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+The Project Gutenberg EBook of À travers l'hémisphère sud, ou Mon second
+voyage autour du monde, by Ernest Michel
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde
+ Tome 2; Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich,
+ Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.
+
+Author: Ernest Michel
+
+Release Date: September 2, 2008 [EBook #26511]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A TRAVERS L'HEMISPHERE SUD ***
+
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+
+Produced by Adrian Mastronardi, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
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+[Note au lecteur de ce fichier digital:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.
+
+Des parenthèses ont été utilisées pour marquer les lettres supérieures
+unusuelles.]
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+
+
+
+ERNEST MICHEL
+
+
+À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD
+
+OU
+
+MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE
+
+
+II
+
+
+Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich,
+Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie
+
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+ PARIS
+
+ LIBRAIRIE VICTOR PALMÉ
+
+ (SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE)
+ _76, Rue des Saints-Pères, 76_
+
+ BRUXELLES
+ Société Belge de Librairie
+ Vandenbroeck, Directeur
+ _8, Rue du Treurenberg, 8._
+
+ GENÈVE
+ Henri Trembley,
+ Libraire-Éditeur
+ _4, Rue Corraterie, 4._
+
+ 1888
+
+
+
+
+À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD
+
+OU
+
+MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE
+
+II
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+En ouvrant ce deuxième volume, le lecteur, dans une courte excursion à
+la République de l'Équateur, fera connaissance avec le pays qui a
+produit Garcia Moreno, le président à la foi inébranlable, à l'énergie
+indomptable. À travers l'isthme de Panama, il admirera les
+gigantesques travaux du canal.
+
+À la Jamaïque, il sera frappé des résultats immenses obtenus par le
+génie colonisateur des races anglo-saxonnes qui ont presque centuplé
+le chiffre de la population, tandis que Cuba et les Antilles
+espagnoles, trop souvent déchirées par les guerres civiles et
+affaiblies par l'incurie du gouvernement, restent stationnaires au
+point de vue du nombre et de l'industrie.
+
+Aux États-Unis, il trouvera partout le travail en honneur, et cette
+énergie qui fait mettre en valeur par le concours des immigrants de
+toutes les nations, les richesses minières, agricoles et pastorales de
+cette immense contrée.
+
+Dans les Sandwich il verra comment les populations indigènes de race
+polynésienne savent se gouverner elles-mêmes, et ne dédaignent pas les
+conseils de la femme capable que ce peuple élève parfois à la dignité
+de sénateur.
+
+Dans la Nouvelle-Zélande, en Tasmanie, en Australie, il admirera
+l'énergie et le courage de ces jeunes colonies qui, en 50 ans, ont
+couvert le pays de routes et de chemins de fer, de moissons et de
+troupeaux. Il louera leur sens pratique et leur attachement à la loi
+morale. Non seulement certains abus de nos grandes villes ne sont pas
+tolérés, mais encore le travail du dimanche, le blasphème, les mauvais
+propos sont sévèrement punis. Le bonheur de la famille et de la
+communauté étant en raison de sa moralité, tout individu qui porte
+atteinte à cette moralité est considéré comme un ennemi public.
+
+Le lecteur verra que la prise de possession du monde par nos rivaux
+nous laisse quelque chose à faire pour qu'au siècle prochain, notre
+race, qui occupe incontestablement aujourd'hui une large place dans la
+petite Europe, ne soit pas effacée à côté des Anglais, des Russes, des
+Chinois, des Allemands dans la possession et le gouvernement des
+autres parties du globe. Pour cela il verra bien vite que les hommes
+étant la matière première des peuples, il importe d'arrêter au plus
+tôt notre stérilité systématique par de justes réformes dans les lois
+successorales, dans l'instruction et dans l'éducation, faisant effort
+pour nous affranchir de la routine sur bien des points, et nous
+débarrasser de nombreux préjugés.
+
+Un moyen d'instruction des plus pratiques, comme nous l'avons indiqué
+dans la préface du premier volume, est celui des voyages autour du
+monde qu'il importe de populariser. Le jeune homme y prendra de bonne
+heure l'esprit d'initiative, il saura découvrir comme nos voisins les
+points où il est plus facile d'acquérir une fortune, et par
+l'observation de ce qui se passe chez les autres peuples, il saura
+s'approprier ce qui leur réussit, évitant les défauts et les vices qui
+les affligent.
+
+Nous préparerons ainsi une génération plus énergique, et plus
+pratique, capable alors de servir encore une fois d'instrument entre
+les mains de la Providence pour ses desseins à travers le monde.
+
+Dans le prochain volume nous verrons, par la comparaison de
+l'Australie avec la Nouvelle-Calédonie, par celle de Maurice avec
+l'île de la Réunion, par la situation que nous avons perdue en Égypte
+et par celle que nous conservons encore en Palestine, comment il faut
+se comporter pour le choix et le gouvernement des colonies afin
+qu'elles prospèrent, et la conduite à adopter vis-à-vis des autres
+peuples pour les dominer par la force morale plutôt que par celle des
+armes.
+
+Nous espérons montrer ainsi à la jeunesse française, comme dans un
+tableau d'ensemble, ce qu'est le monde aujourd'hui, afin que, lorsque
+demain elle sera appelée à jouer son rôle, elle sache éviter les
+écueils, toucher juste, tirer parti des hommes et des choses pour
+elle, pour la civilisation et pour la patrie.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+République de l'Équateur.
+
+ République de l'Équateur. -- Surface. -- Population. -- Histoire.
+ -- Quito. -- Guayaquil. -- Le cacao. -- La résine. -- L'ivoire
+ végétal. -- Le quinquina. -- Le tamarin. -- Le caoutchouc. -- La
+ guerre civile. -- Le Guayaquil. -- Les crocodiles et le jeu de la
+ pezéta. -- Arrivée à Panama.
+
+
+La République de l'Équateur, ainsi appelée parce que Quito sa capitale
+se trouve précisément sous l'équateur, a une surface plus grande que
+celle de la France, 646,000 kilomètres carrés; mais elle a moins d'un
+million d'habitants. Après l'émancipation, elle se détacha de la
+Colombie, et depuis 1830, elle a déjà changé neuf fois sa
+constitution. Les révolutions, comme dans presque toutes les
+républiques de race espagnole, y sont à peu près périodiques et
+parfois sanglantes jusqu'à la sauvagerie. Il arrive souvent que les
+présidents sont fusillés ou assassinés. En 1877, l'archevêque même de
+Quito, Mgr Ignacio Checa, fut empoisonné le Vendredi saint en
+célébrant l'office divin, et on sait que le président Garcia Moreno,
+qui avait montré une grande énergie durant ses deux présidences, et
+qui avait acheminé le pays vers le véritable progrès, fut assassiné
+sur la place de Quito, à 1 heure de l'après-midi, le 6 août 1875.
+
+Le pays est divisé en 11 provinces et gouverné par un président; des
+élections pour une Chambre de députés ont lieu de temps en temps.
+
+[Illustration: Équateur.--Le Chimborazo.]
+
+Quito, la capitale, possède une population de 60,000 âmes. Elle est
+située sur les plateaux de la Cordillère des Andes, non loin du volcan
+le Chimborazo, à plus de 3,000 mètres d'altitude. On dit que les
+malades de la poitrine qu'on y envoie au début de la maladie y
+guérissent facilement; mais on ne peut y arriver que par 6 ou 8 jours
+de cheval. Les bateaux à vapeur remontent la rivière Guayaquil
+pendant 9 à 10 lieues, puis des 80 lieues qui restent, 30 peuvent être
+faites en voiture, et le reste à cheval. La diligence pour la partie
+carrossable ne part qu'une fois par semaine. Le prix d'un cheval pour
+Quito est d'environ 50 fr. pour tout le trajet.
+
+[Illustration: Équateur.--Quito.--Couvent de Saint-François.]
+
+L'histoire de Quito remonte jusqu'au VIIIe siècle, lorsqu'il tomba au
+pouvoir du roi Caran Scyri, chef d'une puissante tribu. Ses
+descendants firent la conquête de divers autres royaumes limitrophes;
+mais le dernier, Scyri XI, n'ayant qu'une fille appelée Toa, la maria
+à Duchicela, fils aîné de Condorazo, roi de Puruha, et les deux
+royaumes n'en firent qu'un. La dynastie des Duchicela dura jusqu'en
+1463 et tomba sous la domination de Huainacepac, roi des Incas, qui
+dominait au Pérou. On sait que le dernier roi de cette dynastie,
+Hatahualpa, fait prisonnier par les Espagnols, fut tué par eux après
+un jugement ridicule, dans lequel Pizarro et Almagro furent juges et
+partie.
+
+C'est le 28 août 1883, à 6 heures du matin, que le canon du navire
+annonce notre arrivée à Guayaquil. C'est la deuxième ville de la
+république et son port principal. Elle compte 30,000 habitants. Je
+descends à terre et parcours les rues pour arriver à la place. Le
+tracé de la ville ressemble à celui des villes chiliennes: place
+centrale d'une quadra; la cathédrale en bois occupe un des côtés; à
+l'extérieur on la prendrait pour un théâtre. Les rues ont 10 mètres de
+large et se coupent à angle droit; les maisons sont en bois avec
+portiques aussi bien au rez-de-chaussée qu'au premier étage, pour
+préserver de la chaleur. Les Agostiniens fêtent leur patron. Dans les
+rues circulent des patrouilles de soldats habillés de rouge, de gris,
+de blanc ou déguenillés.
+
+[Illustration: République de l'Équateur.--Guayaquil.--Collège des
+Frères de la Doctrine Chrétienne.]
+
+Les Soeurs de Charité soignent à l'hôpital 700 malades, dont plusieurs
+blessés dans la dernière bataille. Le Père Lafay, lazariste, après
+m'avoir fait visiter la ville, me conduit à la maison de la Mission.
+Comme la plupart des habitations des environs de la ville, elle est en
+bambou aplati et à doubles parois distancées d'un mètre et demi. Cette
+disposition permet à l'air de circuler, tamise la lumière et laisse
+une fraîcheur relative à l'intérieur. Le Père Clavery, visiteur pour
+l'Équateur, qui arrive de Quito, déjeune avec nous, et nous pouvons
+parler de la capitale, de l'intérieur du pays qu'il connaît à
+merveille, et même de Nice, où il a été le premier supérieur du grand
+séminaire.
+
+Je vais ensuite faire visite à M. Malinowski, ingénieur polonais, qui
+a travaillé au chemin de fer transandin de la Oroya; à Mgr Verdier,
+évêque auxiliaire de Taïti, qui s'en va à San-Francisco pour rejoindre
+son diocèse, puis aux Soeurs des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie,
+qui ont ici un pensionnat avec 100 élèves.
+
+Au retour, je vois les quais encombrés de sucre, de cacao, qu'on
+chargera sur le navire. On sait que ce fruit est la matière première
+qui sert à former le chocolat. L'arbre qui le produit a besoin d'être
+planté à l'ombre; c'est pourquoi on aligne les plants sous des rangées
+de platanes; lorsqu'il est assez grand pour se faire ombre à lui-même
+avec ses feuilles un peu plus grandes que celles du châtaignier, on
+coupe les platanes. L'arbre atteint la taille de 5 à 6 mètres, et à
+l'âge de 5 ans il produit sur le tronc des fruits ayant la forme de
+concombres. On les cueille en les faisant tomber au moyen d'une lame
+en forme de croissant, fixée au bout d'un bâton. On ouvre le fruit, on
+en extrait les graines en forme de fèves rougeâtres, et on les fait
+sécher au soleil en les préservant de la pluie et de la rosée. Après 8
+ou 10 jours on les met en sacs pour l'exportation. Le cacaotier, une
+fois planté, dure indéfiniment; on fait la récolte principale une fois
+l'an; une seconde récolte moins forte comprend les fruits qui
+repoussent. Un arbre donne en moyenne 25 livres de cacao, et on le
+vend ici actuellement 100 fr. les 46 kilogrammes.
+
+J'aperçois aussi une quantité de barriques d'une résine jaune,
+transparente, que les pharmaciens emploient sous le nom de poix de
+Bourgogne, et le _tagna_ ou ivoire végétal, sorte de petite noix de
+coco qui sert à faire les boutons ou autres objets pour lesquels on
+employait habituellement les dents d'éléphant.
+
+La canne à sucre est cultivée ici, le café vient bien et sa qualité
+est excellente.
+
+Le quinquina est aussi un bon produit du pays.
+
+Les indigènes vont à la recherche des grands arbres qui le donnent, et
+lorsqu'ils les ont découverts par groupes plus ou moins considérables,
+ils les marquent. Cela suffit à leur assurer le produit de l'écorce
+qu'ils viendront chercher en son temps: Le meilleur est celui des
+racines et des branches tendres.
+
+On récolte aussi beaucoup de tamarin, espèce de fruit ou fève
+aigrelette enfermé dans une gousse produite par de grands arbres. La
+pharmacie l'emploie comme rafraîchissant et astringent. On cultive
+aussi l'ananas qui est distillé.
+
+Enfin, le caoutchouc donne un grand revenu. On calcule que chaque
+arbre en produit en moyenne 25 livres. On saigne la plante pour en
+recueillir le suc ou gomme élastique, et on peut la saigner, de
+nouveau après un repos de 3 ans. Son prix est actuellement de 300 fr.
+le quintal.
+
+[Illustration: RÉPUBLIQUE DE L'ÉQUATEUR.--HACIENDA DEL
+MELAGRO.--PLANTATION D'ANANAS.]
+
+Le soleil, qui se couche derrière les collines et les forêts vierges
+de Guayaquil, est d'un effet très pittoresque. Un peu plus tard,
+lorsque les quais et les magasins qui le bordent seront éclairés au
+gaz, l'effet sera aussi des plus agréables.
+
+Voyez-vous, à côté de la ville, ces quatre collines qui se suivent? me
+dit mon cicérone. C'est là qu'était Ventimiglia, il y a trois
+semaines, avec ses 4,000 soldats. Cet ambitieux, après avoir achevé le
+temps de sa présidence, afin de se maintenir au pouvoir, avait fait un
+coup d'État; mais le pays a voulu s'en débarrasser. Conservateurs et
+radicaux réunis ont formé deux armées qui se sont avancées jusqu'ici,
+au nombre de 7,000 hommes. La position ennemie paraissait imprenable;
+Ventimiglia avait fait couper sur les pentes de la colline les grands
+arbres épineux de la forêt, ce qui rendait l'accès très difficile, et
+ses soldats se tenaient au sommet derrière des remparts. Néanmoins,
+une belle nuit, les coalisés montent à l'assaut en silence et
+s'approchent à 50 mètres. Au cri de: Qui vive? ils répondent par une
+formidable décharge; les autres ripostent, mais finissent par lâcher
+pied, et Ventimiglia s'enfuit au Pérou sur un navire. Maintenant, les
+deux armées coalisées ont signé un accord, en vertu duquel elles se
+soumettront au gouvernement qui sortira des élections générales
+prochaines. Avant de partir, Ventimiglia, à la tête de 500 soldats,
+avait défoncé la banque nationale de l'Équateur et emporté 300,000
+piastres. Moins hostile aux fous, voyant qu'ils recevaient des balles
+dans leur établissement, il autorisa leur transfert dans une autre
+maison. Au nombre de plusieurs centaines, ils sortirent donc en
+procession, portant chacun un objet de son choix et suivant les Soeurs
+de Charité dans leur nouvelle habitation. Les fous ici sont donc plus
+sages que les gouvernants. N'est-ce pas en effet une insigne folie de
+passer le temps à tuer les hommes dans un pays qui a tant besoin de
+bras! Espérons que le canal de Panama mettra cette riche contrée à
+portée de l'immigration européenne, et que bientôt le restant de la
+race espagnole pourra être noyé dans un ensemble d'étrangers plus
+sages qui imposeront au pays le sens chrétien pour qu'il jouisse de
+ses bienfaits. Je dis le sens chrétien, car dans un pays ou presque
+tout le clergé est corrompu, où le peuple s'amuse encore à voir
+éventrer des chevaux par des taureaux et des coqs s'écharper, il peut
+y avoir de la religiosité, du culte extérieur, mais il n'y a pas
+certainement de sens chrétien.
+
+[Illustration: République de l'Équateur.--Hacienda a Jaguachi, près de
+Guayaquil.]
+
+Le 29 août, à 10 heures du matin, le navire se met en marche pour
+descendre la rivière.--Descendre est plus difficile en ce moment que
+remonter à cause de la marée, qui établit le courant inverse. Les
+bords du Guayaquil sont ravissants: les cocotiers, les bambous, les
+manguiers forment une forêt vierge impénétrable. On voit bien par-ci
+par-là quelques chalets qui indiquent l'élevage du bétail; mais la
+presque totalité de ces magnifiques terrains n'est pas utilisée. Le
+long du rivage nous voyons quelques crocodiles qui se chauffent au
+soleil dans la boue. Ils sont très nombreux ici, et vivent
+grassement des bancs de poissons qui remplissent la rivière. Ils
+déposent leurs oeufs sur les bords et sous le sable pour que le soleil
+les fasse éclore. Heureusement, les galinassos en sont gourmands et en
+dévorent un grand nombre. On tire ici le caïman pour s'amuser, on
+utilise sa graisse comme remède pour les foulures des chevaux; mais on
+n'a pas encore appris à utiliser sa peau. Les Indiens sont habiles à
+les tuer avec un coutelas. Lorsqu'ils aperçoivent le crocodile, ils
+prennent un chapeau de paille et entrent dans l'eau jusqu'au cou.
+L'horrible bête s'avance pour engloutir la tête, mais l'Indien alors
+plonge, et pendant que le caïman mord le chapeau, lui, par-dessous,
+lui ouvre le ventre. Cette manière de tuer le crocodile est nommée le
+jeu de la pezéta, parce que l'Indien l'exécute à volonté pour une
+pezéta (1 fr.). Quelquefois, il va le chercher dans l'eau; il sait
+qu'au fond il n'attaque pas; il le touche sous le ventre, et pendant
+qu'il se relève, il passe dessous une corde, et sortant de l'eau, il
+le tire à terre, où il le tue à coups de rame ou de couteau.
+
+Nous voici à Pûna, petit village à une des extrémités de la grande île
+de Pûna. Nous entrons dans le canal de Jambeli, et bientôt nous serons
+de nouveau dans la pleine mer.
+
+Le 30 août, à 8 heures du soir, le navire arrive devant Tumaco. Belle
+rivière, superbe végétation; il en repart à 3 heures 1/2 du matin.
+
+31 août.--Grande bataille entre la baleine et le _thrasher_ qui,
+quoique plus petit, semble vouloir vaincre. Nous voyons plusieurs
+baleines et des multitudes de thons. Le 1er septembre, à 9 heures du
+soir, nous arrivons à Buenaventura et en repartons à minuit. Le navire
+glisse sur des étoiles phosphorescentes.
+
+2 septembre.--Mgr Plantier, évêque de Taïti, dit la messe à bord dans
+sa cabine.
+
+3 septembre.--Navigation tranquille. Nous passons devant les îles des
+Perles, et ce soir nous serons à Panama.
+
+[Illustration: Panama.--Travaux du Canal.]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Panama.
+
+ La ville de Panama. -- La République de la Colombie. --
+ Situation. -- Surface. -- Population. -- Produits. -- La
+ Compagnie universelle du canal interocéanique. -- Le personnel.
+ -- L'hôpital. -- L'isthme. -- Le canal et ses dimensions. -- État
+ des travaux. -- Moyens d'exécution. -- Le barrage du Chagre. --
+ Le chemin de fer. -- La ville et le port de Colon. -- Résultat du
+ percement de l'isthme.
+
+
+D'après l'itinéraire distribué par la Pacific Steam Company, l'_Islay_
+devait arriver à Panama le 2 septembre. Nous n'abordâmes à ce port que
+le 3, à 5 heures du soir. Faute de fond, les navires s'arrêtent à
+l'île de Taboga, et nous transbordons sur un petit steamer qui, en
+vingt-cinq minutes, nous dépose au môle de Panama. Ce n'est pas petite
+affaire alors que de suivre le mouvement de ses bagages. Des noirs,
+des bruns les prennent à tort et à travers, et on a de la peine à les
+réunir.
+
+Vue de la mer, la ville de Panama présente vin panorama magnifique.
+Elle occupe un petit monticule, formant presqu'île. Là s'accumulent
+les maisons et se détachent les clochers des nombreuses églises. Les
+palmiers, les cocotiers, les bananiers abondent comme dans les plus
+beaux pays de la zone torride.
+
+À terre c'est autre chose; les maisons sont délabrées et plusieurs en
+ruine: l'herbe pousse partout, dans la saison des pluies; des dépôts
+de fumier par-ci par-là n'augmentent pas la salubrité de l'air; on me
+dit pourtant que la propreté a fait de grands progrès, et qu'il n'y a
+pas longtemps, tous les résidus étaient simplement jetés à la rue et y
+séjournaient. Une ville ainsi tenue engendrerait des miasmes et des
+maladies sous toutes les latitudes.
+
+En ce moment, à la suite des travaux du canal, Panama, qui ne comptait
+dernièrement que 8,000 âmes, en a déjà 15,000. Au _Grand Hôtel_ où je
+descends, on a la bonté de me donner une chambre formant coin, avec
+une fenêtre sur chaque façade; je comptais ainsi jouir du courant
+d'air, mais il y en a si peu ici, que les fenêtres n'ont même pas de
+vitres. Elles sont formées de simples planches massives dont le haut
+est découpé en persienne. J'avais la vue sur la mer et m'en
+réjouissais comme devant m'amener une brise pure et saine, mais la
+marée baissant, elle laisse à découvert des rochers sur quelques
+centaines de mètres, et les fumiers qu'on y dépose m'envoient des
+odeurs insupportables. S'il est vrai qu'on a fait déjà tant de
+progrès, il en reste à faire encore!
+
+Le matin en me levant, je demande à prendre un bain. On m'envoie chez
+le perruquier. Il n'y a, en effet, que les perruquiers qui donnent des
+bains à Panama.
+
+[Illustration: Panama.--La ville.]
+
+L'isthme de Panama se trouve dans l'État de Panama, un des 7 États
+confédérés de la Colombie. Cette république, au centre de l'Amérique,
+a une surface de 1,300,000 kilomètres carrés, et une population de
+3,000,000 d'habitants. Elle confine au nord avec la mer des Antilles,
+au sud avec la république de l'Équateur et le Brésil, à l'est avec le
+Brésil et le Venézuéla, au nord-est la république de Costa-Rica, et à
+l'ouest le Pacifique. La capitale, Bogota, au centre du pays, est
+située à 3,000 mètres d'altitude, et compte 120,000 habitants. On
+l'atteint en remontant durant 8 jours le fleuve Maddalena, et en
+chevauchant durant 3 autres jours. L'intérieur du pays, dans les
+Andes, jouit d'un climat sain et tempéré, mais les côtes sont
+brûlantes et malsaines.
+
+Les revenus varient entre 3 ou 4 millions de piastres. L'exportation
+atteint 35,000,000 de francs. Elle comprend l'or, l'argent, les
+pierres précieuses, le tabac; le quinquina, les bois de teinture, les
+résines, le caoutchouc, et les chapeaux dits de Panama. On exporte
+aussi une grande quantité de bananes: 1,500 à 2,000 tonnes par mois
+partent pour les États-Unis de l'Amérique du Nord. Il y a aussi de
+grandes plantations de cocotiers dont quelques-unes comptent jusqu'à
+80,000 plants, rapportant une moyenne de 5 francs par plante.
+
+La mer abonde en coraux, en nacre, tortues et poissons de toute sorte.
+Le bas des rivières est peuplé de caïmans. À Panama, dans les forêts
+vierges, on rencontre beaucoup de singes, et le _paresseux_, espèce de
+petit ours qui se meut très lentement mais qui ne lâche pas ce qu'il
+empoigne. On rencontre aussi le petit tigre, le serpent corail et
+beaucoup de scorpions. Parmi les oiseaux, on voit le perroquet, le
+cardinal, le canari, le merle, l'aigle, le condor et le paon.
+
+Ma première visite fut pour les bureaux de la Compagnie. Ils occupent,
+sur la place, la grande maison qui était l'ancien _Grand Hôtel_. Sur
+la façade on lit: Compagnie universelle du canal interocéanique. M. de
+Lesseps a toujours travaillé pour le monde entier.
+
+M. Dumarteau, directeur des travaux, me reçoit avec égards et me
+présente à M. le commandant Richier, agent général de la Compagnie,
+qui a la bonté de m'inviter à déjeuner.
+
+Le mois d'août, qui est le plus mauvais de l'année, a encore éprouvé
+le personnel: sur 700 employés, 20 ont eu la fièvre jaune et le plus
+grand nombre les fièvres paludéennes. Au commencement de la saison des
+pluies, on peut presque prévoir quels sont ceux qui succomberont. Ce
+sont les buveurs et les noceurs. L'hôpital contient de 2 à 300
+malades; ce chiffre n'est pas excessif pour 8 à 10,000 ouvriers.
+
+La mortalité atteint environ 5%. La Compagnie déploie une sollicitude
+paternelle pour son personnel. Les employés débutent à 120 piastres
+par mois (600 fr.) plus 12% pour frais de logement. Les ingénieurs de
+section ont 417 piastres par mois. Après 2 ans, ils ont droit à un
+congé de 5 mois pendant lequel le traitement est payé en entier.
+
+[Illustration: Panama.--Maison des employés du canal.]
+
+Dans les sections, sur la ligne, on a bâti des maisons pour le
+personnel. La Compagnie fait venir de France, le vin et l'eau de
+Saint-Galmier, et les cède à son personnel à prix coûtant.
+
+À Panama, elle a formé pour ses employés un cercle avec billards et
+jeux divers. Les bureaux sont vastes, les fenêtres grandes et les
+plafonds élevés. Par intervalle, on les conduit en pique-nique aux
+îles des Perles ou ailleurs.
+
+L'hôpital, bâti sur le versant d'une colline à 2 kilomètres de Panama,
+se compose d'un groupe de 12 maisons ou salles recevant séparément les
+divers genres de maladie. Ces 12 salles contiennent chacune 24 lits.
+Une maison est réservée aux employés: ceux-ci vont passer leur
+convalescence à l'île de Taboga, où l'air est pur et le climat sain.
+Les Soeurs de Charité, au nombre de 21, prennent soin des malades; le
+docteur en chef, avec lequel j'ai beaucoup causé, rend hommage à leur
+dévouement. La supérieure, qui m'a renseigné sur tous les détails du
+service, m'a paru une maîtresse femme remplie de tact. Les malades
+appartiennent à toutes les nations: Italiens, Américains, Anglais,
+Français, Allemands, nègres, et sont tous également bien traités. Les
+nègres souffrent, comme partout, de plaies aux jambes; les blancs sont
+facilement sujets à la fièvre paludéenne et à la dysenterie. Il y a eu
+quelques cas de fièvre jaune, mais à l'état endémique. Chaque section
+a aussi son médecin, ce qui en porte le nombre à 15.--500 ouvriers
+étaient en train d'entourer d'un superbe parc les bâtiments de
+l'hôpital. Près de là sont les écuries, dirigées par M. Trippier: la
+Compagnie possède, en ce moment 280 chevaux, mules et ânes, pour les
+divers services.
+
+À la poste, je trouve de nombreuses lettres d'Europe; parents et amis
+vont bien, Dieu soit béni! mais j'ai moins de satisfaction par les
+renseignements des Compagnies de bateaux à vapeur. Celui qui va à
+San-Francisco ne part que le 12 septembre. Que faire pendant 8 jours
+sous le soleil de Panama? De plus, il arrive vers le 30 à
+San-Francisco, lorsque le steamer pour l'Australie est parti le 22, et
+que le suivant ne part que le 20 octobre. Que faire donc durant 20
+jours à San-Francisco?
+
+Je me décide à passer à Cuba, de là à Mexico et à la Nouvelle-Orléans,
+pour gagner San-Francisco par terre.
+
+5 septembre.--M. Demarteau, qui se rend à Colon, veut bien m'admettre
+en sa compagnie, et le comte de Kérouan, inspecteur, m'explique
+minutieusement durant le trajet l'état des travaux.
+
+[Illustration: Panama.--Abattage de la forêt vierge.--Section
+2.--Culebra.]
+
+Le tracé a 47 milles anglais, environ 80 kilomètres, et suit en grande
+partie la ligne du chemin de fer. Afin de ne pas être gêné pour le
+transport du matériel, la Compagnie du canal a acheté les 9/10 des
+actions de ce chemin de fer. On sait que, pour ce petit parcours, les
+voyageurs paient 25 dollars, ce qui a permis à la Compagnie primitive
+de réaliser d'importants bénéfices. Mais comme ce chemin est à voie
+unique; et qu'il; doit faire le service des voyageurs et des
+marchandises entre les deux océans, il est à craindre qu'à un moment
+donné il ne devienne insuffisant, surtout lorsque les travaux seront
+entrés dans la grande période d'exécution.
+
+Pour le moment, la période de préparation touche à sa fin. La forêt
+vierge est coupée sur tout le parcours On abat les arbres et les
+lianes. Après la saison des pluies ils sèchent et on y met le feu.
+Presque partout on a poussé activement les voies ferrées destinées à
+la décharge des déblais. Dans une section, celle d'_Imperador_,
+dirigée par M. Jacquemain, on a déjà creusé le canal sur toute sa
+largeur à la profondeur de 1 mètre Le canal sera large de 100 mètres
+et profond de 8 mètres 1/2.
+
+Le canal de Suez n'a que 7 mètres de profondeur, 100 mètres de large
+seulement dans les gares, et 140 kilomètres de long. Par contre, le
+canal de Panama, s'il est plus court, a des déblais plus durs et plus
+importants. On calcule que le quart sera roche dure ou demi-dure, et
+les talus varieront de 1 mètre jusqu'à 100 mètres au point culminant.
+Le terrain, en effet, sur la moitié de son parcours est ondulé, et
+quoique le tracé fasse plusieurs courbes pour éviter les collines, on
+ne peut faire à moins que d'en couper quelques-unes.
+
+Nous voyons par-ci par-là fonctionner les excavateurs; ils sont de
+deux sortes: l'excavateur américain à une seule pelle, qui fonctionne
+comme les dragues marines. Le bout de la pelle est garni de trois
+pointes qui s'enfoncent dans le sol. La pelle se remplit de 2 mètres
+cubes de terre; élevée en l'air, on laisse tomber la paroi inférieure
+et la terre s'en va dans les wagons de décharge. Un excavateur peut
+ainsi enlever de 500 à 800 mètres cubes par jour. L'excavateur
+français est à godets sans fin, prenant la terre et la versant dans
+les wagons de décharge. Il remue à peu près le même nombre de mètres
+cubes que l'excavateur américain; l'un et l'autre coûtent environ
+40,000 fr. Il y en a vingt-cinq en fonction en ce moment, mais le
+nombre en sera bientôt plus que triplé. Nous voyons aussi de nombreux
+ouvriers amener les wagons à main sur les petits rails mobiles: ce
+système rend bien des services.
+
+Aux diverses stations, on a choisi un point élevé pour y construire
+les jolis chalets destinés aux employés. L'un d'entre eux, qui est
+dans notre wagon, emmène sa jeune épouse à la station qui lui est
+assignée. Il faut bien que ces anges du foyer aient leur part de peine
+et de courage dans ce grand travail qui honore notre pays. Les chefs
+en sont heureux, car jeune homme marié, jeune homme rangé; mais ils
+redoutent les dames aux pantalons.
+
+À côté des chalets destinés aux employés, sont les cabanes de chaume à
+forme pyramidale en usage dans le pays. Elles servent d'habitation aux
+ouvriers. Près de là, les cantines, tenues par des hommes de
+confiance, leur fournissent le nécessaire à des prix raisonnables. Les
+tâcherons appartiennent à toutes les nations. Les ouvriers viennent en
+majorité des Antilles et gagnent de 5 à 6 fr. par jour. Ils
+travaillent presque tous à la tâche. On calcule qu'il faudra déplacer
+100,000,000 de mètres cubes pour le canal; la moyenne du déplacement
+est de 5 fr. le mètre cube, ce qui fera un demi-milliard de francs.
+Jusqu'à ce jour, la Compagnie a émis pour 300,000,000 d'actions, sur
+lesquels un tiers est dépensé.
+
+[Illustration: Panama.--Village indigène.]
+
+La Compagnie a passé avec des entrepreneurs divers de nombreux
+contrats pour l'excavation et le transport de millions de mètres cubes
+de terre dans un espace d'un à deux ans. Si les prévisions se
+réalisent, le canal sera achevé en 1888. Plusieurs, surtout parmi les
+Américains, pensent qu'il faudra vingt ans et un milliard et demi pour
+venir à bout de cette entreprise colossale. Quoi qu'il en soit, c'est
+déjà beaucoup qu'aujourd'hui on ne la déclare plus impossible et que
+la question se réduise aux chiffres d'argent et de temps.
+
+Le travail le plus colossal sera le barrage du Chagre qui aboutit
+aujourd'hui au port de Colon. Cette rivière, lors des pluies
+diluviennes, s'élève de 18 à 24 pieds en quelques heures, et comme
+elle suit en partie le parcours du canal, il faut la déplacer et la
+rejeter vers Panama. On compte le faire au moyen d'un barrage qui sera
+le plus grand du monde et qu'on obtiendra par les millions de mètres
+cubes de déblais du canal.
+
+La Compagnie a occupé gratuitement le terrain appartenant à l'État,
+mais elle a dû acheter tout celui qui appartenait aux particuliers. La
+moyenne des prix n'a pas dépassé 112 fr. l'hectare; il s'est élevé
+jusqu'à 500 fr. dans les parties plantées en bananes: on estime à
+environ 5 fr. le pied de bananier. Sur la route, nous en voyons des
+champs immenses avec des régimes dépassant le poids de 50 kilogrammes.
+On les coupe et on les expédie à New-York.
+
+La Compagnie a en outre reçu comme gratification 600,000 hectares de
+terre qu'une commission d'arpenteurs va délimiter. Sur ces terres
+existent des mines d'or et de charbon.
+
+À peine sortis de la région des collines, nous trouvons les marais,
+qui bordent la ligne du chemin de fer des deux côtés. Infailliblement,
+ils doivent engendrer les fièvres; on me dit que même les hirondelles
+en sont prises parfois et tombent, mais, l'accès passé, elles
+reprennent leur vol.
+
+Le canal sera un vaste drainage qui recevra les rigoles latérales.
+Quand il sera achevé, la santé fleurira dans le pays. On pourra alors
+y cultiver la canne à sucre et toutes les plantes tropicales. Ceux qui
+jouiront de ces bienfaits penseront aux pionniers qui les leur auront
+procurés par le sacrifice de leur vie. Il en est ainsi pour tous les
+pays nouveaux. Il faut que l'homme soit semé, pour que la civilisation
+pousse dessus.
+
+À la station de Buenavista, le tracé du canal quitte la ligne du
+chemin de fer et ne la retrouve qu'à environ 30 kilomètres plus loin,
+à la cité de Lesseps, près Colon. Là, des dragues creusent le port
+intérieur et on comble un marais qui fournira plusieurs hectares de
+terrain pour les quais et entrepôts.
+
+Aussitôt que les nombreux excavateurs commandés seront arrivés et
+montés, la Compagnie pourra employer jusqu'à 40,000 ouvriers, et à
+mesure qu'on remplira les marais, et que le travail avancera, l'état
+sanitaire s'améliorera.
+
+Colon, lui aussi, commence à prendre de grandes proportions par
+l'affluence des ouvriers.
+
+Il en sera du canal de Panama comme de celui de Suez. Les plus
+intéressés, qui ne voulaient pas y croire et faisaient leur possible
+pour l'entraver, seront les premiers à en profiter, et un beau jour
+les journaux de tous les pays annonceront l'inauguration du grand
+canal interocéanique.
+
+Ce sera un grand jour et comme l'aurore de la résurrection de
+l'Amérique centrale. En effet, ces pays, actuellement presque
+inabordables, seront alors accessibles à l'immigration européenne qui
+viendra et absorbera le noyau batailleur et sauvage de l'actuelle
+génération espagnole, et ces vastes contrées, qui se perdent
+aujourd'hui en révolutions périodiques, grandiront par l'application
+au travail et la mise à profit des immenses ressources du sol.
+
+Les deux canaux de M. de Lesseps sont une oeuvre providentielle de
+progrès et de paix. Comme les chemins de fer, ils auront contribué
+grandement à rapprocher les diverses branches de la famille humaine!
+
+Après avoir laissé aux soins d'un agent de la Compagnie une caisse à
+expédier à la Société de Géographie de Lyon, je quitte M. Dumarteau et
+ses collaborateurs, tous si prévenants pour le voyageur, et à 6 heures
+du soir, je monte sur le _Para_, navire de 3,800 tonnes de la
+Royal-Mail, qui doit me porter à la Jamaïque, à Porto-Rico et à
+Saint-Thomas.
+
+6 septembre.--Navigation par une mer houleuse. Des nuées de poissons
+volants accompagnent le navire.
+
+7 septembre.--Navigation plus tranquille. Chaleur étouffante, 40°. Le
+soir, à 6 heures, nous arrivons devant Port-Royal, à l'entrée de la
+baie de Kingstown, capitale de la Jamaïque. L'officier de santé vient
+à bord et nous permet l'entrée.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Les Antilles.
+
+ La Jamaïque. -- Situation. -- Surface. -- Produits. --
+ Température. -- Histoire. -- Population. -- Justice. --
+ Contributions. -- Les coolies hindous. -- Irrigation. -- Chemins
+ de fer. -- Importation. -- Exportation. -- Main-d'oeuvre. -- Les
+ Building Societies. -- Les îles annexes. -- La ville de
+ Kingstown. -- Le marché. -- Une école professionnelle. -- Une
+ plantation de cannes à sucre. -- Les campagnards. -- La garnison.
+
+
+Port-Royal ne contient maintenant que peu de maisons entourées de
+cocotiers. Elle était la capitale de l'île avant 1692; mais le 7 juin
+de cette année, un terrible tremblement de terre secoua la ville, et
+la mer soulevée la submergea. Des milliers de personnes périrent
+englouties dans les flots ou ensevelies dans les crevasses.
+Quelques-unes, après avoir été prises dans les fissures de la terre
+entr'ouverte, furent rejetées par des secousses postérieures et purent
+vivre encore de longues années. Port-Royal fut encore plusieurs fois
+reconstruite et plusieurs fois dévorée par les flammes. À la fin, ses
+habitants se transportèrent à Kingstown, à l'extrémité de la baie, et
+en firent la capitale.
+
+Cette baie est vaste et sûre, mais peu profonde. On a creusé des
+canaux pour l'approche des navires, et un pilote est nécessaire. Nous
+laissons à gauche les bâtiments servant de lazaret, passons devant un
+fort, et accostons au môle à Kingstown. Partout la végétation est
+tropicale, les cocotiers élèvent leurs plumets même au-dessus du
+phare.
+
+L'île de la Jamaïque est une des quatre grandes Antilles. Les trois
+autres sont Cuba, Haïti, Porto-Rico. Elle est située entre le 17° 43'
+et 18° 32' latitude nord et le 76° 11' et 78° 20' longitude ouest.
+Elle est distante d'environ 5,000 milles de l'Angleterre, 100 milles
+de Saint-Domingue, 90 milles de Cuba, 445 milles de Carthagène et 540
+milles de Colon. Son nom est composé de mots indiens qui signifient
+eau et bois, deux choses qui abondent dans l'île. La longueur de
+_Jamaïca_, comme l'appellent les Anglais, est de 144 milles; sa
+largeur de 49; sa surface de 4,193 milles carrés, dont 646 seulement
+en plaines. Elle est divisée en trois comtés. La température est de
+35° à 40° au bord de la mer, mais elle descend jusqu'à 15° ou 20° dans
+les montagnes qui couvrent presque toute l'île. Celles-ci atteignent
+au centre l'altitude de 7,360 pieds au pic des Montagnes Bleues. Dans
+les plaines, on cultive la canne à sucre; sur les coteaux, le café, et
+vers les sommets, le quinquina, espèce particulière qui vient ici en
+forme d'arbuste.
+
+L'Île abonde en eaux minérales; les principales sources utilisées pour
+les bains sont: _Bath_, eaux sulfureuses, et _Milk-river spring_, eaux
+thermales salées.
+
+La Jamaïque a été découverte le 3 mai 1494 par Christophe Colomb dans
+son deuxième voyage. Son fils Diego Colomb la gouverna après lui, mais
+par la suite, les Espagnols se montrèrent cruels envers les Indiens au
+point qu'en 60 ans ils firent périr 60,000 familles. L'île ne
+possédait plus que 4 à 5,000 habitants lorsque l'amiral Penn, le 3 mai
+1655, s'en rendit maître au nom de l'Angleterre. On encouragea les
+plantations, on amena des nègres d'Afrique, et en 1673, un premier
+envoi de sucre fut fait en Angleterre. Le recensement de cette année
+donne pour l'île 4,050 hommes, 2,006 femmes, 1,712 enfants, 9,504
+noirs, en tout 17,272 âmes.
+
+En 1791, la population s'élève à 291,400 âmes, dont 250,000 esclaves.
+En 1871, la population compte 506,154 âmes, dont 13,101 blancs,
+100,346 de couleur et 392,707 noirs. En 1881, la population atteint
+580,804 âmes, soit une augmentation de plus de 74,000 en dix ans.
+
+Conformément aux traditions anglaises, l'île est divisée en comtés et
+paroisses, et possède environ 2,000 électeurs. Elle est administrée
+par un gouverneur nommé par la Reine et assisté d'un Conseil. Les
+députés élus coopèrent à la formation des lois. La justice est rendue
+par des juges de paix, par les _petty sessions_ dans les districts,
+avec droit d'appel à la Cour suprême.
+
+Le terrain est frappé de contributions diverses selon le genre de
+culture; ainsi on paie 3 pence par acre de terrain planté en cannes à
+sucre, café, genièvre, arrowroot, blé, noisettes de terre, coton,
+tabac, cacao et légumes. On ne paie que la moitié de ce prix si le
+terrain est semé d'herbe de Guinée, qui est ici le meilleur foin. On
+paie 3/4 de penny pour un acre de terrain cultivé en piment ou destiné
+au pâturage; et 1/4 de penny pour un acre de terrain en bois. Le droit
+varie de 1 à 11 schellings par tête de bétail de trait; les chiens
+paient 5 fr. Les droits d'importation sont 6 pence par gallon de
+bière, 2 par livre de jambon, 4 par boisseau d'orge, 1 schelling par
+200 livres de boeuf séché ou salé, 6 schellings par 100 livres de pain
+ou de biscuit, 2 pence par livre de chandelle, 10 schellings par tête
+de bétail, 3 schellings 1/2 par 100 livres de poisson séché ou salé, 8
+schellings par 196 livres de farine, 2 schellings par gallon de vin.
+
+Pour faciliter la culture de la canne à sucre, le gouvernement de
+l'île a eu recours aux coolies hindous. Il en existe maintenant une
+quinzaine de mille en _Jamaïca_. Tous les ans, un navire va les
+chercher aux Indes orientales, et ramène ceux qui, après 10 ans de
+séjour, demandent à être rapatriés. Le voyage et le retour sont aux
+frais du gouvernement. L'engagement est pour 10 ans, le coolie doit en
+passer 5 à la campagne. Pour les 5 autres, il pourra travailler où il
+voudra. Le propriétaire qui accepte le coolie doit lui fournir la
+nourriture, consistant en riz et poissons, et 1 schelling par jour.
+Pour les femmes, la nourriture et 9 pence par jour. Deux fois le mois,
+l'inspecteur passe dans chaque établissement qui occupe des coolies,
+pour voir comment ils se comportent et comment ils sont traités. S'ils
+sont légèrement malades, ils sont soignés à la ferme; s'ils le sont
+gravement, ils vont à l'hôpital. Après 10 ans, s'ils consentent à
+rester librement dans le pays, ils reçoivent une prime de 10 livres
+sterling. Ils sont plus intelligents que les noirs, et ceux qui se
+comportent bien se créent de bonnes situations.
+
+Il y a déjà quelques petits tronçons de chemins de fer dans l'île. Les
+principales villes sont éclairées au gaz et fournies d'eau. On a même
+construit divers canaux d'irrigation, dont le principal, celui de
+Riocobre, compte au moins 60 kilomètres. Le service des prisons a été
+amélioré, les prisonniers sont séparés selon le degré de condamnation,
+et moralisés par le travail.
+
+En 1881, l'importation a été de 1,392,668 livres sterling, et
+l'exportation de 1,178,594 livres sterling. Les articles principaux
+d'exportation ont été: le sucre pour 336,901 l. stg., le rhum pour
+174,406 l. stg., le café pour 231,383 l. stg., le piment pour 87,843
+l. stg., le bois de teinture pour 141,296 l. stg., les fruits pour
+44,215 l. stg., le tabac pour 16,412 l. stg.
+
+En 1881, étaient cultivées en canne à sucre 39,712 acres ou arpents;
+en café, 18,456 acres; en genièvre, 100 acres; en tabac, 408 acres; en
+cacao, 26 acres; en légumes, 51,363 acres; en herbe de Guinée, 120,443
+acres; en pâturages, 253,470 acres; en prés et pâturages, 52,646
+acres; en piment, 1,689 acres, soit un total de 538,313 acres de terre
+en culture.
+
+La main-d'oeuvre est, pour l'homme de peine, de 1 schelling 6 pence à
+1 schelling 9 pence par jour. Les femmes se paient 1 schelling par
+jour. Le charpentier gagne 2 schellings 9 pence, le serrurier de 3 à 4
+schellings. Une charrette et mule coûte 5 schellings par jour et 7
+schellings avec 2 mules.
+
+Le prix des objets de nourriture est de 3 pence la livre de pain, 2
+pence 1/4 la livre de sucre, 6 pence la livre de boeuf, 9 pence la
+livre de volaille, 8 pence la livre de porc.
+
+Comme dans toutes les colonies anglaises, il y a ici un grand nombre
+de _building societies_, qui ont pour but d'avancer l'argent
+nécessaire à la construction ou achat de maisons, remboursable
+mensuellement.
+
+La _Jamaïca permanent building Society_, qui est une des principales,
+sur un prêt de 100 livres sterling, prend pour intérêt l. stg. 2-10-10
+par mois durant 48 mois, ou bien l. stg. 2-6 durant 60 mois, ou l.
+stg. 1-17-1 durant 72 mois, et ainsi graduellement jusqu'à l. stg.
+1-5-10 durant 120 mois.
+
+Ces compagnies, tout en rendant un immense service aux habitants, qui
+trouvent par elles moyen de se former leur _home_, rapportent encore
+de beaux bénéfices, et il serait désirable de voir des sociétés
+semblables se former dans nos villes de France.
+
+En 1881, il y avait dans l'île 53,635 hommes mariés, et 54,209 femmes
+mariées; les naissances se sont élevées à 21,340, soit 36 par 1,000 de
+la population; les morts ont été de 15,125, soit 26 pour 1,000.
+
+La Jamaïque a comme annexes les petites îles Caïmans et les rochers
+Morant et Pedro. Le gouvernement, moyennant 50 l. stg. _par an_,
+permet aux personnes qui en font la demande, d'y recueillir le guano,
+les tortues et les oeufs d'oiseaux marins.
+
+La ville de Kingstown compte 38,000 habitants, ses rues ont 8 mètres
+de large et quelques-unes le double; les maisons sont en bois ou
+brique avec couverture en lames de bois; 600 maisons ont disparu dans
+le grand incendie du 11 décembre dernier, on les reconstruit et on
+fait les toitures en zinc.
+
+Je descends à terre et parcours diverses rues: le gaz était remplacé
+par le clair de lune; c'est une bonne économie, car il coûte ici plus
+de 0 fr. 50 le mètre cube. La chaleur est suffocante, on voit partout
+derrière les persiennes sous les verandah, les gens étendus cherchant
+l'air respirable.
+
+Les trottoirs sont couverts de portiques en bois.
+
+Les Pères Jésuites desservent la mission.
+
+Les Franciscaines du tiers ordre s'occupent d'instruction; elles ont
+15 internes, 30 demi-pensionnaires et plus de 100 externes gratuites.
+Le parc, au centre de la ville, est fort gracieux. On y voit les
+statues des gouverneurs et autres hommes de mérite qui ont illustré le
+pays.
+
+C'est samedi jour de marché, les halles sont fort animées. Plusieurs
+rues reçoivent le trop plein des vendeurs; ces bonnes gens portent au
+marché des mangos, des poires à beurre végétal, des bananes, diverses
+autres sortes de fruits tropicaux, des cannes, de la mélasse, des
+racines, des piments, des ananas, des légumes, etc. La viande a très
+bonne apparence.
+
+Le Père Ryan a la bonté de me retenir à déjeuner. Sa maison est vaste
+et bien aérée, néanmoins le thermomètre, dans sa chambre, marque 37°.
+Les Pères ont le soin spirituel de 11,000 catholiques dans l'île, le
+reste de la population appartient aux diverses sectes protestantes. Le
+Père Dupon est depuis 35 ans dans l'île, où il est connu, estimé et
+aimé de tout le monde. Après une excursion à la campagne, au déjeuner
+on me sert les principaux fruits et légumes du pays, le tout
+assaisonné par du madère et le fameux rhum de la Jamaïque. Le bon Père
+veut me faire connaître une institution de création récente; c'est une
+maison d'instruction professionnelle qui vient d'être confiée à une
+congrégation de religieuses indigènes. À quelques milles dans la
+campagne, une maisonnette dans un vaste jardin reçoit 25 filles. Je
+les trouve en prières, mais leur temps est surtout occupé à apprendre
+les divers métiers réservés aux femmes. L'homme ne vit pas seulement
+de pain; mais il lui faut pourtant le pain, et les saints, toujours
+pratiques, se sont sans cesse préoccupés de fournir aux populations un
+gagne-pain nécessaire. Saint François Régis a introduit dans le Velay
+l'industrie des dentelles qui fait vivre tant de gens de la campagne,
+et dom Bosco fait de ses enfants des tailleurs, des menuisiers, des
+serruriers, etc.
+
+La supérieure de la nouvelle Congrégation nous fait parcourir le
+jardin, où je vois le caféier, le cacaotier, le cocotier et tous les
+fruits tropicaux à côté des légumes européens. Puis le Père me conduit
+au tramway qui va hors la ville à plusieurs milles de distance. Là où
+il s'arrête, une voiture me prend et me conduit à 6 milles à _Constant
+Spring_, plantation de cannes que je désirais visiter. Sur la route
+les gens de la campagne forment une longue procession de va-et-vient.
+Les uns sont sur des chars, les autres sur des mules ou sur des ânes,
+le plus grand nombre à pied. Les femmes sont en majorité et portent
+sur la tête une corbeille ronde remplie de fruits qui leur rapportera
+environ un schelling, de quoi acheter sel, morue, et autres provisions
+qu'elles rapportent ensuite. Ces braves gens ont fait souvent 10, 15
+et 20 milles, marchant parfois la nuit pour venir faire ces petits
+échanges. Ils sont de toutes les couleurs, du brun clair au noir
+obscur; les vêtements sont généralement blancs ou de couleurs
+voyantes, le tempérament est gai, on rit et on jase.
+
+M. Georges, propriétaire de _Constant Spring_, a la bonté de me faire
+ouvrir l'usine qu'on répare en ce moment. Les cylindres, les
+chaudières, les clarificateurs sont semblables à ceux que j'ai décrit
+pour l'Infanta près de Lima[1], mais tout est ici sur une beaucoup
+plus petite échelle. En effet, M. Georges n'a que 220 acres plantées,
+lui produisant 220 tonnes de cannes, desquelles il tire 8% de sucre
+et 100 gallons de rhum (environ 400 litres) par tonne de canne. Il le
+vend en Angleterre au prix de 2 à 3 schellings le gallon; le droit et
+fret ne dépassent pas 7 à 8 pence par gallon.
+
+ [Note 1: Voir _À travers l'Hémisphère sud_, 1er vol., Palmé.]
+
+Comme à l'Infanta, après la production du sucre, on lave l'usine et le
+résidu s'en va dans le distillateur qui reçoit 1,000 gallons à la
+fois, et donne 90 gallons de rhum, soit 9%.
+
+M. Georges emploie de nombreux Hindous. Deux d'entre eux viennent de
+se quereller devant nous. Ils s'apaisent bientôt à la menace de se
+voir dénoncer à l'inspecteur. Le terrain étant pauvre, M. Georges est
+obligé d'engraisser ses cannes avec une préparation de guano qu'il
+importe d'Angleterre au prix de 55 l. stg. la tonne. La canne dure 3
+ans et donne une récolte par an.
+
+À mon retour, j'admire encore une fois la campagne verdoyante et
+par-ci par-là quelques magnifiques villas de riches marchands. Je
+salue M. Malabre, notre vice-consul, fais ma petite provision de rhum,
+et à 5 heures je suis à bord pour le dîner.
+
+Le navire a chargé une collection de tortues qu'on porte en Angleterre
+pour la soupe des gourmets. Presque toutes ont plus d'un mètre de
+long: elles sont renversées sur le dos, et regardent avec des yeux
+languissants qui inspirent la compassion. Un grand nombre de négresses
+viennent nous offrir des paniers et des éventails en feuilles de
+palmiers. La couleur de leur peau est plus ou moins foncée: entre le
+blanc pur et le noir pur, on compte trois degrés désignés par des
+noms différents: le _sambo_, le mulâtre, le quarteron.
+
+Le 9 septembre, à 9 heures du matin, le navire lève l'ancre. Nous
+parcourons en sens inverse la magnifique rade. Au loin sur la
+montagne, on aperçoit les blanches baraques du bataillon de soldats
+européens que l'Angleterre entretient dans l'île; le bataillon de
+soldats nègres commandé par des Européens est cantonné dans la ville.
+Les baraques du bataillon européen sont à 2,000 pieds sur le niveau de
+la mer et jouissent d'un climat plus sain et plus frais: c'est
+pratique.
+
+L'île que j'ai vue si verte à cette saison des pluies est parfois bien
+aride à la saison sèche. Les pluies avaient lieu régulièrement en
+octobre, mais depuis le déboisement, elles sont moins abondantes;
+conserver les forêts sera toujours une sage précaution.
+
+Toute la journée nous côtoyons l'île.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+ Haïti et San-Domingo. -- Port-au-Prince. -- Les Nègres. -- La
+ révolution. -- L'île Saint-Thomas et le groupe des Vierges. --
+ Histoire. -- L'esclavage. -- La ville et le port. -- La
+ Royal-Mail. -- Excursion dans l'île. -- Une plantation de cannes.
+ -- Les ouragans. -- San-Juan de Porto-Rico. -- Navigation vers
+ Cuba.
+
+
+À la pointe du jour nous entrons dans l'immense golfe de Gonaïve au
+bout duquel est Port-au-Prince, capitale de la république d'Haïti.
+Cette île fut découverte le 6 décembre 1492, par Christophe Colomb,
+qui l'appela Hispaniola. En 1630, les Français y formèrent plusieurs
+établissements sur la côte nord, et en 1698, ils en formèrent d'autres
+à l'ouest et au sud. Les Espagnols en avaient occupé la plus grande
+partie à l'orient et l'appelaient San-Domingo. Au commencement de ce
+siècle les noirs, qui formaient la grande majorité de la population,
+se révoltèrent aussi bien contre les Français que contre les Espagnols
+et constituèrent les républiques d'Haïti et de San-Domingo. L'une et
+l'autre sont presque continuellement en révolution.
+
+La république d'Haïti compte 24,000 kilomètres carrés et 550,000
+habitants. La population a presque diminué de moitié depuis
+l'indépendance. La capitale, Port-au-Prince, a 25,000 habitants; ses
+maisons, étagées sur un coteau dont la mer baigne le pied, sont
+petites et couvertes en bois. On distingue le palais du gouvernement,
+qu'habite M. Salomon, président actuel. Il paraît que sa science
+gouvernementale n'est pas à la hauteur de celle de son grand homonyme,
+puisque, depuis 6 mois, il a révolution chez lui. Plusieurs villes, et
+entre autres Jacmel, sont aux mains des rebelles, qui vont en avant au
+cri de _ôte-toi que je m'y mette_. Ils ont acheté un navire pour
+transporter leurs adhérents, et, faute d'argent, le gouvernement ne
+peut en acheter un autre pour le leur opposer.
+
+Vers 9 heures, le _Para_ jette l'ancre devant Port-au-Prince. Trois
+navires de guerre stationnent devant cette capitale, probablement dans
+l'intention de porter les noirs à réflexion. Ils appartiennent à la
+France, à l'Angleterre, à l'Espagne. Il y a quelques commerçants
+étrangers à Port-au-Prince, mais il n'y a pas de propriétaires blancs.
+Les noirs, jaloux, et craignant de voir renaître leur influence, ont
+interdit à tous les étrangers le pouvoir d'acheter des immeubles dans
+l'île. Le docteur en chef vient à bord, coiffé d'un chapeau forme
+décalitre à demi écrasé: il met ses lunettes et lit les papiers avec
+un air d'importance. Plusieurs indigènes nous entretiennent longuement
+sur les tripots du gouvernement et sur les agissements des rebelles.
+Le nègre fuit le travail; quelques fruits dans la forêt lui suffisent;
+le gouvernement ne sait plus où lever des impôts.
+
+La température est brûlante, la végétation magnifique. À 11 heures, le
+navire lève l'ancre et nous parcourons encore une fois le beau golfe
+de Gonaïve.
+
+Le lendemain, le reste de la journée, nous avons toujours à tribord
+l'île d'Haïti, ancienne partie espagnole, aujourd'hui république de
+San-Domingo. Elle a une surface de 53,000 kilomètres carrés et une
+population à peine de 250,000 habitants. Le pays est en partie
+montagneux. Une chaîne de montagnes appelée Cibao la traverse; son pic
+le plus élevé atteint 2,274 mètres. L'exportation se réduit à un peu
+de café, de tabac et de bois de teinture; et pourtant cette île
+extrêmement fertile pourrait nourrir plusieurs millions d'habitants!
+Ceux qui prétendent que le nègre a assez d'aptitude pour bien
+gouverner ont ici un démenti. Pour peu qu'on les laisse à eux-mêmes
+encore un siècle, ils se réduiront à quelques milliers d'habitants
+vivant de fruits dans les bois.
+
+La capitale, San-Domingo, compte 16,000 habitants; elle n'est pas en
+révolution aujourd'hui, elle le sera peut-être demain.
+
+Les républiques de San-Domingo et d'Haïti professent la religion
+catholique.
+
+Le 12 septembre nous côtoyons l'île de Porto-Rico, et vers le soir
+nous arrivons à Saint-Thomas.
+
+Cette petite île, toute verdoyante en cette saison des pluies, est
+désolée par la sécheresse le reste de l'année. Avec Sainte-Croix et
+Saint-Jean, elle appartient au Danemark depuis environ deux siècles.
+Ces trois îles font partie du groupe des Vierges, découvert par
+Christophe Colomb dans son deuxième voyage en 1493. Il les appela
+ainsi en l'honneur des onze mille vierges martyrisées avec sainte
+Ursule. Colomb les trouva habitées par les Caraïbes, tribus sauvages
+qui faisaient des incursions dans les îles voisines pour saisir les
+paisibles Arrowauks et se nourrir de leur chair.
+
+Les Espagnols, occupés à d'autres possessions importantes, négligèrent
+ces îles, et les Anglais et les Hollandais s'y établirent dès 1625. En
+1650, Sainte-Croix passa aux mains des Français qui la vendirent aux
+chevaliers de Malte, puis elle repassa aux Français qui
+l'abandonnèrent en 1695, et quelques années plus tard la cédèrent au
+Danemark déjà établi à Saint-Thomas. Dans un édit signé par Iversen,
+gouverneur de Saint-Thomas, daté du 8 août 1672, je vois que tout
+travail du dimanche était puni d'une amende de 50 livres de tabac, et
+la non-assistance aux offices d'une amende de 25 livres. Il résulte de
+là que le tabac était le principal produit du pays. Pour se défendre
+contre les Espagnols, qui, de Porto-Rico, faisaient des incursions, le
+même décret oblige, sous peine d'une amende de 100 livres de tabac,
+chaque chef de famille à avoir une épée avec son fourreau, un fusil
+avec 2 livres de poudre et des balles. À l'approche de l'ennemi, le
+premier à l'apercevoir devra tirer trois coups de fusil si c'est de
+jour, un coup durant la nuit, et prévenir les voisins pour que tous se
+rendent au fort avec leurs armes.
+
+[Illustration: Antilles Danoises.--Île et ville de Saint-thomas.]
+
+Le dimanche après-midi, au son du tambour, chacun doit se rendre en
+armes à l'exercice militaire.
+
+Des amendes on faisait trois portions: une pour le roi, l'autre pour
+l'Église, la troisième pour celui qui souffrait le dommage.
+
+Au gouverneur Iversen succéda en 1679 Nicholas Esmit, élu par la
+Compagnie danoise des Indes occidentales. À cette époque le défaut de
+bras se faisant sentir, Christian V acheta en Afrique, du roi
+d'Aquambou, les deux forts de Frédéricksbourg et de Christianbourg sur
+la Côte-d'Or, et y envoya des navires acheter des esclaves pour
+Saint-Thomas. Dans le but d'aider la Compagnie, le roi ordonna à tous
+les propriétaires de voitures de Copenhague d'avoir pour 500
+rix-dollars d'actions ou de payer un revenu de 60 rix-dollars. On
+importa beaucoup d'esclaves, et leur nombre s'éleva jusqu'à 30,000
+pour les trois îles.
+
+Les agents de la Compagnie se rendirent souvent coupables de bien des
+cruautés sur les côtes de Guinée, mais un de ces agents, nommé
+Schildérop, se fit si bien remarquer par sa bonté et sa justice qu'on
+venait de toute part à la côte pour le voir. Un vieux prince,
+demeurant à plus de 300 milles, lui envoya même sa fille avec beaucoup
+d'or et de diamants pour le prier de lui donner un petit-fils.
+
+Dans leur nouvelle patrie, ces pauvres esclaves n'étaient pas toujours
+fort bien traités, et souvent ils se soulevèrent. Le décret publié par
+ordre du Conseil royal le 31 janvier 1733, dans les îles danoises,
+peut donner une idée de la situation. En voici la traduction:
+
+1º L'esclave qui provoquera la fuite sera piqué trois fois avec un fer
+rouge, puis pendu.
+
+2º Chaque esclave qui fuira perdra une jambe, et si le maître lui
+pardonne, il perdra une oreille et recevra 150 coups de lanière.
+
+3º Chaque esclave qui, connaissant l'intention d'un autre esclave de
+prendre la fuite, aura négligé d'en donner avis, sera brûlé au front
+et recevra 100 coups de nerf.
+
+4º Ceux qui donneront avis d'une fuite projetée recevront 10 dollars
+pour chaque esclave qui voulait fuir.
+
+5º Un esclave qui fuit pour huit jours recevra 150 coups de nerf; s'il
+est absent douze semaines, il perdra une jambe; si l'absence est de
+six mois, il sera condamné à mort; à moins que le maître ne lui
+pardonne, auquel cas il perdra une jambe.
+
+6º Un esclave qui vole pour la valeur de 4 dollars sera piqué avec un
+fer rouge, puis pendu. Si l'objet volé a une valeur moindre, il sera
+marqué au fer chaud et recevra 150 coups de nerf.
+
+7º Les esclaves qui recevront des objets volés ou qui protègeront la
+fuite seront marqués au fer chaud et recevront 150 coups de nerf.
+
+8º Un esclave qui lève la main pour frapper un blanc ou le menace sera
+piqué avec un fer chaud, puis pendu, si le blanc le demande. En cas
+contraire, il perdra la main droite.
+
+9º Un seul blanc est suffisant pour témoigner contre un esclave, et si
+un esclave est soupçonné d'un crime, il peut être mis à la torture.
+
+10º Un esclave qui rencontre un blanc doit se tirer de côté jusqu'à ce
+qu'il soit passé; en cas contraire, il peut être fouetté.
+
+11º Les esclaves ne pourront entrer en ville avec des couteaux ou des
+bâtons, ni se battre entre eux sous peine de 50 coups de nerf.
+
+12º La sorcellerie sera punie du fouet.
+
+13º Un esclave qui aura essayé d'empoisonner son maître sera piqué 3
+fois avec un fer rouge et brisé sur une roue.
+
+14º Un nègre libre qui recevra un esclave ou un voleur perdra sa
+liberté ou sera banni.
+
+15º Toute danse, fêtes ou jeu sont défendus à moins de permission du
+maître ou de son agent.
+
+16º Les esclaves ne pourront vendre aucune sorte de provisions sans la
+permission de leurs surveillants.
+
+17º Aucun esclave des campagnes ne pourra se trouver en ville le soir
+après le son du tambour sous peine d'être conduit au fort et fouetté.
+
+18º L'avocat du Roi reçoit l'ordre de faire strictement observer ces
+prescriptions.
+
+Tant de cruautés soulevèrent les récriminations des missionnaires de
+toutes les religions et des personnes de coeur en général. Vers 1792,
+on avait déjà défendu l'importation officielle des esclaves. Elle
+continuait néanmoins; mais en 1848, à la suite d'une insurrection, le
+gouvernement donna la liberté à tous les esclaves dans les îles
+danoises. Les libérés, se refusèrent au travail, mais petit à petit
+ils l'ont repris et ils sont encore aujourd'hui la grande majorité des
+habitants de l'île.
+
+[Illustration: Antilles Danoises.--Saint-Thomas.--Grand Cimetière.]
+
+Vue du port, la ville de Saint-Thomas présente l'aspect le plus
+pittoresque; elle semble escalader trois mamelons contigus l'un à
+l'autre. Le port, formé par la nature, est un des meilleurs et des
+plus sûrs. Sa qualité de neutre et de port franc, sa situation à
+l'entrée de la mer des Antilles, en font le point d'arrêt des steamers
+de toutes les grandes compagnies qui viennent ici faire du charbon.
+Les compagnies anglaises, françaises, espagnoles, allemandes y ont
+leur entrepôt. Les îles voisines avaient aussi l'habitude de venir
+s'approvisionner à Saint-Thomas des marchandises européennes, ce qui
+donnait une grande importance à son commerce, mais depuis que les
+grands steamers desservent directement toutes ces îles, ce commerce a
+baissé. La ville compte 17,000 habitants. La population française est
+représentée par cinq ou six Français d'Europe et quelques centaines de
+noirs des Antilles françaises. Les Pères Rédemptoristes belges
+desservent l'église catholique et plusieurs écoles; les catholiques
+sont au nombre de 11,000.
+
+Le _Para_ est parti hier pour l'Europe. J'ai transbordé sur l'_Éden_,
+de la même Compagnie, qui va à Vera-Cruz en faisant escale à
+Porto-Rico et à la Havane. La _Royal-Mail_ dans ces parages, pour
+faire concurrence à la Transatlantique, Compagnie française, qui
+satisfait les passagers par la table et le vin, annonce qu'elle
+possède des cuisiniers français et qu'elle fournit le vin sur le prix
+du passage.
+
+En effet, sur le _Para_, la cuisine et le vin étaient passables, mais
+sur l'_Éden_ je trouve dans mon verre des résidus indiquant toute
+sorte d'ingrédients. Le _Purser_ ou économe m'explique que c'est du
+bois de Campèche pour colorer les divers esprits et drogues qui
+forment le vin. La Compagnie serait donc plus dans la vérité en
+mettant dans ses prospectus qu'elle donne aux voyageurs non du vin,
+mais une drogue qui l'imite. Elle ferait même bien d'ajouter qu'après
+examen d'un chimiste, les matières qui la composent ne nuisent que
+modérément à la santé. Il est bon de savoir que si un passager voulait
+apporter son vin, les règlements de la Compagnie le lui défendent,
+sous prétexte qu'elle fournit elle-même les vins; mais ils sont fort
+chers et on en ignore la composition. Quant à la cuisine, sur le
+_Para_ elle était demi-française, ici elle redevient anglaise; le
+cuisinier est un nègre. Le _Don_, navire de la même Compagnie, arrive
+d'Europe, et avant de continuer sa route sur Colon, il transborde sur
+trois autres navires les marchandises destinées aux diverses îles des
+Antilles, à la Guyane et aux côtes de l'Amérique centrale et du Sud.
+Ce n'est qu'après-demain que nous reprendrons, notre route. Mon temps
+se passe en études et en promenades.
+
+Hier j'ai voulu gravir à cheval les collines de l'île. Après une heure
+de route j'étais au sommet, dominant un superbe panorama. Sur l'autre
+versant, l'île offre aussi tout autour de magnifiques baies, en sorte
+qu'on pourrait croire qu'elle a été disposée pour former un ensemble
+de ports.
+
+La végétation est belle en ce moment. Je vois quelques fermes
+cultivant la canne à sucre, l'igname, la patate, la banane, plusieurs
+sortes de fruits tropicaux, et diverses qualités d'herbes fourragères.
+Enfin j'arrive au point d'où la mission brésilienne, dirigée par le
+baron de Teffé, a observé l'an dernier le passage de Vénus sur le
+soleil.
+
+Là une terrible averse arrive, et comme je les sais fréquentes et
+courtes, je pousse mon cheval sous un fourré d'arbres; un Suisse qui
+est avec moi fait de même. Ce ne fut pas une averse, mais une
+succession d'averses, et nous fûmes bientôt trempés jusqu'aux os.
+Toutefois cette eau de pluie était tiède. Rentrés en ville nous
+tournons à gauche, et galopons vers une usine à sucre encore en
+construction. Elle est au centre d'une petite plaine d'alluvion
+plantée de cannes. Le mécanisme pour extraire le sucre et le rhum est
+le même que celui que j'ai décrit pour la _Constant Spring_ près
+Kingstown, mais comme la plantation est ici plus petite, l'ensemble de
+l'usine est aussi sur une moindre échelle.
+
+16 septembre.--À bord le capitaine passe en revue son personnel: 12
+officiers, 16 matelots, 14 chauffeurs, 18 domestiques, en tout 60
+personnes bien endimanchées. Il les envoie par groupes à l'office. À
+l'exception des officiers, tous sont noirs, sans excepter la femme de
+chambre.
+
+Le lendemain le vent souffle et la pluie devient diluvienne; serait-ce
+un présage d'ouragan? C'est ordinairement vers l'équinoxe qu'ils se
+déchaînent sur ces îles, arrachant les arbres et démolissant les
+villes. La première île atteinte avertit les autres par télégraphe, et
+elles se préparent à recevoir la tempête en fermant hermétiquement
+portes et fenêtres. Si elles résistent au vent, la maison est sauve,
+si l'une d'elles est enfoncée, le vent s'engouffre et enlève la
+maison. Malgré mon esprit curieux, je n'ai pas grande envie d'être
+témoin de pareil spectacle; je me rappelle avec frayeur les deux
+typhons qu'il y a deux ans, dans ce même mois de septembre, j'ai vus
+au Japon, où ils firent périr une centaine de navires. J'espère aussi
+que je ne serai pas témoin d'un de ces tremblements de terre qui ont
+l'habitude de secouer ces îles.
+
+Dans une visite aux Pères Rédemptoristes, le frère me donne de belles
+grappes de raisin qu'il détache de la treille du petit jardin. Il
+m'assure que ses vignes lui donnent une récolte tous les quatre mois,
+trois par an, mais les grappes sont en petite quantité. Je salue aussi
+le vice-consul, et le soir à 8 heures le navire lève l'ancre.
+
+18 septembre.--À 7 heures du matin nous sommes à San-Juan de
+Porto-Rico. Cette capitale, vue de la mer, présente l'aspect le plus
+pittoresque: des forts et des canons de tous côtés; un pilote nous
+conduit devant la magnifique baie remplie de vase; les Espagnols n'ont
+jamais fait de curage. En face de la ville, de l'autre côté de la
+baie, on voit des faubourgs, des maisons de campagne, le tout dans des
+forêts de cocotiers. Dans le port je remarque un vieux vapeur à roue,
+navire de guerre espagnol.
+
+L'île de Porto-Rico, une des grandes Antilles, a environ 12 lieues de
+large, 30 de long, une surface de 9,500 kilomètres carrés et plus de
+700,000 habitants. C'est la plus florissante des îles espagnoles parce
+qu'elle n'est pas dévastée par la guerre civile. Le commerce est
+florissant; on exporte beaucoup de sucre, de café, de bois de teinture
+et des animaux.
+
+San-Juan, la capitale, compte 35,000 habitants. Dans l'intérieur les
+routes font défaut. L'esclavage est aboli depuis 1873.
+
+La pluie tombe serrée; aucun passager ne se décide à venir à terre et
+j'y vais tout seul. Je parcours la ville en tous sens; elle a l'aspect
+d'une ville espagnole et pas trop sale; les rues, assez étroites, sont
+en pente, et les grandes pluies les lavent; les maisons sont basses et
+couvertes en terrasses sur lesquelles on prend le frais durant la
+nuit. Elles servent aussi à ramasser l'eau de pluie emmagasinée dans
+les citernes. Il est curieux d'entendre ici les nègres et les mulâtres
+parler l'espagnol avec le même accent que ceux de Saint-Thomas et de
+la Jamaïque en parlant l'anglais et ceux de la Guadeloupe et de la
+Martinique en parlant le français. Si on marchait les yeux fermés, on
+pourrait, au simple accent dans ces trois langues, savoir si c'est un
+nègre ou un mulâtre qui parle.
+
+Les officiers chargés de donner et de prendre la correspondance sont
+bientôt prêts, et nous revenons au navire, qui reprend aussitôt sa
+course. Nous côtoyons l'île, marchant à l'ouest. Vers le soir une
+pluie diluvienne nous inonde.
+
+19 septembre.--Nous côtoyons l'île d'Haïti; la chaleur vers le milieu
+du jour est suffocante.
+
+20 septembre.--Dès le matin nous apercevons l'île de Cuba.
+
+21.--Nous côtoyons toujours Cuba, la mer est d'un calme parfait, les
+orages qui se déversent sur l'île ont un peu rafraîchi la température.
+À bord une famille qui retourne à Mexico, son pays natal, ne fait pas
+grand bruit; les quelques Anglais ne trouvent rien de mieux, pour
+occuper le temps, que de nous proposer des paris sur la vitesse du
+navire. Elle n'est pas grande, il est peu chargé; une partie de
+l'hélice est hors de l'eau, et nous filons moins de 10 noeuds.
+
+Un jeune Espagnol, un Parisien, un Suisse et moi faisons, après chaque
+repas, plusieurs parties de _bull_: il faut bien ce mouvement pour
+digérer, sous ces latitudes, les viandes coriaces de la cuisine
+anglaise. Le Parisien, qui gagnait 12,000 fr. à Bruxelles comme
+ingénieur dans une fonderie de fer, va diriger des fonderies au
+Mexique, où on le paye 30,000 par an, avec l'espoir de future
+association.
+
+Encore une nuit brûlante dans la cabine sans air, puis demain matin
+nous comptons arriver à la Havane.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+ L'île de Cuba. -- Situation. -- Configuration. -- Surface. --
+ Histoire. -- Population. -- Produits. -- Climat. -- Importation.
+ -- Exportation. -- La Havane. -- La ville. -- Les environs. -- La
+ Corrida de Toros. -- La cathédrale. -- La fièvre jaune. -- Les
+ oeuvres charitables.
+
+
+L'île de Cuba, appelée la Reine des Antilles, est située entre le 19°
+49´ et le 23° 13´ latitude nord, et 67° 52´ et 87° 40´ longitude ouest
+du méridien de Cadix. Sa longueur du cap San-Antonio à celui de Maïsi
+est de 1,592 kilomètres, et sa plus grande largeur de 45 lieues,
+depuis le cap de Lucrecia jusqu'au cap de Crux. Sa surface est de
+119,000 kilomètres carrés, et sa population de 1,500,000 âmes. Sur ce
+chiffre, 917,000 sont blancs, 9,500 étrangers, 22,300 Chinois, 25,300
+colons, 275,000 de couleur et libres, et 202,000 de couleur et
+esclaves.
+
+Christophe Colomb arriva dans l'île en octobre 1492, et la prit pour
+un continent. En 1511 son fils, Diego Colomb, gouverneur de
+San-Domingo, envoya Diego Velasquez à sa conquête; celui-ci y trouva
+le cacique Hatuey, réfugié de San-Domingo, qui fit brave résistance;
+mais à la fin il fut vaincu et condamné à mort.
+
+Les 200,000 indigènes, Indiens de moeurs douces, furent bientôt
+exterminés, et les Espagnols se partagèrent les terres; Velasquez
+fonda les villes de Asuncion, Bayamo, Trinidad, Santo Espiritu, Santa
+Maria, Santiago de Cuba, et la Habana.
+
+En 1589, l'île fut érigée en Capitania jeneral. Durant le XVe siècle,
+elle eut beaucoup à souffrir des flibustiers ou boucaniers, pirates
+anglais, français, hollandais, qui dévastaient les diverses îles des
+Antilles. En 1762, elle fut prise par les Anglais qui la retinrent
+neuf mois et la rétrocédèrent contre la Floride.
+
+Cuba, à l'entrée du golfe du Mexique, entre l'Atlantique et la mer de
+Caribe ou des Antilles, longue et étroite, a la forme d'un arc. Elle
+est traversée par une chaîne de montagnes appelée Sierra del Cobre,
+dont quelques pics atteignent jusqu'à 8,000 pieds. De ces montagnes
+descendent de nombreuses petites rivières dont la plus grande, le
+Canto, est navigable jusqu'à Bayamo.
+
+Le climat est chaud et humide. Durant la saison des pluies, qui dure
+de fin mai à fin octobre, le thermomètre varie de 24° à 28° Réaumur.
+Durant la saison sèche, il varie entre 17° et 21° Réaumur, soit 70° et
+79° Farenheit. En 1867, le maximum a été de 35° Réaumur.
+
+Les nuits sont un peu plus fraîches que le jour.
+
+L'île de Cuba est l'endroit du monde où il tombe le plus d'eau.
+L'année maxima a eu 50 pouces 6 lignes castillanes; l'année minima 32
+pouces 7 lignes. La moyenne annuelle pour la Havane est de 1m 020. Le
+18 juillet 1854, il en tomba en deux heures 71 millimètres; et dans la
+journée de l'ouragan du 22 octobre 1867, il en tomba 103 millimètres.
+
+La moyenne annuelle des personnes tuées par la foudre est de neuf. Les
+ouragans sont souvent terribles. Ils ont lieu entre la moitié d'août
+et fin novembre. Les tremblements de terre ne se font sentir
+d'ordinaire que dans la partie méridionale.
+
+Les maladies régnantes sont celles du tube digestif, le tétanos, la
+fièvre jaune ou _vomito negro_ qui attaque surtout les étrangers et
+les habitants qui viennent de l'intérieur aux côtes. Il y a aussi de
+nombreux cas de fièvres intermittentes et de phtysie. On voit
+pourtant, surtout parmi les gens de couleur, bien des cas de
+longévité, ayant atteint 130, 140 et 150 ans.
+
+Dans les rivières, on trouve des crocodiles qui ont jusqu'à huit
+mètres de long; la mer fournit d'énormes tortues.
+
+Les principales productions sont la canne à sucre et le tabac; on
+récolte aussi un peu de café et de cacao, du maïs, du riz, de
+l'indigo, de l'igname, du caoutchouc, du coco, des bananes, du miel de
+la cire, et les divers fruits des tropiques. On coupe plusieurs
+qualités de bois de teinture et d'ébénisterie.
+
+En fait de minéraux, l'île renferme du charbon, de l'aimant, de
+l'argent, du kaolin, et des minerais divers; mais on n'exploite que le
+cuivre et le fer. L'industrie est limitée au sucre et aux cigares.
+L'île est divisée en six provinces, mais les habitants ont l'habitude
+de la diviser en deux seules portions: la _vuelta abajo_ au sud de la
+Havane, et la _vuelta arriba_, au nord.
+
+Sous le rapport religieux, elle est divisée en deux diocèses: l'évêché
+de la Havane et l'archevêché de Santiago de Cuba.
+
+Militairement, l'île est toute sous le commandement du capitaine
+général, et comprend sept districts ou sous-commandements.
+
+Judiciairement, elle se divise en deux _audiencias_: celle de la
+Havane et celle de Puerto-Principe. Elles ont chacune plusieurs
+districts judiciaires confiés à des _alcades majores_ ou juges de
+première instance qui ont pour délégués les juges municipaux ou juges
+de paix. Pour la marine, il y a un commandant général et cinq
+districts.
+
+L'instruction publique compte à la Havane une université, et dans
+toute l'île un millier d'établissements scolaires.
+
+Les chemins de fer en activité atteignent 1,660 kilomètres; les
+télégraphes 2,567 kilomètres. La Havane est bien desservie par le
+téléphone.
+
+Plusieurs lignes de bateaux à vapeur mettent l'île en communication
+avec l'Europe et les États-Unis. En 1877, le nombre des navires entrés
+dans les divers ports de l'île a été de 1,669, comprenant 835,000
+tonnes.
+
+L'exportation en 1878 a atteint presque 71,000,000 de piastres (la
+piastre espagnole est de 5 fr.). Les principaux articles d'exportation
+sont le sucre, le tabac, le café, le rhum, le cuivre, la cire, le
+miel, le coton, les cuirs, l'huile de coco, les bois et les fruits.
+L'importation comprend la farine, les vins, l'huile, les liqueurs, le
+riz, le poisson salé, la viande salée, la quincaillerie, les machines,
+les papiers, les peaux et les objets de luxe. Les pays qui commercent
+le plus avec l'île sont dans l'ordre suivant: les États-Unis,
+l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, les États hispano-américains, la
+France, la Russie, la Belgique, le Danemark et la Hollande.
+
+[Illustration: Grandes Antilles.--Île de Cuba.--Entrée du port de la
+Havane.]
+
+C'est le 22 septembre, vers 3 heures du soir, que nous commençons à
+apercevoir le phare de la Havane, capitale de Cuba. Bientôt nous
+voyons les forts du sud, et le navire s'arrête pour prendre le pilote.
+L'entrée du port est étroite et boueuse; l'Espagnol ne sait pas plus
+nettoyer les ports que les rues et les maisons. Le port est superbe,
+vaste et parfaitement abrité: nous passons à côté d'un bassin flottant
+contenant un grand steamer en réparation; nous devançons un aviso de
+guerre, et allons mouiller non loin de cinq à six steamers des
+compagnies américaines et espagnoles. Le navire doit prendre du
+charbon et s'embosse au môle; trois douaniers montent à bord pour
+garder le navire, mais de nombreuses libations de Champagne les
+mettent bientôt en état de repos pendant qu'ailleurs on travaille....
+
+Je descends à terre et rends visite au gouverneur civil pour lequel
+j'avais une lettre. Le concierge me dit: montez _arriba_; je monte et
+m'adresse au Chinois qui me renvoie au portier. Mais le gouverneur m'a
+vu et m'appelle. Il me fait bon accueil, m'offre un Alphonse XII,
+cigare exquis enveloppé dans du papier d'argent, et me dit: à la
+_disposicion de Vousted_.--J'aimerais voir, lui dis-je, les curiosités
+du pays, les monuments, les établissements d'instruction et de
+bienfaisance, une fabrique de cigares et une plantation de cannes à
+sucre.
+
+--Nous n'avons pas de monuments; notre université est peu de chose,
+les hôpitaux sont loin; je vous procurerai une lettre pour visiter la
+plantation de cannes la moins éloignée, et vous l'enverrai à l'hôtel.
+
+J'exprime ma reconnaissance à M. le Gouverneur; mais je n'ai pu le
+remercier pour la lettre promise, car je l'attends encore.
+
+Je fais quelques emplettes et parcours la ville. Elle comprend 300
+habitants, et dans la partie vieille, ressemble aux villes espagnoles.
+Les rues sont étroites, à peine six à sept mètres; mais au delà du
+parc central, dans la ville neuve, elles sont plus larges. Le Prado
+atteint même une quarantaine de mètres et est planté d'arbres. Les
+maisons sont généralement basses: un rez-de-chaussée et un étage;
+quelques-unes atteignent trois et quatre étages. Elles sont toutes
+couvertes en terrasses, sur la plupart desquelles on voit une roue à
+vent qui sert à tirer l'eau de la citerne. Quelques-unes ont le
+_patio_ traditionnel. La ville nouvelle s'étend assez loin dans la
+campagne, par de beaux boulevards que parcourent les tramways. Des
+portiques abritent les magasins contre les rayons brûlants du soleil.
+Par-ci par-là de jolis squares, des statues de marbre et quelques
+fontaines; mais trop souvent aussi les urines et les ordures de toute
+sorte qui embaument par trop l'atmosphère.
+
+[Illustration: Grandes Antilles.--Vue générale de la Havane.]
+
+La race espagnole semble encore ignorer la propreté. Je descends à
+l'_Hôtel central_. Cet établissement nouveau a pour escalier un
+casse-cou, mais il aura bientôt un correctif: l'ascenseur. Les
+chambrettes sont propres, la nourriture saine, les prix modérés, les
+gérants aimables. Pour respirer, je monte sur la terrasse, d'où je
+domine la ville, et assez tard dans la nuit je vais chercher mon lit.
+Il est perfectionné. Dans le but de laisser tout le corps bénéficier
+de l'air, on couche sur une toile métallique élastique qui laboure les
+chairs. Le salon réunit quelques-uns des hôtes. Ils se dandinent sur
+les fauteuils-balançoires, pendant qu'en suivant le couloir, on peut,
+par les portes ouvertes, voir les autres étendus sur leurs lits.
+
+Le lendemain je fus matinal. C'était dimanche et je me rends à la
+cathédrale; on peut compter les rares fidèles; L'édifice est à trois
+voûtes, soutenues par des piliers massifs en tuf. On y voit quelques
+jolis tableaux. Au maître-autel, du côté de l'Évangile, au-dessous
+d'un médaillon en marbre représentant Christophe Colomb, on lit cette
+inscription:
+
+ O RESTOS E IMAGEN DEL GRAN COLON!
+ MIL SIGLOS DURAD GUARDADOS EN LA URNA
+ Y EN LA REMEMBRANZA DE NUESTRA NACION!
+
+ _O restes et portrait du grand Colomb!
+ Tu resteras mille siècles gardé dans l'urne
+ Et dans la mémoire de notre nation!_
+
+Christophe Colomb, après avoir été mis dans les fers, en récompense du
+nouveau monde qu'il venait de donner au roi d'Espagne, mourut à
+Valladolid, le 20 mai 1506. Ses restes mortels furent déposés dans le
+monastère des Chartreux (Cartujos), à Séville, d'où on les transporta
+à l'île de San-Domingo. En 1796, à cause des troubles qui
+ensanglantaient cette île, on les transféra à la Havane, dans la
+cathédrale.
+
+Christophe Colomb crut avoir abordé aux Indes, et mourut dans la
+croyance que Cuba était l'extrémité orientale de l'Asie. Ce ne fut
+qu'en 1508 que Sébastien de Ocampo, après avoir fait le tour de Cuba,
+constata qu'elle n'était qu'une île.
+
+Derrière la nef de gauche, on voit aussi dans la cathédrale une belle
+statue de marbre d'un jeune évêque mort à 42 ans, après cinq mois
+d'épiscopat. Il arrivait d'Espagne et paya bientôt son tribut à la
+fièvre jaune. À la sacristie un employé me montre les brillants
+ornements qui forment le trésor de l'église: ce sont des broderies en
+or sur drap d'or, d'argent, de satin et de velours.
+
+Il paraît que les Havanais prennent fréquemment des bains, s'il faut
+en juger par les nombreuses affiches sur lesquelles on lit: Baños. En
+tous cas, dans les heures chaudes, on voit par les portes et les
+fenêtres ouvertes, les Havanaises se balancer dans leurs fauteuils,
+appelant à tout instant la négrita (petite esclave) pour leur donner
+ou leur prendre l'éventail. On m'avait remis une lettre pour les
+Soeurs du Sacré-Coeur. Elles demeurent au Cerro, dans le quartier de
+Buenos aires (bon air). En me rendant chez elles j'ai l'occasion de
+voir les environs de la ville. Ils sont parsemés de petites villas et
+on y rencontre parfois sous les grands arbres, les hommes de police
+ou gendarmes à cheval, se reposant à l'ombre. Dans la ville, on voit
+aussi aux coins des rues, des policemen en uniforme coutil bleu et
+chapeau panama: ils sont armés du sabre et portent le revolver; je
+leur préfère le petit bâton des policemen anglais et américains, car
+il représente la force morale. En tout cas, tant à la ville qu'à la
+campagne, tout le monde travaille comme si ce n'était pas dimanche;
+les mules et les boeufs tirent les chars et tous les magasins sont
+ouverts. Quand donc verrons-nous observer le Décalogue dans les pays
+catholiques?
+
+Les Soeurs du Sacré-Coeur occupent un vaste bâtiment bien exposé et
+entouré d'un parc. Elles sont au nombre de 42 et instruisent 125
+pensionnaires et un grand nombre d'externes gratuites. La supérieure
+est cubaine: elles viennent d'envoyer quelques Soeurs à Mexico pour
+une fondation.
+
+Au retour, j'entre dans l'église de Monserrate et dans celle de la
+Merced. Les fidèles y sont un peu plus nombreux; les dames, la tête
+garnie d'un léger voile, se tiennent sur des pliants que leur apporte
+l'esclave. L'église de la Merced, desservie par les Pères Lazaristes
+espagnols, possède de belles fresques.
+
+Des affiches annonçaient une grande Corrida de toros au cirque de
+Régla de l'autre côté de la baie. Je déplore devant le Père supérieur
+qu'on ne respecte pas plus les animaux qu'on ne respecte le dimanche.
+Le Père trouve que cela n'est que peccadille à côté des bals qui
+corrompent la jeunesse. Le soir, deux Suisses qui voyagent comme moi
+sur l'_Éden_, me racontent qu'ils sont allés voir la _Corrida_; que
+3,000 personnes s'étaient entassées dans le cirque, après avoir payé 3
+piastres par personne du côté de l'ombre et 1 piastre 1/2 du côté du
+soleil; qu'à chaque cheval éventré ce gracieux public applaudissait et
+menaçait un des toréadors qui était descendu de cheval parce que
+celui-ci refusait de marcher; qu'un jeune homme ayant voulu ramasser
+une banderole a reçu un coup de corne du taureau et a été tué net,
+etc., etc.
+
+Les catholiques havanais, comme leurs parents, espagnols, trouvent
+tout cela bagatelle, et ajoutent pieusement que les chairs des
+taureaux ainsi tourmentés s'en vont aux hospices. À la Havane, on
+avait même démoli le vieux cirque et on se promettait de ne plus le
+reconstruire; mais d'honnêtes gens, qui souffrent de ne plus voir
+couler le sang, se proposent d'en refaire un nouveau et tout le monde
+ne trouve rien à redire du moment que les bénéfices seront pour les
+oeuvres pies! Quand comprendra-t-on qu'avec l'argent qui est le
+produit du crime, on ne saurait faire des oeuvres agréables à Dieu! il
+n'est bon tout au plus qu'à acheter le champ du sang: Hacel-dama! Dans
+les pays de race espagnole, on en est encore à ignorer que, exposer
+sciemment la vie pour amuser les gens est un crime, et que tourmenter
+les bêtes pour plaire aux badauds est contraire aux lois de la nature.
+Si j'étais gouverneur en pays espagnol, je considérerais comme mon
+premier devoir de convertir les cirques en écoles élémentaires, et si
+j'étais évêque, j'ordonnerais à chaque curé de lire en chaire, tous
+les jours, les versets de l'_Ecclésiastique_ et des _Proverbes_, qui
+stigmatisent ceux qui se plaisent à tourmenter les animaux. Au reste,
+personne n'ignore qu'une bulle de Sixte V frappe d'excommunication les
+fauteurs de ces jeux sanglants.
+
+Chemin faisant, j'entre dans une pharmacie dans le but de contrôler
+les renseignements divers que j'ai reçus sur la fièvre jaune. Elle a
+été très forte en août et dans les deux premières semaines de
+septembre. En ce moment elle est tombée à une moyenne de 12 cas par
+jour, et les médecins en guérissent un grand nombre.
+
+Les Européens y sont plus sujets que les indigènes.
+
+En effet, dans les zones tempérées, les poumons travaillent beaucoup
+plus que le foie; et celui-ci agit davantage dans la zone torride. Le
+nouveau débarqué, par le défaut d'équilibre dans ces deux fonctions, a
+bientôt la masse du sang corrompue. Les soldats espagnols ont aussi
+l'habitude de manger du fruit, et la digestion étant ici moins active,
+le corps se trouve engorgé et le sang se corrompt; Ajoutez à cela
+mille foyers d'infection, faute de propreté. Les médecins combattent
+la fièvre jaune par les diurétiques et les sudorifiques.
+
+Après le déjeuner je vais au collège de Belem, dirigé par les Pères
+Jésuites. Ils ont 200 internes et autant d'externes. Dans les
+dortoirs, je vois les petites cellules habituelles avec plafond en
+toile métallique.
+
+Je rends visite à M. José Solano y Granados, avocat, président du
+Conseil des Conférences de Saint-Vincent de Paul.
+
+Il y a à la Havane 7 Conférences comptant ensemble 120 membres et
+visitant 160 familles pauvres. Les Conférences répandent aussi un
+almanach, dirigent une bibliothèque et ont fondé un orphelinat. M.
+Solano m'y conduit, et j'y trouve 35 petits bons hommes de 10 à 12
+ans, bien éveillés et bien proprets, occupés aux études. Le défaut de
+bons chefs d'atelier fait qu'on n'a encore pu organiser les métiers,
+mais on espère y arriver. L'établissement est proprement tenu. Une
+inscription indique que la maison a été donnée par un curé; le
+directeur est un ingénieur distingué qui se dévoue à l'oeuvre sans
+rémunération. Malgré cela l'oeuvre coûte encore par an 5 à 6,000
+piastres, qu'on obtient par souscriptions.
+
+Je prie M. Solano de m'obtenir une carte d'entrée à la plantation de
+Toledo, située à 10 kilomètres, près de Marianao, et qui appartient à
+M. Duragnone.
+
+Nous passons plusieurs heures à causer sur les choses du pays, et à 11
+heures je m'endors sur ma toile métallique. Il avait été convenu avec
+trois autres passagers de l'_Éden_: un ingénieur français et deux
+Suisses, que celui qui s'éveillerait le premier vers 5 heures,
+éveillerait les autres, car il faut arriver à la gare pour le train de
+6 heures.
+
+Un des Suisses prend la lune pour le soleil et nous éveille à 4
+heures. La lune en effet est ici extrêmement brillante, et il faut
+s'en garer, car elle engendre des ophtalmies. Nous passons notre heure
+à nous préparer tout en riant, et jasant sans pitié pour les passagers
+qui dorment. Nous leur rendons ainsi la pareille, car ils en avaient
+fait autant jusqu'à 2 heures du matin.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+ Excursion à Marianao. -- La plantation de cannes de Toledo. -- Un
+ orage. -- 400 esclaves. -- Culture de la canne. -- Fonctionnement
+ de l'usine. -- Détails et prix. -- L'administration espagnole
+ dans la colonie. -- Le papier-monnaie et la Banque espagnole. --
+ Les autonomistes et les conservateurs. -- Avenir probable. --
+ Production du sucre et du café dans le monde entier. -- Le tabac
+ à la Havane. -- La fabrique de cigares de Villar-Villar. -- La
+ fabrique de cigarettes de Diego Gonzales. -- Le marché. -- La
+ presse. -- Le départ. -- Navigation dans le golfe du Mexique.
+
+
+Les tramways marchent dès 5 heures. Nous prenons place dans une
+voiture des blancs. Il y en a à meilleur marché dans lesquelles
+peuvent monter aussi les nègres. À 6 heures nous étions dans le train,
+en route pour Marianao. Dans notre vaste wagon à l'américaine, à
+chaque station un cylindre tourne et marque le nom de la station
+prochaine. Nous parcourons la campagne semée de patates, d'igname et
+de maïs. On coupe ici le maïs trois fois l'année et la même racine
+repousse trois fois, donnant chaque fois un épi. Nous voyons aussi de
+nombreux palmiers géants dont quelques-uns ont leur grand plumet et
+d'autres l'ont perdu; on nous dit que c'est un ver rongeur qui les
+décapite ainsi. Par-ci par-là des Chinois labourent ou coupent les
+cannes. À 8 heures 1/2 nous arrivons à Marianao, mais le billet porte
+d'autres noms: Concha au départ et Sama à l'arrivée. Ces changements
+de nom déroutent parfois le voyageur. M. Marchand, l'ingénieur
+français qui m'accompagne, me raconte qu'à une gare d'Allemagne, ayant
+demandé un billet pour Aix-la-Chapelle, on lui donna un billet sur
+lequel était écrit Aaken. Il le refusait en déclarant qu'il ne voulait
+pas aller à Aaken, mais à Aix-la-Chapelle, et on eut de la peine à lui
+faire comprendre que Aaken n'était que la traduction allemande
+d'Aix-la-Chapelle.
+
+À Marianao une voiture nous conduit d'abord chez M. Duragnone. Il
+occupe un fort beau château près du village. L'heure matinale ne lui
+permet pas de nous recevoir, mais il envoie un de ses domestiques à
+cheval pour donner ordre au concierge de nous laisser passer. On nous
+avait en effet parlé d'un nègre portier qui, fidèle à sa consigne,
+était aussi impitoyable que Cerbère.
+
+Après une demi-heure de trot à travers une campagne verdoyante et par
+un chemin mal entretenu, nous arrivons à la plantation. Le nègre ouvre
+à deux battants et nous traversons les champs de cannes pour arriver à
+la ferme. Nous entrons d'abord dans un vaste bâtiment enfermant une
+cour de 60 mètres de côté. Il a un étage sur rez-de-chaussée et
+portiques tout autour.
+
+La seule porte d'entrée est surmontée d'une tourelle portant une
+grosse cloche. C'est l'habitation des 400 esclaves qui travaillent à
+la ferme. Au centre un hangar couvre les lavoirs et la cuisine. Près
+de là, un immense tas de fumier répand une odeur infecte. J'interpelle
+l'assistant; il me dit que ce sont les balayures des bâtiments et que
+chaque deux dimanches les chars viennent les prendre.
+
+Les esclaves sont aux champs; mais au premier étage 70 enfants de tout
+âge grouillent au soleil. Les uns sont nus, les autres plus ou moins
+vêtus. Je remarque une petite fille attachée par un pied à la
+balustrade, exactement comme nos paysans attachent les poulets avec
+une ficelle. Les plus petits sont dans des paniers ou sur des lits.
+Une vieille négresse soigne tout ce petit monde. On nous montre une
+salle, future école mixte de tous ces négrillons et négrillonnes.
+
+Le rez-de-chaussée est divisé en plusieurs salles, ayant chacune à
+droite et à gauche un plancher surélevé qui sert de couche aux
+esclaves; ils s'y casent et forment leurs unions selon leurs
+sympathies. Ceux qui préconisent l'union libre n'ont qu'à venir voir
+ici à quoi elle réduit la famille, et à moins qu'ils n'aient perdu la
+raison, ils reculeraient d'horreur. Sur les toits et dans la cour je
+vois de nombreux _gallinasos_; c'est un vautour noir qui rend ici
+d'immenses services en avalant les ordures.
+
+L'esclavage a été réglementé en 1868. À partir de cette époque, le
+ventre a été déclaré libre. Cette expression signifie que tout enfant
+né d'une esclave est libre. Tout esclave arrivé à l'âge de 60 ans
+devient libre. En 1888, tous les esclaves seront libérés. Dans
+l'intervalle, si le maître ne paie pas à l'esclave le salaire convenu,
+celui-ci peut s'adresser à l'autorité, qui lui donne la liberté.
+
+Un peu au-delà de l'habitation, il y a l'infirmerie, occupée par 25
+esclaves. Un infirmier et un _partorero_ (accoucheur) y sont en
+permanence. Le docteur de Marianao y vient tous les jours.
+
+Nous passons au compartiment des machines. Elles sortent en grande
+partie de l'usine Cail de Paris, et sont de fortes dimensions. Comme à
+l'Infanta près Lima, le tablier sans fin amène les cannes sous les
+cylindres; le jus, par la pression à vapeur, s'en va dans des
+réservoirs au haut de l'usine. De là, il descend dans des cuves
+diverses pour se purifier et se délivrer de l'eau et autres éléments
+étrangers; puis il passe dans 8 turbines qui font 800 tours à la
+minute et séparent le sucre de la mélasse. Celle-ci s'en va dans un
+immense réservoir au-dessous de l'usine et est vendue aux
+distillateurs qui en extraient le rhum.
+
+Le mécanicien est un Catalan fort aimable. Il nous fait remarquer une
+nouvelle turbine que vient d'inventer un représentant des usines de
+Fives-Lille, résidant à Cuba. Elle consiste en une spirale se
+développant sur un cône de cuivre qui fait 1,500 tours à la minute: un
+couvercle qui l'emboîte est percé de trous et fait 500 tours à la
+minute; la pâte sucrée passe par le haut, parcourt la spirale,
+rejetant la mêlasse par les trous du couvercle, et le sucre purifié
+sort par le bas. Le premier essai a donné de bons résultats. Ce
+système épargne la nécessité de l'arrêt des turbines pour les dégarnir
+et les regarnir. L'usine n'emploie pas le noir animal; elle ne produit
+que le sucre jaune expédié aux raffineries d'Europe ou d'Amérique.
+
+La vapeur est produite par onze générateurs ou chaudières de 40 pieds
+de long sur 5-1/2 de diamètre. L'usine travaille cinq mois de l'année
+et produit environ 30 tonnes de sucre par jour. On le met en pipes de
+70 arobas chaque (l'aroba équivaut à 25 livres, environ 12 kilog.).
+
+On en remplit environ 4,000 par an.
+
+L'usine produit une moyenne annuelle de 66,000 quintaux de sucre. Il
+est vendu environ 5 fr. l'aroba sur les marchés de New-York.
+
+En ce moment l'usine ne brille pas par l'ordre et la propreté, mais
+c'est l'époque où elle ne travaille pas.
+
+Pour économiser l'eau, la vapeur est condensée et ramenée de nouveau à
+l'état liquide.
+
+Le contre-maître ou directeur, grand gaillard aux épaules carrées, à
+la figure bronzée, veut bien me donner, sur la plantation divers
+renseignements. Elle embrasse 65 _caballerias_ de terre. Cette mesure
+en usage dans le pays est un carré de 432 _varras_ de côté, soit
+186,624 _varras_ carrées. La _varra_ étant de 3 pieds espagnols, soit
+0m 86, la _caballeria_ correspond à 160,496 mètres carrés, soit un peu
+plus de 16 hectares.
+
+Le terrain de la plantation n'étant pas de première qualité, ne donne
+qu'environ 600 chars de cannes de 150 arobas chaque, par _caballeria_.
+Cela fait 90,000 arobas ou 1,080,000 kilog. de cannes qui produisent
+300 caisses de sucre de 16 arobas chaque, soit 4,800 arobas ou 57,600
+kil.
+
+De sorte que 1,080 tonnes de cannes donnent 57 tonnes 1/2, soit moins
+de 6%.
+
+En divisant ces chiffres par 16, on trouve qu'un hectare de terre
+produit 67 tonnes de cannes et 3,600 kilog., soit un peu plus de 3
+tonnes 1/2 de sucre.
+
+Les bons terrains peuvent donner au maximum 700 chars de cannes de 150
+arobas par _caballeria_. Le prix de la terre varie de 300 à 500
+piastres or par _caballeria_. Les esclaves sont nourris et payés 6
+piastres papier par mois, soit environ 10 sous par jour, puisque 2
+piastres papier ne valent qu'une piastre or. La nourriture coûte de 1
+fr. à 1 fr. 50 par esclave. Le matin à l'aube la cloche les appelle et
+on leur donne du café; à 11 heures, du riz ou du _tajaco_, viande
+salée qui vient de Montevideo, ou de la morue. Le soir, avant le
+coucher, ils mangent du maïs, des haricots noirs, ou quelque chose
+d'analogue.
+
+On peut voir par ces chiffres que la plantation de cannes dans l'île
+de Cuba laisse au planteur de beaux bénéfices. Toutefois, l'excès de
+production et la concurrence de la betterave produisent en ce moment
+une complète stagnation.
+
+La canne une fois plantée dure de sept à huit ans, selon les terrains.
+On la coupe une fois l'an. La deuxième et la troisième récoltes sont
+les plus abondantes. La canne doit être débarrassée de toute herbe;
+c'est pourquoi les esclaves la nettoient trois fois l'an par un léger
+labour à la pioche.
+
+Nous nous proposions d'aller dans les champs pour voir au travail 250
+esclaves, lorsqu'un déluge arrive et nous force à rester dans l'usine.
+Un quart d'heure après les pauvres esclaves arrivent complètement
+trempés; les surveillants aussi sont absolument inondés, eux et leurs
+chevaux.
+
+Nous les suivons à l'habitation. Ils se rangent sous les portiques, en
+ligne de bataille. Le directeur arrive, un récipient de fer blanc à la
+main, et le présente aux lèvres de chacun et de chacune à tour de
+rôle. Il a soin de le retirer promptement après la première gorgée. À
+un signal donné, tout ce monde se disperse et s'en va dans les
+chambrées changer de linge. Je demande au directeur quel est le
+liquide qu'il vient de distribuer d'une manière si singulière. Il met
+sa main dans le seau de fer blanc et me présente son doigt à sucer.
+Naturellement je refuse, et mettant moi-même un doigt dans le seau, je
+le porte à la bouche, et je constate ainsi que le liquide est du rhum.
+
+J'inspecte les chaudrons de la cuisine; un vieux nègre y plonge les
+haricots noirs, les morues et les ignames dans un état de propreté à
+peu près égal à celui de nos paysans lorsqu'ils préparent la
+nourriture aux vaches.
+
+Le dimanche, les esclaves travaillent jusqu'à 9 heures du matin.
+Quelques-uns obtiennent ensuite la permission d'aller à la messe à
+Marianao.
+
+Nous saluons ces braves gens, remercions le directeur et le
+mécanicien, et chemin faisant nous voyons sur le tronc de chaque
+palmier géant décimé par les vers, un énorme _gallinaso_, les ailes
+déployées, qui se sèche au soleil. On dirait autant de hampes
+surmontées de l'aigle impérial.
+
+À Marianao, je laisse une carte à M. Duragnone pour le remercier de
+son obligeance, et nous reprenons le train qui doit nous ramener à la
+Havane. Je me trouve à côté d'un créole très distingué qui parle
+parfaitement le français. Je l'interroge sur les hommes et les choses
+du pays, et d'abord sur l'origine de ces sales petits billets de
+papier-monnaie qui à eux seuls suffiraient à propager la fièvre jaune.
+Il me dit que la banque espagnole, établie à Cuba, au capital de
+4,000,000 de piastres, avait été autorisée à émettre des billets pour
+une égale somme. Plus tard, ayant porté son capital à 8,000,000, elle
+fut autorisée à élever son émission de papier à 16,000,000 de
+piastres; mais à l'époque de l'insurrection, le gouvernement ayant
+besoin d'argent, l'engagea à émettre pour son propre compte 40,000,000
+de piastres, qui d'abord eurent cours au pair. Plus tard, voyant que
+le gouvernement se refusait à les rembourser, ils commencèrent à
+baisser, et ils perdent en ce moment 110%. Dans ces dernières années,
+on a établi un impôt dont le produit est destiné à l'amortissement de
+ce papier-monnaie; mais le gouvernement, toujours à court d'argent, ne
+cesse de l'employer ailleurs par des virements.
+
+Après la Révolution, l'Espagne a accordé une certaine représentation
+aux habitants de Cuba. Ils envoient aux Chambres, à Madrid, une
+trentaine de députés et une douzaine de sénateurs. Le suffrage est
+restreint. Il faut payer un impôt de 25 piastres pour être électeur.
+Toutefois, tout cela est rendu illusoire par le pouvoir accordé au
+capitaine général, de suspendre la constitution toutes les fois qu'il
+en trouve la convenance. De plus, de nombreuses lois préexistantes à
+la constitution n'ont pas été abrogées, et le gouverneur les applique
+lorsque cela lui convient, bien qu'elles détruisent les garanties
+constitutionnelles.
+
+Le pays est divisé en deux partis: les autonomistes et les
+conservateurs. Le premier est surtout composé de créoles qui réclament
+l'autonomie et voudraient être placés vis-à-vis de l'Espagne à peu
+près dans une situation analogue à celle du Canada à l'égard de
+l'Angleterre. Les conservateurs sont surtout des Espagnols qui
+préconisent l'assimilation et se perdent en distinctions subtiles
+entre assimilation et identité. Au fond, ils amusent le public en
+paroles, pour conserver le _statu quo_ qui leur permet de s'enrichir.
+
+Les impôts qui, avant la Révolution, s'élevaient à 13,000,000 de
+piastres, atteignent maintenant 35,000,000. Si le gouvernement né
+remplit pas ses caisses, les employés qu'il envoie ici font de rapides
+fortunes. Ils vont en jouir dans la mère patrie pour faire place à
+d'autres. On cite tel directeur de douanes qui, après 2 ans d'emploi,
+possédait 700,000 piastres. Dans le journal _La Democracia historica_
+du 25 courant, je lis le fait d'un nommé Carlos Urretia, inspecteur de
+police, qui avait autorisé les filles d'une maison publique à voler
+l'argent de ceux qui les visiteraient, leur promettant l'impunité à
+condition de partager avec lui. Ce brave homme, pris en flagrant
+délit, a été condamné à deux ans de _presidio_. Avec une pareille
+administration, un pays ne saurait prospérer. Mais le parti
+conservateur se moque des récriminations. Il a su former un corps de
+volontaires de 70,000 hommes dont il a soin d'exclure les
+autonomistes, et gare à qui lui résistera.
+
+Il y a quelque temps, un capitaine général intelligent et honnête
+voulait donner une certaine satisfaction aux autonomistes. Il se vit
+bientôt cerné par 14,000 volontaires qui envahirent son palais et
+l'embarquèrent pour le renvoyer en Espagne. S'ils n'ont pas toujours
+été aussi violents, ils ont toujours réussi à faire déplacer tout
+capitaine général qui ne faisait pas assez bien leurs affaires. Si au
+moins ces volontaires couraient sus aux bandes de brigands qui en ce
+moment ravagent la campagne et rançonnent les propriétaires! Durant la
+Révolution, les Cubains avaient voulu se donner aux États-Unis; mais
+ceux-ci, qui sortaient à peine de la grande lutte qui avait abouti à
+l'abolition de l'esclavage, redoutaient l'entrée dans l'Union d'un
+pays à esclaves, et ils refusèrent. Dans quatre ans, cette question
+aura cessé d'exister, et au premier embarras de l'Espagne, si les
+Cubains renouvellent l'offre, elle pourrait bien être acceptée.
+
+Combien mieux aimée eût été la mère patrie si, par une administration
+sage et honnête, elle s'était attachée le coeur de ses sujets de
+Cuba! Mais comment pourrait-elle donner au loin cette administration
+sage et honnête, puisqu'elle en manque elle-même dans son sein, et que
+les plaies dont elle afflige les colonies sont celles mêmes dont elle
+souffre à son tour depuis si longtemps!
+
+Pendant que nous causons, le train approche de la ville, et je demande
+le prix des terrains à bâtir. Dans les faubourgs, ils se payent
+environ 20 fr. le mètre carré, et dans le centre à peu près 100 fr. le
+mètre carré.
+
+Mais revenons à la canne à sucre, qui forme la richesse de l'île.
+Colomb, dans son second voyage, commença par porter des Canaries la
+canne créole. En 1795, Francisco Arango introduisit celle de Taïti.
+Puis on porta celle de Java, et en 1826 la cristalline de la
+Nouvelle-Orléans.
+
+On calcule en ce moment, que tous les ans, dans le monde entier, on
+produit et on consomme 5,335,000 tonnes de sucre, dont 1,465,000 sont
+de sucre de betterave et 120,000 de maïs et autres grains.
+
+Des 3,750,000 tonnes de sucre de canne, l'île de Porto-Rico produit
+150,000 tonnes, Cuba 630,000 tonnes, les Philippines 200,000 tonnes,
+les Antilles françaises y compris la Réunion 150,000 tonnes, les
+Antilles anglaises y compris Maurice 200,000 tonnes, Java 200,000, le
+Brésil 200,000, la Chine 50,000, la Louisiane 100,000, et le reste
+divers autres pays.
+
+Cuba produit aussi une quantité assez considérable de café. On calcule
+de la manière suivante la production du café dans le monde entier: le
+Brésil 176,000,000 de livres, Java 124, les îles Célèbes 1, l'Arabie
+3, Sumatra 8, Ceylan 40, l'Équateur 1/5 de million, les Philippines 3,
+Vénézuéla 35, Nicaragua 2-1/2, Guatemala 120, les Antilles anglaises
+8, les Antilles françaises et hollandaises 2, Cuba et Porto-Rico 30,
+Malabar et Missouri 5 millions.
+
+Après le sucre, le tabac forme le principal revenu de Cuba. À la
+Havane, on rencontre à chaque pas des magasins remplis de ballots de
+tabac du poids d'environ 100 livres. Le prix varie de 50 à 200
+piastres le quintal. Le meilleur vient de la _Vuelta Abajo_ et sert à
+faire les cigares exquis de la Havane; le plus grossier s'en va en
+Allemagne. Le gouvernement français entretient ici un agent pour
+l'achat du tabac nécessaire à ses manufactures. Le consul est chargé
+des traites, et cela lui forme un _boni_ moyen d'environ 30,000 fr.
+l'an ajouté à son traitement, qui est de 40,000 fr.
+
+Je ne veux pas quitter la Havane sans visiter une fabrique de cigares
+et une de cigarettes. Chez Villar-Villar, Calle de la Industria, nº
+174, je trouve 200 ouvriers fabricant 62 sortes de cigares; les
+_villares flor fina_ valent 500 piastres le 1,000, ce qui les met à 2
+fr. 50 pièce; ils sont gros et longs de 18 centimètres. Les _Londres
+de Corte_ valent 40 piastres le 1,000, les _Rothschild flor fina_
+valent 125 piastres le 1,000, les _Victoria_ 110 piastres, les _Damas_
+ou petits cigares pour dames 38 piastres, etc. Il faut ajouter à cela
+le droit d'exportation qui est de 2 piastres le mille, et celui
+d'importation qui est de 25 fr. le kilog. en France et de 15 fr. en
+Allemagne, le port et le bénéfice du détaillant, etc. Les ouvriers
+sont payés à raison de 24 piastres le 1,000. Ils font une moyenne de
+100 cigares de luxe par jour et gagnent ainsi de 12 à 15 fr. Nous les
+voyons à l'oeuvre; ce n'est pas peu de chose que de former un cigare
+de luxe. Il faut choisir le tabac qu'on place à l'intérieur, et en
+poser les couches avec attention; puis choisir encore mieux la feuille
+qui les enveloppera. Cette feuille doit être sans défaut. Les jaunes
+clair couvriront les cigares destinés à l'Allemagne, les autres ceux
+qui vont en France et en Angleterre. Le difficile c'est de bien former
+la pointe. L'ouvrier colle avec une pâte de farine le dernier morceau,
+et lorsque c'est nécessaire, il perfectionne le bout avec ses lèvres.
+Le cigare est ensuite mesuré, coupé et passé à ceux qui opèrent le
+triage. Les côtes des feuilles sont jetées. Le tabac est employé à
+l'état naturel sans aucune sauce. C'est le même tabac qui sert aux
+divers cigares. Ce n'est que le poids, la façon et le luxe du
+paquetage qui en changent le prix. Dans l'entrepôt, nous voyons
+amoncelés 3,000 ballots de la récolte de 1883, contenant chacun 100
+livres. Ils valent 200,000 piastres, soit 1,000,000 de francs. Tous
+les jours, des _moricos_ baignent dans l'eau la quantité qui sera
+travaillée le jour même. Le tabac ordinaire doit être consommé dans
+l'année de la récolte. Le meilleur se conserve 2 ans. Réduit en
+cigares, il se conserve plus longtemps. Avant de nous quitter, M.
+Villar pousse l'amabilité jusqu'à nous remettre à chacun un _villar
+flor fina_, son plus cher et meilleur cigare. Je ne suis pas
+connaisseur, mais mes compagnons le trouvent délicieux, seulement vu
+sa grosseur et sa longueur (0m 18) il dure trop longtemps et accumule
+au bout une trop forte quantité de nicotine.
+
+À la fabrique des cigarettes de Diego Gonzales, Calle de la Reina, je
+trouve 400 Chinois. Les uns ont la queue, les autres l'ont coupée,
+quelques-uns portent la blouse nationale et de grosses lunettes.
+
+Une machine à vapeur fait fonctionner les lames qui coupent le papier
+et le tabac: le papier est de 3 sortes: jaune en paille de blé, bleu
+en coton, et brun ou pectoral. Le tabac est coupé court et fin. Les
+Chinois le plient avec rapidité dans le papier et en replient le bout
+avec une espèce de dé en fer blanc. Ils sont payés à raison de 4
+piastres papier la _tarea_ de 6,100 cigarettes. Un homme peut faire en
+moyenne 1/2 _tarea_ par jour. On a de la peine à surveiller ces
+célestiaux pour les empêcher de fumer l'opium et de parfumer ainsi
+leur travail. Une salle séparée est occupée par 50 femmes, elles font
+les cigarettes aussi bien et aussi vite que les hommes, et reçoivent
+le même salaire.
+
+La caisse est toujours ouverte, chaque ouvrier peut à tout moment de
+la journée y porter son travail et en recevoir le montant. On fait
+tous les jours une moyenne de 180 _tareas_, soit plus de 1,000,000 de
+cigarettes. Elles sont mises en paquets de 12 et vendues à raison de 2
+fr. 50 ou une piastre papier les 27 paquets.
+
+Selon mon habitude, je me rends au marché principal. C'est un grand
+corps de bâtiments à portiques extérieurs. Sous ces portiques sont
+des magasins ou bazars surmontés de logements. La cour couverte est
+occupée par les vendeurs de viande, de fruits et de légumes. Cette
+disposition est défectueuse, parce que les magasins empêchent la
+circulation de l'air.
+
+[Illustration: Grandes Antilles.--Cuba.--Plaza de Arme.--Statue de C.
+Colomb.--Chapelle où fut dite la première messe en Amérique.]
+
+Avant de quitter la ville, nous venons encore une fois à la plaza de
+Arme ou place centrale, voir la colonne surmontée d'une madone et
+portant sur le piédestal un buste de Christophe Colomb. Elle s'élève
+au-devant d'une chapelle dans laquelle en 1519 fut célébrée la
+première messe dans l'île.
+
+Enfin je dis adieu à la Havane et monte sur une nacelle qui me ramène
+au steamer. L'odeur du port est nauséabonde: il reçoit tous les égouts
+de la ville; c'est pourquoi ses abords sont toujours les premiers
+visités par le _vomito negro_. La Supérieure du Sacré-Coeur me disait:
+«Nous n'avons plus perdu de soeurs de la fièvre jaune depuis que nous
+nous sommes éloignées du port.»
+
+Nous passons encore à côté de beaux steamers qui vont à New-York; ils
+ont un double étage de cabines ouvrant sur un promenoir extérieur.
+Vers le commencement du mois, un d'eux, dans un cyclone, a eu le salon
+enlevé. Le déplacement de la cargaison avait couché le navire sur le
+flanc et le gouvernail avait été emporté. Le maître d'hôtel seul et un
+domestique ont perdu la vie. Après deux jours la tempête s'étant
+calmée, le navire a pu être remorqué et les passagers sauvés.
+
+En quittant la terre, j'avais acheté un journal: la _Democratia
+Historica_. J'en cite un paragraphe pour donner le ton de la presse de
+ce côté des mers:
+
+«Escribimos (harto lo sabemos) sobre un volcan de passiones: no
+importa. Siempre necessitan las grandes audacias de la libertad el
+fuego subterraneo de los pueblos, la sanguinaria rabia de los
+despotas, los immortales delirios de la fè republicana, factores
+tremendos de la sociedad moderna, labor genesiaca y épica que forma
+con sus convulsiones irascibles y sus imponentes calmas la corteza de
+la libertad y el granito de la democracia.»
+
+«Nous écrivons (déjà nous le savons), sur un volcan de passions; peu
+importe. Les grandes audaces de la liberté nécessitent toujours le feu
+souterrain du peuple, la rage sanguinaire des despotes, les délires
+immortels de la foi républicaine, facteurs terribles de la société
+moderne, travail génésiaque et épique qui avec ses convulsions
+irascibles et ses calmes imposants forment l'écorce de la liberté et
+le granit de la démocratie.»
+
+Nous arrivons à l'_Éden_ une demi-heure en retard de l'heure du repas,
+et j'ai de la peine à exiger de mon nègre qu'il me serve à dîner. Le
+soir, M. Solano et ses amis Palacios et Caballero ont l'amabilité de
+venir passer la soirée sur le navire. M. Solano est avocat et
+m'apprend que, d'après les lois cubaines, le père peut disposer par
+testament de 1/5 de ses biens en faveur d'un parent ou d'un étranger,
+et qu'au surplus il peut encore donner à titre de préciput à un de ses
+enfants le 1/3 des autres 4/5.
+
+La recherche de la paternité est permise, et si, de l'ensemble des
+faits, le juge est convaincu de la culpabilité, il condamne le
+séducteur à donner une dot à la mère et à reconnaître l'enfant, à
+moins qu'il ne préfère régulariser la position par le mariage.
+
+Le lendemain, à 8 heures, nous sortons du port et suivons les côtes de
+l'île.
+
+Le 26 septembre nous entrons dans le golfe du Mexique et naviguons au
+sud-ouest.
+
+Le 27, même navigation, orages fréquents. De nombreux petits oiseaux
+se réfugient sur le navire et se laissent prendre avec facilité.
+Déluge durant la nuit.
+
+Le 28, vers le soir, nous arrivons à Vera-Cruz.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+ La République mexicaine. -- Surface. -- Constitution. --
+ Population. -- Les diverses branches ou familles indiennes. --
+ Cause de leur dépérissement. -- Revenus. -- Dépenses. -- Chemins
+ de fer. -- Télégraphe. -- Poste. -- Instruction publique. --
+ Mines. -- L'isthme de Tchuantepec. -- Histoire. -- Fernando
+ Cortez et la conquête. -- Fin de Montézuma, dernier empereur des
+ Aztecas. -- Les sacrifices humains. -- Le vice-roi. -- Fin
+ tragique de deux empereurs.
+
+
+La République fédérative mexicaine comprend un territoire de 1,920,000
+kilomètres carrés, presque 4 fois la surface de la France. Elle compte
+27 États; 5 vers le nord: Sonora, Chihuahua, Coahuila, Nueva-Leon et
+Tamaulipas; 4 sur le golfe du Mexique: Vera-Cruz, Tabasco, Campêche,
+Yucatan; 7 sur le littoral du Pacifique: Sinaloa, Xalisco, Colima,
+Michoacan, Guerrero, Oaxaca, Chiapas; 11 dans le centre: Durango,
+Zacatecas, Aguascalientes, San Luis Potosi, Guanajuato, Queretaro,
+Hidalgo, Mexico, Morelos, Puebla, Tlaxcala. Aux 27 États il faut
+ajouter le district fédéral et le territoire de la Basse-Californie.
+
+Ces États sont indépendants et confédérés. Le pouvoir exécutif est
+confié à un président de la République élu pour quatre ans et entouré
+de six ministres responsables. Le pouvoir législatif est exercé par le
+Congrès formé de deux Chambres: le Sénat et la Chambre des députés.
+Chaque État élit deux sénateurs pour quatre ans; ils se renouvellent
+par moitié tous les 2 ans. Les députés sont élus en raison de 1 pour
+40,000 habitants et se renouvellent aussi par moitié tous les deux
+ans. Toutes les élections se font par le suffrage universel.
+
+La constitution de 1857, qui régit le pays, commence ainsi:
+
+«En el nombre de Dios y con la autoritad del Pueblo mexicano; los
+rapresentantes de los diferentes Estados, etc...»
+
+Puis vient l'énumération des droits de l'homme, la définition et
+distribution des pouvoirs, etc.
+
+Le pouvoir judiciaire est confié à une Cour suprême composée de 11
+membres élus pour six ans. Viennent ensuite les tribunaux de district
+et de circuit. La noblesse est abolie, les Ordres religieux sont
+proscrits, l'instruction est laïcisée; l'Église est séparée de l'État.
+
+Les Mexicains ont copié servilement l'oeuvre de nos révolutionnaires,
+et, comme nous, ils ont donné jusqu'à ce jour le triste spectacle de
+continuelles révolutions, tombant alternativement du despotisme
+militaire dans l'anarchie.
+
+[Illustration: Mexique--Indiens Apacas.]
+
+D'après le cens de 1879, la population compte 9,873,670 habitants. Sur
+ce chiffre, 48% sont du sexe masculin, et 52% du sexe féminin, 19%
+sont Européens ou Espagnols américains, 38% indigènes ou Indiens, 43%
+de race mêlée. Parmi les indigènes Indiens, la branche
+
+ ou famille mexicaine compte 1,626,511 membres.
+ La famille Sonorense Opatu-Pima 84,000 --
+ La branche Guaicura et Cochinii-Laimon 2,533 --
+ -- Séri 200 --
+ -- Tarasca 230,000 --
+ La race ou famille Zoque Mixe 55,000 --
+ La famille Totonaca 90,000 --
+ -- Mixteco-Zapoteca 578,000 --
+ -- Matlalzinga o Pirinda 5,000 --
+ -- Maya 400,000 --
+ -- Chontal 31,000 --
+ -- Huave 3,800 --
+ -- Apache 10,000 --
+ -- Othomi 650,000 --
+ ------------------
+ TOTAL 3,766,044 membres.
+
+En 1810, ils étaient 3,676,281. Ils sont restés presque, stationnaires
+pendant que la race mêlée a triplé, et que l'européenne a augmenté de
+69%.
+
+Plusieurs Mexicains semblent voir la cause de la future disparition
+des indigènes dans leur indolence, dans leurs mauvais logements et
+maigre nourriture; mais ceux qui emploient l'Indien savent que
+lorsqu'il est encouragé, il travaille plus que tout autre, et s'il est
+mal nourri, c'est qu'il est mal rétribue; s'il est mal logé, c'est que
+les propriétaires se soucient peu de le loger mieux. En un mot,
+l'Indien, s'il n'est pas relégué comme aux États-Unis dans ses
+_Réservations_, c'est que le propriétaire mexicain préfère l'utiliser
+et en tirer tout ce qu'il peut, en lui donnant le moins possible.
+
+Dans plusieurs États et notamment dans la ville de Mexico, la
+mortalité excède les naissances. Pour Mexico on attribue le fait à
+l'infection de l'air causée par les égouts de la ville et les marais
+des campagnes. Depuis longtemps on propose le drainage de la vallée
+pour assainir la capitale.
+
+Le revenu, d'après les dernières statistiques que m'a fournies le
+ministère de Formento (Travaux publics), a été:
+
+ Pour le Gouvernement fédéral, de 21,936,165 piastres.
+
+ Pour les États 7,011,962 --
+ --------------------
+ Soit un total de 28,948,127 piastres.
+
+ La piastre mexicaine vaut environ 4 fr. 50.
+
+ La dépense a été de 20,431,896 piastres.
+ pour le Gouvernement fédéral, et de 6,825,684 --
+ pour les États.
+ --------------------
+ Soit un total de 27,257,580 piastres.
+
+ Pour tous les États, la valeur de la propriété urbaine
+ est évaluée à 169,684,376 piastres.
+
+ La propriété rurale à 181,873,994 --
+ ----------------------
+ Ce qui fait un total de 351,568,530 piastres.
+
+ Les chemins de fer en exploitation
+ comptent 1,055 kilomètres.
+
+ Sont en construction actuellement 6,856 --
+ Et sont concédés ou à l'étude 4,906 --
+ -----------------
+ Soit un total prochain de 12,817 kilomètres.
+
+La subvention de l'État pour les diverses lignes varie de 6,000 à
+9,000 piastres par kilomètre.
+
+Les lignes télégraphiques atteignent presque 17,000 kilomètres et ont
+expédié dans l'année 800,800 dépêches qui ont produit 400,000
+piastres. La poste expédie 7,000,000 de lettres et plis et produit
+600,000 piastres.
+
+L'instruction publique comprend 2 élèves par 100 habitants. Les
+États-Unis ont 17-1/2 élèves par 100 habitants; l'Allemagne, le
+Danemark, la Suisse en ont 15; la France, les Pays-Bas 13;
+l'Angleterre et la Norwège 12; la Belgique 11; l'Autriche et l'Espagne
+9; l'Irlande 8; la Hongrie 7; l'Italie 6; la Grèce et la République
+Argentine 5; l'Uruguay 3; le Portugal 2-1/2 et la Russie 2. Il n'y a
+que le Brésil, la Turquie, l'Équateur et le Vénézuéla qui en ont moins
+de 2.
+
+Les mines, depuis la découverte du Mexique, ont donné plus de 15
+milliards de francs. Dans presque tous les États on trouve l'argent,
+l'or, le cuivre, le plomb, mais faute de capitaux et d'initiative,
+l'exploitation se fait encore d'une manière imparfaite et primitive.
+
+Les 14 Monnaies de la République depuis 1537 jusqu'à 1880 ont frappé
+pour 3 milliards de piastres d'argent et pour 118 millions de piastres
+d'or.
+
+On sait que les États-Unis, n'ayant pu réussir à se rendre maîtres du
+canal de Panama, cherchent à le contrecarrer, tantôt en faisant croire
+qu'ils vont exécuter le canal de Nicaragua, tantôt en publiant qu'ils
+vont construire un chemin de fer à l'isthme de Tehuantepec pour
+transporter les vaisseaux d'un Océan à l'autre. Le gouvernement
+mexicain vient en effet de concéder à un général américain[2] la
+construction de ce chemin de fer, mais il doute fort lui-même que ce
+projet se réalise jamais.
+
+ [Note 2: Dans les deux Amériques, lorsqu'on dit Américain
+ tout court on désigne toujours un sujet des États-Unis de
+ l'Amérique du Nord.]
+
+Rappelons rapidement les faits principaux de l'histoire du Mexique. Il
+a été conquis par l'Espagnol Fernando Cortez. Son père lui faisait
+apprendre le latin à l'Université de Salamanca, mais le futur
+guerrier, préférant l'action à ce vieux langage, s'en alla à Naples
+servir sous Fernando de Cordoba. En 1511 il accompagna Diego-Velasquez
+à son expédition de Cuba. Là il se fit éleveur de bétail et fut mis en
+prison par le même Diego-Velasquez, gouverneur, pour intrigues
+d'amour. Il se sauva deux fois et finit par organiser pour son propre
+compte une expédition au Mexique. Il partit de la Havane le 10 février
+1519 avec 508 soldats, 110 hommes d'équipage, 32 arbalétriers, 13
+fusiliers, 209 Indiens et quelques Indiennes pour domestiques. Avec
+cette armée il devait conquérir un empire de 16,000,000 d'habitants.
+Le 12 mars, il arriva à Tabasco et en soumit les Caciques à la suite
+de trois batailles. Ces Caciques lui firent présent de 10 jeunes
+filles dont une, nommée Malintzin, et baptisée sous le nom de Marina,
+devint son épouse et sa plus fidèle coopératrice. Elle lui servit
+d'interprète et fit avorter les diverses conspirations qui le
+menacèrent. Le Jeudi-saint, 21 avril 1519, Cortez débarquait à
+Vera-Cruz. Organisateur aussi bien que militaire, Cortez fit nommer un
+_Ayutamiento_ et légaliser son autorité. Les Indiens le reçurent
+amicalement et l'informèrent qu'ils étaient tributaires de Montézuma,
+le grand Empereur qui régnait à Mexico. Il mit toujours beaucoup de
+soin à se renseigner sur les choses du pays à mesure qu'il avançait.
+Ayant appris que Montézuma était en mésintelligence avec Ixtlixochitl,
+un de ses frères auquel il avait cédé une partie du royaume, il
+profita aussitôt de cette situation et s'allia avec Ixtlixochitl et se
+dirigea sur Mexico. Montézuma le reçut amicalement. Un personnage
+mystérieux, blanc, barbu et vêtu d'une soutane, qui avait prêché aux
+Mexicains une religion nouvelle et leur avait appris à mieux utiliser
+la terre et à extraire les métaux, leur avait prédit que des hommes
+blancs et barbus comme lui viendraient à la suite du temps et se
+rendraient maîtres de l'Empire. Cette tradition, qui se conservait
+aussi au Pérou, fut cause que Montézuma et les indigènes se soumirent
+facilement aux Espagnols. Toutefois Cortès, comme Pizarro au Pérou,
+jugea bon de faire l'empereur prisonnier. Il laissa le commandement à
+Pedro de Alvaredo pour aller combattre Panfilo de Navarez que le
+gouverneur de Cuba avait envoyé contre lui.
+
+Au mois de mai, les Mexicains avaient l'habitude de célébrer une
+grande fête, et demandèrent à Alvaredo la permission de la faire selon
+l'usage. Celui-ci consentit, à condition qu'ils seraient sans armes;
+mais pendant qu'ils étaient au temple dans la nuit, il les fit tous
+tuer pour les voler. La population se souleva et chassa les Espagnols.
+Ceux-ci, en se retirant, tuèrent le malheureux Montézuma. Cortez
+réorganisa avec les Indiens ses alliés une armée de 250,000 hommes, et
+revint à Mexico qu'il attaqua avec une flottille de bateaux. Cette
+capitale était alors au milieu d'une lagune comme Venise. Les
+Mexicains firent une résistance héroïque, et Cortez n'en vint à bout
+qu'en démolissant les maisons pour remplir les canaux. Le 13 août
+1521, il était maître de Mexico. Plus de 100,000 personnes périrent
+dans la bataille.
+
+Cortez trouva au Mexique, comme Pizarro au Pérou, un peuple d'une
+civilisation avancée, ayant ses monuments, ses temples et ses arts: il
+est regrettable que les archives et la plupart des monuments de ces
+peuples aient été détruits par les premiers missionnaires, comme
+entachés de paganisme. Nous aurions certainement trouvé le point de
+jonction de cette race à la race égyptienne et phénicienne à laquelle
+sa civilisation semble empruntée. Tout ce que nous savons, c'est que
+diverses races s'étaient superposées, et que plusieurs dynasties
+s'étaient succédées. La plus puissante de ces races, celle qui finit
+par dominer les autres, fut celle des Aztecas. Les premiers habitants,
+les Toltecas, avaient une religion simple et naturelle. Ils adoraient
+un Dieu unique et créateur qu'ils appelaient Tloque Nahuaque, et lui
+offraient des _copalli_, offrandes d'oiseaux et de fleurs. Les
+Chichimecas vinrent ensuite, et peuple barbare, ils altérèrent la
+religion. Enfin les Aztecas, peuple guerrier, imposèrent leur culte.
+Leurs principales divinités étaient Huitzilopochtli, dieu de la
+guerre; Tlaloc, dieu de l'eau; Tezcatlipoca, dieu du ciel;
+Quelzalcoatl, dieu de l'air; Miclantuectli, dieu de l'année et des
+herbes; Ceuteotl, dieu du maïs; Tezcatzoncatl, dieu du pulche;
+Cuatlicue, déesse des fleurs. Ces dieux étaient représentés en statues
+de pierre, et on les voit aujourd'hui dans le musée de Mexico.
+
+Les temples consistaient en deux tourelles ou petites chapelles
+situées au sommet d'une grande pyramide tronquée, construite en adobe;
+on y montait par un escalier central ou par un escalier en spirale. Le
+temple principal de Mexico était consacré au dieu de la guerre et au
+dieu du ciel, et se trouvait sur l'emplacement qu'occupe actuellement
+la cathédrale. Les prêtres chargés du culte étaient couverts d'un
+manteau noir. Ils portaient d'horribles figures sur les vêtements,
+avaient les cheveux épars, les mains et le corps souillés de sang. Les
+offrandes à la divinité n'étaient plus seulement l'encens, les fruits,
+les fleurs, les animaux et les danses, mais surtout les sacrifices
+humains. Ils avaient lieu en temps de sécheresse ou d'ouragan, avant
+de se mettre en guerre, au couronnement des rois, etc.
+
+Les victimes étaient les prisonniers de guerre. Arrivés au sommet de
+la pyramide, on allongeait la victime sur une pierre, le prêtre lui
+ouvrait la poitrine avec un couteau de ixtli, lui arrachait le coeur
+qu'il offrait à la divinité, et jetait le corps au bas de la pyramide.
+Le peuple, à la vue du sang, commençait les danses, et chacun
+continuait à danser jusqu'à sa maison.
+
+À la fête du dieu Tlaloc, on sacrifiait des petits enfants que des
+mères pauvres vendaient aux prêtres. À la déesse des fleurs, en avril,
+on n'offrait que des fleurs. Au dieu du ciel, en mai, on offrait des
+plumes, des animaux et des jeunes filles qui se consacraient au
+service du temple. À la fête du feu, tout le peuple se rendait à la
+montagne. On sacrifiait une victime humaine, et on distribuait le feu
+nouveau obtenu par le frottement de deux rameaux de bois.
+
+En dehors de ces horribles sacrifices humains, imposés par la
+religion, la population aztèque avait des moeurs douces; les mères
+aimaient leurs enfants, les pères leur enseignaient les règles de
+morale, le respect et l'obéissance. Ils pleuraient longtemps leurs
+morts, et étaient très hospitaliers. Ils cultivaient la terre et
+exerçaient divers métiers. Les idiomes étaient nombreux, mais le
+nahuatl était le plus répandu.
+
+Après la conquête, les vice-rois du Mexique ou Nouvelle Espagne
+gouvernent le pays jusqu'en 1810. Quelques-uns furent bons et
+capables, la plupart cruels ou insignifiants. L'histoire, durant cette
+période, est une suite de conspirations et d'intrigues. Les famines et
+les pestes se succèdent, les volcans font plusieurs éruptions, les
+Indiens se soulèvent de temps en temps. Mexico est inondé à plusieurs
+reprises.
+
+En 1810, Miguel Hidalgo proclame l'indépendance du Mexique et abolit
+l'esclavage, mais l'Espagne ne reconnaît cette indépendance qu'en
+1836. En 1822, Iturbide se fait proclamer empereur et est fusillé deux
+ans après. En 1864, Maximilien d'Autriche, amené par les troupes
+françaises, lui succède sur le trône. Il est fusillé en 1867, et
+l'Indien Juarez reprend son siège de président de la république.
+Aujourd'hui ce siège est occupé par le général Gonzales, et le général
+Porfirio Diaz est sur les rangs pour la prochaine élection. On le dit
+honnête et capable, et il est à espérer que, s'inspirant des éternels
+principes du vrai et du bien, il pourra inaugurer les véritables
+réformes, inspirer à la classe dirigeante ses devoirs de patronage,
+relever le peuple de la misère, mettre en honneur l'amour du travail,
+extirper les intrigues, la camorra, le pillage, fermer l'ère des
+révolutions, et ouvrir au pays une ère de paix et de prospérité. Il
+pourra ainsi développer ses immenses ressources, et prendre rang à
+côté des peuples prospères. Mais il est temps de reprendre mon journal
+de voyage.
+
+[Illustration: Mexique.--Vera-Cruz.--Vue de la rade.]
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+ Débarquement à Vera-Cruz. -- Construction du port. -- La ville.
+ -- La fièvre jaune. -- Départ pour Mexico. -- Le chemin de fer.
+ -- Orizaba. -- Maltratta. -- Le Citlaltepelt. -- Le pulche. --
+ Mexico. -- Les hôtels. -- La ville. -- La cathédrale. -- Les
+ toros. -- Les loteries. -- Le Paseo.
+
+
+C'est le 28 septembre, dans l'après-midi, que l'_Éden_ arrive devant
+Vera-Cruz. Plusieurs navires sont à l'ancre, mais ils ne peuvent
+débarquer leurs marchandises, à cause du mauvais état de la mer.--Il
+n'y a point de port à Vera-Cruz. Une Compagnie française en construit
+un en ce moment. Il doit être achevé en 10 ans, et la Compagnie reçoit
+pour cela 10,000 dollars par semaine que lui paie le gouvernement de
+la République mexicaine. La houle vient d'enlever récemment une partie
+des travaux. Vue de la mer, Vera-Cruz offre un bel aspect. À terre,
+ses rues larges de 12 mètres et coupées à angle droit, ses maisons de
+pierre couvertes en terrasse, ses places, ses églises, la végétation
+qui l'entoure, en feraient une ville superbe, si on pouvait y trouver
+la propreté. Mais, faute d'égouts, tous les résidus des maisons s'en
+vont dans les rues, qui deviennent ainsi, des égouts ouverts. Les
+_gallinasos_ (vautours noirs) s'y promènent par centaines, disputant
+aux chiens les balayures. La puanteur m'oblige à porter constamment
+au nez un mouchoir imbibé d'eau de Cologne. Une ville ainsi tenue doit
+engendrer la peste sous toutes les latitudes. Il y a en effet encore
+une trentaine de cas de fièvre jaune par jour, dont 50% sont mortels.
+Tant d'incurie n'empêche pas les habitants d'adopter les dernières
+découvertes; ils ont le téléphone et la lumière électrique. Ils
+seraient plus avisés s'ils avaient des égouts et des balayeurs. Je me
+rends aux bureaux des diverses Compagnies, afin de connaître la date
+des départs des navires pour Galvestown ou pour la Nouvelle-Orléans.
+Il n'y a point de départ fixe; les lignes régulières sont interrompues
+durant l'épidémie. Tout navire qui arrive d'ici à la Nouvelle-Orléans
+est tenu à 10 jours de quarantaine dans le Mississipi. Je commence à
+comprendre que je ne pourrai sortir du Mexique de ce côté et que je
+serai obligé de gagner les États-Unis par terre.
+
+[Illustration: Mexique.--Sur la route d'Orizada.--Cascade.]
+
+À l'hôtel, après un mesquin souper, on nous place quatre dans une même
+chambre. Les lits se composent simplement d'une toile tendue, sur
+laquelle on s'allonge en se couvrant d'un drap. Les sons de la musique
+nous appellent sur la place: c'est l'heure où la population vient
+respirer l'air frais de la nuit. De belles Indiennes aux cheveux
+longs, noirs et lisses, se promènent à côté des dames, et des
+demoiselles. Les petites filles font au milieu du jardin des danses et
+des rondes avec les garçons de leur âge; insouciance des jeunes
+années! En rentrant, j'aperçois des promeneurs d'un nouveau genre: ce
+sont des crapauds qui se sentent chez eux dans ces rues immondes.
+Heureusement que les quatre habitants de la même chambre sont des
+compagnons de voyage: on peut ainsi prendre gaiement son parti de la
+situation. Nous fumons pour chasser les odeurs, nous nous aspergeons
+d'eau de Cologne et prenons notre repos. Il ne sera pas long. À 4
+heures du matin, il faut se lever et se préparer pour aller au chemin
+de fer. Le train part vers 5 heures.
+
+Le trajet de l'hôtel à la gare est assez court, 10 minutes à peine;
+mais la pluie est si torrentielle, que bientôt nous sommes trempés
+jusqu'aux os. Les employés refusent de me laisser prendre ma petite
+valise, et je ne puis changer mes vêtements. Il faut payer son billet
+16 piastres, et bien des piastres encore pour supplément de bagages,
+la franchise n'étant que pour 30 livres. Nos vêtements sécheront au
+soleil aux fenêtres du wagon et sur la peau.
+
+Enfin la locomotive siffle, et nous voilà en route. Il y a 422
+kilomètres de Vera-Cruz à Mexico; mais, cette capitale se trouvant à
+2,283 mètres d'altitude, il faudra gravir bien des montagnes. Aux
+abords de Vera-Cruz, nous voyons encore des dépôts d'immondices de
+toute sorte; puis viennent les champs, où paissent les boeufs et les
+chevaux. La végétation est tropicale.
+
+Après avoir traversé une vaste plaine, nous abordons les montagnes.
+Nous marchons de surprise en surprise. Ici, la forêt vierge; là, la
+profondeur des ravins; plus loin, une cascade féerique: on est
+enchanté, ravi. Par-ci par-là, des villages, à cabanes de chaume,
+perdus dans la forêt. Nous voyons le caféier, la canne à sucre, le
+maïs, mais le tout assez négligé. On me fait remarquer la hacienda de
+Potrero, qui a 24 kilomètres carrés et qui vient d'être achetée pour
+30,000 piastres (la piastre mexicaine varie de 4 fr. 50 à 5 fr.). Elle
+pourrait rendre des millions, si elle était cultivée avec
+intelligence, et ne rapporte rien. Les quelques Indiens qui y sèment
+le maïs qui les fait vivre paient au propriétaire une redevance de 10
+piastres par an. C'est près de cette hacienda que j'ai vu un vol de
+sauterelles parentes de celles d'Égypte. Elles dévastent la terre et
+ne paient aucune redevance. Les indigènes les aiment peu: un de mes
+compagnons en avait pris une pour l'examiner; un Mexicain l'arrache
+brusquement de ses mains et la met sous ses pieds.
+
+De temps en temps la locomotive fait entendre son sifflet bruyant:
+c'est pour mettre en fuite le bétail que le conducteur aperçoit sur la
+voie. Deux vaches pourtant demeurent immobiles, sans se douter du
+danger; la locomotive les heurte et les jette au loin hors des rails.
+
+Les hommes sont coiffés d'un grand chapeau de feutre ou de paille à
+larges bords. Les femmes portent leur bébé attaché par une couverture
+derrière le dos. Par un brusque mouvement, les mères les ramènent en
+avant pour leur donner le sein, et les rejettent sur le dos de la même
+manière.
+
+[Illustration: Mexique.--Environs d'Orizaba.--Huttes.]
+
+Nous voici à Orizaba, ville la plus importante de l'État de Vera-Cruz.
+Elle compte 35,000 habitants. De nombreux clochers et coupoles
+indiquent les églises. Quelques cheminées révèlent la présence de la
+vapeur: on me dit que ce sont des fabriques de sucre et des filatures
+de coton. Le train continue à s'élever par une pente de 4%, fait des
+tours et des détours, traverse des ruisseaux et des ravins. Aux
+cocotiers succèdent les pins et les chênes. Dans les gares, les femmes
+ne nous vendent plus la banane et autres fruits tropicaux, mais la
+poire, le raisin, la figue et les oranges.
+
+Nous atteignons la plaine de Maltratta, bien cultivée, très habitée.
+De ce point, nous apercevons la voie se développant vers des pics
+inaccessibles, avec des ponts que l'on prendrait pour de légères
+passerelles. La pente atteint 6%, et une nouvelle machine est attelée
+à la première. À mesure que le train s'élève dans la forêt, la vue sur
+la plaine devient de plus en plus ravissante. Pour mieux jouir du coup
+d'oeil, je me tiens sur la plate-forme; bientôt nous passons sur
+divers ponts suspendus à 1,000 et 2,000 pieds. Cet endroit est appelé
+_Infernillo_ (petit enfer). Je le recommande aux amateurs d'émotions.
+
+À Altalux, à 1,900 mètres d'altitude, je remarque les capucines, les
+daturas, les liserons, les roses et toutes les fleurs de nos jardins
+de Nice. Enfin, arrivés au sommet, à Boca del Monte, voici la plus
+grandiose des surprises: à notre droite, le Citlaltepelt élève à
+19,000 pieds sa cime neigeuse. Ce volcan semble veiller comme un géant
+à la garde de la vallée de Mexico. La fraîcheur nous oblige à nous
+couvrir. À la canne à sucre, au café, on succédé l'orge, l'avoine, le
+maïs. Un Alsacien, employé à la gare, est dans le pays depuis notre
+expédition. Il me prend pour un ingénieur, et veut m'intéresser à des
+mines d'albâtre et à des mines d'argent qu'il prétend avoir
+découvertes. Nous entrons en effet dans le pays de l'argent. Bientôt
+nous rencontrons un embranchement qui va à Pachuca, où l'on exploite
+de nombreuses mines d'or et d'argent. La plaine est couverte de
+magnifiques aloès, bien alignés, bien cultivés, d'où l'on extrait le
+_pulche_, boisson du pays qui remplace le vin. Lorsque la plante est
+mûre, vers l'âge de 5 à 10 ans, on coupe le centre, et, durant 3 à 6
+mois, le vide qui en résulte se remplit tous les matins, par la sève
+des feuilles, de 2 à 3 litres d'un liquide appelé _agua miel_ ou eau
+douce. Ce liquide est légèrement purgatif. Un homme le fait passer
+dans des outres au moyen d'une espèce de pompe où il fait le vide en
+aspirant. On le met ensuite à fermenter durant 24 heures avec un peu
+de _pulche_ vieux, et on l'expédie à Mexico, où il est vendu dans les
+_pulcherias_ qui se trouvent à chaque coin de rue. Les Indiens
+s'enivrent facilement avec cette boisson, et se laissent ensuite aller
+à toute sorte d'excès et de crimes. Il y a des haciendas (fermes) de
+pulche qui rapportent jusqu'à 100 et 200,000 fr. par an. Le chemin de
+fer fait une recette de plusieurs milliers de francs par jour,
+seulement par le transport de cette boisson: J'ai voulu la goûter:
+elle n'a rien de séduisant. La couleur est celle du petit lait,
+l'odeur est nauséabonde, le goût révoltant. Pourtant, telle est la
+force de l'habitude, que même les riches du pays l'ont constamment
+sur la table et la préfèrent au vin.
+
+[Illustration: Mexique.--Chemin de fer de Vera-Cruz à
+Mexico.--Montagnes de Maltratta.--L'Infernillo.]
+
+À Boca del Monte, 18 soldats quittent le train pour rentrer à
+Vera-Cruz; 18 autres, venus de Mexico, prennent leur place: c'est
+l'escorte journalière. Les trains portent souvent de l'argent, soit
+qu'il provienne des droits de douane à Vera-Cruz, soit qu'il vienne
+des mines et prenne le chemin de l'Europe.
+
+Malgré les précautions, le trésor n'a pas toujours pu être préservé.
+Parfois une entente entre les brigands et des employés du train a fait
+détacher au départ le wagon contenant l'argent: il est ainsi resté sur
+la voie, proie facile aux voleurs. Une autre fois, c'est un intrépide
+qui avait cloué un filet sous le wagon, et de là pendant la marche il
+put couper les planches, pénétrer dans le wagon et enlever les caisses
+d'or.
+
+Dans les gares, nous trouvons des gendarmes campagnards. Ils portent
+un vêtement gris, grand chapeau de feutre, carabine, sabre, revolver,
+et aux reins une ceinture garnie de cartouches en forme d'ornements.
+Leur selle est toujours armée du lazo traditionnel. On les prendrait
+pour de redoutables brigands.
+
+La plaine est couverte de fèves, de maïs et d'aloès. Plusieurs
+laissent pousser la tige de leur fleur, semblable à une immense
+asperge.
+
+On voit par-ci par-là les vastes constructions des _haciendas_, et les
+petits ranchos en terre des cultivateurs. Ils ne pourraient être plus
+misérables. Enfin le train arrive à San-Juan de Teotihuacan. Là
+existe encore une de ces grandes pyramides en briques d'adobe, sur
+lesquelles les Indiens élevaient le petit temple où ils immolaient les
+prisonniers de guerre. Nous passons aussi près du sanctuaire de
+Guadalupe, mais la nuit ne nous permet pas de l'apercevoir. À 8
+heures, nous entrons en gare de Mexico. La douane ne se contente pas
+de la visite faite au débarquement; à Vera-Cruz; elle visite encore
+une fois sommairement les effets. Une voiture me conduit à l'hôtel
+qu'on m'avait indiqué comme le meilleur. Les chambres sont vastes et
+bien meublées, mais la propreté laisse à désirer. J'en visite un
+autre, et y trouve de mauvaises odeurs; _idem_ dans un troisième et un
+quatrième. Enfin, à 11 heures du soir, je trouve une chambre propre à
+l'hôtel Guardiola, remis à neuf.
+
+Le 30 septembre, jour de dimanche, le travail est suspendu, les
+magasins sont fermés; seuls, ceux des Français sont ouverts. Tout le
+monde est endimanché. Les Indiennes couvrent leur tête d'un châle et
+en rejettent les bouts en arrière en guise de _manta_. Les _señores_
+portent leur costume national: grand et lourd chapeau de feutre
+conique à larges bords, garnis de glands et de galons d'or et
+d'argent; veste en velours et boutons d'argent, pantalons ayant en
+guise de passepoil une rangée de boutons d'argent. Les _señoras_
+ornent leur tête d'un voile noir semblable au _pezote_ des dames
+génoises.
+
+La rareté de l'air à l'altitude de 2,300 mètres rend la respiration
+difficile. Je monte avec peine les escaliers.
+
+[Illustration: Mexique.--Chemin de fer de Vera-Cruz à
+Mexico.--Maltratta.--Le Citlaltepelt.]
+
+La cathédrale occupe l'emplacement de l'ancien grand temple indien.
+Ses 3 nefs sont séparées par des colonnes en style ionique. La coupole
+est ornée de fresques, le maître-autel consiste en une haute pyramide
+surchargée d'ornements.
+
+Le choeur, dans la nef du centre, clôturé par des balustres en bronze
+doré, prend une grande partie de l'église. Cette disposition, fort
+commode pour les officiants, l'est très peu pour les fidèles. Pas de
+chaises: les dames portent un pliant, le peuple s'assied par terre.
+
+La construction de cet édifice a duré un siècle, et a coûté 10,000,000
+de francs. Attenante à la cathédrale est une autre église, avec
+laquelle elle communique. On y voit un tableau de la sainte Trinité,
+dans lequel les figures des 3 personnes sont identiques. Ce tableau se
+rencontre dans presque toutes les églises du Mexique. Cette seconde
+église est en style espagnol, surchargé de sculptures sur la façade et
+à l'intérieur. Les deux églises sont remplies de fidèles qui assistent
+dévotement à la messe.
+
+La cathédrale occupe un des côtés de la place principale ou _plaza de
+Arme_. De l'autre côté s'élève le palais du gouvernement. C'est là que
+reçoit le président de la République. Le Sénat y tient ses séances, et
+dans les dépendances il y a les ministères, le musée, la Monnaie et la
+poste. Sur la place, joue la musique d'un régiment. Ces bons Indiens
+exécutent fort bien les symphonies espagnoles et les marches
+italiennes. En ville, les rues sont larges de 16 mètres environ et se
+coupent à angle droit. Elles changent ordinairement de nom à chaque
+_quadra_ ou bloc. La propreté laisse à désirer. Les maisons sont en
+pierre ou en briques et à un ou deux étages avec _patio_, et
+quelques-unes sont fort jolies.
+
+La ville s'étend sur un espace assez grand, et compte environ 200,000
+habitants.
+
+Dans l'après-midi, je parcours l'_Alameda_. Cette promenade ombragée
+se trouve dans toutes les villes de race espagnole. Sur tous les murs
+on voit de grandes affiches invitant les habitants à la _corrida de
+toros_. Aujourd'hui ce sont des amateurs, des étudiants en médecine
+qui tueront les _toros_, et les demoiselles de la ville couronneront
+les vainqueurs. Comment s'étonner qu'une population habituée à de
+pareils spectacles tombe dans la cruauté! Dans la rue, deux enfants,
+un de 10 ans et un de 11 ans, s'étaient pris de querelle et se
+battaient avec férocité. Pensez-vous que la foule se soit souciée de
+les séparer? Au contraire, elle prenait plaisir à les agacer, et n'a
+été contente que lorsqu'elle les a vus couverts de sang. Le sang,
+c'est son émotion de prédilection. Il ne faut pas s'étonner non plus
+si les querelles se vident souvent par des combats mortels. Le duel
+est au poignard, et les deux combattants succombent presque toujours
+au même instant.
+
+[Illustration: Mexique.--Pulchero absorbant l'agua-miel pour faire le
+pulche.]
+
+Une autre plaie des nations de race espagnole est la loterie. Loterie
+d'État, loteries particulières, par l'appât du gain, dépouillent le
+pauvre peuple des quelques sous nécessaires à son existence. Rien
+d'étonnant alors que la mortalité excède les naissances, et que les
+16,000,000 d'Indiens qui peuplaient le pays avant la conquête soient
+maintenant réduits à moins de 10,000,000.
+
+Au _Paseo_, promenade publique, je remarque une belle statue équestre
+en bronze, et plus loin, la statue colossale de Christophe Colomb.
+Elle est flanquée de 4 moines assis aux angles du piédestal. La
+musique militaire joue sous un kiosque ses plus belles marches. Sous
+les allées d'eucalyptus défilent les landaus et les calèches, où
+s'étalent les riches toilettes des _señoras_ et des _señoritas_
+mexicaines. Les cavaliers caracolent à leurs côtés. Leurs selles
+remontent sur le devant en un large pommeau, et en arrière forment un
+petit dossier. Elles sont posées sur une peau de chèvre, qui pend des
+deux côtés sur la croupe du cheval. Les rênes sont ornées d'argent; le
+mors est en argent massif, ainsi que les étriers. Ceux-ci sont garnis
+d'un cuir qui couvre le soulier, l'abrite de la pluie, et, en cas de
+chute, empêche le pied d'être pris. Les éperons, en argent massif,
+sont semblables à ceux des cavaliers du moyen âge. La promenade se
+prolonge fort loin, jusqu'au Castillo de Chapultepec. À gauche s'élève
+le volcan d'Ameca, actuellement éteint. Je rentre en ville, et finis
+ma journée par une visite au P. Mariscal, supérieur des Lazaristes.
+
+[Illustration: Mexique.--Propriétaires en costume national.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ Excursion à Guadalupe. -- Les faubourgs. -- L'armée. -- Le
+ sanctuaire. -- Les oeuvres charitables. -- L'administration
+ ecclésiastique. -- Les banques. -- Le musée. -- La pierre du
+ Soleil. -- La déesse de la terre Coatlicue. -- Le dieu des morts
+ Mictlanteuhtli. -- Les pierres à jeu de paume. -- Les chevaliers
+ aigle et le messager du Soleil. -- Quetzalcoalt, ou le sage
+ mystérieux. -- Les inscriptions. -- Les urnes funéraires. -- Les
+ vierges ou prêtresses. -- Manière de marquer le temps. -- Le
+ cycle ou xinhmopillé. -- Chalchinhtlicue, déesse de l'eau. --
+ Tlaloc, dieu du tonnerre. -- La céramique. -- Les bijoux. --
+ L'écriture. -- Le Sénat. -- Le Conservatoire.
+
+
+Le lendemain, à la pointe du jour, je me dirige vers la _plaza de
+Arme_, à la recherche du tramway pour _Guadalupe_. C'est de cette
+place que partent les voitures pour toutes les directions. Il y en a
+de 2 classes, qu'on distingue à la couleur: dans les unes, on paie un
+réal (12 sous); dans les autres, la moitié de ce prix.
+
+À mesure qu'on s'éloigne du centre de la ville les rues sont moins
+propres, et les maisons en adobe. Ce sont les quartiers du bas peuple.
+Quelques rues ne sont pas pavées. Les églises abondent et les
+_pulcherias_ aussi. Les porteurs d'eau ont deux seaux au bout d'un
+bâton, comme à Venise; mais le plus souvent ils portent sur le dos et
+sur la poitrine deux amphores en terre, suspendues à la tête au moyen
+d'une large courroie de cuir. Les femmes portent sur l'épaule ou sur
+la tête ces amphores de forme romaine, rondes ou longues, qui ne
+peuvent par elles-mêmes tenir debout. Devant les casernes, je vois de
+nombreuses femmes portant la nourriture aux soldats leurs maris. Il
+n'y a pas de conscription au Mexique: le recrutement se fait dans la
+rue. La police prend et enrôle de force les sujets qui lui semblent
+bons; et ces pauvres Indiens, mariés ou non, se trouvent tout à coup
+soldats sans y penser. Rien d'étonnant qu'en cas de guerre il faille
+une armée pour garder de tels soldats. En campagne, les femmes
+précèdent les troupes et préparent la nourriture de leurs maris.
+
+Il en est autrement du corps des volontaires, qui s'équipent à leurs
+frais. Le soldat reçoit de 2 à 3 réaux par jour; le colonel, 270
+piastres par mois; le commandant, 125; le capitaine, 70; le
+lieutenant, 60 piastres par mois.
+
+[Illustration: Mexique.--Porteur d'eau.]
+
+Au sortir de la ville, je vois un champ de courses, puis des terrains
+marécageux. Par-ci par-là des animaux paissent tranquillement. Plus
+loin, quelques champs de maïs et d'orge. Enfin, après trois quarts
+d'heure de route sous une allée de poivriers, le tramway arrive au
+village de Guadalupe, que domine son sanctuaire renommé. La tradition
+rapporte qu'en décembre 1531, la sainte Vierge apparut quatre fois,
+dans le Cerro (colline) de Tepeyac, à un Indien appelé Juan Diego, et
+laissa son image imprimée sur son manteau. De nombreux miracles
+attirèrent bientôt la foule des Indiens vers cette image. En 1533,
+elle fut solennellement transportée à Guadalupe, à l'endroit qu'elle
+occupe actuellement. Un temple somptueux lui a été élevé.
+L'extérieur de cet immense édifice, avec ses cloches et sa coupole,
+est par trop massif; mais l'intérieur, en style corinthien, est de
+meilleur goût. On y voit quelques beaux tableaux et beaucoup de laides
+statues. Les ornements, blanc et or, sont d'un bel effet. L'image
+miraculeuse, au maître-autel, est sur fond jaune répandant des rayons
+d'or. La sainte Vierge, de grandeur naturelle, debout sur une
+demi-lune que supporte un ange, tient les mains jointes. Sa robe est
+rouge, son manteau bleu est parsemé d'étoiles d'or. Elle porte sur la
+tête une couronne d'or. Le regard est bienveillant; l'attitude, celle
+de la prière. Dans l'église, le choeur a la même disposition que celui
+de la cathédrale de Mexico, et occupe un grand espace. Les balustrades
+qui le séparent du public sont en argent massif. Lors de la spoliation
+de l'église, le gouvernement voulut les enlever; mais les Indiens
+menacèrent de prendre les armes, car ils aiment leur cher sanctuaire.
+Je les ai vus en effet, arrivant de toute part, priant avec dévotion
+sur le pavé de l'église et s'en retournant en famille après leur
+pèlerinage. Les nombreux _ex-voto_ suspendus aux murs du temple
+indiquent qu'ici, comme ailleurs, la Mère des miséricordes se plaît,
+par son intercession, à préserver des dangers et à répandre le baume
+de la consolation dans les coeurs éprouvés. Ici ce sont des gens
+sauvés d'un naufrage; là, d'autres échappent à un incendie; plusieurs,
+dans des chutes dangereuses, n'éprouvent aucun mal; un grand nombre
+reviennent d'une maladie mortelle. Ces tableaux ne brillent pas par
+le côté artistique, ils sont parfois assez grotesques; mais, dans leur
+simplicité, ils disent bien la foi naïve et la reconnaissance intime
+de ceux qui les ont déposés.
+
+Après mon pèlerinage, je me rends à un établissement de bains
+ferrugineux, situé près du village. L'eau est pompée au moyen de l'air
+chauffé.
+
+Rentré en ville, je rends visite à M. Jésus Urpiaga, qui me renseigne
+sur les oeuvres charitables du pays. Il n'est pas rare, dans les
+contrées de race espagnole, de trouver chez les hommes le nom de
+Jésus, comme on trouve chez les femmes celui d'Incarnacion, de
+Concepcion, d'Annonciacion, d'Assompcion, etc. Il y a quatorze
+Conférences de Saint-Vincent de Paul à Mexico, et une soixantaine dans
+la république. Elles comprennent ensemble un millier de membres
+actifs, 500 honoraires, secourent un millier de familles pauvres,
+visitent les prisons, catéchisent les enfants, réhabilitent les unions
+illicites, ensevelissent les cadavres, ouvrent des écoles et
+recueillent des orphelins. Ils pratiquent ainsi l'essence de la
+religion, qui se réduit à ceci: Aimez-vous les uns les autres; faites
+aux autres ce que vous voudriez que l'on fît pour vous. Les jeunes
+gens ont leur cercle catholique, leur bibliothèque, et une petite
+imprimerie avec leur journal. Sous le rapport religieux, le Mexique
+est divisé en 20 diocèses; mais le clergé est insuffisant. Les prêtres
+disent souvent quatre à cinq messes par jour. Le dimanche, les curés
+s'en vont de village en village, et reçoivent pour chaque messe une
+aumône de cinq piastres.
+
+[Illustration: Mexique.--Sanctuaire et faubourg de Guadalupe.]
+
+Il y a quelques années, les biens de l'Église, qui étaient très
+importants, furent séquestrés, et les Communautés chassées. N'ayant su
+résister aux dangers de la richesse, elles s'opposaient aux réformes
+que réclamait le Saint-Siège.
+
+Plus tard, les Soeurs de Charité aussi ont été renvoyées, en haine de
+la France. Notre funeste expédition n'avait pas suscité les sympathies
+du pays à notre égard. Mais les Soeurs de Charité ont emporté les
+regrets unanimes de la population. Elles faisaient ici ce qu'elles
+font partout: les oeuvres charitables, avec simplicité et abnégation.
+
+Outre les retraites et exercices spirituels, assez fréquents dans ce
+pays, j'ai remarqué une dévotion fort longue, qui consiste en
+exercices journaliers et prédications à l'église durant 36 jours. Ces
+exercices sont appelés _el Desagravio_, et ne peuvent servir qu'aux
+désoeuvrés.
+
+Dans l'après-midi, je fais ma visite aux banques. Jusqu'au jour où
+l'on aura unifié les monnaies, le voyageur est obligé de changer ses
+valeurs dans chaque pays. Il y a deux banques ici: une anglaise, la
+_London Bank of Mexico and south America;_ l'autre, française, sous le
+nom de _Banco méridional de Mexico_. Cette dernière, de création
+récente, est sortie d'un traité passé entre le gouvernement mexicain
+et la banque franco-égyptienne.
+
+Le capital social est de 6,000,000 de piastres, avec faculté de le
+porter à 20,000,000. La banque pourra commencer ses opérations avec
+3,000,000 de piastres. Pour chaque million de piastres en caisse, elle
+est autorisée à émettre 3,000,000 de billets. La concession est pour
+30 ans. La banque est obligée d'ouvrir au gouvernement un compte
+courant, dont l'intérêt ne pourra être moindre de 4% ni supérieur à 6%
+l'an. Le gouvernement, pour toutes ses opérations de banque, s'oblige,
+à conditions égales, à donner la préférence à la banque nationale. Le
+capital de la banque doit être exempt de tout impôt.
+
+Elle prête et escompte avec un intérêt d'environ 1% par mois.
+
+Le _National Monte de Piedad_, qui prête sur gages au taux de 1% par
+mois, est, lui aussi, autorisé à émettre des billets et à faire des
+opérations de banque.
+
+Les journaux parlent d'un emprunt de 10,000,000 de piastres que le
+gouvernement se propose d'émettre aux États-Unis. L'intérêt serait de
+9%, et l'émission à 80 fr., ce qui porterait l'intérêt à 13%. Un pays
+qui ne peut emprunter qu'à ce taux inspire peu de confiance, et
+n'évite la ruine que par la banqueroute.
+
+M. l'abbé Hély veut bien me conduire au musée et se faire mon
+cicérone. Il est précepteur d'un jeune garçon dans une famille
+mexicaine. Il me présente son élève, qui, selon lui, n'avance pas
+assez rapidement dans les sciences; mais de la conversation que nous
+avons ensemble, je relève qu'il sait parfaitement ce qu'on paie chaque
+ouvrier dans ses diverses fermes, et les attributions de chacun: j'en
+conclus que, s'il n'a pas assez l'esprit scientifique, il a
+certainement l'esprit pratique.
+
+[Illustration: Mexique.--Antiquités aztèques.--Calendrier.]
+
+Chemin faisant, M. l'abbé Hély me fait remarquer un immense disque en
+pierre, adossé à l'une des tours de la cathédrale. Son diamètre est de
+3m 35. Il fut découvert le 17 décembre 1790, en nivelant la place, et
+sera prochainement transporté au musée. Le baron de Humboldt calcule
+son poids à 24,400 kilogrammes. Comme, à plus de dix lieues à la
+ronde, on ne trouve point du porphyre dont il est formé, il faut
+supposer que les Aztèques ont eu des moyens mécaniques pour
+transporter de si loin un aussi grand poids. Les opinions sont
+divisées à son sujet. On ne sait donner d'explication bien nette aux
+nombreuses sculptures qui le couvrent. Les uns l'appellent un
+calendrier aztèque. Ils croient qu'il servait de cadran, et qu'il
+marquait, pour les prêtres, les jours de fête et de sacrifice.
+D'autres observent, que les éléments pour marquer le temps font
+défaut, et l'appellent _pierre du soleil_, croyant qu'il fut
+simplement un monument votif en l'honneur du soleil.
+
+La cour du musée est garnie de dattiers. Au rez-de-chaussée, on fait
+des réparations: une quantité d'objets précieux sont entassés sans
+ordre, attendant d'être transportés dans les nouvelles salles. Je
+remarque une statue en pierre, de 2m 57, découverte en 1790 sur la
+_plaza mayor_. La poitrine est celle d'une femme; son jupon est
+composé de couleuvres; elle a autour du cou un collier de mains et de
+bourses, qui renfermaient le copal qu'on offrait aux dieux. À la
+ceinture pend un crâne humain par devant, et un autre par derrière.
+Selon les uns, cette statue représente la déesse Teoyomiqui, qui
+recueillait les âmes des guerriers morts dans les batailles. On
+supposait que ces guerriers allaient au ciel habiter la maison du
+soleil, et qu'après quelques années ils se transformaient en colibris.
+D'autres pensent que cette statue représente la déesse Terre ou
+Coatlicue, et en donnent plusieurs raisons.
+
+Un disque de basalte, de 1m 20 de diamètre, porte sculptée l'image de
+Mictlanteuhtli, dieu des morts. Il porte des crânes humains. Les
+Aztèques appelaient mictlan l'endroit où se rendaient les défunts qui
+mouraient de mort naturelle. Mictlanteuhtli en était le seigneur, et
+sa femme s'appelait Mictecacihualt; ce qui correspond au Pluton et à
+la Proserpine des Grecs et des Romains. Les Mexicains se figuraient
+que cet endroit lugubre était situé au centre de la terre, et
+l'appelaient Tlaxico: ce qui signifie ombilic ou centre de la terre.
+Après la conquête, les Espagnols firent de ce disque une meule de
+moulin.
+
+On remarque aussi 2 disques en pierre, de 90 et 81 centimètres de
+diamètre, avec un trou au milieu. Ces pierres servaient au jeu de
+paume. Les parties s'organisaient deux contre deux, ou trois contre
+trois. Les joueurs nus ne portaient que le _maxtlatl_, large bande à
+la ceinture. L'endroit où ils jouaient s'appelait Tlachco. La paume
+était en résine élastique, et les joueurs ne pouvaient la toucher
+qu'avec les muscles ou le coude; s'ils la touchaient avec la main, le
+pied ou la jambe, ils perdaient un point. Le joueur qui jetait la
+balle jusqu'au mur opposé gagnait un point; s'il parvenait à la faire
+passer par le trou du disque en pierre qui se trouvait au milieu du
+jeu, non seulement il gagnait la partie, mais il gagnait encore les
+vêtements de tous ceux qui étaient présents. Les rois jouaient aussi,
+et se défiaient, comme firent Montézuma II et Nazahualpilli. Plusieurs
+localités étaient tenues à un tribut annuel de pelotes, comme
+Tochtepec et Otatitlan. Le nombre atteignait jusqu'à 1,600: ce qui
+prouve combien ce jeu était répandu.
+
+Un cylindre en pierre, de 8m 28 de circonférence et 0m 84 d'épaisseur,
+connu sous le nom de pierre du sacrifice, est le Cuanhxicalli de
+Tizoc. Il porte au centre l'image du soleil, auquel il était dédié.
+Sur la surface convexe du cylindre, on voit cinq groupes de deux
+personnes, représentant un même guerrier vainqueur, qui soumet, en les
+tenant par les cheveux, divers prisonniers représentant les peuples
+vaincus. Ce guerrier est Tizoc, septième roi du Mexique, qui régna de
+1481 à 1486.
+
+Au Mexique, un ordre de nobles, qui avaient pour patron le soleil,
+s'appelaient les _chevaliers aigle_.
+
+À certains jours de fête, ils sacrifiaient sur cette pierre une
+victime humaine, qu'ils appelaient _le messager du Soleil_. Je traduis
+du P. Durand[3] les détails de ce sacrifice.
+
+ [Note 3: _Historia de las Indias._]
+
+«Au son des instruments, ils amenaient un prisonnier de guerre,
+entouré de grands personnages. Il avait les jambes rayées de blanc, et
+la moitié de la figure peinte en rouge. Ses cheveux étaient ornés de
+plumes blanches. Il tenait d'une main un joli bâton garni de plumes;
+de l'autre, il portait une pierre au bout d'une corde, avec cinq
+plumets de coton. Sur le côté, il tenait un panier dans lequel étaient
+des plumes d'aigle, des morceaux d'ocre, des morceaux de plâtre, des
+morceaux de sapin résineux pour la lumière, des papiers, de la toile
+cirée. Toutes ces bagatelles, que portait le prisonnier, étaient
+ensuite déposées au pied de l'escalier du temple; et là, à voix haute
+entendue de tout le peuple, on lui disait: «Nous te prions d'aller
+devant le Soleil notre Dieu, de le saluer de notre part, et de lui
+dire que ses enfants les chevaliers ici présents le supplient de se
+souvenir d'eux. Qu'il daigne les combler de ses faveurs, qu'il reçoive
+ce petit présent que nous lui envoyons. Tu lui donneras ce bâton pour
+qu'il marche, cette pierre avec sa corde pour qu'il se défende, et
+tout le reste qui est dans le panier.» L'Indien, après avoir entendu
+cette ambassade, répondait qu'il l'agréait. Alors on le déliait, et il
+commençait à gravir les escaliers de la pyramide, au sommet de
+laquelle était le temple. Il faisait une longue pause à chaque marche.
+Arrivé au sommet, il montait sur la pierre Cuanhxicalli, qui portait
+gravées au centre les armes du Soleil. Là, tourné vers l'image du
+Soleil qui était dans le temple et de temps en temps vers le vrai
+soleil, il répétait son ambassade. Lorsqu'il achevait, 4 ministres du
+sacrifice montaient par 4 escaliers vers la pierre, lui enlevaient le
+bâton, la pierre au bout de la corde et le panier, et le prenaient par
+les pieds et par les mains. Alors le sacrificateur principal, avec son
+couteau, l'égorgeait, lui imposant d'aller avec son ambassade au
+soleil véritable, dans l'autre vie. Le sang coulait dans le bassin sur
+la pierre, et se répandait sur les armes du Soleil. À peine le sang
+avait-il cessé de couler, qu'on lui ouvrait la poitrine, et on
+arrachait le coeur, qu'on présentait au soleil, tenant la main levée
+jusqu'à ce que le pauvre prisonnier fût devenu froid. Telle était la
+fin du malheureux messager du Soleil.»
+
+On voit aussi diverses autres statues et urnes. Une des pièces les
+plus curieuses est la couleuvre avec plumes. On croit qu'elle
+représente Quetzalcoatl, le dieu de l'air, dont le nom se compose de
+deux paroles mexicaines: _quetzalli_ (plume fine) et _coatl_
+(couleuvre). Figurativement, _quetzalcoatl_ (couleuvre avec plumes
+fines) s'applique à une personne recommandable par ses mérites. Selon
+les uns, ce personnage mystérieux est la planète Vénus; selon les
+autres, c'est cet homme blanc et barbu, vêtu d'une soutane couverte de
+croix. Nous avons dit que l'histoire toltèque l'enregistre comme ayant
+apparu chez eux, leur prêchant une religion nouvelle, l'amour du
+travail, le respect de la Divinité et la pratique de plusieurs autres
+vertus. Il leur enseigna à travailler les métaux et les pierres
+précieuses, leur montra les améliorations dans l'agriculture, et
+corrigea leur calendrier, leur enseignant à mieux compter le temps. Il
+leur prédit l'arrivée d'hommes blancs et barbus comme lui, qui se
+rendraient maîtres du royaume et détruiraient le culte ancien pour le
+remplacer par un semblable à celui qu'il leur prêchait. Cet homme
+extraordinaire fut déifié; il eut à Tula un temple somptueux, et, dans
+le Yucatan, on l'adora sous le nom de Kukulcan. À cause de ses
+connaissances astronomiques, il fut identifié avec la planète Vénus,
+et enfin il prit place dans l'Olympe azteca, comme dieu du vent.
+
+Plusieurs ont cru voir saint Thomas dans ce Quetzalcoatl; mais, comme
+il a apparu vers le Xe siècle, d'autres pensent que c'était un
+missionnaire islandais. En tout cas, sa prédiction, très répandue au
+Mexique, contribua beaucoup, comme je l'ai déjà dit, à faciliter la
+conquête de ce pays aux envahisseurs espagnols. Ce fait prouve aussi
+combien Dieu, à travers les siècles, a eu souci de tous les peuples,
+en leur envoyant en temps opportun des sages ou des missionnaires,
+pour maintenir vivant le flambeau de la vérité. Les Juifs, qui par
+leur génie commercial étaient répandus sur tous les points du globe,
+portaient partout avec eux la vérité consignée dans leurs livres
+sacrés. Au surplus, les Chinois eurent un Confucius; les Persans, un
+Zoroastre; les Grecs, un Socrate; les Romains, un Cicéron. Les
+Américains du Nord et du Sud eurent aussi leur sage mystérieux, que
+mentionne l'histoire du Mexique et du Pérou.
+
+Parmi les nombreuses statues en pierre, on en voit quelques-unes qui
+représentent des individus offrant des sacrifices, revêtus de la peau
+d'une victime humaine: preuve nouvelle de la vivacité de la tradition
+concernant la chute de l'humanité, la nécessité d'une réparation et le
+rachat par le sang d'une noble victime.
+
+Nombreuses sont les sculptures de serpents. La plupart ont la figure
+d'une femme: ce qui ajoute encore aux traditions concernant les
+circonstances de la chute primitive. On voit aussi une croix en
+basalte, de 0m 95 de haut et de 0m 80 de large. Les premiers
+missionnaires qui pénétrèrent dans le pays affirment qu'ils y
+trouvèrent partout la croix en grande vénération. Parmi les nombreuses
+inscriptions, une rappelle une grande famine qui eut lieu de 1452 à
+1434; une autre, l'achèvement du grand temple du Soleil, en 1487. Ces
+hiéroglyphes indiquent que Tizoc en prépara les matériaux et
+qu'Ahuitzolt en acheva la construction. Celui-ci, à l'occasion de sa
+dédicace, sacrifia 60,000 prisonniers de guerre. Son nom reste encore
+dans le pays comme synonyme de cruel et de méchant.
+
+Les urnes funéraires sont de plusieurs dimensions, selon qu'elles
+devaient recevoir le corps entier, ou le crâne, ou les cendres. Elles
+portent presque toutes un hiéroglyphe, qui indique la date de la mort
+et le nom de la personne qu'elle renferme. Sur le couvercle on voit la
+figure de Mictlanteuhtli, seigneur chargé de recueillir les âmes des
+morts.
+
+On peut remarquer les sculptures de quelques prêtresses ou
+religieuses. Elles faisaient des voeux temporaires ou perpétuels, et
+se vouaient au jeûne et à la pénitence. Elles demeuraient dans les
+annexes du temple. Toute faute contre l'honnêteté était punie de mort.
+Lorsqu'elles se présentaient pour être admises, on leur coupait les
+cheveux. Elles dormaient habillées, par modestie et pour être prêtes
+au travail. Ce travail, adapté à leur sexe, avait lieu dans de grandes
+salles. Elles gardaient le silence et tenaient les yeux baissés. Dans
+certaines fêtes, elles suspendaient le jeûne et mangeaient de la
+viande. Elles assistaient aux danses religieuses. À cette occasion,
+elles ornaient de plumes leurs pieds et leurs mains, et peignaient
+leur visage avec du fard. En temps de pénitence, elles se piquaient
+les oreilles, se peignaient la face avec le sang qui en sortait, et se
+lavaient dans un étang spécial.
+
+Une pièce représente les quatre mouvements du soleil, ou les quatre
+saisons. Les prêtres mexicains, du haut de leurs pyramides,
+observaient les astres, et spécialement le soleil. Ils indiquaient les
+jours de fête et les heures du jour et de la nuit, et les annonçaient
+avec des instruments entendus à de grandes distances. Les quatre
+saisons étaient représentées par une croix formée avec des ailes de
+moulin à vent.
+
+Un cylindre en basalte, de 0m 41 de longueur et 0m 16 de diamètre,
+représente le cycle mexicain. Les Aztèques avaient divisé le jour en
+plusieurs parties correspondant à nos heures. Leurs semaines étaient
+de cinq jours. Chaque cinq jours ils faisaient une fête. Quatre
+semaines formaient un mois de 20 jours, et 18 mois comprenaient 360
+jours, auxquels ils en ajoutaient 5 pour former l'année entière. Le
+cycle ou siècle comprenait 52 ans. Le cylindre dont nous parlons
+représente un faisceau de cannes liées par des cordes, et signifie un
+cycle, dont le nom mexicain est _xinhmolpillé_, ou réunions d'années.
+
+La fête principale des Aztèques était celle qu'on faisait le premier
+jour du siècle. Ils croyaient en effet qu'à la fin du cycle, le monde
+devait finir, et ils passaient la dernière nuit dans l'attente et la
+crainte. Ils rompaient leurs meubles et leurs bijoux, qu'ils croyaient
+désormais inutiles. Ils formaient une immense procession, que les
+prêtres conduisaient au mont d'Ixtapalapa, près de Mexico. À son
+sommet, sur la poitrine d'un prisonnier de guerre qu'ils sacrifiaient,
+ils frottaient l'une contre l'autre deux branches de bois sec pour
+allumer le feu nouveau qu'ils envoyaient à tous les temples, à toutes
+les maisons. On croyait ainsi que le monde allait durer un autre
+siècle, et ils se livraient durant plusieurs jours à des réjouissances
+publiques.
+
+Parmi les nombreuses idoles et animaux mythologiques, on peut
+remarquer une déesse de l'eau, sculpture en pierre, haute de 1m 45 et
+large de 0m 75. Les Mexicains l'appelaient Chalchinhtlicue, et
+appelaient Tlaloc le dieu des éclairs et du tonnerre. Dans certains
+jours de fête, pour le rendre propice aux champs, on lui sacrifiait de
+petits enfants sur les monts ou près des lacs. Le dieu Chac-Moël est
+représenté dans la figure d'un grand sphinx, qui rappelle ceux de
+l'Égypte: preuve évidente, qu'à une époque donnée, il y a eu
+communication entre ces populations et celles des bords du Nil.
+
+À l'étage supérieur, on voit les portraits de tous les vice-rois
+depuis la conquête; plusieurs objets ayant appartenu à don Miguel
+Hidalgo y Castilla, auteur de l'indépendance mexicaine; l'étendard de
+la conquête, que Cortez donna au capitaine général des Tlaxcatelcas,
+dans sa deuxième expédition contre Mexico; les héros de l'indépendance
+mexicaine; le portrait de Fernand Cortez; 176 pièces en christophle,
+ayant composé la vaisselle de l'empereur Maximilien; ses décorations,
+des armes indiennes, des armes ayant appartenu aux premiers Espagnols
+conquérants, etc.
+
+Dans la collection des idoles trouvées dans les tombeaux du Yucatan,
+on remarque une différence sérieuse entre elles et celles des Aztecas:
+ce qui prouverait une différence entre les deux civilisations.
+
+[Illustration: Mexique.--Antiquités aztèques.--Statue de Chac-Moël.]
+
+Parmi les objets en terre cuite, plusieurs rappellent, par leur forme,
+la céramique des Romains et des Étrusques. On voit des miroirs en
+_obsidiana_, espèce de verre; des bijoux d'or, d'argent et de cuivre,
+d'un goût parfait; des masques en bois, destinés à servir aux dieux ou
+aux défunts; des empreintes pour imprimer l'étoffe, semblables à
+celles des Chinois; des pipes à fumer, indiquant chez ces peuples
+l'usage du tabac; des ornements et amulettes en cristal de roche et
+autres pierres dures; des instruments de musique en forme de tambour;
+des armes en bois, en pierre, en os; des papiers en fibres d'aloès, en
+peaux, en tissus, sur lesquels divers hiéroglyphes traitent
+d'histoire, de géographie, de religion.
+
+Les Mexicains ne connaissaient pas l'alphabet, et y suppléaient par
+des signes hiéroglyphiques: pour indiquer une conférence, ils
+plaçaient divers personnages avec la bouche ouverte et des langues
+tombant de la bouche: pour indiquer une direction, ils plaçaient une
+suite de pieds, etc. Ils faisaient aussi des plans ou mappes, et on
+voit un dessin de la ville de Mexico au milieu de la lagune.
+
+Le musée de Mexico est excessivement intéressant: on peut y passer de
+longues heures sans se fatiguer. Les détails que je viens de donner
+sont extraits du petit catalogue qu'on vend à la porte.
+
+À côté du musée historique, il y a un assez joli musée d'histoire
+naturelle.
+
+Au Sénat, la salle est simple: les fauteuils sont en ébène et jonc.
+Les sénateurs s'y tiennent couverts et fument. Il y a deux tribunes:
+gauche et droite.
+
+La Chambre des députés est dans un autre quartier de la ville. L'abbé
+Hély me fait visiter aussi le Conservatoire de musique, dirigé par un
+Français, M. Roblet. Il est installé dans l'ancienne université des
+pères jésuites. Le directeur a remis en honneur les belles sculptures
+en pierre qu'on avait recouvertes de plâtre.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+ État pitoyable des logements du peuple. -- Moyens d'y remédier.
+ -- Couper le mal à la racine vaut mieux que soigner les plaies.
+ -- La ferme de Tacubaja. -- La foire. -- La forêt de Chapultepec.
+ -- Le ministre de fomento. -- L'Observatoire. -- Le ministre du
+ Chili. -- Le ministre de France. -- La colonie française. -- Les
+ Basques et les Barcelonnettes. -- La chambre de commerce. -- Les
+ colonies de Chacaltepec et de Saint-Raphaël, et les théories
+ fouriéristes.
+
+
+Le 3 octobre, dans la matinée, M. Emmanuel Amour, jeune Mexicain élevé
+à Londres, vient me prendre à l'hôtel pour me conduire chez quelques
+familles pauvres. Ce n'est pas connaître un pays que de n'y voir que
+les grands; il faut savoir aussi comment vit le peuple, et aller le
+voir chez lui. Nous arrivons d'abord chez un brave homme qui tombe du
+mal caduc. Deux chambres pour lui, sa femme et ses nombreux enfants;
+les fenêtres donnent dans une cour, où la propreté laisse à désirer.
+L'escalier est un casse-cou, et le malheureux locataire est au lit
+pour l'avoir dégringolé. Un tel logement se paie 10 piastres (50 fr.)
+par mois.
+
+Plus loin, nous entrons chez une pauvre veuve, qui vient d'envoyer à
+l'école ses nombreux enfants. Elle est aussi dans une cour et au
+rez-de-chaussée. Sa demeure se compose de deux chambres non pavées;
+les exhalaisons qui sortent de la bouche d'égout dans la cour la
+rendent infecte. Elle paie 8 piastres (40 fr.) par mois.
+
+Dans un autre quartier, nous pénétrons dans une espèce de cité
+ouvrière. C'est une ruelle bordée de deux constructions en adobe à un
+seul rez-de-chaussée, et divisées en chambres ayant chacune une porte
+et une fenêtre. Chaque chambre sert à une famille entière. Faute de
+pavé, on étend par terre une vieille natte. La famille que nous
+visitons paie 6 piastres (30 fr.) par mois. Il est impossible que les
+familles conservent la santé et la moralité dans ces conditions. Le
+logement a une sérieuse influence sur ces deux grandes choses. Les
+peuples chez lesquels l'ouvrier a sa maison pourvue d'air et de
+lumière, et assez vaste pour permettre la séparation des parents et
+des enfants des deux sexes, ont une bien moins grande mortalité. Or
+les hommes sont le premier et le plus essentiel capital d'un peuple.
+Les gouvernements qui savent les faire vivre enrichissent le pays.
+
+Quelle aberration de dépenser des millions pour aller, à grands frais,
+chercher en Europe quelques milliers d'émigrants, et de laisser mourir
+les centaines de mille enfants qui naissent dans le pays! Ne serait-il
+pas préférable de favoriser l'élan vers les sentiments humanitaires de
+la classe qui possède? Il faudrait aussi susciter des compagnies qui,
+comme les _building societies_ de l'Amérique, construiraient pour les
+familles du peuple des logements sains. Elles en deviendraient
+propriétaires après un certain nombre d'années, moyennant une
+redevance mensuelle représentant l'intérêt et l'amortissement. Si les
+municipalités donnaient pour cela les terrains disponibles, chaque
+famille pourrait, au bout de 10 ans, posséder sa maison indépendante,
+composée de 4 à 5 pièces, avec cour et jardin, eau et lumière.
+L'intérêt et l'amortissement ne dépasseraient pas la moitié du loyer
+qu'elles paient maintenant: car les constructions en adobe ne sont pas
+chères.
+
+Bien entendu qu'il faudrait que les lois permissent au père de laisser
+au plus digne de ses enfants ce foyer péniblement acquis, pour qu'il y
+conserve les traditions de la famille. Une liquidation forcée, qui, à
+la mort du père, obligerait les enfants à vendre la maison pour s'en
+partager les deniers, détruirait l'effet de la mesure.
+
+M. Amour me conduit encore dans une _proveeduria_, cuisine économique
+où les familles pauvres visitées par sa Conférence viennent chercher
+la nourriture journalière. À côté de la cuisine, une école gratuite,
+dont la Conférence fait les frais, reçoit les petits garçons et les
+petites filles de ces familles. La charité catholique est très
+ingénieuse à panser les plaies qu'elle rencontre. Combien de peine et
+d'argent on s'épargnerait, si l'on était aussi ingénieux à remonter
+aux causes et à couper le mal à la racine! Ainsi, combien de malades
+de moins à soigner et de malheureux à secourir, par le simple
+assainissement des logements des familles du peuple!
+
+M. Amour me présente à sa famille, qui a passé un hiver à Nice et se
+propose d'y revenir. Elle me fait bon accueil et me reçoit à sa
+table. Dans l'après-midi, il me conduit à quelques milles de distance,
+à Tacubaia, visiter une ferme appartenant à l'un de ses parents. Elle
+comprend une surface de 10 caballerias 1/2 (la caballeria équivaut
+environ à 16 hectares).
+
+La maison a un seul rez-de-chaussée. Elle est entourée d'un superbe
+parc. Ses nombreuses pièces peuvent loger grandement toute une
+famille. La ferme nourrit 300 vaches, dont le lait se vend à Mexico
+environ 30 centimes le litre. On sème aussi du blé, du maïs, de
+l'avoine, des haricots, et l'on fait du _pulche_.
+
+On emploie la charrue de bois et la charrue américaine. Je vois aussi
+diverses machines à nettoyer le blé. Le blé ne donne que 8 à 10%;
+mais, dans certaines vallées, comme la vallée San-Martino, près
+Puebla, il rapporte de 20 à 40%. Chaque plant d'aloès, appelé _maguei_
+dans le pays, rapporte par jour, durant trois mois, 3 litres de
+pulche, qu'on vend 1 réal le litre (60 centimes). La qualité fine
+vient des jeunes plantes de 4 à 5 ans, que l'on appelle _maguei
+manzo_. La deuxième qualité provient du _maguei tlacique_.
+Vingt-quatre hommes suffisent à travailler cette ferme. On y fait
+aussi des briques d'adobe et des briques cuites. Les familles des
+travailleurs, ici comme partout, n'ont qu'une seule chambre. Les
+hommes sont payés 3 réaux par jour, un peu plus de 1 fr. 50. La terre
+bien travaillée rapporte environ 10% net, quelquefois le 20 et 25% du
+capital.
+
+M. Amour aurait voulu me faire visiter son hacienda, de San-Raphaël,
+à 40 lieues de Mexico. On s'y rend en deux jours à cheval; mais le
+temps me manque, et je dois me contenter de lui demander quelques
+détails. Cette hacienda comprend 18 lieues carrées. Elle est en
+_tierra caliente_ (zone chaude). On y cultive la canne à sucre, et le
+produit est consommé dans le pays. Sur les 3,500 habitants qui vivent
+de la ferme, une centaine de petits enfants meurent tous les ans de la
+piqûre de scorpions venimeux. Les chambres qui servent de logement aux
+familles manquent de pavé.
+
+Il y a foire à Tacubaja, et de nombreuses roulettes et autres jeux
+sont en activité. Au retour, nous entrons dans le parc de Chapultepec,
+au pied du Castillo. Ce petit château fut le palais de Montézuma, le
+dernier roi ou empereur des Mexicains. On voit là une superbe forêt
+d'_ahuehuete_, arbre de la famille des cyprès. Un d'eux a 5 mètres de
+diamètre, et de 40 à 50 mètres de haut. Le baron de Humboldt estime
+que ces arbres peuvent avoir 2,000 ans. Il est bien tard quand nous
+rentrons; mais il me reste encore du temps pour faire dans la soirée
+une conférence à une réunion de jeunes gens.
+
+À mon retour à l'hôtel, j'entends les veilleurs pousser leurs sifflets
+d'heure en heure. Cet usage est commun à toutes les villes du Mexique.
+Les crécelles des Chinois et des Japonais sont ici remplacées par des
+sifflets.
+
+Un ami m'avait donné une carte pour M. Domingo Gana, ministre
+plénipotentiaire du Chili auprès de la république mexicaine. Il
+m'accueille avec bonté, et m'offre de me présenter au ministre de
+fomento: c'est le nom qu'on donne ici aux travaux publics. Le ministre
+n'est pas à son bureau; mais son secrétaire me fournit plusieurs
+renseignements, et m'envoie à l'hôtel six volumes de documents
+officiels. Nous passons à l'Observatoire, où le directeur, M. Mariano
+de la Barcena, nous fait visiter l'établissement. Il me montre les
+plans projetés pour l'assainissement de la ville de Mexico. Il
+s'agirait de drainer la vallée au moyen d'un canal qui aboutirait dans
+la vallée voisine à travers un tunnel. La dépense prévue est de
+10,000,000 de piastres (50,000,000 fr.). Ce travail débarrasserait
+Mexico de la fièvre typhoïde et autres infections résultant
+actuellement du défaut d'écoulement des égouts. Le lac Tecxoco, en
+effet, où ces égouts se déversent, n'est que d'un mètre et demi plus
+bas que le sol de la ville. Il ne faut pas oublier que cette capitale,
+comme Venise, avait été construite dans une lagune, pour se mettre à
+l'abri des incursions ennemies. M. de la Barcena m'envoie aussi à
+l'hôtel trois volumes des _Annales de l'Observatoire_ et une lettre
+pour le gouverneur de Guanajuato. C'est dans cette ville que je dois
+m'arrêter, pour visiter les mines les plus importantes du pays. M.
+Gana me présente à sa famille et me retient à déjeuner. Je retrouve là
+cette bonne hospitalité que j'avais si bien appréciée au Chili.
+
+[Illustration: Mexique.--Bois de Chapultepec.]
+
+L'après-midi est employé aux visites d'adieux, et je passe la soirée
+chez M. Coutoly, notre ministre de France. Il m'apprend qu'il y a
+environ 10,000 Français au Mexique, dont 2,000 dans la capitale.
+Malgré les tristes souvenirs de l'expédition impériale, la colonie est
+sympathique au pays. Si nous savions profiter de cette sympathie entre
+les races latines, nous pourrions monopoliser le commerce et
+l'industrie de l'Amérique espagnole. Le plus grand nombre de colons
+viennent des pays basques et béarnais et de la vallée de
+Barcelonnette; ces derniers monopolisent dans presque tout le Mexique
+le commerce d'étoffes populaires. Quittant leurs troupeaux des
+Basses-Alpes, ils arrivent ici fort jeunes. Ils sont employés par un
+compatriote aux travaux les plus humbles, avec un salaire presque
+insignifiant; mais, si le sujet est appliqué et fidèle, il monte en
+grade et finit par être envoyé dans une autre ville, pour fonder un
+nouveau magasin en commandite.
+
+Une des causes qui affaiblissent l'action de nos colonies à
+l'étranger, c'est la désunion. Les Français sont malheureusement
+divisés au dehors comme chez eux. M. Coutoly au Mexique a su créer
+l'union. Il installe en ce moment une chambre de commerce
+consultative, et tous les nationaux se groupent volontiers autour de
+lui. Il en sera toujours ainsi, lorsqu'un agent intelligent voudra
+s'occuper avec tact des intérêts dont il est chargé. M. Coutoly
+s'intéresse aussi au relèvement des deux colonies françaises de
+Chacaltepec et de Saint-Raphaël, situées sur le fleuve Palma, dans
+l'État de Vera-Cruz. En 1830, quelques fouriéristes, pour appliquer
+leurs doctrines phalanstériennes, achetèrent là un morceau de forêt
+vierge, et y amenèrent quelques paysans bourguignons séduits par leurs
+théories. Mais le fait prouva bientôt leur fausseté. Le chef de la
+colonie devint un petit tyran, qu'il fallut chasser; et ce n'est que
+lorsque ces bons paysans, rentrant dans les voies de la nature,
+travaillèrent librement pour eux et leur famille, qu'ils virent naître
+la prospérité.
+
+Ces faits ne devraient pas passer inaperçus: ils feraient tomber le
+bandeau des yeux à ces personnes de bonne foi qui se laissent
+facilement séduire par des doctrines analogues à celles de Fourier.
+
+Les mêmes maux et les mêmes utopies renaissent à travers les
+générations: il est toujours utile aux enfants de s'éclairer des
+essais faits par leurs pères, afin d'éviter les mêmes écueils.
+
+Débarrassés des chefs phalanstériens, les colons rencontrèrent bientôt
+d'autres ennemis: les maladies et les voisins. Un Mexicain de bonne
+volonté leur vendit à Saint-Raphaël, de l'autre côté de la rivière,
+des terrains plus sains, et l'on eut deux colonies. Des gens
+malintentionnés ne cessaient de contester leurs propriétés. Un ancien
+préfet alla même jusqu'à faire assassiner un colon, nommé Bourillon, à
+la suite d'une contestation de limite. M. Coutoly comprit bientôt que,
+si ce crime restait impuni, c'était la ruine de la colonie: il obtint,
+non sans effort, que justice fût faite. L'assassin est au bagne, et
+les colons sont pleins d'espérance, d'autant plus qu'ils comptent que
+la régie française pourra faire avec eux un traité pour l'achat de
+leurs tabacs. Une difficulté plus grave provient de la zone dans
+laquelle se trouvent ces colonies. D'après une loi de l'État, aucun
+étranger ne peut acheter des terres à une distance moindre de 5 lieues
+des côtes, et de 20 lieues de la frontière nord. Or nos colonies sont
+dans la zone réservée. Une décision des Chambres pourra régulariser le
+fait, en tant que colonies créées par l'État. Notre ministre se
+propose de visiter prochainement ses compatriotes, accompagné du
+ministre de colonisation.
+
+Puisqu'on dépense tant de millions à créer des colonies nouvelles,
+c'est bien le moins que l'on fasse quelque chose pour faire prospérer
+celles qui existent! M. Coutoly a été élevé en Allemagne, et en a
+rapporté des idées pratiques. Il a eu l'excellente pensée de demander
+au gouvernement mexicain communication des travaux publics projetés,
+afin de les faire connaître en France. Comme premier résultat, il a
+obtenu pour une Compagnie française la concession des travaux du
+chemin de fer de Vera-Cruz. Si tous nos agents diplomatiques en
+faisaient autant auprès des gouvernements chez lesquels ils sont
+accrédités, l'on verrait plus souvent les capitaux français employés à
+l'étranger au lieu de se perdre en spéculations de Bourse. Il ne nous
+manque ni l'intelligence ni l'énergie; et, si nous nous répandons peu,
+c'est que nous ignorons beaucoup. Que de jeunes gens trouveraient un
+emploi utile et lucratif dans ces entreprises à l'étranger! Nous
+aurions plus de travailleurs et moins de déclassés.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+ Départ de Mexico. -- Les lignes de chemins de fer. -- La culture.
+ -- Queretaro et la fin tragique de Maximilien. -- Arrivée à
+ Guanajuato. -- Trois étudiants journalistes. -- Un journaliste
+ français et la Commune de Paris. -- La ville de Guanajuato. --
+ Visite de la mine de la Cata. -- Détails d'exploitation. --
+ Situation de l'ouvrier. -- Rendement. -- La mine de Valenciana.
+ -- La hacienda de mineria de Saint-François-Xavier. -- Détails de
+ fonctionnement. -- Une aventure à l'hôpital. -- Les oeuvres de
+ charité.
+
+
+Le 5 octobre, M. Marchand m'accompagne à la gare. Le train part à 6
+heures du matin. Les quais sont encombrés de balles de coton et de
+blocs de marbre. La locomotive siffle, et me voilà en route. Les
+wagons sont les mêmes qu'aux États-Unis, longs et larges; ils ont
+water-closet et robinet d'eau. Mais on peut difficilement se promener,
+à cause du balancement. Plusieurs en éprouvent même le mal de mer. La
+plupart des lignes de chemins de fer ont été concédées à des
+Compagnies américaines. Le gouvernement mexicain leur paie une
+subvention de 6,000 dollars, soit 30,000 fr., par kilomètre, et la
+construction coûte souvent moins; mais cette subvention est donnée en
+bons reçus en paiement des droits de douane, et ces bons perdent en ce
+moment 20%. Deux lignes se dirigent vers le nord: le chemin de fer
+national à voie étroite, qui doit rejoindre à Laredo (Texas) la ligne
+des États-Unis. Cette ligne vient d'être ouverte jusqu'à Saltillo;
+mais les travaux sont en ce moment suspendus, faute de fonds. On
+espère néanmoins que, dans un an ou deux, la ligne sera complètement
+terminée. Une autre ligne à voie large, appelée chemin de fer central,
+va être ouverte jusqu'à Aguas-Calientes, station thermale. De là elle
+traverse la région minière de Zacatecas, et rejoint les lignes
+américaines à Paso del Norte, dans le Nouveau-Mexique. Cette ligne
+sera ouverte en juin prochain, et l'on pourra ainsi de Mexico aller en
+wagon aussi bien à New-York qu'à San-Francisco. Plusieurs autres
+lignes sont en construction entre les deux Océans. La ligne de
+Vera-Cruz doit rejoindre Manzanillo, sur le Pacifique. Une autre ligne
+doit unir le port de Tampico, sur l'Atlantique, à celui de San-Blas,
+sur le Pacifique. Le port de Guajama, dans le golfe de la Californie,
+sera mis en communication avec Tucson, dans l'Arizona, à travers le
+Sonora. Corpus-Christi, sur l'Atlantique, sera relié à Laredo.
+Plusieurs autres lignes sont concédées ou à l'étude. Dans peu de
+temps, un réseau complet permettra d'atteindre facilement tous les
+points de la vaste République et d'en exploiter les richesses. Il est
+probable que ces richesses seront mieux utilisées par la race
+anglo-saxonne de l'Amérique du Nord, plus active et plus
+entreprenante. Les Mexicains le craignent. Un d'eux me disait: «Les
+Yankees sont riches: ils viendront et achèteront nos terres, et peu à
+peu nous déposséderont; d'autant plus qu'ils aimeront changer les
+glaces et les chaleurs de New-York contre le climat de Mexico,
+tempéré et délicieux aussi bien en été qu'en hiver.» Ce Mexicain
+disait vrai: les Yankees sont en train de faire ainsi la conquête
+pacifique de l'immense pays de leurs voisins; mais elle est légitime.
+Dieu a donné à l'homme la terre pour qu'il la travaille et s'y
+multiplie, non pour la monopoliser en quelques mains, qui, jouissant
+au loin du fruit du travail de leurs paysans, laissent ceux-ci languir
+dans la misère. L'énergie et l'intelligence ne manquent pas aux
+Mexicains; elles sont assoupies ou dirigées vers l'assaut du pouvoir.
+Il est probable que l'émulation les réveillera et les poussera dans
+une meilleure direction. Les Mexicains ont peu de sympathie pour la
+race anglo-saxonne, froide et positive. Communicatifs et poétiques,
+ils se lient bien mieux avec les nations de race latine. Dans ces
+dispositions, il serait facile d'arriver, par des concessions de terre
+et de travaux publics, à des combinaisons qui permettraient aux
+Français, aux Italiens, aux Espagnols, de prendre part à
+l'exploitation des richesses du pays, sans en laisser le monopole aux
+Yankees. Mais il est temps de poursuivre ma route.
+
+[Illustration: Mexique.--Environs de Cordoba.--Palmier Royal.]
+
+Le train suit la vallée de Mexico. Dans les marécages, je vois des
+buffles, et dans les prairies, des vaches et des chevaux. De vastes
+champs de maïs sont clôturés par des haies de _cactus gigantea_. On
+les appelle ici _organos_, parce qu'ils ressemblent à des tuyaux
+d'orgue. Je remarque aussi souvent d'énormes poivriers, qui atteignent
+ici les proportions d'arbres de haute futaie, et des champs de figues
+de Barbarie, qu'on appelle _tuñas_. Les indigènes les vendent au
+marché, s'en nourrissent, et en font une pâte concentrée, qu'ils
+appellent _queso_, ou fromage de tuña. Les villages ont tous leur
+église à coupole. Les _rancherias_ sont de plus en plus misérables. Ce
+sont de pauvres maisons ou cabanes composées de terre, de paille, de
+pierres posées à sec, de vieilles traverses de chemin de fer, ou même
+d'un lambeau de toile. Les membres d'une famille y vivent pêle-mêle.
+Partout des troupes de baudets charrient le foin, la paille, le bois
+qui alimente le feu de la locomotive. Je vois même de pauvres Indiens
+faire concurrence aux baudets: ils s'en vont dans la forêt, et
+rapportent sur leurs épaules un long fardeau de bois, du poids de 18
+arobas, presque 100 kilog., pour lequel on leur donne 2 ou 3 réaux.
+
+À toutes les gares, toujours les mêmes gendarmes ruraux, armés
+jusqu'aux dents, et de nombreuses filles ou femmes qui vendent des
+fruits, des gâteaux, des confitures et autres plats du pays. Dans
+certaines gares on vend aussi des paniers, boîtes et autres travaux en
+paille, des petits ouvrages et des lazos en fils d'aloès.
+
+[Illustration: Mexique.--Indienne vendant des tamales et des tortillas
+(plats indiens).]
+
+Nous traversons un terrain montagneux, et passons dans une seconde
+vallée. Mon baromètre anéroïde descend de 2,300 à 1,800 mètres; mais,
+par contre, le thermomètre, qui marquait 20° centigrades dans la
+vallée de Mexico, monte ici à 25°. À Ercoles, j'aperçois une fabrique
+de cotonnade. Plus loin, je vois de pauvres Indiens nus. Enfin la
+terre devient plus cultivée: nous approchons d'une ville. Les vergers
+ont des pommiers et des poiriers, à côté des orangers et des
+bananiers. Les paysans arrosent leurs légumes et leur maïs au moyen
+d'un trébuchet. Cet instrument primitif consiste en un levier formé
+d'une longue perche, qui porte à un des bouts un seau et à l'autre
+bout une grosse pierre pour faire contrepoids. Le seau est poussé par
+un homme dans le puits, où il se remplit, et versé dans une caisse,
+d'où l'eau s'échappe dans les rigoles.
+
+Les coolies de l'Hindoustan, plus habiles, emploient les boeufs à
+tirer du puits de grandes poches de cuir ramenant 100 litres d'eau; le
+Yankee, plus industrieux, installe un moulin à vent, et économise ses
+bras, qui feront autre chose.
+
+Parmi les légumes, je remarque un gros haricot, dont la plante a des
+feuilles semblables à celles du tabac: on l'appelle _haba_ dans le
+pays. Le maïs est semé deux fois l'an: durant les six mois de pluies,
+d'avril à novembre, il pousse et mûrit; on le resème et on l'arrose
+durant les autres six mois, et on a ainsi deux récoltes l'an. Enfin
+voici Queretaro, avec ses nombreuses coupoles. Cette ville compte
+60,000 habitants, et rappelle la mort tragique de l'empereur
+Maximilien. C'est le 19 juin 1867 qu'il fut extrait du couvent où il
+était prisonnier, et conduit sur le _Cerro de las campanas_, à 500
+mètres de la ville. Il y fut fusillé avec le général Miramon. Le train
+passe près de cet endroit lugubre et suit sa route. Il traverse une
+plaine bien cultivée, où je remarque l'olivier de Provence, et des
+nuées de grives qui dévorent le maïs. Vers 5 heures nous arrivons à
+Silao. Le baromètre anéroïde marque 1,600 mètres d'altitude, et le
+thermomètre, 30°. Je prends l'embranchement de Guanajuato, et, deux
+heures après, je descends dans la capitale de l'État de ce nom. Elle
+est située au centre du principal district minier du Mexique. L'hôtel
+est petit et encombré: je ne puis obtenir qu'une chambre sans fenêtre;
+mais je n'ai pas le choix: il n'y a point d'autre hôtel convenable. Un
+torrent voisin reçoit les résidus de l'établissement et des autres
+maisons, et envoie des miasmes qui, à une moindre altitude,
+engendreraient certainement des maladies contagieuses.
+
+Je passe la soirée avec trois jeunes étudiants qui sont venus ici
+fonder un journal, et j'ai la chance de leur acheter le premier
+exemplaire du premier numéro. Nous causons sur l'importance de la
+presse et sur la grande responsabilité des journalistes: ils prêchent
+le peuple, et peuvent l'éclairer ou le fourvoyer. J'indique à ces
+novices plusieurs publications où ils pourront puiser à bonne source,
+et je les quitte bien disposés à s'instruire pour instruire les
+autres. Ces jeunes gens ramènent à ma mémoire le souvenir d'un
+journaliste parisien avec lequel j'avais fait route dans les Antilles.
+Il brodait ses correspondances d'inventions multiples, affirmant ce
+qu'il n'avait jamais vu et les émaillant de doctrines qui m'étonnaient
+chez un homme sensé. À mes observations sur ce procédé, il répond
+qu'il écrit pour les badauds, et que peu lui importe la vérité, pourvu
+que le journal se vende. Quant aux doctrines, il ne croit pas un mot
+de ce qu'il écrit; son journal est radical et s'adresse aux
+imbéciles. Mon étonnement fut encore plus grand et je ne pus
+m'empêcher de lui dire qu'il jouait avec le feu, et que les communards
+qui avaient brûlé Paris n'étaient coupables d'autres choses que
+d'avoir pris au sérieux de tels journalistes qui au fond étaient les
+vrais incendiaires. Peut-on traiter d'un coeur si léger des choses si
+graves!
+
+Le lendemain je me rends chez le gouverneur pour lui présenter la
+lettre que j'avais apportée de Mexico. Comme il n'est pas encore au
+bureau, j'utilise mon temps à visiter la ville. Elle est enclavée dans
+des montagnes qui laissent peu de plaine. Les rues sont étroites et
+les maisons entassées. Les quartiers ouvriers s'étendent sur les
+flancs escarpés; 80,000 habitants sont réunis dans un espace étroit,
+mais l'atmosphère est pure à 1,600 mètres d'altitude. L'air est
+raréfié et les distances s'effacent. Un objet placé à une lieue paraît
+rapproché à 1 kilomètre. En fait de monuments on agrandit l'Église de
+la Compañia. La coupole percée à jour est d'un superbe effet. La
+façade, en style baroque, surchargée de sculptures, est semblable à
+celles qu'on voit dans toute l'Amérique espagnole. Un grand théâtre
+est aussi en construction.
+
+À 10 heures M. Manoel Muños Ledo, gouverneur de l'État de Guanajuato,
+me reçoit avec bienveillance. Apprenant que je désire visiter les
+mines, il me donne une lettre par laquelle il me recommande à Don
+Pablo Orozco, un des premiers ingénieurs du pays. M. Orozco regrette
+que ses occupations du samedi ne lui permettent pas de m'accompagner
+en personne, mais il appelle un domestique; il lui enjoint de seller
+ses deux meilleurs chevaux et de venir me prendre à l'hôtel.
+
+Peu de temps après l'Indien ramène un superbe cheval richement
+harnaché. Les ornements de la selle et les étriers sont en argent
+massif, la selle porte le lazo traditionnel, le revolver, l'épée et la
+cravache. Je monte en selle et le domestique me suit sur un autre
+cheval à distance respectueuse. Cet Indien, fort poli, montre beaucoup
+de tact. Sur un signe il approche, répond à mes questions et retourne
+à sa place. Nous traversons la ville, et grimpons sur les flancs
+garnis de maisons de terre, misérables demeures des ouvriers,
+quelques-uns sont étendus à terre, ivres morts. Nous longeons un
+torrent et arrivons à la mine de la Cata, la plus riche en ce moment.
+Telle mine qui est aujourd'hui la plus riche peut devenir demain la
+plus pauvre par la perte ou le rétrécissement du filon. Nous trouvons
+le directeur au bureau, et comme la paye du samedi ne lui permet pas
+de m'accompagner, il me fait conduire par un employé. Nous arrivons à
+la mine à travers de petits sentiers. La porte en est soigneusement
+fermée. Au dehors, de nombreux ouvriers et ouvrières brisent les
+pierres pour séparer la partie qui contient le métal; nous pénétrons à
+l'intérieur à la lueur d'une torche composée d'une corde d'aloès
+détrempée dans une substance résineuse. Après une longue descente, les
+marches sont remplacées par des échelles. Nous parcourons des
+galeries, descendons dans des puits, passons dans des trous où j'ai
+de la peine à me faufiler; nous arrivons ainsi à de nombreux chantiers
+où les ouvriers, à l'aide de l'aiguille et du marteau, percent la
+roche et tirent la mine. La chaleur est intolérable. Après une
+explosion, les gaz qui se dégagent rendent la respiration difficile.
+Aussi ces pauvres ouvriers, à cette vie de taupes, sont bientôt
+épuisés. Leur sang s'appauvrit faute d'air et ils deviennent
+anémiques. La chaleur les force à travailler presque nus. Les divers
+chantiers sont confiés à un chef mineur qui, moyennant 40 à 45
+piastres, doit faire un mètre de galerie de 4 mètres de diamètre.
+Celui-ci prend à sa solde d'autres mineurs, et ils gagnent de 4 à 5
+fr. par jour. Le travail se continue la nuit par d'autres ouvriers
+travaillant dans les mêmes conditions. Les pierres sont portées à dos
+d'homme sur des wagonnets, à certaines galeries d'où elles gagnent le
+puits d'extraction. Les porteurs reçoivent 1 réal (60 centimes) par 25
+arobas de 25 livres et gagnent de 4 à 5 réaux par jour. Les femmes qui
+font le triage des pierres reçoivent de 3 à 4 réaux par jour. Pour les
+mines, on emploie la poudre dans la roche sèche et dure, et la
+dynamite dans l'eau ou dans la roche poreuse. Une mine de dynamite
+produit l'effet de 10 mines de poudre et coûte environ 1 fr. 25. La
+mine de poudre coûte 45 centimes ou neuf centavos. Le minerai le plus
+riche contient 94 marcos par charge de 14 arobas; le marco équivaut à
+6 réaux. La mine emploie un millier d'ouvriers et extrait une moyenne
+de 2,000 charges par semaine, donnant un produit de 7 à 8,000
+piastres. Le minerai contient 45 grains d'or pour chaque marc
+d'argent. Les employés comptables, surveillants, contre-maîtres,
+reçoivent 20 piastres par semaine. La mine est en exploitation depuis
+15 ans et atteint 400 mètres de profondeur. Trois puits d'extraction
+servent à ramener l'eau, les pierres et le minerai à la surface. Dans
+un, les poids sont montés par machine à vapeur. Les deux autres
+fonctionnent au moyen de 5 mules qui tournent une roue enroulant sur
+un cylindre la corde dont un bout monte pendant que l'autre descend.
+Pas de caisse d'épargne, pas de société de secours mutuels. En cas
+d'accident, l'ouvrier est soigné aux frais de l'administration. S'il
+reste estropié, il reçoit un secours une fois donné. S'il meurt, la
+famille reçoit une indemnité dont le minimum est de 15 piastres. Dans
+une telle situation, l'ouvrier est heureux d'avoir la foi! J'ai vu,
+par-ci par-là dans la mine, des statues et des autels près desquels il
+vient puiser la force de continuer son dur labeur. Au sortir de la
+mine j'offre un pourboire à l'ouvrier qui m'a précédé avec la torche,
+et à mon grand étonnement il le refuse. Le même fait se reproduit dans
+ma visite aux autres mines. À mon retour au bureau, le patron avait
+fait mettre de côté pour me l'offrir, un choix de pierres et de
+cristallisations les plus curieuses.
+
+[Illustration: Mexique.--Guanajuato.--Puits d'extraction de la mine
+Valenciana. (600 mètres de profondeur.)]
+
+Nous reprenons nos chevaux et grimpons la montagne pour atteindre le
+puits principal de la mine la _Valenciana_, une des plus anciennes.
+Son exploitation remonte à 1740. Le patron nous accompagne. Nous
+traversons des montagnes de débris extraits depuis plus de 100 ans,
+qu'on trie à nouveau. Les moyens perfectionnés actuellement en usage
+permettent d'en extraire encore une certaine quantité de minerai. Le
+puits a 600 mètres de profondeur. Trois machines à vapeur de 30
+chevaux chaque font tourner 16 cylindres sur lesquels s'enroulent des
+câbles d'acier qu'on change tous les deux ans. Comme il faut porter de
+très loin l'eau douce destinée à la chaudière, la vapeur qui a servi
+est recondensée et convertie en eau. Celle qu'on extrait du puits est
+trop saturée de matières minérales. Pour la boisson des ouvriers, on
+apporte aussi de loin des barils d'eau à dos de mulet. Ce sont des
+mules qui charrient aux diverses _haciendas_ le minerai. On les voit
+défiler par centaines. Deux autres puits fonctionnent de la même
+manière. Ils ont 11 mètres de diamètre et un d'eux a 800 mètres de
+profondeur. Chaque câble monte son fardeau 8 fois par heure. La mine
+emploie un millier d'ouvriers et extrait par semaine 1,600 charges de
+minerai donnant à peu près 5,000 piastres. Le salaire est le même que
+dans l'autre mine. La paye se fait le samedi soir. Le repos du
+dimanche est respecté par tous les mineurs. Nous suivons divers
+sentiers dans la montagne et arrivons à la mine de Nopal. Là, comme
+partout, les employés sont armés de leur revolver. Le propriétaire me
+donne un guide et nous suivons un tunnel, puis nous descendons des
+milliers de marches et pénétrons dans de nombreuses galeries qui se
+ramifient en tous sens. Le puits d'extraction a 500 mètres de
+profondeur. Le minerai, les pierres et l'eau sont extraits au moyen
+d'un cylindre mu par la vapeur et deux cylindres mis en mouvement par
+des mules.
+
+La mine est pauvre en ce moment; le minerai extrait ne donne
+qu'environ 2,000 piastres par semaine. On est à la recherche de
+meilleurs filons. Le métal riche est exporté, l'autre est envoyé à la
+Monnaie que l'État possède à Guanajuato et frappé en piastres
+mexicaines.
+
+[Illustration: Mexique.--Guanajuato.--Molino de la Hacienda de
+San-Juan.--Broyage des minerais d'or et d'argent.]
+
+Quelques propriétaires de mines ont leurs _haciendas_; d'autres
+vendent leur minerai aux propriétaires d'_haciendas de mineria_. On
+appelle ainsi l'usine qui pulvérise le minerai pour en extraire le
+métal. Nous descendons la montagne et venons visiter la principale
+_hacienda_ du pays: celle de San-Frances-Xavier. Comme la nuit
+approche, on me donne un garde pour m'accompagner. À la _hacienda_, je
+vois une centaine de mules pour mettre en mouvement les machines. Le
+minerai, par quantité de 500 quintaux par jour, est jeté dans des
+moulins pour être réduit en petits morceaux. De là il tombe dans une
+salle au dessous qui contient 50 _arastras_, ou lourdes pierres mues
+chacune par deux mules, sous lesquelles le minerai se pulvérise.
+Mélangé à l'eau, il forme une pâte terreuse qui va dans un réservoir
+et de là sur un séchoir en briques ou en ciment. On peut alors essayer
+le degré de richesse du minerai. Cette opération est faite par un
+essayeur public contrôlé par celui de la _Hacienda_. Le prix qui sera
+payé au propriétaire de la mine est basé sur ce degré de richesse
+établi par l'essayeur. La salle qui contient les 50 _arastras_
+s'appelle _galera_, parce qu'elle est tenue sous clef et que les
+ouvriers ne peuvent en sortir qu'à de certaines heures.
+
+Après avoir séjourné sur le séchoir un certain nombre de jours, la
+pâte devenue malléable est portée au _Lavadero_. Là elle est mélangée
+avec le mercure, en espagnol _azoque_. Quatre meules tournent la pâte
+noyée dans l'eau, qui emporte les matières étrangères et laisse au
+fond le métal amalgamé avec le mercure. Cet amalgame est porté à
+l'_azoqueria_, salle où l'on sépare le mercure au moyen d'un philtre
+en peau. Le métal est ensuite posé dans le _candelero_, vase en fer
+enfermé dans une cloche de même métal entourée de charbons. La chaleur
+évapore le mercure restant, et cette vapeur est concentrée de nouveau
+au moyen d'un courant d'eau. Le métal pur reste ainsi dans le vase et
+on le prend pour l'envoyer à la Monnaie. Dans cet établissement de
+l'État, on sépare l'or de l'argent et on frappe les piastres. Le coût
+de l'opération est d'environ 3%. La quantité de mercure qui s'échappe
+dans chaque opération est calculée à 5%. À l'hacienda, les meilleurs
+ouvriers sont payés 4 piastres par semaine; les autres gagnent 4 à 5
+réaux par jour. L'Hacienda de San-Xavier envoie à la Monnaie du métal
+pour environ 200,000 piastres par an.
+
+Il est nuit close lorsque nous quittons l'établissement. Nous suivons
+des sentiers solitaires et pénétrons de nouveau dans les quartiers
+ouvriers. À l'approche des églises, nous entendons le chant des
+litanies; ces braves gens, après avoir reçu leur paye du samedi,
+clôturent la semaine par le salut.
+
+À l'hôtel, je rencontre un jeune couple en voyage de noce. Ce sont des
+juifs de New-York, et en véritable juif, l'époux cherche à me vendre
+pour 40 piastres une _Histoire des États-Unis_ qui en vaut 2.
+
+[Illustration: Mexique.--Guanajuato.--Ateliers de la Hacienda de
+San-Juan.--Pulvérisation des minerais d'or et d'argent.]
+
+Le 7 octobre, jour de dimanche, les églises sont remplies de peuple,
+qui, faute de chaises, se tient accroupi par terre. À l'élévation
+plusieurs lèvent les mains en l'air en signe de supplication. Quel
+dommage qu'on laisse ensuite empoisonner ce bon peuple par le _vino
+mescal_. Cet extrait d'aloès distillé à 22 degrés, ajouté au spectacle
+des courses de _toros_, le rend féroce. Les affiches de la _Corrida_
+sont sur tous les murs. Au surplus des saltimbanques parcourent les
+rues avec musique, portant des placards où sont dessinées les scènes
+du combat pour entraîner les gens.
+
+Ne pouvant visiter la Monnaie, je me rends à l'Hôpital. Je n'y vois
+pas l'ordre et la propreté qu'entretiennent dans ces établissements
+les Soeurs de Charité. Pendant que je parcours les salles, quelques
+jeunes gens m'abordent et m'interpellent ainsi: _Es vousted dottor?_
+Comme je sais que les Espagnols appellent _dottor_, aussi bien les
+avocats que les médecins, je réponds: _si senôres_. Ils me prient de
+me laisser conduire à l'inspection de quelques cas graves et
+difficiles pour connaître mon appréciation. Je vois alors que j'ai
+affaire à des étudiants en médecine; je n'ose reculer, et me décide à
+jouer mon rôle jusqu'à la fin. Le premier cas concerne un pauvre
+ouvrier qui a été frappé par une mine de dynamite. Les deux yeux sont
+crevés, la figure est horriblement noircie et déchirée, le bras droit
+amputé; mais le malade respire librement. «L'appareil respiratoire est
+libre, dis-je à ces jeunes gens, tout espoir n'est pas perdu. Ce que
+vous avez à craindre c'est la gangrène, il faut l'en préserver par
+l'acide phénique.»--C'est ce que nous faisons, répondent les élèves,
+contents de voir que mon avis coïncide avec le leur. Ils me conduisent
+dans une autre salle et me montrent un pauvre cordonnier qui a sur
+l'épaule une énorme excroissance de chair. En y appliquant le doigt on
+sent le battement égal à une forte palpitation. Un de mes fermiers
+avait eu la même maladie; trois docteurs voulurent l'opérer, mais il
+mourut par suite de l'hémorrhagie. Je crus donc pouvoir dire à ces
+bons étudiants: Gardez-vous de l'opérer; il pourra vivre ainsi encore
+des mois et des années. Ils répliquent: Le professeur hésite en effet
+beaucoup à tenter l'opération. Me voici donc sauvé encore pour cette
+fois. Le troisième cas concerne un pauvre ouvrier qu'on vient
+d'amener; il a reçu une balle dans le ventre; un morceau d'entrailles
+est sur le lit, un autre morceau sort du trou béant; la balle reste à
+l'intérieur: Tout ce que vous pouvez faire, c'est de lier l'intestin,
+le cas me paraît désespéré, les aliments ne pouvant plus suivre leur
+voie naturelle. Telle est leur opinion. Je respire enfin voyant qu'ils
+n'ont plus d'autres cas à me montrer; je leur dis adieu et m'en vais
+tout étonné de mon aventure, mais jurant qu'on ne m'y reprendra plus.
+
+En fait d'autres oeuvres, j'apprends qu'une Conférence de charité fait
+les frais de trois écoles réunissant 200 enfants; que les dames de
+charité entretiennent aussi plusieurs écoles de filles, qu'une loterie
+fait les frais de l'établissement des enfants trouvés, et que le curé
+a organisé une école d'arts et métiers. Le pays manque d'eau, soit
+pour l'irrigation, soit pour les besoins des mines. Le gouverneur
+m'avait parlé d'un projet de barrage pour recueillir les eaux des
+montagnes. On formerait ainsi un lac artificiel qui fournirait l'eau à
+un prix rémunérateur. Il désirait que ce projet fût signalé aux
+capitalistes étrangers. Il me remet aussi le mémoire imprimé
+concernant l'État libre et souverain de Guanajuato. Ce mémoire a été
+lu par lui à l'ouverture du dixième Congrès de cet État. J'y relève
+que l'État de Guanajuato a une population de 968,113 habitants, que le
+revenu en 1881 a été de 597,146 piastres, et les dépenses de 590,709
+piastres; que l'État possède 433 écoles primaires instruisant 17,211
+enfants; mais que 176,411 restent sans instruction; que les écoles
+secondaires et supérieures coûtent fort cher et donnent un petit
+nombre de médecins, d'avocats et d'ingénieurs. Chaque élève gradué a
+coûté à l'État 7,199 piastres pour les avocats, 5,185 piastres pour
+les ingénieurs, 7,094 piastres pour les médecins; que la bienfaisance
+administrative a été fort chère et insuffisante, et qu'il importe de
+s'en décharger sur la charité et l'initiative privée; que le registre
+civil pour 1881 accuse 21,047 naissances, 3,932 mariages et 34,032
+décès. À ce propos, le gouverneur se réjouit de ce que la mortalité
+n'excède plus que d'un tiers les naissances, pendant que, les années
+précédentes, cet excédent atteignait la moitié et même les deux tiers.
+Parmi les maladies dominantes, je remarque la petite vérole. À
+l'article _mineria_, je vois qu'en 1881, dans l'État, 128 mines ont
+été dénoncées, et 114 enregistrées; que le nombre des mines
+actuellement en exploitation est de 52, et celui des _haciendas de
+beneficio_ de 38. Les 602 hommes de troupes de ligne et les 430
+cavaliers que l'État équipe pour la sûreté publique ont coûté 293,510
+piastres.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+ Départ de Guanajuato. -- Silao. -- La presse. -- Lagos. -- Route
+ à Ojuelos et à San-Luiz de Potosi. -- San-Luiz. -- Le Gouverneur.
+ -- L'école de _artes y oficios_. -- Le départ. -- La femme du
+ postillon. -- Je suis seul voyageur. -- Le brigandage. -- Les
+ villages de l'intérieur. -- Un perroquet traître. -- Les
+ mendiants. -- Une nuit à Chalca. -- Un Barcelonnette. -- Un
+ ancien colonel _garibaldien_.
+
+
+Dans l'après-midi, je quitte Guanajuato, et à la station de Silao je
+trouve la musique municipale jouant à la gare pour égayer les
+voyageurs. À 5 heures le train de Mexico entre en gare, et je m'y
+installe pour arriver le soir à Lagos, point extrême de la ligne en ce
+moment. Durant le trajet, je lis les nombreux journaux que j'achète un
+peu partout sur le parcours. On peut savoir par eux ce qui se passe
+dans les diverses villes.
+
+Le dimanche, presque tous ces journaux impriment autant de poésie que
+de prose, et je constate qu'ici comme dans les autres nations latines,
+le rôle de la presse se réduit trop souvent à des personnalités et à
+des passions de parti. Après les avoir lus je sais toutes les
+intrigues et connais toutes les épithètes dont les adversaires se
+décorent; mais des vrais intérêts du pays, du commerce, de
+l'agriculture, de l'industrie, il en est rarement question. Dans
+quelques jours, lorsque j'aurai passé la frontière, le dernier des
+journaux américains me dira ce que rapportent les mines, ce que promet
+la récolte, combien de droits de douane ont été perçus dans la
+semaine, le prix des terres et leur rendement, leur situation, les
+machines et inventions nouvelles, etc.
+
+Enfin, à 8 heures du soir, je suis à Lagos. Dans cette ville de 20,000
+habitants, je ne trouve qu'une mesquine auberge où on m'installe dans
+une chambre à deux lits, ayant une seule porte pour toute ouverture.
+Après le souper, je me mêle aux promeneurs qui écoutent une assez
+bonne musique sur la place; puis je vais prendre mon repos à côté d'un
+Canadien, marchand de machines, mon compagnon de chambre. Ce repos ne
+sera pas long. Les trains de Mexico partent à 4 heures, et les
+diligences pour Guadalajara et Zacatecas partent d'aussi grand matin:
+on éveille les passagers à 3 heures, et ils ne ménagent pas le bruit.
+
+À 6 heures du matin, je suis moi-même installé dans la diligence de
+San-Luiz Potosi. La distance de Lagos à Saltillo est d'environ 180
+lieues. La diligence la franchit en six jours, par une moyenne de 30
+lieues par jour. Le prix est de 40 piastres (200 fr.) mais les bagages
+paient presque autant. Pour un aroba (25 livres), le port est gratuit,
+pour chaque autre aroba on paie 6 piastres, plus d'un franc la livre.
+
+La diligence est une grande voiture dont la caisse peinturlurée repose
+sur des lanières de cuir. Des rideaux de cuir ferment les côtés. À
+l'intérieur il y a trois sièges à quatre places chacun; le siège du
+milieu est mobile; une courroie mobile y sert d'appui aux passagers.
+Heureusement nous ne sommes pas au complet; 9 au lieu de 12. Sur
+l'impériale, le cocher ne veut personne que ses deux postillons, à
+cause des difficultés de la route. Les sacs de cuir contenant la malle
+pour les États-Unis encombrent le derrière de la voiture; 8 mules nous
+entraînent au grand galop. Elles reprennent bientôt le petit pas; nous
+sommes encore dans la zone des pluies. Les chemins sont des lacs ou
+des fondrières; nous avançons péniblement. Les champs de maïs sont
+clôturés par des haies de _cactus gigantea_. Les villages portent les
+traces des dernières guerres. Plus loin nous atteignons des collines
+arides. Nous montons au pas les raides pentes, mais nous dégringolons
+au galop les descentes à travers les rochers. Nos têtes heurtent
+contre la voiture ou les unes contre les autres; parfois les sursauts
+les envoient au plafond. Une dame, qui est pourtant indigène,
+s'effraye, et à tout instant, lorsque la voiture se penche à droite ou
+à gauche, elle se cramponne au voisin en criant: _abajamos! abajamos!_
+Nous tombons, nous tombons. Toutefois, la frayeur ne l'empêche pas de
+fumer sa cigarette.
+
+Vers 11 heures, on nous fait déjeuner dans une petite auberge. J'y
+remarque une bonne vieille qui doit avoir au moins 110 ans; sa peau
+est un vrai parchemin. Je lui parle, elle répond avec grâce, tout en
+se voilant avec sa mante par modestie. Nous continuons notre route,
+aussi pénible que le matin, et vers 6 heures 1/2 du soir, nous
+arrivons à Ojuelos, petite ville de 5,000 habitants. On m'installe à
+l'auberge dans une chambre à deux lits, sans fenêtre. Toutes les
+chambres ouvrent sur la cour intérieure, où sont remisées les
+voitures. C'est un peu comme les auberges de la Chine.
+
+Je demande un bain pour me délivrer de la poussière, on m'en promet un
+pour le matin, si je veux bien le prendre dans une cuve.
+
+Le lendemain matin à 5 heures je cherche ma cuve, mais l'eau s'était
+enfuie par les douves mal jointes. À 6 heures nous remontons en
+voiture. La bonne humeur est générale. On lie bientôt amitié dans ces
+diligences comme entre compagnons de la même infortune. La zone des
+pluies est franchie, et la poussière que les roues envoient dans la
+voiture nous étouffe. Le nouveau conducteur me permet de m'installer
+sur l'impériale. J'y jouis d'une belle vue et d'un air respirable,
+mais bientôt le soleil a brûlé ce qu'il a pu atteindre de ma peau;
+elle tombera. Il n'est pas mauvais parfois de faire peau neuve. Les
+diverses _haciendas_ que nous rencontrons ont des barrages qui leur
+permettent de recueillir dans de petits lacs artificiels l'eau
+nécessaire. Des vols de canards sauvages y prennent leurs ébats. De ma
+position élevée, je peux voir de nombreux lapins et lièvres près des
+buissons me regarder avec curiosité. Parmi les voyageurs, un Espagnol
+les tire de temps en temps, mais sans succès. Tous les passagers ont
+carabine, ou tout au moins revolver et coutelas. Je suis le seul qui,
+pour toute arme n'ai que mon couteau de poche, long de 7 centimètres.
+À 10 heures on me fait remarquer une croix. Elle est collée à une des
+parois de la chapelle élevée sur la Hacienda de Depetate. Cette croix
+rappelle la mort du général Ramon de Miramon, fusillé contre ce mur.
+Il était frère du général Miramon, fusillé à Queretaro avec l'empereur
+Maximilien. Vers 11 heures on nous descend à San-Antonio. À l'auberge,
+pour déjeuner, on ne nous donne que des os. La route suit toujours des
+montagnes arides; il me semble traverser les Castilles ou le
+département des Basses-Alpes, mais un département grand comme la
+France. À 3 heures 1/2 nous apercevons les nombreuses coupoles de
+San-Luiz de Potosi. Nous traversons la plaine, où le paysan arrose le
+blé au moyen de norias, et à 4 heures nous sommes dans cette capitale
+de l'État de San-Luiz de Potosi.
+
+Ma première visite est pour le gouverneur. Il est au Conseil, et je
+remets à son secrétaire la lettre que j'avais apportée de Mexico.
+J'avais aussi une lettre pour M. Exiga, directeur de l'école de _artes
+y oficios_, et tout en me rendant chez lui, je visite la ville. La
+_plaza de arme_, où est mon hôtel, est digne d'une grande ville. Une
+belle statue de bronze y occupe le centre d'un magnifique square. Les
+maisons sont en adobe et à un rez-de-chaussée: quelques-unes ont un
+étage au dessus.
+
+Les rues sont droites et larges dans la ville nouvelle, et étroites
+dans la vieille ville. Quelques églises, comme la cathédrale, sont
+vastes et belles; d'autres sont surchargées de dorures, de
+sculptures, et d'ornements de toute sorte à la manière espagnole.
+Partout l'image de la Trinité, consistant en trois figures d'hommes
+absolument semblables; et partout aussi ces laides statues habillées
+de chiffons de toutes couleurs. Un parc aux abords de la ville est
+assez vaste, mais entièrement négligé.
+
+San-Luiz est une des villes importantes du Mexique. Après Mexico, qui
+compte 200,000 habitants, Léon en possède 100,000, Guadalajara 80,000,
+Guanajuato 70,000, et San-Luiz 50,000.
+
+J'arrive enfin chez M. Exiga, qui a la bonté de me faire visiter son
+école. Elle réunit 130 garçons internes, répartis en 7 ateliers de
+serruriers, menuisiers, cordonniers, imprimeurs, etc. Ces enfants
+apprennent aussi le dessin linéaire et d'ornement, la tenue des
+livres, l'anglais, le français et la musique. L'Indien a de grandes
+dispositions pour la musique. Dans la cour, une quarantaine d'enfants
+exécutent de jolis morceaux sur des instruments à vent. Le maestro est
+un Indien qui est devenu une vraie célébrité dans son art. Cette école
+a été fondée par le gouvernement et vit à ses frais. C'est de l'argent
+bien employé.
+
+Je prends rendez-vous avec M. Exiga pour la soirée.
+
+À l'hôtel je trouve une lettre que m'envoyait M. Guttierez, gouverneur
+de l'État. Il me recommandait à M. Jésus Sanchez Lozano, _jefe
+politico_ du district minier de Catorce, où j'espérais visiter encore
+quelques mines. Dans la soirée, M. Exiga me présente à plusieurs de
+ses amis, avec lesquels nous pouvons causer des choses du pays, et un
+peu tard je viens à l'hôtel chercher mon repos.
+
+Le 10 octobre on m'éveille à 3 heures du matin. La voiture part à 4
+heures. Je suis seul passager. Malgré la satisfaction d'être sans gêne
+dans la voiture, je ne puis me délivrer d'une certaine appréhension.
+Je suis seul et sans armes, livré à des postillons inconnus, armés de
+coutelas et de revolvers. Je dois ainsi traverser, par une route de
+plusieurs jours, un pays à peu près désert où les brigands viennent à
+peine de cesser leurs exploits! Mais, courage! en avant, à la bonne
+Providence! Dieu m'a conduit jusqu'ici, il me conduira bien jusqu'à la
+fin! Le postillon est déjà à son poste lorsque sa jeune femme arrive,
+lui porte sa couverture, allume sa cigarette et sa torche résineuse,
+et lui remet son déjeuner pour la route. La femme du peuple a bien du
+mérite, et sous les haillons bat souvent un noble coeur! Nous avançons
+dans les ténèbres, puis l'aube arrive, et avec elle le réveil de la
+nature. Les oiseaux gazouillent leur prière du matin, les sommets des
+collines se dorent, le berger pousse ses chèvres et ses brebis, les
+_picadores_ à cheval mettent en route les mules et les baudets, et les
+jeunes filles s'en vont à l'eau avec leurs gracieuses urnes sur
+l'épaule. Les conducteurs ont tous coutelas et revolvers. Je remarque
+quelques charrettes conduites par des femmes, et cela me rassure.
+Après la guerre civile, le gouvernement s'est appliqué à détruire le
+brigandage. Les populations paisibles qui en souffraient s'y sont
+prêtées volontiers, en appréhendant elles-mêmes les malfaiteurs pour
+les consigner à l'autorité. Ceux qui ont échappé aux balles et à la
+prison sont pour le moment réfugiés dans les montagnes. Les routes que
+je parcours portent les traces de leurs exploits. Par-ci, par-là, je
+remarque des croix, et lorsque je demande au conducteur ce qu'elles
+signifient, il me répond invariablement: _ladrones!_ Il veut dire
+qu'elles rappellent les massacres des voleurs. Tout le monde étant
+armé, le vol est précédé d'une lutte, et le voleur devient
+nécessairement assassin.
+
+Le pays que nous traversons est un immense champ d'énormes cactus à
+figues de Barbarie. Les indigènes en prennent les feuilles, qu'ils
+passent au feu pour détruire les épines, et les donnent aux boeufs,
+qui en sont friands. Aux cactus succèdent les youcas, dont
+quelques-uns atteignent une hauteur considérable. On les dirait les
+géants du désert. Par-ci, par-là, quelques villages en adobe et
+quelques haciendas au bord d'un étang. Les paysans suspendent à l'air
+les bêtes qu'ils tuent, et malgré la chaleur du soleil, l'air, à cette
+altitude de 1,800 mètres, les conserve assez longtemps. Le gibier
+abonde et ravage les champs de maïs.
+
+Vers midi on s'arrête dans un village pour déjeuner; je visite les
+pauvres habitations de terre, adressant la parole aux personnes que je
+rencontre. Les femmes sont craintives, les enfants curieux viennent
+voir l'étranger, les hommes répondent poliment à toutes mes questions.
+Dans une de ces pauvres cabanes, je trouve un perroquet; il me touche
+gentiment de la patte, monte par le bras sur l'épaule et sur la tête;
+mais le traître! il saisit mon beau chapeau de Panama, et d'un coup de
+son bec crochu lui fait un large accroc.
+
+Dans l'après-midi le soleil devient plus chaud et la poussière
+fatigante. À Venado je vois une usine à coton. Pendant qu'on change
+les mules, je suis entouré de mendiants qui veulent tous leur petite
+monnaie, et s'en vont en bénissant l'étranger. Au moment où l'on jette
+le lazo à une mule, elle réussit à se sauver et part furieuse à
+travers le village, gagnant la campagne. On la rattrapera plus tard.
+
+Le soir, vers 6 heures 1/2, j'arrive à Chalca, où je dois passer la
+nuit. Bientôt la diligence qui fait le service en sens inverse arrive
+aussi, et amène 1 Italien, 1 Français, 2 Américains, 1 capitaine et 1
+gendarme mexicains. Il n'y a que deux chambres dans l'hôtel, et selon
+l'usage du pays, la porte sert de fenêtre. Je partage la mienne avec
+les deux Américains. Après le souper mon compatriote me raconte qu'il
+est de Barcelonnette et qu'il vient d'installer un nouveau magasin
+d'étoffes dans les environs. L'Italien est un ancien colonel
+garibaldien qui a fait la campagne des Vosges. Le gouvernement
+mexicain l'a nommé agent de colonisation et lui donne 300 piastres par
+mois pour qu'il cherche vers la frontière américaine les endroits les
+plus propices à l'établissement de colonies de race latine. Il en
+profite pour s'occuper de ventes de terrains. Il m'en cite
+quelques-uns comprenant plusieurs lieues carrées à des prix variant de
+1 à 100 fr. l'hectare. Lorsqu'il découvre des terrains qui n'ont pas
+été enregistrés, dans le but d'éviter la contribution, il les signale
+au gouvernement, qui en reprend possession et les vend. Il
+collectionne aussi pour le compte du gouvernement des fossiles, tels
+que os de mastodontes et autres, destinés au musée de Mexico. Dans les
+environs de Chalca, une mine de plomb argentifère emploie en ce moment
+500 ouvriers. Elle en employait 4,000 quand elle tenait les filons
+riches. Je quitte mes voyageurs et je m'en vais sur ma dure couche,
+car on m'éveillera à 3 heures du matin.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+ Départ de Chalca. -- Je fais un heureux. -- La Hacienda de Solis.
+ -- Matehuala. -- Les mines du district de Catorce. -- La ville de
+ Cédral. -- La Hacienda de beneficio de Don Antonio Verume. -- Un
+ garçon qui veut apprendre l'anglais. -- Le vin de Membrillo. --
+ La Hacienda el Salado. -- Les toiles d'aloès. -- Les briques
+ d'adobe. -- On dompte un cheval sauvage. -- La soirée et la nuit
+ à la Hacienda la Ventura. -- Un inconnu. -- Le gibier. -- Les
+ fauves. -- La ville de Saltillo. -- Le chemin de fer. -- Le chien
+ des prairies. -- Monterey. -- Laredo. -- Arrivée à San-Antonio.
+
+
+Le 11 octobre, à 4 heures du matin, nous sommes en route, et je
+continue à occuper seul la voiture. Le conducteur est toujours
+accompagné d'un postillon et d'un gamin, apprenti postillon. Ce
+dernier gagne 1 fr. par jour, le postillon 2 fr., et le conducteur 5
+fr. Le postillon et son aide sont souvent obligés de renouer les
+courroies cassées, de courir auprès des mules de devant, car il y a
+triple attelage. Ils regagnent le siège en grimpant par des petits
+bouts de fer attachés à la voiture, pendant qu'elle continue sa course
+et ses sursauts. Dans une de ses ascensions, le petit gamin est tombé
+il y a peu de temps, la roue lui a passé sur le bras; il le porte
+enveloppé. Il me demande la permission de se reposer par intervalles
+dans la voiture, ce que je lui accorde volontiers. Il est couvert de
+haillons et porte des semelles de cuir attachées aux pieds par des
+courroies. L'intérêt que je lui montre le rend confiant, et à un
+moment donné il me dit: _io me voi a suya tierra_: je m'en vais à
+votre pays, emmenez-moi.--Et que viens-tu y faire?--Je vous servirai
+et je pourrai vivre; ici les 20 sous que je gagne sont à peine
+suffisants pour payer la nourriture que je prends en route, et malgré
+le métier pénible et dangereux, je suis toujours déchiré; je ne puis
+arriver à m'acheter une paire de souliers; et ce disant il me montre
+ses haillons et ses pieds meurtris. J'avais un veston de laine que
+j'avais acheté dans les Pyrénées et qui avait déjà fait mon premier
+tour du monde. Il m'avait rendu bien service dans les plaines glacées
+du nord de la Chine. Je le lui donne; il le met à l'instant, il est
+dans la jubilation; mais je doute que son bonheur soit aussi grand que
+le mien. Il n'y a pas de joie comparable à celle de faire des heureux.
+
+À 8 heures nous arrivons à une hacienda importante, appelée Solis,
+propriété d'un Espagnol. Je me dirige vers la maison du maître; la
+dame, qui se tient sur la porte, un bambin au bras, se sauve à mon
+approche. Je visite la chapelle et vois sur la place 12 hommes occupés
+à égrener du maïs en frottant les épis sur un cylindre formé de noyaux
+d'épis de maïs étroitement liés. Une machine mue par un seul homme
+égrènerait plus de maïs en moins de temps, et les 22 bras rendus ainsi
+disponibles seraient une nouvelle force productive. Je reviens au
+_rancho_ où je dois déjeuner. Il est couvert en feuilles de _youcas_.
+Plusieurs images de saints tapissent les murs d'adobe. Sur le lit une
+petite harpe indique le goût de la musique chez les habitants. Une
+bonne vieille me sert quelques aliments primitifs; je lui demande
+combien d'ouvriers occupe la ferme, elle me répond: _una maquina!_
+C'est sa manière d'exprimer un grand nombre. Même réponse concernant
+les animaux, les bergers, etc. Heureusement un Indien, qui me paraît
+intelligent, est mieux au fait, et répond à plusieurs de mes
+questions. La ferme a 5 lieues de long; elle a vendu récemment 400
+mules au prix de 34 piastres chaque. Le cheval non dompté se vend 12
+piastres, et celui qui est dompté 48. Un bon âne vaut 20 piastres; les
+vaches se paient de 15 à 30 piastres, selon la quantité de lait. Une
+paire de boeufs de labour vaut 40 piastres; les moutons, 3 piastres.
+Les bergers chefs sont payés 120 piastres l'an; les _pèones_, hommes
+de travail, reçoivent 2 réaux (1 fr.) par jour. Une _criada_ (bonne)
+est payée de 3 à 6 piastres par mois; la viande se vend. 1 réal la
+livre. Les travailleurs achètent à la boutique du patron tout ce dont
+ils ont besoin. Les prix sont calculés de manière qu'après avoir à
+peine mangé, le pèon reste avec ses haillons et n'a jamais le sou.
+
+Mais les mules sont attelées et je reprends ma route, grimpant sur
+l'impériale pour éviter la poussière. Les cactus font place à une
+espèce d'acacia mimosa aux grandes branches. Elles avancent vers la
+voiture et m'ont égratigné plus d'une fois. Cet arbre donne un fruit
+dont le bétail est friand. Par-ci par-là quelques chiens des prairies
+et de nombreuses vipères. Elles se nourrissent d'un fruit rouge
+produit d'un cactus appelé _nopali_. Au loin se dessine la sierra de
+Catorce et un pic volcanique appelé _el frai_.
+
+À 1 heure 1/2, nous arrivons à Matehuala, ville de 18,000 habitants;
+la place est plantée d'arbres et les rues assez propres. Le chef
+politique, M. Jésus Sanchez, me présente à un Français, _haciendado_
+ou propriétaire dans le pays. J'aurais voulu m'arrêter quelques jours
+pour visiter les nombreuses mines du district de Catorce. M. Sanchez
+m'en aurait fourni toutes les facilités, mais le steamer de
+San-Francisco pour l'Australie part le 20 octobre, et j'ai encore bien
+du chemin à faire. Le manquer serait se mettre dans la nécessité
+d'attendre un mois pour l'autre départ, et arriver dans l'hémisphère
+austral au moment où le soleil l'atteint de plus près. Je me contente
+donc de demander à M. Sanchez des renseignements verbaux, qu'il me
+fournit avec la plus grande obligeance.
+
+Le district de Quatorce contient 45,000 habitants et possède 5 mines
+de plomb, d'argent et de cuivre. Chaque mine emploie de 200 à 800
+ouvriers. Les contre-maîtres sont payés 2 piastres par jour, les
+ouvriers travaillent à _tarea_ (à la tâche), et reçoivent tant par
+mètre de trou de mine, tant par mètre de galerie, etc. Il n'y a point
+de société de secours mutuels, mais les propriétaires prennent chaque
+jour une _cuchara_, moitié d'une corne de boeuf, de minerai qui est
+mis à part et vendu par intervalles. Le produit est confié à
+l'administration, qui le distribue aux ouvriers en cas d'accident ou
+de maladie, selon les besoins de la famille. Le gouvernement projette
+des lois d'assurance et d'économie obligatoire d'après le système
+allemand; mais avant d'économiser il faut avoir d'abord le nécessaire.
+
+M. Sanchez m'engage à visiter, à Cédral, la _Hacienda de Beneficio_,
+de Don Luiz Antonio Verume, qui est la plus importante. Je m'y rends
+vers le soir, à mon arrivée dans cette ville. Le directeur a la bonté
+de m'accompagner lui-même et de me donner de minutieuses explications.
+Le minerai d'argent vient de la mine de Concepcion, et est traité de
+trois manières différentes, selon sa composition. Il donne environ 3
+marcos 1/2 de métal par tonne de minerai. Le premier système est celui
+que j'ai décrit en parlant de la Hacienda de Saint-François-Xavier à
+Guanajuato. Il a été inventé il y a 300 ans par Médina, aux mines de
+Pachuca. Le deuxième système est employé pour le minerai plus riche.
+On le place dans un four, avec du charbon et certains ingrédients. Par
+l'action du feu le plomb s'oxyde et l'argent reste séparé.
+
+Le troisième système, inventé par Alfonso Barba au Pérou, il y a 400
+ans, est l'amalgamation chaude employée pour le minerai contenant des
+iodures et bromures. Ce système tient des deux premiers. Un quatrième
+système est employé à Sonora et ailleurs, et consiste à extraire
+l'argent en le convertissant en chlorure au moyen du sel. Le mercure
+employé ici provient des mines d'Almaden en Espagne. On le paie 50
+piastres le quintal, et il perd de 10 à 12% dans chaque opération. Les
+ouvriers gagnent depuis 4 réaux jusqu'à 2 piastres par jour. Il y a 5
+mines à Catorce; 3 sont en perte en ce moment.
+
+Cédral compte 5,000 habitants. Sur le marché je vois des oranges et
+des citrons; mais à l'hôtel je ne puis obtenir de vin. On me donne un
+vin de _membrillo_ (de coing) qui ressemble au vin cuit. Le garçon qui
+me sert me demande le nom anglais de chaque objet qui lui tombe sous
+la main. Il en connaît déjà plusieurs; décidément il veut se rendre
+aux États-Unis.
+
+Après souper, je prends mon repos dans une chambre à quatre lits, où,
+pour cette fois, je suis seul.
+
+Le lendemain matin à 4 heures j'éveille les conducteurs et postillons.
+Ils ont passé la nuit sous le portique, étendus par terre dans une
+couverture. Le garçon de la veille m'apporte une chandelle de suif, et
+commence à me demander comment s'appelle le chandelier en anglais,
+comment le bol, la cuillère, le sucre, le café: il tient à continuer
+sa leçon.
+
+Peu après les mules nous ramènent au milieu du désert. Une odeur
+parfumée m'avertit que sous les buissons poussent des plantes
+aromatiques. Les matinées sont presque toujours brumeuses, mais vers 9
+heures le soleil se montre. Il a bientôt séché la rosée, et la
+poussière devient intolérable. Toutes les fois que, dans un village ou
+à une hacienda, on change les mules, je profite du temps pour visiter
+les maisons et les ranchos. Ils sont toujours bien misérables.
+Quelques-uns ont pour toiture des feuilles d'aloès. Dans ces pauvres
+cabanes couchent la famille et les chiens pêle-mêle: le matin les
+femmes sont occupées à faire les _tortillas_; elles broyent entre deux
+pierres la graine de maïs et préparent dans un poêlon de petits ronds
+de pâte mince, comme le font les Bretons avec le blé noir. Des fours
+en adobe, à côté des ranchos, indiquent qu'on sait faire aussi le
+pain. Dans une rancheria[4], au-dessus d'un noria on a suspendu un
+mouton entier pour le dessécher à l'air.
+
+ [Note 4: On appelle ainsi une réunion de ranchos ou
+ habitations des paysans.]
+
+Ces norias, tournés par des mules, ne montent que quelques petits
+seaux de cuir.
+
+À 11 heures 1/2 on m'arrête pour le déjeuner à la hacienda _el
+Salado_. L'administrateur m'apprend qu'on y sème 800 fanegas de maïs
+par an (la fanega équivaut à 75 livres.) Cette culture se fait à
+métairie. L'an dernier le propriétaire a eu 20,000 fanegas pour sa
+part. L'hacienda nourrit aussi de nombreuses bêtes: 4,000 chevaux,
+1,000 ânesses, 2,000 vaches. On vend 600 chevaux l'an, au prix moyen
+de 40 piastres. Les habitants qui vivent de la ferme sont environ 600.
+Ils n'ont point d'église, mais des écoles pour les deux sexes. Dans
+cette hacienda, je vois préparer le fil d'aloès. On prend la partie
+intérieure de la plante, on la presse avec une règle de fer contre un
+rouleau de bois, et on tire par un bout. La partie grasse de la plante
+est ainsi raclée, et reste la partie filandreuse, qui est séchée au
+soleil. D'autres ouvriers prennent ces fils et en font des ficelles et
+des cordes par un procédé primitif. J'en vois qui, avec ces ficelles,
+font une trame qu'ils étendent dans la cour et la tissent en toile
+grossière d'emballage. D'autres empilent les filaments, qu'ils
+recouvrent d'un morceau de toile. Ce sont des selles ou bâts pour les
+mules et les baudets. Un peu plus loin un Indien fait les briques
+d'adobe. Il mélange une terre argileuse à du fumier, pétrit le tout
+avec de l'urine de cheval, et met la pâte dans un moule. Il en résulte
+une brique large de 30 centimètres, longue de 45, épaisse de 10, assez
+semblable aux briques chinoises. Elle résiste à l'action de l'eau.
+Avec ces briques on fait toutes les constructions dans l'Amérique
+espagnole. Dans les haciendas, elles servent aussi à construire
+d'immenses cônes dans lesquels on enferme la récolte.
+
+Trois Indiens s'en vont de maison en maison, de rancho en rancho,
+jouant de la mandoline, de la harpe et de la guitare; ceux qui les
+demandent les paient 5 fr. l'heure.
+
+Nous continuons notre route, et au prochain relais je vois dompter un
+cheval sauvage. Un Indien se tient en croupe avec peine; l'animal, par
+de terribles sauts de mouton, cherche à le jeter à terre; un autre
+Indien, avec une habileté qui tient du prodige, le lace de loin,
+tantôt à une jambe, tantôt à une autre, et arrête son élan.
+
+Vers le soir, nous arrivons à la hacienda _la Ventura_, pour y passer
+la nuit. Le soleil envoie de l'horizon ses derniers rayons qui
+transforment les nuages en montagnes de feu. Les bergers ramènent
+leur troupeau, et les chiens, leurs fidèles auxiliaires, poussent les
+retardataires. Les chevaux viennent s'abreuver à l'étang, qu'ombragent
+des saules séculaires. Un petit agneau qui s'égare me lèche la main;
+les poules, les canards et les oies cherchent leur perchoir; le
+cultivateur rentre sa charrue, les enfants se réunissent et commencent
+leurs chansons et leurs rondes. Les feux s'allument dans les ranchos
+et le son doux de quelques harpes se fait entendre. Ceux qui habitent
+la campagne connaissent le charme des soirées de la ferme à la belle
+saison. Je jette quelques sous aux enfants, qui courent et se
+précipitent pour les saisir, et je visite quelques ranchos. La belle
+scène de la nature a son revers lorsque je rentre à l'auberge. Bientôt
+la voiture qui vient de Saltillo arrivé et amène des voyageurs. Il n'y
+a que deux chambres, sans fenêtre, et nous sommes huit. À table,
+maigre souper; pas de vin et une mauvaise _cerveza_ (bière) à 5 réaux
+la demi-bouteille. Heureusement, j'ai encore un peu de rhum que j'ai
+apporté de la Jamaïque. On me dit que la ferme appartient à un général
+ex-ministre de la guerre et que l'auberge est pour son compte. Si
+j'étais général et que je voulusse me mêler de faire l'aubergiste, je
+m'efforcerais de mieux traiter mes hôtes. Après le souper, un superbe
+clair de lune nous invite à sortir.
+
+Près de la ferme, un moulin à vent, fabriqué à Sant-Antonio, sert à
+tirer l'eau d'un puits. On voit que nous approchons des États-Unis. Un
+Indien plein d'expérience et de bon sens me renseigne sur beaucoup de
+choses. L'hacienda a coûté 10,000 piastres à son propriétaire, il y a
+deux ans. Il en demande maintenant 40,000. Mon interlocuteur m'en fait
+le budget annuel: 1,000 fanegas de maïs à 3 piastres, 3,000 piastres;
+500 moutons à 3 piastres, 1,500 piastres; 200 mules ou vaches à 20
+piastres, 4,000 piastres; produit de l'auberge à une moyenne de 6
+voyageurs par jour, à 2 piastres chacun, 4,000 piastres. Total 12,500
+piastres. Déduire 2,500 piastres de frais annuels, reste net 10,000
+piastres, soit 50,000 fr. Avec cela on peut vivre commodément à
+l'étranger, se promener au _central Park_ à New-York, ou jouer au
+billard dans un café de Paris. Mais pendant ce temps le reboisement
+des collines ne se fait pas; les sources de la montagne ne sont pas
+utilisées, le défrichement ne se poursuit pas, la situation des
+pauvres Indiens gardiens de troupeaux ou semeurs de maïs ne s'améliore
+pas.
+
+Le lendemain matin à 4 heures, au moment où la voiture se met en
+marche, un grand gaillard armé de coutelas et de revolver entre et
+s'assied en face de moi. Il s'étend sur son banc pour dormir. On
+m'avait pourtant dit qu'il n'y avait pas d'autres passagers; qui est
+cet étranger?--Je lui demande où il va; il me répond: À une
+_hacienda_. Pour la première fois dans ma route, j'ai un peu
+d'appréhension, mon dernier jour de voiture serait-il le moins
+heureux? Je surveille l'inconnu et attends l'aube avec impatience.
+
+Lorsque le jour arrive, j'éveille l'étrange compagnon et lui demande
+divers renseignements. Il m'apprend qu'il est le chef de la poste et
+qu'il va visiter une station voisine. J'en profite pour me renseigner
+sur tout ce que je vois. Un Indien à cheval ramène au bout du lazo un
+_teçon_, espèce de porc épic. Je vois sur une charrette un jeune cerf,
+et j'apprends que cet animal abonde dans les environs: de temps en
+temps quelque carcasse de vache ou de cheval; ce sont les léopards,
+les petits lions d'Amérique et les ours qui les tuent et en font leur
+pâture. Mon compagnon me quitte et je continue ma route à travers des
+collines rocailleuses et désertes. L'immense plaine que je traverse
+depuis 6 jours est à 16 et 1,800 mètres d'altitude. Le thermomètre
+montait à 30° dans le jour et descendait à 20° durant la nuit.
+
+Cette plaine ressemble à celle du Punjab dans l'Hindoustan. Mais là
+l'Hindou a creusé partout des puits par lesquels il arrose son blé, et
+la population s'est multipliée. Ici l'Indien n'est pas propriétaire,
+il ne peut penser à aucune amélioration; il languit et la population
+diminue.
+
+Lorsqu'en un pays assez grand et assez riche pour nourrir dans
+l'abondance de nombreux millions d'habitants, on en voit languir un
+petit nombre, il faut croire que l'organisation sociale laisse à
+désirer. Avant la conquête espagnole, le Mexique nourrissait
+16,000,000 d'habitants, et il n'y avait alors ni les voies de
+communication qui empêchent les famines, ni les machines
+perfectionnées qui multiplient l'action de l'homme. Le Mexique
+devrait nourrir maintenant dans l'abondance au moins 100,000,000
+d'habitants, et il n'en contient que 10,000,000!
+
+Le soir, à 5 heures, j'arrive à Saltillo, à l'hôtel _Escoban_.
+
+Saltillo, à 1,500 mètres d'altitude, est dans l'État de Coahuila et
+contient 18,000 habitants.
+
+La ville est assez bien tracée; une _alameda_ fournit aux habitants
+une promenade ombragée. L'église est surchargée de sculptures; au
+marché je remarque de nombreux restaurants pour le peuple. Sur les
+murs, les perpétuelles affiches de _Corrida de Toros_.
+
+J'espère enfin trouver un bain. On m'adresse à un établissement hors
+la ville. On s'y baigne dans un réservoir à eau courante.
+
+Dans quelques mois les deux républiques de l'Amérique du Nord seront
+reliées par le chemin de fer. Le voyageur ne sera plus balloté durant
+de longues journées dans la diligence, mais je ne regrette pas ma
+course: elle m'a permis de voir et de juger sur place l'intérieur du
+pays.
+
+14 octobre.--Le temps presse, et quoique je n'aime pas voyager le
+dimanche, je suis forcé de continuer ma route. À 5 heures du matin je
+trouve l'église encore fermée et le peuple attendant à la porte. À 6
+heures je suis à la gare pour le départ. Cette gare est un simple
+wagon où l'on prend son billet; une tente sert de bureau pour
+l'enregistrement des bagages. Le tronçon de Monterey à Saltillo n'est
+ouvert que depuis un mois. La voie a 0m 93 de large; les traverses
+sont en sapin; les rails, en acier, y sont tenus par un clou.
+
+La campagne est bien cultivée: les pommes, les poires et le raisin
+viennent à merveille. Les animaux s'effraient et fuient au passage des
+trains. Les premiers jours les Indiens en faisaient autant. Bientôt
+nous entrons dans une région montagneuse, et nous descendons
+rapidement. À Pescheria on me parle d'une grotte gigantesque des
+environs. D'après la description qu'on m'en fait, elle dépasserait en
+grandeur et en beauté la fameuse grotte Adelberg des environs de
+Trieste. Un jeune Français que je trouve dans le train m'apprend que
+son père est propriétaire d'une des 5 filatures de coton de Saltillo.
+Sa filature a 1,000 broches. Cette industrie est en progrès, mais les
+impôts sont en train de la ruiner.
+
+Nous voyons encore quelques chiens des prairies; ils sont très habiles
+à chasser le lièvre. À cet effet, ils se réunissent par bandes. Les
+uns se postent comme nos chasseurs, et les autres font la battue.
+Lorsqu'un d'eux a saisi le gibier, il appelle et attend les autres
+pour le partage. Les _zorra_ ou renards abondent aussi, et parmi les
+serpents, celui à sonnette est le plus commun.
+
+La voie continue à descendre et traverse les cours d'eau sur des ponts
+de bois. À Santa-Cattarina, mon baromètre anéroïde ne marque plus que
+500 mètres d'altitude, et je revois la canne à sucre. La sécheresse
+persiste ici comme dans tout le nord du Mexique. La récolte de maïs
+est perdue, le prix en doublera et la maigre pitance du peuple en
+sera encore réduite. Les wagons portent écrit en langue anglaise et en
+langue espagnole la défense de fumer. Tous les Mexicains fument, les
+Américains du Nord se plient à la consigne. J'ai déjà remarqué bien
+des fois le penchant à faire peu de cas de la loi chez les nations
+latines, et l'habitude contraire chez les Anglo-Saxons.
+
+À Monterey, capitale de Nueva-Leon, j'aperçois, au pied d'une colline,
+une chapelle de Notre-Dame de Lourdes. Enfin, nous sortons des
+montagnes et abordons la plaine sans fin. Vers 7 heures du soir, à
+Laredo, nous atteignons le Rio-Grande, que nous traversons sur un pont
+de bois. Cette rivière m'a paru fort étroite et ment à son nom. La
+petite ville de Laredo est à cheval sur les deux rives; nous stoppons
+sur la rive des États-Unis de l'Amérique du Nord, et je change mon
+wagon contre un Pullmann sleeping-car. Le matin, quand je quitte mon
+lit, je me trouve à la gare de Sant-Antonio, capitale du Texas.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+États-Unis.
+
+ Le Texas. -- Les progrès depuis l'abolition de l'esclavage. --
+ Les Congrégations religieuses. -- Prix des terres. -- Les
+ casernes. -- Les Nègres et leur ostracisme. -- Départ pour
+ San-Francisco. -- Les métiers d'un Yankee. -- Les plantations de
+ coton. -- Les _cliffs_ du Rio-Grande. -- Les stations dans le
+ désert. -- La consommation de la bière. -- Le Nouveau Mexique. --
+ L'Arizona. -- Les Mormons. -- Les Chinois. -- Le Rio-Colorado. --
+ Yuma. -- Indio. -- Le désert du Colorado.
+
+
+Le Texas appartenait au Mexique: il fut annexé aux États-Unis avec le
+Nouveau Mexique et la Haute-Californie, en 1848, à la suite d'une
+guerre acharnée qui amena les Américains du Nord jusqu'à Mexico. Le
+Texas est l'État le plus vaste des États-Unis; il comprend 170,000,000
+d'acres ou 266,000 milles carrés, avec plus d'un million et demi
+d'habitants. Il nourrissait en 1881 plus de 14,000,000 d'animaux, dont
+1,000,000 de chevaux, 5,500,000 moutons, 5,000,000 de boeufs et
+2,000,000 de porcs. Depuis 1881, ce nombre a augmenté de plus de
+4,000,000. Les États du Sud, si éprouvés par la guerre de sécession,
+ont non seulement retrouvé leur ancienne prospérité, mais l'ont
+augmentée. La culture du coton est plus que doublée et une grande
+partie est déjà filée sur place. Sur le Mississipi on utilise même les
+peaux de crocodile: je lis dans un journal une annonce qui en demande
+5,000 à l'instant. L'ancien état de servitude pouvait bien enrichir un
+certain nombre de planteurs, mais tout état contre nature n'est jamais
+profitable. Depuis l'abolition de l'esclavage, un plus grand nombre de
+gens libres vivent sur ces états et y prospèrent.
+
+Les maisons d'adobe ont fait place aux maisons de bois; les rues
+étroites, aux larges avenues plantées d'arbres et bordées de jardins.
+Nous sommes dans l'Amérique anglo-saxonne. Dans le quartier du
+commerce, on voit de beaux édifices en pierre; les abords de la ville
+sont semés de gracieuses villas. L'Anglo-Saxon ne veut de la ville que
+pour les affaires. Pour ses enfants, il préfère l'air bienfaisant des
+champs, et le jardin où ils prennent leurs ébats.
+
+La petite ville de Sant-Antonio, qui ne comptait que 20,000 habitants
+en 1881, en a gagné 10,000 de plus en deux ans. C'est une ville en
+construction. On voit partout de hautes cheminées qui indiquent la
+présence de la vapeur.
+
+Mon premier soin est de m'informer du moyen d'atteindre San-Francisco.
+J'apprends qu'une ligne, récemment ouverte, m'y conduira en quatre
+jours, moyennant 79 dollars et 11 dollars en plus pour le
+sleeping-car, je pourrai ainsi arriver la veille du départ de mon
+steamer. Le train part le soir; j'ai donc toute la journée pour
+Sant-Antonio. Je me dirige vers un changeur pour avoir de la monnaie
+du pays; c'est l'ennui du voyageur chaque fois qu'il passe une
+frontière. Comme je l'ai déjà observé, une monnaie de valeur identique
+pour le monde entier nous délivrerait des changeurs et de leurs
+spéculations.
+
+À Sant-Antonio, je visite l'hôpital tenu par les Soeurs du Verbe
+Incarné, dont la maison mère est à Lyon, en France. Elles ont ici 60
+novices et desservent de nombreuses écoles et hospices dans le Texas
+et ailleurs. L'hôpital est plutôt une maison de santé. On y paie une
+pension de 2 dollars et de 1 dollar 1/2 par jour. Les malades envoyés
+par la municipalité ne paient que 60 cens (3 fr.).
+
+Les Ursulines tiennent un pensionnat. Les Soeurs de la Providence de
+Lorraine ont de nombreuses écoles. Sant-Antonio compte 12,000
+catholiques irlandais, allemands, mexicains, français. Ils
+sympathisent peu les uns avec les autres, et il a fallu établir une
+église pour chaque nationalité. Celle des Français a dû être fermée
+faute de fidèles. Trop souvent à l'étranger le Français ne prend le
+chemin de l'église qu'à l'occasion des décès ou des naissances. Je me
+renseigne auprès de divers bureaux d'affaires. On m'offre des lots de
+3, 10, 15, 20 et 200,000 acres au prix de 1 à 3 dollars l'acre
+(arpent). Les uns servent à la culture du coton, les autres à
+l'élevage des moutons, des boeufs et des chevaux.
+
+C'est toujours la même nature que j'ai laissée au Mexique; la terre
+produit des cactus et des mimosas: toujours même sécheresse. Mais
+pendant que les propriétaires du Mexique restent les bras croisés ou
+creusent un puits pour y établir un noria avec quelques seaux de
+cuirs, ici on perce des puits artésiens qui fournissent l'eau en
+abondance. Les terrains arrosés se vendent plus cher: de 4 à 5 dollars
+l'acre, les spéculateurs les convertissent en prairies, achètent
+l'hiver les moutons à 1 dollar 1/2, les engraissent et les revendent
+le double au printemps. On m'offre aussi dans un Bureau de vente des
+terrains à fruits et légumes aux environs de la ville. On en demande
+de 15 à 20 dollars l'acre, y compris la petite maison en bois. Dans un
+de ces Bureaux je trouve un journal spécialement destiné aux éleveurs
+de moutons. Il y en a pour les éleveurs de gros bétail, pour les
+agriculteurs, etc.; toujours et partout en deçà du Rio-Grande,
+l'association sous toutes les formes fait profiter les uns de
+l'expérience des autres et multiplie les forces.
+
+Ici, comme à Panama, les bains se prennent chez les perruquiers.
+
+Un landau me conduit dans les environs aux _barracks_ ou casernes. Il
+est un peu cher: 2 dollars l'heure, mais un nègre en livrée le conduit
+et un autre nègre sert de valet de pied.
+
+Les États-Unis entretiennent un bon nombre de soldats sur la frontière
+mexicaine. À 4 milles dans la campagne, j'arrive à un immense bâtiment
+en pierre à un étage sur rez-de-chaussée. Dans la cour, je vois des
+fourgons, des affûts, des cordages, etc. Ce sont les chantiers et les
+magasins. Au milieu de la cour s'élève une haute tour qui sert
+probablement à observer les mouvements de l'ennemi. À côté de ce
+bâtiment, un joli parc est semé d'une vingtaine de _cottages_, demeure
+des officiers et de leurs familles. Les _cottages_ des sous-officiers
+sont un peu plus loin et plus simples. Je tourne le parc et arrive aux
+baraques des soldats. On a creusé la terre à 3 mètres sur un hectare
+environ, et dans ce bas-fond on a élevé les baraques et les tentes du
+camp, probablement pour les mettre à l'abri des balles sinon des obus.
+
+Au retour, mon nègre me conduit à la station. Ils sont nombreux les
+nègres au Texas. À Sant-Antonio, ils ont pour eux une église spéciale.
+Le Yankee, ordinairement si libéral, est intraitable lorsqu'il s'agit
+du nègre. Il a ruiné jadis les États du Sud pour l'affranchir, mais il
+ne le veut avec lui ni à l'église, ni au théâtre, ni en chemin de fer,
+ni au café. Une loi avait été faite pour le mettre sous ce rapport sur
+le pied d'égalité avec les blancs. Dans les divers États, les nègres
+avaient réclamé devant les magistrats le bénéfice de cette loi. Une
+décision de la Cour suprême, à Washington, vient de débouter les
+nègres, déclarant la loi inconstitutionnelle.
+
+À 6 heures la locomotive siffle et nous emporte; elle traverse une
+partie de la ville en avertissant par sa cloche les habitants d'avoir
+à se garer; puis nous voilà dans les champs. Nous avons plus de 3,000
+kilomètres de Sant-Antonio à San-Francisco. La locomotive les
+franchira en moins de 4 jours, à raison de 45 kilomètres à l'heure. Le
+train le plus rapide en Amérique est celui du Canada entre
+_Coteau-station_ et Ottawa. Il parcourt 50 milles à l'heure, soit
+environ 80 kilomètres. Le train entre Londres et Bristol franchit en 2
+heures la distance de 118 milles 1/4 qui sépare les deux villes, ce
+qui fait une vélocité de presque 100 kilomètres à l'heure.
+
+Un Yankee prend place près de moi. Il va inspecter les restaurants
+qu'il tient dans les gares. C'est son métier actuel et ce ne sera pas
+le dernier. Il en a déjà fait plusieurs, et entre autres, celui
+d'armateur. Sans connaître un mot de français, il est allé au Havre
+avec un navire chargé de blé et de jambons, et l'a ramené plein
+d'émigrants. Il s'occupe aussi de plantations de coton dans le Texas,
+et en quatre temps, il me fait le budget de cette culture. Aux
+récoltes moyennes il faut 2 acres, au Texas, pour produire une balle
+de coton. Le labourage coûte 2 dollars, l'ensemencement 2 dollars, la
+main-d'oeuvre, durant les quatre mois qu'exige la culture (avril, mai,
+juin, juillet) 30 dollars; la récolte 16 dollars; séparer les graines,
+emballer et envoyer au marché 4 dollars; assurance et courtage 3
+dollars. Total: 57 dollars. Or, la balle vaut de 75 à 80 dollars, donc
+bénéfice net 18 à 23 dollars. Les années heureuses donnent 1 balle 1/2
+pour 2 acres.
+
+Le propriétaire qui ne peut assez surveiller son monde donne la
+récolte à moitié aux nègres; il leur fournit la terre, la graine et
+les boeufs. Le nègre met le travail et on partage; mais le nègre se
+fournit du nécessaire à la boutique que le propriétaire entretient sur
+la ferme. Or, celui-ci règle les prix de manière que le gros bénéfice
+lui reste. Lorsque le nègre vient chercher sa part du prix de vente,
+on lui ouvre le registre des avances en nature, et il lui reste bien
+peu à prendre. On procède à peu près de même dans les métairies à
+maïs.
+
+La voie, ouverte en février dernier, a une largeur de 1m 30. La
+Compagnie a reçu gratuitement les terrains qui la bordent, et elle les
+vend de 2 à 5 dollars l'acre.
+
+On est commodément dans les lits des Pullmann-cars, mais les wagons
+américains sont suspendus d'une manière malheureuse. Comme je l'ai
+déjà dit, leur balancement, donne le mal de mer. Vers 5 heures on
+m'éveille pour jouir du paysage pittoresque. La voie longe le
+Rio-Grande et pénètre entre des _cliffs_, où des rochers à pic très
+élevés la surplombent. Nous traversons des tunnels et parcourons un
+pays très accidenté. À _Eagle's nest_ (nid d'aigle) mon baromètre
+marque 350 mètres d'altitude et le thermomètre 30° centigrades. Les
+stations ont parfois quelques tentes, sous lesquelles on voit femmes
+et enfants; le plus souvent rien que la petite baraque des employés. À
+juger par les amoncellements de bouteilles vides qui les entourent,
+ils sont grands buveurs de bière. Dans l'Amérique du Nord, la
+consommation de la bière atteint 40 bouteilles par habitant; 24 en
+France, 51 en Hollande, 40 en Suède et Norwège, 39 en Suisse, 34 en
+Autriche, 115 en Angleterre.
+
+Le combustible de la locomotive est le bois; les puits qui fournissent
+l'eau ont parfois 200 mètres de profondeur. On voit par-ci par-là des
+Chinois réparant la route. Ils ont tous un chapeau en jonc forme
+chinoise. Nous voyons des troupes d'antilopes et de nombreux lapins. À
+une station 12 cavaliers poussent devant eux un millier de boeufs. Ils
+ont bien du mal à les faire entrer dans l'enceinte par où ils
+passeront dans les wagons.
+
+[Illustration: États-Unis.--New-Mexico.--Big-Bow, chef des Kiowas.]
+
+Nous quittons le Texas et entrons dans le Nouveau-Mexique. Des
+officiers avec leurs femmes descendent sur divers points pour
+rejoindre Fort Stockton, Fort Davis et autres forts d'où ils
+surveillent la frontière et les Indiens.
+
+À Murphysville je cherche la ville; je ne vois que 4 baraques. Elle
+viendra plus tard. La voie continue à monter; à Marpha nous sommes à
+1,400 mètres d'altitude. L'air est pur et frais. Le soleil se drape de
+nuages de feu et disparaît. Je reprends mon lit. Au Paso del Norte,
+un embranchement rejoint les lignes du Colorado. La nature est
+toujours la même: le désert et le bétail.
+
+À Demening, nous prenons les voyageurs qui descendent de Denver
+(Colorado), par Santa-Fé. Parmi eux je distingue un Jésuite qui arrive
+de Monaco pour enseigner la philosophie au collège de Santa Clara
+(Californie). Il m'apprend que leurs Pères chassés de France sont
+venus fonder un collège à la Nouvelle-Orléans. À Demening, on quitte
+le Nouveau Mexique et on entre dans l'Arizona. Cet État voisin de
+l'Utah commence à être envahi par les Mormons. L'apôtre Cannon, dans
+une récente conférence à leur tabernacle, à Salt-Lake-City, a ainsi
+établi leur dernier recensement. Les Mormons sont dans l'Utah 127,294
+membres, représentant 22,000 familles; 37,000 ont moins de 8 ans.
+Durant les six derniers mois, il y a eu en Utah 2,300 naissances, dont
+1,200 du sexe masculin et 1,100 du sexe féminin, et 782 décès. Pendant
+la même période, le nombre des membres nouvellement admis a été de
+23,040. L'Église compte 12 apôtres, 58 patriarches, 3,885 seventies,
+11,000 anciens, 1,500 évêques et 4,400 diacres. Les Mormons sont 2,264
+en Arizona et le double en Idaho; 81 missionnaires ont été désignés
+pour propager la foi des _Saints des derniers jours_ en Europe et en
+Amérique. La polygamie a été recommandée.
+
+Trois arrêts de 20 minutes à trois stations, le matin, vers midi, et
+le soir, donnent le temps de prendre les repas. Parfois la salle du
+restaurant n'est qu'un wagon à côté de la voie. La nourriture laisse
+à désirer: viandes dures, soupe au poivre et légumes sans sel. On paie
+de 75 cents ou 1 dollar par repas, selon les stations, vin à part. La
+moindre bouteille coûte 5 fr. L'Américain ne reste jamais plus de 10
+minutes à ses repas. On n'ose rester à table quand tout le monde est
+parti, de crainte que le train ne vous laisse. Le long de la route on
+voit des affiches indiquant l'hôtel à prendre à Sacramento, à Los
+Angeles ou autre ville à 1,000 milles de là. Nous laissons un
+embranchement qui va à Silver-City. Son nom indique les mines
+d'argent. Plusieurs y ont fait de rapides fortunes. Nous atteignons
+une espèce de désert argileux. Le mirage est tel que les montagnes
+éloignées nous paraissent fort près, et comme détachées du sol. À
+Bensan, nous laissons un embranchement qui descend à Guaymas, dans le
+golfe de Californie. Une affiche demande 500 ouvriers pour travailler
+au chemin de fer. Trois wagons amènent 150 coolies chinois qui puent
+l'opium. À Tucson, un Américain déguisé en Indien vend des bâtons de
+cactus, des curiosités indiennes, et de prétendues graines de fleurs
+diverses à 10 sous la graine. Parmi ces graines je distingue des
+pois-chiches.
+
+Le 18 octobre, à 6 heures du matin, en me levant, je vois le
+Rio-Colorado à la station de Yuma. Cette rivière sépare l'Arizona de
+la Californie. Des bateaux à vapeur poussés par une grande roue à
+l'arrière le remontent depuis le golfe de Californie jusqu'ici à 80
+milles, et jusqu'à 300 autres milles au dessus. À Yuma nous prenons
+l'heure de San-Francisco en reculant nos montres de 2 heures.
+
+[Illustration: États-Unis.--Yuma.--Indiens de l'Arizona.]
+
+Des affiches et des programmes, qu'on nous distribue à l'hôtel,
+recommandent la station de Yuma pour les malades. Ces programmes
+disent que le thermomètre ne descend l'hiver qu'à quelques degrés au
+dessous de 0, et que l'été il ne dépasse pas 107° Farenheit, soit 34°
+centigrades. Bon pour se faire rôtir! La voie descend, et à Indio,
+elle est à 100 pieds sous le niveau de la mer. Nous sommes dans un
+désert, qui a 70 milles de large et 140 de long. Nous le suivons
+pendant longtemps; la poussière trouve moyen de pénétrer et de nous
+suffoquer dans le wagon malgré les doubles vitres. Toujours du sable
+et quelques buissons comme entre la Sierra-Nevada et les Montagnes
+Rocheuses. La voie recommence à monter. Nous sommes à 300 mètres
+d'altitude, lorsque nous voyons devant nous de hautes montagnes avec
+des forêts de sapin blanchies de neige. À certaines stations, je
+remarque des groupes d'Indiens, les uns nus, les autres vêtus. Leurs
+cheveux sont longs, noirs et épars, leur peau est rougeâtre.
+Quelques-uns ont le coutelas à la ceinture. Tous ces Indiens de
+l'Amérique du Nord ne peuvent pas toujours se comprendre entre eux par
+la parole, car ils parlent 76 dialectes différents. Toutefois ils
+s'entendent toujours parfaitement par signes. Ils s'appellent le jour
+en faisant un feu de branches vertes sous une couverture. En retirant
+la couverture, la colonne de fumée qui s'élève est le signe de
+ralliement. La nuit, ils font un feu d'herbes sèches. Un cavalier
+galopant rapidement en rond est le signe d'un danger. Quand ils
+marchent, ils tracent sur le sable des figures d'animaux, qui disent à
+ceux qui suivent ce qu'ils auront à faire. Quand ils se rencontrent,
+ils peuvent se raconter par signe l'action des ennemis, les épisodes
+d'un combat, etc.
+
+À Colton, nous laissons un embranchement qui s'en va à San Diego, sur
+le Pacifique.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+ La Californie. -- Los Angeles. -- La production de l'or. -- Les
+ produits agricoles. -- Le papier-monnaie. -- La vallée de
+ Yosemity et les arbres géants. -- Oakland. -- San-Francisco. --
+ La baie. -- La crise. -- Le nouveau traité avec la Chine et la
+ question chinoise. -- Les coolies et l'opium. -- La richesse des
+ États-Unis. -- La rémunération du travail et du capital. -- Les
+ divorces et les avortements. -- Les monopoles et la concurrence.
+ -- La population. -- Importation. -- Exportation. -- Revenus. --
+ Dette. -- Chemins de fer. -- Les Américains ne nous aiment pas.
+ -- Les réformes nécessaires pour former un peuple fort et
+ sérieux.
+
+
+Vers le soir, nous traversons de belles fermes, puis viennent les
+vignes, les fruits et les légumes; nous sommes à Los Angeles. La salle
+du restaurant est toute enguirlandée de fleurs. Un groupe de
+francs-maçons de l'_Est_ a visité l'_Ouest_, et on les a fêtés. La
+petite ville de Los Angeles a ses maisons en bois et plusieurs
+églises; elle compte 20,000 habitants. Les Lazaristes y ont un
+collège. Elle centralise les produits de la région; partout d'immenses
+entrepôts de blé et de laine. On cultive maintenant la terre en
+Californie. Au début on n'y cherchait que l'or. L'or a presque
+toujours été l'attrait providentiel qui a amené les hommes dans les
+contrées nouvelles. Sans lui on n'aurait jamais pensé à les peupler.
+L'or attire l'homme comme le sucre les fourmis; quand les fourmis ont
+mangé le sucre, elles restent et font leurs maisons. On calcule que
+l'or employé aux arts atteint maintenant 80,000,000 de dollars. Les
+mines d'or de Californie entre 1850 et 1860 ont produit 610,000,000 de
+dollars. De 1860 à 1870, 369,000,000 de dollars, et de 1870 à 1880,
+193,386,000.
+
+Mais si elle produit moins d'or, la Californie donne tous les ans plus
+de produits agricoles. En 1880, elle a donné presque 2,000,000 de
+boisseaux de maïs (le boisseau équivaut à 35 litres); 30,000,000 de
+boisseaux de blé; 1,500,000 boisseaux d'avoine, et 12,500,000
+boisseaux d'orge; ce qui vaut bien des millions de dollars. Ajoutez à
+cela 2,000,000 de livres de fruits, sans compter le vin. La production
+en augmente tous les ans; ainsi, seulement dans les premiers mois de
+1883, l'exportation des fruits a déjà dépassé 14,500,000 livres. Sur
+ce chiffre, Los Angeles entre pour presque 5,000,000 de livres.
+
+On fait la guerre à l'argent et on veut le démonétiser, mais c'est
+plutôt aux petits chiffons de papier, qu'on voit encore dans plusieurs
+États, qu'il faudrait faire la guerre. Ils communiquent la gale, se
+déchirent, se brûlent, se perdent, et c'est surtout le petit peuple
+qui en souffre le plus, car il n'a pas de coffre-fort pour les
+préserver des rats. Sur 46,000,000 de dollars de papier-monnaie aux
+États-Unis, environ 17,000,000 ne sont plus rentrés et ont été
+considérés comme perdus. Cela fait un joli profit pour l'État, et il
+en est de même pour les banques.
+
+Los Angeles est la capitale du Sud et semble appelée à un grand
+avenir.
+
+Le 19 octobre, à 6 heures 1/2 du matin, lorsque je quitte mon lit, le
+train arrive à Madera. C'est de là que part tous les matins la
+diligence pour Josemity-Valley. J'ai déjà dit dans mon voyage aux
+États-Unis[5] que dans les environs de cette curieuse vallée on voit
+les fameux _big trees_, _sequoia gigantea_ qui ont 400 pieds de haut
+et 35 pieds de diamètre.
+
+ [Note 5: Voir _le Tour du monde en 240 jours_, librairie du
+ Patronage Saint-Pierre, à Nice.]
+
+Plus loin, à Merced, nous déjeunons dans un hôtel élégant. Ensuite la
+voie traverse une plaine sablonneuse et sillonnée de petits cours
+d'eau. Elle atteint enfin la rivière Sacramento, que remontent de
+nombreux steamers, dont la seule roue, de grande dimension, se trouve
+à l'arrière. Nous commençons à voir de nombreuses cheminées indiquant
+la présence d'une population industrieuse. Nous sommes à Oakland
+(terre du chêne). La ville s'est encore étendue vers la colline depuis
+que je l'ai vue il y a 2 ans. En quittant le train nous prenons place
+dans la salle d'attente du _pier_ (môle), et bientôt nous passons au
+premier étage de l'immense _ferry-boat_ qui en 20 minutes nous
+déposera de l'autre côté de la baie.
+
+Cette baie a 60 milles de long et 3 de large. Elle est donc plus
+grande que celle de Rio-Janeiro, mais elle est loin d'être aussi
+gracieuse. Ses rives sont nues, et ses quelques îles, des rochers
+arides, pendant qu'à Rio les bords et les îles sont revêtus d'une
+végétation tropicale.
+
+San-Francisco, sur une langue de terre, entre la baie et l'Océan, est
+presque toujours enveloppée de brumes. Nous commençons par apercevoir
+les mâts des nombreux navires, puis les clochers et les maisons. À 2
+heures 1/2 nous débarquons à Market street. Je dépose mes bagages au
+_Palace-Hôtel_, et je cours à la banque. J'y arrive au moment où l'on
+allait fermer la porte, mais assez à temps pour obtenir l'argent dont
+j'ai besoin pour atteindre l'Australie.
+
+L'Américain est si pratique pour tout ce qui concerne l'argent, que je
+trouve dans un journal, sur un petit carré, la méthode pour calculer
+les intérêts depuis le 4 jusqu'au 20%. Une note au dessous dit: Coupe
+ce carré et colle-le dans ton chapeau.
+
+Je passe ma soirée à voir les amis que j'avais connus il y a 2 ans. À
+la poste, je trouve de nombreuses lettres, et comme le navire part le
+lendemain, je n'ai que la nuit pour les lire et y répondre. Après 6
+jours de diligence et plusieurs jours de railway, j'aurais bien voulu
+me reposer quelques jours, ou tout au moins quelques nuits; mais on ne
+fait pas toujours ce que l'on veut, et le plus souvent ce que l'on
+peut. Le travail est pour cette vie, l'éternité pour le repos.
+
+Le lendemain, je parcourus encore une fois, avec plaisir,
+San-Francisco, cette immense et riche capitale de la Californie que
+j'ai décrite dans mon premier tour du monde. Je l'avais laissée sur
+une crise; elle en sort maintenant. Avant le chemin de fer, son port
+desservait une partie de l'intérieur; la voie ferrée lui a supprimé
+ce transit. Les mines ont été en partie délaissées. Malgré cela, son
+agriculture a fait face à tout, et le pays devient de plus en plus
+prospère. On cite plusieurs individus qui possèdent plus de
+100,000,000 de dollars.
+
+Une autre crise est à craindre par le manque de main-d'oeuvre. En
+effet, depuis quelques mois est entré en vigueur le nouveau traité
+avec la Chine. En vertu de ce traité, ne peuvent venir aux États-Unis
+que les Chinois voyageant pour étude ou agrément, et les commerçants.
+C'est l'exclusion des coolies. On les déteste parce qu'ils font
+baisser les salaires, parce qu'ils restent Chinois, économisent et
+emportent l'argent.
+
+L'immigration, qui l'an dernier atteignait encore près de 8,000
+individus, est descendue de ce fait, cette année, à quelques
+centaines. Comment continuera-t-on à faire les chemins de fer et à
+ramasser les récoltes?
+
+Les salaires sont assez chers et augmenteront encore.
+
+On paie un journalier de 1 à 2 dollars par jour, un briquetier gagne
+de 2 à 3 dollars; les maçons, les peintres, les forgerons, de 3 à 4
+dollars; les cordonniers, les tailleurs, 16 dollars par semaine; les
+garçons de ferme reçoivent de 20 à 30 dollars par mois, logement et
+nourriture en sus.
+
+On cultive toujours plus les fruits et la vigne; je lis dans un
+journal l'avis d'un propriétaire indiquant qu'il a plus de pommes
+qu'il n'en peut recueillir, et invite le public à aller les prendre.
+Les pieds de vigne se plantent par millions, j'apprends avec plaisir
+que parmi les plus grands planteurs figurent plusieurs Français. Mais
+qui vendangera dans 3 ans?
+
+On fait de grands efforts pour amener l'immigration européenne. En
+vertu de la loi d'_homestead_, tout individu qui déclare vouloir
+devenir citoyen américain reçoit gratuitement 160 acres de terre, à la
+condition qu'il y séjourne et la cultive pendant 5 ans. Les Compagnies
+des chemins de fer vendent leurs terres de 2 à 5 dollars l'acre; mais
+les immigrants sont attirés en route par d'autres États qui se les
+partagent. Le parti démocrate voudrait donc rappeler les Chinois.
+
+Ceux-ci, au reste, cherchent à passer de contrebande. L'autorité
+chinoise n'est pas difficile à donner des certificats de commerçants;
+elle en donne aux vendeurs de fruits, de légumes et d'allumettes, et
+la police à San-Francisco est embarrassée. En somme, la question
+chinoise a changé de face, mais elle reste debout. Je ne puis voir un
+Chinois qui ne pue l'opium. À ce propos, je ne sais comprendre comment
+l'Angleterre, qui a été assez généreuse pour se mettre à la tête de la
+croisade contre l'esclavage, continue à empoisonner un peuple de
+450,000,000 d'habitants avec sa drogue des Indes, et cela pour un
+simple gain matériel. En 1843, l'Angleterre importait, de contrebande,
+en Chine, 26,000 caisses d'opium. Après qu'en 1860, nous l'avons aidée
+à obtenir la libre entrée de l'opium, moyennant un droit de 30 taels
+(230 fr.) par picul (60 kilog. 1/2), l'importation a pris des
+proportions effrayantes. En 1873, elle atteignait 52,000 caisses au
+prix moyen de 3,200 fr. la caisse, et en 1881, elle représentait une
+valeur de 37,592,000 taels, environ 270,000,000 de francs. Je sais
+qu'il y a des âmes généreuses en Angleterre qui protestent contre cet
+empoisonnement d'un peuple qui est le quart de la race humaine. Je
+souhaite que leur action aboutisse bientôt à la suppression du
+scandaleux trafic, car si Dieu parfois paie tard, il paie toujours et
+il paie juste! Ce n'est jamais impunément qu'on viole la maxime de
+l'Évangile: Ne faites pas à autrui ce que vous n'aimeriez pas qu'on
+vous fît.
+
+Les États-Unis se vantent d'être plus riches que la Grande-Bretagne.
+Leur richesse en terres, capitaux, chemins de fer, est évaluée à 50
+milliards de dollars (250 milliards de francs) pendant que celle du
+Royaume-Uni n'atteint que 40 milliards. Par contre, la richesse en
+Angleterre atteint 1,160 dollars par tête d'habitants et seulement 995
+dollars en Amérique. Quant à la rémunération du travail, d'après le
+_Times_ de Londres, elle serait la suivante: Dans la Grande-Bretagne,
+sur 100 parts, 56 vont au travail, 21 au capital, et 23 au
+gouvernement; en France 41 vont au travail, 36 au capital et 23 au
+gouvernement; aux États-Unis 72 parts vont au travail, 23 au capital
+et 5 au gouvernement. Le gouvernement est donc 5 fois meilleur marché
+ici qu'en France et en Angleterre. En effet, presque pas d'armée,
+presque pas de marine. Ces milliers de bras qui languissent dans nos
+casernes et qui coûtent si cher sont employés ici au travail
+productif. Mais tout n'est pas parfait, et il y a aussi des taches de
+ce côté de l'Océan. Les divorces se multiplient dans une proportion
+effrayante, et la plaie des avortements criminels continue à s'étendre
+dans les États de l'Est. Sur les journaux, on voit des annonces comme
+celles-ci: Divorces, M. X..., rue ..., nº ..., Attorney-at-laws, avis
+gratuits, 18 ans d'expérience...; affaires traitées légalement et sans
+bruit. Dans la ville de Philadelphie, on a découvert dernièrement 65
+foetus dans la maison d'un seul médecin!
+
+Le suffrage universel, malgré une connaissance des affaires du pays
+plus répandue ici dans le peuple qu'en Europe, porte des fruits de
+corruption. Après la guerre de sécession, on a créé des impôts
+indirects et une armée de fonctionnaires pour les percevoir. Ceux-ci
+sont à la discrétion des gouvernants, et d'autre part le besogneux
+sera partout et toujours plus ou moins à vendre. Les grandes
+Compagnies de télégraphe, de chemins de fer, des eaux, du gaz, etc.,
+et les banques font sentir le poids de leur monopole un peu partout.
+Heureusement on sait encore lutter dans ce pays. On est peu habitué à
+tout attendre du gouvernement, et la presse et la parole sont mises
+largement à profit contre les exploiteurs. Déjà on espère se
+débarrasser ici du joug des deux anciennes Compagnies de chemin de fer
+du Pacifique. La _Central-Union_ et la _South-Pacific_ s'étaient
+étendues; leurs tarifs étaient si exorbitants que les marchandises du
+Japon prenaient le chemin de l'Europe pour venir à New-York. Une
+troisième compagnie, la _Northern-Pacific_, a ouvert sa ligne, et une
+quatrième ligne directe de Saint-Louis à San-Francisco va être
+inaugurée incessamment. La _Northern-Pacific_ refuse de se liguer avec
+les autres et la concurrence va faire son oeuvre.
+
+La population des États-Unis, qui en 1870 comptait 33,000,000 de
+blancs, 5,000,000 de nègres et 63,000 Chinois, en 1880 compte
+43,000,000 de blancs, 7,000,000 de nègres et 100,000 Chinois. Ceux-ci
+ont donc augmenté en 10 ans de 66%; les noirs de 34% et les blancs de
+29%. En suivant la même progression, en 30 ans on dépassera 100
+millions. L'État de Californie, qui a presque la surface de la France,
+figure actuellement dans la population pour un peu moins d'un million.
+Pour tous les États-Unis en 1882, l'importation a atteint en chiffre
+rond 767 millions de dollars, et l'exportation 800,000,000 de dollars.
+Le revenu a été de 403,000,000 de dollars, et la dépense, sauf
+l'intérêt de la dette, de 186,000,000 de dollars. La dette, qui
+dépassait encore 2 milliards de dollars en 1870, est réduite de plus
+de 1/2 milliard de dollars en 1882.
+
+Pour servir de comparaison nous plaçons le tableau ci-dessous pour
+1882 en dollars et en chiffres ronds:
+
+ DETTE PUBLIQUE REVENU DÉPENSES IMPORTATION EXPORTATION
+ Angleterre 4,000,000,000 429,000,000 427,000,000 2,137,000,000 1,491,000,000
+ France 4,683,000,000 712,000,000 714,000,000 987,000,000 722,000,000
+ Allemagne 1,340,000,000 900,000,000 620,000,000 719,000,000 774,000,000
+ Autriche 1,107,000,000 47,000,000 47,000,000 259,000,000 286,000,000
+ Italie 2,000,000,000 440,000,000 435,000,000 266,000,000 239,000,000
+ Russie 4,000,000,000 503,000,000 524,000,000 410,000,000 429,000,000
+
+Sur 265,000 milles de chemins de fer qui, en 1882, sillonnent le monde
+entier, les États-Unis en possèdent 118,000, presque la moitié.
+L'Europe en possède 106,000, l'Asie 14,000, l'Afrique 3,000,
+l'Australie 6,000, l'Amérique du Sud 7,000, l'Amérique Centrale 1,000,
+toute l'Amérique du Nord 128,000. En Europe, l'Allemagne en possède
+22,000, l'Angleterre 18,000, la France 17,000, la Russie 14,000,
+l'Autriche 12,000.
+
+J'ai trouvé ici les dernières nouvelles de France, tant de l'intérieur
+que de Madagascar et du Tonkin. Je remarque qu'aucun des journaux ne
+nous est sympathique. Comment en serait-il autrement? Les Américains
+du Nord sont des Anglais et des Allemands, et d'autre part nos
+divisions intérieures et la succession de nos ministères, qui passent
+comme devant une lanterne magique, sont peu faits pour nous concilier
+le respect de l'étranger. Quand aimerons-nous notre pays avant notre
+parti, et quand prendrons-nous pied sur une base stable! Le jour où
+nous reviendrons au Décalogue. Ce jour-là, nous rétablirons l'autorité
+paternelle par une plus grande extension de la portion disponible et
+nous passerons de la famille instable à la famille souche qui donne
+les nombreux rejetons pour l'armée, le clergé, les arts et la
+colonisation; nous rétablirons la protection de la femme par une
+situation assurée à la veuve et par la punition des séducteurs; nous
+rétablirons le respect de la divinité par la sanctification du
+septième jour; et, à côté, des droits de l'homme, nous mettrons
+l'inscription de ses devoirs, les uns et les autres sous la
+proclamation des droits de Dieu.
+
+Mais il faudra rendre plus forte l'éducation de nos enfants en les
+habituant de bonne heure aux luttes de la vie et au sentiment du
+devoir. Les familles s'en déchargent trop sur les pensionnats, qui ne
+se préoccupent que de les préserver du danger en les enfermant dans
+des murs. Les Corporations enseignantes sont faites pour aider, non
+pour suppléer la famille, et l'enfant qui n'a vu que des murs jusqu'à
+vingt ans, n'a appris qu'à les haïr. Sans expérience de la vie, plein
+d'illusions, il fera presque certainement naufrage. Cela est d'autant
+plus naturel qu'au moment où il aurait le plus besoin des conseils des
+instituteurs et de l'appui des parents, vers vingt ans, lorsque les
+passions bouillonnent, il est envoyé dans une grande ville pour les
+études supérieures, et là les parents lui manquent, et du collège il
+ne conserve que le souvenir de la contrainte. Le jeune libéré se livre
+donc aux caprices de son âge, et ce n'est qu'à trente ans qu'il
+commence à comprendre qu'il doit se faire sa place dans la société en
+devenant sérieux. Au même âge, l'Anglais et l'Allemand reviennent
+d'Australie ou d'Amérique rapportant une fortune.
+
+Je quitte mes amis et rentre à l'hôtel pour répondre à mes nombreuses
+lettres avant de mettre encore le Pacifique entre moi et l'Europe.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Les îles Hawaï.
+
+ Départ de San-Francisco. -- Navigation vers les îles Sandwich. --
+ Le navire _La Zelandia_. -- Manière d'occuper le temps. --
+ Arrivée à Honolulu. -- Les îles Hawaï. -- Surface. -- Population.
+ -- Gouvernement. -- Les femmes sénateurs. -- Impôts. -- Les
+ plantations de canne. -- Importation. -- Exportation. --
+ Navigation. -- Droits de douane. -- Revenus. -- Changement de
+ dynastie. -- Los Missions. -- Le volcan Kilaouea. -- Le monument
+ du capitaine Cook. -- La végétation. -- Les habitations. -- Les
+ Canaques. -- Moeurs et coutumes. -- Les écoles. -- L'hôpital.
+
+
+Le soir du 20 octobre 1883, à 4 heures 1/2, j'interromps la rédaction
+de mes nombreuses lettres, et j'arrive au navire _La Zelandia_ de la
+_Pacific Mail-Steamship-Company_. Ce steamer, long de 340 pieds, large
+de 42, et très peu profond, jauge 3,000 tonnes. Les premières sont à
+l'avant, ce qui leur évite la secousse et le bruit de l'hélice. Comme
+j'arrive le dernier, j'ai de la peine à obtenir une cabine sur le
+pont. Celle qu'on me donne a 2 mètres de large, 2 de long, 2 de haut,
+et je la partage avec un gros capitaine américain et protestant qui
+fait régulièrement, soir et matin, sa prière à genoux. Lorsque les
+adieux sont finis et que les nombreux amis accompagnant des
+_voyageurs_ ont quitté le bord, je compte à table environ 70 passagers
+de première, tous Allemands, Anglais et Américains; je suis le seul
+Français. À minuit, la malle anglaise, qui arrive de Londres pour
+l'Australie, est installée à bord, le canon se fait entendre et on
+part. Je revois encore une fois les _golden gates_, ces portes d'or à
+l'entrée de la rade que j'avais vues il y a deux ans, lorsque je me
+dirigeais vers le Japon. Bientôt après, nous voilà en haute mer avec
+un roulis désagréable.
+
+Le lendemain le roulis augmente et tous les passagers souffrent plus
+ou moins. Le service de la table, comme celui du navire, est fait par
+des blancs et des jaunes; la moitié sont Américains, la moitié
+Chinois. Les cuisiniers sont tous Chinois et la nourriture est
+meilleure que sur les navires anglais, mais les cabines sont
+inhabitables. La partie du pont réservée aux passagers est encombrée
+de caisses d'oignons qui exhalent une odeur nauséabonde.
+
+C'est dimanche: à 10 heures commence le service religieux dans le
+salon. Personne n'est forcé de s'y rendre, mais presque tous les
+passagers, jeunes et vieux, hommes et femmes, y assistent avec
+recueillement. À défaut de ministre, le capitaine lit un chapitre du
+prophète Zacharie, récite des prières, auxquelles on répond, et on
+entonne des chants exécutés avec ensemble et gravité. Le premier est
+un hymne dans lequel l'homme reconnaissant sa misère a recours à
+Notre-Seigneur; j'en retiens le refrain:
+
+ _Nothing in my hand I bring;
+ Simply to thy Cross I cling:
+ Naked come to Thee for grace;
+ Foul, I to the Fountain fly;
+ Wash me, Saviour, or I die._
+
+ Je ne porte rien dans mes mains;
+ Simplement j'adhère à ta Croix:
+ Nu, je viens te demander grâce;
+ Impur je me sauve à la Fontaine;
+ Lave-moi, mon Sauveur, ou je meurs.
+
+Après ce cantique, le capitaine lit un chapitre de saint Luc et
+recommence des prières, puis on finit par le cantique de la mer:
+
+ _From rock and tempest, fire, and foe
+ Protect us wheresoever we go.
+ Thus evermore shall rise to Thee
+ Glad hymns of praise from land and sea._
+
+ Des rochers et des tempêtes, du feu et de l'ennemi
+ Protège-nous, partout où nous allons.
+ Ainsi de plus en plus s'élèvera vers toi
+ Un hymne joyeux de louange de la terre et de la mer.
+
+22-23 octobre. La mer devient, de plus en plus houleuse, les vagues
+déferlent furieuses sur le flanc du navire et souvent inondent le
+bord; pas un bateau à l'horizon; par-ci par-là quelques baleines. Nous
+avons 2,103 milles à parcourir pour rejoindre Honolulu; nous filons 12
+noeuds et nous faisons une moyenne de 300 milles par 24 heures.
+
+Le quatrième jour, les estomacs se sont habitués au balancement; la
+vie renaît à bord, le soir on organise même un grand bal. Plus d'une
+fois les valseurs et les polkeurs ont roulé les uns sur les autres,
+mais la gaieté est générale et de bon ton. D'autres soirs, le bal est
+remplacé par le concert ou par des _lectures_: espèce de déclamation.
+On fait le possible pour se garer de la monotonie. Durant le jour, je
+fais quelques parties au _bull_[6] pour donner au corps le mouvement
+nécessaire, et je passe de longues heures à rédiger mon journal de
+voyage.
+
+ [Note 6: Jeu en usage sur tous les navires des deux océans.
+ Il consiste à lancer dans certains carrés numérotés des
+ cerceaux de corde, celui des deux partis qui a le plus vite
+ atteint le chiffre 100 gagne, mais s'il le dépasse, il doit
+ atteindre la case supérieure qui le fait reculer de 10
+ points, et en ajouter d'autres, jusqu'à ce qu'il atteigne
+ sans le dépasser, le chiffre 100.]
+
+En approchant d'Honolulu, on exige de chaque passager qui y débarque
+une cotisation de 2 dollars, destinée à l'hôpital du pays.
+
+Le 28 octobre, de grand matin, le sifflet de la machine nous apprend
+qu'on aperçoit la terre; on se lève à 6 heures et l'on voit bientôt le
+_diamant-point_, rocher nu qui s'avance dans la mer. Nous pénétrons
+dans la baie en sondant le milieu d'une double rangée de bouées qui
+marquent la route. Des deux côtés la mer déferle sur des rochers à
+fleur d'eau. À 7 heures, le canon annonce l'arrivée. M. Trousseau,
+médecin français au service du gouvernement des îles Hawaï, vient à
+bord pour les formalités d'usage; à 7 heures 1/2 on sert le déjeuner
+et à 8 heures nous sommes à terre.
+
+Les îles Hawaï, plus connues en Europe sous le nom d'îles Sandwich,
+sont situées entre le 19° et 23° latitude nord et entre le 155° et
+161° longitude ouest. Elles sont au nombre de 8, dont voici les noms
+et la surface: Hawaï, avec 4,210 milles carrés; Maui, avec 270; Oahu,
+avec 600; Kauaï, avec 590; Molokaï, avec 270; Lanaï, avec 150;
+Niihau, avec 97; et Kahoolawe, avec 63 milles carrés. La population,
+pour toutes les îles, atteint le chiffre de 75,000 habitants, ainsi
+répartis: 10,000 blancs, 15,000 Chinois, et le reste indigènes. Il
+faut ajouter un _settlement_ de 300 mormons et quelques nègres.
+
+Le gouvernement est monarchique-constitutionnel avec deux Chambres
+siégeant ensemble. Dans la Chambre des nobles, les membres sont nommés
+par le roi et les femmes peuvent en faire partie; les femmes de la
+famille royale en font partie de droit. La Chambre des représentants
+est élue au suffrage universel. Est électeur tout indigène prouvant
+qu'il a payé sa taxe ou impôt. Cet impôt est une capitation de 3
+dollars par personne, plus 2 dollars pour les routes, et 2 pour les
+écoles. La propriété et les marchandises paient tous les ans un impôt
+calculé sur 3/4% ou 0 fr. 75% de leur valeur; les marchandises paient
+cette taxe en plus des droits de douane. Cela, avec divers autres
+droits de patente, timbre, amendes, etc., fait à l'État un revenu
+d'environ 5,000,000 de dollars par an, soit 25,000,000 de francs. Pas
+d'armée: 200 ou 300 soldats à peine, équipés à la prussienne, et pas
+de marine. La dette était à peu près nulle, mais la dernière
+législature a voté un emprunt de 2,000,000 de dollars pour frais
+d'immigration. On importe des milliers de Portugais des Açores, qui
+sont de très bons planteurs de canne à sucre. Les principales
+ressources du pays sont le riz, que les Chinois cultivent à merveille,
+et la canne à sucre, dont toutes les plantations sont aux mains
+d'Anglais, d'Allemands et d'Américains. Un traité passé avec les
+États-Unis a exempté, durant 7 ans, des droits d'entrée, les sucres et
+les riz hawaïens, envoyés dans l'Amérique du Nord; et comme ces droits
+sont de 2 sous 1/2 par livre, cela a fait la fortune des planteurs. Le
+traité expire cette année; on ignore s'il sera renouvelé.
+
+La main-d'oeuvre est bien rétribuée; les ouvriers, dans les
+plantations, reçoivent 25 dollars par mois, pendant qu'à Cuba, au
+Brésil et autres contrées à sucre, la main-d'oeuvre esclave coûte fort
+peu, et que dans les colonies anglaises la main-d'oeuvre des coolies
+importés de l'Hindoustan coûte à peine la moitié de ce qu'on paie aux
+îles Hawaï. Au Pérou, les Chinois reçoivent dans les plantations de 2
+à 3 fr. par jour.
+
+La canne à sucre ici est très productive: elle donne 60% de jus, et ce
+jus est lui-même fort riche; il donne 22% de sucre jaune, ce qui fait
+environ 120 kilog. de sucre par tonne de cannes. Dans certains
+endroits où le terrain est sec, on arrose la canne, et dans ce but on
+a creusé plusieurs puits artésiens. La même racine ne dure que deux
+ans et donne deux récoltes: après il faut la replanter. Dans les
+grandes plantations, on replante 3,000 acres par an. La plupart des
+planteurs ont leurs machines et fabriquent leur sucre: les petits
+planteurs donnent leurs cannes à des propriétaires d'usines qui
+extraient le sucre et partagent le produit.
+
+[Illustration: Îles Sandwich.--Famille royale.--Palais du Roi. Palais
+du gouvernement et des Chambres.]
+
+Quatre puissances: l'Angleterre, la France, les États-Unis et le
+Portugal, ont ici un consul qui est en même temps commissaire pour
+leur gouvernement. Notre consul, M. Feer, me remet les états de la
+douane, d'où je relève qu'en 1882 l'importation a atteint la valeur de
+4,974,510 dollars, et l'exportation, 8,229,016 dollars; 5,475
+passagers sont arrivés dans les îles, et 2,598 en sont partis. Des 200
+navires jaugeant 88,976 tonneaux arrivés ici, 124 sont américains, 44
+anglais, 16 hawaïens, 11 allemands et 1 français; 4 de diverses
+nations. Les droits de douane ont atteint 505,390 dollars, dépassant
+de 82,198 dollars les entrées de l'année précédente.
+
+Les missionnaires protestants ont été les premiers à pénétrer dans les
+îles Hawaï; les missions catholiques sont venues ensuite, et ont été
+confiées aux Pères des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, connus plus
+communément sous le nom de Pères de Picpus.
+
+Actuellement, le tiers de la population est catholique. Depuis
+l'arrivée des Européens en 1753, on compte 7 rois. Les cinq premiers
+portaient le nom de Kamehameha, et le sixième, Lunalilo, n'a régné
+qu'un an, mourant sans descendants et sans désigner d'héritiers. Dans
+cette situation, on a procédé à l'élection d'une nouvelle dynastie, et
+a été élu Kalakaua I, roi actuel, qui occupe le trône depuis 9 ans.
+
+Plusieurs steamers font le service entre les îles, et on peut ainsi
+visiter à l'île Hawaï la plus grande des huit, le volcan Kilaouea,
+qu'on dit le plus important du monde. Les anciens indigènes y
+plaçaient le séjour de leur déesse Pélé. En 1880-81, il a jeté une si
+grande quantité de lave qu'une partie de l'île en a été couverte.
+Cette île possède aussi 2 pics d'environ 14,000 pieds d'altitude: le
+Mannokea et le Mannoloa.
+
+C'est aussi dans cette île que fut massacré par les indigènes, en
+1779, le célèbre navigateur capitaine Cook. Un monument en son honneur
+a été élevé à Kealakekua-bay, à l'endroit du sinistre événement.
+
+Honolulu, la capitale, est située au sud de l'île Oahu. Elle compte
+16,000 habitants. La végétation est si puissante qu'elle cache les
+maisons; on dirait une ville noyée dans la verdure. Les acacias, les
+tamarins, les palmea gigantea atteignent des proportions colossales;
+une forêt de cocotiers jette ses hauts plumets dans les airs. Je
+parcours la ville; les rues sont larges et droites; les maisons, en
+bois, en tuf, en ciment, n'ont qu'un rez-de-chaussée, rarement un
+étage; la plupart sont entourées de superbes jardins et garnies de
+portiques et vérandahs d'où pendent les plantes grimpantes.
+Quelques-unes des plus jolies appartiennent à des Chinois. Ces fils du
+Céleste Empire connaissent le confortable et ne manquent pas de goût.
+Le palais du roi, en bois, à deux étages, entouré de portiques et
+surmonté d'une tour, est d'un bel effet; le palais du Parlement est
+aussi de bon goût, et adapté au climat.
+
+[Illustration: Îles Sandwich.--Volcan de Kilaouea.]
+
+Les indigènes, à terre, vendent des oranges, des bananes et des
+travaux en coquillages ou en graines de caroube. Les femmes portent
+une espèce de robe de chambre, les hommes veste et pantalon. Les
+deux sexes aiment à orner leur tête et leur cou de couronnes et de
+colliers en plumes d'oiseau et fleurs de chrysanthème. Leur couleur
+est bronzée, le plus grand nombre sont gras, ont les lèvres grosses,
+les yeux noirs, le regard bienveillant, le nez et le front réguliers.
+
+C'est dimanche: les magasins sont fermés, le travail suspendu. Ces
+prétendus pays sauvages ne donnent pas le scandale, habituel chez les
+nations catholiques de l'Europe, de la violation du troisième
+commandement. L'Église est vaste et remplie de fidèles. Je remarque
+quelques Chinois au milieu des blancs et des indigènes; les Portugais
+des Açores sont presque noirs. Les chants, exécutés par des voix
+d'hommes et de femmes, sont très harmonieux; le sermon est en langue
+indigène. Monseigneur Hermann, vicaire apostolique, me reçoit avec
+bonté, et me donne des détails sur ces contrées qu'il évangélise
+depuis de nombreuses années. Les missionnaires sont aimés; on trouve
+qu'ils vivent bien mesquinement à côté du confort des ministres
+protestants: mais ils ont aussi du superflu dont les pauvres
+profitent; c'est plus évangélique. Je visite l'école des Soeurs des
+Sacrés-Coeurs. Je les avais vues à l'oeuvre à Lima et à Guayaquil.
+Elles ont ici 80 pensionnaires, 100 externes payantes, 120 gratuites.
+Des Frères américains instruisent à peu près autant de garçons.
+
+Les indigènes sont intelligents, leur mémoire est prodigieuse. Ils
+apprennent rapidement la musique et l'arithmétique, mais ils ne vont
+guère au-delà d'une certaine limite.
+
+Ils saisissent difficilement les idées abstraites et les notions
+géographiques. Pauvres gens! ils n'ont jamais vu que leur petit coin
+de terre!
+
+Par contre, ils sont fort hospitaliers; ils partagent volontiers avec
+les autres ce qu'ils possèdent, et s'il n'y a pas de riches parmi eux,
+il n'y a aussi pas de pauvres.
+
+[Illustration: Îles Sandwich.--Femmes indigènes prenant leur repas.]
+
+Les blancs, en achetant leurs terres, finissent par les déposséder et
+les réduisent à la condition de domestiques; l'introduction des
+liqueurs leur a été fatale, comme partout chez la race indienne. Une
+loi défendait de leur vendre des boissons enivrantes, mais les Chinois
+leur en vendaient fort cher et de mauvaise qualité en contrebande.
+C'est pourquoi la prohibition vient d'être abrogée.
+
+M. Feer, notre consul, m'apprend encore beaucoup de choses sur le
+pays; entre autres, qu'il contient une quinzaine de Français.
+
+[Illustration: Îles Sandwich.--Pavillon de la Reine Douairière à
+Honolulu.]
+
+L'hôpital est situé au milieu d'un vaste et riche parc où des vols
+de merles se promènent sans crainte sur les pelouses. Un _Trustee_, ou
+administrateur, arrive en même temps que moi et me conduit à la visite
+des diverses salles. Au rez-de-chaussée sont les Chinois; ils paient
+60 cents (3 fr.) par jour. J'en vois un grand nombre avec le
+_berri-berri_, maladie qui fait enfler les jambes et rend la marche
+impossible. Cette maladie, que les Japonais appellent _caké_,
+n'attaque pas les blancs, ni les Polynésiens; elle est spéciale à la
+race jaune; elle sévit pourtant parfois dans le nord du Brésil.
+
+Les indigènes sont reçus gratuitement.
+
+La maladie dominante est la syphilis, importée par les blancs. Je
+remarque un pauvre Portugais qui se meurt de la fièvre typhoïde. Il y
+a de nombreux lépreux, mais ils ne sont pas là. On les a relégués à
+une autre île, dans un établissement spécial. Au premier étage sont
+les femmes, et dans un pavillon annexe les Européens et les
+Américains. Ceux-ci paient 1 dollar 1/2 par jour. Les frais sont
+couverts par les pensions, par les dons, les souscriptions et les
+subventions de l'État.
+
+Les administrateurs sont nommés partie par le gouvernement, partie par
+les souscripteurs.
+
+J'aurais encore voulu parcourir la campagne, visiter une plantation,
+mais l'heure du départ approche et je me rends au navire, qui lève
+l'ancre à 2 heures.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+ Navigation vers la Nouvelle-Zélande. -- Curieux problème dans une
+ succession. -- Deux bébés à la recherche du ciel. -- Une éclipse
+ totale du soleil. -- Les Saints et les Morts. -- Passage de
+ l'Équateur. -- Une visite de l'Océan. -- La visite réglementaire.
+ -- La manoeuvre du feu. -- Le service religieux. -- L'île Tutuila
+ et l'archipel des Navigateurs. -- Une Cour d'assises. -- Une
+ tempête sous le tropique. -- Scènes comiques. -- Le 180e
+ parallèle et la semaine de 6 jours. -- Arrivée en
+ Nouvelle-Zélande.
+
+
+Jusqu'ici nous avions marché au sud-ouest par une seule ligne droite.
+La boussole avait marqué tout le temps 40°; maintenant nous prenons la
+direction du sud, et la boussole est sur le 10°. Nous avons 5,600
+milles d'ici à Auckland; nous comptons les parcourir en 12 jours. La
+mer continue à être désagréable.
+
+Pour occuper le temps, on relit les vieux journaux. L'un d'eux raconte
+que dans le Kentucky, un testateur a laissé à sa femme enceinte, au
+moment de sa mort, la moitié de ses biens, et l'autre moitié à sa
+fille, si elle accouchait d'une fille; mais si le nouveau-né était un
+garçon, la mère aurait 1/3 et l'enfant les 2/3. Or, après la mort du
+père, 2 jumeaux sont venus au monde, un garçon et une fille; la mère
+réclame d'une part la 1/2 puisqu'elle a une fille, et 1/3 puisqu'elle
+a un garçon, mais le curateur du garçon réclame pour son protégé les
+2/3, et celui de la fille la moitié. Quel est le Salomon qui résoudra
+ce problème?
+
+Je trouve aussi par-ci par-là des poésies, dont quelques-unes ne
+manquent pas de grâce; j'en insère une qui m'a paru délicieuse de
+grâce et de sentiment.
+
+
+WHERE IS HEAVEN?
+
+ _Two little children, weeping sore,
+ Went wandering, sorely down the street,
+ Poor waifs upon life's stormy shore
+ With shivering forms and naked feet.
+ And when they met me, as they saw
+ Their woe had touched my sympathies,
+ The oldest turned to me and cried:
+ "Oh, do you know where Heaven is?_
+
+ _"Our father died a year ago,
+ And mother told us, when he died,
+ That he had crossed a river deep,
+ And Heaven was on the other side.
+ And when we asked her where he was,
+ She always said: "In Heaven, I know";
+ And told us we could go to him.
+ O, tell us, tell us, where to go!_
+
+ _"Dear mother died a week ago,
+ And Robbie cries for her all day.
+ We want to go where mother is,
+ Is Heaven so very far away?"
+ O, plaint of little sorrowing hearts!
+ Earth's universal cry is this,
+ That you' ve so learned to ask:
+ Who knows, who knows, where Heaven is?_
+
+ _Poor little seekers after Heaven!
+ Poor little waifs on life's bleak shore!
+ Some day your feet will find the way
+ That gives you back your lost once more.
+ The only answer I can give
+ To any question such as this
+ From those who miss a mother's face
+ Is: Heaven is where that mother is!_
+
+OU EST LE CIEL?
+
+ Deux petits enfants pleurant amèrement,
+ Vinrent rôdant pleins de chagrin dans la rue.
+ Pauvres épaves sur la plage tempétueuse de la vie!
+ Couverts de haillons et les pieds nus.
+ Et quand ils me rencontrèrent et qu'ils virent
+ Que leur misère avait éveillé mes sympathies,
+ Le plus âgé se tourna vers moi et dit:
+ «Oh! savez-vous où est le ciel?
+
+ «Notre père est mort il y a un an,
+ Et notre mère, nous dit, quand il fut mort,
+ Qu'il avait passé une rivière profonde,
+ Et que le ciel était de l'autre côté.
+ Et quand nous lui demandâmes où il était,
+ Elle répéta toujours: il est au ciel,
+ Et ajouta que nous pourrions aller à lui,
+ Oh! dites-nous, dites-nous où il faut aller!
+
+ «Chère mère est morte il y a une semaine,
+ Et Robbie crie après elle tout le jour.
+ Il nous faut aller où est notre mère,
+ Est-il bien loin, bien loin, le ciel?»
+ O plainte de petits coeurs désolés!
+ Est-ce là le cri universel de la terre
+ Pour que vous ayez appris à demander:
+ Qui sait, qui sait où est le ciel?
+
+ Pauvres petits chercheurs après le ciel!
+ Pauvres petites épaves sur la sombre plage de la vie!
+ Un jour vos pieds trouveront la voie
+ Qui vous rendra ce que vous avez encore une fois perdu.
+ La seule réponse que je puisse donner
+ À toute question comme la vôtre,
+ De la part de ceux qui ont perdu leur mère,
+ C'est que le ciel se trouve où cette mère est!
+
+30 octobre.--Après une forte pluie, la mer, si houleuse depuis notre
+départ, se calme à notre grande joie; la chaleur devient suffocante:
+nous sommes par 161° 50´ longitude _est_, et par 13° 1´ latitude nord.
+
+À 2 heures, le soleil brille dans toute sa splendeur, puis sa lumière
+diminue, et peu à peu il se fait presque nuit. Nous le regardons à
+travers les verres bleus du sextant; l'ombre de la lune passe dessus.
+À 2 heures 1/2 l'éclipse est totale, puis le disque lunaire sort vers
+l'_est_, et à 3 heures la clarté première est rétablie. Combien de
+générations dans les anciens âges n'ont pas connu l'explication de ce
+phénomène!
+
+1er novembre.--Tous les Saints et le lendemain les Morts.--C'est le
+jour où les églises se remplissent dans les pays catholiques et où on
+visite les cimetières: _Sancta et salubris cogitatio pro defunctis
+orare!_ Ici notre église est la voûte du ciel et le cimetière l'océan,
+où reposent aussi beaucoup de nos frères! Dans la nuit, entre les
+Saints et les Morts, nous passons l'Équateur, cette ligne imaginaire
+dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais; nous la sentons
+pourtant à la chaleur suffocante et humide.
+
+2 novembre.--À midi, l'affiche journalière porte 1° 17´ latitude sud.
+Le soir, les marins se déguisent en _minstrels_ et organisent une
+procession burlesque. Le roi et la reine de l'Océan, aux longs cheveux
+d'étoupe avec une couronne d'or, sont précédés par des hallebardiers,
+par des hommes à cheval, par une suite de peuple. Au son de la
+trompette, ils font le tour du navire et arrivent au salon. Là, après
+des chants de _minstrels_, le roi prononce une adresse aux passagers
+et à lord et lady Roseberry.
+
+L'orateur est un peu gêné, mais ne manque pas d'esprit. Je remarque
+les égards qu'il a pour la noblesse. «J'ai vu, dit-il, que vous
+commenciez à vous ennuyer, et je suis sorti de mes profondeurs pour
+vous faire une visite et vous parler des merveilles de mon domaine...,
+etc.»
+
+La procession reprend son chemin, et on tire les chevaux de jonc et de
+chiffons par la tête et par la queue, jusqu'à ce qu'ils se démontent,
+en chantant des couplets bouffes. Tout le monde rit, tout le monde est
+content: on fait une quête et on récompense tous ces bons marins qui
+ont pensé aux passagers.
+
+3 novembre.--C'est jour de conseil et d'inspection. Le capitaine
+parcourt toutes les cabines. Que ne peut-il les rendre plus grandes!
+J'éviterais de laisser porte et fenêtre ouvertes pour respirer, et
+aurais moins de chauds et froids à soigner. Je pense que cette
+nécessité de vivre au courant d'air, ou de manquer d'air, compromettra
+bien des santés.
+
+Dans l'après-midi, on fait la manoeuvre du feu; tout l'équipage
+s'ébranle, chacun court à son poste, armé de la ceinture de sauvetage;
+les pompes fonctionnent, et on inspecte les embarcations.
+
+Le 4 novembre, jour de dimanche, à 10 heures 1/2, la cloche
+tinte-tinte...; le salon se pare en fête, les rideaux et les tapis
+verts cèdent la place aux rideaux et aux tapis bleus, les passagers
+arrivent et se placent au centre. Ceux de 2e classe viennent au 2e
+rang; les matelots et les domestiques se rangent sur les côtés. Le
+capitaine entre, et le service commence par ce cantique:
+
+ _Jesus Lover of my soul
+ Let me to Thy bosom fly
+ While the gathering waters roll
+ While the tempest still is high;
+ Hide me, O my Saviour, hide
+ Till the storm of life is past
+ Safe into the heaven guide
+ O receive my soul at last!_
+
+ Jésus, l'amant de mon âme,
+ Laisse-moi fuir vers ton sein
+ Pendant que les eaux qui m'enserrent roulent,
+ Pendant que la tempête gronde encore fort;
+ Cache-moi, ô mon Sauveur, cache-moi
+ Jusqu'à ce que l'orage de la vie soit passé!
+ Sûr guide pour la vie,
+ Oh! reçois à la fin mon âme!
+
+Le capitaine lit les prières et le public répond, puis on lit l'épître
+et l'évangile du jour; on récite plusieurs psaumes et le _Te Deum_, et
+on termine par ce cantique:
+
+ _Lead kindly Light amid the encircling gloom
+ Lead Thou me on;
+ The night is dark, and I am far from home
+ Lead Thou me on!_
+
+ Conduis-moi, ô bénigne Lumière, à travers les ténèbres qui m'entourent;
+ Conduis-moi toi-même.
+ La nuit est obscure, et je suis loin de mon chez moi;
+ Conduis-moi toi-même!...
+
+Vieux et jeunes, riches et pauvres, sont recueillis et pénétrés de
+l'esprit de prière. Durant le reste du jour, le piano et l'orgue ne
+retentissent que de chants sacrés; l'Anglais et l'Américain sont si
+sévères pour le repos dominical, qu'ils s'interdisent même d'écrire.
+
+Le 5 novembre, à 3 heures du matin, nous passons en vue de Tutuila,
+une des îles de l'archipel des Navigateurs, ou îles Samoa, qu'il y a
+quelques années, l'Allemagne voulait s'annexer. L'Angleterre a fait
+alors ce qu'elle voudrait faire en ce moment avec la France, à propos
+du Tonkin et de Madagascar; elle a si bien manoeuvré, que l'annexion
+n'a pas eu lieu.
+
+L'Angleterre considère le monde comme son domaine; elle est jalouse
+qu'on en prenne quoi que ce soit; elle espère, avec le temps,
+s'annexer encore ce qu'elle ne possède pas. Il faut dire, par amour de
+la vérité, que jusqu'à présent c'est la nation qui sait le mieux se
+répandre, et mieux se faire toute à tous pour soumettre les
+populations des divers points du globe.
+
+Le soir, quelques passagers organisent une Cour d'assises avec juges,
+jurés, avocats, secrétaire, témoins, etc. Lord Roseberry est le
+défenseur de l'accusé. Un Juif est traduit à la barre et accusé
+d'avoir négligé son devoir pour s'occuper de la femme de chambre
+(_stewardess_), en sorte que l'eau a pénétré dans le salon et a mis en
+danger les passagers. Les témoins à charge et à décharge sont
+nombreux, et les dépositions souvent très bouffonnes. Il résulte des
+témoignages, que le crime de négligence doit être écarté; mais reste
+le crime d'avoir fait la cour à la femme de chambre. Le condamné
+invoque le témoignage de son évêque, prouvant qu'il voulait se
+marier; on lit les lettres amoureuses et on appelle l'évêque. Comme
+les autres témoins, il prête serment sur les évangiles. À quelle
+église appartenez-vous?--À l'église des _latter day's saints_, connue
+sous le nom d'église mormonne.--Êtes-vous marié?--Oui, 25 fois
+spirituellement..., etc.--Un Chinois est appelé à témoigner en langue
+chinoise, et l'interprète doit traduire, mais le Chinois refuse de
+parler, et il faut le renvoyer. Plus tard, interrogé par le capitaine
+sur la raison qui l'avait empêché de parler, il répond: «J'ai vu que
+tout le monde se rendait ridicule, et je n'ai pas voulu me rendre
+ridicule.» Les Chinois n'aiment pas la plaisanterie. On voit que ceux
+qui dirigent les débats appartiennent au barreau: ils ont perruque et
+manteau rouge ou noir. Enfin le pauvre prisonnier réussit à prouver
+qu'il voulait épouser la fille de chambre, et il est relâché pour
+procéder à l'hyménée.
+
+C'est une manière agréable et innocente d'occuper le temps et de
+rompre la monotonie des longues journées de navigation.
+
+Le 6 novembre, nous naviguons près l'archipel des Amis. Par 21°
+latitude, à la hauteur des Fiji, une horrible tempête s'élève et
+grandit à mesure que nous avançons vers le tropique. Cette fois, le
+Pacifique ment à son nom. Il est beau de voir le navire soulevé sur
+des montagnes et précipité dans les vallées entre les vagues, mais les
+estomacs sont peu à l'aise. Une pluie diluvienne nous empêche de
+sortir, et tantôt c'est une vieille dame qui dégringole l'escalier,
+ou un autre passager qui est jeté sur son voisin. Vers le soir, une
+armée de marsouins vient parader autour du navire, faisant en l'air
+des sauts de 5 à 6 mètres.
+
+Le 7 novembre, la tempête continue, mais moins forte. Nous sommes par
+26° latitude sud; nous avons passé le tropique. Le vent est nord-est
+et enfle les voiles; nous filons 14 noeuds. Dans la nuit, le vent
+change tout à coup et souffle au nord-ouest; les vagues inondent les
+cabines de droite. Les passagers se sauvent en chemise au salon,
+criant après les domestiques. Scène amusante, mais quelques-uns sont
+jetés sur le piano et sur les chaises; l'un d'eux perd même un ongle
+du pied. La mer a voulu, elle aussi, jouer son rôle pour rompre la
+monotonie.
+
+Le lendemain, le soleil reparaît, mais le navire danse toujours. Je
+commence à avoir assez d'élasticité pour me promener quand même. Vers
+3 heures, nous passons le 180° parallèle et nous sautons un jour. Au
+lieu de compter jeudi, nous passons d'emblée au vendredi. Notre
+semaine n'a ainsi que six jours, mais le jour enlevé a été réparti sur
+tous les jours du voyage depuis le départ de l'Europe. En venant vers
+l'ouest, tous les jours s'allongeaient de 20 minutes, et arrivés aux
+Antipodes, nous sommes obligés d'enlever le jour ainsi disparu, pour
+retrouver le même calendrier qu'au départ.
+
+La mer devient de plus en plus furieuse, les vagues s'amoncellent, se
+heurtent, écument, se pulvérisent; le ciel s'obscurcit, l'éclair
+déchire les nues, la pluie tombe à torrents, et l'eau inonde le
+navire. Excellent pour les amateurs d'émotions!
+
+Le jour suivant, l'Océan redevient pacifique, le soleil reparaît. La
+tempête, comme le beau temps, ne saurait durer! Un jeune homme
+recueille les diverses communications des passagers pour rédiger le
+journal du voyage. C'est l'usage sur les steamers de la Compagnie. Un
+autre passager ouvre une souscription pour offrir un souvenir au
+capitaine; il a été on ne peut plus aimable et serviable; il n'a rien
+de la morgue britannique.
+
+Nous n'avons vu que deux ou trois voiliers durant les trois semaines
+de traversée.
+
+Plus tard, lorsque les îles de l'Océanie seront plus peuplées, cet
+Océan sera moins solitaire.
+
+Enfin, cette nuit, nous espérons entrer dans le port d'Auckland, et
+j'arrête ici mon journal de voyage pour aller boucler ma malle, car je
+compte quitter le navire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+La Nouvelle-Zélande.
+
+ La Nouvelle-Zélande. -- Situation. -- Surface. -- Configuration.
+ -- Population. -- Gouvernement. -- Récoltes. -- Bétail. --
+ Poissons. -- Mines. -- Climat. -- Pluie. -- Instruction publique.
+ -- Industrie. -- Assistance publique. -- Caisse d'épargne. --
+ Importation. -- Exportation. -- Navigation. -- Les terres
+ publiques. -- Manière de les acquérir. -- La poste. -- Le
+ télégraphe. -- L'armée.
+
+
+La Nouvelle-Zélande a été ainsi nommée par Tasman, navigateur
+hollandais, qui la découvrit le premier. Elle fut visitée par Cook,
+qui débarqua à Poverty-Bay le 8 octobre 1769, en revenant de Taïti, où
+il avait été envoyé pour observer le passage de Vénus sur le soleil.
+
+Cette contrée, située entre le 34° et 48° latitude Sud et le 166° et
+179° longitude Est, se compose de deux îles appelées île Nord et île
+Sud. Il y en a aussi une troisième, plus petite, appelée Stewart, et
+quelques autres moins importantes.
+
+La surface de cette colonie est presque égale à celle de la
+Grande-Bretagne et Irlande; elle comprend 100,000 milles carrés, soit
+64,000,000 d'acres ou arpents. Le détroit de Cook, qui sépare les deux
+grandes îles, facilite la navigation le long des côtes. Si l'on
+considère les deux îles réunies, la configuration est celle de
+l'Italie renversée, moins la vallée du Pô; l'île du Nord offre la
+même forme de botte avec son talon.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Types Maori de la classe
+supérieure.]
+
+L'île du Nord a une surface de 44,000 milles carrés, et jusqu'en 1876
+elle était divisée en 4 provinces: Auckland, Taranaki, Hawke's Bay et
+Wellington. L'île du Sud a une surface de 55,000 milles carrés et
+comprenait les 5 provinces de Nelson, Mareborough, Canterbury, Otago
+et Westland; mais, depuis 1876, ces provinces ont été divisées en 63
+comtés: 32 dans l'île Nord et 31 dans l'île Sud.
+
+La Nouvelle-Zélande est traversée par une chaîne de montagnes, comme
+l'Italie par l'Apennin.
+
+La hauteur des montagnes va en s'abaissant vers le bout de la botte,
+et dans l'île Nord, à part quelques pics et volcans, elle n'atteint
+qu'une hauteur de 1,500 à 4,000 pieds; mais, dans l'île Sud, la chaîne
+appelée Alpes du Sud atteint jusqu'à 12,000 pieds. Elle a ses neiges
+perpétuelles et ses nombreux glaciers.
+
+Les Anglais trouvèrent ici les Maoris, belle race polynésienne, qui
+parle la même langue que les habitants de Haïti et des îles Hawaï. Le
+Maori est généralement plus grand que l'Anglais: il a les bras plus
+longs, mais les jambes plus courtes et la poitrine très développée; il
+porte plus de poids que l'Anglais, mais il résiste moins que lui à la
+fatigue.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Chef Maori.]
+
+Les missionnaires protestants, venus en 1814, obtinrent en 1839 la
+signature de la plupart des chefs, comme reconnaissant la suzeraineté
+de la reine d'Angleterre; mais ils disaient à ces Maoris que, par le
+traité, ils donnaient l'ombre à la reine et gardaient la réalité.
+Ceux-ci le crurent, mais plus tard, lorsqu'ils virent qu'on prenait
+plus que l'ombre, ils se révoltèrent. Ils furent alors soumis par les
+armes, et les frais de cette guerre, qui s'élevèrent à 100 millions de
+francs, pèsent encore lourdement sur la colonie. Cette race va en
+diminuant: d'après le dernier recensement, elle ne compte plus
+qu'environ 42,000 individus, pendant que la population blanche,
+d'après le recensement de 1882, atteint le chiffre de 517,707. Durant
+la même année, on compte 3,600 mariages, soit 7 pour mille de la
+population; 5,701 décès, soit 11,19 par mille; 19,000 naissances,
+soit 37,32 par mille; 10,945 immigrants, et 7,456 émigrants. Les
+hommes sont de 1/5 plus nombreux que les femmes; les naissances
+illégitimes n'atteignent que 2%. Il y a en outre 5,000 Chinois et 16
+Chinoises; ils sont généralement _diggers_ ou chercheurs d'or;
+quelques-uns sont jardiniers, cuisiniers et chasseurs de lapins.
+
+Le gouvernement est le _self-government_, et le _self-administration_
+localisé. Le pouvoir exécutif est aux mains d'un gouverneur nommé par
+la reine aux appointements annuels de 7,500 l. stg. Il choisit ses
+ministres et se guide d'après leurs avis. Par son droit de _veto_ il
+participe au pouvoir législatif, mais, depuis 29 ans qu'existe la
+Constitution, il n'en a été fait usage que six fois. Le pouvoir
+législatif s'exerce par la Chambre haute, ou Conseil législatif,
+composé de 49 membres nommés à vie par le gouverneur, et par la
+Chambre des représentants ou députés, élus pour 3 ans. Ceux-ci
+tiennent les cordons de la bourse et sont en réalité les maîtres. Est
+électeur, tout individu âgé de 21 ans, né ou naturalisé sujet
+britannique, ayant depuis 6 mois une propriété de 25 l. stg. (625
+fr.), ou qui est depuis un an dans la colonie, et depuis les derniers
+6 mois dans le district électoral. Tout Maori qui paie une
+contribution, ou qui possède une propriété de 25 l stg., est électeur
+et vote pour ses représentants maoris, qui sont au nombre de quatre.
+Les électeurs sont tous éligibles, s'ils ne sont coupables de crime ou
+de banqueroute, ou salariés du gouvernement.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Phormium Tenax (Chanvre indigène).]
+
+Sous le rapport religieux, le septième des habitants est catholique;
+les autres 6/7 protestants de diverses communions. Les catholiques
+sont répartis dans les trois diocèses d'Auckland, Wellington et
+Dunedin; la plupart des Maoris sont catholiques.
+
+Les villes sont gouvernées par les _Mayors_ (maires) élus chaque année
+par les chefs de famille, y compris la veuve, et entourés de leur
+conseil municipal. Les routes sont construites et entretenues par des
+_Road-Boards_, conseils spéciaux par district; et les _Central_ ou
+_local Boards of Health_ ont des pouvoirs étendus pour prendre toutes
+les mesures en faveur de la santé publique. Le siège du gouvernement a
+été transporté d'Auckland à Wellington, point plus central.
+
+Les îles de la Nouvelle-Zélande sont verdoyantes et en partie encore
+couvertes de forêts; plusieurs variétés d'arbres donnent un bois
+solide, fin et estimé. Tels sont: le manuka, le totara, le kauri, le
+black-birch, le kowhaï et le mataï. D'autres donnent d'excellentes
+écorces à tanner ou pour teintures, tels que: le _Hinau_ (Eleocarpus
+dentatus), le tawhero (Weinmannia racemosa), le tanhai et le tanekaha
+(Phyllocladus trichomanoides). La terre à l'état naturel est couverte
+de fougères ou d'un buisson appelé titree, ou de flax (phormium
+tenax), dont les Maoris tirent une espèce de chanvre que les colons
+ont amélioré par l'emploi des machines. En 1881, on en a exporté 1,307
+tonnes, évaluées à 25,285 l. stg.
+
+Il y a encore 10,000,000 d'acres en forêts; 12,000,000 d'acres sont
+propres à l'agriculture et 42,000,000 au pâturage. L'herbe indigène
+est dure, mais on sème l'herbe européenne, qui pousse très bien; les
+fruits et les légumes d'Europe prospèrent, ainsi que les moutons et le
+bétail.
+
+Sous le rapport géologique, les terrains d'alluvion comprennent
+environ 1,500 milles carrés, le tertiaire marin 18,000, le secondaire
+5,000, le paloezoïque 26,000, le schisteux 15,000, le granitique 6,000
+et le volcanique 15,000 milles carrés.
+
+En 1882, il y avait 366,000 acres cultivées en blé, et la récolte
+était estimée à 8,300,000 boisseaux. La production moyenne est de 24
+boisseaux par acre: un boisseau suffit à ensemencer une acre. Pour
+l'avoine, la production moyenne est de 28 boisseaux par acre; de 22
+pour l'orge, et de 5 tonnes 1/2 pour les pommes de terre.
+
+En 1881, il y avait 13,000,000 de moutons dans la colonie, 161,000
+chevaux et 700,000 boeufs ou vaches; mais le nombre a augmenté depuis
+et augmentera encore très rapidement à la suite des envois de viande
+congelée en Europe. La laine exportée dépasse 60,000,000 de livres par
+an, et une partie est filée dans la colonie. De fréquentes expositions
+agricoles régionales aident à l'amélioration des races. La laine de la
+Nouvelle-Zélande est une des plus estimées, et la viande de mouton est
+aussi bonne ici qu'en Angleterre.
+
+Parmi les produits de la colonie, il faut ajouter l'huile des
+baleines, qui abondent en ces mers; les peaux de phoques, et les
+diverses sortes de poissons qui, importés d'Europe et d'Amérique, se
+sont multipliés dans les lacs et les rivières. La mer donne des
+poissons analogues à ceux qu'on trouve entre Madère et le Portugal; on
+en compte environ 200 espèces, dont 40 se vendent au marché.
+
+Le gibier importé d'Europe: faisans, lièvres, lapins, se sont
+multipliés à l'infini. Il est regrettable que les indigènes, pressés
+par la faim, aient anéanti le _moa_, oiseau presque aussi grand qu'une
+girafe.
+
+Le règne minéral est, lui aussi, bien représenté. On exploite en ce
+moment plus de 100 mines de charbon qui, en 1881, ont donné 337,000
+tonnes; mais elles deviennent de jour en jour plus productives. On
+estime que certaines d'entre elles contiennent plus de 140 milliards
+de tonnes. L'or se trouve dans le quartz, et certains quartz
+exceptionnels ont donné jusqu'à 600 onces d'or par tonne; mais on le
+trouve aussi dans les terrains d'alluvion, qui s'étendent sur 20,000
+milles carrés. Le lit des rivières, le gravier de certaines vallées et
+certains ciments, faciles à extraire, en fournissent aussi beaucoup.
+L'or exporté de la Nouvelle-Zélande jusqu'au 31 décembre 1881 s'élève
+à 9,822,755 onces, de la valeur de 38,461,423 l. stg.
+
+On trouve aussi l'argent, le cuivre, le fer, le plomb, le chrome,
+l'antimoine, le zinc, le manganèse, plusieurs sortes de pétrole, des
+marbres, de belles carrières de pierres de construction, et des
+pierres à ciment et chaux hydraulique.
+
+Le climat est un peu meilleur que celui d'Angleterre. La moyenne
+thermométrique est de 57° Farenheit dans l'île Nord et de 52° dans
+l'île Sud; pendant qu'elle est de 51° à Londres et à New-York, La
+quantité de pluie annuelle est de 40 à 50 pouces dans les deux îles,
+mais pendant que sur la côte _Est_ elle est de 25 pouces à
+Christchurch, elle est de 112 pouces à Hokitika, sur la côte Ouest. Là
+pression atmosphérique, entre le 37° et 46° latitude sud décroît de
+29,981 à 29,804 pouces, et la moyenne est de 29,919 pendant qu'elle
+est de 30,005 dans la même latitude nord. Les vents ouest prédominent.
+Une vingtaine de stations envoient plusieurs fois par jour à
+Wellington le résultat de leurs observations, et elles sont publiées
+dans les journaux pour servir aux agriculteurs et aux navigateurs. Un
+service intercolonial met aussi les observatoires de la
+Nouvelle-Zélande en communication avec ceux de l'Australie et de la
+Tasmanie.
+
+Il y a en Nouvelle-Zélande 911 écoles publiques, avec 2,143
+professeurs et 68,000 élèves des deux sexes; 15,000 environ
+fréquentent les écoles privées, et 7,000 sont instruits dans leur
+famille; 80% des enfants entre 5 et 15 ans fréquentent les écoles; le
+nombre des personnes qui savent lire et écrire en 1881 est de 71% de
+la population.
+
+Pour l'industrie, en 1881, 1,643 établissements emploient 17,938
+personnes. Le sol et construction de ces établissements est évalué à
+environ 50,000,000 de francs, et les machines et installations, à
+40,000,000 de francs.
+
+Trente-sept hôpitaux soignent dans l'année environ 15,000 malades. Il
+y a aussi 7 hôpitaux de fous, un établissement pour les aveugles et
+un pour les sourds-muets.
+
+L'excès de l'immigration sur l'émigration oscille entre 2,000 et
+40,000 par an.
+
+Le revenu ordinaire et extraordinaire, en 1881, est de 3,757,493 l.
+stg. La dépense dans la même année est de 3,675,797 l. stg. La dette
+publique a environ 30,000,000 l. stg. Déduction faite d'environ
+2,000,000 pour amortissement, reste une charge de 51 l. stg. par
+habitant et une rente de 2 l. stg. 1/2 par an et par tête.
+
+La caisse d'épargne postale en 1881 a reçu plus d'un million de l.
+stg. (25,000,000 fr.) de dépôts, et les déposants sont au nombre de 1
+sur 10, pendant qu'en Angleterre ils ne sont qu'en proportion de 1 sur
+19. Les sommes déposées dans la caisse d'épargne postale atteignent
+1,232,788 l. stg. Celles déposées dans les autres caisses d'épargne,
+316,727 l. stg., soit un total de 1,549,515 l. stg., soit une moyenne
+de 3 l. stg. 1 sh. 10 den. (77 fr.) par déposant.
+
+La Nouvelle-Zélande est le premier pays qui ait essayé par l'État un
+système d'assurance sur la vie, dont tout le profit est distribué aux
+assurés. En 1882, le nombre d'assurés s'élève à 19,456, et les sommes
+assurées à 6,507,528 l. stg.
+
+L'importation, en 1881, a atteint le chiffre de 7,457,045 l. stg., et
+l'exportation, celui de 6,060,866 l. stg. Dans ce chiffre, la France
+entre pour 18,014 l. stg. à l'importation, et 51,464 l. stg. à
+l'exportation.
+
+Les principaux articles exportés sont: la laine pour 2,909,760 l.
+stg., l'or pour 996,867 l. stg., les produits agricoles pour 1,114,253
+l. stg., le suif pour 120,611 l. stg., la gomme Kauri pour 253,778 l.
+stg., et le bois de construction pour 71,328 l. stg.
+
+Le tonnage des navires entrés dans les ports de la Nouvelle-Zélande en
+1881 s'élève à 461,285 tonnes, celui des navires sortis, à 438,551
+tonnes. La _Steam-ship Pacific C{y}_ reçoit du gouvernement une
+subvention annuelle de 32,500 l. stg. pour la poste entre Auckland et
+San-Francisco: et on vient de voter une subvention annuelle de 20,000
+l. stg. pour une ligne directe mensuelle avec Londres.
+
+Les terres publiques ou _crown-lands_ sont administrées par le
+ministre des terres, aidé de 11 bureaux des terres pour les 11
+districts territoriaux. Sur les 64,000,000 d'acres que comprend la
+Nouvelle-Zélande, 14,000,000 ont été vendus ou réservés pour les
+écoles et autres services publics; 16,000,000 appartiennent aux Maoris
+ou aux Européens qui les ont achetés d'eux, et 34,000,000 restent
+disponibles. Sur ce chiffre, 15,000,000 sont couverts d'herbe ou de
+fougères, 10,000,000 sont en forêts, et 9,000,000 sont des lacs,
+rochers ou sommets de montagnes.
+
+Les terres publiques sont divisées en trois classes: les terres de
+villes et villages, vendues aux enchères par lots de 1/4 d'acre, sur
+la mise à prix de 7 l. stg. 1/2; les terres suburbaines dans le
+voisinage des villes et villages dont les lots, de 2 à 15 acres, sont
+vendus aux enchères sur la mise, à prix de 3 l. stg. l'acre; les
+terres rurales, soit agricoles, pastorales ou forêts, qui sont
+vendues à un prix qui varie, selon les districts, depuis quelques
+schellings jusqu'à 2 l. stg. l'acre.
+
+Auckland et les districts de Westland ont adopté le système de
+l'_Homestead_. La terre est donnée à l'immigrant, qui n'a qu'à payer
+le montant du mesurage; il doit résider 5 ans sur la terre, y élever
+une maison et cultiver, le 1/3 dans les 5 ans, s'il s'agit de terre
+libre; et le 1/5, s'il s'agit de forêts. Toute personne au-dessus de
+18 ans peut, dans le district d'Auckland, choisir de 75 à 50 acres,
+selon la qualité de la terre, et toute personne au-dessous de 18 ans,
+de 30 à 20 acres; toutefois, une même famille ne peut obtenir plus de
+200 acres de terre de première qualité ou 300 de seconde qualité. Il
+en est à peu près de même en Westland.
+
+Il y a plusieurs autres manières d'acquérir la terre. On peut
+l'acheter aux enchères, ou par contrat ordinaire sur demande faite au
+Bureau des terres. Dans ce système, le prix des terres est de 4 l.
+stg. 1/2 l'acre pour les terres suburbaines, de 1 l. stg. pour les
+terres d'agriculture ou de pâturage. Une personne ne peut acheter
+ainsi plus de 20 acres de terre suburbaine, plus de 320 acres de terre
+agricole, et non moins de 500 ni plus de 5,000 acres de terre à
+pâturage. Les paiements sont échelonnés en 10 demi-annuités pour les
+terres suburbaines, en 20 demi-annuités pour les terres agricoles, et
+en 30 demi-annuités pour les terres de pâturage. L'acheteur peut
+toujours se libérer d'avance.
+
+Sur les terres suburbaines, l'acheteur est tenu de transférer sa
+résidence dans le mois de l'achat, et d'y demeurer pendant 4 ans. La
+résidence est obligatoire pour 6 ans sur la terre d'agriculture et de
+pâturage; mais sur cette dernière on a un an de temps pour s'y
+installer. L'acheteur doit, en outre, s'il s'agit de terre suburbaine,
+cultiver au moins 1/10 la première année, 1/5 la deuxième année, et en
+4 ans il doit avoir cultivé les 3/4, clôturé le tout et fait des
+améliorations correspondant au moins à 10 l. stg. par acre.
+
+Dans les améliorations sont compris les constructions, clôtures,
+drainages, plantations d'arbres, prix de la culture, etc. Pour la
+terre rurale, s'il s'agit de terre libre, l'acheteur doit cultiver
+1/20 la première année, 1/16 la deuxième année, et en 6 ans, il doit
+cultiver 1/5 et faire des améliorations correspondant à 1 l. stg. par
+acre. Sur la terre de pâturage, l'acheteur n'est tenu qu'au séjour de
+6 ans; il n'est pas obligé aux améliorations. Après 10 ans, il peut
+payer la solde et obtenir la propriété définitive.
+
+Pour les terrains aurifères, l'acheteur ne peut obtenir plus de 320
+acres, et il doit y faire certaines améliorations, mais il n'est pas
+tenu d'y séjourner. Il paie une rente en demi-annuités de 2 sh. 1/2
+par acre, et devient acheteur définitif en payant le prix attribué par
+la loi à des terrains analogues. Après 3 ans il peut demander
+l'échange de sa terre, et alors il paie à raison de 1 l. stg. 1 sh.
+par acre la terre qu'il reçoit en échange, échelonnant les paiements
+en 15 demi-annuités. Il reste aussi propriétaire définitif s'il paie
+simplement sa rente durant 17 ans consécutifs.
+
+Les terres à pâturage sont aussi louées aux enchères, en lots pouvant
+contenir 5,000 moutons ou 1,000 têtes de gros bétail. Le gouvernement
+se réserve le droit de résilier le bail moyennant avertissement
+préalable d'un an, dans le cas où la terre devrait être vendue ou
+louée pour terre agricole. Ces locations sont faites pour 21 ans et au
+dessous. Toute personne qui occupe déjà des terres publiques pour
+20,000 moutons ou 4,000 têtes de gros bétail ne peut louer ou acheter
+un autre lot, excepté pour l'acquisition d'une terre par hypothèque
+(mortgage).
+
+Une autre combinaison permet de louer pour 21 ans, avec le droit
+perpétuel à renouveler. Trois ans avant l'échéance, le locataire
+déclare s'il veut renouveler en payant un loyer calculé à 5% de la
+valeur de la terre, fixée par expert, sous déduction de toutes les
+améliorations faites durant le premier bail. S'il ne veut renouveler,
+le bail est mis aux enchères, et le nouveau locataire doit payer à
+l'ancien le montant des améliorations.
+
+Si le gouvernement avait besoin de reprendre la terre ainsi louée, il
+devrait rembourser toutes les améliorations, au prix fixé par expert.
+
+En 1882, le gouvernement a vendu sur paiement immédiat à 1,257
+acheteurs, 195,390 acres de terre, pour agriculture; à 271 acheteurs;
+1,482 acres de terre suburbaine, et à 704 acheteurs, 303 acres de
+terre urbaine. Il a vendu par paiements échelonnés, à 497 acheteurs,
+74,336 acres de terre d'agriculture; à 9 acheteurs, 24,634 acres de
+terre de pâturage, et à 198 acheteurs, 1,189 acres de terre de
+village. Il a reçu pour location de champs aurifères, 7,600 l. stg.;
+pour location des terres pastorales, 182,880 l. stg., et pour autres
+locations, 5,500 l. stg. Il a ainsi retiré des terres une somme de
+535,607 l. stg.
+
+En 1870, le parlement vota un emprunt de 10,000,000 de l. stg. pour
+les travaux publics et l'immigration. Depuis, 2,000 kilomètres de
+chemins de fer ont été ouverts, et environ le double de routes
+carrossables. On a organisé sur un bon pied les phares et les ports.
+Le télégraphe dessert tout le pays et a transmis, en 1882, 1,500,000
+dépêches. La poste a transmis en 1882, 12,000,000 de lettres à 0 fr.
+10 pour la colonie et l'Australie, et presque autant d'imprimés. On a
+amené de l'eau sur les champs aurifères pour le lavage, et 4 navires
+arrivent tous les ans d'Angleterre, pleins d'immigrants; 1,400 hommes
+suffisent à la force armée, mais, en cas de nécessité, 10,000
+volontaires sont prêts à marcher, outre un millier de pompiers
+organisés militairement.
+
+C'est beaucoup de progrès en 40 ans, et ce progrès augmentera encore
+tant que le peuple continuera à rester attaché aux principes religieux
+et au respect de l'autorité, qui ont fait sa force.
+
+Mais après cet aperçu sur l'ensemble de la colonie, il est temps de
+reprendre mon journal de voyage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+ Arrivée à Auckland. -- La tempête. -- Le dimanche. -- Le Père Mac
+ Donald. -- Catholiques et protestants. -- La ville. -- Los
+ faubourgs. -- Le parc du gouverneur. -- L'hôpital. -- Le
+ _dominion_. -- Les salaires. -- L'intérêt. -- Le baron de Hübner.
+ -- Mgr Luck et son diocèse. -- Les Soeurs de la Miséricorde. --
+ Départ pour Tauranga. -- La baie. -- La ville. -- Excursion à
+ Ohinemutu. -- Les fermes. -- Le cocher irlandais. -- Le
+ _Gate-Pa_. -- La forêt d'Oropi. -- La _mid-way-house_. -- Les
+ naissances et la mortalité. -- Le vin correctif de l'alcoolisme.
+ -- Les gorges de Mangorewa.
+
+
+Le 11 novembre, à 2 heures du matin, le _Zealandia_ arrive à l'entrée
+de la baie d'Auckland; la nuit est obscure et le vent souffle avec
+violence; la pluie tombe à torrents. Le capitaine trouve prudent de
+jeter l'ancre et d'attendre le jour. À 6 heures on lève l'ancre, et on
+marche lentement le long de la baie, fort agitée; c'est après bien des
+coups de sifflet de la machine, précédés du coup de canon, que nous
+avons pu apercevoir le canot du pilote; il arrive armé de sa ceinture
+de sauvetage et prend sa place au gouvernail.
+
+La ville se dessine à nos yeux, émergeant de la verdure sur un
+ensemble de collines, des deux côtés de la baie. Les nombreuses
+églises et la _Court-House_ dominent les maisonnettes cachées dans les
+arbres; mais, au-dessus de tout, un immense moulin à vent semble
+veiller comme un géant protecteur sur la cité. Au loin, sur une
+colline entourée de prairies et de forêts, le plus vaste et le plus
+bel édifice est l'hôpital public. À 7 heures nous sommes devant le
+môle ou _wharf_, mais le pilote refuse de l'aborder; il craint que la
+violence du vent n'y pousse si fort le navire, que le _wharf_ lui-même
+ne soit emporté. Nous jetons deux ancres et dansons sur place. Elles
+ne suffisent pas à nous protéger, et nous allions dériver vers un banc
+de sable, lorsqu'un prompt mouvement de la machine nous ramène à flot;
+le télégraphe ou signal, qui communique de la passerelle à la machine,
+est brisé; un officier se tient debout vers la chaudière, reçoit par
+signes les commandements et les transmet au machiniste. Malgré la
+pluie, la foule s'est assemblée sur le môle, et attend avec anxiété la
+fin de nos péripéties. Enfin, vers les 10 heures, le vent souffle
+moins fort, et le pilote juge bon d'aborder. Nous suivons la manoeuvre
+avec émotion; les cris succèdent aux cris pour les divers
+commandements et s'efforcent de dominer le bruit du vent. On va, on
+court, on revient, l'émoi est général. Au moment de toucher au môle,
+le commandant semble perdre son sang-froid britannique; il trépigne et
+crie sans cesse au pilote _go ahead_, mais sa crainte est exagérée,
+tout se passe pour le mieux et bientôt on sera à terre. Les passagers
+se disent adieu: plusieurs restent en Nouvelle-Zélande. Pendant trois
+semaines compagnons de la même infortune, ils se considèrent tous
+comme une même famille. On salue les officiers et on porte ses effets
+à la douane. C'est le dimanche: les petits bagages passent, les
+autres seront visités demain. Le vent enlève les parapluies, et l'eau
+tombe en déluge, on va quand même: _time is money_. J'ai beaucoup de
+peine à trouver une voiture pour déposer mes bagages à l'hôtel: _is
+sunday_. C'est dimanche! Enfin je peux en raccrocher une moyennant un
+double prix. La poste est fermée et les boutiques aussi; impossible de
+trouver des timbres poste. Je prie le maître de l'hôtel de m'en faire
+chercher, car je veux profiter du départ du navire le _Zealandia_, qui
+s'en va à Sidney dans la nuit. Le maître de l'hôtel me répond qu'on a
+6 jours de la semaine pour envoyer les lettres, mais que le dimanche
+on va à l'église et on ne travaille pas. Un peuple qui a un tel
+respect de la loi divine est un peuple d'avenir, un futur grand
+peuple!
+
+Je m'en vais donc à l'église. La petite cathédrale en planches
+d'Auckland, malgré le mauvais temps, est remplie de fidèles; le
+Révérend Mac Donald célèbre la grand'messe, les chants, exécutés par
+des voix d'hommes et de femmes, sont harmonieux.
+
+Après la messe, je salue le bon Père à la sacristie. Une dame, qui est
+venue de la campagne, à 8 milles, vient le saluer aussi. Elle me prend
+pour le commandant de l'_Éclaireur_, aviso de guerre français arrivé
+hier ici de Taïti, et m'invite à une soirée dansante. Elle est
+d'origine française, et ne veut pas laisser passer un navire français
+sans lui faire les honneurs de la société néo-zélandaise. Je dissipe
+son erreur; elle maintient quand même son invitation. L'_Éclaireur_,
+sorti des chantiers de Toulon en 1878, a 78 mètres de long et 12 de
+large; il porte 8 canons de 15 centimètres, a une machine de 450
+chevaux et un terrible éperon. Le capitaine du _Zealandia_ me l'avait
+montré dans la baie, et mon émotion fut grande lorsque je lui vis
+lever le drapeau pour nous saluer. Oh! que j'aurais voulu rencontrer
+ce drapeau dans toutes les mers aussi souvent que le drapeau
+britannique! Le R. Mac Donald m'invite à déjeuner; j'accepte d'autant
+plus volontiers qu'à l'hôtel on m'avait dit que le dimanche le lunch
+remplacerait le dîner et que le soir on n'avait que le thé, attendu
+que les domestiques devaient assister au service divin. En France, les
+catholiques s'imposent le maigre le vendredi; en Italie, le vendredi
+et le samedi; en Espagne, on ne fait maigre ni le vendredi, ni le
+samedi. Ici, les protestants ont leur privation le dimanche, et elle a
+pour cause le désir d'épargner, au septième jour, le travail aux
+domestiques.
+
+En entrant chez les Pères Missionnaires, un bruit strident et étrange
+se fait entendre à la porte, et ne cesse que lorsque le concierge est
+venu s'interposer; un perroquet au blanc plumet monte la garde, et il
+s'en acquitte aussi bien que le meilleur des chiens. C'est le cockotou
+d'Australie.
+
+Le R. Mac Donald me présente à un autre prêtre anglais et me parle
+volontiers du Concile du Vatican, auquel il a assisté, et de divers
+personnages français qu'il a connus dans ses deux voyages en Europe.
+Il est ici depuis 28 ans, et son frère s'occupe de l'évangélisation
+des Maoris depuis 32 ans; il me parle beaucoup de Mgr Pompalier,
+évêque français qui le premier a porté ici le catholicisme.
+
+Il me dit qu'ici, comme dans presque tous les pays nouveaux,
+protestants et catholiques vivent en bons rapports, et s'estiment, non
+selon le plus ou moins de vérité qu'ils possèdent, mais selon le degré
+de vertu qu'ils pratiquent. Ceux qui ont plus reçu sont évidemment
+tenus à plus, et la foi ne se donne pas. Je me rappelle que, voulant
+un jour expliquer à un compatriote que j'avais rencontré dans
+l'Extrême-Orient, une de nos vérités catholiques qui me paraissait
+claire comme le jour, je m'étonnais que celui-ci, pourtant nature
+droite et sincère, ne pût la comprendre; mais il me fit cette
+observation: «En fait de foi, on ne croit pas ce qu'on veut, mais on
+croit ce qu'on peut.» Cela me rappela la réponse du cardinal Manning à
+ses compatriotes. Ils l'accusaient d'avoir changé de religion et lui
+disaient: Comment se fait-il que vous étiez auparavant fervent
+protestant et que vous êtes maintenant fervent catholique? Dans une
+brochure adressée à ses anciens coreligionnaires, le pieux prélat leur
+dit: «Je ne peux vous donner d'autre réponse que celle de l'aveugle de
+l'Évangile: Avant je ne voyais pas, à présent je vois. Pourquoi Dieu
+ouvre-t-il les yeux aux uns plus, aux autres moins? C'est son secret.
+Tout ce que nous savons, c'est qu'il est le Créateur et Rédempteur de
+tous les hommes, qu'il les aime tous comme un Père aime ses enfants,
+et qu'il cherche le salut de tous; mais à chacun il proportionne le
+fardeau en raison de ses forces.»
+
+Après le déjeuner, le bon Père me montre les habitants de son jardin:
+le cockotou dont j'ai parlé qui fait mille exercices à son
+commandement, une tortue qui se promène sur le vert gazon, et une
+espèce de gros merle blanc et noir qui siffle comme le merle et parle
+comme le perroquet. Saint Jean avait aussi sa colombe.
+
+Je parcours la ville: la partie centrale réservée aux affaires n'est
+pas grande: là sont les banques, les compagnies d'assurance et de
+navigation, la poste, les principaux magasins; mais la ville destinée
+aux habitations s'étend au loin sur plusieurs collines. Les rues sont
+larges et plantées de chêne. Nous sommes en effet à Auckland (terre du
+chêne). Les gentils pavillons qui les bordent sont tous entourés d'un
+jardin où brillent toutes les fleurs de l'Europe. Les vérandahs qui
+les ornent prouvent que le climat est chaud en été. Ces pavillons sont
+la plupart construits en bois et couverts en zinc, en bois, ou en
+ardoise. Dans le centre, on ne peut plus construire qu'en pierre, en
+briques ou en ciment, pour diminuer les incendies.
+
+Plus loin, ce ne sont plus des pavillons, habitation de la classe
+aisée, mais des maisonnettes en bois, habitation de l'ouvrier. Elles
+sont petites, mais elles ont leur jardin, et l'ouvrier a aussi son
+_home_ (son chez soi). Des _building societies_ (sociétés de
+construction) achètent de vastes terrains, y tracent des rues,
+bâtissent des maisons de diverses grandeurs et les louent ou plutôt
+les vendent, puisque après le paiement de quelques annuités comprenant
+l'intérêt et l'amortissement, le locataire reste propriétaire. Ces
+sociétés, tout en faisant de bonnes affaires, rendent service à la
+classe ouvrière et à la société. L'ouvrier qui a sa maisonnette et son
+jardin voit ses nombreux enfants grandir et se développer en bonne
+santé, pendant que les familles ouvrières entassées dans les mansardes
+de nos grandes villes donnent une génération sans force et sans
+énergie; et la plupart des enfants meurent en bas âge.
+
+J'arrive à la maison du gouverneur: elle est en bois et fort simple,
+mais entourée d'un superbe parc, ouvert au public, le dimanche. Au
+milieu des chênes séculaires, je vois de magnifiques araucarias, des
+lauriers-cerises, des lauriers-roses et des lauriers-tins; le cyprès,
+le saule, le magnolia, l'eucalyptus et tous les arbres et arbustes qui
+ornent nos parcs d'Europe, le tout encadré dans cette belle pelouse
+que les Anglais portent partout avec eux.
+
+Près de la _High school_ (haute école), je rencontre le Révérend Mac
+Donald, qui fait sa promenade à cheval et me met sur le chemin de
+l'hôpital. Je descends une colline et en remonte une autre, je laisse
+à droite de superbes vaches paissant dans la prairie, et parcours à
+gauche les allées ombragées d'une magnifique forêt, appelée le
+_dominion_ (le domaine), parce qu'elle est réservée au public. Les
+Anglais, dans le tracé de leurs villes, ont toujours soin de réserver
+de vastes emplacements pour la récréation du peuple. C'est fort sage;
+car le petit peuple ne peut se payer l'agrément d'une villa, et la
+santé du public est en raison de la salubrité de l'air qu'il respire.
+
+Enfin, j'arrive à l'hôpital, vaste édifice en ciment à deux étages sur
+rez-de-chaussée, dominant la ville et la baie. Le jeune docteur qui le
+dirige me conduit à la visite de l'établissement. Les salles ne sont
+pas grandes, mais elles sont nombreuses et ornées de plantes et de
+fleurs. On peut loger 150 malades. On en a 90 en ce moment. La
+propreté est irréprochable; je remarque un ascenseur destiné à
+descendre dans les caves les corps des décédés; des fauteuils roulants
+pour les rhumatisants, et une salle pour les convalescents. Trop
+souvent, dans les hôpitaux de nos grandes villes européennes, les
+convalescents sont renvoyés pour faire place à d'autres. Obligés, pour
+vivre, de reprendre le travail avant d'en avoir les forces, ils
+retombent bientôt dans un état pire, et retournent à l'hôpital, auquel
+ils occasionnent de nouveaux frais. Les administrations des hospices
+feraient donc une économie bien entendue, et en même temps une oeuvre
+humanitaire, en établissant dans chaque hôpital une salle pour les
+convalescents dont on essaierait les forces grandissantes aux travaux
+de la maison et du jardin, avant de les lancer dans la société, où ils
+sont obligés de reprendre leur travail quotidien.
+
+Le jeune docteur fait appeler deux Français qui sont en ce moment
+dans l'établissement: un est de Saint-Malo, et l'autre de Nantes.
+Venus ici comme matelots, ils y sont restés parce qu'ils y ont trouvé
+la vie large et facile: occupés dans les champs à garder les vaches,
+ils étaient logés, nourris, et recevaient 6 schellings par jour (7 fr.
+50); ils sont légèrement atteints de la poitrine.
+
+Les gages sont élevés dans ce pays: le moindre ouvrier gagne 6 à 8
+schellings par jour; les capitaux sont encore plus chers.
+
+Les banques donnent 6% sur dépôts compte courant, mais elles prêtent à
+1% par mois; on prête sur hypothèque à 10%, et comme les terres ne
+rapportent ordinairement qu'environ 8% malheur au farmer
+(propriétaire) qui est obligé d'emprunter! Comme en Europe, le fruit
+de ses travaux ira au capitaliste!
+
+En quittant l'hôpital, je parcours diverses collines et je vois
+partout les familles se diriger vers les églises. La cloche tinte; il
+est 6 heures 1/2; l'office commence chez les diverses communions
+protestantes: celui des catholiques a lieu à 7 heures. J'arrive à
+Saint-Benedictus, la principale église catholique, desservie par les
+Bénédictins. Elle est en bois, vaste, et à trois nefs. Son autel est
+fort simple et se distingue peu de plusieurs églises protestantes, qui
+adoptent aussi les chandeliers et les cierges. À la tribune, les
+chants sont exécutés, comme à la cathédrale, par des voies d'hommes et
+de femmes; on chante les vêpres, et après les vêpres on donne le
+salut; le recueillement est parfait. Il est bien tard lorsque j'arrive
+à l'hôtel pour le thé. Je passe la soirée chez le Révérend Mac Donald
+à parler des hommes et des choses du pays, et à 10 heures je m'en vais
+au _Zealandia_ donner un dernier adieu aux passagers et aux officiers.
+Je trouve là le baron de Hübner qui vient de visiter la
+Nouvelle-Zélande et s'en va à Sidney: il occupera probablement la
+cabine que j'ai laissée disponible. Ce bon observateur nous a déjà
+fait connaître, par sa _Promenade autour du monde_, les États-Unis, le
+Japon et la Chine; il donnera probablement encore au public ses
+impressions sur les colonies océaniennes et sur les Indes orientales
+qu'il va visiter.
+
+Enfin, je reviens dans la petite cellule du _Star hôtel_, chercher un
+repos d'autant mieux mérité que toutes mes courses depuis le matin ont
+eu lieu avec la pluie sur le dos. Aux fenêtres, pas de persiennes; à 4
+heures le jour me réveille, à 5 heures je complète ma correspondance,
+et un peu plus tard, je me rends chez Mgr Luck, évêque catholique
+d'Auckland; il demeure à la campagne, à une des extrémités de la
+ville. Ce bon bénédictin me reçoit avec bonté; il voudrait me retenir
+chez lui et me fait l'historique de son diocèse, qui a eu bien des
+péripéties. Il a 12 prêtres pour les 16,000 catholiques répartis dans
+toute la partie nord de l'île du Nord formant son diocèse, et un seul
+prêtre pour les 30,000 Maoris, qui sont la plupart catholiques. Point
+de petit séminaire, pas de séminaire; la grande difficulté est le
+recrutement d'un clergé sérieux. Ses compatriotes sont, comme la
+plupart des Anglais, sujets à l'alcoolisme. Pour l'instruction des
+jeunes filles, 39 Soeurs de la Miséricorde irlandaises lui rendent de
+grands services. Elles ont 6 maisons et un noviciat. Nous en visitons
+deux, attenantes à l'habitation épiscopale. Dans une, 30 internes et
+40 externes reçoivent l'instruction; dans l'autre, à côté, 80
+orphelines apprennent le travail manuel propre à leur sexe. La plupart
+sont envoyées par le gouvernement, qui a donné le terrain et fournit
+un secours annuel de 12 livres par orpheline. Nous parcourons les
+dortoirs, les classes, les ouvroirs: ils sont en bois, bien éclairés,
+bien aérés, et entourés d'un parc gracieux qui domine la baie. Pour
+les garçons, Monseigneur n'a qu'une école, confiée à 2 laïques,
+s'occupant de 70 élèves; les autres vont aux écoles protestantes,
+nombreuses et bien tenues. Monseigneur attend les Frères Marianites de
+Lyon, qui pourront relever les écoles de manière à recevoir tous les
+élèves catholiques. Il espère par là arriver au petit, et plus tard au
+grand séminaire.
+
+Monseigneur a la bonté de me conduire à son école de garçons, puis
+chez le consul de France; un bon Écossais qui ne parle qu'anglais, et
+aux divers bureaux des compagnies de navigation où je dois me
+renseigner. Ensuite, il m'emmène chez lui pour le dîner, et je le
+quitte pour me rendre au bateau qui doit me conduire à Tauranga.
+
+Il est 5 heures du soir lorsque ce petit bateau à vapeur quitte le
+_wharf_ (môle). Le directeur de la Compagnie Mac Gregor, avec lequel
+j'étais venu depuis San-Francisco, a la bonté de m'accompagner, il me
+recommande au capitaine. Nous parcourons la belle et vaste baie,
+admirant encore une fois le superbe panorama de la ville. Je remarque
+un monsieur à la figure tatouée de hiéroglyphes depuis le menton
+jusqu'au front; il porte mac-farlane et chapeau haut de forme. On me
+dit que c'est un chef maori, un de leurs principaux orateurs. Je
+l'aborde et l'interroge, il est fort aimable et très poli, mais il ne
+connaît que quelques mots d'anglais et la conversation est difficile.
+Après le dîner, le salon se convertit en un dortoir où une vingtaine
+de passagers couchent sur étagères les uns au-dessus des autres.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Chef Maori.]
+
+La mer est extrêmement agitée: ce petit bateau est ballotté comme une
+coque de noix. On a de la peine à se tenir dans son lit; mais ma
+fatigue était si grande, que je me réveille le matin, me rappelant,
+comme dans un rêve, d'avoir fait de continuels efforts pour ne pas
+être jeté à bas.
+
+À 10 heures du matin, nous entrons dans la gracieuse baie de Tauranga,
+avec deux heures de retard.
+
+La petite ville de Tauranga compte 4,000 habitants; elle se compose de
+quelques maisons de bois, parmi lesquelles 2 hôtels, plusieurs
+boutiques, une église protestante et une cabane en planche servant
+d'église catholique. Je quitte ici un brave garçon de Lyon; il était
+venu comme marin, mais il connaissait le métier de boulanger; son
+esprit d'économie lui permit de prélever un petit pécule sur ses gages
+élevés, et il est maintenant chef boulanger dans une ville naissante,
+élevant dans l'aisance une nombreuse famille. Les objets de luxe sont
+chers, mais le nécessaire à la vie, en moyenne, ne dépasse pas les
+prix de l'Europe; le pain vaut 6 sous la livre et la viande 10 sous.
+
+À 11 heures je monte dans un break que conduit un robuste Irlandais.
+J'ai pour compagnon de voyage deux photographes, qui s'en vont sur le
+lac Taupo prendre les meilleures vues de ce paysage enchanteur. Nous
+traversons une riche contrée parsemée de fermes. Le _fern_ (fougère)
+et le _titree_ (buisson de bruyère) est remplacé par un beau gazon
+vert que broutent les vaches et les chevaux. Les habitations des
+_farmers_ occupent toujours le monticule dominant; une petite rivière
+porte ses eaux limpides et murmurantes à travers ces fermes prospères.
+Mais la population est encore peu nombreuse, et plus loin, les
+fougères et les titrees couvrent seuls le terrain. Assis à côté du
+cocher, je cause avec lui: l'Irlandais est communicatif, il prend même
+volontiers la plaisanterie. Mon cocher est ici depuis 9 ans, et je lui
+demande s'il se trouve mieux qu'en Irlande. Oui, me dit-il, j'y ai
+meilleure nourriture. En Irlande, je travaillais une ferme près de
+Dublin avec mon père et mes frères, et on nous donnait pour cela 6
+livres chaque 6 mois. À peine arrivé à Auckland, je recevais 4 livres
+par semaine comme cocher; j'ai pu bientôt économiser assez pour me
+mettre patron; mais là je n'ai pas réussi, et j'ai fait faillite. Mon
+frère alors, qui exploite un hôtel à Ohinemutu et entretient cet
+omnibus, m'a pris à son service et me paie 4 livres par semaine. Un
+autre de mes frères a gagné une vingtaine de mille livres aux
+_goldfields_ (champs d'or) de Thames, près Auckland, et continue à y
+faire de bonnes affaires en spéculant sur les actions. J'ai encore
+trois autres frères en Amérique, un à Chicago, un à New-York, et un en
+Californie: ils ont tous prospéré et élèvent chacun une nombreuse
+famille.
+
+La route est d'abord excellente; à défaut de pierres, on la charge de
+coquillages qui couvrent la plage et forment une chaussée très dure;
+mais dans l'intérieur les coquillages font défaut et la boue commence.
+Nous arrivons au _Gate-Pa_ où, en 1864, les troupes britanniques,
+prises d'une panique, s'enfuirent devant les Maoris, abandonnant leurs
+officiers, qui tous périrent de la main de l'ennemi. Le lendemain,
+lorsque les troupes revinrent, elles trouvèrent le colonel Booths
+blessé mortellement; les Maoris avaient mis sous sa tête un coussin
+d'herbe, et un bassin d'eau à son côté, sans toucher ni à sa montre,
+ni à sa chaîne. Je doute que des Européens civilisés en eussent fait
+autant envers leur ennemi. Un peu plus loin nous entrons dans la
+superbe forêt d'Oropi: elle est ce que les siècles l'ont faite. De
+gigantesques squelettes d'arbres morts se tiennent à côté d'autres à
+la fleur de la vie; les lianes s'entrecroisent, les parasites poussent
+partout: quelques-uns enlacent tellement les arbres, qu'ils les
+étouffent et végètent à leur place; quelques arbres ont plus de 2
+mètres de diamètre, j'en ai vu un à demi brûlé qui avait de 7 à 8
+mètres de diamètre. Mais tout est en désordre; la vie est à côté de la
+mort; les Maoris n'ont pas fréquenté les cours de l'École forestière.
+Cette forêt, comme le reste de l'île, leur appartenait, et ce n'est
+qu'à la suite de la dernière guerre que le gouvernement l'a confisquée
+avec la plupart de leurs terres.
+
+La route suit un terrain onduleux, monte et descend des collines;
+par-ci, par-là on a fait une chaussée avec des fascines, mais les
+trous sont nombreux et les sursauts aussi. Nos quatre robustes chevaux
+ont de la peine à nous sortir de la boue, et la pluie ne discontinue
+pas. Vers le milieu de la forêt, nous nous arrêtons à une baraque
+appelée _Mid-way house_. Il est 4 heures, et je n'ai pas mangé depuis
+le matin; l'appétit fait trouver délicieux le modeste repas. Cet
+endroit solitaire doit être très sain; nous y voyons une douzaine de
+petits enfants de l'hôtesse: les familles sont prolifiques dans les
+pays nouveaux et l'aisance générale prolonge la vie. Les décès, qui
+sont de 21,6 par mille en Angleterre, n'atteignent que 17,59 en
+Queensland, 16,22 en Tasmanie, 15,52 en Victoria, 12,15 en
+Nouvelle-Zélande. Le petit livre indicateur qu'on m'a remis à
+Tauranga dit à propos de cet endroit par un N. B. et entre
+parenthèses. (_Even good Templars may drink here with the greatest
+impunity; it is so very retired!_) Même les bons Templiers (sorte de
+francs-maçons) peuvent boire ici avec la plus grande impunité;
+l'endroit est si caché!
+
+Ainsi toute la lecture de la Bible et la plus stricte observation du
+dimanche n'arrivent pas à extirper de ces populations la plaie de
+l'alcoolisme! Je crois qu'on y arriverait plus facilement en
+favorisant la culture de la vigne, de manière à rendre le vin
+abordable au peuple comme boisson journalière. Le vin mêlé à l'eau est
+la plus saine et la plus fortifiante des boissons. Le corps humain a
+besoin pour les fonctions digestives d'une certaine quantité d'alcool;
+si on ne la lui donne innocente par le vin dans les repas journaliers,
+il la prendra à intervalles par des drogues malfaisantes. Les
+_temperance hôtels_, qu'on rencontre partout ici, comme en Angleterre,
+et dans lesquels on ne boit que de l'eau, seraient mieux nommés
+_intemperance hôtels_, car tempérance indique juste milieu; et le
+_rien_ est aussi intempérant que le _trop_. À part quelques heureuses
+exceptions, l'excès provoque l'excès, et l'alcoolisme n'est pas une
+plaie spéciale au Maori. Les pays vinicoles sont ceux qui ont le moins
+d'ivrognes: le corps qui a eu le nécessaire recourt plus difficilement
+au superflu. À l'heure actuelle l'Australie produit d'excellent vin,
+et on le vend encore ici à 7 fr. la bouteille; le moindre vin français
+vaut 10 fr. la bouteille; il est donc inabordable. Les nombreux
+coteaux de la Nouvelle-Zélande pourraient fournir assez de vin pour
+que, même à un prix rémunérateur pour le viticulteur, l'habitant
+puisse le boire à moitié prix de la bière, à la condition que la régie
+ne perçoive pas le double et le triple du prix du coût.
+
+Une heure après avoir quitté la _Mid-way house_, nous pénétrons dans
+les magnifiques gorges de Mangorewa. La petite rivière se brise avec
+fracas de précipice en précipice, et des murailles de rochers
+s'élèvent à pic à 50 mètres de haut. Enfin, après 18 milles, nous
+quittons la forêt, et quelques milles après, à 9 heures 1/2 du soir,
+nous sommes à Ohinemutu, sur le lac Rotorua.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+ La tradition des Maoris sur leur venue en Nouvelle-Zélande. --
+ Rangatiki et son chien Potaka. -- Hinemou et Tutanekai. -- Le lac
+ Rotorua. -- Les eaux thermales. -- Un Pa. -- Les Maoris, leurs
+ vêtements, leur nourriture. -- Moeurs et usages. --
+ L'anthropophagie. -- La _carved-house_. -- Tiki et Maui et le
+ récit de la création. -- Raïnga et la route du ciel. -- Les
+ ministres protestants et le traité de Waïtangi. -- Les Pères
+ Maristes. -- La forêt de Tikitapu. -- Le lac Rotakakahi. --
+ Waïroa. -- Les femmes Maoris et le tabac. -- Costumes et jeux. --
+ L'école. -- Un examen de géographie. -- L'instruction. -- La
+ cascade. -- La haka ou danse indigène. -- Le lac Tarawera. -- Le
+ Té Tarata ou terrasse blanche. -- Le lac Rotomahana. -- Les
+ geysers. -- Le repas. -- La Aukapuarangi ou terrasse rouge. -- Un
+ bain bouillant. -- Retour à Waïroa et à Ohinemutu.
+
+
+La tradition des Maoris est qu'ils seraient venus en Nouvelle-Zélande
+dans de grands canots, sous la conduite d'un certain chef qui, à la
+suite de querelles, voulut quitter les îles malaises, son pays natal.
+Ils conservent le nom des divers canots et rapportent les faits et
+gestes des tribus qui en sont sorties. En tenant compte de leurs
+récits, on peut croire que leur migration remonte à 20 générations,
+c'est-à-dire à peu près au XVe siècle.
+
+[Illustration: Rangatiki, chef Maori.]
+
+Pour ce qui concerne la découverte de cette région des lacs, la
+tradition maori dit qu'un certain Rangatiki, chef du canot Arawa, venu
+lui aussi avec les autres de Hawaïki (qu'on suppose être Sumatra)[7]
+débarqua à Maketu et commença à explorer la contrée avec les siens et
+Potaka, son chien favori. Mais celui-ci disparut bientôt et ne reparut
+qu'après deux jours. Il était malade, et on s'aperçut qu'il avait eu
+une indigestion de poissons. Son maître comprit donc que Potaka avait
+découvert une mer, et suivant ses traces, on arriva au bord d'un lac
+qu'on nomma Rotoïti (petit lac). Là, comme le chien, le maître et les
+siens se gorgèrent d'un petit poisson appelé _inanga_. Poursuivant
+plus loin, ils arrivèrent à un autre lac qu'ils appelèrent Rotorua
+(second lac). Dans l'île Mokoïa, qui s'élève au milieu, de ce lac, ils
+trouvèrent une tribu dont le chef, Kawaarero, leur fit bon accueil,
+mais leur proposa bientôt de manger le chien. N'ayant pu l'obtenir, il
+surprit un beau jour le pauvre Potaka et le mangea en secret. Mais
+Rangatiki, à la suite d'une incantation, apprit le fait et le reprocha
+à Kawaarero, qui s'indigna en le niant. Rangatiki appela le chien en
+témoignage «_Potaka tawhiti e kai hea koe?_» (mon cher Potaka, où
+es-tu?) Et le chien répondit en aboyant dans le ventre de Kawaarero.
+Celui-ci fut donc tué à l'instant, et sa tribu mise en pièces.
+Rangatiki avec les siens s'établirent à leur place. Plus tard, une
+jeune fille appelée _Hinemoa_, attirée par les sons de la flûte du
+jeune _Tutanekai_, traversa le lac à la nage et vécut heureuse avec
+lui; de là le nom d'Ohinemutu, donné à l'endroit, nom qui signifie _la
+jeune fille qui traverse à la nage_.
+
+ [Note 7: La presqu'île de Malacca, qui s'avance au loin dans
+ la mer et où se trouve la jonction des races jaune et
+ blanche, semble être le point d'où sont parties les diverses
+ migrations qui ont peuplé les îles du Pacifique, y compris le
+ Japon. Quelques expéditions auraient même atteint l'Europe,
+ et les Basques semblent en être les témoins par leur langage
+ d'origine birmane.]
+
+[Illustration: Hinemoa, jeune fille Maori.]
+
+La vue du lac Rotorua est gracieuse, le paysage est verdoyant. Des
+vapeurs sortent de tous côtés, s'élevant dans les airs comme d'une
+terre en feu. Partout des sources bouillantes et des trous brûlants.
+Une petite presqu'île s'avance dans le lac; elle était beaucoup plus
+grande, mais une bonne partie a disparu sous les flots. Ce qui reste
+est occupé par une vingtaine de _whares_, cases ou cabanes maoris.
+Elles ont à la façade principale une porte et une fenêtre et sont
+couvertes d'une espèce de paille longue, de la famille des genêts.
+Quelques-unes ont une cheminée, la plupart n'en ont point. Le Maori
+cuit ses aliments dans l'eau chaude ou à la vapeur des sources qui
+l'entourent. Ces braves gens ont l'air bien constitué, figure riante,
+peau brune donnant sur le rouge, lèvres un peu épaisses, yeux noirs et
+pétillants, belles dents blanches.
+
+[Illustration: Un _Pa_ ou village maori.]
+
+Ils sont vêtus à l'européenne, mais la plupart ont les pieds nus et
+quelques-uns entourent leur corps simplement avec une couverture ou un
+châle multicolore. Les femmes aussi bien que les hommes ont de beaux
+cheveux noirs; les veuves les coupent courts comme les hommes en signe
+de deuil. Les femmes mariées se tatouent les lèvres et le menton, les
+chefs se tatouent plus ou moins artistement toute la figure avec un os
+de poisson. Leur nourriture consiste en pommes de terre, en porc et
+poissons. L'anthropophagie commença à diminuer chez eux dès que le
+capitaine Cook introduisit ici le cochon, vers la fin du siècle
+dernier. L'homme qui a faim et qui n'a rien à mettre sous la dent
+s'attaque nécessairement à son semblable. Il y a deux ans, les
+survivants de la mission Flatters, à bout de force dans le Sahara,
+convinrent que chaque matin un d'eux serait tiré au sort et servirait
+de nourriture aux autres. La mission Greeley au pôle nord a donné les
+mêmes exemples.
+
+[Illustration: Maoris ou Néo-Zélandais.]
+
+Plusieurs Maoris jettent leurs lignes primitives dans les eaux du lac
+et en retirent de belles carpes d'importation anglaise. Elles s'y sont
+tellement multipliées que parfois, à la suite de l'explosion d'une
+cartouche de dynamite, la surface du lac en est couverte, et elles
+deviennent ainsi la proie facile du Maori, insouciant de leur
+destruction. Garçons et filles, hommes et femmes se baignent en
+costume d'Adam et d'Ève, sans se douter de la moindre inconvenance;
+j'avais remarqué le même fait au Japon. Lorsqu'il fait froid, au lieu
+de se baigner dans le lac, ils se plongent dans les bassins d'eau
+minérale. Cette eau est ici alcaline, là sulfureuse, ailleurs
+arsenicale. Les blancs s'en servent contre les rhumatismes et les
+maladies de foie. Au milieu du Pa (_settlement_ ou établissement)
+s'élève la _Carved house_, maison sculptée: c'est une cabane plus
+grande que les autres, tapissée de boiseries sculptées; elles
+représentent des monstres ou figures d'hommes et de femmes tirant leur
+langue et ayant deux coquillages brillants en guise d'yeux. Presque
+toutes les cabanes maoris ont à l'entrée une de ces caricatures qui,
+probablement, dans leur ancienne religion, devaient figurer des dieux
+protecteurs.
+
+Actuellement ils sont tous chrétiens et la plupart catholiques; mais
+leur ancienne religion conservait, comme au reste chez tous les
+peuples, les traces de la tradition des vérités primitives communes au
+genre humain. Ainsi leur récit de la création raconte qu'une divinité
+bienfaisante appelée Tiki visita la terre au début de son existence,
+et forma avec ses mains un homme en terre rouge pétrie avec son sang,
+et le mit à sécher contre une haie; en séchant la vie vint en lui, et
+Tiki fut content de son oeuvre. Il forma de la même manière le corps
+d'une femme et le mit à sécher au soleil, et en séchant la vie vint en
+elle. Ce premier couple se multiplia et remplit la terre; mais cette
+génération fut si méchante que Tiki décida de la détruire au moyen
+d'un déluge qui mit toute la terre sous l'eau. Alors vint une autre
+divinité appelée _Maui_, qui, avec ses trois frères, se mit à pêcher.
+Un des frères, avec un grand hameçon formé de la mâchoire d'un de ses
+ancêtres, prit quelque chose pour laquelle il fallut les efforts de
+tous les pêcheurs pour la mener à fleur d'eau; or, c'était la Nouvelle
+Zélande, qu'ils fixèrent sur un bâton, et le monde recommença de
+nouveau.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Types Maoris de la classe
+supérieure.]
+
+Les Maoris croyaient aussi à l'immortalité de l'âme, et plaçaient la
+route du ciel à travers _Raïnga_, grotte qui se trouve au cap nord de
+l'île Nord. Après une bataille, ils croyaient entendre le bruit des
+âmes qui passaient à l'autre monde sur un bâton formé de racines de
+_pohutukawa_, arbre qui croît en ces lieux. Les grands chefs ne
+pouvaient y passer qu'en laissant là un de leurs yeux, destiné à
+devenir une nouvelle étoile dans le firmament. Les méchants allaient à
+Po, lieu de souffrance où vont tous les mauvais esprits.
+
+Ils conservaient aussi le souvenir d'un certain Tawaki, homme de bien,
+qui traversa la terre en guérissant, les malades et qui fut enlevé au
+ciel sans mourir, et de là il veille sur les mortels qui l'invoquent.
+Probablement cette tradition se rapporte à Élie, et leur vient du
+peuple juif, avec lequel il dut y avoir communication.
+
+Ohinemutu se compose de trois hôtels, et de quelques écuries.
+
+Après avoir visité les environs et pris un bain d'eau minérale, je
+pars avec une famille de Tasmanie pour Waïroa. La route traverse
+d'abord une plaine de 3 milles de long. Le gouvernement y a tracé une
+future ville et construit un bain, une _Court house_, et le logement
+d'un médecin. Les terrains ont été lotisés et vendus pour 89 ans selon
+la méthode anglaise, au profit des Maoris propriétaires. Les enchères
+ont élevé les prix jusqu'à plus de 50,000 fr. de rente annuelle, mais,
+faute d'habitants, les pauvres Maoris n'ont pas encore vu le premier
+sou.
+
+Un clergyman chevauche avec sa fille pour visiter les environs: on me
+dit que c'est un évêque protestant. Les ministres protestants sont
+venus ici en 1814, et ils ont si bien manoeuvré, qu'en 1840 ils ont
+obtenu que la plupart des chefs signent à Waïtangi (eau des pleurs) un
+traité qui les rendait sujets de la Grande-Bretagne. Les missions
+catholiques sont venues en 1837 avec les Pères Maristes.
+
+Nous laissons à droite les geysers de Whakarewarewa, qui envoient leur
+vapeur vers le ciel, et entrons dans la superbe forêt de Tikitapu. Les
+merles y font entendre leur sifflet monotone et mille sortes d'oiseaux
+les accompagnent de leurs chants mélodieux. Des pigeons sauvages et
+des faisans au superbe plumage s'élancent à tout instant à l'approche
+de notre voiture. Les parasites entourent les arbres, les lianes
+s'entrecroisent, l'aubépine est en pleine floraison, ainsi que le
+titree. Les Maoris coupent des arbres séculaires, des _rimu_, des
+_tawa_ et des _miro_, et y creusent de superbes canots longs de 8 à 10
+mètres. Lorsque nous quittons la forêt nous sommes au bord du lac
+Tikitapu (lac bleu) superbe nappe d'eau azurée, dans laquelle ne vit
+aucun poisson. Les Maoris tiennent ce lac pour sacré et croient qu'un
+dragon divin en fait sa demeure. Un bourrelet de terre sépare le lac
+Tikitapu du lac Rotokakahi (lac vert). Celui-ci est à 70 pieds en
+contre-bas du premier. Sur ses bords croît en quantité le _wharangi_,
+espèce de buisson que le bétail mange avec avidité mais dont souvent
+il meurt. Au milieu du lac Rotokakahi s'élève une petite île
+pittoresque appelée Motutawa. Ses eaux se déversent dans le ravin par
+une petite rivière qui à Waïroa se précipite d'une trentaine de mètres
+en gracieuse cascade.
+
+[Illustration: Maoris ou Néo-Zélandais.]
+
+À midi 1/4, nous arrivons à Waïroa au _Rotomahana hôtel_. Une quantité
+de Maoris nous entourent et nous saluent gracieusement. Les jeunes
+filles portent leurs petits frères ou soeurs sur le dos, enveloppés
+dans un châle; les femmes fument la pipe et nous demandent du tabac.
+Mon compagnon, qui connaît un peu le langage maori, leur dit: «_Katahi
+taku mea whakama ko te wahine kïa kaï païpa_» Je suis honteux de voir
+les femmes fumer.--_Then don't look_, répondit l'une d'elles en
+parfait anglais: (alors n'y regarde pas). _Maka a tu te païpa_, jette
+ta pipe, ajoute l'Anglais; _no fear_, répliqua la femme: (pas de
+crainte).--_Engari me hoko he hopi kana he tupeka_, continua l'Anglais
+(il est mieux d'acheter du savon que du tabac).--_Kahore!_ répliqua la
+femme avec un rire moqueur, et les autres criaient: _Kapaï te tupeka_
+(le tabac est bon) _no good te hopi_ (le savon n'est pas bon).
+
+Le tabac et l'alcool sont la perte de ce pauvre peuple si bon et si
+simple. Quoi d'étonnant? l'Anglais lui-même a tant de peine à s'en
+défendre! Les hommes comme les femmes chez les Maoris portent un seul
+pendant d'oreille; c'est une longue pierre de jade ou une dent de
+requin tenue avec de la cire d'Espagne, ou un paquet de plumes attaché
+à l'oreille avec un fil de laine, ou simplement de la ficelle. Or,
+souvent son poids allonge hors mesure l'oreille qui le porte et le
+trou où passe la ficelle s'agrandit. Un autre ornement des deux sexes
+est aussi un collier portant au centre en pierre verte l'image
+grotesque d'un homme ou d'une femme ayant pour yeux deux haricots
+rouges. Une quantité de jeunes filles vêtues de rose, de rouge, de
+vert, avec des robes à volant, comme des danseuses, jouent dans le
+chemin avec des garçons ou d'autres jeunes filles en jetant des
+boutons contre un clou planté à terre. Cette bande joyeuse nous suit
+à la _Carved house_, maison sculptée dans le genre de celle
+d'Ohinemutu, mais plus petite. Une vieille femme y fait des tapis de
+plumes de faisans et de pigeons qui ressemblent assez à de magnifiques
+peaux d'animaux. Elle en demande fort cher; le moindre coûte 4 livres
+(100 fr.) il y en a même un grand de 50 guinées (plus de 1,300 fr.).
+Bon pour les amateurs! C'est avec ces tapis que les anciens chefs
+couvraient leurs épaules comme d'un manteau royal. On veut me vendre
+des massues sculptées, et autres armes indigènes en bois, mais elles
+sont fort chères quoique bien intéressantes. Nous avons de la peine à
+nous tirer hors de la troupe joyeuse des Maoris pour prendre notre
+lunch.
+
+[Illustration: Maoris ou Néo-Zélandais.]
+
+Après le repas, nous visitons l'école. Une vingtaine de garçons et de
+jeunes filles de 7 à 15 ans occupent divers bancs. Une jeune femme de
+30 ans, avec sa gravité britannique, a toute la peine du monde à faire
+tenir tranquille cette jeunesse nerveuse. Son père, vieillard à barbe
+blanche, vient souvent à son aide. L'école est une simple cabane de
+bois. Plus pratiques que dans nos pays, les colons de la
+Nouvelle-Zélande gardent leurs millions pour un meilleur emploi que
+celui d'élever des palais scolaires dans tous les villages. Par
+contre, ils répandent l'instruction à profusion et le nombre
+d'écoliers, quoique dans un pays où 500,000 âmes occupent une surface
+plus grande que celle du Royaume-Uni, dépasse le nombre de 15 par
+1,000 habitants, pendant qu'il n'est que de 13 en Angleterre. Il est
+vrai qu'on ne les fatigue pas comme dans nos vieux pays. Deux heures
+d'école le matin et deux heures le soir leur apprennent autant que les
+longues journées de classe dans nos pays d'Europe. L'attention de
+l'enfant ne pourrait se prolonger au-delà d'une certaine limite; passé
+cette limite, forcer la nature c'est du temps perdu.
+
+[Illustration: Jeune fille Maori de la classe supérieure.]
+
+Les parents sont obligés d'envoyer à l'école leurs enfants depuis 7
+jusqu'à 15 ans: les parents négligents sont punis par les _boards of
+schools_, qui ont pour cela des pouvoirs discrétionnaires. Par une
+permission spéciale du _board_, on peut envoyer l'enfant dès l'âge de
+5 ans et l'y laisser jusqu'à 17. La plupart des écoles sont mixtes, et
+certes c'est là un inconvénient, mais grandement tempéré par la forte
+idée du devoir que les Anglais inculquent dès la plus tendre enfance.
+Dans beaucoup d'endroits, le même maître fait l'école pendant une
+semaine dans un village et pendant une autre semaine dans le village
+voisin. Or, souvent les distances sont grandes, mais le maître peut se
+payer un cheval: il reçoit environ 3,000 fr. l'an. La maîtresse
+d'école nous dit que 70 enfants sont inscrits, mais que le plus grand
+nombre sont actuellement avec leurs parents dans le _bush_ (forêt) à
+quelques milles de distance, pour la semaille des pommes de terre et
+du maïs. Elle nous montre les cahiers des élèves, dont quelques-uns
+prouvent l'aptitude du Maori pour la calligraphie. La seule langue
+enseignée est l'anglais. On passe un petit examen de lecture, puis le
+maître interroge sur la géographie.--Où se trouve le Congo?--la
+Tamise?--Et les élèves en indiquent la situation sur la carte.--Où est
+la Chine?--Un enfant la montre du doigt;--Qu'est-ce qu'on y récolte
+pour l'exportation?--Un autre répond: Le thé et la soie.--Où se trouve
+Mauritius?--Un élève en désigne la place--Qu'est-ce qu'on y
+récolte?--La canne à sucre, qui donne le rhum et le sucre.--Un maître
+italien aurait demandé à propos de la Chine quels sont ses meilleurs
+poètes; un maître espagnol, si on y élève de farouches taureaux pour
+les courses, et un maître français, si on y a proclamé les droits de
+l'homme. Avant de quitter l'école, la maîtresse prend place à
+l'harmonium et les élèves nous chantent en bonne mesure et avec
+harmonie des cantiques anglais et des chansons maoris. Je remarque les
+nombreux tableaux qui tapissent les murs; ce sont des cartes
+géographiques, des dessins d'animaux pour l'histoire naturelle, des
+groupes bibliques pour l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau
+Testament; l'enfant apprend bien plus facilement par les yeux.
+
+[Illustration: Élève Maori.]
+
+Pendant ce temps, la pluie s'est calmée. Je n'ai pas encore vu un jour
+sans pluie depuis que je suis en Nouvelle-Zélande, et la région des
+lacs que je visite, avec ses nuages, sa verdure et ses pluies, me
+rappelle le Catherine-Lock d'Écosse, ou le Windhermere du Cumberland.
+
+[Illustration: Élève Maori.]
+
+Nous profitons de l'éclaircie pour visiter la cascade. À 3 heures, les
+enfants quittent l'école et nous suivent tous, chantant les chansons
+indigènes sur une cantilène analogue à celle des chansons arabes. Nous
+pénétrons dans un vallon profond où croissent les arbres séculaires.
+Les parois en sont abruptes et glissantes; les deux miss tasmaniennes
+et leur frère sont à leur aise dans l'étroit sentier aussi bien que
+les indigènes; mais une vieille dame de Christchurch, qui est de la
+partie, ne peut tenir debout, et je lui sers de bâton. Après 10
+minutes de descente, nous arrivons au fond, et admirons la superbe
+cascade qui tombe avec fracas dans un bassin. De là l'eau se déverse
+par des branches multiples dans le torrent, et va se perdre dans le
+lac voisin. En remontant nous faisons collection de fougères et de
+mousses qui tapissent le sol, et allons visiter la vieille église de
+la mission. C'est une baraque de planches couverte de lierre. Ces
+plantes pénètrent même dans l'intérieur, où elles pendent en lianes.
+De la fenêtre de l'église on jouit d'une vue délicieuse sur la forêt,
+la montagne, et sur le lac Tarawera.
+
+Dans la forêt, je suis bientôt arrêté par les lianes; je visite le
+cimetière, que les Maoris placent toujours dans un endroit élevé. Le
+_Pa_ (agglomération) de Waïroa est catholique comme la plupart des
+_Pa_ maoris. À 6 heures, nous rentrons à l'hôtel. Là, les enfants qui
+nous avaient suivis nous demandent leur rétribution comme guides; mon
+compagnon leur distribue une quantité de petite monnaie, et les _miss_
+leur portent deux corbeilles de morceaux de pain. Celui-ci est bientôt
+dévoré, et les _pence_ volent en l'air pour jouer à pile ou face.
+Après le dîner, je demande à voir une _haka_ (danse indigène).
+Plusieurs s'offrent à l'exécuter moyennant le prix courant, qui est
+d'un schelling par danseur ou danseuse. J'avais entendu dire que
+souvent ces danses dégénèrent en scènes scandaleuses, et je préviens
+mes danseurs qu'ils n'auront rien s'ils manquent à l'honnêteté. Ils
+m'introduisent dans une de leurs _whares_ (cabanes); je me courbe pour
+passer par la petite ouverture. Un feu au milieu de la case a servi à
+cuire les aliments; mais la fumée n'a d'autre issue que la porte et
+aveugle les habitants. On le pousse au dehors et on allume deux
+bougies placées à terre dans deux souliers servant de chandeliers. Les
+danseurs s'alignent et un d'eux commence à battre la mesure en
+frappant de ses deux mains contre ses genoux; puis il bat du pied
+droit par terre en cadence, allonge les bras en avant, gesticule des
+mains, porte les deux bras à droite, puis à gauche, puis en l'air et
+en bas, continuant la mesure par le son de la voix et le battement du
+pied; les autres font de même, en sorte qu'on dirait autant de
+mannequins mus par une seule machine. Après plusieurs reprises de ce
+jeu fantastique viennent les grimaces, les contorsions de la bouche et
+des yeux. Craignant que l'excitation n'arrive trop loin, j'arrête le
+_haka_ et laisse les danseurs et les danseuses jouir en paix de leur
+petit salaire.
+
+[Illustration: Té Tarata ou White Terrace (Terrasse Blanche) à
+Rotomahana.]
+
+Le lendemain, à 6 heures, le _tamtam_ nous réveille, et une 1/2 heure
+après, le déjeuner est servi. À 7 heures, nous nous acheminons vers le
+lac Tarawera. _Sophia_ et _Kate_, les deux guides choisis par les
+Maoris, nous précèdent. Une d'elles, Sophia, porte la médaille de
+sauvetage; elle a plongé et pêché un vieillard un jour où le canot a
+chaviré dans le lac Rotomahana. Nous sommes 10 visiteurs. Arrivés au
+bord du lac, 6 prennent place dans un canot anglais et 4 dans l'autre
+moins grand. Le premier a 6 Maoris et le deuxième 4, chacun avec une
+longue rame, et nous voilà en route. Le lac Tarawera a 8 à 10 milles
+de long; les rives que nous quittons sont verdoyantes et les montagnes
+boisées. Plus loin, la nature est moins vivante. Les deux canots font
+une espèce de régate et jouent à se devancer. Le nôtre a une voile; le
+vent souffle froid et vif, et nous arrivons les premiers à
+Tahunatorea, autre _Pa_ maori. Là, nous laissons nos canots européens,
+et après avoir mis nos effets dans deux canots maoris (troncs d'arbre
+creusé) qui nous suivront par la petite rivière, nous traversons un
+isthme d'un mille de large pour arriver au lac Rotomahana. Du haut de
+la colline nous voyons la _Té Tarata_ ou terrasse blanche. De ce
+point, elle n'offre rien de surprenant; mais après avoir descendu la
+pente et pénétré sur son domaine, nous sommes ravis. Nous marchons sur
+des filigranes de stalactites, à travers mille bassins grands et
+petits; taillés avec la précision d'un artiste et remplis d'une eau
+azurée comme le ciel du Japon. On dirait que le grand Architecte
+s'est plu à orner ce magnifique parc de ce superbe monument. Il est
+plus large à la base: environ 150 mètres, et va en se rétrécissant au
+sommet, élevé de 100 pieds sur le niveau du lac. Nous pataugeons dans
+l'eau, qui devient de plus en plus brûlante à mesure que nous
+approchons du sommet. Là, un petit cratère de 10 mètres de diamètre et
+de 50 pieds de profondeur est tantôt vide et on descend au fond,
+tantôt il se remplit d'une eau bouillante à briser tous les
+thermomètres. Alors, si le vent du nord-est vient à souffler, une
+colonne d'eau s'élève jusqu'à 200 pieds de haut, et retombe en
+superbes nappes d'argent; c'est comme les geysers du Yellowstone Park
+dans l'Amérique du Nord. Tous les objets qu'on place sur la terrasse
+sont bientôt pétrifiés. Nous redescendons et parcourons un terrain
+rempli de geysers moins grands. Je remarque un petit cratère qui lance
+de la vapeur comme la machine d'un grand navire et fait un bruit qu'on
+prendrait pour celui d'une immense scierie à vapeur. Un peu plus loin,
+la terre bout à chaque pas et soulève une sorte d'argile fine que les
+Maoris mangent volontiers. J'en goûté et n'y trouve que le goût du
+sulfate de fer. La vapeur fuse de tous les côtés, on ne peut faire un
+trou en terre avec le parapluie sans qu'il en sorte de l'eau
+bouillante ou de la vapeur. La terre est pour sûr une grande marmite.
+
+[Illustration: Vue générale du lac bouillant de Rotomahana.]
+
+Ce n'est pas sans danger qu'on marche, sur ces volcans plus ou moins
+actifs; le guide me crie à tout instant: _Follow the path_, ne quittez
+pas le sentier. Plusieurs ont trouvé la mort dans quelques-uns de
+ces trous, où ils ont été bouillis en un clin d'oeil.
+
+Pendant notre excursion, les canotiers ont cuit le _riwai_ (pommes de
+terre) à la vapeur du volcan. L'hôtelier nous avait fourni deux boîtes
+de conserve de langues de boeuf, et nous dévorons nos provisions avec
+le même appétit que les Maoris. Ceux-ci partagent notre nourriture,
+mais refusent le sel: ils ajoutent que l'habitude du sel rendait le
+blanc immangeable au temps où ils se plaisaient à le croquer.
+
+[Illustration: Lac de Rotomahana.--La Otukapuarangi ou Pink-Terrace
+(Terrasse Rose).]
+
+Après le repas, nous entrons dans les petits canots maoris. Il est
+impossible d'y tenir debout, nous y marchons à genoux pour gagner
+notre place, et nous nous asseyons sur nos talons. Le moindre
+mouvement de travers mettrait facilement sans dessus dessous ces
+troncs d'arbre. Nous traversons ainsi le lac Rotomahana (lac chaud).
+Je tiens une main dans l'eau. Elle change de température à tout
+instant, selon que nous approchons ou que nous nous éloignons d'une
+source bouillante. Ce lac n'est pas grand, un quart d'heure suffit aux
+pagaies des Maoris pour atteindre l'autre bord. Là, laissant les
+_ladies_ sur la grève, les hommes grimpent seuls la _Otukapuarangi_ ou
+_pink terrace_ (terrasse rose). Elle est ainsi nommée parce que les
+stalactites ont une belle couleur rose écaille. Les visiteurs les
+couvrent de leurs noms; une couche de stalactite transparente recouvre
+bientôt ces noms, et les caractères demeurent ineffaçables. La _Pink
+terrace_ est moins grande que la précédente; ses bassins remplis d'eau
+azurée sont moins nombreux, mais la couleur de ses stalactites est
+délicieuse. Elle ressemble à l'intérieur de gros coquillages. Au
+sommet de la terrasse, nous entrons dans la forêt voisine, pour
+quitter nos habits, et nous prenons notre bain dans les bassins.
+L'idée de prendre un bain après un copieux repas m'avait paru
+singulière, et je ne m'y étais soumis que pour faire comme les autres;
+mais dans ces bains chauds, je comprends que si j'avais eu mon premier
+appétit, j'aurais été tenté de manger un morceau de ma chair
+parfaitement bouillie. Aussi notre bain ne fut pas long, et nous
+reprenons nos vêtements pour venir inviter les dames à s'y rendre à
+leur tour. Pendant qu'elles sont en train de se bouillir, nous
+visitons les nombreuses sources plus ou moins brûlantes des environs,
+et remontons au sommet pour voir le gracieux petit lac bleu qui domine
+la terrasse. Les stalactites y croissent au fond en forme d'arbres;
+mais la vapeur qui sort de l'eau nous empêche de les voir bien
+distinctement. Je recueille quelques beaux morceaux de pierre rouge et
+les offre aux deux jeunes miss tasmaniennes. Elles avaient déjà
+accepté une collection de fougères, mais elles refusent ce dernier
+présent, disant: _It is not allowed_ (ce n'est pas permis). En effet,
+une affiche que j'avais lue à l'hôtel disait qu'il était défendu aux
+visiteurs d'emporter des stalactites. J'ai remarqué souvent cet esprit
+d'obéissance à la loi dans la race anglo-saxonne; c'est là toute sa
+force. Il est impossible de faire de l'ordre public, lorsque chacun se
+permet en particulier un petit désordre.
+
+Enfin, vers 2 heures nous quittons ces lieux enchanteurs et prenons le
+chemin du retour. Les Néo-Zélandais appellent les terrasses de
+Rotomahana, l'endroit le plus merveilleux du monde. Sans aller si
+loin, on peut dire que c'est là un ensemble de phénomènes des plus
+curieux qu'on puisse voir sur la terre[8].
+
+ [Note 8: Depuis ma visite, la région de Rotomahana a été
+ complètement bouleversée en 1887 par une éruption qui a fait
+ périr presque tous les habitants de Waïroa et des environs.]
+
+À notre retour, nous voyons près la grande terrasse une multitude de
+poules sauvages, de canards et autres oiseaux aquatiques qui se
+prélassent dans l'eau thermale. Nous suivons dans nos canots
+indigènes la petite rivière qui unit les deux lacs. Après avoir salué
+la tribu des Maoris qui nous avait conduits dans les canots du pays,
+nous reprenons sur le Tarawera nos canots européens. Le lac Tarawera
+s'est mis de mauvaise humeur et pousse de grosses vagues. La pluie,
+qui n'était pas encore tombée, menace de nous inonder. Nos rameurs
+s'animent par la cantilène des chansons nationales, et après une heure
+d'héroïques efforts, ils nous déposent à l'autre bord.
+
+À l'hôtel, nous retrouvons la même multitude de Maoris jouant aux sous
+avec la même insouciance. Nous prenons notre repas et rentrons le soir
+à Ohinemutu.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+ Sulphur-point. -- Les bains du gouvernement. -- Perdu et
+ retrouvé. -- Les geysers de Whakarewarewa. -- La fin de
+ Komutumutu. -- Le geyser de Waïkiti. -- Les sépultures. -- Le
+ divorce. -- Route vers Taupo. -- Le Waïkato. -- Un cocher
+ concurrent. -- Débourbés par les Maoris. -- Le Tangariro et sa
+ légende. -- Le lac de Taupo. -- Les bains de M. Lofley. -- À la
+ recherche de la cascade Huka. -- Le Crow's nest. -- Les rêves au
+ bord du lac. -- Taniwha, l'homme aux cheveux rouges.
+
+
+Je passe ma matinée à rédiger mon journal de voyage, et dans
+l'après-midi je vais à _Sulphur-point_, visiter les bains du
+gouvernement. Ils sont encore en construction. Tout y est simple comme
+dans les pays nouveaux.--Des conduits en bois amènent l'eau de deux
+sources sulfureuses et alcalines. Une est appelée _Priest Source_,
+parce qu'un ministre protestant y a été guéri de son rhumatisme;
+l'autre, _Rachel Source_. Que vient faire ici Rachel? c'est ce qu'on
+n'a pas su m'expliquer. Les bains pour les messieurs et les bains pour
+les dames consistent en de petites piscines de 7 à 8 mètres de côté;
+l'établissement est une baraque en planches. Je m'avance vers les
+bords du lac à un groupe de sources plus ou moins liquides (la terre
+bout ici comme l'eau), plus ou moins brûlantes, et je me figure qu'en
+suivant les bords du lac vers l'ouest, je dois rejoindre Ohinemutu.
+Géographiquement j'avais raison, mais pratiquement c'était autre
+chose. Je passe à travers les champs de fougères et j'évite les marais
+et les trous d'eau bouillante; mais bientôt j'arrive aux _titrees_,
+qui me barrent le chemin. J'espère que cette barrière franchie, je
+retrouverai le bord du lac et quelque sentier. Je fais donc de grands
+efforts, et je perce à travers les _titrees_; mais leur champ n'a
+point de fin. Par-ci par-là des marais, des trous d'où sort une vapeur
+sulfureuse, et des étangs bouillants. La nuit approche, l'eau tombe à
+torrents, je suis trempé jusqu'aux os. Il est bien vrai qu'en
+Nouvelle-Zélande il n'y a ni reptiles, ni fauves; mais quoi qu'il en
+soit, la perspective de passer la nuit dans ces buissons détrempé
+d'eau ne me sourit pas. J'ai un moment de panique; puis la raison me
+dit que le mieux est de retourner en arrière. Après d'héroïques
+efforts, je reviens au point de départ et je bénis Dieu d'être sorti
+de ce mauvais pas. Il est toujours dangereux dans les pays nouveaux de
+quitter les sentiers. Il est bien tard quand j'arrive à l'hôtel. On
+s'y était fort peu ému sur mon compte; on pensait que j'avais l'âge de
+raison.
+
+Le lendemain, la matinée se passe à écrire et l'après-midi à visiter
+les geysers de Wakarewarewa. Ils sont à trois milles de Ohenimutu,
+vers la colline. Je suis cette fois une route carrossable, mais c'est
+celle de Taupo. Je suis obligé de la quitter à un point donné, pour me
+diriger vers les vapeurs qui s'élèvent des geysers. Toutefois je ne
+sors pas des sentiers tracés et j'arrive à travers mille trous béants
+où bouillonnent l'eau et la boue, au bord d'une petite rivière. Je la
+traverse sur une passerelle de madriers, et j'atteins une vingtaine de
+_whares_ ou cases maoris. Ils se sont établis là probablement pour
+économiser le feu qui doit cuire leurs aliments. Un jeune Maori me
+fait lire le règlement qui assigne tant de schellings à la station et
+tant au guide, puis me conduit aux geysers à travers les bassins et
+les trous d'eau bouillante. La terre est si mobile, qu'à tout instant
+on croit la voir manquer sous ses pas. Dans un de ces trous,
+Komutumutu, chef des Puja qui occupaient la station, fit bouillir la
+tête d'un ambassadeur que lui envoyait le chef de la tribu voisine.
+Celui-ci, après avoir vainement attendu son envoyé, comprit ce qu'il
+en était advenu. Il tomba avec sa tribu sur les Puja, et fit bouillir
+la tête de Komutumutu dans le même trou. Le guide me conduit au geyser
+de Vaïkiti, qui projette de l'eau à une douzaine de pieds. Lorsque le
+vent souffle du nord-ouest, l'eau s'élève à 30 ou 40 pieds. Mon
+cicérone me montre sa case; elle est à louer. La case voisine est
+louée moyennant 5 schellings par semaine à deux Anglais qui prennent
+ici les bains thermaux. Je veux en essayer un, mais avec peu de
+profits; j'en sors tout excité. Les eaux minérales sont un agent
+puissant avec lequel il ne fait pas bon badiner. Elles ont toujours
+tué plus de monde qu'elles n'en ont guéri. Mon Maori me parle du Père
+Mac Donald, qui est leur prêtre. Il attend sa venue pour bénir son
+mariage qui a eu lieu le mois dernier. Le Concile de Trente n'ayant
+pas été publié ici, le simple consentement mutuel suffit à la
+validité du mariage. Le Père Mac Donald étant le seul prêtre pour les
+30,000 Maoris du diocèse d'Auckland, ne peut guère passer qu'une fois
+l'an dans chaque _Pa_ pour les mariages et les baptêmes. Une petite
+case maori est surmontée d'une croix de bois; c'est la chapelle
+catholique.
+
+À l'occasion des décès, les Maoris ont l'habitude de pleurer longtemps
+leurs morts, dans une cérémonie qu'ils appellent _tangi_, mais après
+les larmes ils se livrent à un copieux repas (_kaï_) qui finit souvent
+par la _haka_ (danse).
+
+La femme qui n'est pas bien traitée par son mari quitte le toit
+conjugal et s'en va chez un autre. Le mari infidèle est bafoué par la
+tribu dans un charivari appelé _tana_. C'est le divorce de ce pays. La
+veuve, comme je l'ai dit, coupe ses cheveux en signe de deuil.
+
+On m'avait dit qu'en l'absence du prêtre, le plus ancien des Maoris,
+le dimanche, lisait l'évangile et l'épître à la _Carved house_ et
+présidait à l'office. Je m'y rends donc à l'heure indiquée et par une
+forte pluie; mais je ne trouve là que quelques Maoris lisant un
+journal en leur langue. Ils me disent que presque tous leur
+coreligionnaires sont au _bush_ (forêt) pour les semailles, et qu'il
+n'y a point d'office. Je remarque à la muraille les portraits de
+l'empereur Alexandre de Russie et d'Abdul Azis de Turquie. Les Maoris
+présents savent fort bien me dire qu'ils ont été tous les deux
+assassinés. Au sortir de la _Carved house_ je vois dans un bassin
+d'eau minérale des jeunes gens et des jeunes filles en costume de
+mère nature. Ils y sont si habitués qu'ils n'y trouvent, pas le
+moindre inconvénient et n'y supposent même pas une malice. Il est
+regrettable que cette, race si intelligente, hospitalière et
+chevaleresque, aille en s'éteignant. Les Maoris étaient 100,000
+lorsque les premiers missionnaires protestants abordèrent l'île en
+1814, et se maintinrent aussi nombreux, malgré, les guerres
+incessantes de tribu à tribu. Mais ils diminuent à mesure que les
+blancs augmentent. Ils disent eux-mêmes que, comme le rat anglais a
+détruit le rat indigène, il faut que le Maori finisse par disparaître
+devant le blanc. Il est vrai, en effet, que le rat anglais introduit
+par les navires s'est multiplié, et a voué une guerre à mort au rat
+noir indigène, qui a presque disparu.
+
+Le reste de la journée se passe à écrire et à boucler ma malle, car
+demain je compte partir pour le lac de Taupo. Je ferai route avec la
+famille tasmanienne et la vieille dame que j'ai eues pour compagnes de
+voyage à Vaïroa et à Rotomahana.
+
+Le 19 novembre, malgré la pluie de la nuit, à 6 heures du matin la
+voiture attelée de quatre chevaux est à la porte de l'hôtel.
+
+Le char peut tout juste contenir quatre personnes, et nous y sommes
+six. La vieille dame de Christchurch et les deux, miss occupent le
+siège du fond; leur oncle, leur frère et moi le siège en face.
+Impossible de placer quelqu'un à côté du cocher; les malles occupent
+le siège et la pluie les inonde; nous-mêmes nous n'en sommes en
+partie préservés que par les toiles cirées qui forment les parois de
+la voiture.
+
+Claque le fouet, et en avant! Nous traversons une plaine de fougères,
+gravissons des coteaux pour en redescendre d'autres; toujours les
+titrees et les fougères. Par-ci par-là quelque belle forêt, des
+montagnes et des rochers à la forme bizarre, et en général une nature
+sévère et triste.
+
+À 11 heures nous traversons sur un pont de bois la rivière Vaïkato.
+Les pluies l'ont grossie et elle roule à travers les rochers une masse
+d'eau bruyante et verdâtre d'un bel effet. À quelques pas de là, à
+Ateamuri, nous sommes à moitié chemin. Les chevaux ont déjà fait leurs
+28 milles (le mille anglais est de 1,600 mètres) et ils prennent leur
+avoine. Nous laissons les dames dans la voiture, car la pluie
+continue, et nous mangeons notre _sandwich_ dans une baraque faite
+d'herbes aquatiques; 5 chiens et 4 chats, tous plus maigres les uns
+que les autres, demandent à partager notre mince repas. Un jeune
+Neo-Zélandais que j'avais laissé à l'hôtel nous rejoint avec un
+_buggi_ (petite voiture légère pour une seule personne et le cocher).
+Après une heure de repos, on attelle de nouveau, et nos chevaux ont
+encore 28 milles à faire dans une route détrempée d'eau, avec des
+rampes continuelles. Les pauvres bêtes n'en peuvent bientôt plus, et
+une d'elles, se refusant à tout service, empêche les autres d'avancer.
+Nous la reléguons derrière la voiture, et plus loin nous la confions
+à un homme qui va à Taupo. Souvent les roues enfoncent d'un côté
+jusqu'au moyeu et la voiture est près de tourner. Il faut alors
+descendre et pousser les roues, en pataugeant dans la boue. M. Lewis,
+malgré sa barbe blanche, est du plus grand secours; il ne craint ni la
+pluie ni la grêle qui nous flagelle par moment; son jeune neveu,
+garçon de 13 ans, tient la bride du cheval d'avant et prête son aide
+comme un cocher consommé. Une des jeunes _miss_ daigne même, dans les
+moments critiques, salir ses gants aux rayons de la roue; mais le plus
+grand secours nous vient du cocher du petit _buggy_ qui suit derrière
+nous. Il laisse le cheval aux soins de son voyageur, et à tout instant
+il aide à son confrère, soit en renouant une courroie cassée, soit en
+harcelant les chevaux, ou en poussant la voiture. J'apprends que les
+deux voitures appartiennent à deux maîtres différents qui parcourent
+la même route, et sont nécessairement en concurrence. J'admire donc
+l'esprit de fraternelle charité qui pousse un cocher à aider l'autre
+en retardant lui-même sa course. Dans des conditions semblables, plus
+d'un cocher d'Europe se serait réjoui de voir son concurrent dans la
+boue, et l'y aurait laissé patauger: le résultat aurait été peut-être
+la perte des chevaux et la ruine du concurrent, et en tous cas un
+appauvrissement pour la communauté. Or, le bien-être général profite à
+tous.
+
+J'admire encore plus le sang-froid de notre cocher; il n'a pas quitté
+un instant les guides, faisant de son mieux avec paix et calme. Pas un
+juron, pas le moindre signe d'impatience; c'est du christianisme en
+pratique. Même patience et même charité chez les voyageurs; ils font
+tous leurs efforts pour aider la voiture à sortir de la situation, et
+jamais une plainte ne vient sur leurs lèvres. Enfin nous arrivons à un
+_Pa_ (établissement maori) et ce sont encore ces braves gens qui nous
+tirent d'embarras. Ils n'ont point de chevaux; le seul qu'ils
+possèdent vient de partir; un d'eux court le rappeler. On l'attelle,
+et avec ce renfort nous suivons péniblement notre route; montant à
+pied toutes les rampes et poussant à la roue. Mais tout le monde est
+content, car tout le monde fait son devoir. On admire partout les
+progrès étonnants qu'a faits la jeune colonie de la Nouvelle-Zélande
+dans un temps très court. Le secret de cette réussite est dans
+l'ensemble des vertus dont j'ai un échantillon sous les yeux.
+
+Enfin, vers 7 heures, nous apercevons une colonne de vapeur; nous
+rentrons encore une fois dans la région de la terre brûlante. Du
+sommet de la dernière rampe nous apercevons avec bonheur l'immense
+nappe d'eau du lac de Taupo. À 8 heures, nous sommes à l'hôtel. Notre
+premier soin est de nous changer de la tête aux pieds; une partie de
+mes effets n'a pu échapper à l'eau nonobstant son bon emballage.
+Durant le souper, malgré la fatigue, on passe en revue les épisodes
+les plus émouvants de la journée, et on est aussi content que si on
+avait eu le meilleur temps du monde. Les péripéties dans les voyages
+ont aussi leur charme!
+
+Un grand feu dans la nuit a séché nos habits, et le matin, à 8 heures,
+après le déjeuner, on se dispose à explorer la contrée.
+
+Le lac de Taupo a 25 milles de large et 30 de long; il est entouré de
+collines arides et de montagnes boisées. Au fond, le Tangariro,
+immense volcan couvert de neiges, couronne le tableau. Sa partie
+supérieure est conique, comme celle du Vésuve de Naples; comme lui il
+envoie dans les airs des nuages de fumée blanche. C'est une des
+grandes cheminées de la terre. Il a 7,000 pieds de haut, et le
+Ruapehu, à côté de lui, élève ses trois pics neigeux à 9,200 pieds.
+
+Les Maoris, comme tous les peuples, ont des légendes pour expliquer
+les phénomènes que la nature met sous leurs yeux. À propos du
+Tangariro et des sources thermales, ils racontent que Ngatoroirangi,
+un grand chef venu de l'autre monde, arriva ici de Hawaïki, avec sa
+soeur, qui portait le feu sacré, et Auruhoe, une esclave bien-aimée.
+Pour explorer la contrée, il monta sur le Tangariro, suivi de son
+esclave; mais celle-ci fut bientôt saisie par le froid, et
+Ngatoroirangi appela sa soeur pour porter à la hâte du feu à son
+secours. Elle courut si vite qu'elle laissa tomber partout des
+étincelles qui brûlent encore, et ne put arriver que lorsque Auruhoe
+avait déjà rendu le dernier soupir. Ngatoroirangi en fut si furieux,
+qu'il prit le feu et le jeta dans le cratère du Tangariro, où il
+continue à brûler.
+
+L'hôtel où j'écris ces lignes est une des cinq ou six maisons de bois
+qui forment le village de Tapuwaeharuru, sur la rive nord du lac de
+Taupo. C'est l'embryon d'une future ville ou station thermale. Une
+maison est occupée par le bureau de poste et télégraphe. Ce bureau,
+comme tous ceux de la contrée, reçoit et transmet l'argent par
+dépêche, prend les dépôts de la caisse d'épargne, reçoit les
+assurances sur la vie. On trouve là, affiché, le _Journal officiel_,
+les règlements pour l'arrivée gratuite des immigrants, les
+allotissements et les ventes de terre, les imprimés pour les
+déclarations de naissance, de décès, etc. On évite ainsi une armée
+d'employés qui sont ailleurs la plaie administrative.
+
+Une maison abrite les 20 policemen qui parcourent les routes de leur
+station; puis un autre hôtel, quelques écuries, et c'est tout pour le
+moment. Un petit bateau à vapeur parcourait le lac, il permettait aux
+touristes d'en visiter les plages et la petite île de Motutaïko, mais
+il ne faisait pas ses frais, et il est maintenant remplacé par un
+shooner, petit navire à voile.
+
+À 9 heures, je pars avec le jeune Néo-Zélandais de Wellington, et
+après deux milles de chemin nous arrivons à la source d'eau thermale
+de M. Edward Lofley. Ce bon Anglais a 40 ans environ, et habite cette
+solitude depuis dix ans avec sa femme et ses enfants. Il l'a
+gracieusement ornée de pins, d'eucalyptus et de roses. J'y vois des
+fraisiers en fleur et des cerises en bouton; il me dit que les unes et
+les autres seront mûres à la Noël. Au Chili, qui est à peu près sous
+la même latitude, et dans le même hémisphère, j'avais laissé le
+printemps au mois d'août, et ici je le retrouve à peine en novembre.
+
+Nous prenons un bain: un ruisseau coule à côté, et on peut passer de
+l'eau douce à l'eau minérale, du chaud au froid. Enfin nous demandons
+à M. Lofley de nous indiquer la route pour nous rendre à la cascade
+Huka, sur le Waïkato. Il nous conduit au sommet d'une haute berge et
+il nous dit: Prenez ce sentier, vous trouverez un vallon, vous le
+suivrez, puis vous passerez le long d'un mur en terre pendant 400 pas;
+au bout du mur vous tournerez le dos à la montagne, marchant droit
+devant vous jusqu'à un précipice, vous le tournerez à droite, et vous
+serez arrivé. Puis il ajoute: Si avec cela vous ne trouvez pas, c'est
+que vous êtes des imbéciles. C'est raide!
+
+Heureusement, mon Zélandais est plus habitué que moi aux déserts de
+ces contrées; il s'oriente, pose des marques sur ses pas; trace des
+croix et marche avec attention. Aucun détail ne lui échappe; ici des
+pieds de chevaux ont laissé des traces fraîches; là il reconnaît des
+pieds de Maoris. À une intersection, il évite un sentier par le seul
+fait qu'une araignée l'a barrée par un de ses fils; ce fil, me dit-il,
+prouve que depuis quelque temps personne n'a passé par là. Enfin nous
+trouvons le vallon et le mur, pataugeons dans l'eau et nous orientons
+en tournant le dos à la montagne. Nous traversons des champs de
+fougères parsemés de genêts en fleur et d'un autre buisson épineux à
+fleurs jaunes, importé d'Écosse. On l'a introduit pour faire des
+haies, mais il s'est répandu dans toute la contrée avec une telle
+rapidité, qu'il en est devenu le fléau.
+
+Nous arrivons au précipice. Il est effrayant: l'eau murmure à 200
+mètres en bas et on ne voit que les arbres tapissant les parois. Je
+remarque quelques magnifiques arbres fougères, si abondants dans ce
+pays; ils sont moins nourris que ceux de l'Himalaya, mais plus élevés;
+ils atteignent parfois 7 à 8 mètres de haut. Après une heure de
+marche, nous voyons le Waïkato rouler ses eaux bleues avec fracas au
+contre-bas d'une berge haute de plus de 100 mètres. Elle est presque à
+pic, mais nous en dégringolons quand même, et arrivons sur le bord.
+L'eau passe dans un canal étroit qu'elle s'est taillé dans le roc:
+elle roule sur une pente rapide en mille tourbillons et, après un
+parcours de 200 mètres de rapides, elle tombe en cascade de 30 pieds
+de haut. Nous admirons longtemps ce jeu de la nature, et nous amusons
+à jeter des branches de bois qui disparaissent dans le gouffre sans
+reparaître ensuite. J'ai pu en saisir la raison. Le bois, d'abord
+précipité, revient à la surface pour être entraîné par l'eau; mais un
+reflux se forme au pied de la chute et repousse l'objet sous la chute
+elle-même qui le pulvérise alors sous son poids comme sous une forte
+enclume. J'ai pu ainsi comprendre comment les hommes et les canots qui
+glissent sous la chute du Niagara ne reparaissent plus; ils s'en vont
+en poussière.
+
+Revenant sur nos pas, nous refaisons la route en sens inverse, nous
+aidant des marques laissées en venant. Depuis le matin à 8 heures,
+nous n'avons rien mangé et avons toujours marché. Nous demandons un
+_lunch_, on ne peut nous servir que du pain et de la confiture. C'est
+peu réconfortant.
+
+Nous poussons plus loin visiter un geyser appelé Crow's Nest, à cause
+de sa forme en cône, ressemblant à un immense nid de corbeaux.
+
+N'ayant plus été menacés ici de passer pour des imbéciles, nous nous
+tenons moins sur nos gardes et nous nous égarons. Nous marchons
+longtemps au milieu des pierres ponce dont le sol est parsemé, et nous
+nous dirigeons vers les vapeurs qui, par-ci par-là, sortent du sol. Ce
+sont des eaux bouillantes, de la boue que l'on prendrait pour de la
+chaux lorsque les maçons la détrempent: partout trous et crevasses
+menacent de nous engloutir. Je ne puis appuyer mon ombrelle sans
+qu'elle fasse sortir de l'eau bouillante et de la vapeur; s'il était
+nuit notre position serait critique. Enfin nous retrouvons le Crow's
+Nest. Il est tranquille en ce moment. Ces geysers ont leurs caprices,
+tantôt ils travaillent et tantôt ils se reposent. Après une longue
+attente, du trou béant qui a 3 mètres de diamètre s'élève une colonne
+d'eau à 40 pieds de hauteur et elle retombe avec fracas en nappes
+d'argent sur le cône de pierre ponce qui entoure l'ouverture.
+L'opération recommence à chaque 2 minutes, montre en main. Il est près
+de 5 heures lorsque je rentre à l'hôtel.
+
+Je viens de marcher toute la journée, et pour pitance je n'ai eu
+qu'un peu de pain, de la confiture et un verre d'eau. On ne m'y
+reprendra plus!
+
+La nourriture de l'hôtel aussi n'est pas de première qualité. Un peu
+de viande, des pommes de terre et le thé perpétuel: c'est le thé de
+l'Himalaya, qui agite autant que le café, et empêche de dormir. Le
+tourment est double lorsque l'air des montagnes donne un appétit
+dévorant! Si l'estomac est peu content, par contre les oreilles
+jouissent à loisir. Les deux _miss_ se mettent au piano; l'une
+accompagne et l'autre chante: les Tasmaniennes s'en tirent
+certainement mieux que les Anglaises; moins de dureté dans le jeu,
+plus d'expression dans le sentiment. Elles n'ont aucune de ces tresses
+empruntées qui forment des montagnes sur la tête de nos dames ou
+demoiselles d'Europe. La fraîcheur de leur teint est un plus bel
+ornement que les cheveux étrangers. Durant la route j'avais aussi
+remarqué que si elles avaient eu les talons ridicules de nos
+Européennes, elles n'auraient pu marcher durant plusieurs kilomètres,
+et auraient été un embarras de plus au lieu d'une aide. Est-ce la
+nécessité, ou une plus forte dose de raison qui rend les gens plus
+naturels et plus pratiques dans les colonies?
+
+[Illustration: Bords du lac de Taupo.--Famille Maori.]
+
+Le lendemain, mon Néo-Zélandais s'en va à Waïrakei, à 8 milles de
+distance, voir certains geysers dans le genre de ceux de Crow's Nest,
+et de ceux de Rotomahana. Il m'invite à le suivre, mais j'ai promis de
+ne plus me laisser prendre à ces excursions fatigantes lorsqu'on n'a
+pas le moyen de restaurer ses forces. Je préfère rêver sur les bords
+du lac. Le vent a chassé les nuages, le Tongariro et le Ruapehu
+apparaissent dans toute leur majesté. En me baignant dans le lac, j'ai
+craint d'y rester gelé; mais en sortant, la réaction me rend rouge
+comme un homard et le vent a bientôt séché ma peau. Après le déjeuner
+je rédige mon journal, et je m'en vais en inspection auprès des cases
+maoris des bords du lac. Ces braves gens vendent leur terre à 1 ou 2
+livres l'acre, et cet argent s'en va bientôt au cabaret, ou plutôt au
+_bar_. Là, on boit debout et on s'en va, car le cabaret n'est en usage
+ni en Angleterre, ni dans ses colonies. Hommes et femmes boivent et
+fument, fument et boivent, puis gesticulent, jasent, font des
+contorsions à n'en plus finir, et pourtant la loi défend de vendre des
+liqueurs enivrantes aux Maoris! Ici le maître du _bar_ ne sait
+résister à la tentation, d'autant plus qu'il vend un schelling le
+verre de bière coloniale et un schelling le verre à liqueur de vin
+européen ou colonial.
+
+Les bords du lac sont gracieux, surtout au point où en sort la rivière
+Waïkato. La pelouse est verte, mais l'herbe ne pousse pas. Le terrain
+est sablonneux ou volcanique et la contrée sera toujours pauvre.
+L'agriculture n'y fleurira jamais, et le bétail assez peu; mais la
+nature donne toujours quelques compensations. Ainsi cette région
+volcanique pourra quand même prospérer par le concours des malades qui
+viendront demander la santé aux nombreuses sources minérales.
+
+Le vent continue à souffler, et le lac roule de grandes vagues: il est
+habituellement en tempête, et les Maoris disent que Taniwha, homme
+terrible, aux cheveux rouges, qui habite dans la caverne de Motutaïko,
+est toujours affamé, et met le lac en courroux pour chavirer les
+canots et dévorer les hommes. Ils refusent même d'approcher d'un
+certain point plus dangereux, qu'ils appellent le trébuchet de l'homme
+rouge. Il s'agit probablement là de l'action de quelque volcan
+sous-marin ou de quelque tourbillon (_whirlwind_). Le soir, nous avons
+à table un jeune lord irlandais, accompagné d'un docteur anglais. Ils
+viennent de traverser la Tasmanie et l'île du sud pour arriver ici.
+L'Anglais déclare qu'au mois de mai, auquel correspond ici le mois de
+novembre, il n'a jamais eu plus froid en Angleterre qu'il n'a eu ici
+sur la route. Il est vrai que tout le monde s'accorde à dire que la
+saison est retardée cette année, et que ces pluies perpétuelles n'ont
+pas lieu tous les printemps.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+ Départ pour Napier. -- Un _surveyor_. -- Un repas au désert. --
+ La future ville de Tarewera. -- Un Pa à 2,600 pieds. -- La boîte
+ aux lettres aux bords des chemins. -- Le port et la ville de
+ Napier. -- Les missions catholiques. -- Un typhon entre Napier et
+ Wellington. -- Port Nichelson et la ville de Wellington. -- La
+ corde de sauvetage. -- Mgr Redwood et les Pères Maristes. -- Le
+ Musée. -- L'Observatoire. -- Le kea et ses méfaits. -- Trois
+ jeunes éleveurs français. -- La famille en Nouvelle-Zélande. --
+ Les méthodes d'enseignement. -- Les oeuvres catholiques. -- Les
+ Chambres. -- L'Athenoeum. -- L'élection du _mayor_. -- La
+ _Wellington meat preserving C{y}_, et la prochaine concurrence
+ aux éleveurs européens. -- Un jeune colon bordelais.
+
+
+Le 22 novembre, à 5 heures 1/2 du matin, on nous sert le déjeuner.
+L'heure est un peu matinale pour les oeufs et le beefsteack, mais il
+faut faire provision, car nous ne rencontrerons pas de maisons en
+route, et nous avons 50 milles à faire. À 6 heures nous sommes en
+voiture. J'ai toujours pour compagnons de voyage la famille de
+Tasmanie, la vieille dame de Christchurch et un jeune homme de
+Wellington. Les deux _miss_, pour jouir de la vue, occupent le siège à
+côté du cocher, celui-ci relègue à l'arrière, sur les bagages, le
+petit aide, enfant de 12 ans; mais, vu la pluie, les passagers se
+serrent un peu plus et le prennent avec eux dans la voiture.
+
+C'est la Sainte-Cécile, et nous n'avons pour musique que la pluie
+battante et les sursauts de la voiture dans une route défoncée.
+Heureusement, les ressorts d'acier sont remplacés par des lanières de
+cuir, sans quoi la voiture se serait déjà brisée bien des fois.
+
+Nous traversons des plaines et des collines parsemées de pierres
+ponces que recouvre la fougère ou le titree. La contrée est pauvre et
+déserte.
+
+Vers midi nous arrivons au coude d'une rivière. Là, le cocher donne
+l'avoine aux chevaux et nous mangeons nos _sandwich_. Au bord de la
+rivière, une tente est occupée par un _surveyor_ (architecte) qui lève
+les plans de la contrée; le gouvernement se propose d'en vendre les
+terres aux enchères. Un cavalier qui nous suit lui emprunte un
+chaudron qu'il suspend au bout d'une branche, allume le feu, tire de
+son sac le thé et le sucre et nous en offre bientôt une tasse. Il
+passe ensuite au bout d'un bois un morceau de mouton qu'il grille sur
+le feu. Une demi-heure lui a suffi pour préparer et consommer son
+repas, et il repart à cheval. Il parcourt le pays et achète des
+moutons pour la _Freezing sheep Company_ qui vient de se former à
+Auckland. Plusieurs milliers sont déjà en route pour Cambridge, près
+Auckland, d'où ils rejoindront l'usine à congélation.
+
+Après une heure de repos, on attelle, et nous continuons notre route.
+Le paysage devient bientôt plus riant; aux plaines nues succèdent les
+collines boisées, et nous ne tardons pas à voir les premières stations
+de moutons. Plus loin, nous apercevons aussi des vaches et des mules;
+et peu à peu à la fougère succède la verte pelouse des herbes
+européennes. Cette herbe est semée en automne sur les cendres de la
+fougère. Celle-ci repousse durant plusieurs années, mais peu à peu
+finit par disparaître. Les jeunes pousses d'une certaine qualité sont
+utilisées par les colons, qui les mangent en guise d'asperge. Au Japon
+j'avais aussi mangé les pousses du bambou, dont le goût rappelle celui
+du champignon.
+
+Nous traversons un joli vallon où gronde le bruit de la cascade
+Runanga, et vers 5 heures 1/2 nous arrivons à la future ville de
+Tarewera, au bord de la rivière. Je dis future ville, car pour le
+moment je n'y vois que le bureau de poste et télégraphe et un hôtel.
+Comme la ville existera tôt ou tard, les lots de terrain à bâtir s'y
+vendent déjà à 40 livres l'acre.
+
+Le maître de l'hôtel est un Danois, qui a commencé par être militaire
+dans le pays. Il recevait 9 schellings par jour comme _constabulary_
+(militaire) de 1re classe. Cette paye ne lui suffisant pas à élever sa
+nombreuse famille, il s'est fait aubergiste, et a pu construire et
+payer sa petite maison. Il emploie en ce moment plusieurs Maoris à
+divers travaux. Il les dit très rusés (_cunning_), et ajoute qu'il est
+bon d'avoir les yeux bien ouverts en traitant avec eux. Après le
+souper je descends au bord de la rivière, qui coule paisiblement sous
+l'ombre des pins séculaires. Au salon, je trouve les journaux qui
+m'apportent les télégrammes d'Europe. Même au milieu de ces montagnes
+perdues, je sais ce qui s'est passé hier à Londres, à Paris et dans
+les divers pays des Antipodes.
+
+Le lendemain, matin à 5 heures 1/2, déjeuner; à 6 heures, départ. La
+nature devient de plus en plus gracieuse. Les collines boisées
+rappellent certaines parties de la Suisse. Les lacets du chemin
+ressemblent parfois à ceux du col de Tende; des véroniques énormes et
+mille autres buissons que nous cultivons dans nos jardins couvrent ici
+les bords de la route. Je remarque le _cabbage-tree_ (arbre choux)
+espèce d'énorme youka, et le _rapu_, que les Anglais appellent _flax_,
+et dont les Maoris tirent un chanvre qui sert à les habiller. Les
+Européens l'utilisent aussi, et on l'exploite en grand pour la
+fabrication des cordes et de la toile grossière.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Femme Maori.]
+
+À Toranga Kuma, la route atteint 2,600 pieds d'altitude, et la vue est
+magnifique. Près de là un _Pa_ ou _settlement_ maori a éparpillé ses
+_whares_ ou petites cabanes entourées de poules et de cochons. Comme
+l'Européen, le Maori brûle maintenant ses forêts, et sur la cendre il
+sème le gazon qui nourrira ses chevaux. On voit partout les troncs à
+demi brûlés, cadavres de ces magnifiques forêts qui auront bientôt
+disparu.
+
+Nous passons à côté d'une maison de bois perchée sur un pic. Elle
+servait de fort aux troupes dans la dernière guerre. Les Maoris aussi
+savaient parfaitement organiser leurs camps retranchés au moyen de
+nombreuses rangées de palissades d'où ils faisaient feu sans
+s'exposer. Nous descendons dans une riante vallée, et à une station
+(nom que l'on donne ici aux fermes des éleveurs), une bonne Danoise
+quitte une troupe de joyeux bébés et monte en voiture.
+
+Les bébés se multiplient comme les moutons dans ces stations, et
+rendent moins dur l'isolement des habitants. Plus d'un jeune homme qui
+a fait ses études à Oxford ou à Cambridge ne dédaigne pas ici la
+charrue, et passe de longues heures à cheval pour surveiller ses
+nombreux troupeaux. Le genre de vie est dur, mais éminemment
+moralisateur. Il donne l'aisance et aboutit à la richesse sans risque
+pour la vertu.
+
+Un cavalier suit la voiture, et de temps en temps il prend dans une
+boîte, fixée au bout d'un piquet, un portefeuille en cuir contenant la
+correspondance du district. La veille, il a lui-même laissé ce
+portefeuille qui lui est renvoyé avec les réponses. J'avais déjà
+remarqué des boîtes à lettres au bord du chemin à un arbre de la
+forêt, et par-ci par-là de grands rouleaux de fils de fer au pied des
+poteaux télégraphiques: provision pour les réparations. Heureux pays
+celui où l'on peut confier ainsi sans danger le bien public à la bonne
+foi publique!
+
+Après avoir passé la rivière Moka sur un long pont de bois, à côté
+d'une jolie cascade, nous gravissons une colline, du sommet de
+laquelle nous apercevons au loin l'immense plaine azurée de l'Océan.
+Un peu plus loin, nous arrivons à une pauvre cabane où l'on nous sert
+du thé et un peu de porc pour notre _lunch_. Cette mesquine demeure
+est tapissée des illustrations des temps modernes, y compris Gambetta.
+Le propriétaire, éleveur de chevaux, a payé la terre 30 schellings
+l'acre.
+
+La voiture atteint bientôt le lit d'une rivière, et le suit pendant
+longtemps, traversant cinquante-deux fois le courant d'eau aux
+nombreux détours. Enfin, nous aboutissons à la plaine parsemée de
+petites cabanes entourées de jardins. À 5 heures, nous passons sur un
+long pont de bois, jeté sur la baie ou port de Napier, et traversons
+une colline pour aboutir à la ville au bord de la mer.
+
+Napier est une charmante petite ville de 5 à 6,000 habitants. Elle est
+divisée en 3 sections: le port pour les navires, la ville basse sur
+une langue de terre entre la mer et une lagune; là, sont les magasins,
+les hôtels, les comptoirs et les banques; la ville en colline, où
+demeure la population aisée, est parsemée de grands et de petits
+pavillons en bois. Ils sont entourés de jardins où s'épanouissent les
+roses et toutes les fleurs de nos jardins d'Europe. Je remarque aussi
+la vigne, le poirier, le pommier, et en général tous nos arbres
+fruitiers. L'église catholique est desservie par le Père Reynier,
+mariste, depuis 34 ans dans le pays. Il est resté 9 ans à Rotorua avec
+les Maoris. Le Père Forest, un des fondateurs de la congrégation des
+Maristes, venu ici des premiers, il y a 42 ans, est au lit, et le
+médecin interdit les visites. Il y a 1,600 catholiques à Napier; les
+écoles sont tenues par des Soeurs et par des Frères. Des collines on
+jouit d'une vue splendide. À 2 heures, par une forte pluie, je monte
+sur le petit vapeur qui nous conduit au _Ringarooma_ stationnant au
+large.
+
+À 3 heures nous prenons la pleine mer. Elle est en courroux. Le
+_Southern Cross_, autre steamer plus petit, a mis deux jours à tourner
+le cap _East_. Le _Ringarooma_, plus important (1,096 tonnes) a été
+plus heureux; mais vers le soir, un terrible typhon arrive du sud, et
+nous saisit de face. Le navire, constamment couvert par les vagues,
+semble naviguer entre deux eaux, la nuit est affreuse, je me demande à
+tout instant si le navire ne va pas s'en aller en miettes par la
+violence des lames.
+
+Nous devions arriver à Wellington le lendemain matin. C'est à peine si
+nous pouvons y aborder à 6 heures du soir. Toutefois, le navire a été
+obligé d'interrompre son voyage. Au lieu de suivre sur Hobart et
+Melbourne, il s'en va au _dock_ réparer ses voies d'eau. Il a été plus
+heureux que le _Triumph_, navire de 3,000 tonnes, appartenant à la
+_Show Savill and Albion C{y}_, qui vient d'échouer au pied du phare à
+l'île Tiritiri, non loin d'Auckland; et que le _Tasman_ qui a coulé
+avant-hier à pic, près du Cap Pilar en Tasmanie. Dans les deux
+naufrages, aucun passager ni aucun matelot n'a péri.
+
+À peine descendu à terre, je rends visite à Mgr Redwood qui m'accueille
+paternellement. À l'_Occidental Hotel_, grande construction en bois, on
+me donne une chambre au 2e étage. Je vois avec étonnement dans le
+couloir une longue corde à noeuds à côté de chaque porte, et j'en
+demande la destination. C'est, me dit-on, pour qu'en cas d'incendie vous
+puissiez vous sauver par la fenêtre.--Quoique peu fort en gymnastique,
+je pourrai encore avec une corde descendre deux étages par la fenêtre;
+mais les dames?--Si le malheur arrivait, ajoute-t-on, elles ne seraient
+pas plus embarrassées que vous.
+
+Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande, s'étend gracieusement sur
+les bords de la vaste baie appelée Port Nicholson. Peuplée d'environ
+22,000 habitants, elle est bâtie sur collines. Pour la partie réservée
+aux affaires on a empiété, et on empiète toutes les fois qu'on en a
+besoin, sur la baie, au moyen de jetées et de remplissages.
+
+Wellington est aussi chef-lieu de la province Nord de l'île du Nord.
+
+Mgr Redwood me présente au Père Yardin, un des plus anciens Pères
+maristes de la mission. Ce bon Père veut bien me conduire au Musée et
+me présenter au directeur, le Dr Hector, bien connu dans le monde
+savant. Il centralise, par le télégraphe, les données du réseau des
+Observatoires de Nouvelle-Zélande, Tasmanie et Australie, et les
+communique à la presse. Il fait passer sous mes yeux les divers
+bulletins qui sont comme l'histoire du temps dans ces colonies. Ils
+servent à prévoir presque à coup sûr les tempêtes. Les bulletins du
+dimanche font régulièrement défaut; c'est le jour que le Seigneur
+s'est réservé, me dit-il, et tout travail doit s'arrêter ce jour-là.
+On ne marchande pas avec le Souverain Maître. Au musée je remarque de
+belles gravures maoris sur bois et une quantité d'instruments de l'âge
+de pierre. Ils sont identiques à ceux que j'ai vus dans les musées de
+Suède et de Norwège. Parmi les oiseaux indigènes, je vois le _huia_,
+gros merle noir avec le bout de la queue blanche, il parle comme le
+perroquet; le _kiw_ ou _apteria mantelli_, sans queue, avec le bec
+long et fin et manteau poilu; le _kakapo_ [_stringops habroptilus_],
+perroquet vert de la forme et de la grosseur d'une poule, et le _kea_,
+autre sorte de gros perroquet à bec crochu. Il est devenu le fléau des
+éleveurs. Il était herbivore; mais, depuis l'introduction du mouton,
+il a pris goût à sa chair, et spécialement au gras des rognons; il
+plante ses griffes dans la laine du mouton et fait son repas pendant
+que sa victime saute à droite et à gauche en bêlant, et finit par
+succomber à une mort lente.
+
+Le Père Yardin me parle de trois jeunes compatriotes venus ici du
+centre de la France. Ils ont apporté 250,000 fr., qu'ils ont placés à
+la Banque, et se sont engagés comme bergers. Lorsque après quelques
+mois, ils ont bien connu le métier d'éleveurs, il ont loué une petite
+ferme, puis ils l'ont achetée. Ils ont loué de vastes terrains à
+côté, et viennent de les acheter. Depuis cinq ans à peine dans le
+pays, ils possèdent déjà plus de 8,000 acres de bonne terre avec des
+milliers de moutons, chevaux et bétail. Ce fait prouve que le
+Français, s'il le veut, peut réussir comme l'Anglais; mais à la
+condition que, comme l'Anglais, il reçoive dans la famille une
+éducation assez forte, pour qu'à vingt ans on puisse sans danger lui
+mettre 250,000 fr. dans les mains, et avec la presque certitude de les
+voir décupler en dix ans.
+
+Le Père Yardin, qui a beaucoup approché et beaucoup connu les colons
+de la Nouvelle-Zélande, en fait le plus grand éloge. Les familles,
+soit catholiques, soit protestantes, sont bien unies: les frères
+aiment les soeurs et celles-ci se disputent le dernier bébé pour
+l'amuser. Le père trouve dans ses nombreux enfants des aides pour
+faire prospérer de nombreuses fermes. Il établit ses garçons en leur
+donnant soit une ferme, soit une somme qui leur permettra de se créer
+une situation dans l'industrie. Les emplois administratifs, quoique
+rétribués à 400 ou 500 fr. par mois, sont considérés comme
+n'aboutissant à rien.
+
+Après la mort du père, le fils aîné prend son lieu et place; la mère
+et les soeurs lui obéissent comme au chef de famille. Les soeurs, même
+les aînées, le consultent pour le mariage. Le choix de l'épouse se
+fait non pour la dot, car il n'y a pas de dot ici, mais pour les
+qualités et la sympathie. C'est là la première garantie du bonheur
+dans les ménages. Les époux suivent la loi de la nature, et n'ont pas
+peur que le pain manque jamais à leurs nombreux enfants, mais ils ne
+craignent pas de leur inculquer de bonne heure l'amour du devoir,
+l'esprit du travail, et de leur en donner l'exemple.
+
+[Illustration: Wellington.--Collège des PP. Maristes.]
+
+Le Père Yardin me montre la Bible traduite en maori par les ministres
+protestants. Au jugement de la Soeur Joseph, la plus savante en langue
+maori, c'est un travail colossal et d'une exécution parfaite. Les
+ministres protestants sont venus ici bien avant les missionnaires
+catholiques, et le Père me dit qu'un grand nombre d'entre eux ont bien
+souffert et beaucoup travaillé.
+
+Le Père Le Menant des Chesnais m'avait invité à déjeuner à la paroisse
+Sainte-Marie. Le Père Yardin veut bien m'y accompagner. Le Père Le
+Menant a réuni un petit musée et une bibliothèque qu'il destine au
+Collège que les Maristes vont construire à Wellington. Comme je sais
+qu'ils ne se recrutent pas assez pour suffire à tous les besoins, je
+lui demande s'ils auront assez de professeurs. Il me dit qu'avec le
+système anglais ils peuvent obtenir un bon résultat avec moitié moins
+de personnel. Dans les sciences, on donne peu de temps à la théorie et
+beaucoup à la pratique dans les laboratoires. Le latin est enseigné en
+trois ans, comme on enseigne les autres langues vivantes au moyen de
+manuels de conversation. Par les tableaux on apprend, autant et plus
+vite, par les yeux. Il serait désirable que nos Comités d'instruction
+primaire et secondaire envoient des personnes compétentes, sérieuses,
+peu amies de la routine, examiner les meilleurs tableaux en usage en
+Allemagne, en Angleterre et en Amérique, pour en faire profiter nos
+écoles libres. Ce travail serait plus utile que l'impression de
+nombreux volumes de controverse.
+
+Aux États-Unis, j'avais remarqué les albums de géographie qui, en
+quelques semaines, au moyen des yeux, peuvent apprendre aux enfants ce
+qu'il nous faut des années pour leur faire entrer dans la tête.
+
+Le Père Le Menant est de son temps; il s'est mis à l'oeuvre, a étudié
+la géologie, la chimie et autres sciences modernes, au nom desquelles
+on prétend attaquer la vérité. Il fait des _lectures_ ou conférences
+publiques fort goûtées des protestants et des catholiques. Sa dernière
+conférence à Auckland avait été présidée par le Maire, un protestant,
+qui applaudit à tous les arguments par lesquels il démolissait les
+doctrines des matérialistes et des libres-penseurs; mais il fit des
+réserves sur l'observation du conférencier, que les défaillances des
+catholiques ne prouvent rien contre la vérité du catholicisme. Une
+religion sérieuse, dit-il, doit pouvoir se faire observer. Ainsi, me
+disait le Père, quoique persuadés souvent de la fausseté de leur
+doctrine, les protestants sont toujours arrêtés par le trop grand
+nombre de catholiques qui observent le décalogue moins bien qu'eux.
+
+Le Père Yardin me conduit chez les frères Maristes de la doctrine
+chrétienne. Le directeur est lyonnais; il me dit qu'on ne lui demande
+pas s'il est étranger ou s'il a le diplôme pour enseigner. Tout ce
+qu'on lui demande chaque année, c'est le nombre d'élèves qui
+fréquentent son école. Il y a 3,000 catholiques à Wellington et les
+Frères instruisent 250 enfants. Les Soeurs irlandaises, à côté, ont
+autant d'élèves.
+
+De la plate-forme de l'école, nous voyons au loin, à _Té Haro_, sur la
+colline, l'hôpital des fous, l'hôpital civil et une prison en
+construction. Les prisonniers sont employés à charrier et à empiler
+eux-mêmes les briques pour construire leur cage. C'est sage et
+économique. Le soir, j'assiste à une conférence de Saint-Vincent de
+Paul. Il n'y a pas de pauvres à secourir dans ce pays; le gouvernement
+les empêche de débarquer, et ceux qui tombent malades sont toujours
+secourus à domicile par le gouvernement ou reçus sans formalité dans
+les hôpitaux; il ne reste à nos confrères qu'à faire face aux besoins
+imprévus de quelque passant ou de quelque pauvre honteux.
+
+M. Knorpp, ingénieur des chemins de fer, me remet une lettre pour M.
+Smith, chef du matériel roulant du railway à Christchurch, et une
+autre pour M. Maxwell, directeur général des chemins de fer. M. Knorpp
+a vu à Nice la culture de l'olivier et m'apprend qu'on vient de
+l'introduire à Auckland avec l'oranger, comme on a introduit la vigne
+à Napier. Les colons ont aussi importé des abeilles de Naples et elles
+se sont beaucoup multipliées. Un Italien essaie en ce moment avec
+succès la culture des vers à soie. Ils ne s'endorment pas, les colons
+de la Nouvelle-Zélande.
+
+La Chambre des députés est éclairée à l'électricité; les tribunes et
+l'ensemble est, en petit, ce qu'est la Chambre des Communes à Londres.
+Je peux en dire autant de la Salle du Sénat à côté; mais ici, pas
+d'illumination; les sénateurs se réunissent de jour et les députés qui
+le veulent peuvent assister à leurs séances. Comme à Londres, je
+remarque le buffet et le cellier et une magnifique bibliothèque. Au
+rayon des livres français, je vois: Voltaire, Victor Hugo, Diderot et
+la collection de nos auteurs révolutionnaires. Rien d'étonnant à ce
+que les Néo-Zélandais aient mauvaise opinion de nous. Je désigne au
+bibliothécaire les ouvrages de Frédéric Le Play; il en prend note pour
+les demander aussitôt.
+
+À l'Athenoeum, j'assiste à l'élection du _Mayor_(maire). Elle a lieu
+chaque année: Est électeur tout _householder_, chef de maison, y
+compris la veuve. Tout se passe dans le plus grand ordre. Le maire
+reçoit 300 l. stg. d'appointements.
+
+Nous parcourons de nombreuses salles de lecture; les unes sont pour
+les abonnés, qui paient une guinée par an, les autres gratuites; les
+unes pour les messieurs, les autres pour les dames. Une bibliothèque
+gratuite prête les livres à domicile pour une semaine. Les journaux et
+revues de tous les pays sont à la disposition du public. Il y a même
+une salle pour les jeux d'échecs, où le silence est de rigueur.
+
+M. Burnes me conduit à la visite de _Wellington meat preserving C{y}_
+et le _manager_ ou directeur, M. Wright, son ami, a la bonté de me
+faire parcourir l'usine en m'expliquant tous les détails. Une machine
+de 60 chevaux à 3 chaudières comprime l'air froid dans 5 chambres
+contenant chacune 300 moutons. Ces bêtes sont réunies et tuées à un
+village voisin. Le train les emmène à côté de l'établissement, et ils
+passent du wagon aux crochets des chambres réfrigérantes. L'air
+comprimé se répand pour rétablir l'équilibre, et l'évaporation qui en
+résulte produit le froid, qui descend à plusieurs degrés sous le zéro.
+Ce système est bien plus simple et plus économique que celui du
+refroidissement par l'évaporation de l'éther: l'éther ou tout autre
+produit chimique coûte, tandis que l'air ne coûte rien. Après 24
+heures de séjour dans les salles, les moutons sont complètement
+gelés, et on les met à part jusqu'à l'arrivée du navire qui les doit
+recevoir. Dans le navire, on maintient la congélation par le même
+procédé, et la machine qui fait marcher l'hélice sert aussi à
+comprimer l'air. À Londres, les moutons sont maintenus en congélation
+toujours par l'air comprimé, et envoyés au marché au fur et à mesure
+des besoins. Le coût de la congélation et du fret est de 4 pence la
+livre, et le prix de vente à Londres, jusqu'à présent, est de 6 pence
+(0,60) la livre ou 1 fr. 20 le kilog. Il ne reste donc que 2 pence ou
+0 fr. 20 la livre, pour le prix de la viande, que retire l'éleveur,
+mais, comme le prix courant du mouton à Londres est de 2 fr. 50, et
+qu'on sait parfaitement que le boucher vend à ce prix le mouton de la
+Nouvelle-Zélande qu'il fait passer pour mouton anglais, les Compagnies
+se proposent, si l'abus continue, d'établir elles-mêmes des magasins
+de détail dans les principales villes du Royaume-Uni et d'Europe afin
+de réaliser pour l'éleveur le bénéfice énorme que le boucher prend
+pour lui-même. La Compagnie n'a que 3 mois de date: elle n'achète pas
+les moutons; ils sont gelés, transportés et vendus pour compte des
+éleveurs. Elle espère congeler 5 à 6,000 moutons par mois, soit de 60
+à 80,000 l'an. Une autre Compagnie à Auckland, une à Dunedin, une à
+Oomaru et une à Bluff en font autant, et plusieurs autres sont en
+formation aussi bien ici qu'en Australie. La Nouvelle-Zélande possède
+13,000,000 de moutons, dont 8,000,000 sont tous les ans passés au
+chaudron pour suif, faute de débouchés. Elle pourra donc facilement
+exporter quelques millions de moutons par an, et ils sont aussi bons
+que ceux d'Angleterre. L'Australie possède 70,000,000 de moutons et
+pourra en exporter aussi un grand nombre, menaçant l'éleveur européen.
+Les truites et saumons importés de Californie se sont aussi rapidement
+multipliés. On pourra les congeler et les exporter. Les lapins, les
+lièvres et les faisans pourront être exportés en boîtes.
+
+Dans la République Argentine, j'avais vu ces mêmes Anglais
+entreprenants commencer leurs opérations sur le même pied. On peut
+donc croire qu'à bref délai l'Europe verra, pour la viande, la même
+révolution qui a eu lieu pour les grains.
+
+Nos cultivateurs n'ont pu soutenir la concurrence américaine pour les
+blés, et ont transformé leurs champs en prairies, où paissent les
+moutons et les boeufs; mais bientôt le mouton et le boeuf d'Amérique
+et de l'Océanie feront baisser considérablement le prix de la viande,
+et les tarifs protecteurs, odieux au peuple lorsqu'ils touchent aux
+objets d'alimentation, seront impuissants à conjurer le fait.
+
+Que reste-t-il donc à faire au propriétaire et au cultivateur
+français? Il n'a qu'à suivre le courant. La rapidité des voies de
+communication et les découvertes journalières font que le champ
+d'action n'est plus la petite France ou la petite Europe, mais le
+monde entier. Le Français, s'il veut être de son temps, doit semer le
+blé en Amérique et élever le mouton en Australie, où les terres sont
+encore entre 25 et 100 fr. l'hectare. Plus tard, il les paiera plus
+cher, car les prix tendent inévitablement à s'équilibrer. Si un jour
+il dispose du Tonkin et de Madagascar il devra en faire autre chose
+que d'y tenir quelques marins et soldats. Or, pour cela il est
+indispensable de revenir à la famille stable et de rétablir l'autorité
+paternelle par une plus grande liberté testamentaire, comme chez les
+peuples prospères. Le père de famille ne craindra pas les nombreux
+rejetons, lorsqu'il saura qu'il peut assurer le foyer à l'un d'eux qui
+perpétuera son nom, et que les autres se répandront dans le monde
+entier. Toutefois, en rétablissant le père de famille dans sa dignité
+et dans son droit naturel, il sera indispensable de le fortifier dans
+le sentiment du devoir par la lecture des Livres saints; car il aura
+une plus forte responsabilité.
+
+Avant de quitter Wellington, je rends visite à M. Cheymol, un des
+rares Français en Nouvelle-Zélande. Ce jeune Bordelais voulait de
+bonne heure se rendre aux colonies, mais tous ses efforts pour obtenir
+des renseignements sérieux en France furent vains. Il lisait les
+bulletins de la Propagation de la Foi et il eut la pensée de
+s'adresser au Père Forest en Nouvelle-Zélande. Celui-ci lui répondit:
+Si le travail ne vous fait pas peur, et si la vertu est votre
+compagne, vous ferez fortune. Il vint, importa les vins français et
+fit bientôt fortune; mais un navire qu'il avait fait venir de Bordeaux
+arriva au moment de la faillite de la Banque de Glascow, et à la suite
+de la crise financière sa fortune s'est trouvée compromise. Il est en
+train de la rétablir. Sans ce contretemps, il aurait réussi à
+détourner en faveur de Bordeaux l'importation des vins français qui se
+fait en grande partie par Londres.
+
+À 6 heures, je monte sur le _Wanaka_, petit vapeur de 500 tonnes qui
+doit me conduire à Littletown. Le pavillon est en berne, le directeur
+de la Compagnie vient de mourir à Dunedin. Cette Compagnie, appelée
+_Union steamship Company of New Zealand_, possède une trentaine de
+bateaux à vapeur de 100 à 2,000 tonnes. Elle fait le service des côtes
+et le service intercolonial entre la Nouvelle-Zélande, la Tasmanie,
+l'Australie et les îles Fiji.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+ Départ de Wellington. -- Les projets de confédération. --
+ Littletown. -- L'assurance par l'État. -- Christchurch. -- La loi
+ morale. -- Les écoles. -- Les Soeurs du Sacré-Coeur de Lyon. --
+ Le Musée. -- Le Canterbury-College. -- L'enseignement laïcisé. --
+ Le Jardin public. -- La ferme-école à Lincoln. -- Saint André et
+ les Écossais. -- Akaroa et la colonie française. -- Route vers
+ Dunedin et la plaine de Canterbury. -- Timaru. -- Oomarti. --
+ Palmerstown. -- La baie de Vaïtati. -- Port-Chalmers. -- Dunedin.
+ -- La ville. -- Le Musée. -- Les écoles catholiques. -- Départ
+ pour Lawrence.
+
+
+Je parcours encore une fois la vaste baie ou Port Nicholson, et bientôt
+nous sommes en pleine mer. Elle est calme, ce qui est fort rare sur ces
+côtes; et j'en profite pour lire les nombreux journaux de la colonie.
+Ils s'occupent tous de la conférence qui se réunit en ce moment à
+Sydney. Elle est composée des représentants des cinq colonies
+d'Australie: Victoria, Nouvelle-Galle du Sud, Australie du Sud,
+Australie de l'Est et Queensland, de ceux de Tasmanie et de la
+Nouvelle-Zélande et des îles Fiji. Le but de la Conférence est de
+s'entendre sur les moyens de réaliser une confédération entre les
+colonies, et de procéder à l'annexion de la Nouvelle-Guinée, des
+Nouvelles-Hébrides, des îles Loyalty, de l'archipel des Amis, et en
+général de toutes les îles océaniennes encore inoccupées. Ils veulent
+ainsi empêcher que la France ne prenne possession des Nouvelles-Hébrides
+pour y emmener ses récidivistes. Or, ceci est plutôt un prétexte, et le
+véritable but des colons est d'assurer à leurs enfants et petits-enfants
+ces vastes possessions, où ils pourront se répandre et se multiplier à
+loisir. Ils disent que pour peu la Nouvelle-Zélande a failli être
+française et qu'il faut aviser à temps pour que ce qui est arrivé à la
+Nouvelle-Calédonie ne se reproduise pas pour d'autres îles océaniennes.
+Je ne vois rien dans leurs raisonnements qui indique l'orgueil ou la
+vantardise; ils considèrent même la grande responsabilité que les
+annexions projetées feront peser sur eux; mais ils ajoutent: Quoi de
+plus grand et de plus noble que de prendre possession de ces immenses
+terres où ne végètent que quelque sauvages, pour y établir un peuple
+nombreux et chrétien qui servira le Créateur?--La gloire de Dieu, le
+bien des peuples; nobles pensées qui devraient toujours être le mobile
+des nations et de ceux qui les gouvernent! Pourquoi n'en ferions-nous
+pas autant?
+
+Le 29 décembre au matin, nous apercevons à notre droite une rangée de
+montagnes aux cimes neigeuses: ce sont les Alpes de l'île du Sud.
+Partout où la nature a formé un port, les Anglais placent une ville.
+
+Littletown, port de Christchurch, se développe gracieusement sur les
+collines qui entourent la baie. Ses rues sont larges de 20 mètres. Sa
+population n'est encore que de 2 à 3,000 âmes, mais elle augmente
+rapidement. On voit au loin les cabanes des éleveurs; partout la
+fougère a été remplacée par les ray-grass.
+
+À la gare, je vois affichés les plans et conditions de nombreux lots
+de terrains que le gouvernement met aux enchères. Pour les terres de
+pâture, la mise à prix est environ de 1 livre (25 fr.) l'acre. Pour
+les lots urbains, le prix varie de 2 à 40 l. stg. l'acre. Je lis aussi
+à la gare les tableaux indiquant les conditions de l'assurance sur la
+vie. Le gouvernement assure à meilleur marché que toutes les autres
+compagnies. Ainsi pour assurer 500 l. stg. à la mort, les compagnies
+australiennes font payer une annuité de 10 à 13 schellings à
+l'individu âgé de 25 ans, et 22 l. stg. 09 sch. à celui qui en a 50.
+Le gouvernement néo-zélandais les assure moyennant une prime de 8 l.
+stg. 18 sch. et 20 l. stg.
+
+Pour assurer 1,000 l. stg., soit 25,000 fr. à la mort, les compagnies
+australiennes font payer une annuité de 21 l. stg. 6 sch. à 25 ans et
+de 44 l. stg. 16 sch. à 50 ans, et le gouvernement, 17 l. stg. 17 sch.
+et 40 l. stg. 15 sch.
+
+Ainsi, un individu qui, âgé de 25 ans, paie au gouvernement 5 deniers,
+soit 50 cent, par jour, et 1 sch. 1 pen. 1/4, soit 1 fr. 32 cent, par
+jour s'il a 50 ans, et ainsi en proportion entre ces deux âges; à sa
+mort, ses héritiers reçoivent 500 l. stg., soit 12,500 fr.
+
+Le gouvernement garantit le paiement sur ses revenus, partage le
+bénéfice entier entre les assurés et leur prête à 7% jusqu'à
+concurrence de 90 % de la valeur de leur _police_. Les colons ont
+bientôt compris les avantages de cette combinaison, et les sommes
+assurées s'élèvent déjà à plus de 6,000,000 de l. stg., soit
+150,000,000 de francs. Le revenu annuel est de 140,000 l. stg. et le
+fond de réserve, de 410,000 l. stg. Le _boni_ distribué aux assurés
+pour les premiers cinq ans dépasse 12,000 l. stg., soit 300,000 fr. À
+toutes les gares, à tous les bureaux de poste, le colon peut
+s'assurer, et par une économie journalière, laisser à sa veuve et à
+ses enfants de quoi commencer l'industrie ou la ferme qui leur
+permettra de vivre dans la paix et l'abondance.
+
+À midi 1/2, je pars pour Christchurch. On retrouve avec bonheur les
+chemins de fer lorsqu'on a voyagé de longues journées entassé dans les
+diligences, et qu'on quitte les petits bateaux des côtes orageuses.
+
+Le train traverse un tunnel et entre dans les magnifiques plaines de
+Canterbury. Ce sont des terres d'alluvion que les colons ont drainées;
+elles rapportent de 20 à 80 pour 1 dans le blé, et donnent de 16 à 20
+tonnes de pommes de terre par acre. Aussi ces terres de choix, qui
+n'ont coûté que quelques schellings, il y a peu d'années, sont vendues
+actuellement jusqu'à 50 l. stg. l'acre.
+
+La terre est divisée en _paddock_, où paissent les vaches et les
+moutons. Ceux-ci semblent perdus dans l'herbe haute; aussi
+s'engraissent-ils rapidement. Lorsqu'un _paddock_ est dévoré, on passe
+les animaux dans le _paddock_ voisin, et l'herbe repousse bien vite au
+premier. Je puis comparer ces plaines fertiles à nos plaines arrosées
+par le Var.
+
+[Illustration: Warika station.--Canterbury.--Lieu où l'on réunit les
+moutons pour les laver et les tondre.]
+
+Vingt-cinq minutes après mon départ, je suis à Christchurch. C'est la
+capitale de la province de Canterbury, partie nord de l'île Sud. Elle
+se développe dans la plaine en larges rues de 20 mètres. J'y vois les
+_cabs_ à deux roues de Londres, les tramways à chevaux, les tramways à
+vapeur, de magnifiques constructions en pierre ou en ciment et
+beaucoup d'églises. Cette ville a été fondée par des colons, qui se
+proposaient d'y conserver dans sa pureté l'Église anglicane, mais bien
+d'autres communions sont venues ensuite, et chacune a son église.
+Quelle que soit la forme de son culte et le détail de ses croyances,
+l'Anglais met toujours Dieu avant tout. Ici comme dans les autres
+villes, je trouve la _Freethought-hall_, salle des libres-penseurs;
+les loges maçonniques à côté des salles de la _Salvation Army_ (armée
+du salut), mais aucune association ne prend le caractère athée et
+personne ne trouve mauvais qu'on punisse ceux qui violent la loi de
+Dieu. Tous les jours les Cours condamnent à l'amende et à la prison
+les ivrognes, les blasphémateurs, ceux qui tiennent en public des
+mauvais propos, ou qui violent le repos du dimanche. Une femme
+traduite à la barre pour avoir prononcé des jurons chez elle dans une
+dispute avec son mari, protestait que son domicile était inviolable et
+que personne n'avait le droit de s'ingérer dans ce qu'elle y faisait
+ou disait. Elle fut néanmoins condamnée à 20 sch. d'amende, ou à
+défaut à 7 jours de prison, parce que ses jurons avaient été entendus
+de la rue. Tous les journaux enregistrent journellement ces faits sans
+qu'aucun d'eux pense à taxer les juges d'intolérance; ils trouvent
+tout naturel que la justice punisse comme ennemis publics tous ceux
+qui cherchent à introduire la démoralisation dans la communauté.
+
+M. Smith, directeur du matériel du chemin de fer, me confie à un de
+ses amis, M. Gresson, pour me faire visiter une station d'éleveurs. M.
+Maxwell, directeur général des chemins de fer, a la bonté de mettre à
+ma disposition un billet gratuit de 1re classe pour tous les chemins
+de fer, durant le temps de mon séjour en Nouvelle-Zélande. On ne
+saurait mieux accueillir l'étranger qui vient étudier le pays. Merci à
+ces messieurs.
+
+Le Père Ginety, mariste irlandais, me fait visiter ses écoles. Il a
+confié celle des garçons à 3 institutrices et à 2 instituteurs
+laïques. Il s'en trouve bien. Il est d'avis que la femme réussit mieux
+que l'homme auprès des garçons au-dessous de 12 ans. J'avais constaté
+le même fait en Pologne et au Brésil, où les Soeurs de Charité ont
+aussi des écoles et des orphelinats de garçons. Trois cents élèves
+sont inscrits. Plusieurs ont de nombreux milles à faire pour arriver
+de la campagne; ils ont 2 heures 1/2 de classe le matin et autant le
+soir. Au premier cours, on enseigne le dessein et le français.
+
+Au couvent du Sacré-Coeur (congrégation de Lyon) la supérieure me fait
+visiter le vaste établissement. Il vient à peine d'être achevé et a
+coûté 250,000 francs. Les Soeurs ont une cinquantaine d'externes
+payantes, autant de pensionnaires et 200 gratuites. On leur confie
+beaucoup d'élèves protestantes et juives. Elles jouissent de l'estime
+publique de toutes les communions, et la supérieure à son tour fait le
+plus grand éloge de la droiture des protestants de ce pays. L'internat
+est l'exception; les parents ne se séparent des enfants que lorsqu'ils
+habitent, au loin, la campagne. Lorsqu'ils ne sont qu'à quelques
+milles, ils préfèrent les envoyer à l'école le matin pour revenir le
+soir. Les élèves apprennent la langue anglaise, le français, le latin,
+l'histoire, la géographie, la musique, le dessin, la broderie et la
+couture. Les Soeurs sont obligées de faire apprendre le latin, dans
+leur noviciat de Lyon, aux sujets destinés à la Nouvelle-Zélande, car
+l'instruction est considérée ici comme incomplète sans les premiers
+éléments de cette langue morte. Du haut de l'établissement, on jouit
+d'une vue superbe sur les Alpes, constamment blanches de neige. L'eau
+dessert toutes les parties de la maison. Elle provient d'un puits
+artésien et monte sous les toits par le simple jeu d'une pression
+atmosphérique, causée par l'eau même pressée sous une petite cloche en
+fer. Les élèves ici, comme dans tous les pays anglais, ont l'habitude
+du bain ou douche journalière.
+
+Je vois quelques beaux tableaux exécutés par les élèves. Le vaste
+jardin de l'établissement est divisé en trois parties, une grande
+prairie centrale pour les vaches; aux bords un verger et un potager;
+puis une allée tout autour, plantée d'arbres d'agrément.
+
+Le musée est le plus complet de la Nouvelle-Zélande. Dans de vastes
+et nombreuses salles sont rangés les divers sujets du règne animal, du
+règne végétal et du règne minéral, et les principaux produits de tous
+les pays. Parmi les bois indigènes, on voit d'énormes planches de pins
+rouges, de pins blancs, de pins noirs, le totora, le black birch
+(fagus fusca) d'un beau rouge qui sert à faire des meubles et aux
+Maoris pour creuser leurs canots. On remarque les collections des
+cotons, des laines, des soies; des modèles de bassins de radoub, des
+machines employées dans les mines, et tout ce qui, en ce genre, peut
+faciliter l'instruction du public. La collection des objets indiens
+des îles Fiji, des îles Samoa et des Maori est aussi bien remarquable.
+Dans une salle on a réuni la copie des meilleures statues grecques et
+romaines, mais la pièce la plus curieuse est un _moa_ monstre, deux
+fois plus grand qu'un homme. On sait que cet immense oiseau était
+naturel de ces îles, et que les indigènes l'ont détruit pour s'en
+nourrir.
+
+Le directeur du Canterbury-College me fait parcourir l'établissement:
+5 grandes classes ont leurs bancs en amphithéâtre et une salle, vaste
+comme une église, sert à la collation des grades. Les élèves aussi
+bien que les professeurs sont en costume: toge noire et toque, et
+aussi bien les élèves masculins que féminins, car bien des jeunes
+filles prennent ici leurs grades (importation américaine!)
+
+[Illustration: Squelette de Moa et de Maori.]
+
+Les frais des écoles sont considérables; un simple maître élémentaire
+reçoit de 3 à 5,000 francs par an; mais les ressources sont prises
+sur les terres réservées pour cet objet. Dans tout établissement
+nouveau, le gouvernement retient une partie de terres qu'il loue et en
+affecte les revenus aux écoles. Ces terres s'améliorent et donnent
+avec le temps un plus fort revenu à mesure que la population augmente.
+On a débattu longuement et fortement dans ces colonies la question de
+savoir s'il fallait ou non enseigner la religion dans les écoles: tout
+le monde était d'accord sur l'indispensable nécessité de la religion;
+mais quelle croyance enseigner au milieu de l'infinie variété de
+doctrines dans les communions protestantes? On s'est donc abstenu,
+laissant le soin de cet enseignement à la famille et aux divers
+clergés. Bien des protestants déplorent cette décision, et pour en
+conjurer les effets ils multiplient les _sunday's schools_ (écoles
+dominicales). Les catholiques se sont empressés d'établir, pour leurs
+enfants et à leurs frais, des écoles où la religion est enseignée,
+mais ils se plaignent de ce que, obligés de contribuer à
+l'enseignement public et de payer leurs propres écoles, ils paient
+deux fois. Le même fait se reproduit dans l'Amérique du Nord.
+
+Le soleil est radieux, j'en profite pour parcourir le vaste et beau
+jardin public. Les pervenches, les roses, les mimosas sont en fleurs
+et parfument l'atmosphère. Une rivière entoure le jardin, et les
+membres du _Rowing-club_ s'y exercent à ramer. Sous les bouquets de
+pins et d'eucalyptus, les oiseaux gazouillent leurs amours; il est
+beau le printemps! parmi les fleurs et les fruits les plus beaux sont
+les troupes de bébés qui courent et se roulent sur la verte pelouse.
+Plus loin, les grands garçons font la traditionnelle partie de criket.
+
+Les boutiques ouvrent à 9 heures et ferment à 6; il reste donc assez
+de temps pour les jouissances de la famille.
+
+Le directeur du Canterbury-College m'avait remis une lettre pour le
+directeur de la ferme-école ou école d'agriculture. Elle est située à
+12 milles, à Lincoln. Le chemin de fer m'y mène en 1 heure. Un vaste
+et superbe édifice gothique reçoit 5 professeurs et leurs familles et
+loge une quarantaine d'élèves. Ceux-ci paient 1,000 fr. de pension par
+an, et travaillent eux-mêmes la ferme; 241 acres sont occupées par les
+blés, avoines, orges, maïs et autres sortes de grains, et 400 acres
+reçoivent les nombreuses variétés d'herbes et de racines. On élève de
+12 à 1,500 brebis et moutons de toute race; une centaine de vaches et
+gros, bétail dans leurs variétés, une centaine de porcs et 14 chevaux
+de labour.
+
+Les élèves apprennent les mathématiques, la chimie, la physique, la
+biologie, la géologie, et l'art vétérinaire. Ils traient les vaches,
+préparent le beurre et le fromage, labourent, sèment, récoltent. Les
+plus travailleurs reçoivent une indemnité; le cours est de 3 ans. On
+donne peu à la théorie, beaucoup à la pratique. Voici comment sont
+réparties les heures de travail durant la semaine: agriculture, leçons
+2 heures; travail manuel dans la ferme et au laitage, 17 heures;
+chimie, leçons 2 heures, laboratoire 3 heures 1/2; sciences
+naturelles, leçons 2 heures, laboratoire 1 heure 1/2; mathématiques,
+leçons 4 heures; science vétérinaire, 1 heure; horticulture, 2 heures
+1/2; maréchalerie et serrurerie, 1 heure; charpenterie et menuiserie,
+1 heure 1/2; examens, 2 heures; total 40 heures de travail par semaine
+outre les heures d'étude. Durant la 2e et 3e année, les élèves ont 2
+heures par semaine pour les levés des plans, et 1 heure pour la tenue
+des livres. Ils ont chacun leur chambre à coucher, et une autre
+chambre à deux pour l'étude; le bain est quotidien. Les élèves ferrent
+les chevaux et réparent les charrues; ils composent et essaient les
+fumiers, tondent les moutons. Passant ainsi de la théorie à la
+pratique, ils ne peuvent devenir que d'excellents fermiers, tels qu'il
+les faut dans ces pays. Ici, en effet, la main-d'oeuvre est chère et
+il faut que le maître ne craigne pas d'employer ses bras.
+
+La moitié des terres est encore inoccupée; celui qui arrive avec un
+capital de 50 à 100,000 fr. peut bientôt le décupler, mais à la
+condition de travailler non seulement de sa tête, mais aussi de ses
+mains.
+
+Avec le directeur je parcours la maison, les musées, les laboratoires;
+je vois la collection des machines à chevaux et à vapeur, et les
+celliers où l'on prépare le beurre et le fromage au moyen de machines
+américaines. Le lait est tenu sous l'eau dans des vases en fer-blanc
+pour en extraire la crème. Le colon dans ces pays jeunes n'a pas de
+préférence, pas de routine; il prend les derniers perfectionnements
+où il les trouve, aussi bien en Amérique qu'en France, en Allemagne
+et ailleurs. Les journaux et revues le tiennent au courant des
+découvertes, et il se hâte toujours, d'en profiter. Les potagers, les
+vergers, quoique récents, sont magnifiques; la ferme ne date que de 5
+ans, et a déjà atteint un degré élevé de perfectionnement.
+
+Quand je rentre, le soleil éclaire de ses derniers rayons les blanches
+cimes des Alpes. À l'hôtel, on me fait dîner dans une chambre à part;
+la salle à manger est occupée par 65 convives, membres de la société
+écossaise, qui fêtent saint André leur patron. Un grand _highlander_
+en costume national joue de l'_outre_ et appelle les convives; les
+mets sont nationaux et rappellent la mère patrie; la société ne date
+que de 2 ans et compte déjà 200 membres. À la fin du repas on porte un
+toast à la reine, un à la mère patrie, un aux dames et amis absents,
+etc.; la gaieté est générale et de bon ton. Un orateur conclut son
+speech en disant: Si Dieu nous a bénis et si nous avons prospéré,
+c'est que nous avons appris à garder le 7e jour, à respecter les
+Livres saints, et aussi (c'est avec regret que je le nomme) parce que
+nous savions par coeur notre petit catéchisme. Une triple salve
+d'applaudissements prouve que c'était bien là la pensée de tous les
+convives.
+
+Les chansons nationales se prolongent jusqu'à 11 heures, puis chacun
+rentre chez soi.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Akaroa, ancienne colonie française.]
+
+J'aurais voulu me rendre à Akaroa, visiter l'ancienne colonie
+française; elle n'est qu'à une journée de Christchurch; mais les bateaux
+n'y vont que 3 fois par semaine; je dus donc y renoncer. C'est en 1840
+que le capitaine Langlois abordait ici avec un vieux baleinier, le
+_Comte-de-Paris_, nolisé par la compagnie Nanto-Bordelaise. Il venait
+pour prendre possession de l'île au nom de la France; mais les Anglais
+l'avaient précédé de trois jours. Il débarqua quand même une trentaine
+de Français, dont quelques-uns ont prospéré; mais ils sont restés 40 ans
+en face de ces superbes plaines de Canterbury sans les cultiver; et que
+pouvaient-ils faire laissés à eux-mêmes. Avec nos idées étroites et
+notre défectueuse organisation de la famille, il est probable, qu'entre
+nos mains, la Nouvelle-Zélande n'aurait pas encore le demi-million
+d'habitants qu'elle a aujourd'hui. Dans 50 ans, nous n'avons pu réussir
+à jeter 300,000 Français sur l'Algérie qui est à nos portes, et dans le
+même espace de temps les Anglais en ont mis 3,000,000 en Australie, sans
+compter les autres colonies, et 10,000,000 dont s'est accrue la mère
+patrie!
+
+Le matin, à l'hôtel, je vois entre les mains du garçon un _menu_ de la
+veille avec des poésies écossaises à chaque mets; je le prie de me le
+remettre, et il s'y refuse. C'est le seul que j'aie pu saisir, me
+dit-il, je le garde; il ne serait pas facile d'en avoir un autre:
+l'Écossais n'est pas libéral, il ne donne que ce que l'on peut prendre
+sans lui. J'ignore s'il dit vrai, mais je hâte mon déjeuner, et à 8
+heures je suis à la gare, en route pour Dunedin. Pas d'enregistrement
+de bagages, on les confie _bona fide_ et on les reprend de même, sans
+attendre l'ouverture des salles. Pas de cantonnier au passage à
+niveau; une simple grande affiche, _Stop! Crossing railway, look after
+the engine_ (arrête; traverse de chemin de fer, regarde après la
+machine) et après cela que chacun se garde, il en coûte cher de garder
+tout le monde!
+
+La voie est étroite (3 pieds), les wagons sont longs, à 6 roues, et
+plusieurs ont les bancs sur les côtés.
+
+J'ai encore pour compagnons de voyage la famille tasmanienne. Le bon
+oncle ne cesse de dire à ses nièces et à son neveu: _Look at beautiful
+scenery!_ Regarde la belle nature! et il jouit de leur plaisir. La
+voie suit la longue plaine de Canterbury et traverse de temps en
+temps, sur de longs ponts de bois, des rivières qui ressemblent à
+notre Var. Elles seront endiguées plus tard. Le blé, qui est déjà
+récolté en Australie, est ici encore en herbe; les prairies sont
+magnifiques: nous voyons aussi quelques champs de fèves en fleur, des
+betteraves à sucre et des pommes de terre. De loin en loin quelque
+village aux petites cabanes de bois; le plus souvent une simple cabane
+aux stations marque la place de la future ville. Nous avons toujours à
+notre droite la chaîne des Alpes aux blanches cimes, mais le mont Cook
+qui dépasse 3,000 mètres d'altitude reste caché dans les nuages. À
+Timaru, nous revoyons la mer, et par ses galets et ses alentours, la
+plage me paraît fort semblable à celle de Nice.
+
+Plus loin, à Oomaru, j'aperçois de vastes entrepôts de grains et de
+laine, et une grande filature. Les colons sont déjà bien avant dans
+l'industrie; j'ai vu partout des tanneries, des brasseries, des
+verreries, briqueteries et fabriques de faïence, etc.
+
+À Oomaru nous entrons dans une région montagneuse. La voie passe à
+travers mille riantes collines par des tunnels, des talus et des
+ponts. De temps en temps elle débouche sur la mer et la suit sur des
+rochers qui la surplombent. Nous voyons de belles carrières de pierre
+tendre. Partout les chevaux, les boeufs et les moutons regardent le
+train avec étonnement. Nous traversons Palmerstown, gracieuse ville en
+amphithéâtre, et arrivons à la jolie petite baie de Vaïtati. Là une
+langue de terre s'avance en mer en gracieuses découpures comme à
+Saint-Hospice, près de Villefranche-sur-Mer. La région ici est boisée
+et augmente le pittoresque. À 7 heures nous sommes à Port-Chalmers,
+port de Dunedin. Il est à l'entrée d'une baie longue et étroite qui se
+prolonge jusqu'à Dunedin, durant plusieurs milles; on y creuse un
+canal en ce moment, pour permettre aux grands navires d'arriver
+jusqu'au bout. Actuellement ils sont obligés de s'arrêter à
+Port-Chalmers: le Glascow de la Nouvelle-Zélande. On y construit, en
+effet, de beaux navires en bois et en acier. À 7 heures 1/2 nous
+entrons en gare à Dunedin. Cette capitale de la province d'Otago a été
+fondée en 1848 par les presbytériens, qui y ont élevé une magnifique
+cathédrale. Elle compte aujourd'hui, avec les faubourgs, plus de
+42,000 âmes. Elle a conservé plus qu'ailleurs son caractère religieux.
+C'est dimanche; pas un magasin ou un _Bar_ ouvert, pas un train de
+chemin de fer; j'ai de la peine à l'hôtel à faire cirer mes souliers.
+J'ai entendu bien souvent mes compatriotes trouver cela insupportable;
+ils ne regardent pas au grand acte de foi qui en est le mobile, et qui
+appelle sur ces peuples la bénédiction du souverain législateur!
+
+Au reste, si l'on ne se livre pas à nos joies bruyantes, on ne
+dédaigne pas les délassements. Je trouve les familles se promenant au
+jardin public avec leurs nombreux enfants, et le musée est ouvert
+entre les offices, de 2 à 5 heures.
+
+Les catholiques ne sont venus ici que depuis 12 ans; ils sont déjà
+5,000 dans la ville et 18,000 dans le diocèse. L'évêque, Mgr Moran, a
+dix-huit prêtres pour les besoins du culte, et construit en ce moment
+une magnifique cathédrale gothique, qui sera le plus beau monument de
+Dunedin.
+
+L'église actuelle est une construction provisoire. À 11 heures, elle
+est remplie de peuple pour la grand'messe. Deux Pères maristes y
+prêchent une mission. Un bon vieillard parle plus d'une heure pour
+prouver que la mission est la plus grande grâce que Dieu puisse
+accorder aux fidèles sur la terre; mais, à moins d'être sous le charme
+d'un Mermillod ou d'un Père Félix, la force d'attention est limitée
+chez l'homme, et, après un certain temps, la fatigue détruit la bonne
+impression des premiers moments. Comme résultat pratique, je vois que
+les chanteurs et les chanteuses sourient et jasent probablement
+d'autre chose que de la retraite. Saint François de Sales, qui se
+faisait tout à tous, ne dépassait jamais les 20 minutes dans ses
+sermons.
+
+La ville de Dunedin est construite partie en plaine (quartier des
+affaires) et partie en colline. Ces collines ont des pentes de 30° à
+45° d'inclinaison, et immédiatement le colon a adopté les tramways de
+San-Francisco, qui les gravit par un câble sans fin circulant sous la
+voie. Le char l'atteint au moyen d'une pince qui est dans une rainure,
+le prend et le quitte à volonté pour marcher ou s'arrêter. Les rues
+sont larges de 20 mètres. Les rues transversales, plus ou moins en
+plaine, ont des tramways à chevaux et des tramways à vapeur.
+
+On a réservé de vastes emplacements sur les collines pour la
+récréation du public. D'importants faubourgs s'y élèvent de tous côtés
+et donnent ainsi à la ville une grande étendue au milieu des bois et
+des jardins.
+
+Ce système, généralement adopté ici, donne des villes beaucoup plus
+saines que dans le système des grandes agglomérations sur un espace
+restreint. La mortalité n'est que de 12 pour mille, pendant qu'elle
+est de 24 à Paris et de 21 à Londres. L'inconvénient des distances est
+atténué par le bon réseau de tramways de toute sorte. L'Anglais ne
+peut se passer du jardin, où sa nombreuse progéniture a besoin de
+prendre ses ébats, et, en tout cas, il veut son _home_, sa maison
+indépendante, son chez-lui.
+
+Dans la ville basse s'élèvent de superbes maisons de pierre en style
+renaissance comme à Glascow. Ce sont les banques, les hôtels, les
+grandes maisons de commerce. Les collines sont réservées aux
+_cottages_, mais on y voit aussi quelques beaux châteaux en style
+gothique, rappelant les châteaux d'Écosse. Dunedin peut servir de
+modèle pour la construction des villes en colline.
+
+Le musée se compose d'une seule vaste salle avec deux rangs de
+galeries. Les objets étrangers et indigènes y sont bien classés. Parmi
+les phoques du pays je distingue le _seal éléphant_ (phoque éléphant),
+d'une grosseur extraordinaire. Son cuir est très solide et d'un grand
+prix. Tous les quartz, sables, graviers, ciments et pierres aurifères
+du pays ont été groupés en une belle collection avec les noms des
+localités et la quantité d'or qu'elles contiennent. Une collection
+d'insectes en verre montre en grand la forme et la construction des
+insectes microscopiques ou microbes des dernières découvertes. Les
+matières premières, les objets manufacturés sont aussi classés de
+manière à instruire facilement le public.
+
+Je remarque deux énormes squelettes fossiles de _moa_ et une belle
+collection d'armes et objets naturels de la Nouvelle-Guinée. Au-delà
+du musée, le jardin botanique s'étend sur la plaine et la colline
+boisée.
+
+Mgr Moran a la bonté de me faire visiter ses écoles. Il y a ici 6
+Frères irlandais s'occupant de 250 garçons. Il en a encore 14 autres
+dans les diverses stations du diocèse. À côté des Frères, les Soeurs
+dominicaines irlandaises ont un pensionnat avec une trentaine
+d'élèves et 200 à 300 externes. Quelques Soeurs, parlent le français
+et l'enseignent dans la _high school_ (haute classe). Elles enseignent
+aussi la musique, le dessin et l'italien. Une grande élève a même la
+bonté, de chanter avec goût et expression une chanson française en
+l'honneur de l'étranger.
+
+Le consul français, ici comme à Auckland et à Wellington, est anglais:
+je voulais me renseigner auprès de lui sur les Français habitant la
+contrée, mais il est absent. Je m'adresse donc à un Français qui tient
+un hôtel; il me dit que les rares nationaux dans le pays sont des
+échappés de la Nouvelle-Calédonie ou des marins déserteurs, et qu'il
+ne veut pas les connaître. Quant à lui, il est un des chefs de la
+Maçonnerie, mais il laisse sa femme aller à l'église et son fils chez
+les Frères. Il n'entretient aucune relation avec les Loges françaises,
+parce qu'elles sont athées.
+
+Je rends visite à M. Perrin, directeur du _New-Zealand Tablet_. Il est
+Irlandais, mais descendant de Français. Ses ancêtres, huguenots, se
+réfugièrent en Irlande après la révocation de l'édit de Nantes. Il a
+un frère ministre protestant et un oncle juge en Irlande. Lui-même est
+un converti; il était ministre protestant. Enfin, je prends le tramway
+et grimpe sur les collines, d'où l'on a une vue magnifique sur la
+baie, sur la ville et sur la mer. La région ressemble fort à l'Écosse,
+mais le climat est moins rude; toutefois, on a assez souvent la neige
+et la glace durant l'hiver et assez de pluie dans les autres saisons.
+Le climat devient plus froid à mesure qu'on avance vers le sud.
+
+Un ami de Londres m'avait remis une lettre pour un jeune ménage qui
+est venu élever des moutons en Otago. J'aurais voulu les voir à
+l'oeuvre, mais il est à 150 milles d'ici et il faut y aller en voiture
+et à cheval. J'en aurais profité pour voir les beaux lacs de Wakatipu,
+Hawea, Wanaka, qui occupent ces régions; mais cela m'aurait pris une
+quinzaine de jours, et il me reste encore bien du chemin à faire. J'y
+renonce donc et pars pour Lawrence visiter un _goldenfield_ (terrain
+aurifère).
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+ Route vers le Sud. -- Facilités aux émigrants. -- De Milton à
+ Lawrence. -- La cabane du pionnier. -- Les diggers chinois à
+ Waïtahuna. -- Le quartier chinois à Lawrence. -- La cabane d'un
+ avare. -- L'école. -- Une station de moutons dans la région des
+ lacs. -- Le lapin fléau public. -- Les goldfields du Gabriel
+ Gully. -- M. Perry et sa nouvelle méthode. -- Un dépôt de cemen
+ aurifère. -- Route à Invercargill. -- Bismarck et ses
+ informations. -- La ferme d'Edendale et la _New-Zealand loan
+ C{y}_. -- Un clerc méfiant. -- Cherté de la main-d'oeuvre. -- La
+ ville d'Invercargill. -- Le presbytère. -- La prison. -- Route
+ vers Bluff. -- Le steamer _Le Manipoori_. -- Réflexions sur la
+ Nouvelle Zélande. -- Le 8 décembre en mer. -- Le service du
+ dimanche. -- Une dernière tempête.
+
+
+Le 5 décembre, à 5 heures du matin, je rédige mon journal de voyage,
+et à 8 heures je suis à la gare. Le train se dirige vers le sud,
+traverse la ville et passe les faubourgs. Au sortir d'un grand tunnel,
+nous sommes au marché aux bestiaux; de grands troupeaux de boeufs et
+de moutons arrivent de toute part. Une usine pour les geler est en
+face du marché. Pauvres moutons! il y a peu de temps on les faisait
+bouillir pour le suif, aujourd'hui on les gèle; j'ignore si, sur les
+deux procédés, ils ont une préférence.
+
+Un peu plus loin, à Mosgiel je vois une grande filature de laine et
+une filature de drap. Nous suivons une riante vallée que sillonne une
+blonde rivière, le Taïri. On la prendrait pour le Tibre. Elle se
+jette bientôt dans un petit lac. À droite, de petites montagnes ont
+leur cime couverte de neige fraîchement tombée; partout le laboureur
+emploie les dernières machines d'Europe et d'Amérique, partout les
+moutons et les boeufs paissent dans des compartiments séparés par des
+haies vives ou par des barrières en bois ou en fil de fer.
+
+À 10 heures nous sommes à Milton, où je dois prendre l'embranchement
+de Lawrence. Pendant qu'on prépare le train, je lis le règlement pour
+les immigrants, affiché ici comme dans toutes les gares et bureaux de
+poste. Le prix du passage d'Angleterre à la Nouvelle-Zélande pour un
+homme marié au-dessous de 45 ans, ou pour un homme seul au-dessous de
+35 ans, est de 5 livres (125 fr.). La femme mariée au-dessous de 45
+ans, et la femme seule au-dessous de 35 ans, a le passage gratuit. Il
+en est de même pour la veuve au-dessous de 35 ans et sans petits
+enfants. Les enfants jusqu'à un certain âge ont le passage libre. Pour
+les autres personnes, le prix du passage est de 14 livres 7
+schellings. Les parents et amis peuvent, payer ici le passage pour les
+personnes qu'ils désirent faire venir.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--La hutte du pionnier.]
+
+Je remonte en wagon. Sur cet embranchement les voitures ressemblent à
+des wagons-salons. La voie suit une petite rivière et s'engage dans un
+labyrinthe de collines qu'il contourne et escalade dans tous les sens.
+Par-ci par-là le vert gazon anglais et quelques maisons de fermiers
+entourées de jolis parcs. Plus loin, quelques cabanes en mottes de
+terre, couvertes en chaume; c'est le pionnier qui arrive avec un peu
+d'argent. Lorsqu'il a pu payer à l'État le premier terme du loyer, il
+empile quelques mottes de terre et fait sa maison; il couche sur sa
+malle et perce de plusieurs trous le tonneau de bière et la caisse des
+provisions qu'il suspend en l'air pour servir de pigeonnier. Bientôt
+les poules lui donneront des oeufs, les oies, les canards, et les
+agneaux de la chair. Après la première récolte, il pourra se payer un
+lit, et après la première vente d'animaux, il se construira une
+maisonnette en planches, qui deviendra plus tard le château. Ces rudes
+travailleurs qui ont gagné la fortune à la sueur de leur front sont
+souvent les meilleurs conseillers dans les communes, les législateurs
+les plus sensés dans le Parlement.
+
+Vers midi nous sommes à Waïtahuna, où les Chinois commencent à
+bouleverser le sol pour y chercher l'or. Ils viennent de louer à un
+particulier une quantité d'acres de terrain à 50 livres l'acre, à
+condition de remettre en son premier état la terre cultivable, après
+avoir lavé le sol intérieur. Le Chinois est le plus patient des
+_diggers_. Un peu plus loin, j'en vois un grand nombre occupés à laver
+dans le ruisseau, pour la troisième fois, un gravier que les Européens
+ont déjà lavé plusieurs fois. Ils ont quitté ici leur costume
+national; toutefois ils conservent la queue, qu'ils enroulent sur la
+tête et cachent dans leur chapeau: les enfants s'amusent à la leur
+tirer lorsqu'ils la voient pendante. Quelques-uns se marient dans le
+pays; ils font de bons époux, mais ils restent païens. Par-ci par-là
+quelques champs parsemés de _sorel_, herbe rouge qui indique la
+pauvreté du sol.
+
+Les colons y ont multiplié pendant de longues et successives années
+les récoltes de grains, et ils ne peuvent maintenant les obtenir de
+nouveau qu'en engraissant la terre par le fumier.
+
+À midi 1/2 je suis à Lawrence, et je me rends chez le Père O'Leary,
+pour lequel Mgr Moran m'avait remis une lettre. Il est très patriote,
+a habité deux ans la Normandie et parle assez bien le français. Comme
+tout bon Irlandais, il sympathise avec notre nation et m'accueille en
+frère. Pendant que le dîner se prépare, il me conduit visiter le
+quartier chinois. Il est situé à 20 minutes de la ville et occupé par
+200 ou 300 Chinois, entassés dans des cabanes de bois ou dans des
+huttes de terre. Il y a aussi plusieurs communions chez eux; je vois
+deux églises. Dans celle des Confuciens, il n'y a sur l'autel que la
+tablette du sage, et sur les parois sont tapissées ses sentences.
+L'église des Bouddhistes a sur l'autel un gros Bouddha, vases de
+fleurs, chandeliers et encensoirs, comme dans nos églises.
+
+Le Père me fait remarquer sur la route une petite cabane en zinc,
+grande comme une cabine de bateau à vapeur; là vit pauvrement un
+_digger_ anglais, qui a amassé des milliers de livres sterling, et qui
+prête son or aux banques et à la commune. L'_auri sacra fames_ est
+encore de nos jours, et fleurit surtout dans les pays de l'or.
+
+[Illustration: Nouvelle-Zélande.--Station de moutons dans l'île du
+sud.]
+
+Au retour, nous visitons l'école, vaste salle en bois qui a coûté
+1,000 l. stg. Le jour elle sert d'école aux garçons et aux filles, et
+le dimanche d'église pour la messe. Les enfants sont environ 80,
+confiés à un jeune ménage qui reçoit pour cela 200 l. (5,000 fr.) par
+an et le logement.
+
+Il y a un millier d'habitants à Lawrence et 5 églises. Chaque
+communion veut avoir la sienne. Les 200 ou 300 catholiques de
+l'endroit ont la messe deux fois par mois: une autre fois, le Père va
+la célébrer dans un village plus loin, et le premier dimanche du mois,
+dans un village à 40 milles.
+
+Le Père a occupé le poste de la région des lacs et me donne des
+renseignements sur la station que j'aurais voulu aller visiter. Elle
+comprend un terrain de 30 milles de long sur 15 milles de large (le
+mille est de 1,600 mètres.)
+
+Elle a été louée au gouvernement pour 10 ans, et pour peu de chose,
+par une société de trois personnes: une d'elles n'a jamais quitté
+l'Angleterre, mais elle a envoyé son fils, qui a appris ici le métier
+et est maintenant le gérant de la société. À l'échéance on a renouvelé
+le bail pour 10 ans, mais les enchères ont fait quadrupler le prix,
+qui dépasse aujourd'hui 1,000 l. l'an. Il y a plus de 30,000 moutons
+dans la station, sans compter les boeufs et les chevaux. À la fin du
+bail, le nouveau locataire, s'il y a changement, doit indemniser le
+premier locataire pour les maisons, les haies et autres améliorations.
+
+Les lapins ont causé beaucoup de pertes à la station en dévorant
+l'herbe des brebis. Les deux paires importées ici d'Angleterre, il y a
+12 ans, par un amateur de chasse, se sont tellement multipliées, qu'en
+1881 on a exporté de la Nouvelle-Zélande environ 9,000,000 de peaux de
+lapins; ils sont si nombreux dans certains districts qu'on peut
+presque marcher sur eux. On les détruit l'hiver avec de l'avoine
+imbibée d'eau empoisonnée. Combien de nos chasseurs seraient contents
+ici! Il en est de même pour les lièvres dans certains districts, et
+les faisans abondent également.
+
+Après le dîner, le bon Père fait atteler son cheval et nous nous
+dirigeons vers les _goldfields_, à une lieue de distance, sur les
+bords du Gabriel-Gully. Cette petite rivière est le premier endroit en
+Nouvelle-Zélande où l'or ait été trouvé accidentellement, par un nommé
+Gabriel, pendant qu'il gardait les moutons. Le sol est partout
+bouleversé, il a été tourné, lavé et relavé plusieurs fois.
+
+Nous arrivons à un endroit où une compagnie lave pour la sixième fois
+les sables lavés par d'autres, et en obtient de grands bénéfices par
+la méthode hydraulique. Le directeur, M. Perry, arrive en même temps
+et m'explique tout le mécanisme. Ce monsieur est d'Oxford;
+l'Université ne lui a pas donné le diplôme, mais la nature l'a fait
+ingénieur; il vient de trouver un système appliqué ici pour la
+première fois et qui a une grande importance. Une chute d'eau, qui
+descend de 400 pieds, est amenée de la montagne par de grands tubes de
+0m 30 de diamètre; le dernier tube est resserré, en forme de lance, et
+jette l'eau avec une telle force qu'il démolit en quelques minutes
+autant de terrain que plusieurs hommes pourraient en remuer en un
+jour. L'eau emporte la terre et entraîne le gravier; celui-ci vient
+frapper contre la bouche d'un tube excessivement épais, et une autre
+colonne d'eau le prend en travers avec une telle force qu'il le
+rejette dans une conduite vis-à-vis, faisant fonction de siphon. Le
+sable et le gravier remontent ainsi de l'autre côté du vallon à 40
+pieds de hauteur, et parcourent un canal en planches large d'un mètre,
+long de 20 mètres. Le fond de ce canal est recouvert d'un drap parsemé
+d'obstacles en fer; contre ces obstacles, le sable aurifère s'arrête.
+Chaque deux jours on le recueille et on le lave dans des petits
+bassins pour avoir l'or pur. Cette méthode est si économique, qu'un
+vingtième d'once par tonne rend le travail rémunérateur, pendant qu'il
+faut au moins 1/2 once par tonne dans l'ancien système. Il est vrai
+que l'eau emporte une partie de l'or et que les pierres rejetées ne
+donnent pas l'or qu'elles peuvent renfermer.
+
+À quelques pas de là 3 compagnies creusent une espèce de ciment
+bleuâtre aurifère concentré sur un petit espace et d'une épaisseur
+d'environ 100 mètres. On peut difficilement s'expliquer ce dépôt
+singulier. On suppose que c'est le résultat d'une _morraine_. Il est
+tellement bouleversé qu'il offre en ce moment le spectacle de certains
+glaciers de la Suisse. Les éboulements sont fréquents et ont enseveli
+ou blessé bien des hommes. Le ciment graveleux est porté sous des
+pilons, et le sable aurifère est ensuite lavé dans des bassins: M.
+Perry voudrait employer là son système hydraulique, mais les 3
+compagnies ne peuvent se mettre d'accord et persévèrent dans l'ancien
+emploi de la pioche et de la poudre, très coûteux par la
+main-d'oeuvre. Nous grimpons sur une élévation où sont parsemées les
+maisonnettes des ouvriers; elles ont toutes leur potager et leur
+verger.
+
+Durant le jour il a plu, neigé et soufflé un vent glacial; on se
+trouve bien alors le soir près du feu et plus tard sous la couverture.
+
+Le lendemain matin, à 6 heures 1/2, je quitte Lawrence et reviens à
+Milton pour descendre vers Invercargill. La voie suit une plaine bien
+cultivée et sillonnée par une blonde rivière. Par-ci par-là, on voit
+encore quelques terres couvertes de la dure herbe indigène, mais elle
+fait place peu à peu à l'herbe européenne que sème le colon. Les
+petits villages se succèdent; une cabane sert de station, le chef de
+gare commande les mouvements et les exécute, pousse les wagons ou
+tourne l'aiguille. Par-ci par-là, de hautes cheminées indiquent la
+présence de manufactures; ce sont des poteries, des moulins, des
+tanneries, des filatures, etc.
+
+Chemin faisant, je lis les journaux des diverses villes d'Otago. Les
+ministres protestants ne sont pas toujours d'accord entre eux, et des
+comptes rendus qu'ils donnent au public, je vois que dans leurs
+réunions ils n'emploient pas toujours les termes parlementaires. Je
+lis aussi une lettre par laquelle le prince de Bismarck, au moyen du
+consul allemand, demande des renseignements sur la congélation de la
+viande, le coût, le résultat, et le prix auquel la viande congelée
+reviendrait en Allemagne; c'est de la sollicitude pour le peuple. Une
+autre lettre du consul allemand de Londres avertit les éleveurs que
+leur habitude d'empaqueter la laine dans le _jute_ nuit à la
+marchandise. Des fibres de jute restent dans la laine et forment des
+taches sur les tissus, après la teinture; il les prie d'aviser, en
+adoptant une autre méthode; c'est de la sollicitude pour les filateurs
+et les tisseurs.
+
+À Mataura, je vois une gracieuse petite ville croissante. Je remarque
+que presque partout les colons ou le gouvernement ont conservé aux
+diverses localités les noms maoris. À 3 heures 1/2 je m'arrête à
+Édendale pour visiter la ferme de la _New-Zealand Loan C{y}_. Cette
+compagnie avait acheté une immense étendue de terre vierge à bas prix;
+une livre l'acre et au dessous. Il la vend maintenant, par parcelles,
+de 6 à 12 livres l'acre. En attendant l'acheteur, elle l'utilise par
+des prairies et des semailles. Près de la gare, je visite la fabrique
+de fromage; 400 vaches remplissent tous les jours 2 énormes caisses de
+lait échauffé à la vapeur, et on en retire environ 700 livres de
+fromage par jour, exporté au prix de 9 pences (18 sous) la livre. À la
+ferme, le _manager_ (directeur) est absent et j'ai de la peine à
+recevoir de son clerc quelques renseignements. Il me dit que son chef
+reçoit 300 livres (7,500 francs), logé et nourri, qu'ils sèment
+principalement l'avoine et des navets pour engraisser les moutons;
+qu'un acre (arpent) donne en moyenne de 60 à 70 boisseaux, vendus à
+deux schellings 1/2, et que presque tous les travaux sont donnés à
+forfait. On paie environ 6 schellings pour labourer une acre de
+terrain; le charron qui répare les machines est logé, nourri, et
+reçoit 40 schellings par semaine.
+
+Le labourage se faisait à la vapeur, mais le charbon est cher (32
+schellings la tonne) et l'avoine bon marché; on est revenu à la
+charrue à chevaux. Il y a en ce moment un millier de têtes de gros
+bétail sur la ferme et de 8 à 10,000 moutons. J'ai demandé bien
+d'autres détails, pour arriver à faire le budget de la dépense et du
+revenu, mais à mes questions le clerc répond un peu embarrassé _I
+don't know_ (je ne sais pas). Or, comme il est impossible qu'un teneur
+de livres ignore ces détails, j'ai vu qu'il y a encore ici des gens ou
+des compagnies méfiants. Aux États-Unis, ces détails sont imprimés
+dans des prospectus répandus à profusion dans les hôtels et dans les
+gares.
+
+Je parcours les champs et suis la manoeuvre des bergers qui poussent
+soit les boeufs, soit les moutons dans de nouveaux paddocks
+(compartiments de prairies). Il est curieux de voir comment leurs
+chiens bien dressés font les trois quarts de la besogne, en aboyant et
+courant sus aux animaux dans la direction marquée.
+
+J'entre dans un _bush_ (fourré) et j'y vois une telle quantité de
+lapins que, sans le chien qui les poursuit et les pousse dans les
+tanières, je crois que j'aurais pu en prendre quelques-uns par la
+queue. Le long du chemin, ils ont tellement percé la terre au-dessous
+des haies vives, qu'elles sont presque démolies. Pour s'en défaire,
+non seulement on les empoisonne, mais on voit souvent de nombreuses
+annonces sous le nom de _rabbits exterminator_, indiquant divers
+engins de destruction à leur adresse. Je remarque que la plupart des
+chemins sont de belles avenues de 20 mètres de large; naturellement la
+chaussée actuelle en occupe à peine les 3/4 vers le milieu et sur le
+reste pousse l'herbe; mais plus tard, lorsque le pays sera plus
+peuplé, on n'aura pas besoin de recourir à l'expropriation pour
+élargir les voies de communication.
+
+À 6 heures je remonte dans le train, et je me trouve avec divers
+_farmers_ (propriétaires cultivateurs) qui parlent de leurs affaires.
+Ils viennent d'amener à Woodland une quantité de moutons. Une nouvelle
+usine à congélation y a été établie, et je vois à ses abords de
+nombreux troupeaux qui attendent leur tour. Malgré la cherté du fret,
+qui, avec le prix de la congélation, revient à 4 pence (0 fr. 40 la
+livre), il reste encore environ 2 pence ou 0 fr. 20 la livre au
+farmer; il s'en réjouit parce qu'il a en sus la peau et le suif, et
+qu'avant cette invention il n'avait que le suif. Les rognons ne
+peuvent se conserver par la congélation, et on les met en boîtes
+suivant l'ancien procédé. À 0 fr. 20 la livre, un mouton donne encore
+souvent 25 fr. au fermier. Ces messieurs se plaignent de la cherté de
+la main-d'oeuvre. Un ouvrier de ferme reçoit 60 l. stg. (1,500 fr.)
+par an, logé et nourri, et travaille le moins qu'il peut. Si son
+voisin lui offre quelques schellings de plus, il change de maître;
+mais ils n'ajoutent pas qu'eux en font précisément autant lorsque la
+main-d'oeuvre abonde. La fameuse loi de l'offre et de la demande a été
+inventée par les économistes anglais, et ce sont eux aussi qui ont
+trouvé la théorie que le travail est une marchandise. Ils sont donc
+malvenus à se plaindre si, lorsqu'elle est rare, elle augmente de
+prix.
+
+Mais nous voici à Invercagill vers 8 heures du soir. À l'église
+catholique on prépare les chants des prochaines fêtes de Noël.
+J'entends l'exécution de la messe de Palestrina habituelle au Vatican
+et à Saint-Pierre. Les voix d'eunuques sont avantageusement remplacées
+par celles de femmes. En Angleterre et en Amérique, cette musique
+classique des basiliques de Rome est la musique ordinaire, et je
+regrette qu'elle ne se généralise pas chez nous; elle a des notes
+admirables qui pénètrent l'âme.
+
+Au presbytère, un bon prêtre irlandais est occupé à écrire un article
+à un journal qui vient d'attaquer la France. Nature ouverte et
+confiante comme le Français, l'Irlandais est bientôt avec lui à son
+aise, nous causons sur les choses du pays et sur celles de l'Europe.
+Ces bons Pères voudraient bien avoir ici une Conférence de
+Saint-Vincent de Paul, mais les pauvres manquent. Ils disent qu'il n'y
+a qu'un seul pauvre en Nouvelle-Zélande et qu'on n'a jamais pu le
+trouver. Je réponds qu'il reste les prisons et les hôpitaux à
+visiter, et les enfants à instruire le dimanche.
+
+Le 7 décembre, de bon matin, je parcours la jeune ville
+d'Invercargill. Elle contient environ 8,000 âmes, y compris les
+faubourgs. Deux grandes avenues de 40 mètres de large se coupent à
+angle droit et s'étendent sur plusieurs milles, les autres rues ont 20
+mètres de largeur. D'après le tracé, la ville peut aisément contenir
+plusieurs centaines de mille âmes. Pour le moment, la plupart des
+carrés destinés aux futures constructions sont des jardins ou des
+prairies, mais plus tard on trouvera la régularité et l'aisance sans
+encourir les fortes dépenses qu'exigent les démolitions et
+rectifications. C'est le système américain, sagement prévoyant.
+
+Les églises, les banques et les hôtels occupent la plus grande partie
+de la ville. Il y a 5 ou 6 banques, 7 à 8 églises, et 15 à 20 hôtels.
+La plupart de ces constructions sont en pierre ou en béton, et c'est
+là de l'économie bien entendue, car la maison de bois, si elle coûte
+moins cher, exige plus d'entretien, une plus forte prime d'assurance,
+dure moins, et est souvent la proie des flammes.
+
+Les montagnes environnantes ont leur cime blanchie de neige. Hier, il
+nous semblait être en Écosse, la pluie, la grêle, le soleil,
+alternaient sans cesse; mais il ne faut pas que je médise trop du
+climat, j'ai trouvé ici les premières cerises.
+
+À l'Athenoeum je vois une belle bibliothèque, une salle de lecture
+pour les hommes, une pour les femmes, et un commencement de musée.
+Les 400 abonnés paient 1 l. stg. (25 fr.) l'an.
+
+Le directeur de la prison veut bien me faire visiter son
+établissement; il occupe le milieu d'une vaste cour entourée de murs.
+Les prisonniers sont d'un côté, les prisonnières de l'autre, avec
+séparation complète. Chaque prisonnier a sa petite cellule pour la
+nuit; le jour il travaille à la chaussée des chemins ou à d'autres
+travaux communaux. Sa santé s'en trouve mieux, la moralité y gagne et
+la caisse municipale aussi. Ce système devrait être adopté partout; le
+mélange des prisonniers finit de gâter ceux qui ne sont pas
+entièrement mauvais; et le prisonnier qui ne travaille pas s'ennuie et
+se déprave.
+
+La paresse est même un appât pour quelques-uns qui se trouvent heureux
+d'être ainsi sans rien faire, nourris aux frais du public. Parmi les
+cellules, j'en remarque une dont les parois sont entièrement
+rembourrées; elle est destinée aux fous. Le directeur me dit qu'il en
+reçoit en moyenne un par semaine. La plupart sont des bergers; ils
+restent des semaines et des mois en face de leurs brebis, sans voir
+personne, ils lisent et relisent livres et journaux, et en perdent
+souvent la raison. L'homme n'est pas fait pour vivre seul! Une autre
+source de folie est l'alcoolisme. Un pays où la vigne pousse peut
+toujours s'en débarrasser en favorisant cette culture. Le jour où
+l'ouvrier aura à tous ses repas sa demi-bouteille de vin à 5 sous, il
+ne sentira plus le besoin de s'enivrer.
+
+À 11 heures je suis à la gare, j'y rencontre 4 Hindous avec leurs
+toges et leurs turbans. Un d'eux, avec une belle toge rouge doublée de
+pelisse, est un respectable vieillard à barbe blanche et à longue
+chevelure: c'est un docteur de Bombay; les autres sont de Lahore en
+Punjab. Ils sont venus visiter le pays, mais ils s'empressent de le
+quitter, ils le trouvent trop froid et lui préfèrent les plaines plus
+chaudes de l'Australie. En ce moment, ils se rendent à l'exposition
+internationale de Calcutta organisée par le gouvernement des Indes
+sous la direction d'un Français, M. Joubert, qui a parfaitement
+réussi.
+
+Dans le train, je retrouve encore la famille de Tasmanie qui revient
+du lac Wakatipu, et rentre chez elle.
+
+La locomotive nous emporte à travers plaines et collines, prairies et
+forêts, et à midi 1/4 nous sommes à Bluff, où le _Manipoori_, steamer
+de 2,000 tonnes, chauffe pour nous passer en Tasmanie. Je m'installe
+dans ma cabine et j'écris ces pages sur la table du _Smoking room_
+(salle à fumer).
+
+À 6 heures du soir le navire lève l'ancre et il passe entre les
+rochers rapprochés qui enserrent la baie, et bientôt après il est dans
+le détroit de Fovean, qui sépare l'île Sud de l'île Stevart. Il n'y a
+qu'environ 300 pêcheurs sur cette île. Le soleil couchant l'illumine
+de ses derniers rayons de feu et je suis longtemps de l'oeil ces côtes
+qui s'éloignent, en repassant dans mon esprit tout ce que j'ai vu. Il
+y a 40 ans, il n'y avait en Nouvelle-Zélande que 100,000 sauvages,
+occupés à se faire la guerre de tribu à tribu; aujourd'hui 517,000
+habitants, dont plus de la moitié nés dans le pays; 165 villes et
+villages, dont quelques-uns avec 30 et 40,000 âmes; le pays sillonné
+de routes et de chemins de fer, avec postes, télégraphe, banques,
+caisses d'épargne, assistance publique et toutes les institutions des
+peuples les plus civilisés. Comment un si grand résultat a-t-il pu
+être obtenu en si peu de temps? Les observateurs ne peuvent se passer
+d'en chercher les raisons. L'Angleterre, instruite par la triste
+expérience du siècle dernier avec l'Amérique du Nord, a laissé à ses
+colonies de l'Océanie la pleine et entière liberté de choisir leur
+constitution. Le peuple qui est arrivé ici était formé en grande
+partie de cadets de vieilles familles anglaises où le respect à
+l'autorité et l'attachement à la religion sont en honneur. La famille
+est fortement constituée et la transmission intégrale du foyer en
+assure la perpétuité. Le pays se gouverne par lui-même, et il est
+capable de ce gouvernement parce que les citoyens ne restent pas
+étrangers à la chose publique. L'autorité est autrement comprise ici
+que dans d'autres vieux pays de l'Europe. Tout en la respectant
+religieusement, les citoyens contrôlent avec rigueur ceux qui en sont
+investis, les dénoncent par la presse, et ceux-ci ne sont pas
+longtemps soufferts dès qu'ils manquent à leur devoir; les abus ne
+sauraient ainsi se prolonger. Peu faiseurs de théories, mais très
+pratiques, les hommes de ces pays nouveaux essaient timidement les
+divers systèmes, les acceptent ou les répudient selon les résultats.
+Il est bien vrai que certaines doctrines subversives commencent à se
+faire jour, et on parle dans certains journaux de nationalisation de
+la terre. Certes, empêcher que la terre ne devienne le monopole de
+compagnies puissantes, ou tombe aux mains de quelques familles, c'est
+juste et légitime; mais aller dans l'extrême opposé serait entrer dans
+la période de souffrance. Heureusement on sait combattre dans ce pays;
+et à peine cette théorie a paru qu'elle a été démolie par la presse,
+les réunions et les associations. Qu'on le veuille ou non, la vie est
+une lutte entre le bien et le mal, et ces pays seuls trouvent une paix
+relative où les bons, comprenant leur devoir, agissent sans relâche
+pour refouler le mal et faire triompher le bien.
+
+Nous avons 930 milles entre Bluff et Hobart en Tasmanie; le navire les
+franchira en trois jours. Aujourd'hui la mer est tranquille et la
+navigation sans accidents. C'est le 8 décembre, grande fête pour les
+catholiques. J'ai pour temple l'Océan et la voûte du ciel!
+
+Je partage ma cabine avec un ingénieur, propriétaire d'une usine à
+gaz, près Dunedin. Il me dit que le charbon de la côte ouest de la
+Nouvelle-Zélande est le meilleur charbon du monde. Une tonne produit
+10,700 pieds cubes de gaz et 1,486 livres de coke; et la force
+éclairante est de 18 bougies par 5 pieds cubes; le prix du gaz en
+Nouvelle-Zélande varie de 10 à 12 schellings les mille pieds cubes.
+
+Le 9 décembre, dimanche, à 10 heures 1/2, la cloche appelle les
+passagers au salon: ils s'y rendent tous, au nombre de 40 environ. Le
+capitaine entonne un chant, puis récite les prières; ensuite il lit le
+chapitre LV d'Isaïe et le chapitre LVI des Actes des apôtres. On
+récite des psaumes et le _Te Deum_, et on finit par un cantique.
+Jeunes et vieux, hommes et femmes sont recueillis et pénétrés du désir
+d'invoquer Dieu, de le remercier et de lui rendre gloire.
+
+La navigation continue paisible; quelques oiseaux voltigent autour du
+navire. Le soir, après le dîner, à 7 heures 1/2, second service en
+tout semblable à celui du matin.
+
+10 décembre.--La nuit a été affreuse, un vent du sud prend le navire
+en travers et le balance horriblement; la plupart des passagers sont
+souffrants. Vers minuit nous espérons arriver à Hobart.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+Tasmanie.
+
+ Le naufrage du _Tasman_. -- Le tremblement de terre des îles de
+ la Sonde et les phénomènes qui en résultent. -- Arrivée à Hobart.
+ -- La ville. -- Les environs. -- Cascade-hill. -- Une brasserie.
+ -- Mgr Murphy et le Père Beechenor. -- Les Soeurs de la
+ Présentation. -- Une tombe française. -- Population catholique.
+ -- Le musée. -- Queen's dominion. -- Le lawn-tennis. -- De Hobart
+ à Lanceston. -- Les fonderies d'étain. -- Les mines de
+ Mount-bischoff. -- Les écoles. -- Un tremblement de terre. -- Le
+ clergé irlandais et les fidèles. -- La _Salvation army_. -- La
+ Tasmanie. -- Situation. -- Histoire. -- Surface. -- Population.
+ -- Climat. -- Constitution. -- Produits. -- Importation. --
+ Exportation. -- Banques. -- Système agraire. -- Immigration. --
+ Bétail. -- Chemin de fer. -- Poste. -- Télégraphe. -- Instruction
+ publique. -- Revenu. -- Dette. -- Les indigènes. -- Épisodes et
+ extinction.
+
+
+Le 10 décembre, vers 6 heures du soir, nous apercevons l'île Maria, et
+nous nous dirigeons vers le cap Pilar. Sur les 8 heures nous laissons
+à gauche l'île _South Bruni_ et entrons dans la _Storm-bay_. Il y a
+quelques jours, le _Tasman_, steamer de la _Tasmanian steam navigation
+Company_, y a coulé à pic, brisé par un rocher: les passagers et les
+matelots se sont sauvés sur les chaloupes.
+
+À 9 heures, le soleil couchant met le ciel en feu; on dirait une
+aurore boréale. Le même phénomène se produit en Australie: les savants
+pensent que c'est encore le résultat du bouleversement occasionné par
+le terrible tremblement de terre qui a eu lieu il y a quelques mois
+dans les îles de la Sonde.
+
+À droite et à gauche, les rochers à pic ont un aspect sévère et
+triste. À 10 heures nous quittons la haute mer pour entrer dans la
+rivière Derwent, et à 11 heures le navire jette l'ancre devant Hobart.
+Il est trop tard pour se rendre à terre, je dors dans ma cabine.
+
+Hobart, capitale de l'île et colonie de Tasmanie, compte environ
+20,000 habitants. Ses rues sont larges et grimpent ou contournent les
+collines. La partie réservée aux affaires a de superbes édifices en
+pierre: le palais de ville, la poste, le musée, et divers
+établissements de banque sont de petits monuments. Les églises sont
+nombreuses et quelques-unes fort jolies.
+
+Une magnifique statue de John Franklin, qui a été gouverneur de la
+colonie en 1840, et qui s'est perdu ensuite à la recherche du pôle
+nord, orne le milieu d'un joli _square_ au centre de la ville. Ce qui
+forme le charme principal, c'est l'éparpillement des _cottages_ sur
+les collines, et les belles forêts d'eucalyptus qui couvrent les monts
+environnants, et surtout le mont Wellington, qui les domine tous.
+
+[Illustration: Tasmanie.--Hobart, capitale de la colonie.]
+
+Hobart est à cette partie de l'hémisphère sud, ce que Nice et Cannes
+sont pour notre vieux continent; les médecins y envoient les malades
+de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, et même des Indes et de
+l'Angleterre. Le climat est tonique et tempéré, la nature riante. Les
+environs sont gracieux et les jardins en fleur; le blé mûrit, le foin
+est coupé, les fèves montrent leurs premières gousses, les cerisiers
+leur fruit rouge, les figuiers, les poiriers, les vignes, les boutons
+de leurs fruits. Décembre correspond au mois de juin de chez nous;
+c'est bien là la végétation de notre mois de juin dans le midi de la
+France. À une lieue de la ville, à _Cascade-hill_, je trouve une
+immense brasserie; le directeur me la fait visiter en m'expliquant les
+diverses opérations dans les nombreux étages où nous montons par
+l'ascenseur. Il me fait goûter la bière: on en fait 300 gallons par
+jour (le gallon est d'environ 4 litres 1/2), et de deux sortes; la
+bière genre allemand, qu'on vend 1 schelling le gallon, et la bière
+anglaise, plus forte, qu'on vend 3 schellings le gallon, ou 8
+schellings les 12 bouteilles. Je poursuis ma course dans les vallons
+et à travers les forêts; les hirondelles courent après l'insecte; un
+gentil petit oiseau à queue rouge ne s'effraie pas du promeneur, le
+torrent murmure à l'ombre des mimosas en fleur; c'est ravissant, je
+m'assieds sur l'herbe et je rêve un instant au bonheur.
+
+À mon retour, je traverse de belles prairies en colline, où paissent
+les vaches, les chevaux et les brebis; je vois de grandes plantations
+de houblon et de framboises; je laisse à gauche une ancienne scierie,
+transformée en hôpital des fous, et je rentre en ville rendre visite à
+l'évêque de Tasmanie.
+
+Mgr Murphy, vénérable vieillard qui a été pendant 25 ans évêque à
+Hyderabad dans l'Hindoustan, m'accueille avec une bonté paternelle, et
+apprenant que je m'occupe d'oeuvres charitables, me dit: Restez ici,
+vous dînerez avec moi, et je vous mettrai en relation avec le P.
+Beechenor, doyen de Lanceston, qui vient d'arriver, il est lui aussi
+homme d'action, et vous vous entendrez facilement. À l'heure le dîner
+est servi. Je suis content de causer en italien avec le bon P.
+Beechenor, élève du collège de _Propaganda fide_, à Rome.
+
+Sur les 115,000 habitants que compte l'île de Tasmanie, 25,000 sont
+catholiques et presque tous: Irlandais: il y en a 5,000 à Hobart: Le
+Père me fait visiter la cathédrale, qu'il a construite pendant qu'il
+était curé ici; c'est un beau et vaste édifice gothique en pierre; la
+voûte est en bois, les tours sont encore à construire. À côté de la
+cathédrale, nous visitons le couvent des Soeurs de la Présentation de
+Cork en Irlande.
+
+La Mère Maria Francesca Xavier Murphy, soeur de l'évêque, les a
+conduites ici, et à l'heure actuelle elles ont 3 écoles à Lanceston, 6
+à Hobart et un grand nombre en d'autres stations de l'île. Une croix
+de marbre blanc dans le petit cimetière des Soeurs, à côté de la
+cathédrale, marque l'endroit où repose la dépouille mortelle de la
+Mère Xavier Murphy. De sa tombe elle encourage encore ses compagnes
+par le souvenir de ses vertus. Le couvent est au centre d'un gracieux
+jardin, les Soeurs y instruisent 25 pensionnaires et 200 externes.
+Elles réunissent les grandes élèves et me prient de leur faire subir
+l'examen de lecture en langue française; le gouverneur, qui doit
+assister à leur grand examen, aime qu'elles aient une bonne
+prononciation. Le P. Beechenor me conduit à l'ancien cimetière
+catholique, au-dessus du palais épiscopal. Aujourd'hui un nouveau
+cimetière hors la ville réunit dans des compartiments séparés les
+morts de toutes les communautés. Au milieu des monuments funéraires,
+le Père me fait remarquer une pierre sur laquelle je lis ces paroles:
+«Expédition autour du monde. Corvettes _l'Astrolabe_ et _la Zélée_. À
+la mémoire de Coupil (Ernest-Auguste), dessinateur; Couteleng
+(Jean-Marie-Antoine), charpentier; Archier (Honoré-Antoine-Étienne),
+2e maître de manoeuvre; Bernard (Pierre-Léon), matelot de 2e classe;
+Baudoin (Jean-Baptiste-Désiré), matelot de 3e classe; Daniel
+(Alexandre), matelot, décédés à Hobart-Town, janvier, février, mars,
+1840. Hommage d'un prince marin comme eux qui a voulu sauver de
+l'oubli les noms de ses compatriotes morts dans l'accomplissement
+d'une mission glorieuse pour la France, septembre 1866. _Finistère_,
+février. 1881.»
+
+Cette inscription, placée sur une table: de bois par le fils du prince
+de Joinville, à son passage ici en 1866, fut renouvelée, sur pierre en
+1881, par les soins du capitaine du navire de guerre _le Finistère_.
+
+Bonne et patriotique pensée, celle de relever aux yeux de la postérité
+l'honneur de ceux qui ont bien servi le pays!
+
+En fait d'écoles de garçons, il n'y a à Hobart qu'une école dirigée
+par deux laïques et fréquentée par 55 élèves. Il serait pourtant utile
+d'aboutir à un petit et grand séminaire pour le recrutement du clergé:
+toutefois, quelques-uns pensent qu'il est encore préférable pour le
+moment d'envoyer le clergé d'Irlande, où il se recrute dans les
+meilleures classes de la société. Il y a 18 prêtres, pour le diocèse
+de Tasmanie. Les Soeurs de la Présentation ont encore en ville un
+orphelinat, avec 35 élèves: la moitié sont pensionnées par le
+gouvernement. Elles apprennent à tenir une maison, et à 18 ans elles
+se placent ou se marient.
+
+[Illustration: Tasmanie.--Forêt d'eucalyptus.]
+
+Dans ma visite au Musée, je remarque une belle collection, d'objets
+ethnographiques appartenant à la race des indigènes de Tasmanie et des
+habitants des diverses autres îles de l'Océanie. Une voiture nous
+conduit à la belle promenade de Queen's-Dominion. Elle contourne une
+colline boisée d'eucalyptus. On voit au loin le _Betlehem-Wall_,
+rocher abrupte en forme de fer à cheval et qu'on prendrait pour le
+fameux roc de Saint-Jeannet, sur le Var. Ici, les jeunes gens jouent
+leur partie de lawn-tennis; plus loin ce sont les hommes puis les
+demoiselles; le plus souvent, jeunes gens et jeunes filles font la
+partie ensemble. Il n'y a pas ici sur ce point la même rigueur que
+dans notre pays, mais la tenue est convenable et digne; le moindre
+badinage inconvenant serait une cause d'exclusion immédiate. Il est
+aussi d'usage dans ce pays que les jeunes gens et les jeunes filles
+avec leurs parents fassent de fréquents pique-nique à la campagne; la
+jeunesse a par là occasion de se voir et de se connaître, et moins que
+chez nous le mariage est une loterie.
+
+La maison du gouverneur ressemble à un château d'Écosse. Vient ensuite
+le jardin botanique, qui étage ses buissons de fleurs sur la rive du
+Derwent; et continuant à contourner la colline, je rentre en ville par
+les faubourgs qui s'étendent au loin.
+
+Ma soirée se passe à lire les journaux du pays et à causer avec un
+Américain, en tournée de placement de marbre du Vermont sur
+l'Atlantique; il en vend partout au prix de 2 dollars 1/2 jusqu'à 40
+dollars le pied cube. Pourquoi les Italiens ne viennent-ils pas placer
+ici leur marbre de Carrare, bien supérieur?
+
+Le lendemain, à 5 heures du matin, j'écris mon journal, et à 8 heures
+je suis à la gare, en route pour Lanceston. La distance est de 133
+milles, et la voie traverse l'île du sud au nord. Les rails sont
+espacés à 3 pieds 1/2; les wagons ont leurs bancs sur les côtés. Nous
+suivons d'abord la rivière Derwent pendant plusieurs milles; ses tours
+et détours multiples sont fort gracieux; de pittoresques presqu'îles
+s'y dessinent sous toutes les formes. Les vertes prairies alternent
+avec les mimosas ou des champs d'églantiers en fleurs. À droite et à
+gauche la double chaîne de montagnes qui traversent l'île laisse voir
+leurs rochers, tantôt à pic, tantôt boisés. Plus loin, nous traversons
+la rivière sur un long pont de bois et nous pénétrons dans la forêt
+d'eucalyptus. Nous contournons des vallons par des courbes serrées,
+grimpons des collines pour les redescendre; nous sommes dans un
+labyrinthe ravissant. Par-ci, par-là, la cabane de quelque pionnier;
+les cantonniers aussi brûlent une partie de la forêt et sèment leur
+blé. Us remplacent la fougère et l'herbe dure indigène par la belle
+herbe européenne que broutent les moutons. Enfin, après un long tunnel
+nous entrons dans une région plus plate; le terrain est encore ondulé,
+les moutons et les boeufs paissent sur les verts mamelons, mais plus
+loin le bassin s'élargit et s'aplatit. Les gares sont des cabanes
+couvertes en lames de bois. Quelques stations portent le nom de
+Jéricho, Jérusalem et autres lieux de Palestine; les villages ont
+parfois à peine quelques maisonnettes à côté de la modeste maison
+d'école en planches. Les amateurs de paysage seraient ici contents.
+Les fermes deviennent plus nombreuses, puis nous apercevons les
+maisons de campagne, qui indiquent l'approche d'une ville; à 1 heure
+3/4 nous sommes à Lanceston, capitale du Nord.
+
+[Illustration: Tasmanie.--Forêt d'eucalyptus à Cora Fine River, sur le
+chemin de fer d'Hobart à Lanceston.]
+
+Elle compte 12,000 habitants: ses rues ont 15 mètres de large et
+s'étendent en plaine sur les bords de la rivière Tamar; les collines
+environnantes sont couvertes d'eucalyptus et parsemées de gracieux
+cottages. Un joli square au centre de la ville est orné d'une belle
+fontaine en bronze; les bébés y jouent à loisir sur la verte pelouse.
+
+[Illustration: Tasmanie.--Ville et Port de Lanceston.]
+
+C'est à Lanceston qu'on fond l'étain des fameux dépôts d'alluvion du
+Mount-Bischoff. Ils furent découverts par le colon James Smith, et une
+compagnie fut formée en 1873 au capital de 60,000 liv. stg. en 12,000
+actions de 5 l. stg. Le tiers des actions a été libéré, les deux
+autres tiers ne sont libérés que d'une l. stg., et pourtant ces
+actions sont maintenant cotées à 60 l. stg. chaque. À la fin décembre
+1882, la quantité d'étain retirée s'élevait à 15,604 tonnes, vendues
+à Londres au prix d'environ 85 l. stg. la tonne. La fonderie que je
+visite à Lanceston comprend plusieurs fours de fonte et divers
+chaudrons de raffinage. Neuf heures suffisent à la fonte du minerai;
+le charbon est tiré de New-Castle (Australie); l'opération du
+raffinage demande 5 heures. On raffine en ce moment environ 250 tonnes
+par mois, et le minerai donne une moyenne de 73% d'étain pur. Plus
+loin, je visite une autre fonderie où les propriétaires de diverses
+mines et dépôts d'alluvion viennent fondre leur minerai moyennant un
+certain prix.
+
+Je voulais voir les mines d'or de Beaconfield, sur le Tamar, à
+quelques lieues de Lanceston. Un petit navire y conduit tous les
+matins, mais le steamer qui va à Melbourne ne s'y arrête pas pour
+prendre les voyageurs, et je ne pouvais retourner à temps pour
+l'atteindre à Lanceston. Je passe donc une partie de la journée à
+rédiger mon journal, et rends visite au P. Gleeson, curé de cette
+ville. Il me conduit aux écoles; les Soeurs instruisent 200 élèves;
+les garçons ont pour maîtres 2 laïques et ne sont que 70. Le bon Père
+m'invite à dîner, et pendant le repas, la maison se met à danser comme
+un navire sur l'eau; c'est un tremblement de terre. Le Père me fait
+remarquer que tout le mortier du plafond a été enlevé pour éviter de
+le recevoir sur le nez. Ces tremblements sont si fréquents que le
+Père, par précaution, dort dans le jardin, sous les planches légères
+d'une petite cabane. Il me raconte qu'il a fait durant la semaine 115
+lieues à cheval pour visiter les nombreuses familles des campagnes,
+entendre les confessions, faire le catéchisme, etc. Le clergé est
+rétribué par les familles et les entoure du plus grand soin; à leur
+tour, les familles tiennent à ce que leur curé aie le nécessaire, et
+il en résulte une union et une solidarité fécondes en bons résultats.
+Voyez, me dit le bon Père, que je ne manque de rien; je suis dans une
+aisance convenable; j'ai mon cheval et ma voiture, et il me reste
+toujours assez pour faire des aumônes.
+
+En rentrant, j'entends une fanfare avec tambour et grosse caisse. Des
+curieux la suivent, et je fais comme eux. On parcourt plusieurs rues
+et on arrive à une grande salle en planches pouvant contenir 2,000
+personnes. Bientôt, elle se remplit et la représentation commence.
+C'est la _Salvation army_ (armée du salut).
+
+Les chefs ont une espèce d'uniforme militaire. On commence par un
+chant rapide dont le refrain revient après chaque couplet:
+
+ _The Lamb, the Lamb, the bleeding Lamb
+ I love the sound of Jesus' name
+ It sets my spirit all in flame
+ Glory to the bleeding Lamb._
+
+ L'Agneau, l'Agneau, l'Agneau sanglant!
+ J'aime le son du nom de Jésus;
+ Il met mon esprit en flamme.
+ Gloire à l'Agneau sanglant!
+
+Le chef récite ensuite le _Pater_ d'un ton solennel, et lit le
+chapitre de l'Évangile de saint Marc relatif à l'aveugle de Jéricho;
+puis il le commente d'une manière fort pratique: «Pécheurs, ouvrez
+les yeux, le Seigneur vous appelle, quittez la voie du mal, rentrez
+dans le chemin des élus; ivrognes, revenez à la tempérance; impudiques
+à la pureté; ennemis, réconciliez-vous; vous êtes faits pour le
+bonheur, le bonheur n'est que dans la vertu.» Pendant qu'il parle, un
+jeune homme crie de temps en temps: _Alleluia!_ probablement pour
+exciter l'attention. Le public commence par rire, puis il écoute et
+s'émeut.
+
+Les chants recommencent:
+
+ _Jesus, the name high over all
+ In hell, or earth, or sky;
+ Angels and men before Thee fall
+ And devils fear and fly._
+
+ Jésus, nom au-dessus de tout,
+ Dans les enfers, sur la terre et au ciel,
+ Les anges et les hommes devant Toi se prosternent,
+ Les démons craignent et s'enfuient.
+
+Un jeune homme bat la mesure en agitant une écharpe; quelques
+chanteurs la marquent avec leurs bras. Vient ensuite la confession
+publique. Un monsieur s'avance et déclare que depuis 25 ans il s'était
+éloigné du bien, lorsque l'armée du salut l'a ramené sur le chemin de
+la vertu. Sa maison était un enfer; il arrivait ivre, battait sa femme
+et ses enfants; maintenant, il a quitté l'ivrognerie, et sa maison a
+retrouvé la paix et la joie des justes: il engage le public à
+s'enrôler dans l'armée du salut. Un vieillard à barbe blanche lui
+succède; il raconte sa misérable existence et sa conversion par
+l'armée du salut; et ainsi de suite plusieurs viennent confesser
+leurs péchés. Arrive aussi le tour des femmes et des jeunes filles;
+elles sont plus timides; quelques-unes hésitent, mais finissent toutes
+par confesser qu'elles étaient malheureuses loin du droit sentier, et
+que l'armée du salut leur a redonné le bonheur en les ramenant à Dieu
+et à sa loi. La jeune femme du chef, vêtue de noir, semble plus
+fortement convaincue. Dans un speech émouvant, elle parle de la
+brièveté de la vie, de l'heure incertaine de la mort; adresse un
+pressant appel à la jeunesse, puis elle entonne un cantique de
+repentir et de componction. Plusieurs s'inscrivent et montent sur
+l'estrade à côté des anciens. Après une quête et la prière du soir,
+l'assemblée se disperse. Le tout présente un ensemble moitié sérieux,
+moitié comique, et on se demande lequel des deux prendra le dessus?
+Plusieurs pensent que cette manière de parodier la prédication ne peut
+que faire tort aux prédicateurs de l'Évangile; d'autres affirment que
+les intentions des adeptes étant droites, il est probable qu'ils sont
+agréables à Dieu. Ils ajoutent que, devant juger l'arbre par le fruit,
+on ne peut le trouver mauvais, puisque les adeptes gardent les
+commandements, et qu'à leur appel bon nombre de pécheurs quittent leur
+mauvaise voie. On pourrait dire ce que Nicodème disait au Conseil des
+anciens: «Laissez-les faire, car leur oeuvre est de Dieu ou des
+hommes; si elle est des hommes, elle s'éteindra d'elle-même sous le
+mépris public.»
+
+Les Apôtres aussi vinrent un jour au Seigneur et lui dirent: «Maître,
+nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en votre nom, et qui
+ne nous suit pas, et nous l'en avons empêché. Mais Jésus leur
+répondit: Ne l'en empêchez point; car il n'y a personne qui fasse un
+miracle en mon nom et qui puisse incontinent mal parler de moi; car,
+qui n'est pas contre vous est pour vous (Marc, IX, 37).»
+
+[Illustration: Tasmanie.--Town Park à Lanceston.]
+
+Je vois par les journaux qu'à la suite de ces prédications un si grand
+nombre de filles perdues sont venues à repentance que l'armée du
+salut, aidée par des dames charitables, a loué à Lanceston une maison
+pour les recevoir et les occuper à un travail utile. Elle en a fait de
+même à Melbourne, où elle a d'abord loué puis acheté deux maisons dans
+les faubourgs pour y recueillir les Madeleines.
+
+En ville je demande à l'hôtel, dans les magasins, aux personnes du
+peuple, ce qu'ils pensent de l'armée du salut: _It is a little funny_
+(c'est un peu burlesque) dit-on généralement, mais il y a du bon. On
+dit des choses justes, et plusieurs en sont frappés et se corrigent.
+
+Je vois partout des gens portant ostensiblement à la boutonnière un
+ruban bleu; c'est la confrérie du _blue ribbon_. Comme les Nazaréens,
+ils prennent l'engagement de ne jamais rien boire de ce qui peut
+enivrer: ils sont déjà plus de 20,000.
+
+Avant de quitter la Tasmanie, il est bon de dire ce qu'a été et ce
+qu'est cette colonie.
+
+L'île de Tasmanie est située entre le 40° 15' et 43° 45' latitude sud;
+et entre le 144° 45' et le 148° 30' longitude est. Elle est séparée de
+l'Australie par le détroit de Bass, large de 120 milles. Le Pacifique
+la baigne à l'Est et l'océan Indien à l'ouest. Tasman, navigateur
+hollandais, qui la découvrit, l'appela d'abord Terre de Van Diémen, du
+nom du gouverneur de Batavia; au XVIIe siècle; plus tard, avec plus de
+justice, elle fut appelée du nom de son inventeur, Tasmania. Sa plus
+grande longueur est de 230 milles et sa plus grande largeur de 190. Sa
+surface est de 24,000 milles carrés, soit 4,000 milles carrés de moins
+que l'Irlande. Elle compte plus de 16,000,000 d'acres ou arpents.
+L'île est montagneuse; quelques pics atteignent jusqu'à 2,000 mètres.
+Elle a plusieurs lacs sur les hauts plateaux d'où coulent ses
+rivières. Les principales sont le Derwent, sur lequel se trouve
+Hobart, la capitale. Son estuaire forme un des plus beaux ports de
+l'hémisphère sud; vient ensuite dans le nord la rivière Tamar, sur
+laquelle se trouve Lanceston; elle a 45 milles de long. Le Davey et
+le Huon dans le sud sont aussi navigables, et dans le détroit de Bass
+seulement, se déversent 16 rivières; 55 îles entourent la Tasmanie et
+font partie de la colonie; elles sont surtout habitées par des métis
+qui vivent de la pêche de la baleine. L'île est divisée en 16 comtés
+et en 32 districts électoraux; elle a 21 municipalités élues.
+
+[Illustration: Tasmanie.--Fougères arborescentes.]
+
+Le climat est très sain, la mortalité n'est que de 14 par 1,000. La
+moyenne barométrique de ces trente-cinq dernières années a été de
+29,821 et la moyenne thermométrique de 55,41 Farenheit; la moyenne des
+jours de pluie 12, et la moyenne d'eau 2 pouces. Les vents dominants
+sont le nord-est et le sud-ouest, avec une force moyenne de 64 liv.
+par pied carré. L'hiver, la neige couvre ordinairement ses montagnes.
+
+La colonie de Tasmanie, comme celle de la Nouvelle-Galle du sud et du
+Queensland, a commencé par les convicts. Les premiers criminels y
+arrivèrent de Sydney en 1803 avec le capitaine Bowen, qui s'établit à
+Risdon, sur le Derwent, un peu au-dessus du lieu où s'élève
+aujourd'hui la ville de Hobart. La population, au 31 décembre 1882,
+comptait 122,500 habitants, sur lesquels 64% savent lire et écrire, et
+8% lire seulement.
+
+Le gouvernement est constitutionnel. Un gouverneur, nommé par la
+reine, reçoit de la colonie 3,500. l. stg. l'an, plus 1,000 l. stg.
+pour frais de représentation. Le Conseil exécutif comprend les
+ministres de la Couronne, passés et présents: ils ont le titre
+d'_honourable_. Le cabinet comprend quatre ministres salariés; les
+deux chambres sont électives; elles s'appellent le Conseil législatif
+et l'Assemblée. Le Conseil législatif est composé de 16 membres, qui
+sont élus pour 6 ans; ils doivent être nationaux ou naturalisés, et
+avoir 30 ans d'âge. Les électeurs du Conseil législatif doivent être
+nationaux ou naturalisés, avoir 21 ans, et posséder une propriété d'un
+revenu de 750 fr. l'an, ou payer un loyer de 5,000 fr. pendant au
+moins cinq ans. Sont aussi électeurs les avocats, avoués, médecins,
+officiers de terre et de mer en retraite, et les ministres du culte en
+fonction.
+
+L'Assemblée est composée de 32 membres, élus pour cinq ans; ils
+doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés. Les électeurs de
+l'Assemblée doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés,
+posséder une propriété de la valeur de 1,250 fr. ou occuper une
+maison rapportant 175 fr. l'an, ou payer un loyer 175 fr. l'an, ou
+gagner un salaire de 2,000 fr. l'an qui ne soit pas payé par semaine,
+ou avoir une profession libérale ou être officier de l'armée ou de la
+marine en retraite.
+
+Les électeurs inscrits pour le Conseil législatif sont au nombre de
+3,380; ceux inscrits pour l'Assemblée sont 16,420.
+
+Les principaux produits sont l'étain, l'or, la laine, le blé,
+l'avoine, l'orge, les pommes de terre, les bois de construction, le
+houblon, les fruits et conserves de fruits, l'huile de baleine, etc.
+
+L'étain et l'or exportés dans les cinq dernières années atteignent
+2,278,625 l. stg., et la laine 2,449,921 l. stg. L'extension que prend
+l'industrie minière, où les ouvriers sont payés 10 à 12 schellings par
+jour, a fait un peu délaisser l'agriculture. Néanmoins, elle fournit
+encore aux besoins de la colonie, et a exporté l'an dernier pour
+23,726 l. stg. Le bois de construction exporté en 1881 atteint la
+valeur de 56,605 l. stg; 668,846 livres de houblon ont été récoltées
+en 1881, et on en a exporté pour 23,663 l. stg. Les conserves de
+fruits exportées en 1881 atteignent la valeur de 194,566 l. stg. Dans
+la même année, dix navires, occupés à la pêche de la baleine, ont
+rapporté 316 tonnes d'huile, évaluées à 22,120 l. stg. La Tasmanie
+possède aussi du charbon, du _shale_ ou charbon à pétrole, des pierres
+de construction, des ardoises, des marbres, de la terre glaise, du
+fer, du sable à verre, du plomb argentifère. L'industrie comprend des
+brasseries, des briqueteries, fabriques de souliers, pulvérisation des
+os, fabriques de chandelles, de savons, de voitures, d'habits, de
+fromages, tanneries, teintureries, chapelleries, poteries, scieries,
+imprimeries, fonderies, filatures de laine. Le gouvernement donne des
+prix pour l'encouragement et la diffusion de l'industrie.
+L'importation pour 1881 a atteint 1,431,444 l. stg., et l'exportation
+1,555,576 l. stg. Dans la même année, 694 navires, avec un tonnage de
+192,024 tonnes, sont entrés dans les ports de la Tasmanie.
+
+Il y a 5 banques dans la colonie. Le revenu de la propriété urbaine et
+rurale est estimé à 714,112 l. stg.; l'accroissement annuel est
+d'environ 19%.
+
+Pour utiliser les terres de la Couronne, on a adopté le système de
+sélection. Chaque sélecteur peut choisir 320 acres de terre au prix de
+1 l. stg. l'acre, payable en 14 ans. S'il se libère d'avance, on lui
+tient compte de l'intérêt à 5% l'an. Le sélecteur est tenu d'occuper
+la terre personnellement ou par représentant jusqu'à complet paiement.
+
+Le gouvernement favorise l'immigration de plusieurs manières. Chaque
+résident en Tasmanie a le droit de désigner tous les ans 20 adultes
+qu'il désire amener dans la colonie en payant le prix du passage fixé
+à 125 fr. pour chaque homme, à 75 fr. pour chaque femme, et à 150 fr.
+pour chaque couple marié. Ces immigrants doivent être sains de corps
+et d'esprit, ne pas dépasser 40 ans, ou 45 s'ils sont mariés, et
+appartenir aux classes d'agriculteurs, ouvriers ou domestiques. Les
+enfants accompagnant leurs parents, et au-dessous de 3 ans, ne paient
+aucun droit de passage. Ceux entre 3 et 12 paient moitié prix;
+au-dessus de 12 ans ils paient comme les adultes. Ces immigrants
+doivent être examinés et approuvés par l'agent d'immigration à
+Londres.
+
+L'immigrant ainsi importé s'oblige à rester 4 ans au moins dans la
+colonie, et s'il quitte avant, il doit payer au bureau d'immigration
+le 1/4, la 1/2, le 1/3, ou tout le prix de passage, fixé à 18 l. stg.,
+selon qu'il quitte la 1re, 2e, 3e ou 4e année.
+
+Les immigrants qui arrivent à leurs frais ont droit de demander une
+surface de terre de la valeur de 18 l. stg. pour chaque personne
+au-dessus de 15 ans, et de la valeur de 9 l. stg. pour chaque enfant.
+
+Tout immigrant venu en 1re ou 2e classe a droit de choisir
+gratuitement dans l'année 30 acres de terre pour lui, 20 pour sa
+femme, et 10 pour chaque enfant. Après 5 ans de séjour, l'immigrant
+reçoit le titre de propriété, et, s'il meurt avant, son droit passe
+aux héritiers, pourvu que sur la terre on ait fait des améliorations
+correspondant à 1 l. stg. par acre.
+
+En 1882, il y avait en Tasmanie 28,000 chevaux, 130,000 boeufs,
+2,000,000 de moutons, 2,000 chèvres, 50,000 porcs, 5 mules et 8 ânes.
+Les mérinos de Tasmanie sont fort renommés; quelques-uns de ces
+béliers se vendent jusqu'à 600 guinées, plus de 15,000 fr. La Tasmanie
+est reliée à l'Australie par un câble sous-marin. Plusieurs steamers
+vont chaque semaine d'une île à l'autre, et de Tasmanie en
+Nouvelle-Zélande. Le réseau de chemin de fer continue à s'étendre. On
+dépense tous les ans de fortes sommes pour multiplier les routes. La
+poste et le télégraphe unissent au centre les plus petites localités.
+
+L'instruction est obligatoire; les parents sont obligés d'envoyer les
+enfants à l'école sous peine de 50 fr. d'amende, à moins qu'ils ne
+soient malades, empêchés, ou instruits chez eux. L'enseignement des
+écoles publiques est _unsectarian_, c'est-à-dire qu'on ne donne aucun
+enseignement religieux. Les catholiques, tout en payant la
+contribution afférente à l'enseignement, ont leurs écoles privées, où
+leurs enfants reçoivent aussi renseignement religieux.
+
+Le revenu de la colonie pour 1884 est estimé à 572,378 l. stg., et
+provient en grande partie des droits de douane. La dépense est estimée
+à 503,531 l. stg. La dette publique est de 2,391,500 l. stg., soit 18
+l. stg. 1/2 par tête d'habitant.
+
+Les naturels de l'île sont complètement éteints. La dernière indigène,
+Lalla Rookh, est morte il y a 3 ans. Il est bon de mentionner ici leur
+triste histoire. Après Tasman, l'île fut visitée le 4 mars 1772 par le
+Français Marion de Fresnes. Il fut reçu à coup de pierres et de
+lances, et une décharge des matelots tua plusieurs sauvages. Le
+capitaine Cook la visita en 1777, et y laissa des porcs, des vignes,
+des oranges, des pommes, des prunes, des oignons et des pommes de
+terre. Cook donne la description de leurs femmes nues et tatouées,
+avec leurs têtes rasées, vivant comme des bêtes.
+
+Le capitaine Flinders, en 1798, fut aussi mal reçu, mais le capitaine
+de Surville, qui aborda à _Doubtless-bay_, eut de la nourriture et de
+l'eau.
+
+L'introduction des criminels rendit la condition des indigènes encore
+plus misérable. Les évadés s'étaient formés en troupes de vrais,
+bandits, connus sous le nom de _bushrangers_, pillant et massacrant
+aussi bien les blancs que les noirs. Les indigènes prirent en haine
+les blancs, et ne pouvant leur résister ouvertement, les prenaient en
+détail en embuscade.
+
+Le gouverneur faisait des proclamations qui ne servaient à rien, car
+les noirs ne savaient pas lire. Il prit alors le parti de les exhiber
+en peinture. On y voyait des noirs tuant des blancs à coup de lance et
+les pendant aux arbres; puis des femmes blanches donnant leurs soins à
+des enfants noirs. Ceci ne produisit guère plus d'effet. Les
+_bushrangers_ commettaient des crimes horribles, et les noirs, sous la
+conduite de deux des leurs, Jack et Mosquito, prenaient leur revanche
+sur tout ce qu'ils trouvaient de blancs, sans épargner femmes et
+enfants. Des soldats furent envoyés à leur poursuite; ils surprirent
+une réunion de noirs durant la nuit et en tuèrent un grand nombre. Un
+soldat prit un enfant et dit: Si tu n'es pas méchant maintenant, tu le
+seras un jour. Et il lui brisa la tête contre un arbre. La lutte
+devint féroce. Jack et Mosquito furent pris couverts de blessures et
+pendus. Mais la guerre ne finit point pour cela: 3,000 blancs
+partirent en campagne et étaient arrivés à cerner les noirs, lorsqu'un
+individu se mit à crier: Voilà, voilà du bruit dans ce buisson, feu!
+feu! On se rassemble, on fait feu, et on s'aperçoit qu'on a tué une
+pauvre vache qui paissait paisiblement. Pendant ce temps les noirs
+purent s'enfuir en masse, et les choses étaient à recommencer. Alors,
+un nommé Robinson, mécanicien, demanda l'autorisation d'aller sans
+armes auprès des noirs pour les engager à faire la paix. On se moqua
+de lui, mais on le laissa aller. Ceci se passait en 1830. Les pauvres
+noirs se mouraient de faim, car leurs plantations étaient dévastées.
+
+Il prit avec lui deux noirs, visita les tribus de quelques îles, et
+obtint leur acquiescement. Il retourna en Tasmanie, vit les tribus les
+unes après les autres, faillit plusieurs fois être tué; mais il fut
+toujours préservé. Lorsqu'il arriva à la dernière tribu, la plus
+féroce, il était accompagné de deux blancs et de quelques noirs. À
+leur approche, 150 chiens donnent l'éveil, la tribu est sur pied et en
+armes; Montpeliata, leur chef, lève sa lance longue de 6 pieds, les
+femmes portent aussi des paquets de lances. Robinson s'arrête et
+attend son sort. Son compagnon lui dit: Je pense que nous serons
+bientôt dans la résurrection,--je le crois aussi, fut sa réponse.
+
+Les guerriers s'avancent et Montpeliata crie aux étrangers: Qui
+êtes-vous?--Nous sommes des amis. Où sont vos armes?--Nous n'en avons
+point. Le sauvage se ravise et dit: Où sont vos piccaninnies (vos
+pistolets)?--Nous n'en avons point. À ce moment, se fit une pause
+solennelle; un mot du chef et les guerriers allaient se jeter sur les
+étrangers et les transpercer. Quelques-uns des leurs le comprennent et
+s'enfuient.--Revenez ici, crie Montpeliata. Ce fut le premier rayon
+d'espoir. Les femmes à leur tour se mettent à jaser et le chef se
+dirige vers elles. Une consultation s'en suit, et les femmes lèvent
+trois fois les mains en l'air poussant le cri de paix. Les lances
+tombent, on se tend les mains, on s'embrasse. Robinson retourne à
+Hobart, on le fête, on le proclame pacificateur et libérateur de la
+colonie. Il avait obtenu, en effet, par la force morale, ce que les
+armes n'avaient pu obtenir.
+
+Les noirs furent transportés à l'île Flinders par les soins du
+gouvernement. Cette île a 40 milles de long sur 18 de large. Les
+transportés reçurent toutes sortes d'attentions et tout le nécessaire
+à la vie: ils avaient leurs huttes, leurs jardins, leurs
+missionnaires, leurs juges. Néanmoins ils s'éteignaient rapidement et
+mouraient de nostalgie; ils voyaient de loin leur pays et soupiraient
+après le retour. Ils furent bientôt réduits à 50 personnes: 22 femmes,
+12 hommes et 16 enfants; et on les transporta à _Oyster cove_, près de
+Hobart; mais là encore ils occupaient l'ancien local des convicts, ce
+qui était bien fait pour rappeler leur captivité. M. Clarke, un de
+leurs catéchistes, s'était fait leur père. Après sa mort, la
+tristesse saisit encore plus les malheureux survivants. En 1854, ils
+n'étaient plus que 3 hommes, 11 femmes et 2 enfants. On leur laissait
+donner des alcools et des liqueurs; c'était leur poison. Une de ces
+malheureuses se plaignait en ces termes: «À l'île Flinders, nous
+avions des amis; nous n'en avons plus ici; là, on prenait soin de
+nous, ici on nous jette à l'écume de la société (faisant allusion aux
+convicts). Il serait mieux que quelqu'un vienne nous lire et prier
+avec nous; par contre, nous sommes tentés de boire et personne ne
+s'occupe de nous.»
+
+[Illustration: Tasmanie.--Port Arthur.--Ancienne prison des convicts.]
+
+Bientôt il ne resta plus que deux survivants: le roi Billy et sa
+femme. Celui-ci était un habile pêcheur de baleines, mais lorsqu'il
+recevait sa paie, il s'empressait de s'enivrer. Il mourut à la fin du
+choléra en 1869. La dernière survivante, Truganina ou Lalla Rookh, fut
+recueillie par Mme Dandridge. Elle racontait souvent les épisodes
+tragiques des dernières guerres, et comment elle avait vu périr toute
+sa race. Elle mourut elle-même à la fin, il y a 3 ans. Triste
+histoire, qui est en train de se reproduire pour toutes les races de
+l'Océanie!
+
+14 décembre.--À 5 heures du matin je rédige mon journal, et à 10
+heures je suis sur le _Flinders_, navire de la _Tasmanian C{y}_, qui
+doit me transporter à Melbourne. Les cabines sont au complet. Le
+steamer quitte lentement et avec précaution le quai où il était
+amarré; la rivière forme bientôt un détour dangereux. Nous descendons
+le fleuve dans ses tours et détours parsemés d'îles gracieuses. La
+contrée est tantôt en plaine, tantôt accidentée, tantôt couverte de
+gazon, tantôt boisée d'eucalyptus. Vers 2 heures nous apercevons à
+gauche la cheminée fumante des mines de quartz aurifère de
+Beaconfield; puis la rivière s'élargit, et à son embouchure un
+promontoire me rappelle celui d'Antibes.
+
+À 2 heures nous sommes en pleine mer, elle est fort houleuse; tous les
+passagers sont malades et gardent le lit. La tempête dure toute la
+nuit, mais le matin de bonne heure nous apercevons la grande terre:
+c'est l'Australie!
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+Australie.
+
+ L'Australie. -- Situation. -- Surface. -- Histoire. -- Les
+ convicts. -- Les explorateurs. -- Les chemins de fer. -- Le
+ télégraphe. -- Les banques. -- Journaux. -- Gouvernement. --
+ Population. -- Conformation. -- Géologie. -- Minéraux. -- Faune.
+ -- Bétail. -- Produits. -- Exportation. -- Importation. --
+ Agriculture. -- Religion. -- Instruction publique. -- Armée. --
+ Marine. -- Navigation. -- Revenu. -- Dépense. -- Les indigènes.
+ -- Races, origine, croyances, moeurs et usages.
+
+
+On comprend sous le nom d'Australasie, l'Australie, la
+Nouvelle-Zélande, la Tasmanie et les îles adjacentes. Nous avons fait
+connaître la Nouvelle-Zélande et la Tasmanie. Nous allons parler de
+l'Australie. Elle est la plus vaste des îles du globe. Sa plus grande
+longueur est de 2,400 milles, sa plus grande largeur de 1,971 milles.
+
+L'étendue de ses côtes est de 7,750 milles; sa surface de 3,000,000 de
+milles carrés, soit environ 2,000,000,000 d'arpents. Elle est 26 fois
+aussi vaste que la Grande Bretagne et l'Irlande, presque 6 fois aussi
+grande que l'Hindoustan, et de 1/5 seulement plus petite que l'Europe.
+
+Elle est située au sud-est de l'Asie, entre le 10° 39' et 39° 11'-1/2
+latitude sud; et entre les méridiens 113° 5' et 153° 16' longitude est
+de Greenwich. Elle est baignée au nord par les eaux du détroit de
+Torres qui la sépare de la Nouvelle-Guinée, par l'océan Indien et les
+eaux du golfe de Carpentaria, et la mer d'Arafura. Au sud, elle
+confine au détroit de Bassus qui la sépare de la Tasmanie, et à
+l'océan Pacifique sud; à l'est, elle est baignée par l'océan
+Pacifique, et à l'ouest par l'océan Indien.
+
+En jetant les yeux sur la carte, on voit qu'on peut la diviser en 3
+parties: l'Est, qui comprend les 3 colonies de Victoria,
+Nouvelle-Galle du Sud et Queensland; le centre, qui comprend la
+colonie du Sud-Australie et son territoire du nord; l'Ouest, qui
+comprend la colonie de l'Australie-Ouest. Si on divise le sol en 100
+parties égales, Victoria en comprend 3, la Nouvelle-Galle du Sud 10,
+Queensland 23, l'Australie du Sud 30 et l'Australie Ouest 34. La
+distance qui sépare l'Australie de la France est d'environ 11,000
+milles (le mille marin est de 1,852 mètres).
+
+L'Australie fut d'abord visitée au XVIe siècle par les Portugais, qui
+l'appelèrent _Java la Grande_; des cartes manuscrites en langue
+portugaise, portant la date de 1531 et 1542, en font foi. En 1606, le
+Portugais Fernand de Quiros l'aperçut et l'appela Terra Australia, et
+dans la même année, Louis Vaez de Torres, qui faisait partie de la
+même expédition, passe par le détroit qui porte son nom. Vinrent
+ensuite les Hollandais qui l'appelèrent Nouvelle-Hollande. En 1770, le
+capitaine Cook à son tour y aborda et en prit possession en hissant le
+pavillon anglais.
+
+Le premier établissement fut formé à Botany-Bay dans la Nouvelle-Galle
+du Sud en 1788. En 1803, le lieutenant Bowen amena des convicts de
+Sydney en Tasmanie. En 1825, on forma à _Moreton-Bay_ un autre
+établissement qui devint en 1859 la colonie de Queensland. En 1829, on
+commença un établissement nouveau à Swan-River (Australie Ouest) qui
+fut colonie pénitentiaire de 1851 à 1868.
+
+Victoria ou Port Philipp fut colonisé par les Tasmaniens en 1835, et
+déclaré colonie indépendante en 1851. On y avait essayé une colonie
+pénitentiaire dès 1803. L'Australie du Sud fut colonisée par des
+émigrants anglais en 1836.
+
+Depuis le comte Philipp en 1788, jusqu'à Frank Hanu en 1881, de
+nombreux explorateurs ont parcouru le pays dans tous les sens, et
+plusieurs ont péri victimes de leur patriotisme. Parmi les plus
+célèbres, on cite: le capitaine Barker, sir George Grey, Ludwig
+Leichhardt, qui dans la seconde expédition ne revint plus; Sir Thomas
+Mitchell, Kennedy, Gregory, Stuart et Burke. Ce dernier, en 1860,
+partit de Melbourne et réussit à atteindre le golfe de Carpentaria,
+après avoir traversé toute l'île. À son retour à Cooper Creek, dont il
+avait fait son lieu de ravitaillement, il trouva que ses compagnons
+avaient quitté la place 7 heures avant, en emportant les provisions.
+Il mourut de faim, lui et ceux qui l'accompagnaient, à l'exception de
+King, qui fut trouvé exténué, vivant de racines avec les sauvages.
+
+Les nombreuses expéditions qui furent envoyées à la recherche de Burke
+aidèrent beaucoup à la découverte du pays.
+
+En 1862, Stuart traversa l'île du nord au sud, depuis Adélaïde
+jusqu'au golfe de Van Diémen. Quelque temps après le gouvernement de
+l'Australie du Sud établit sur cette route une ligne télégraphique de
+2,000 milles. Elle se soude à Port Darwin au câble qui passe par Java,
+et se rallie aux Indes. De divers points de cette ligne télégraphique,
+à différentes époques, d'autres explorateurs s'acheminèrent vers
+l'ouest, traversant à des latitudes différentes toute l'Australie
+Ouest. D'après leur récit, un désert pierreux s'étendrait au centre,
+entre l'Australie Ouest et l'Australie Sud; ils ont aussi rencontré
+des lacs nombreux. Le reste est du bon terrain, propre à la culture et
+à l'élevage. Le gouvernement de l'Australie du Sud construit en ce
+moment un chemin de fer, le long du télégraphe, entre Adélaïde et Port
+Darwin; les travaux se poursuivent des deux côtés, et dans quelques
+années, la locomotive traversera la grande île, non seulement du sud
+au nord, mais en plusieurs autres directions. En 1881, le gouvernement
+de Queensland a fait étudier une ligne qui irait de Roma au centre de
+la colonie, jusqu'au golfe de Carpentaria. Les explorateurs purent
+conduire avec eux un petit char. Une grande discussion agite en ce
+moment la colonie. Des compagnies proposent d'exécuter ces lignes de
+railway, moyennant la cession d'une quantité de terres, d'après le
+système américain, mais la population ne veut pas que les railways
+servent à enrichir quelques compagnies, et insiste pour que
+l'opération soit faite directement par la colonie.
+
+Melbourne, capitale de Victoria, est déjà reliée par un railway à
+Sydney, capitale de la Nouvelle-Galle du Sud, et le sera bientôt à
+Adélaïde, capitale de l'Australie du Sud. Sydney sera aussi, sous peu
+de temps, reliée à Brisbane, capitale du Queensland, et de nombreux
+tronçons ont déjà franchi les montagnes Bleues et s'avancent de toutes
+parts vers l'intérieur. Les lignes ouvertes atteignent déjà environ
+10,000 kilomètres. Plus de 60,000 kilomètres de lignes télégraphiques
+servent aux communications; 22 banques, entre capital et dépôts,
+opèrent sur une somme de cent millions de livres sterling, soit 2
+milliards 1/2 de francs. La presse compte 640 journaux.
+
+En fait de gouvernement, chaque colonie est indépendante. Elle a à sa
+tête un gouverneur nommé par la Reine et payé par la colonie. Suivant
+le système des gouvernements constitutionnels, le pouvoir est exercé
+par le conseil des ministres; ceux-ci doivent avoir la confiance des
+Chambres. Les deux Chambres, appelées Conseil législatif et Assemblée,
+sont toutes deux élues dans quelques colonies. Dans d'autres,
+l'Assemblée seule est élue et les membres du Conseil législatif sont
+nommés par le gouverneur; celui-ci a le droit de dissoudre l'Assemblée
+et d'opposer son _veto_, au nom de la Reine, aux lois qui ne lui
+sembleraient pas conformes à la justice ou à l'utilité publique.
+
+La population, qui était de 1,000 personnes à Botany-Bay en 1788,
+atteint aujourd'hui près de 3,000,000. Le plus grand nombre sont
+d'origine anglaise et irlandaise; viennent ensuite les Allemands, et
+environ 40,000 Chinois. Les naissances dépassent de deux tiers le
+montant des décès. Elles atteignent une moyenne de 36 par 1,000
+pendant qu'elles ne sont que 35 par 1,000 en Angleterre. Les décès
+sont de 14 par 1,000 pendant qu'ils sont de 22 par 1,000 en
+Angleterre. Les mariages atteignent le chiffre de 7 par 1,000. L'excès
+des immigrants sur les émigrants est d'une moyenne annuelle de 20,000.
+
+Le climat est tempéré dans le sud, chaud vers le nord. Le manque de
+hautes montagnes et de grandes rivières rend le pays sujet à des
+sécheresses qui occasionnent parfois de grandes pertes de bétail.
+
+Quant à la conformation et à la géologie, l'Australie est un immense
+plateau élevé à 2,000 pieds environ sur le niveau de la mer vers
+l'est, et de 1,000 pieds vers l'ouest, avec une bande de terrain plat
+entre ce plateau et la mer. Vers le sud-est, il y a une surélévation
+qui constitue les Alpes australiennes, dont les pics les plus élevés
+atteignent 2,300 mètres ou 7,000 pieds. Les rivières qui partent de
+ces montagnes convergent généralement à l'ouest, où le plateau est
+moins haut. Vers l'intérieur, les eaux pluviales se ramassent dans des
+lacs généralement salés; là le sol est un composé de désagrégations
+granitiques qui forment un désert sablonneux. La bande de terre plate
+entre la mer et les plateaux est généralement granitique. Le granit
+forme aussi la base des Alpes australiennes.
+
+Dans certains endroits, le granit est remplacé par des stratifications
+paloezoïques, la plupart en forme de schiste et presque verticales.
+Vers l'est et le sud, dans la bande de terre plate, on trouve des
+bassins de charbon, gisant sur les rocs plus anciens granitiques et
+paloezoïques. Sur le bord de cette bande de terre, on voit
+généralement une pierre sablonneuse en stratifications obliques. Dans
+l'intérieur, les laves volcaniques tertiaires, les sables, les marnes,
+sont communes et bien fournies de fossiles.
+
+Vers le sud, la terre est formée de roches tertiaires représentant
+tous les dépôts européens depuis l'éocène.
+
+Dans le granit australien, on trouve des veines riches en minerai, et
+spécialement en or. On rencontre aussi l'étain emporté et lavé par
+l'eau dans les dissolutions de granit. Dans le _Sud-Australie_, on
+trouve de riches veines de sulphide de cuivre dans des rocs qui sont,
+probablement de l'âge cambrian. On ne remarque en Australie aucune
+trace indiquant qu'elle ait participé à l'âge de glace; on pense
+généralement qu'elle est de formation récente et qu'elle est sortie de
+l'Océan à la suite de bouleversements volcaniques. Des fossiles
+d'animaux, on conjecture que le climat a dû être anciennement plus
+chaud.
+
+Pour la faune, l'Australie présente la spécialité des marsupiaux, dont
+le kanguroo et l'opossum sont les principales variétés parmi les cent
+dix connues. Il y a aussi 24 espèces de chauves-souris, un chien
+sauvage, 30 espèces de rats et souris, et une grande variété de
+baleines, de phoques et de marsouins. Les marsupiaux, qui sont les
+plus anciens mammifères, ont laissé des fossiles qui prouvent qu'ils
+ont atteint anciennement jusqu'à la grosseur du rhinocéros. Il y a
+630 espèces d'oiseaux, dont le plus grand est l'Ému ou autruche
+australienne. Plusieurs, comme l'oiseau à lyre, le dindon des forêts
+et divers perroquets, sont spéciaux à l'Australie. On compte plus de
+60 espèces de serpents, la plupart venimeux.
+
+Cent quarante espèces de lézards, parmi lesquels l'iguana atteint de
+vastes proportions. Les insectes de toute qualité sont nombreux, mais
+spécialement les moustiques.
+
+En fait de produits, l'Australie abonde en minerais d'or, de cuivre,
+d'étain et autres métaux. L'or a été d'abord découvert en mai 1851 en
+Nouvelle-Galle du Sud, puis en Victoria, en Queensland et dans les
+autres colonies. On calcule que les mines d'or d'Australie ont déjà
+produit plus de 70 millions d'onces, évalués à environ 277 millions de
+livres sterling, presque 7 milliards de francs. Dans ce chiffre, la
+colonie de Victoria entre pour 2/3.
+
+On trouve aussi le charbon en grande quantité au-delà des montagnes
+Bleues et à Newcastle (New South Wales). On en découvre beaucoup en
+Queensland. Dans ces deux colonies, il y a aussi de grandes quantités
+d'étain.
+
+La laine forme le produit principal de l'Australie; elle est la
+meilleure connue. Il y avait plus de 60,000,000 de moutons dans le
+pays en 1882, sans compter les 2,000,000 de la Tasmanie et les
+13,000,000 de la Nouvelle-Zélande. Il y avait en outre plus d'un
+million de chevaux sans compter les 25,000 de Tasmanie et les 180,000
+de la Nouvelle-Zélande. Les bêtes bovines atteignaient le chiffre de
+7 millions 1/2 et dépassaient 122,000 en Tasmanie et 700,000 en
+Nouvelle-Zélande.
+
+Le nombre des porcs atteignait 500,000 et était d'environ 50,000 en
+Tasmanie et 200,000 en Nouvelle-Zélande.
+
+On exporte beaucoup de suif, des peaux, de la viande congelée ou
+conservée en boîtes, de blé, de coton, de tabac, de sucre et de vin.
+
+L'exportation pour 1882 atteint environ 43,000,000 de l. stg., plus de
+1 milliard de francs. L'importation s'élève à la même date à environ
+54,000,000 de l. stg. pour la seule Australie.
+
+L'agriculture se développe aussi tous les jours. En 1881, il y avait
+environ 7 millions d'arpents de terre cultivée, dont la moitié à peu
+près en blé, donnant 31 millions 1/2 de boisseaux. Environ 400,000
+acres ou arpents donnaient 10 millions de boisseaux d'avoine; 152,000
+acres en orge produisaient environ 3,000,000 de boisseaux; 174,000
+acres en maïs produisaient environ 6,000,000 de boisseaux; 38,000
+acres d'autres céréales diverses donnaient 615,000 boisseaux; 109,000
+acres de pommes de terre produisaient 355,000 tonnes; 770,000 acres en
+foin donnaient 887,000 tonnes; 15,000 acres en vignes donnaient
+1,654,000 gallons de vin (le gallon équivaut à environ 4 litres 1/2).
+Il y avait eu en plus 598,000 acres semées en herbe, et 1,237,000
+acres en produits divers. Le blé donnait une moyenne de 9 boisseaux
+1/2 l'acre, l'avoine 26, l'orge 19, le maïs 34, les pommes de terre 3
+tonnes 1/2, le foin 1 tonne 1/6.
+
+La quantité de terre de la Couronne aliénée jusqu'en 1880 dépassait
+80,000,000 d'acres ou arpents. Le prix varie de colonie à colonie; la
+moyenne atteint presque 1 l. stg. La terre restant disponible
+comprenait environ 2 milliards d'arpents.
+
+Sous le rapport religieux, les 2/3 de la population sont protestants.
+Parmi eux, les plus nombreux sont les épiscopaliens, qui ont 12
+diocèses; puis viennent les presbytériens, les wesleyens méthodistes,
+les congrégationnalistes, les luthériens et protestants allemands, les
+baptistes, les juifs, les méthodistes primitifs, les bibliques,
+l'Église du Christ, les unitariens, les presbytériens libres, etc. Les
+catholiques romains forment environ le 1/3 de la population; ils sont
+gouvernés par 2 archevêques: Sydney, et Melbourne, et par 11 évêques,
+siégeant dans les villes ci-après: Adélaïde, Armidale, Ballarat,
+Bathurst, Brisbane, Queensland nord, Goulbourn, Maitland, Perth, Port
+Victoria, et Sandhurst. Il y a aussi quelques mahométans, des
+confuciens et des payens. Les églises et les chapelles sont partout
+fort nombreuses, chaque congrégation voulant avoir la sienne.
+L'instruction religieuse ayant été bannie de l'enseignement officiel,
+on y supplée au moyen de nombreuses écoles dominicales qui font sentir
+leur action bienfaisante.
+
+L'enseignement supérieur est donné dans les 3 universités de Sydney,
+Melbourne, Adélaïde, qui confèrent les grades universitaires comme en
+Europe. Il y a un collège militaire à Sandhurst; des musées et des
+écoles techniques à Sydney et à Melbourne. L'instruction secondaire a
+de nombreux collèges officiels et libres: l'enseignement primaire est
+libre pour le maître et obligatoire pour l'élève. On compte en outre
+plusieurs sociétés scientifiques, parmi lesquelles la Société royale
+de New-South-Wales est la principale. Chaque ville un peu importante a
+sa bibliothèque publique. Il y a dans toutes les capitales de superbes
+jardins botaniques et des musées bien complets pour toutes les
+branches de l'histoire naturelle.
+
+L'astronomie possède 3 observatoires bien aménagés à Sydney,
+Melbourne, Adélaïde. À Melbourne, le télescope, un des plus grands du
+monde, a une lentille de 4 pieds de diamètre. Les observations
+météorologiques sont recueillies par ces observatoires et par de
+nombreuses stations dans toutes les autres colonies, y compris la
+Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. Elles sont échangées par le
+télégraphe, et transmises tous les jours au public par la presse. Il y
+a enfin des sociétés de géographie, d'agriculture, d'horticulture et
+autres pour l'avancement de ces diverses branches.
+
+Les capitales sont défendues du côté de la mer par des batteries, et
+des bateaux torpilles. La colonie de Victoria a 3 navires de guerre,
+parmi lesquels un cuirassé, et elle vient d'en acheter d'autres;
+Sydney en a un, et Adélaïde en a acheté un récemment. Tous ces
+navires, y compris celui de la Nouvelle-Zélande, sont maintenant
+réunis à Hobart (Tasmanie) pour les manoeuvres. Du côté de la terre,
+la défense repose sur des volontaires plus ou moins nombreux dans les
+diverses colonies.
+
+Cinq compagnies de navigation font le courrier d'Europe en Australie.
+L'_Oriental and Peninsular_ part d'Angleterre 2 fois le mois ainsi que
+l'_Oriental_. La première touche aux Indes à Colombo, la seconde va
+directement par Suez touchant à Naples, les lettres par cette voie ne
+mettent pas plus de 31 jours d'Australie à Londres. La _British India_
+part une fois par mois de Brisbane, passe par le détroit de Torres et
+touche à Batavia; la _Pacific American_ part de San-Francisco chaque
+vingt-huit jours, touche à Auckland et arrive à Sydney; les
+Messageries maritimes partent de Marseille chaque 28 jours et arrivent
+en Australie, par Aden, Mahé, Réunion, Maurice. Le prix moyen du
+passage, en première classe, est de 1,600 fr.; la durée du trajet de
+31 à 45 jours. Il y a en outre plusieurs autres Compagnies
+transportant voyageurs et marchandises, soit dans des bateaux à
+vapeur, soit dans des bateaux à voiles. En 1880, le nombre de navires
+ayant touché aux ports d'Australie, Tasmanie et Nouvelle-Zélande s'est
+élevé à 2,375, avec un tonnage de 277,191 tonnes. Dans ce chiffre, les
+steamers étaient 630 avec un tonnage de 76,257 tonnes, et les navires
+à voiles 1,745, avec un tonnage de 200,934 tonnes.
+
+[Illustration: Indigènes australiens.]
+
+En 1880, le revenu total pour les colonies australiennes s'est élevé à
+17,069,015, l. stg. parmi lesquelles 6,179,405 provenaient des
+contributions, timbre et droits fiscaux. La dépense s'élevait à
+18,680,340 l. stg. (soit presque 1/2 milliard de fr..) Les
+contributions atteignaient une moyenne de 2 l. 6 s. par tête
+d'habitant, la recette 6 l. 7 s., la dépense 6 l. 19 s.
+
+La dette publique des colonies ensemble s'élevait à 89,910,249, l.
+stg., soit 33 l. stg. 0 s. 8 1/4 pence par tête d'habitant.
+
+Après cet aperçu général sur l'ensemble des colonies australiennes, il
+est bon d'ajouter quelques renseignements sur les indigènes.
+
+On suppose qu'ils sont encore au nombre de quelques centaines de mille
+dans l'intérieur. Dans les endroits colonisés, ils ont disparu. Les
+squatters en emploient quelques-uns comme domestiques ou bergers: les
+femmes font un bon service, les hommes excellent à dompter les
+chevaux. La police les emploie à traquer les convicts évadés dans la
+forêt, et dans cet exercice ils réussissent à merveille. On a voulu en
+faire des soldats, et les employer à poursuivre d'autres indigènes,
+mais il a fallu y renoncer, parce qu'ils ne leur faisaient jamais
+quartier et tuaient tout ce qu'ils trouvaient.
+
+Les indigènes d'Australie appartiennent à deux types différents qui se
+sont plus ou moins croisés; l'un est le type indo-européen: on le
+reconnaît aux cheveux lisses, aux coutumes et surtout à leur mode de
+parenté identique à celui des tribus de Télégu et de Tamil dans
+l'Hindoustan; on le retrouve aussi chez les Indiens de l'Amérique du
+Nord. D'après ce système, les enfants de mon frère sont mes enfants,
+pendant que les enfants de mes soeurs sont mes neveux et nièces; mais
+les petits-enfants de mes soeurs comme ceux de mes frères sont mes
+petits-enfants.
+
+Si je suis femme, les enfants de mes soeurs sont mes enfants, et les
+enfants de mes frères sont mes neveux et nièces; les petits-enfants de
+mes soeurs et de mes frères sont mes petits-enfants. Tous les frères
+de mon père sont mes pères, mais toutes les soeurs de mon père sont
+mes tantes. Toutes les soeurs de ma mère sont mes mères, mais tous les
+frères de ma mère sont mes oncles. Les enfants des frères de mon père
+sont mes frères et soeurs; il en est de même pour les enfants des
+soeurs de ma mère, mais les enfants des soeurs de mon père et ceux des
+frères de ma mère sont mes cousins. Si je suis un homme, les enfants
+de mes cousins sont mes neveux et nièces, mais les enfants de mes
+cousines sont mes enfants.
+
+L'autre type est celui des nègres, caractérisé par les cheveux crépus;
+toutefois, ils n'ont pas les grosses lèvres des Africains. On suppose
+que les Arabes ont fourni un large contingent à l'Australie; on trouve
+en effet dans la plupart des tribus l'usage de la circoncision et
+aucune d'elles n'adore les idoles. Les Australiens sont grands,
+généralement bien faits, ont une belle démarche, mains et pieds
+petits, superbes dents. Les femmes sont plus petites et moins belles,
+et leur condition est misérable. On ne trouve en Australie aucune
+trace d'architecture; l'indigène vit en plein air ou se loge dans des
+cabanes en écorce d'eucalyptus; il sait pourtant faire des paniers,
+des filets, des armes consistant en _boomerangs_, casse-tête de
+diverses formes, hachettes de pierre, flèches et arcs, écus et lances.
+Il vit de chasse et de pêche. Dans les guerres, il mange l'ennemi; il
+pratique la polygamie.
+
+À l'arrivée des Européens, les tribus avaient chacune leurs lois et
+leur territoire qu'elles ne pouvaient dépasser. Celles de la côte,
+obligées de faire place aux blancs et ne pouvant se réfugier en
+arrière, périrent pour la plupart de faim ou de la petite vérole.
+
+Les tribus sont généralement divisées en _clans_, et chaque _clan_ a
+son _totem_ ou enseigne; c'est le plus souvent un des animaux de la
+contrée qui sert d'enseigne: le kanguroo, l'ému, le chat, le chien, un
+serpent, etc.
+
+Les mariages entre personnes du même clan et du même sang sont
+défendus. Celui qui veut se marier doit s'adresser à un autre clan, et
+il est obligé de donner une soeur en échange pour la femme qu'il
+prend. Il peut prendre autant de femmes qu'il a de soeurs à donner.
+S'il n'a point de soeurs, il doit aller au loin et enlever une femme
+dans une autre tribu. Pour le mariage, on consulte les vieillards du
+clan; on ne consulte jamais la fiancée; les parents et les deux clans
+s'assemblent à l'occasion du mariage et font, un _corroborée_ (fête)
+avec chants et danses. La fiancée est conduite à la cabane du fiancé,
+elle marque son consentement en allumant le feu dans la cabane de
+l'époux. Ils dorment à distance pendant les 5 premières nuits;
+ensuite les invités rentrent chacun dans leur quartier. Il est défendu
+à la belle-mère de parler au beau-fils comme à celui-ci de lui
+adresser la parole. Les Australiens sont très jaloux de leurs femmes;
+elles sont chargées de préparer la nourriture et de fournir les
+légumes; l'homme doit fournir le gibier et le poisson. Lorsque le mari
+a deux femmes qui se querellent, il remet un bâton à chacune et les
+force à se battre; si elles refusent, il les bat lui-même toutes les
+deux.
+
+La justice est réglée par les vieux. S'il y a 2 coupables, ils se
+placent à distance et se tirent mutuellement une flèche; si un seul
+est coupable, celui à qui il a fait tort lui administre un certain
+nombre de coups de bâton. Les garçons et les filles ne peuvent jouer
+ensemble; l'incontinence avant le mariage est punie de mort.
+
+La propriété particulière est inconnue, tout ce qu'on possède est
+propriété du _clan_. La mère s'éloigne de la maison pour les couches,
+elle est assistée par des amies; lorsqu'elle rapporte l'enfant, le
+père lui donne un nom et combine déjà les fiançailles avec les vieux
+du clan; mais souvent l'enfant meurt faute de soins et quelquefois la
+mère le tue pour se soustraire aux peines et soucis de l'élevage.
+Selon l'usage des Juifs, la veuve passe à son beau-frère; s'il n'y a
+pas de beau-frère et qu'elle ne choisisse un autre mari, elle devient
+la propriété publique. Pour les funérailles, ils font généralement peu
+de cérémonies; ils creusent la terre, et y déposent le cadavre tantôt
+couché, tantôt debout avec les genoux ramassés à la poitrine.
+
+Les maladies dominantes sont celles du foie et de la poitrine. Depuis
+l'arrivée des blancs, il faut y ajouter l'ivrognerie et les maladies
+vénériennes. Ils croient aux mauvais esprits, et pratiquent beaucoup
+de sorcelleries; ils sont persuadés que la maladie a toujours pour
+cause le mauvais vouloir d'un sorcier. Le gras humain, l'os d'ému et
+des cheveux, le tout mêlé ensemble, forme un _charm_. L'os entre dans
+le corps de la victime et la rend malade. Ces _charm_ sont cause de
+beaucoup de guerres et de morts. Ils croient en un Être suprême
+créateur de toute chose, qui n'a eu aucun commencement et n'aura pas
+de fin; ils l'appellent Norallie; ils disent qu'il est marié et qu'il
+a un fils unique excellent; ils croient que la femme de Norallie
+punira à son heure tous les méchants. Ils racontent que le cours de la
+rivière le Murray a été formé par la fuite d'un grand serpent, et que
+ce grand serpent a été tué par Norallie. Ils croient que Norallie
+habitait la terre, mais l'homme l'ayant dégoûté par ses méfaits, il
+s'en est allé dans l'autre monde. Un jour, il revint, et voyant que
+l'homme détruisait le gibier, il appela les animaux et leur dit de se
+garer des hommes; dès ce jour, animaux et oiseaux devinrent sauvages
+et difficiles à prendre. Ils excellent à soigner les blessures, et
+emploient pour cela de la terre et quelques herbes.
+
+Le langage varie selon les tribus, mais, il a presque toujours la même
+construction; il est de source arienne, et comprend beaucoup de mots
+venant du sanscrit. Ils n'ont pas de chiffres au-delà de cinq. Pour
+exprimer un plus grand nombre, ils disent beaucoup. Ils manquent des
+lettres f v s et z. Dans les déclinaisons des noms, les cas sont
+formés par la variation de la terminaison. Pour dire mon père, la
+tribu de Titnie à Fowlers-bay dit _Mumma_; la tribu Maroura, sur le
+lac Darling, dit _Guia Kambïa_; la tribu Meru, sur le Bas-Murray, dit
+_Pita_; la tribu Narrinyeri dit _Nanghaï_; la tribu Tatiara à
+Border-Town dit _Mamee_.
+
+Pour donner une idée des sons, je mets ici la traduction du _Pater_
+dans le langage parlé sur la rivière Darling.
+
+ * * * * *
+
+«Ninnana combea, innara inguna karkania, Munielie nakey, Emano pumum
+culpreatheia, ona kara canjelka, yonangh patua, angella, Nokinda
+ninnana kilpoo, yanie Thickundoo wantindoo ninnanna Illa ninnanna
+puniner, thullaga, Thillthill Chow norrie morrie munda, lullara munie.
+Euelpie.»
+
+ * * * * *
+
+Ils ont une certaine poésie, et un vrai talent d'imitation. Voici le
+refrain de leur chanson, à leur première vue de la locomotive:
+
+ «Voyez-vous la fumée en kapunda?
+ La vapeur, souffle en mesure,
+ Se répand rapide et blanche comme la gelée.
+ Elle court comme une eau courante,
+ Elle frappe comme une baleine qui crache.»
+
+Dans plusieurs tribus, les jeunes gens ne sont admis aux privilèges
+accordés aux hommes, parmi lesquels celui du mariage et le droit de
+manger certaines sortes d'aliments, qu'après avoir passé par certaines
+épreuves ayant pour but de fortifier leur courage. Parmi ces épreuves,
+une consiste à arracher une dent incisive, l'autre à tatouer le dos;
+mais la plus pénible est la dépilation. Pour la première de ces
+épreuves, on choisit les jeunes gens en âge voulu; le vieux médecin
+place l'extrémité d'un bâton contre une incisive, il bat avec une
+massue sur l'autre bout et la dent saute. Pour la dépilation, on place
+le patient à terre, et le vieux médecin lui arrache un à un tous les
+poils, en s'accompagnant d'un chant monotone. Après l'opération, qui
+doit être endurée sans pousser un cri, le patient est proclamé
+guerrier, et prend place à côté de ses compagnons d'armes. Toutefois,
+plusieurs meurent à la suite de ces cruelles épreuves.
+
+Les divers gouvernements ont essayé de civiliser ces malheureuses
+populations, mais sans résultat; il y a encore quelques établissements
+où ils sont reçus et instruits par les missionnaires, et dans
+l'intérieur il y a de nombreuses stations où on leur distribue des
+couvertures et des aliments aux frais de la colonie; mais le résultat
+de ces efforts n'est pas grand. Les indigènes prennent les défauts des
+civilisés bien plus que les qualités, et périssent par l'abus des
+liqueurs, du tabac, et par les maladies vénériennes. On peut prévoir
+le temps où il sera des indigènes de l'Australie ce qui a été de ceux
+de la Tasmanie; ils ne vivront plus que dans la mémoire des anciens,
+et par l'histoire. Mais il est temps de reprendre mon récit de
+voyage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+ Port-Philipp. -- Melbourne. -- La ville. -- Les faubourgs. -- Le
+ téléphone. -- La colonie de Victoria. -- Situation. -- Surface.
+ -- Rivières, lacs, montagnes. -- Population. -- Religion. --
+ Armée. -- Marine. -- Terres. -- Revenu. -- Dépenses. -- Bétail.
+ -- Navigation. -- Exportation.-Importation. -- Produits. --
+ Poste. -- Télégraphe. -- Chemins de fer. -- Banques. -- Caisse
+ d'épargne. -- Écoles. -- Usines. -- Mines. -- Églises. --
+ Agriculture. -- Les parcs. -- Le jardin zoologique. -- Leledale.
+ -- Le vignoble de Saint-Hubert. -- Les sauterelles. -- Retour à
+ Melbourne. -- Départ pour Ballarat. -- Geelong. -- L'eucalyptus.
+ -- Une condamnation sévère. -- La loi morale et la loi divine. --
+ _Struggle for life._ -- Les trois bébés retrouvés.
+
+
+C'est le 15 décembre 1883 au matin, que j'arrive à l'entrée de
+Port-Philipp. Cette immense baie a 32 milles de long sur 22 de large;
+l'entrée n'a que 2 milles. À droite, je vois construire des batteries
+en terre, à gauche s'élèvent les beaux hôtels de _Quen's cliff_,
+station de bains qu'on atteint de Melbourne par 4 heures de railway.
+Des bouées marquent le canal sud où passent les grands navires; ceux
+d'un faible tirant suivent un canal au centre: plusieurs phares
+indiquent la route pendant la nuit. Un peu plus loin, un navire échoué
+indique la présence de bancs de sable. Nous dépassons plusieurs
+voiliers, et, après 2 ou 3 heures, nous laissons à droite 2 navires de
+guerre et à gauche Williamstown où s'arrêtent les steamers de gros
+tonnage. Nous pénétrons dans le Yarra-Yarra, rivière tortueuse qu'on
+est en train de draguer; ses rives sont couvertes d'usines, dont
+quelques-unes fabriquent les engrais et exhalent une odeur
+insupportable. On projette un canal pour atteindre en ligne droite
+Melbourne et éviter les nombreux détours de la rivière; à 10 heures
+1/2 notre navire jette l'ancre devant la douane dans la capitale de
+Victoria.
+
+C'est une ville d'environ 300,000 âmes, qui rappelle les plus belles
+capitales européennes; les divers palais de ville, les nombreuses
+banques, le palais de justice, l'Université, le Musée, le Palais de
+l'Exposition sont des monuments de premier ordre. La ville est bâtie
+sur deux collines; ses rues ont 99 pieds de large et se coupent à
+angle droit: de nombreux et vastes parcs séparent les divers
+quartiers: d'innombrables faubourgs s'étendent au loin et, par leurs
+parcs et leurs églises, ressemblent à autant de petites villes.
+
+C'est samedi; à 2 heures presque tous les magasins ferment. Dans
+_Collin's street_ je vois une très belle statue de Burke, le grand
+explorateur qui a fini d'une manière si tragique. Près de là, un vaste
+marché couvert, de belle architecture, réunit les fruits et légumes du
+printemps à côté de tous les joujoux et jouets, des perroquets de
+toutes sortes, des collections de chiens en cage, etc. Entre _Collin's
+street_ et _Bourke street_, 5 ou 6 longues galeries ou passages
+couverts étalent dans de vastes magasins les plus riches étoffes, et
+tous les produits de l'industrie européenne.
+
+Je fais quelques visites dans les faubourgs; les chemins de fer et les
+omnibus facilitent la circulation; une compagnie de tramway va
+installer le système de la ficelle continue qui fonctionne à
+San-Francisco. À peine je sors de la ville, je vois partout des
+parties de _criket_ ou de _lawn-tennis_. De jolis petits pavillons
+entourés de gracieux jardins sont la demeure des gens d'affaire qui
+quittent la ville aussitôt qu'ils sortent du bureau ou du comptoir.
+
+[Illustration: Palais de ville à Melbourne.]
+
+À la poste, des jeunes filles répondent au guichet. À chaque coin de
+rue, ce sont aussi des jeunes filles qui servent dans les _bar_. Des
+inconvénients sérieux se sont produits, et un mouvement se forme dans
+l'opinion publique pour demander la suppression des filles dans les
+_bar_. Les fils du téléphone enserrent la ville de toute part; le
+soir, la lumière électrique alterne sur certains points avec le gaz.
+
+Au centre de la ville et près du port, je remarque d'immenses
+entrepôts de laine dans des édifices en pierre à 5 étages. À
+l'imprimerie du gouvernement, j'achète l'_Australian handbook_,
+recueil statistique officiel qui vient de paraître, et d'où j'extrais
+les renseignements ci-après.
+
+Victoria, la plus petite du territoire, une des plus jeunes parmi les
+colonies australiennes, est pourtant celle qui a fait le plus de
+progrès.
+
+Elle a commencé par un établissement de _convicts_. En 1835, les
+squatters John Batman et Pascoe Fawkner arrivant de Tasmanie,
+s'établirent sur le terrain qu'occupe aujourd'hui Melbourne. Bientôt
+Sir Thomas Mitchell les rejoint, arrivant par terre de Sydney et
+amenant du bétail. La fertilité de la contrée qu'il traversa lui fit
+donner le nom d'_Australia felix_. Le pays se peupla si vite qu'en
+1851 il obtint d'être séparé de _New South Wales_, pour être érigé en
+colonie indépendante, sous le nom de Victoria. Peu après, de riches
+dépôts d'or furent découverts et attirèrent de nombreux _diggers_ de
+tous les points du globe. Les _diggers_, traités trop rudement par la
+police, se révoltèrent à Ballarat, en 1854; le sang coula des deux
+côtés, mais à la fin, les abus qui avaient été la cause de ce désordre
+cessèrent. En 1855, on obtint une nouvelle constitution avec
+gouvernement responsable.
+
+La colonie de Victoria s'étend sur un terrain de 87,884 milles carrés,
+soit 56,245,660 acres ou arpents. Elle a pour limites, au nord et à
+l'est, la rivière Murray depuis les _springs_ dans _Forest hill_,
+jusqu'au cap Howe; à l'ouest, elle confine avec la colonie du _Sud
+Australie_ sur une ligne longue de 242 milles, près le 141° méridien
+de longitude _Est_, depuis le Murray jusqu'à la mer. Au sud, elle a
+pour limite l'océan Pacifique et le détroit de Bassus. Une rangée de
+montagnes traverse la colonie; elles portent le nom d'Alpes
+australiennes vers l'est, et de Pyrénées vers l'autre extrémité: le
+Bogong, pic le plus élevé, atteint 6,100 pieds. De nombreuses rivières
+arrosent la colonie; la principale est le Murray, qui est en même
+temps la plus importante de toute l'Australie; sa longueur est de
+1,300 milles; 158 lacs sont répandus ça et là, et leur surface varie
+depuis 57,000 jusqu'à 40 acres; quelques-uns sont salés.
+
+La population en 1882 atteignait le chiffre de 906,225 âmes. Sur ce
+chiffre on compte 12,000 Chinois, et à peine 780 indigènes. Par
+rapport à la densité, on compte 10, 31 habitants par mille carré.
+Quant à la nationalité, je relève que nous sommes tout au bas de
+l'échelle dans toutes les colonies australiennes. Nous avons 1,042
+Français en Victoria, 1,205 en Nouvelle Galle du Sud, 261 en
+Queensland, 213 dans l'Australie du Sud, 21 dans l'Australie de l'Est,
+28 en Tasmanie, 614 en Nouvelle-Zélande, soit 3,384 Français sur 3
+millions 1/2 d'âmes qui peuplent ces colonies.
+
+Pour la religion, en Victoria, 210,070 habitants sont catholiques
+romains, 4,472 juifs, 11,563 païens, les autres sont protestants de
+diverses sectes. L'armée compte 3,000 volontaires avec 117 canons, et
+la marine 372 hommes et 58 canons.
+
+Pour les terres, Victoria a aussi le système de sélection. Le nombre
+d'acres que chaque personne peut choisir est fixé à 320, au prix de 20
+schellings payables en 20 ans, à 1 sch. par an; le sélecteur doit
+cultiver le dixième de son terrain, améliorer le reste jusqu'à
+concurrence de 20 sch. par acre, et résider 5 ans sur la terre.
+
+Le revenu en 1882 était de 5,592,362 l. stg.; la dépense de 5,145,764
+l. stg. La terre vendue dans la même année comprend 441,443 acres,
+ayant réalisé 598,079 l. stg.
+
+La terre cultivée comprenait 2,040,916 acres.
+
+Le bétail s'élevait à 280,274 chevaux, 1,287,088 têtes bovines,
+10,174,246 moutons, 237,917 porcs.
+
+Les 1,218 bureaux de poste avaient timbré 28,877,977 lettres et
+12,383,928 journaux. Les navires entrés dans les ports de la colonie
+étaient au nombre de 2,089 avec 1,349,093 tonnes; 2,079 étaient
+sortis, jaugeant ensemble 1,341,791 tonnes. L'importation s'est élevée
+à 18,748,081 l. stg., et l'exportation à 16,193,579 l. stg. Dans ces
+chiffres, la laine figure pour 108,029,246 livres, du prix de
+5,902,624 l. stg.; le suif pour 13,722,240 livres, du prix de 189,304
+l. stg.; les peaux pour 136,105 l. stg.; blé, farine, pain et biscuits
+pour 3,457,390 boisseaux, de la valeur, de 966,487 l. stg. La dette
+publique en 1882 était de 22,103,202 l. stg. L'or extrait dans la
+même année était de 898,535 onces, du prix de 3,594,144 l. stg.
+
+Les 1,355 milles de chemin de fer avaient donné 1,781,078 l. stg. Les
+336 bureaux télégraphiques avaient expédié 1,418,769 dépêches.
+
+Les 12 banques, avec un capital de 9,432,250 l. stg., capital versé,
+avaient un _asset_ de 31,248,586 l. stg., et _liabilities_ pour
+25,496,305 l. stg. Les 222 caisses d'épargne avaient reçu, de 122,584
+déposants, 3,121,246 l. stg.; 776 sociétés de bienfaisance (friendly
+societies) comptaient 51,399 membres. Les 58 villes et villages
+possédaient une propriété imposable de 34,559,353 l. stg., avec un
+revenu de 458,781 l. stg. Les 2,417 écoles avaient 257,388 élèves
+inscrits. Sur les 135 élèves de l'Université de Melbourne, 73 avaient
+été gradués. Le nombre des personnes arrêtées avait été de 26,423, sur
+lequel 616 avaient passé devant le jury et 402 condamnées. Le nombre
+des usines était de 2,469, celui des mines de 4,149; on comptait 3,518
+églises et chapelles.
+
+Pour l'agriculture, 969,362 acres cultivées à blé avaient donné
+8,751,474 boisseaux; 5,732 acres de vignes avaient donné 516,763
+gallons de vin, 3,377 gallons d'eau-de-vie, outre 15,543 quintaux de
+raisin vendus pour la table. Le phylloxéra ayant fait son apparition,
+une loi prescrit l'arrachement des vignes attaquées et des vignes non
+attaquées, dans un rayon de 3 milles. Le propriétaire est indemnisé du
+montant de la récolte d'une année pour l'arrachement des vignes
+attaquées, et du montant de la récolte de 3 années pour les vignes
+non attaquées.
+
+Le dimanche, tous les magasins, tous les bureaux, y compris la poste,
+sont fermés; c'est le bon jour pour visiter les oeuvres catholiques.
+Il y a 70,000 catholiques à Melbourne et plusieurs paroisses; une
+superbe cathédrale est en construction. Mgr l'archevêque me reçoit
+avec bonté; c'est un bon vieillard un peu fatigué: les Pères Jésuites,
+les Carmes, les Soeurs de la Merci et de la Providence, tous
+Irlandais, ont de nombreux collèges, couvents, orphelinats. J'ai vu
+aussi une association de jeunes gens sous le nom de _Young men
+Christian Association_, et la Société des filles de Marie. À la
+cathédrale, j'entends une messe chantée par des voix d'hommes et de
+femmes d'un très bel effet.
+
+Les parcs sont vastes et bien tenus; partout des joueurs d'_organini_,
+des vendeurs de glace ou de statuettes, tous Italiens. Au jardin
+zoologique, je remarque une belle collection de _cocotoes_, perroquets
+indigènes à belle crête, de nombreux kanguroos, des opossums, des
+chats sauvages, des ému ou autruche australienne, le _dingo_ ou chien
+sauvage, le cassowary, immense dindon; l'oiseau à lyre, le _pavo
+cristatus_ blanc, le pigeon couronné de la Nouvelle-Guinée, le démon
+de Tasmanie ou _sarcophilus ursinus_, petit chien noir et affreux qui
+tue les moutons; l'aigle sifflant et plusieurs aigles indigènes, de
+superbes tigres du Bengale, des lions d'Afrique, des ours de Bornéo,
+des alpaca et llamas de l'Amérique du Sud.
+
+Le jardin est arrangé avec beaucoup de goût: au centre il y a un
+rond-point avec bancs et tables pour les pique-niques. Dans un des
+compartiments on a eu la bonne pensée de dresser quelques cabanes des
+anciens habitants; ce sont des écorces d'eucalyptus inclinées; on y a
+placé des armes, lances, casse-têtes, boomerangs, les _totem_ ou
+insignes du clan, les filets, paniers, nattes et autres instruments
+fabriqués par les Australiens indigènes, et on a ajouté: Telle était
+la ville de Melbourne il y a 40 ans!
+
+Je me rends aux divers faubourgs de Richmond, Kiew, Brighton, Authorn,
+etc.; ils ont tous leurs parcs et de magnifiques avenues.
+
+Le 17 décembre, la journée se passe à visiter le palais de
+l'exposition, les jardins, les musées, les faubourgs et divers
+personnages. Je suis heureux de trouver une banque française: le
+Comptoir d'escompte de Paris; M. Phalampin, qui en est le directeur,
+est plein de bonté pour moi et me renseigne sur beaucoup de choses
+concernant le pays. Plusieurs des grandes maisons de commerce en
+Australie sont entre les mains de Belges. Ce sont des jeunes gens
+envoyés ici par l'Institut commercial d'Anvers. Cette école supérieure
+de commerce choisit tous les ans les élèves les plus distingués et
+leur donne 500 fr. par mois durant 3 ans, à condition qu'ils
+s'établissent à l'étranger dans le pays de leur choix pour étudier et
+faire le commerce. Tous ces jeunes gens réussissent, souvent ils
+deviennent chef de grandes maisons et demandent les marchandises
+belges. Ils sont ainsi bien plus utiles à leur pays que s'ils étaient
+restés chez eux pour passer quelques années dans la caserne.
+
+Nous n'avons point de consul en ce moment à Melbourne; le chancelier
+me met en relation avec M. de Castella, qui possède dans le district
+de Leledale le vignoble le plus important de l'Australie. M. de
+Castella est de Fribourg (Suisse française), mais par son éducation et
+ses relations il appartient encore plus à la France; il veut bien
+m'emmener à son vignoble. Le chemin de fer nous fait bientôt franchir
+les 40 milles qui séparent Leledale de Melbourne; la contrée est
+ondulée. Au sortir de la zone des faubourgs, nous entrons dans les
+forêts d'eucalyptus qui couvrent la plus grande partie de l'Australie.
+De Leledale à Saint-Hubert, nous avons encore 7 à 8 milles et la
+voiture de M. de Castella nous prend à la gare pour nous déposer
+bientôt après chez lui.
+
+Sur un petit mamelon qui domine la propriété, s'élève la maison du
+maître, flanquée d'une tour pittoresque. Un joli parc au-devant avec
+ses bouquets d'arbres et ses pelouses parsemées de corbeilles de
+fleurs. À côté, un superbe verger et fruitier réunit les légumes et
+les fruits de l'Europe. Derrière la maison, à une certaine distance,
+sont les ateliers, les caves et les pressoirs. De nombreux bébés
+viennent au-devant du papa, et j'arrive enfin à la reine du foyer, Mme
+de Castella, mère de huit enfants. L'aîné est en ce moment à Bordeaux
+pour suivre la vendange. Il se propose d'étudier ensuite la
+viticulture en Champagne, sur le Rhin et en Hongrie.
+
+Les vignes sont de toute beauté; je compte jusqu'à 20 et 30 grappes
+sur chaque cep. Ici sont les chasselas suisses, là les ceps venus de
+l'Hermitage, sur le Rhône; ailleurs ceux de Bourgogne, ceux de
+Bordeaux, de Champagne et ceux du Rhin. Chacun donne un vin analogue
+au pays d'origine. 500,000 pieds sont déjà en rapport, et on continue
+la plantation. Le défoncement se fait par une triple charrue, et on
+plante les boutures à 2 mètres de distance en tous sens. On les
+plantait auparavant à 1 mètre, mais la vigne prenant un grand
+développement dans ce pays, le premier système rapporte autant que le
+second et épargne la moitié de main-d'oeuvre. Les pampres sont étendus
+sur fil de fer, et le terrain nettoyé à la charrue deux ou trois fois
+l'an. Le phylloxéra n'a pas encore paru, mais l'oïdium se voit
+quelquefois; on le prévient par l'emploi du soufre. Un ennemi bien
+plus dangereux est la petite sauterelle; lorsque la grappe est encore
+jeune, elle se pose sur sa tige et en ronge l'écorce; la grappe tombe
+par son propre poids et le raisin est perdu. M. de Castella compte que
+ces malheureuses petites bêtes lui ont fait perdre, dans une seule
+année, plus de 50,000 gallons de vin. Après avoir essayé, mais en
+vain, plusieurs moyens de s'en débarrasser, il finit par placer dans
+ses vignes 300 dindons; ceux-ci furent de précieux auxiliaires tant
+que le raisin était vert; mais, dès qu'il fut mûr, ils préférèrent le
+raisin aux sauterelles, et on eut deux destructeurs au lieu d'un.
+Heureusement les sauterelles ne sont pas tous les ans si nombreuses.
+La grosse chenille est aussi parfois un ennemi à redouter. Ce n'est
+pas sans peine qu'on se fait vigneron dans les colonies, lorsqu'on ne
+l'a pas été d'abord dans la mère patrie. On marche par tâtonnements,
+on perd du temps et souvent les produits: écoutons plutôt M. de
+Castella lui-même. Dans une brochure qu'il adresse à la Société
+philomathique de Bordeaux, il dit: «Pour nous éclairer sur le choix à
+faire parmi tant de méthodes, nous nous mîmes à lire tous les livres
+sur le vin, que nous pûmes nous procurer: Chaptal, Pellicot, le comte
+Odart, d'Armailhac, Guyot, Vergnette, Lamotte, et d'autres encore.
+Malheureusement, notre manque d'éducation viticole préalable nous
+empêchait souvent de les comprendre, et notre expérience était trop
+restreinte pour nous mettre à même de choisir parmi tant
+d'enseignements divers ce qui convenait à chacun de nous, selon le
+climat et la nature des cépages.» Durant plusieurs années, le vigneron
+inexpérimenté fut obligé de passer à l'alambic une grande partie de sa
+récolte. Quelquefois ce fut le hasard qui vint à son aide et voici
+comment il le raconte lui-même dans sa brochure: «À plusieurs reprises
+des tonneaux de vin blanc placés à l'écart à la vendange se trouvèrent
+oubliés et ne furent pas remplis en même temps que les autres: L'un
+d'eux, un fût de 20 hectolitres environ, fut trouvé en vidange cinq
+semaines après qu'il avait été rempli de moût, le vin en était
+parfait; et, conservé longtemps, à dessein, il demeura un des
+meilleurs de ma cave. Par degré, à chaque vendange, je prolongeai
+l'intervalle entre le jour d'entonnement du moût, et le jour du
+remplissage jusqu'à la bonde.»
+
+Néanmoins, tant de persévérance et de sacrifices étaient encore loin
+de recevoir leur récompense. Les Australiens aimaient le vin
+alcoolisé, la plupart des vignerons le droguaient avec de l'alcool et
+du sucre, et la réputation des vins coloniaux était tombée si bas que
+«douze ans après que j'avais commencé à planter, dit encore l'auteur
+de la brochure, la vigne était devenue une propriété si mauvaise que
+le coût d'arrachement était calculé dans toute évaluation de terre
+cultivée en vignes.»
+
+Enfin des jours meilleurs arrivèrent pour les vignerons, grâce à la
+persévérance des plus intelligents.
+
+À l'exposition universelle de Melbourne, l'empereur d'Allemagne avait
+offert un prix composé de 7 surtouts d'argent doré, d'une valeur de
+25,000 fr., qui devait être adjugé à celui des exposants australiens
+dont le mérite artistique et industriel serait le mieux démontré par
+les hautes qualités de son produit. Le jury alloua ce prix à M. de
+Castella pour les vins de Saint-Hubert. Plusieurs autres récompenses,
+à diverses expositions, suivirent cette première distinction; les
+acheteurs se multiplièrent, et aujourd'hui c'est non seulement
+d'Australie, mais de Londres que M. de Castella reçoit des commandes
+de vin.
+
+La moyenne de rendement est de 40 hectolitres par hectare et le coût
+du travail de 150 fr. par hectare et par an. Le prix du vin varie
+entre 15 et 35 schellings par caisse de 12 bouteilles.
+
+La soirée se passe à bercer les gentils bébés à la balançoire et en
+causeries diverses, sous le ciel étoile. Le lendemain nous visitons la
+cave. Elle est à 2 étages et couvre 2,000 mètres carrés. Tout y est
+combiné pour diminuer la main-d'oeuvre. Les charrettes apportent les
+paniers sous une bascule qui les prend et les déverse dans une machine
+à broyer. Le jus passe au tamis et s'en va dans les cuves; 25,000
+kilos par jour sont ainsi broyés: Après 8 à 10 jours, le vin s'en va
+dans d'immenses fûts par des tuyaux en caoutchouc, et celui du
+pressoir est mis à part. Par ce système, le vigneron évite la
+nécessité de soutirer fréquemment les vins pour enlever le déchet. Il
+ne les soutire qu'une fois en 2 ans, les clarifie pour, mettre en
+verre, et les vend après 6 mois de bouteille. La cave renferme à
+l'heure actuelle pour plus d'un million de francs de vin. J'en déguste
+les diverses variétés; ils correspondent aux noms qu'ils portent:
+Hermitage, Bordeaux, Rhin, etc.; mais ils sont naturellement un peu
+plus forts à cause du climat plus chaud.
+
+M. de Castella emploie une quarantaine d'ouvriers qu'il traite en bon
+père de famille; je le vois ordonner une distribution de vin, et il
+rend heureux son jardinier en lui remettant une belle pipe neuve. Même
+à Saint-Hubert, je trouve un Piémontais que M. de Castella emploie
+comme charron: il n'y a pas un coin du globe où je n'aie trouvé ces
+enfants des Alpes les plus endurants parmi les travailleurs.
+
+[Illustration: Forêt de fougères arborescentes.]
+
+M. de Castella ne cultive pas seulement la vigne; sa propriété
+compte 1,500 hectares, il en loue une partie au prix d'environ 25 fr.
+l'hectare, nourrit 3,000 moutons, et sème de l'avoine qui produit de
+30 à 40 hectolitres à l'hectare. En ce moment, il projette une
+industrie nouvelle, la préparation du lait concentré.
+
+L'aimable propriétaire aurait voulu me retenir encore un jour pour me
+conduire chez son frère, qui a un vignoble près de là, et me faire
+visiter dans les environs de belles cultures de houblon tenues par les
+indigènes de race croisée; mais je dispose de peu de temps, et j'ai
+déjà organisé pour le lendemain une excursion à Ballarat.
+
+Je prends donc congé de Mme de Castella; Monsieur m'accompagne en
+voiture avec plusieurs enfants. Nathalie, jeune fille de 10 ans, tient
+les rênes, et bientôt, au point où je trouve la diligence, je donne le
+dernier adieu à M. de Castella et à ses enfants. Je souhaite mille
+bénédictions à cette bonne famille, et poursuis ma route dans le
+nouveau véhicule. J'y trouve deux familles qui reviennent d'une
+excursion aux montagnes voisines couvertes de _sassafras_ et de
+fougères arborescentes. Apprenant que je suis Français, les deux maris
+me prient sérieusement de faire mon possible pour que mon pays
+n'envoie pas les convicts en Océanie. Les journaux les ont tellement
+effrayés, que sur ce point ils ont presque perdu leur calme raison. Je
+les rassure de mon mieux, et leur fais observer que l'Australie avec
+ses colonies si prospères a pourtant eu les convicts pour point de
+départ. Nous traversons de nouveau les belles, forêts d'eucalyptus
+dans leurs innombrables variétés, et descendons à Leledale 2 heures
+avant l'arrivée du train. J'en profite pour visiter la ville. Avec ses
+350 habitants elle est plutôt une ville future. Il y a presque autant
+d'églises que de maisons. J'en vois une qui porte pour titre _Leledale
+Tabernacle_, serait-ce pour des Mormons? Au sortir de la ville, je
+m'assieds près d'un grand arbre pour écouter le chant d'une bergère
+qui pousse ses vaches devant elle; ce doit être une Irlandaise. Enfin,
+le sifflet de la locomotive se fait entendre, et quelques heures après
+je suis à Melbourne.
+
+Le 20 janvier, à 6 heures 1/2 du matin, je monte en chemin de fer en
+route pour Ballarat. La voie suit la baie jusqu'à Geelong, second port
+de Victoria. Après Melbourne c'est là qu'on embarque le plus de laine
+et de suif. La route ensuite pénètre dans les forêts d'eucalyptus; cet
+arbre a de nombreuses variétés: les uns sont blancs et perdent
+l'écorce, c'est l'eucalyptus globolus qu'on a propagé en Europe. Le
+bois en est léger, peu compacte et impropre à tout usage; le _string
+bark_, par contre, a une rude écorce qu'on détache pour la toiture ou
+les parois des maisons du pionnier; son bois est très dur et bon pour
+la construction; les autres variétés ont chacune leur spécialité pour
+l'emploi du bois ou de la feuille. Celle-ci est distillée et donne une
+huile qu'on dépure, on l'emploie beaucoup comme désinfectant, et pour
+combattre les maladies des voies respiratoires. On le prend par
+intervalles de 4 heures, à la dose de 6 gouttes, sur un morceau de
+sucre, ou bien réduit en teinture et par quelques gouttes délayées
+dans 1/4 de verre d'eau; ou bien encore par aspiration, en mettant
+quelques gouttes dans l'eau bouillante versée dans un plat. On le
+couvre d'un linge et on passe la tête dessous pour respirer la vapeur.
+
+On l'emploie aussi pour la composition d'un baume excellent pour les
+plaies. Au milieu de tous ces eucalyptus, je lis les journaux du jour.
+
+Pendant que j'étais à Melbourne, on venait de condamner à 12 mois de
+prison avec travaux forcés, un certain Samuel Nathan, propriétaire de
+maisons, pour le fait d'avoir loué des chambres meublées à des filles
+légères. Le jugement disait que c'était là travailler à la
+démoralisation de la communauté et à la perte des jeunes gens. Je
+m'attendais à voir les journaux protester et crier à l'intolérance. Au
+lieu de cela, je trouve dans leurs colonnes une lettre par laquelle le
+chef de police félicite le policeman qui a fait le procès-verbal, et
+les journaux, non seulement applaudissent, mais ils ajoutent qu'il ne
+suffit pas d'éloigner ces malheureuses que la société repousse, et qui
+sont forcées de porter plus loin leur triste industrie; mais qu'il
+faut encore couper le mal à la racine en obligeant tout séducteur à
+réparer sa faute en épousant sa victime. Qu'on est loin de ces idées
+dans d'autres pays!
+
+Une des plaies des pays anglo-saxons, c'est la manie des paris durant
+les courses de chevaux. On voit en Angleterre, pour les courses du
+Derby, le Parlement suspendre ses séances, et on dirait que les
+Anglais se transforment dans ces occasions en autant de Chinois. Ici
+les honnêtes gens et le gouvernement font des efforts pour diminuer ce
+mal. En Victoria, non seulement on condamne les organisateurs de
+_sweeps_ qui recueillent des sommes à parier sur tel ou tel cheval;
+mais la poste a même la faculté d'ouvrir toute lettre qu'on suppose
+contenir une correspondance à propos de _sweeps_.
+
+Tous les jours les journaux donnent le compte rendu des séances des
+tribunaux. J'y lis toujours une quantité de condamnations à l'amende
+ou à la prison contre les blasphémateurs, les teneurs de mauvais
+propos, les insulteurs de femmes, et contre ceux qui vendent ou qui
+travaillent le dimanche.
+
+Tout Australien trouve bien naturel que les tribunaux prennent souci
+de la morale publique et de la loi divine; il sait que toute violation
+de l'une ou de l'autre ne peut être qu'au préjudice de toute la
+communauté. Dans une occasion, un témoin s'est refusé à prêter le
+serment en justice, en protestant qu'il ne savait ce que c'était; mais
+il revint bientôt à d'autres sentiments et s'exécuta lorsqu'il se vit
+menacé de deux jours de prison pour mépris de la Cour. Les
+condamnations pour mauvais traitement des animaux sont aussi assez
+fréquentes.
+
+Un journal, sous le titre de _Struggle for life_ (lutte pour la vie),
+fait une curieuse statistique pour savoir qui du riche ou du pauvre
+vit plus longtemps. Il trouve que sur 1,000 personnes nées dans les
+familles aisées, après 5 ans il y en a encore 943 en vie; pendant que
+sur 1,000 personnes nées dans les familles pauvres, il n'en reste plus
+que 655. Après 50 ans, il reste des premiers 557 et des seconds 273. À
+70 ans, les riches sont encore 235 et les pauvres 65. La moyenne de la
+vie, parmi ceux qui sont nés dans l'aisance, est de 65 ans, et celle
+de leurs frères pauvres est de 32 ans.
+
+Depuis 3 jours les journaux sont remplis de dépêches, à propos de 3
+enfants égarés dans la forêt, et aujourd'hui ils chantent victoire:
+les bébés sont retrouvés.
+
+Le fait s'est passé à Stawell, petite ville de 7 à 8,000 âmes, à 176
+milles de Melbourne; 3 petites filles de 6, 4 et 3 ans s'étaient
+égarées dans les bois. Les premières recherches n'ayant donné aucun
+résultat, et la population s'apitoyant sur le sort des parents et des
+enfants, le maire convoqua les personnes de bonne volonté. Tous les
+travaux sont suspendus pour que chacun puisse prêter son aide; les
+écoles mêmes sont fermées, afin que les enfants les plus grands aident
+à la recherche. On forme un plan, on se partage les quartiers et 3,000
+personnes, hommes et femmes, les uns à cheval, les autres à pied,
+partent dans toutes les directions, à la recherche des égarées. Le
+soir, la plupart sont rentrés, mais sans les enfants. Le lendemain on
+combine un plan nouveau, les bandes s'éparpillent davantage, et enfin
+la grande cloche annonce que les enfants sont retrouvées; une voiture
+les ramène enveloppées dans des couvertures et a peine à fendre la
+foule pour arriver aux parents. Tout le monde est dans la jubilation.
+Voici ce qui s'était passé: 5 enfants, dont 2 garçons, jouaient au
+bord de la forêt et cueillaient des fleurs lorsqu'une discussion
+s'éleva à propos d'un bouquet et sur le chemin à prendre au retour.
+Les 2 garçons revinrent à la maison, les 3 petites suivirent une autre
+direction qu'elles croyaient la bonne. Les garçons rapportèrent que
+leurs compagnes avaient pris une fausse direction; mais, on en fit peu
+de cas. Ce n'est que le lendemain que l'on se mit à la recherche.
+L'aînée des petites filles prit les deux autres, une à chaque main, et
+continua à marcher droit devant elle. Lorsque la nuit arriva, elles
+posèrent leur chapeaux et s'endormirent sur l'herbe en regardant la
+lune qui était, disaient-elles, sur un grand arbre. Le lendemain,
+lorsque le jour parut, elles continuèrent à marcher; elles arrivèrent
+à une maison inhabitée et trouvèrent un pommier; l'aînée cueillit des
+pommes et en donna à ses petites compagnes; puis arrivée à un
+ruisseau, elle prit de l'eau dans son chapeau et leur en donna à
+boire. Elles continuèrent ainsi à marcher pendant le jour, et à dormir
+la nuit sur l'herbe, lorsqu'elles furent rejointes par un policeman à
+11 milles (environ 17 kil.) du point de départ. Il est beau de voir,
+cet esprit de solidarité qui pousse toute une population à quitter ses
+travaux pour se mettre à la recherche de ces 3 petits êtres!
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII
+
+ Ballarat. -- Une distribution de prix. -- À la visite d'une mine
+ d'or. -- Le cheval _Charlee_. -- Creswick. -- La mine d'or
+ alluviale de Mme Berry. -- Les salaires. -- Arendale et l'ouvrier
+ gentleman. -- Le lac Windermere. -- Le lac Burumbeet. -- Huit
+ kilomètres à travers les paddocks. -- La station d'Ercildonne. --
+ Un mérinos de 200 livres. -- Les enchères chez Samuel Wilson. --
+ Au galop avec un apprenti. -- Départ pour Sydney. -- Les vacances
+ de Noël. -- Un propriétaire et le jury. -- Un vélocipédiste
+ imprudent. -- Encore l'eucalyptus. -- Wodonga. -- Albury. -- Les
+ _Fallon's-Cellars_. -- La famille Frère. -- La villa
+ Saint-Hilaire. -- Un laboureur apprenti. -- On se fait maçon et
+ menuisier. -- Dix-huit kilomètres à cheval. -- Coût et produit
+ d'une vigne. -- La nouvelle loi agraire. -- Budget d'un squatter
+ débutant. -- Les colons allemands. -- Pour cantonnier une
+ lanterne et un drapeau. -- Un _run_ de 600,000 moutons. --
+ Arrivée à Sydney.
+
+
+Ballarat, la ville de l'or, date de 1851, époque où le premier or y
+fut découvert. Elle compte déjà environ 40,000 habitants. Elle est
+divisée en deux: Ballarat _est_ et Ballarat _ouest_, ayant chacune sa
+municipalité. Les rues sont larges et flanquées de beaux hôtels et de
+riches maisons de banque. En quittant les quelques rues destinées aux
+affaires, on entre dans de belles avenues de 40 mètres de large,
+plantées de chênes, d'eucalyptus, de peupliers, et bordées de
+gracieuses maisonnettes entourées de jardins fleuris. La cathédrale
+catholique, l'hôpital, l'orphelinat sont de beaux monuments. Je me
+dirige vers l'habitation de l'évêque, située au bout de la ville,
+dans un splendide jardin. Mgr Moore n'est pas chez lui, il préside la
+distribution des prix au couvent de Lorette; je m'y rends aussitôt.
+Les parents remplissent la vaste salle décorée de dessins, de
+broderies et tapisseries exécutés par les élèves. La fête commence par
+la récitation d'un compliment à Monseigneur, puis une réunion de
+grandes jeunes filles vêtues de blanc s'avance et récite une petite
+pièce; une autre troupe d'élèves plus petites, vêtues de jaune,
+montrent leur talent musical dans l'exécution d'un morceau à 16 mains;
+ensuite arrive la 3e division, qui subit l'examen de catéchisme, enfin
+les bébés-fillettes, puis les bébés-garçons montrent aussi leur petit
+savoir par des fables et poésies.
+
+Le nombre d'élèves est de 120; il n'y a point d'internat; ils sont
+bien l'exception dans ces colonies, et elles ne s'en trouvent que
+mieux.
+
+Monseigneur m'adresse à une personne qui me donne des lettres pour
+visiter tout ce qu'il y a d'intéressant dans le pays et dans les
+environs. Sans lettres, on risquerait de ne point être reçu.
+
+Je me rends d'abord à la mine connue sous le nom de _Band and Albion
+Consols C{y}_. C'est une des plus importantes et située non loin de la
+ville. Je vois en passant une grande filature de laine et partout des
+puits de mines avec leur machine à vapeur, et un grand échafaudage
+pour l'extraction du minerai. Arrivé à l'usine, guidé par un agent de
+la Compagnie, je revêts un costume en toile cirée, chapeau _idem_ et
+grosses bottes; puis je passe sur la cage qui doit me descendre au
+fond du puits. Ce n'est pas sans émotion que je me vois précipiter
+dans les ténèbres, sentant l'eau couler de tous côtés. Je me rappelle
+qu'il y a 3 jours, 4 ouvriers ont été jetés au fond de ce même puits,
+et y ont trouvé la mort par une simple inadvertance de celui qui fait
+fonctionner la machine. Mais je ranime ma confiance dans mon bon ange
+et j'arrive au fond à 700 pieds de profondeur. Là on allume une
+bougie, et nous marchons par l'eau et par la boue dans une infinité de
+galeries pour trouver la veine où travaillent les ouvriers. Ils
+emploient la poudre, et dans les endroits humides la dynamite; ils
+faisaient usage, pour le percement, d'une machine à vrille, mais on y
+a renoncé: la Compagnie a aussi éclairé la mine à l'électricité pour
+quelque temps, mais elle trouvait son emploi trop cher, et ne se sert
+plus que de bougies. Les ouvriers sont en petit nombre en ce moment;
+la veine est peu productive; 3 escouades de 40 hommes chacune se
+succèdent chaque 8 heures; ils gagnent environ 50 fr. par semaine. Ils
+paient 6 pence par semaine à la caisse de secours mutuels, et en cas
+de maladie ou de blessures occasionnées par la mine, ils reçoivent 25
+fr. par semaine pour la première année, et 15 schellings durant les 6
+mois suivants. La mine a déjà donné 22 tonnes d'or. C'est avec bonheur
+que je reviens à la surface, et que je revois le soleil. Mon cicérone
+me montrant le directeur, qui est un colosse, me dit: Il a déjà eu
+pour sa part plus d'or qu'il ne pèse. Les 20,000 actions de 1 l. stg.
+chaque ont valu jusqu'à 10 l. et donné un dividende de 2 sch. par
+semaine. Nous visitons l'usine. Le minerai porté à la surface est pilé
+sous des marteaux et grillé pour le délivrer du soufre et de
+l'arsenic, puis tourné dans des tonneaux avec le mercure qui
+l'amalgame. On sépare un oxyde de fer qui est vendu pour couleur, puis
+l'or séparé du mercure par évaporation est passé au creuset et réduit
+en lingots. On pile en ce moment 150 tonnes de minerai par jour.
+
+En quittant l'usine, je vois qu'il ne me reste que peu de temps pour
+me rendre à la gare et prendre le train. J'aperçois une voiture
+arrêtée, et j'y prends place, priant le conducteur de me conduire à la
+gare: je l'avais pris pour un cocher; il était marchand ambulant. À
+tout instant il parle à son cheval, _go on my Charlee_; la grosse bête
+est alourdie par la graisse pendant que son maître s'amaigrit à crier
+après elle en termes polis. À la fin, voyant mon impatience et ma
+crainte de manquer le train, il crie: _get up, rascal Charlee, will
+you?_ (Allons donc, vilain Charles, veux-tu?) À ce gros mot, Charlee
+comprend que son maître se fâche, il prend le galop, et bientôt je
+suis à la gare. Là, je veux payer, mais le maître de Charlee refuse,
+et ajoute: «Je ne suis pas cocher, c'est pour vous rendre service que
+je vous ai conduit.»
+
+Le train se met en marche, et après une demi-heure il me dépose à
+Creswick. Je venais de visiter à Ballarat la meilleure mine d'or dans
+le quartz; je voulais visiter dans les environs de Creswick une mine
+d'or alluviale. On m'avait signalé celle connue sous le nom de Mme
+Berry comme la plus importante.
+
+Il est trop tard pour y aller le soir même; mais le comptable, qui a
+habité l'Égypte et parle bien le français, combine l'excursion pour le
+lendemain matin à 5 heures, en autorisant un de ses clercs à
+m'accompagner. Il reçoit 50 l. stg. par semaine pour tenir les comptes
+de la Compagnie; il a un associé et 5 clercs.
+
+Le 21 décembre 1883, à 5 heures du matin, la voiture est à la porte.
+Nous suivons la plaine, traversons villes et villages encore en plein
+sommeil, et arrivons vers les 6 heures à la mine de Mme Berry. Chemin
+faisant, nous en voyons plusieurs, les unes en activité, les autres
+abandonnées. Une d'elles a déjà coûté plus de 1,000,000 sans qu'elle
+ait encore rien rapporté. L'eau est en si grande quantité que les
+pompes ne suffisent pas à la sécher; 29 ouvriers y ont été noyés
+récemment.
+
+À la mine de Mme Berry, le _manager_ est encore au lit, mais il nous
+passe la clef; nous revêtons l'uniforme de mineur et descendons dans
+l'abîme à 400 pieds de profondeur. Un contre-maître nous conduit dans
+les galeries, à la faible lueur de nos bougies; partout on répare
+l'étayage; on emploie de fortes poutres, mais la poussée est telle
+qu'elles ne durent que 5 ans.
+
+Arrivés au chantier, nous voyons la boue et le gravier que les
+ouvriers mettent en wagonnets. C'est le lit d'une ancienne rivière;
+elle a 200 mètres de large et contourne une colline. Pour l'atteindre,
+on a dû percer une croûte de basalte, traverser une couche alluviale,
+puis une autre stratification de basalte. Quand et comment ces
+bouleversements se sont-ils produits? C'est aux géologues à le
+rechercher. On tâtonne pour suivre le lit de la rivière; on perce des
+trous avec une vrille à diamant, et souvent on manque le bon côté
+seulement de quelques pas. Tous ces terrains qui produisent maintenant
+tant d'or étaient la propriété d'un Français; sa femme ne se plaisant
+pas en Australie, il les a vendus pour 30,000 l. stg., à une
+compagnie, et celle-ci la loue par lots à d'autres compagnies
+moyennant une somme fixe et le 7me-1/2 de l'or produit. La mine de Mme
+Berry a été ouverte il y a 4 ans, et est ainsi nommée du nom de la
+femme du premier ministre qui assistait à la cérémonie d'ouverture.
+Elle donne en ce moment 500 onces d'or par semaine. Depuis son
+origine, elle a donné 51,053 onces, de la valeur de 210,095 l. stg.,
+plus de 5,000,000 de francs. Les actions étaient de 25 fr., et les
+actionnaires ont déjà reçu en dividendes environ 200 fr. Les 26 mines
+de Creswick et les 8 mines de Clunes près de là ont déjà donné
+1,460,224 onces, de la valeur de 5,931,899 l. stg.; 6 mines sont
+maintenant en activité à Creswick et 4 à Clunes: les autres sont
+épuisées. L'or d'Australie est un des meilleurs connus, et l'or de la
+mine de Mme Berry est le meilleur or de l'Australie. 150 ouvriers
+travaillent jour et nuit dans les galeries, se remplaçant par
+escouades de 50.
+
+Après avoir parcouru de longues galeries et passé par de nombreux
+petits trous, nous revenons au puits; mon conducteur me fait
+remarquer que le mécanisme qui fait fonctionner la pompe est le même
+qui envoie l'air au fond des galeries, et il ajoute: si la pompe se
+dérangeait et cessait de fonctionner, nous serions bientôt noyés.
+
+La cage nous remonte à la surface, et nous grimpons sur un immense
+échafaudage, sur lequel reposent 3 grandes caisses de fer. La boue et
+le gravier de la mine y sont versés et lavés; l'eau emporte les
+parties terreuses; l'or, plus lourd, est retenu dans une petite
+caisse; on l'obtient ainsi facilement sans aucun recours à
+l'amalgamation par le mercure. Le produit journalier est d'environ 100
+onces. La Compagnie paie 1,100 l. stg. de salaires par semaine.
+
+Au retour, mon cicérone me montre une jolie petite ville bien tracée
+qui renferme déjà 500 habitants et possède 6 églises. C'est Arendale.
+Elle appartient à un des ouvriers mineurs. Il a acheté un _Paddock_
+(enclos de terrain à paître les animaux), y a tracé la ville et
+construit des chalets pour les ouvriers mineurs; il les leur loue
+assez cher; son entreprise a réussi et il est maintenant un seigneur.
+Nous le rencontrons en effet à Creswick; le clerc me présente à lui,
+ce n'est plus un ouvrier que j'ai devant moi, mais un parfait
+_gentleman_ à chapeau haut de forme, bottes vernies, et habit à la
+dernière mode. Nous faisons route ensemble jusqu'à Ballarat; il cause
+bien et rend volontiers service. Apprenant que j'ai encore un peu de
+temps à passer à Ballarat, il appelle un cocher et lui dit: Vous allez
+conduire ce Monsieur au jardin public et lui ferez faire le tour du
+lac. Cette promenade m'a paru charmante: il me semblait faire le tour
+du lac d'Enghien.
+
+À 11 heures, je suis à la gare, et le train me conduit à travers une
+plaine tantôt cultivée, tantôt boisée. Après quelques kilomètres; nous
+laissons à gauche le lac Windermere. Son homonyme en Angleterre est
+encadré de vertes collines, pendant qu'ici je ne vois que des plaines.
+Après une demi-heure, je descends à la gare de Burrumbeet, sur les
+bords d'un grand lac salé. Là, je demande au chef de gare la station
+d'Ercildonne, appartenant à M. Samuel Wilson.--Marchez tout droit
+devant vous, me dit-il, dans la direction de ce pic; après 5 milles
+vous trouverez la maison au pied de la colline. C'est donc 8
+kilomètres à pied qui me restent à faire. Je prends bon courage,
+traverse les _paddocks_ et saute les barrières; de temps en temps des
+vols de pies à plumage noir et blanc font entendre leurs cris
+désagréables; c'est ici un animal sacré; on serait mal venu de le
+tuer, car il détruit beaucoup d'insectes. L'herbe est haute et belle;
+bien souvent quelques beaux lièvres partent à mes pieds, éveillés par
+le bruit de mes pas. J'en vois un à demi-dévoré par un aigle. Ce roi
+des airs fond sur sa victime endormie et de son bec crochu lui perce
+le crâne, puis y prend sa nourriture.
+
+[Illustration: La tonte des moutons.]
+
+Je remarque aussi quelques trous de lapins, mais on s'en défend par le
+poison et par certains pièges. On tend même des filets pour les
+empêcher de pénétrer dans la propriété durant leurs migrations. Elles
+ont lieu pendant la nuit et par troupes; ils se dirigent généralement
+vers le nord. Le gouvernement donne aux trappeurs une prime de tant
+par 100 peaux; avant, il payait tant pour chaque queue, puis pour
+chaque paire d'oreilles. La multiplication de ce petit animal est
+effrayante; il est rusé, se tient sous terre, et il n'est pas aisé de
+le combattre. Le lièvre par contre produit peu, se tient sur terre, et
+n'est point rusé; on pourrait, avec de l'avoine empoisonnée, les
+détruire tous dans une nuit sur une propriété.
+
+J'arrive à une maisonnette isolée; la fermière est en train de mettre
+son pain au four; elle m'indique ma route; je passe près d'un petit
+lac aux bords boisés. Deux cents moutons sans queue et sans laine se
+reposent à l'ombre. On coupe toujours la queue aux moutons en
+Australie, et la tonte commence en octobre.
+
+Plus loin, je remarque de beaux blés et de belles avoines qu'on coupe
+pour foin. Les haies des _paddocks_ sont partie en bois, partie en fil
+de fer très épais: ces haies coûtent 1,500 fr. le mille de 1,600
+mètres. Le long de la haie, à un mètre ou deux de distance, on a tracé
+un double sillon destiné à arrêter le feu. En cas d'incendie, l'herbe
+brûlerait, mais la haie serait préservée. Enfin, j'arrive dans un
+vaste parc garni de pièces d'eau, rocailles, saules pleureurs et
+fleurs de toute sorte. Vers le haut du parc un petit château disparaît
+presque sous la verdure; j'aperçois de loin un groupe de dames, mais
+elles s'éclipsent à mon arrivée. Je demande le _manager_; on me
+conduit à sa maison, qu'entoure un charmant jardin; je lui présente
+une lettre d'introduction, et je demande à visiter la propriété. Il
+m'offre d'abord un petit _lunch_, puis me donne quelques détails. M.
+Samuel Wilson et sa famille sont en ce moment en Angleterre; il vient
+d'acheter à Londres une maison pour 50,000 l. stg. et une propriété
+pour 200,000 l. stg. Il a donné 30,000 l. stg. pour l'université de
+Melbourne et a reçu le titre nobilier de _Sir_, Il possède 4 stations
+(c'est le nom qu'on donne aux terres destinées à l'élevage du bétail)
+en Victoria et 2 en Queensland; ces deux dernières ont plus de
+200,000 moutons. La station de Ercildonne est la plus petite des
+quatre de Victoria; elle compte 26,000 acres et possède 40 mille
+moutons. Elle est célèbre par ses mérinos. On sait que ces moutons
+étaient passés en Espagne et venaient des Argoli mouton sauvage de
+Colchis et de Milète. Pendant longtemps, l'Espagne défendit sous les
+peines les plus sévères l'exportation des mérinos; mais en 1765
+l'Électeur de Saxe en reçut en cadeau du roi d'Espagne quelques-uns de
+ses meilleurs. Une partie de cette race fut plus tard achetée en Saxe
+et transportée en Tasmanie, d'où ils sont passés en Australie. Leur
+laine est la plus fine connue; on la file pour de la soie, et on la
+paie à Londres jusqu'à 5 schellings la livre. La propriété expédie
+annuellement à Londres de 4 à 500 balles de laine de 250 à 300 livres
+chaque, et en obtient un prix de 16 à 17,000 l. stg. Tous les ans, M.
+Wilson met aux enchères une centaine de ses béliers qui se vendent de
+100 à 400 l. stg. chaque; un d'eux a atteint le poids de 198 livres
+1/2. Pour les enchères, les acheteurs trouvent les moutons séparés et
+numérotés, et une vaste salle où ils prennent leur _lunch_ aux frais
+du vendeur. Des brochures à couverture en maroquin sont distribuées
+d'avance dans toutes les directions; elles portent l'historique de la
+propriété, les prix et la photographié des principaux béliers.
+
+Je demande au _manager_ de me faire visiter la propriété: il me
+conduit à travers le parc; j'ajoute que nous ne manquons pas de parcs
+en Europe et que je suis venu pour voir les moutons. Il me dit qu'il
+n'a pas de chevaux, qu'il n'a pas de voiture: mais bientôt après,
+passant devant les écuries, je lui montre de nombreux chevaux et
+voitures. Je comprends enfin à son embarras que Madame a réception et
+que probablement les chevaux et véhicules sont pour les dames qui se
+sont éclipsées le matin. Il finit par me donner un apprenti. C'est un
+jeune homme qui a déjà passé une année dans une station de boeufs: il
+passe un an dans cette station de moutons pour apprendre le métier,
+puis il prendra en Queensland une station à son compte. Nous montons à
+cheval et arrivons aux écuries des béliers: ils ont chacun leur petit
+compartiment, le pavé est en linteaux espacés pour laisser passer par
+dessous tout le fumier; les moutons ont là carottes et avoine en
+abondance et peuvent sortir à volonté pour brouter l'herbe dans un
+_paddock_ d'une acre par tête. Ils sont recouverts d'une toile pour
+préserver la laine des taches et de la poussière, car ils figurent
+généralement dans les expositions et rapportent au maître des
+médailles d'honneur.
+
+Chemin faisant, le jeune apprenti m'apprend que 6,000 moutons environ
+sont vendus tous les ans à la station; que les moutons donnent de 8 à
+9 livres de gros suif par tête, de 4 à 13 livres de laine, et qu'ils
+ont souvent une maladie aux pieds qu'on soigne avec une composition
+d'arsenic passée au pinceau.
+
+Nous galopons à travers plaines et collines et arrivons aux paddocks
+des vaches et des boeufs. Ils sont 300 et me paraissent de forte
+taille. Tous les paddocks étant clôturés, les bergers sont superflus;
+il suffit de quelques hommes pour faire le tour des haies et voir si
+elles sont en bon état. Ces hommes sont nourris et reçoivent de 6 à 7
+sch. par jour, autant que pour une semaine en Angleterre.
+
+Nous voyons en route de fort belles récoltes de blé et d'avoine; elles
+sont la propriété de divers _selecteurs_ qui, en vertu de la loi, sont
+venus choisir leur 320 acres sur la propriété pendant qu'elle n'était
+encore que louée.
+
+Enfin j'arrive à la station pour le départ, et le soir, à 11 heures,
+je suis à Melbourne.
+
+Le 22 décembre, à 6 heures du matin, je pars pour Sydney; la voie
+passe par Albury, où je dois visiter le vignoble de M. Fallon, le plus
+célèbre de la Nouvelle-Galles du Sud; il a pour _manager_ un Français,
+M. Frère. On multiplie les trains, mais ils sont tous encombrés; tout
+le monde part en vacances. Ce sont les _Christmas Holidays_ (vacances
+de Noël). Le chemin de fer accorde l'aller et retour pour le simple
+prix d'aller. À la sortie des faubourgs, je remarque encore quelques
+_paddocks_ bien verts, puis nous entrons dans la forêt d'eucalyptus.
+Cet arbre est joli dès qu'il est jeune, mais il enlaidit en
+vieillissant; sa couleur verte est sombre; de loin, on le prendrait
+pour l'olivier.
+
+Les journaux sont remplis de détails sur l'organisation des
+volontaires, l'achat de torpilles, construction de batteries; est-ce
+contre les futurs récidivistes qu'on monte un si grand appareil? C'est
+dépasser le but. L'Australie du Sud a eu bonne récolte de blé calculée
+à 5,000,000 de l. stg.; elle pourra en exporter 540,000 tonnes. Cette
+jeune colonie compte aussi 15,000 _blue ribbons_, ou associés de ruban
+bleu, qui s'engagent à s'abstenir de toute boisson enivrante. Je lis
+aussi une curieuse aventure d'un grand propriétaire qui demandait
+30,000 l. stg. pour une bande de terre que le chemin de fer enlevait à
+sa propriété; le jury lui a alloué 230 l. stg. Il a obtenu alors un
+nouveau jury en basant sa demande d'indemnité sur le morcellement de
+la propriété; le 2e jury lui accorde 260 l. stg. Il a voulu un 3e jury
+auquel il soumettait la demande d'indemnité pour le danger d'incendie
+par les étincelles de la locomotive. Ce 3e jury a perdu patience et,
+calculant les avantages et les dommages, a déclaré ce propriétaire
+débiteur de 60 l. stg. envers la Compagnie du chemin de fer, bien
+entendu les frais à la charge du demandeur. Il est probable qu'il ne
+demandera pas un 4e jury.
+
+À Melbourne, un jeune freluquet est conduit devant le magistrat pour
+avoir marché sur les trottoirs avec le vélocipède; il est condamné à 5
+l. stg. d'amende; il donne pour excuse que le premier ministre en fait
+autant.--«Qu'on me le dénonce, dit le magistrat, et je le traiterai de
+la même manière.»
+
+À 1 heure 1/2 j'arrive à la station de Wadonga, la dernière de
+Victoria; au-delà du Murray, la station d'Albury est déjà en
+Nouvelle-Galles du sud. L'écartement des rails n'est pas le même dans
+les deux colonies; il faut changer de train. À 2 heures je suis à
+Albury, distant de 190 milles de Melbourne et de 384 de Sydney. La
+station est aussi belle que celle de nos grandes cités. La ville
+naissante compte de 4 à 5 mille habitants: elle a de belles rues, de
+larges avenues, beaucoup d'églises et beaucoup de banques. Je
+rencontre George Frère, jeune homme de 18 ans, aimable et prévenant.
+Il me fait visiter les caves de M. Fallon. Elles contiennent 300,000
+gallons dans des fûts de 80 hectolitres; le prix est de 6 schellings
+le gallon. J'en déguste plusieurs qualités, de blanc et de rouge, et
+les trouve excellentes. Après une visite au _Cricket ground_, où le
+jeune Frère est intéressé à une partie, il me prend dans sa voiture et
+me conduit chez ses parents à la campagne. Elle est à 9 kilomètres
+d'Albury; la route est pittoresque; nous grimpons de petites collines,
+passons devant une chapelle catholique et arrivons à Saint-Hilaire.
+Les époux Frère, auxquels M. Phalampin m'avait recommandé,
+m'accueillent comme un compatriote; ils ont chez eux un jeune ménage
+en vacances de Noël: c'est l'ancien instituteur de la ville voisine
+qui a appris à George l'anglais et la géométrie. Les bonnes Soeurs du
+couvent d'Albury ont aussi aidé à son instruction, et sa mère l'a
+complétée. Le jeune George à 18 ans parle déjà 3 langues: le français,
+l'anglais et l'allemand. Malgré ces visiteurs, il y aura encore place
+pour moi dans la maison. Les jardins qui l'entourent sont garnis de
+fleurs et de fruits; on y voit même un olivier très prospère. La
+propriété compte 90 hectares, dont 50 sont déjà plantés en vignes et
+en plein rapport.
+
+Les époux Frère sont venus ici il y a 10 ans. Le mari avait été engagé
+comme directeur du vignoble de M. Fallon, avec de très beaux
+appointements. Il a appelé son frère, et tout en dirigeant le vignoble
+de M. Fallon, ils cultivent la terre qu'ils ont achetée pour leur
+propre compte. Tous les travaux sont faits par eux; ils ont bâti leur
+maison, et construisent en ce moment une grande cave. Voyant que, sans
+être reçu maçons, ils réussissaient dans la maçonnerie, ils ont fait
+leur menuiserie. Elle ne gagnerait pas le prix de perfection, mais
+elle mériterait certainement celui d'application. M. Frère, sans avoir
+jamais connu la charrue, a pourtant commencé à déchirer la terre; les
+difficultés surgissaient de tous côtés. D'abord les chevaux avaient
+été habitués aux sons anglais et M. Frère ne parlait que le français;
+il a fallu refaire leur instruction, et durant l'intervalle les
+pousser au moyen d'une longue perche. Lorsque les chevaux ont su
+obéir, il a fallu apprendre à se faire obéir par la charrue.
+
+Saint-Hilaire se trouve sur un monticule; on n'a pour boire que l'eau
+de la pluie et pour les animaux l'eau d'une mare. Durant les étés
+chauds, la mare sèche et il faut aller puiser l'eau au Murray, à 10
+kilomètres. Mme Frère, à son tour, ne reste pas inactive; elle a pris
+à sa charge la préparation de la nourriture et l'entretien de la
+maison. Rien n'a jamais manqué aux travailleurs de bonne volonté; elle
+sait même le soir charmer leur repos par l'harmonie du piano, en
+accompagnant le violon du jeune George. Celui-ci, tout en travaillant
+à son instruction, trouvait encore le temps d'aider à son oncle et
+d'apprendre avec lui les divers métiers de charpentier, menuisier,
+laboureur et maçon. Maintenant les jours les plus durs sont passés, et
+la fortune va entrer dans cette famille. Elle ne pourra tomber en
+meilleures mains, car on n'apprécie bien que ce qui a bien coûté: elle
+sera la récompense méritée du travail et de la vertu. Rien d'étonnant
+à ce que la famille Frère soit honorée et aimée dans le pays. Que
+n'avons-nous partout à l'étranger de telles familles! elles feraient
+connaître et aimer la France!
+
+Tout en causant minuit arrive. Le lendemain, c'est dimanche. À 6
+heures du matin, George et moi, sommes à cheval, en route pour Albury.
+Nous avons 18 kilomètres, aller et retour, pour avoir la messe. À la
+chapelle voisine, on ne la dit qu'une fois par mois. Les mouches sont
+insupportables; elles s'attaquent aux yeux. George sort de sa poche
+une espèce de filet, en usage dans le pays; il le passe à mon chapeau,
+et le balancement des ficelles éloigne ces ennuyeux insectes. En
+Provence, on emploie un filet analogue pour en préserver les mulets.
+
+Chemin faisant, George m'explique les propriétés des diverses sortes
+d'eucalyptus; le _white-box_ à feuille ronde n'est bon qu'à brûler,
+le _string-bark_, par sa première écorce sert à faire des toitures; sa
+seconde écorce est employée à former des cordes; son bois est très dur
+et très résistant au sec, mais pourrit à l'humidité: le _red-gum_, par
+contre, se conserve aussi bien sous terre et dans l'eau, qu'au sec.
+Nous voyons des vols de merles, de perroquets et des _laphing-jakal_
+(oiseau riant), espèce de geai qui imite les éclats de rire de
+l'homme. Ils se mettent à deux sur une même branche pour faire leur
+partie de rires; il est défendu de les tuer, parce qu'ils détruisent
+les serpents et surtout l'iguana, terrible lézard de 4 à 5 pieds de
+long. Des lièvres fuient devant nous, on les laisse en paix, mais on
+prend les corbeaux et on les empale pour éloigner les autres; ils sont
+grands mangeurs de raisin.
+
+À notre retour, M. Frère me donne plusieurs détails sur le pays. La
+main-d'oeuvre est généralement payée 2 l. stg. par semaine à la ville
+et 1 l. stg. et nourriture à la campagne. Le chemin de fer paie ses
+ouvriers 1 sch. (1 fr. 25) l'heure, et ils travaillent 8 heures par
+jour. Les conducteurs de locomotive en arrivant aux stations trouvent
+leur nourriture chaude, et leur lit préparé.
+
+La température à Saint-Hilaire atteint quelquefois 46° à l'ombre en
+janvier, et descend jusqu'à 4° centigrades en juillet. La terre que M.
+Frère a payée 4 l. stg. l'acre, soit 250 fr. l'hectare, il y a 5 ans,
+vaut maintenant 10 l. stg. l'acre, soit plus de 625 fr. l'hectare. Il
+a adopté un système de plantation fort économique et qui lui a bien
+réussi dans la terre rouge. Il fait un labour simple à 30
+centimètres, et plante les boutures de vignes dans un trou profond de
+50 centimètres au moyen d'une barre de fer; il remplit le trou avec
+une pâtée de terre, de fumier de poule et de cendre: le tout adhère
+bien aux sarments et ceux-ci, ne pouvant se développer de côté,
+poussent leurs racines au fond. La plantation dans cette forme coûte
+entre premier et deuxième labour 3 l. stg. par arpent. Son entretien
+est de 2 l. l'acre par an. Après trois ans, avec le prix d'achat à 4
+l., elle a coûté 13 l. l'acre, et donne 60 gallons l'acre; à la
+quatrième année elle donne 120 gallons, la cinquième année et les
+années suivantes 200 gallons, et dure en moyenne 35 ans. Elle coûte
+alors 5 l. par an pour labourage, bêchage autour du cep, attachage,
+taille, etc. Pour la taille on ne laisse que deux yeux et 8 à 9
+branches, selon la force de la vigne. On vend le moût à la récolte de
+1 sch. 3 deniers à 1 sch. 1/2 le gallon. Si on veut faire la dépense
+de la cave et des tonneaux, après un an, on vend le vin 3 sch. le
+gallon. Dans le premier cas, on a de 250 à 300 sch. l'acre, et 600
+sch. dans le second cas. M. Frère fait sa spécialité de la fabrication
+du champagne.
+
+Le pays fournit aussi de grandes ressources à l'éleveur de moutons.
+Une loi nouvelle sur la vente et location des terres de la couronne
+est maintenant en discussion au Parlement à Sydney. Le projet sera
+certainement modifié, mais ses principales dispositions seront
+maintenues. Ce projet de loi divise la contrée en trois zones: la
+zone agricole à l'est, la pastorale à l'ouest, et la zone
+intermédiaire. Dans la première, toute personne âgée de 16 ans peut
+choisir 648 acres, en déposant 2 sch. par acre, en clôturant sa
+propriété, et y résidant pendant 5 ans. Après 3 ans, il paiera 1 sch.
+1/2 pendant 15 ans, après quoi il sera propriétaire définitif. Il peut
+le devenir avant, en soldant le prix, et dans ce cas on lui tient
+compte de l'intérêt. Dans la deuxième zone, on peut choisir jusqu'à
+2,500 acres. Dans la troisième, on peut louer pour 15 ans jusqu'à
+concurrence de 10,000 acres pour un loyer annuel de 2 pence (20 cent.)
+par acre.
+
+Mon interlocuteur croit que le jeune homme qui arrive avec une
+cinquantaine de mille francs peut assez bien réussir. Pour cela, il
+doit placer son argent à la banque qui lui en donne un bon intérêt;
+s'en aller sur une station pour au moins six mois, afin de bien
+apprendre le métier: louer dans la 3e zone 10,000 acres et y placer
+1,000 brebis qui lui coûteront 10 francs l'une en moyenne, et lui
+donneront 5 francs de laine par an. Les agneaux augmenteront le
+troupeau, et la cinquième année il pourra avoir 4,000 moutons qui lui
+donneront 20,000 francs de laine; alors l'augmentation du troupeau
+sert à faire face aux frais d'entretien, et paie la dépense. Il pourra
+ensuite acheter des terres dans la 2e zone. Bien entendu un tel jeune
+homme ne doit pas arriver avec gants et badine, mais bien décidé à
+travailler même de ses mains. Pour faire le _squatter_ en seigneur, il
+faut avoir facteur, domestiques, etc., et au moins 20,000 moutons
+pour faire les frais. Une bonne station de 40,000 moutons demande
+40,000 acres de bonne terre, et coûtera, moutons compris, environ
+2,000,000 de francs; mais ce capital rapportera de 15 à 20% l'an. La
+plupart de ces squatters vivent en Angleterre, laissant la direction à
+un _manager_ auquel ils donnent de gros; appointements, ou qu'ils
+mettent en participation. La contrée est pleine de ressources pour les
+travailleurs et pour les capitaux.
+
+L'heure du départ est arrivée. La famille Frère m'accompagne à 3
+milles à Ettamogah, gare la plus voisine. Chemin faisant, on me montre
+l'endroit où se sont groupées plusieurs familles allemandes
+protestantes, et un peu plus loin, plusieurs familles allemandes
+catholiques, formant ainsi 2 colonies distinctes. Le gouvernement
+allemand envoie des inspecteurs sur tous les points du globe pour lui
+rendre compte de l'état des colons. Le dernier inspecteur leur a fait
+venir ici, sur leur demande, un pasteur et un maître d'école allemand.
+Je demande à mon tour à M. Frère quelle est des deux colonies
+catholique et protestante celle qui réussit le mieux; il me répond que
+pour l'honneur de la vérité il doit dire que les protestants
+réussissent mieux, parce qu'ils sont plus travailleurs; il fait
+exception pour 2 familles catholiques qui, étant aussi travailleuses,
+sont arrivées à la prospérité. À la gare d'Ettamogah, je ne vois ni
+cantonnier, ni employé, le personnel coûte cher, et on l'économise le
+plus possible. Un drapeau et une lanterne forment tout l'ameublement;
+lorsque des voyageurs veulent monter dans le train, ils agitent le
+drapeau, et le train s'arrête; de nuit ils agitent la lanterne. S'il
+n'y a point de voyageurs, le train continue sa route.
+
+Avec beaucoup de peine, je peux obtenir un lit dans le _Sleeping car_,
+les numéros sont presque toujours retenus d'avance. Ces lits sont
+moins commodes que dans les wagons américains. J'ai pour compagnon de
+voyage un colon de Bâle. Il est père de 10 enfants, et a essayé divers
+métiers dans la colonie. Actuellement il s'est uni à 2 autres
+Allemands et a loué pour 20 ans un _run_ de 825,000 acres. Il est
+situé en Queensland à 70 milles de Charlesville. Le loyer est de
+30,000 l. (750,000 fr.) pour les 20 ans, échelonné en 3 paiements. Il
+a commencé, il y a 2 ans, avec 29,000 moutons, et 5,300 vaches. Il a
+maintenant 40,000 moutons et 9,000 têtes bovines; il espère atteindre
+le chiffre de 600,000 moutons. Le vaste terrain n'est pas clôturé, et
+il lui faut un berger par 10,000 moutons. En qualité de _manager_
+(intendant), il reçoit une paye élevée; les autres associés ne mettent
+que le capital. Son fils aîné reste sur la station, et sa fille aînée
+tient la maison. Lui-même est très souvent au _run_ (station). Il me
+raconte que la vie y est très pénible; ils sont fréquemment obligés la
+nuit de monter à cheval pour chasser les chiens sauvages et les porcs
+qui effraient le bétail et tuent les moutons. La fortune qui arrive au
+bout d'un si rude métier est bien gagnée. Mon colon vend les moutons
+gras sur place, de 6 à 7 schellings. Chaque mouton lui donne en
+moyenne 5 livres de laine; il vend les jeunes boeufs à Sydney à 11 l.
+stg., mais il a 1 l. 1/2 de frais de transport. Nous continuons à
+traverser les forêts d'eucalyptus; mon compagnon sait me dire où le
+terrain est bon, où il est médiocre, où il est mauvais, et où on le
+vend pour 1 ou 3 ou 4 l. l'acre. Vers la nuit nous voyons briller dans
+la forêt par-ci, par-là, les incendies de l'herbe sèche, puis nous
+prenons le lit, et le lendemain nous nous réveillons à Sydney. Le
+train, trop chargé à l'occasion des vacances de Noël, avait dû être
+scindé en deux, d'autant plus que sur certains points, la ligne monte
+jusqu'à 2,000 pieds d'altitude. J'attends donc la deuxième moitié du
+train pour avoir mes bagages et me rends à l'hôtel.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+
+
+ PAGES
+
+PRÉFACE............................................................. I
+
+
+CHAPITRE Ier.--_République de l'Équateur._
+
+République de l'Équateur. -- Surface. -- Population. -- Histoire.
+-- Quito. -- Guayaquil. -- Le cacao. -- La résine. -- L'ivoire
+végétal. -- Le quinquina. -- Le tamarin. -- Le caoutchouc. -- La
+guerre civile. -- Le Guayaquil. -- Les crocodiles et le jeu de la
+pezéta. -- Arrivée à Panama......................................... 1
+
+
+CHAPITRE II.--_Panama._
+
+La ville de Panama. -- La République de la Colombie. --
+Situation. -- Surface. -- Population. -- Produits. -- La
+Compagnie universelle du canal interocéanique. -- Le personnel.
+-- L'hôpital. -- L'isthme. -- Le canal et ses dimensions. -- État
+des travaux. -- Moyens d'exécution. -- Le barrage du Chagre. --
+Le chemin de fer. -- La ville et le port de Colon. -- Résultat du
+percement de l'isthme.............................................. 11
+
+
+CHAPITRE III.--_Les Antilles._
+
+La Jamaïque. -- Situation. -- Surface. -- Produits. --
+Température. -- Histoire. -- Population. -- Justice. --
+Contributions. -- Les coolies hindous. -- Irrigation. -- Chemins
+de fer. -- Importation. -- Exportation. -- Main-d'oeuvre. -- Les
+Building Societies. -- Les îles annexes. -- La ville de
+Kingstown. -- Le marché. -- Une école professionnelle. -- Une
+plantation de cannes à sucre. -- Les campagnards. -- La garnison... 24
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Haïti et San-Domingo. -- Port-au-Prince. -- Les Nègres. -- La
+révolution. -- L'île Saint-Thomas et le groupe des Vierges. --
+Histoire. -- L'esclavage. -- La ville et le port. -- La
+Royal-Mail. -- Excursion dans l'île. -- Une plantation de cannes.
+-- Les ouragans. -- San-Juan de Porto-Rico. -- Navigation vers
+Cuba............................................................... 35
+
+
+CHAPITRE V.
+
+L'île de Cuba. -- Situation. -- Configuration. -- Surface. --
+Histoire. -- Population. -- Produits. -- Climat. -- Importation.
+-- Exportation. -- La Havane. -- La ville. -- Les environs. -- La
+Corrida de Toros. -- La cathédrale. -- La fièvre jaune. -- Les
+oeuvres charitables................................................ 49
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+Excursion à Marianao. -- La plantation de cannes de Toledo. -- Un
+orage. -- 400 esclaves. -- Culture de la canne. -- Fonctionnement
+de l'usine. -- Détails et prix. -- L'administration espagnole
+dans la colonie. -- Le papier-monnaie et la Banque espagnole. --
+Les autonomistes et les conservateurs. -- Avenir probable. --
+Production du sucre et du café dans le monde entier. -- Le tabac
+à la Havane. -- La fabrique de cigares de Villar-Villar. -- La
+fabrique de cigarettes de Diego Gonzales. -- Le marché. -- La
+presse. -- Le départ. -- Navigation dans le golfe du Mexique....... 63
+
+
+CHAPITRE VII.--_Le Mexique._
+
+La République mexicaine. -- Surface. -- Constitution. --
+Population. -- Les diverses branches ou familles indiennes. --
+Cause de leur dépérissement. -- Revenus. -- Dépenses. -- Chemins
+de fer. -- Télégraphe. -- Poste. -- Instruction publique. --
+Mines. -- L'isthme de Tehuantepec. -- Histoire. -- Fernando
+Cortez et la conquête. -- Fin de Montézuma, dernier empereur des
+Aztecas. -- Les sacrifices humains. -- Le vice-roi. -- Fin
+tragique de deux empereurs......................................... 81
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Débarquement à Vera-Cruz. -- Construction du port. -- La ville.
+-- La fièvre jaune. -- Départ pour Mexico. -- Le chemin de fer.
+-- Orizaba. -- Maltratta. -- Le Citlaltepelt. -- Le pulche. --
+Mexico -- Les hôtels. -- La ville. -- La cathédrale. -- Les
+toros. -- Les loteries. -- Le Paseo................................ 93
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+Excursion à Guadalupe. -- Les faubourgs. -- L'armée. -- Le
+sanctuaire. -- Les oeuvres charitables. -- L'administration
+ecclésiastique. -- Les banques. -- Le musée. -- La pierre du
+Soleil. -- La déesse de la terre Coatlicue. -- Le dieu des morts
+Mictlanteuhtli. -- Les pierres à jeu de paume. -- Les chevaliers
+aigle et le messager du Soleil. -- Quetzalcoalt, ou le sage
+mystérieux. -- Les inscriptions. -- Les urnes funéraires. -- Les
+vierges ou prêtresses. -- Manière de marquer le temps. -- Le
+cycle ou xinhmopillé. -- Chalchinhtlicue, déesse de l'eau. --
+Tlaloc, dieu du tonnerre. -- La céramique. -- Les bijoux. --
+L'écriture. -- Le Sénat. -- Le Conservatoire...................... 105
+
+
+CHAPITRE X.
+
+État pitoyable des logements du peuple. -- Moyens d'y remédier.
+-- Couper le mal à la racine vaut mieux que soigner les plaies.
+-- La ferme de Tacubaja. -- La foire. -- La forêt de Chapultepec.
+-- Le ministre de fomento. -- L'Observatoire. -- Le ministre du
+Chili. -- Le ministre de France. -- La colonie française. -- Les
+Basques et les Barcelonnettes. -- La chambre de commerce. -- Les
+colonies de Chacaltepec et de Saint-Raphaël, et les théories
+fouriéristes...................................................... 123
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Départ de Mexico. -- Les lignes de chemins de fer. -- La culture.
+-- Queretaro et la fin tragique de Maximilien. -- Arrivée à
+Guanajuato. -- Trois étudiants journalistes. -- Un journaliste
+français et la Commune de Paris. -- La ville de Guanajuato. --
+Visite de la mine de la Cata. -- Détails d'exploitation. --
+Situation de l'ouvrier. -- Rendement. -- La mine de Valenciana.
+-- La hacienda de mineria de Saint-François-Xavier. -- Détails de
+fonctionnement. -- Une aventure à l'hôpital. -- Les oeuvres de
+charité........................................................... 132
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Départ de Guanajuato. -- Silao. -- La presse. -- Lagos. -- Route
+à Ojuelos et à San-Luiz de Potosi. -- San-Luiz. -- Le Gouverneur.
+-- L'école de _artes y oficios_. -- Le départ. -- La femme du
+postillon. -- Je suis seul voyageur. -- Le brigandage. -- Les
+villages de l'intérieur. -- Un perroquet traître. -- Les
+mendiants. -- Une nuit à Chalca. -- Un Barcelonnette. -- Un
+ancien colonel _garibaldien_...................................... 151
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Départ de Chalca. -- Je fais un heureux. -- La Hacienda de Solis.
+-- Matehuala. -- Les mines du district de Catorce. -- La ville de
+Cédral. -- La Hacienda de beneficio de Don Antonio Verume. -- Un
+garçon qui veut apprendre l'anglais. -- Le vin de Membrillo. --
+La Hacienda el Salado. -- Les toiles d'aloès. -- Les briques
+d'adobe. -- On dompte un cheval sauvage. -- La soirée et la nuit
+à la Hacienda la Ventura. -- Un inconnu. -- Le gibier. -- Les
+fauves. -- La ville de Saltillo. -- Le chemin de fer. -- Le chien
+des prairies. -- Monterey. -- Laredo. -- Arrivée à San-Antonio.... 161
+
+
+CHAPITRE XIV.--_États-Unis._
+
+Le Texas. -- Les progrès depuis l'abolition de l'esclavage. --
+Les Congrégations religieuses. -- Prix des terres. -- Les
+casernes. -- Les Nègres et leur ostracisme. -- Départ pour
+San-Francisco. -- Les métiers d'un Yankee. -- Les plantations de
+coton. -- Les _cliffs_ du Rio-Grande. -- Les stations dans le
+désert. -- La consommation de la bière. -- Le Nouveau Mexique. --
+L'Arizona. -- Les Mormons. -- Les Chinois. -- Le Rio-Colorado. --
+Yuma. -- Indio. -- Le désert du Colorado.......................... 175
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+La Californie. -- Los Angeles. -- La production de l'or. -- Les
+produits agricoles. -- Le papier-monnaie. -- La vallée de
+Yosemity et les arbres géants. -- Oakland. -- San-Francisco. --
+La baie. -- La crise. -- Le nouveau traité avec la Chine et la
+question chinoise. -- Les coolies et l'opium. -- La richesse des
+États-Unis. -- La rémunération du travail et du capital. -- Les
+divorces et les avortements. -- Les monopoles et la concurrence.
+-- La population. -- Importation. -- Exportation. -- Revenus. --
+Dette. -- Chemins de fer. -- Les Américains ne nous aiment pas.
+-- Les réformes nécessaires pour former un peuple fort et
+sérieux........................................................... 187
+
+
+CHAPITRE XVI.--_Les îles Sandwich._
+
+Départ de San-Francisco. -- Navigation vers les îles Sandwich. --
+Le navire _La Zelandia_. -- Manière d'occuper le temps. --
+Arrivée à Honolulu. -- Les îles Hawaï. -- Surface. -- Population.
+-- Gouvernement. -- Les femmes sénateurs. -- Impôts. -- Les
+plantations de canne. -- Importation. -- Exportation. -- Navigation.
+-- Droits de douane. -- Revenus. -- Changement de dynastie. -- Les
+Missions. -- Le volcan Kilaouea. -- Le monument du capitaine Cook.
+-- La végétation. -- Les habitations. -- Les indigènes. -- Moeurs
+et coutumes. -- Les écoles. -- L'hôpital.......................... 199
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Navigation vers la Nouvelle-Zélande. -- Curieux problème dans une
+succession. -- Deux bébés à la recherche du ciel. -- Une éclipse
+totale du soleil. -- Les Saints et les Morts. -- Passage de
+l'Équateur. -- Une visite de l'Océan. -- La visite réglementaire.
+-- La manoeuvre du feu. -- Le service religieux. -- L'île Tutuila
+et l'archipel des Navigateurs. -- Une Cour d'assises. -- Une
+tempête sous le tropique. -- Scènes comiques. -- Le 180°
+parallèle et la semaine de 6 jours. -- Arrivée en Nouvelle-Zélande 211
+
+
+CHAPITRE XVIII.--_La Nouvelle-Zélande._
+
+La Nouvelle-Zélande. -- Situation. -- Surface. -- Configuration.
+-- Population. -- Gouvernement. -- Récoltes. -- Bétail. --
+Poissons. -- Mines. -- Climat. -- Pluie. -- Instruction publique.
+-- Industrie. -- Assistance publique. -- Caisse d'épargne. --
+Importation. -- Exportation. -- Navigation. -- Les terres
+publiques. -- Manière de les acquérir. -- La poste. -- Le
+télégraphe. -- L'armée............................................ 221
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+Arrivée à Auckland. -- La tempête. -- Le dimanche. -- Le Père Mac
+Donald. -- Catholiques et protestants. -- La ville. -- Les
+faubourgs. -- Le parc du gouverneur. -- L'hôpital. -- Le
+_dominion_. -- Les salaires. -- L'intérêt. -- Le baron de Hübner.
+-- Mgr Luck et son diocèse. -- Les Soeurs de la Miséricorde. --
+Départ pour Tauranga. -- La baie. -- La ville. -- Excursion à
+Ohinemutu. -- Les fermes. -- Le cocher irlandais. -- Le
+_Gate-Pa_. -- La forêt d'Oropi. -- La _mid-way-house_. -- Les
+naissances et la mortalité. -- Le vin correctif de l'alcoolisme.
+-- Les gorges de Mangorewa........................................ 235
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+La tradition des Maoris sur leur venue en Nouvelle-Zélande. --
+Rangatiki et son chien Potaka. -- Hinemou et Tutanekai. -- Le
+lac Rotorua. -- Les eaux thermales. -- Un Pa. -- Les Maoris,
+leurs vêtements, leur nourriture. -- Moeurs et usages. --
+L'anthropophagie. -- La _carved house_. -- Tiki et Maui et le
+récit de la création. -- Raïnga et la route du ciel. -- Les
+ministres protestants et le traité de Waïtangi. -- Les Pères
+Maristes. -- La forêt de Tikitapu. -- Le lac Rotakakahi. --
+Waïroa. -- Les femmes Maoris et le tabac. -- Costumes et jeux. --
+L'école. -- Un examen de géographie. -- L'instruction. -- La
+cascade. -- La haka ou danse indigène. -- Le lac Tarawera. -- Le
+Té Tarata ou terrasse blanche. -- Le lac Rotomahana. -- Les
+geysers. -- Le repas. -- La Aukapuarangi ou terrasse rouge. -- Un
+bain bouillant. -- Retour à Waïroa et à Ohinemutu................. 253
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+Sulphur-point. -- Les bains du gouvernement. -- Perdu et
+retrouvé. -- Les geysers de Whakarewarewa. -- La fin de
+Komutumutu. -- Le geyser de Waïkiti. -- Les sépultures. -- Le
+divorce. -- Route vers Taupo. -- Le Waïkato. -- Un cocher
+concurrent. Débourbés par les Maoris. -- Le Tangariro et sa
+légende. -- Le lac de Taupo. -- Les bains de M. Lofley. -- À la
+recherche de la cascade Huka. -- Le Crow's nest. -- Les rêves au
+bord du lac. -- Taniwha, l'homme aux cheveux rouges............... 275
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+Départ pour Napier. -- Un _surveyor_. -- Un repas au désert. --
+La future ville de Tarewera. -- Un Pa à 2,600 pieds. -- La boîte
+aux lettres aux bords des chemins. -- Le port et la ville de
+Napier. -- Les missions catholiques. -- Un typhon entre Napier et
+Wellington. -- Port Nichelson et la ville de Wellington. -- La
+corde de sauvetage. -- Mgr Redwood et les Pères Maristes. -- Le
+Musée. -- L'Observatoire. -- Le kea et ses méfaits. -- Trois
+jeunes éleveurs français. -- La famille en Nouvelle-Zélande. --
+Les méthodes d'enseignement. -- Les oeuvres catholiques. -- Les
+Chambres. -- L'Athenoeum. -- L'élection du _mayor_. -- La
+_Wellington meat preserving C{y}_, et la prochaine concurrence
+aux éleveurs européens. -- Un jeune colon bordelais............... 291
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+Départ de Wellington. -- Les projets de confédération. --
+Littletown. -- L'assurance par l'État. -- Christchurch. -- La loi
+morale. -- Les écoles. -- Les Soeurs du Sacré-Coeur de Lyon. --
+Le Musée. -- Le Canterbury-College. -- L'enseignement laïcisé.
+-- Le Jardin public. -- La ferme-école à Lincoln. -- Saint André
+et les Écossais. -- Akaroa et la colonie française. -- Route vers
+Dunedin et la plaine de Canterbury. -- Timaru. -- Oomaru. --
+Palmerstown. -- La baie de Vaïtati. -- Port-Chalmers. -- Dunedin.
+-- La ville. -- Le Musée. -- Les écoles catholiques. -- Départ
+pour Lawrence..................................................... 311
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+Route vers le Sud. -- Facilités aux émigrants. -- De Milton à
+Lawrence. -- La cabane du pionnier. -- Les diggers chinois à
+Waïtahuna. -- Le quartier chinois à Lawrence. -- La cabane d'un
+avare. -- L'école. -- Une station de moutons dans la région des
+lacs. -- Le lapin fléau public. -- Les goldfields du Gabriel
+Gully. -- M. Perry et sa nouvelle méthode. -- Un dépôt de cemen
+aurifère. -- Route à Invercargill, -- Bismarck et ses informations.
+-- La ferme d'Edendale et la _New-Zealand loan C{y}_. -- Un clerc
+méfiant. -- Cherté de la main-d'oeuvre. -- La ville d'Invercargill.
+-- Le presbytère. -- La prison. -- Route vers Bluff. -- Le steamer
+_Le Manipoori_. -- Réflexions sur la Nouvelle-Zélande. -- Le 8
+décembre en mer. -- Le service du dimanche. -- Une dernière
+tempête........................................................... 331
+
+
+CHAPITRE XXV.--_Tasmanie._
+
+Le naufrage du _Tasman_. -- Le tremblement de terre des îles de
+la Sonde et les phénomènes qui en résultent. -- Arrivée à Hobart.
+-- La ville. -- Les environs. -- Cascade-hill. -- Une brasserie.
+-- Mgr Murphy et le Père Beechenor. -- Les Soeurs de la
+Présentation. -- Une tombe française. -- Population catholique.
+-- Le musée. -- Queen's dominion. -- Le lawn-tennis. -- De Hobart
+à Lanceston. -- Les fonderies d'étain. -- Les mines de Mount-bischoff.
+-- Les écoles. -- Un tremblement de terre. -- Le clergé irlandais et
+les fidèles. -- La _Salvation army_. -- La Tasmanie. -- Situation.
+-- Histoire. -- Surface. -- Population. -- Climat. -- Constitution.
+-- Produits. -- Importation. -- Exportation. -- Banques: -- Système
+agraire. -- Immigration. -- Bétail. -- Chemin de fer. -- Poste. --
+Télégraphe. -- Instruction publique. -- Revenu. -- Dette. -- Les
+indigènes. -- Épisodes et extinction.............................. 349
+
+
+CHAPITRE XXVI.--_Australie._
+
+L'Australie. -- Situation. -- Surface. -- Histoire. -- Les
+convicts. -- Les explorateurs. -- Les chemins de fer. -- Le
+télégraphe. -- Les banques. -- Journaux. -- Gouvernement. --
+Population. -- Conformation. -- Géologie. -- Minéraux. -- Faune.
+-- Bétail. -- Produits. -- Exportation. -- Importation. --
+Agriculture. -- Religion. -- Instruction publique. -- Armée. --
+Marine. -- Navigation. -- Revenu. -- Dépense. -- Les indigènes.
+-- Races, origine, croyance, moeurs et usages..................... 375
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+Port-Philipp. -- Melbourne. -- La ville. -- Les faubourgs. -- Le
+téléphone. -- La colonie de Victoria. -- Situation. -- Surface.
+-- Rivières, lacs, montagnes. -- Population. -- Religion. --
+Armée. -- Marine. -- Terres. -- Revenu. -- Dépenses. -- Bétail.
+-- Navigation. -- Exportation. -- Importation. -- Produits. --
+Poste. -- Télégraphe. -- Chemin de fer. -- Banques. -- Caisse
+d'épargne. -- Écoles. -- Usines. -- Mines. -- Églises. --
+Agriculture. -- Les parcs. -- Le jardin zoologique. -- Leledale.
+-- Le vignoble de Saint-Hubert. -- Les sauterelles. -- Retour à
+Melbourne. -- Départ pour Ballarat. -- Geelong. -- L'eucalyptus.
+-- Une condamnation sévère. -- La loi morale et la loi divine. --
+_Struggle for life._ -- Les trois bébés retrouvés................. 395
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+Ballarat. -- Une distribution de prix. -- À la visite d'une mine
+d'or. -- Le cheval _Charlee_. -- Creswick. -- La mine d'or
+alluviale de Mme Berry. -- Les salaires. -- Arendale et l'ouvrier
+gentleman. -- Le lac Windermere. -- Le lac Burumbeet. -- Huit
+kilomètres à travers les paddocks. -- La station d'Ercildonne. --
+Un mérinos de 200 livres. -- Les enchères chez Samuel Wilson. --
+Au galop avec un apprenti. -- Départ pour Sydney. -- Les vacances
+de Noël. -- Un propriétaire et le jury. Un vélocipédiste
+imprudent. -- Encore l'eucalyptus. -- Wodonga. -- Albury. -- Les
+_Fallon's-Cellars_. -- La famille Frère. -- La villa Saint-Hilaire.
+-- Un laboureur apprenti. -- On se fait maçon et menuisier. -- Dix-huit
+kilomètres à cheval. -- Coût et produit d'une vigne. -- La nouvelle
+loi agraire. -- Budget d'un squatter débutant. -- Les colons allemands.
+-- Pour cantonnier une lanterne et un drapeau. -- Un _run_ de 600,000
+moutons. -- Arrivée à Sydney...................................... 415
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of À travers l'hémisphère sud, ou Mon
+second voyage autour du monde, by Ernest Michel
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A TRAVERS L'HEMISPHERE SUD ***
+
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
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+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
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+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of À travers l'hémisphère sud, ou Mon second
+voyage autour du monde, by Ernest Michel
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+Title: À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde
+ Tome 2; Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich,
+ Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.
+
+Author: Ernest Michel
+
+Release Date: September 2, 2008 [EBook #26511]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A TRAVERS L'HEMISPHERE SUD ***
+
+
+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
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+
+
+<p class="tn">Note au lecteur de ce fichier digital:<br>
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.</p>
+
+<h2>ERNEST MICHEL</h2>
+
+<h1>À TRAVERS<br>
+ L'HÉMISPHÈRE SUD<br>
+<span class="smaller">ou</span><br>
+MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE<br>
+II</h1>
+
+<p class="p2 center smcap">Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich,
+ Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" width="150" height="198" alt="Armes de l'éditeur" title="">
+</div>
+
+<p class="center p4 small">PARIS<br>
+ LIBRAIRIE VICTOR PALMÉ<br>
+ (SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE)<br>
+ <i>76, Rue des Saints-Pères, 76</i></p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" class="small" summary="Adresses.">
+<colgroup>
+ <col width="50%">
+ <col width="50%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td class="center">BRUXELLES</td>
+<td class="center">GENÈVE</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center smcap">Société belge de Librairie</td>
+<td class="center"><span class="smcap">Henri Trembley</span>, Éditeur</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center"><span class="smcap">Vandenbroeck</span>, Directeur</td>
+<td class="center">Libraire-Éditeur</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center"><i>8, Rue du Treurenberg, 8.</i></td>
+<td class="center"><i>4, Rue Corraterie.</i></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="center">1888</td>
+</tr>
+</table>
+
+<h1>À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD<br>
+ou<br>
+MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE<br>
+II</h1>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> PRÉFACE</h2>
+
+<p>En ouvrant ce deuxième volume, le lecteur, dans une courte excursion à
+la République de l'Équateur, fera connaissance avec le pays qui a
+produit Garcia Moreno, le président à la foi inébranlable, à l'énergie
+indomptable. À travers l'isthme de Panama, il admirera les
+gigantesques travaux du canal.</p>
+
+<p>À la Jamaïque, il sera frappé des résultats immenses obtenus par le
+génie colonisateur des races anglo-saxonnes qui ont presque centuplé
+le chiffre de la population, tandis que Cuba et les Antilles
+espagnoles, trop souvent déchirées par les guerres civiles et
+affaiblies par l'incurie du gouvernement, restent stationnaires au
+point de vue du nombre et de l'industrie.</p>
+
+<p>Aux États-Unis, il trouvera partout le travail en honneur, et cette
+énergie qui fait mettre en valeur par le concours des immigrants de
+toutes les nations, les richesses minières, agricoles et pastorales de
+cette immense contrée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> Dans les Sandwich il verra comment les populations
+indigènes de race polynésienne savent se gouverner elles-mêmes, et ne
+dédaignent pas les conseils de la femme capable que ce peuple élève
+parfois à la dignité de sénateur.</p>
+
+<p>Dans la Nouvelle-Zélande, en Tasmanie, en Australie, il admirera
+l'énergie et le courage de ces jeunes colonies qui, en 50 ans, ont
+couvert le pays de routes et de chemins de fer, de moissons et de
+troupeaux. Il louera leur sens pratique et leur attachement à la loi
+morale. Non seulement certains abus de nos grandes villes ne sont pas
+tolérés, mais encore le travail du dimanche, le blasphème, les mauvais
+propos sont sévèrement punis. Le bonheur de la famille et de la
+communauté étant en raison de sa moralité, tout individu qui porte
+atteinte à cette moralité est considéré comme un ennemi public.</p>
+
+<p>Le lecteur verra que la prise de possession du monde par nos rivaux
+nous laisse quelque chose à faire pour qu'au siècle prochain, notre
+race, qui occupe incontestablement aujourd'hui une large place dans la
+petite Europe, ne soit pas effacée à côté des Anglais, des Russes, des
+Chinois, des Allemands dans la possession et le gouvernement des
+autres parties du globe. Pour cela il verra bien vite que les hommes
+étant la matière première des peuples, il importe d'arrêter <span class="pagenum"><a id="pageIII" name="pageIII"></a>(p. III)</span>
+au plus tôt notre stérilité systématique par de justes réformes dans
+les lois successorales, dans l'instruction et dans l'éducation,
+faisant effort pour nous affranchir de la routine sur bien des points,
+et nous débarrasser de nombreux préjugés.</p>
+
+<p>Un moyen d'instruction des plus pratiques, comme nous l'avons indiqué
+dans la préface du premier volume, est celui des voyages autour du
+monde qu'il importe de populariser. Le jeune homme y prendra de bonne
+heure l'esprit d'initiative, il saura découvrir comme nos voisins les
+points où il est plus facile d'acquérir une fortune, et par
+l'observation de ce qui se passe chez les autres peuples, il saura
+s'approprier ce qui leur réussit, évitant les défauts et les vices qui
+les affligent.</p>
+
+<p>Nous préparerons ainsi une génération plus énergique, et plus
+pratique, capable alors de servir encore une fois d'instrument entre
+les mains de la Providence pour ses desseins à travers le monde.</p>
+
+<p>Dans le prochain volume nous verrons, par la comparaison de
+l'Australie avec la Nouvelle-Calédonie, par celle de Maurice avec
+l'île de la Réunion, par la situation que nous avons perdue en Égypte
+et par celle que nous conservons encore en Palestine, comment il faut
+se comporter pour le choix et le gouvernement des colonies afin
+qu'elles prospèrent, et la conduite à adopter <span class="pagenum"><a id="pageIV" name="pageIV"></a>(p. IV)</span> vis-à-vis des
+autres peuples pour les dominer par la force morale plutôt que par
+celle des armes.</p>
+
+<p>Nous espérons montrer ainsi à la jeunesse française, comme dans un
+tableau d'ensemble, ce qu'est le monde aujourd'hui, afin que, lorsque
+demain elle sera appelée à jouer son rôle, elle sache éviter les
+écueils, toucher juste, tirer parti des hommes et des choses pour
+elle, pour la civilisation et pour la patrie.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<p class="title">République de l'Équateur.</p>
+
+<p class="resume">
+ République de
+ l'Équateur. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Histoire. &mdash; Quito. &mdash; Guayaquil. &mdash; Le
+ cacao. &mdash; La résine. &mdash; L'ivoire végétal. &mdash; Le quinquina. &mdash; Le
+ tamarin. &mdash; Le caoutchouc. &mdash; La guerre civile. &mdash; Le Guayaquil. &mdash; Les
+ crocodiles et le jeu de la pezéta. &mdash; Arrivée à Panama.</p>
+
+<p>La République de l'Équateur, ainsi appelée parce que Quito sa capitale
+se trouve précisément sous l'équateur, a une surface plus grande que
+celle de la France, 646,000 kilomètres carrés; mais elle a moins d'un
+million d'habitants. Après l'émancipation, elle se détacha de la
+Colombie, et depuis 1830, elle a déjà changé neuf fois sa
+constitution. Les révolutions, comme dans presque toutes les
+républiques de race espagnole, y sont à peu près périodiques et
+parfois sanglantes jusqu'à la sauvagerie. Il arrive souvent que les
+présidents sont fusillés ou assassinés. En 1877, l'archevêque même de
+Quito, Mgr Ignacio Checa, fut empoisonné le Vendredi saint en
+célébrant l'office divin, et on sait que le président Garcia Moreno,
+qui avait montré une grande énergie durant ses deux présidences, et
+qui avait acheminé le pays vers le véritable <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> progrès, fut
+assassiné sur la place de Quito, à 1 heure de l'après-midi, le 6 août
+1875.</p>
+
+<p>Le pays est divisé en 11 provinces et gouverné par un président; des
+élections pour une Chambre de députés ont lieu de temps en temps.</p>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" width="500" height="428" alt="" title="">
+<p>Équateur.&mdash;Le Chimborazo.</p>
+</div>
+
+<p>Quito, la capitale, possède une population de 60,000 âmes. Elle est
+située sur les plateaux de la Cordillère des Andes, non loin du volcan
+le Chimborazo, à plus de 3,000 mètres d'altitude. On dit que les
+malades de la poitrine qu'on y envoie au début de la maladie y
+guérissent facilement; mais on ne peut y arriver que par 6 ou 8 jours
+<span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> de cheval. Les bateaux à vapeur remontent la rivière
+Guayaquil pendant 9 à 10 lieues, puis des 80 lieues qui restent, 30
+peuvent être faites en voiture, et le reste à cheval. La diligence
+pour la partie carrossable ne part qu'une fois par semaine. Le prix
+d'un cheval pour Quito est d'environ 50 fr. pour tout le trajet.</p>
+
+<a id="img003" name="img003"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img003.jpg" width="500" height="386" alt="" title="">
+<p>Équateur.&mdash;Quito.&mdash;Couvent de Saint-François.</p>
+</div>
+
+<p>L'histoire de Quito remonte jusqu'au <span class="smcap">VIII</span><sup>e</sup> siècle, lorsqu'il tomba au
+pouvoir du roi Caran Scyri, chef d'une puissante tribu. Ses
+descendants firent la conquête de divers autres royaumes limitrophes;
+mais le dernier, Scyri XI, n'ayant qu'une fille appelée Toa, la maria
+à Duchicela, fils aîné de Condorazo, roi de Puruha, et les deux
+royaumes n'en firent qu'un. La dynastie des Duchicela <span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> dura
+jusqu'en 1463 et tomba sous la domination de Huainacepac, roi des
+Incas, qui dominait au Pérou. On sait que le dernier roi de cette
+dynastie, Hatahualpa, fait prisonnier par les Espagnols, fut tué par
+eux après un jugement ridicule, dans lequel Pizarro et Almagro furent
+juges et partie.</p>
+
+<p>C'est le 28 août 1883, à 6 heures du matin, que le canon du navire
+annonce notre arrivée à Guayaquil. C'est la deuxième ville de la
+république et son port principal. Elle compte 30,000 habitants. Je
+descends à terre et parcours les rues pour arriver à la place. Le
+tracé de la ville ressemble à celui des villes chiliennes: place
+centrale d'une quadra; la cathédrale en bois occupe un des côtés; à
+l'extérieur on la prendrait pour un théâtre. Les rues ont 10 mètres de
+large et se coupent à angle droit; les maisons sont en bois avec
+portiques aussi bien au rez-de-chaussée qu'au premier étage, pour
+préserver de la chaleur. Les Agostiniens fêtent leur patron. Dans les
+rues circulent des patrouilles de soldats habillés de rouge, de gris,
+de blanc ou déguenillés.</p>
+
+<a id="img004" name="img004"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img004.jpg" width="500" height="297" alt="" title="">
+<p>République de l'Équateur.&mdash;Guayaquil.&mdash;Collège des
+Frères de la Doctrine Chrétienne.</p>
+</div>
+
+<p>Les S&oelig;urs de Charité soignent à l'hôpital 700 malades, dont
+plusieurs blessés dans la dernière bataille. Le Père Lafay, lazariste,
+après m'avoir fait visiter la ville, me conduit à la maison de la
+Mission. Comme la plupart des habitations des environs de la ville,
+elle est en bambou aplati et à doubles parois distancées d'un mètre et
+demi. Cette disposition permet à l'air de circuler, tamise la lumière
+et laisse une fraîcheur relative à l'intérieur. Le Père <span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span>
+Clavery, visiteur pour l'Équateur, qui arrive de Quito, déjeune avec
+nous, et nous pouvons parler de la capitale, de l'intérieur du pays
+qu'il connaît à merveille, et même de Nice, où il a été le premier
+supérieur du grand séminaire.</p>
+
+<p>Je vais ensuite faire visite à M. Malinowski, ingénieur polonais, qui
+a travaillé au chemin de fer transandin de la Oroya; à Mgr Verdier,
+évêque auxiliaire de Taïti, qui s'en va à San-Francisco pour rejoindre
+son diocèse, puis aux S&oelig;urs des Sacrés-C&oelig;urs de Jésus et de
+Marie, qui ont ici un pensionnat avec 100 élèves.</p>
+
+<p>Au retour, je vois les quais encombrés de sucre, de cacao, qu'on
+chargera sur le navire. On sait que ce fruit est la matière première
+qui sert à former le chocolat. L'arbre qui le produit a besoin d'être
+planté à l'ombre; c'est pourquoi on aligne les plants sous des rangées
+de platanes; lorsqu'il est assez grand pour se faire ombre à lui-même
+avec ses feuilles un peu plus grandes que celles du châtaignier, on
+coupe les platanes. L'arbre atteint la taille de 5 à 6 mètres, et à
+l'âge de 5 ans il produit sur le tronc des fruits ayant la forme de
+concombres. On les cueille en les faisant tomber au moyen d'une lame
+en forme de croissant, fixée au bout d'un bâton. On ouvre le fruit, on
+en extrait les graines en forme de fèves rougeâtres, et on les fait
+sécher au soleil en les préservant de la pluie et de la rosée. Après 8
+ou 10 jours on les met en sacs pour l'exportation. Le cacaotier, une
+fois planté, dure indéfiniment; on fait la récolte principale une fois
+l'an; une seconde récolte <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> moins forte comprend les fruits
+qui repoussent. Un arbre donne en moyenne 25 livres de cacao, et on le
+vend ici actuellement 100 fr. les 46 kilogrammes.</p>
+
+<p>J'aperçois aussi une quantité de barriques d'une résine jaune,
+transparente, que les pharmaciens emploient sous le nom de poix de
+Bourgogne, et le <i>tagna</i> ou ivoire végétal, sorte de petite noix de
+coco qui sert à faire les boutons ou autres objets pour lesquels on
+employait habituellement les dents d'éléphant.</p>
+
+<p>La canne à sucre est cultivée ici, le café vient bien et sa qualité
+est excellente.</p>
+
+<p>Le quinquina est aussi un bon produit du pays.</p>
+
+<p>Les indigènes vont à la recherche des grands arbres qui le donnent, et
+lorsqu'ils les ont découverts par groupes plus ou moins considérables,
+ils les marquent. Cela suffit à leur assurer le produit de l'écorce
+qu'ils viendront chercher en son temps: Le meilleur est celui des
+racines et des branches tendres.</p>
+
+<p>On récolte aussi beaucoup de tamarin, espèce de fruit ou fève
+aigrelette enfermé dans une gousse produite par de grands arbres. La
+pharmacie l'emploie comme rafraîchissant et astringent. On cultive
+aussi l'ananas qui est distillé.</p>
+
+<p>Enfin, le caoutchouc donne un grand revenu. On calcule que chaque
+arbre en produit en moyenne 25 livres. On saigne la plante pour en
+recueillir le suc ou gomme élastique, et on peut la saigner, de
+nouveau après un repos de 3 ans. Son prix est actuellement de 300 fr.
+le quintal.</p>
+
+<a id="img005" name="img005"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img005.jpg" width="500" height="291" alt="" title="">
+<p>République de l'Équateur.&mdash;Hacienda del
+Melagro.&mdash;Plantation d'Ananas.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> Le soleil, qui se couche derrière les collines et les forêts
+vierges de Guayaquil, est d'un effet très pittoresque. Un peu plus
+tard, lorsque les quais et les magasins qui le bordent seront éclairés
+au gaz, l'effet sera aussi des plus agréables.</p>
+
+<p>Voyez-vous, à côté de la ville, ces quatre collines qui se suivent? me
+dit mon cicérone. C'est là qu'était Ventimiglia, il y a trois
+semaines, avec ses 4,000 soldats. Cet ambitieux, après avoir achevé le
+temps de sa présidence, afin de se maintenir au pouvoir, avait fait un
+coup d'État; mais le pays a voulu s'en débarrasser. Conservateurs et
+radicaux réunis ont formé deux armées qui se sont avancées jusqu'ici,
+au nombre de 7,000 hommes. La position ennemie paraissait imprenable;
+Ventimiglia avait fait couper sur les pentes de la colline les grands
+arbres épineux de la forêt, ce qui rendait l'accès très difficile, et
+ses soldats se tenaient au sommet derrière des remparts. Néanmoins,
+une belle nuit, les coalisés montent à l'assaut en silence et
+s'approchent à 50 mètres. Au cri de: Qui vive? ils répondent par une
+formidable décharge; les autres ripostent, mais finissent par lâcher
+pied, et Ventimiglia s'enfuit au Pérou sur un navire. Maintenant, les
+deux armées coalisées ont signé un accord, en vertu duquel elles se
+soumettront au gouvernement qui sortira des élections générales
+prochaines. Avant de partir, Ventimiglia, à la tête de 500 soldats,
+avait défoncé la banque nationale de l'Équateur et emporté 300,000
+piastres. Moins hostile aux fous, voyant <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> qu'ils recevaient
+des balles dans leur établissement, il autorisa leur transfert dans
+une autre maison. Au nombre de plusieurs centaines, ils sortirent donc
+en procession, portant chacun un objet de son choix et suivant les
+S&oelig;urs de Charité dans leur nouvelle habitation. Les fous ici sont
+donc plus sages que les gouvernants. N'est-ce pas en effet une insigne
+folie de passer le temps à tuer les hommes dans un pays qui a tant
+besoin de bras! Espérons que le canal de Panama mettra cette riche
+contrée à portée de l'immigration européenne, et que bientôt le
+restant de la race espagnole pourra être noyé dans un ensemble
+d'étrangers plus sages qui imposeront au pays le sens chrétien pour
+qu'il jouisse de ses bienfaits. Je dis le sens chrétien, car dans un
+pays ou presque tout le clergé est corrompu, où le peuple s'amuse
+encore à voir éventrer des chevaux par des taureaux et des coqs
+s'écharper, il peut y avoir de la religiosité, du culte extérieur,
+mais il n'y a pas certainement de sens chrétien.</p>
+
+<a id="img006" name="img006"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img006.jpg" width="500" height="290" alt="" title="">
+<p>République de l'Équateur.&mdash;Hacienda a Jaguachi, près de
+Guayaquil.</p>
+</div>
+
+<p>Le 29 août, à 10 heures du matin, le navire se met en marche pour
+descendre la rivière.&mdash;Descendre est plus difficile en ce moment que
+remonter à cause de la marée, qui établit le courant inverse. Les
+bords du Guayaquil sont ravissants: les cocotiers, les bambous, les
+manguiers forment une forêt vierge impénétrable. On voit bien par-ci
+par-là quelques chalets qui indiquent l'élevage du bétail; mais la
+presque totalité de ces magnifiques terrains n'est pas utilisée. Le
+long du rivage nous voyons quelques crocodiles qui se chauffent au
+soleil <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> dans la boue. Ils sont très nombreux ici, et vivent
+grassement des bancs de poissons qui remplissent la rivière. Ils
+déposent leurs &oelig;ufs sur les bords et sous le sable pour que le
+soleil les fasse éclore. Heureusement, les galinassos en sont
+gourmands et en dévorent un grand nombre. On tire ici le caïman pour
+s'amuser, on utilise sa graisse comme remède pour les foulures des
+chevaux; mais on n'a pas encore appris à utiliser sa peau. Les Indiens
+sont habiles à les tuer avec un coutelas. Lorsqu'ils aperçoivent le
+crocodile, ils prennent un chapeau de paille et entrent dans l'eau
+jusqu'au cou. L'horrible bête s'avance pour engloutir la tête, mais
+l'Indien alors plonge, et pendant que le caïman mord le chapeau, lui,
+par-dessous, lui ouvre le ventre. Cette manière de tuer le crocodile
+est nommée le jeu de la pezéta, parce que l'Indien l'exécute à volonté
+pour une pezéta (1 fr.). Quelquefois, il va le chercher dans l'eau; il
+sait qu'au fond il n'attaque pas; il le touche sous le ventre, et
+pendant qu'il se relève, il passe dessous une corde, et sortant de
+l'eau, il le tire à terre, où il le tue à coups de rame ou de couteau.</p>
+
+<p>Nous voici à Pûna, petit village à une des extrémités de la grande île
+de Pûna. Nous entrons dans le canal de Jambeli, et bientôt nous serons
+de nouveau dans la pleine mer.</p>
+
+<p>Le 30 août, à 8 heures du soir, le navire arrive devant Tumaco. Belle
+rivière, superbe végétation; il en repart à 3 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du matin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> 31 août.&mdash;Grande bataille entre la baleine et le <i>thrasher</i>
+qui, quoique plus petit, semble vouloir vaincre. Nous voyons plusieurs
+baleines et des multitudes de thons. Le 1<sup>er</sup> septembre, à 9 heures du
+soir, nous arrivons à Buenaventura et en repartons à minuit. Le navire
+glisse sur des étoiles phosphorescentes.</p>
+
+<p>2 septembre.&mdash;Mgr Plantier, évêque de Taïti, dit la messe à bord dans
+sa cabine.</p>
+
+<p>3 septembre.&mdash;Navigation tranquille. Nous passons devant les îles des
+Perles, et ce soir nous serons à Panama.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<a id="img007" name="img007"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img007.jpg" width="500" height="304" alt="" title="">
+<p>Panama.&mdash;Travaux du Canal.</p>
+</div>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> CHAPITRE II</h3>
+
+<p class="title">Panama.</p>
+
+<p class="resume">
+ La ville de Panama. &mdash; La République de la Colombie. &mdash; Situation.
+ &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Produits. &mdash; La Compagnie universelle du
+ canal interocéanique. &mdash; Le personnel. &mdash; L'hôpital. &mdash; L'isthme. &mdash; Le
+ canal et ses dimensions. &mdash; État des travaux. &mdash; Moyens
+ d'exécution. &mdash; Le barrage du Chagre. &mdash; Le chemin de fer. &mdash; La ville
+ et le port de Colon. &mdash; Résultat du percement de l'isthme.</p>
+
+<p>D'après l'itinéraire distribué par la Pacific Steam Company, l'<i>Islay</i>
+devait arriver à Panama le 2 septembre. Nous n'abordâmes à ce port que
+le 3, à 5 heures du soir. Faute de fond, les navires s'arrêtent à
+l'île de Taboga, et nous transbordons sur un petit steamer qui, en
+vingt-cinq minutes, nous dépose au môle de Panama. Ce n'est pas petite
+affaire alors que de suivre le mouvement de ses bagages. Des noirs,
+des bruns les prennent à tort et à travers, et on a de la peine à les
+réunir.</p>
+
+<p>Vue de la mer, la ville de Panama présente vin panorama magnifique.
+Elle occupe un petit monticule, formant presqu'île. Là s'accumulent
+les maisons et se détachent les clochers des nombreuses églises. Les
+palmiers, les cocotiers, les bananiers abondent comme dans les plus
+beaux pays de la zone torride.</p>
+
+<p>À terre c'est autre chose; les maisons sont délabrées <span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> et
+plusieurs en ruine: l'herbe pousse partout, dans la saison des pluies;
+des dépôts de fumier par-ci par-là n'augmentent pas la salubrité de
+l'air; on me dit pourtant que la propreté a fait de grands progrès, et
+qu'il n'y a pas longtemps, tous les résidus étaient simplement jetés à
+la rue et y séjournaient. Une ville ainsi tenue engendrerait des
+miasmes et des maladies sous toutes les latitudes.</p>
+
+<p>En ce moment, à la suite des travaux du canal, Panama, qui ne comptait
+dernièrement que 8,000 âmes, en a déjà 15,000. Au <i>Grand Hôtel</i> où je
+descends, on a la bonté de me donner une chambre formant coin, avec
+une fenêtre sur chaque façade; je comptais ainsi jouir du courant
+d'air, mais il y en a si peu ici, que les fenêtres n'ont même pas de
+vitres. Elles sont formées de simples planches massives dont le haut
+est découpé en persienne. J'avais la vue sur la mer et m'en
+réjouissais comme devant m'amener une brise pure et saine, mais la
+marée baissant, elle laisse à découvert des rochers sur quelques
+centaines de mètres, et les fumiers qu'on y dépose m'envoient des
+odeurs insupportables. S'il est vrai qu'on a fait déjà tant de
+progrès, il en reste à faire encore!</p>
+
+<p>Le matin en me levant, je demande à prendre un bain. On m'envoie chez
+le perruquier. Il n'y a, en effet, que les perruquiers qui donnent des
+bains à Panama.</p>
+
+<a id="img008" name="img008"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img008.jpg" width="500" height="286" alt="" title="">
+<p>Panama.&mdash;La ville.</p>
+</div>
+
+<p>L'isthme de Panama se trouve dans l'État de Panama, un des 7 États
+confédérés de la Colombie. Cette république, au centre de l'Amérique,
+a une surface de <span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> 1,300,000 kilomètres carrés, et une
+population de 3,000,000 d'habitants. Elle confine au nord avec la mer
+des Antilles, au sud avec la république de l'Équateur et le Brésil, à
+l'est avec le Brésil et le Venézuéla, au nord-est la république de
+Costa-Rica, et à l'ouest le Pacifique. La capitale, Bogota, au centre
+du pays, est située à 3,000 mètres d'altitude, et compte 120,000
+habitants. On l'atteint en remontant durant 8 jours le fleuve
+Maddalena, et en chevauchant durant 3 autres jours. L'intérieur du
+pays, dans les Andes, jouit d'un climat sain et tempéré, mais les
+côtes sont brûlantes et malsaines.</p>
+
+<p>Les revenus varient entre 3 ou 4 millions de piastres. L'exportation
+atteint 35,000,000 de francs. Elle comprend l'or, l'argent, les
+pierres précieuses, le tabac; le quinquina, les bois de teinture, les
+résines, le caoutchouc, et les chapeaux dits de Panama. On exporte
+aussi une grande quantité de bananes: 1,500 à 2,000 tonnes par mois
+partent pour les États-Unis de l'Amérique du Nord. Il y a aussi de
+grandes plantations de cocotiers dont quelques-unes comptent jusqu'à
+80,000 plants, rapportant une moyenne de 5 francs par plante.</p>
+
+<p>La mer abonde en coraux, en nacre, tortues et poissons de toute sorte.
+Le bas des rivières est peuplé de caïmans. À Panama, dans les forêts
+vierges, on rencontre beaucoup de singes, et le <i>paresseux</i>, espèce de
+petit ours qui se meut très lentement mais qui ne lâche pas ce qu'il
+empoigne. On rencontre aussi le petit tigre, le serpent corail et
+beaucoup de scorpions. Parmi les oiseaux, <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> on voit le
+perroquet, le cardinal, le canari, le merle, l'aigle, le condor et le
+paon.</p>
+
+<p>Ma première visite fut pour les bureaux de la Compagnie. Ils occupent,
+sur la place, la grande maison qui était l'ancien <i>Grand Hôtel</i>. Sur
+la façade on lit: Compagnie universelle du canal interocéanique. M. de
+Lesseps a toujours travaillé pour le monde entier.</p>
+
+<p>M. Dumarteau, directeur des travaux, me reçoit avec égards et me
+présente à M. le commandant Richier, agent général de la Compagnie,
+qui a la bonté de m'inviter à déjeuner.</p>
+
+<p>Le mois d'août, qui est le plus mauvais de l'année, a encore éprouvé
+le personnel: sur 700 employés, 20 ont eu la fièvre jaune et le plus
+grand nombre les fièvres paludéennes. Au commencement de la saison des
+pluies, on peut presque prévoir quels sont ceux qui succomberont. Ce
+sont les buveurs et les noceurs. L'hôpital contient de 2 à 300
+malades; ce chiffre n'est pas excessif pour 8 à 10,000 ouvriers.</p>
+
+<p>La mortalité atteint environ 5%. La Compagnie déploie une sollicitude
+paternelle pour son personnel. Les employés débutent à 120 piastres
+par mois (600 fr.) plus 12% pour frais de logement. Les ingénieurs de
+section ont 417 piastres par mois. Après 2 ans, ils ont droit à un
+congé de 5 mois pendant lequel le traitement est payé en entier.</p>
+
+<a id="img009" name="img009"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img009.jpg" width="500" height="355" alt="" title="">
+<p>Panama.&mdash;Maison des employés du canal.</p>
+</div>
+
+<p>Dans les sections, sur la ligne, on a bâti des maisons pour le
+personnel. La Compagnie fait venir de France, le <span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> vin et
+l'eau de Saint-Galmier, et les cède à son personnel à prix coûtant.</p>
+
+<p>À Panama, elle a formé pour ses employés un cercle avec billards et
+jeux divers. Les bureaux sont vastes, les fenêtres grandes et les
+plafonds élevés. Par intervalle, on les conduit en pique-nique aux
+îles des Perles ou ailleurs.</p>
+
+<p>L'hôpital, bâti sur le versant d'une colline à 2 kilomètres de Panama,
+se compose d'un groupe de 12 maisons ou salles recevant séparément les
+divers genres de maladie. Ces 12 salles contiennent chacune 24 lits.
+Une maison est réservée aux employés: ceux-ci vont passer leur
+convalescence à l'île de Taboga, où l'air est pur et le climat sain.
+Les S&oelig;urs de Charité, au nombre de 21, prennent soin des malades;
+le docteur en chef, avec lequel j'ai beaucoup causé, rend hommage à
+leur dévouement. La supérieure, qui m'a renseigné sur tous les détails
+du service, m'a paru une maîtresse femme remplie de tact. Les malades
+appartiennent à toutes les nations: Italiens, Américains, Anglais,
+Français, Allemands, nègres, et sont tous également bien traités. Les
+nègres souffrent, comme partout, de plaies aux jambes; les blancs sont
+facilement sujets à la fièvre paludéenne et à la dysenterie. Il y a eu
+quelques cas de fièvre jaune, mais à l'état endémique. Chaque section
+a aussi son médecin, ce qui en porte le nombre à 15.&mdash;500 ouvriers
+étaient en train d'entourer d'un superbe parc les bâtiments de
+l'hôpital. Près de là sont les écuries, dirigées <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> par M.
+Trippier: la Compagnie possède, en ce moment 280 chevaux, mules et
+ânes, pour les divers services.</p>
+
+<p>À la poste, je trouve de nombreuses lettres d'Europe; parents et amis
+vont bien, Dieu soit béni! mais j'ai moins de satisfaction par les
+renseignements des Compagnies de bateaux à vapeur. Celui qui va à
+San-Francisco ne part que le 12 septembre. Que faire pendant 8 jours
+sous le soleil de Panama? De plus, il arrive vers le 30 à
+San-Francisco, lorsque le steamer pour l'Australie est parti le 22, et
+que le suivant ne part que le 20 octobre. Que faire donc durant 20
+jours à San-Francisco?</p>
+
+<p>Je me décide à passer à Cuba, de là à Mexico et à la Nouvelle-Orléans,
+pour gagner San-Francisco par terre.</p>
+
+<p>5 septembre.&mdash;M. Demarteau, qui se rend à Colon, veut bien m'admettre
+en sa compagnie, et le comte de Kérouan, inspecteur, m'explique
+minutieusement durant le trajet l'état des travaux.</p>
+
+<a id="img010" name="img010"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img010.jpg" width="500" height="281" alt="" title="">
+<p>Panama.&mdash;Abattage de la forêt vierge.&mdash;Section
+2.&mdash;Culebra.</p>
+</div>
+
+<p>Le tracé a 47 milles anglais, environ 80 kilomètres, et suit en grande
+partie la ligne du chemin de fer. Afin de ne pas être gêné pour le
+transport du matériel, la Compagnie du canal a acheté les <sup>9</sup>/<sub>10</sub> des
+actions de ce chemin de fer. On sait que, pour ce petit parcours, les
+voyageurs paient 25 dollars, ce qui a permis à la Compagnie primitive
+de réaliser d'importants bénéfices. Mais comme ce chemin est à voie
+unique; et qu'il; doit faire le service des voyageurs et des
+marchandises entre les deux océans, il est à craindre qu'à un moment
+donné il ne devienne insuffisant, <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> surtout lorsque les
+travaux seront entrés dans la grande période d'exécution.</p>
+
+<p>Pour le moment, la période de préparation touche à sa fin. La forêt
+vierge est coupée sur tout le parcours On abat les arbres et les
+lianes. Après la saison des pluies ils sèchent et on y met le feu.
+Presque partout on a poussé activement les voies ferrées destinées à
+la décharge des déblais. Dans une section, celle d'<i>Imperador</i>,
+dirigée par M. Jacquemain, on a déjà creusé le canal sur toute sa
+largeur à la profondeur de 1 mètre Le canal sera large de 100 mètres
+et profond de 8 mètres <sup>1</sup>/<sub>2</sub>.</p>
+
+<p>Le canal de Suez n'a que 7 mètres de profondeur, 100 mètres de large
+seulement dans les gares, et 140 kilomètres de long. Par contre, le
+canal de Panama, s'il est plus court, a des déblais plus durs et plus
+importants. On calcule que le quart sera roche dure ou demi-dure, et
+les talus varieront de 1 mètre jusqu'à 100 mètres au point culminant.
+Le terrain, en effet, sur la moitié de son parcours est ondulé, et
+quoique le tracé fasse plusieurs courbes pour éviter les collines, on
+ne peut faire à moins que d'en couper quelques-unes.</p>
+
+<p>Nous voyons par-ci par-là fonctionner les excavateurs; ils sont de
+deux sortes: l'excavateur américain à une seule pelle, qui fonctionne
+comme les dragues marines. Le bout de la pelle est garni de trois
+pointes qui s'enfoncent dans le sol. La pelle se remplit de 2 mètres
+cubes de terre; élevée en l'air, on laisse tomber la paroi inférieure
+et la terre s'en va dans les wagons de décharge. Un excavateur
+<span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> peut ainsi enlever de 500 à 800 mètres cubes par jour.
+L'excavateur français est à godets sans fin, prenant la terre et la
+versant dans les wagons de décharge. Il remue à peu près le même
+nombre de mètres cubes que l'excavateur américain; l'un et l'autre
+coûtent environ 40,000 fr. Il y en a vingt-cinq en fonction en ce
+moment, mais le nombre en sera bientôt plus que triplé. Nous voyons
+aussi de nombreux ouvriers amener les wagons à main sur les petits
+rails mobiles: ce système rend bien des services.</p>
+
+<p>Aux diverses stations, on a choisi un point élevé pour y construire
+les jolis chalets destinés aux employés. L'un d'entre eux, qui est
+dans notre wagon, emmène sa jeune épouse à la station qui lui est
+assignée. Il faut bien que ces anges du foyer aient leur part de peine
+et de courage dans ce grand travail qui honore notre pays. Les chefs
+en sont heureux, car jeune homme marié, jeune homme rangé; mais ils
+redoutent les dames aux pantalons.</p>
+
+<p>À côté des chalets destinés aux employés, sont les cabanes de chaume à
+forme pyramidale en usage dans le pays. Elles servent d'habitation aux
+ouvriers. Près de là, les cantines, tenues par des hommes de
+confiance, leur fournissent le nécessaire à des prix raisonnables. Les
+tâcherons appartiennent à toutes les nations. Les ouvriers viennent en
+majorité des Antilles et gagnent de 5 à 6 fr. par jour. Ils
+travaillent presque tous à la tâche. On calcule qu'il faudra déplacer
+100,000,000 de mètres cubes pour le canal; la moyenne du déplacement
+est de 5 fr. le <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> mètre cube, ce qui fera un demi-milliard de
+francs. Jusqu'à ce jour, la Compagnie a émis pour 300,000,000
+d'actions, sur lesquels un tiers est dépensé.</p>
+
+<a id="img011" name="img011"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img011.jpg" width="500" height="412" alt="" title="">
+<p>Panama.&mdash;Village indigène.</p>
+</div>
+
+<p>La Compagnie a passé avec des entrepreneurs divers de nombreux
+contrats pour l'excavation et le transport de millions de mètres cubes
+de terre dans un espace d'un à deux ans. Si les prévisions se
+réalisent, le canal sera achevé en 1888. Plusieurs, surtout parmi les
+Américains, pensent qu'il faudra vingt ans et un milliard et demi pour
+venir à bout de cette entreprise colossale. Quoi qu'il en soit, c'est
+déjà beaucoup qu'aujourd'hui on ne la déclare <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> plus
+impossible et que la question se réduise aux chiffres d'argent et de
+temps.</p>
+
+<p>Le travail le plus colossal sera le barrage du Chagre qui aboutit
+aujourd'hui au port de Colon. Cette rivière, lors des pluies
+diluviennes, s'élève de 18 à 24 pieds en quelques heures, et comme
+elle suit en partie le parcours du canal, il faut la déplacer et la
+rejeter vers Panama. On compte le faire au moyen d'un barrage qui sera
+le plus grand du monde et qu'on obtiendra par les millions de mètres
+cubes de déblais du canal.</p>
+
+<p>La Compagnie a occupé gratuitement le terrain appartenant à l'État,
+mais elle a dû acheter tout celui qui appartenait aux particuliers. La
+moyenne des prix n'a pas dépassé 112 fr. l'hectare; il s'est élevé
+jusqu'à 500 fr. dans les parties plantées en bananes: on estime à
+environ 5 fr. le pied de bananier. Sur la route, nous en voyons des
+champs immenses avec des régimes dépassant le poids de 50 kilogrammes.
+On les coupe et on les expédie à New-York.</p>
+
+<p>La Compagnie a en outre reçu comme gratification 600,000 hectares de
+terre qu'une commission d'arpenteurs va délimiter. Sur ces terres
+existent des mines d'or et de charbon.</p>
+
+<p>À peine sortis de la région des collines, nous trouvons les marais,
+qui bordent la ligne du chemin de fer des deux côtés. Infailliblement,
+ils doivent engendrer les fièvres; on me dit que même les hirondelles
+en sont prises parfois et tombent, mais, l'accès passé, elles
+reprennent leur vol.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> Le canal sera un vaste drainage qui recevra les rigoles
+latérales. Quand il sera achevé, la santé fleurira dans le pays. On
+pourra alors y cultiver la canne à sucre et toutes les plantes
+tropicales. Ceux qui jouiront de ces bienfaits penseront aux pionniers
+qui les leur auront procurés par le sacrifice de leur vie. Il en est
+ainsi pour tous les pays nouveaux. Il faut que l'homme soit semé, pour
+que la civilisation pousse dessus.</p>
+
+<p>À la station de Buenavista, le tracé du canal quitte la ligne du
+chemin de fer et ne la retrouve qu'à environ 30 kilomètres plus loin,
+à la cité de Lesseps, près Colon. Là, des dragues creusent le port
+intérieur et on comble un marais qui fournira plusieurs hectares de
+terrain pour les quais et entrepôts.</p>
+
+<p>Aussitôt que les nombreux excavateurs commandés seront arrivés et
+montés, la Compagnie pourra employer jusqu'à 40,000 ouvriers, et à
+mesure qu'on remplira les marais, et que le travail avancera, l'état
+sanitaire s'améliorera.</p>
+
+<p>Colon, lui aussi, commence à prendre de grandes proportions par
+l'affluence des ouvriers.</p>
+
+<p>Il en sera du canal de Panama comme de celui de Suez. Les plus
+intéressés, qui ne voulaient pas y croire et faisaient leur possible
+pour l'entraver, seront les premiers à en profiter, et un beau jour
+les journaux de tous les pays annonceront l'inauguration du grand
+canal interocéanique.</p>
+
+<p>Ce sera un grand jour et comme l'aurore de la résurrection <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span>
+de l'Amérique centrale. En effet, ces pays, actuellement presque
+inabordables, seront alors accessibles à l'immigration européenne qui
+viendra et absorbera le noyau batailleur et sauvage de l'actuelle
+génération espagnole, et ces vastes contrées, qui se perdent
+aujourd'hui en révolutions périodiques, grandiront par l'application
+au travail et la mise à profit des immenses ressources du sol.</p>
+
+<p>Les deux canaux de M. de Lesseps sont une &oelig;uvre providentielle de
+progrès et de paix. Comme les chemins de fer, ils auront contribué
+grandement à rapprocher les diverses branches de la famille humaine!</p>
+
+<p>Après avoir laissé aux soins d'un agent de la Compagnie une caisse à
+expédier à la Société de Géographie de Lyon, je quitte M. Dumarteau et
+ses collaborateurs, tous si prévenants pour le voyageur, et à 6 heures
+du soir, je monte sur le <i>Para</i>, navire de 3,800 tonnes de la
+Royal-Mail, qui doit me porter à la Jamaïque, à Porto-Rico et à
+Saint-Thomas.</p>
+
+<p>6 septembre.&mdash;Navigation par une mer houleuse. Des nuées de poissons
+volants accompagnent le navire.</p>
+
+<p>7 septembre.&mdash;Navigation plus tranquille. Chaleur étouffante, 40°. Le
+soir, à 6 heures, nous arrivons devant Port-Royal, à l'entrée de la
+baie de Kingstown, capitale de la Jamaïque. L'officier de santé vient
+à bord et nous permet l'entrée.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> CHAPITRE III</h3>
+
+<p class="title">Les Antilles.</p>
+
+<p class="resume">
+ La Jamaïque. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Produits. &mdash; Température.
+ &mdash; Histoire. &mdash; Population. &mdash; Justice. &mdash; Contributions. &mdash; Les coolies
+ hindous. &mdash; Irrigation. &mdash; Chemins de
+ fer. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Main-d'&oelig;uvre. &mdash; Les Building
+ Societies. &mdash; Les îles annexes. &mdash; La ville de Kingstown. &mdash; Le
+ marché. &mdash; Une école professionnelle. &mdash; Une plantation de cannes à
+ sucre. &mdash; Les campagnards. &mdash; La garnison.</p>
+
+<p>Port-Royal ne contient maintenant que peu de maisons entourées de
+cocotiers. Elle était la capitale de l'île avant 1692; mais le 7 juin
+de cette année, un terrible tremblement de terre secoua la ville, et
+la mer soulevée la submergea. Des milliers de personnes périrent
+englouties dans les flots ou ensevelies dans les crevasses.
+Quelques-unes, après avoir été prises dans les fissures de la terre
+entr'ouverte, furent rejetées par des secousses postérieures et purent
+vivre encore de longues années. Port-Royal fut encore plusieurs fois
+reconstruite et plusieurs fois dévorée par les flammes. À la fin, ses
+habitants se transportèrent à Kingstown, à l'extrémité de la baie, et
+en firent la capitale.</p>
+
+<p>Cette baie est vaste et sûre, mais peu profonde. On a creusé des
+canaux pour l'approche des navires, et un <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> pilote est
+nécessaire. Nous laissons à gauche les bâtiments servant de lazaret,
+passons devant un fort, et accostons au môle à Kingstown. Partout la
+végétation est tropicale, les cocotiers élèvent leurs plumets même
+au-dessus du phare.</p>
+
+<p>L'île de la Jamaïque est une des quatre grandes Antilles. Les trois
+autres sont Cuba, Haïti, Porto-Rico. Elle est située entre le 17° 43'
+et 18° 32' latitude nord et le 76° 11' et 78° 20' longitude ouest.
+Elle est distante d'environ 5,000 milles de l'Angleterre, 100 milles
+de Saint-Domingue, 90 milles de Cuba, 445 milles de Carthagène et 540
+milles de Colon. Son nom est composé de mots indiens qui signifient
+eau et bois, deux choses qui abondent dans l'île. La longueur de
+<i>Jamaïca</i>, comme l'appellent les Anglais, est de 144 milles; sa
+largeur de 49; sa surface de 4,193 milles carrés, dont 646 seulement
+en plaines. Elle est divisée en trois comtés. La température est de
+35° à 40° au bord de la mer, mais elle descend jusqu'à 15° ou 20° dans
+les montagnes qui couvrent presque toute l'île. Celles-ci atteignent
+au centre l'altitude de 7,360 pieds au pic des Montagnes Bleues. Dans
+les plaines, on cultive la canne à sucre; sur les coteaux, le café, et
+vers les sommets, le quinquina, espèce particulière qui vient ici en
+forme d'arbuste.</p>
+
+<p>L'Île abonde en eaux minérales; les principales sources utilisées pour
+les bains sont: <i>Bath</i>, eaux sulfureuses, et <i>Milk-river spring</i>, eaux
+thermales salées.</p>
+
+<p>La Jamaïque a été découverte le 3 mai 1494 par Christophe <span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span>
+Colomb dans son deuxième voyage. Son fils Diego Colomb la gouverna
+après lui, mais par la suite, les Espagnols se montrèrent cruels
+envers les Indiens au point qu'en 60 ans ils firent périr 60,000
+familles. L'île ne possédait plus que 4 à 5,000 habitants lorsque
+l'amiral Penn, le 3 mai 1655, s'en rendit maître au nom de
+l'Angleterre. On encouragea les plantations, on amena des nègres
+d'Afrique, et en 1673, un premier envoi de sucre fut fait en
+Angleterre. Le recensement de cette année donne pour l'île 4,050
+hommes, 2,006 femmes, 1,712 enfants, 9,504 noirs, en tout 17,272 âmes.</p>
+
+<p>En 1791, la population s'élève à 291,400 âmes, dont 250,000 esclaves.
+En 1871, la population compte 506,154 âmes, dont 13,101 blancs,
+100,346 de couleur et 392,707 noirs. En 1881, la population atteint
+580,804 âmes, soit une augmentation de plus de 74,000 en dix ans.</p>
+
+<p>Conformément aux traditions anglaises, l'île est divisée en comtés et
+paroisses, et possède environ 2,000 électeurs. Elle est administrée
+par un gouverneur nommé par la Reine et assisté d'un Conseil. Les
+députés élus coopèrent à la formation des lois. La justice est rendue
+par des juges de paix, par les <i>petty sessions</i> dans les
+districts, avec droit d'appel à la Cour suprême.</p>
+
+<p>Le terrain est frappé de contributions diverses selon le genre de
+culture; ainsi on paie 3 pence par acre de terrain planté en cannes à
+sucre, café, genièvre, arrowroot, blé, noisettes de terre, coton,
+tabac, cacao et légumes. <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> On ne paie que la moitié de ce prix
+si le terrain est semé d'herbe de Guinée, qui est ici le meilleur
+foin. On paie <sup>3</sup>/<sub>4</sub> de penny pour un acre de terrain cultivé en piment
+ou destiné au pâturage; et <sup>1</sup>/<sub>4</sub> de penny pour un acre de terrain en
+bois. Le droit varie de 1 à 11 schellings par tête de bétail de trait;
+les chiens paient 5 fr. Les droits d'importation sont 6 pence par
+gallon de bière, 2 par livre de jambon, 4 par boisseau d'orge, 1
+schelling par 200 livres de b&oelig;uf séché ou salé, 6 schellings par
+100 livres de pain ou de biscuit, 2 pence par livre de chandelle, 10
+schellings par tête de bétail, 3 schellings <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par 100 livres de
+poisson séché ou salé, 8 schellings par 196 livres de farine, 2
+schellings par gallon de vin.</p>
+
+<p>Pour faciliter la culture de la canne à sucre, le gouvernement de
+l'île a eu recours aux coolies hindous. Il en existe maintenant une
+quinzaine de mille en <i>Jamaïca</i>. Tous les ans, un navire va les
+chercher aux Indes orientales, et ramène ceux qui, après 10 ans de
+séjour, demandent à être rapatriés. Le voyage et le retour sont aux
+frais du gouvernement. L'engagement est pour 10 ans, le coolie doit en
+passer 5 à la campagne. Pour les 5 autres, il pourra travailler où il
+voudra. Le propriétaire qui accepte le coolie doit lui fournir la
+nourriture, consistant en riz et poissons, et 1 schelling par jour.
+Pour les femmes, la nourriture et 9 pence par jour. Deux fois le mois,
+l'inspecteur passe dans chaque établissement qui occupe des coolies,
+pour voir comment ils se comportent et comment ils sont traités. S'ils
+sont légèrement <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> malades, ils sont soignés à la ferme; s'ils
+le sont gravement, ils vont à l'hôpital. Après 10 ans, s'ils
+consentent à rester librement dans le pays, ils reçoivent une prime de
+10 livres sterling. Ils sont plus intelligents que les noirs, et ceux
+qui se comportent bien se créent de bonnes situations.</p>
+
+<p>Il y a déjà quelques petits tronçons de chemins de fer dans l'île. Les
+principales villes sont éclairées au gaz et fournies d'eau. On a même
+construit divers canaux d'irrigation, dont le principal, celui de
+Riocobre, compte au moins 60 kilomètres. Le service des prisons a été
+amélioré, les prisonniers sont séparés selon le degré de condamnation,
+et moralisés par le travail.</p>
+
+<p>En 1881, l'importation a été de 1,392,668 livres sterling, et
+l'exportation de 1,178,594 livres sterling. Les articles principaux
+d'exportation ont été: le sucre pour 336,901 l. stg., le rhum pour
+174,406 l. stg., le café pour 231,383 l. stg., le piment pour 87,843
+l. stg., le bois de teinture pour 141,296 l. stg., les fruits pour
+44,215 l. stg., le tabac pour 16,412 l. stg.</p>
+
+<p>En 1881, étaient cultivées en canne à sucre 39,712 acres ou arpents;
+en café, 18,456 acres; en genièvre, 100 acres; en tabac, 408 acres; en
+cacao, 26 acres; en légumes, 51,363 acres; en herbe de Guinée, 120,443
+acres; en pâturages, 253,470 acres; en prés et pâturages, 52,646
+acres; en piment, 1,689 acres, soit un total de 538,313 acres de terre
+en culture.</p>
+
+<p>La main-d'&oelig;uvre est, pour l'homme de peine, de 1 schelling
+<span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> 6 pence à 1 schelling 9 pence par jour. Les femmes se paient
+1 schelling par jour. Le charpentier gagne 2 schellings 9 pence, le
+serrurier de 3 à 4 schellings. Une charrette et mule coûte 5
+schellings par jour et 7 schellings avec 2 mules.</p>
+
+<p>Le prix des objets de nourriture est de 3 pence la livre de pain, 2
+pence <sup>1</sup>/<sub>4</sub> la livre de sucre, 6 pence la livre de b&oelig;uf, 9 pence la
+livre de volaille, 8 pence la livre de porc.</p>
+
+<p>Comme dans toutes les colonies anglaises, il y a ici un grand nombre
+de <i>building societies</i>, qui ont pour but d'avancer
+l'argent nécessaire à la construction ou achat de maisons,
+remboursable mensuellement.</p>
+
+<p>La <i>Jamaïca permanent building Society</i>, qui est une des
+principales, sur un prêt de 100 livres sterling, prend pour intérêt l.
+stg. 2-10-10 par mois durant 48 mois, ou bien l. stg. 2-6 durant 60
+mois, ou l. stg. 1-17-1 durant 72 mois, et ainsi graduellement jusqu'à
+l. stg. 1-5-10 durant 120 mois.</p>
+
+<p>Ces compagnies, tout en rendant un immense service aux habitants, qui
+trouvent par elles moyen de se former leur <i>home</i>,
+rapportent encore de beaux bénéfices, et il serait désirable de voir
+des sociétés semblables se former dans nos villes de France.</p>
+
+<p>En 1881, il y avait dans l'île 53,635 hommes mariés, et 54,209 femmes
+mariées; les naissances se sont élevées à 21,340, soit 36 par 1,000 de
+la population; les morts ont été de 15,125, soit 26 pour 1,000.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> La Jamaïque a comme annexes les petites îles Caïmans et les
+rochers Morant et Pedro. Le gouvernement, moyennant 50 l. stg. <i>par
+an</i>, permet aux personnes qui en font la demande, d'y recueillir le
+guano, les tortues et les &oelig;ufs d'oiseaux marins.</p>
+
+<p>La ville de Kingstown compte 38,000 habitants, ses rues ont
+8 mètres de large et quelques-unes le double; les maisons sont en bois
+ou brique avec couverture en lames de bois; 600 maisons ont disparu
+dans le grand incendie du 11 décembre dernier, on les reconstruit et
+on fait les toitures en zinc.</p>
+
+<p>Je descends à terre et parcours diverses rues: le gaz était remplacé
+par le clair de lune; c'est une bonne économie, car il coûte ici plus
+de 0 fr. 50 le mètre cube. La chaleur est suffocante, on voit partout
+derrière les persiennes sous les verandah, les gens étendus cherchant
+l'air respirable.</p>
+
+<p>Les trottoirs sont couverts de portiques en bois.</p>
+
+<p>Les Pères Jésuites desservent la mission.</p>
+
+<p>Les Franciscaines du tiers ordre s'occupent d'instruction; elles ont
+15 internes, 30 demi-pensionnaires et plus de 100 externes gratuites.
+Le parc, au centre de la ville, est fort gracieux. On y voit les
+statues des gouverneurs et autres hommes de mérite qui ont illustré le
+pays.</p>
+
+<p>C'est samedi jour de marché, les halles sont fort animées. Plusieurs
+rues reçoivent le trop plein des vendeurs; ces bonnes gens portent au
+marché des mangos, des poires à beurre végétal, des bananes, diverses
+autres <span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> sortes de fruits tropicaux, des cannes, de la
+mélasse, des racines, des piments, des ananas, des légumes, etc. La
+viande a très bonne apparence.</p>
+
+<p>Le Père Ryan a la bonté de me retenir à déjeuner. Sa maison est vaste
+et bien aérée, néanmoins le thermomètre, dans sa chambre, marque 37°.
+Les Pères ont le soin spirituel de 11,000 catholiques dans l'île, le
+reste de la population appartient aux diverses sectes protestantes. Le
+Père Dupon est depuis 35 ans dans l'île, où il est connu, estimé et
+aimé de tout le monde. Après une excursion à la campagne, au déjeuner
+on me sert les principaux fruits et légumes du pays, le tout
+assaisonné par du madère et le fameux rhum de la Jamaïque. Le bon Père
+veut me faire connaître une institution de création récente; c'est une
+maison d'instruction professionnelle qui vient d'être confiée à une
+congrégation de religieuses indigènes. À quelques milles dans la
+campagne, une maisonnette dans un vaste jardin reçoit 25 filles. Je
+les trouve en prières, mais leur temps est surtout occupé à apprendre
+les divers métiers réservés aux femmes. L'homme ne vit pas seulement
+de pain; mais il lui faut pourtant le pain, et les saints, toujours
+pratiques, se sont sans cesse préoccupés de fournir aux populations un
+gagne-pain nécessaire. Saint François Régis a introduit dans le Velay
+l'industrie des dentelles qui fait vivre tant de gens de la campagne,
+et dom Bosco fait de ses enfants des tailleurs, des menuisiers, des
+serruriers, etc.</p>
+
+<p>La supérieure de la nouvelle Congrégation nous fait <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span>
+parcourir le jardin, où je vois le caféier, le cacaotier, le cocotier
+et tous les fruits tropicaux à côté des légumes européens. Puis le
+Père me conduit au tramway qui va hors la ville à plusieurs milles de
+distance. Là où il s'arrête, une voiture me prend et me conduit à 6
+milles à <i>Constant Spring</i>, plantation de cannes que je
+désirais visiter. Sur la route les gens de la campagne forment une
+longue procession de va-et-vient. Les uns sont sur des chars, les
+autres sur des mules ou sur des ânes, le plus grand nombre à pied. Les
+femmes sont en majorité et portent sur la tête une corbeille ronde
+remplie de fruits qui leur rapportera environ un schelling, de quoi
+acheter sel, morue, et autres provisions qu'elles rapportent ensuite.
+Ces braves gens ont fait souvent 10, 15 et 20 milles, marchant parfois
+la nuit pour venir faire ces petits échanges. Ils sont de toutes les
+couleurs, du brun clair au noir obscur; les vêtements sont
+généralement blancs ou de couleurs voyantes, le tempérament est gai,
+on rit et on jase.</p>
+
+<p>M. Georges, propriétaire de <i>Constant Spring</i>, a la bonté de me faire
+ouvrir l'usine qu'on répare en ce moment. Les cylindres, les
+chaudières, les clarificateurs sont semblables à ceux que j'ai décrit
+pour l'Infanta près de Lima<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="small">[1]</span></a>, mais tout est ici sur une beaucoup
+plus petite échelle. En effet, M. Georges n'a que 220 acres plantées,
+lui produisant 220 tonnes de cannes, desquelles il tire <span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> 8%
+de sucre et 100 gallons de rhum (environ 400 litres) par tonne de
+canne. Il le vend en Angleterre au prix de 2 à 3 schellings le gallon;
+le droit et fret ne dépassent pas 7 à 8 pence par gallon.</p>
+
+<p>Comme à l'Infanta, après la production du sucre, on lave l'usine et le
+résidu s'en va dans le distillateur qui reçoit 1,000 gallons à la
+fois, et donne 90 gallons de rhum, soit 9%.</p>
+
+<p>M. Georges emploie de nombreux Hindous. Deux d'entre eux viennent de
+se quereller devant nous. Ils s'apaisent bientôt à la menace de se
+voir dénoncer à l'inspecteur. Le terrain étant pauvre, M. Georges est
+obligé d'engraisser ses cannes avec une préparation de guano qu'il
+importe d'Angleterre au prix de 55 l. stg. la tonne. La canne dure 3
+ans et donne une récolte par an.</p>
+
+<p>À mon retour, j'admire encore une fois la campagne verdoyante et
+par-ci par-là quelques magnifiques villas de riches marchands. Je
+salue M. Malabre, notre vice-consul, fais ma petite provision de rhum,
+et à 5 heures je suis à bord pour le dîner.</p>
+
+<p>Le navire a chargé une collection de tortues qu'on porte en Angleterre
+pour la soupe des gourmets. Presque toutes ont plus d'un mètre de
+long: elles sont renversées sur le dos, et regardent avec des yeux
+languissants qui inspirent la compassion. Un grand nombre de négresses
+viennent nous offrir des paniers et des éventails en feuilles de
+palmiers. La couleur de leur peau est plus ou moins foncée: entre le
+blanc pur et le noir <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> pur, on compte trois degrés désignés
+par des noms différents: le <i>sambo</i>, le mulâtre, le quarteron.</p>
+
+<p>Le 9 septembre, à 9 heures du matin, le navire lève l'ancre. Nous
+parcourons en sens inverse la magnifique rade. Au loin sur la
+montagne, on aperçoit les blanches baraques du bataillon de soldats
+européens que l'Angleterre entretient dans l'île; le bataillon de
+soldats nègres commandé par des Européens est cantonné dans la ville.
+Les baraques du bataillon européen sont à 2,000 pieds sur le niveau de
+la mer et jouissent d'un climat plus sain et plus frais: c'est
+pratique.</p>
+
+<p>L'île que j'ai vue si verte à cette saison des pluies est parfois bien
+aride à la saison sèche. Les pluies avaient lieu régulièrement en
+octobre, mais depuis le déboisement, elles sont moins abondantes;
+conserver les forêts sera toujours une sage précaution.</p>
+
+<p>Toute la journée nous côtoyons l'île.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> CHAPITRE IV</h3>
+
+<p class="resume">
+ Haïti et San-Domingo. &mdash; Port-au-Prince. &mdash; Les Nègres. &mdash; La
+ révolution. &mdash; L'île Saint-Thomas et le groupe des
+ Vierges. &mdash; Histoire. &mdash; L'esclavage. &mdash; La ville et le port. &mdash; La
+ Royal-Mail. &mdash; Excursion dans l'île. &mdash; Une plantation de
+ cannes. &mdash; Les ouragans. &mdash; San-Juan de Porto-Rico. &mdash; Navigation vers
+ Cuba.</p>
+
+<p>À la pointe du jour nous entrons dans l'immense golfe de Gonaïve au
+bout duquel est Port-au-Prince, capitale de la république d'Haïti.
+Cette île fut découverte le 6 décembre 1492, par Christophe Colomb,
+qui l'appela Hispaniola. En 1630, les Français y formèrent plusieurs
+établissements sur la côte nord, et en 1698, ils en formèrent d'autres
+à l'ouest et au sud. Les Espagnols en avaient occupé la plus grande
+partie à l'orient et l'appelaient San-Domingo. Au commencement de ce
+siècle les noirs, qui formaient la grande majorité de la population,
+se révoltèrent aussi bien contre les Français que contre les Espagnols
+et constituèrent les républiques d'Haïti et de San-Domingo. L'une et
+l'autre sont presque continuellement en révolution.</p>
+
+<p>La république d'Haïti compte 24,000 kilomètres carrés et 550,000
+habitants. La population a presque diminué de moitié depuis
+l'indépendance. La capitale, Port-au-Prince, <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> a 25,000
+habitants; ses maisons, étagées sur un coteau dont la mer baigne le
+pied, sont petites et couvertes en bois. On distingue le palais du
+gouvernement, qu'habite M. Salomon, président actuel. Il paraît que sa
+science gouvernementale n'est pas à la hauteur de celle de son grand
+homonyme, puisque, depuis 6 mois, il a révolution chez lui. Plusieurs
+villes, et entre autres Jacmel, sont aux mains des rebelles, qui vont
+en avant au cri de <i>ôte-toi que je m'y mette</i>. Ils ont acheté un
+navire pour transporter leurs adhérents, et, faute d'argent, le
+gouvernement ne peut en acheter un autre pour le leur opposer.</p>
+
+<p>Vers 9 heures, le <i>Para</i> jette l'ancre devant Port-au-Prince. Trois
+navires de guerre stationnent devant cette capitale, probablement dans
+l'intention de porter les noirs à réflexion. Ils appartiennent à la
+France, à l'Angleterre, à l'Espagne. Il y a quelques commerçants
+étrangers à Port-au-Prince, mais il n'y a pas de propriétaires blancs.
+Les noirs, jaloux, et craignant de voir renaître leur influence, ont
+interdit à tous les étrangers le pouvoir d'acheter des immeubles dans
+l'île. Le docteur en chef vient à bord, coiffé d'un chapeau forme
+décalitre à demi écrasé: il met ses lunettes et lit les papiers avec
+un air d'importance. Plusieurs indigènes nous entretiennent longuement
+sur les tripots du gouvernement et sur les agissements des rebelles.
+Le nègre fuit le travail; quelques fruits dans la forêt lui suffisent;
+le gouvernement ne sait plus où lever des impôts.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> La température est brûlante, la végétation magnifique. À 11
+heures, le navire lève l'ancre et nous parcourons encore une fois le
+beau golfe de Gonaïve.</p>
+
+<p>Le lendemain, le reste de la journée, nous avons toujours à tribord
+l'île d'Haïti, ancienne partie espagnole, aujourd'hui république de
+San-Domingo. Elle a une surface de 53,000 kilomètres carrés et une
+population à peine de 250,000 habitants. Le pays est en partie
+montagneux. Une chaîne de montagnes appelée Cibao la traverse; son pic
+le plus élevé atteint 2,274 mètres. L'exportation se réduit à un peu
+de café, de tabac et de bois de teinture; et pourtant cette île
+extrêmement fertile pourrait nourrir plusieurs millions d'habitants!
+Ceux qui prétendent que le nègre a assez d'aptitude pour bien
+gouverner ont ici un démenti. Pour peu qu'on les laisse à eux-mêmes
+encore un siècle, ils se réduiront à quelques milliers d'habitants
+vivant de fruits dans les bois.</p>
+
+<p>La capitale, San-Domingo, compte 16,000 habitants; elle n'est pas en
+révolution aujourd'hui, elle le sera peut-être demain.</p>
+
+<p>Les républiques de San-Domingo et d'Haïti professent la religion
+catholique.</p>
+
+<p>Le 12 septembre nous côtoyons l'île de Porto-Rico, et vers le soir
+nous arrivons à Saint-Thomas.</p>
+
+<p>Cette petite île, toute verdoyante en cette saison des pluies, est
+désolée par la sécheresse le reste de l'année. Avec Sainte-Croix et
+Saint-Jean, elle appartient au Danemark depuis environ deux siècles.
+Ces trois îles font partie <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> du groupe des Vierges, découvert
+par Christophe Colomb dans son deuxième voyage en 1493. Il les appela
+ainsi en l'honneur des onze mille vierges martyrisées avec sainte
+Ursule. Colomb les trouva habitées par les Caraïbes, tribus sauvages
+qui faisaient des incursions dans les îles voisines pour saisir les
+paisibles Arrowauks et se nourrir de leur chair.</p>
+
+<p>Les Espagnols, occupés à d'autres possessions importantes, négligèrent
+ces îles, et les Anglais et les Hollandais s'y établirent dès 1625. En
+1650, Sainte-Croix passa aux mains des Français qui la vendirent aux
+chevaliers de Malte, puis elle repassa aux Français qui
+l'abandonnèrent en 1695, et quelques années plus tard la cédèrent au
+Danemark déjà établi à Saint-Thomas. Dans un édit signé par Iversen,
+gouverneur de Saint-Thomas, daté du 8 août 1672, je vois que tout
+travail du dimanche était puni d'une amende de 50 livres de tabac, et
+la non-assistance aux offices d'une amende de 25 livres. Il résulte de
+là que le tabac était le principal produit du pays. Pour se défendre
+contre les Espagnols, qui, de Porto-Rico, faisaient des incursions, le
+même décret oblige, sous peine d'une amende de 100 livres de tabac,
+chaque chef de famille à avoir une épée avec son fourreau, un fusil
+avec 2 livres de poudre et des balles. À l'approche de l'ennemi, le
+premier à l'apercevoir devra tirer trois coups de fusil si c'est de
+jour, un coup durant la nuit, et prévenir les voisins pour que tous se
+rendent au fort avec leurs armes.</p>
+
+<a id="img012" name="img012"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img012.jpg" width="500" height="320" alt="" title="">
+<p>Antilles Danoises.&mdash;Île et ville de Saint-thomas.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> Le dimanche après-midi, au son du tambour, chacun doit se
+rendre en armes à l'exercice militaire.</p>
+
+<p>Des amendes on faisait trois portions: une pour le roi, l'autre pour
+l'Église, la troisième pour celui qui souffrait le dommage.</p>
+
+<p>Au gouverneur Iversen succéda en 1679 Nicholas Esmit, élu par la
+Compagnie danoise des Indes occidentales. À cette époque le défaut de
+bras se faisant sentir, Christian V acheta en Afrique, du roi
+d'Aquambou, les deux forts de Frédéricksbourg et de Christianbourg sur
+la Côte-d'Or, et y envoya des navires acheter des esclaves pour
+Saint-Thomas. Dans le but d'aider la Compagnie, le roi ordonna à tous
+les propriétaires de voitures de Copenhague d'avoir pour 500
+rix-dollars d'actions ou de payer un revenu de 60 rix-dollars. On
+importa beaucoup d'esclaves, et leur nombre s'éleva jusqu'à 30,000
+pour les trois îles.</p>
+
+<p>Les agents de la Compagnie se rendirent souvent coupables de bien des
+cruautés sur les côtes de Guinée, mais un de ces agents, nommé
+Schildérop, se fit si bien remarquer par sa bonté et sa justice qu'on
+venait de toute part à la côte pour le voir. Un vieux prince,
+demeurant à plus de 300 milles, lui envoya même sa fille avec beaucoup
+d'or et de diamants pour le prier de lui donner un petit-fils.</p>
+
+<p>Dans leur nouvelle patrie, ces pauvres esclaves n'étaient pas toujours
+fort bien traités, et souvent ils se soulevèrent. Le décret publié par
+ordre du Conseil royal <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> le 31 janvier 1733, dans les îles
+danoises, peut donner une idée de la situation. En voici la
+traduction:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> L'esclave qui provoquera la fuite sera piqué trois fois avec un
+fer rouge, puis pendu.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Chaque esclave qui fuira perdra une jambe, et si le maître lui
+pardonne, il perdra une oreille et recevra 150 coups de lanière.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Chaque esclave qui, connaissant l'intention d'un autre esclave de
+prendre la fuite, aura négligé d'en donner avis, sera brûlé au front
+et recevra 100 coups de nerf.</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Ceux qui donneront avis d'une fuite projetée recevront 10 dollars
+pour chaque esclave qui voulait fuir.</p>
+
+<p>5<sup>o</sup> Un esclave qui fuit pour huit jours recevra 150 coups de nerf;
+s'il est absent douze semaines, il perdra une jambe; si l'absence est
+de six mois, il sera condamné à mort; à moins que le maître ne lui
+pardonne, auquel cas il perdra une jambe.</p>
+
+<p>6<sup>o</sup> Un esclave qui vole pour la valeur de 4 dollars sera piqué avec un
+fer rouge, puis pendu. Si l'objet volé a une valeur moindre, il sera
+marqué au fer chaud et recevra 150 coups de nerf.</p>
+
+<p>7<sup>o</sup> Les esclaves qui recevront des objets volés ou qui protègeront la
+fuite seront marqués au fer chaud et recevront 150 coups de nerf.</p>
+
+<p>8<sup>o</sup> Un esclave qui lève la main pour frapper un blanc ou le menace
+sera piqué avec un fer chaud, puis pendu, si le blanc le demande. En
+cas contraire, il perdra la main droite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> 9<sup>o</sup> Un seul blanc est suffisant pour témoigner contre un
+esclave, et si un esclave est soupçonné d'un crime, il peut être mis à
+la torture.</p>
+
+<p>10<sup>o</sup> Un esclave qui rencontre un blanc doit se tirer de côté jusqu'à
+ce qu'il soit passé; en cas contraire, il peut être fouetté.</p>
+
+<p>11<sup>o</sup> Les esclaves ne pourront entrer en ville avec des couteaux ou des
+bâtons, ni se battre entre eux sous peine de 50 coups de nerf.</p>
+
+<p>12<sup>o</sup> La sorcellerie sera punie du fouet.</p>
+
+<p>13<sup>o</sup> Un esclave qui aura essayé d'empoisonner son maître sera piqué 3
+fois avec un fer rouge et brisé sur une roue.</p>
+
+<p>14<sup>o</sup> Un nègre libre qui recevra un esclave ou un voleur perdra sa
+liberté ou sera banni.</p>
+
+<p>15<sup>o</sup> Toute danse, fêtes ou jeu sont défendus à moins de permission du
+maître ou de son agent.</p>
+
+<p>16<sup>o</sup> Les esclaves ne pourront vendre aucune sorte de provisions sans
+la permission de leurs surveillants.</p>
+
+<p>17<sup>o</sup> Aucun esclave des campagnes ne pourra se trouver en ville le soir
+après le son du tambour sous peine d'être conduit au fort et fouetté.</p>
+
+<p>18<sup>o</sup> L'avocat du Roi reçoit l'ordre de faire strictement observer ces
+prescriptions.</p>
+
+<p>Tant de cruautés soulevèrent les récriminations des missionnaires de
+toutes les religions et des personnes de c&oelig;ur en général. Vers
+1792, on avait déjà défendu l'importation officielle des esclaves.
+Elle continuait néanmoins; <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> mais en 1848, à la suite d'une
+insurrection, le gouvernement donna la liberté à tous les esclaves
+dans les îles danoises. Les libérés, se refusèrent au travail, mais
+petit à petit ils l'ont repris et ils sont encore aujourd'hui la
+grande majorité des habitants de l'île.</p>
+
+<a id="img013" name="img013"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img013.jpg" width="300" height="474" alt="" title="">
+<p>Antilles Danoises.&mdash;Saint-Thomas.<br>Grand Cimetière.</p>
+</div>
+
+<p>Vue du port, la ville de Saint-Thomas présente l'aspect le plus
+pittoresque; elle semble escalader trois mamelons contigus l'un à
+l'autre. Le port, formé par la nature, est un des meilleurs et des
+plus sûrs. Sa qualité de neutre et de port franc, sa situation à
+l'entrée de la mer des Antilles, en font le point d'arrêt des steamers
+de toutes les grandes compagnies qui viennent ici faire du charbon.
+Les compagnies anglaises, françaises, espagnoles, allemandes y ont
+leur entrepôt. Les îles voisines avaient aussi l'habitude de venir
+s'approvisionner à Saint-Thomas des marchandises européennes, ce qui
+donnait une grande importance à son commerce, mais depuis que les
+grands steamers desservent directement <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> toutes ces îles, ce
+commerce a baissé. La ville compte 17,000 habitants. La population
+française est représentée par cinq ou six Français d'Europe et
+quelques centaines de noirs des Antilles françaises. Les Pères
+Rédemptoristes belges desservent l'église catholique et plusieurs
+écoles; les catholiques sont au nombre de 11,000.</p>
+
+<p>Le <i>Para</i> est parti hier pour l'Europe. J'ai transbordé sur l'<i>Éden</i>,
+de la même Compagnie, qui va à Vera-Cruz en faisant escale à
+Porto-Rico et à la Havane. La <i>Royal-Mail</i> dans ces
+parages, pour faire concurrence à la Transatlantique, Compagnie
+française, qui satisfait les passagers par la table et le vin, annonce
+qu'elle possède des cuisiniers français et qu'elle fournit le vin sur
+le prix du passage.</p>
+
+<p>En effet, sur le <i>Para</i>, la cuisine et le vin étaient passables, mais
+sur l'<i>Éden</i> je trouve dans mon verre des résidus indiquant toute
+sorte d'ingrédients. Le <i>Purser</i> ou économe m'explique que c'est du
+bois de Campèche pour colorer les divers esprits et drogues qui
+forment le vin. La Compagnie serait donc plus dans la vérité en
+mettant dans ses prospectus qu'elle donne aux voyageurs non du vin,
+mais une drogue qui l'imite. Elle ferait même bien d'ajouter qu'après
+examen d'un chimiste, les matières qui la composent ne nuisent que
+modérément à la santé. Il est bon de savoir que si un passager voulait
+apporter son vin, les règlements de la Compagnie le lui défendent,
+sous prétexte qu'elle fournit elle-même les vins; mais ils sont fort
+chers et on en ignore la composition. Quant à la cuisine, sur le
+<i>Para</i> elle était demi-française, ici elle redevient anglaise;
+<span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> le cuisinier est un nègre. Le <i>Don</i>, navire de la même
+Compagnie, arrive d'Europe, et avant de continuer sa route sur Colon,
+il transborde sur trois autres navires les marchandises destinées aux
+diverses îles des Antilles, à la Guyane et aux côtes de l'Amérique
+centrale et du Sud. Ce n'est qu'après-demain que nous reprendrons,
+notre route. Mon temps se passe en études et en promenades.</p>
+
+<p>Hier j'ai voulu gravir à cheval les collines de l'île. Après une heure
+de route j'étais au sommet, dominant un superbe panorama. Sur l'autre
+versant, l'île offre aussi tout autour de magnifiques baies, en sorte
+qu'on pourrait croire qu'elle a été disposée pour former un ensemble
+de ports.</p>
+
+<p>La végétation est belle en ce moment. Je vois quelques fermes
+cultivant la canne à sucre, l'igname, la patate, la banane, plusieurs
+sortes de fruits tropicaux, et diverses qualités d'herbes fourragères.
+Enfin j'arrive au point d'où la mission brésilienne, dirigée par le
+baron de Teffé, a observé l'an dernier le passage de Vénus sur le
+soleil.</p>
+
+<p>Là une terrible averse arrive, et comme je les sais fréquentes et
+courtes, je pousse mon cheval sous un fourré d'arbres; un Suisse qui
+est avec moi fait de même. Ce ne fut pas une averse, mais une
+succession d'averses, et nous fûmes bientôt trempés jusqu'aux os.
+Toutefois cette eau de pluie était tiède. Rentrés en ville nous
+tournons à gauche, et galopons vers une usine à sucre encore en
+construction. Elle est au centre d'une petite plaine d'alluvion
+plantée de cannes. Le mécanisme pour extraire le <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> sucre et le
+rhum est le même que celui que j'ai décrit pour la <i>Constant
+Spring</i> près Kingstown, mais comme la plantation
+est ici plus petite, l'ensemble de l'usine est aussi sur une moindre
+échelle.</p>
+
+<p>16 septembre.&mdash;À bord le capitaine passe en revue son personnel: 12
+officiers, 16 matelots, 14 chauffeurs, 18 domestiques, en tout 60
+personnes bien endimanchées. Il les envoie par groupes à l'office. À
+l'exception des officiers, tous sont noirs, sans excepter la femme de
+chambre.</p>
+
+<p>Le lendemain le vent souffle et la pluie devient diluvienne; serait-ce
+un présage d'ouragan? C'est ordinairement vers l'équinoxe qu'ils se
+déchaînent sur ces îles, arrachant les arbres et démolissant les
+villes. La première île atteinte avertit les autres par télégraphe, et
+elles se préparent à recevoir la tempête en fermant hermétiquement
+portes et fenêtres. Si elles résistent au vent, la maison est sauve,
+si l'une d'elles est enfoncée, le vent s'engouffre et enlève la
+maison. Malgré mon esprit curieux, je n'ai pas grande envie d'être
+témoin de pareil spectacle; je me rappelle avec frayeur les deux
+typhons qu'il y a deux ans, dans ce même mois de septembre, j'ai vus
+au Japon, où ils firent périr une centaine de navires. J'espère aussi
+que je ne serai pas témoin d'un de ces tremblements de terre qui ont
+l'habitude de secouer ces îles.</p>
+
+<p>Dans une visite aux Pères Rédemptoristes, le frère me donne de belles
+grappes de raisin qu'il détache de la treille du petit jardin. Il
+m'assure que ses vignes lui donnent <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> une récolte tous les
+quatre mois, trois par an, mais les grappes sont en petite quantité.
+Je salue aussi le vice-consul, et le soir à 8 heures le navire lève
+l'ancre.</p>
+
+<p>18 septembre.&mdash;À 7 heures du matin nous sommes à San-Juan de
+Porto-Rico. Cette capitale, vue de la mer, présente l'aspect le plus
+pittoresque: des forts et des canons de tous côtés; un pilote nous
+conduit devant la magnifique baie remplie de vase; les Espagnols n'ont
+jamais fait de curage. En face de la ville, de l'autre côté de la
+baie, on voit des faubourgs, des maisons de campagne, le tout dans des
+forêts de cocotiers. Dans le port je remarque un vieux vapeur à roue,
+navire de guerre espagnol.</p>
+
+<p>L'île de Porto-Rico, une des grandes Antilles, a environ 12 lieues de
+large, 30 de long, une surface de 9,500 kilomètres carrés et plus de
+700,000 habitants. C'est la plus florissante des îles espagnoles parce
+qu'elle n'est pas dévastée par la guerre civile. Le commerce est
+florissant; on exporte beaucoup de sucre, de café, de bois de teinture
+et des animaux.</p>
+
+<p>San-Juan, la capitale, compte 35,000 habitants. Dans l'intérieur les
+routes font défaut. L'esclavage est aboli depuis 1873.</p>
+
+<p>La pluie tombe serrée; aucun passager ne se décide à venir à terre et
+j'y vais tout seul. Je parcours la ville en tous sens; elle a l'aspect
+d'une ville espagnole et pas trop sale; les rues, assez étroites, sont
+en pente, et les grandes pluies les lavent; les maisons sont basses et
+couvertes en <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> terrasses sur lesquelles on prend le frais
+durant la nuit. Elles servent aussi à ramasser l'eau de pluie
+emmagasinée dans les citernes. Il est curieux d'entendre ici les
+nègres et les mulâtres parler l'espagnol avec le même accent que ceux
+de Saint-Thomas et de la Jamaïque en parlant l'anglais et ceux de la
+Guadeloupe et de la Martinique en parlant le français. Si on marchait
+les yeux fermés, on pourrait, au simple accent dans ces trois langues,
+savoir si c'est un nègre ou un mulâtre qui parle.</p>
+
+<p>Les officiers chargés de donner et de prendre la correspondance sont
+bientôt prêts, et nous revenons au navire, qui reprend aussitôt sa
+course. Nous côtoyons l'île, marchant à l'ouest. Vers le soir une
+pluie diluvienne nous inonde.</p>
+
+<p>19 septembre.&mdash;Nous côtoyons l'île d'Haïti; la chaleur vers le milieu
+du jour est suffocante.</p>
+
+<p>20 septembre.&mdash;Dès le matin nous apercevons l'île de Cuba.</p>
+
+<p>21.&mdash;Nous côtoyons toujours Cuba, la mer est d'un calme parfait, les
+orages qui se déversent sur l'île ont un peu rafraîchi la température.
+À bord une famille qui retourne à Mexico, son pays natal, ne fait pas
+grand bruit; les quelques Anglais ne trouvent rien de mieux, pour
+occuper le temps, que de nous proposer des paris sur la vitesse du
+navire. Elle n'est pas grande, il est peu chargé; une partie de
+l'hélice est hors de l'eau, et nous filons moins de 10 n&oelig;uds.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> Un jeune Espagnol, un Parisien, un Suisse et moi faisons,
+après chaque repas, plusieurs parties de <i>bull</i>: il faut
+bien ce mouvement pour digérer, sous ces latitudes, les viandes
+coriaces de la cuisine anglaise. Le Parisien, qui gagnait 12,000 fr. à
+Bruxelles comme ingénieur dans une fonderie de fer, va diriger des
+fonderies au Mexique, où on le paye 30,000 par an, avec l'espoir de
+future association.</p>
+
+<p>Encore une nuit brûlante dans la cabine sans air, puis demain matin
+nous comptons arriver à la Havane.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> CHAPITRE V</h3>
+
+<p class="resume">
+ L'île de
+ Cuba. &mdash; Situation. &mdash; Configuration. &mdash; Surface. &mdash; Histoire. &mdash; Population. &mdash; Produits. &mdash; Climat. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; La
+ Havane. &mdash; La ville. &mdash; Les environs. &mdash; La Corrida de Toros. &mdash; La
+ cathédrale. &mdash; La fièvre jaune. &mdash; Les &oelig;uvres charitables.</p>
+
+<p>L'île de Cuba, appelée la Reine des Antilles, est située entre le 19°
+49´ et le 23° 13´ latitude nord, et 67° 52´ et 87° 40´ longitude ouest
+du méridien de Cadix. Sa longueur du cap San-Antonio à celui de Maïsi
+est de 1,592 kilomètres, et sa plus grande largeur de 45 lieues,
+depuis le cap de Lucrecia jusqu'au cap de Crux. Sa surface est de
+119,000 kilomètres carrés, et sa population de 1,500,000 âmes. Sur ce
+chiffre, 917,000 sont blancs, 9,500 étrangers, 22,300 Chinois, 25,300
+colons, 275,000 de couleur et libres, et 202,000 de couleur et
+esclaves.</p>
+
+<p>Christophe Colomb arriva dans l'île en octobre 1492, et la prit pour
+un continent. En 1511 son fils, Diego Colomb, gouverneur de
+San-Domingo, envoya Diego Velasquez à sa conquête; celui-ci y trouva
+le cacique Hatuey, réfugié de San-Domingo, qui fit brave résistance;
+mais à la fin il fut vaincu et condamné à mort.</p>
+
+<p>Les 200,000 indigènes, Indiens de m&oelig;urs douces, <span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> furent
+bientôt exterminés, et les Espagnols se partagèrent les terres;
+Velasquez fonda les villes de Asuncion, Bayamo, Trinidad, Santo
+Espiritu, Santa Maria, Santiago de Cuba, et la Habana.</p>
+
+<p>En 1589, l'île fut érigée en Capitania jeneral. Durant le <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
+elle eut beaucoup à souffrir des flibustiers ou boucaniers, pirates
+anglais, français, hollandais, qui dévastaient les diverses îles des
+Antilles. En 1762, elle fut prise par les Anglais qui la retinrent
+neuf mois et la rétrocédèrent contre la Floride.</p>
+
+<p>Cuba, à l'entrée du golfe du Mexique, entre l'Atlantique et la mer de
+Caribe ou des Antilles, longue et étroite, a la forme d'un arc. Elle
+est traversée par une chaîne de montagnes appelée Sierra del Cobre,
+dont quelques pics atteignent jusqu'à 8,000 pieds. De ces montagnes
+descendent de nombreuses petites rivières dont la plus grande, le
+Canto, est navigable jusqu'à Bayamo.</p>
+
+<p>Le climat est chaud et humide. Durant la saison des pluies, qui dure
+de fin mai à fin octobre, le thermomètre varie de 24° à 28° Réaumur.
+Durant la saison sèche, il varie entre 17° et 21° Réaumur, soit 70° et
+79° Farenheit. En 1867, le maximum a été de 35° Réaumur.</p>
+
+<p>Les nuits sont un peu plus fraîches que le jour.</p>
+
+<p>L'île de Cuba est l'endroit du monde où il tombe le plus d'eau.
+L'année maxima a eu 50 pouces 6 lignes castillanes; l'année minima 32
+pouces 7 lignes. La moyenne annuelle pour la Havane est de 1<sup>m</sup>020. Le
+18 juillet 1854, il en tomba en deux heures 71 millimètres; et dans la
+journée <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> de l'ouragan du 22 octobre 1867, il en tomba 103
+millimètres.</p>
+
+<p>La moyenne annuelle des personnes tuées par la foudre est de neuf. Les
+ouragans sont souvent terribles. Ils ont lieu entre la moitié d'août
+et fin novembre. Les tremblements de terre ne se font sentir
+d'ordinaire que dans la partie méridionale.</p>
+
+<p>Les maladies régnantes sont celles du tube digestif, le tétanos, la
+fièvre jaune ou <i>vomito negro</i> qui attaque surtout les
+étrangers et les habitants qui viennent de l'intérieur aux côtes. Il y
+a aussi de nombreux cas de fièvres intermittentes et de phtysie. On
+voit pourtant, surtout parmi les gens de couleur, bien des cas de
+longévité, ayant atteint 130, 140 et 150 ans.</p>
+
+<p>Dans les rivières, on trouve des crocodiles qui ont jusqu'à huit
+mètres de long; la mer fournit d'énormes tortues.</p>
+
+<p>Les principales productions sont la canne à sucre et le tabac; on
+récolte aussi un peu de café et de cacao, du maïs, du riz, de
+l'indigo, de l'igname, du caoutchouc, du coco, des bananes, du miel de
+la cire, et les divers fruits des tropiques. On coupe plusieurs
+qualités de bois de teinture et d'ébénisterie.</p>
+
+<p>En fait de minéraux, l'île renferme du charbon, de l'aimant, de
+l'argent, du kaolin, et des minerais divers; mais on n'exploite que le
+cuivre et le fer. L'industrie est limitée au sucre et aux cigares.
+L'île est divisée en six provinces, mais les habitants ont l'habitude
+de la diviser en <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> deux seules portions: la <i>vuelta
+abajo</i> au sud de la Havane, et la <i>vuelta
+arriba</i>, au nord.</p>
+
+<p>Sous le rapport religieux, elle est divisée en deux diocèses: l'évêché
+de la Havane et l'archevêché de Santiago de Cuba.</p>
+
+<p>Militairement, l'île est toute sous le commandement du capitaine
+général, et comprend sept districts ou sous-commandements.</p>
+
+<p>Judiciairement, elle se divise en deux <i>audiencias</i>: celle de la
+Havane et celle de Puerto-Principe. Elles ont chacune plusieurs
+districts judiciaires confiés à des <i>alcades majores</i> ou juges de
+première instance qui ont pour délégués les juges municipaux ou juges
+de paix. Pour la marine, il y a un commandant général et cinq
+districts.</p>
+
+<p>L'instruction publique compte à la Havane une université, et dans
+toute l'île un millier d'établissements scolaires.</p>
+
+<p>Les chemins de fer en activité atteignent 1,660 kilomètres; les
+télégraphes 2,567 kilomètres. La Havane est bien desservie par le
+téléphone.</p>
+
+<p>Plusieurs lignes de bateaux à vapeur mettent l'île en communication
+avec l'Europe et les États-Unis. En 1877, le nombre des navires entrés
+dans les divers ports de l'île a été de 1,669, comprenant 835,000
+tonnes.</p>
+
+<p>L'exportation en 1878 a atteint presque 71,000,000 de piastres (la
+piastre espagnole est de 5 fr.). Les principaux articles d'exportation
+sont le sucre, le tabac, le café, le rhum, le cuivre, la cire, le
+miel, le coton, les cuirs, l'huile <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> de coco, les bois et les
+fruits. L'importation comprend la farine, les vins, l'huile, les
+liqueurs, le riz, le poisson salé, la viande salée, la quincaillerie,
+les machines, les papiers, les peaux et les objets de luxe. Les pays
+qui commercent le plus avec l'île sont dans l'ordre suivant: les
+États-Unis, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, les États
+hispano-américains, la France, la Russie, la Belgique, le Danemark et
+la Hollande.</p>
+
+<a id="img014" name="img014"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img014.jpg" width="500" height="291" alt="" title="">
+<p>Grandes Antilles.&mdash;Île de Cuba.&mdash;Entrée du port de la
+Havane.</p>
+</div>
+
+<p>C'est le 22 septembre, vers 3 heures du soir, que nous commençons à
+apercevoir le phare de la Havane, capitale de Cuba. Bientôt nous
+voyons les forts du sud, et le navire s'arrête pour prendre le pilote.
+L'entrée du port est étroite et boueuse; l'Espagnol ne sait pas plus
+nettoyer les ports que les rues et les maisons. Le port est superbe,
+vaste et parfaitement abrité: nous passons à côté d'un bassin flottant
+contenant un grand steamer en <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> réparation; nous devançons un
+aviso de guerre, et allons mouiller non loin de cinq à six steamers
+des compagnies américaines et espagnoles. Le navire doit prendre du
+charbon et s'embosse au môle; trois douaniers montent à bord pour
+garder le navire, mais de nombreuses libations de Champagne les
+mettent bientôt en état de repos pendant qu'ailleurs on travaille....</p>
+
+<p>Je descends à terre et rends visite au gouverneur civil pour lequel
+j'avais une lettre. Le concierge me dit: montez <i>arriba</i>;
+je monte et m'adresse au Chinois qui me renvoie au portier. Mais le
+gouverneur m'a vu et m'appelle. Il me fait bon accueil, m'offre un
+Alphonse XII, cigare exquis enveloppé dans du papier d'argent, et me
+dit: à la <i>disposicion de Vousted</i>.&mdash;J'aimerais voir, lui dis-je, les
+curiosités du pays, les monuments, les établissements d'instruction et
+de bienfaisance, une fabrique de cigares et une plantation de cannes à
+sucre.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas de monuments; notre université est peu de chose,
+les hôpitaux sont loin; je vous procurerai une lettre pour visiter la
+plantation de cannes la moins éloignée, et vous l'enverrai à l'hôtel.</p>
+
+<p>J'exprime ma reconnaissance à M. le Gouverneur; mais je n'ai pu le
+remercier pour la lettre promise, car je l'attends encore.</p>
+
+<p>Je fais quelques emplettes et parcours la ville. Elle comprend 300
+habitants, et dans la partie vieille, ressemble aux villes espagnoles.
+Les rues sont étroites, à peine six à sept mètres; mais au delà du
+parc central, <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> dans la ville neuve, elles sont plus larges.
+Le Prado atteint même une quarantaine de mètres et est planté
+d'arbres. Les maisons sont généralement basses: un rez-de-chaussée et
+un étage; quelques-unes atteignent trois et quatre étages. Elles sont
+toutes couvertes en terrasses, sur la plupart desquelles on voit une
+roue à vent qui sert à tirer l'eau de la citerne. Quelques-unes ont le
+<i>patio</i> traditionnel. La ville nouvelle s'étend assez loin dans la
+campagne, par de beaux boulevards que parcourent les tramways. Des
+portiques abritent les magasins contre les rayons brûlants du soleil.
+Par-ci par-là de jolis squares, des statues de marbre et quelques
+fontaines; mais trop souvent aussi les urines et les ordures de toute
+sorte qui embaument par trop l'atmosphère.</p>
+
+<a id="img015" name="img015"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img015.jpg" width="500" height="373" alt="" title="">
+<p>Grandes Antilles.&mdash;Vue générale de la Havane.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> La race espagnole semble encore ignorer la propreté. Je
+descends à l'<i>Hôtel central</i>. Cet établissement nouveau a pour
+escalier un casse-cou, mais il aura bientôt un correctif: l'ascenseur.
+Les chambrettes sont propres, la nourriture saine, les prix modérés,
+les gérants aimables. Pour respirer, je monte sur la terrasse, d'où je
+domine la ville, et assez tard dans la nuit je vais chercher mon lit.
+Il est perfectionné. Dans le but de laisser tout le corps bénéficier
+de l'air, on couche sur une toile métallique élastique qui laboure les
+chairs. Le salon réunit quelques-uns des hôtes. Ils se dandinent sur
+les fauteuils-balançoires, pendant qu'en suivant le couloir, on peut,
+par les portes ouvertes, voir les autres étendus sur leurs lits.</p>
+
+<p>Le lendemain je fus matinal. C'était dimanche et je me rends à la
+cathédrale; on peut compter les rares fidèles; L'édifice est à trois
+voûtes, soutenues par des piliers massifs en tuf. On y voit quelques
+jolis tableaux. Au maître-autel, du côté de l'Évangile, au-dessous
+d'un médaillon en marbre représentant Christophe Colomb, on lit cette
+inscription:</p>
+
+<p class="center smcap">
+ O RESTOS E IMAGEN DEL GRAN COLON!<br>
+ MIL SIGLOS DURAD GUARDADOS EN LA URNA<br>
+ Y EN LA REMEMBRANZA DE NUESTRA NACION!</p>
+
+<p class="center"><i>O restes et portrait du grand Colomb!<br>
+ Tu resteras mille siècles gardé dans l'urne<br>
+ Et dans la mémoire de notre nation!</i></p>
+
+<p>Christophe Colomb, après avoir été mis dans les fers, en récompense du
+nouveau monde qu'il venait de donner au roi d'Espagne, mourut à
+Valladolid, le 20 mai 1506. <span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> Ses restes mortels furent
+déposés dans le monastère des Chartreux (Cartujos), à Séville, d'où on
+les transporta à l'île de San-Domingo. En 1796, à cause des troubles
+qui ensanglantaient cette île, on les transféra à la Havane, dans la
+cathédrale.</p>
+
+<p>Christophe Colomb crut avoir abordé aux Indes, et mourut dans la
+croyance que Cuba était l'extrémité orientale de l'Asie. Ce ne fut
+qu'en 1508 que Sébastien de Ocampo, après avoir fait le tour de Cuba,
+constata qu'elle n'était qu'une île.</p>
+
+<p>Derrière la nef de gauche, on voit aussi dans la cathédrale une belle
+statue de marbre d'un jeune évêque mort à 42 ans, après cinq mois
+d'épiscopat. Il arrivait d'Espagne et paya bientôt son tribut à la
+fièvre jaune. À la sacristie un employé me montre les brillants
+ornements qui forment le trésor de l'église: ce sont des broderies en
+or sur drap d'or, d'argent, de satin et de velours.</p>
+
+<p>Il paraît que les Havanais prennent fréquemment des bains, s'il faut
+en juger par les nombreuses affiches sur lesquelles on lit: Baños. En
+tous cas, dans les heures chaudes, on voit par les portes et les
+fenêtres ouvertes, les Havanaises se balancer dans leurs fauteuils,
+appelant à tout instant la négrita (petite esclave) pour leur donner
+ou leur prendre l'éventail. On m'avait remis une lettre pour les
+S&oelig;urs du Sacré-C&oelig;ur. Elles demeurent au Cerro, dans le quartier
+de Buenos aires (bon air). En me rendant chez elles j'ai l'occasion de
+voir les environs de la ville. Ils sont parsemés de petites villas et
+on <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> y rencontre parfois sous les grands arbres, les hommes de
+police ou gendarmes à cheval, se reposant à l'ombre. Dans la ville, on
+voit aussi aux coins des rues, des policemen en uniforme coutil bleu
+et chapeau panama: ils sont armés du sabre et portent le revolver; je
+leur préfère le petit bâton des policemen anglais et américains, car
+il représente la force morale. En tout cas, tant à la ville qu'à la
+campagne, tout le monde travaille comme si ce n'était pas dimanche;
+les mules et les b&oelig;ufs tirent les chars et tous les magasins sont
+ouverts. Quand donc verrons-nous observer le Décalogue dans les pays
+catholiques?</p>
+
+<p>Les S&oelig;urs du Sacré-C&oelig;ur occupent un vaste bâtiment bien exposé
+et entouré d'un parc. Elles sont au nombre de 42 et instruisent 125
+pensionnaires et un grand nombre d'externes gratuites. La supérieure
+est cubaine: elles viennent d'envoyer quelques S&oelig;urs à Mexico pour
+une fondation.</p>
+
+<p>Au retour, j'entre dans l'église de Monserrate et dans celle de la
+Merced. Les fidèles y sont un peu plus nombreux; les dames, la tête
+garnie d'un léger voile, se tiennent sur des pliants que leur apporte
+l'esclave. L'église de la Merced, desservie par les Pères Lazaristes
+espagnols, possède de belles fresques.</p>
+
+<p>Des affiches annonçaient une grande Corrida de toros au cirque de
+Régla de l'autre côté de la baie. Je déplore devant le Père supérieur
+qu'on ne respecte pas plus les animaux qu'on ne respecte le dimanche.
+Le Père trouve <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> que cela n'est que peccadille à côté des bals
+qui corrompent la jeunesse. Le soir, deux Suisses qui voyagent comme
+moi sur l'<i>Éden</i>, me racontent qu'ils sont allés voir la <i>Corrida</i>;
+que 3,000 personnes s'étaient entassées dans le cirque, après avoir
+payé 3 piastres par personne du côté de l'ombre et 1 piastre <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du
+côté du soleil; qu'à chaque cheval éventré ce gracieux public
+applaudissait et menaçait un des toréadors qui était descendu de
+cheval parce que celui-ci refusait de marcher; qu'un jeune homme ayant
+voulu ramasser une banderole a reçu un coup de corne du taureau et a
+été tué net, etc., etc.</p>
+
+<p>Les catholiques havanais, comme leurs parents, espagnols, trouvent
+tout cela bagatelle, et ajoutent pieusement que les chairs des
+taureaux ainsi tourmentés s'en vont aux hospices. À la Havane, on
+avait même démoli le vieux cirque et on se promettait de ne plus le
+reconstruire; mais d'honnêtes gens, qui souffrent de ne plus voir
+couler le sang, se proposent d'en refaire un nouveau et tout le monde
+ne trouve rien à redire du moment que les bénéfices seront pour les
+&oelig;uvres pies! Quand comprendra-t-on qu'avec l'argent qui est le
+produit du crime, on ne saurait faire des &oelig;uvres agréables à Dieu!
+il n'est bon tout au plus qu'à acheter le champ du sang: Hacel-dama!
+Dans les pays de race espagnole, on en est encore à ignorer que,
+exposer sciemment la vie pour amuser les gens est un crime, et que
+tourmenter les bêtes pour plaire aux badauds est contraire aux lois de
+la nature. Si j'étais gouverneur en pays espagnol, je considérerais
+comme mon <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> premier devoir de convertir les cirques en écoles
+élémentaires, et si j'étais évêque, j'ordonnerais à chaque curé de
+lire en chaire, tous les jours, les versets de l'<i>Ecclésiastique</i> et
+des <i>Proverbes</i>, qui stigmatisent ceux qui se plaisent à tourmenter
+les animaux. Au reste, personne n'ignore qu'une bulle de Sixte V
+frappe d'excommunication les fauteurs de ces jeux sanglants.</p>
+
+<p>Chemin faisant, j'entre dans une pharmacie dans le but de contrôler
+les renseignements divers que j'ai reçus sur la fièvre jaune. Elle a
+été très forte en août et dans les deux premières semaines de
+septembre. En ce moment elle est tombée à une moyenne de 12 cas par
+jour, et les médecins en guérissent un grand nombre.</p>
+
+<p>Les Européens y sont plus sujets que les indigènes.</p>
+
+<p>En effet, dans les zones tempérées, les poumons travaillent beaucoup
+plus que le foie; et celui-ci agit davantage dans la zone torride. Le
+nouveau débarqué, par le défaut d'équilibre dans ces deux fonctions, a
+bientôt la masse du sang corrompue. Les soldats espagnols ont aussi
+l'habitude de manger du fruit, et la digestion étant ici moins active,
+le corps se trouve engorgé et le sang se corrompt; Ajoutez à cela
+mille foyers d'infection, faute de propreté. Les médecins combattent
+la fièvre jaune par les diurétiques et les sudorifiques.</p>
+
+<p>Après le déjeuner je vais au collège de Belem, dirigé par les Pères
+Jésuites. Ils ont 200 internes et autant d'externes. Dans les
+dortoirs, je vois les petites cellules habituelles avec plafond en
+toile métallique.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> Je rends visite à M. José Solano y Granados, avocat,
+président du Conseil des Conférences de Saint-Vincent de Paul.</p>
+
+<p>Il y a à la Havane 7 Conférences comptant ensemble 120 membres et
+visitant 160 familles pauvres. Les Conférences répandent aussi un
+almanach, dirigent une bibliothèque et ont fondé un orphelinat. M.
+Solano m'y conduit, et j'y trouve 35 petits bons hommes de 10 à 12
+ans, bien éveillés et bien proprets, occupés aux études. Le défaut de
+bons chefs d'atelier fait qu'on n'a encore pu organiser les métiers,
+mais on espère y arriver. L'établissement est proprement tenu. Une
+inscription indique que la maison a été donnée par un curé; le
+directeur est un ingénieur distingué qui se dévoue à l'&oelig;uvre sans
+rémunération. Malgré cela l'&oelig;uvre coûte encore par an 5 à 6,000
+piastres, qu'on obtient par souscriptions.</p>
+
+<p>Je prie M. Solano de m'obtenir une carte d'entrée à la plantation de
+Toledo, située à 10 kilomètres, près de Marianao, et qui appartient à
+M. Duragnone.</p>
+
+<p>Nous passons plusieurs heures à causer sur les choses du pays, et à 11
+heures je m'endors sur ma toile métallique. Il avait été convenu avec
+trois autres passagers de l'<i>Éden</i>: un ingénieur français et deux
+Suisses, que celui qui s'éveillerait le premier vers 5 heures,
+éveillerait les autres, car il faut arriver à la gare pour le train de
+6 heures.</p>
+
+<p>Un des Suisses prend la lune pour le soleil et nous éveille à 4
+heures. La lune en effet est ici extrêmement <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> brillante, et
+il faut s'en garer, car elle engendre des ophtalmies. Nous passons
+notre heure à nous préparer tout en riant, et jasant sans pitié pour
+les passagers qui dorment. Nous leur rendons ainsi la pareille, car
+ils en avaient fait autant jusqu'à 2 heures du matin.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> CHAPITRE VI</h3>
+
+<p class="resume">
+ Excursion à Marianao. &mdash; La plantation de cannes de Toledo. &mdash; Un
+ orage. &mdash; 400 esclaves. &mdash; Culture de la canne. &mdash; Fonctionnement de
+ l'usine. &mdash; Détails et prix. &mdash; L'administration espagnole dans la
+ colonie. &mdash; Le papier-monnaie et la Banque espagnole. &mdash; Les
+ autonomistes et les conservateurs. &mdash; Avenir probable. &mdash; Production
+ du sucre et du café dans le monde entier. &mdash; Le tabac à la
+ Havane. &mdash; La fabrique de cigares de Villar-Villar. &mdash; La fabrique de
+ cigarettes de Diego Gonzales. &mdash; Le marché. &mdash; La presse. &mdash; Le
+ départ. &mdash; Navigation dans le golfe du Mexique.</p>
+
+<p>Les tramways marchent dès 5 heures. Nous prenons place dans une
+voiture des blancs. Il y en a à meilleur marché dans lesquelles
+peuvent monter aussi les nègres. À 6 heures nous étions dans le train,
+en route pour Marianao. Dans notre vaste wagon à l'américaine, à
+chaque station un cylindre tourne et marque le nom de la station
+prochaine. Nous parcourons la campagne semée de patates, d'igname et
+de maïs. On coupe ici le maïs trois fois l'année et la même racine
+repousse trois fois, donnant chaque fois un épi. Nous voyons aussi de
+nombreux palmiers géants dont quelques-uns ont leur grand plumet et
+d'autres l'ont perdu; on nous dit que c'est un ver rongeur qui les
+décapite ainsi. Par-ci par-là des Chinois labourent ou coupent les
+cannes. À 8 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> nous arrivons à Marianao, mais le billet porte
+d'autres <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> noms: Concha au départ et Sama à l'arrivée. Ces
+changements de nom déroutent parfois le voyageur. M. Marchand,
+l'ingénieur français qui m'accompagne, me raconte qu'à une gare
+d'Allemagne, ayant demandé un billet pour Aix-la-Chapelle, on lui
+donna un billet sur lequel était écrit Aaken. Il le refusait en
+déclarant qu'il ne voulait pas aller à Aaken, mais à Aix-la-Chapelle,
+et on eut de la peine à lui faire comprendre que Aaken n'était que la
+traduction allemande d'Aix-la-Chapelle.</p>
+
+<p>À Marianao une voiture nous conduit d'abord chez M. Duragnone. Il
+occupe un fort beau château près du village. L'heure matinale ne lui
+permet pas de nous recevoir, mais il envoie un de ses domestiques à
+cheval pour donner ordre au concierge de nous laisser passer. On nous
+avait en effet parlé d'un nègre portier qui, fidèle à sa consigne,
+était aussi impitoyable que Cerbère.</p>
+
+<p>Après une demi-heure de trot à travers une campagne verdoyante et par
+un chemin mal entretenu, nous arrivons à la plantation. Le nègre ouvre
+à deux battants et nous traversons les champs de cannes pour arriver à
+la ferme. Nous entrons d'abord dans un vaste bâtiment enfermant une
+cour de 60 mètres de côté. Il a un étage sur rez-de-chaussée et
+portiques tout autour.</p>
+
+<p>La seule porte d'entrée est surmontée d'une tourelle portant une
+grosse cloche. C'est l'habitation des 400 esclaves qui travaillent à
+la ferme. Au centre un hangar couvre les lavoirs et la cuisine. Près
+de là, un immense tas de fumier répand une odeur infecte. J'interpelle
+<span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> l'assistant; il me dit que ce sont les balayures des
+bâtiments et que chaque deux dimanches les chars viennent les prendre.</p>
+
+<p>Les esclaves sont aux champs; mais au premier étage 70 enfants de tout
+âge grouillent au soleil. Les uns sont nus, les autres plus ou moins
+vêtus. Je remarque une petite fille attachée par un pied à la
+balustrade, exactement comme nos paysans attachent les poulets avec
+une ficelle. Les plus petits sont dans des paniers ou sur des lits.
+Une vieille négresse soigne tout ce petit monde. On nous montre une
+salle, future école mixte de tous ces négrillons et négrillonnes.</p>
+
+<p>Le rez-de-chaussée est divisé en plusieurs salles, ayant chacune à
+droite et à gauche un plancher surélevé qui sert de couche aux
+esclaves; ils s'y casent et forment leurs unions selon leurs
+sympathies. Ceux qui préconisent l'union libre n'ont qu'à venir voir
+ici à quoi elle réduit la famille, et à moins qu'ils n'aient perdu la
+raison, ils reculeraient d'horreur. Sur les toits et dans la cour je
+vois de nombreux <i>gallinasos</i>; c'est un vautour noir qui
+rend ici d'immenses services en avalant les ordures.</p>
+
+<p>L'esclavage a été réglementé en 1868. À partir de cette époque, le
+ventre a été déclaré libre. Cette expression signifie que tout enfant
+né d'une esclave est libre. Tout esclave arrivé à l'âge de 60 ans
+devient libre. En 1888, tous les esclaves seront libérés. Dans
+l'intervalle, si le maître ne paie pas à l'esclave le salaire convenu,
+celui-ci peut s'adresser à l'autorité, qui lui donne la liberté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> Un peu au-delà de l'habitation, il y a l'infirmerie, occupée
+par 25 esclaves. Un infirmier et un <i>partorero</i> (accoucheur) y sont en
+permanence. Le docteur de Marianao y vient tous les jours.</p>
+
+<p>Nous passons au compartiment des machines. Elles sortent en grande
+partie de l'usine Cail de Paris, et sont de fortes dimensions. Comme à
+l'Infanta près Lima, le tablier sans fin amène les cannes sous les
+cylindres; le jus, par la pression à vapeur, s'en va dans des
+réservoirs au haut de l'usine. De là, il descend dans des cuves
+diverses pour se purifier et se délivrer de l'eau et autres éléments
+étrangers; puis il passe dans 8 turbines qui font 800 tours à la
+minute et séparent le sucre de la mélasse. Celle-ci s'en va dans un
+immense réservoir au-dessous de l'usine et est vendue aux
+distillateurs qui en extraient le rhum.</p>
+
+<p>Le mécanicien est un Catalan fort aimable. Il nous fait remarquer une
+nouvelle turbine que vient d'inventer un représentant des usines de
+Fives-Lille, résidant à Cuba. Elle consiste en une spirale se
+développant sur un cône de cuivre qui fait 1,500 tours à la minute: un
+couvercle qui l'emboîte est percé de trous et fait 500 tours à la
+minute; la pâte sucrée passe par le haut, parcourt la spirale,
+rejetant la mêlasse par les trous du couvercle, et le sucre purifié
+sort par le bas. Le premier essai a donné de bons résultats. Ce
+système épargne la nécessité de l'arrêt des turbines pour les dégarnir
+et les regarnir. L'usine n'emploie pas le noir animal; elle ne produit
+<span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> que le sucre jaune expédié aux raffineries d'Europe ou
+d'Amérique.</p>
+
+<p>La vapeur est produite par onze générateurs ou chaudières de 40 pieds
+de long sur 5-<sup>1</sup>/<sub>2</sub> de diamètre. L'usine travaille cinq mois de l'année
+et produit environ 30 tonnes de sucre par jour. On le met en pipes de
+70 arobas chaque (l'aroba équivaut à 25 livres, environ 12 kilog.).</p>
+
+<p>On en remplit environ 4,000 par an.</p>
+
+<p>L'usine produit une moyenne annuelle de 66,000 quintaux de sucre. Il
+est vendu environ 5 fr. l'aroba sur les marchés de New-York.</p>
+
+<p>En ce moment l'usine ne brille pas par l'ordre et la propreté, mais
+c'est l'époque où elle ne travaille pas.</p>
+
+<p>Pour économiser l'eau, la vapeur est condensée et ramenée de nouveau à
+l'état liquide.</p>
+
+<p>Le contre-maître ou directeur, grand gaillard aux épaules carrées, à
+la figure bronzée, veut bien me donner, sur la plantation divers
+renseignements. Elle embrasse 65 <i>caballerias</i> de terre.
+Cette mesure en usage dans le pays est un carré de 432
+<i>varras</i> de côté, soit 186,624 <i>varras</i> carrées.
+La <i>varra</i> étant de 3 pieds espagnols, soit 0<sup>m</sup>,86, la
+<i>caballeria</i> correspond à 160,496 mètres carrés, soit un peu plus de
+16 hectares.</p>
+
+<p>Le terrain de la plantation n'étant pas de première qualité, ne donne
+qu'environ 600 chars de cannes de 150 arobas chaque, par
+<i>caballeria</i>. Cela fait 90,000 arobas ou 1,080,000 kilog.
+de cannes qui produisent 300 caisses de sucre de 16 arobas chaque,
+soit 4,800 arobas ou 57,600 kil.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> De sorte que 1,080 tonnes de cannes donnent 57 tonnes <sup>1</sup>/<sub>2</sub>,
+soit moins de 6%.</p>
+
+<p>En divisant ces chiffres par 16, on trouve qu'un hectare de terre
+produit 67 tonnes de cannes et 3,600 kilog., soit un peu plus de 3
+tonnes <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de sucre.</p>
+
+<p>Les bons terrains peuvent donner au maximum 700 chars de cannes de 150
+arobas par <i>caballeria</i>. Le prix de la terre varie de 300 à
+500 piastres or par <i>caballeria</i>. Les esclaves sont nourris
+et payés 6 piastres papier par mois, soit environ 10 sous par jour,
+puisque 2 piastres papier ne valent qu'une piastre or. La nourriture
+coûte de 1 fr. à 1 fr. 50 par esclave. Le matin à l'aube la cloche les
+appelle et on leur donne du café; à 11 heures, du riz ou du
+<i>tajaco</i>, viande salée qui vient de Montevideo, ou de la
+morue. Le soir, avant le coucher, ils mangent du maïs, des haricots
+noirs, ou quelque chose d'analogue.</p>
+
+<p>On peut voir par ces chiffres que la plantation de cannes dans l'île
+de Cuba laisse au planteur de beaux bénéfices. Toutefois, l'excès de
+production et la concurrence de la betterave produisent en ce moment
+une complète stagnation.</p>
+
+<p>La canne une fois plantée dure de sept à huit ans, selon les terrains.
+On la coupe une fois l'an. La deuxième et la troisième récoltes sont
+les plus abondantes. La canne doit être débarrassée de toute herbe;
+c'est pourquoi les esclaves la nettoient trois fois l'an par un léger
+labour à la pioche.</p>
+
+<p>Nous nous proposions d'aller dans les champs pour <span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> voir au
+travail 250 esclaves, lorsqu'un déluge arrive et nous force à rester
+dans l'usine. Un quart d'heure après les pauvres esclaves arrivent
+complètement trempés; les surveillants aussi sont absolument inondés,
+eux et leurs chevaux.</p>
+
+<p>Nous les suivons à l'habitation. Ils se rangent sous les portiques, en
+ligne de bataille. Le directeur arrive, un récipient de fer blanc à la
+main, et le présente aux lèvres de chacun et de chacune à tour de
+rôle. Il a soin de le retirer promptement après la première gorgée. À
+un signal donné, tout ce monde se disperse et s'en va dans les
+chambrées changer de linge. Je demande au directeur quel est le
+liquide qu'il vient de distribuer d'une manière si singulière. Il met
+sa main dans le seau de fer blanc et me présente son doigt à sucer.
+Naturellement je refuse, et mettant moi-même un doigt dans le seau, je
+le porte à la bouche, et je constate ainsi que le liquide est du rhum.</p>
+
+<p>J'inspecte les chaudrons de la cuisine; un vieux nègre y plonge les
+haricots noirs, les morues et les ignames dans un état de propreté à
+peu près égal à celui de nos paysans lorsqu'ils préparent la
+nourriture aux vaches.</p>
+
+<p>Le dimanche, les esclaves travaillent jusqu'à 9 heures du matin.
+Quelques-uns obtiennent ensuite la permission d'aller à la messe à
+Marianao.</p>
+
+<p>Nous saluons ces braves gens, remercions le directeur et le
+mécanicien, et chemin faisant nous voyons sur le tronc de chaque
+palmier géant décimé par les vers, un <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> énorme
+<i>gallinaso</i>, les ailes déployées, qui se sèche au soleil.
+On dirait autant de hampes surmontées de l'aigle impérial.</p>
+
+<p>À Marianao, je laisse une carte à M. Duragnone pour le remercier de
+son obligeance, et nous reprenons le train qui doit nous ramener à la
+Havane. Je me trouve à côté d'un créole très distingué qui parle
+parfaitement le français. Je l'interroge sur les hommes et les choses
+du pays, et d'abord sur l'origine de ces sales petits billets de
+papier-monnaie qui à eux seuls suffiraient à propager la fièvre jaune.
+Il me dit que la banque espagnole, établie à Cuba, au capital de
+4,000,000 de piastres, avait été autorisée à émettre des billets pour
+une égale somme. Plus tard, ayant porté son capital à 8,000,000, elle
+fut autorisée à élever son émission de papier à 16,000,000 de
+piastres; mais à l'époque de l'insurrection, le gouvernement ayant
+besoin d'argent, l'engagea à émettre pour son propre compte 40,000,000
+de piastres, qui d'abord eurent cours au pair. Plus tard, voyant que
+le gouvernement se refusait à les rembourser, ils commencèrent à
+baisser, et ils perdent en ce moment 110%. Dans ces dernières années,
+on a établi un impôt dont le produit est destiné à l'amortissement de
+ce papier-monnaie; mais le gouvernement, toujours à court d'argent, ne
+cesse de l'employer ailleurs par des virements.</p>
+
+<p>Après la Révolution, l'Espagne a accordé une certaine représentation
+aux habitants de Cuba. Ils envoient aux Chambres, à Madrid, une
+trentaine de députés et <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> une douzaine de sénateurs. Le
+suffrage est restreint. Il faut payer un impôt de 25 piastres pour
+être électeur. Toutefois, tout cela est rendu illusoire par le pouvoir
+accordé au capitaine général, de suspendre la constitution toutes les
+fois qu'il en trouve la convenance. De plus, de nombreuses lois
+préexistantes à la constitution n'ont pas été abrogées, et le
+gouverneur les applique lorsque cela lui convient, bien qu'elles
+détruisent les garanties constitutionnelles.</p>
+
+<p>Le pays est divisé en deux partis: les autonomistes et les
+conservateurs. Le premier est surtout composé de créoles qui réclament
+l'autonomie et voudraient être placés vis-à-vis de l'Espagne à peu
+près dans une situation analogue à celle du Canada à l'égard de
+l'Angleterre. Les conservateurs sont surtout des Espagnols qui
+préconisent l'assimilation et se perdent en distinctions subtiles
+entre assimilation et identité. Au fond, ils amusent le public en
+paroles, pour conserver le <i>statu quo</i> qui leur permet de s'enrichir.</p>
+
+<p>Les impôts qui, avant la Révolution, s'élevaient à 13,000,000 de
+piastres, atteignent maintenant 35,000,000. Si le gouvernement né
+remplit pas ses caisses, les employés qu'il envoie ici font de rapides
+fortunes. Ils vont en jouir dans la mère patrie pour faire place à
+d'autres. On cite tel directeur de douanes qui, après 2 ans d'emploi,
+possédait 700,000 piastres. Dans le journal <i>La Democracia
+historica</i> du 25 courant, je lis le fait d'un nommé Carlos
+Urretia, inspecteur de police, qui avait autorisé <span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> les filles
+d'une maison publique à voler l'argent de ceux qui les visiteraient,
+leur promettant l'impunité à condition de partager avec lui. Ce brave
+homme, pris en flagrant délit, a été condamné à deux ans de
+<i>presidio</i>. Avec une pareille administration, un pays ne saurait
+prospérer. Mais le parti conservateur se moque des récriminations. Il
+a su former un corps de volontaires de 70,000 hommes dont il a soin
+d'exclure les autonomistes, et gare à qui lui résistera.</p>
+
+<p>Il y a quelque temps, un capitaine général intelligent et honnête
+voulait donner une certaine satisfaction aux autonomistes. Il se vit
+bientôt cerné par 14,000 volontaires qui envahirent son palais et
+l'embarquèrent pour le renvoyer en Espagne. S'ils n'ont pas toujours
+été aussi violents, ils ont toujours réussi à faire déplacer tout
+capitaine général qui ne faisait pas assez bien leurs affaires. Si au
+moins ces volontaires couraient sus aux bandes de brigands qui en ce
+moment ravagent la campagne et rançonnent les propriétaires! Durant la
+Révolution, les Cubains avaient voulu se donner aux États-Unis; mais
+ceux-ci, qui sortaient à peine de la grande lutte qui avait abouti à
+l'abolition de l'esclavage, redoutaient l'entrée dans l'Union d'un
+pays à esclaves, et ils refusèrent. Dans quatre ans, cette question
+aura cessé d'exister, et au premier embarras de l'Espagne, si les
+Cubains renouvellent l'offre, elle pourrait bien être acceptée.</p>
+
+<p>Combien mieux aimée eût été la mère patrie si, par une administration
+sage et honnête, elle s'était attachée le <span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> c&oelig;ur de ses
+sujets de Cuba! Mais comment pourrait-elle donner au loin cette
+administration sage et honnête, puisqu'elle en manque elle-même dans
+son sein, et que les plaies dont elle afflige les colonies sont celles
+mêmes dont elle souffre à son tour depuis si longtemps!</p>
+
+<p>Pendant que nous causons, le train approche de la ville, et je demande
+le prix des terrains à bâtir. Dans les faubourgs, ils se payent
+environ 20 fr. le mètre carré, et dans le centre à peu près 100 fr. le
+mètre carré.</p>
+
+<p>Mais revenons à la canne à sucre, qui forme la richesse de l'île.
+Colomb, dans son second voyage, commença par porter des Canaries la
+canne créole. En 1795, Francisco Arango introduisit celle de Taïti.
+Puis on porta celle de Java, et en 1826 la cristalline de la
+Nouvelle-Orléans.</p>
+
+<p>On calcule en ce moment, que tous les ans, dans le monde entier, on
+produit et on consomme 5,335,000 tonnes de sucre, dont 1,465,000 sont
+de sucre de betterave et 120,000 de maïs et autres grains.</p>
+
+<p>Des 3,750,000 tonnes de sucre de canne, l'île de Porto-Rico produit
+150,000 tonnes, Cuba 630,000 tonnes, les Philippines 200,000 tonnes,
+les Antilles françaises y compris la Réunion 150,000 tonnes, les
+Antilles anglaises y compris Maurice 200,000 tonnes, Java 200,000, le
+Brésil 200,000, la Chine 50,000, la Louisiane 100,000, et le reste
+divers autres pays.</p>
+
+<p>Cuba produit aussi une quantité assez considérable de café. On calcule
+de la manière suivante la production du café dans le monde entier: le
+Brésil 176,000,000 de livres, <span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> Java 124, les îles Célèbes 1,
+l'Arabie 3, Sumatra 8, Ceylan 40, l'Équateur <sup>1</sup>/<sub>5</sub> de million, les
+Philippines 3, Vénézuéla 35, Nicaragua 2-<sup>1</sup>/<sub>2</sub>, Guatemala 120, les
+Antilles anglaises 8, les Antilles françaises et hollandaises 2, Cuba
+et Porto-Rico 30, Malabar et Missouri 5 millions.</p>
+
+<p>Après le sucre, le tabac forme le principal revenu de Cuba. À la
+Havane, on rencontre à chaque pas des magasins remplis de ballots de
+tabac du poids d'environ 100 livres. Le prix varie de 50 à 200
+piastres le quintal. Le meilleur vient de la <i>Vuelta Abajo</i>
+et sert à faire les cigares exquis de la Havane; le plus grossier s'en
+va en Allemagne. Le gouvernement français entretient ici un agent pour
+l'achat du tabac nécessaire à ses manufactures. Le consul est chargé
+des traites, et cela lui forme un <i>boni</i> moyen d'environ 30,000 fr.
+l'an ajouté à son traitement, qui est de 40,000 fr.</p>
+
+<p>Je ne veux pas quitter la Havane sans visiter une fabrique de cigares
+et une de cigarettes. Chez Villar-Villar, Calle de la Industria, n<sup>o</sup>
+174, je trouve 200 ouvriers fabricant 62 sortes de cigares; les
+<i>villares flor fina</i> valent 500 piastres le 1,000, ce qui
+les met à 2 fr. 50 pièce; ils sont gros et longs de 18 centimètres.
+Les <i>Londres de Corte</i> valent 40 piastres le 1,000, les <i>Rothschild
+flor fina</i> valent 125 piastres le 1,000, les <i>Victoria</i> 110
+piastres, les <i>Damas</i> ou petits cigares pour dames 38 piastres, etc.
+Il faut ajouter à cela le droit d'exportation qui est de 2 piastres le
+mille, et celui d'importation qui est de 25 fr. le kilog. en France et
+de 15 fr. en Allemagne, le port et le bénéfice du détaillant,
+<span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> etc. Les ouvriers sont payés à raison de 24 piastres le
+1,000. Ils font une moyenne de 100 cigares de luxe par jour et gagnent
+ainsi de 12 à 15 fr. Nous les voyons à l'&oelig;uvre; ce n'est pas peu de
+chose que de former un cigare de luxe. Il faut choisir le tabac qu'on
+place à l'intérieur, et en poser les couches avec attention; puis
+choisir encore mieux la feuille qui les enveloppera. Cette feuille
+doit être sans défaut. Les jaunes clair couvriront les cigares
+destinés à l'Allemagne, les autres ceux qui vont en France et en
+Angleterre. Le difficile c'est de bien former la pointe. L'ouvrier
+colle avec une pâte de farine le dernier morceau, et lorsque c'est
+nécessaire, il perfectionne le bout avec ses lèvres. Le cigare est
+ensuite mesuré, coupé et passé à ceux qui opèrent le triage. Les côtes
+des feuilles sont jetées. Le tabac est employé à l'état naturel sans
+aucune sauce. C'est le même tabac qui sert aux divers cigares. Ce
+n'est que le poids, la façon et le luxe du paquetage qui en changent
+le prix. Dans l'entrepôt, nous voyons amoncelés 3,000 ballots de la
+récolte de 1883, contenant chacun 100 livres. Ils valent 200,000
+piastres, soit 1,000,000 de francs. Tous les jours, des <i>moricos</i>
+baignent dans l'eau la quantité qui sera travaillée le jour même. Le
+tabac ordinaire doit être consommé dans l'année de la récolte. Le
+meilleur se conserve 2 ans. Réduit en cigares, il se conserve plus
+longtemps. Avant de nous quitter, M. Villar pousse l'amabilité jusqu'à
+nous remettre à chacun un <i>villar flor fina</i>, son plus cher
+et meilleur cigare. Je ne suis pas connaisseur, mais mes <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span>
+compagnons le trouvent délicieux, seulement vu sa grosseur et sa
+longueur (0<sup>m</sup>18) il dure trop longtemps et accumule au bout une trop
+forte quantité de nicotine.</p>
+
+<p>À la fabrique des cigarettes de Diego Gonzales, Calle de la Reina, je
+trouve 400 Chinois. Les uns ont la queue, les autres l'ont coupée,
+quelques-uns portent la blouse nationale et de grosses lunettes.</p>
+
+<p>Une machine à vapeur fait fonctionner les lames qui coupent le papier
+et le tabac: le papier est de 3 sortes: jaune en paille de blé, bleu
+en coton, et brun ou pectoral. Le tabac est coupé court et fin. Les
+Chinois le plient avec rapidité dans le papier et en replient le bout
+avec une espèce de dé en fer blanc. Ils sont payés à raison de 4
+piastres papier la <i>tarea</i> de 6,100 cigarettes. Un homme peut faire en
+moyenne <sup>1</sup>/<sub>2</sub> <i>tarea</i> par jour. On a de la peine à surveiller ces
+célestiaux pour les empêcher de fumer l'opium et de parfumer ainsi
+leur travail. Une salle séparée est occupée par 50 femmes, elles font
+les cigarettes aussi bien et aussi vite que les hommes, et reçoivent
+le même salaire.</p>
+
+<p>La caisse est toujours ouverte, chaque ouvrier peut à tout moment de
+la journée y porter son travail et en recevoir le montant. On fait
+tous les jours une moyenne de 180 <i>tareas</i>, soit plus de 1,000,000 de
+cigarettes. Elles sont mises en paquets de 12 et vendues à raison de 2
+fr. 50 ou une piastre papier les 27 paquets.</p>
+
+<p>Selon mon habitude, je me rends au marché principal. C'est un grand
+corps de bâtiments à portiques extérieurs. <span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> Sous ces
+portiques sont des magasins ou bazars surmontés de logements. La cour
+couverte est occupée par les vendeurs de viande, de fruits et de
+légumes. Cette disposition est défectueuse, parce que les magasins
+empêchent la circulation de l'air.</p>
+
+<a id="img016" name="img016"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img016.jpg" width="500" height="359" alt="" title="">
+<p>Grandes Antilles.&mdash;Cuba.&mdash;Plaza de Arme.&mdash;Statue de C.
+Colomb.&mdash;Chapelle où fut dite la première messe en Amérique.</p>
+</div>
+
+<p>Avant de quitter la ville, nous venons encore une fois à la plaza de
+Arme ou place centrale, voir la colonne surmontée d'une madone et
+portant sur le piédestal un buste de Christophe Colomb. Elle s'élève
+au-devant d'une chapelle dans laquelle en 1519 fut célébrée la
+première messe dans l'île.</p>
+
+<p>Enfin je dis adieu à la Havane et monte sur une nacelle qui me ramène
+au steamer. L'odeur du port est nauséabonde: il reçoit tous les égouts
+de la ville; c'est <span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> pourquoi ses abords sont toujours les
+premiers visités par le <i>vomito negro</i>. La Supérieure du
+Sacré-C&oelig;ur me disait: «Nous n'avons plus perdu de s&oelig;urs de la
+fièvre jaune depuis que nous nous sommes éloignées du port.»</p>
+
+<p>Nous passons encore à côté de beaux steamers qui vont à New-York; ils
+ont un double étage de cabines ouvrant sur un promenoir extérieur.
+Vers le commencement du mois, un d'eux, dans un cyclone, a eu le salon
+enlevé. Le déplacement de la cargaison avait couché le navire sur le
+flanc et le gouvernail avait été emporté. Le maître d'hôtel seul et un
+domestique ont perdu la vie. Après deux jours la tempête s'étant
+calmée, le navire a pu être remorqué et les passagers sauvés.</p>
+
+<p>En quittant la terre, j'avais acheté un journal: la <i>Democratia
+Historica</i>. J'en cite un paragraphe pour donner le ton de
+la presse de ce côté des mers:</p>
+
+<p>«Escribimos (harto lo sabemos) sobre un volcan de passiones: no
+importa. Siempre necessitan las grandes audacias de la libertad el
+fuego subterraneo de los pueblos, la sanguinaria rabia de los
+despotas, los immortales delirios de la fè republicana, factores
+tremendos de la sociedad moderna, labor genesiaca y épica que forma
+con sus convulsiones irascibles y sus imponentes calmas la corteza de
+la libertad y el granito de la democracia.»</p>
+
+<p>«Nous écrivons (déjà nous le savons), sur un volcan de passions; peu
+importe. Les grandes audaces de la liberté nécessitent toujours le feu
+souterrain du peuple, <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> la rage sanguinaire des despotes, les
+délires immortels de la foi républicaine, facteurs terribles de la
+société moderne, travail génésiaque et épique qui avec ses convulsions
+irascibles et ses calmes imposants forment l'écorce de la liberté et
+le granit de la démocratie.»</p>
+
+<p>Nous arrivons à l'<i>Éden</i> une demi-heure en retard de l'heure du repas,
+et j'ai de la peine à exiger de mon nègre qu'il me serve à dîner. Le
+soir, M. Solano et ses amis Palacios et Caballero ont l'amabilité de
+venir passer la soirée sur le navire. M. Solano est avocat et
+m'apprend que, d'après les lois cubaines, le père peut disposer par
+testament de <sup>1</sup>/<sub>5</sub> de ses biens en faveur d'un parent ou d'un étranger,
+et qu'au surplus il peut encore donner à titre de préciput à un de ses
+enfants le <sup>1</sup>/<sub>3</sub> des autres <sup>4</sup>/<sub>5</sub>.</p>
+
+<p>La recherche de la paternité est permise, et si, de l'ensemble des
+faits, le juge est convaincu de la culpabilité, il condamne le
+séducteur à donner une dot à la mère et à reconnaître l'enfant, à
+moins qu'il ne préfère régulariser la position par le mariage.</p>
+
+<p>Le lendemain, à 8 heures, nous sortons du port et suivons les côtes de
+l'île.</p>
+
+<p>Le 26 septembre nous entrons dans le golfe du Mexique et naviguons au
+sud-ouest.</p>
+
+<p>Le 27, même navigation, orages fréquents. De nombreux petits oiseaux
+se réfugient sur le navire et se laissent prendre avec facilité.
+Déluge durant la nuit.</p>
+
+<p>Le 28, vers le soir, nous arrivons à Vera-Cruz.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> CHAPITRE VII</h3>
+
+<p class="resume">
+ La République
+ mexicaine. &mdash; Surface. &mdash; Constitution. &mdash; Population. &mdash; Les diverses
+ branches ou familles indiennes. &mdash; Cause de leur
+ dépérissement. &mdash; Revenus. &mdash; Dépenses. &mdash; Chemins de
+ fer. &mdash; Télégraphe. &mdash; Poste. &mdash; Instruction
+ publique. &mdash; Mines. &mdash; L'isthme de Tchuantepec. &mdash; Histoire. &mdash; Fernando
+ Cortez et la conquête. &mdash; Fin de Montézuma, dernier empereur des
+ Aztecas. &mdash; Les sacrifices humains. &mdash; Le vice-roi. &mdash; Fin tragique de
+ deux empereurs.</p>
+
+<p>La République fédérative mexicaine comprend un territoire de 1,920,000
+kilomètres carrés, presque 4 fois la surface de la France. Elle compte
+27 États; 5 vers le nord: Sonora, Chihuahua, Coahuila, Nueva-Leon et
+Tamaulipas; 4 sur le golfe du Mexique: Vera-Cruz, Tabasco, Campêche,
+Yucatan; 7 sur le littoral du Pacifique: Sinaloa, Xalisco, Colima,
+Michoacan, Guerrero, Oaxaca, Chiapas; 11 dans le centre: Durango,
+Zacatecas, Aguascalientes, San Luis Potosi, Guanajuato, Queretaro,
+Hidalgo, Mexico, Morelos, Puebla, Tlaxcala. Aux 27 États il faut
+ajouter le district fédéral et le territoire de la Basse-Californie.</p>
+
+<p>Ces États sont indépendants et confédérés. Le pouvoir exécutif est
+confié à un président de la République élu pour quatre ans et entouré
+de six ministres responsables. Le pouvoir législatif est exercé par le
+Congrès formé de <span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> deux Chambres: le Sénat et la Chambre des
+députés. Chaque État élit deux sénateurs pour quatre ans; ils se
+renouvellent par moitié tous les 2 ans. Les députés sont élus en
+raison de 1 pour 40,000 habitants et se renouvellent aussi par moitié
+tous les deux ans. Toutes les élections se font par le suffrage
+universel.</p>
+
+<p>La constitution de 1857, qui régit le pays, commence ainsi:</p>
+
+<p>«En el nombre de Dios y con la autoritad del Pueblo mexicano; los
+rapresentantes de los diferentes Estados, etc...»</p>
+
+<p>Puis vient l'énumération des droits de l'homme, la définition et
+distribution des pouvoirs, etc.</p>
+
+<p>Le pouvoir judiciaire est confié à une Cour suprême composée de 11
+membres élus pour six ans. Viennent ensuite les tribunaux de district
+et de circuit. La noblesse est abolie, les Ordres religieux sont
+proscrits, l'instruction est laïcisée; l'Église est séparée de l'État.</p>
+
+<p>Les Mexicains ont copié servilement l'&oelig;uvre de nos
+révolutionnaires, et, comme nous, ils ont donné jusqu'à ce jour le
+triste spectacle de continuelles révolutions, tombant alternativement
+du despotisme militaire dans l'anarchie.</p>
+
+<a id="img017" name="img017"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img017.jpg" width="400" height="549" alt="" title="">
+<p>Mexique&mdash;Indiens Apacas.</p>
+</div>
+
+<p>D'après le cens de 1879, la population compte 9,873,670 habitants. Sur
+ce chiffre, 48% sont du sexe masculin, et 52% du sexe féminin, 19%
+sont Européens ou Espagnols américains, 38% indigènes ou Indiens, 43%
+de race mêlée. Parmi les indigènes Indiens, la branche</p>
+
+<table border="0" cellpadding="1" summary="Branche.">
+<colgroup>
+ <col width="50%">
+ <col width="25%">
+ <col width="25%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td><span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> ou famille mexicaine compte</td>
+<td class="right">1,626,511</td>
+<td>membres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La famille Sonorense Opatu-Pima</td>
+<td class="right">84,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La branche Guaicura et Cochinii-Laimon</td>
+<td class="right">2,533</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Séri</span></td>
+<td class="right">200</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Tarasca</span></td>
+<td class="right">230,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La race ou famille Zoque Mixe</td>
+<td class="right">55,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La famille Totonaca</td>
+<td class="right">90,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Mixteco-Zapoteca</span></td>
+<td class="right">578,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Matlalzinga</span> o Pirinda</td>
+<td class="right">5,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Maya</span></td>
+<td class="right">400,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Chontal</span></td>
+<td class="right">31,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Huave</span></td>
+<td class="right">3,800</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Apache</span></td>
+<td class="right">10,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="spacing2em">&mdash; Othomi</span></td>
+<td class="right">650,000</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="smcap center">Total</td>
+<td class="right">3,766,044</td>
+<td>membres.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>En 1810, ils étaient 3,676,281. Ils sont restés presque, stationnaires
+pendant que la race mêlée a triplé, et que l'européenne a augmenté de
+69%.</p>
+
+<p>Plusieurs Mexicains semblent voir la cause de la future disparition
+des indigènes dans leur indolence, dans leurs mauvais logements et
+maigre nourriture; mais ceux qui emploient l'Indien savent que
+lorsqu'il est encouragé, il travaille plus que tout autre, et s'il est
+mal nourri, c'est qu'il est mal rétribue; s'il est mal logé, c'est que
+les propriétaires se soucient peu de le loger mieux. En un mot,
+l'Indien, s'il n'est pas relégué comme aux <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> États-Unis dans
+ses <i>Réservations</i>, c'est que le propriétaire mexicain préfère
+l'utiliser et en tirer tout ce qu'il peut, en lui donnant le moins
+possible.</p>
+
+<p>Dans plusieurs États et notamment dans la ville de Mexico, la
+mortalité excède les naissances. Pour Mexico on attribue le fait à
+l'infection de l'air causée par les égouts de la ville et les marais
+des campagnes. Depuis longtemps on propose le drainage de la vallée
+pour assainir la capitale.</p>
+
+<p>Le revenu, d'après les dernières statistiques que m'a fournies le
+ministère de Formento (Travaux publics), a été:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="1" summary="Revenu.">
+<colgroup>
+ <col width="50%">
+ <col width="25%">
+ <col width="25%">
+</colgroup>
+
+<tr>
+<td>Pour le Gouvernement fédéral, de</td>
+<td class="right">21,936,165</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pour les États</td>
+<td class="right">7,011,962</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center">Soit un total de</td>
+<td class="right">28,948,127</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr>
+<td colspan="3">La piastre mexicaine vaut environ 4 fr. 50.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La dépense a été de</td>
+<td class="right">20,431,896</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3"><span class="add1em">pour le Gouvernement fédéral,</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>et de</td>
+<td class="right">6,825,684</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3"><span class="add1em">pour les États.</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center">Soit un total de</td>
+<td class="right">27,257,580</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr>
+<td>Pour tous les États, la valeur de la propriété urbaine
+ est évaluée à</td>
+<td class="right">169,684,376</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La propriété rurale à</td>
+<td class="right">181,873,994</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center">Ce qui fait un total de</td>
+<td class="right">351,568,530</td>
+<td>piastres.</td>
+</tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr>
+<td><span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> Les chemins de fer en exploitation comptent</td>
+<td class="right">1,055</td>
+<td>kilomètres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Sont en construction actuellement</td>
+<td class="right">6,856</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Et sont concédés ou à l'étude</td>
+<td class="right">4,906</td>
+<td><span class="add1em">&mdash;</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center">Soit un total prochain de</td>
+<td class="right">12,817</td>
+<td>kilomètres.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>La subvention de l'État pour les diverses lignes varie de 6,000 à
+9,000 piastres par kilomètre.</p>
+
+<p>Les lignes télégraphiques atteignent presque 17,000 kilomètres et ont
+expédié dans l'année 800,800 dépêches qui ont produit 400,000
+piastres. La poste expédie 7,000,000 de lettres et plis et produit
+600,000 piastres.</p>
+
+<p>L'instruction publique comprend 2 élèves par 100 habitants. Les
+États-Unis ont 17-<sup>1</sup>/<sub>2</sub> élèves par 100 habitants; l'Allemagne, le
+Danemark, la Suisse en ont 15; la France, les Pays-Bas 13;
+l'Angleterre et la Norwège 12; la Belgique 11; l'Autriche et l'Espagne
+9; l'Irlande 8; la Hongrie 7; l'Italie 6; la Grèce et la République
+Argentine 5; l'Uruguay 3; le Portugal 2-<sup>1</sup>/<sub>2</sub> et la Russie 2. Il n'y a
+que le Brésil, la Turquie, l'Équateur et le Vénézuéla qui en ont moins
+de 2.</p>
+
+<p>Les mines, depuis la découverte du Mexique, ont donné plus de 15
+milliards de francs. Dans presque tous les États on trouve l'argent,
+l'or, le cuivre, le plomb, mais faute de capitaux et d'initiative,
+l'exploitation se fait encore d'une manière imparfaite et primitive.</p>
+
+<p>Les 14 Monnaies de la République depuis 1537 jusqu'à <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> 1880
+ont frappé pour 3 milliards de piastres d'argent et pour 118 millions
+de piastres d'or.</p>
+
+<p>On sait que les États-Unis, n'ayant pu réussir à se rendre maîtres du
+canal de Panama, cherchent à le contrecarrer, tantôt en faisant croire
+qu'ils vont exécuter le canal de Nicaragua, tantôt en publiant qu'ils
+vont construire un chemin de fer à l'isthme de Tehuantepec pour
+transporter les vaisseaux d'un Océan à l'autre. Le gouvernement
+mexicain vient en effet de concéder à un général américain<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="small">[2]</span></a> la
+construction de ce chemin de fer, mais il doute fort lui-même que ce
+projet se réalise jamais.</p>
+
+<p>Rappelons rapidement les faits principaux de l'histoire du Mexique. Il
+a été conquis par l'Espagnol Fernando Cortez. Son père lui faisait
+apprendre le latin à l'Université de Salamanca, mais le futur
+guerrier, préférant l'action à ce vieux langage, s'en alla à Naples
+servir sous Fernando de Cordoba. En 1511 il accompagna Diego-Velasquez
+à son expédition de Cuba. Là il se fit éleveur de bétail et fut mis en
+prison par le même Diego-Velasquez, gouverneur, pour intrigues
+d'amour. Il se sauva deux fois et finit par organiser pour son propre
+compte une expédition au Mexique. Il partit de la Havane le 10 février
+1519 avec 508 soldats, 110 hommes d'équipage, 32 arbalétriers, 13
+fusiliers, 209 Indiens et quelques Indiennes pour domestiques. Avec
+cette armée il devait <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> conquérir un empire de 16,000,000
+d'habitants. Le 12 mars, il arriva à Tabasco et en soumit les Caciques
+à la suite de trois batailles. Ces Caciques lui firent présent de 10
+jeunes filles dont une, nommée Malintzin, et baptisée sous le nom de
+Marina, devint son épouse et sa plus fidèle coopératrice. Elle lui
+servit d'interprète et fit avorter les diverses conspirations qui le
+menacèrent. Le Jeudi-saint, 21 avril 1519, Cortez débarquait à
+Vera-Cruz. Organisateur aussi bien que militaire, Cortez fit nommer un
+<i>Ayutamiento</i> et légaliser son autorité. Les Indiens le reçurent
+amicalement et l'informèrent qu'ils étaient tributaires de Montézuma,
+le grand Empereur qui régnait à Mexico. Il mit toujours beaucoup de
+soin à se renseigner sur les choses du pays à mesure qu'il avançait.
+Ayant appris que Montézuma était en mésintelligence avec Ixtlixochitl,
+un de ses frères auquel il avait cédé une partie du royaume, il
+profita aussitôt de cette situation et s'allia avec Ixtlixochitl et se
+dirigea sur Mexico. Montézuma le reçut amicalement. Un personnage
+mystérieux, blanc, barbu et vêtu d'une soutane, qui avait prêché aux
+Mexicains une religion nouvelle et leur avait appris à mieux utiliser
+la terre et à extraire les métaux, leur avait prédit que des hommes
+blancs et barbus comme lui viendraient à la suite du temps et se
+rendraient maîtres de l'Empire. Cette tradition, qui se conservait
+aussi au Pérou, fut cause que Montézuma et les indigènes se soumirent
+facilement aux Espagnols. Toutefois Cortès, comme Pizarro au Pérou,
+jugea bon de faire l'empereur <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> prisonnier. Il laissa le
+commandement à Pedro de Alvaredo pour aller combattre Panfilo de
+Navarez que le gouverneur de Cuba avait envoyé contre lui.</p>
+
+<p>Au mois de mai, les Mexicains avaient l'habitude de célébrer une
+grande fête, et demandèrent à Alvaredo la permission de la faire selon
+l'usage. Celui-ci consentit, à condition qu'ils seraient sans armes;
+mais pendant qu'ils étaient au temple dans la nuit, il les fit tous
+tuer pour les voler. La population se souleva et chassa les Espagnols.
+Ceux-ci, en se retirant, tuèrent le malheureux Montézuma. Cortez
+réorganisa avec les Indiens ses alliés une armée de 250,000 hommes, et
+revint à Mexico qu'il attaqua avec une flottille de bateaux. Cette
+capitale était alors au milieu d'une lagune comme Venise. Les
+Mexicains firent une résistance héroïque, et Cortez n'en vint à bout
+qu'en démolissant les maisons pour remplir les canaux. Le 13 août
+1521, il était maître de Mexico. Plus de 100,000 personnes périrent
+dans la bataille.</p>
+
+<p>Cortez trouva au Mexique, comme Pizarro au Pérou, un peuple d'une
+civilisation avancée, ayant ses monuments, ses temples et ses arts: il
+est regrettable que les archives et la plupart des monuments de ces
+peuples aient été détruits par les premiers missionnaires, comme
+entachés de paganisme. Nous aurions certainement trouvé le point de
+jonction de cette race à la race égyptienne et phénicienne à laquelle
+sa civilisation semble empruntée. Tout ce que nous savons, c'est que
+diverses races s'étaient superposées, et que plusieurs dynasties
+s'étaient succédées. <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> La plus puissante de ces races, celle
+qui finit par dominer les autres, fut celle des Aztecas. Les premiers
+habitants, les Toltecas, avaient une religion simple et naturelle. Ils
+adoraient un Dieu unique et créateur qu'ils appelaient Tloque
+Nahuaque, et lui offraient des <i>copalli</i>, offrandes d'oiseaux et de
+fleurs. Les Chichimecas vinrent ensuite, et peuple barbare, ils
+altérèrent la religion. Enfin les Aztecas, peuple guerrier, imposèrent
+leur culte. Leurs principales divinités étaient Huitzilopochtli, dieu
+de la guerre; Tlaloc, dieu de l'eau; Tezcatlipoca, dieu du ciel;
+Quelzalcoatl, dieu de l'air; Miclantuectli, dieu de l'année et des
+herbes; Ceuteotl, dieu du maïs; Tezcatzoncatl, dieu du pulche;
+Cuatlicue, déesse des fleurs. Ces dieux étaient représentés en statues
+de pierre, et on les voit aujourd'hui dans le musée de Mexico.</p>
+
+<p>Les temples consistaient en deux tourelles ou petites chapelles
+situées au sommet d'une grande pyramide tronquée, construite en adobe;
+on y montait par un escalier central ou par un escalier en spirale. Le
+temple principal de Mexico était consacré au dieu de la guerre et au
+dieu du ciel, et se trouvait sur l'emplacement qu'occupe actuellement
+la cathédrale. Les prêtres chargés du culte étaient couverts d'un
+manteau noir. Ils portaient d'horribles figures sur les vêtements,
+avaient les cheveux épars, les mains et le corps souillés de sang. Les
+offrandes à la divinité n'étaient plus seulement l'encens, les fruits,
+les fleurs, les animaux et les danses, mais surtout les sacrifices
+humains. Ils avaient lieu en temps <span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> de sécheresse ou
+d'ouragan, avant de se mettre en guerre, au couronnement des rois,
+etc.</p>
+
+<p>Les victimes étaient les prisonniers de guerre. Arrivés au sommet de
+la pyramide, on allongeait la victime sur une pierre, le prêtre lui
+ouvrait la poitrine avec un couteau de ixtli, lui arrachait le c&oelig;ur
+qu'il offrait à la divinité, et jetait le corps au bas de la pyramide.
+Le peuple, à la vue du sang, commençait les danses, et chacun
+continuait à danser jusqu'à sa maison.</p>
+
+<p>À la fête du dieu Tlaloc, on sacrifiait des petits enfants que des
+mères pauvres vendaient aux prêtres. À la déesse des fleurs, en avril,
+on n'offrait que des fleurs. Au dieu du ciel, en mai, on offrait des
+plumes, des animaux et des jeunes filles qui se consacraient au
+service du temple. À la fête du feu, tout le peuple se rendait à la
+montagne. On sacrifiait une victime humaine, et on distribuait le feu
+nouveau obtenu par le frottement de deux rameaux de bois.</p>
+
+<p>En dehors de ces horribles sacrifices humains, imposés par la
+religion, la population aztèque avait des m&oelig;urs douces; les mères
+aimaient leurs enfants, les pères leur enseignaient les règles de
+morale, le respect et l'obéissance. Ils pleuraient longtemps leurs
+morts, et étaient très hospitaliers. Ils cultivaient la terre et
+exerçaient divers métiers. Les idiomes étaient nombreux, mais le
+nahuatl était le plus répandu.</p>
+
+<p>Après la conquête, les vice-rois du Mexique ou Nouvelle Espagne
+gouvernent le pays jusqu'en 1810. Quelques-uns <span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> furent bons
+et capables, la plupart cruels ou insignifiants. L'histoire, durant
+cette période, est une suite de conspirations et d'intrigues. Les
+famines et les pestes se succèdent, les volcans font plusieurs
+éruptions, les Indiens se soulèvent de temps en temps. Mexico est
+inondé à plusieurs reprises.</p>
+
+<p>En 1810, Miguel Hidalgo proclame l'indépendance du Mexique et abolit
+l'esclavage, mais l'Espagne ne reconnaît cette indépendance qu'en
+1836. En 1822, Iturbide se fait proclamer empereur et est fusillé deux
+ans après. En 1864, Maximilien d'Autriche, amené par les troupes
+françaises, lui succède sur le trône. Il est fusillé en 1867, et
+l'Indien Juarez reprend son siège de président de la république.
+Aujourd'hui ce siège est occupé par le général Gonzales, et le général
+Porfirio Diaz est sur les rangs pour la prochaine élection. On le dit
+honnête et capable, et il est à espérer que, s'inspirant des éternels
+principes du vrai et du bien, il pourra inaugurer les véritables
+réformes, inspirer à la classe dirigeante ses devoirs de patronage,
+relever le peuple de la misère, mettre en honneur l'amour du travail,
+extirper les intrigues, la camorra, le pillage, fermer l'ère des
+révolutions, et ouvrir au pays une ère de paix et de prospérité. Il
+pourra ainsi développer ses immenses ressources, et prendre rang à
+côté des peuples prospères. Mais il est temps de reprendre mon journal
+de voyage.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<a id="img018" name="img018"></a>
+<div class="p4 figcenter">
+<img src="images/img018.jpg" width="500" height="324" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Vera-Cruz.&mdash;Vue de la rade.</p>
+</div>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> CHAPITRE VIII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Débarquement à Vera-Cruz. &mdash; Construction du port. &mdash; La ville. &mdash; La
+ fièvre jaune. &mdash; Départ pour Mexico. &mdash; Le chemin de
+ fer. &mdash; Orizaba. &mdash; Maltratta. &mdash; Le Citlaltepelt. &mdash; Le
+ pulche. &mdash; Mexico. &mdash; Les hôtels. &mdash; La ville. &mdash; La cathédrale. &mdash; Les
+ toros. &mdash; Les loteries. &mdash; Le Paseo.</p>
+
+<p>C'est le 28 septembre, dans l'après-midi, que l'<i>Éden</i> arrive devant
+Vera-Cruz. Plusieurs navires sont à l'ancre, mais ils ne peuvent
+débarquer leurs marchandises, à cause du mauvais état de la mer.&mdash;Il
+n'y a point de port à Vera-Cruz. Une Compagnie française en construit
+un en ce moment. Il doit être achevé en 10 ans, et la Compagnie reçoit
+pour cela 10,000 dollars par semaine que lui paie le gouvernement de
+la République mexicaine. La houle vient d'enlever récemment une partie
+des travaux. Vue de la mer, Vera-Cruz offre un bel aspect. À terre,
+ses rues larges de 12 mètres et coupées à angle droit, ses maisons de
+pierre couvertes en terrasse, ses places, ses églises, la végétation
+qui l'entoure, en feraient une ville superbe, si on pouvait y trouver
+la propreté. Mais, faute d'égouts, tous les résidus des maisons s'en
+vont dans les rues, qui deviennent ainsi, des égouts ouverts. Les
+<i>gallinasos</i> (vautours noirs) s'y promènent par centaines, disputant
+aux chiens les balayures. La puanteur <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> m'oblige à porter
+constamment au nez un mouchoir imbibé d'eau de Cologne. Une ville
+ainsi tenue doit engendrer la peste sous toutes les latitudes. Il y a
+en effet encore une trentaine de cas de fièvre jaune par jour, dont
+50% sont mortels. Tant d'incurie n'empêche pas les habitants d'adopter
+les dernières découvertes; ils ont le téléphone et la lumière
+électrique. Ils seraient plus avisés s'ils avaient des égouts et des
+balayeurs. Je me rends aux bureaux des diverses Compagnies, afin de
+connaître la date des départs des navires pour Galvestown ou pour la
+Nouvelle-Orléans. Il n'y a point de départ fixe; les lignes régulières
+sont interrompues durant l'épidémie. Tout navire qui arrive d'ici à la
+Nouvelle-Orléans est tenu à 10 jours de quarantaine dans le
+Mississipi. Je commence à comprendre que je ne pourrai sortir du
+Mexique de ce côté et que je serai obligé de gagner les États-Unis par
+terre.</p>
+
+<a id="img019" name="img019"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img019.jpg" width="500" height="301" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Sur la route d'Orizada.&mdash;Cascade.</p>
+</div>
+
+<p>À l'hôtel, après un mesquin souper, on nous place quatre dans une même
+chambre. Les lits se composent simplement d'une toile tendue, sur
+laquelle on s'allonge en se couvrant d'un drap. Les sons de la musique
+nous appellent sur la place: c'est l'heure où la population vient
+respirer l'air frais de la nuit. De belles Indiennes aux cheveux
+longs, noirs et lisses, se promènent à côté des dames, et des
+demoiselles. Les petites filles font au milieu du jardin des danses et
+des rondes avec les garçons de leur âge; insouciance des jeunes
+années! En rentrant, j'aperçois des promeneurs d'un nouveau genre: ce
+sont <span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> des crapauds qui se sentent chez eux dans ces rues
+immondes. Heureusement que les quatre habitants de la même chambre
+sont des compagnons de voyage: on peut ainsi prendre gaiement son
+parti de la situation. Nous fumons pour chasser les odeurs, nous nous
+aspergeons d'eau de Cologne et prenons notre repos. Il ne sera pas
+long. À 4 heures du matin, il faut se lever et se préparer pour aller
+au chemin de fer. Le train part vers 5 heures.</p>
+
+<p>Le trajet de l'hôtel à la gare est assez court, 10 minutes à peine;
+mais la pluie est si torrentielle, que bientôt nous sommes trempés
+jusqu'aux os. Les employés refusent de me laisser prendre ma petite
+valise, et je ne puis changer mes vêtements. Il faut payer son billet
+16 piastres, et bien des piastres encore pour supplément de bagages,
+la franchise n'étant que pour 30 livres. Nos vêtements sécheront au
+soleil aux fenêtres du wagon et sur la peau.</p>
+
+<p>Enfin la locomotive siffle, et nous voilà en route. Il y a 422
+kilomètres de Vera-Cruz à Mexico; mais, cette capitale se trouvant à
+2,283 mètres d'altitude, il faudra gravir bien des montagnes. Aux
+abords de Vera-Cruz, nous voyons encore des dépôts d'immondices de
+toute sorte; puis viennent les champs, où paissent les b&oelig;ufs et les
+chevaux. La végétation est tropicale.</p>
+
+<p>Après avoir traversé une vaste plaine, nous abordons les montagnes.
+Nous marchons de surprise en surprise. Ici, la forêt vierge; là, la
+profondeur des ravins; plus loin, une cascade féerique: on est
+enchanté, ravi. Par-ci par-là, des villages, à cabanes de chaume,
+perdus dans la <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> forêt. Nous voyons le caféier, la canne à
+sucre, le maïs, mais le tout assez négligé. On me fait remarquer la
+hacienda de Potrero, qui a 24 kilomètres carrés et qui vient d'être
+achetée pour 30,000 piastres (la piastre mexicaine varie de 4 fr. 50 à
+5 fr.). Elle pourrait rendre des millions, si elle était cultivée avec
+intelligence, et ne rapporte rien. Les quelques Indiens qui y sèment
+le maïs qui les fait vivre paient au propriétaire une redevance de 10
+piastres par an. C'est près de cette hacienda que j'ai vu un vol de
+sauterelles parentes de celles d'Égypte. Elles dévastent la terre et
+ne paient aucune redevance. Les indigènes les aiment peu: un de mes
+compagnons en avait pris une pour l'examiner; un Mexicain l'arrache
+brusquement de ses mains et la met sous ses pieds.</p>
+
+<p>De temps en temps la locomotive fait entendre son sifflet bruyant:
+c'est pour mettre en fuite le bétail que le conducteur aperçoit sur la
+voie. Deux vaches pourtant demeurent immobiles, sans se douter du
+danger; la locomotive les heurte et les jette au loin hors des rails.</p>
+
+<p>Les hommes sont coiffés d'un grand chapeau de feutre ou de paille à
+larges bords. Les femmes portent leur bébé attaché par une couverture
+derrière le dos. Par un brusque mouvement, les mères les ramènent en
+avant pour leur donner le sein, et les rejettent sur le dos de la même
+manière.</p>
+
+<a id="img020" name="img020"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img020.jpg" width="500" height="294" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Environs d'Orizaba.&mdash;Huttes.</p>
+</div>
+
+<p>Nous voici à Orizaba, ville la plus importante de l'État de Vera-Cruz.
+Elle compte 35,000 habitants. De nombreux clochers et coupoles
+indiquent les églises. Quelques cheminées <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> révèlent la
+présence de la vapeur: on me dit que ce sont des fabriques de sucre et
+des filatures de coton. Le train continue à s'élever par une pente de
+4%, fait des tours et des détours, traverse des ruisseaux et des
+ravins. Aux cocotiers succèdent les pins et les chênes. Dans les
+gares, les femmes ne nous vendent plus la banane et autres fruits
+tropicaux, mais la poire, le raisin, la figue et les oranges.</p>
+
+<p>Nous atteignons la plaine de Maltratta, bien cultivée, très habitée.
+De ce point, nous apercevons la voie se développant vers des pics
+inaccessibles, avec des ponts que l'on prendrait pour de légères
+passerelles. La pente atteint 6%, et une nouvelle machine est attelée
+à la première. À mesure que le train s'élève dans la forêt, la vue sur
+la plaine devient de plus en plus ravissante. Pour mieux jouir du coup
+d'&oelig;il, je me tiens sur la plate-forme; bientôt nous passons sur
+divers ponts suspendus à 1,000 et 2,000 pieds. Cet endroit est appelé
+<i>Infernillo</i> (petit enfer). Je le recommande aux amateurs d'émotions.</p>
+
+<p>À Altalux, à 1,900 mètres d'altitude, je remarque les capucines, les
+daturas, les liserons, les roses et toutes les fleurs de nos jardins
+de Nice. Enfin, arrivés au sommet, à Boca del Monte, voici la plus
+grandiose des surprises: à notre droite, le Citlaltepelt élève à
+19,000 pieds sa cime neigeuse. Ce volcan semble veiller comme un géant
+à la garde de la vallée de Mexico. La fraîcheur nous oblige à nous
+couvrir. À la canne à sucre, au café, on <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> succédé l'orge,
+l'avoine, le maïs. Un Alsacien, employé à la gare, est dans le pays
+depuis notre expédition. Il me prend pour un ingénieur, et veut
+m'intéresser à des mines d'albâtre et à des mines d'argent qu'il
+prétend avoir découvertes. Nous entrons en effet dans le pays de
+l'argent. Bientôt nous rencontrons un embranchement qui va à Pachuca,
+où l'on exploite de nombreuses mines d'or et d'argent. La plaine est
+couverte de magnifiques aloès, bien alignés, bien cultivés, d'où l'on
+extrait le <i>pulche</i>, boisson du pays qui remplace le vin. Lorsque la
+plante est mûre, vers l'âge de 5 à 10 ans, on coupe le centre, et,
+durant 3 à 6 mois, le vide qui en résulte se remplit tous les matins,
+par la sève des feuilles, de 2 à 3 litres d'un liquide appelé <i>agua
+miel</i> ou eau douce. Ce liquide est légèrement purgatif. Un homme le
+fait passer dans des outres au moyen d'une espèce de pompe où il fait
+le vide en aspirant. On le met ensuite à fermenter durant 24 heures
+avec un peu de <i>pulche</i> vieux, et on l'expédie à Mexico, où il est
+vendu dans les <i>pulcherias</i> qui se trouvent à chaque coin de rue. Les
+Indiens s'enivrent facilement avec cette boisson, et se laissent
+ensuite aller à toute sorte d'excès et de crimes. Il y a des haciendas
+(fermes) de pulche qui rapportent jusqu'à 100 et 200,000 fr. par an.
+Le chemin de fer fait une recette de plusieurs milliers de francs par
+jour, seulement par le transport de cette boisson: J'ai voulu la
+goûter: elle n'a rien de séduisant. La couleur est celle du petit
+lait, l'odeur est nauséabonde, le goût révoltant. Pourtant, telle est
+la force <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> de l'habitude, que même les riches du pays l'ont
+constamment sur la table et la préfèrent au vin.</p>
+
+<a id="img021" name="img021"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img021.jpg" width="500" height="306" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Chemin de fer de Vera-Cruz à
+Mexico.&mdash;Montagnes de Maltratta.&mdash;L'Infernillo.</p>
+</div>
+
+<p>À Boca del Monte, 18 soldats quittent le train pour rentrer à
+Vera-Cruz; 18 autres, venus de Mexico, prennent leur place: c'est
+l'escorte journalière. Les trains portent souvent de l'argent, soit
+qu'il provienne des droits de douane à Vera-Cruz, soit qu'il vienne
+des mines et prenne le chemin de l'Europe.</p>
+
+<p>Malgré les précautions, le trésor n'a pas toujours pu être préservé.
+Parfois une entente entre les brigands et des employés du train a fait
+détacher au départ le wagon contenant l'argent: il est ainsi resté sur
+la voie, proie facile aux voleurs. Une autre fois, c'est un intrépide
+qui avait cloué un filet sous le wagon, et de là pendant la marche il
+put couper les planches, pénétrer dans le wagon et enlever les caisses
+d'or.</p>
+
+<p>Dans les gares, nous trouvons des gendarmes campagnards. Ils portent
+un vêtement gris, grand chapeau de feutre, carabine, sabre, revolver,
+et aux reins une ceinture garnie de cartouches en forme d'ornements.
+Leur selle est toujours armée du lazo traditionnel. On les prendrait
+pour de redoutables brigands.</p>
+
+<p>La plaine est couverte de fèves, de maïs et d'aloès. Plusieurs
+laissent pousser la tige de leur fleur, semblable à une immense
+asperge.</p>
+
+<p>On voit par-ci par-là les vastes constructions des <i>haciendas</i>, et les
+petits ranchos en terre des cultivateurs. Ils ne pourraient être plus
+misérables. Enfin le train arrive <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> à San-Juan de Teotihuacan.
+Là existe encore une de ces grandes pyramides en briques d'adobe, sur
+lesquelles les Indiens élevaient le petit temple où ils immolaient les
+prisonniers de guerre. Nous passons aussi près du sanctuaire de
+Guadalupe, mais la nuit ne nous permet pas de l'apercevoir. À 8
+heures, nous entrons en gare de Mexico. La douane ne se contente pas
+de la visite faite au débarquement; à Vera-Cruz; elle visite encore
+une fois sommairement les effets. Une voiture me conduit à l'hôtel
+qu'on m'avait indiqué comme le meilleur. Les chambres sont vastes et
+bien meublées, mais la propreté laisse à désirer. J'en visite un
+autre, et y trouve de mauvaises odeurs; <i>idem</i> dans un troisième et un
+quatrième. Enfin, à 11 heures du soir, je trouve une chambre propre à
+l'hôtel Guardiola, remis à neuf.</p>
+
+<p>Le 30 septembre, jour de dimanche, le travail est suspendu, les
+magasins sont fermés; seuls, ceux des Français sont ouverts. Tout le
+monde est endimanché. Les Indiennes couvrent leur tête d'un châle et
+en rejettent les bouts en arrière en guise de <i>manta</i>. Les <i>señores</i>
+portent leur costume national: grand et lourd chapeau de feutre
+conique à larges bords, garnis de glands et de galons d'or et
+d'argent; veste en velours et boutons d'argent, pantalons ayant en
+guise de passepoil une rangée de boutons d'argent. Les <i>señoras</i>
+ornent leur tête d'un voile noir semblable au <i>pezote</i> des dames
+génoises.</p>
+
+<p>La rareté de l'air à l'altitude de 2,300 mètres rend la respiration
+difficile. Je monte avec peine les escaliers.</p>
+
+<a id="img022" name="img022"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img022.jpg" width="500" height="313" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Chemin de fer de Vera-Cruz à
+Mexico.&mdash;Maltratta.&mdash;Le Citlaltepelt.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> La cathédrale occupe l'emplacement de l'ancien grand temple
+indien. Ses 3 nefs sont séparées par des colonnes en style ionique. La
+coupole est ornée de fresques, le maître-autel consiste en une haute
+pyramide surchargée d'ornements.</p>
+
+<p>Le ch&oelig;ur, dans la nef du centre, clôturé par des balustres en
+bronze doré, prend une grande partie de l'église. Cette disposition,
+fort commode pour les officiants, l'est très peu pour les fidèles. Pas
+de chaises: les dames portent un pliant, le peuple s'assied par terre.</p>
+
+<p>La construction de cet édifice a duré un siècle, et a coûté 10,000,000
+de francs. Attenante à la cathédrale est une autre église, avec
+laquelle elle communique. On y voit un tableau de la sainte Trinité,
+dans lequel les figures des 3 personnes sont identiques. Ce tableau se
+rencontre dans presque toutes les églises du Mexique. Cette seconde
+église est en style espagnol, surchargé de sculptures sur la façade et
+à l'intérieur. Les deux églises sont remplies de fidèles qui assistent
+dévotement à la messe.</p>
+
+<p>La cathédrale occupe un des côtés de la place principale ou <i>plaza de
+Arme</i>. De l'autre côté s'élève le palais du gouvernement. C'est là que
+reçoit le président de la République. Le Sénat y tient ses séances, et
+dans les dépendances il y a les ministères, le musée, la Monnaie et la
+poste. Sur la place, joue la musique d'un régiment. Ces bons Indiens
+exécutent fort bien les symphonies espagnoles et les marches
+italiennes. En ville, les rues sont larges de 16 mètres environ et se
+coupent à angle droit. <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Elles changent ordinairement de nom à
+chaque <i>quadra</i> ou bloc. La propreté laisse à désirer. Les maisons
+sont en pierre ou en briques et à un ou deux étages avec <i>patio</i>, et
+quelques-unes sont fort jolies.</p>
+
+<p>La ville s'étend sur un espace assez grand, et compte environ 200,000
+habitants.</p>
+
+<p>Dans l'après-midi, je parcours l'<i>Alameda</i>. Cette promenade ombragée
+se trouve dans toutes les villes de race espagnole. Sur tous les murs
+on voit de grandes affiches invitant les habitants à la <i>corrida de
+toros</i>. Aujourd'hui ce sont des amateurs, des étudiants en médecine
+qui tueront les <i>toros</i>, et les demoiselles de la ville couronneront
+les vainqueurs. Comment s'étonner qu'une population habituée à de
+pareils spectacles tombe dans la cruauté! Dans la rue, deux enfants,
+un de 10 ans et un de 11 ans, s'étaient pris de querelle et se
+battaient avec férocité. Pensez-vous que la foule se soit souciée de
+les séparer? Au contraire, elle prenait plaisir à les agacer, et n'a
+été contente que lorsqu'elle les a vus couverts de sang. Le sang,
+c'est son émotion de prédilection. Il ne faut pas s'étonner non plus
+si les querelles se vident souvent par des combats mortels. Le duel
+est au poignard, et les deux combattants succombent presque toujours
+au même instant.</p>
+
+<a id="img023" name="img023"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img023.jpg" width="400" height="603" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Pulchero absorbant l'agua-miel pour faire le
+pulche.</p>
+</div>
+
+<p>Une autre plaie des nations de race espagnole est la loterie. Loterie
+d'État, loteries particulières, par l'appât du gain, dépouillent le
+pauvre peuple des quelques sous nécessaires à son existence. Rien
+d'étonnant alors que la <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> mortalité excède les naissances, et
+que les 16,000,000 d'Indiens qui peuplaient le pays avant la conquête
+soient maintenant réduits à moins de 10,000,000.</p>
+
+<p>Au <i>Paseo</i>, promenade publique, je remarque une belle statue équestre
+en bronze, et plus loin, la statue colossale de Christophe Colomb.
+Elle est flanquée de 4 moines assis aux angles du piédestal. La
+musique militaire joue sous un kiosque ses plus belles marches. Sous
+les allées d'eucalyptus défilent les landaus et les calèches, où
+s'étalent les riches toilettes des <i>señoras</i> et des <i>señoritas</i>
+mexicaines. Les cavaliers caracolent à leurs côtés. Leurs selles
+remontent sur le devant en un large pommeau, et en arrière forment un
+petit dossier. Elles sont posées sur une peau de chèvre, qui pend des
+deux côtés sur la croupe du cheval. Les rênes sont ornées d'argent; le
+mors est en argent massif, ainsi que les étriers. Ceux-ci sont garnis
+d'un cuir qui couvre le soulier, l'abrite de la pluie, et, en cas de
+chute, empêche le pied d'être pris. Les éperons, en argent massif,
+sont semblables à ceux des cavaliers du moyen âge. La promenade se
+prolonge fort loin, jusqu'au Castillo de Chapultepec. À gauche s'élève
+le volcan d'Ameca, actuellement éteint. Je rentre en ville, et finis
+ma journée par une visite au P. Mariscal, supérieur des Lazaristes.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<a id="img024" name="img024"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img024.jpg" width="400" height="585" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Propriétaires en costume national.</p>
+</div>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> CHAPITRE IX</h3>
+
+<p class="resume">
+ Excursion à Guadalupe. &mdash; Les faubourgs. &mdash; L'armée. &mdash; Le
+ sanctuaire. &mdash; Les &oelig;uvres charitables. &mdash; L'administration
+ ecclésiastique. &mdash; Les banques. &mdash; Le musée. &mdash; La pierre du
+ Soleil. &mdash; La déesse de la terre Coatlicue. &mdash; Le dieu des morts
+ Mictlanteuhtli. &mdash; Les pierres à jeu de paume. &mdash; Les chevaliers
+ aigle et le messager du Soleil. &mdash; Quetzalcoalt, ou le sage
+ mystérieux. &mdash; Les inscriptions. &mdash; Les urnes funéraires. &mdash; Les
+ vierges ou prêtresses. &mdash; Manière de marquer le temps. &mdash; Le cycle ou
+ xinhmopillé. &mdash; Chalchinhtlicue, déesse de l'eau. &mdash; Tlaloc, dieu du
+ tonnerre. &mdash; La céramique. &mdash; Les bijoux. &mdash; L'écriture. &mdash; Le Sénat. &mdash; Le
+ Conservatoire.</p>
+
+<p>Le lendemain, à la pointe du jour, je me dirige vers la <i>plaza de
+Arme</i>, à la recherche du tramway pour <i>Guadalupe</i>. C'est de cette
+place que partent les voitures pour toutes les directions. Il y en a
+de 2 classes, qu'on distingue à la couleur: dans les unes, on paie un
+réal (12 sous); dans les autres, la moitié de ce prix.</p>
+
+<p>À mesure qu'on s'éloigne du centre de la ville les rues sont moins
+propres, et les maisons en adobe. Ce sont les quartiers du bas peuple.
+Quelques rues ne sont pas pavées. Les églises abondent et les
+<i>pulcherias</i> aussi. Les porteurs d'eau ont deux seaux au bout d'un
+bâton, comme à Venise; mais le plus souvent ils portent sur le dos et
+sur la poitrine deux amphores en terre, suspendues à la tête au moyen
+d'une large courroie de cuir. Les femmes portent sur l'épaule ou sur
+la tête ces amphores <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> de forme romaine, rondes ou longues,
+qui ne peuvent par elles-mêmes tenir debout. Devant les casernes, je
+vois de nombreuses femmes portant la nourriture aux soldats leurs
+maris. Il n'y a pas de conscription au Mexique: le recrutement se fait
+dans la rue. La police prend et enrôle de force les sujets qui lui
+semblent bons; et ces pauvres Indiens, mariés ou non, se trouvent tout
+à coup soldats sans y penser. Rien d'étonnant qu'en cas de guerre il
+faille une armée pour garder de tels soldats. En campagne, les femmes
+précèdent les troupes et préparent la nourriture de leurs maris.</p>
+
+<p>Il en est autrement du corps des volontaires, qui s'équipent à leurs
+frais. Le soldat reçoit de 2 à 3 réaux par jour; le colonel, 270
+piastres par mois; le commandant, 125; le capitaine, 70; le
+lieutenant, 60 piastres par mois.</p>
+
+<a id="img025" name="img025"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img025.jpg" width="400" height="599" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Porteur d'eau.</p>
+</div>
+
+<p>Au sortir de la ville, je vois un champ de courses, puis des terrains
+marécageux. Par-ci par-là des animaux paissent tranquillement. Plus
+loin, quelques champs de maïs et d'orge. Enfin, après trois quarts
+d'heure de route sous une allée de poivriers, le tramway arrive au
+village de Guadalupe, que domine son sanctuaire renommé. La tradition
+rapporte qu'en décembre 1531, la sainte Vierge apparut quatre fois,
+dans le Cerro (colline) de Tepeyac, à un Indien appelé Juan Diego, et
+laissa son image imprimée sur son manteau. De nombreux miracles
+attirèrent bientôt la foule des Indiens vers cette image. En 1533,
+elle fut solennellement transportée à Guadalupe, à l'endroit qu'elle
+occupe actuellement. Un temple somptueux <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> lui a été élevé.
+L'extérieur de cet immense édifice, avec ses cloches et sa coupole,
+est par trop massif; mais l'intérieur, en style corinthien, est de
+meilleur goût. On y voit quelques beaux tableaux et beaucoup de laides
+statues. Les ornements, blanc et or, sont d'un bel effet. L'image
+miraculeuse, au maître-autel, est sur fond jaune répandant des rayons
+d'or. La sainte Vierge, de grandeur naturelle, debout sur une
+demi-lune que supporte un ange, tient les mains jointes. Sa robe est
+rouge, son manteau bleu est parsemé d'étoiles d'or. Elle porte sur la
+tête une couronne d'or. Le regard est bienveillant; l'attitude, celle
+de la prière. Dans l'église, le ch&oelig;ur a la même disposition que
+celui de la cathédrale de Mexico, et occupe un grand espace. Les
+balustrades qui le séparent du public sont en argent massif. Lors de
+la spoliation de l'église, le gouvernement voulut les enlever; mais
+les Indiens menacèrent de prendre les armes, car ils aiment leur cher
+sanctuaire. Je les ai vus en effet, arrivant de toute part, priant
+avec dévotion sur le pavé de l'église et s'en retournant en famille
+après leur pèlerinage. Les nombreux <i>ex-voto</i> suspendus aux murs du
+temple indiquent qu'ici, comme ailleurs, la Mère des miséricordes se
+plaît, par son intercession, à préserver des dangers et à répandre le
+baume de la consolation dans les c&oelig;urs éprouvés. Ici ce sont des
+gens sauvés d'un naufrage; là, d'autres échappent à un incendie;
+plusieurs, dans des chutes dangereuses, n'éprouvent aucun mal; un
+grand nombre reviennent d'une maladie mortelle. Ces tableaux ne
+brillent pas <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> par le côté artistique, ils sont parfois assez
+grotesques; mais, dans leur simplicité, ils disent bien la foi naïve
+et la reconnaissance intime de ceux qui les ont déposés.</p>
+
+<p>Après mon pèlerinage, je me rends à un établissement de bains
+ferrugineux, situé près du village. L'eau est pompée au moyen de l'air
+chauffé.</p>
+
+<p>Rentré en ville, je rends visite à M. Jésus Urpiaga, qui me renseigne
+sur les &oelig;uvres charitables du pays. Il n'est pas rare, dans les
+contrées de race espagnole, de trouver chez les hommes le nom de
+Jésus, comme on trouve chez les femmes celui d'Incarnacion, de
+Concepcion, d'Annonciacion, d'Assompcion, etc. Il y a quatorze
+Conférences de Saint-Vincent de Paul à Mexico, et une soixantaine dans
+la république. Elles comprennent ensemble un millier de membres
+actifs, 500 honoraires, secourent un millier de familles pauvres,
+visitent les prisons, catéchisent les enfants, réhabilitent les unions
+illicites, ensevelissent les cadavres, ouvrent des écoles et
+recueillent des orphelins. Ils pratiquent ainsi l'essence de la
+religion, qui se réduit à ceci: Aimez-vous les uns les autres; faites
+aux autres ce que vous voudriez que l'on fît pour vous. Les jeunes
+gens ont leur cercle catholique, leur bibliothèque, et une petite
+imprimerie avec leur journal. Sous le rapport religieux, le Mexique
+est divisé en 20 diocèses; mais le clergé est insuffisant. Les prêtres
+disent souvent quatre à cinq messes par jour. Le dimanche, les curés
+s'en vont de village en village, et reçoivent pour chaque messe une
+aumône de cinq piastres.</p>
+
+<a id="img026" name="img026"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img026.jpg" width="500" height="288" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Sanctuaire et faubourg de Guadalupe.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Il y a quelques années, les biens de l'Église, qui étaient
+très importants, furent séquestrés, et les Communautés chassées.
+N'ayant su résister aux dangers de la richesse, elles s'opposaient aux
+réformes que réclamait le Saint-Siège.</p>
+
+<p>Plus tard, les S&oelig;urs de Charité aussi ont été renvoyées, en haine
+de la France. Notre funeste expédition n'avait pas suscité les
+sympathies du pays à notre égard. Mais les S&oelig;urs de Charité ont
+emporté les regrets unanimes de la population. Elles faisaient ici ce
+qu'elles font partout: les &oelig;uvres charitables, avec simplicité et
+abnégation.</p>
+
+<p>Outre les retraites et exercices spirituels, assez fréquents dans ce
+pays, j'ai remarqué une dévotion fort longue, qui consiste en
+exercices journaliers et prédications à l'église durant 36 jours. Ces
+exercices sont appelés <i>el Desagravio</i>, et ne peuvent servir qu'aux
+dés&oelig;uvrés.</p>
+
+<p>Dans l'après-midi, je fais ma visite aux banques. Jusqu'au jour où
+l'on aura unifié les monnaies, le voyageur est obligé de changer ses
+valeurs dans chaque pays. Il y a deux banques ici: une anglaise, la
+<i>London Bank of Mexico and south America;</i> l'autre,
+française, sous le nom de <i>Banco méridional de Mexico</i>.
+Cette dernière, de création récente, est sortie d'un traité passé
+entre le gouvernement mexicain et la banque franco-égyptienne.</p>
+
+<p>Le capital social est de 6,000,000 de piastres, avec faculté de le
+porter à 20,000,000. La banque pourra commencer ses opérations avec
+3,000,000 de piastres. Pour chaque million de piastres en caisse, elle
+est autorisée à <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> émettre 3,000,000 de billets. La concession
+est pour 30 ans. La banque est obligée d'ouvrir au gouvernement un
+compte courant, dont l'intérêt ne pourra être moindre de 4% ni
+supérieur à 6% l'an. Le gouvernement, pour toutes ses opérations de
+banque, s'oblige, à conditions égales, à donner la préférence à la
+banque nationale. Le capital de la banque doit être exempt de tout
+impôt.</p>
+
+<p>Elle prête et escompte avec un intérêt d'environ 1% par mois.</p>
+
+<p>Le <i>National Monte de Piedad</i>, qui prête sur gages au taux de 1% par
+mois, est, lui aussi, autorisé à émettre des billets et à faire des
+opérations de banque.</p>
+
+<p>Les journaux parlent d'un emprunt de 10,000,000 de piastres que le
+gouvernement se propose d'émettre aux États-Unis. L'intérêt serait de
+9%, et l'émission à 80 fr., ce qui porterait l'intérêt à 13%. Un pays
+qui ne peut emprunter qu'à ce taux inspire peu de confiance, et
+n'évite la ruine que par la banqueroute.</p>
+
+<p>M. l'abbé Hély veut bien me conduire au musée et se faire mon
+cicérone. Il est précepteur d'un jeune garçon dans une famille
+mexicaine. Il me présente son élève, qui, selon lui, n'avance pas
+assez rapidement dans les sciences; mais de la conversation que nous
+avons ensemble, je relève qu'il sait parfaitement ce qu'on paie chaque
+ouvrier dans ses diverses fermes, et les attributions de chacun: j'en
+conclus que, s'il n'a pas assez l'esprit scientifique, il a
+certainement l'esprit pratique.</p>
+
+<a id="img027" name="img027"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img027.jpg" width="400" height="390" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Antiquités aztèques.&mdash;Calendrier.</p>
+</div>
+
+<p>Chemin faisant, M. l'abbé Hély me fait remarquer un <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> immense
+disque en pierre, adossé à l'une des tours de la cathédrale. Son
+diamètre est de 3<sup>m</sup>35. Il fut découvert le 17 décembre 1790, en
+nivelant la place, et sera prochainement transporté au musée. Le baron
+de Humboldt calcule son poids à 24,400 kilogrammes. Comme, à plus de
+dix lieues à la ronde, on ne trouve point du porphyre dont il est
+formé, il faut supposer que les Aztèques ont eu des moyens mécaniques
+pour transporter de si loin un aussi grand poids. Les opinions sont
+divisées à son sujet. On ne sait donner d'explication bien nette aux
+nombreuses <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> sculptures qui le couvrent. Les uns l'appellent
+un calendrier aztèque. Ils croient qu'il servait de cadran, et qu'il
+marquait, pour les prêtres, les jours de fête et de sacrifice.
+D'autres observent, que les éléments pour marquer le temps font
+défaut, et l'appellent <i>pierre du soleil</i>, croyant qu'il fut
+simplement un monument votif en l'honneur du soleil.</p>
+
+<p>La cour du musée est garnie de dattiers. Au rez-de-chaussée, on fait
+des réparations: une quantité d'objets précieux sont entassés sans
+ordre, attendant d'être transportés dans les nouvelles salles. Je
+remarque une statue en pierre, de 2<sup>m</sup>57, découverte en 1790 sur la
+<i>plaza mayor</i>. La poitrine est celle d'une femme; son jupon est
+composé de couleuvres; elle a autour du cou un collier de mains et de
+bourses, qui renfermaient le copal qu'on offrait aux dieux. À la
+ceinture pend un crâne humain par devant, et un autre par derrière.
+Selon les uns, cette statue représente la déesse Teoyomiqui, qui
+recueillait les âmes des guerriers morts dans les batailles. On
+supposait que ces guerriers allaient au ciel habiter la maison du
+soleil, et qu'après quelques années ils se transformaient en colibris.
+D'autres pensent que cette statue représente la déesse Terre ou
+Coatlicue, et en donnent plusieurs raisons.</p>
+
+<p>Un disque de basalte, de 1<sup>m</sup>20 de diamètre, porte sculptée l'image de
+Mictlanteuhtli, dieu des morts. Il porte des crânes humains. Les
+Aztèques appelaient mictlan l'endroit où se rendaient les défunts qui
+mouraient de mort naturelle. Mictlanteuhtli en était le seigneur,
+<span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> et sa femme s'appelait Mictecacihualt; ce qui correspond au
+Pluton et à la Proserpine des Grecs et des Romains. Les Mexicains se
+figuraient que cet endroit lugubre était situé au centre de la terre,
+et l'appelaient Tlaxico: ce qui signifie ombilic ou centre de la
+terre. Après la conquête, les Espagnols firent de ce disque une meule
+de moulin.</p>
+
+<p>On remarque aussi 2 disques en pierre, de 90 et 81 centimètres de
+diamètre, avec un trou au milieu. Ces pierres servaient au jeu de
+paume. Les parties s'organisaient deux contre deux, ou trois contre
+trois. Les joueurs nus ne portaient que le <i>maxtlatl</i>, large bande à
+la ceinture. L'endroit où ils jouaient s'appelait Tlachco. La paume
+était en résine élastique, et les joueurs ne pouvaient la toucher
+qu'avec les muscles ou le coude; s'ils la touchaient avec la main, le
+pied ou la jambe, ils perdaient un point. Le joueur qui jetait la
+balle jusqu'au mur opposé gagnait un point; s'il parvenait à la faire
+passer par le trou du disque en pierre qui se trouvait au milieu du
+jeu, non seulement il gagnait la partie, mais il gagnait encore les
+vêtements de tous ceux qui étaient présents. Les rois jouaient aussi,
+et se défiaient, comme firent Montézuma II et Nazahualpilli. Plusieurs
+localités étaient tenues à un tribut annuel de pelotes, comme
+Tochtepec et Otatitlan. Le nombre atteignait jusqu'à 1,600: ce qui
+prouve combien ce jeu était répandu.</p>
+
+<p>Un cylindre en pierre, de 8<sup>m</sup>28 de circonférence et 0<sup>m</sup>84
+d'épaisseur, connu sous le nom de pierre du sacrifice, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> est
+le Cuanhxicalli de Tizoc. Il porte au centre l'image du soleil, auquel
+il était dédié. Sur la surface convexe du cylindre, on voit cinq
+groupes de deux personnes, représentant un même guerrier vainqueur,
+qui soumet, en les tenant par les cheveux, divers prisonniers
+représentant les peuples vaincus. Ce guerrier est Tizoc, septième roi
+du Mexique, qui régna de 1481 à 1486.</p>
+
+<p>Au Mexique, un ordre de nobles, qui avaient pour patron le soleil,
+s'appelaient les <i>chevaliers aigle</i>.</p>
+
+<p>À certains jours de fête, ils sacrifiaient sur cette pierre une
+victime humaine, qu'ils appelaient <i>le messager du Soleil</i>. Je traduis
+du P. Durand<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="small">[3]</span></a> les détails de ce sacrifice.</p>
+
+<p>«Au son des instruments, ils amenaient un prisonnier de guerre,
+entouré de grands personnages. Il avait les jambes rayées de blanc, et
+la moitié de la figure peinte en rouge. Ses cheveux étaient ornés de
+plumes blanches. Il tenait d'une main un joli bâton garni de plumes;
+de l'autre, il portait une pierre au bout d'une corde, avec cinq
+plumets de coton. Sur le côté, il tenait un panier dans lequel étaient
+des plumes d'aigle, des morceaux d'ocre, des morceaux de plâtre, des
+morceaux de sapin résineux pour la lumière, des papiers, de la toile
+cirée. Toutes ces bagatelles, que portait le prisonnier, étaient
+ensuite déposées au pied de l'escalier du temple; et là, à voix haute
+entendue de tout le peuple, on lui disait: <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> «Nous te prions
+d'aller devant le Soleil notre Dieu, de le saluer de notre part, et de
+lui dire que ses enfants les chevaliers ici présents le supplient de
+se souvenir d'eux. Qu'il daigne les combler de ses faveurs, qu'il
+reçoive ce petit présent que nous lui envoyons. Tu lui donneras ce
+bâton pour qu'il marche, cette pierre avec sa corde pour qu'il se
+défende, et tout le reste qui est dans le panier.» L'Indien, après
+avoir entendu cette ambassade, répondait qu'il l'agréait. Alors on le
+déliait, et il commençait à gravir les escaliers de la pyramide, au
+sommet de laquelle était le temple. Il faisait une longue pause à
+chaque marche. Arrivé au sommet, il montait sur la pierre
+Cuanhxicalli, qui portait gravées au centre les armes du Soleil. Là,
+tourné vers l'image du Soleil qui était dans le temple et de temps en
+temps vers le vrai soleil, il répétait son ambassade. Lorsqu'il
+achevait, 4 ministres du sacrifice montaient par 4 escaliers vers la
+pierre, lui enlevaient le bâton, la pierre au bout de la corde et le
+panier, et le prenaient par les pieds et par les mains. Alors le
+sacrificateur principal, avec son couteau, l'égorgeait, lui imposant
+d'aller avec son ambassade au soleil véritable, dans l'autre vie. Le
+sang coulait dans le bassin sur la pierre, et se répandait sur les
+armes du Soleil. À peine le sang avait-il cessé de couler, qu'on lui
+ouvrait la poitrine, et on arrachait le c&oelig;ur, qu'on présentait au
+soleil, tenant la main levée jusqu'à ce que le pauvre prisonnier fût
+devenu froid. Telle était la fin du malheureux messager du Soleil.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> On voit aussi diverses autres statues et urnes. Une des
+pièces les plus curieuses est la couleuvre avec plumes. On croit
+qu'elle représente Quetzalcoatl, le dieu de l'air, dont le nom se
+compose de deux paroles mexicaines: <i>quetzalli</i> (plume fine) et
+<i>coatl</i> (couleuvre). Figurativement, <i>quetzalcoatl</i> (couleuvre avec
+plumes fines) s'applique à une personne recommandable par ses mérites.
+Selon les uns, ce personnage mystérieux est la planète Vénus; selon
+les autres, c'est cet homme blanc et barbu, vêtu d'une soutane
+couverte de croix. Nous avons dit que l'histoire toltèque l'enregistre
+comme ayant apparu chez eux, leur prêchant une religion nouvelle,
+l'amour du travail, le respect de la Divinité et la pratique de
+plusieurs autres vertus. Il leur enseigna à travailler les métaux et
+les pierres précieuses, leur montra les améliorations dans
+l'agriculture, et corrigea leur calendrier, leur enseignant à mieux
+compter le temps. Il leur prédit l'arrivée d'hommes blancs et barbus
+comme lui, qui se rendraient maîtres du royaume et détruiraient le
+culte ancien pour le remplacer par un semblable à celui qu'il leur
+prêchait. Cet homme extraordinaire fut déifié; il eut à Tula un temple
+somptueux, et, dans le Yucatan, on l'adora sous le nom de Kukulcan. À
+cause de ses connaissances astronomiques, il fut identifié avec la
+planète Vénus, et enfin il prit place dans l'Olympe azteca, comme dieu
+du vent.</p>
+
+<p>Plusieurs ont cru voir saint Thomas dans ce Quetzalcoatl; mais, comme
+il a apparu vers le <span class="smcap">X</span><sup>e</sup> siècle, d'autres pensent que c'était un
+missionnaire islandais. En tout <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> cas, sa prédiction, très
+répandue au Mexique, contribua beaucoup, comme je l'ai déjà dit, à
+faciliter la conquête de ce pays aux envahisseurs espagnols. Ce fait
+prouve aussi combien Dieu, à travers les siècles, a eu souci de tous
+les peuples, en leur envoyant en temps opportun des sages ou des
+missionnaires, pour maintenir vivant le flambeau de la vérité. Les
+Juifs, qui par leur génie commercial étaient répandus sur tous les
+points du globe, portaient partout avec eux la vérité consignée dans
+leurs livres sacrés. Au surplus, les Chinois eurent un Confucius; les
+Persans, un Zoroastre; les Grecs, un Socrate; les Romains, un Cicéron.
+Les Américains du Nord et du Sud eurent aussi leur sage mystérieux,
+que mentionne l'histoire du Mexique et du Pérou.</p>
+
+<p>Parmi les nombreuses statues en pierre, on en voit quelques-unes qui
+représentent des individus offrant des sacrifices, revêtus de la peau
+d'une victime humaine: preuve nouvelle de la vivacité de la tradition
+concernant la chute de l'humanité, la nécessité d'une réparation et le
+rachat par le sang d'une noble victime.</p>
+
+<p>Nombreuses sont les sculptures de serpents. La plupart ont la figure
+d'une femme: ce qui ajoute encore aux traditions concernant les
+circonstances de la chute primitive. On voit aussi une croix en
+basalte, de 0<sup>m</sup>95 de haut et de 0<sup>m</sup>80 de large. Les premiers
+missionnaires qui pénétrèrent dans le pays affirment qu'ils y
+trouvèrent partout la croix en grande vénération. Parmi les nombreuses
+inscriptions, une rappelle une grande famine qui <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> eut lieu de
+1452 à 1434; une autre, l'achèvement du grand temple du Soleil, en
+1487. Ces hiéroglyphes indiquent que Tizoc en prépara les matériaux et
+qu'Ahuitzolt en acheva la construction. Celui-ci, à l'occasion de sa
+dédicace, sacrifia 60,000 prisonniers de guerre. Son nom reste encore
+dans le pays comme synonyme de cruel et de méchant.</p>
+
+<p>Les urnes funéraires sont de plusieurs dimensions, selon qu'elles
+devaient recevoir le corps entier, ou le crâne, ou les cendres. Elles
+portent presque toutes un hiéroglyphe, qui indique la date de la mort
+et le nom de la personne qu'elle renferme. Sur le couvercle on voit la
+figure de Mictlanteuhtli, seigneur chargé de recueillir les âmes des
+morts.</p>
+
+<p>On peut remarquer les sculptures de quelques prêtresses ou
+religieuses. Elles faisaient des v&oelig;ux temporaires ou perpétuels, et
+se vouaient au jeûne et à la pénitence. Elles demeuraient dans les
+annexes du temple. Toute faute contre l'honnêteté était punie de mort.
+Lorsqu'elles se présentaient pour être admises, on leur coupait les
+cheveux. Elles dormaient habillées, par modestie et pour être prêtes
+au travail. Ce travail, adapté à leur sexe, avait lieu dans de grandes
+salles. Elles gardaient le silence et tenaient les yeux baissés. Dans
+certaines fêtes, elles suspendaient le jeûne et mangeaient de la
+viande. Elles assistaient aux danses religieuses. À cette occasion,
+elles ornaient de plumes leurs pieds et leurs mains, et peignaient
+leur visage avec du fard. En temps de pénitence, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> elles se
+piquaient les oreilles, se peignaient la face avec le sang qui en
+sortait, et se lavaient dans un étang spécial.</p>
+
+<p>Une pièce représente les quatre mouvements du soleil, ou les quatre
+saisons. Les prêtres mexicains, du haut de leurs pyramides,
+observaient les astres, et spécialement le soleil. Ils indiquaient les
+jours de fête et les heures du jour et de la nuit, et les annonçaient
+avec des instruments entendus à de grandes distances. Les quatre
+saisons étaient représentées par une croix formée avec des ailes de
+moulin à vent.</p>
+
+<p>Un cylindre en basalte, de 0<sup>m</sup>41 de longueur et 0<sup>m</sup>16 de diamètre,
+représente le cycle mexicain. Les Aztèques avaient divisé le jour en
+plusieurs parties correspondant à nos heures. Leurs semaines étaient
+de cinq jours. Chaque cinq jours ils faisaient une fête. Quatre
+semaines formaient un mois de 20 jours, et 18 mois comprenaient 360
+jours, auxquels ils en ajoutaient 5 pour former l'année entière. Le
+cycle ou siècle comprenait 52 ans. Le cylindre dont nous parlons
+représente un faisceau de cannes liées par des cordes, et signifie un
+cycle, dont le nom mexicain est <i>xinhmolpillé</i>, ou réunions d'années.</p>
+
+<p>La fête principale des Aztèques était celle qu'on faisait le premier
+jour du siècle. Ils croyaient en effet qu'à la fin du cycle, le monde
+devait finir, et ils passaient la dernière nuit dans l'attente et la
+crainte. Ils rompaient leurs meubles et leurs bijoux, qu'ils croyaient
+désormais inutiles. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Ils formaient une immense procession,
+que les prêtres conduisaient au mont d'Ixtapalapa, près de Mexico. À
+son sommet, sur la poitrine d'un prisonnier de guerre qu'ils
+sacrifiaient, ils frottaient l'une contre l'autre deux branches de
+bois sec pour allumer le feu nouveau qu'ils envoyaient à tous les
+temples, à toutes les maisons. On croyait ainsi que le monde allait
+durer un autre siècle, et ils se livraient durant plusieurs jours à
+des réjouissances publiques.</p>
+
+<p>Parmi les nombreuses idoles et animaux mythologiques, on peut
+remarquer une déesse de l'eau, sculpture en pierre, haute de 1<sup>m</sup>45
+et large de 0<sup>m</sup>75. Les Mexicains l'appelaient Chalchinhtlicue, et
+appelaient Tlaloc le dieu des éclairs et du tonnerre. Dans certains
+jours de fête, pour le rendre propice aux champs, on lui sacrifiait de
+petits enfants sur les monts ou près des lacs. Le dieu Chac-Moël est
+représenté dans la figure d'un grand sphinx, qui rappelle ceux de
+l'Égypte: preuve évidente, qu'à une époque donnée, il y a eu
+communication entre ces populations et celles des bords du Nil.</p>
+
+<p>À l'étage supérieur, on voit les portraits de tous les vice-rois
+depuis la conquête; plusieurs objets ayant appartenu à don Miguel
+Hidalgo y Castilla, auteur de l'indépendance mexicaine; l'étendard de
+la conquête, que Cortez donna au capitaine général des Tlaxcatelcas,
+dans sa deuxième expédition contre Mexico; les héros de l'indépendance
+mexicaine; le portrait de Fernand Cortez; 176 pièces en christophle,
+ayant composé la vaisselle de <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> l'empereur Maximilien; ses
+décorations, des armes indiennes, des armes ayant appartenu aux
+premiers Espagnols conquérants, etc.</p>
+
+<p>Dans la collection des idoles trouvées dans les tombeaux du Yucatan,
+on remarque une différence sérieuse entre elles et celles des Aztecas:
+ce qui prouverait une différence entre les deux civilisations.</p>
+
+<a id="img028" name="img028"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img028.jpg" width="500" height="336" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Antiquités aztèques.&mdash;Statue de Chac-Moël.</p>
+</div>
+
+<p>Parmi les objets en terre cuite, plusieurs rappellent, par leur forme,
+la céramique des Romains et des Étrusques. On voit des miroirs en
+<i>obsidiana</i>, espèce de verre; des bijoux d'or, d'argent et de cuivre,
+d'un goût parfait; des masques en bois, destinés à servir aux dieux ou
+aux défunts; des empreintes pour imprimer l'étoffe, semblables à
+celles des Chinois; des pipes à fumer, indiquant chez ces peuples
+l'usage du tabac; des ornements et amulettes <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> en cristal de
+roche et autres pierres dures; des instruments de musique en forme de
+tambour; des armes en bois, en pierre, en os; des papiers en fibres
+d'aloès, en peaux, en tissus, sur lesquels divers hiéroglyphes
+traitent d'histoire, de géographie, de religion.</p>
+
+<p>Les Mexicains ne connaissaient pas l'alphabet, et y suppléaient par
+des signes hiéroglyphiques: pour indiquer une conférence, ils
+plaçaient divers personnages avec la bouche ouverte et des langues
+tombant de la bouche: pour indiquer une direction, ils plaçaient une
+suite de pieds, etc. Ils faisaient aussi des plans ou mappes, et on
+voit un dessin de la ville de Mexico au milieu de la lagune.</p>
+
+<p>Le musée de Mexico est excessivement intéressant: on peut y passer de
+longues heures sans se fatiguer. Les détails que je viens de donner
+sont extraits du petit catalogue qu'on vend à la porte.</p>
+
+<p>À côté du musée historique, il y a un assez joli musée d'histoire
+naturelle.</p>
+
+<p>Au Sénat, la salle est simple: les fauteuils sont en ébène et jonc.
+Les sénateurs s'y tiennent couverts et fument. Il y a deux tribunes:
+gauche et droite.</p>
+
+<p>La Chambre des députés est dans un autre quartier de la ville. L'abbé
+Hély me fait visiter aussi le Conservatoire de musique, dirigé par un
+Français, M. Roblet. Il est installé dans l'ancienne université des
+pères jésuites. Le directeur a remis en honneur les belles sculptures
+en pierre qu'on avait recouvertes de plâtre.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> CHAPITRE X</h3>
+
+<p class="resume">
+ État pitoyable des logements du peuple. &mdash; Moyens d'y
+ remédier. &mdash; Couper le mal à la racine vaut mieux que soigner les
+ plaies. &mdash; La ferme de Tacubaja. &mdash; La foire. &mdash; La forêt de
+ Chapultepec. &mdash; Le ministre de fomento. &mdash; L'Observatoire. &mdash; Le
+ ministre du Chili. &mdash; Le ministre de France. &mdash; La colonie
+ française. &mdash; Les Basques et les Barcelonnettes. &mdash; La chambre de
+ commerce. &mdash; Les colonies de Chacaltepec et de Saint-Raphaël, et
+ les théories fouriéristes.</p>
+
+<p>Le 3 octobre, dans la matinée, M. Emmanuel Amour, jeune Mexicain élevé
+à Londres, vient me prendre à l'hôtel pour me conduire chez quelques
+familles pauvres. Ce n'est pas connaître un pays que de n'y voir que
+les grands; il faut savoir aussi comment vit le peuple, et aller le
+voir chez lui. Nous arrivons d'abord chez un brave homme qui tombe du
+mal caduc. Deux chambres pour lui, sa femme et ses nombreux enfants;
+les fenêtres donnent dans une cour, où la propreté laisse à désirer.
+L'escalier est un casse-cou, et le malheureux locataire est au lit
+pour l'avoir dégringolé. Un tel logement se paie 10 piastres (50 fr.)
+par mois.</p>
+
+<p>Plus loin, nous entrons chez une pauvre veuve, qui vient d'envoyer à
+l'école ses nombreux enfants. Elle est aussi dans une cour et au
+rez-de-chaussée. Sa demeure se compose de deux chambres non pavées;
+les exhalaisons <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> qui sortent de la bouche d'égout dans la
+cour la rendent infecte. Elle paie 8 piastres (40 fr.) par mois.</p>
+
+<p>Dans un autre quartier, nous pénétrons dans une espèce de cité
+ouvrière. C'est une ruelle bordée de deux constructions en adobe à un
+seul rez-de-chaussée, et divisées en chambres ayant chacune une porte
+et une fenêtre. Chaque chambre sert à une famille entière. Faute de
+pavé, on étend par terre une vieille natte. La famille que nous
+visitons paie 6 piastres (30 fr.) par mois. Il est impossible que les
+familles conservent la santé et la moralité dans ces conditions. Le
+logement a une sérieuse influence sur ces deux grandes choses. Les
+peuples chez lesquels l'ouvrier a sa maison pourvue d'air et de
+lumière, et assez vaste pour permettre la séparation des parents et
+des enfants des deux sexes, ont une bien moins grande mortalité. Or
+les hommes sont le premier et le plus essentiel capital d'un peuple.
+Les gouvernements qui savent les faire vivre enrichissent le pays.</p>
+
+<p>Quelle aberration de dépenser des millions pour aller, à grands frais,
+chercher en Europe quelques milliers d'émigrants, et de laisser mourir
+les centaines de mille enfants qui naissent dans le pays! Ne serait-il
+pas préférable de favoriser l'élan vers les sentiments humanitaires de
+la classe qui possède? Il faudrait aussi susciter des compagnies qui,
+comme les <i>building societies</i> de l'Amérique,
+construiraient pour les familles du peuple des logements sains. Elles
+en deviendraient propriétaires après un certain nombre d'années,
+moyennant une redevance <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> mensuelle représentant l'intérêt et
+l'amortissement. Si les municipalités donnaient pour cela les terrains
+disponibles, chaque famille pourrait, au bout de 10 ans, posséder sa
+maison indépendante, composée de 4 à 5 pièces, avec cour et jardin,
+eau et lumière. L'intérêt et l'amortissement ne dépasseraient pas la
+moitié du loyer qu'elles paient maintenant: car les constructions en
+adobe ne sont pas chères.</p>
+
+<p>Bien entendu qu'il faudrait que les lois permissent au père de laisser
+au plus digne de ses enfants ce foyer péniblement acquis, pour qu'il y
+conserve les traditions de la famille. Une liquidation forcée, qui, à
+la mort du père, obligerait les enfants à vendre la maison pour s'en
+partager les deniers, détruirait l'effet de la mesure.</p>
+
+<p>M. Amour me conduit encore dans une <i>proveeduria</i>, cuisine économique
+où les familles pauvres visitées par sa Conférence viennent chercher
+la nourriture journalière. À côté de la cuisine, une école gratuite,
+dont la Conférence fait les frais, reçoit les petits garçons et les
+petites filles de ces familles. La charité catholique est très
+ingénieuse à panser les plaies qu'elle rencontre. Combien de peine et
+d'argent on s'épargnerait, si l'on était aussi ingénieux à remonter
+aux causes et à couper le mal à la racine! Ainsi, combien de malades
+de moins à soigner et de malheureux à secourir, par le simple
+assainissement des logements des familles du peuple!</p>
+
+<p>M. Amour me présente à sa famille, qui a passé un hiver à Nice et se
+propose d'y revenir. Elle me fait bon <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> accueil et me reçoit à
+sa table. Dans l'après-midi, il me conduit à quelques milles de
+distance, à Tacubaia, visiter une ferme appartenant à l'un de ses
+parents. Elle comprend une surface de 10 caballerias <sup>1</sup>/<sub>2</sub> (la
+caballeria équivaut environ à 16 hectares).</p>
+
+<p>La maison a un seul rez-de-chaussée. Elle est entourée d'un superbe
+parc. Ses nombreuses pièces peuvent loger grandement toute une
+famille. La ferme nourrit 300 vaches, dont le lait se vend à Mexico
+environ 30 centimes le litre. On sème aussi du blé, du maïs, de
+l'avoine, des haricots, et l'on fait du <i>pulche</i>.</p>
+
+<p>On emploie la charrue de bois et la charrue américaine. Je vois aussi
+diverses machines à nettoyer le blé. Le blé ne donne que 8 à 10%;
+mais, dans certaines vallées, comme la vallée San-Martino, près
+Puebla, il rapporte de 20 à 40%. Chaque plant d'aloès, appelé <i>maguei</i>
+dans le pays, rapporte par jour, durant trois mois, 3 litres de
+pulche, qu'on vend 1 réal le litre (60 centimes). La qualité fine
+vient des jeunes plantes de 4 à 5 ans, que l'on appelle <i>maguei
+manzo</i>. La deuxième qualité provient du <i>maguei tlacique</i>.
+Vingt-quatre hommes suffisent à travailler cette ferme. On y fait
+aussi des briques d'adobe et des briques cuites. Les familles des
+travailleurs, ici comme partout, n'ont qu'une seule chambre. Les
+hommes sont payés 3 réaux par jour, un peu plus de 1 fr. 50. La terre
+bien travaillée rapporte environ 10% net, quelquefois le 20 et 25% du
+capital.</p>
+
+<p>M. Amour aurait voulu me faire visiter son hacienda, <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> de
+San-Raphaël, à 40 lieues de Mexico. On s'y rend en deux jours à
+cheval; mais le temps me manque, et je dois me contenter de lui
+demander quelques détails. Cette hacienda comprend 18 lieues carrées.
+Elle est en <i>tierra caliente</i> (zone chaude). On y cultive la canne à
+sucre, et le produit est consommé dans le pays. Sur les 3,500
+habitants qui vivent de la ferme, une centaine de petits enfants
+meurent tous les ans de la piqûre de scorpions venimeux. Les chambres
+qui servent de logement aux familles manquent de pavé.</p>
+
+<p>Il y a foire à Tacubaja, et de nombreuses roulettes et autres jeux
+sont en activité. Au retour, nous entrons dans le parc de Chapultepec,
+au pied du Castillo. Ce petit château fut le palais de Montézuma, le
+dernier roi ou empereur des Mexicains. On voit là une superbe forêt
+d'<i>ahuehuete</i>, arbre de la famille des cyprès. Un d'eux a 5 mètres de
+diamètre, et de 40 à 50 mètres de haut. Le baron de Humboldt estime
+que ces arbres peuvent avoir 2,000 ans. Il est bien tard quand nous
+rentrons; mais il me reste encore du temps pour faire dans la soirée
+une conférence à une réunion de jeunes gens.</p>
+
+<p>À mon retour à l'hôtel, j'entends les veilleurs pousser leurs sifflets
+d'heure en heure. Cet usage est commun à toutes les villes du Mexique.
+Les crécelles des Chinois et des Japonais sont ici remplacées par des
+sifflets.</p>
+
+<p>Un ami m'avait donné une carte pour M. Domingo Gana, ministre
+plénipotentiaire du Chili auprès de la république mexicaine. Il
+m'accueille avec bonté, et <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> m'offre de me présenter au
+ministre de fomento: c'est le nom qu'on donne ici aux travaux publics.
+Le ministre n'est pas à son bureau; mais son secrétaire me fournit
+plusieurs renseignements, et m'envoie à l'hôtel six volumes de
+documents officiels. Nous passons à l'Observatoire, où le directeur,
+M. Mariano de la Barcena, nous fait visiter l'établissement. Il me
+montre les plans projetés pour l'assainissement de la ville de Mexico.
+Il s'agirait de drainer la vallée au moyen d'un canal qui aboutirait
+dans la vallée voisine à travers un tunnel. La dépense prévue est de
+10,000,000 de piastres (50,000,000 fr.). Ce travail débarrasserait
+Mexico de la fièvre typhoïde et autres infections résultant
+actuellement du défaut d'écoulement des égouts. Le lac Tecxoco, en
+effet, où ces égouts se déversent, n'est que d'un mètre et demi plus
+bas que le sol de la ville. Il ne faut pas oublier que cette capitale,
+comme Venise, avait été construite dans une lagune, pour se mettre à
+l'abri des incursions ennemies. M. de la Barcena m'envoie aussi à
+l'hôtel trois volumes des <i>Annales de l'Observatoire</i> et une lettre
+pour le gouverneur de Guanajuato. C'est dans cette ville que je dois
+m'arrêter, pour visiter les mines les plus importantes du pays. M.
+Gana me présente à sa famille et me retient à déjeuner. Je retrouve là
+cette bonne hospitalité que j'avais si bien appréciée au Chili.</p>
+
+<a id="img029" name="img029"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img029.jpg" width="500" height="306" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Bois de Chapultepec.</p>
+</div>
+
+<p>L'après-midi est employé aux visites d'adieux, et je passe la soirée
+chez M. Coutoly, notre ministre de France. Il m'apprend qu'il y a
+environ 10,000 Français au <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Mexique, dont 2,000 dans la
+capitale. Malgré les tristes souvenirs de l'expédition impériale, la
+colonie est sympathique au pays. Si nous savions profiter de cette
+sympathie entre les races latines, nous pourrions monopoliser le
+commerce et l'industrie de l'Amérique espagnole. Le plus grand nombre
+de colons viennent des pays basques et béarnais et de la vallée de
+Barcelonnette; ces derniers monopolisent dans presque tout le Mexique
+le commerce d'étoffes populaires. Quittant leurs troupeaux des
+Basses-Alpes, ils arrivent ici fort jeunes. Ils sont employés par un
+compatriote aux travaux les plus humbles, avec un salaire presque
+insignifiant; mais, si le sujet est appliqué et fidèle, il monte en
+grade et finit par être envoyé dans une autre ville, pour fonder un
+nouveau magasin en commandite.</p>
+
+<p>Une des causes qui affaiblissent l'action de nos colonies à
+l'étranger, c'est la désunion. Les Français sont malheureusement
+divisés au dehors comme chez eux. M. Coutoly au Mexique a su créer
+l'union. Il installe en ce moment une chambre de commerce
+consultative, et tous les nationaux se groupent volontiers autour de
+lui. Il en sera toujours ainsi, lorsqu'un agent intelligent voudra
+s'occuper avec tact des intérêts dont il est chargé. M. Coutoly
+s'intéresse aussi au relèvement des deux colonies françaises de
+Chacaltepec et de Saint-Raphaël, situées sur le fleuve Palma, dans
+l'État de Vera-Cruz. En 1830, quelques fouriéristes, pour appliquer
+leurs doctrines phalanstériennes, achetèrent là un morceau de
+<span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> forêt vierge, et y amenèrent quelques paysans bourguignons
+séduits par leurs théories. Mais le fait prouva bientôt leur fausseté.
+Le chef de la colonie devint un petit tyran, qu'il fallut chasser; et
+ce n'est que lorsque ces bons paysans, rentrant dans les voies de la
+nature, travaillèrent librement pour eux et leur famille, qu'ils
+virent naître la prospérité.</p>
+
+<p>Ces faits ne devraient pas passer inaperçus: ils feraient tomber le
+bandeau des yeux à ces personnes de bonne foi qui se laissent
+facilement séduire par des doctrines analogues à celles de Fourier.</p>
+
+<p>Les mêmes maux et les mêmes utopies renaissent à travers les
+générations: il est toujours utile aux enfants de s'éclairer des
+essais faits par leurs pères, afin d'éviter les mêmes écueils.</p>
+
+<p>Débarrassés des chefs phalanstériens, les colons rencontrèrent bientôt
+d'autres ennemis: les maladies et les voisins. Un Mexicain de bonne
+volonté leur vendit à Saint-Raphaël, de l'autre côté de la rivière,
+des terrains plus sains, et l'on eut deux colonies. Des gens
+malintentionnés ne cessaient de contester leurs propriétés. Un ancien
+préfet alla même jusqu'à faire assassiner un colon, nommé Bourillon, à
+la suite d'une contestation de limite. M. Coutoly comprit bientôt que,
+si ce crime restait impuni, c'était la ruine de la colonie: il obtint,
+non sans effort, que justice fût faite. L'assassin est au bagne, et
+les colons sont pleins d'espérance, d'autant plus qu'ils comptent que
+la régie française pourra faire avec eux un <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> traité pour
+l'achat de leurs tabacs. Une difficulté plus grave provient de la zone
+dans laquelle se trouvent ces colonies. D'après une loi de l'État,
+aucun étranger ne peut acheter des terres à une distance moindre de 5
+lieues des côtes, et de 20 lieues de la frontière nord. Or nos
+colonies sont dans la zone réservée. Une décision des Chambres pourra
+régulariser le fait, en tant que colonies créées par l'État. Notre
+ministre se propose de visiter prochainement ses compatriotes,
+accompagné du ministre de colonisation.</p>
+
+<p>Puisqu'on dépense tant de millions à créer des colonies nouvelles,
+c'est bien le moins que l'on fasse quelque chose pour faire prospérer
+celles qui existent! M. Coutoly a été élevé en Allemagne, et en a
+rapporté des idées pratiques. Il a eu l'excellente pensée de demander
+au gouvernement mexicain communication des travaux publics projetés,
+afin de les faire connaître en France. Comme premier résultat, il a
+obtenu pour une Compagnie française la concession des travaux du
+chemin de fer de Vera-Cruz. Si tous nos agents diplomatiques en
+faisaient autant auprès des gouvernements chez lesquels ils sont
+accrédités, l'on verrait plus souvent les capitaux français employés à
+l'étranger au lieu de se perdre en spéculations de Bourse. Il ne nous
+manque ni l'intelligence ni l'énergie; et, si nous nous répandons peu,
+c'est que nous ignorons beaucoup. Que de jeunes gens trouveraient un
+emploi utile et lucratif dans ces entreprises à l'étranger! Nous
+aurions plus de travailleurs et moins de déclassés.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> CHAPITRE XI</h3>
+
+<p class="resume">
+ Départ de Mexico. &mdash; Les lignes de chemins de fer. &mdash; La
+ culture. &mdash; Queretaro et la fin tragique de Maximilien. &mdash; Arrivée à
+ Guanajuato. &mdash; Trois étudiants journalistes. &mdash; Un journaliste
+ français et la Commune de Paris. &mdash; La ville de Guanajuato. &mdash; Visite
+ de la mine de la Cata. &mdash; Détails d'exploitation. &mdash; Situation de
+ l'ouvrier. &mdash; Rendement. &mdash; La mine de Valenciana. &mdash; La hacienda de
+ mineria de Saint-François-Xavier. &mdash; Détails de
+ fonctionnement. &mdash; Une aventure à l'hôpital. &mdash; Les &oelig;uvres de
+ charité.</p>
+
+<p>Le 5 octobre, M. Marchand m'accompagne à la gare. Le train part à 6
+heures du matin. Les quais sont encombrés de balles de coton et de
+blocs de marbre. La locomotive siffle, et me voilà en route. Les
+wagons sont les mêmes qu'aux États-Unis, longs et larges; ils ont
+water-closet et robinet d'eau. Mais on peut difficilement se promener,
+à cause du balancement. Plusieurs en éprouvent même le mal de mer. La
+plupart des lignes de chemins de fer ont été concédées à des
+Compagnies américaines. Le gouvernement mexicain leur paie une
+subvention de 6,000 dollars, soit 30,000 fr., par kilomètre, et la
+construction coûte souvent moins; mais cette subvention est donnée en
+bons reçus en paiement des droits de douane, et ces bons perdent en ce
+moment 20%. Deux lignes se dirigent vers le nord: le chemin de fer
+national à voie étroite, qui doit rejoindre à Laredo (Texas) la ligne
+des États-Unis. <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> Cette ligne vient d'être ouverte jusqu'à
+Saltillo; mais les travaux sont en ce moment suspendus, faute de
+fonds. On espère néanmoins que, dans un an ou deux, la ligne sera
+complètement terminée. Une autre ligne à voie large, appelée chemin de
+fer central, va être ouverte jusqu'à Aguas-Calientes, station
+thermale. De là elle traverse la région minière de Zacatecas, et
+rejoint les lignes américaines à Paso del Norte, dans le
+Nouveau-Mexique. Cette ligne sera ouverte en juin prochain, et l'on
+pourra ainsi de Mexico aller en wagon aussi bien à New-York qu'à
+San-Francisco. Plusieurs autres lignes sont en construction entre les
+deux Océans. La ligne de Vera-Cruz doit rejoindre Manzanillo, sur le
+Pacifique. Une autre ligne doit unir le port de Tampico, sur
+l'Atlantique, à celui de San-Blas, sur le Pacifique. Le port de
+Guajama, dans le golfe de la Californie, sera mis en communication
+avec Tucson, dans l'Arizona, à travers le Sonora. Corpus-Christi, sur
+l'Atlantique, sera relié à Laredo. Plusieurs autres lignes sont
+concédées ou à l'étude. Dans peu de temps, un réseau complet permettra
+d'atteindre facilement tous les points de la vaste République et d'en
+exploiter les richesses. Il est probable que ces richesses seront
+mieux utilisées par la race anglo-saxonne de l'Amérique du Nord, plus
+active et plus entreprenante. Les Mexicains le craignent. Un d'eux me
+disait: «Les Yankees sont riches: ils viendront et achèteront nos
+terres, et peu à peu nous déposséderont; d'autant plus qu'ils aimeront
+changer les glaces et les chaleurs de New-York contre le <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span>
+climat de Mexico, tempéré et délicieux aussi bien en été qu'en hiver.»
+Ce Mexicain disait vrai: les Yankees sont en train de faire ainsi la
+conquête pacifique de l'immense pays de leurs voisins; mais elle est
+légitime. Dieu a donné à l'homme la terre pour qu'il la travaille et
+s'y multiplie, non pour la monopoliser en quelques mains, qui,
+jouissant au loin du fruit du travail de leurs paysans, laissent
+ceux-ci languir dans la misère. L'énergie et l'intelligence ne
+manquent pas aux Mexicains; elles sont assoupies ou dirigées vers
+l'assaut du pouvoir. Il est probable que l'émulation les réveillera et
+les poussera dans une meilleure direction. Les Mexicains ont peu de
+sympathie pour la race anglo-saxonne, froide et positive.
+Communicatifs et poétiques, ils se lient bien mieux avec les nations
+de race latine. Dans ces dispositions, il serait facile d'arriver, par
+des concessions de terre et de travaux publics, à des combinaisons qui
+permettraient aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, de prendre
+part à l'exploitation des richesses du pays, sans en laisser le
+monopole aux Yankees. Mais il est temps de poursuivre ma route.</p>
+
+<a id="img030" name="img030"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img030.jpg" width="400" height="555" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Environs de Cordoba.&mdash;Palmier Royal.</p>
+</div>
+
+<p>Le train suit la vallée de Mexico. Dans les marécages, je vois des
+buffles, et dans les prairies, des vaches et des chevaux. De vastes
+champs de maïs sont clôturés par des haies de <i>cactus gigantea</i>. On
+les appelle ici <i>organos</i>, parce qu'ils ressemblent à des tuyaux
+d'orgue. Je remarque aussi souvent d'énormes poivriers, qui atteignent
+ici les proportions d'arbres de haute futaie, et des champs de figues
+de Barbarie, qu'on appelle <i>tuñas</i>. <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> Les indigènes les
+vendent au marché, s'en nourrissent, et en font une pâte concentrée,
+qu'ils appellent <i>queso</i>, ou fromage de tuña. Les villages ont tous
+leur église à coupole. Les <i>rancherias</i> sont de plus en plus
+misérables. Ce sont de pauvres maisons ou cabanes composées de terre,
+de paille, de pierres posées à sec, de vieilles traverses de chemin de
+fer, ou même d'un lambeau de toile. Les membres d'une famille y vivent
+pêle-mêle. Partout des troupes de baudets charrient le foin, la
+paille, le bois qui alimente le feu de la locomotive. Je vois même de
+pauvres Indiens faire concurrence aux baudets: ils s'en vont dans la
+forêt, et rapportent sur leurs épaules un long fardeau de bois, du
+poids de 18 arobas, presque 100 kilog., pour lequel on leur donne 2 ou
+3 réaux.</p>
+
+<p>À toutes les gares, toujours les mêmes gendarmes ruraux, armés
+jusqu'aux dents, et de nombreuses filles ou femmes qui vendent des
+fruits, des gâteaux, des confitures et autres plats du pays. Dans
+certaines gares on vend aussi des paniers, boîtes et autres travaux en
+paille, des petits ouvrages et des lazos en fils d'aloès.</p>
+
+<a id="img031" name="img031"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img031.jpg" width="400" height="609" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Indienne vendant des tamales et des tortillas
+(plats indiens).</p>
+</div>
+
+<p>Nous traversons un terrain montagneux, et passons dans une seconde
+vallée. Mon baromètre anéroïde descend de 2,300 à 1,800 mètres; mais,
+par contre, le thermomètre, qui marquait 20° centigrades dans la
+vallée de Mexico, monte ici à 25°. À Ercoles, j'aperçois une fabrique
+de cotonnade. Plus loin, je vois de pauvres Indiens nus. Enfin la
+terre devient plus cultivée: nous approchons d'une ville. Les vergers
+ont des pommiers et des poiriers, <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> à côté des orangers et
+des bananiers. Les paysans arrosent leurs légumes et leur maïs au
+moyen d'un trébuchet. Cet instrument primitif consiste en un levier
+formé d'une longue perche, qui porte à un des bouts un seau et à
+l'autre bout une grosse pierre pour faire contrepoids. Le seau est
+poussé par un homme dans le puits, où il se remplit, et versé dans une
+caisse, d'où l'eau s'échappe dans les rigoles.</p>
+
+<p>Les coolies de l'Hindoustan, plus habiles, emploient les b&oelig;ufs à
+tirer du puits de grandes poches de cuir ramenant 100 litres d'eau; le
+Yankee, plus industrieux, installe un moulin à vent, et économise ses
+bras, qui feront autre chose.</p>
+
+<p>Parmi les légumes, je remarque un gros haricot, dont la plante a des
+feuilles semblables à celles du tabac: on l'appelle <i>haba</i> dans le
+pays. Le maïs est semé deux fois l'an: durant les six mois de pluies,
+d'avril à novembre, il pousse et mûrit; on le resème et on l'arrose
+durant les autres six mois, et on a ainsi deux récoltes l'an. Enfin
+voici Queretaro, avec ses nombreuses coupoles. Cette ville compte
+60,000 habitants, et rappelle la mort tragique de l'empereur
+Maximilien. C'est le 19 juin 1867 qu'il fut extrait du couvent où il
+était prisonnier, et conduit sur le <i>Cerro de las campanas</i>, à 500
+mètres de la ville. Il y fut fusillé avec le général Miramon. Le train
+passe près de cet endroit lugubre et suit sa route. Il traverse une
+plaine bien cultivée, où je remarque l'olivier de Provence, et des
+nuées de grives qui dévorent le maïs. Vers 5 heures <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> nous
+arrivons à Silao. Le baromètre anéroïde marque 1,600 mètres
+d'altitude, et le thermomètre, 30°. Je prends l'embranchement de
+Guanajuato, et, deux heures après, je descends dans la capitale de
+l'État de ce nom. Elle est située au centre du principal district
+minier du Mexique. L'hôtel est petit et encombré: je ne puis obtenir
+qu'une chambre sans fenêtre; mais je n'ai pas le choix: il n'y a point
+d'autre hôtel convenable. Un torrent voisin reçoit les résidus de
+l'établissement et des autres maisons, et envoie des miasmes qui, à
+une moindre altitude, engendreraient certainement des maladies
+contagieuses.</p>
+
+<p>Je passe la soirée avec trois jeunes étudiants qui sont venus ici
+fonder un journal, et j'ai la chance de leur acheter le premier
+exemplaire du premier numéro. Nous causons sur l'importance de la
+presse et sur la grande responsabilité des journalistes: ils prêchent
+le peuple, et peuvent l'éclairer ou le fourvoyer. J'indique à ces
+novices plusieurs publications où ils pourront puiser à bonne source,
+et je les quitte bien disposés à s'instruire pour instruire les
+autres. Ces jeunes gens ramènent à ma mémoire le souvenir d'un
+journaliste parisien avec lequel j'avais fait route dans les Antilles.
+Il brodait ses correspondances d'inventions multiples, affirmant ce
+qu'il n'avait jamais vu et les émaillant de doctrines qui m'étonnaient
+chez un homme sensé. À mes observations sur ce procédé, il répond
+qu'il écrit pour les badauds, et que peu lui importe la vérité, pourvu
+que le journal se vende. Quant aux doctrines, il ne croit pas un mot
+de ce <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> qu'il écrit; son journal est radical et s'adresse aux
+imbéciles. Mon étonnement fut encore plus grand et je ne pus
+m'empêcher de lui dire qu'il jouait avec le feu, et que les communards
+qui avaient brûlé Paris n'étaient coupables d'autres choses que
+d'avoir pris au sérieux de tels journalistes qui au fond étaient les
+vrais incendiaires. Peut-on traiter d'un c&oelig;ur si léger des choses
+si graves!</p>
+
+<p>Le lendemain je me rends chez le gouverneur pour lui présenter la
+lettre que j'avais apportée de Mexico. Comme il n'est pas encore au
+bureau, j'utilise mon temps à visiter la ville. Elle est enclavée dans
+des montagnes qui laissent peu de plaine. Les rues sont étroites et
+les maisons entassées. Les quartiers ouvriers s'étendent sur les
+flancs escarpés; 80,000 habitants sont réunis dans un espace étroit,
+mais l'atmosphère est pure à 1,600 mètres d'altitude. L'air est
+raréfié et les distances s'effacent. Un objet placé à une lieue paraît
+rapproché à 1 kilomètre. En fait de monuments on agrandit l'Église de
+la Compañia. La coupole percée à jour est d'un superbe effet. La
+façade, en style baroque, surchargée de sculptures, est semblable à
+celles qu'on voit dans toute l'Amérique espagnole. Un grand théâtre
+est aussi en construction.</p>
+
+<p>À 10 heures M. Manoel Muños Ledo, gouverneur de l'État de Guanajuato,
+me reçoit avec bienveillance. Apprenant que je désire visiter les
+mines, il me donne une lettre par laquelle il me recommande à Don
+Pablo Orozco, un des premiers ingénieurs du pays. M. Orozco regrette
+que ses occupations du samedi ne lui permettent pas de <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span>
+m'accompagner en personne, mais il appelle un domestique; il lui
+enjoint de seller ses deux meilleurs chevaux et de venir me prendre à
+l'hôtel.</p>
+
+<p>Peu de temps après l'Indien ramène un superbe cheval richement
+harnaché. Les ornements de la selle et les étriers sont en argent
+massif, la selle porte le lazo traditionnel, le revolver, l'épée et la
+cravache. Je monte en selle et le domestique me suit sur un autre
+cheval à distance respectueuse. Cet Indien, fort poli, montre beaucoup
+de tact. Sur un signe il approche, répond à mes questions et retourne
+à sa place. Nous traversons la ville, et grimpons sur les flancs
+garnis de maisons de terre, misérables demeures des ouvriers,
+quelques-uns sont étendus à terre, ivres morts. Nous longeons un
+torrent et arrivons à la mine de la Cata, la plus riche en ce moment.
+Telle mine qui est aujourd'hui la plus riche peut devenir demain la
+plus pauvre par la perte ou le rétrécissement du filon. Nous trouvons
+le directeur au bureau, et comme la paye du samedi ne lui permet pas
+de m'accompagner, il me fait conduire par un employé. Nous arrivons à
+la mine à travers de petits sentiers. La porte en est soigneusement
+fermée. Au dehors, de nombreux ouvriers et ouvrières brisent les
+pierres pour séparer la partie qui contient le métal; nous pénétrons à
+l'intérieur à la lueur d'une torche composée d'une corde d'aloès
+détrempée dans une substance résineuse. Après une longue descente, les
+marches sont remplacées par des échelles. Nous parcourons des
+galeries, descendons dans <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> des puits, passons dans des trous
+où j'ai de la peine à me faufiler; nous arrivons ainsi à de nombreux
+chantiers où les ouvriers, à l'aide de l'aiguille et du marteau,
+percent la roche et tirent la mine. La chaleur est intolérable. Après
+une explosion, les gaz qui se dégagent rendent la respiration
+difficile. Aussi ces pauvres ouvriers, à cette vie de taupes, sont
+bientôt épuisés. Leur sang s'appauvrit faute d'air et ils deviennent
+anémiques. La chaleur les force à travailler presque nus. Les divers
+chantiers sont confiés à un chef mineur qui, moyennant 40 à 45
+piastres, doit faire un mètre de galerie de 4 mètres de diamètre.
+Celui-ci prend à sa solde d'autres mineurs, et ils gagnent de 4 à 5
+fr. par jour. Le travail se continue la nuit par d'autres ouvriers
+travaillant dans les mêmes conditions. Les pierres sont portées à dos
+d'homme sur des wagonnets, à certaines galeries d'où elles gagnent le
+puits d'extraction. Les porteurs reçoivent 1 réal (60 centimes) par 25
+arobas de 25 livres et gagnent de 4 à 5 réaux par jour. Les femmes qui
+font le triage des pierres reçoivent de 3 à 4 réaux par jour. Pour les
+mines, on emploie la poudre dans la roche sèche et dure, et la
+dynamite dans l'eau ou dans la roche poreuse. Une mine de dynamite
+produit l'effet de 10 mines de poudre et coûte environ 1 fr. 25. La
+mine de poudre coûte 45 centimes ou neuf centavos. Le minerai le plus
+riche contient 94 marcos par charge de 14 arobas; le marco équivaut à
+6 réaux. La mine emploie un millier d'ouvriers et extrait une moyenne
+de 2,000 charges par semaine, <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> donnant un produit de 7 à
+8,000 piastres. Le minerai contient 45 grains d'or pour chaque marc
+d'argent. Les employés comptables, surveillants, contre-maîtres,
+reçoivent 20 piastres par semaine. La mine est en exploitation depuis
+15 ans et atteint 400 mètres de profondeur. Trois puits d'extraction
+servent à ramener l'eau, les pierres et le minerai à la surface. Dans
+un, les poids sont montés par machine à vapeur. Les deux autres
+fonctionnent au moyen de 5 mules qui tournent une roue enroulant sur
+un cylindre la corde dont un bout monte pendant que l'autre descend.
+Pas de caisse d'épargne, pas de société de secours mutuels. En cas
+d'accident, l'ouvrier est soigné aux frais de l'administration. S'il
+reste estropié, il reçoit un secours une fois donné. S'il meurt, la
+famille reçoit une indemnité dont le minimum est de 15 piastres. Dans
+une telle situation, l'ouvrier est heureux d'avoir la foi! J'ai vu,
+par-ci par-là dans la mine, des statues et des autels près desquels il
+vient puiser la force de continuer son dur labeur. Au sortir de la
+mine j'offre un pourboire à l'ouvrier qui m'a précédé avec la torche,
+et à mon grand étonnement il le refuse. Le même fait se reproduit dans
+ma visite aux autres mines. À mon retour au bureau, le patron avait
+fait mettre de côté pour me l'offrir, un choix de pierres et de
+cristallisations les plus curieuses.</p>
+
+<a id="img032" name="img032"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img032.jpg" width="400" height="308" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Guanajuato.&mdash;Puits d'extraction de la mine
+Valenciana.<br> (600 mètres de profondeur.)</p>
+</div>
+
+<p>Nous reprenons nos chevaux et grimpons la montagne pour atteindre le
+puits principal de la mine la <i>Valenciana</i>, une des plus anciennes.
+Son exploitation remonte à 1740. Le patron nous accompagne. Nous
+traversons des <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> montagnes de débris extraits depuis plus de
+100 ans, qu'on trie à nouveau. Les moyens perfectionnés actuellement
+en usage permettent d'en extraire encore une certaine quantité de
+minerai. Le puits a 600 mètres de profondeur. Trois machines à vapeur
+de 30 chevaux chaque font tourner 16 cylindres sur lesquels
+s'enroulent des câbles d'acier qu'on change tous les deux ans. Comme
+il faut porter de très loin l'eau douce destinée à la chaudière, la
+vapeur qui a servi est recondensée et convertie en eau. Celle qu'on
+extrait du puits est trop saturée de matières minérales. Pour la
+boisson des ouvriers, on apporte aussi de loin des barils d'eau à dos
+de mulet. Ce sont des mules qui charrient aux diverses <i>haciendas</i> le
+minerai. <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> On les voit défiler par centaines. Deux autres
+puits fonctionnent de la même manière. Ils ont 11 mètres de diamètre
+et un d'eux a 800 mètres de profondeur. Chaque câble monte son fardeau
+8 fois par heure. La mine emploie un millier d'ouvriers et extrait par
+semaine 1,600 charges de minerai donnant à peu près 5,000 piastres. Le
+salaire est le même que dans l'autre mine. La paye se fait le samedi
+soir. Le repos du dimanche est respecté par tous les mineurs. Nous
+suivons divers sentiers dans la montagne et arrivons à la mine de
+Nopal. Là, comme partout, les employés sont armés de leur revolver. Le
+propriétaire me donne un guide et nous suivons un tunnel, puis nous
+descendons des milliers de marches et pénétrons dans de nombreuses
+galeries qui se ramifient en tous sens. Le puits d'extraction a 500
+mètres de profondeur. Le minerai, les pierres et l'eau sont extraits
+au moyen d'un cylindre mu par la vapeur et deux cylindres mis en
+mouvement par des mules.</p>
+
+<p>La mine est pauvre en ce moment; le minerai extrait ne donne
+qu'environ 2,000 piastres par semaine. On est à la recherche de
+meilleurs filons. Le métal riche est exporté, l'autre est envoyé à la
+Monnaie que l'État possède à Guanajuato et frappé en piastres
+mexicaines.</p>
+
+<a id="img033" name="img033"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img033.jpg" width="500" height="322" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Guanajuato.&mdash;Molino de la Hacienda de
+San-Juan.&mdash;Broyage des minerais d'or et d'argent.</p>
+</div>
+
+<p>Quelques propriétaires de mines ont leurs <i>haciendas</i>; d'autres
+vendent leur minerai aux propriétaires d'<i>haciendas de mineria</i>. On
+appelle ainsi l'usine qui pulvérise le minerai pour en extraire le
+métal. Nous descendons la montagne et venons visiter la principale
+<i>hacienda</i> <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> du pays: celle de San-Frances-Xavier. Comme la
+nuit approche, on me donne un garde pour m'accompagner. À la
+<i>hacienda</i>, je vois une centaine de mules pour mettre en
+mouvement les machines. Le minerai, par quantité de 500 quintaux par
+jour, est jeté dans des moulins pour être réduit en petits morceaux.
+De là il tombe dans une salle au dessous qui contient 50
+<i>arastras</i>, ou lourdes pierres mues chacune par deux mules,
+sous lesquelles le minerai se pulvérise. Mélangé à l'eau, il forme une
+pâte terreuse qui va dans un réservoir et de là sur un séchoir en
+briques ou en ciment. On peut alors essayer le degré de richesse du
+minerai. Cette opération est faite par un essayeur public contrôlé par
+celui de la <i>Hacienda</i>. Le prix qui sera payé au propriétaire de la
+mine est basé sur ce degré de richesse établi par l'essayeur. La salle
+qui contient les 50 <i>arastras</i> s'appelle <i>galera</i>, parce qu'elle est
+tenue sous clef et que les ouvriers ne peuvent en sortir qu'à de
+certaines heures.</p>
+
+<p>Après avoir séjourné sur le séchoir un certain nombre de jours, la
+pâte devenue malléable est portée au <i>Lavadero</i>. Là elle est mélangée
+avec le mercure, en espagnol <i>azoque</i>. Quatre meules tournent la pâte
+noyée dans l'eau, qui emporte les matières étrangères et laisse au
+fond le métal amalgamé avec le mercure. Cet amalgame est porté à
+l'<i>azoqueria</i>, salle où l'on sépare le mercure au moyen d'un philtre
+en peau. Le métal est ensuite posé dans le <i>candelero</i>, vase en fer
+enfermé dans une cloche de même métal entourée de charbons. La chaleur
+évapore le mercure <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> restant, et cette vapeur est concentrée
+de nouveau au moyen d'un courant d'eau. Le métal pur reste ainsi dans
+le vase et on le prend pour l'envoyer à la Monnaie. Dans cet
+établissement de l'État, on sépare l'or de l'argent et on frappe les
+piastres. Le coût de l'opération est d'environ 3%. La quantité de
+mercure qui s'échappe dans chaque opération est calculée à 5%. À
+l'hacienda, les meilleurs ouvriers sont payés 4 piastres par semaine;
+les autres gagnent 4 à 5 réaux par jour. L'Hacienda de San-Xavier
+envoie à la Monnaie du métal pour environ 200,000 piastres par an.</p>
+
+<p>Il est nuit close lorsque nous quittons l'établissement. Nous suivons
+des sentiers solitaires et pénétrons de nouveau dans les quartiers
+ouvriers. À l'approche des églises, nous entendons le chant des
+litanies; ces braves gens, après avoir reçu leur paye du samedi,
+clôturent la semaine par le salut.</p>
+
+<p>À l'hôtel, je rencontre un jeune couple en voyage de noce. Ce sont des
+juifs de New-York, et en véritable juif, l'époux cherche à me vendre
+pour 40 piastres une <i>Histoire des États-Unis</i> qui en vaut 2.</p>
+
+<a id="img034" name="img034"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img034.jpg" width="500" height="350" alt="" title="">
+<p>Mexique.&mdash;Guanajuato.&mdash;Ateliers de la Hacienda de
+San-Juan.&mdash;Pulvérisation des minerais d'or et d'argent.</p>
+</div>
+
+<p>Le 7 octobre, jour de dimanche, les églises sont remplies de peuple,
+qui, faute de chaises, se tient accroupi par terre. À l'élévation
+plusieurs lèvent les mains en l'air en signe de supplication. Quel
+dommage qu'on laisse ensuite empoisonner ce bon peuple par le <i>vino
+mescal</i>. Cet extrait d'aloès distillé à 22 degrés, ajouté au spectacle
+des courses de <i>toros</i>, le rend féroce. Les affiches de la <i>Corrida</i>
+<span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> sont sur tous les murs. Au surplus des saltimbanques
+parcourent les rues avec musique, portant des placards où sont
+dessinées les scènes du combat pour entraîner les gens.</p>
+
+<p>Ne pouvant visiter la Monnaie, je me rends à l'Hôpital. Je n'y vois
+pas l'ordre et la propreté qu'entretiennent dans ces établissements
+les S&oelig;urs de Charité. Pendant que je parcours les salles, quelques
+jeunes gens m'abordent et m'interpellent ainsi: <i>Es vousted dottor?</i>
+Comme je sais que les Espagnols appellent <i>dottor</i>, aussi bien les
+avocats que les médecins, je réponds: <i>si senôres</i>. Ils me prient de
+me laisser conduire à l'inspection de quelques cas graves et
+difficiles pour connaître mon appréciation. Je vois alors que j'ai
+affaire à des étudiants en médecine; je n'ose reculer, et me décide à
+jouer mon rôle jusqu'à la fin. Le premier cas concerne un pauvre
+ouvrier qui a été frappé par une mine de dynamite. Les deux yeux sont
+crevés, la figure est horriblement noircie et déchirée, le bras droit
+amputé; mais le malade respire librement. «L'appareil respiratoire est
+libre, dis-je à ces jeunes gens, tout espoir n'est pas perdu. Ce que
+vous avez à craindre c'est la gangrène, il faut l'en préserver par
+l'acide phénique.»&mdash;C'est ce que nous faisons, répondent les élèves,
+contents de voir que mon avis coïncide avec le leur. Ils me conduisent
+dans une autre salle et me montrent un pauvre cordonnier qui a sur
+l'épaule une énorme excroissance de chair. En y appliquant le doigt on
+sent le battement égal à une forte palpitation. <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> Un de mes
+fermiers avait eu la même maladie; trois docteurs voulurent l'opérer,
+mais il mourut par suite de l'hémorrhagie. Je crus donc pouvoir dire à
+ces bons étudiants: Gardez-vous de l'opérer; il pourra vivre ainsi
+encore des mois et des années. Ils répliquent: Le professeur hésite en
+effet beaucoup à tenter l'opération. Me voici donc sauvé encore pour
+cette fois. Le troisième cas concerne un pauvre ouvrier qu'on vient
+d'amener; il a reçu une balle dans le ventre; un morceau d'entrailles
+est sur le lit, un autre morceau sort du trou béant; la balle reste à
+l'intérieur: Tout ce que vous pouvez faire, c'est de lier l'intestin,
+le cas me paraît désespéré, les aliments ne pouvant plus suivre leur
+voie naturelle. Telle est leur opinion. Je respire enfin voyant qu'ils
+n'ont plus d'autres cas à me montrer; je leur dis adieu et m'en vais
+tout étonné de mon aventure, mais jurant qu'on ne m'y reprendra plus.</p>
+
+<p>En fait d'autres &oelig;uvres, j'apprends qu'une Conférence de charité
+fait les frais de trois écoles réunissant 200 enfants; que les dames
+de charité entretiennent aussi plusieurs écoles de filles, qu'une
+loterie fait les frais de l'établissement des enfants trouvés, et que
+le curé a organisé une école d'arts et métiers. Le pays manque d'eau,
+soit pour l'irrigation, soit pour les besoins des mines. Le gouverneur
+m'avait parlé d'un projet de barrage pour recueillir les eaux des
+montagnes. On formerait ainsi un lac artificiel qui fournirait l'eau à
+un prix rémunérateur. Il désirait que ce projet fût signalé aux
+capitalistes étrangers. <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> Il me remet aussi le mémoire imprimé
+concernant l'État libre et souverain de Guanajuato. Ce mémoire a été
+lu par lui à l'ouverture du dixième Congrès de cet État. J'y relève
+que l'État de Guanajuato a une population de 968,113 habitants, que le
+revenu en 1881 a été de 597,146 piastres, et les dépenses de 590,709
+piastres; que l'État possède 433 écoles primaires instruisant 17,211
+enfants; mais que 176,411 restent sans instruction; que les écoles
+secondaires et supérieures coûtent fort cher et donnent un petit
+nombre de médecins, d'avocats et d'ingénieurs. Chaque élève gradué a
+coûté à l'État 7,199 piastres pour les avocats, 5,185 piastres pour
+les ingénieurs, 7,094 piastres pour les médecins; que la bienfaisance
+administrative a été fort chère et insuffisante, et qu'il importe de
+s'en décharger sur la charité et l'initiative privée; que le registre
+civil pour 1881 accuse 21,047 naissances, 3,932 mariages et 34,032
+décès. À ce propos, le gouverneur se réjouit de ce que la mortalité
+n'excède plus que d'un tiers les naissances, pendant que, les années
+précédentes, cet excédent atteignait la moitié et même les deux tiers.
+Parmi les maladies dominantes, je remarque la petite vérole. À
+l'article <i>mineria</i>, je vois qu'en 1881, dans l'État, 128 mines ont
+été dénoncées, et 114 enregistrées; que le nombre des mines
+actuellement en exploitation est de 52, et celui des <i>haciendas de
+beneficio</i> de 38. Les 602 hommes de troupes de ligne et les 430
+cavaliers que l'État équipe pour la sûreté publique ont coûté 293,510
+piastres.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> CHAPITRE XII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Départ de Guanajuato. &mdash; Silao. &mdash; La presse. &mdash; Lagos. &mdash; Route à
+ Ojuelos et à San-Luiz de Potosi. &mdash; San-Luiz. &mdash; Le
+ Gouverneur. &mdash; L'école de <i>artes y oficios</i>. &mdash; Le départ. &mdash; La femme
+ du postillon. &mdash; Je suis seul voyageur. &mdash; Le brigandage. &mdash; Les
+ villages de l'intérieur. &mdash; Un perroquet traître. &mdash; Les
+ mendiants. &mdash; Une nuit à Chalca. &mdash; Un Barcelonnette. &mdash; Un ancien
+ colonel <i>garibaldien</i>.</p>
+
+<p>Dans l'après-midi, je quitte Guanajuato, et à la station de Silao je
+trouve la musique municipale jouant à la gare pour égayer les
+voyageurs. À 5 heures le train de Mexico entre en gare, et je m'y
+installe pour arriver le soir à Lagos, point extrême de la ligne en ce
+moment. Durant le trajet, je lis les nombreux journaux que j'achète un
+peu partout sur le parcours. On peut savoir par eux ce qui se passe
+dans les diverses villes.</p>
+
+<p>Le dimanche, presque tous ces journaux impriment autant de poésie que
+de prose, et je constate qu'ici comme dans les autres nations latines,
+le rôle de la presse se réduit trop souvent à des personnalités et à
+des passions de parti. Après les avoir lus je sais toutes les
+intrigues et connais toutes les épithètes dont les adversaires se
+décorent; mais des vrais intérêts du pays, du commerce, de
+l'agriculture, de l'industrie, il en est rarement question. Dans
+quelques jours, lorsque j'aurai passé la frontière, <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> le
+dernier des journaux américains me dira ce que rapportent les mines,
+ce que promet la récolte, combien de droits de douane ont été perçus
+dans la semaine, le prix des terres et leur rendement, leur situation,
+les machines et inventions nouvelles, etc.</p>
+
+<p>Enfin, à 8 heures du soir, je suis à Lagos. Dans cette ville de 20,000
+habitants, je ne trouve qu'une mesquine auberge où on m'installe dans
+une chambre à deux lits, ayant une seule porte pour toute ouverture.
+Après le souper, je me mêle aux promeneurs qui écoutent une assez
+bonne musique sur la place; puis je vais prendre mon repos à côté d'un
+Canadien, marchand de machines, mon compagnon de chambre. Ce repos ne
+sera pas long. Les trains de Mexico partent à 4 heures, et les
+diligences pour Guadalajara et Zacatecas partent d'aussi grand matin:
+on éveille les passagers à 3 heures, et ils ne ménagent pas le bruit.</p>
+
+<p>À 6 heures du matin, je suis moi-même installé dans la diligence de
+San-Luiz Potosi. La distance de Lagos à Saltillo est d'environ 180
+lieues. La diligence la franchit en six jours, par une moyenne de 30
+lieues par jour. Le prix est de 40 piastres (200 fr.) mais les bagages
+paient presque autant. Pour un aroba (25 livres), le port est gratuit,
+pour chaque autre aroba on paie 6 piastres, plus d'un franc la livre.</p>
+
+<p>La diligence est une grande voiture dont la caisse peinturlurée repose
+sur des lanières de cuir. Des rideaux de cuir ferment les côtés. À
+l'intérieur il y a trois sièges à <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> quatre places chacun; le
+siège du milieu est mobile; une courroie mobile y sert d'appui aux
+passagers. Heureusement nous ne sommes pas au complet; 9 au lieu de
+12. Sur l'impériale, le cocher ne veut personne que ses deux
+postillons, à cause des difficultés de la route. Les sacs de cuir
+contenant la malle pour les États-Unis encombrent le derrière de la
+voiture; 8 mules nous entraînent au grand galop. Elles reprennent
+bientôt le petit pas; nous sommes encore dans la zone des pluies. Les
+chemins sont des lacs ou des fondrières; nous avançons péniblement.
+Les champs de maïs sont clôturés par des haies de <i>cactus gigantea</i>.
+Les villages portent les traces des dernières guerres. Plus loin nous
+atteignons des collines arides. Nous montons au pas les raides pentes,
+mais nous dégringolons au galop les descentes à travers les rochers.
+Nos têtes heurtent contre la voiture ou les unes contre les autres;
+parfois les sursauts les envoient au plafond. Une dame, qui est
+pourtant indigène, s'effraye, et à tout instant, lorsque la voiture se
+penche à droite ou à gauche, elle se cramponne au voisin en criant:
+<i>abajamos! abajamos!</i> Nous tombons, nous tombons. Toutefois, la
+frayeur ne l'empêche pas de fumer sa cigarette.</p>
+
+<p>Vers 11 heures, on nous fait déjeuner dans une petite auberge. J'y
+remarque une bonne vieille qui doit avoir au moins 110 ans; sa peau
+est un vrai parchemin. Je lui parle, elle répond avec grâce, tout en
+se voilant avec sa mante par modestie. Nous continuons notre route,
+aussi pénible que le matin, et vers 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du soir, nous
+<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> arrivons à Ojuelos, petite ville de 5,000 habitants. On
+m'installe à l'auberge dans une chambre à deux lits, sans fenêtre.
+Toutes les chambres ouvrent sur la cour intérieure, où sont remisées
+les voitures. C'est un peu comme les auberges de la Chine.</p>
+
+<p>Je demande un bain pour me délivrer de la poussière, on m'en promet un
+pour le matin, si je veux bien le prendre dans une cuve.</p>
+
+<p>Le lendemain matin à 5 heures je cherche ma cuve, mais l'eau s'était
+enfuie par les douves mal jointes. À 6 heures nous remontons en
+voiture. La bonne humeur est générale. On lie bientôt amitié dans ces
+diligences comme entre compagnons de la même infortune. La zone des
+pluies est franchie, et la poussière que les roues envoient dans la
+voiture nous étouffe. Le nouveau conducteur me permet de m'installer
+sur l'impériale. J'y jouis d'une belle vue et d'un air respirable,
+mais bientôt le soleil a brûlé ce qu'il a pu atteindre de ma peau;
+elle tombera. Il n'est pas mauvais parfois de faire peau neuve. Les
+diverses <i>haciendas</i> que nous rencontrons ont des barrages qui leur
+permettent de recueillir dans de petits lacs artificiels l'eau
+nécessaire. Des vols de canards sauvages y prennent leurs ébats. De ma
+position élevée, je peux voir de nombreux lapins et lièvres près des
+buissons me regarder avec curiosité. Parmi les voyageurs, un Espagnol
+les tire de temps en temps, mais sans succès. Tous les passagers ont
+carabine, ou tout au moins revolver et coutelas. Je suis le seul qui,
+pour toute arme <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> n'ai que mon couteau de poche, long de 7
+centimètres. À 10 heures on me fait remarquer une croix. Elle est
+collée à une des parois de la chapelle élevée sur la Hacienda de
+Depetate. Cette croix rappelle la mort du général Ramon de Miramon,
+fusillé contre ce mur. Il était frère du général Miramon, fusillé à
+Queretaro avec l'empereur Maximilien. Vers 11 heures on nous descend à
+San-Antonio. À l'auberge, pour déjeuner, on ne nous donne que des os.
+La route suit toujours des montagnes arides; il me semble traverser
+les Castilles ou le département des Basses-Alpes, mais un département
+grand comme la France. À 3 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> nous apercevons les nombreuses
+coupoles de San-Luiz de Potosi. Nous traversons la plaine, où le
+paysan arrose le blé au moyen de norias, et à 4 heures nous sommes
+dans cette capitale de l'État de San-Luiz de Potosi.</p>
+
+<p>Ma première visite est pour le gouverneur. Il est au Conseil, et je
+remets à son secrétaire la lettre que j'avais apportée de Mexico.
+J'avais aussi une lettre pour M. Exiga, directeur de l'école de <i>artes
+y oficios</i>, et tout en me rendant chez lui, je visite la ville. La
+<i>plaza de arme</i>, où est mon hôtel, est digne d'une grande ville. Une
+belle statue de bronze y occupe le centre d'un magnifique square. Les
+maisons sont en adobe et à un rez-de-chaussée: quelques-unes ont un
+étage au dessus.</p>
+
+<p>Les rues sont droites et larges dans la ville nouvelle, et étroites
+dans la vieille ville. Quelques églises, comme la cathédrale, sont
+vastes et belles; d'autres sont surchargées <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> de dorures, de
+sculptures, et d'ornements de toute sorte à la manière espagnole.
+Partout l'image de la Trinité, consistant en trois figures d'hommes
+absolument semblables; et partout aussi ces laides statues habillées
+de chiffons de toutes couleurs. Un parc aux abords de la ville est
+assez vaste, mais entièrement négligé.</p>
+
+<p>San-Luiz est une des villes importantes du Mexique. Après Mexico, qui
+compte 200,000 habitants, Léon en possède 100,000, Guadalajara 80,000,
+Guanajuato 70,000, et San-Luiz 50,000.</p>
+
+<p>J'arrive enfin chez M. Exiga, qui a la bonté de me faire visiter son
+école. Elle réunit 130 garçons internes, répartis en 7 ateliers de
+serruriers, menuisiers, cordonniers, imprimeurs, etc. Ces enfants
+apprennent aussi le dessin linéaire et d'ornement, la tenue des
+livres, l'anglais, le français et la musique. L'Indien a de grandes
+dispositions pour la musique. Dans la cour, une quarantaine d'enfants
+exécutent de jolis morceaux sur des instruments à vent. Le maestro est
+un Indien qui est devenu une vraie célébrité dans son art. Cette école
+a été fondée par le gouvernement et vit à ses frais. C'est de l'argent
+bien employé.</p>
+
+<p>Je prends rendez-vous avec M. Exiga pour la soirée.</p>
+
+<p>À l'hôtel je trouve une lettre que m'envoyait M. Guttierez, gouverneur
+de l'État. Il me recommandait à M. Jésus Sanchez Lozano, <i>jefe
+politico</i> du district minier de Catorce, où j'espérais visiter encore
+quelques mines. Dans la soirée, M. Exiga me présente à plusieurs
+<span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> de ses amis, avec lesquels nous pouvons causer des choses du
+pays, et un peu tard je viens à l'hôtel chercher mon repos.</p>
+
+<p>Le 10 octobre on m'éveille à 3 heures du matin. La voiture part à 4
+heures. Je suis seul passager. Malgré la satisfaction d'être sans gêne
+dans la voiture, je ne puis me délivrer d'une certaine appréhension.
+Je suis seul et sans armes, livré à des postillons inconnus, armés de
+coutelas et de revolvers. Je dois ainsi traverser, par une route de
+plusieurs jours, un pays à peu près désert où les brigands viennent à
+peine de cesser leurs exploits! Mais, courage! en avant, à la bonne
+Providence! Dieu m'a conduit jusqu'ici, il me conduira bien jusqu'à la
+fin! Le postillon est déjà à son poste lorsque sa jeune femme arrive,
+lui porte sa couverture, allume sa cigarette et sa torche résineuse,
+et lui remet son déjeuner pour la route. La femme du peuple a bien du
+mérite, et sous les haillons bat souvent un noble c&oelig;ur! Nous
+avançons dans les ténèbres, puis l'aube arrive, et avec elle le réveil
+de la nature. Les oiseaux gazouillent leur prière du matin, les
+sommets des collines se dorent, le berger pousse ses chèvres et ses
+brebis, les <i>picadores</i> à cheval mettent en route les mules et les
+baudets, et les jeunes filles s'en vont à l'eau avec leurs gracieuses
+urnes sur l'épaule. Les conducteurs ont tous coutelas et revolvers. Je
+remarque quelques charrettes conduites par des femmes, et cela me
+rassure. Après la guerre civile, le gouvernement s'est appliqué à
+détruire le brigandage. Les populations paisibles <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> qui en
+souffraient s'y sont prêtées volontiers, en appréhendant elles-mêmes
+les malfaiteurs pour les consigner à l'autorité. Ceux qui ont échappé
+aux balles et à la prison sont pour le moment réfugiés dans les
+montagnes. Les routes que je parcours portent les traces de leurs
+exploits. Par-ci, par-là, je remarque des croix, et lorsque je demande
+au conducteur ce qu'elles signifient, il me répond invariablement:
+<i>ladrones!</i> Il veut dire qu'elles rappellent les massacres des
+voleurs. Tout le monde étant armé, le vol est précédé d'une lutte, et
+le voleur devient nécessairement assassin.</p>
+
+<p>Le pays que nous traversons est un immense champ d'énormes cactus à
+figues de Barbarie. Les indigènes en prennent les feuilles, qu'ils
+passent au feu pour détruire les épines, et les donnent aux b&oelig;ufs,
+qui en sont friands. Aux cactus succèdent les youcas, dont
+quelques-uns atteignent une hauteur considérable. On les dirait les
+géants du désert. Par-ci, par-là, quelques villages en adobe et
+quelques haciendas au bord d'un étang. Les paysans suspendent à l'air
+les bêtes qu'ils tuent, et malgré la chaleur du soleil, l'air, à cette
+altitude de 1,800 mètres, les conserve assez longtemps. Le gibier
+abonde et ravage les champs de maïs.</p>
+
+<p>Vers midi on s'arrête dans un village pour déjeuner; je visite les
+pauvres habitations de terre, adressant la parole aux personnes que je
+rencontre. Les femmes sont craintives, les enfants curieux viennent
+voir l'étranger, les hommes répondent poliment à toutes mes questions.
+<span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> Dans une de ces pauvres cabanes, je trouve un perroquet; il
+me touche gentiment de la patte, monte par le bras sur l'épaule et sur
+la tête; mais le traître! il saisit mon beau chapeau de Panama, et
+d'un coup de son bec crochu lui fait un large accroc.</p>
+
+<p>Dans l'après-midi le soleil devient plus chaud et la poussière
+fatigante. À Venado je vois une usine à coton. Pendant qu'on change
+les mules, je suis entouré de mendiants qui veulent tous leur petite
+monnaie, et s'en vont en bénissant l'étranger. Au moment où l'on jette
+le lazo à une mule, elle réussit à se sauver et part furieuse à
+travers le village, gagnant la campagne. On la rattrapera plus tard.</p>
+
+<p>Le soir, vers 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, j'arrive à Chalca, où je dois passer la
+nuit. Bientôt la diligence qui fait le service en sens inverse arrive
+aussi, et amène 1 Italien, 1 Français, 2 Américains, 1 capitaine et 1
+gendarme mexicains. Il n'y a que deux chambres dans l'hôtel, et selon
+l'usage du pays, la porte sert de fenêtre. Je partage la mienne avec
+les deux Américains. Après le souper mon compatriote me raconte qu'il
+est de Barcelonnette et qu'il vient d'installer un nouveau magasin
+d'étoffes dans les environs. L'Italien est un ancien colonel
+garibaldien qui a fait la campagne des Vosges. Le gouvernement
+mexicain l'a nommé agent de colonisation et lui donne 300 piastres par
+mois pour qu'il cherche vers la frontière américaine les endroits les
+plus propices à l'établissement de colonies de race latine. Il en
+profite pour s'occuper de ventes <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> de terrains. Il m'en cite
+quelques-uns comprenant plusieurs lieues carrées à des prix variant de
+1 à 100 fr. l'hectare. Lorsqu'il découvre des terrains qui n'ont pas
+été enregistrés, dans le but d'éviter la contribution, il les signale
+au gouvernement, qui en reprend possession et les vend. Il
+collectionne aussi pour le compte du gouvernement des fossiles, tels
+que os de mastodontes et autres, destinés au musée de Mexico. Dans les
+environs de Chalca, une mine de plomb argentifère emploie en ce moment
+500 ouvriers. Elle en employait 4,000 quand elle tenait les filons
+riches. Je quitte mes voyageurs et je m'en vais sur ma dure couche,
+car on m'éveillera à 3 heures du matin.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> CHAPITRE XIII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Départ de Chalca. &mdash; Je fais un heureux. &mdash; La Hacienda de
+ Solis. &mdash; Matehuala. &mdash; Les mines du district de Catorce. &mdash; La ville
+ de Cédral. &mdash; La Hacienda de beneficio de Don Antonio Verume. &mdash; Un
+ garçon qui veut apprendre l'anglais. &mdash; Le vin de Membrillo. &mdash; La
+ Hacienda el Salado. &mdash; Les toiles d'aloès. &mdash; Les briques
+ d'adobe. &mdash; On dompte un cheval sauvage. &mdash; La soirée et la nuit à la
+ Hacienda la Ventura. &mdash; Un inconnu. &mdash; Le gibier. &mdash; Les fauves. &mdash; La
+ ville de Saltillo. &mdash; Le chemin de fer. &mdash; Le chien des
+ prairies. &mdash; Monterey. &mdash; Laredo. &mdash; Arrivée à San-Antonio.</p>
+
+<p>Le 11 octobre, à 4 heures du matin, nous sommes en route, et je
+continue à occuper seul la voiture. Le conducteur est toujours
+accompagné d'un postillon et d'un gamin, apprenti postillon. Ce
+dernier gagne 1 fr. par jour, le postillon 2 fr., et le conducteur 5
+fr. Le postillon et son aide sont souvent obligés de renouer les
+courroies cassées, de courir auprès des mules de devant, car il y a
+triple attelage. Ils regagnent le siège en grimpant par des petits
+bouts de fer attachés à la voiture, pendant qu'elle continue sa course
+et ses sursauts. Dans une de ses ascensions, le petit gamin est tombé
+il y a peu de temps, la roue lui a passé sur le bras; il le porte
+enveloppé. Il me demande la permission de se reposer par intervalles
+dans la voiture, ce que je lui accorde volontiers. Il est couvert de
+haillons et porte des semelles de cuir <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> attachées aux pieds
+par des courroies. L'intérêt que je lui montre le rend confiant, et à
+un moment donné il me dit: <i>io me voi a suya tierra</i>: je m'en vais à
+votre pays, emmenez-moi.&mdash;Et que viens-tu y faire?&mdash;Je vous servirai
+et je pourrai vivre; ici les 20 sous que je gagne sont à peine
+suffisants pour payer la nourriture que je prends en route, et malgré
+le métier pénible et dangereux, je suis toujours déchiré; je ne puis
+arriver à m'acheter une paire de souliers; et ce disant il me montre
+ses haillons et ses pieds meurtris. J'avais un veston de laine que
+j'avais acheté dans les Pyrénées et qui avait déjà fait mon premier
+tour du monde. Il m'avait rendu bien service dans les plaines glacées
+du nord de la Chine. Je le lui donne; il le met à l'instant, il est
+dans la jubilation; mais je doute que son bonheur soit aussi grand que
+le mien. Il n'y a pas de joie comparable à celle de faire des heureux.</p>
+
+<p>À 8 heures nous arrivons à une hacienda importante, appelée Solis,
+propriété d'un Espagnol. Je me dirige vers la maison du maître; la
+dame, qui se tient sur la porte, un bambin au bras, se sauve à mon
+approche. Je visite la chapelle et vois sur la place 12 hommes occupés
+à égrener du maïs en frottant les épis sur un cylindre formé de noyaux
+d'épis de maïs étroitement liés. Une machine mue par un seul homme
+égrènerait plus de maïs en moins de temps, et les 22 bras rendus ainsi
+disponibles seraient une nouvelle force productive. Je reviens au
+<i>rancho</i> où je dois déjeuner. Il est couvert en feuilles de <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span>
+<i>youcas</i>. Plusieurs images de saints tapissent les murs d'adobe. Sur
+le lit une petite harpe indique le goût de la musique chez les
+habitants. Une bonne vieille me sert quelques aliments primitifs; je
+lui demande combien d'ouvriers occupe la ferme, elle me répond: <i>una
+maquina!</i> C'est sa manière d'exprimer un grand nombre. Même réponse
+concernant les animaux, les bergers, etc. Heureusement un Indien, qui
+me paraît intelligent, est mieux au fait, et répond à plusieurs de mes
+questions. La ferme a 5 lieues de long; elle a vendu récemment 400
+mules au prix de 34 piastres chaque. Le cheval non dompté se vend 12
+piastres, et celui qui est dompté 48. Un bon âne vaut 20 piastres; les
+vaches se paient de 15 à 30 piastres, selon la quantité de lait. Une
+paire de b&oelig;ufs de labour vaut 40 piastres; les moutons, 3 piastres.
+Les bergers chefs sont payés 120 piastres l'an; les <i>pèones</i>, hommes
+de travail, reçoivent 2 réaux (1 fr.) par jour. Une <i>criada</i> (bonne)
+est payée de 3 à 6 piastres par mois; la viande se vend. 1 réal la
+livre. Les travailleurs achètent à la boutique du patron tout ce dont
+ils ont besoin. Les prix sont calculés de manière qu'après avoir à
+peine mangé, le pèon reste avec ses haillons et n'a jamais le sou.</p>
+
+<p>Mais les mules sont attelées et je reprends ma route, grimpant sur
+l'impériale pour éviter la poussière. Les cactus font place à une
+espèce d'acacia mimosa aux grandes branches. Elles avancent vers la
+voiture et m'ont égratigné plus d'une fois. Cet arbre donne un fruit
+dont le bétail est friand. Par-ci par-là quelques chiens des <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span>
+prairies et de nombreuses vipères. Elles se nourrissent d'un fruit
+rouge produit d'un cactus appelé <i>nopali</i>. Au loin se dessine la
+sierra de Catorce et un pic volcanique appelé <i>el frai</i>.</p>
+
+<p>À 1 heure <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, nous arrivons à Matehuala, ville de 18,000 habitants;
+la place est plantée d'arbres et les rues assez propres. Le chef
+politique, M. Jésus Sanchez, me présente à un Français, <i>haciendado</i>
+ou propriétaire dans le pays. J'aurais voulu m'arrêter quelques jours
+pour visiter les nombreuses mines du district de Catorce. M. Sanchez
+m'en aurait fourni toutes les facilités, mais le steamer de
+San-Francisco pour l'Australie part le 20 octobre, et j'ai encore bien
+du chemin à faire. Le manquer serait se mettre dans la nécessité
+d'attendre un mois pour l'autre départ, et arriver dans l'hémisphère
+austral au moment où le soleil l'atteint de plus près. Je me contente
+donc de demander à M. Sanchez des renseignements verbaux, qu'il me
+fournit avec la plus grande obligeance.</p>
+
+<p>Le district de Quatorce contient 45,000 habitants et possède 5 mines
+de plomb, d'argent et de cuivre. Chaque mine emploie de 200 à 800
+ouvriers. Les contre-maîtres sont payés 2 piastres par jour, les
+ouvriers travaillent à <i>tarea</i> (à la tâche), et reçoivent tant par
+mètre de trou de mine, tant par mètre de galerie, etc. Il n'y a point
+de société de secours mutuels, mais les propriétaires prennent chaque
+jour une <i>cuchara</i>, moitié d'une corne de b&oelig;uf, de minerai qui est
+mis à part et vendu par intervalles. Le <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> produit est confié à
+l'administration, qui le distribue aux ouvriers en cas d'accident ou
+de maladie, selon les besoins de la famille. Le gouvernement projette
+des lois d'assurance et d'économie obligatoire d'après le système
+allemand; mais avant d'économiser il faut avoir d'abord le nécessaire.</p>
+
+<p>M. Sanchez m'engage à visiter, à Cédral, la <i>Hacienda de Beneficio</i>,
+de Don Luiz Antonio Verume, qui est la plus importante. Je m'y rends
+vers le soir, à mon arrivée dans cette ville. Le directeur a la bonté
+de m'accompagner lui-même et de me donner de minutieuses explications.
+Le minerai d'argent vient de la mine de Concepcion, et est traité de
+trois manières différentes, selon sa composition. Il donne environ 3
+marcos <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de métal par tonne de minerai. Le premier système est celui
+que j'ai décrit en parlant de la Hacienda de Saint-François-Xavier à
+Guanajuato. Il a été inventé il y a 300 ans par Médina, aux mines de
+Pachuca. Le deuxième système est employé pour le minerai plus riche.
+On le place dans un four, avec du charbon et certains ingrédients. Par
+l'action du feu le plomb s'oxyde et l'argent reste séparé.</p>
+
+<p>Le troisième système, inventé par Alfonso Barba au Pérou, il y a 400
+ans, est l'amalgamation chaude employée pour le minerai contenant des
+iodures et bromures. Ce système tient des deux premiers. Un quatrième
+système est employé à Sonora et ailleurs, et consiste à extraire
+l'argent en le convertissant en chlorure au moyen du sel. Le mercure
+employé ici provient des mines d'Almaden <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> en Espagne. On le
+paie 50 piastres le quintal, et il perd de 10 à 12% dans chaque
+opération. Les ouvriers gagnent depuis 4 réaux jusqu'à 2 piastres par
+jour. Il y a 5 mines à Catorce; 3 sont en perte en ce moment.</p>
+
+<p>Cédral compte 5,000 habitants. Sur le marché je vois des oranges et
+des citrons; mais à l'hôtel je ne puis obtenir de vin. On me donne un
+vin de <i>membrillo</i> (de coing) qui ressemble au vin cuit. Le garçon qui
+me sert me demande le nom anglais de chaque objet qui lui tombe sous
+la main. Il en connaît déjà plusieurs; décidément il veut se rendre
+aux États-Unis.</p>
+
+<p>Après souper, je prends mon repos dans une chambre à quatre lits, où,
+pour cette fois, je suis seul.</p>
+
+<p>Le lendemain matin à 4 heures j'éveille les conducteurs et postillons.
+Ils ont passé la nuit sous le portique, étendus par terre dans une
+couverture. Le garçon de la veille m'apporte une chandelle de suif, et
+commence à me demander comment s'appelle le chandelier en anglais,
+comment le bol, la cuillère, le sucre, le café: il tient à continuer
+sa leçon.</p>
+
+<p>Peu après les mules nous ramènent au milieu du désert. Une odeur
+parfumée m'avertit que sous les buissons poussent des plantes
+aromatiques. Les matinées sont presque toujours brumeuses, mais vers 9
+heures le soleil se montre. Il a bientôt séché la rosée, et la
+poussière devient intolérable. Toutes les fois que, dans un village ou
+à une hacienda, on change les mules, je profite du temps pour visiter
+les maisons et les ranchos. Ils <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> sont toujours bien
+misérables. Quelques-uns ont pour toiture des feuilles d'aloès. Dans
+ces pauvres cabanes couchent la famille et les chiens pêle-mêle: le
+matin les femmes sont occupées à faire les <i>tortillas</i>; elles broyent
+entre deux pierres la graine de maïs et préparent dans un poêlon de
+petits ronds de pâte mince, comme le font les Bretons avec le blé
+noir. Des fours en adobe, à côté des ranchos, indiquent qu'on sait
+faire aussi le pain. Dans une rancheria<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="small">[4]</span></a>, au-dessus d'un noria on a
+suspendu un mouton entier pour le dessécher à l'air.</p>
+
+<p>Ces norias, tournés par des mules, ne montent que quelques petits
+seaux de cuir.</p>
+
+<p>À 11 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> on m'arrête pour le déjeuner à la hacienda <i>el
+Salado</i>. L'administrateur m'apprend qu'on y sème 800 fanegas de maïs
+par an (la fanega équivaut à 75 livres.) Cette culture se fait à
+métairie. L'an dernier le propriétaire a eu 20,000 fanegas pour sa
+part. L'hacienda nourrit aussi de nombreuses bêtes: 4,000 chevaux,
+1,000 ânesses, 2,000 vaches. On vend 600 chevaux l'an, au prix moyen
+de 40 piastres. Les habitants qui vivent de la ferme sont environ 600.
+Ils n'ont point d'église, mais des écoles pour les deux sexes. Dans
+cette hacienda, je vois préparer le fil d'aloès. On prend la partie
+intérieure de la plante, on la presse avec une règle de fer contre un
+rouleau de bois, et on tire par un bout. La partie grasse de la plante
+est ainsi raclée, et reste la partie filandreuse, <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> qui est
+séchée au soleil. D'autres ouvriers prennent ces fils et en font des
+ficelles et des cordes par un procédé primitif. J'en vois qui, avec
+ces ficelles, font une trame qu'ils étendent dans la cour et la
+tissent en toile grossière d'emballage. D'autres empilent les
+filaments, qu'ils recouvrent d'un morceau de toile. Ce sont des selles
+ou bâts pour les mules et les baudets. Un peu plus loin un Indien fait
+les briques d'adobe. Il mélange une terre argileuse à du fumier,
+pétrit le tout avec de l'urine de cheval, et met la pâte dans un
+moule. Il en résulte une brique large de 30 centimètres, longue de 45,
+épaisse de 10, assez semblable aux briques chinoises. Elle résiste à
+l'action de l'eau. Avec ces briques on fait toutes les constructions
+dans l'Amérique espagnole. Dans les haciendas, elles servent aussi à
+construire d'immenses cônes dans lesquels on enferme la récolte.</p>
+
+<p>Trois Indiens s'en vont de maison en maison, de rancho en rancho,
+jouant de la mandoline, de la harpe et de la guitare; ceux qui les
+demandent les paient 5 fr. l'heure.</p>
+
+<p>Nous continuons notre route, et au prochain relais je vois dompter un
+cheval sauvage. Un Indien se tient en croupe avec peine; l'animal, par
+de terribles sauts de mouton, cherche à le jeter à terre; un autre
+Indien, avec une habileté qui tient du prodige, le lace de loin,
+tantôt à une jambe, tantôt à une autre, et arrête son élan.</p>
+
+<p>Vers le soir, nous arrivons à la hacienda <i>la Ventura</i>, pour y passer
+la nuit. Le soleil envoie de l'horizon ses derniers rayons qui
+transforment les nuages en montagnes <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> de feu. Les bergers
+ramènent leur troupeau, et les chiens, leurs fidèles auxiliaires,
+poussent les retardataires. Les chevaux viennent s'abreuver à l'étang,
+qu'ombragent des saules séculaires. Un petit agneau qui s'égare me
+lèche la main; les poules, les canards et les oies cherchent leur
+perchoir; le cultivateur rentre sa charrue, les enfants se réunissent
+et commencent leurs chansons et leurs rondes. Les feux s'allument dans
+les ranchos et le son doux de quelques harpes se fait entendre. Ceux
+qui habitent la campagne connaissent le charme des soirées de la ferme
+à la belle saison. Je jette quelques sous aux enfants, qui courent et
+se précipitent pour les saisir, et je visite quelques ranchos. La
+belle scène de la nature a son revers lorsque je rentre à l'auberge.
+Bientôt la voiture qui vient de Saltillo arrivé et amène des
+voyageurs. Il n'y a que deux chambres, sans fenêtre, et nous sommes
+huit. À table, maigre souper; pas de vin et une mauvaise <i>cerveza</i>
+(bière) à 5 réaux la demi-bouteille. Heureusement, j'ai encore un peu
+de rhum que j'ai apporté de la Jamaïque. On me dit que la ferme
+appartient à un général ex-ministre de la guerre et que l'auberge est
+pour son compte. Si j'étais général et que je voulusse me mêler de
+faire l'aubergiste, je m'efforcerais de mieux traiter mes hôtes. Après
+le souper, un superbe clair de lune nous invite à sortir.</p>
+
+<p>Près de la ferme, un moulin à vent, fabriqué à Sant-Antonio, sert à
+tirer l'eau d'un puits. On voit que nous approchons des États-Unis. Un
+Indien plein d'expérience <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> et de bon sens me renseigne sur
+beaucoup de choses. L'hacienda a coûté 10,000 piastres à son
+propriétaire, il y a deux ans. Il en demande maintenant 40,000. Mon
+interlocuteur m'en fait le budget annuel: 1,000 fanegas de maïs à 3
+piastres, 3,000 piastres; 500 moutons à 3 piastres, 1,500 piastres;
+200 mules ou vaches à 20 piastres, 4,000 piastres; produit de
+l'auberge à une moyenne de 6 voyageurs par jour, à 2 piastres chacun,
+4,000 piastres. Total 12,500 piastres. Déduire 2,500 piastres de frais
+annuels, reste net 10,000 piastres, soit 50,000 fr. Avec cela on peut
+vivre commodément à l'étranger, se promener au <i>central Park</i>
+à New-York, ou jouer au billard dans un café de Paris. Mais
+pendant ce temps le reboisement des collines ne se fait pas; les
+sources de la montagne ne sont pas utilisées, le défrichement ne se
+poursuit pas, la situation des pauvres Indiens gardiens de troupeaux
+ou semeurs de maïs ne s'améliore pas.</p>
+
+<p>Le lendemain matin à 4 heures, au moment où la voiture se met en
+marche, un grand gaillard armé de coutelas et de revolver entre et
+s'assied en face de moi. Il s'étend sur son banc pour dormir. On
+m'avait pourtant dit qu'il n'y avait pas d'autres passagers; qui est
+cet étranger?&mdash;Je lui demande où il va; il me répond: À une
+<i>hacienda</i>. Pour la première fois dans ma route, j'ai un peu
+d'appréhension, mon dernier jour de voiture serait-il le moins
+heureux? Je surveille l'inconnu et attends l'aube avec impatience.</p>
+
+<p>Lorsque le jour arrive, j'éveille l'étrange compagnon <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> et lui
+demande divers renseignements. Il m'apprend qu'il est le chef de la
+poste et qu'il va visiter une station voisine. J'en profite pour me
+renseigner sur tout ce que je vois. Un Indien à cheval ramène au bout
+du lazo un <i>teçon</i>, espèce de porc épic. Je vois sur une charrette un
+jeune cerf, et j'apprends que cet animal abonde dans les environs: de
+temps en temps quelque carcasse de vache ou de cheval; ce sont les
+léopards, les petits lions d'Amérique et les ours qui les tuent et en
+font leur pâture. Mon compagnon me quitte et je continue ma route à
+travers des collines rocailleuses et désertes. L'immense plaine que je
+traverse depuis 6 jours est à 16 et 1,800 mètres d'altitude. Le
+thermomètre montait à 30° dans le jour et descendait à 20° durant la
+nuit.</p>
+
+<p>Cette plaine ressemble à celle du Punjab dans l'Hindoustan. Mais là
+l'Hindou a creusé partout des puits par lesquels il arrose son blé, et
+la population s'est multipliée. Ici l'Indien n'est pas propriétaire,
+il ne peut penser à aucune amélioration; il languit et la population
+diminue.</p>
+
+<p>Lorsqu'en un pays assez grand et assez riche pour nourrir dans
+l'abondance de nombreux millions d'habitants, on en voit languir un
+petit nombre, il faut croire que l'organisation sociale laisse à
+désirer. Avant la conquête espagnole, le Mexique nourrissait
+16,000,000 d'habitants, et il n'y avait alors ni les voies de
+communication qui empêchent les famines, ni les machines
+perfectionnées qui multiplient l'action de l'homme. Le Mexique
+<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> devrait nourrir maintenant dans l'abondance au moins
+100,000,000 d'habitants, et il n'en contient que 10,000,000!</p>
+
+<p>Le soir, à 5 heures, j'arrive à Saltillo, à l'hôtel <i>Escoban</i>.</p>
+
+<p>Saltillo, à 1,500 mètres d'altitude, est dans l'État de Coahuila et
+contient 18,000 habitants.</p>
+
+<p>La ville est assez bien tracée; une <i>alameda</i> fournit aux habitants
+une promenade ombragée. L'église est surchargée de sculptures; au
+marché je remarque de nombreux restaurants pour le peuple. Sur les
+murs, les perpétuelles affiches de <i>Corrida de Toros</i>.</p>
+
+<p>J'espère enfin trouver un bain. On m'adresse à un établissement hors
+la ville. On s'y baigne dans un réservoir à eau courante.</p>
+
+<p>Dans quelques mois les deux républiques de l'Amérique du Nord seront
+reliées par le chemin de fer. Le voyageur ne sera plus balloté durant
+de longues journées dans la diligence, mais je ne regrette pas ma
+course: elle m'a permis de voir et de juger sur place l'intérieur du
+pays.</p>
+
+<p>14 octobre.&mdash;Le temps presse, et quoique je n'aime pas voyager le
+dimanche, je suis forcé de continuer ma route. À 5 heures du matin je
+trouve l'église encore fermée et le peuple attendant à la porte. À 6
+heures je suis à la gare pour le départ. Cette gare est un simple
+wagon où l'on prend son billet; une tente sert de bureau pour
+l'enregistrement des bagages. Le tronçon de Monterey à Saltillo n'est
+ouvert que depuis un mois. La voie a O<sup>m</sup>93 <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> de large; les
+traverses sont en sapin; les rails, en acier, y sont tenus par un
+clou.</p>
+
+<p>La campagne est bien cultivée: les pommes, les poires et le raisin
+viennent à merveille. Les animaux s'effraient et fuient au passage des
+trains. Les premiers jours les Indiens en faisaient autant. Bientôt
+nous entrons dans une région montagneuse, et nous descendons
+rapidement. À Pescheria on me parle d'une grotte gigantesque des
+environs. D'après la description qu'on m'en fait, elle dépasserait en
+grandeur et en beauté la fameuse grotte Adelberg des environs de
+Trieste. Un jeune Français que je trouve dans le train m'apprend que
+son père est propriétaire d'une des 5 filatures de coton de Saltillo.
+Sa filature a 1,000 broches. Cette industrie est en progrès, mais les
+impôts sont en train de la ruiner.</p>
+
+<p>Nous voyons encore quelques chiens des prairies; ils sont très habiles
+à chasser le lièvre. À cet effet, ils se réunissent par bandes. Les
+uns se postent comme nos chasseurs, et les autres font la battue.
+Lorsqu'un d'eux a saisi le gibier, il appelle et attend les autres
+pour le partage. Les <i>zorra</i> ou renards abondent aussi, et parmi les
+serpents, celui à sonnette est le plus commun.</p>
+
+<p>La voie continue à descendre et traverse les cours d'eau sur des ponts
+de bois. À Santa-Cattarina, mon baromètre anéroïde ne marque plus que
+500 mètres d'altitude, et je revois la canne à sucre. La sécheresse
+persiste ici comme dans tout le nord du Mexique. La récolte de maïs
+est perdue, le prix en doublera et la maigre <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> pitance du
+peuple en sera encore réduite. Les wagons portent écrit en langue
+anglaise et en langue espagnole la défense de fumer. Tous les
+Mexicains fument, les Américains du Nord se plient à la consigne. J'ai
+déjà remarqué bien des fois le penchant à faire peu de cas de la loi
+chez les nations latines, et l'habitude contraire chez les
+Anglo-Saxons.</p>
+
+<p>À Monterey, capitale de Nueva-Leon, j'aperçois, au pied d'une colline,
+une chapelle de Notre-Dame de Lourdes. Enfin, nous sortons des
+montagnes et abordons la plaine sans fin. Vers 7 heures du soir, à
+Laredo, nous atteignons le Rio-Grande, que nous traversons sur un pont
+de bois. Cette rivière m'a paru fort étroite et ment à son nom. La
+petite ville de Laredo est à cheval sur les deux rives; nous stoppons
+sur la rive des États-Unis de l'Amérique du Nord, et je change mon
+wagon contre un Pullmann sleeping-car. Le matin, quand je quitte mon
+lit, je me trouve à la gare de Sant-Antonio, capitale du Texas.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> CHAPITRE XIV</h3>
+
+<p class="title">États-Unis.</p>
+
+<p class="resume">
+ Le Texas. &mdash; Les progrès depuis l'abolition de l'esclavage. &mdash; Les
+ Congrégations religieuses. &mdash; Prix des terres. &mdash; Les casernes. &mdash; Les
+ Nègres et leur ostracisme. &mdash; Départ pour San-Francisco. &mdash; Les
+ métiers d'un Yankee. &mdash; Les plantations de coton. &mdash; Les <i>cliffs</i> du
+ Rio-Grande. &mdash; Les stations dans le désert. &mdash; La consommation de la
+ bière. &mdash; Le Nouveau Mexique. &mdash; L'Arizona. &mdash; Les Mormons. &mdash; Les
+ Chinois. &mdash; Le Rio-Colorado. &mdash; Yuma. &mdash; Indio. &mdash; Le désert du Colorado.</p>
+
+<p>Le Texas appartenait au Mexique: il fut annexé aux États-Unis avec le
+Nouveau Mexique et la Haute-Californie, en 1848, à la suite d'une
+guerre acharnée qui amena les Américains du Nord jusqu'à Mexico. Le
+Texas est l'État le plus vaste des États-Unis; il comprend 170,000,000
+d'acres ou 266,000 milles carrés, avec plus d'un million et demi
+d'habitants. Il nourrissait en 1881 plus de 14,000,000 d'animaux, dont
+1,000,000 de chevaux, 5,500,000 moutons, 5,000,000 de b&oelig;ufs et
+2,000,000 de porcs. Depuis 1881, ce nombre a augmenté de plus de
+4,000,000. Les États du Sud, si éprouvés par la guerre de sécession,
+ont non seulement retrouvé leur ancienne prospérité, mais l'ont
+augmentée. La culture du coton est plus que doublée et une grande
+partie est déjà filée sur place. Sur le Mississipi on utilise même les
+peaux de <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> crocodile: je lis dans un journal une annonce qui
+en demande 5,000 à l'instant. L'ancien état de servitude pouvait bien
+enrichir un certain nombre de planteurs, mais tout état contre nature
+n'est jamais profitable. Depuis l'abolition de l'esclavage, un plus
+grand nombre de gens libres vivent sur ces états et y prospèrent.</p>
+
+<p>Les maisons d'adobe ont fait place aux maisons de bois; les rues
+étroites, aux larges avenues plantées d'arbres et bordées de jardins.
+Nous sommes dans l'Amérique anglo-saxonne. Dans le quartier du
+commerce, on voit de beaux édifices en pierre; les abords de la ville
+sont semés de gracieuses villas. L'Anglo-Saxon ne veut de la ville que
+pour les affaires. Pour ses enfants, il préfère l'air bienfaisant des
+champs, et le jardin où ils prennent leurs ébats.</p>
+
+<p>La petite ville de Sant-Antonio, qui ne comptait que 20,000 habitants
+en 1881, en a gagné 10,000 de plus en deux ans. C'est une ville en
+construction. On voit partout de hautes cheminées qui indiquent la
+présence de la vapeur.</p>
+
+<p>Mon premier soin est de m'informer du moyen d'atteindre San-Francisco.
+J'apprends qu'une ligne, récemment ouverte, m'y conduira en quatre
+jours, moyennant 79 dollars et 11 dollars en plus pour le
+sleeping-car, je pourrai ainsi arriver la veille du départ de mon
+steamer. Le train part le soir; j'ai donc toute la journée pour
+Sant-Antonio. Je me dirige vers un changeur pour avoir de la monnaie
+du pays; c'est l'ennui du <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> voyageur chaque fois qu'il passe
+une frontière. Comme je l'ai déjà observé, une monnaie de valeur
+identique pour le monde entier nous délivrerait des changeurs et de
+leurs spéculations.</p>
+
+<p>À Sant-Antonio, je visite l'hôpital tenu par les S&oelig;urs du Verbe
+Incarné, dont la maison mère est à Lyon, en France. Elles ont ici 60
+novices et desservent de nombreuses écoles et hospices dans le Texas
+et ailleurs. L'hôpital est plutôt une maison de santé. On y paie une
+pension de 2 dollars et de 1 dollar <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par jour. Les malades envoyés
+par la municipalité ne paient que 60 cens (3 fr.).</p>
+
+<p>Les Ursulines tiennent un pensionnat. Les S&oelig;urs de la Providence de
+Lorraine ont de nombreuses écoles. Sant-Antonio compte 12,000
+catholiques irlandais, allemands, mexicains, français. Ils
+sympathisent peu les uns avec les autres, et il a fallu établir une
+église pour chaque nationalité. Celle des Français a dû être fermée
+faute de fidèles. Trop souvent à l'étranger le Français ne prend le
+chemin de l'église qu'à l'occasion des décès ou des naissances. Je me
+renseigne auprès de divers bureaux d'affaires. On m'offre des lots de
+3, 10, 15, 20 et 200,000 acres au prix de 1 à 3 dollars l'acre
+(arpent). Les uns servent à la culture du coton, les autres à
+l'élevage des moutons, des b&oelig;ufs et des chevaux.</p>
+
+<p>C'est toujours la même nature que j'ai laissée au Mexique; la terre
+produit des cactus et des mimosas: toujours même sécheresse. Mais
+pendant que les propriétaires <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> du Mexique restent les bras
+croisés ou creusent un puits pour y établir un noria avec quelques
+seaux de cuirs, ici on perce des puits artésiens qui fournissent l'eau
+en abondance. Les terrains arrosés se vendent plus cher: de 4 à 5
+dollars l'acre, les spéculateurs les convertissent en prairies,
+achètent l'hiver les moutons à 1 dollar <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, les engraissent et les
+revendent le double au printemps. On m'offre aussi dans un Bureau de
+vente des terrains à fruits et légumes aux environs de la ville. On en
+demande de 15 à 20 dollars l'acre, y compris la petite maison en bois.
+Dans un de ces Bureaux je trouve un journal spécialement destiné aux
+éleveurs de moutons. Il y en a pour les éleveurs de gros bétail, pour
+les agriculteurs, etc.; toujours et partout en deçà du Rio-Grande,
+l'association sous toutes les formes fait profiter les uns de
+l'expérience des autres et multiplie les forces.</p>
+
+<p>Ici, comme à Panama, les bains se prennent chez les perruquiers.</p>
+
+<p>Un landau me conduit dans les environs aux <i>barracks</i> ou casernes. Il
+est un peu cher: 2 dollars l'heure, mais un nègre en livrée le conduit
+et un autre nègre sert de valet de pied.</p>
+
+<p>Les États-Unis entretiennent un bon nombre de soldats sur la frontière
+mexicaine. À 4 milles dans la campagne, j'arrive à un immense bâtiment
+en pierre à un étage sur rez-de-chaussée. Dans la cour, je vois des
+fourgons, des affûts, des cordages, etc. Ce sont les chantiers et les
+magasins. Au milieu de la cour s'élève une haute tour qui <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span>
+sert probablement à observer les mouvements de l'ennemi. À côté de ce
+bâtiment, un joli parc est semé d'une vingtaine de <i>cottages</i>, demeure
+des officiers et de leurs familles. Les <i>cottages</i> des sous-officiers
+sont un peu plus loin et plus simples. Je tourne le parc et arrive aux
+baraques des soldats. On a creusé la terre à 3 mètres sur un hectare
+environ, et dans ce bas-fond on a élevé les baraques et les tentes du
+camp, probablement pour les mettre à l'abri des balles sinon des obus.</p>
+
+<p>Au retour, mon nègre me conduit à la station. Ils sont nombreux les
+nègres au Texas. À Sant-Antonio, ils ont pour eux une église spéciale.
+Le Yankee, ordinairement si libéral, est intraitable lorsqu'il s'agit
+du nègre. Il a ruiné jadis les États du Sud pour l'affranchir, mais il
+ne le veut avec lui ni à l'église, ni au théâtre, ni en chemin de fer,
+ni au café. Une loi avait été faite pour le mettre sous ce rapport sur
+le pied d'égalité avec les blancs. Dans les divers États, les nègres
+avaient réclamé devant les magistrats le bénéfice de cette loi. Une
+décision de la Cour suprême, à Washington, vient de débouter les
+nègres, déclarant la loi inconstitutionnelle.</p>
+
+<p>À 6 heures la locomotive siffle et nous emporte; elle traverse une
+partie de la ville en avertissant par sa cloche les habitants d'avoir
+à se garer; puis nous voilà dans les champs. Nous avons plus de 3,000
+kilomètres de Sant-Antonio à San-Francisco. La locomotive les
+franchira en moins de 4 jours, à raison de 45 kilomètres à l'heure. Le
+train le plus rapide en Amérique est celui du Canada <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> entre
+<i>Coteau-station</i> et Ottawa. Il parcourt 50 milles à l'heure, soit
+environ 80 kilomètres. Le train entre Londres et Bristol franchit en 2
+heures la distance de 118 milles <sup>1</sup>/<sub>4</sub> qui sépare les deux villes, ce
+qui fait une vélocité de presque 100 kilomètres à l'heure.</p>
+
+<p>Un Yankee prend place près de moi. Il va inspecter les restaurants
+qu'il tient dans les gares. C'est son métier actuel et ce ne sera pas
+le dernier. Il en a déjà fait plusieurs, et entre autres, celui
+d'armateur. Sans connaître un mot de français, il est allé au Havre
+avec un navire chargé de blé et de jambons, et l'a ramené plein
+d'émigrants. Il s'occupe aussi de plantations de coton dans le Texas,
+et en quatre temps, il me fait le budget de cette culture. Aux
+récoltes moyennes il faut 2 acres, au Texas, pour produire une balle
+de coton. Le labourage coûte 2 dollars, l'ensemencement 2 dollars, la
+main-d'&oelig;uvre, durant les quatre mois qu'exige la culture (avril,
+mai, juin, juillet) 30 dollars; la récolte 16 dollars; séparer les
+graines, emballer et envoyer au marché 4 dollars; assurance et
+courtage 3 dollars. Total: 57 dollars. Or, la balle vaut de 75 à 80
+dollars, donc bénéfice net 18 à 23 dollars. Les années heureuses
+donnent 1 balle <sup>1</sup>/<sub>2</sub> pour 2 acres.</p>
+
+<p>Le propriétaire qui ne peut assez surveiller son monde donne la
+récolte à moitié aux nègres; il leur fournit la terre, la graine et
+les b&oelig;ufs. Le nègre met le travail et on partage; mais le nègre se
+fournit du nécessaire à la boutique que le propriétaire entretient sur
+la ferme. Or, celui-ci règle les prix de manière que le gros bénéfice
+lui <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> reste. Lorsque le nègre vient chercher sa part du prix
+de vente, on lui ouvre le registre des avances en nature, et il lui
+reste bien peu à prendre. On procède à peu près de même dans les
+métairies à maïs.</p>
+
+<p>La voie, ouverte en février dernier, a une largeur de 1<sup>m</sup>30. La
+Compagnie a reçu gratuitement les terrains qui la bordent, et elle les
+vend de 2 à 5 dollars l'acre.</p>
+
+<p>On est commodément dans les lits des Pullmann-cars, mais les wagons
+américains sont suspendus d'une manière malheureuse. Comme je l'ai
+déjà dit, leur balancement, donne le mal de mer. Vers 5 heures on
+m'éveille pour jouir du paysage pittoresque. La voie longe le
+Rio-Grande et pénètre entre des <i>cliffs</i>, où des rochers à pic très
+élevés la surplombent. Nous traversons des tunnels et parcourons un
+pays très accidenté. À <i>Eagle's nest</i> (nid d'aigle) mon baromètre
+marque 350 mètres d'altitude et le thermomètre 30° centigrades. Les
+stations ont parfois quelques tentes, sous lesquelles on voit femmes
+et enfants; le plus souvent rien que la petite baraque des employés. À
+juger par les amoncellements de bouteilles vides qui les entourent,
+ils sont grands buveurs de bière. Dans l'Amérique du Nord, la
+consommation de la bière atteint 40 bouteilles par habitant; 24 en
+France, 51 en Hollande, 40 en Suède et Norwège, 39 en Suisse, 34 en
+Autriche, 115 en Angleterre.</p>
+
+<p>Le combustible de la locomotive est le bois; les puits qui fournissent
+l'eau ont parfois 200 mètres de profondeur. On voit par-ci par-là des
+Chinois réparant la route. <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Ils ont tous un chapeau en jonc
+forme chinoise. Nous voyons des troupes d'antilopes et de nombreux
+lapins. À une station 12 cavaliers poussent devant eux un millier de
+b&oelig;ufs. Ils ont bien du mal à les faire entrer dans l'enceinte par
+où ils passeront dans les wagons.</p>
+
+<a id="img035" name="img035"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img035.jpg" width="500" height="385" alt="" title="">
+<p>États-Unis.&mdash;New-Mexico.&mdash;Big-Bow, chef des Kiowas.</p>
+</div>
+
+<p>Nous quittons le Texas et entrons dans le Nouveau-Mexique. Des
+officiers avec leurs femmes descendent sur divers points pour
+rejoindre Fort Stockton, Fort Davis et autres forts d'où ils
+surveillent la frontière et les Indiens.</p>
+
+<p>À Murphysville je cherche la ville; je ne vois que 4 baraques. Elle
+viendra plus tard. La voie continue à monter; à Marpha nous sommes à
+1,400 mètres d'altitude. L'air est pur et frais. Le soleil se drape de
+nuages de feu <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> et disparaît. Je reprends mon lit. Au Paso del
+Norte, un embranchement rejoint les lignes du Colorado. La nature est
+toujours la même: le désert et le bétail.</p>
+
+<p>À Demening, nous prenons les voyageurs qui descendent de Denver
+(Colorado), par Santa-Fé. Parmi eux je distingue un Jésuite qui arrive
+de Monaco pour enseigner la philosophie au collège de Santa Clara
+(Californie). Il m'apprend que leurs Pères chassés de France sont
+venus fonder un collège à la Nouvelle-Orléans. À Demening, on quitte
+le Nouveau Mexique et on entre dans l'Arizona. Cet État voisin de
+l'Utah commence à être envahi par les Mormons. L'apôtre Cannon, dans
+une récente conférence à leur tabernacle, à Salt-Lake-City, a ainsi
+établi leur dernier recensement. Les Mormons sont dans l'Utah 127,294
+membres, représentant 22,000 familles; 37,000 ont moins de 8 ans.
+Durant les six derniers mois, il y a eu en Utah 2,300 naissances, dont
+1,200 du sexe masculin et 1,100 du sexe féminin, et 782 décès. Pendant
+la même période, le nombre des membres nouvellement admis a été de
+23,040. L'Église compte 12 apôtres, 58 patriarches, 3,885 seventies,
+11,000 anciens, 1,500 évêques et 4,400 diacres. Les Mormons sont 2,264
+en Arizona et le double en Idaho; 81 missionnaires ont été désignés
+pour propager la foi des <i>Saints des derniers jours</i> en Europe et en
+Amérique. La polygamie a été recommandée.</p>
+
+<p>Trois arrêts de 20 minutes à trois stations, le matin, vers midi, et
+le soir, donnent le temps de prendre les repas. Parfois la salle du
+restaurant n'est qu'un wagon à <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> côté de la voie. La
+nourriture laisse à désirer: viandes dures, soupe au poivre et légumes
+sans sel. On paie de 75 cents ou 1 dollar par repas, selon les
+stations, vin à part. La moindre bouteille coûte 5 fr. L'Américain ne
+reste jamais plus de 10 minutes à ses repas. On n'ose rester à table
+quand tout le monde est parti, de crainte que le train ne vous laisse.
+Le long de la route on voit des affiches indiquant l'hôtel à prendre à
+Sacramento, à Los Angeles ou autre ville à 1,000 milles de là. Nous
+laissons un embranchement qui va à Silver-City. Son nom indique les
+mines d'argent. Plusieurs y ont fait de rapides fortunes. Nous
+atteignons une espèce de désert argileux. Le mirage est tel que les
+montagnes éloignées nous paraissent fort près, et comme détachées du
+sol. À Bensan, nous laissons un embranchement qui descend à Guaymas,
+dans le golfe de Californie. Une affiche demande 500 ouvriers pour
+travailler au chemin de fer. Trois wagons amènent 150 coolies chinois
+qui puent l'opium. À Tucson, un Américain déguisé en Indien vend des
+bâtons de cactus, des curiosités indiennes, et de prétendues graines
+de fleurs diverses à 10 sous la graine. Parmi ces graines je distingue
+des pois-chiches.</p>
+
+<p>Le 18 octobre, à 6 heures du matin, en me levant, je vois le
+Rio-Colorado à la station de Yuma. Cette rivière sépare l'Arizona de
+la Californie. Des bateaux à vapeur poussés par une grande roue à
+l'arrière le remontent depuis le golfe de Californie jusqu'ici à 80
+milles, et jusqu'à 300 autres milles au dessus. À Yuma nous prenons
+l'heure <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> de San-Francisco en reculant nos montres de 2
+heures.</p>
+
+<a id="img036" name="img036"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img036.jpg" width="400" height="578" alt="" title="">
+<p>États-Unis.&mdash;Yuma.&mdash;Indiens de l'Arizona.</p>
+</div>
+
+<p>Des affiches et des programmes, qu'on nous distribue à l'hôtel,
+recommandent la station de Yuma pour les malades. Ces programmes
+disent que le thermomètre ne descend l'hiver qu'à quelques degrés au
+dessous de 0, et que l'été il ne dépasse pas 107° Farenheit, soit 34°
+centigrades. Bon pour se faire rôtir! La voie descend, et à Indio,
+elle est à <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> 100 pieds sous le niveau de la mer. Nous sommes
+dans un désert, qui a 70 milles de large et 140 de long. Nous le
+suivons pendant longtemps; la poussière trouve moyen de pénétrer et de
+nous suffoquer dans le wagon malgré les doubles vitres. Toujours du
+sable et quelques buissons comme entre la Sierra-Nevada et les
+Montagnes Rocheuses. La voie recommence à monter. Nous sommes à 300
+mètres d'altitude, lorsque nous voyons devant nous de hautes montagnes
+avec des forêts de sapin blanchies de neige. À certaines stations, je
+remarque des groupes d'Indiens, les uns nus, les autres vêtus. Leurs
+cheveux sont longs, noirs et épars, leur peau est rougeâtre.
+Quelques-uns ont le coutelas à la ceinture. Tous ces Indiens de
+l'Amérique du Nord ne peuvent pas toujours se comprendre entre eux par
+la parole, car ils parlent 76 dialectes différents. Toutefois ils
+s'entendent toujours parfaitement par signes. Ils s'appellent le jour
+en faisant un feu de branches vertes sous une couverture. En retirant
+la couverture, la colonne de fumée qui s'élève est le signe de
+ralliement. La nuit, ils font un feu d'herbes sèches. Un cavalier
+galopant rapidement en rond est le signe d'un danger. Quand ils
+marchent, ils tracent sur le sable des figures d'animaux, qui disent à
+ceux qui suivent ce qu'ils auront à faire. Quand ils se rencontrent,
+ils peuvent se raconter par signe l'action des ennemis, les épisodes
+d'un combat, etc.</p>
+
+<p>À Colton, nous laissons un embranchement qui s'en va à San Diego, sur
+le Pacifique.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> CHAPITRE XV</h3>
+
+<p class="resume">
+ La Californie. &mdash; Los Angeles. &mdash; La production de l'or. &mdash; Les
+ produits agricoles. &mdash; Le papier-monnaie. &mdash; La vallée de Yosemity et
+ les arbres géants. &mdash; Oakland. &mdash; San-Francisco. &mdash; La baie. &mdash; La
+ crise. &mdash; Le nouveau traité avec la Chine et la question
+ chinoise. &mdash; Les coolies et l'opium. &mdash; La richesse des
+ États-Unis. &mdash; La rémunération du travail et du capital. &mdash; Les
+ divorces et les avortements. &mdash; Les monopoles et la
+ concurrence. &mdash; La
+ population. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Revenus. &mdash; Dette. &mdash; Chemins
+ de fer. &mdash; Les Américains ne nous aiment pas. &mdash; Les réformes
+ nécessaires pour former un peuple fort et sérieux.</p>
+
+<p>Vers le soir, nous traversons de belles fermes, puis viennent les
+vignes, les fruits et les légumes; nous sommes à Los Angeles. La salle
+du restaurant est toute enguirlandée de fleurs. Un groupe de
+francs-maçons de l'<i>Est</i> a visité l'<i>Ouest</i>, et on les a fêtés. La
+petite ville de Los Angeles a ses maisons en bois et plusieurs
+églises; elle compte 20,000 habitants. Les Lazaristes y ont un
+collège. Elle centralise les produits de la région; partout d'immenses
+entrepôts de blé et de laine. On cultive maintenant la terre en
+Californie. Au début on n'y cherchait que l'or. L'or a presque
+toujours été l'attrait providentiel qui a amené les hommes dans les
+contrées nouvelles. Sans lui on n'aurait jamais pensé à les peupler.
+L'or attire l'homme comme le sucre les fourmis; quand les fourmis ont
+mangé le sucre, elles restent et font leurs <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> maisons. On
+calcule que l'or employé aux arts atteint maintenant 80,000,000 de
+dollars. Les mines d'or de Californie entre 1850 et 1860 ont produit
+610,000,000 de dollars. De 1860 à 1870, 369,000,000 de dollars, et de
+1870 à 1880, 193,386,000.</p>
+
+<p>Mais si elle produit moins d'or, la Californie donne tous les ans plus
+de produits agricoles. En 1880, elle a donné presque 2,000,000 de
+boisseaux de maïs (le boisseau équivaut à 35 litres); 30,000,000 de
+boisseaux de blé; 1,500,000 boisseaux d'avoine, et 12,500,000
+boisseaux d'orge; ce qui vaut bien des millions de dollars. Ajoutez à
+cela 2,000,000 de livres de fruits, sans compter le vin. La production
+en augmente tous les ans; ainsi, seulement dans les premiers mois de
+1883, l'exportation des fruits a déjà dépassé 14,500,000 livres. Sur
+ce chiffre, Los Angeles entre pour presque 5,000,000 de livres.</p>
+
+<p>On fait la guerre à l'argent et on veut le démonétiser, mais c'est
+plutôt aux petits chiffons de papier, qu'on voit encore dans plusieurs
+États, qu'il faudrait faire la guerre. Ils communiquent la gale, se
+déchirent, se brûlent, se perdent, et c'est surtout le petit peuple
+qui en souffre le plus, car il n'a pas de coffre-fort pour les
+préserver des rats. Sur 46,000,000 de dollars de papier-monnaie aux
+États-Unis, environ 17,000,000 ne sont plus rentrés et ont été
+considérés comme perdus. Cela fait un joli profit pour l'État, et il
+en est de même pour les banques.</p>
+
+<p>Los Angeles est la capitale du Sud et semble appelée à un grand
+avenir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> Le 19 octobre, à 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du matin, lorsque je quitte mon
+lit, le train arrive à Madera. C'est de là que part tous les matins la
+diligence pour Josemity-Valley. J'ai déjà dit dans mon voyage aux
+États-Unis<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="small">[5]</span></a> que dans les environs de cette curieuse vallée on voit
+les fameux <i>big trees</i>, <i>sequoia gigantea</i> qui ont 400 pieds de haut
+et 35 pieds de diamètre.</p>
+
+<p>Plus loin, à Merced, nous déjeunons dans un hôtel élégant. Ensuite la
+voie traverse une plaine sablonneuse et sillonnée de petits cours
+d'eau. Elle atteint enfin la rivière Sacramento, que remontent de
+nombreux steamers, dont la seule roue, de grande dimension, se trouve
+à l'arrière. Nous commençons à voir de nombreuses cheminées indiquant
+la présence d'une population industrieuse. Nous sommes à Oakland
+(terre du chêne). La ville s'est encore étendue vers la colline depuis
+que je l'ai vue il y a 2 ans. En quittant le train nous prenons place
+dans la salle d'attente du <i>pier</i> (môle), et bientôt nous passons au
+premier étage de l'immense <i>ferry-boat</i> qui en 20 minutes nous
+déposera de l'autre côté de la baie.</p>
+
+<p>Cette baie a 60 milles de long et 3 de large. Elle est donc plus
+grande que celle de Rio-Janeiro, mais elle est loin d'être aussi
+gracieuse. Ses rives sont nues, et ses quelques îles, des rochers
+arides, pendant qu'à Rio les bords et les îles sont revêtus d'une
+végétation tropicale.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> San-Francisco, sur une langue de terre, entre la baie et
+l'Océan, est presque toujours enveloppée de brumes. Nous commençons
+par apercevoir les mâts des nombreux navires, puis les clochers et les
+maisons. À 2 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> nous débarquons à Market street. Je dépose mes
+bagages au <i>Palace-Hôtel</i>, et je cours à la banque. J'y arrive au
+moment où l'on allait fermer la porte, mais assez à temps pour obtenir
+l'argent dont j'ai besoin pour atteindre l'Australie.</p>
+
+<p>L'Américain est si pratique pour tout ce qui concerne l'argent, que je
+trouve dans un journal, sur un petit carré, la méthode pour calculer
+les intérêts depuis le 4 jusqu'au 20%. Une note au dessous dit: Coupe
+ce carré et colle-le dans ton chapeau.</p>
+
+<p>Je passe ma soirée à voir les amis que j'avais connus il y a 2 ans. À
+la poste, je trouve de nombreuses lettres, et comme le navire part le
+lendemain, je n'ai que la nuit pour les lire et y répondre. Après 6
+jours de diligence et plusieurs jours de railway, j'aurais bien voulu
+me reposer quelques jours, ou tout au moins quelques nuits; mais on ne
+fait pas toujours ce que l'on veut, et le plus souvent ce que l'on
+peut. Le travail est pour cette vie, l'éternité pour le repos.</p>
+
+<p>Le lendemain, je parcourus encore une fois, avec plaisir,
+San-Francisco, cette immense et riche capitale de la Californie que
+j'ai décrite dans mon premier tour du monde. Je l'avais laissée sur
+une crise; elle en sort maintenant. Avant le chemin de fer, son port
+desservait <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> une partie de l'intérieur; la voie ferrée lui a
+supprimé ce transit. Les mines ont été en partie délaissées. Malgré
+cela, son agriculture a fait face à tout, et le pays devient de plus
+en plus prospère. On cite plusieurs individus qui possèdent plus de
+100,000,000 de dollars.</p>
+
+<p>Une autre crise est à craindre par le manque de main-d'&oelig;uvre. En
+effet, depuis quelques mois est entré en vigueur le nouveau traité
+avec la Chine. En vertu de ce traité, ne peuvent venir aux États-Unis
+que les Chinois voyageant pour étude ou agrément, et les commerçants.
+C'est l'exclusion des coolies. On les déteste parce qu'ils font
+baisser les salaires, parce qu'ils restent Chinois, économisent et
+emportent l'argent.</p>
+
+<p>L'immigration, qui l'an dernier atteignait encore près de 8,000
+individus, est descendue de ce fait, cette année, à quelques
+centaines. Comment continuera-t-on à faire les chemins de fer et à
+ramasser les récoltes?</p>
+
+<p>Les salaires sont assez chers et augmenteront encore.</p>
+
+<p>On paie un journalier de 1 à 2 dollars par jour, un briquetier gagne
+de 2 à 3 dollars; les maçons, les peintres, les forgerons, de 3 à 4
+dollars; les cordonniers, les tailleurs, 16 dollars par semaine; les
+garçons de ferme reçoivent de 20 à 30 dollars par mois, logement et
+nourriture en sus.</p>
+
+<p>On cultive toujours plus les fruits et la vigne; je lis dans un
+journal l'avis d'un propriétaire indiquant qu'il a plus de pommes
+qu'il n'en peut recueillir, et invite le public à aller les prendre.
+Les pieds de vigne se plantent <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> par millions, j'apprends avec
+plaisir que parmi les plus grands planteurs figurent plusieurs
+Français. Mais qui vendangera dans 3 ans?</p>
+
+<p>On fait de grands efforts pour amener l'immigration européenne. En
+vertu de la loi d'<i>homestead</i>, tout individu qui déclare vouloir
+devenir citoyen américain reçoit gratuitement 160 acres de terre, à la
+condition qu'il y séjourne et la cultive pendant 5 ans. Les Compagnies
+des chemins de fer vendent leurs terres de 2 à 5 dollars l'acre; mais
+les immigrants sont attirés en route par d'autres États qui se les
+partagent. Le parti démocrate voudrait donc rappeler les Chinois.</p>
+
+<p>Ceux-ci, au reste, cherchent à passer de contrebande. L'autorité
+chinoise n'est pas difficile à donner des certificats de commerçants;
+elle en donne aux vendeurs de fruits, de légumes et d'allumettes, et
+la police à San-Francisco est embarrassée. En somme, la question
+chinoise a changé de face, mais elle reste debout. Je ne puis voir un
+Chinois qui ne pue l'opium. À ce propos, je ne sais comprendre comment
+l'Angleterre, qui a été assez généreuse pour se mettre à la tête de la
+croisade contre l'esclavage, continue à empoisonner un peuple de
+450,000,000 d'habitants avec sa drogue des Indes, et cela pour un
+simple gain matériel. En 1843, l'Angleterre importait, de contrebande,
+en Chine, 26,000 caisses d'opium. Après qu'en 1860, nous l'avons aidée
+à obtenir la libre entrée de l'opium, moyennant un droit de 30 taels
+(230 fr.) par picul (60 kilog. <sup>1</sup>/<sub>2</sub>), l'importation a pris des
+proportions <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> effrayantes. En 1873, elle atteignait 52,000
+caisses au prix moyen de 3,200 fr. la caisse, et en 1881, elle
+représentait une valeur de 37,592,000 taels, environ 270,000,000 de
+francs. Je sais qu'il y a des âmes généreuses en Angleterre qui
+protestent contre cet empoisonnement d'un peuple qui est le quart de
+la race humaine. Je souhaite que leur action aboutisse bientôt à la
+suppression du scandaleux trafic, car si Dieu parfois paie tard, il
+paie toujours et il paie juste! Ce n'est jamais impunément qu'on viole
+la maxime de l'Évangile: Ne faites pas à autrui ce que vous n'aimeriez
+pas qu'on vous fît.</p>
+
+<p>Les États-Unis se vantent d'être plus riches que la Grande-Bretagne.
+Leur richesse en terres, capitaux, chemins de fer, est évaluée à 50
+milliards de dollars (250 milliards de francs) pendant que celle du
+Royaume-Uni n'atteint que 40 milliards. Par contre, la richesse en
+Angleterre atteint 1,160 dollars par tête d'habitants et seulement 995
+dollars en Amérique. Quant à la rémunération du travail, d'après le
+<i>Times</i> de Londres, elle serait la suivante: Dans la Grande-Bretagne,
+sur 100 parts, 56 vont au travail, 21 au capital, et 23 au
+gouvernement; en France 41 vont au travail, 36 au capital et 23 au
+gouvernement; aux États-Unis 72 parts vont au travail, 23 au capital
+et 5 au gouvernement. Le gouvernement est donc 5 fois meilleur marché
+ici qu'en France et en Angleterre. En effet, presque pas d'armée,
+presque pas de marine. Ces milliers de bras qui languissent dans nos
+casernes et qui coûtent si cher sont employés ici au travail
+productif. <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> Mais tout n'est pas parfait, et il y a aussi des
+taches de ce côté de l'Océan. Les divorces se multiplient dans une
+proportion effrayante, et la plaie des avortements criminels continue
+à s'étendre dans les États de l'Est. Sur les journaux, on voit des
+annonces comme celles-ci: Divorces, M. X..., rue ..., n<sup>o</sup> ...,
+Attorney-at-laws, avis gratuits, 18 ans d'expérience...; affaires
+traitées légalement et sans bruit. Dans la ville de Philadelphie, on a
+découvert dernièrement 65 f&oelig;tus dans la maison d'un seul médecin!</p>
+
+<p>Le suffrage universel, malgré une connaissance des affaires du pays
+plus répandue ici dans le peuple qu'en Europe, porte des fruits de
+corruption. Après la guerre de sécession, on a créé des impôts
+indirects et une armée de fonctionnaires pour les percevoir. Ceux-ci
+sont à la discrétion des gouvernants, et d'autre part le besogneux
+sera partout et toujours plus ou moins à vendre. Les grandes
+Compagnies de télégraphe, de chemins de fer, des eaux, du gaz, etc.,
+et les banques font sentir le poids de leur monopole un peu partout.
+Heureusement on sait encore lutter dans ce pays. On est peu habitué à
+tout attendre du gouvernement, et la presse et la parole sont mises
+largement à profit contre les exploiteurs. Déjà on espère se
+débarrasser ici du joug des deux anciennes Compagnies de chemin de fer
+du Pacifique. La <i>Central-Union</i> et la <i>South-Pacific</i> s'étaient
+étendues; leurs tarifs étaient si exorbitants que les marchandises du
+Japon prenaient le chemin de l'Europe pour venir à New-York. Une
+troisième compagnie, la <i>Northern-Pacific</i>, a ouvert sa <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span>
+ligne, et une quatrième ligne directe de Saint-Louis à San-Francisco
+va être inaugurée incessamment. La <i>Northern-Pacific</i> refuse de se
+liguer avec les autres et la concurrence va faire son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>La population des États-Unis, qui en 1870 comptait 33,000,000 de
+blancs, 5,000,000 de nègres et 63,000 Chinois, en 1880 compte
+43,000,000 de blancs, 7,000,000 de nègres et 100,000 Chinois. Ceux-ci
+ont donc augmenté en 10 ans de 66%; les noirs de 34% et les blancs de
+29%. En suivant la même progression, en 30 ans on dépassera 100
+millions. L'État de Californie, qui a presque la surface de la France,
+figure actuellement dans la population pour un peu moins d'un million.
+Pour tous les États-Unis en 1882, l'importation a atteint en chiffre
+rond 767 millions de dollars, et l'exportation 800,000,000 de dollars.
+Le revenu a été de 403,000,000 de dollars, et la dépense, sauf
+l'intérêt de la dette, de 186,000,000 de dollars. La dette, qui
+dépassait encore 2 milliards de dollars en 1870, est réduite de plus
+de <sup>1</sup>/<sub>2</sub> milliard de dollars en 1882.</p>
+
+<p>Pour servir de comparaison nous plaçons le tableau ci-dessous pour
+1882 en dollars et en chiffres ronds:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" summary="Tableau de comparaison.">
+<colgroup>
+ <col width="15%">
+ <col width="17%">
+ <col width="17%">
+ <col width="17%">
+ <col width="17%">
+ <col width="17%">
+</colgroup>
+<tr class="smcap center">
+<td>&nbsp;</td>
+<td>dette publique</td>
+<td>revenu</td>
+<td>dépenses</td>
+<td>importation</td>
+<td>exportation</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Angleterre</td>
+<td class="right">4,000,000,000</td>
+<td class="right">429,000,000</td>
+<td class="right">427,000,000</td>
+<td class="right">2,137,000,000</td>
+<td class="right">1,491,000,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>France</td>
+<td class="right">4,683,000,000</td>
+<td class="right">712,000,000</td>
+<td class="right">714,000,000</td>
+<td class="right">987,000,000</td>
+<td class="right">722,000,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Allemagne</td>
+<td class="right">1,340,000,000</td>
+<td class="right">900,000,000</td>
+<td class="right">620,000,000</td>
+<td class="right">719,000,000</td>
+<td class="right">774,000,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Autriche</td>
+<td class="right">1,107,000,000</td>
+<td class="right">47,000,000</td>
+<td class="right">47,000,000</td>
+<td class="right">259,000,000</td>
+<td class="right">286,000,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Italie</td>
+<td class="right">2,000,000,000</td>
+<td class="right">440,000,000</td>
+<td class="right">435,000,000</td>
+<td class="right">266,000,000</td>
+<td class="right">239,000,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Russie</td>
+<td class="right">4,000,000,000</td>
+<td class="right">503,000,000</td>
+<td class="right">524,000,000</td>
+<td class="right">410,000,000</td>
+<td class="right">429,000,000</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Sur 265,000 milles de chemins de fer qui, en 1882, sillonnent le monde
+entier, les États-Unis en possèdent <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> 118,000, presque la
+moitié. L'Europe en possède 106,000, l'Asie 14,000, l'Afrique 3,000,
+l'Australie 6,000, l'Amérique du Sud 7,000, l'Amérique Centrale 1,000,
+toute l'Amérique du Nord 128,000. En Europe, l'Allemagne en possède
+22,000, l'Angleterre 18,000, la France 17,000, la Russie 14,000,
+l'Autriche 12,000.</p>
+
+<p>J'ai trouvé ici les dernières nouvelles de France, tant de l'intérieur
+que de Madagascar et du Tonkin. Je remarque qu'aucun des journaux ne
+nous est sympathique. Comment en serait-il autrement? Les Américains
+du Nord sont des Anglais et des Allemands, et d'autre part nos
+divisions intérieures et la succession de nos ministères, qui passent
+comme devant une lanterne magique, sont peu faits pour nous concilier
+le respect de l'étranger. Quand aimerons-nous notre pays avant notre
+parti, et quand prendrons-nous pied sur une base stable! Le jour où
+nous reviendrons au Décalogue. Ce jour-là, nous rétablirons l'autorité
+paternelle par une plus grande extension de la portion disponible et
+nous passerons de la famille instable à la famille souche qui donne
+les nombreux rejetons pour l'armée, le clergé, les arts et la
+colonisation; nous rétablirons la protection de la femme par une
+situation assurée à la veuve et par la punition des séducteurs; nous
+rétablirons le respect de la divinité par la sanctification du
+septième jour; et, à côté, des droits de l'homme, nous mettrons
+l'inscription de ses devoirs, les uns et les autres sous la
+proclamation des droits de Dieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> Mais il faudra rendre plus forte l'éducation de nos enfants
+en les habituant de bonne heure aux luttes de la vie et au sentiment
+du devoir. Les familles s'en déchargent trop sur les pensionnats, qui
+ne se préoccupent que de les préserver du danger en les enfermant dans
+des murs. Les Corporations enseignantes sont faites pour aider, non
+pour suppléer la famille, et l'enfant qui n'a vu que des murs jusqu'à
+vingt ans, n'a appris qu'à les haïr. Sans expérience de la vie, plein
+d'illusions, il fera presque certainement naufrage. Cela est d'autant
+plus naturel qu'au moment où il aurait le plus besoin des conseils des
+instituteurs et de l'appui des parents, vers vingt ans, lorsque les
+passions bouillonnent, il est envoyé dans une grande ville pour les
+études supérieures, et là les parents lui manquent, et du collège il
+ne conserve que le souvenir de la contrainte. Le jeune libéré se livre
+donc aux caprices de son âge, et ce n'est qu'à trente ans qu'il
+commence à comprendre qu'il doit se faire sa place dans la société en
+devenant sérieux. Au même âge, l'Anglais et l'Allemand reviennent
+d'Australie ou d'Amérique rapportant une fortune.</p>
+
+<p>Je quitte mes amis et rentre à l'hôtel pour répondre à mes nombreuses
+lettres avant de mettre encore le Pacifique entre moi et l'Europe.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> CHAPITRE XVI</h3>
+
+<p class="title">Les îles Hawaï.</p>
+
+<p class="resume">
+ Départ de San-Francisco. &mdash; Navigation vers les îles Sandwich. &mdash; Le
+ navire <i>La Zelandia</i>. &mdash; Manière d'occuper le temps. &mdash; Arrivée à
+ Honolulu. &mdash; Les îles
+ Hawaï. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Gouvernement. &mdash; Les femmes
+ sénateurs. &mdash; Impôts. &mdash; Les plantations de
+ canne. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Navigation. &mdash; Droits de
+ douane. &mdash; Revenus. &mdash; Changement de dynastie. &mdash; Los Missions. &mdash; Le
+ volcan Kilaouea. &mdash; Le monument du capitaine Cook. &mdash; La
+ végétation. &mdash; Les habitations. &mdash; Les Canaques. &mdash; M&oelig;urs et
+ coutumes. &mdash; Les écoles. &mdash; L'hôpital.</p>
+
+<p>Le soir du 20 octobre 1883, à 4 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, j'interromps la rédaction
+de mes nombreuses lettres, et j'arrive au navire <i>La Zelandia</i> de la
+<i>Pacific Mail-Steamship-Company</i>. Ce steamer, long de 340 pieds, large
+de 42, et très peu profond, jauge 3,000 tonnes. Les premières sont à
+l'avant, ce qui leur évite la secousse et le bruit de l'hélice. Comme
+j'arrive le dernier, j'ai de la peine à obtenir une cabine sur le
+pont. Celle qu'on me donne a 2 mètres de large, 2 de long, 2 de haut,
+et je la partage avec un gros capitaine américain et protestant qui
+fait régulièrement, soir et matin, sa prière à genoux. Lorsque les
+adieux sont finis et que les nombreux amis accompagnant des
+<i>voyageurs</i> ont quitté le bord, je compte à table environ 70 passagers
+de première, tous Allemands, Anglais et Américains; <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> je suis
+le seul Français. À minuit, la malle anglaise, qui arrive de Londres
+pour l'Australie, est installée à bord, le canon se fait entendre et
+on part. Je revois encore une fois les <i>golden gates</i>, ces portes d'or
+à l'entrée de la rade que j'avais vues il y a deux ans, lorsque je me
+dirigeais vers le Japon. Bientôt après, nous voilà en haute mer avec
+un roulis désagréable.</p>
+
+<p>Le lendemain le roulis augmente et tous les passagers souffrent plus
+ou moins. Le service de la table, comme celui du navire, est fait par
+des blancs et des jaunes; la moitié sont Américains, la moitié
+Chinois. Les cuisiniers sont tous Chinois et la nourriture est
+meilleure que sur les navires anglais, mais les cabines sont
+inhabitables. La partie du pont réservée aux passagers est encombrée
+de caisses d'oignons qui exhalent une odeur nauséabonde.</p>
+
+<p>C'est dimanche: à 10 heures commence le service religieux dans le
+salon. Personne n'est forcé de s'y rendre, mais presque tous les
+passagers, jeunes et vieux, hommes et femmes, y assistent avec
+recueillement. À défaut de ministre, le capitaine lit un chapitre du
+prophète Zacharie, récite des prières, auxquelles on répond, et on
+entonne des chants exécutés avec ensemble et gravité. Le premier est
+un hymne dans lequel l'homme reconnaissant sa misère a recours à
+Notre-Seigneur; j'en retiens le refrain:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Nothing in my hand I bring;<br>
+ Simply to thy Cross I cling:<br>
+ Naked come to Thee for grace;<br>
+ Foul, I to the Fountain fly;<br>
+ Wash me, Saviour, or I die.</i></p>
+
+<p class="poem10"><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Je ne porte rien dans mes mains;<br>
+ Simplement j'adhère à ta Croix:<br>
+ Nu, je viens te demander grâce;<br>
+ Impur je me sauve à la Fontaine;<br>
+ Lave-moi, mon Sauveur, ou je meurs.</p>
+
+<p>Après ce cantique, le capitaine lit un chapitre de saint Luc et
+recommence des prières, puis on finit par le cantique de la mer:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>From rock and tempest, fire, and foe<br>
+ Protect us wheresoever we go.<br>
+ Thus evermore shall rise to Thee<br>
+ Glad hymns of praise from land and sea.</i></p>
+
+<p class="poem10">
+ Des rochers et des tempêtes, du feu et de l'ennemi<br>
+ Protège-nous, partout où nous allons.<br>
+ Ainsi de plus en plus s'élèvera vers toi<br>
+ Un hymne joyeux de louange de la terre et de la mer.</p>
+
+<p>22-23 octobre. La mer devient, de plus en plus houleuse, les vagues
+déferlent furieuses sur le flanc du navire et souvent inondent le
+bord; pas un bateau à l'horizon; par-ci par-là quelques baleines. Nous
+avons 2,103 milles à parcourir pour rejoindre Honolulu; nous filons 12
+n&oelig;uds et nous faisons une moyenne de 300 milles par 24 heures.</p>
+
+<p>Le quatrième jour, les estomacs se sont habitués au balancement; la
+vie renaît à bord, le soir on organise même un grand bal. Plus d'une
+fois les valseurs et les polkeurs ont roulé les uns sur les autres,
+mais la gaieté est générale et de bon ton. D'autres soirs, le bal est
+remplacé par le concert ou par des <i>lectures</i>: espèce de déclamation.
+On fait le possible pour se garer de la monotonie. <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Durant le
+jour, je fais quelques parties au <i>bull</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="small">[6]</span></a> pour donner au corps le
+mouvement nécessaire, et je passe de longues heures à rédiger mon
+journal de voyage.</p>
+
+<p>En approchant d'Honolulu, on exige de chaque passager qui y débarque
+une cotisation de 2 dollars, destinée à l'hôpital du pays.</p>
+
+<p>Le 28 octobre, de grand matin, le sifflet de la machine nous apprend
+qu'on aperçoit la terre; on se lève à 6 heures et l'on voit bientôt le
+<i>diamant-point</i>, rocher nu qui s'avance dans la mer. Nous pénétrons
+dans la baie en sondant le milieu d'une double rangée de bouées qui
+marquent la route. Des deux côtés la mer déferle sur des rochers à
+fleur d'eau. À 7 heures, le canon annonce l'arrivée. M. Trousseau,
+médecin français au service du gouvernement des îles Hawaï, vient à
+bord pour les formalités d'usage; à 7 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> on sert le déjeuner
+et à 8 heures nous sommes à terre.</p>
+
+<p>Les îles Hawaï, plus connues en Europe sous le nom d'îles Sandwich,
+sont situées entre le 19° et 23° latitude nord et entre le 155° et
+161° longitude ouest. Elles sont au nombre de 8, dont voici les noms
+et la surface: Hawaï, avec 4,210 milles carrés; Maui, avec 270; Oahu,
+avec 600; Kauaï, avec 590; Molokaï, avec 270; Lanaï, avec 150;
+<span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> Niihau, avec 97; et Kahoolawe, avec 63 milles carrés. La
+population, pour toutes les îles, atteint le chiffre de 75,000
+habitants, ainsi répartis: 10,000 blancs, 15,000 Chinois, et le reste
+indigènes. Il faut ajouter un <i>settlement</i> de 300 mormons et quelques
+nègres.</p>
+
+<p>Le gouvernement est monarchique-constitutionnel avec deux Chambres
+siégeant ensemble. Dans la Chambre des nobles, les membres sont nommés
+par le roi et les femmes peuvent en faire partie; les femmes de la
+famille royale en font partie de droit. La Chambre des représentants
+est élue au suffrage universel. Est électeur tout indigène prouvant
+qu'il a payé sa taxe ou impôt. Cet impôt est une capitation de 3
+dollars par personne, plus 2 dollars pour les routes, et 2 pour les
+écoles. La propriété et les marchandises paient tous les ans un impôt
+calculé sur <sup>3</sup>/<sub>4</sub>% ou 0 fr. 75% de leur valeur; les marchandises paient
+cette taxe en plus des droits de douane. Cela, avec divers autres
+droits de patente, timbre, amendes, etc., fait à l'État un revenu
+d'environ 5,000,000 de dollars par an, soit 25,000,000 de francs. Pas
+d'armée: 200 ou 300 soldats à peine, équipés à la prussienne, et pas
+de marine. La dette était à peu près nulle, mais la dernière
+législature a voté un emprunt de 2,000,000 de dollars pour frais
+d'immigration. On importe des milliers de Portugais des Açores, qui
+sont de très bons planteurs de canne à sucre. Les principales
+ressources du pays sont le riz, que les Chinois cultivent à merveille,
+et la canne à sucre, dont toutes les plantations sont aux mains
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> d'Anglais, d'Allemands et d'Américains. Un traité passé avec
+les États-Unis a exempté, durant 7 ans, des droits d'entrée, les
+sucres et les riz hawaïens, envoyés dans l'Amérique du Nord; et comme
+ces droits sont de 2 sous <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par livre, cela a fait la fortune des
+planteurs. Le traité expire cette année; on ignore s'il sera
+renouvelé.</p>
+
+<p>La main-d'&oelig;uvre est bien rétribuée; les ouvriers, dans les
+plantations, reçoivent 25 dollars par mois, pendant qu'à Cuba, au
+Brésil et autres contrées à sucre, la main-d'&oelig;uvre esclave coûte
+fort peu, et que dans les colonies anglaises la main-d'&oelig;uvre des
+coolies importés de l'Hindoustan coûte à peine la moitié de ce qu'on
+paie aux îles Hawaï. Au Pérou, les Chinois reçoivent dans les
+plantations de 2 à 3 fr. par jour.</p>
+
+<p>La canne à sucre ici est très productive: elle donne 60% de jus, et ce
+jus est lui-même fort riche; il donne 22% de sucre jaune, ce qui fait
+environ 120 kilog. de sucre par tonne de cannes. Dans certains
+endroits où le terrain est sec, on arrose la canne, et dans ce but on
+a creusé plusieurs puits artésiens. La même racine ne dure que deux
+ans et donne deux récoltes: après il faut la replanter. Dans les
+grandes plantations, on replante 3,000 acres par an. La plupart des
+planteurs ont leurs machines et fabriquent leur sucre: les petits
+planteurs donnent leurs cannes à des propriétaires d'usines qui
+extraient le sucre et partagent le produit.</p>
+
+<a id="img037" name="img037"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img037.jpg" width="400" height="608" alt="" title="">
+<p>Îles Sandwich.&mdash;Famille royale.&mdash;Palais du Roi. Palais
+du gouvernement et des Chambres.</p>
+</div>
+
+<p>Quatre puissances: l'Angleterre, la France, les États-Unis <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span>
+et le Portugal, ont ici un consul qui est en même temps commissaire
+pour leur gouvernement. Notre consul, M. Feer, me remet les états de
+la douane, d'où je relève qu'en 1882 l'importation a atteint la valeur
+de 4,974,510 dollars, et l'exportation, 8,229,016 dollars; 5,475
+passagers sont arrivés dans les îles, et 2,598 en sont partis. Des 200
+navires jaugeant 88,976 tonneaux arrivés ici, 124 sont américains, 44
+anglais, 16 hawaïens, 11 allemands et 1 français; 4 de diverses
+nations. Les droits de douane ont atteint 505,390 dollars, dépassant
+de 82,198 dollars les entrées de l'année précédente.</p>
+
+<p>Les missionnaires protestants ont été les premiers à pénétrer dans les
+îles Hawaï; les missions catholiques sont venues ensuite, et ont été
+confiées aux Pères des Sacrés-C&oelig;urs de Jésus et de Marie, connus
+plus communément sous le nom de Pères de Picpus.</p>
+
+<p>Actuellement, le tiers de la population est catholique. Depuis
+l'arrivée des Européens en 1753, on compte 7 rois. Les cinq premiers
+portaient le nom de Kamehameha, et le sixième, Lunalilo, n'a régné
+qu'un an, mourant sans descendants et sans désigner d'héritiers. Dans
+cette situation, on a procédé à l'élection d'une nouvelle dynastie, et
+a été élu Kalakaua I, roi actuel, qui occupe le trône depuis 9 ans.</p>
+
+<p>Plusieurs steamers font le service entre les îles, et on peut ainsi
+visiter à l'île Hawaï la plus grande des huit, le volcan Kilaouea,
+qu'on dit le plus important du monde. Les anciens indigènes y
+plaçaient le séjour de leur déesse <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> Pélé. En 1880-81, il a
+jeté une si grande quantité de lave qu'une partie de l'île en a été
+couverte. Cette île possède aussi 2 pics d'environ 14,000 pieds
+d'altitude: le Mannokea et le Mannoloa.</p>
+
+<p>C'est aussi dans cette île que fut massacré par les indigènes, en
+1779, le célèbre navigateur capitaine Cook. Un monument en son honneur
+a été élevé à Kealakekua-bay, à l'endroit du sinistre événement.</p>
+
+<p>Honolulu, la capitale, est située au sud de l'île Oahu. Elle compte
+16,000 habitants. La végétation est si puissante qu'elle cache les
+maisons; on dirait une ville noyée dans la verdure. Les acacias, les
+tamarins, les palmea gigantea atteignent des proportions colossales;
+une forêt de cocotiers jette ses hauts plumets dans les airs. Je
+parcours la ville; les rues sont larges et droites; les maisons, en
+bois, en tuf, en ciment, n'ont qu'un rez-de-chaussée, rarement un
+étage; la plupart sont entourées de superbes jardins et garnies de
+portiques et vérandahs d'où pendent les plantes grimpantes.
+Quelques-unes des plus jolies appartiennent à des Chinois. Ces fils du
+Céleste Empire connaissent le confortable et ne manquent pas de goût.
+Le palais du roi, en bois, à deux étages, entouré de portiques et
+surmonté d'une tour, est d'un bel effet; le palais du Parlement est
+aussi de bon goût, et adapté au climat.</p>
+
+<a id="img038" name="img038"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img038.jpg" width="500" height="340" alt="" title="">
+<p>Îles Sandwich.&mdash;Volcan de Kilaouea.</p>
+</div>
+
+<p>Les indigènes, à terre, vendent des oranges, des bananes et des
+travaux en coquillages ou en graines de caroube. Les femmes portent
+une espèce de robe de chambre, les <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> hommes veste et
+pantalon. Les deux sexes aiment à orner leur tête et leur cou de
+couronnes et de colliers en plumes d'oiseau et fleurs de chrysanthème.
+Leur couleur est bronzée, le plus grand nombre sont gras, ont les
+lèvres grosses, les yeux noirs, le regard bienveillant, le nez et le
+front réguliers.</p>
+
+<p>C'est dimanche: les magasins sont fermés, le travail suspendu. Ces
+prétendus pays sauvages ne donnent pas le scandale, habituel chez les
+nations catholiques de l'Europe, de la violation du troisième
+commandement. L'Église est vaste et remplie de fidèles. Je remarque
+quelques Chinois au milieu des blancs et des indigènes; les Portugais
+des Açores sont presque noirs. Les chants, exécutés par des voix
+d'hommes et de femmes, sont très harmonieux; le sermon est en langue
+indigène. Monseigneur Hermann, vicaire apostolique, me reçoit avec
+bonté, et me donne des détails sur ces contrées qu'il évangélise
+depuis de nombreuses années. Les missionnaires sont aimés; on trouve
+qu'ils vivent bien mesquinement à côté du confort des ministres
+protestants: mais ils ont aussi du superflu dont les pauvres
+profitent; c'est plus évangélique. Je visite l'école des S&oelig;urs des
+Sacrés-C&oelig;urs. Je les avais vues à l'&oelig;uvre à Lima et à Guayaquil.
+Elles ont ici 80 pensionnaires, 100 externes payantes, 120 gratuites.
+Des Frères américains instruisent à peu près autant de garçons.</p>
+
+<p>Les indigènes sont intelligents, leur mémoire est prodigieuse. Ils
+apprennent rapidement la musique et l'arithmétique, <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> mais ils
+ne vont guère au-delà d'une certaine limite.</p>
+
+<p>Ils saisissent difficilement les idées abstraites et les notions
+géographiques. Pauvres gens! ils n'ont jamais vu que leur petit coin
+de terre!</p>
+
+<p>Par contre, ils sont fort hospitaliers; ils partagent volontiers avec
+les autres ce qu'ils possèdent, et s'il n'y a pas de riches parmi eux,
+il n'y a aussi pas de pauvres.</p>
+
+<a id="img039" name="img039"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img039.jpg" width="500" height="207" alt="" title="">
+<p>Îles Sandwich.&mdash;Femmes indigènes prenant leur repas.</p>
+</div>
+
+<p>Les blancs, en achetant leurs terres, finissent par les déposséder et
+les réduisent à la condition de domestiques; l'introduction des
+liqueurs leur a été fatale, comme partout chez la race indienne. Une
+loi défendait de leur vendre des boissons enivrantes, mais les Chinois
+leur en vendaient fort cher et de mauvaise qualité en contrebande.
+C'est pourquoi la prohibition vient d'être abrogée.</p>
+
+<p>M. Feer, notre consul, m'apprend encore beaucoup de choses sur le
+pays; entre autres, qu'il contient une quinzaine de Français.</p>
+
+<a id="img040" name="img040"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img040.jpg" width="500" height="337" alt="" title="">
+<p>Îles Sandwich.&mdash;Pavillon de la Reine Douairière à
+Honolulu.</p>
+</div>
+
+<p>L'hôpital est situé au milieu d'un vaste et riche parc <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> où
+des vols de merles se promènent sans crainte sur les pelouses. Un
+<i>Trustee</i>, ou administrateur, arrive en même temps que moi et me
+conduit à la visite des diverses salles. Au rez-de-chaussée sont les
+Chinois; ils paient 60 cents (3 fr.) par jour. J'en vois un grand
+nombre avec le <i>berri-berri</i>, maladie qui fait enfler les jambes et
+rend la marche impossible. Cette maladie, que les Japonais appellent
+<i>caké</i>, n'attaque pas les blancs, ni les Polynésiens; elle est
+spéciale à la race jaune; elle sévit pourtant parfois dans le nord du
+Brésil.</p>
+
+<p>Les indigènes sont reçus gratuitement.</p>
+
+<p>La maladie dominante est la syphilis, importée par les blancs. Je
+remarque un pauvre Portugais qui se meurt de la fièvre typhoïde. Il y
+a de nombreux lépreux, mais ils ne sont pas là. On les a relégués à
+une autre île, dans un établissement spécial. Au premier étage sont
+les femmes, et dans un pavillon annexe les Européens et les
+Américains. Ceux-ci paient 1 dollar <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par jour. Les frais sont
+couverts par les pensions, par les dons, les souscriptions et les
+subventions de l'État.</p>
+
+<p>Les administrateurs sont nommés partie par le gouvernement, partie par
+les souscripteurs.</p>
+
+<p>J'aurais encore voulu parcourir la campagne, visiter une plantation,
+mais l'heure du départ approche et je me rends au navire, qui lève
+l'ancre à 2 heures.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> CHAPITRE XVII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Navigation vers la Nouvelle-Zélande. &mdash; Curieux problème dans une
+ succession. &mdash; Deux bébés à la recherche du ciel. &mdash; Une éclipse
+ totale du soleil. &mdash; Les Saints et les Morts. &mdash; Passage de
+ l'Équateur. &mdash; Une visite de l'Océan. &mdash; La visite réglementaire. &mdash; La
+ man&oelig;uvre du feu. &mdash; Le service religieux. &mdash; L'île Tutuila et
+ l'archipel des Navigateurs. &mdash; Une Cour d'assises. &mdash; Une tempête
+ sous le tropique. &mdash; Scènes comiques. &mdash; Le 180<sup>e</sup> parallèle et la
+ semaine de 6 jours. &mdash; Arrivée en Nouvelle-Zélande.</p>
+
+<p>Jusqu'ici nous avions marché au sud-ouest par une seule ligne droite.
+La boussole avait marqué tout le temps 40°; maintenant nous prenons la
+direction du sud, et la boussole est sur le 10°. Nous avons 5,600
+milles d'ici à Auckland; nous comptons les parcourir en 12 jours. La
+mer continue à être désagréable.</p>
+
+<p>Pour occuper le temps, on relit les vieux journaux. L'un d'eux raconte
+que dans le Kentucky, un testateur a laissé à sa femme enceinte, au
+moment de sa mort, la moitié de ses biens, et l'autre moitié à sa
+fille, si elle accouchait d'une fille; mais si le nouveau-né était un
+garçon, la mère aurait <sup>1</sup>/<sub>3</sub> et l'enfant les <sup>2</sup>/<sub>3</sub>. Or, après la mort du
+père, 2 jumeaux sont venus au monde, un garçon et une fille; la mère
+réclame d'une part la <sup>1</sup>/<sub>2</sub> puisqu'elle a une fille, et <sup>1</sup>/<sub>3</sub> puisqu'elle
+a un garçon, mais le curateur du garçon réclame pour son protégé les
+<sup>2</sup>/<sub>3</sub>, et <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> celui de la fille la moitié. Quel est le Salomon qui
+résoudra ce problème?</p>
+
+<p>Je trouve aussi par-ci par-là des poésies, dont quelques-unes ne
+manquent pas de grâce; j'en insère une qui m'a paru délicieuse de
+grâce et de sentiment.</p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em">WHERE IS HEAVEN?</p>
+
+<p><i>Two little children, weeping sore,<br>
+ Went wandering, sorely down the street,<br>
+ Poor waifs upon life's stormy shore<br>
+ With shivering forms and naked feet.<br>
+ And when they met me, as they saw<br>
+ Their woe had touched my sympathies,<br>
+ The oldest turned to me and cried:<br>
+ "Oh, do you know where Heaven is?</i></p>
+
+<p><i>"Our father died a year ago,<br>
+ And mother told us, when he died,<br>
+ That he had crossed a river deep,<br>
+ And Heaven was on the other side.<br>
+ And when we asked her where he was,<br>
+ She always said: "In Heaven, I know";<br>
+ And told us we could go to him.<br>
+ O, tell us, tell us, where to go!</i></p>
+
+<p><i>"Dear mother died a week ago,<br>
+ And Robbie cries for her all day.<br>
+ We want to go where mother is,<br>
+ Is Heaven so very far away?"<br>
+ O, plaint of little sorrowing hearts!<br>
+ Earth's universal cry is this,<br>
+ That you' ve so learned to ask:<br>
+ Who knows, who knows, where Heaven is?</i></p>
+
+<p><i>Poor little seekers after Heaven!<br>
+ Poor little waifs on life's bleak shore!<br>
+ Some day your feet will find the way<br>
+ That gives you back your lost once more.<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> The only answer I can give<br>
+ To any question such as this<br>
+ From those who miss a mother's face<br>
+ Is: Heaven is where that mother is!</i></p>
+</div>
+
+<div class="p2 poem10">
+<p class="add2em">OU EST LE CIEL?</p>
+
+<p>Deux petits enfants pleurant amèrement,<br>
+ Vinrent rôdant pleins de chagrin dans la rue.<br>
+ Pauvres épaves sur la plage tempétueuse de la vie!<br>
+ Couverts de haillons et les pieds nus.<br>
+ Et quand ils me rencontrèrent et qu'ils virent<br>
+ Que leur misère avait éveillé mes sympathies,<br>
+ Le plus âgé se tourna vers moi et dit:<br>
+ «Oh! savez-vous où est le ciel?</p>
+
+<p>«Notre père est mort il y a un an,<br>
+ Et notre mère, nous dit, quand il fut mort,<br>
+ Qu'il avait passé une rivière profonde,<br>
+ Et que le ciel était de l'autre côté.<br>
+ Et quand nous lui demandâmes où il était,<br>
+ Elle répéta toujours: il est au ciel,<br>
+ Et ajouta que nous pourrions aller à lui,<br>
+ Oh! dites-nous, dites-nous où il faut aller!</p>
+
+<p>«Chère mère est morte il y a une semaine,<br>
+ Et Robbie crie après elle tout le jour.<br>
+ Il nous faut aller où est notre mère,<br>
+ Est-il bien loin, bien loin, le ciel?»<br>
+ O plainte de petits c&oelig;urs désolés!<br>
+ Est-ce là le cri universel de la terre<br>
+ Pour que vous ayez appris à demander:<br>
+ Qui sait, qui sait où est le ciel?</p>
+
+<p>Pauvres petits chercheurs après le ciel!<br>
+ Pauvres petites épaves sur la sombre plage de la vie!<br>
+ Un jour vos pieds trouveront la voie<br>
+ Qui vous rendra ce que vous avez encore une fois perdu.<br>
+ La seule réponse que je puisse donner<br>
+ À toute question comme la vôtre,<br>
+ De la part de ceux qui ont perdu leur mère,<br>
+ C'est que le ciel se trouve où cette mère est!</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> 30 octobre.&mdash;Après une forte pluie, la mer, si houleuse
+depuis notre départ, se calme à notre grande joie; la chaleur devient
+suffocante: nous sommes par 161° 50´ longitude <i>est</i>, et par 13° 1´
+latitude nord.</p>
+
+<p>À 2 heures, le soleil brille dans toute sa splendeur, puis sa lumière
+diminue, et peu à peu il se fait presque nuit. Nous le regardons à
+travers les verres bleus du sextant; l'ombre de la lune passe dessus.
+À 2 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> l'éclipse est totale, puis le disque lunaire sort vers
+l'<i>est</i>, et à 3 heures la clarté première est rétablie. Combien de
+générations dans les anciens âges n'ont pas connu l'explication de ce
+phénomène!</p>
+
+<p>1<sup>er</sup> novembre.&mdash;Tous les Saints et le lendemain les Morts.&mdash;C'est le
+jour où les églises se remplissent dans les pays catholiques et où on
+visite les cimetières: <i>Sancta et salubris cogitatio pro defunctis
+orare!</i> Ici notre église est la voûte du ciel et le cimetière l'océan,
+où reposent aussi beaucoup de nos frères! Dans la nuit, entre les
+Saints et les Morts, nous passons l'Équateur, cette ligne imaginaire
+dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais; nous la sentons
+pourtant à la chaleur suffocante et humide.</p>
+
+<p>2 novembre.&mdash;À midi, l'affiche journalière porte 1° 17´ latitude sud.
+Le soir, les marins se déguisent en <i>minstrels</i> et organisent une
+procession burlesque. Le roi et la reine de l'Océan, aux longs cheveux
+d'étoupe avec une couronne d'or, sont précédés par des hallebardiers,
+par des hommes à cheval, par une suite de peuple. Au son de <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span>
+la trompette, ils font le tour du navire et arrivent au salon. Là,
+après des chants de <i>minstrels</i>, le roi prononce une adresse aux
+passagers et à lord et lady Roseberry.</p>
+
+<p>L'orateur est un peu gêné, mais ne manque pas d'esprit. Je remarque
+les égards qu'il a pour la noblesse. «J'ai vu, dit-il, que vous
+commenciez à vous ennuyer, et je suis sorti de mes profondeurs pour
+vous faire une visite et vous parler des merveilles de mon domaine...,
+etc.»</p>
+
+<p>La procession reprend son chemin, et on tire les chevaux de jonc et de
+chiffons par la tête et par la queue, jusqu'à ce qu'ils se démontent,
+en chantant des couplets bouffes. Tout le monde rit, tout le monde est
+content: on fait une quête et on récompense tous ces bons marins qui
+ont pensé aux passagers.</p>
+
+<p>3 novembre.&mdash;C'est jour de conseil et d'inspection. Le capitaine
+parcourt toutes les cabines. Que ne peut-il les rendre plus grandes!
+J'éviterais de laisser porte et fenêtre ouvertes pour respirer, et
+aurais moins de chauds et froids à soigner. Je pense que cette
+nécessité de vivre au courant d'air, ou de manquer d'air, compromettra
+bien des santés.</p>
+
+<p>Dans l'après-midi, on fait la man&oelig;uvre du feu; tout l'équipage
+s'ébranle, chacun court à son poste, armé de la ceinture de sauvetage;
+les pompes fonctionnent, et on inspecte les embarcations.</p>
+
+<p>Le 4 novembre, jour de dimanche, à 10 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, la cloche
+tinte-tinte...; le salon se pare en fête, les rideaux et les tapis
+verts cèdent la place aux rideaux et aux tapis <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> bleus, les
+passagers arrivent et se placent au centre. Ceux de 2<sup>e</sup> classe
+viennent au 2<sup>e</sup> rang; les matelots et les domestiques se rangent sur
+les côtés. Le capitaine entre, et le service commence par ce cantique:</p>
+
+<p class="poem20">
+ <i>Jesus Lover of my soul<br>
+ Let me to Thy bosom fly<br>
+ While the gathering waters roll<br>
+ While the tempest still is high;<br>
+ Hide me, O my Saviour, hide<br>
+ Till the storm of life is past<br>
+ Safe into the heaven guide<br>
+ O receive my soul at last!</i></p>
+
+<p class="poem10">
+<span class="add2em">Jésus, l'amant de mon âme,</span><br>
+<span class="add2em">Laisse-moi fuir vers ton sein</span><br>
+ Pendant que les eaux qui m'enserrent roulent,<br>
+ Pendant que la tempête gronde encore fort;<br>
+ Cache-moi, ô mon Sauveur, cache-moi<br>
+ Jusqu'à ce que l'orage de la vie soit passé!<br>
+<span class="add2em">Sûr guide pour la vie,</span><br>
+<span class="add2em">Oh! reçois à la fin mon âme!</span></p>
+
+<p>Le capitaine lit les prières et le public répond, puis on lit l'épître
+et l'évangile du jour; on récite plusieurs psaumes et le <i>Te Deum</i>, et
+on termine par ce cantique:</p>
+
+<p class="poem">
+ <i>Lead kindly Light amid the encircling gloom<br>
+ Lead Thou me on;<br>
+ The night is dark, and I am far from home<br>
+ Lead Thou me on!</i></p>
+<p class="poem">
+ Conduis-moi, ô bénigne Lumière, à travers les ténèbres qui m'entourent;<br>
+ Conduis-moi toi-même.<br>
+ La nuit est obscure, et je suis loin de mon chez moi;<br>
+ Conduis-moi toi-même!...</p>
+
+<p>Vieux et jeunes, riches et pauvres, sont recueillis et pénétrés de
+l'esprit de prière. Durant le reste du jour, le <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> piano et
+l'orgue ne retentissent que de chants sacrés; l'Anglais et l'Américain
+sont si sévères pour le repos dominical, qu'ils s'interdisent même
+d'écrire.</p>
+
+<p>Le 5 novembre, à 3 heures du matin, nous passons en vue de Tutuila,
+une des îles de l'archipel des Navigateurs, ou îles Samoa, qu'il y a
+quelques années, l'Allemagne voulait s'annexer. L'Angleterre a fait
+alors ce qu'elle voudrait faire en ce moment avec la France, à propos
+du Tonkin et de Madagascar; elle a si bien man&oelig;uvré, que l'annexion
+n'a pas eu lieu.</p>
+
+<p>L'Angleterre considère le monde comme son domaine; elle est jalouse
+qu'on en prenne quoi que ce soit; elle espère, avec le temps,
+s'annexer encore ce qu'elle ne possède pas. Il faut dire, par amour de
+la vérité, que jusqu'à présent c'est la nation qui sait le mieux se
+répandre, et mieux se faire toute à tous pour soumettre les
+populations des divers points du globe.</p>
+
+<p>Le soir, quelques passagers organisent une Cour d'assises avec juges,
+jurés, avocats, secrétaire, témoins, etc. Lord Roseberry est le
+défenseur de l'accusé. Un Juif est traduit à la barre et accusé
+d'avoir négligé son devoir pour s'occuper de la femme de chambre
+(<i>stewardess</i>), en sorte que l'eau a pénétré dans le salon
+et a mis en danger les passagers. Les témoins à charge et à décharge
+sont nombreux, et les dépositions souvent très bouffonnes. Il résulte
+des témoignages, que le crime de négligence doit être écarté; mais
+reste le crime d'avoir fait la cour à la femme de chambre. Le condamné
+invoque le témoignage de son <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> évêque, prouvant qu'il voulait
+se marier; on lit les lettres amoureuses et on appelle l'évêque. Comme
+les autres témoins, il prête serment sur les évangiles. À quelle
+église appartenez-vous?&mdash;À l'église des <i>latter day's saints</i>, connue
+sous le nom d'église mormonne.&mdash;Êtes-vous marié?&mdash;Oui, 25 fois
+spirituellement..., etc.&mdash;Un Chinois est appelé à témoigner en langue
+chinoise, et l'interprète doit traduire, mais le Chinois refuse de
+parler, et il faut le renvoyer. Plus tard, interrogé par le capitaine
+sur la raison qui l'avait empêché de parler, il répond: «J'ai vu que
+tout le monde se rendait ridicule, et je n'ai pas voulu me rendre
+ridicule.» Les Chinois n'aiment pas la plaisanterie. On voit que ceux
+qui dirigent les débats appartiennent au barreau: ils ont perruque et
+manteau rouge ou noir. Enfin le pauvre prisonnier réussit à prouver
+qu'il voulait épouser la fille de chambre, et il est relâché pour
+procéder à l'hyménée.</p>
+
+<p>C'est une manière agréable et innocente d'occuper le temps et de
+rompre la monotonie des longues journées de navigation.</p>
+
+<p>Le 6 novembre, nous naviguons près l'archipel des Amis. Par 21°
+latitude, à la hauteur des Fiji, une horrible tempête s'élève et
+grandit à mesure que nous avançons vers le tropique. Cette fois, le
+Pacifique ment à son nom. Il est beau de voir le navire soulevé sur
+des montagnes et précipité dans les vallées entre les vagues, mais les
+estomacs sont peu à l'aise. Une pluie diluvienne nous empêche de
+sortir, et tantôt c'est une vieille dame qui dégringole <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span>
+l'escalier, ou un autre passager qui est jeté sur son voisin. Vers le
+soir, une armée de marsouins vient parader autour du navire, faisant
+en l'air des sauts de 5 à 6 mètres.</p>
+
+<p>Le 7 novembre, la tempête continue, mais moins forte. Nous sommes par
+26° latitude sud; nous avons passé le tropique. Le vent est nord-est
+et enfle les voiles; nous filons 14 n&oelig;uds. Dans la nuit, le vent
+change tout à coup et souffle au nord-ouest; les vagues inondent les
+cabines de droite. Les passagers se sauvent en chemise au salon,
+criant après les domestiques. Scène amusante, mais quelques-uns sont
+jetés sur le piano et sur les chaises; l'un d'eux perd même un ongle
+du pied. La mer a voulu, elle aussi, jouer son rôle pour rompre la
+monotonie.</p>
+
+<p>Le lendemain, le soleil reparaît, mais le navire danse toujours. Je
+commence à avoir assez d'élasticité pour me promener quand même. Vers
+3 heures, nous passons le 180° parallèle et nous sautons un jour. Au
+lieu de compter jeudi, nous passons d'emblée au vendredi. Notre
+semaine n'a ainsi que six jours, mais le jour enlevé a été réparti sur
+tous les jours du voyage depuis le départ de l'Europe. En venant vers
+l'ouest, tous les jours s'allongeaient de 20 minutes, et arrivés aux
+Antipodes, nous sommes obligés d'enlever le jour ainsi disparu, pour
+retrouver le même calendrier qu'au départ.</p>
+
+<p>La mer devient de plus en plus furieuse, les vagues s'amoncellent, se
+heurtent, écument, se pulvérisent; le ciel s'obscurcit, l'éclair
+déchire les nues, la pluie tombe à <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> torrents, et l'eau inonde
+le navire. Excellent pour les amateurs d'émotions!</p>
+
+<p>Le jour suivant, l'Océan redevient pacifique, le soleil reparaît. La
+tempête, comme le beau temps, ne saurait durer! Un jeune homme
+recueille les diverses communications des passagers pour rédiger le
+journal du voyage. C'est l'usage sur les steamers de la Compagnie. Un
+autre passager ouvre une souscription pour offrir un souvenir au
+capitaine; il a été on ne peut plus aimable et serviable; il n'a rien
+de la morgue britannique.</p>
+
+<p>Nous n'avons vu que deux ou trois voiliers durant les trois semaines
+de traversée.</p>
+
+<p>Plus tard, lorsque les îles de l'Océanie seront plus peuplées, cet
+Océan sera moins solitaire.</p>
+
+<p>Enfin, cette nuit, nous espérons entrer dans le port d'Auckland, et
+j'arrête ici mon journal de voyage pour aller boucler ma malle, car je
+compte quitter le navire.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> CHAPITRE XVIII</h3>
+
+<p class="title">La Nouvelle-Zélande.</p>
+
+<p class="resume">
+ La
+ Nouvelle-Zélande. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Configuration. &mdash; Population. &mdash; Gouvernement. &mdash; Récoltes. &mdash; Bétail. &mdash; Poissons. &mdash; Mines. &mdash; Climat. &mdash; Pluie. &mdash; Instruction
+ publique. &mdash; Industrie. &mdash; Assistance publique. &mdash; Caisse
+ d'épargne. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Navigation. &mdash; Les terres
+ publiques. &mdash; Manière de les acquérir. &mdash; La poste. &mdash; Le
+ télégraphe. &mdash; L'armée.</p>
+
+<p>La Nouvelle-Zélande a été ainsi nommée par Tasman, navigateur
+hollandais, qui la découvrit le premier. Elle fut visitée par Cook,
+qui débarqua à Poverty-Bay le 8 octobre 1769, en revenant de Taïti, où
+il avait été envoyé pour observer le passage de Vénus sur le soleil.</p>
+
+<p>Cette contrée, située entre le 34° et 48° latitude Sud et le 166° et
+179° longitude Est, se compose de deux îles appelées île Nord et île
+Sud. Il y en a aussi une troisième, plus petite, appelée Stewart, et
+quelques autres moins importantes.</p>
+
+<p>La surface de cette colonie est presque égale à celle de la
+Grande-Bretagne et Irlande; elle comprend 100,000 milles carrés, soit
+64,000,000 d'acres ou arpents. Le détroit de Cook, qui sépare les deux
+grandes îles, facilite la navigation le long des côtes. Si l'on
+considère les deux îles réunies, la configuration est celle de
+l'Italie <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> renversée, moins la vallée du Pô; l'île du Nord
+offre la même forme de botte avec son talon.</p>
+
+<a id="img041" name="img041"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img041.jpg" width="500" height="229" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Types Maori de la classe
+supérieure.</p>
+</div>
+
+<p>L'île du Nord a une surface de 44,000 milles carrés, et jusqu'en 1876
+elle était divisée en 4 provinces: Auckland, Taranaki, Hawke's Bay et
+Wellington. L'île du Sud a une surface de 55,000 milles carrés et
+comprenait les 5 provinces de Nelson, Mareborough, Canterbury, Otago
+et Westland; mais, depuis 1876, ces provinces ont été divisées en 63
+comtés: 32 dans l'île Nord et 31 dans l'île Sud.</p>
+
+<p>La Nouvelle-Zélande est traversée par une chaîne de montagnes, comme
+l'Italie par l'Apennin.</p>
+
+<p>La hauteur des montagnes va en s'abaissant vers le bout de la botte,
+et dans l'île Nord, à part quelques pics et volcans, elle n'atteint
+qu'une hauteur de 1,500 à 4,000 pieds; mais, dans l'île Sud, la chaîne
+appelée Alpes du Sud atteint jusqu'à 12,000 pieds. Elle a ses neiges
+perpétuelles et ses nombreux glaciers.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Les Anglais trouvèrent ici les Maoris, belle race
+polynésienne, qui parle la même langue que les habitants de Haïti et
+des îles Hawaï. Le Maori est généralement plus grand que l'Anglais: il
+a les bras plus longs, mais les jambes plus courtes et la poitrine
+très développée; il porte plus de poids que l'Anglais, mais il résiste
+moins que lui à la fatigue.</p>
+
+<a id="img042" name="img042"></a>
+<div class="floatright">
+<img src="images/img042.jpg" width="250" height="471" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Chef Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Les missionnaires protestants, venus en 1814, obtinrent en 1839 la
+signature de la plupart des chefs, comme reconnaissant la suzeraineté
+de la reine d'Angleterre; mais ils disaient à ces Maoris que, par le
+traité, ils donnaient l'ombre à la reine et gardaient la réalité.
+Ceux-ci le crurent, mais plus tard, lorsqu'ils virent qu'on prenait
+plus que l'ombre, ils se révoltèrent. Ils furent alors soumis par les
+armes, et les frais de cette guerre, qui s'élevèrent à 100 millions de
+francs, pèsent encore lourdement sur la colonie. Cette race va en
+diminuant: d'après le dernier recensement, elle ne compte plus
+qu'environ 42,000 individus, pendant que la population blanche,
+d'après le recensement de 1882, atteint le chiffre de 517,707. Durant
+la même année, on compte 3,600 mariages, soit 7 pour mille de la
+population; <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> 5,701 décès, soit 11,19 par mille; 19,000
+naissances, soit 37,32 par mille; 10,945 immigrants, et 7,456
+émigrants. Les hommes sont de <sup>1</sup>/<sub>5</sub> plus nombreux que les femmes; les
+naissances illégitimes n'atteignent que 2%. Il y a en outre 5,000
+Chinois et 16 Chinoises; ils sont généralement <i>diggers</i> ou
+chercheurs d'or; quelques-uns sont jardiniers, cuisiniers et chasseurs
+de lapins.</p>
+
+<p>Le gouvernement est le <i>self-government</i>, et le
+<i>self-administration</i> localisé. Le pouvoir exécutif est aux
+mains d'un gouverneur nommé par la reine aux appointements annuels de
+7,500 l. stg. Il choisit ses ministres et se guide d'après leurs avis.
+Par son droit de <i>veto</i> il participe au pouvoir législatif, mais,
+depuis 29 ans qu'existe la Constitution, il n'en a été fait usage que
+six fois. Le pouvoir législatif s'exerce par la Chambre haute, ou
+Conseil législatif, composé de 49 membres nommés à vie par le
+gouverneur, et par la Chambre des représentants ou députés, élus pour
+3 ans. Ceux-ci tiennent les cordons de la bourse et sont en réalité
+les maîtres. Est électeur, tout individu âgé de 21 ans, né ou
+naturalisé sujet britannique, ayant depuis 6 mois une propriété de 25
+l. stg. (625 fr.), ou qui est depuis un an dans la colonie, et depuis
+les derniers 6 mois dans le district électoral. Tout Maori qui paie
+une contribution, ou qui possède une propriété de 25 l stg., est
+électeur et vote pour ses représentants maoris, qui sont au nombre de
+quatre. Les électeurs sont tous éligibles, s'ils ne sont coupables de
+crime ou de banqueroute, ou salariés du gouvernement.</p>
+
+<a id="img043" name="img043"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img043.jpg" width="400" height="514" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Phormium Tenax (Chanvre indigène).</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Sous le rapport religieux, le septième des habitants est
+catholique; les autres <sup>6</sup>/<sub>7</sub> protestants de diverses communions. Les
+catholiques sont répartis dans les trois diocèses d'Auckland,
+Wellington et Dunedin; la plupart des Maoris sont catholiques.</p>
+
+<p>Les villes sont gouvernées par les <i>Mayors</i> (maires) élus
+chaque année par les chefs de famille, y compris la veuve, et entourés
+de leur conseil municipal. Les routes sont construites et entretenues
+par des <i>Road-Boards</i>, conseils spéciaux par district; et
+les <i>Central</i> ou <i>local Boards of Health</i> ont
+des pouvoirs étendus pour prendre toutes les mesures en faveur de la
+santé publique. Le siège du gouvernement a été transporté d'Auckland à
+Wellington, point plus central.</p>
+
+<p>Les îles de la Nouvelle-Zélande sont verdoyantes et en partie encore
+couvertes de forêts; plusieurs variétés d'arbres donnent un bois
+solide, fin et estimé. Tels sont: le manuka, le totara, le kauri, le
+black-birch, le kowhaï et le mataï. D'autres donnent d'excellentes
+écorces à tanner ou pour teintures, tels que: le <i>Hinau</i> (Eleocarpus
+dentatus), le tawhero (Weinmannia racemosa), le
+tanhai et le tanekaha (Phyllocladus trichomanoides). La
+terre à l'état naturel est couverte de fougères ou d'un buisson appelé
+titree, ou de flax (phormium tenax), dont les Maoris tirent
+une espèce de chanvre que les colons ont amélioré par l'emploi des
+machines. En 1881, on en a exporté 1,307 tonnes, évaluées à 25,285 l.
+stg.</p>
+
+<p>Il y a encore 10,000,000 d'acres en forêts; 12,000,000 <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span>
+d'acres sont propres à l'agriculture et 42,000,000 au pâturage.
+L'herbe indigène est dure, mais on sème l'herbe européenne, qui pousse
+très bien; les fruits et les légumes d'Europe prospèrent, ainsi que
+les moutons et le bétail.</p>
+
+<p>Sous le rapport géologique, les terrains d'alluvion comprennent
+environ 1,500 milles carrés, le tertiaire marin 18,000, le secondaire
+5,000, le pal&oelig;zoïque 26,000, le schisteux 15,000, le granitique
+6,000 et le volcanique 15,000 milles carrés.</p>
+
+<p>En 1882, il y avait 366,000 acres cultivées en blé, et la récolte
+était estimée à 8,300,000 boisseaux. La production moyenne est de 24
+boisseaux par acre: un boisseau suffit à ensemencer une acre. Pour
+l'avoine, la production moyenne est de 28 boisseaux par acre; de 22
+pour l'orge, et de 5 tonnes <sup>1</sup>/<sub>2</sub> pour les pommes de terre.</p>
+
+<p>En 1881, il y avait 13,000,000 de moutons dans la colonie, 161,000
+chevaux et 700,000 b&oelig;ufs ou vaches; mais le nombre a augmenté
+depuis et augmentera encore très rapidement à la suite des envois de
+viande congelée en Europe. La laine exportée dépasse 60,000,000 de
+livres par an, et une partie est filée dans la colonie. De fréquentes
+expositions agricoles régionales aident à l'amélioration des races. La
+laine de la Nouvelle-Zélande est une des plus estimées, et la viande
+de mouton est aussi bonne ici qu'en Angleterre.</p>
+
+<p>Parmi les produits de la colonie, il faut ajouter l'huile des
+baleines, qui abondent en ces mers; les peaux de phoques, et les
+diverses sortes de poissons qui, importés <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> d'Europe et
+d'Amérique, se sont multipliés dans les lacs et les rivières. La mer
+donne des poissons analogues à ceux qu'on trouve entre Madère et le
+Portugal; on en compte environ 200 espèces, dont 40 se vendent au
+marché.</p>
+
+<p>Le gibier importé d'Europe: faisans, lièvres, lapins, se sont
+multipliés à l'infini. Il est regrettable que les indigènes, pressés
+par la faim, aient anéanti le <i>moa</i>, oiseau presque aussi grand qu'une
+girafe.</p>
+
+<p>Le règne minéral est, lui aussi, bien représenté. On exploite en ce
+moment plus de 100 mines de charbon qui, en 1881, ont donné 337,000
+tonnes; mais elles deviennent de jour en jour plus productives. On
+estime que certaines d'entre elles contiennent plus de 140 milliards
+de tonnes. L'or se trouve dans le quartz, et certains quartz
+exceptionnels ont donné jusqu'à 600 onces d'or par tonne; mais on le
+trouve aussi dans les terrains d'alluvion, qui s'étendent sur 20,000
+milles carrés. Le lit des rivières, le gravier de certaines vallées et
+certains ciments, faciles à extraire, en fournissent aussi beaucoup.
+L'or exporté de la Nouvelle-Zélande jusqu'au 31 décembre 1881 s'élève
+à 9,822,755 onces, de la valeur de 38,461,423 l. stg.</p>
+
+<p>On trouve aussi l'argent, le cuivre, le fer, le plomb, le chrome,
+l'antimoine, le zinc, le manganèse, plusieurs sortes de pétrole, des
+marbres, de belles carrières de pierres de construction, et des
+pierres à ciment et chaux hydraulique.</p>
+
+<p>Le climat est un peu meilleur que celui d'Angleterre. <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> La
+moyenne thermométrique est de 57° Farenheit dans l'île Nord et de 52°
+dans l'île Sud; pendant qu'elle est de 51° à Londres et à New-York, La
+quantité de pluie annuelle est de 40 à 50 pouces dans les deux îles,
+mais pendant que sur la côte <i>Est</i> elle est de 25 pouces à
+Christchurch, elle est de 112 pouces à Hokitika, sur la côte Ouest. Là
+pression atmosphérique, entre le 37° et 46° latitude sud décroît de
+29,981 à 29,804 pouces, et la moyenne est de 29,919 pendant qu'elle
+est de 30,005 dans la même latitude nord. Les vents ouest prédominent.
+Une vingtaine de stations envoient plusieurs fois par jour à
+Wellington le résultat de leurs observations, et elles sont publiées
+dans les journaux pour servir aux agriculteurs et aux navigateurs. Un
+service intercolonial met aussi les observatoires de la
+Nouvelle-Zélande en communication avec ceux de l'Australie et de la
+Tasmanie.</p>
+
+<p>Il y a en Nouvelle-Zélande 911 écoles publiques, avec 2,143
+professeurs et 68,000 élèves des deux sexes; 15,000 environ
+fréquentent les écoles privées, et 7,000 sont instruits dans leur
+famille; 80% des enfants entre 5 et 15 ans fréquentent les écoles; le
+nombre des personnes qui savent lire et écrire en 1881 est de 71% de
+la population.</p>
+
+<p>Pour l'industrie, en 1881, 1,643 établissements emploient 17,938
+personnes. Le sol et construction de ces établissements est évalué à
+environ 50,000,000 de francs, et les machines et installations, à
+40,000,000 de francs.</p>
+
+<p>Trente-sept hôpitaux soignent dans l'année environ 15,000 malades. Il
+y a aussi 7 hôpitaux de fous, un établissement <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> pour les
+aveugles et un pour les sourds-muets.</p>
+
+<p>L'excès de l'immigration sur l'émigration oscille entre 2,000 et
+40,000 par an.</p>
+
+<p>Le revenu ordinaire et extraordinaire, en 1881, est de 3,757,493 l.
+stg. La dépense dans la même année est de 3,675,797 l. stg. La dette
+publique a environ 30,000,000 l. stg. Déduction faite d'environ
+2,000,000 pour amortissement, reste une charge de 51 l. stg. par
+habitant et une rente de 2 l. stg. <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par an et par tête.</p>
+
+<p>La caisse d'épargne postale en 1881 a reçu plus d'un million de l.
+stg. (25,000,000 fr.) de dépôts, et les déposants sont au nombre de 1
+sur 10, pendant qu'en Angleterre ils ne sont qu'en proportion de 1 sur
+19. Les sommes déposées dans la caisse d'épargne postale atteignent
+1,232,788 l. stg. Celles déposées dans les autres caisses d'épargne,
+316,727 l. stg., soit un total de 1,549,515 l. stg., soit une moyenne
+de 3 l. stg. 1 sh. 10 den. (77 fr.) par déposant.</p>
+
+<p>La Nouvelle-Zélande est le premier pays qui ait essayé par l'État un
+système d'assurance sur la vie, dont tout le profit est distribué aux
+assurés. En 1882, le nombre d'assurés s'élève à 19,456, et les sommes
+assurées à 6,507,528 l. stg.</p>
+
+<p>L'importation, en 1881, a atteint le chiffre de 7,457,045 l. stg., et
+l'exportation, celui de 6,060,866 l. stg. Dans ce chiffre, la France
+entre pour 18,014 l. stg. à l'importation, et 51,464 l. stg. à
+l'exportation.</p>
+
+<p>Les principaux articles exportés sont: la laine pour <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span>
+2,909,760 l. stg., l'or pour 996,867 l. stg., les produits agricoles
+pour 1,114,253 l. stg., le suif pour 120,611 l. stg., la gomme Kauri
+pour 253,778 l. stg., et le bois de construction pour 71,328 l. stg.</p>
+
+<p>Le tonnage des navires entrés dans les ports de la Nouvelle-Zélande en
+1881 s'élève à 461,285 tonnes, celui des navires sortis, à 438,551
+tonnes. La <i>Steam-ship Pacific C<sup>y</sup></i> reçoit du
+gouvernement une subvention annuelle de 32,500 l. stg. pour la poste
+entre Auckland et San-Francisco: et on vient de voter une subvention
+annuelle de 20,000 l. stg. pour une ligne directe mensuelle avec
+Londres.</p>
+
+<p>Les terres publiques ou <i>crown-lands</i> sont administrées par
+le ministre des terres, aidé de 11 bureaux des terres pour les 11
+districts territoriaux. Sur les 64,000,000 d'acres que comprend la
+Nouvelle-Zélande, 14,000,000 ont été vendus ou réservés pour les
+écoles et autres services publics; 16,000,000 appartiennent aux Maoris
+ou aux Européens qui les ont achetés d'eux, et 34,000,000 restent
+disponibles. Sur ce chiffre, 15,000,000 sont couverts d'herbe ou de
+fougères, 10,000,000 sont en forêts, et 9,000,000 sont des lacs,
+rochers ou sommets de montagnes.</p>
+
+<p>Les terres publiques sont divisées en trois classes: les terres de
+villes et villages, vendues aux enchères par lots de <sup>1</sup>/<sub>4</sub> d'acre, sur
+la mise à prix de 7 l. stg. <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; les terres suburbaines dans le
+voisinage des villes et villages dont les lots, de 2 à 15 acres, sont
+vendus aux enchères sur la mise, à prix de 3 l. stg. l'acre; les
+terres rurales, soit <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> agricoles, pastorales ou forêts, qui
+sont vendues à un prix qui varie, selon les districts, depuis quelques
+schellings jusqu'à 2 l. stg. l'acre.</p>
+
+<p>Auckland et les districts de Westland ont adopté le système de
+l'<i>Homestead</i>. La terre est donnée à l'immigrant, qui n'a
+qu'à payer le montant du mesurage; il doit résider 5 ans sur la terre,
+y élever une maison et cultiver, le <sup>1</sup>/<sub>3</sub> dans les 5 ans, s'il s'agit de
+terre libre; et le <sup>1</sup>/<sub>5</sub>, s'il s'agit de forêts. Toute personne
+au-dessus de 18 ans peut, dans le district d'Auckland, choisir de 75 à
+50 acres, selon la qualité de la terre, et toute personne au-dessous
+de 18 ans, de 30 à 20 acres; toutefois, une même famille ne peut
+obtenir plus de 200 acres de terre de première qualité ou 300 de
+seconde qualité. Il en est à peu près de même en Westland.</p>
+
+<p>Il y a plusieurs autres manières d'acquérir la terre. On peut
+l'acheter aux enchères, ou par contrat ordinaire sur demande faite au
+Bureau des terres. Dans ce système, le prix des terres est de 4 l.
+stg. <sup>1</sup>/<sub>2</sub> l'acre pour les terres suburbaines, de 1 l. stg. pour les
+terres d'agriculture ou de pâturage. Une personne ne peut acheter
+ainsi plus de 20 acres de terre suburbaine, plus de 320 acres de terre
+agricole, et non moins de 500 ni plus de 5,000 acres de terre à
+pâturage. Les paiements sont échelonnés en 10 demi-annuités pour les
+terres suburbaines, en 20 demi-annuités pour les terres agricoles, et
+en 30 demi-annuités pour les terres de pâturage. L'acheteur peut
+toujours se libérer d'avance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> Sur les terres suburbaines, l'acheteur est tenu de transférer
+sa résidence dans le mois de l'achat, et d'y demeurer pendant 4 ans.
+La résidence est obligatoire pour 6 ans sur la terre d'agriculture et
+de pâturage; mais sur cette dernière on a un an de temps pour s'y
+installer. L'acheteur doit, en outre, s'il s'agit de terre suburbaine,
+cultiver au moins <sup>1</sup>/<sub>10</sub> la première année, <sup>1</sup>/<sub>5</sub> la deuxième année, et en
+4 ans il doit avoir cultivé les <sup>3</sup>/<sub>4</sub>, clôturé le tout et fait des
+améliorations correspondant au moins à 10 l. stg. par acre.</p>
+
+<p>Dans les améliorations sont compris les constructions, clôtures,
+drainages, plantations d'arbres, prix de la culture, etc. Pour la
+terre rurale, s'il s'agit de terre libre, l'acheteur doit cultiver
+<sup>1</sup>/<sub>20</sub> la première année, <sup>1</sup>/<sub>16</sub> la deuxième année, et en 6 ans, il doit
+cultiver <sup>1</sup>/<sub>5</sub> et faire des améliorations correspondant à 1 l. stg. par
+acre. Sur la terre de pâturage, l'acheteur n'est tenu qu'au séjour de
+6 ans; il n'est pas obligé aux améliorations. Après 10 ans, il peut
+payer la solde et obtenir la propriété définitive.</p>
+
+<p>Pour les terrains aurifères, l'acheteur ne peut obtenir plus de 320
+acres, et il doit y faire certaines améliorations, mais il n'est pas
+tenu d'y séjourner. Il paie une rente en demi-annuités de 2 sh. <sup>1</sup>/<sub>2</sub>
+par acre, et devient acheteur définitif en payant le prix attribué par
+la loi à des terrains analogues. Après 3 ans il peut demander
+l'échange de sa terre, et alors il paie à raison de 1 l. stg. 1 sh.
+par acre la terre qu'il reçoit en échange, échelonnant les <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span>
+paiements en 15 demi-annuités. Il reste aussi propriétaire définitif
+s'il paie simplement sa rente durant 17 ans consécutifs.</p>
+
+<p>Les terres à pâturage sont aussi louées aux enchères, en lots pouvant
+contenir 5,000 moutons ou 1,000 têtes de gros bétail. Le gouvernement
+se réserve le droit de résilier le bail moyennant avertissement
+préalable d'un an, dans le cas où la terre devrait être vendue ou
+louée pour terre agricole. Ces locations sont faites pour 21 ans et au
+dessous. Toute personne qui occupe déjà des terres publiques pour
+20,000 moutons ou 4,000 têtes de gros bétail ne peut louer ou acheter
+un autre lot, excepté pour l'acquisition d'une terre par hypothèque
+(mortgage).</p>
+
+<p>Une autre combinaison permet de louer pour 21 ans, avec le droit
+perpétuel à renouveler. Trois ans avant l'échéance, le locataire
+déclare s'il veut renouveler en payant un loyer calculé à 5% de la
+valeur de la terre, fixée par expert, sous déduction de toutes les
+améliorations faites durant le premier bail. S'il ne veut renouveler,
+le bail est mis aux enchères, et le nouveau locataire doit payer à
+l'ancien le montant des améliorations.</p>
+
+<p>Si le gouvernement avait besoin de reprendre la terre ainsi louée, il
+devrait rembourser toutes les améliorations, au prix fixé par expert.</p>
+
+<p>En 1882, le gouvernement a vendu sur paiement immédiat à 1,257
+acheteurs, 195,390 acres de terre, pour agriculture; à 271 acheteurs;
+1,482 acres de terre suburbaine, et à 704 acheteurs, 303 acres de
+terre urbaine. Il a vendu <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> par paiements échelonnés, à 497
+acheteurs, 74,336 acres de terre d'agriculture; à 9 acheteurs, 24,634
+acres de terre de pâturage, et à 198 acheteurs, 1,189 acres de terre
+de village. Il a reçu pour location de champs aurifères, 7,600 l.
+stg.; pour location des terres pastorales, 182,880 l. stg., et pour
+autres locations, 5,500 l. stg. Il a ainsi retiré des terres une somme
+de 535,607 l. stg.</p>
+
+<p>En 1870, le parlement vota un emprunt de 10,000,000 de l. stg. pour
+les travaux publics et l'immigration. Depuis, 2,000 kilomètres de
+chemins de fer ont été ouverts, et environ le double de routes
+carrossables. On a organisé sur un bon pied les phares et les ports.
+Le télégraphe dessert tout le pays et a transmis, en 1882, 1,500,000
+dépêches. La poste a transmis en 1882, 12,000,000 de lettres à 0 fr.
+10 pour la colonie et l'Australie, et presque autant d'imprimés. On a
+amené de l'eau sur les champs aurifères pour le lavage, et 4 navires
+arrivent tous les ans d'Angleterre, pleins d'immigrants; 1,400 hommes
+suffisent à la force armée, mais, en cas de nécessité, 10,000
+volontaires sont prêts à marcher, outre un millier de pompiers
+organisés militairement.</p>
+
+<p>C'est beaucoup de progrès en 40 ans, et ce progrès augmentera encore
+tant que le peuple continuera à rester attaché aux principes religieux
+et au respect de l'autorité, qui ont fait sa force.</p>
+
+<p>Mais après cet aperçu sur l'ensemble de la colonie, il est temps de
+reprendre mon journal de voyage.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> CHAPITRE XIX</h3>
+
+<p class="resume">
+ Arrivée à Auckland. &mdash; La tempête. &mdash; Le dimanche. &mdash; Le Père Mac
+ Donald. &mdash; Catholiques et protestants. &mdash; La ville. &mdash; Los
+ faubourgs. &mdash; Le parc du gouverneur. &mdash; L'hôpital. &mdash; Le
+ <i>dominion</i>. &mdash; Les salaires. &mdash; L'intérêt. &mdash; Le baron de
+ Hübner. &mdash; Mgr Luck et son diocèse. &mdash; Les S&oelig;urs de la
+ Miséricorde. &mdash; Départ pour Tauranga. &mdash; La baie. &mdash; La
+ ville. &mdash; Excursion à Ohinemutu. &mdash; Les fermes. &mdash; Le cocher
+ irlandais. &mdash; Le <i>Gate-Pa</i>. &mdash; La forêt d'Oropi. &mdash; La
+ <i>mid-way-house</i>. &mdash; Les naissances et la mortalité. &mdash; Le
+ vin correctif de l'alcoolisme. &mdash; Les gorges de Mangorewa.</p>
+
+<p>Le 11 novembre, à 2 heures du matin, le <i>Zealandia</i> arrive à l'entrée
+de la baie d'Auckland; la nuit est obscure et le vent souffle avec
+violence; la pluie tombe à torrents. Le capitaine trouve prudent de
+jeter l'ancre et d'attendre le jour. À 6 heures on lève l'ancre, et on
+marche lentement le long de la baie, fort agitée; c'est après bien des
+coups de sifflet de la machine, précédés du coup de canon, que nous
+avons pu apercevoir le canot du pilote; il arrive armé de sa ceinture
+de sauvetage et prend sa place au gouvernail.</p>
+
+<p>La ville se dessine à nos yeux, émergeant de la verdure sur un
+ensemble de collines, des deux côtés de la baie. Les nombreuses
+églises et la <i>Court-House</i> dominent les maisonnettes
+cachées dans les arbres; mais, au-dessus de tout, un immense moulin à
+vent semble veiller comme <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> un géant protecteur sur la cité.
+Au loin, sur une colline entourée de prairies et de forêts, le plus
+vaste et le plus bel édifice est l'hôpital public. À 7 heures nous
+sommes devant le môle ou <i>wharf</i>, mais le pilote refuse de
+l'aborder; il craint que la violence du vent n'y pousse si fort le
+navire, que le <i>wharf</i> lui-même ne soit emporté. Nous
+jetons deux ancres et dansons sur place. Elles ne suffisent pas à nous
+protéger, et nous allions dériver vers un banc de sable, lorsqu'un
+prompt mouvement de la machine nous ramène à flot; le télégraphe ou
+signal, qui communique de la passerelle à la machine, est brisé; un
+officier se tient debout vers la chaudière, reçoit par signes les
+commandements et les transmet au machiniste. Malgré la pluie, la foule
+s'est assemblée sur le môle, et attend avec anxiété la fin de nos
+péripéties. Enfin, vers les 10 heures, le vent souffle moins fort, et
+le pilote juge bon d'aborder. Nous suivons la man&oelig;uvre avec
+émotion; les cris succèdent aux cris pour les divers commandements et
+s'efforcent de dominer le bruit du vent. On va, on court, on revient,
+l'émoi est général. Au moment de toucher au môle, le commandant semble
+perdre son sang-froid britannique; il trépigne et crie sans cesse au
+pilote <i>go ahead</i>, mais sa crainte est exagérée, tout se
+passe pour le mieux et bientôt on sera à terre. Les passagers se
+disent adieu: plusieurs restent en Nouvelle-Zélande. Pendant trois
+semaines compagnons de la même infortune, ils se considèrent tous
+comme une même famille. On salue les officiers et on porte ses effets
+à la douane. C'est <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> le dimanche: les petits bagages passent,
+les autres seront visités demain. Le vent enlève les parapluies, et
+l'eau tombe en déluge, on va quand même: <i>time is money</i>.
+J'ai beaucoup de peine à trouver une voiture pour déposer mes bagages
+à l'hôtel: <i>is sunday</i>. C'est dimanche! Enfin je peux en
+raccrocher une moyennant un double prix. La poste est fermée et les
+boutiques aussi; impossible de trouver des timbres poste. Je prie le
+maître de l'hôtel de m'en faire chercher, car je veux profiter du
+départ du navire le <i>Zealandia</i>, qui s'en va à Sidney dans la nuit. Le
+maître de l'hôtel me répond qu'on a 6 jours de la semaine pour envoyer
+les lettres, mais que le dimanche on va à l'église et on ne travaille
+pas. Un peuple qui a un tel respect de la loi divine est un peuple
+d'avenir, un futur grand peuple!</p>
+
+<p>Je m'en vais donc à l'église. La petite cathédrale en planches
+d'Auckland, malgré le mauvais temps, est remplie de fidèles; le
+Révérend Mac Donald célèbre la grand'messe, les chants, exécutés par
+des voix d'hommes et de femmes, sont harmonieux.</p>
+
+<p>Après la messe, je salue le bon Père à la sacristie. Une dame, qui est
+venue de la campagne, à 8 milles, vient le saluer aussi. Elle me prend
+pour le commandant de l'<i>Éclaireur</i>, aviso de guerre français arrivé
+hier ici de Taïti, et m'invite à une soirée dansante. Elle est
+d'origine française, et ne veut pas laisser passer un navire français
+sans lui faire les honneurs de la société néo-zélandaise. Je dissipe
+son erreur; elle maintient quand même <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> son invitation.
+L'<i>Éclaireur</i>, sorti des chantiers de Toulon en 1878, a 78 mètres de
+long et 12 de large; il porte 8 canons de 15 centimètres, a une
+machine de 450 chevaux et un terrible éperon. Le capitaine du
+<i>Zealandia</i> me l'avait montré dans la baie, et mon émotion fut grande
+lorsque je lui vis lever le drapeau pour nous saluer. Oh! que j'aurais
+voulu rencontrer ce drapeau dans toutes les mers aussi souvent que le
+drapeau britannique! Le R. Mac Donald m'invite à déjeuner; j'accepte
+d'autant plus volontiers qu'à l'hôtel on m'avait dit que le dimanche
+le lunch remplacerait le dîner et que le soir on n'avait que le thé,
+attendu que les domestiques devaient assister au service divin. En
+France, les catholiques s'imposent le maigre le vendredi; en Italie,
+le vendredi et le samedi; en Espagne, on ne fait maigre ni le
+vendredi, ni le samedi. Ici, les protestants ont leur privation le
+dimanche, et elle a pour cause le désir d'épargner, au septième jour,
+le travail aux domestiques.</p>
+
+<p>En entrant chez les Pères Missionnaires, un bruit strident et étrange
+se fait entendre à la porte, et ne cesse que lorsque le concierge est
+venu s'interposer; un perroquet au blanc plumet monte la garde, et il
+s'en acquitte aussi bien que le meilleur des chiens. C'est le cockotou
+d'Australie.</p>
+
+<p>Le R. Mac Donald me présente à un autre prêtre anglais et me parle
+volontiers du Concile du Vatican, auquel il a assisté, et de divers
+personnages français qu'il a connus dans ses deux voyages en Europe.
+Il est ici depuis <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> 28 ans, et son frère s'occupe de
+l'évangélisation des Maoris depuis 32 ans; il me parle beaucoup de Mgr
+Pompalier, évêque français qui le premier a porté ici le catholicisme.</p>
+
+<p>Il me dit qu'ici, comme dans presque tous les pays nouveaux,
+protestants et catholiques vivent en bons rapports, et s'estiment, non
+selon le plus ou moins de vérité qu'ils possèdent, mais selon le degré
+de vertu qu'ils pratiquent. Ceux qui ont plus reçu sont évidemment
+tenus à plus, et la foi ne se donne pas. Je me rappelle que, voulant
+un jour expliquer à un compatriote que j'avais rencontré dans
+l'Extrême-Orient, une de nos vérités catholiques qui me paraissait
+claire comme le jour, je m'étonnais que celui-ci, pourtant nature
+droite et sincère, ne pût la comprendre; mais il me fit cette
+observation: «En fait de foi, on ne croit pas ce qu'on veut, mais on
+croit ce qu'on peut.» Cela me rappela la réponse du cardinal
+Manning à ses compatriotes. Ils l'accusaient d'avoir changé
+de religion et lui disaient: Comment se fait-il que vous étiez
+auparavant fervent protestant et que vous êtes maintenant fervent
+catholique? Dans une brochure adressée à ses anciens coreligionnaires,
+le pieux prélat leur dit: «Je ne peux vous donner d'autre réponse que
+celle de l'aveugle de l'Évangile: Avant je ne voyais pas, à présent je
+vois. Pourquoi Dieu ouvre-t-il les yeux aux uns plus, aux autres
+moins? C'est son secret. Tout ce que nous savons, c'est qu'il est le
+Créateur et Rédempteur de tous les hommes, <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qu'il les aime
+tous comme un Père aime ses enfants, et qu'il cherche le salut de
+tous; mais à chacun il proportionne le fardeau en raison de ses
+forces.»</p>
+
+<p>Après le déjeuner, le bon Père me montre les habitants de son jardin:
+le cockotou dont j'ai parlé qui fait mille exercices à son
+commandement, une tortue qui se promène sur le vert gazon, et une
+espèce de gros merle blanc et noir qui siffle comme le merle et parle
+comme le perroquet. Saint Jean avait aussi sa colombe.</p>
+
+<p>Je parcours la ville: la partie centrale réservée aux affaires n'est
+pas grande: là sont les banques, les compagnies d'assurance et de
+navigation, la poste, les principaux magasins; mais la ville destinée
+aux habitations s'étend au loin sur plusieurs collines. Les rues sont
+larges et plantées de chêne. Nous sommes en effet à Auckland (terre du
+chêne). Les gentils pavillons qui les bordent sont tous entourés d'un
+jardin où brillent toutes les fleurs de l'Europe. Les vérandahs qui
+les ornent prouvent que le climat est chaud en été. Ces pavillons sont
+la plupart construits en bois et couverts en zinc, en bois, ou en
+ardoise. Dans le centre, on ne peut plus construire qu'en pierre, en
+briques ou en ciment, pour diminuer les incendies.</p>
+
+<p>Plus loin, ce ne sont plus des pavillons, habitation de la classe
+aisée, mais des maisonnettes en bois, habitation de l'ouvrier. Elles
+sont petites, mais elles ont leur jardin, et l'ouvrier a aussi son
+<i>home</i> (son chez soi). Des <i>building societies</i>
+(sociétés de construction) achètent de <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> vastes terrains, y
+tracent des rues, bâtissent des maisons de diverses grandeurs et les
+louent ou plutôt les vendent, puisque après le paiement de quelques
+annuités comprenant l'intérêt et l'amortissement, le locataire reste
+propriétaire. Ces sociétés, tout en faisant de bonnes affaires,
+rendent service à la classe ouvrière et à la société. L'ouvrier qui a
+sa maisonnette et son jardin voit ses nombreux enfants grandir et se
+développer en bonne santé, pendant que les familles ouvrières
+entassées dans les mansardes de nos grandes villes donnent une
+génération sans force et sans énergie; et la plupart des enfants
+meurent en bas âge.</p>
+
+<p>J'arrive à la maison du gouverneur: elle est en bois et fort simple,
+mais entourée d'un superbe parc, ouvert au public, le dimanche. Au
+milieu des chênes séculaires, je vois de magnifiques araucarias, des
+lauriers-cerises, des lauriers-roses et des lauriers-tins; le cyprès,
+le saule, le magnolia, l'eucalyptus et tous les arbres et arbustes qui
+ornent nos parcs d'Europe, le tout encadré dans cette belle pelouse
+que les Anglais portent partout avec eux.</p>
+
+<p>Près de la <i>High school</i> (haute école), je rencontre le
+Révérend Mac Donald, qui fait sa promenade à cheval et me met sur le
+chemin de l'hôpital. Je descends une colline et en remonte une autre,
+je laisse à droite de superbes vaches paissant dans la prairie, et
+parcours à gauche les allées ombragées d'une magnifique forêt, appelée
+le <i>dominion</i> (le domaine), parce qu'elle est réservée au public. Les
+Anglais, dans le tracé de leurs villes, ont <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> toujours soin de
+réserver de vastes emplacements pour la récréation du peuple. C'est
+fort sage; car le petit peuple ne peut se payer l'agrément d'une
+villa, et la santé du public est en raison de la salubrité de l'air
+qu'il respire.</p>
+
+<p>Enfin, j'arrive à l'hôpital, vaste édifice en ciment à deux étages sur
+rez-de-chaussée, dominant la ville et la baie. Le jeune docteur qui le
+dirige me conduit à la visite de l'établissement. Les salles ne sont
+pas grandes, mais elles sont nombreuses et ornées de plantes et de
+fleurs. On peut loger 150 malades. On en a 90 en ce moment. La
+propreté est irréprochable; je remarque un ascenseur destiné à
+descendre dans les caves les corps des décédés; des fauteuils roulants
+pour les rhumatisants, et une salle pour les convalescents. Trop
+souvent, dans les hôpitaux de nos grandes villes européennes, les
+convalescents sont renvoyés pour faire place à d'autres. Obligés, pour
+vivre, de reprendre le travail avant d'en avoir les forces, ils
+retombent bientôt dans un état pire, et retournent à l'hôpital, auquel
+ils occasionnent de nouveaux frais. Les administrations des hospices
+feraient donc une économie bien entendue, et en même temps une
+&oelig;uvre humanitaire, en établissant dans chaque hôpital une salle
+pour les convalescents dont on essaierait les forces grandissantes aux
+travaux de la maison et du jardin, avant de les lancer dans la
+société, où ils sont obligés de reprendre leur travail quotidien.</p>
+
+<p>Le jeune docteur fait appeler deux Français qui sont <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> en ce
+moment dans l'établissement: un est de Saint-Malo, et l'autre de
+Nantes. Venus ici comme matelots, ils y sont restés parce qu'ils y ont
+trouvé la vie large et facile: occupés dans les champs à garder les
+vaches, ils étaient logés, nourris, et recevaient 6 schellings par
+jour (7 fr. 50); ils sont légèrement atteints de la poitrine.</p>
+
+<p>Les gages sont élevés dans ce pays: le moindre ouvrier gagne 6 à 8
+schellings par jour; les capitaux sont encore plus chers.</p>
+
+<p>Les banques donnent 6% sur dépôts compte courant, mais elles prêtent à
+1% par mois; on prête sur hypothèque à 10%, et comme les terres ne
+rapportent ordinairement qu'environ 8% malheur au farmer
+(propriétaire) qui est obligé d'emprunter! Comme en Europe, le fruit
+de ses travaux ira au capitaliste!</p>
+
+<p>En quittant l'hôpital, je parcours diverses collines et je vois
+partout les familles se diriger vers les églises. La cloche tinte; il
+est 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; l'office commence chez les diverses communions
+protestantes: celui des catholiques a lieu à 7 heures. J'arrive à
+Saint-Benedictus, la principale église catholique, desservie par les
+Bénédictins. Elle est en bois, vaste, et à trois nefs. Son autel est
+fort simple et se distingue peu de plusieurs églises protestantes, qui
+adoptent aussi les chandeliers et les cierges. À la tribune, les
+chants sont exécutés, comme à la cathédrale, par des voies d'hommes et
+de femmes; on chante les vêpres, et après les vêpres on donne le
+salut; le recueillement est parfait. Il est bien tard lorsque j'arrive
+à <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> l'hôtel pour le thé. Je passe la soirée chez le Révérend
+Mac Donald à parler des hommes et des choses du pays, et à 10 heures
+je m'en vais au <i>Zealandia</i> donner un dernier adieu aux passagers et
+aux officiers. Je trouve là le baron de Hübner qui vient de
+visiter la Nouvelle-Zélande et s'en va à Sidney: il occupera
+probablement la cabine que j'ai laissée disponible. Ce bon observateur
+nous a déjà fait connaître, par sa <i>Promenade autour du monde</i>, les
+États-Unis, le Japon et la Chine; il donnera probablement encore au
+public ses impressions sur les colonies océaniennes et sur les Indes
+orientales qu'il va visiter.</p>
+
+<p>Enfin, je reviens dans la petite cellule du <i>Star hôtel</i>,
+chercher un repos d'autant mieux mérité que toutes mes courses depuis
+le matin ont eu lieu avec la pluie sur le dos. Aux fenêtres, pas de
+persiennes; à 4 heures le jour me réveille, à 5 heures je complète ma
+correspondance, et un peu plus tard, je me rends chez Mgr Luck, évêque
+catholique d'Auckland; il demeure à la campagne, à une des extrémités
+de la ville. Ce bon bénédictin me reçoit avec bonté; il voudrait me
+retenir chez lui et me fait l'historique de son diocèse, qui a eu bien
+des péripéties. Il a 12 prêtres pour les 16,000 catholiques répartis
+dans toute la partie nord de l'île du Nord formant son diocèse, et un
+seul prêtre pour les 30,000 Maoris, qui sont la plupart catholiques.
+Point de petit séminaire, pas de séminaire; la grande difficulté est
+le recrutement d'un clergé sérieux. Ses compatriotes sont, comme la
+plupart des <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Anglais, sujets à l'alcoolisme. Pour
+l'instruction des jeunes filles, 39 S&oelig;urs de la Miséricorde
+irlandaises lui rendent de grands services. Elles ont 6 maisons et un
+noviciat. Nous en visitons deux, attenantes à l'habitation épiscopale.
+Dans une, 30 internes et 40 externes reçoivent l'instruction; dans
+l'autre, à côté, 80 orphelines apprennent le travail manuel propre à
+leur sexe. La plupart sont envoyées par le gouvernement, qui a donné
+le terrain et fournit un secours annuel de 12 livres par orpheline.
+Nous parcourons les dortoirs, les classes, les ouvroirs: ils sont en
+bois, bien éclairés, bien aérés, et entourés d'un parc gracieux qui
+domine la baie. Pour les garçons, Monseigneur n'a qu'une école,
+confiée à 2 laïques, s'occupant de 70 élèves; les autres vont aux
+écoles protestantes, nombreuses et bien tenues. Monseigneur attend les
+Frères Marianites de Lyon, qui pourront relever les écoles de manière
+à recevoir tous les élèves catholiques. Il espère par là arriver au
+petit, et plus tard au grand séminaire.</p>
+
+<p>Monseigneur a la bonté de me conduire à son école de garçons, puis
+chez le consul de France; un bon Écossais qui ne parle qu'anglais, et
+aux divers bureaux des compagnies de navigation où je dois me
+renseigner. Ensuite, il m'emmène chez lui pour le dîner, et je le
+quitte pour me rendre au bateau qui doit me conduire à Tauranga.</p>
+
+<p>Il est 5 heures du soir lorsque ce petit bateau à vapeur quitte le
+<i>wharf</i> (môle). Le directeur de la Compagnie Mac Gregor,
+avec lequel j'étais venu depuis San-Francisco, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> a la bonté de
+m'accompagner, il me recommande au capitaine. Nous parcourons la belle
+et vaste baie, admirant encore une fois le superbe panorama de la
+ville. Je remarque un monsieur à la figure tatouée de hiéroglyphes
+depuis le menton jusqu'au front; il porte mac-farlane et chapeau haut
+de forme. On me dit que c'est un chef maori, un de leurs principaux
+orateurs. Je l'aborde et l'interroge, il est fort aimable et très
+poli, mais il ne connaît que quelques mots d'anglais et la
+conversation est difficile. Après le dîner, le salon se convertit en
+un dortoir où une vingtaine de passagers couchent sur étagères les uns
+au-dessus des autres.</p>
+
+<a id="img044" name="img044"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img044.jpg" width="250" height="354" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Chef Maori.</p>
+</div>
+
+<p>La mer est extrêmement agitée: ce petit bateau est ballotté comme une
+coque de noix. On a de la peine à se tenir dans son lit; mais ma
+fatigue était si grande, que je me réveille le matin, me rappelant,
+comme dans un rêve, d'avoir fait de continuels efforts pour ne pas
+être jeté à bas.</p>
+
+<p>À 10 heures du matin, nous entrons dans la gracieuse baie de Tauranga,
+avec deux heures de retard.</p>
+
+<p>La petite ville de Tauranga compte 4,000 habitants; elle se compose de
+quelques maisons de bois, parmi lesquelles <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> 2 hôtels,
+plusieurs boutiques, une église protestante et une cabane en planche
+servant d'église catholique. Je quitte ici un brave garçon de Lyon; il
+était venu comme marin, mais il connaissait le métier de boulanger;
+son esprit d'économie lui permit de prélever un petit pécule sur ses
+gages élevés, et il est maintenant chef boulanger dans une ville
+naissante, élevant dans l'aisance une nombreuse famille. Les objets de
+luxe sont chers, mais le nécessaire à la vie, en moyenne, ne dépasse
+pas les prix de l'Europe; le pain vaut 6 sous la livre et la viande 10
+sous.</p>
+
+<p>À 11 heures je monte dans un break que conduit un robuste Irlandais.
+J'ai pour compagnon de voyage deux photographes, qui s'en vont sur le
+lac Taupo prendre les meilleures vues de ce paysage enchanteur. Nous
+traversons une riche contrée parsemée de fermes. Le <i>fern</i>
+(fougère) et le <i>titree</i> (buisson de bruyère) est remplacé
+par un beau gazon vert que broutent les vaches et les chevaux. Les
+habitations des <i>farmers</i> occupent toujours le monticule
+dominant; une petite rivière porte ses eaux limpides et murmurantes à
+travers ces fermes prospères. Mais la population est encore peu
+nombreuse, et plus loin, les fougères et les titrees couvrent seuls le
+terrain. Assis à côté du cocher, je cause avec lui: l'Irlandais est
+communicatif, il prend même volontiers la plaisanterie. Mon cocher est
+ici depuis 9 ans, et je lui demande s'il se trouve mieux qu'en
+Irlande. Oui, me dit-il, j'y ai meilleure nourriture. En Irlande, je
+travaillais une <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> ferme près de Dublin avec mon père et mes
+frères, et on nous donnait pour cela 6 livres chaque 6 mois. À peine
+arrivé à Auckland, je recevais 4 livres par semaine comme cocher; j'ai
+pu bientôt économiser assez pour me mettre patron; mais là je n'ai pas
+réussi, et j'ai fait faillite. Mon frère alors, qui exploite un hôtel
+à Ohinemutu et entretient cet omnibus, m'a pris à son service et me
+paie 4 livres par semaine. Un autre de mes frères a gagné une
+vingtaine de mille livres aux <i>goldfields</i> (champs d'or) de
+Thames, près Auckland, et continue à y faire de bonnes affaires en
+spéculant sur les actions. J'ai encore trois autres frères en
+Amérique, un à Chicago, un à New-York, et un en Californie:
+ils ont tous prospéré et élèvent chacun une nombreuse famille.</p>
+
+<p>La route est d'abord excellente; à défaut de pierres, on la charge de
+coquillages qui couvrent la plage et forment une chaussée très dure;
+mais dans l'intérieur les coquillages font défaut et la boue commence.
+Nous arrivons au <i>Gate-Pa</i> où, en 1864, les troupes
+britanniques, prises d'une panique, s'enfuirent devant les Maoris,
+abandonnant leurs officiers, qui tous périrent de la main de l'ennemi.
+Le lendemain, lorsque les troupes revinrent, elles trouvèrent le
+colonel Booths blessé mortellement; les Maoris avaient mis sous sa
+tête un coussin d'herbe, et un bassin d'eau à son côté, sans toucher
+ni à sa montre, ni à sa chaîne. Je doute que des Européens civilisés
+en eussent fait autant envers leur ennemi. Un peu plus loin nous
+entrons dans la superbe forêt d'Oropi: <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> elle est ce que les
+siècles l'ont faite. De gigantesques squelettes d'arbres morts se
+tiennent à côté d'autres à la fleur de la vie; les lianes
+s'entrecroisent, les parasites poussent partout: quelques-uns enlacent
+tellement les arbres, qu'ils les étouffent et végètent à leur place;
+quelques arbres ont plus de 2 mètres de diamètre, j'en ai vu un à demi
+brûlé qui avait de 7 à 8 mètres de diamètre. Mais tout est en
+désordre; la vie est à côté de la mort; les Maoris n'ont pas fréquenté
+les cours de l'École forestière. Cette forêt, comme le reste de l'île,
+leur appartenait, et ce n'est qu'à la suite de la dernière guerre que
+le gouvernement l'a confisquée avec la plupart de leurs terres.</p>
+
+<p>La route suit un terrain onduleux, monte et descend des collines;
+par-ci, par-là on a fait une chaussée avec des fascines, mais les
+trous sont nombreux et les sursauts aussi. Nos quatre robustes chevaux
+ont de la peine à nous sortir de la boue, et la pluie ne discontinue
+pas. Vers le milieu de la forêt, nous nous arrêtons à une baraque
+appelée <i>Mid-way house</i>. Il est 4 heures, et je n'ai pas
+mangé depuis le matin; l'appétit fait trouver délicieux le modeste
+repas. Cet endroit solitaire doit être très sain; nous y voyons une
+douzaine de petits enfants de l'hôtesse: les familles sont prolifiques
+dans les pays nouveaux et l'aisance générale prolonge la vie. Les
+décès, qui sont de 21,6 par mille en Angleterre, n'atteignent que
+17,59 en Queensland, 16,22 en Tasmanie, 15,52 en Victoria,
+12,15 en Nouvelle-Zélande. Le petit livre indicateur <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> qu'on
+m'a remis à Tauranga dit à propos de cet endroit par un N. B. et entre
+parenthèses. (<i>Even good Templars may drink here with the greatest
+impunity; it is so very retired!</i>) Même les bons Templiers (sorte de
+francs-maçons) peuvent boire ici avec la plus grande impunité;
+l'endroit est si caché!</p>
+
+<p>Ainsi toute la lecture de la Bible et la plus stricte observation du
+dimanche n'arrivent pas à extirper de ces populations la plaie de
+l'alcoolisme! Je crois qu'on y arriverait plus facilement en
+favorisant la culture de la vigne, de manière à rendre le vin
+abordable au peuple comme boisson journalière. Le vin mêlé à l'eau est
+la plus saine et la plus fortifiante des boissons. Le corps humain a
+besoin pour les fonctions digestives d'une certaine quantité d'alcool;
+si on ne la lui donne innocente par le vin dans les repas journaliers,
+il la prendra à intervalles par des drogues malfaisantes. Les
+<i>temperance hôtels</i>, qu'on rencontre partout ici, comme en Angleterre,
+et dans lesquels on ne boit que de l'eau, seraient mieux nommés
+<i>intemperance hôtels</i>, car tempérance indique juste milieu; et le
+<i>rien</i> est aussi intempérant que le <i>trop</i>. À part quelques heureuses
+exceptions, l'excès provoque l'excès, et l'alcoolisme n'est pas une
+plaie spéciale au Maori. Les pays vinicoles sont ceux qui ont le moins
+d'ivrognes: le corps qui a eu le nécessaire recourt plus difficilement
+au superflu. À l'heure actuelle l'Australie produit d'excellent vin,
+et on le vend encore ici à 7 fr. la bouteille; le moindre vin français
+vaut 10 fr. la bouteille; il est donc <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> inabordable. Les
+nombreux coteaux de la Nouvelle-Zélande pourraient fournir assez de
+vin pour que, même à un prix rémunérateur pour le viticulteur,
+l'habitant puisse le boire à moitié prix de la bière, à la condition
+que la régie ne perçoive pas le double et le triple du prix du coût.</p>
+
+<p>Une heure après avoir quitté la <i>Mid-way house</i>, nous
+pénétrons dans les magnifiques gorges de Mangorewa. La petite rivière
+se brise avec fracas de précipice en précipice, et des murailles de
+rochers s'élèvent à pic à 50 mètres de haut. Enfin, après 18 milles,
+nous quittons la forêt, et quelques milles après, à 9 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du
+soir, nous sommes à Ohinemutu, sur le lac Rotorua.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> CHAPITRE XX</h3>
+
+<p class="resume">
+ La tradition des Maoris sur leur venue en
+ Nouvelle-Zélande. &mdash; Rangatiki et son chien Potaka. &mdash; Hinemou et
+ Tutanekai. &mdash; Le lac Rotorua. &mdash; Les eaux thermales. &mdash; Un Pa. &mdash; Les
+ Maoris, leurs vêtements, leur nourriture. &mdash; M&oelig;urs et
+ usages. &mdash; L'anthropophagie. &mdash; La <i>carved-house</i>. &mdash; Tiki et Maui et
+ le récit de la création. &mdash; Raïnga et la route du ciel. &mdash; Les
+ ministres protestants et le traité de Waïtangi. &mdash; Les Pères
+ Maristes. &mdash; La forêt de Tikitapu. &mdash; Le lac
+ Rotakakahi. &mdash; Waïroa. &mdash; Les femmes Maoris et le tabac. &mdash; Costumes et
+ jeux. &mdash; L'école. &mdash; Un examen de géographie. &mdash; L'instruction. &mdash; La
+ cascade. &mdash; La haka ou danse indigène. &mdash; Le lac Tarawera. &mdash; Le Té
+ Tarata ou terrasse blanche. &mdash; Le lac Rotomahana. &mdash; Les geysers. &mdash; Le
+ repas. &mdash; La Aukapuarangi ou terrasse rouge. &mdash; Un bain
+ bouillant. &mdash; Retour à Waïroa et à Ohinemutu.</p>
+
+<p>La tradition des Maoris est qu'ils seraient venus en Nouvelle-Zélande
+dans de grands canots, sous la conduite d'un certain chef qui, à la
+suite de querelles, voulut quitter les îles malaises, son pays natal.
+Ils conservent le nom des divers canots et rapportent les faits et
+gestes des tribus qui en sont sorties. En tenant compte de leurs
+récits, on peut croire que leur migration remonte à 20 générations,
+c'est-à-dire à peu près au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<a id="img045" name="img045"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img045.jpg" width="300" height="365" alt="" title="">
+<p>Rangatiki, chef Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Pour ce qui concerne la découverte de cette région des lacs, la
+tradition maori dit qu'un certain Rangatiki, chef du canot Arawa, venu
+lui aussi avec les autres de Hawaïki <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> (qu'on suppose être
+Sumatra)<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="small">[7]</span></a> débarqua à Maketu et commença à explorer la contrée avec
+les siens et Potaka, son chien favori. Mais celui-ci disparut bientôt
+et ne reparut qu'après deux jours. Il était malade, et on s'aperçut
+qu'il avait eu une indigestion de poissons. Son maître comprit donc
+que Potaka avait découvert une mer, et suivant ses traces, on arriva
+au bord d'un lac qu'on nomma Rotoïti (petit lac). Là, comme le chien,
+le maître et les siens se gorgèrent d'un petit poisson appelé
+<i>inanga</i>. Poursuivant plus loin, ils arrivèrent à un autre lac qu'ils
+appelèrent Rotorua (second lac). Dans l'île Mokoïa, qui s'élève au
+milieu, de ce lac, ils trouvèrent une tribu dont le chef, Kawaarero,
+leur fit bon accueil, mais leur proposa bientôt de manger le chien.
+N'ayant pu l'obtenir, il surprit un beau jour le pauvre Potaka et le
+mangea en <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> secret. Mais Rangatiki, à la suite d'une
+incantation, apprit le fait et le reprocha à Kawaarero, qui s'indigna
+en le niant. Rangatiki appela le chien en témoignage «<i>Potaka tawhiti
+e kai hea koe?</i>» (mon cher Potaka, où es-tu?) Et le chien répondit en
+aboyant dans le ventre de Kawaarero. Celui-ci fut donc tué à
+l'instant, et sa tribu mise en pièces. Rangatiki avec les siens
+s'établirent à leur place. Plus tard, une jeune fille appelée
+<i>Hinemoa</i>, attirée par les sons de la flûte du jeune <i>Tutanekai</i>,
+traversa le lac à la nage et vécut heureuse avec lui; de là le nom
+d'Ohinemutu, donné à l'endroit, nom qui signifie <i>la jeune fille qui
+traverse à la nage</i>.</p>
+
+<a id="img046" name="img046"></a>
+<div class="floatright">
+<img src="images/img046.jpg" width="250" height="335" alt="" title="">
+<p>Hinemoa, jeune fille Maori.</p>
+</div>
+
+<p>La vue du lac Rotorua est gracieuse, le paysage est verdoyant. Des
+vapeurs sortent de tous côtés, s'élevant dans les airs comme d'une
+terre en feu. Partout des sources bouillantes et des trous brûlants.
+Une petite presqu'île s'avance dans le lac; elle était beaucoup plus
+grande, mais une bonne partie a disparu sous les flots. Ce qui reste
+est occupé par une vingtaine de <i>whares</i>, cases ou cabanes maoris.
+Elles ont à la façade principale une porte et une fenêtre et sont
+couvertes d'une espèce de paille longue, de la famille <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> des
+genêts. Quelques-unes ont une cheminée, la plupart n'en ont point. Le
+Maori cuit ses aliments dans l'eau chaude ou à la vapeur des sources
+qui l'entourent. Ces braves gens ont l'air bien constitué, figure
+riante, peau brune donnant sur le rouge, lèvres un peu épaisses, yeux
+noirs et pétillants, belles dents blanches.</p>
+
+<a id="img047" name="img047"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img047.jpg" width="500" height="297" alt="" title="">
+<p>Un <i>Pa</i> ou village maori.</p>
+</div>
+
+<p>Ils sont vêtus à l'européenne, mais la plupart ont les pieds nus et
+quelques-uns entourent leur corps simplement avec une couverture ou un
+châle multicolore. Les femmes aussi bien que les hommes ont de beaux
+cheveux noirs; les veuves les coupent courts comme les hommes en signe
+de deuil. Les femmes mariées se tatouent les lèvres et le menton, les
+chefs se tatouent plus ou moins artistement toute la figure avec un os
+de poisson. Leur nourriture consiste en pommes de terre, en porc et
+poissons. L'anthropophagie commença à diminuer <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> chez eux dès
+que le capitaine Cook introduisit ici le cochon, vers la fin du siècle
+dernier. L'homme qui a faim et qui n'a rien à mettre sous la dent
+s'attaque nécessairement à son semblable. Il y a deux ans, les
+survivants de la mission Flatters, à bout de force dans le Sahara,
+convinrent que chaque matin un d'eux serait tiré au sort et servirait
+de nourriture aux autres. La mission Greeley au pôle nord a donné les
+mêmes exemples.</p>
+
+<a id="img048" name="img048"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img048.jpg" width="500" height="219" alt="" title="">
+<p>Maoris ou Néo-Zélandais.</p>
+</div>
+
+<p>Plusieurs Maoris jettent leurs lignes primitives dans les eaux du lac
+et en retirent de belles carpes d'importation anglaise. Elles s'y sont
+tellement multipliées que parfois, à la suite de l'explosion d'une
+cartouche de dynamite, la surface du lac en est couverte, et elles
+deviennent ainsi la proie facile du Maori, insouciant de leur
+destruction. Garçons et filles, hommes et femmes se baignent en
+costume d'Adam et d'Ève, sans se douter de la moindre inconvenance;
+j'avais remarqué le même fait au Japon. Lorsqu'il fait froid, au lieu
+de se baigner dans le lac, ils se plongent dans les bassins d'eau
+minérale. Cette eau est ici alcaline, <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> là sulfureuse,
+ailleurs arsenicale. Les blancs s'en servent contre les rhumatismes et
+les maladies de foie. Au milieu du Pa (<i>settlement</i> ou établissement)
+s'élève la <i>Carved house</i>, maison sculptée: c'est une cabane plus
+grande que les autres, tapissée de boiseries sculptées; elles
+représentent des monstres ou figures d'hommes et de femmes tirant leur
+langue et ayant deux coquillages brillants en guise d'yeux. Presque
+toutes les cabanes maoris ont à l'entrée une de ces caricatures qui,
+probablement, dans leur ancienne religion, devaient figurer des dieux
+protecteurs.</p>
+
+<p>Actuellement ils sont tous chrétiens et la plupart catholiques; mais
+leur ancienne religion conservait, comme au reste chez tous les
+peuples, les traces de la tradition des vérités primitives communes au
+genre humain. Ainsi leur récit de la création raconte qu'une divinité
+bienfaisante appelée Tiki visita la terre au début de son existence,
+et forma avec ses mains un homme en terre rouge pétrie avec son sang,
+et le mit à sécher contre une haie; en séchant la vie vint en lui, et
+Tiki fut content de <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> son &oelig;uvre. Il forma de la même
+manière le corps d'une femme et le mit à sécher au soleil, et en
+séchant la vie vint en elle. Ce premier couple se multiplia et remplit
+la terre; mais cette génération fut si méchante que Tiki décida de la
+détruire au moyen d'un déluge qui mit toute la terre sous l'eau. Alors
+vint une autre divinité appelée <i>Maui</i>, qui, avec ses trois frères, se
+mit à pêcher. Un des frères, avec un grand hameçon formé de la
+mâchoire d'un de ses ancêtres, prit quelque chose pour laquelle il
+fallut les efforts de tous les pêcheurs pour la mener à fleur d'eau;
+or, c'était la Nouvelle Zélande, qu'ils fixèrent sur un bâton, et le
+monde recommença de nouveau.</p>
+
+<a id="img049" name="img049"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img049.jpg" width="500" height="223" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Types Maoris de la classe
+supérieure.</p>
+</div>
+
+<p>Les Maoris croyaient aussi à l'immortalité de l'âme, et plaçaient la
+route du ciel à travers <i>Raïnga</i>, grotte qui se trouve au cap nord de
+l'île Nord. Après une bataille, ils croyaient entendre le bruit des
+âmes qui passaient à l'autre monde sur un bâton formé de racines de
+<i>pohutukawa</i>, arbre qui croît en ces lieux. Les grands chefs ne
+pouvaient y passer qu'en laissant là un de leurs yeux, destiné à
+devenir une nouvelle étoile dans le firmament. Les méchants allaient à
+Po, lieu de souffrance où vont tous les mauvais esprits.</p>
+
+<p>Ils conservaient aussi le souvenir d'un certain Tawaki, homme de bien,
+qui traversa la terre en guérissant, les malades et qui fut enlevé au
+ciel sans mourir, et de là il veille sur les mortels qui l'invoquent.
+Probablement cette tradition se rapporte à Élie, et leur vient du
+peuple juif, avec lequel il dut y avoir communication.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> Ohinemutu se compose de trois hôtels, et de quelques écuries.</p>
+
+<p>Après avoir visité les environs et pris un bain d'eau minérale, je
+pars avec une famille de Tasmanie pour Waïroa. La route traverse
+d'abord une plaine de 3 milles de long. Le gouvernement y a tracé une
+future ville et construit un bain, une <i>Court house</i>, et le logement
+d'un médecin. Les terrains ont été lotisés et vendus pour 89 ans selon
+la méthode anglaise, au profit des Maoris propriétaires. Les enchères
+ont élevé les prix jusqu'à plus de 50,000 fr. de rente annuelle, mais,
+faute d'habitants, les pauvres Maoris n'ont pas encore vu le premier
+sou.</p>
+
+<p>Un clergyman chevauche avec sa fille pour visiter les environs: on me
+dit que c'est un évêque protestant. Les ministres protestants sont
+venus ici en 1814, et ils ont si bien man&oelig;uvré, qu'en 1840 ils ont
+obtenu que la plupart des chefs signent à Waïtangi (eau des pleurs) un
+traité qui les rendait sujets de la Grande-Bretagne. Les missions
+catholiques sont venues en 1837 avec les Pères Maristes.</p>
+
+<p>Nous laissons à droite les geysers de Whakarewarewa, qui envoient leur
+vapeur vers le ciel, et entrons dans la superbe forêt de Tikitapu. Les
+merles y font entendre leur sifflet monotone et mille sortes d'oiseaux
+les accompagnent de leurs chants mélodieux. Des pigeons sauvages et
+des faisans au superbe plumage s'élancent à tout instant à l'approche
+de notre voiture. Les parasites entourent les arbres, les lianes
+s'entrecroisent, l'aubépine est en pleine floraison, ainsi que le
+titree. Les Maoris coupent <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> des arbres séculaires, des
+<i>rimu</i>, des <i>tawa</i> et des <i>miro</i>, et y creusent de superbes canots
+longs de 8 à 10 mètres. Lorsque nous quittons la forêt nous sommes au
+bord du lac Tikitapu (lac bleu) superbe nappe d'eau azurée, dans
+laquelle ne vit aucun poisson. Les Maoris tiennent ce lac pour sacré
+et croient qu'un dragon divin en fait sa demeure. Un bourrelet de
+terre sépare le lac Tikitapu du lac Rotokakahi (lac vert). Celui-ci
+est à 70 pieds en contre-bas du premier. Sur ses bords croît en
+quantité le <i>wharangi</i>, espèce de buisson que le bétail mange avec
+avidité mais dont souvent il meurt. Au milieu du lac Rotokakahi
+s'élève une petite île pittoresque appelée Motutawa. Ses eaux se
+déversent dans le ravin par une petite rivière qui à Waïroa se
+précipite d'une trentaine de mètres en gracieuse cascade.</p>
+
+<a id="img050" name="img050"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img050.jpg" width="500" height="196" alt="" title="">
+<p>Maoris ou Néo-Zélandais.</p>
+</div>
+
+<p>À midi <sup>1</sup>/<sub>4</sub>, nous arrivons à Waïroa au <i>Rotomahana hôtel</i>. Une quantité
+de Maoris nous entourent et nous saluent gracieusement. Les jeunes
+filles portent leurs petits frères ou s&oelig;urs sur le dos, enveloppés
+dans un châle; les femmes fument la pipe et nous demandent du
+<span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> tabac. Mon compagnon, qui connaît un peu le langage maori,
+leur dit: «<i>Katahi taku mea whakama ko te wahine kïa kaï païpa</i>» Je
+suis honteux de voir les femmes fumer.&mdash;<i>Then don't look</i>, répondit
+l'une d'elles en parfait anglais: (alors n'y regarde pas). <i>Maka a tu
+te païpa</i>, jette ta pipe, ajoute l'Anglais; <i>no fear</i>, répliqua la
+femme: (pas de crainte).&mdash;<i>Engari me hoko he hopi kana he tupeka</i>,
+continua l'Anglais (il est mieux d'acheter du savon que du
+tabac).&mdash;<i>Kahore!</i> répliqua la femme avec un rire moqueur, et les
+autres criaient: <i>Kapaï te tupeka</i> (le tabac est bon) <i>no good te
+hopi</i> (le savon n'est pas bon).</p>
+
+<p>Le tabac et l'alcool sont la perte de ce pauvre peuple si bon et si
+simple. Quoi d'étonnant? l'Anglais lui-même a tant de peine à s'en
+défendre! Les hommes comme les femmes chez les Maoris portent un seul
+pendant d'oreille; c'est une longue pierre de jade ou une dent de
+requin tenue avec de la cire d'Espagne, ou un paquet de plumes attaché
+à l'oreille avec un fil de laine, ou simplement de la ficelle. Or,
+souvent son poids allonge hors mesure l'oreille qui le porte et le
+trou où passe la ficelle s'agrandit. Un autre ornement des deux sexes
+est aussi un collier portant au centre en pierre verte l'image
+grotesque d'un homme ou d'une femme ayant pour yeux deux haricots
+rouges. Une quantité de jeunes filles vêtues de rose, de rouge, de
+vert, avec des robes à volant, comme des danseuses, jouent dans le
+chemin avec des garçons ou d'autres jeunes filles en jetant des
+boutons contre un clou <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> planté à terre. Cette bande joyeuse
+nous suit à la <i>Carved house</i>, maison sculptée dans le genre de celle
+d'Ohinemutu, mais plus petite. Une vieille femme y fait des tapis de
+plumes de faisans et de pigeons qui ressemblent assez à de magnifiques
+peaux d'animaux. Elle en demande fort cher; le moindre coûte 4 livres
+(100 fr.) il y en a même un grand de 50 guinées (plus de 1,300 fr.).
+Bon pour les amateurs! C'est avec ces tapis que les anciens chefs
+couvraient leurs épaules comme d'un manteau royal. On veut me vendre
+des massues sculptées, et autres armes indigènes en bois, mais elles
+sont fort chères quoique bien intéressantes. Nous avons de la peine à
+nous tirer hors de la troupe joyeuse des Maoris pour prendre notre
+lunch.</p>
+
+<a id="img051" name="img051"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img051.jpg" width="500" height="217" alt="" title="">
+<p>Maoris ou Néo-Zélandais.</p>
+</div>
+
+<p>Après le repas, nous visitons l'école. Une vingtaine de garçons et de
+jeunes filles de 7 à 15 ans occupent divers bancs. Une jeune femme de
+30 ans, avec sa gravité britannique, a toute la peine du monde à faire
+tenir tranquille cette jeunesse nerveuse. Son père, vieillard à barbe
+<span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> blanche, vient souvent à son aide. L'école est une simple
+cabane de bois. Plus pratiques que dans nos pays, les colons de la
+Nouvelle-Zélande gardent leurs millions pour un meilleur emploi que
+celui d'élever des palais scolaires dans tous les villages. Par
+contre, ils répandent l'instruction à profusion et le nombre
+d'écoliers, quoique dans un pays où 500,000 âmes occupent une surface
+plus grande que celle du Royaume-Uni, dépasse le nombre de 15 par
+1,000 habitants, pendant qu'il n'est que de 13 en Angleterre. Il est
+vrai qu'on ne les fatigue pas comme dans nos vieux pays. Deux heures
+d'école le matin et deux heures le soir leur apprennent autant que les
+longues journées de classe dans nos pays d'Europe. L'attention de
+l'enfant ne pourrait se prolonger au-delà d'une certaine limite; passé
+cette limite, forcer la nature c'est du temps perdu.</p>
+
+<a id="img052" name="img052"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img052.jpg" width="250" height="360" alt="" title="">
+<p class="width250">Jeune fille Maori de la classe supérieure.</p>
+</div>
+
+<p>Les parents sont obligés d'envoyer à l'école leurs enfants depuis 7
+jusqu'à 15 ans: les parents négligents sont punis par les <i>boards of
+schools</i>, qui ont pour cela des pouvoirs discrétionnaires. Par une
+permission spéciale du <i>board</i>, on peut envoyer l'enfant dès l'âge de
+5 ans et l'y laisser jusqu'à 17. La plupart des écoles sont mixtes, et
+certes c'est là un inconvénient, mais grandement tempéré par la forte
+idée du devoir que les Anglais inculquent dès la plus tendre enfance.
+Dans beaucoup d'endroits, le <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> même maître fait l'école
+pendant une semaine dans un village et pendant une autre semaine dans
+le village voisin. Or, souvent les distances sont grandes, mais le
+maître peut se payer un cheval: il reçoit environ 3,000 fr. l'an. La
+maîtresse d'école nous dit que 70 enfants sont inscrits, mais que le
+plus grand nombre sont actuellement avec leurs parents dans le <i>bush</i>
+(forêt) à quelques milles de distance, pour la semaille des pommes de
+terre et du maïs. Elle nous montre les cahiers des élèves, dont
+quelques-uns prouvent l'aptitude du Maori pour la calligraphie. La
+seule langue enseignée est l'anglais. On passe un petit examen de
+lecture, puis le maître interroge sur la géographie.&mdash;Où se trouve le
+Congo?&mdash;la Tamise?&mdash;Et les élèves en indiquent la situation sur la
+carte.&mdash;Où est la Chine?&mdash;Un enfant la montre du doigt;&mdash;Qu'est-ce
+qu'on y récolte pour l'exportation?&mdash;Un autre répond: Le thé et la
+soie.&mdash;Où se trouve Mauritius?&mdash;Un élève en désigne la
+place&mdash;Qu'est-ce qu'on y récolte?&mdash;La canne à sucre, qui donne le rhum
+et le sucre.&mdash;Un maître italien aurait demandé à propos de la Chine
+quels sont ses meilleurs poètes; un maître espagnol, si on y élève de
+farouches taureaux pour les courses, et un maître français, si on y a
+proclamé les droits de l'homme. Avant de quitter l'école, la maîtresse
+prend place à l'harmonium et les élèves nous <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> chantent en
+bonne mesure et avec harmonie des cantiques anglais et des chansons
+maoris. Je remarque les nombreux tableaux qui tapissent les murs; ce
+sont des cartes géographiques, des dessins d'animaux pour l'histoire
+naturelle, des groupes bibliques pour l'enseignement de l'Ancien et du
+Nouveau Testament; l'enfant apprend bien plus facilement par les yeux.</p>
+
+<a id="img053" name="img053"></a>
+<div class="floatright">
+<img src="images/img053.jpg" width="250" height="325" alt="" title="">
+<p>Élève Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Pendant ce temps, la pluie s'est calmée. Je n'ai pas encore vu un jour
+sans pluie depuis que je suis en Nouvelle-Zélande, et la région des
+lacs que je visite, avec ses nuages, sa verdure et ses pluies, me
+rappelle le Catherine-Lock d'Écosse, ou le Windhermere du Cumberland.</p>
+
+<p>Nous profitons de l'éclaircie pour visiter la cascade. À 3 heures, les
+enfants quittent l'école et nous suivent tous, chantant les chansons
+indigènes sur une cantilène analogue à celle des chansons arabes. Nous
+pénétrons dans un vallon profond où croissent les arbres séculaires.
+Les parois en sont abruptes et glissantes; les deux miss tasmaniennes
+et leur frère sont à leur aise dans l'étroit sentier aussi bien que
+les indigènes; mais une vieille dame de Christchurch, qui est de la
+partie, ne peut tenir debout, et je lui sers de bâton. Après 10
+minutes de descente, nous arrivons au fond, et admirons la superbe
+cascade qui tombe avec fracas dans un bassin. <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> De là l'eau se
+déverse par des branches multiples dans le torrent, et va se perdre
+dans le lac voisin. En remontant nous faisons collection de fougères
+et de mousses qui tapissent le sol, et allons visiter la vieille
+église de la mission. C'est une baraque de planches couverte de
+lierre. Ces plantes pénètrent même dans l'intérieur, où elles pendent
+en lianes. De la fenêtre de l'église on jouit d'une vue délicieuse sur
+la forêt, la montagne, et sur le lac Tarawera.</p>
+
+<a id="img054" name="img054"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img054.jpg" width="250" height="332" alt="" title="">
+<p>Élève Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Dans la forêt, je suis bientôt arrêté par les lianes; je visite le
+cimetière, que les Maoris placent toujours dans un endroit élevé. Le
+<i>Pa</i> (agglomération) de Waïroa est catholique comme la
+plupart des <i>Pa</i> maoris. À 6 heures, nous rentrons à
+l'hôtel. Là, les enfants qui nous avaient suivis nous demandent leur
+rétribution comme guides; mon compagnon leur distribue une quantité de
+petite monnaie, et les <i>miss</i> leur portent deux corbeilles de morceaux
+de pain. Celui-ci est bientôt dévoré, et les <i>pence</i> volent
+en l'air pour jouer à pile ou face. Après le dîner, je demande à voir
+une <i>haka</i> (danse indigène). Plusieurs s'offrent à l'exécuter
+moyennant le prix courant, qui est d'un schelling par danseur ou
+danseuse. J'avais entendu dire que souvent ces danses dégénèrent en
+scènes scandaleuses, et je préviens mes danseurs qu'ils n'auront rien
+s'ils manquent à l'honnêteté. Ils m'introduisent dans une de leurs
+<i>whares</i> (cabanes); je me courbe pour passer par la petite
+ouverture. Un feu au milieu de la case a servi à cuire les aliments;
+mais la fumée n'a d'autre issue <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> que la porte et aveugle les
+habitants. On le pousse au dehors et on allume deux bougies placées à
+terre dans deux souliers servant de chandeliers. Les danseurs
+s'alignent et un d'eux commence à battre la mesure en frappant de ses
+deux mains contre ses genoux; puis il bat du pied droit par terre en
+cadence, allonge les bras en avant, gesticule des mains, porte les
+deux bras à droite, puis à gauche, puis en l'air et en bas, continuant
+la mesure par le son de la voix et le battement du pied; les autres
+font de même, en sorte qu'on dirait autant de mannequins mus par une
+seule machine. Après plusieurs reprises de ce jeu fantastique viennent
+les grimaces, les contorsions de la bouche et des yeux. Craignant que
+l'excitation n'arrive trop loin, j'arrête le <i>haka</i> et laisse les
+danseurs et les danseuses jouir en paix de leur petit salaire.</p>
+
+<a id="img055" name="img055"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img055.jpg" width="500" height="356" alt="" title="">
+<p>Té Tarata ou White Terrace (Terrasse Blanche) à
+Rotomahana.</p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, à 6 heures, le <i>tamtam</i> nous réveille, et une
+<sup>1</sup>/<sub>2</sub> heure après, le déjeuner est servi. À 7 heures, nous nous
+acheminons vers le lac Tarawera. <i>Sophia</i> et <i>Kate</i>, les
+deux guides choisis par les Maoris, nous précèdent. Une d'elles,
+Sophia, porte la médaille de sauvetage; elle a plongé et pêché un
+vieillard un jour où le canot a chaviré dans le lac Rotomahana. Nous
+sommes 10 visiteurs. Arrivés au bord du lac, 6 prennent place dans un
+canot anglais et 4 dans l'autre moins grand. Le premier a 6 Maoris et
+le deuxième 4, chacun avec une longue rame, et nous voilà en route. Le
+lac Tarawera a 8 à 10 milles de long; les rives que nous quittons sont
+verdoyantes et les montagnes boisées. Plus loin, la nature est moins
+<span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> vivante. Les deux canots font une espèce de régate et jouent
+à se devancer. Le nôtre a une voile; le vent souffle froid et vif, et
+nous arrivons les premiers à Tahunatorea, autre <i>Pa</i> maori. Là, nous
+laissons nos canots européens, et après avoir mis nos effets dans deux
+canots maoris (troncs d'arbre creusé) qui nous suivront par la petite
+rivière, nous traversons un isthme d'un mille de large pour arriver au
+lac Rotomahana. Du haut de la colline nous voyons la <i>Té Tarata</i> ou
+terrasse blanche. De ce point, elle n'offre rien de surprenant; mais
+après avoir descendu la pente et pénétré sur son domaine, nous sommes
+ravis. Nous marchons sur des filigranes de stalactites, à travers
+mille bassins grands et petits; taillés avec la précision d'un artiste
+et remplis d'une eau azurée <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> comme le ciel du Japon. On
+dirait que le grand Architecte s'est plu à orner ce magnifique parc de
+ce superbe monument. Il est plus large à la base: environ 150 mètres,
+et va en se rétrécissant au sommet, élevé de 100 pieds sur le niveau
+du lac. Nous pataugeons dans l'eau, qui devient de plus en plus
+brûlante à mesure que nous approchons du sommet. Là, un petit cratère
+de 10 mètres de diamètre et de 50 pieds de profondeur est tantôt vide
+et on descend au fond, tantôt il se remplit d'une eau bouillante à
+briser tous les thermomètres. Alors, si le vent du nord-est vient à
+souffler, une colonne d'eau s'élève jusqu'à 200 pieds de haut, et
+retombe en superbes nappes d'argent; c'est comme les geysers du
+Yellowstone Park dans l'Amérique du Nord. Tous les objets qu'on place
+sur la terrasse sont bientôt pétrifiés. Nous redescendons et
+parcourons un terrain rempli de geysers moins grands. Je remarque un
+petit cratère qui lance de la vapeur comme la machine d'un grand
+navire et fait un bruit qu'on prendrait pour celui d'une immense
+scierie à vapeur. Un peu plus loin, la terre bout à chaque pas et
+soulève une sorte d'argile fine que les Maoris mangent volontiers.
+J'en goûté et n'y trouve que le goût du sulfate de fer. La vapeur fuse
+de tous les côtés, on ne peut faire un trou en terre avec le parapluie
+sans qu'il en sorte de l'eau bouillante ou de la vapeur. La terre est
+pour sûr une grande marmite.</p>
+
+<a id="img056" name="img056"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img056.jpg" width="500" height="354" alt="" title="">
+<p>Vue générale du lac bouillant de Rotomahana.</p>
+</div>
+
+<p>Ce n'est pas sans danger qu'on marche, sur ces volcans plus ou moins
+actifs; le guide me crie à tout instant: <i>Follow the path</i>, ne quittez
+pas le sentier. Plusieurs ont <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> trouvé la mort dans
+quelques-uns de ces trous, où ils ont été bouillis en un clin
+d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Pendant notre excursion, les canotiers ont cuit le <i>riwai</i>
+(pommes de terre) à la vapeur du volcan. L'hôtelier nous avait fourni
+deux boîtes de conserve de langues de b&oelig;uf, et nous dévorons nos
+provisions avec le même appétit que les Maoris. Ceux-ci partagent
+notre nourriture, mais refusent le sel: ils ajoutent que l'habitude du
+sel rendait le blanc immangeable au temps où ils se plaisaient à le
+croquer.</p>
+
+<a id="img057" name="img057"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img057.jpg" width="500" height="393" alt="" title="">
+<p>Lac de Rotomahana.&mdash;La Otukapuarangi ou Pink-Terrace
+(Terrasse Rose).</p>
+</div>
+
+<p>Après le repas, nous entrons dans les petits canots maoris. Il est
+impossible d'y tenir debout, nous y marchons à genoux pour gagner
+notre place, et nous nous <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> asseyons sur nos talons. Le
+moindre mouvement de travers mettrait facilement sans dessus dessous
+ces troncs d'arbre. Nous traversons ainsi le lac Rotomahana (lac
+chaud). Je tiens une main dans l'eau. Elle change de température à
+tout instant, selon que nous approchons ou que nous nous éloignons
+d'une source bouillante. Ce lac n'est pas grand, un quart d'heure
+suffit aux pagaies des Maoris pour atteindre l'autre bord. Là,
+laissant les <i>ladies</i> sur la grève, les hommes grimpent
+seuls la <i>Otukapuarangi</i> ou <i>pink terrace</i> (terrasse rose).
+Elle est ainsi nommée parce que les stalactites ont une belle couleur
+rose écaille. Les visiteurs les couvrent de leurs noms; une couche de
+stalactite transparente recouvre bientôt ces noms, et les caractères
+demeurent ineffaçables. La <i>Pink terrace</i> est moins grande que la
+précédente; ses bassins remplis d'eau azurée sont moins nombreux, mais
+la couleur de ses stalactites est délicieuse. Elle ressemble à
+l'intérieur de gros coquillages. Au sommet de la terrasse, nous
+entrons dans la forêt voisine, pour quitter nos habits, et nous
+prenons notre bain dans les bassins. L'idée de prendre un bain après
+un copieux repas m'avait paru singulière, et je ne m'y étais soumis
+que pour faire comme les autres; mais dans ces bains chauds, je
+comprends que si j'avais eu mon premier appétit, j'aurais été tenté de
+manger un morceau de ma chair parfaitement bouillie. Aussi notre bain
+ne fut pas long, et nous reprenons nos vêtements pour venir inviter
+les dames à s'y rendre à leur tour. Pendant qu'elles sont en train de
+se bouillir, nous visitons <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> les nombreuses sources plus ou
+moins brûlantes des environs, et remontons au sommet pour voir le
+gracieux petit lac bleu qui domine la terrasse. Les stalactites y
+croissent au fond en forme d'arbres; mais la vapeur qui sort de l'eau
+nous empêche de les voir bien distinctement. Je recueille quelques
+beaux morceaux de pierre rouge et les offre aux deux jeunes miss
+tasmaniennes. Elles avaient déjà accepté une collection de fougères,
+mais elles refusent ce dernier présent, disant: <i>It is not
+allowed</i> (ce n'est pas permis). En effet, une affiche que
+j'avais lue à l'hôtel disait qu'il était défendu aux visiteurs
+d'emporter des stalactites. J'ai remarqué souvent cet esprit
+d'obéissance à la loi dans la race anglo-saxonne; c'est là toute sa
+force. Il est impossible de faire de l'ordre public, lorsque chacun se
+permet en particulier un petit désordre.</p>
+
+<p>Enfin, vers 2 heures nous quittons ces lieux enchanteurs et prenons le
+chemin du retour. Les Néo-Zélandais appellent les terrasses de
+Rotomahana, l'endroit le plus merveilleux du monde. Sans aller si
+loin, on peut dire que c'est là un ensemble de phénomènes des plus
+curieux qu'on puisse voir sur la terre<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="small">[8]</span></a>.</p>
+
+<p>À notre retour, nous voyons près la grande terrasse une multitude de
+poules sauvages, de canards et autres oiseaux aquatiques qui se
+prélassent dans l'eau thermale. <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> Nous suivons dans nos canots
+indigènes la petite rivière qui unit les deux lacs. Après avoir salué
+la tribu des Maoris qui nous avait conduits dans les canots du pays,
+nous reprenons sur le Tarawera nos canots européens. Le lac Tarawera
+s'est mis de mauvaise humeur et pousse de grosses vagues. La pluie,
+qui n'était pas encore tombée, menace de nous inonder. Nos rameurs
+s'animent par la cantilène des chansons nationales, et après une heure
+d'héroïques efforts, ils nous déposent à l'autre bord.</p>
+
+<p>À l'hôtel, nous retrouvons la même multitude de Maoris jouant aux sous
+avec la même insouciance. Nous prenons notre repas et rentrons le soir
+à Ohinemutu.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> CHAPITRE XXI</h3>
+
+<p class="resume">
+ Sulphur-point. &mdash; Les bains du gouvernement. &mdash; Perdu et
+ retrouvé. &mdash; Les geysers de Whakarewarewa. &mdash; La fin de
+ Komutumutu. &mdash; Le geyser de Waïkiti. &mdash; Les sépultures. &mdash; Le
+ divorce. &mdash; Route vers Taupo. &mdash; Le Waïkato. &mdash; Un cocher
+ concurrent. &mdash; Débourbés par les Maoris. &mdash; Le Tangariro et sa
+ légende. &mdash; Le lac de Taupo. &mdash; Les bains de M. Lofley. &mdash; À la
+ recherche de la cascade Huka. &mdash; Le Crow's nest. &mdash; Les rêves au bord
+ du lac. &mdash; Taniwha, l'homme aux cheveux rouges.</p>
+
+<p>Je passe ma matinée à rédiger mon journal de voyage, et dans
+l'après-midi je vais à <i>Sulphur-point</i>, visiter les bains
+du gouvernement. Ils sont encore en construction. Tout y est simple
+comme dans les pays nouveaux.&mdash;Des conduits en bois amènent l'eau de
+deux sources sulfureuses et alcalines. Une est appelée <i>Priest
+Source</i>, parce qu'un ministre protestant y a été guéri de
+son rhumatisme; l'autre, <i>Rachel Source</i>. Que vient faire
+ici Rachel? c'est ce qu'on n'a pas su m'expliquer. Les bains pour les
+messieurs et les bains pour les dames consistent en de petites
+piscines de 7 à 8 mètres de côté; l'établissement est une baraque en
+planches. Je m'avance vers les bords du lac à un groupe de sources
+plus ou moins liquides (la terre bout ici comme l'eau), plus ou moins
+brûlantes, et je me figure qu'en suivant les bords du lac vers
+l'ouest, je dois rejoindre Ohinemutu. Géographiquement <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span>
+j'avais raison, mais pratiquement c'était autre chose. Je passe à
+travers les champs de fougères et j'évite les marais et les trous
+d'eau bouillante; mais bientôt j'arrive aux <i>titrees</i>, qui me barrent
+le chemin. J'espère que cette barrière franchie, je retrouverai le
+bord du lac et quelque sentier. Je fais donc de grands efforts, et je
+perce à travers les <i>titrees</i>; mais leur champ n'a point de fin.
+Par-ci par-là des marais, des trous d'où sort une vapeur sulfureuse,
+et des étangs bouillants. La nuit approche, l'eau tombe à torrents, je
+suis trempé jusqu'aux os. Il est bien vrai qu'en Nouvelle-Zélande il
+n'y a ni reptiles, ni fauves; mais quoi qu'il en soit, la perspective
+de passer la nuit dans ces buissons détrempé d'eau ne me sourit pas.
+J'ai un moment de panique; puis la raison me dit que le mieux est de
+retourner en arrière. Après d'héroïques efforts, je reviens au point
+de départ et je bénis Dieu d'être sorti de ce mauvais pas. Il est
+toujours dangereux dans les pays nouveaux de quitter les sentiers. Il
+est bien tard quand j'arrive à l'hôtel. On s'y était fort peu ému sur
+mon compte; on pensait que j'avais l'âge de raison.</p>
+
+<p>Le lendemain, la matinée se passe à écrire et l'après-midi à visiter
+les geysers de Wakarewarewa. Ils sont à trois milles de Ohenimutu,
+vers la colline. Je suis cette fois une route carrossable, mais c'est
+celle de Taupo. Je suis obligé de la quitter à un point donné, pour me
+diriger vers les vapeurs qui s'élèvent des geysers. Toutefois je ne
+sors pas des sentiers tracés et j'arrive à travers mille <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span>
+trous béants où bouillonnent l'eau et la boue, au bord d'une petite
+rivière. Je la traverse sur une passerelle de madriers, et j'atteins
+une vingtaine de <i>whares</i> ou cases maoris. Ils se sont
+établis là probablement pour économiser le feu qui doit cuire leurs
+aliments. Un jeune Maori me fait lire le règlement qui assigne tant de
+schellings à la station et tant au guide, puis me conduit
+aux geysers à travers les bassins et les trous d'eau bouillante. La
+terre est si mobile, qu'à tout instant on croit la voir manquer sous
+ses pas. Dans un de ces trous, Komutumutu, chef des Puja qui
+occupaient la station, fit bouillir la tête d'un ambassadeur que lui
+envoyait le chef de la tribu voisine. Celui-ci, après avoir vainement
+attendu son envoyé, comprit ce qu'il en était advenu. Il tomba avec sa
+tribu sur les Puja, et fit bouillir la tête de Komutumutu dans le même
+trou. Le guide me conduit au geyser de Vaïkiti, qui projette de l'eau
+à une douzaine de pieds. Lorsque le vent souffle du nord-ouest, l'eau
+s'élève à 30 ou 40 pieds. Mon cicérone me montre sa case; elle est à
+louer. La case voisine est louée moyennant 5 schellings
+par semaine à deux Anglais qui prennent ici les bains thermaux. Je
+veux en essayer un, mais avec peu de profits; j'en sors tout excité.
+Les eaux minérales sont un agent puissant avec lequel il ne fait pas
+bon badiner. Elles ont toujours tué plus de monde qu'elles n'en ont
+guéri. Mon Maori me parle du Père Mac Donald, qui est leur prêtre. Il
+attend sa venue pour bénir son mariage qui a eu lieu le mois dernier.
+Le Concile de Trente n'ayant pas été publié <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> ici, le simple
+consentement mutuel suffit à la validité du mariage. Le Père Mac
+Donald étant le seul prêtre pour les 30,000 Maoris du diocèse
+d'Auckland, ne peut guère passer qu'une fois l'an dans chaque <i>Pa</i>
+pour les mariages et les baptêmes. Une petite case maori est surmontée
+d'une croix de bois; c'est la chapelle catholique.</p>
+
+<p>À l'occasion des décès, les Maoris ont l'habitude de pleurer longtemps
+leurs morts, dans une cérémonie qu'ils appellent <i>tangi</i>, mais après
+les larmes ils se livrent à un copieux repas (<i>kaï</i>) qui finit souvent
+par la <i>haka</i> (danse).</p>
+
+<p>La femme qui n'est pas bien traitée par son mari quitte le toit
+conjugal et s'en va chez un autre. Le mari infidèle est bafoué par la
+tribu dans un charivari appelé <i>tana</i>. C'est le divorce de ce pays. La
+veuve, comme je l'ai dit, coupe ses cheveux en signe de deuil.</p>
+
+<p>On m'avait dit qu'en l'absence du prêtre, le plus ancien des Maoris,
+le dimanche, lisait l'évangile et l'épître à la <i>Carved
+house</i> et présidait à l'office. Je m'y rends donc à l'heure
+indiquée et par une forte pluie; mais je ne trouve là que quelques
+Maoris lisant un journal en leur langue. Ils me disent que presque
+tous leur coreligionnaires sont au <i>bush</i> (forêt) pour les
+semailles, et qu'il n'y a point d'office. Je remarque à la muraille
+les portraits de l'empereur Alexandre de Russie et d'Abdul Azis de
+Turquie. Les Maoris présents savent fort bien me dire qu'ils ont été
+tous les deux assassinés. Au sortir de la <i>Carved house</i> je
+vois dans un bassin d'eau minérale des jeunes <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> gens et des
+jeunes filles en costume de mère nature. Ils y sont si habitués qu'ils
+n'y trouvent, pas le moindre inconvénient et n'y supposent même pas
+une malice. Il est regrettable que cette, race si intelligente,
+hospitalière et chevaleresque, aille en s'éteignant. Les Maoris
+étaient 100,000 lorsque les premiers missionnaires protestants
+abordèrent l'île en 1814, et se maintinrent aussi nombreux, malgré,
+les guerres incessantes de tribu à tribu. Mais ils diminuent à mesure
+que les blancs augmentent. Ils disent eux-mêmes que, comme le rat
+anglais a détruit le rat indigène, il faut que le Maori finisse par
+disparaître devant le blanc. Il est vrai, en effet, que le rat anglais
+introduit par les navires s'est multiplié, et a voué une guerre à mort
+au rat noir indigène, qui a presque disparu.</p>
+
+<p>Le reste de la journée se passe à écrire et à boucler ma malle, car
+demain je compte partir pour le lac de Taupo. Je ferai route avec la
+famille tasmanienne et la vieille dame que j'ai eues pour compagnes de
+voyage à Vaïroa et à Rotomahana.</p>
+
+<p>Le 19 novembre, malgré la pluie de la nuit, à 6 heures du matin la
+voiture attelée de quatre chevaux est à la porte de l'hôtel.</p>
+
+<p>Le char peut tout juste contenir quatre personnes, et nous y sommes
+six. La vieille dame de Christchurch et les deux, miss occupent le
+siège du fond; leur oncle, leur frère et moi le siège en face.
+Impossible de placer quelqu'un à côté du cocher; les malles occupent
+le <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> siège et la pluie les inonde; nous-mêmes nous n'en sommes
+en partie préservés que par les toiles cirées qui forment les parois
+de la voiture.</p>
+
+<p>Claque le fouet, et en avant! Nous traversons une plaine de fougères,
+gravissons des coteaux pour en redescendre d'autres; toujours les
+titrees et les fougères. Par-ci par-là quelque belle forêt, des
+montagnes et des rochers à la forme bizarre, et en général une nature
+sévère et triste.</p>
+
+<p>À 11 heures nous traversons sur un pont de bois la rivière Vaïkato.
+Les pluies l'ont grossie et elle roule à travers les rochers une masse
+d'eau bruyante et verdâtre d'un bel effet. À quelques pas de là, à
+Ateamuri, nous sommes à moitié chemin. Les chevaux ont déjà fait leurs
+28 milles (le mille anglais est de 1,600 mètres) et ils prennent leur
+avoine. Nous laissons les dames dans la voiture, car la pluie
+continue, et nous mangeons notre <i>sandwich</i> dans une
+baraque faite d'herbes aquatiques; 5 chiens et 4 chats, tous plus
+maigres les uns que les autres, demandent à partager notre mince
+repas. Un jeune Neo-Zélandais que j'avais laissé à l'hôtel nous
+rejoint avec un <i>buggi</i> (petite voiture légère pour une
+seule personne et le cocher). Après une heure de repos, on attelle de
+nouveau, et nos chevaux ont encore 28 milles à faire dans une route
+détrempée d'eau, avec des rampes continuelles. Les pauvres bêtes n'en
+peuvent bientôt plus, et une d'elles, se refusant à tout service,
+empêche les autres d'avancer. Nous la reléguons derrière la voiture,
+et plus <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> loin nous la confions à un homme qui va à Taupo.
+Souvent les roues enfoncent d'un côté jusqu'au moyeu et la voiture est
+près de tourner. Il faut alors descendre et pousser les roues, en
+pataugeant dans la boue. M. Lewis, malgré sa barbe blanche, est du
+plus grand secours; il ne craint ni la pluie ni la grêle qui nous
+flagelle par moment; son jeune neveu, garçon de 13 ans, tient la bride
+du cheval d'avant et prête son aide comme un cocher consommé. Une des
+jeunes <i>miss</i> daigne même, dans les moments critiques, salir ses gants
+aux rayons de la roue; mais le plus grand secours nous vient du cocher
+du petit <i>buggy</i> qui suit derrière nous. Il laisse le
+cheval aux soins de son voyageur, et à tout instant il aide à son
+confrère, soit en renouant une courroie cassée, soit en harcelant les
+chevaux, ou en poussant la voiture. J'apprends que les deux voitures
+appartiennent à deux maîtres différents qui parcourent la même route,
+et sont nécessairement en concurrence. J'admire donc l'esprit de
+fraternelle charité qui pousse un cocher à aider l'autre en retardant
+lui-même sa course. Dans des conditions semblables, plus d'un cocher
+d'Europe se serait réjoui de voir son concurrent dans la boue, et l'y
+aurait laissé patauger: le résultat aurait été peut-être la perte des
+chevaux et la ruine du concurrent, et en tous cas un appauvrissement
+pour la communauté. Or, le bien-être général profite à tous.</p>
+
+<p>J'admire encore plus le sang-froid de notre cocher; il n'a pas quitté
+un instant les guides, faisant de son mieux avec paix et calme. Pas un
+juron, pas le moindre signe <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> d'impatience; c'est du
+christianisme en pratique. Même patience et même charité chez les
+voyageurs; ils font tous leurs efforts pour aider la voiture à sortir
+de la situation, et jamais une plainte ne vient sur leurs lèvres.
+Enfin nous arrivons à un <i>Pa</i> (établissement maori) et ce
+sont encore ces braves gens qui nous tirent d'embarras. Ils n'ont
+point de chevaux; le seul qu'ils possèdent vient de partir; un d'eux
+court le rappeler. On l'attelle, et avec ce renfort nous suivons
+péniblement notre route; montant à pied toutes les rampes et poussant
+à la roue. Mais tout le monde est content, car tout le monde fait son
+devoir. On admire partout les progrès étonnants qu'a faits la jeune
+colonie de la Nouvelle-Zélande dans un temps très court. Le secret de
+cette réussite est dans l'ensemble des vertus dont j'ai un échantillon
+sous les yeux.</p>
+
+<p>Enfin, vers 7 heures, nous apercevons une colonne de vapeur; nous
+rentrons encore une fois dans la région de la terre brûlante. Du
+sommet de la dernière rampe nous apercevons avec bonheur l'immense
+nappe d'eau du lac de Taupo. À 8 heures, nous sommes à l'hôtel. Notre
+premier soin est de nous changer de la tête aux pieds; une partie de
+mes effets n'a pu échapper à l'eau nonobstant son bon emballage.
+Durant le souper, malgré la fatigue, on passe en revue les épisodes
+les plus émouvants de la journée, et on est aussi content que si on
+avait eu le meilleur temps du monde. Les péripéties dans les voyages
+ont aussi leur charme!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Un grand feu dans la nuit a séché nos habits, et le matin, à
+8 heures, après le déjeuner, on se dispose à explorer la contrée.</p>
+
+<p>Le lac de Taupo a 25 milles de large et 30 de long; il est entouré de
+collines arides et de montagnes boisées. Au fond, le Tangariro,
+immense volcan couvert de neiges, couronne le tableau. Sa partie
+supérieure est conique, comme celle du Vésuve de Naples; comme lui il
+envoie dans les airs des nuages de fumée blanche. C'est une des
+grandes cheminées de la terre. Il a 7,000 pieds de haut, et le
+Ruapehu, à côté de lui, élève ses trois pics neigeux à 9,200 pieds.</p>
+
+<p>Les Maoris, comme tous les peuples, ont des légendes pour expliquer
+les phénomènes que la nature met sous leurs yeux. À propos du
+Tangariro et des sources thermales, ils racontent que Ngatoroirangi,
+un grand chef venu de l'autre monde, arriva ici de Hawaïki, avec sa
+s&oelig;ur, qui portait le feu sacré, et Auruhoe, une esclave bien-aimée.
+Pour explorer la contrée, il monta sur le Tangariro, suivi de son
+esclave; mais celle-ci fut bientôt saisie par le froid, et
+Ngatoroirangi appela sa s&oelig;ur pour porter à la hâte du feu à son
+secours. Elle courut si vite qu'elle laissa tomber partout des
+étincelles qui brûlent encore, et ne put arriver que lorsque Auruhoe
+avait déjà rendu le dernier soupir. Ngatoroirangi en fut si furieux,
+qu'il prit le feu et le jeta dans le cratère du Tangariro, où il
+continue à brûler.</p>
+
+<p>L'hôtel où j'écris ces lignes est une des cinq ou six maisons
+<span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> de bois qui forment le village de Tapuwaeharuru, sur la rive
+nord du lac de Taupo. C'est l'embryon d'une future ville ou station
+thermale. Une maison est occupée par le bureau de poste et télégraphe.
+Ce bureau, comme tous ceux de la contrée, reçoit et transmet l'argent
+par dépêche, prend les dépôts de la caisse d'épargne, reçoit les
+assurances sur la vie. On trouve là, affiché, le <i>Journal officiel</i>,
+les règlements pour l'arrivée gratuite des immigrants, les
+allotissements et les ventes de terre, les imprimés pour les
+déclarations de naissance, de décès, etc. On évite ainsi une armée
+d'employés qui sont ailleurs la plaie administrative.</p>
+
+<p>Une maison abrite les 20 policemen qui parcourent les routes de leur
+station; puis un autre hôtel, quelques écuries, et c'est tout pour le
+moment. Un petit bateau à vapeur parcourait le lac, il permettait aux
+touristes d'en visiter les plages et la petite île de Motutaïko, mais
+il ne faisait pas ses frais, et il est maintenant remplacé par un
+shooner, petit navire à voile.</p>
+
+<p>À 9 heures, je pars avec le jeune Néo-Zélandais de
+Wellington, et après deux milles de chemin nous arrivons à
+la source d'eau thermale de M. Edward Lofley. Ce bon
+Anglais a 40 ans environ, et habite cette solitude depuis dix ans avec
+sa femme et ses enfants. Il l'a gracieusement ornée de pins,
+d'eucalyptus et de roses. J'y vois des fraisiers en fleur et des
+cerises en bouton; il me dit que les unes et les autres seront mûres à
+la Noël. Au Chili, qui est à peu près sous la même latitude, et dans
+le <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> même hémisphère, j'avais laissé le printemps au mois
+d'août, et ici je le retrouve à peine en novembre.</p>
+
+<p>Nous prenons un bain: un ruisseau coule à côté, et on peut passer de
+l'eau douce à l'eau minérale, du chaud au froid. Enfin nous demandons
+à M. Lofley de nous indiquer la route pour nous rendre à la
+cascade Huka, sur le Waïkato. Il nous conduit au sommet d'une haute
+berge et il nous dit: Prenez ce sentier, vous trouverez un vallon,
+vous le suivrez, puis vous passerez le long d'un mur en terre pendant
+400 pas; au bout du mur vous tournerez le dos à la montagne, marchant
+droit devant vous jusqu'à un précipice, vous le tournerez à droite, et
+vous serez arrivé. Puis il ajoute: Si avec cela vous ne trouvez pas,
+c'est que vous êtes des imbéciles. C'est raide!</p>
+
+<p>Heureusement, mon Zélandais est plus habitué que moi aux déserts de
+ces contrées; il s'oriente, pose des marques sur ses pas; trace des
+croix et marche avec attention. Aucun détail ne lui échappe; ici des
+pieds de chevaux ont laissé des traces fraîches; là il reconnaît des
+pieds de Maoris. À une intersection, il évite un sentier par le seul
+fait qu'une araignée l'a barrée par un de ses fils; ce fil, me dit-il,
+prouve que depuis quelque temps personne n'a passé par là. Enfin nous
+trouvons le vallon et le mur, pataugeons dans l'eau et nous orientons
+en tournant le dos à la montagne. Nous traversons des champs de
+fougères parsemés de genêts en fleur et d'un autre buisson épineux à
+fleurs jaunes, importé <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> d'Écosse. On l'a introduit pour faire
+des haies, mais il s'est répandu dans toute la contrée avec une telle
+rapidité, qu'il en est devenu le fléau.</p>
+
+<p>Nous arrivons au précipice. Il est effrayant: l'eau murmure à 200
+mètres en bas et on ne voit que les arbres tapissant les parois. Je
+remarque quelques magnifiques arbres fougères, si abondants dans ce
+pays; ils sont moins nourris que ceux de l'Himalaya, mais plus élevés;
+ils atteignent parfois 7 à 8 mètres de haut. Après une heure de
+marche, nous voyons le Waïkato rouler ses eaux bleues avec fracas au
+contre-bas d'une berge haute de plus de 100 mètres. Elle est presque à
+pic, mais nous en dégringolons quand même, et arrivons sur le bord.
+L'eau passe dans un canal étroit qu'elle s'est taillé dans le roc:
+elle roule sur une pente rapide en mille tourbillons et, après un
+parcours de 200 mètres de rapides, elle tombe en cascade de 30 pieds
+de haut. Nous admirons longtemps ce jeu de la nature, et nous amusons
+à jeter des branches de bois qui disparaissent dans le gouffre sans
+reparaître ensuite. J'ai pu en saisir la raison. Le bois, d'abord
+précipité, revient à la surface pour être entraîné par l'eau; mais un
+reflux se forme au pied de la chute et repousse l'objet sous la chute
+elle-même qui le pulvérise alors sous son poids comme sous une forte
+enclume. J'ai pu ainsi comprendre comment les hommes et les canots qui
+glissent sous la chute du Niagara ne reparaissent plus; ils s'en vont
+en poussière.</p>
+
+<p>Revenant sur nos pas, nous refaisons la route en sens <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span>
+inverse, nous aidant des marques laissées en venant. Depuis le matin à
+8 heures, nous n'avons rien mangé et avons toujours marché. Nous
+demandons un <i>lunch</i>, on ne peut nous servir que du pain et
+de la confiture. C'est peu réconfortant.</p>
+
+<p>Nous poussons plus loin visiter un geyser appelé Crow's
+Nest, à cause de sa forme en cône, ressemblant à un immense nid de
+corbeaux.</p>
+
+<p>N'ayant plus été menacés ici de passer pour des imbéciles, nous nous
+tenons moins sur nos gardes et nous nous égarons. Nous marchons
+longtemps au milieu des pierres ponce dont le sol est parsemé, et nous
+nous dirigeons vers les vapeurs qui, par-ci par-là, sortent du sol. Ce
+sont des eaux bouillantes, de la boue que l'on prendrait pour de la
+chaux lorsque les maçons la détrempent: partout trous et crevasses
+menacent de nous engloutir. Je ne puis appuyer mon ombrelle sans
+qu'elle fasse sortir de l'eau bouillante et de la vapeur; s'il était
+nuit notre position serait critique. Enfin nous retrouvons le
+Crow's Nest. Il est tranquille en ce moment. Ces geysers
+ont leurs caprices, tantôt ils travaillent et tantôt ils se reposent.
+Après une longue attente, du trou béant qui a 3 mètres de diamètre
+s'élève une colonne d'eau à 40 pieds de hauteur et elle retombe avec
+fracas en nappes d'argent sur le cône de pierre ponce qui entoure
+l'ouverture. L'opération recommence à chaque 2 minutes, montre en
+main. Il est près de 5 heures lorsque je rentre à l'hôtel.</p>
+
+<p>Je viens de marcher toute la journée, et pour pitance <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> je
+n'ai eu qu'un peu de pain, de la confiture et un verre d'eau. On ne
+m'y reprendra plus!</p>
+
+<p>La nourriture de l'hôtel aussi n'est pas de première qualité. Un peu
+de viande, des pommes de terre et le thé perpétuel: c'est le thé de
+l'Himalaya, qui agite autant que le café, et empêche de dormir. Le
+tourment est double lorsque l'air des montagnes donne un appétit
+dévorant! Si l'estomac est peu content, par contre les oreilles
+jouissent à loisir. Les deux <i>miss</i> se mettent au piano; l'une
+accompagne et l'autre chante: les Tasmaniennes s'en tirent
+certainement mieux que les Anglaises; moins de dureté dans le jeu,
+plus d'expression dans le sentiment. Elles n'ont aucune de ces tresses
+empruntées qui forment des montagnes sur la tête de nos dames ou
+demoiselles d'Europe. La fraîcheur de leur teint est un plus bel
+ornement que les cheveux étrangers. Durant la route j'avais aussi
+remarqué que si elles avaient eu les talons ridicules de nos
+Européennes, elles n'auraient pu marcher durant plusieurs kilomètres,
+et auraient été un embarras de plus au lieu d'une aide. Est-ce la
+nécessité, ou une plus forte dose de raison qui rend les gens plus
+naturels et plus pratiques dans les colonies?</p>
+
+<a id="img058" name="img058"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img058.jpg" width="600" height="368" alt="" title="">
+<p>Bords du lac de Taupo.&mdash;Famille Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Le lendemain, mon Néo-Zélandais s'en va à Waïrakei, à 8 milles de
+distance, voir certains geysers dans le genre de ceux de
+Crow's Nest, et de ceux de Rotomahana. Il m'invite à le
+suivre, mais j'ai promis de ne plus me laisser prendre à ces
+excursions fatigantes lorsqu'on n'a pas le moyen de restaurer ses
+forces. Je préfère rêver sur les <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> bords du lac. Le vent a
+chassé les nuages, le Tongariro et le Ruapehu apparaissent dans toute
+leur majesté. En me baignant dans le lac, j'ai craint d'y rester gelé;
+mais en sortant, la réaction me rend rouge comme un homard et le vent
+a bientôt séché ma peau. Après le déjeuner je rédige mon journal, et
+je m'en vais en inspection auprès des cases maoris des bords du lac.
+Ces braves gens vendent leur terre à 1 ou 2 livres l'acre, et cet
+argent s'en va bientôt au cabaret, ou plutôt au <i>bar</i>. Là, on boit
+debout et on s'en va, car le cabaret n'est en usage ni en Angleterre,
+ni dans ses colonies. Hommes et femmes boivent et fument, fument et
+boivent, puis gesticulent, jasent, font des contorsions à n'en plus
+finir, et pourtant la loi défend de vendre des liqueurs enivrantes aux
+Maoris! Ici le maître du <i>bar</i> ne sait résister à la tentation,
+d'autant plus qu'il vend un schelling le verre de bière coloniale et
+un <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> schelling le verre à liqueur de vin européen ou colonial.</p>
+
+<p>Les bords du lac sont gracieux, surtout au point où en sort la rivière
+Waïkato. La pelouse est verte, mais l'herbe ne pousse pas. Le terrain
+est sablonneux ou volcanique et la contrée sera toujours pauvre.
+L'agriculture n'y fleurira jamais, et le bétail assez peu; mais la
+nature donne toujours quelques compensations. Ainsi cette région
+volcanique pourra quand même prospérer par le concours des malades qui
+viendront demander la santé aux nombreuses sources minérales.</p>
+
+<p>Le vent continue à souffler, et le lac roule de grandes vagues: il est
+habituellement en tempête, et les Maoris disent que Taniwha, homme
+terrible, aux cheveux rouges, qui habite dans la caverne de Motutaïko,
+est toujours affamé, et met le lac en courroux pour chavirer les
+canots et dévorer les hommes. Ils refusent même d'approcher d'un
+certain point plus dangereux, qu'ils appellent le trébuchet de l'homme
+rouge. Il s'agit probablement là de l'action de quelque volcan
+sous-marin ou de quelque tourbillon (<i>whirlwind</i>). Le soir, nous avons
+à table un jeune lord irlandais, accompagné d'un docteur anglais. Ils
+viennent de traverser la Tasmanie et l'île du sud pour arriver ici.
+L'Anglais déclare qu'au mois de mai, auquel correspond ici le mois de
+novembre, il n'a jamais eu plus froid en Angleterre qu'il n'a eu ici
+sur la route. Il est vrai que tout le monde s'accorde à dire que la
+saison est retardée cette année, et que ces pluies perpétuelles n'ont
+pas lieu tous les printemps.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> CHAPITRE XXII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Départ pour Napier. &mdash; Un <i>surveyor</i>. &mdash; Un repas au
+ désert. &mdash; La future ville de Tarewera. &mdash; Un Pa à 2,600 pieds. &mdash; La
+ boîte aux lettres aux bords des chemins. &mdash; Le port et la ville de
+ Napier. &mdash; Les missions catholiques. &mdash; Un typhon entre Napier et
+ Wellington. &mdash; Port Nichelson et la ville de Wellington. &mdash; La corde
+ de sauvetage. &mdash; Mgr Redwood et les Pères Maristes. &mdash; Le
+ Musée. &mdash; L'Observatoire. &mdash; Le kea et ses méfaits. &mdash; Trois jeunes
+ éleveurs français. &mdash; La famille en Nouvelle-Zélande. &mdash; Les méthodes
+ d'enseignement. &mdash; Les &oelig;uvres catholiques. &mdash; Les
+ Chambres. &mdash; L'Athen&oelig;um. &mdash; L'élection du <i>mayor</i>. &mdash; La
+ <i>Wellington meat preserving C<sup>y</sup></i>, et la prochaine
+ concurrence aux éleveurs européens. &mdash; Un jeune colon bordelais.</p>
+
+<p>Le 22 novembre, à 5 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du matin, on nous sert le déjeuner.
+L'heure est un peu matinale pour les &oelig;ufs et le beefsteack, mais il
+faut faire provision, car nous ne rencontrerons pas de maisons en
+route, et nous avons 50 milles à faire. À 6 heures nous sommes en
+voiture. J'ai toujours pour compagnons de voyage la famille de
+Tasmanie, la vieille dame de Christchurch et un jeune homme de
+Wellington. Les deux <i>miss</i>, pour jouir de la vue, occupent le siège à
+côté du cocher, celui-ci relègue à l'arrière, sur les bagages, le
+petit aide, enfant de 12 ans; mais, vu la pluie, les passagers se
+serrent un peu plus et le prennent avec eux dans la voiture.</p>
+
+<p>C'est la Sainte-Cécile, et nous n'avons pour musique que la pluie
+battante et les sursauts de la voiture dans <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> une route
+défoncée. Heureusement, les ressorts d'acier sont remplacés par des
+lanières de cuir, sans quoi la voiture se serait déjà brisée bien des
+fois.</p>
+
+<p>Nous traversons des plaines et des collines parsemées de pierres
+ponces que recouvre la fougère ou le titree. La contrée est pauvre et
+déserte.</p>
+
+<p>Vers midi nous arrivons au coude d'une rivière. Là, le cocher donne
+l'avoine aux chevaux et nous mangeons nos <i>sandwich</i>. Au bord de la
+rivière, une tente est occupée par un <i>surveyor</i> (architecte) qui lève
+les plans de la contrée; le gouvernement se propose d'en vendre les
+terres aux enchères. Un cavalier qui nous suit lui emprunte un
+chaudron qu'il suspend au bout d'une branche, allume le feu, tire de
+son sac le thé et le sucre et nous en offre bientôt une tasse. Il
+passe ensuite au bout d'un bois un morceau de mouton qu'il grille sur
+le feu. Une demi-heure lui a suffi pour préparer et consommer son
+repas, et il repart à cheval. Il parcourt le pays et achète des
+moutons pour la <i>Freezing sheep Company</i> qui vient de se
+former à Auckland. Plusieurs milliers sont déjà en route pour
+Cambridge, près Auckland, d'où ils rejoindront l'usine à
+congélation.</p>
+
+<p>Après une heure de repos, on attelle, et nous continuons notre route.
+Le paysage devient bientôt plus riant; aux plaines nues succèdent les
+collines boisées, et nous ne tardons pas à voir les premières stations
+de moutons. Plus loin, nous apercevons aussi des vaches et des mules;
+et peu à peu à la fougère succède la verte pelouse des <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span>
+herbes européennes. Cette herbe est semée en automne sur les cendres
+de la fougère. Celle-ci repousse durant plusieurs années, mais peu à
+peu finit par disparaître. Les jeunes pousses d'une certaine qualité
+sont utilisées par les colons, qui les mangent en guise d'asperge. Au
+Japon j'avais aussi mangé les pousses du bambou, dont le goût rappelle
+celui du champignon.</p>
+
+<p>Nous traversons un joli vallon où gronde le bruit de la cascade
+Runanga, et vers 5 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> nous arrivons à la future ville de
+Tarewera, au bord de la rivière. Je dis future ville, car pour le
+moment je n'y vois que le bureau de poste et télégraphe et un hôtel.
+Comme la ville existera tôt ou tard, les lots de terrain à bâtir s'y
+vendent déjà à 40 livres l'acre.</p>
+
+<p>Le maître de l'hôtel est un Danois, qui a commencé par être militaire
+dans le pays. Il recevait 9 schellings par jour comme
+<i>constabulary</i> (militaire) de 1<sup>re</sup> classe. Cette paye ne
+lui suffisant pas à élever sa nombreuse famille, il s'est fait
+aubergiste, et a pu construire et payer sa petite maison. Il emploie
+en ce moment plusieurs Maoris à divers travaux. Il les dit très rusés
+(<i>cunning</i>), et ajoute qu'il est bon d'avoir les yeux bien
+ouverts en traitant avec eux. Après le souper je descends au bord de
+la rivière, qui coule paisiblement sous l'ombre des pins séculaires.
+Au salon, je trouve les journaux qui m'apportent les télégrammes
+d'Europe. Même au milieu de ces montagnes perdues, je sais ce qui
+s'est passé hier à Londres, à Paris et dans les divers pays des
+Antipodes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> Le lendemain, matin à 5 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, déjeuner; à 6 heures,
+départ. La nature devient de plus en plus gracieuse. Les collines
+boisées rappellent certaines parties de la Suisse. Les lacets du
+chemin ressemblent parfois à ceux du col de Tende; des véroniques
+énormes et mille autres buissons que nous cultivons dans nos jardins
+couvrent ici les bords de la route. Je remarque le
+<i>cabbage-tree</i> (arbre choux) espèce d'énorme youka, et le
+<i>rapu</i>, que les Anglais appellent <i>flax</i>, et dont les Maoris tirent un
+chanvre qui sert à les habiller. Les Européens l'utilisent aussi, et
+on l'exploite en grand pour la fabrication des cordes et de la toile
+grossière.</p>
+
+<a id="img059" name="img059"></a>
+<div class="floatleft">
+<img src="images/img059.jpg" width="300" height="395" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Femme Maori.</p>
+</div>
+
+<p>À Toranga Kuma, la route atteint 2,600 pieds d'altitude, et la vue est
+magnifique. Près de là un <i>Pa</i> ou <i>settlement</i> maori a éparpillé ses
+<i>whares</i> ou petites cabanes entourées de poules et de cochons. Comme
+l'Européen, le Maori brûle maintenant ses forêts, et sur la cendre il
+<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> sème le gazon qui nourrira ses chevaux. On voit partout les
+troncs à demi brûlés, cadavres de ces magnifiques forêts qui auront
+bientôt disparu.</p>
+
+<p>Nous passons à côté d'une maison de bois perchée sur un pic. Elle
+servait de fort aux troupes dans la dernière guerre. Les Maoris aussi
+savaient parfaitement organiser leurs camps retranchés au moyen de
+nombreuses rangées de palissades d'où ils faisaient feu sans
+s'exposer. Nous descendons dans une riante vallée, et à une station
+(nom que l'on donne ici aux fermes des éleveurs), une bonne Danoise
+quitte une troupe de joyeux bébés et monte en voiture.</p>
+
+<p>Les bébés se multiplient comme les moutons dans ces stations, et
+rendent moins dur l'isolement des habitants. Plus d'un jeune homme qui
+a fait ses études à Oxford ou à Cambridge ne dédaigne pas ici la
+charrue, et passe de longues heures à cheval pour surveiller ses
+nombreux troupeaux. Le genre de vie est dur, mais éminemment
+moralisateur. Il donne l'aisance et aboutit à la richesse sans risque
+pour la vertu.</p>
+
+<p>Un cavalier suit la voiture, et de temps en temps il prend dans une
+boîte, fixée au bout d'un piquet, un portefeuille en cuir contenant la
+correspondance du district. La veille, il a lui-même laissé ce
+portefeuille qui lui est renvoyé avec les réponses. J'avais déjà
+remarqué des boîtes à lettres au bord du chemin à un arbre de la
+forêt, et par-ci par-là de grands rouleaux de fils de fer au pied des
+poteaux télégraphiques: provision pour les réparations. <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span>
+Heureux pays celui où l'on peut confier ainsi sans danger le bien
+public à la bonne foi publique!</p>
+
+<p>Après avoir passé la rivière Moka sur un long pont de bois, à côté
+d'une jolie cascade, nous gravissons une colline, du sommet de
+laquelle nous apercevons au loin l'immense plaine azurée de l'Océan.
+Un peu plus loin, nous arrivons à une pauvre cabane où l'on nous sert
+du thé et un peu de porc pour notre <i>lunch</i>. Cette mesquine
+demeure est tapissée des illustrations des temps modernes, y compris
+Gambetta. Le propriétaire, éleveur de chevaux, a payé la terre 30
+schellings l'acre.</p>
+
+<p>La voiture atteint bientôt le lit d'une rivière, et le suit pendant
+longtemps, traversant cinquante-deux fois le courant d'eau aux
+nombreux détours. Enfin, nous aboutissons à la plaine parsemée de
+petites cabanes entourées de jardins. À 5 heures, nous passons sur un
+long pont de bois, jeté sur la baie ou port de Napier, et traversons
+une colline pour aboutir à la ville au bord de la mer.</p>
+
+<p>Napier est une charmante petite ville de 5 à 6,000 habitants. Elle est
+divisée en 3 sections: le port pour les navires, la ville basse sur
+une langue de terre entre la mer et une lagune; là, sont les magasins,
+les hôtels, les comptoirs et les banques; la ville en colline, où
+demeure la population aisée, est parsemée de grands et de petits
+pavillons en bois. Ils sont entourés de jardins où s'épanouissent les
+roses et toutes les fleurs de nos jardins d'Europe. Je remarque aussi
+la vigne, le poirier, le pommier, et en général tous nos arbres
+fruitiers. L'église catholique <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> est desservie par le Père
+Reynier, mariste, depuis 34 ans dans le pays. Il est resté 9 ans à
+Rotorua avec les Maoris. Le Père Forest, un des fondateurs de la
+congrégation des Maristes, venu ici des premiers, il y a 42 ans, est
+au lit, et le médecin interdit les visites. Il y a 1,600 catholiques à
+Napier; les écoles sont tenues par des S&oelig;urs et par des Frères. Des
+collines on jouit d'une vue splendide. À 2 heures, par une forte
+pluie, je monte sur le petit vapeur qui nous conduit au <i>Ringarooma</i>
+stationnant au large.</p>
+
+<p>À 3 heures nous prenons la pleine mer. Elle est en courroux. Le
+<i>Southern Cross</i>, autre steamer plus petit, a mis deux
+jours à tourner le cap <i>East</i>. Le <i>Ringarooma</i>, plus
+important (1,096 tonnes) a été plus heureux; mais vers le soir, un
+terrible typhon arrive du sud, et nous saisit de face. Le navire,
+constamment couvert par les vagues, semble naviguer entre deux eaux,
+la nuit est affreuse, je me demande à tout instant si le navire ne va
+pas s'en aller en miettes par la violence des lames.</p>
+
+<p>Nous devions arriver à Wellington le lendemain matin. C'est à peine si
+nous pouvons y aborder à 6 heures du soir. Toutefois, le navire a été
+obligé d'interrompre son voyage. Au lieu de suivre sur Hobart et
+Melbourne, il s'en va au <i>dock</i> réparer ses voies d'eau. Il a été plus
+heureux que le <i>Triumph</i>, navire de 3,000 tonnes,
+appartenant à la <i>Show Savill and Albion C<sup>y</sup></i>, qui vient
+d'échouer au pied du phare à l'île Tiritiri, non loin d'Auckland; et
+que le <i>Tasman</i> qui a coulé avant-hier à pic, près du Cap <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span>
+Pilar en Tasmanie. Dans les deux naufrages, aucun passager ni aucun
+matelot n'a péri.</p>
+
+<p>À peine descendu à terre, je rends visite à Mgr Redwood qui
+m'accueille paternellement. À l'<i>Occidental Hotel</i>, grande
+construction en bois, on me donne une chambre au 2<sup>e</sup> étage. Je vois
+avec étonnement dans le couloir une longue corde à n&oelig;uds à côté de
+chaque porte, et j'en demande la destination. C'est, me dit-on, pour
+qu'en cas d'incendie vous puissiez vous sauver par la
+fenêtre.&mdash;Quoique peu fort en gymnastique, je pourrai encore avec une
+corde descendre deux étages par la fenêtre; mais les dames?&mdash;Si le
+malheur arrivait, ajoute-t-on, elles ne seraient pas plus embarrassées
+que vous.</p>
+
+<p>Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande, s'étend gracieusement sur
+les bords de la vaste baie appelée Port Nicholson. Peuplée d'environ
+22,000 habitants, elle est bâtie sur collines. Pour la partie réservée
+aux affaires on a empiété, et on empiète toutes les fois qu'on en a
+besoin, sur la baie, au moyen de jetées et de remplissages.</p>
+
+<p>Wellington est aussi chef-lieu de la province Nord de l'île
+du Nord.</p>
+
+<p>Mgr Redwood me présente au Père Yardin, un des plus anciens
+Pères maristes de la mission. Ce bon Père veut bien me conduire au
+Musée et me présenter au directeur, le D<sup>r</sup> Hector, bien connu dans
+le monde savant. Il centralise, par le télégraphe, les données du
+réseau des Observatoires de Nouvelle-Zélande, Tasmanie et <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span>
+Australie, et les communique à la presse. Il fait passer sous mes yeux
+les divers bulletins qui sont comme l'histoire du temps dans ces
+colonies. Ils servent à prévoir presque à coup sûr les tempêtes. Les
+bulletins du dimanche font régulièrement défaut; c'est le jour que le
+Seigneur s'est réservé, me dit-il, et tout travail doit s'arrêter ce
+jour-là. On ne marchande pas avec le Souverain Maître. Au musée je
+remarque de belles gravures maoris sur bois et une quantité
+d'instruments de l'âge de pierre. Ils sont identiques à ceux que j'ai
+vus dans les musées de Suède et de Norwège. Parmi les oiseaux
+indigènes, je vois le <i>huia</i>, gros merle noir avec le bout de la queue
+blanche, il parle comme le perroquet; le <i>kiw</i> ou <i>apteria
+mantelli</i>, sans queue, avec le bec long et fin et manteau
+poilu; le <i>kakapo</i> [<i>stringops habroptilus</i>], perroquet
+vert de la forme et de la grosseur d'une poule, et le <i>kea</i>, autre
+sorte de gros perroquet à bec crochu. Il est devenu le fléau des
+éleveurs. Il était herbivore; mais, depuis l'introduction du mouton,
+il a pris goût à sa chair, et spécialement au gras des rognons; il
+plante ses griffes dans la laine du mouton et fait son repas pendant
+que sa victime saute à droite et à gauche en bêlant, et finit par
+succomber à une mort lente.</p>
+
+<p>Le Père Yardin me parle de trois jeunes compatriotes venus ici du
+centre de la France. Ils ont apporté 250,000 fr., qu'ils ont placés à
+la Banque, et se sont engagés comme bergers. Lorsque après quelques
+mois, ils ont bien connu le métier d'éleveurs, il ont loué une petite
+<span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> ferme, puis ils l'ont achetée. Ils ont loué de vastes
+terrains à côté, et viennent de les acheter. Depuis cinq ans à peine
+dans le pays, ils possèdent déjà plus de 8,000 acres de bonne terre
+avec des milliers de moutons, chevaux et bétail. Ce fait prouve que le
+Français, s'il le veut, peut réussir comme l'Anglais; mais à la
+condition que, comme l'Anglais, il reçoive dans la famille une
+éducation assez forte, pour qu'à vingt ans on puisse sans danger lui
+mettre 250,000 fr. dans les mains, et avec la presque certitude de les
+voir décupler en dix ans.</p>
+
+<p>Le Père Yardin, qui a beaucoup approché et beaucoup connu les colons
+de la Nouvelle-Zélande, en fait le plus grand éloge. Les familles,
+soit catholiques, soit protestantes, sont bien unies: les frères
+aiment les s&oelig;urs et celles-ci se disputent le dernier bébé pour
+l'amuser. Le père trouve dans ses nombreux enfants des aides pour
+faire prospérer de nombreuses fermes. Il établit ses garçons en leur
+donnant soit une ferme, soit une somme qui leur permettra de se créer
+une situation dans l'industrie. Les emplois administratifs, quoique
+rétribués à 400 ou 500 fr. par mois, sont considérés comme
+n'aboutissant à rien.</p>
+
+<p>Après la mort du père, le fils aîné prend son lieu et place; la mère
+et les s&oelig;urs lui obéissent comme au chef de famille. Les s&oelig;urs,
+même les aînées, le consultent pour le mariage. Le choix de l'épouse
+se fait non pour la dot, car il n'y a pas de dot ici, mais pour les
+qualités et la sympathie. C'est là la première garantie du bonheur
+dans les <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> ménages. Les époux suivent la loi de la nature, et
+n'ont pas peur que le pain manque jamais à leurs nombreux enfants,
+mais ils ne craignent pas de leur inculquer de bonne heure l'amour du
+devoir, l'esprit du travail, et de leur en donner l'exemple.</p>
+
+<a id="img060" name="img060"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img060.jpg" width="500" height="337" alt="" title="">
+<p>Wellington.&mdash;Collège des PP. Maristes.</p>
+</div>
+
+<p>Le Père Yardin me montre la Bible traduite en maori par les ministres
+protestants. Au jugement de la S&oelig;ur Joseph, la plus savante en
+langue maori, c'est un travail colossal et d'une exécution parfaite.
+Les ministres protestants sont venus ici bien avant les missionnaires
+catholiques, et le Père me dit qu'un grand nombre d'entre eux ont bien
+souffert et beaucoup travaillé.</p>
+
+<p>Le Père Le Menant des Chesnais m'avait invité à déjeuner à la paroisse
+Sainte-Marie. Le Père Yardin veut bien m'y accompagner. Le Père Le
+Menant a réuni un <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> petit musée et une bibliothèque qu'il
+destine au Collège que les Maristes vont construire à Wellington.
+Comme je sais qu'ils ne se recrutent pas assez pour suffire à tous les
+besoins, je lui demande s'ils auront assez de professeurs. Il me dit
+qu'avec le système anglais ils peuvent obtenir un bon résultat avec
+moitié moins de personnel. Dans les sciences, on donne peu de temps à
+la théorie et beaucoup à la pratique dans les laboratoires. Le latin
+est enseigné en trois ans, comme on enseigne les autres langues
+vivantes au moyen de manuels de conversation. Par les tableaux on
+apprend, autant et plus vite, par les yeux. Il serait désirable que
+nos Comités d'instruction primaire et secondaire envoient des
+personnes compétentes, sérieuses, peu amies de la routine, examiner
+les meilleurs tableaux en usage en Allemagne, en Angleterre et en
+Amérique, pour en faire profiter nos écoles libres. Ce travail serait
+plus utile que l'impression de nombreux volumes de controverse.</p>
+
+<p>Aux États-Unis, j'avais remarqué les albums de géographie qui, en
+quelques semaines, au moyen des yeux, peuvent apprendre aux enfants ce
+qu'il nous faut des années pour leur faire entrer dans la tête.</p>
+
+<p>Le Père Le Menant est de son temps; il s'est mis à l'&oelig;uvre, a
+étudié la géologie, la chimie et autres sciences modernes, au nom
+desquelles on prétend attaquer la vérité. Il fait des <i>lectures</i> ou
+conférences publiques fort goûtées des protestants et des catholiques.
+Sa dernière conférence à Auckland avait été présidée <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> par le
+Maire, un protestant, qui applaudit à tous les arguments par lesquels
+il démolissait les doctrines des matérialistes et des libres-penseurs;
+mais il fit des réserves sur l'observation du conférencier, que les
+défaillances des catholiques ne prouvent rien contre la vérité du
+catholicisme. Une religion sérieuse, dit-il, doit pouvoir se faire
+observer. Ainsi, me disait le Père, quoique persuadés souvent de la
+fausseté de leur doctrine, les protestants sont toujours arrêtés par
+le trop grand nombre de catholiques qui observent le décalogue moins
+bien qu'eux.</p>
+
+<p>Le Père Yardin me conduit chez les frères Maristes de la doctrine
+chrétienne. Le directeur est lyonnais; il me dit qu'on ne lui demande
+pas s'il est étranger ou s'il a le diplôme pour enseigner. Tout ce
+qu'on lui demande chaque année, c'est le nombre d'élèves qui
+fréquentent son école. Il y a 3,000 catholiques à Wellington et les
+Frères instruisent 250 enfants. Les S&oelig;urs irlandaises, à côté, ont
+autant d'élèves.</p>
+
+<p>De la plate-forme de l'école, nous voyons au loin, à <i>Té Haro</i>, sur la
+colline, l'hôpital des fous, l'hôpital civil et une prison en
+construction. Les prisonniers sont employés à charrier et à empiler
+eux-mêmes les briques pour construire leur cage. C'est sage et
+économique. Le soir, j'assiste à une conférence de Saint-Vincent de
+Paul. Il n'y a pas de pauvres à secourir dans ce pays; le gouvernement
+les empêche de débarquer, et ceux qui tombent malades sont toujours
+secourus à domicile par le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> ou reçus sans
+formalité dans les hôpitaux; il ne reste à nos confrères qu'à faire
+face aux besoins imprévus de quelque passant ou de quelque pauvre
+honteux.</p>
+
+<p>M. Knorpp, ingénieur des chemins de fer, me remet une lettre pour M.
+Smith, chef du matériel roulant du railway à
+Christchurch, et une autre pour M. Maxwell,
+directeur général des chemins de fer. M. Knorpp a vu à Nice la culture
+de l'olivier et m'apprend qu'on vient de l'introduire à Auckland avec
+l'oranger, comme on a introduit la vigne à Napier. Les colons ont
+aussi importé des abeilles de Naples et elles se sont beaucoup
+multipliées. Un Italien essaie en ce moment avec succès la culture des
+vers à soie. Ils ne s'endorment pas, les colons de la
+Nouvelle-Zélande.</p>
+
+<p>La Chambre des députés est éclairée à l'électricité; les tribunes et
+l'ensemble est, en petit, ce qu'est la Chambre des Communes à Londres.
+Je peux en dire autant de la Salle du Sénat à côté; mais ici, pas
+d'illumination; les sénateurs se réunissent de jour et les députés qui
+le veulent peuvent assister à leurs séances. Comme à Londres, je
+remarque le buffet et le cellier et une magnifique bibliothèque. Au
+rayon des livres français, je vois: Voltaire, Victor Hugo, Diderot et
+la collection de nos auteurs révolutionnaires. Rien d'étonnant à ce
+que les Néo-Zélandais aient mauvaise opinion de nous. Je désigne au
+bibliothécaire les ouvrages de Frédéric Le Play; il en prend note pour
+les demander aussitôt.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> À l'Athen&oelig;um, j'assiste à l'élection du
+<i>Mayor</i>(maire). Elle a lieu chaque année: Est électeur tout
+<i>householder</i>, chef de maison, y compris la veuve. Tout se
+passe dans le plus grand ordre. Le maire reçoit 300 l. stg.
+d'appointements.</p>
+
+<p>Nous parcourons de nombreuses salles de lecture; les unes sont pour
+les abonnés, qui paient une guinée par an, les autres gratuites; les
+unes pour les messieurs, les autres pour les dames. Une bibliothèque
+gratuite prête les livres à domicile pour une semaine. Les journaux et
+revues de tous les pays sont à la disposition du public. Il y a même
+une salle pour les jeux d'échecs, où le silence est de rigueur.</p>
+
+<p>M. Burnes me conduit à la visite de <i>Wellington meat preserving
+C<sup>y</sup></i> et le <i>manager</i> ou directeur, M.
+Wright, son ami, a la bonté de me faire parcourir l'usine
+en m'expliquant tous les détails. Une machine de 60 chevaux à 3
+chaudières comprime l'air froid dans 5 chambres contenant chacune 300
+moutons. Ces bêtes sont réunies et tuées à un village voisin. Le train
+les emmène à côté de l'établissement, et ils passent du wagon aux
+crochets des chambres réfrigérantes. L'air comprimé se répand pour
+rétablir l'équilibre, et l'évaporation qui en résulte produit le
+froid, qui descend à plusieurs degrés sous le zéro. Ce système est
+bien plus simple et plus économique que celui du refroidissement par
+l'évaporation de l'éther: l'éther ou tout autre produit chimique
+coûte, tandis que l'air ne coûte rien. Après 24 heures de séjour dans
+<span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> les salles, les moutons sont complètement gelés, et on les
+met à part jusqu'à l'arrivée du navire qui les doit recevoir. Dans le
+navire, on maintient la congélation par le même procédé, et la machine
+qui fait marcher l'hélice sert aussi à comprimer l'air. À Londres, les
+moutons sont maintenus en congélation toujours par l'air comprimé, et
+envoyés au marché au fur et à mesure des besoins. Le coût de la
+congélation et du fret est de 4 pence la livre, et le prix de vente à
+Londres, jusqu'à présent, est de 6 pence (0,60) la livre ou 1 fr. 20
+le kilog. Il ne reste donc que 2 pence ou 0 fr. 20 la livre, pour le
+prix de la viande, que retire l'éleveur, mais, comme le prix courant
+du mouton à Londres est de 2 fr. 50, et qu'on sait parfaitement que le
+boucher vend à ce prix le mouton de la Nouvelle-Zélande qu'il fait
+passer pour mouton anglais, les Compagnies se proposent, si l'abus
+continue, d'établir elles-mêmes des magasins de détail dans les
+principales villes du Royaume-Uni et d'Europe afin de réaliser pour
+l'éleveur le bénéfice énorme que le boucher prend pour lui-même. La
+Compagnie n'a que 3 mois de date: elle n'achète pas les moutons; ils
+sont gelés, transportés et vendus pour compte des éleveurs. Elle
+espère congeler 5 à 6,000 moutons par mois, soit de 60 à 80,000 l'an.
+Une autre Compagnie à Auckland, une à Dunedin, une à Oomaru et une à
+Bluff en font autant, et plusieurs autres sont en formation aussi bien
+ici qu'en Australie. La Nouvelle-Zélande possède 13,000,000 de
+moutons, dont 8,000,000 sont tous les ans passés au chaudron pour
+suif, faute de débouchés. <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Elle pourra donc facilement
+exporter quelques millions de moutons par an, et ils sont aussi bons
+que ceux d'Angleterre. L'Australie possède 70,000,000 de moutons et
+pourra en exporter aussi un grand nombre, menaçant l'éleveur européen.
+Les truites et saumons importés de Californie se sont aussi rapidement
+multipliés. On pourra les congeler et les exporter. Les lapins, les
+lièvres et les faisans pourront être exportés en boîtes.</p>
+
+<p>Dans la République Argentine, j'avais vu ces mêmes Anglais
+entreprenants commencer leurs opérations sur le même pied. On peut
+donc croire qu'à bref délai l'Europe verra, pour la viande, la même
+révolution qui a eu lieu pour les grains.</p>
+
+<p>Nos cultivateurs n'ont pu soutenir la concurrence américaine pour les
+blés, et ont transformé leurs champs en prairies, où paissent les
+moutons et les b&oelig;ufs; mais bientôt le mouton et le b&oelig;uf
+d'Amérique et de l'Océanie feront baisser considérablement le prix de
+la viande, et les tarifs protecteurs, odieux au peuple lorsqu'ils
+touchent aux objets d'alimentation, seront impuissants à conjurer le
+fait.</p>
+
+<p>Que reste-t-il donc à faire au propriétaire et au cultivateur
+français? Il n'a qu'à suivre le courant. La rapidité des voies de
+communication et les découvertes journalières font que le champ
+d'action n'est plus la petite France ou la petite Europe, mais le
+monde entier. Le Français, s'il veut être de son temps, doit semer le
+blé en Amérique et élever le mouton en Australie, où les <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span>
+terres sont encore entre 25 et 100 fr. l'hectare. Plus tard, il les
+paiera plus cher, car les prix tendent inévitablement à s'équilibrer.
+Si un jour il dispose du Tonkin et de Madagascar il devra en faire
+autre chose que d'y tenir quelques marins et soldats. Or, pour cela il
+est indispensable de revenir à la famille stable et de rétablir
+l'autorité paternelle par une plus grande liberté testamentaire, comme
+chez les peuples prospères. Le père de famille ne craindra pas les
+nombreux rejetons, lorsqu'il saura qu'il peut assurer le foyer à l'un
+d'eux qui perpétuera son nom, et que les autres se répandront dans le
+monde entier. Toutefois, en rétablissant le père de famille dans sa
+dignité et dans son droit naturel, il sera indispensable de le
+fortifier dans le sentiment du devoir par la lecture des Livres
+saints; car il aura une plus forte responsabilité.</p>
+
+<p>Avant de quitter Wellington, je rends visite à M. Cheymol,
+un des rares Français en Nouvelle-Zélande. Ce jeune Bordelais voulait
+de bonne heure se rendre aux colonies, mais tous ses efforts pour
+obtenir des renseignements sérieux en France furent vains. Il lisait
+les bulletins de la Propagation de la Foi et il eut la pensée de
+s'adresser au Père Forest en Nouvelle-Zélande. Celui-ci lui répondit:
+Si le travail ne vous fait pas peur, et si la vertu est votre
+compagne, vous ferez fortune. Il vint, importa les vins français et
+fit bientôt fortune; mais un navire qu'il avait fait venir de Bordeaux
+arriva au moment de la faillite de la Banque de Glascow, et
+à la suite de la crise financière sa fortune s'est trouvée compromise.
+Il est en train de la <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> rétablir. Sans ce contretemps, il
+aurait réussi à détourner en faveur de Bordeaux l'importation des vins
+français qui se fait en grande partie par Londres.</p>
+
+<p>À 6 heures, je monte sur le <i>Wanaka</i>, petit vapeur de 500 tonnes qui
+doit me conduire à Littletown. Le pavillon est en berne, le
+directeur de la Compagnie vient de mourir à Dunedin. Cette Compagnie,
+appelée <i>Union steamship Company of New Zealand</i>, possède
+une trentaine de bateaux à vapeur de 100 à 2,000 tonnes. Elle fait le
+service des côtes et le service intercolonial entre la
+Nouvelle-Zélande, la Tasmanie, l'Australie et les îles Fiji.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> CHAPITRE XXIII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Départ de Wellington. &mdash; Les projets de
+ confédération. &mdash; Littletown. &mdash; L'assurance par
+ l'État. &mdash; Christchurch. &mdash; La loi morale. &mdash; Les
+ écoles. &mdash; Les S&oelig;urs du Sacré-C&oelig;ur de Lyon. &mdash; Le Musée. &mdash; Le
+ Canterbury-College. &mdash; L'enseignement laïcisé. &mdash; Le
+ Jardin public. &mdash; La ferme-école à Lincoln. &mdash; Saint André
+ et les Écossais. &mdash; Akaroa et la colonie française. &mdash; Route vers
+ Dunedin et la plaine de
+ Canterbury. &mdash; Timaru. &mdash; Oomarti. &mdash; Palmerstown. &mdash; La
+ baie de Vaïtati. &mdash; Port-Chalmers. &mdash; Dunedin. &mdash; La
+ ville. &mdash; Le Musée. &mdash; Les écoles catholiques. &mdash; Départ pour Lawrence.</p>
+
+<p>Je parcours encore une fois la vaste baie ou Port Nicholson, et
+bientôt nous sommes en pleine mer. Elle est calme, ce qui est fort
+rare sur ces côtes; et j'en profite pour lire les nombreux journaux de
+la colonie. Ils s'occupent tous de la conférence qui se réunit en ce
+moment à Sydney. Elle est composée des représentants des cinq colonies
+d'Australie: Victoria, Nouvelle-Galle du Sud, Australie du Sud,
+Australie de l'Est et Queensland, de ceux de Tasmanie et de la
+Nouvelle-Zélande et des îles Fiji. Le but de la Conférence est de
+s'entendre sur les moyens de réaliser une confédération entre les
+colonies, et de procéder à l'annexion de la Nouvelle-Guinée, des
+Nouvelles-Hébrides, des îles Loyalty, de l'archipel des Amis, et en
+général de toutes les îles océaniennes encore <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> inoccupées.
+Ils veulent ainsi empêcher que la France ne prenne possession des
+Nouvelles-Hébrides pour y emmener ses récidivistes. Or, ceci est
+plutôt un prétexte, et le véritable but des colons est d'assurer à
+leurs enfants et petits-enfants ces vastes possessions, où ils
+pourront se répandre et se multiplier à loisir. Ils disent que pour
+peu la Nouvelle-Zélande a failli être française et qu'il faut aviser à
+temps pour que ce qui est arrivé à la Nouvelle-Calédonie ne se
+reproduise pas pour d'autres îles océaniennes. Je ne vois rien dans
+leurs raisonnements qui indique l'orgueil ou la vantardise; ils
+considèrent même la grande responsabilité que les annexions projetées
+feront peser sur eux; mais ils ajoutent: Quoi de plus grand et de plus
+noble que de prendre possession de ces immenses terres où ne végètent
+que quelque sauvages, pour y établir un peuple nombreux et chrétien
+qui servira le Créateur?&mdash;La gloire de Dieu, le bien des peuples;
+nobles pensées qui devraient toujours être le mobile des nations et de
+ceux qui les gouvernent! Pourquoi n'en ferions-nous pas autant?</p>
+
+<p>Le 29 décembre au matin, nous apercevons à notre droite une rangée de
+montagnes aux cimes neigeuses: ce sont les Alpes de l'île du Sud.
+Partout où la nature a formé un port, les Anglais placent une ville.</p>
+
+<p>Littletown, port de Christchurch, se développe gracieusement sur les
+collines qui entourent la baie. Ses rues sont larges de 20 mètres. Sa
+population n'est encore que de 2 à 3,000 âmes, mais elle augmente
+rapidement. <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> On voit au loin les cabanes des éleveurs;
+partout la fougère a été remplacée par les ray-grass.</p>
+
+<p>À la gare, je vois affichés les plans et conditions de nombreux lots
+de terrains que le gouvernement met aux enchères. Pour les terres de
+pâture, la mise à prix est environ de 1 livre (25 fr.) l'acre. Pour
+les lots urbains, le prix varie de 2 à 40 l. stg. l'acre. Je lis aussi
+à la gare les tableaux indiquant les conditions de l'assurance sur la
+vie. Le gouvernement assure à meilleur marché que toutes les autres
+compagnies. Ainsi pour assurer 500 l. stg. à la mort, les compagnies
+australiennes font payer une annuité de 10 à 13 schellings à
+l'individu âgé de 25 ans, et 22 l. stg. 09 sch. à celui qui en a 50.
+Le gouvernement néo-zélandais les assure moyennant une prime de 8 l.
+stg. 18 sch. et 20 l. stg.</p>
+
+<p>Pour assurer 1,000 l. stg., soit 25,000 fr. à la mort, les compagnies
+australiennes font payer une annuité de 21 l. stg. 6 sch. à 25 ans et
+de 44 l. stg. 16 sch. à 50 ans, et le gouvernement, 17 l. stg. 17 sch.
+et 40 l. stg. 15 sch.</p>
+
+<p>Ainsi, un individu qui, âgé de 25 ans, paie au gouvernement 5 deniers,
+soit 50 cent, par jour, et 1 sch. 1 pen. <sup>1</sup>/<sub>4</sub>, soit 1 fr. 32 cent, par
+jour s'il a 50 ans, et ainsi en proportion entre ces deux âges; à sa
+mort, ses héritiers reçoivent 500 l. stg., soit 12,500 fr.</p>
+
+<p>Le gouvernement garantit le paiement sur ses revenus, partage le
+bénéfice entier entre les assurés et leur prête à 7% jusqu'à
+concurrence de 90 % de la valeur de leur <i>police</i>. Les colons ont
+bientôt compris les avantages de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> cette combinaison, et les
+sommes assurées s'élèvent déjà à plus de 6,000,000 de l. stg., soit
+150,000,000 de francs. Le revenu annuel est de 140,000 l. stg. et le
+fond de réserve, de 410,000 l. stg. Le <i>boni</i> distribué aux assurés
+pour les premiers cinq ans dépasse 12,000 l. stg., soit 300,000 fr. À
+toutes les gares, à tous les bureaux de poste, le colon peut
+s'assurer, et par une économie journalière, laisser à sa veuve et à
+ses enfants de quoi commencer l'industrie ou la ferme qui leur
+permettra de vivre dans la paix et l'abondance.</p>
+
+<p>À midi <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, je pars pour Christchurch. On retrouve avec bonheur les
+chemins de fer lorsqu'on a voyagé de longues journées entassé dans les
+diligences, et qu'on quitte les petits bateaux des côtes orageuses.</p>
+
+<p>Le train traverse un tunnel et entre dans les magnifiques plaines de
+Canterbury. Ce sont des terres d'alluvion que les colons ont drainées;
+elles rapportent de 20 à 80 pour 1 dans le blé, et donnent de 16 à 20
+tonnes de pommes de terre par acre. Aussi ces terres de choix, qui
+n'ont coûté que quelques schellings, il y a peu d'années, sont vendues
+actuellement jusqu'à 50 l. stg. l'acre.</p>
+
+<p>La terre est divisée en <i>paddock</i>, où paissent les vaches et les
+moutons. Ceux-ci semblent perdus dans l'herbe haute; aussi
+s'engraissent-ils rapidement. Lorsqu'un <i>paddock</i> est dévoré, on passe
+les animaux dans le <i>paddock</i> voisin, et l'herbe repousse bien vite au
+premier. Je puis comparer ces plaines fertiles à nos plaines arrosées
+par le Var.</p>
+
+<a id="img061" name="img061"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img061.jpg" width="500" height="309" alt="" title="">
+<p>Warika station.&mdash;Canterbury.&mdash;Lieu où l'on
+réunit les moutons pour les laver et les tondre.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> Vingt-cinq minutes après mon départ, je suis à
+Christchurch. C'est la capitale de la province de
+Canterbury, partie nord de l'île Sud. Elle se développe
+dans la plaine en larges rues de 20 mètres. J'y vois les
+<i>cabs</i> à deux roues de Londres, les tramways à chevaux, les
+tramways à vapeur, de magnifiques constructions en pierre ou en ciment
+et beaucoup d'églises. Cette ville a été fondée par des colons, qui se
+proposaient d'y conserver dans sa pureté l'Église anglicane, mais bien
+d'autres communions sont venues ensuite, et chacune a son église.
+Quelle que soit la forme de son culte et le détail de ses croyances,
+l'Anglais met toujours Dieu avant tout. Ici comme dans les autres
+villes, je trouve la <i>Freethought-hall</i>, salle des
+libres-penseurs; les loges maçonniques à côté des salles de la
+<i>Salvation Army</i> (armée du salut), mais aucune association
+ne prend le caractère athée et personne ne trouve mauvais qu'on
+punisse ceux qui violent la loi de Dieu. Tous les jours les Cours
+condamnent à l'amende et à la prison les ivrognes, les blasphémateurs,
+ceux qui tiennent en public des mauvais propos, ou qui violent le
+repos du dimanche. Une femme traduite à la barre pour avoir prononcé
+des jurons chez elle dans une dispute avec son mari, protestait que
+son domicile était inviolable et que personne n'avait le droit de
+s'ingérer dans ce qu'elle y faisait ou disait. Elle fut néanmoins
+condamnée à 20 sch. d'amende, ou à défaut à 7 jours de prison, parce
+que ses jurons avaient été entendus de la rue. Tous les journaux
+enregistrent journellement ces faits sans qu'aucun d'eux <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span>
+pense à taxer les juges d'intolérance; ils trouvent tout naturel que
+la justice punisse comme ennemis publics tous ceux qui cherchent à
+introduire la démoralisation dans la communauté.</p>
+
+<p>M. Smith, directeur du matériel du chemin de fer, me confie
+à un de ses amis, M. Gresson, pour me faire visiter une station
+d'éleveurs. M. Maxwell, directeur général des chemins de
+fer, a la bonté de mettre à ma disposition un billet gratuit de 1<sup>re</sup>
+classe pour tous les chemins de fer, durant le temps de mon séjour en
+Nouvelle-Zélande. On ne saurait mieux accueillir l'étranger qui vient
+étudier le pays. Merci à ces messieurs.</p>
+
+<p>Le Père Ginety, mariste irlandais, me fait visiter ses écoles. Il a
+confié celle des garçons à 3 institutrices et à 2 instituteurs
+laïques. Il s'en trouve bien. Il est d'avis que la femme réussit mieux
+que l'homme auprès des garçons au-dessous de 12 ans. J'avais constaté
+le même fait en Pologne et au Brésil, où les S&oelig;urs de Charité ont
+aussi des écoles et des orphelinats de garçons. Trois cents élèves
+sont inscrits. Plusieurs ont de nombreux milles à faire pour arriver
+de la campagne; ils ont 2 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de classe le matin et autant le
+soir. Au premier cours, on enseigne le dessein et le français.</p>
+
+<p>Au couvent du Sacré-C&oelig;ur (congrégation de Lyon) la supérieure me
+fait visiter le vaste établissement. Il vient à peine d'être achevé et
+a coûté 250,000 francs. Les S&oelig;urs ont une cinquantaine d'externes
+payantes, autant de pensionnaires et 200 gratuites. On leur confie
+beaucoup <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> d'élèves protestantes et juives. Elles jouissent de
+l'estime publique de toutes les communions, et la supérieure à son
+tour fait le plus grand éloge de la droiture des protestants de ce
+pays. L'internat est l'exception; les parents ne se séparent des
+enfants que lorsqu'ils habitent, au loin, la campagne. Lorsqu'ils ne
+sont qu'à quelques milles, ils préfèrent les envoyer à l'école le
+matin pour revenir le soir. Les élèves apprennent la langue anglaise,
+le français, le latin, l'histoire, la géographie, la musique, le
+dessin, la broderie et la couture. Les S&oelig;urs sont obligées de faire
+apprendre le latin, dans leur noviciat de Lyon, aux sujets destinés à
+la Nouvelle-Zélande, car l'instruction est considérée ici comme
+incomplète sans les premiers éléments de cette langue morte. Du haut
+de l'établissement, on jouit d'une vue superbe sur les Alpes,
+constamment blanches de neige. L'eau dessert toutes les parties de la
+maison. Elle provient d'un puits artésien et monte sous les toits par
+le simple jeu d'une pression atmosphérique, causée par l'eau même
+pressée sous une petite cloche en fer. Les élèves ici, comme dans tous
+les pays anglais, ont l'habitude du bain ou douche journalière.</p>
+
+<p>Je vois quelques beaux tableaux exécutés par les élèves. Le vaste
+jardin de l'établissement est divisé en trois parties, une grande
+prairie centrale pour les vaches; aux bords un verger et un potager;
+puis une allée tout autour, plantée d'arbres d'agrément.</p>
+
+<p>Le musée est le plus complet de la Nouvelle-Zélande. <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Dans de
+vastes et nombreuses salles sont rangés les divers sujets du règne
+animal, du règne végétal et du règne minéral, et les principaux
+produits de tous les pays. Parmi les bois indigènes, on voit d'énormes
+planches de pins rouges, de pins blancs, de pins noirs, le totora, le
+black birch (fagus fusca) d'un beau rouge qui sert à faire
+des meubles et aux Maoris pour creuser leurs canots. On remarque les
+collections des cotons, des laines, des soies; des modèles de bassins
+de radoub, des machines employées dans les mines, et tout ce qui, en
+ce genre, peut faciliter l'instruction du public. La collection des
+objets indiens des îles Fiji, des îles Samoa et des Maori est aussi
+bien remarquable. Dans une salle on a réuni la copie des meilleures
+statues grecques et romaines, mais la pièce la plus curieuse est un
+<i>moa</i> monstre, deux fois plus grand qu'un homme. On sait que cet
+immense oiseau était naturel de ces îles, et que les indigènes l'ont
+détruit pour s'en nourrir.</p>
+
+<p>Le directeur du Canterbury-College me fait parcourir l'établissement:
+5 grandes classes ont leurs bancs en amphithéâtre et une salle, vaste
+comme une église, sert à la collation des grades. Les élèves aussi
+bien que les professeurs sont en costume: toge noire et toque, et
+aussi bien les élèves masculins que féminins, car bien des jeunes
+filles prennent ici leurs grades (importation américaine!)</p>
+
+<a id="img062" name="img062"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img062.jpg" width="400" height="592" alt="" title="">
+<p>Squelette de Moa et de Maori.</p>
+</div>
+
+<p>Les frais des écoles sont considérables; un simple maître élémentaire
+reçoit de 3 à 5,000 francs par an; <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> mais les ressources sont
+prises sur les terres réservées pour cet objet. Dans tout
+établissement nouveau, le gouvernement retient une partie de terres
+qu'il loue et en affecte les revenus aux écoles. Ces terres
+s'améliorent et donnent avec le temps un plus fort revenu à mesure que
+la population augmente. On a débattu longuement et fortement dans ces
+colonies la question de savoir s'il fallait ou non enseigner la
+religion dans les écoles: tout le monde était d'accord sur
+l'indispensable nécessité de la religion; mais quelle croyance
+enseigner au milieu de l'infinie variété de doctrines dans les
+communions protestantes? On s'est donc abstenu, laissant le soin de
+cet enseignement à la famille et aux divers clergés. Bien des
+protestants déplorent cette décision, et pour en conjurer les effets
+ils multiplient les <i>sunday's schools</i> (écoles
+dominicales). Les catholiques se sont empressés d'établir, pour leurs
+enfants et à leurs frais, des écoles où la religion est enseignée,
+mais ils se plaignent de ce que, obligés de contribuer à
+l'enseignement public et de payer leurs propres écoles, ils paient
+deux fois. Le même fait se reproduit dans l'Amérique du Nord.</p>
+
+<p>Le soleil est radieux, j'en profite pour parcourir le vaste et beau
+jardin public. Les pervenches, les roses, les mimosas sont en fleurs
+et parfument l'atmosphère. Une rivière entoure le jardin, et les
+membres du <i>Rowing-club</i> s'y exercent à ramer. Sous les
+bouquets de pins et d'eucalyptus, les oiseaux gazouillent leurs
+amours; il est beau le printemps! parmi les fleurs et les fruits les
+<span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> plus beaux sont les troupes de bébés qui courent et se
+roulent sur la verte pelouse. Plus loin, les grands garçons font la
+traditionnelle partie de criket.</p>
+
+<p>Les boutiques ouvrent à 9 heures et ferment à 6; il reste donc assez
+de temps pour les jouissances de la famille.</p>
+
+<p>Le directeur du Canterbury-College m'avait remis une lettre
+pour le directeur de la ferme-école ou école d'agriculture. Elle est
+située à 12 milles, à Lincoln. Le chemin de fer m'y mène en
+1 heure. Un vaste et superbe édifice gothique reçoit 5 professeurs et
+leurs familles et loge une quarantaine d'élèves. Ceux-ci paient 1,000
+fr. de pension par an, et travaillent eux-mêmes la ferme; 241 acres
+sont occupées par les blés, avoines, orges, maïs et autres sortes de
+grains, et 400 acres reçoivent les nombreuses variétés d'herbes et de
+racines. On élève de 12 à 1,500 brebis et moutons de toute race; une
+centaine de vaches et gros, bétail dans leurs variétés, une centaine
+de porcs et 14 chevaux de labour.</p>
+
+<p>Les élèves apprennent les mathématiques, la chimie, la physique, la
+biologie, la géologie, et l'art vétérinaire. Ils traient les vaches,
+préparent le beurre et le fromage, labourent, sèment, récoltent. Les
+plus travailleurs reçoivent une indemnité; le cours est de 3 ans. On
+donne peu à la théorie, beaucoup à la pratique. Voici comment sont
+réparties les heures de travail durant la semaine: agriculture, leçons
+2 heures; travail manuel dans la ferme et au laitage, 17 heures;
+chimie, leçons 2 heures, laboratoire <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> 3 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; sciences
+naturelles, leçons 2 heures, laboratoire 1 heure <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; mathématiques,
+leçons 4 heures; science vétérinaire, 1 heure; horticulture, 2 heures
+<sup>1</sup>/<sub>2</sub>; maréchalerie et serrurerie, 1 heure; charpenterie et menuiserie,
+1 heure <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; examens, 2 heures; total 40 heures de travail par semaine
+outre les heures d'étude. Durant la 2<sup>e</sup> et 3<sup>e</sup> année, les élèves ont 2
+heures par semaine pour les levés des plans, et 1 heure pour la tenue
+des livres. Ils ont chacun leur chambre à coucher, et une autre
+chambre à deux pour l'étude; le bain est quotidien. Les élèves ferrent
+les chevaux et réparent les charrues; ils composent et essaient les
+fumiers, tondent les moutons. Passant ainsi de la théorie à la
+pratique, ils ne peuvent devenir que d'excellents fermiers, tels qu'il
+les faut dans ces pays. Ici, en effet, la main-d'&oelig;uvre est chère et
+il faut que le maître ne craigne pas d'employer ses bras.</p>
+
+<p>La moitié des terres est encore inoccupée; celui qui arrive avec un
+capital de 50 à 100,000 fr. peut bientôt le décupler, mais à la
+condition de travailler non seulement de sa tête, mais aussi de ses
+mains.</p>
+
+<p>Avec le directeur je parcours la maison, les musées, les laboratoires;
+je vois la collection des machines à chevaux et à vapeur, et les
+celliers où l'on prépare le beurre et le fromage au moyen de machines
+américaines. Le lait est tenu sous l'eau dans des vases en fer-blanc
+pour en extraire la crème. Le colon dans ces pays jeunes n'a pas de
+préférence, pas de routine; il prend les derniers perfectionnements
+<span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> où il les trouve, aussi bien en Amérique qu'en France, en
+Allemagne et ailleurs. Les journaux et revues le tiennent au courant
+des découvertes, et il se hâte toujours, d'en profiter. Les potagers,
+les vergers, quoique récents, sont magnifiques; la ferme ne date que
+de 5 ans, et a déjà atteint un degré élevé de perfectionnement.</p>
+
+<p>Quand je rentre, le soleil éclaire de ses derniers rayons les blanches
+cimes des Alpes. À l'hôtel, on me fait dîner dans une chambre à part;
+la salle à manger est occupée par 65 convives, membres de la société
+écossaise, qui fêtent saint André leur patron. Un grand
+<i>highlander</i> en costume national joue de l'<i>outre</i> et
+appelle les convives; les mets sont nationaux et rappellent la mère
+patrie; la société ne date que de 2 ans et compte déjà 200 membres. À
+la fin du repas on porte un toast à la reine, un à la mère patrie, un
+aux dames et amis absents, etc.; la gaieté est générale et de bon ton.
+Un orateur conclut son speech en disant: Si Dieu nous a bénis et si
+nous avons prospéré, c'est que nous avons appris à garder le 7<sup>e</sup> jour,
+à respecter les Livres saints, et aussi (c'est avec regret que je le
+nomme) parce que nous savions par c&oelig;ur notre petit catéchisme. Une
+triple salve d'applaudissements prouve que c'était bien là la pensée
+de tous les convives.</p>
+
+<p>Les chansons nationales se prolongent jusqu'à 11 heures, puis chacun
+rentre chez soi.</p>
+
+<a id="img063" name="img063"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img063.jpg" width="500" height="342" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Akaroa, ancienne colonie française.</p>
+</div>
+
+<p>J'aurais voulu me rendre à Akaroa, visiter l'ancienne <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span>
+colonie française; elle n'est qu'à une journée de Christchurch; mais
+les bateaux n'y vont que 3 fois par semaine; je dus donc y renoncer.
+C'est en 1840 que le capitaine Langlois abordait ici avec un vieux
+baleinier, le <i>Comte-de-Paris</i>, nolisé par la compagnie
+Nanto-Bordelaise. Il venait pour prendre possession de l'île au nom de
+la France; mais les Anglais l'avaient précédé de trois jours. Il
+débarqua quand même une trentaine de Français, dont quelques-uns ont
+prospéré; mais ils sont restés 40 ans en face de ces superbes plaines
+de Canterbury sans les cultiver; et que pouvaient-ils faire laissés à
+eux-mêmes. Avec nos idées étroites et notre défectueuse organisation
+de la famille, il est probable, qu'entre nos mains, la
+Nouvelle-Zélande n'aurait pas encore le demi-million d'habitants
+qu'elle a aujourd'hui. Dans 50 ans, nous n'avons pu réussir à jeter
+300,000 Français sur l'Algérie qui est à nos portes, et dans le même
+espace de temps les Anglais en ont mis 3,000,000 en Australie, sans
+compter les autres colonies, et 10,000,000 dont s'est accrue la mère
+patrie!</p>
+
+<p>Le matin, à l'hôtel, je vois entre les mains du garçon un <i>menu</i> de la
+veille avec des poésies écossaises à chaque mets; je le prie de me le
+remettre, et il s'y refuse. C'est le seul que j'aie pu saisir, me
+dit-il, je le garde; il ne serait pas facile d'en avoir un autre:
+l'Écossais n'est pas libéral, il ne donne que ce que l'on peut prendre
+sans lui. J'ignore s'il dit vrai, mais je hâte mon déjeuner, et à 8
+heures je suis à la gare, en route pour Dunedin. Pas <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span>
+d'enregistrement de bagages, on les confie <i>bona fide</i> et on les
+reprend de même, sans attendre l'ouverture des salles. Pas de
+cantonnier au passage à niveau; une simple grande affiche, <i>Stop!
+Crossing railway, look after the engine</i> (arrête; traverse
+de chemin de fer, regarde après la machine) et après cela que chacun
+se garde, il en coûte cher de garder tout le monde!</p>
+
+<p>La voie est étroite (3 pieds), les wagons sont longs, à 6 roues, et
+plusieurs ont les bancs sur les côtés.</p>
+
+<p>J'ai encore pour compagnons de voyage la famille tasmanienne. Le bon
+oncle ne cesse de dire à ses nièces et à son neveu: <i>Look at beautiful
+scenery!</i> Regarde la belle nature! et il jouit de leur
+plaisir. La voie suit la longue plaine de Canterbury et traverse de
+temps en temps, sur de longs ponts de bois, des rivières qui
+ressemblent à notre Var. Elles seront endiguées plus tard. Le blé, qui
+est déjà récolté en Australie, est ici encore en herbe; les prairies
+sont magnifiques: nous voyons aussi quelques champs de fèves en fleur,
+des betteraves à sucre et des pommes de terre. De loin en loin quelque
+village aux petites cabanes de bois; le plus souvent une simple cabane
+aux stations marque la place de la future ville. Nous avons toujours à
+notre droite la chaîne des Alpes aux blanches cimes, mais le mont Cook
+qui dépasse 3,000 mètres d'altitude reste caché dans les nuages. À
+Timaru, nous revoyons la mer, et par ses galets et ses alentours, la
+plage me paraît fort semblable à celle de Nice.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Plus loin, à Oomaru, j'aperçois de vastes entrepôts de grains
+et de laine, et une grande filature. Les colons sont déjà bien avant
+dans l'industrie; j'ai vu partout des tanneries, des brasseries, des
+verreries, briqueteries et fabriques de faïence, etc.</p>
+
+<p>À Oomaru nous entrons dans une région montagneuse. La voie passe à
+travers mille riantes collines par des tunnels, des talus et des
+ponts. De temps en temps elle débouche sur la mer et la suit sur des
+rochers qui la surplombent. Nous voyons de belles carrières de pierre
+tendre. Partout les chevaux, les b&oelig;ufs et les moutons regardent le
+train avec étonnement. Nous traversons Palmerstown,
+gracieuse ville en amphithéâtre, et arrivons à la jolie petite baie de
+Vaïtati. Là une langue de terre s'avance en mer en gracieuses
+découpures comme à Saint-Hospice, près de Villefranche-sur-Mer. La
+région ici est boisée et augmente le pittoresque. À 7 heures nous
+sommes à Port-Chalmers, port de Dunedin. Il est à l'entrée
+d'une baie longue et étroite qui se prolonge jusqu'à Dunedin, durant
+plusieurs milles; on y creuse un canal en ce moment, pour permettre
+aux grands navires d'arriver jusqu'au bout. Actuellement ils sont
+obligés de s'arrêter à Port-Chalmers: le Glascow
+de la Nouvelle-Zélande. On y construit, en effet, de beaux navires en
+bois et en acier. À 7 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> nous entrons en gare à Dunedin. Cette
+capitale de la province d'Otago a été fondée en 1848 par les
+presbytériens, qui y ont élevé une magnifique cathédrale. Elle compte
+aujourd'hui, avec les <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> faubourgs, plus de 42,000 âmes. Elle a
+conservé plus qu'ailleurs son caractère religieux. C'est dimanche; pas
+un magasin ou un <i>Bar</i> ouvert, pas un train de chemin de fer; j'ai de
+la peine à l'hôtel à faire cirer mes souliers. J'ai entendu bien
+souvent mes compatriotes trouver cela insupportable; ils ne regardent
+pas au grand acte de foi qui en est le mobile, et qui appelle sur ces
+peuples la bénédiction du souverain législateur!</p>
+
+<p>Au reste, si l'on ne se livre pas à nos joies bruyantes, on ne
+dédaigne pas les délassements. Je trouve les familles se promenant au
+jardin public avec leurs nombreux enfants, et le musée est ouvert
+entre les offices, de 2 à 5 heures.</p>
+
+<p>Les catholiques ne sont venus ici que depuis 12 ans; ils sont déjà
+5,000 dans la ville et 18,000 dans le diocèse. L'évêque, Mgr Moran, a
+dix-huit prêtres pour les besoins du culte, et construit en ce moment
+une magnifique cathédrale gothique, qui sera le plus beau monument de
+Dunedin.</p>
+
+<p>L'église actuelle est une construction provisoire. À 11 heures, elle
+est remplie de peuple pour la grand'messe. Deux Pères maristes y
+prêchent une mission. Un bon vieillard parle plus d'une heure pour
+prouver que la mission est la plus grande grâce que Dieu puisse
+accorder aux fidèles sur la terre; mais, à moins d'être sous le charme
+d'un Mermillod ou d'un Père Félix, la force d'attention est limitée
+chez l'homme, et, après un certain temps, la fatigue détruit la bonne
+impression des premiers <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> moments. Comme résultat pratique, je
+vois que les chanteurs et les chanteuses sourient et jasent
+probablement d'autre chose que de la retraite. Saint François de
+Sales, qui se faisait tout à tous, ne dépassait jamais les 20 minutes
+dans ses sermons.</p>
+
+<p>La ville de Dunedin est construite partie en plaine (quartier des
+affaires) et partie en colline. Ces collines ont des pentes de 30° à
+45° d'inclinaison, et immédiatement le colon a adopté les tramways de
+San-Francisco, qui les gravit par un câble sans fin circulant sous la
+voie. Le char l'atteint au moyen d'une pince qui est dans une rainure,
+le prend et le quitte à volonté pour marcher ou s'arrêter. Les rues
+sont larges de 20 mètres. Les rues transversales, plus ou moins en
+plaine, ont des tramways à chevaux et des tramways à vapeur.</p>
+
+<p>On a réservé de vastes emplacements sur les collines pour la
+récréation du public. D'importants faubourgs s'y élèvent de tous côtés
+et donnent ainsi à la ville une grande étendue au milieu des bois et
+des jardins.</p>
+
+<p>Ce système, généralement adopté ici, donne des villes beaucoup plus
+saines que dans le système des grandes agglomérations sur un espace
+restreint. La mortalité n'est que de 12 pour mille, pendant qu'elle
+est de 24 à Paris et de 21 à Londres. L'inconvénient des distances est
+atténué par le bon réseau de tramways de toute sorte. L'Anglais ne
+peut se passer du jardin, où sa nombreuse progéniture a besoin de
+prendre ses ébats, et, en tout cas, il veut son <i>home</i>, sa
+maison indépendante, son chez-lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> Dans la ville basse s'élèvent de superbes maisons de pierre
+en style renaissance comme à Glascow. Ce sont les banques,
+les hôtels, les grandes maisons de commerce. Les collines sont
+réservées aux <i>cottages</i>, mais on y voit aussi quelques
+beaux châteaux en style gothique, rappelant les châteaux d'Écosse.
+Dunedin peut servir de modèle pour la construction des villes en
+colline.</p>
+
+<p>Le musée se compose d'une seule vaste salle avec deux rangs de
+galeries. Les objets étrangers et indigènes y sont bien classés. Parmi
+les phoques du pays je distingue le <i>seal éléphant</i> (phoque
+éléphant), d'une grosseur extraordinaire. Son cuir est très solide et
+d'un grand prix. Tous les quartz, sables, graviers, ciments et pierres
+aurifères du pays ont été groupés en une belle collection avec les
+noms des localités et la quantité d'or qu'elles contiennent. Une
+collection d'insectes en verre montre en grand la forme et la
+construction des insectes microscopiques ou microbes des dernières
+découvertes. Les matières premières, les objets manufacturés sont
+aussi classés de manière à instruire facilement le public.</p>
+
+<p>Je remarque deux énormes squelettes fossiles de <i>moa</i> et une belle
+collection d'armes et objets naturels de la Nouvelle-Guinée. Au-delà
+du musée, le jardin botanique s'étend sur la plaine et la colline
+boisée.</p>
+
+<p>Mgr Moran a la bonté de me faire visiter ses écoles. Il y a ici 6
+Frères irlandais s'occupant de 250 garçons. Il en a encore 14 autres
+dans les diverses stations du diocèse. À côté des Frères, les S&oelig;urs
+dominicaines <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> irlandaises ont un pensionnat avec une
+trentaine d'élèves et 200 à 300 externes. Quelques S&oelig;urs, parlent
+le français et l'enseignent dans la <i>high school</i> (haute
+classe). Elles enseignent aussi la musique, le dessin et l'italien.
+Une grande élève a même la bonté, de chanter avec goût et expression
+une chanson française en l'honneur de l'étranger.</p>
+
+<p>Le consul français, ici comme à Auckland et à Wellington, est anglais:
+je voulais me renseigner auprès de lui sur les Français habitant la
+contrée, mais il est absent. Je m'adresse donc à un Français qui tient
+un hôtel; il me dit que les rares nationaux dans le pays sont des
+échappés de la Nouvelle-Calédonie ou des marins déserteurs, et qu'il
+ne veut pas les connaître. Quant à lui, il est un des chefs de la
+Maçonnerie, mais il laisse sa femme aller à l'église et son fils chez
+les Frères. Il n'entretient aucune relation avec les Loges françaises,
+parce qu'elles sont athées.</p>
+
+<p>Je rends visite à M. Perrin, directeur du <i>New-Zealand
+Tablet</i>. Il est Irlandais, mais descendant de Français. Ses
+ancêtres, huguenots, se réfugièrent en Irlande après la révocation de
+l'édit de Nantes. Il a un frère ministre protestant et un oncle juge
+en Irlande. Lui-même est un converti; il était ministre protestant.
+Enfin, je prends le tramway et grimpe sur les collines, d'où l'on a
+une vue magnifique sur la baie, sur la ville et sur la mer. La région
+ressemble fort à l'Écosse, mais le climat est moins rude; toutefois,
+on a assez souvent la neige et la glace <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> durant l'hiver et
+assez de pluie dans les autres saisons. Le climat devient plus froid à
+mesure qu'on avance vers le sud.</p>
+
+<p>Un ami de Londres m'avait remis une lettre pour un jeune ménage qui
+est venu élever des moutons en Otago. J'aurais voulu les voir à
+l'&oelig;uvre, mais il est à 150 milles d'ici et il faut y aller en
+voiture et à cheval. J'en aurais profité pour voir les beaux lacs de
+Wakatipu, Hawea, Wanaka, qui occupent ces régions; mais cela m'aurait
+pris une quinzaine de jours, et il me reste encore bien du chemin à
+faire. J'y renonce donc et pars pour Lawrence visiter un
+<i>goldenfield</i> (terrain aurifère).<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> CHAPITRE XXIV</h3>
+
+<p class="resume">
+ Route vers le Sud. &mdash; Facilités aux émigrants. &mdash; De Milton à
+ Lawrence. &mdash; La cabane du pionnier. &mdash; Les diggers chinois à
+ Waïtahuna. &mdash; Le quartier chinois à Lawrence. &mdash; La cabane d'un
+ avare. &mdash; L'école. &mdash; Une station de moutons dans la région des
+ lacs. &mdash; Le lapin fléau public. &mdash; Les goldfields du Gabriel
+ Gully. &mdash; M. Perry et sa nouvelle méthode. &mdash; Un dépôt de cemen
+ aurifère. &mdash; Route à Invercargill. &mdash; Bismarck et ses
+ informations. &mdash; La ferme d'Edendale et la <i>New-Zealand loan
+ C<sup>y</sup></i>. &mdash; Un clerc méfiant. &mdash; Cherté de la main-d'&oelig;uvre. &mdash; La ville
+ d'Invercargill. &mdash; Le presbytère. &mdash; La prison. &mdash; Route vers
+ Bluff. &mdash; Le steamer <i>Le Manipoori</i>. &mdash; Réflexions sur la Nouvelle
+ Zélande. &mdash; Le 8 décembre en mer. &mdash; Le service du dimanche. &mdash; Une
+ dernière tempête.</p>
+
+<p>Le 5 décembre, à 5 heures du matin, je rédige mon journal de voyage,
+et à 8 heures je suis à la gare. Le train se dirige vers le sud,
+traverse la ville et passe les faubourgs. Au sortir d'un grand tunnel,
+nous sommes au marché aux bestiaux; de grands troupeaux de b&oelig;ufs et
+de moutons arrivent de toute part. Une usine pour les geler est en
+face du marché. Pauvres moutons! il y a peu de temps on les faisait
+bouillir pour le suif, aujourd'hui on les gèle; j'ignore si, sur les
+deux procédés, ils ont une préférence.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, à Mosgiel je vois une grande filature de laine et
+une filature de drap. Nous suivons une riante vallée que sillonne une
+blonde rivière, le Taïri. On la <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> prendrait pour le Tibre.
+Elle se jette bientôt dans un petit lac. À droite, de petites
+montagnes ont leur cime couverte de neige fraîchement tombée; partout
+le laboureur emploie les dernières machines d'Europe et d'Amérique,
+partout les moutons et les b&oelig;ufs paissent dans des compartiments
+séparés par des haies vives ou par des barrières en bois ou en fil de
+fer.</p>
+
+<p>À 10 heures nous sommes à Milton, où je dois prendre l'embranchement
+de Lawrence. Pendant qu'on prépare le train, je lis le règlement pour
+les immigrants, affiché ici comme dans toutes les gares et bureaux de
+poste. Le prix du passage d'Angleterre à la Nouvelle-Zélande pour un
+homme marié au-dessous de 45 ans, ou pour un homme seul au-dessous de
+35 ans, est de 5 livres (125 fr.). La femme mariée au-dessous de 45
+ans, et la femme seule au-dessous de 35 ans, a le passage gratuit. Il
+en est de même pour la veuve au-dessous de 35 ans et sans petits
+enfants. Les enfants jusqu'à un certain âge ont le passage libre. Pour
+les autres personnes, le prix du passage est de 14 livres 7
+schellings. Les parents et amis peuvent, payer ici le passage pour les
+personnes qu'ils désirent faire venir.</p>
+
+<a id="img064" name="img064"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img064.jpg" width="400" height="507" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;La hutte du pionnier.</p>
+</div>
+
+<p>Je remonte en wagon. Sur cet embranchement les voitures ressemblent à
+des wagons-salons. La voie suit une petite rivière et s'engage dans un
+labyrinthe de collines qu'il contourne et escalade dans tous les sens.
+Par-ci par-là le vert gazon anglais et quelques maisons de fermiers
+entourées de jolis parcs. Plus loin, quelques cabanes <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> en
+mottes de terre, couvertes en chaume; c'est le pionnier qui arrive
+avec un peu d'argent. Lorsqu'il a pu payer à l'État le premier terme
+du loyer, il empile quelques mottes de terre et fait sa maison; il
+couche sur sa malle et perce de plusieurs trous le tonneau de bière et
+la caisse des provisions qu'il suspend en l'air pour servir de
+pigeonnier. Bientôt les poules lui donneront des &oelig;ufs, les oies,
+les canards, et les agneaux de la chair. Après la première récolte, il
+pourra se payer un lit, et après la première vente d'animaux, il se
+construira une maisonnette en planches, qui deviendra plus tard le
+château. Ces rudes travailleurs qui ont gagné la fortune à la sueur de
+leur front sont souvent les meilleurs conseillers dans les communes,
+les législateurs les plus sensés dans le Parlement.</p>
+
+<p>Vers midi nous sommes à Waïtahuna, où les Chinois commencent à
+bouleverser le sol pour y chercher l'or. Ils viennent de louer à un
+particulier une quantité d'acres de terrain à 50 livres l'acre, à
+condition de remettre en son premier état la terre cultivable, après
+avoir lavé le sol intérieur. Le Chinois est le plus patient des
+<i>diggers</i>. Un peu plus loin, j'en vois un grand nombre
+occupés à laver dans le ruisseau, pour la troisième fois, un gravier
+que les Européens ont déjà lavé plusieurs fois. Ils ont quitté ici
+leur costume national; toutefois ils conservent la queue, qu'ils
+enroulent sur la tête et cachent dans leur chapeau: les enfants
+s'amusent à la leur tirer lorsqu'ils la voient pendante. Quelques-uns
+se marient <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> dans le pays; ils font de bons époux, mais ils
+restent païens. Par-ci par-là quelques champs parsemés de <i>sorel</i>,
+herbe rouge qui indique la pauvreté du sol.</p>
+
+<p>Les colons y ont multiplié pendant de longues et successives années
+les récoltes de grains, et ils ne peuvent maintenant les obtenir de
+nouveau qu'en engraissant la terre par le fumier.</p>
+
+<p>À midi <sup>1</sup>/<sub>2</sub> je suis à Lawrence, et je me rends chez le Père O'Leary,
+pour lequel Mgr Moran m'avait remis une lettre. Il est très patriote,
+a habité deux ans la Normandie et parle assez bien le français. Comme
+tout bon Irlandais, il sympathise avec notre nation et m'accueille en
+frère. Pendant que le dîner se prépare, il me conduit visiter le
+quartier chinois. Il est situé à 20 minutes de la ville et occupé par
+200 ou 300 Chinois, entassés dans des cabanes de bois ou dans des
+huttes de terre. Il y a aussi plusieurs communions chez eux; je vois
+deux églises. Dans celle des Confuciens, il n'y a sur l'autel que la
+tablette du sage, et sur les parois sont tapissées ses sentences.
+L'église des Bouddhistes a sur l'autel un gros Bouddha, vases de
+fleurs, chandeliers et encensoirs, comme dans nos églises.</p>
+
+<p>Le Père me fait remarquer sur la route une petite cabane en zinc,
+grande comme une cabine de bateau à vapeur; là vit pauvrement un
+<i>digger</i> anglais, qui a amassé des milliers de livres
+sterling, et qui prête son or aux banques et à la commune. L'<i>auri
+sacra fames</i> est encore de nos jours, et fleurit surtout dans les pays
+de l'or.</p>
+
+<a id="img065" name="img065"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img065.jpg" width="500" height="312" alt="" title="">
+<p>Nouvelle-Zélande.&mdash;Station de moutons dans l'île du
+sud.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> Au retour, nous visitons l'école, vaste salle en bois qui a
+coûté 1,000 l. stg. Le jour elle sert d'école aux garçons et aux
+filles, et le dimanche d'église pour la messe. Les enfants sont
+environ 80, confiés à un jeune ménage qui reçoit pour cela 200 l.
+(5,000 fr.) par an et le logement.</p>
+
+<p>Il y a un millier d'habitants à Lawrence et 5 églises. Chaque
+communion veut avoir la sienne. Les 200 ou 300 catholiques de
+l'endroit ont la messe deux fois par mois: une autre fois, le Père va
+la célébrer dans un village plus loin, et le premier dimanche du mois,
+dans un village à 40 milles.</p>
+
+<p>Le Père a occupé le poste de la région des lacs et me donne des
+renseignements sur la station que j'aurais voulu aller visiter. Elle
+comprend un terrain de 30 milles de long sur 15 milles de large (le
+mille est de 1,600 mètres.)</p>
+
+<p>Elle a été louée au gouvernement pour 10 ans, et pour peu de chose,
+par une société de trois personnes: une d'elles n'a jamais quitté
+l'Angleterre, mais elle a envoyé son fils, qui a appris ici le métier
+et est maintenant le gérant de la société. À l'échéance on a renouvelé
+le bail pour 10 ans, mais les enchères ont fait quadrupler le prix,
+qui dépasse aujourd'hui 1,000 l. l'an. Il y a plus de 30,000 moutons
+dans la station, sans compter les b&oelig;ufs et les chevaux. À la fin du
+bail, le nouveau locataire, s'il y a changement, doit indemniser le
+premier locataire pour les maisons, les haies et autres améliorations.</p>
+
+<p>Les lapins ont causé beaucoup de pertes à la station en <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span>
+dévorant l'herbe des brebis. Les deux paires importées ici
+d'Angleterre, il y a 12 ans, par un amateur de chasse, se sont
+tellement multipliées, qu'en 1881 on a exporté de la Nouvelle-Zélande
+environ 9,000,000 de peaux de lapins; ils sont si nombreux dans
+certains districts qu'on peut presque marcher sur eux. On les détruit
+l'hiver avec de l'avoine imbibée d'eau empoisonnée. Combien de nos
+chasseurs seraient contents ici! Il en est de même pour les lièvres
+dans certains districts, et les faisans abondent également.</p>
+
+<p>Après le dîner, le bon Père fait atteler son cheval et nous nous
+dirigeons vers les <i>goldfields</i>, à une lieue de distance,
+sur les bords du Gabriel-Gully. Cette petite rivière est le premier
+endroit en Nouvelle-Zélande où l'or ait été trouvé accidentellement,
+par un nommé Gabriel, pendant qu'il gardait les moutons. Le sol est
+partout bouleversé, il a été tourné, lavé et relavé plusieurs fois.</p>
+
+<p>Nous arrivons à un endroit où une compagnie lave pour la sixième fois
+les sables lavés par d'autres, et en obtient de grands bénéfices par
+la méthode hydraulique. Le directeur, M. Perry, arrive en même temps
+et m'explique tout le mécanisme. Ce monsieur est d'Oxford;
+l'Université ne lui a pas donné le diplôme, mais la nature l'a fait
+ingénieur; il vient de trouver un système appliqué ici pour la
+première fois et qui a une grande importance. Une chute d'eau, qui
+descend de 400 pieds, est amenée de la montagne par de grands tubes de
+0<sup>m</sup>30 de diamètre; le dernier tube est resserré, en forme de lance,
+et <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> jette l'eau avec une telle force qu'il démolit en
+quelques minutes autant de terrain que plusieurs hommes pourraient en
+remuer en un jour. L'eau emporte la terre et entraîne le gravier;
+celui-ci vient frapper contre la bouche d'un tube excessivement épais,
+et une autre colonne d'eau le prend en travers avec une telle force
+qu'il le rejette dans une conduite vis-à-vis, faisant fonction de
+siphon. Le sable et le gravier remontent ainsi de l'autre côté du
+vallon à 40 pieds de hauteur, et parcourent un canal en planches large
+d'un mètre, long de 20 mètres. Le fond de ce canal est recouvert d'un
+drap parsemé d'obstacles en fer; contre ces obstacles, le sable
+aurifère s'arrête. Chaque deux jours on le recueille et on le lave
+dans des petits bassins pour avoir l'or pur. Cette méthode est si
+économique, qu'un vingtième d'once par tonne rend le travail
+rémunérateur, pendant qu'il faut au moins <sup>1</sup>/<sub>2</sub> once par tonne dans
+l'ancien système. Il est vrai que l'eau emporte une partie de l'or et
+que les pierres rejetées ne donnent pas l'or qu'elles peuvent
+renfermer.</p>
+
+<p>À quelques pas de là 3 compagnies creusent une espèce de ciment
+bleuâtre aurifère concentré sur un petit espace et d'une épaisseur
+d'environ 100 mètres. On peut difficilement s'expliquer ce dépôt
+singulier. On suppose que c'est le résultat d'une <i>morraine</i>. Il est
+tellement bouleversé qu'il offre en ce moment le spectacle de certains
+glaciers de la Suisse. Les éboulements sont fréquents et ont enseveli
+ou blessé bien des hommes. Le ciment graveleux est porté sous des
+pilons, et le sable aurifère <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> est ensuite lavé dans des
+bassins: M. Perry voudrait employer là son système hydraulique, mais
+les 3 compagnies ne peuvent se mettre d'accord et persévèrent dans
+l'ancien emploi de la pioche et de la poudre, très coûteux par la
+main-d'&oelig;uvre. Nous grimpons sur une élévation où sont parsemées les
+maisonnettes des ouvriers; elles ont toutes leur potager et leur
+verger.</p>
+
+<p>Durant le jour il a plu, neigé et soufflé un vent glacial; on se
+trouve bien alors le soir près du feu et plus tard sous la couverture.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, à 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, je quitte Lawrence et reviens à
+Milton pour descendre vers Invercargill. La voie suit une plaine bien
+cultivée et sillonnée par une blonde rivière. Par-ci par-là, on voit
+encore quelques terres couvertes de la dure herbe indigène, mais elle
+fait place peu à peu à l'herbe européenne que sème le colon. Les
+petits villages se succèdent; une cabane sert de station, le chef de
+gare commande les mouvements et les exécute, pousse les wagons ou
+tourne l'aiguille. Par-ci par-là, de hautes cheminées indiquent la
+présence de manufactures; ce sont des poteries, des moulins, des
+tanneries, des filatures, etc.</p>
+
+<p>Chemin faisant, je lis les journaux des diverses villes d'Otago. Les
+ministres protestants ne sont pas toujours d'accord entre eux, et des
+comptes rendus qu'ils donnent au public, je vois que dans leurs
+réunions ils n'emploient pas toujours les termes parlementaires. Je
+lis aussi une lettre par laquelle le prince de Bismarck, au moyen du
+<span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> consul allemand, demande des renseignements sur la
+congélation de la viande, le coût, le résultat, et le prix auquel la
+viande congelée reviendrait en Allemagne; c'est de la sollicitude pour
+le peuple. Une autre lettre du consul allemand de Londres avertit les
+éleveurs que leur habitude d'empaqueter la laine dans le <i>jute</i> nuit à
+la marchandise. Des fibres de jute restent dans la laine et forment
+des taches sur les tissus, après la teinture; il les prie d'aviser, en
+adoptant une autre méthode; c'est de la sollicitude pour les filateurs
+et les tisseurs.</p>
+
+<p>À Mataura, je vois une gracieuse petite ville croissante. Je remarque
+que presque partout les colons ou le gouvernement ont conservé aux
+diverses localités les noms maoris. À 3 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> je m'arrête à
+Édendale pour visiter la ferme de la <i>New-Zealand Loan
+C<sup>y</sup></i>. Cette compagnie avait acheté une immense étendue de
+terre vierge à bas prix; une livre l'acre et au dessous. Il la vend
+maintenant, par parcelles, de 6 à 12 livres l'acre. En attendant
+l'acheteur, elle l'utilise par des prairies et des semailles. Près de
+la gare, je visite la fabrique de fromage; 400 vaches remplissent tous
+les jours 2 énormes caisses de lait échauffé à la vapeur, et on en
+retire environ 700 livres de fromage par jour, exporté au prix de 9
+pences (18 sous) la livre. À la ferme, le
+<i>manager</i> (directeur) est absent et j'ai de la peine à
+recevoir de son clerc quelques renseignements. Il me dit que son chef
+reçoit 300 livres (7,500 francs), logé et nourri, qu'ils sèment
+principalement l'avoine et des navets pour <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> engraisser les
+moutons; qu'un acre (arpent) donne en moyenne de 60 à 70 boisseaux,
+vendus à deux schellings <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, et que presque tous les travaux sont
+donnés à forfait. On paie environ 6 schellings pour labourer une acre
+de terrain; le charron qui répare les machines est logé, nourri, et
+reçoit 40 schellings par semaine.</p>
+
+<p>Le labourage se faisait à la vapeur, mais le charbon est cher (32
+schellings la tonne) et l'avoine bon marché; on est revenu à la
+charrue à chevaux. Il y a en ce moment un millier de têtes de gros
+bétail sur la ferme et de 8 à 10,000 moutons. J'ai demandé bien
+d'autres détails, pour arriver à faire le budget de la dépense et du
+revenu, mais à mes questions le clerc répond un peu embarrassé <i>I
+don't know</i> (je ne sais pas). Or, comme il est impossible
+qu'un teneur de livres ignore ces détails, j'ai vu qu'il y a encore
+ici des gens ou des compagnies méfiants. Aux États-Unis, ces détails
+sont imprimés dans des prospectus répandus à profusion dans les hôtels
+et dans les gares.</p>
+
+<p>Je parcours les champs et suis la man&oelig;uvre des bergers qui poussent
+soit les b&oelig;ufs, soit les moutons dans de nouveaux paddocks
+(compartiments de prairies). Il est curieux de voir comment leurs
+chiens bien dressés font les trois quarts de la besogne, en aboyant et
+courant sus aux animaux dans la direction marquée.</p>
+
+<p>J'entre dans un <i>bush</i> (fourré) et j'y vois une telle
+quantité de lapins que, sans le chien qui les poursuit et les pousse
+dans les tanières, je crois que j'aurais pu en <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> prendre
+quelques-uns par la queue. Le long du chemin, ils ont tellement percé
+la terre au-dessous des haies vives, qu'elles sont presque démolies.
+Pour s'en défaire, non seulement on les empoisonne, mais on voit
+souvent de nombreuses annonces sous le nom de <i>rabbits
+exterminator</i>, indiquant divers engins de destruction à
+leur adresse. Je remarque que la plupart des chemins sont de belles
+avenues de 20 mètres de large; naturellement la chaussée actuelle en
+occupe à peine les <sup>3</sup>/<sub>4</sub> vers le milieu et sur le reste pousse l'herbe;
+mais plus tard, lorsque le pays sera plus peuplé, on n'aura pas besoin
+de recourir à l'expropriation pour élargir les voies de communication.</p>
+
+<p>À 6 heures je remonte dans le train, et je me trouve avec divers
+<i>farmers</i> (propriétaires cultivateurs) qui parlent de leurs
+affaires. Ils viennent d'amener à Woodland une quantité de moutons.
+Une nouvelle usine à congélation y a été établie, et je vois à ses
+abords de nombreux troupeaux qui attendent leur tour. Malgré la cherté
+du fret, qui, avec le prix de la congélation, revient à 4 pence (0 fr.
+40 la livre), il reste encore environ 2 pence ou 0 fr. 20 la livre au
+farmer; il s'en réjouit parce qu'il a en sus la peau et le suif, et
+qu'avant cette invention il n'avait que le suif. Les rognons ne
+peuvent se conserver par la congélation, et on les met en boîtes
+suivant l'ancien procédé. À 0 fr. 20 la livre, un mouton donne encore
+souvent 25 fr. au fermier. Ces messieurs se plaignent de la cherté de
+la main-d'&oelig;uvre. Un ouvrier de ferme reçoit <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> 60 l. stg.
+(1,500 fr.) par an, logé et nourri, et travaille le moins qu'il peut.
+Si son voisin lui offre quelques schellings de plus, il change de
+maître; mais ils n'ajoutent pas qu'eux en font précisément autant
+lorsque la main-d'&oelig;uvre abonde. La fameuse loi de l'offre et de la
+demande a été inventée par les économistes anglais, et ce sont eux
+aussi qui ont trouvé la théorie que le travail est une marchandise.
+Ils sont donc malvenus à se plaindre si, lorsqu'elle est rare, elle
+augmente de prix.</p>
+
+<p>Mais nous voici à Invercagill vers 8 heures du soir. À l'église
+catholique on prépare les chants des prochaines fêtes de Noël.
+J'entends l'exécution de la messe de Palestrina habituelle au Vatican
+et à Saint-Pierre. Les voix d'eunuques sont avantageusement remplacées
+par celles de femmes. En Angleterre et en Amérique, cette musique
+classique des basiliques de Rome est la musique ordinaire, et je
+regrette qu'elle ne se généralise pas chez nous; elle a des notes
+admirables qui pénètrent l'âme.</p>
+
+<p>Au presbytère, un bon prêtre irlandais est occupé à écrire un article
+à un journal qui vient d'attaquer la France. Nature ouverte et
+confiante comme le Français, l'Irlandais est bientôt avec lui à son
+aise, nous causons sur les choses du pays et sur celles de l'Europe.
+Ces bons Pères voudraient bien avoir ici une Conférence de
+Saint-Vincent de Paul, mais les pauvres manquent. Ils disent qu'il n'y
+a qu'un seul pauvre en Nouvelle-Zélande et qu'on n'a jamais pu le
+trouver. Je réponds qu'il reste les <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> prisons et les hôpitaux
+à visiter, et les enfants à instruire le dimanche.</p>
+
+<p>Le 7 décembre, de bon matin, je parcours la jeune ville
+d'Invercargill. Elle contient environ 8,000 âmes, y compris les
+faubourgs. Deux grandes avenues de 40 mètres de large se coupent à
+angle droit et s'étendent sur plusieurs milles, les autres rues ont 20
+mètres de largeur. D'après le tracé, la ville peut aisément contenir
+plusieurs centaines de mille âmes. Pour le moment, la plupart des
+carrés destinés aux futures constructions sont des jardins ou des
+prairies, mais plus tard on trouvera la régularité et l'aisance sans
+encourir les fortes dépenses qu'exigent les démolitions et
+rectifications. C'est le système américain, sagement prévoyant.</p>
+
+<p>Les églises, les banques et les hôtels occupent la plus grande partie
+de la ville. Il y a 5 ou 6 banques, 7 à 8 églises, et 15 à 20 hôtels.
+La plupart de ces constructions sont en pierre ou en béton, et c'est
+là de l'économie bien entendue, car la maison de bois, si elle coûte
+moins cher, exige plus d'entretien, une plus forte prime d'assurance,
+dure moins, et est souvent la proie des flammes.</p>
+
+<p>Les montagnes environnantes ont leur cime blanchie de neige. Hier, il
+nous semblait être en Écosse, la pluie, la grêle, le soleil,
+alternaient sans cesse; mais il ne faut pas que je médise trop du
+climat, j'ai trouvé ici les premières cerises.</p>
+
+<p>À l'Athen&oelig;um je vois une belle bibliothèque, une salle de lecture
+pour les hommes, une pour les femmes, et un <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> commencement de
+musée. Les 400 abonnés paient 1 l. stg. (25 fr.) l'an.</p>
+
+<p>Le directeur de la prison veut bien me faire visiter son
+établissement; il occupe le milieu d'une vaste cour entourée de murs.
+Les prisonniers sont d'un côté, les prisonnières de l'autre, avec
+séparation complète. Chaque prisonnier a sa petite cellule pour la
+nuit; le jour il travaille à la chaussée des chemins ou à d'autres
+travaux communaux. Sa santé s'en trouve mieux, la moralité y gagne et
+la caisse municipale aussi. Ce système devrait être adopté partout; le
+mélange des prisonniers finit de gâter ceux qui ne sont pas
+entièrement mauvais; et le prisonnier qui ne travaille pas s'ennuie et
+se déprave.</p>
+
+<p>La paresse est même un appât pour quelques-uns qui se trouvent heureux
+d'être ainsi sans rien faire, nourris aux frais du public. Parmi les
+cellules, j'en remarque une dont les parois sont entièrement
+rembourrées; elle est destinée aux fous. Le directeur me dit qu'il en
+reçoit en moyenne un par semaine. La plupart sont des bergers; ils
+restent des semaines et des mois en face de leurs brebis, sans voir
+personne, ils lisent et relisent livres et journaux, et en perdent
+souvent la raison. L'homme n'est pas fait pour vivre seul! Une autre
+source de folie est l'alcoolisme. Un pays où la vigne pousse peut
+toujours s'en débarrasser en favorisant cette culture. Le jour où
+l'ouvrier aura à tous ses repas sa demi-bouteille de vin à 5 sous, il
+ne sentira plus le besoin de s'enivrer.</p>
+
+<p>À 11 heures je suis à la gare, j'y rencontre 4 Hindous <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> avec
+leurs toges et leurs turbans. Un d'eux, avec une belle toge rouge
+doublée de pelisse, est un respectable vieillard à barbe blanche et à
+longue chevelure: c'est un docteur de Bombay; les autres sont de
+Lahore en Punjab. Ils sont venus visiter le pays, mais ils
+s'empressent de le quitter, ils le trouvent trop froid et lui
+préfèrent les plaines plus chaudes de l'Australie. En ce moment, ils
+se rendent à l'exposition internationale de Calcutta organisée par le
+gouvernement des Indes sous la direction d'un Français, M. Joubert,
+qui a parfaitement réussi.</p>
+
+<p>Dans le train, je retrouve encore la famille de Tasmanie qui revient
+du lac Wakatipu, et rentre chez elle.</p>
+
+<p>La locomotive nous emporte à travers plaines et collines, prairies et
+forêts, et à midi <sup>1</sup>/<sub>4</sub> nous sommes à Bluff, où le <i>Manipoori</i>, steamer
+de 2,000 tonnes, chauffe pour nous passer en Tasmanie. Je m'installe
+dans ma cabine et j'écris ces pages sur la table du <i>Smoking
+room</i> (salle à fumer).</p>
+
+<p>À 6 heures du soir le navire lève l'ancre et il passe entre les
+rochers rapprochés qui enserrent la baie, et bientôt après il est dans
+le détroit de Fovean, qui sépare l'île Sud de l'île Stevart. Il n'y a
+qu'environ 300 pêcheurs sur cette île. Le soleil couchant l'illumine
+de ses derniers rayons de feu et je suis longtemps de l'&oelig;il ces
+côtes qui s'éloignent, en repassant dans mon esprit tout ce que j'ai
+vu. Il y a 40 ans, il n'y avait en Nouvelle-Zélande que 100,000
+sauvages, occupés à se faire la guerre de tribu à tribu; aujourd'hui
+517,000 habitants, dont plus de la moitié <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> nés dans le pays;
+165 villes et villages, dont quelques-uns avec 30 et 40,000 âmes; le
+pays sillonné de routes et de chemins de fer, avec postes, télégraphe,
+banques, caisses d'épargne, assistance publique et toutes les
+institutions des peuples les plus civilisés. Comment un si grand
+résultat a-t-il pu être obtenu en si peu de temps? Les observateurs ne
+peuvent se passer d'en chercher les raisons. L'Angleterre, instruite
+par la triste expérience du siècle dernier avec l'Amérique du Nord, a
+laissé à ses colonies de l'Océanie la pleine et entière liberté de
+choisir leur constitution. Le peuple qui est arrivé ici était formé en
+grande partie de cadets de vieilles familles anglaises où le respect à
+l'autorité et l'attachement à la religion sont en honneur. La famille
+est fortement constituée et la transmission intégrale du foyer en
+assure la perpétuité. Le pays se gouverne par lui-même, et il est
+capable de ce gouvernement parce que les citoyens ne restent pas
+étrangers à la chose publique. L'autorité est autrement comprise ici
+que dans d'autres vieux pays de l'Europe. Tout en la respectant
+religieusement, les citoyens contrôlent avec rigueur ceux qui en sont
+investis, les dénoncent par la presse, et ceux-ci ne sont pas
+longtemps soufferts dès qu'ils manquent à leur devoir; les abus ne
+sauraient ainsi se prolonger. Peu faiseurs de théories, mais très
+pratiques, les hommes de ces pays nouveaux essaient timidement les
+divers systèmes, les acceptent ou les répudient selon les résultats.
+Il est bien vrai que certaines doctrines subversives commencent à
+<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> se faire jour, et on parle dans certains journaux de
+nationalisation de la terre. Certes, empêcher que la terre ne devienne
+le monopole de compagnies puissantes, ou tombe aux mains de quelques
+familles, c'est juste et légitime; mais aller dans l'extrême opposé
+serait entrer dans la période de souffrance. Heureusement on sait
+combattre dans ce pays; et à peine cette théorie a paru qu'elle a été
+démolie par la presse, les réunions et les associations. Qu'on le
+veuille ou non, la vie est une lutte entre le bien et le mal, et ces
+pays seuls trouvent une paix relative où les bons, comprenant leur
+devoir, agissent sans relâche pour refouler le mal et faire triompher
+le bien.</p>
+
+<p>Nous avons 930 milles entre Bluff et Hobart en Tasmanie; le navire les
+franchira en trois jours. Aujourd'hui la mer est tranquille et la
+navigation sans accidents. C'est le 8 décembre, grande fête pour les
+catholiques. J'ai pour temple l'Océan et la voûte du ciel!</p>
+
+<p>Je partage ma cabine avec un ingénieur, propriétaire d'une usine à
+gaz, près Dunedin. Il me dit que le charbon de la côte ouest de la
+Nouvelle-Zélande est le meilleur charbon du monde. Une tonne produit
+10,700 pieds cubes de gaz et 1,486 livres de coke; et la force
+éclairante est de 18 bougies par 5 pieds cubes; le prix du gaz en
+Nouvelle-Zélande varie de 10 à 12 schellings les mille pieds cubes.</p>
+
+<p>Le 9 décembre, dimanche, à 10 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, la cloche appelle les
+passagers au salon: ils s'y rendent tous, au <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> nombre de 40
+environ. Le capitaine entonne un chant, puis récite les prières;
+ensuite il lit le chapitre <span class="smcap">lv</span> d'Isaïe et le chapitre <span class="smcap">lvi</span> des Actes des
+apôtres. On récite des psaumes et le <i>Te Deum</i>, et on finit
+par un cantique. Jeunes et vieux, hommes et femmes sont recueillis et
+pénétrés du désir d'invoquer Dieu, de le remercier et de lui rendre
+gloire.</p>
+
+<p>La navigation continue paisible; quelques oiseaux voltigent autour du
+navire. Le soir, après le dîner, à 7 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, second service en
+tout semblable à celui du matin.</p>
+
+<p>10 décembre.&mdash;La nuit a été affreuse, un vent du sud prend le navire
+en travers et le balance horriblement; la plupart des passagers sont
+souffrants. Vers minuit nous espérons arriver à Hobart.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> CHAPITRE XXV</h3>
+
+<p class="title">Tasmanie.</p>
+
+<p class="resume">
+ Le naufrage du <i>Tasman</i>. &mdash; Le tremblement de terre des îles de la
+ Sonde et les phénomènes qui en résultent. &mdash; Arrivée à Hobart. &mdash; La
+ ville. &mdash; Les environs. &mdash; Cascade-hill. &mdash; Une brasserie. &mdash; Mgr Murphy
+ et le Père Beechenor. &mdash; Les S&oelig;urs de la Présentation. &mdash; Une
+ tombe française. &mdash; Population catholique. &mdash; Le musée. &mdash; Queen's
+ dominion. &mdash; Le lawn-tennis. &mdash; De Hobart à Lanceston. &mdash; Les fonderies
+ d'étain. &mdash; Les mines de Mount-bischoff. &mdash; Les écoles. &mdash; Un
+ tremblement de terre. &mdash; Le clergé irlandais et les fidèles. &mdash; La
+ <i>Salvation army</i>. &mdash; La
+ Tasmanie. &mdash; Situation. &mdash; Histoire. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Climat. &mdash; Constitution. &mdash; Produits. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Banques. &mdash; Système
+ agraire. &mdash; Immigration. &mdash; Bétail. &mdash; Chemin de
+ fer. &mdash; Poste. &mdash; Télégraphe. &mdash; Instruction
+ publique. &mdash; Revenu. &mdash; Dette. &mdash; Les indigènes. &mdash; Épisodes et
+ extinction.</p>
+
+<p>Le 10 décembre, vers 6 heures du soir, nous apercevons l'île Maria, et
+nous nous dirigeons vers le cap Pilar. Sur les 8 heures nous laissons
+à gauche l'île <i>South Bruni</i> et entrons dans la
+<i>Storm-bay</i>. Il y a quelques jours, le <i>Tasman</i>,
+steamer de la <i>Tasmanian steam navigation Company</i>, y a
+coulé à pic, brisé par un rocher: les passagers et les matelots se
+sont sauvés sur les chaloupes.</p>
+
+<p>À 9 heures, le soleil couchant met le ciel en feu; on dirait une
+aurore boréale. Le même phénomène se produit en Australie: les savants
+pensent que c'est encore le résultat du bouleversement occasionné par
+le terrible <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> tremblement de terre qui a eu lieu il y a
+quelques mois dans les îles de la Sonde.</p>
+
+<p>À droite et à gauche, les rochers à pic ont un aspect sévère et
+triste. À 10 heures nous quittons la haute mer pour entrer dans la
+rivière Derwent, et à 11 heures le navire jette l'ancre devant Hobart.
+Il est trop tard pour se rendre à terre, je dors dans ma cabine.</p>
+
+<p>Hobart, capitale de l'île et colonie de Tasmanie, compte environ
+20,000 habitants. Ses rues sont larges et grimpent ou contournent les
+collines. La partie réservée aux affaires a de superbes édifices en
+pierre: le palais de ville, la poste, le musée, et divers
+établissements de banque sont de petits monuments. Les églises sont
+nombreuses et quelques-unes fort jolies.</p>
+
+<p>Une magnifique statue de John Franklin, qui a été gouverneur de la
+colonie en 1840, et qui s'est perdu ensuite à la recherche du pôle
+nord, orne le milieu d'un joli <i>square</i> au centre de la ville. Ce qui
+forme le charme principal, c'est l'éparpillement des
+<i>cottages</i> sur les collines, et les belles forêts
+d'eucalyptus qui couvrent les monts environnants, et surtout le mont
+Wellington, qui les domine tous.</p>
+
+<a id="img066" name="img066"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img066.jpg" width="500" height="292" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Hobart, capitale de la colonie.</p>
+</div>
+
+<p>Hobart est à cette partie de l'hémisphère sud, ce que Nice et Cannes
+sont pour notre vieux continent; les médecins y envoient les malades
+de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, et même des Indes et de
+l'Angleterre. Le climat est tonique et tempéré, la nature riante. Les
+environs sont gracieux et les jardins en fleur; le blé mûrit,
+<span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> le foin est coupé, les fèves montrent leurs premières
+gousses, les cerisiers leur fruit rouge, les figuiers, les poiriers,
+les vignes, les boutons de leurs fruits. Décembre correspond au mois
+de juin de chez nous; c'est bien là la végétation de notre mois de
+juin dans le midi de la France. À une lieue de la ville, à
+<i>Cascade-hill</i>, je trouve une immense brasserie; le
+directeur me la fait visiter en m'expliquant les diverses opérations
+dans les nombreux étages où nous montons par l'ascenseur. Il me fait
+goûter la bière: on en fait 300 gallons par jour (le gallon est
+d'environ 4 litres <sup>1</sup>/<sub>2</sub>), et de deux sortes; la bière genre allemand,
+qu'on vend 1 schelling le gallon, et la bière anglaise, plus forte,
+qu'on vend 3 schellings le gallon, ou 8 schellings les 12 bouteilles.
+Je poursuis ma course dans les vallons et à travers les forêts; les
+hirondelles courent après l'insecte; un gentil petit oiseau à queue
+rouge ne <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> s'effraie pas du promeneur, le torrent murmure à
+l'ombre des mimosas en fleur; c'est ravissant, je m'assieds sur
+l'herbe et je rêve un instant au bonheur.</p>
+
+<p>À mon retour, je traverse de belles prairies en colline, où paissent
+les vaches, les chevaux et les brebis; je vois de grandes plantations
+de houblon et de framboises; je laisse à gauche une ancienne scierie,
+transformée en hôpital des fous, et je rentre en ville rendre visite à
+l'évêque de Tasmanie.</p>
+
+<p>Mgr Murphy, vénérable vieillard qui a été pendant 25 ans évêque à
+Hyderabad dans l'Hindoustan, m'accueille avec une bonté paternelle, et
+apprenant que je m'occupe d'&oelig;uvres charitables, me dit: Restez ici,
+vous dînerez avec moi, et je vous mettrai en relation avec le P.
+Beechenor, doyen de Lanceston, qui vient d'arriver, il est lui aussi
+homme d'action, et vous vous entendrez facilement. À l'heure le dîner
+est servi. Je suis content de causer en italien avec le bon P.
+Beechenor, élève du collège de <i>Propaganda fide</i>, à Rome.</p>
+
+<p>Sur les 115,000 habitants que compte l'île de Tasmanie, 25,000 sont
+catholiques et presque tous: Irlandais: il y en a 5,000 à Hobart: Le
+Père me fait visiter la cathédrale, qu'il a construite pendant qu'il
+était curé ici; c'est un beau et vaste édifice gothique en pierre; la
+voûte est en bois, les tours sont encore à construire. À côté de la
+cathédrale, nous visitons le couvent des S&oelig;urs de la Présentation
+de Cork en Irlande.</p>
+
+<p>La Mère Maria Francesca Xavier Murphy, s&oelig;ur de l'évêque, <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span>
+les a conduites ici, et à l'heure actuelle elles ont 3 écoles à
+Lanceston, 6 à Hobart et un grand nombre en d'autres stations de
+l'île. Une croix de marbre blanc dans le petit cimetière des S&oelig;urs,
+à côté de la cathédrale, marque l'endroit où repose la dépouille
+mortelle de la Mère Xavier Murphy. De sa tombe elle encourage encore
+ses compagnes par le souvenir de ses vertus. Le couvent est au centre
+d'un gracieux jardin, les S&oelig;urs y instruisent 25 pensionnaires et
+200 externes. Elles réunissent les grandes élèves et me prient de leur
+faire subir l'examen de lecture en langue française; le gouverneur,
+qui doit assister à leur grand examen, aime qu'elles aient une bonne
+prononciation. Le P. Beechenor me conduit à l'ancien cimetière
+catholique, au-dessus du palais épiscopal. Aujourd'hui un nouveau
+cimetière hors la ville réunit dans des compartiments séparés les
+morts de toutes les communautés. Au milieu des monuments funéraires,
+le Père me fait remarquer une pierre sur laquelle je lis ces paroles:
+«Expédition autour du monde. Corvettes <i>l'Astrolabe</i> et <i>la Zélée</i>. À
+la mémoire de Coupil (Ernest-Auguste), dessinateur; Couteleng
+(Jean-Marie-Antoine), charpentier; Archier (Honoré-Antoine-Étienne),
+2<sup>e</sup> maître de man&oelig;uvre; Bernard (Pierre-Léon), matelot de 2<sup>e</sup>
+classe; Baudoin (Jean-Baptiste-Désiré), matelot de 3<sup>e</sup> classe; Daniel
+(Alexandre), matelot, décédés à Hobart-Town, janvier, février, mars,
+1840. Hommage d'un prince marin comme eux qui a voulu sauver de
+l'oubli les noms de ses compatriotes morts dans l'accomplissement
+d'une <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> mission glorieuse pour la France, septembre 1866.
+<i>Finistère</i>, février. 1881.»</p>
+
+<p>Cette inscription, placée sur une table: de bois par le fils du prince
+de Joinville, à son passage ici en 1866, fut renouvelée, sur pierre en
+1881, par les soins du capitaine du navire de guerre <i>le Finistère</i>.</p>
+
+<p>Bonne et patriotique pensée, celle de relever aux yeux de la postérité
+l'honneur de ceux qui ont bien servi le pays!</p>
+
+<p>En fait d'écoles de garçons, il n'y a à Hobart qu'une école dirigée
+par deux laïques et fréquentée par 55 élèves. Il serait pourtant utile
+d'aboutir à un petit et grand séminaire pour le recrutement du clergé:
+toutefois, quelques-uns pensent qu'il est encore préférable pour le
+moment d'envoyer le clergé d'Irlande, où il se recrute dans les
+meilleures classes de la société. Il y a 18 prêtres, pour le diocèse
+de Tasmanie. Les S&oelig;urs de la Présentation ont encore en ville un
+orphelinat, avec 35 élèves: la moitié sont pensionnées par le
+gouvernement. Elles apprennent à tenir une maison, et à 18 ans elles
+se placent ou se marient.</p>
+
+<a id="img067" name="img067"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img067.jpg" width="400" height="633" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Forêt d'eucalyptus.</p>
+</div>
+
+<p>Dans ma visite au Musée, je remarque une belle collection, d'objets
+ethnographiques appartenant à la race des indigènes de Tasmanie et des
+habitants des diverses autres îles de l'Océanie. Une voiture nous
+conduit à la belle promenade de Queen's-Dominion. Elle contourne une
+colline boisée d'eucalyptus. On voit au loin le
+<i>Betlehem-Wall</i>, rocher abrupte en forme de fer à cheval et
+<span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> qu'on prendrait pour le fameux roc de Saint-Jeannet, sur le
+Var. Ici, les jeunes gens jouent leur partie de lawn-tennis; plus loin
+ce sont les hommes puis les demoiselles; le plus souvent, jeunes gens
+et jeunes filles font la partie ensemble. Il n'y a pas ici sur ce
+point la même rigueur que dans notre pays, mais la tenue est
+convenable et digne; le moindre badinage inconvenant serait une cause
+d'exclusion immédiate. Il est aussi d'usage dans ce pays que les
+jeunes gens et les jeunes filles avec leurs parents fassent de
+fréquents pique-nique à la campagne; la jeunesse a par là occasion de
+se voir et de se connaître, et moins que chez nous le mariage est une
+loterie.</p>
+
+<p>La maison du gouverneur ressemble à un château d'Écosse. Vient ensuite
+le jardin botanique, qui étage ses buissons de fleurs sur la rive du
+Derwent; et continuant à contourner la colline, je rentre en ville par
+les faubourgs qui s'étendent au loin.</p>
+
+<p>Ma soirée se passe à lire les journaux du pays et à causer avec un
+Américain, en tournée de placement de marbre du Vermont sur
+l'Atlantique; il en vend partout au prix de 2 dollars <sup>1</sup>/<sub>2</sub> jusqu'à 40
+dollars le pied cube. Pourquoi les Italiens ne viennent-ils pas placer
+ici leur marbre de Carrare, bien supérieur?</p>
+
+<p>Le lendemain, à 5 heures du matin, j'écris mon journal, et à 8 heures
+je suis à la gare, en route pour Lanceston. La distance est de 133
+milles, et la voie traverse l'île du sud au nord. Les rails sont
+espacés à 3 pieds <sup>1</sup>/<sub>2</sub>; les <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> wagons ont leurs bancs sur les
+côtés. Nous suivons d'abord la rivière Derwent pendant plusieurs
+milles; ses tours et détours multiples sont fort gracieux; de
+pittoresques presqu'îles s'y dessinent sous toutes les formes. Les
+vertes prairies alternent avec les mimosas ou des champs d'églantiers
+en fleurs. À droite et à gauche la double chaîne de montagnes qui
+traversent l'île laisse voir leurs rochers, tantôt à pic, tantôt
+boisés. Plus loin, nous traversons la rivière sur un long pont de bois
+et nous pénétrons dans la forêt d'eucalyptus. Nous contournons des
+vallons par des courbes serrées, grimpons des collines pour les
+redescendre; nous sommes dans un labyrinthe ravissant. Par-ci, par-là,
+la cabane de quelque pionnier; les cantonniers aussi brûlent une
+partie de la forêt et sèment leur blé. Us remplacent la fougère et
+l'herbe dure indigène par la belle herbe européenne que broutent les
+moutons. Enfin, après un long tunnel nous entrons dans une région plus
+plate; le terrain est encore ondulé, les moutons et les b&oelig;ufs
+paissent sur les verts mamelons, mais plus loin le bassin s'élargit et
+s'aplatit. Les gares sont des cabanes couvertes en lames de bois.
+Quelques stations portent le nom de Jéricho, Jérusalem et autres lieux
+de Palestine; les villages ont parfois à peine quelques maisonnettes à
+côté de la modeste maison d'école en planches. Les amateurs de paysage
+seraient ici contents. Les fermes deviennent plus nombreuses, puis
+nous apercevons les maisons de campagne, qui indiquent l'approche
+d'une ville; à <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> 1 heure <sup>3</sup>/<sub>4</sub> nous sommes à Lanceston,
+capitale du Nord.</p>
+
+<a id="img068" name="img068"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img068.jpg" width="500" height="307" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Forêt d'eucalyptus à Cora Fine River, sur le
+chemin de fer d'Hobart à Lanceston.</p>
+</div>
+
+<p>Elle compte 12,000 habitants: ses rues ont 15 mètres de large et
+s'étendent en plaine sur les bords de la rivière Tamar; les collines
+environnantes sont couvertes d'eucalyptus et parsemées de gracieux
+cottages. Un joli square au centre de la ville est orné d'une belle
+fontaine en bronze; les bébés y jouent à loisir sur la verte pelouse.</p>
+
+<a id="img069" name="img069"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img069.jpg" width="500" height="343" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Ville et Port de Lanceston.</p>
+</div>
+
+<p>C'est à Lanceston qu'on fond l'étain des fameux dépôts d'alluvion du
+Mount-Bischoff. Ils furent découverts par le colon James Smith, et une
+compagnie fut formée en 1873 au capital de 60,000 liv. stg. en 12,000
+actions de 5 l. stg. Le tiers des actions a été libéré, les deux
+autres tiers ne sont libérés que d'une l. stg., et pourtant ces
+actions sont maintenant cotées à 60 l. stg. chaque. À la fin décembre
+1882, la quantité d'étain retirée s'élevait à <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> 15,604 tonnes,
+vendues à Londres au prix d'environ 85 l. stg. la tonne. La fonderie
+que je visite à Lanceston comprend plusieurs fours de fonte et divers
+chaudrons de raffinage. Neuf heures suffisent à la fonte du minerai;
+le charbon est tiré de New-Castle (Australie); l'opération du
+raffinage demande 5 heures. On raffine en ce moment environ 250 tonnes
+par mois, et le minerai donne une moyenne de 73% d'étain pur. Plus
+loin, je visite une autre fonderie où les propriétaires de diverses
+mines et dépôts d'alluvion viennent fondre leur minerai moyennant un
+certain prix.</p>
+
+<p>Je voulais voir les mines d'or de Beaconfield, sur le Tamar, à
+quelques lieues de Lanceston. Un petit navire y conduit tous les
+matins, mais le steamer qui va à Melbourne ne s'y arrête pas pour
+prendre les voyageurs, et je ne pouvais retourner à temps pour
+l'atteindre à Lanceston. Je passe donc une partie de la journée à
+rédiger mon journal, et rends visite au P. Gleeson, curé de cette
+ville. Il me conduit aux écoles; les S&oelig;urs instruisent 200 élèves;
+les garçons ont pour maîtres 2 laïques et ne sont que 70. Le bon Père
+m'invite à dîner, et pendant le repas, la maison se met à danser comme
+un navire sur l'eau; c'est un tremblement de terre. Le Père me fait
+remarquer que tout le mortier du plafond a été enlevé pour éviter de
+le recevoir sur le nez. Ces tremblements sont si fréquents que le
+Père, par précaution, dort dans le jardin, sous les planches légères
+d'une petite cabane. Il me raconte qu'il a fait durant la semaine 115
+lieues à <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> cheval pour visiter les nombreuses familles des
+campagnes, entendre les confessions, faire le catéchisme, etc. Le
+clergé est rétribué par les familles et les entoure du plus grand
+soin; à leur tour, les familles tiennent à ce que leur curé aie le
+nécessaire, et il en résulte une union et une solidarité fécondes en
+bons résultats. Voyez, me dit le bon Père, que je ne manque de rien;
+je suis dans une aisance convenable; j'ai mon cheval et ma voiture, et
+il me reste toujours assez pour faire des aumônes.</p>
+
+<p>En rentrant, j'entends une fanfare avec tambour et grosse caisse. Des
+curieux la suivent, et je fais comme eux. On parcourt plusieurs rues
+et on arrive à une grande salle en planches pouvant contenir 2,000
+personnes. Bientôt, elle se remplit et la représentation commence.
+C'est la <i>Salvation army</i> (armée du salut).</p>
+
+<p>Les chefs ont une espèce d'uniforme militaire. On commence par un
+chant rapide dont le refrain revient après chaque couplet:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>The Lamb, the Lamb, the bleeding Lamb<br>
+ I love the sound of Jesus' name<br>
+ It sets my spirit all in flame<br>
+ Glory to the bleeding Lamb.</i></p>
+
+<p class="poem10">
+ L'Agneau, l'Agneau, l'Agneau sanglant!<br>
+ J'aime le son du nom de Jésus;<br>
+ Il met mon esprit en flamme.<br>
+ Gloire à l'Agneau sanglant!</p>
+
+<p>Le chef récite ensuite le <i>Pater</i> d'un ton solennel, et lit
+le chapitre de l'Évangile de saint Marc relatif à l'aveugle de
+Jéricho; puis il le commente d'une manière fort pratique: <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span>
+«Pécheurs, ouvrez les yeux, le Seigneur vous appelle, quittez la voie
+du mal, rentrez dans le chemin des élus; ivrognes, revenez à la
+tempérance; impudiques à la pureté; ennemis, réconciliez-vous; vous
+êtes faits pour le bonheur, le bonheur n'est que dans la vertu.»
+Pendant qu'il parle, un jeune homme crie de temps en temps:
+<i>Alleluia!</i> probablement pour exciter l'attention. Le public commence
+par rire, puis il écoute et s'émeut.</p>
+
+<p>Les chants recommencent:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Jesus, the name high over all<br>
+ In hell, or earth, or sky;<br>
+ Angels and men before Thee fall<br>
+ And devils fear and fly.</i></p>
+
+<p class="poem10">
+ Jésus, nom au-dessus de tout,<br>
+ Dans les enfers, sur la terre et au ciel,<br>
+ Les anges et les hommes devant Toi se prosternent,<br>
+ Les démons craignent et s'enfuient.</p>
+
+<p>Un jeune homme bat la mesure en agitant une écharpe; quelques
+chanteurs la marquent avec leurs bras. Vient ensuite la confession
+publique. Un monsieur s'avance et déclare que depuis 25 ans il s'était
+éloigné du bien, lorsque l'armée du salut l'a ramené sur le chemin de
+la vertu. Sa maison était un enfer; il arrivait ivre, battait sa femme
+et ses enfants; maintenant, il a quitté l'ivrognerie, et sa maison a
+retrouvé la paix et la joie des justes: il engage le public à
+s'enrôler dans l'armée du salut. Un vieillard à barbe blanche lui
+succède; il raconte sa misérable existence et sa conversion par
+l'armée du salut; et ainsi de suite plusieurs viennent confesser
+<span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> leurs péchés. Arrive aussi le tour des femmes et des jeunes
+filles; elles sont plus timides; quelques-unes hésitent, mais
+finissent toutes par confesser qu'elles étaient malheureuses loin du
+droit sentier, et que l'armée du salut leur a redonné le bonheur en
+les ramenant à Dieu et à sa loi. La jeune femme du chef, vêtue de
+noir, semble plus fortement convaincue. Dans un speech émouvant, elle
+parle de la brièveté de la vie, de l'heure incertaine de la mort;
+adresse un pressant appel à la jeunesse, puis elle entonne un cantique
+de repentir et de componction. Plusieurs s'inscrivent et montent sur
+l'estrade à côté des anciens. Après une quête et la prière du soir,
+l'assemblée se disperse. Le tout présente un ensemble moitié sérieux,
+moitié comique, et on se demande lequel des deux prendra le dessus?
+Plusieurs pensent que cette manière de parodier la prédication ne peut
+que faire tort aux prédicateurs de l'Évangile; d'autres affirment que
+les intentions des adeptes étant droites, il est probable qu'ils sont
+agréables à Dieu. Ils ajoutent que, devant juger l'arbre par le fruit,
+on ne peut le trouver mauvais, puisque les adeptes gardent les
+commandements, et qu'à leur appel bon nombre de pécheurs quittent leur
+mauvaise voie. On pourrait dire ce que Nicodème disait au Conseil des
+anciens: «Laissez-les faire, car leur &oelig;uvre est de Dieu ou des
+hommes; si elle est des hommes, elle s'éteindra d'elle-même sous le
+mépris public.»</p>
+
+<p>Les Apôtres aussi vinrent un jour au Seigneur et lui dirent: «Maître,
+nous avons vu quelqu'un qui chassait les <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> démons en votre
+nom, et qui ne nous suit pas, et nous l'en avons empêché. Mais Jésus
+leur répondit: Ne l'en empêchez point; car il n'y a personne qui fasse
+un miracle en mon nom et qui puisse incontinent mal parler de moi;
+car, qui n'est pas contre vous est pour vous (Marc, <span class="smcap">IX</span>, 37).»</p>
+
+<a id="img070" name="img070"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img070.jpg" width="500" height="297" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Town Park à Lanceston.</p>
+</div>
+
+<p>Je vois par les journaux qu'à la suite de ces prédications un si grand
+nombre de filles perdues sont venues à repentance que l'armée du
+salut, aidée par des dames charitables, a loué à Lanceston une maison
+pour les recevoir et les occuper à un travail utile. Elle en a fait de
+même à Melbourne, où elle a d'abord loué puis acheté deux maisons dans
+les faubourgs pour y recueillir les Madeleines.</p>
+
+<p>En ville je demande à l'hôtel, dans les magasins, aux personnes du
+peuple, ce qu'ils pensent de l'armée du salut: <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> <i>It is a
+little funny</i> (c'est un peu burlesque) dit-on généralement,
+mais il y a du bon. On dit des choses justes, et plusieurs en sont
+frappés et se corrigent.</p>
+
+<p>Je vois partout des gens portant ostensiblement à la boutonnière un
+ruban bleu; c'est la confrérie du <i>blue ribbon</i>. Comme les
+Nazaréens, ils prennent l'engagement de ne jamais rien boire de ce qui
+peut enivrer: ils sont déjà plus de 20,000.</p>
+
+<p>Avant de quitter la Tasmanie, il est bon de dire ce qu'a été et ce
+qu'est cette colonie.</p>
+
+<p>L'île de Tasmanie est située entre le 40° 15' et 43° 45' latitude sud;
+et entre le 144° 45' et le 148° 30' longitude est. Elle est séparée de
+l'Australie par le détroit de Bass, large de 120 milles. Le Pacifique
+la baigne à l'Est et l'océan Indien à l'ouest. Tasman, navigateur
+hollandais, qui la découvrit, l'appela d'abord Terre de Van Diémen, du
+nom du gouverneur de Batavia; au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle; plus tard, avec plus
+de justice, elle fut appelée du nom de son inventeur, Tasmania. Sa
+plus grande longueur est de 230 milles et sa plus grande largeur de
+190. Sa surface est de 24,000 milles carrés, soit 4,000 milles carrés
+de moins que l'Irlande. Elle compte plus de 16,000,000 d'acres ou
+arpents. L'île est montagneuse; quelques pics atteignent jusqu'à 2,000
+mètres. Elle a plusieurs lacs sur les hauts plateaux d'où coulent ses
+rivières. Les principales sont le Derwent, sur lequel se trouve
+Hobart, la capitale. Son estuaire forme un des plus beaux ports de
+l'hémisphère sud; vient ensuite dans le nord la rivière Tamar, sur
+laquelle <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> se trouve Lanceston; elle a 45 milles de long. Le
+Davey et le Huon dans le sud sont aussi navigables, et dans le détroit
+de Bass seulement, se déversent 16 rivières; 55 îles entourent la
+Tasmanie et font partie de la colonie; elles sont surtout habitées par
+des métis qui vivent de la pêche de la baleine. L'île est divisée en
+16 comtés et en 32 districts électoraux; elle a 21 municipalités
+élues.</p>
+
+<a id="img071" name="img071"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img071.jpg" width="500" height="286" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Fougères arborescentes.</p>
+</div>
+
+<p>Le climat est très sain, la mortalité n'est que de 14 par 1,000. La
+moyenne barométrique de ces trente-cinq dernières années a été de
+29,821 et la moyenne thermométrique de 55,41 Farenheit; la moyenne des
+jours de pluie 12, et la moyenne d'eau 2 pouces. Les vents dominants
+sont le nord-est et le sud-ouest, avec une force moyenne de 64 liv.
+par pied carré. L'hiver, la neige couvre ordinairement ses montagnes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> La colonie de Tasmanie, comme celle de la Nouvelle-Galle du
+sud et du Queensland, a commencé par les convicts. Les premiers
+criminels y arrivèrent de Sydney en 1803 avec le capitaine Bowen, qui
+s'établit à Risdon, sur le Derwent, un peu au-dessus du lieu où
+s'élève aujourd'hui la ville de Hobart. La population, au 31 décembre
+1882, comptait 122,500 habitants, sur lesquels 64% savent lire et
+écrire, et 8% lire seulement.</p>
+
+<p>Le gouvernement est constitutionnel. Un gouverneur, nommé par la
+reine, reçoit de la colonie 3,500. l. stg. l'an, plus 1,000 l. stg.
+pour frais de représentation. Le Conseil exécutif comprend les
+ministres de la Couronne, passés et présents: ils ont le titre
+d'<i>honourable</i>. Le cabinet comprend quatre ministres salariés; les
+deux chambres sont électives; elles s'appellent le Conseil législatif
+et l'Assemblée. Le Conseil législatif est composé de 16 membres, qui
+sont élus pour 6 ans; ils doivent être nationaux ou naturalisés, et
+avoir 30 ans d'âge. Les électeurs du Conseil législatif doivent être
+nationaux ou naturalisés, avoir 21 ans, et posséder une propriété d'un
+revenu de 750 fr. l'an, ou payer un loyer de 5,000 fr. pendant au
+moins cinq ans. Sont aussi électeurs les avocats, avoués, médecins,
+officiers de terre et de mer en retraite, et les ministres du culte en
+fonction.</p>
+
+<p>L'Assemblée est composée de 32 membres, élus pour cinq ans; ils
+doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés. Les électeurs de
+l'Assemblée doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés,
+posséder une propriété <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> de la valeur de 1,250 fr. ou occuper
+une maison rapportant 175 fr. l'an, ou payer un loyer 175 fr. l'an, ou
+gagner un salaire de 2,000 fr. l'an qui ne soit pas payé par semaine,
+ou avoir une profession libérale ou être officier de l'armée ou de la
+marine en retraite.</p>
+
+<p>Les électeurs inscrits pour le Conseil législatif sont au nombre de
+3,380; ceux inscrits pour l'Assemblée sont 16,420.</p>
+
+<p>Les principaux produits sont l'étain, l'or, la laine, le blé,
+l'avoine, l'orge, les pommes de terre, les bois de construction, le
+houblon, les fruits et conserves de fruits, l'huile de baleine, etc.</p>
+
+<p>L'étain et l'or exportés dans les cinq dernières années atteignent
+2,278,625 l. stg., et la laine 2,449,921 l. stg. L'extension que prend
+l'industrie minière, où les ouvriers sont payés 10 à 12 schellings par
+jour, a fait un peu délaisser l'agriculture. Néanmoins, elle fournit
+encore aux besoins de la colonie, et a exporté l'an dernier pour
+23,726 l. stg. Le bois de construction exporté en 1881 atteint la
+valeur de 56,605 l. stg; 668,846 livres de houblon ont été récoltées
+en 1881, et on en a exporté pour 23,663 l. stg. Les conserves de
+fruits exportées en 1881 atteignent la valeur de 194,566 l. stg. Dans
+la même année, dix navires, occupés à la pêche de la baleine, ont
+rapporté 316 tonnes d'huile, évaluées à 22,120 l. stg. La Tasmanie
+possède aussi du charbon, du <i>shale</i> ou charbon à pétrole, des pierres
+de construction, des ardoises, des marbres, de la terre glaise, du
+fer, du sable à verre, du plomb argentifère. <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> L'industrie
+comprend des brasseries, des briqueteries, fabriques de souliers,
+pulvérisation des os, fabriques de chandelles, de savons, de voitures,
+d'habits, de fromages, tanneries, teintureries, chapelleries,
+poteries, scieries, imprimeries, fonderies, filatures de laine. Le
+gouvernement donne des prix pour l'encouragement et la diffusion de
+l'industrie. L'importation pour 1881 a atteint 1,431,444 l. stg., et
+l'exportation 1,555,576 l. stg. Dans la même année, 694 navires, avec
+un tonnage de 192,024 tonnes, sont entrés dans les ports de la
+Tasmanie.</p>
+
+<p>Il y a 5 banques dans la colonie. Le revenu de la propriété urbaine et
+rurale est estimé à 714,112 l. stg.; l'accroissement annuel est
+d'environ 19%.</p>
+
+<p>Pour utiliser les terres de la Couronne, on a adopté le système de
+sélection. Chaque sélecteur peut choisir 320 acres de terre au prix de
+1 l. stg. l'acre, payable en 14 ans. S'il se libère d'avance, on lui
+tient compte de l'intérêt à 5% l'an. Le sélecteur est tenu d'occuper
+la terre personnellement ou par représentant jusqu'à complet paiement.</p>
+
+<p>Le gouvernement favorise l'immigration de plusieurs manières. Chaque
+résident en Tasmanie a le droit de désigner tous les ans 20 adultes
+qu'il désire amener dans la colonie en payant le prix du passage fixé
+à 125 fr. pour chaque homme, à 75 fr. pour chaque femme, et à 150 fr.
+pour chaque couple marié. Ces immigrants doivent être sains de corps
+et d'esprit, ne pas dépasser <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> 40 ans, ou 45 s'ils sont
+mariés, et appartenir aux classes d'agriculteurs, ouvriers ou
+domestiques. Les enfants accompagnant leurs parents, et au-dessous de
+3 ans, ne paient aucun droit de passage. Ceux entre 3 et 12 paient
+moitié prix; au-dessus de 12 ans ils paient comme les adultes. Ces
+immigrants doivent être examinés et approuvés par l'agent
+d'immigration à Londres.</p>
+
+<p>L'immigrant ainsi importé s'oblige à rester 4 ans au moins dans la
+colonie, et s'il quitte avant, il doit payer au bureau d'immigration
+le <sup>1</sup>/<sub>4</sub>, la <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, le <sup>1</sup>/<sub>3</sub>, ou tout le prix de passage, fixé à 18 l. stg.,
+selon qu'il quitte la 1<sup>re</sup>, 2<sup>e</sup>, 3<sup>e</sup> ou 4<sup>e</sup> année.</p>
+
+<p>Les immigrants qui arrivent à leurs frais ont droit de demander une
+surface de terre de la valeur de 18 l. stg. pour chaque personne
+au-dessus de 15 ans, et de la valeur de 9 l. stg. pour chaque enfant.</p>
+
+<p>Tout immigrant venu en 1<sup>re</sup> ou 2<sup>e</sup> classe a droit de choisir
+gratuitement dans l'année 30 acres de terre pour lui, 20 pour sa
+femme, et 10 pour chaque enfant. Après 5 ans de séjour, l'immigrant
+reçoit le titre de propriété, et, s'il meurt avant, son droit passe
+aux héritiers, pourvu que sur la terre on ait fait des améliorations
+correspondant à 1 l. stg. par acre.</p>
+
+<p>En 1882, il y avait en Tasmanie 28,000 chevaux, 130,000 b&oelig;ufs,
+2,000,000 de moutons, 2,000 chèvres, 50,000 porcs, 5 mules et 8 ânes.
+Les mérinos de Tasmanie sont fort renommés; quelques-uns de ces
+béliers se vendent jusqu'à 600 guinées, plus de 15,000 fr. La Tasmanie
+<span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> est reliée à l'Australie par un câble sous-marin. Plusieurs
+steamers vont chaque semaine d'une île à l'autre, et de Tasmanie en
+Nouvelle-Zélande. Le réseau de chemin de fer continue à s'étendre. On
+dépense tous les ans de fortes sommes pour multiplier les routes. La
+poste et le télégraphe unissent au centre les plus petites localités.</p>
+
+<p>L'instruction est obligatoire; les parents sont obligés d'envoyer les
+enfants à l'école sous peine de 50 fr. d'amende, à moins qu'ils ne
+soient malades, empêchés, ou instruits chez eux. L'enseignement des
+écoles publiques est <i>unsectarian</i>, c'est-à-dire qu'on ne
+donne aucun enseignement religieux. Les catholiques, tout en payant la
+contribution afférente à l'enseignement, ont leurs écoles privées, où
+leurs enfants reçoivent aussi renseignement religieux.</p>
+
+<p>Le revenu de la colonie pour 1884 est estimé à 572,378 l. stg., et
+provient en grande partie des droits de douane. La dépense est estimée
+à 503,531 l. stg. La dette publique est de 2,391,500 l. stg., soit 18
+l. stg. <sup>1</sup>/<sub>2</sub> par tête d'habitant.</p>
+
+<p>Les naturels de l'île sont complètement éteints. La dernière indigène,
+Lalla Rookh, est morte il y a 3 ans. Il est bon de mentionner ici leur
+triste histoire. Après Tasman, l'île fut visitée le 4 mars 1772 par le
+Français Marion de Fresnes. Il fut reçu à coup de pierres et de
+lances, et une décharge des matelots tua plusieurs sauvages. Le
+capitaine Cook la visita en 1777, et y laissa des <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> porcs, des
+vignes, des oranges, des pommes, des prunes, des oignons et des pommes
+de terre. Cook donne la description de leurs femmes nues et tatouées,
+avec leurs têtes rasées, vivant comme des bêtes.</p>
+
+<p>Le capitaine Flinders, en 1798, fut aussi mal reçu, mais le capitaine
+de Surville, qui aborda à <i>Doubtless-bay</i>, eut de la
+nourriture et de l'eau.</p>
+
+<p>L'introduction des criminels rendit la condition des indigènes encore
+plus misérable. Les évadés s'étaient formés en troupes de vrais,
+bandits, connus sous le nom de <i>bushrangers</i>, pillant et
+massacrant aussi bien les blancs que les noirs. Les indigènes prirent
+en haine les blancs, et ne pouvant leur résister ouvertement, les
+prenaient en détail en embuscade.</p>
+
+<p>Le gouverneur faisait des proclamations qui ne servaient à rien, car
+les noirs ne savaient pas lire. Il prit alors le parti de les exhiber
+en peinture. On y voyait des noirs tuant des blancs à coup de lance et
+les pendant aux arbres; puis des femmes blanches donnant leurs soins à
+des enfants noirs. Ceci ne produisit guère plus d'effet. Les
+<i>bushrangers</i> commettaient des crimes horribles, et les
+noirs, sous la conduite de deux des leurs, Jack et Mosquito, prenaient
+leur revanche sur tout ce qu'ils trouvaient de blancs, sans épargner
+femmes et enfants. Des soldats furent envoyés à leur poursuite; ils
+surprirent une réunion de noirs durant la nuit et en tuèrent un grand
+nombre. Un soldat prit un enfant et dit: Si tu n'es pas méchant
+maintenant, tu le seras un jour. <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> Et il lui brisa la tête
+contre un arbre. La lutte devint féroce. Jack et Mosquito furent pris
+couverts de blessures et pendus. Mais la guerre ne finit point pour
+cela: 3,000 blancs partirent en campagne et étaient arrivés à cerner
+les noirs, lorsqu'un individu se mit à crier: Voilà, voilà du bruit
+dans ce buisson, feu! feu! On se rassemble, on fait feu, et on
+s'aperçoit qu'on a tué une pauvre vache qui paissait paisiblement.
+Pendant ce temps les noirs purent s'enfuir en masse, et les choses
+étaient à recommencer. Alors, un nommé Robinson, mécanicien, demanda
+l'autorisation d'aller sans armes auprès des noirs pour les engager à
+faire la paix. On se moqua de lui, mais on le laissa aller. Ceci se
+passait en 1830. Les pauvres noirs se mouraient de faim, car leurs
+plantations étaient dévastées.</p>
+
+<p>Il prit avec lui deux noirs, visita les tribus de quelques îles, et
+obtint leur acquiescement. Il retourna en Tasmanie, vit les tribus les
+unes après les autres, faillit plusieurs fois être tué; mais il fut
+toujours préservé. Lorsqu'il arriva à la dernière tribu, la plus
+féroce, il était accompagné de deux blancs et de quelques noirs. À
+leur approche, 150 chiens donnent l'éveil, la tribu est sur pied et en
+armes; Montpeliata, leur chef, lève sa lance longue de 6 pieds, les
+femmes portent aussi des paquets de lances. Robinson s'arrête et
+attend son sort. Son compagnon lui dit: Je pense que nous serons
+bientôt dans la résurrection,&mdash;je le crois aussi, fut sa réponse.</p>
+
+<p>Les guerriers s'avancent et Montpeliata crie aux étrangers: <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span>
+Qui êtes-vous?&mdash;Nous sommes des amis. Où sont vos armes?&mdash;Nous n'en
+avons point. Le sauvage se ravise et dit: Où sont vos piccaninnies
+(vos pistolets)?&mdash;Nous n'en avons point. À ce moment, se fit une pause
+solennelle; un mot du chef et les guerriers allaient se jeter sur les
+étrangers et les transpercer. Quelques-uns des leurs le comprennent et
+s'enfuient.&mdash;Revenez ici, crie Montpeliata. Ce fut le premier rayon
+d'espoir. Les femmes à leur tour se mettent à jaser et le chef se
+dirige vers elles. Une consultation s'en suit, et les femmes lèvent
+trois fois les mains en l'air poussant le cri de paix. Les lances
+tombent, on se tend les mains, on s'embrasse. Robinson retourne à
+Hobart, on le fête, on le proclame pacificateur et libérateur de la
+colonie. Il avait obtenu, en effet, par la force morale, ce que les
+armes n'avaient pu obtenir.</p>
+
+<p>Les noirs furent transportés à l'île Flinders par les soins du
+gouvernement. Cette île a 40 milles de long sur 18 de large. Les
+transportés reçurent toutes sortes d'attentions et tout le nécessaire
+à la vie: ils avaient leurs huttes, leurs jardins, leurs
+missionnaires, leurs juges. Néanmoins ils s'éteignaient rapidement et
+mouraient de nostalgie; ils voyaient de loin leur pays et soupiraient
+après le retour. Ils furent bientôt réduits à 50 personnes: 22 femmes,
+12 hommes et 16 enfants; et on les transporta à <i>Oyster
+cove</i>, près de Hobart; mais là encore ils occupaient
+l'ancien local des convicts, ce qui était bien fait pour rappeler leur
+captivité. M. Clarke, un de leurs <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> catéchistes, s'était fait
+leur père. Après sa mort, la tristesse saisit encore plus les
+malheureux survivants. En 1854, ils n'étaient plus que 3 hommes, 11
+femmes et 2 enfants. On leur laissait donner des alcools et des
+liqueurs; c'était leur poison. Une de ces malheureuses se plaignait en
+ces termes: «À l'île Flinders, nous avions des amis; nous n'en avons
+plus ici; là, on prenait soin de nous, ici on nous jette à l'écume de
+la société (faisant allusion aux convicts). Il serait mieux que
+quelqu'un vienne nous lire et prier avec nous; par contre, nous sommes
+tentés de boire et personne ne s'occupe de nous.»</p>
+
+<a id="img072" name="img072"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img072.jpg" width="500" height="314" alt="" title="">
+<p>Tasmanie.&mdash;Port Arthur.&mdash;Ancienne prison des convicts.</p>
+</div>
+
+<p>Bientôt il ne resta plus que deux survivants: le roi Billy et sa
+femme. Celui-ci était un habile pêcheur de baleines, mais lorsqu'il
+recevait sa paie, il s'empressait de s'enivrer. Il mourut à la fin du
+choléra en 1869. La dernière survivante, Truganina ou Lalla Rookh, fut
+recueillie <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> par M<sup>me</sup> Dandridge. Elle racontait souvent les
+épisodes tragiques des dernières guerres, et comment elle avait vu
+périr toute sa race. Elle mourut elle-même à la fin, il y a 3 ans.
+Triste histoire, qui est en train de se reproduire pour toutes les
+races de l'Océanie!</p>
+
+<p>14 décembre.&mdash;À 5 heures du matin je rédige mon journal, et à 10
+heures je suis sur le <i>Flinders</i>, navire de la <i>Tasmanian
+C<sup>y</sup></i>, qui doit me transporter à Melbourne. Les cabines sont au
+complet. Le steamer quitte lentement et avec précaution le quai où il
+était amarré; la rivière forme bientôt un détour dangereux. Nous
+descendons le fleuve dans ses tours et détours parsemés d'îles
+gracieuses. La contrée est tantôt en plaine, tantôt accidentée, tantôt
+couverte de gazon, tantôt boisée d'eucalyptus. Vers 2 heures nous
+apercevons à gauche la cheminée fumante des mines de quartz aurifère
+de Beaconfield; puis la rivière s'élargit, et à son embouchure un
+promontoire me rappelle celui d'Antibes.</p>
+
+<p>À 2 heures nous sommes en pleine mer, elle est fort houleuse; tous les
+passagers sont malades et gardent le lit. La tempête dure toute la
+nuit, mais le matin de bonne heure nous apercevons la grande terre:
+c'est l'Australie!<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> CHAPITRE XXVI</h3>
+
+<p class="title">Australie.</p>
+
+<p class="resume">
+ L'Australie. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Histoire. &mdash; Les convicts. &mdash; Les
+ explorateurs. &mdash; Les chemins de fer. &mdash; Le télégraphe. &mdash; Les
+ banques. &mdash; Journaux. &mdash; Gouvernement. &mdash; Population. &mdash; Conformation. &mdash; Géologie. &mdash; Minéraux. &mdash; Faune. &mdash; Bétail. &mdash; Produits. &mdash; Exportation. &mdash; Importation. &mdash; Agriculture. &mdash; Religion. &mdash; Instruction
+ publique. &mdash; Armée. &mdash; Marine. &mdash; Navigation. &mdash; Revenu. &mdash; Dépense. &mdash; Les
+ indigènes. &mdash; Races, origine, croyances, m&oelig;urs et usages.</p>
+
+<p>On comprend sous le nom d'Australasie, l'Australie, la
+Nouvelle-Zélande, la Tasmanie et les îles adjacentes. Nous avons fait
+connaître la Nouvelle-Zélande et la Tasmanie. Nous allons parler de
+l'Australie. Elle est la plus vaste des îles du globe. Sa plus grande
+longueur est de 2,400 milles, sa plus grande largeur de 1,971 milles.</p>
+
+<p>L'étendue de ses côtes est de 7,750 milles; sa surface de 3,000,000 de
+milles carrés, soit environ 2,000,000,000 d'arpents. Elle est 26 fois
+aussi vaste que la Grande Bretagne et l'Irlande, presque 6 fois aussi
+grande que l'Hindoustan, et de <sup>1</sup>/<sub>5</sub> seulement plus petite que l'Europe.</p>
+
+<p>Elle est située au sud-est de l'Asie, entre le 10° 39' et 39° 11'-<sup>1</sup>/<sub>2</sub>
+latitude sud; et entre les méridiens 113° 5' et 153° 16' longitude est
+de Greenwich. Elle est baignée au nord par les eaux du détroit de
+Torres qui la sépare de la <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Nouvelle-Guinée, par l'océan
+Indien et les eaux du golfe de Carpentaria, et la mer d'Arafura. Au
+sud, elle confine au détroit de Bassus qui la sépare de la Tasmanie,
+et à l'océan Pacifique sud; à l'est, elle est baignée par l'océan
+Pacifique, et à l'ouest par l'océan Indien.</p>
+
+<p>En jetant les yeux sur la carte, on voit qu'on peut la diviser en 3
+parties: l'Est, qui comprend les 3 colonies de Victoria,
+Nouvelle-Galle du Sud et Queensland; le centre, qui comprend la
+colonie du Sud-Australie et son territoire du nord; l'Ouest, qui
+comprend la colonie de l'Australie-Ouest. Si on divise le sol en 100
+parties égales, Victoria en comprend 3, la Nouvelle-Galle du Sud 10,
+Queensland 23, l'Australie du Sud 30 et l'Australie Ouest 34. La
+distance qui sépare l'Australie de la France est d'environ 11,000
+milles (le mille marin est de 1,852 mètres).</p>
+
+<p>L'Australie fut d'abord visitée au <span class="smcap">xvi</span><sup>e</sup> siècle par les Portugais, qui
+l'appelèrent <i>Java la Grande</i>; des cartes manuscrites en langue
+portugaise, portant la date de 1531 et 1542, en font foi. En 1606, le
+Portugais Fernand de Quiros l'aperçut et l'appela Terra Australia, et
+dans la même année, Louis Vaez de Torres, qui faisait partie de la
+même expédition, passe par le détroit qui porte son nom. Vinrent
+ensuite les Hollandais qui l'appelèrent Nouvelle-Hollande. En 1770, le
+capitaine Cook à son tour y aborda et en prit possession en hissant le
+pavillon anglais.</p>
+
+<p>Le premier établissement fut formé à Botany-Bay dans la Nouvelle-Galle
+du Sud en 1788. En 1803, le lieutenant Bowen amena des convicts de
+Sydney en Tasmanie. En <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> 1825, on forma à
+<i>Moreton-Bay</i> un autre établissement qui devint en 1859 la
+colonie de Queensland. En 1829, on commença un établissement nouveau à
+Swan-River (Australie Ouest) qui fut colonie pénitentiaire de 1851 à
+1868.</p>
+
+<p>Victoria ou Port Philipp fut colonisé par les Tasmaniens en 1835, et
+déclaré colonie indépendante en 1851. On y avait essayé une colonie
+pénitentiaire dès 1803. L'Australie du Sud fut colonisée par des
+émigrants anglais en 1836.</p>
+
+<p>Depuis le comte Philipp en 1788, jusqu'à Frank Hanu en 1881, de
+nombreux explorateurs ont parcouru le pays dans tous les sens, et
+plusieurs ont péri victimes de leur patriotisme. Parmi les plus
+célèbres, on cite: le capitaine Barker, sir George Grey,
+Ludwig Leichhardt, qui dans la seconde expédition ne revint
+plus; Sir Thomas Mitchell, Kennedy, Gregory, Stuart et
+Burke. Ce dernier, en 1860, partit de Melbourne et réussit
+à atteindre le golfe de Carpentaria, après avoir traversé toute l'île.
+À son retour à Cooper Creek, dont il avait fait son lieu de
+ravitaillement, il trouva que ses compagnons avaient quitté la place 7
+heures avant, en emportant les provisions. Il mourut de faim, lui et
+ceux qui l'accompagnaient, à l'exception de King, qui fut trouvé
+exténué, vivant de racines avec les sauvages.</p>
+
+<p>Les nombreuses expéditions qui furent envoyées à la recherche de Burke
+aidèrent beaucoup à la découverte du pays.</p>
+
+<p>En 1862, Stuart traversa l'île du nord au sud, depuis <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span>
+Adélaïde jusqu'au golfe de Van Diémen. Quelque temps après le
+gouvernement de l'Australie du Sud établit sur cette route une ligne
+télégraphique de 2,000 milles. Elle se soude à Port Darwin au câble
+qui passe par Java, et se rallie aux Indes. De divers points de cette
+ligne télégraphique, à différentes époques, d'autres explorateurs
+s'acheminèrent vers l'ouest, traversant à des latitudes différentes
+toute l'Australie Ouest. D'après leur récit, un désert pierreux
+s'étendrait au centre, entre l'Australie Ouest et l'Australie Sud; ils
+ont aussi rencontré des lacs nombreux. Le reste est du bon terrain,
+propre à la culture et à l'élevage. Le gouvernement de l'Australie du
+Sud construit en ce moment un chemin de fer, le long du télégraphe,
+entre Adélaïde et Port Darwin; les travaux se poursuivent des deux
+côtés, et dans quelques années, la locomotive traversera la grande
+île, non seulement du sud au nord, mais en plusieurs autres
+directions. En 1881, le gouvernement de Queensland a fait étudier une
+ligne qui irait de Roma au centre de la colonie, jusqu'au golfe de
+Carpentaria. Les explorateurs purent conduire avec eux un petit char.
+Une grande discussion agite en ce moment la colonie. Des compagnies
+proposent d'exécuter ces lignes de railway, moyennant la cession d'une
+quantité de terres, d'après le système américain, mais la population
+ne veut pas que les railways servent à enrichir quelques compagnies,
+et insiste pour que l'opération soit faite directement par la colonie.</p>
+
+<p>Melbourne, capitale de Victoria, est déjà reliée par un <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span>
+railway à Sydney, capitale de la Nouvelle-Galle du Sud, et
+le sera bientôt à Adélaïde, capitale de l'Australie du Sud. Sydney
+sera aussi, sous peu de temps, reliée à Brisbane, capitale du
+Queensland, et de nombreux tronçons ont déjà franchi les montagnes
+Bleues et s'avancent de toutes parts vers l'intérieur. Les lignes
+ouvertes atteignent déjà environ 10,000 kilomètres. Plus de 60,000
+kilomètres de lignes télégraphiques servent aux communications; 22
+banques, entre capital et dépôts, opèrent sur une somme de cent
+millions de livres sterling, soit 2 milliards <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de francs. La presse
+compte 640 journaux.</p>
+
+<p>En fait de gouvernement, chaque colonie est indépendante. Elle a à sa
+tête un gouverneur nommé par la Reine et payé par la colonie. Suivant
+le système des gouvernements constitutionnels, le pouvoir est exercé
+par le conseil des ministres; ceux-ci doivent avoir la confiance des
+Chambres. Les deux Chambres, appelées Conseil législatif et Assemblée,
+sont toutes deux élues dans quelques colonies. Dans d'autres,
+l'Assemblée seule est élue et les membres du Conseil législatif sont
+nommés par le gouverneur; celui-ci a le droit de dissoudre l'Assemblée
+et d'opposer son <i>veto</i>, au nom de la Reine, aux lois qui ne lui
+sembleraient pas conformes à la justice ou à l'utilité publique.</p>
+
+<p>La population, qui était de 1,000 personnes à Botany-Bay en 1788,
+atteint aujourd'hui près de 3,000,000. Le plus grand nombre sont
+d'origine anglaise et irlandaise; viennent ensuite les Allemands, et
+environ 40,000 Chinois. <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> Les naissances dépassent de deux
+tiers le montant des décès. Elles atteignent une moyenne de 36 par
+1,000 pendant qu'elles ne sont que 35 par 1,000 en Angleterre. Les
+décès sont de 14 par 1,000 pendant qu'ils sont de 22 par 1,000 en
+Angleterre. Les mariages atteignent le chiffre de 7 par 1,000. L'excès
+des immigrants sur les émigrants est d'une moyenne annuelle de 20,000.</p>
+
+<p>Le climat est tempéré dans le sud, chaud vers le nord. Le manque de
+hautes montagnes et de grandes rivières rend le pays sujet à des
+sécheresses qui occasionnent parfois de grandes pertes de bétail.</p>
+
+<p>Quant à la conformation et à la géologie, l'Australie est un immense
+plateau élevé à 2,000 pieds environ sur le niveau de la mer vers
+l'est, et de 1,000 pieds vers l'ouest, avec une bande de terrain plat
+entre ce plateau et la mer. Vers le sud-est, il y a une surélévation
+qui constitue les Alpes australiennes, dont les pics les plus élevés
+atteignent 2,300 mètres ou 7,000 pieds. Les rivières qui partent de
+ces montagnes convergent généralement à l'ouest, où le plateau est
+moins haut. Vers l'intérieur, les eaux pluviales se ramassent dans des
+lacs généralement salés; là le sol est un composé de désagrégations
+granitiques qui forment un désert sablonneux. La bande de terre plate
+entre la mer et les plateaux est généralement granitique. Le granit
+forme aussi la base des Alpes australiennes.</p>
+
+<p>Dans certains endroits, le granit est remplacé par des stratifications
+pal&oelig;zoïques, la plupart en forme de schiste et presque verticales.
+Vers l'est et le sud, dans la bande <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de terre plate, on
+trouve des bassins de charbon, gisant sur les rocs plus anciens
+granitiques et pal&oelig;zoïques. Sur le bord de cette bande de terre, on
+voit généralement une pierre sablonneuse en stratifications obliques.
+Dans l'intérieur, les laves volcaniques tertiaires, les sables, les
+marnes, sont communes et bien fournies de fossiles.</p>
+
+<p>Vers le sud, la terre est formée de roches tertiaires représentant
+tous les dépôts européens depuis l'éocène.</p>
+
+<p>Dans le granit australien, on trouve des veines riches en minerai, et
+spécialement en or. On rencontre aussi l'étain emporté et lavé par
+l'eau dans les dissolutions de granit. Dans le <i>Sud-Australie</i>, on
+trouve de riches veines de sulphide de cuivre dans des rocs qui sont,
+probablement de l'âge cambrian. On ne remarque en Australie aucune
+trace indiquant qu'elle ait participé à l'âge de glace; on pense
+généralement qu'elle est de formation récente et qu'elle est sortie de
+l'Océan à la suite de bouleversements volcaniques. Des fossiles
+d'animaux, on conjecture que le climat a dû être anciennement plus
+chaud.</p>
+
+<p>Pour la faune, l'Australie présente la spécialité des marsupiaux, dont
+le kanguroo et l'opossum sont les principales variétés parmi les cent
+dix connues. Il y a aussi 24 espèces de chauves-souris, un chien
+sauvage, 30 espèces de rats et souris, et une grande variété de
+baleines, de phoques et de marsouins. Les marsupiaux, qui sont les
+plus anciens mammifères, ont laissé des fossiles qui prouvent qu'ils
+ont atteint anciennement jusqu'à la grosseur <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> du rhinocéros.
+Il y a 630 espèces d'oiseaux, dont le plus grand est l'Ému ou autruche
+australienne. Plusieurs, comme l'oiseau à lyre, le dindon des forêts
+et divers perroquets, sont spéciaux à l'Australie. On compte plus de
+60 espèces de serpents, la plupart venimeux.</p>
+
+<p>Cent quarante espèces de lézards, parmi lesquels l'iguana atteint de
+vastes proportions. Les insectes de toute qualité sont nombreux, mais
+spécialement les moustiques.</p>
+
+<p>En fait de produits, l'Australie abonde en minerais d'or, de cuivre,
+d'étain et autres métaux. L'or a été d'abord découvert en mai 1851 en
+Nouvelle-Galle du Sud, puis en Victoria, en Queensland et dans les
+autres colonies. On calcule que les mines d'or d'Australie ont déjà
+produit plus de 70 millions d'onces, évalués à environ 277 millions de
+livres sterling, presque 7 milliards de francs. Dans ce chiffre, la
+colonie de Victoria entre pour <sup>2</sup>/<sub>3</sub>.</p>
+
+<p>On trouve aussi le charbon en grande quantité au-delà des montagnes
+Bleues et à Newcastle (New South Wales). On en découvre beaucoup en
+Queensland. Dans ces deux colonies, il y a aussi de grandes quantités
+d'étain.</p>
+
+<p>La laine forme le produit principal de l'Australie; elle est la
+meilleure connue. Il y avait plus de 60,000,000 de moutons dans le
+pays en 1882, sans compter les 2,000,000 de la Tasmanie et les
+13,000,000 de la Nouvelle-Zélande. Il y avait en outre plus d'un
+million de chevaux sans compter les 25,000 de Tasmanie et les 180,000
+de la Nouvelle-Zélande. <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> Les bêtes bovines atteignaient le
+chiffre de 7 millions <sup>1</sup>/<sub>2</sub> et dépassaient 122,000 en Tasmanie et
+700,000 en Nouvelle-Zélande.</p>
+
+<p>Le nombre des porcs atteignait 500,000 et était d'environ 50,000 en
+Tasmanie et 200,000 en Nouvelle-Zélande.</p>
+
+<p>On exporte beaucoup de suif, des peaux, de la viande congelée ou
+conservée en boîtes, de blé, de coton, de tabac, de sucre et de vin.</p>
+
+<p>L'exportation pour 1882 atteint environ 43,000,000 de l. stg., plus de
+1 milliard de francs. L'importation s'élève à la même date à environ
+54,000,000 de l. stg. pour la seule Australie.</p>
+
+<p>L'agriculture se développe aussi tous les jours. En 1881, il y avait
+environ 7 millions d'arpents de terre cultivée, dont la moitié à peu
+près en blé, donnant 31 millions <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de boisseaux. Environ 400,000
+acres ou arpents donnaient 10 millions de boisseaux d'avoine; 152,000
+acres en orge produisaient environ 3,000,000 de boisseaux; 174,000
+acres en maïs produisaient environ 6,000,000 de boisseaux; 38,000
+acres d'autres céréales diverses donnaient 615,000 boisseaux; 109,000
+acres de pommes de terre produisaient 355,000 tonnes; 770,000 acres en
+foin donnaient 887,000 tonnes; 15,000 acres en vignes donnaient
+1,654,000 gallons de vin (le gallon équivaut à environ 4 litres <sup>1</sup>/<sub>2</sub>).
+Il y avait eu en plus 598,000 acres semées en herbe, et 1,237,000
+acres en produits divers. Le blé donnait une moyenne de 9 boisseaux
+<sup>1</sup>/<sub>2</sub> l'acre, l'avoine 26, <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> l'orge 19, le maïs 34, les pommes
+de terre 3 tonnes <sup>1</sup>/<sub>2</sub>, le foin 1 tonne <sup>1</sup>/<sub>6</sub>.</p>
+
+<p>La quantité de terre de la Couronne aliénée jusqu'en 1880 dépassait
+80,000,000 d'acres ou arpents. Le prix varie de colonie à colonie; la
+moyenne atteint presque 1 l. stg. La terre restant disponible
+comprenait environ 2 milliards d'arpents.</p>
+
+<p>Sous le rapport religieux, les <sup>2</sup>/<sub>3</sub> de la population sont protestants.
+Parmi eux, les plus nombreux sont les épiscopaliens, qui ont 12
+diocèses; puis viennent les presbytériens, les wesleyens méthodistes,
+les congrégationnalistes, les luthériens et protestants allemands, les
+baptistes, les juifs, les méthodistes primitifs, les bibliques,
+l'Église du Christ, les unitariens, les presbytériens libres, etc. Les
+catholiques romains forment environ le <sup>1</sup>/<sub>3</sub> de la population; ils sont
+gouvernés par 2 archevêques: Sydney, et Melbourne, et par 11 évêques,
+siégeant dans les villes ci-après: Adélaïde, Armidale, Ballarat,
+Bathurst, Brisbane, Queensland nord, Goulbourn, Maitland, Perth, Port
+Victoria, et Sandhurst. Il y a aussi quelques mahométans, des
+confuciens et des payens. Les églises et les chapelles sont partout
+fort nombreuses, chaque congrégation voulant avoir la sienne.
+L'instruction religieuse ayant été bannie de l'enseignement officiel,
+on y supplée au moyen de nombreuses écoles dominicales qui font sentir
+leur action bienfaisante.</p>
+
+<p>L'enseignement supérieur est donné dans les 3 universités de Sydney,
+Melbourne, Adélaïde, qui confèrent les <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> grades universitaires
+comme en Europe. Il y a un collège militaire à Sandhurst; des musées
+et des écoles techniques à Sydney et à Melbourne. L'instruction
+secondaire a de nombreux collèges officiels et libres: l'enseignement
+primaire est libre pour le maître et obligatoire pour l'élève. On
+compte en outre plusieurs sociétés scientifiques, parmi lesquelles la
+Société royale de New-South-Wales est la principale.
+Chaque ville un peu importante a sa bibliothèque publique. Il y a dans
+toutes les capitales de superbes jardins botaniques et des musées bien
+complets pour toutes les branches de l'histoire naturelle.</p>
+
+<p>L'astronomie possède 3 observatoires bien aménagés à Sydney,
+Melbourne, Adélaïde. À Melbourne, le télescope, un des plus grands du
+monde, a une lentille de 4 pieds de diamètre. Les observations
+météorologiques sont recueillies par ces observatoires et par de
+nombreuses stations dans toutes les autres colonies, y compris la
+Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. Elles sont échangées par le
+télégraphe, et transmises tous les jours au public par la presse. Il y
+a enfin des sociétés de géographie, d'agriculture, d'horticulture et
+autres pour l'avancement de ces diverses branches.</p>
+
+<p>Les capitales sont défendues du côté de la mer par des batteries, et
+des bateaux torpilles. La colonie de Victoria a 3 navires de guerre,
+parmi lesquels un cuirassé, et elle vient d'en acheter d'autres;
+Sydney en a un, et Adélaïde en a acheté un récemment. Tous ces
+navires, y compris celui de la Nouvelle-Zélande, sont maintenant
+réunis à <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> Hobart (Tasmanie) pour les man&oelig;uvres. Du côté de
+la terre, la défense repose sur des volontaires plus ou moins nombreux
+dans les diverses colonies.</p>
+
+<p>Cinq compagnies de navigation font le courrier d'Europe en Australie.
+L'<i>Oriental and Peninsular</i> part d'Angleterre 2 fois le
+mois ainsi que l'<i>Oriental</i>. La première touche aux Indes à Colombo,
+la seconde va directement par Suez touchant à Naples, les lettres par
+cette voie ne mettent pas plus de 31 jours d'Australie à Londres. La
+<i>British India</i> part une fois par mois de Brisbane, passe
+par le détroit de Torres et touche à Batavia; la <i>Pacific American</i>
+part de San-Francisco chaque vingt-huit jours, touche à
+Auckland et arrive à Sydney; les Messageries maritimes partent de
+Marseille chaque 28 jours et arrivent en Australie, par Aden, Mahé,
+Réunion, Maurice. Le prix moyen du passage, en première classe, est de
+1,600 fr.; la durée du trajet de 31 à 45 jours. Il y a en outre
+plusieurs autres Compagnies transportant voyageurs et marchandises,
+soit dans des bateaux à vapeur, soit dans des bateaux à voiles. En
+1880, le nombre de navires ayant touché aux ports d'Australie,
+Tasmanie et Nouvelle-Zélande s'est élevé à 2,375, avec un tonnage de
+277,191 tonnes. Dans ce chiffre, les steamers étaient 630 avec un
+tonnage de 76,257 tonnes, et les navires à voiles 1,745, avec un
+tonnage de 200,934 tonnes.</p>
+
+<a id="img073" name="img073"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img073.jpg" width="500" height="324" alt="" title="">
+<p>Indigènes australiens.</p>
+</div>
+
+<p>En 1880, le revenu total pour les colonies australiennes s'est élevé à
+17,069,015, l. stg. parmi lesquelles 6,179,405 <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> provenaient
+des contributions, timbre et droits fiscaux. La dépense s'élevait à
+18,680,340 l. stg. (soit presque <sup>1</sup>/<sub>2</sub> milliard de fr..) Les
+contributions atteignaient une moyenne de 2 l. 6 s. par tête
+d'habitant, la recette 6 l. 7 s., la dépense 6 l. 19 s.</p>
+
+<p>La dette publique des colonies ensemble s'élevait à 89,910,249, l.
+stg., soit 33 l. stg. 0 s. 8 <sup>1</sup>/<sub>4</sub> pence par tête d'habitant.</p>
+
+<p>Après cet aperçu général sur l'ensemble des colonies australiennes, il
+est bon d'ajouter quelques renseignements sur les indigènes.</p>
+
+<p>On suppose qu'ils sont encore au nombre de quelques centaines de mille
+dans l'intérieur. Dans les endroits colonisés, ils ont disparu. Les
+squatters en emploient quelques-uns comme domestiques ou bergers: les
+femmes font un bon service, les hommes excellent à dompter les
+chevaux. La police les emploie à traquer les convicts évadés dans la
+forêt, et dans cet exercice ils réussissent à merveille. On a voulu en
+faire des soldats, et les employer à poursuivre d'autres indigènes,
+mais il a fallu y renoncer, parce qu'ils ne leur faisaient jamais
+quartier et tuaient tout ce qu'ils trouvaient.</p>
+
+<p>Les indigènes d'Australie appartiennent à deux types différents qui se
+sont plus ou moins croisés; l'un est le type indo-européen: on le
+reconnaît aux cheveux lisses, aux coutumes et surtout à leur mode de
+parenté identique à celui des tribus de Télégu et de Tamil dans
+l'Hindoustan; on le retrouve aussi chez les Indiens de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span>
+l'Amérique du Nord. D'après ce système, les enfants de mon frère sont
+mes enfants, pendant que les enfants de mes s&oelig;urs sont mes neveux
+et nièces; mais les petits-enfants de mes s&oelig;urs comme ceux de mes
+frères sont mes petits-enfants.</p>
+
+<p>Si je suis femme, les enfants de mes s&oelig;urs sont mes enfants, et les
+enfants de mes frères sont mes neveux et nièces; les petits-enfants de
+mes s&oelig;urs et de mes frères sont mes petits-enfants. Tous les frères
+de mon père sont mes pères, mais toutes les s&oelig;urs de mon père sont
+mes tantes. Toutes les s&oelig;urs de ma mère sont mes mères, mais tous
+les frères de ma mère sont mes oncles. Les enfants des frères de mon
+père sont mes frères et s&oelig;urs; il en est de même pour les enfants
+des s&oelig;urs de ma mère, mais les enfants des s&oelig;urs de mon père et
+ceux des frères de ma mère sont mes cousins. Si je suis un homme, les
+enfants de mes cousins sont mes neveux et nièces, mais les enfants de
+mes cousines sont mes enfants.</p>
+
+<p>L'autre type est celui des nègres, caractérisé par les cheveux crépus;
+toutefois, ils n'ont pas les grosses lèvres des Africains. On suppose
+que les Arabes ont fourni un large contingent à l'Australie; on trouve
+en effet dans la plupart des tribus l'usage de la circoncision et
+aucune d'elles n'adore les idoles. Les Australiens sont grands,
+généralement bien faits, ont une belle démarche, mains et pieds
+petits, superbes dents. Les femmes sont plus petites et moins belles,
+et leur condition est misérable. On ne trouve en Australie aucune
+trace d'architecture; <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> l'indigène vit en plein air ou se loge
+dans des cabanes en écorce d'eucalyptus; il sait pourtant faire des
+paniers, des filets, des armes consistant en <i>boomerangs</i>,
+casse-tête de diverses formes, hachettes de pierre, flèches et arcs,
+écus et lances. Il vit de chasse et de pêche. Dans les guerres, il
+mange l'ennemi; il pratique la polygamie.</p>
+
+<p>À l'arrivée des Européens, les tribus avaient chacune leurs lois et
+leur territoire qu'elles ne pouvaient dépasser. Celles de la côte,
+obligées de faire place aux blancs et ne pouvant se réfugier en
+arrière, périrent pour la plupart de faim ou de la petite vérole.</p>
+
+<p>Les tribus sont généralement divisées en <i>clans</i>, et chaque <i>clan</i> a
+son <i>totem</i> ou enseigne; c'est le plus souvent un des
+animaux de la contrée qui sert d'enseigne: le kanguroo, l'ému, le
+chat, le chien, un serpent, etc.</p>
+
+<p>Les mariages entre personnes du même clan et du même sang sont
+défendus. Celui qui veut se marier doit s'adresser à un autre clan, et
+il est obligé de donner une s&oelig;ur en échange pour la femme qu'il
+prend. Il peut prendre autant de femmes qu'il a de s&oelig;urs à donner.
+S'il n'a point de s&oelig;urs, il doit aller au loin et enlever une femme
+dans une autre tribu. Pour le mariage, on consulte les vieillards du
+clan; on ne consulte jamais la fiancée; les parents et les deux clans
+s'assemblent à l'occasion du mariage et font, un <i>corroborée</i> (fête)
+avec chants et danses. La fiancée est conduite à la cabane du fiancé,
+elle marque son consentement en allumant le feu dans la cabane de
+l'époux. Ils dorment à distance pendant <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> les 5 premières
+nuits; ensuite les invités rentrent chacun dans leur quartier. Il est
+défendu à la belle-mère de parler au beau-fils comme à celui-ci de lui
+adresser la parole. Les Australiens sont très jaloux de leurs femmes;
+elles sont chargées de préparer la nourriture et de fournir les
+légumes; l'homme doit fournir le gibier et le poisson. Lorsque le mari
+a deux femmes qui se querellent, il remet un bâton à chacune et les
+force à se battre; si elles refusent, il les bat lui-même toutes les
+deux.</p>
+
+<p>La justice est réglée par les vieux. S'il y a 2 coupables, ils se
+placent à distance et se tirent mutuellement une flèche; si un seul
+est coupable, celui à qui il a fait tort lui administre un certain
+nombre de coups de bâton. Les garçons et les filles ne peuvent jouer
+ensemble; l'incontinence avant le mariage est punie de mort.</p>
+
+<p>La propriété particulière est inconnue, tout ce qu'on possède est
+propriété du <i>clan</i>. La mère s'éloigne de la maison pour les couches,
+elle est assistée par des amies; lorsqu'elle rapporte l'enfant, le
+père lui donne un nom et combine déjà les fiançailles avec les vieux
+du clan; mais souvent l'enfant meurt faute de soins et quelquefois la
+mère le tue pour se soustraire aux peines et soucis de l'élevage.
+Selon l'usage des Juifs, la veuve passe à son beau-frère; s'il n'y a
+pas de beau-frère et qu'elle ne choisisse un autre mari, elle devient
+la propriété publique. Pour les funérailles, ils font généralement peu
+de cérémonies; ils creusent la terre, et y déposent le cadavre
+<span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> tantôt couché, tantôt debout avec les genoux ramassés à la
+poitrine.</p>
+
+<p>Les maladies dominantes sont celles du foie et de la poitrine. Depuis
+l'arrivée des blancs, il faut y ajouter l'ivrognerie et les maladies
+vénériennes. Ils croient aux mauvais esprits, et pratiquent beaucoup
+de sorcelleries; ils sont persuadés que la maladie a toujours pour
+cause le mauvais vouloir d'un sorcier. Le gras humain, l'os d'ému et
+des cheveux, le tout mêlé ensemble, forme un <i>charm</i>. L'os
+entre dans le corps de la victime et la rend malade. Ces <i>charm</i>
+sont cause de beaucoup de guerres et de morts. Ils croient en
+un Être suprême créateur de toute chose, qui n'a eu aucun commencement
+et n'aura pas de fin; ils l'appellent Norallie; ils disent qu'il est
+marié et qu'il a un fils unique excellent; ils croient que la femme de
+Norallie punira à son heure tous les méchants. Ils racontent que le
+cours de la rivière le Murray a été formé par la fuite d'un grand
+serpent, et que ce grand serpent a été tué par Norallie. Ils croient
+que Norallie habitait la terre, mais l'homme l'ayant dégoûté par ses
+méfaits, il s'en est allé dans l'autre monde. Un jour, il revint, et
+voyant que l'homme détruisait le gibier, il appela les animaux et leur
+dit de se garer des hommes; dès ce jour, animaux et oiseaux devinrent
+sauvages et difficiles à prendre. Ils excellent à soigner les
+blessures, et emploient pour cela de la terre et quelques herbes.</p>
+
+<p>Le langage varie selon les tribus, mais, il a presque toujours la même
+construction; il est de source arienne, <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> et comprend beaucoup
+de mots venant du sanscrit. Ils n'ont pas de chiffres au-delà de cinq.
+Pour exprimer un plus grand nombre, ils disent beaucoup. Ils manquent
+des lettres f v s et z. Dans les déclinaisons des noms, les cas sont
+formés par la variation de la terminaison. Pour dire mon père, la
+tribu de Titnie à Fowlers-bay dit <i>Mumma</i>; la tribu Maroura, sur le
+lac Darling, dit <i>Guia Kambïa</i>; la tribu Meru, sur le Bas-Murray, dit
+<i>Pita</i>; la tribu Narrinyeri dit <i>Nanghaï</i>; la tribu Tatiara à
+Border-Town dit <i>Mamee</i>.</p>
+
+<p>Pour donner une idée des sons, je mets ici la traduction du <i>Pater</i>
+dans le langage parlé sur la rivière Darling.</p>
+
+<hr>
+
+<p>«Ninnana combea, innara inguna karkania, Munielie nakey, Emano pumum
+culpreatheia, ona kara canjelka, yonangh patua, angella, Nokinda
+ninnana kilpoo, yanie Thickundoo wantindoo ninnanna Illa ninnanna
+puniner, thullaga, Thillthill Chow norrie morrie munda, lullara munie.
+Euelpie.»</p>
+
+<hr>
+
+<p>Ils ont une certaine poésie, et un vrai talent d'imitation. Voici le
+refrain de leur chanson, à leur première vue de la locomotive:</p>
+
+<p class="poem10">
+ «Voyez-vous la fumée en kapunda?<br>
+ La vapeur, souffle en mesure,<br>
+ Se répand rapide et blanche comme la gelée.<br>
+ Elle court comme une eau courante,<br>
+ Elle frappe comme une baleine qui crache.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> Dans plusieurs tribus, les jeunes gens ne sont admis aux
+privilèges accordés aux hommes, parmi lesquels celui du mariage et le
+droit de manger certaines sortes d'aliments, qu'après avoir passé par
+certaines épreuves ayant pour but de fortifier leur courage. Parmi ces
+épreuves, une consiste à arracher une dent incisive, l'autre à tatouer
+le dos; mais la plus pénible est la dépilation. Pour la première de
+ces épreuves, on choisit les jeunes gens en âge voulu; le vieux
+médecin place l'extrémité d'un bâton contre une incisive, il bat avec
+une massue sur l'autre bout et la dent saute. Pour la dépilation, on
+place le patient à terre, et le vieux médecin lui arrache un à un tous
+les poils, en s'accompagnant d'un chant monotone. Après l'opération,
+qui doit être endurée sans pousser un cri, le patient est proclamé
+guerrier, et prend place à côté de ses compagnons d'armes. Toutefois,
+plusieurs meurent à la suite de ces cruelles épreuves.</p>
+
+<p>Les divers gouvernements ont essayé de civiliser ces malheureuses
+populations, mais sans résultat; il y a encore quelques établissements
+où ils sont reçus et instruits par les missionnaires, et dans
+l'intérieur il y a de nombreuses stations où on leur distribue des
+couvertures et des aliments aux frais de la colonie; mais le résultat
+de ces efforts n'est pas grand. Les indigènes prennent les défauts des
+civilisés bien plus que les qualités, et périssent par l'abus des
+liqueurs, du tabac, et par les maladies vénériennes. On peut prévoir
+le temps où il sera <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> des indigènes de l'Australie ce qui a
+été de ceux de la Tasmanie; ils ne vivront plus que dans la mémoire
+des anciens, et par l'histoire. Mais il est temps de reprendre mon
+récit de voyage.<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> CHAPITRE XXVII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Port-Philipp. &mdash; Melbourne. &mdash; La ville. &mdash; Les faubourgs. &mdash; Le
+ téléphone. &mdash; La colonie de
+ Victoria. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Rivières, lacs,
+ montagnes. &mdash; Population. &mdash; Religion. &mdash; Armée. &mdash; Marine. &mdash; Terres. &mdash; Revenu. &mdash; Dépenses. &mdash; Bétail. &mdash; Navigation. &mdash; Exportation.-Importation. &mdash; Produits. &mdash; Poste. &mdash; Télégraphe. &mdash; Chemins
+ de fer. &mdash; Banques. &mdash; Caisse
+ d'épargne. &mdash; Écoles. &mdash; Usines. &mdash; Mines. &mdash; Églises. &mdash; Agriculture. &mdash; Les
+ parcs. &mdash; Le jardin zoologique. &mdash; Leledale. &mdash; Le vignoble de
+ Saint-Hubert. &mdash; Les sauterelles. &mdash; Retour à Melbourne. &mdash; Départ pour
+ Ballarat. &mdash; Geelong. &mdash; L'eucalyptus. &mdash; Une condamnation sévère. &mdash; La
+ loi morale et la loi divine. &mdash; <i>Struggle for life.</i>
+ &mdash; Les trois bébés retrouvés.</p>
+
+<p>C'est le 15 décembre 1883 au matin, que j'arrive à l'entrée de
+Port-Philipp. Cette immense baie a 32 milles de long sur 22 de large;
+l'entrée n'a que 2 milles. À droite, je vois construire des batteries
+en terre, à gauche s'élèvent les beaux hôtels de <i>Quen's cliff</i>,
+station de bains qu'on atteint de Melbourne par 4 heures de
+railway. Des bouées marquent le canal sud où passent les grands
+navires; ceux d'un faible tirant suivent un canal au centre: plusieurs
+phares indiquent la route pendant la nuit. Un peu plus loin, un navire
+échoué indique la présence de bancs de sable. Nous dépassons plusieurs
+voiliers, et, après 2 ou 3 heures, nous laissons à droite 2 navires de
+guerre et à gauche Williamstown où s'arrêtent les steamers de gros
+tonnage. Nous pénétrons dans le Yarra-Yarra, <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> rivière
+tortueuse qu'on est en train de draguer; ses rives sont couvertes
+d'usines, dont quelques-unes fabriquent les engrais et exhalent une
+odeur insupportable. On projette un canal pour atteindre en ligne
+droite Melbourne et éviter les nombreux détours de la rivière; à 10
+heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> notre navire jette l'ancre devant la douane dans la
+capitale de Victoria.</p>
+
+<p>C'est une ville d'environ 300,000 âmes, qui rappelle les plus belles
+capitales européennes; les divers palais de ville, les nombreuses
+banques, le palais de justice, l'Université, le Musée, le Palais de
+l'Exposition sont des monuments de premier ordre. La ville est bâtie
+sur deux collines; ses rues ont 99 pieds de large et se coupent à
+angle droit: de nombreux et vastes parcs séparent les divers
+quartiers: d'innombrables faubourgs s'étendent au loin et, par leurs
+parcs et leurs églises, ressemblent à autant de petites villes.</p>
+
+<p>C'est samedi; à 2 heures presque tous les magasins ferment. Dans
+<i>Collin's street</i> je vois une très belle statue de Burke,
+le grand explorateur qui a fini d'une manière si tragique. Près de là,
+un vaste marché couvert, de belle architecture, réunit les fruits et
+légumes du printemps à côté de tous les joujoux et jouets, des
+perroquets de toutes sortes, des collections de chiens en cage, etc.
+Entre <i>Collin's street</i> et <i>Bourke street</i>, 5
+ou 6 longues galeries ou passages couverts étalent dans de vastes
+magasins les plus riches étoffes, et tous les produits de l'industrie
+européenne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> Je fais quelques visites dans les faubourgs; les chemins de
+fer et les omnibus facilitent la circulation; une compagnie de tramway
+va installer le système de la ficelle continue qui fonctionne à
+San-Francisco. À peine je sors de la ville, je vois partout des
+parties de <i>criket</i> ou de <i>lawn-tennis</i>. De jolis petits
+pavillons entourés de gracieux jardins sont la demeure des gens
+d'affaire qui quittent la ville aussitôt qu'ils sortent du bureau ou
+du comptoir.</p>
+
+<a id="img074" name="img074"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img074.jpg" width="500" height="348" alt="" title="">
+<p>Palais de ville à Melbourne.</p>
+</div>
+
+<p>À la poste, des jeunes filles répondent au guichet. À chaque coin de
+rue, ce sont aussi des jeunes filles qui servent dans les <i>bar</i>.
+Des inconvénients sérieux se sont produits, et un mouvement
+se forme dans l'opinion publique pour demander la suppression des
+filles dans les <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> <i>bar</i>. Les fils du téléphone
+enserrent la ville de toute part; le soir, la lumière électrique
+alterne sur certains points avec le gaz.</p>
+
+<p>Au centre de la ville et près du port, je remarque d'immenses
+entrepôts de laine dans des édifices en pierre à 5 étages. À
+l'imprimerie du gouvernement, j'achète l'<i>Australian handbook</i>,
+recueil statistique officiel qui vient de paraître, et d'où
+j'extrais les renseignements ci-après.</p>
+
+<p>Victoria, la plus petite du territoire, une des plus jeunes parmi les
+colonies australiennes, est pourtant celle qui a fait le plus de
+progrès.</p>
+
+<p>Elle a commencé par un établissement de <i>convicts</i>. En 1835, les
+squatters John Batman et Pascoe Fawkner arrivant de Tasmanie,
+s'établirent sur le terrain qu'occupe aujourd'hui Melbourne. Bientôt
+Sir Thomas Mitchell les rejoint, arrivant par terre de Sydney et
+amenant du bétail. La fertilité de la contrée qu'il traversa lui fit
+donner le nom d'<i>Australia felix</i>. Le pays se peupla si vite qu'en
+1851 il obtint d'être séparé de <i>New South Wales</i>, pour
+être érigé en colonie indépendante, sous le nom de Victoria. Peu
+après, de riches dépôts d'or furent découverts et attirèrent de
+nombreux <i>diggers</i> de tous les points du globe. Les
+<i>diggers</i>, traités trop rudement par la police, se
+révoltèrent à Ballarat, en 1854; le sang coula des deux côtés, mais à
+la fin, les abus qui avaient été la cause de ce désordre cessèrent. En
+1855, on obtint une nouvelle constitution avec gouvernement
+responsable.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> La colonie de Victoria s'étend sur un terrain de 87,884
+milles carrés, soit 56,245,660 acres ou arpents. Elle a pour limites,
+au nord et à l'est, la rivière Murray depuis les <i>springs</i>
+dans <i>Forest hill</i>, jusqu'au cap Howe; à l'ouest, elle
+confine avec la colonie du <i>Sud Australie</i> sur une ligne longue de 242
+milles, près le 141° méridien de longitude <i>Est</i>, depuis le Murray
+jusqu'à la mer. Au sud, elle a pour limite l'océan Pacifique et le
+détroit de Bassus. Une rangée de montagnes traverse la colonie; elles
+portent le nom d'Alpes australiennes vers l'est, et de Pyrénées vers
+l'autre extrémité: le Bogong, pic le plus élevé, atteint 6,100 pieds.
+De nombreuses rivières arrosent la colonie; la principale est le
+Murray, qui est en même temps la plus importante de toute l'Australie;
+sa longueur est de 1,300 milles; 158 lacs sont répandus ça et là, et
+leur surface varie depuis 57,000 jusqu'à 40 acres; quelques-uns sont
+salés.</p>
+
+<p>La population en 1882 atteignait le chiffre de 906,225 âmes. Sur ce
+chiffre on compte 12,000 Chinois, et à peine 780 indigènes. Par
+rapport à la densité, on compte 10, 31 habitants par mille carré.
+Quant à la nationalité, je relève que nous sommes tout au bas de
+l'échelle dans toutes les colonies australiennes. Nous avons 1,042
+Français en Victoria, 1,205 en Nouvelle Galle du Sud, 261 en
+Queensland, 213 dans l'Australie du Sud, 21 dans l'Australie de l'Est,
+28 en Tasmanie, 614 en Nouvelle-Zélande, soit 3,384 Français sur 3
+millions <sup>1</sup>/<sub>2</sub> d'âmes qui peuplent ces colonies.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> Pour la religion, en Victoria, 210,070 habitants sont
+catholiques romains, 4,472 juifs, 11,563 païens, les autres sont
+protestants de diverses sectes. L'armée compte 3,000 volontaires avec
+117 canons, et la marine 372 hommes et 58 canons.</p>
+
+<p>Pour les terres, Victoria a aussi le système de sélection. Le nombre
+d'acres que chaque personne peut choisir est fixé à 320, au prix de 20
+schellings payables en 20 ans, à 1 sch. par an; le sélecteur doit
+cultiver le dixième de son terrain, améliorer le reste jusqu'à
+concurrence de 20 sch. par acre, et résider 5 ans sur la terre.</p>
+
+<p>Le revenu en 1882 était de 5,592,362 l. stg.; la dépense de 5,145,764
+l. stg. La terre vendue dans la même année comprend 441,443 acres,
+ayant réalisé 598,079 l. stg.</p>
+
+<p>La terre cultivée comprenait 2,040,916 acres.</p>
+
+<p>Le bétail s'élevait à 280,274 chevaux, 1,287,088 têtes bovines,
+10,174,246 moutons, 237,917 porcs.</p>
+
+<p>Les 1,218 bureaux de poste avaient timbré 28,877,977 lettres et
+12,383,928 journaux. Les navires entrés dans les ports de la colonie
+étaient au nombre de 2,089 avec 1,349,093 tonnes; 2,079 étaient
+sortis, jaugeant ensemble 1,341,791 tonnes. L'importation s'est élevée
+à 18,748,081 l. stg., et l'exportation à 16,193,579 l. stg. Dans ces
+chiffres, la laine figure pour 108,029,246 livres, du prix de
+5,902,624 l. stg.; le suif pour 13,722,240 livres, du prix de 189,304
+l. stg.; les peaux pour 136,105 l. stg.; blé, farine, pain et biscuits
+pour 3,457,390 boisseaux, de la valeur, de 966,487 l. stg. La dette
+publique en 1882 était <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> de 22,103,202 l. stg. L'or extrait
+dans la même année était de 898,535 onces, du prix de 3,594,144 l.
+stg.</p>
+
+<p>Les 1,355 milles de chemin de fer avaient donné 1,781,078 l. stg. Les
+336 bureaux télégraphiques avaient expédié 1,418,769 dépêches.</p>
+
+<p>Les 12 banques, avec un capital de 9,432,250 l. stg., capital versé,
+avaient un <i>asset</i> de 31,248,586 l. stg., et <i>liabilities</i> pour
+25,496,305 l. stg. Les 222 caisses d'épargne avaient reçu, de 122,584
+déposants, 3,121,246 l. stg.; 776 sociétés de bienfaisance (friendly
+societies) comptaient 51,399 membres. Les 58 villes et villages
+possédaient une propriété imposable de 34,559,353 l. stg., avec un
+revenu de 458,781 l. stg. Les 2,417 écoles avaient 257,388 élèves
+inscrits. Sur les 135 élèves de l'Université de Melbourne, 73 avaient
+été gradués. Le nombre des personnes arrêtées avait été de 26,423, sur
+lequel 616 avaient passé devant le jury et 402 condamnées. Le nombre
+des usines était de 2,469, celui des mines de 4,149; on comptait 3,518
+églises et chapelles.</p>
+
+<p>Pour l'agriculture, 969,362 acres cultivées à blé avaient donné
+8,751,474 boisseaux; 5,732 acres de vignes avaient donné 516,763
+gallons de vin, 3,377 gallons d'eau-de-vie, outre 15,543 quintaux de
+raisin vendus pour la table. Le phylloxéra ayant fait son apparition,
+une loi prescrit l'arrachement des vignes attaquées et des vignes non
+attaquées, dans un rayon de 3 milles. Le propriétaire est indemnisé du
+montant de la récolte d'une année pour l'arrachement des vignes
+attaquées, et du montant de <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> la récolte de 3 années pour les
+vignes non attaquées.</p>
+
+<p>Le dimanche, tous les magasins, tous les bureaux, y compris la poste,
+sont fermés; c'est le bon jour pour visiter les &oelig;uvres catholiques.
+Il y a 70,000 catholiques à Melbourne et plusieurs paroisses; une
+superbe cathédrale est en construction. Mgr l'archevêque me reçoit
+avec bonté; c'est un bon vieillard un peu fatigué: les Pères Jésuites,
+les Carmes, les S&oelig;urs de la Merci et de la Providence, tous
+Irlandais, ont de nombreux collèges, couvents, orphelinats. J'ai vu
+aussi une association de jeunes gens sous le nom de <i>Young men
+Christian Association</i>, et la Société des filles de Marie.
+À la cathédrale, j'entends une messe chantée par des voix d'hommes et
+de femmes d'un très bel effet.</p>
+
+<p>Les parcs sont vastes et bien tenus; partout des joueurs d'<i>organini</i>,
+des vendeurs de glace ou de statuettes, tous Italiens. Au jardin
+zoologique, je remarque une belle collection de <i>cocotoes</i>, perroquets
+indigènes à belle crête, de nombreux kanguroos, des opossums, des
+chats sauvages, des ému ou autruche australienne, le <i>dingo</i> ou chien
+sauvage, le cassowary, immense dindon; l'oiseau à lyre, le <i>pavo
+cristatus</i> blanc, le pigeon couronné de la
+Nouvelle-Guinée, le démon de Tasmanie ou <i>sarcophilus ursinus</i>,
+petit chien noir et affreux qui tue les moutons; l'aigle
+sifflant et plusieurs aigles indigènes, de superbes tigres du Bengale,
+des lions d'Afrique, des ours de Bornéo, des alpaca et llamas de
+l'Amérique du Sud.</p>
+
+<p>Le jardin est arrangé avec beaucoup de goût: au centre <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> il y
+a un rond-point avec bancs et tables pour les pique-niques. Dans un
+des compartiments on a eu la bonne pensée de dresser quelques cabanes
+des anciens habitants; ce sont des écorces d'eucalyptus inclinées; on
+y a placé des armes, lances, casse-têtes, boomerangs, les <i>totem</i>
+ou insignes du clan, les filets, paniers, nattes et autres
+instruments fabriqués par les Australiens indigènes, et on a ajouté:
+Telle était la ville de Melbourne il y a 40 ans!</p>
+
+<p>Je me rends aux divers faubourgs de Richmond, Kiew, Brighton, Authorn,
+etc.; ils ont tous leurs parcs et de magnifiques avenues.</p>
+
+<p>Le 17 décembre, la journée se passe à visiter le palais de
+l'exposition, les jardins, les musées, les faubourgs et divers
+personnages. Je suis heureux de trouver une banque française: le
+Comptoir d'escompte de Paris; M. Phalampin, qui en est le directeur,
+est plein de bonté pour moi et me renseigne sur beaucoup de choses
+concernant le pays. Plusieurs des grandes maisons de commerce en
+Australie sont entre les mains de Belges. Ce sont des jeunes gens
+envoyés ici par l'Institut commercial d'Anvers. Cette école supérieure
+de commerce choisit tous les ans les élèves les plus distingués et
+leur donne 500 fr. par mois durant 3 ans, à condition qu'ils
+s'établissent à l'étranger dans le pays de leur choix pour étudier et
+faire le commerce. Tous ces jeunes gens réussissent, souvent ils
+deviennent chef de grandes maisons et demandent les marchandises
+belges. Ils sont ainsi bien plus utiles à leur <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> pays que
+s'ils étaient restés chez eux pour passer quelques années dans la
+caserne.</p>
+
+<p>Nous n'avons point de consul en ce moment à Melbourne; le chancelier
+me met en relation avec M. de Castella, qui possède dans le district
+de Leledale le vignoble le plus important de l'Australie. M. de
+Castella est de Fribourg (Suisse française), mais par son éducation et
+ses relations il appartient encore plus à la France; il veut bien
+m'emmener à son vignoble. Le chemin de fer nous fait bientôt franchir
+les 40 milles qui séparent Leledale de Melbourne; la contrée est
+ondulée. Au sortir de la zone des faubourgs, nous entrons dans les
+forêts d'eucalyptus qui couvrent la plus grande partie de l'Australie.
+De Leledale à Saint-Hubert, nous avons encore 7 à 8 milles et la
+voiture de M. de Castella nous prend à la gare pour nous déposer
+bientôt après chez lui.</p>
+
+<p>Sur un petit mamelon qui domine la propriété, s'élève la maison du
+maître, flanquée d'une tour pittoresque. Un joli parc au-devant avec
+ses bouquets d'arbres et ses pelouses parsemées de corbeilles de
+fleurs. À côté, un superbe verger et fruitier réunit les légumes et
+les fruits de l'Europe. Derrière la maison, à une certaine distance,
+sont les ateliers, les caves et les pressoirs. De nombreux bébés
+viennent au-devant du papa, et j'arrive enfin à la reine du foyer,
+M<sup>me</sup> de Castella, mère de huit enfants. L'aîné est en ce moment à
+Bordeaux pour suivre la vendange. Il se propose d'étudier ensuite la
+viticulture en Champagne, sur le Rhin et en Hongrie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> Les vignes sont de toute beauté; je compte jusqu'à 20 et 30
+grappes sur chaque cep. Ici sont les chasselas suisses, là les ceps
+venus de l'Hermitage, sur le Rhône; ailleurs ceux de Bourgogne, ceux
+de Bordeaux, de Champagne et ceux du Rhin. Chacun donne un vin
+analogue au pays d'origine. 500,000 pieds sont déjà en rapport, et on
+continue la plantation. Le défoncement se fait par une triple charrue,
+et on plante les boutures à 2 mètres de distance en tous sens. On les
+plantait auparavant à 1 mètre, mais la vigne prenant un grand
+développement dans ce pays, le premier système rapporte autant que le
+second et épargne la moitié de main-d'&oelig;uvre. Les pampres sont
+étendus sur fil de fer, et le terrain nettoyé à la charrue deux ou
+trois fois l'an. Le phylloxéra n'a pas encore paru, mais l'oïdium se
+voit quelquefois; on le prévient par l'emploi du soufre. Un ennemi
+bien plus dangereux est la petite sauterelle; lorsque la grappe est
+encore jeune, elle se pose sur sa tige et en ronge l'écorce; la grappe
+tombe par son propre poids et le raisin est perdu. M. de Castella
+compte que ces malheureuses petites bêtes lui ont fait perdre, dans
+une seule année, plus de 50,000 gallons de vin. Après avoir essayé,
+mais en vain, plusieurs moyens de s'en débarrasser, il finit par
+placer dans ses vignes 300 dindons; ceux-ci furent de précieux
+auxiliaires tant que le raisin était vert; mais, dès qu'il fut mûr,
+ils préférèrent le raisin aux sauterelles, et on eut deux destructeurs
+au lieu d'un. Heureusement les sauterelles ne sont pas tous les ans si
+nombreuses. La grosse <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> chenille est aussi parfois un ennemi à
+redouter. Ce n'est pas sans peine qu'on se fait vigneron dans les
+colonies, lorsqu'on ne l'a pas été d'abord dans la mère patrie. On
+marche par tâtonnements, on perd du temps et souvent les produits:
+écoutons plutôt M. de Castella lui-même. Dans une brochure qu'il
+adresse à la Société philomathique de Bordeaux, il dit: «Pour nous
+éclairer sur le choix à faire parmi tant de méthodes, nous nous mîmes
+à lire tous les livres sur le vin, que nous pûmes nous procurer:
+Chaptal, Pellicot, le comte Odart, d'Armailhac, Guyot, Vergnette,
+Lamotte, et d'autres encore. Malheureusement, notre manque d'éducation
+viticole préalable nous empêchait souvent de les comprendre, et notre
+expérience était trop restreinte pour nous mettre à même de choisir
+parmi tant d'enseignements divers ce qui convenait à chacun de nous,
+selon le climat et la nature des cépages.» Durant plusieurs années, le
+vigneron inexpérimenté fut obligé de passer à l'alambic une grande
+partie de sa récolte. Quelquefois ce fut le hasard qui vint à son aide
+et voici comment il le raconte lui-même dans sa brochure: «À plusieurs
+reprises des tonneaux de vin blanc placés à l'écart à la vendange se
+trouvèrent oubliés et ne furent pas remplis en même temps que les
+autres: L'un d'eux, un fût de 20 hectolitres environ, fut trouvé en
+vidange cinq semaines après qu'il avait été rempli de moût, le vin en
+était parfait; et, conservé longtemps, à dessein, il demeura un des
+meilleurs de ma cave. Par degré, à chaque vendange, je prolongeai
+l'intervalle entre <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> le jour d'entonnement du moût, et le jour
+du remplissage jusqu'à la bonde.»</p>
+
+<p>Néanmoins, tant de persévérance et de sacrifices étaient encore loin
+de recevoir leur récompense. Les Australiens aimaient le vin
+alcoolisé, la plupart des vignerons le droguaient avec de l'alcool et
+du sucre, et la réputation des vins coloniaux était tombée si bas que
+«douze ans après que j'avais commencé à planter, dit encore l'auteur
+de la brochure, la vigne était devenue une propriété si mauvaise que
+le coût d'arrachement était calculé dans toute évaluation de terre
+cultivée en vignes.»</p>
+
+<p>Enfin des jours meilleurs arrivèrent pour les vignerons, grâce à la
+persévérance des plus intelligents.</p>
+
+<p>À l'exposition universelle de Melbourne, l'empereur d'Allemagne avait
+offert un prix composé de 7 surtouts d'argent doré, d'une valeur de
+25,000 fr., qui devait être adjugé à celui des exposants australiens
+dont le mérite artistique et industriel serait le mieux démontré par
+les hautes qualités de son produit. Le jury alloua ce prix à M. de
+Castella pour les vins de Saint-Hubert. Plusieurs autres récompenses,
+à diverses expositions, suivirent cette première distinction; les
+acheteurs se multiplièrent, et aujourd'hui c'est non seulement
+d'Australie, mais de Londres que M. de Castella reçoit des commandes
+de vin.</p>
+
+<p>La moyenne de rendement est de 40 hectolitres par hectare et le coût
+du travail de 150 fr. par hectare et par an. Le prix du vin varie
+entre 15 et 35 schellings par caisse de 12 bouteilles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> La soirée se passe à bercer les gentils bébés à la balançoire
+et en causeries diverses, sous le ciel étoile. Le lendemain nous
+visitons la cave. Elle est à 2 étages et couvre 2,000 mètres carrés.
+Tout y est combiné pour diminuer la main-d'&oelig;uvre. Les charrettes
+apportent les paniers sous une bascule qui les prend et les déverse
+dans une machine à broyer. Le jus passe au tamis et s'en va dans les
+cuves; 25,000 kilos par jour sont ainsi broyés: Après 8 à 10 jours, le
+vin s'en va dans d'immenses fûts par des tuyaux en caoutchouc, et
+celui du pressoir est mis à part. Par ce système, le vigneron évite la
+nécessité de soutirer fréquemment les vins pour enlever le déchet. Il
+ne les soutire qu'une fois en 2 ans, les clarifie pour, mettre en
+verre, et les vend après 6 mois de bouteille. La cave renferme à
+l'heure actuelle pour plus d'un million de francs de vin. J'en déguste
+les diverses variétés; ils correspondent aux noms qu'ils portent:
+Hermitage, Bordeaux, Rhin, etc.; mais ils sont naturellement un peu
+plus forts à cause du climat plus chaud.</p>
+
+<p>M. de Castella emploie une quarantaine d'ouvriers qu'il traite en bon
+père de famille; je le vois ordonner une distribution de vin, et il
+rend heureux son jardinier en lui remettant une belle pipe neuve. Même
+à Saint-Hubert, je trouve un Piémontais que M. de Castella emploie
+comme charron: il n'y a pas un coin du globe où je n'aie trouvé ces
+enfants des Alpes les plus endurants parmi les travailleurs.</p>
+
+<a id="img075" name="img075"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img075.jpg" width="400" height="559" alt="" title="">
+<p>Forêt de fougères arborescentes.</p>
+</div>
+
+<p>M. de Castella ne cultive pas seulement la vigne; sa <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span>
+propriété compte 1,500 hectares, il en loue une partie au prix
+d'environ 25 fr. l'hectare, nourrit 3,000 moutons, et sème de l'avoine
+qui produit de 30 à 40 hectolitres à l'hectare. En ce moment, il
+projette une industrie nouvelle, la préparation du lait concentré.</p>
+
+<p>L'aimable propriétaire aurait voulu me retenir encore un jour pour me
+conduire chez son frère, qui a un vignoble près de là, et me faire
+visiter dans les environs de belles cultures de houblon tenues par les
+indigènes de race croisée; mais je dispose de peu de temps, et j'ai
+déjà organisé pour le lendemain une excursion à Ballarat.</p>
+
+<p>Je prends donc congé de M<sup>me</sup> de Castella; Monsieur m'accompagne en
+voiture avec plusieurs enfants. Nathalie, jeune fille de 10 ans, tient
+les rênes, et bientôt, au point où je trouve la diligence, je donne le
+dernier adieu à M. de Castella et à ses enfants. Je souhaite mille
+bénédictions à cette bonne famille, et poursuis ma route dans le
+nouveau véhicule. J'y trouve deux familles qui reviennent d'une
+excursion aux montagnes voisines couvertes de <i>sassafras</i> et de
+fougères arborescentes. Apprenant que je suis Français, les deux maris
+me prient sérieusement de faire mon possible pour que mon pays
+n'envoie pas les convicts en Océanie. Les journaux les ont tellement
+effrayés, que sur ce point ils ont presque perdu leur calme raison. Je
+les rassure de mon mieux, et leur fais observer que l'Australie avec
+ses colonies si prospères a pourtant eu les convicts pour point de
+départ. Nous traversons de nouveau les belles, forêts d'eucalyptus
+dans <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> leurs innombrables variétés, et descendons à Leledale 2
+heures avant l'arrivée du train. J'en profite pour visiter la ville.
+Avec ses 350 habitants elle est plutôt une ville future. Il y a
+presque autant d'églises que de maisons. J'en vois une qui porte pour
+titre <i>Leledale Tabernacle</i>, serait-ce pour des Mormons? Au sortir de
+la ville, je m'assieds près d'un grand arbre pour écouter le chant
+d'une bergère qui pousse ses vaches devant elle; ce doit être une
+Irlandaise. Enfin, le sifflet de la locomotive se fait entendre, et
+quelques heures après je suis à Melbourne.</p>
+
+<p>Le 20 janvier, à 6 heures <sup>1</sup>/<sub>2</sub> du matin, je monte en chemin de fer en
+route pour Ballarat. La voie suit la baie jusqu'à Geelong, second port
+de Victoria. Après Melbourne c'est là qu'on embarque le plus de laine
+et de suif. La route ensuite pénètre dans les forêts d'eucalyptus; cet
+arbre a de nombreuses variétés: les uns sont blancs et perdent
+l'écorce, c'est l'eucalyptus globolus qu'on a propagé en Europe. Le
+bois en est léger, peu compacte et impropre à tout usage; le <i>string
+bark</i>, par contre, a une rude écorce qu'on détache pour la toiture ou
+les parois des maisons du pionnier; son bois est très dur et bon pour
+la construction; les autres variétés ont chacune leur spécialité pour
+l'emploi du bois ou de la feuille. Celle-ci est distillée et donne une
+huile qu'on dépure, on l'emploie beaucoup comme désinfectant, et pour
+combattre les maladies des voies respiratoires. On le prend par
+intervalles de 4 heures, à la dose de 6 gouttes, sur un morceau de
+sucre, ou bien réduit en teinture et <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> par quelques gouttes
+délayées dans <sup>1</sup>/<sub>4</sub> de verre d'eau; ou bien encore par aspiration, en
+mettant quelques gouttes dans l'eau bouillante versée dans un plat. On
+le couvre d'un linge et on passe la tête dessous pour respirer la
+vapeur.</p>
+
+<p>On l'emploie aussi pour la composition d'un baume excellent pour les
+plaies. Au milieu de tous ces eucalyptus, je lis les journaux du jour.</p>
+
+<p>Pendant que j'étais à Melbourne, on venait de condamner à 12 mois de
+prison avec travaux forcés, un certain Samuel Nathan, propriétaire de
+maisons, pour le fait d'avoir loué des chambres meublées à des filles
+légères. Le jugement disait que c'était là travailler à la
+démoralisation de la communauté et à la perte des jeunes gens. Je
+m'attendais à voir les journaux protester et crier à l'intolérance. Au
+lieu de cela, je trouve dans leurs colonnes une lettre par laquelle le
+chef de police félicite le policeman qui a fait le procès-verbal, et
+les journaux, non seulement applaudissent, mais ils ajoutent qu'il ne
+suffit pas d'éloigner ces malheureuses que la société repousse, et qui
+sont forcées de porter plus loin leur triste industrie; mais qu'il
+faut encore couper le mal à la racine en obligeant tout séducteur à
+réparer sa faute en épousant sa victime. Qu'on est loin de ces idées
+dans d'autres pays!</p>
+
+<p>Une des plaies des pays anglo-saxons, c'est la manie des paris durant
+les courses de chevaux. On voit en Angleterre, pour les courses du
+Derby, le Parlement suspendre <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> ses séances, et on dirait que
+les Anglais se transforment dans ces occasions en autant de Chinois.
+Ici les honnêtes gens et le gouvernement font des efforts pour
+diminuer ce mal. En Victoria, non seulement on condamne les
+organisateurs de <i>sweeps</i> qui recueillent des sommes à parier sur tel
+ou tel cheval; mais la poste a même la faculté d'ouvrir toute lettre
+qu'on suppose contenir une correspondance à propos de <i>sweeps</i>.</p>
+
+<p>Tous les jours les journaux donnent le compte rendu des séances des
+tribunaux. J'y lis toujours une quantité de condamnations à l'amende
+ou à la prison contre les blasphémateurs, les teneurs de mauvais
+propos, les insulteurs de femmes, et contre ceux qui vendent ou qui
+travaillent le dimanche.</p>
+
+<p>Tout Australien trouve bien naturel que les tribunaux prennent souci
+de la morale publique et de la loi divine; il sait que toute violation
+de l'une ou de l'autre ne peut être qu'au préjudice de toute la
+communauté. Dans une occasion, un témoin s'est refusé à prêter le
+serment en justice, en protestant qu'il ne savait ce que c'était; mais
+il revint bientôt à d'autres sentiments et s'exécuta lorsqu'il se vit
+menacé de deux jours de prison pour mépris de la Cour. Les
+condamnations pour mauvais traitement des animaux sont aussi assez
+fréquentes.</p>
+
+<p>Un journal, sous le titre de <i>Struggle for life</i> (lutte pour la vie),
+fait une curieuse statistique pour savoir qui du riche ou du pauvre
+vit plus longtemps. Il trouve que sur 1,000 personnes nées dans les
+familles aisées, après 5 ans <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> il y en a encore 943 en vie;
+pendant que sur 1,000 personnes nées dans les familles pauvres, il
+n'en reste plus que 655. Après 50 ans, il reste des premiers 557 et
+des seconds 273. À 70 ans, les riches sont encore 235 et les pauvres
+65. La moyenne de la vie, parmi ceux qui sont nés dans l'aisance, est
+de 65 ans, et celle de leurs frères pauvres est de 32 ans.</p>
+
+<p>Depuis 3 jours les journaux sont remplis de dépêches, à propos de 3
+enfants égarés dans la forêt, et aujourd'hui ils chantent victoire:
+les bébés sont retrouvés.</p>
+
+<p>Le fait s'est passé à Stawell, petite ville de 7 à 8,000 âmes, à 176
+milles de Melbourne; 3 petites filles de 6, 4 et 3 ans s'étaient
+égarées dans les bois. Les premières recherches n'ayant donné aucun
+résultat, et la population s'apitoyant sur le sort des parents et des
+enfants, le maire convoqua les personnes de bonne volonté. Tous les
+travaux sont suspendus pour que chacun puisse prêter son aide; les
+écoles mêmes sont fermées, afin que les enfants les plus grands aident
+à la recherche. On forme un plan, on se partage les quartiers et 3,000
+personnes, hommes et femmes, les uns à cheval, les autres à pied,
+partent dans toutes les directions, à la recherche des égarées. Le
+soir, la plupart sont rentrés, mais sans les enfants. Le lendemain on
+combine un plan nouveau, les bandes s'éparpillent davantage, et enfin
+la grande cloche annonce que les enfants sont retrouvées; une voiture
+les ramène enveloppées dans des couvertures et a peine à fendre la
+foule pour arriver aux parents. Tout le monde est dans <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> la
+jubilation. Voici ce qui s'était passé: 5 enfants, dont 2 garçons,
+jouaient au bord de la forêt et cueillaient des fleurs lorsqu'une
+discussion s'éleva à propos d'un bouquet et sur le chemin à prendre au
+retour. Les 2 garçons revinrent à la maison, les 3 petites suivirent
+une autre direction qu'elles croyaient la bonne. Les garçons
+rapportèrent que leurs compagnes avaient pris une fausse direction;
+mais, on en fit peu de cas. Ce n'est que le lendemain que l'on se mit
+à la recherche. L'aînée des petites filles prit les deux autres, une à
+chaque main, et continua à marcher droit devant elle. Lorsque la nuit
+arriva, elles posèrent leur chapeaux et s'endormirent sur l'herbe en
+regardant la lune qui était, disaient-elles, sur un grand arbre. Le
+lendemain, lorsque le jour parut, elles continuèrent à marcher; elles
+arrivèrent à une maison inhabitée et trouvèrent un pommier; l'aînée
+cueillit des pommes et en donna à ses petites compagnes; puis arrivée
+à un ruisseau, elle prit de l'eau dans son chapeau et leur en donna à
+boire. Elles continuèrent ainsi à marcher pendant le jour, et à dormir
+la nuit sur l'herbe, lorsqu'elles furent rejointes par un policeman à
+11 milles (environ 17 kil.) du point de départ. Il est beau de voir,
+cet esprit de solidarité qui pousse toute une population à quitter ses
+travaux pour se mettre à la recherche de ces 3 petits êtres!<a href="#toc"><span class="small">[Table des matières]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> CHAPITRE XXVIII</h3>
+
+<p class="resume">
+ Ballarat. &mdash; Une distribution de prix. &mdash; À la visite d'une mine
+ d'or. &mdash; Le cheval <i>Charlee</i>. &mdash; Creswick. &mdash; La mine d'or alluviale de
+ M<sup>me</sup> Berry. &mdash; Les salaires. &mdash; Arendale et l'ouvrier gentleman. &mdash; Le
+ lac Windermere. &mdash; Le lac Burumbeet. &mdash; Huit kilomètres à travers les
+ paddocks. &mdash; La station d'Ercildonne. &mdash; Un mérinos de 200
+ livres. &mdash; Les enchères chez Samuel Wilson. &mdash; Au galop avec un
+ apprenti. &mdash; Départ pour Sydney. &mdash; Les vacances de Noël. &mdash; Un
+ propriétaire et le jury. &mdash; Un vélocipédiste imprudent. &mdash; Encore
+ l'eucalyptus. &mdash; Wodonga. &mdash; Albury. &mdash; Les <i>Fallon's-Cellars</i>. &mdash; La
+ famille Frère. &mdash; La villa Saint-Hilaire. &mdash; Un laboureur
+ apprenti. &mdash; On se fait maçon et menuisier. &mdash; Dix-huit kilomètres à
+ cheval. &mdash; Coût et produit d'une vigne. &mdash; La nouvelle loi
+ agraire. &mdash; Budget d'un squatter débutant. &mdash; Les colons
+ allemands. &mdash; Pour cantonnier une lanterne et un drapeau. &mdash; Un <i>run</i>
+ de 600,000 moutons. &mdash; Arrivée à Sydney.</p>
+
+<p>Ballarat, la ville de l'or, date de 1851, époque où le premier or y
+fut découvert. Elle compte déjà environ 40,000 habitants. Elle est
+divisée en deux: Ballarat <i>est</i> et Ballarat <i>ouest</i>, ayant chacune sa
+municipalité. Les rues sont larges et flanquées de beaux hôtels et de
+riches maisons de banque. En quittant les quelques rues destinées aux
+affaires, on entre dans de belles avenues de 40 mètres de large,
+plantées de chênes, d'eucalyptus, de peupliers, et bordées de
+gracieuses maisonnettes entourées de jardins fleuris. La cathédrale
+catholique, l'hôpital, l'orphelinat sont de beaux monuments. Je me
+dirige vers l'habitation de l'évêque, située au bout de la ville,
+<span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> dans un splendide jardin. Mgr Moore n'est pas chez lui, il
+préside la distribution des prix au couvent de Lorette; je m'y rends
+aussitôt. Les parents remplissent la vaste salle décorée de dessins,
+de broderies et tapisseries exécutés par les élèves. La fête commence
+par la récitation d'un compliment à Monseigneur, puis une réunion de
+grandes jeunes filles vêtues de blanc s'avance et récite une petite
+pièce; une autre troupe d'élèves plus petites, vêtues de jaune,
+montrent leur talent musical dans l'exécution d'un morceau à 16 mains;
+ensuite arrive la 3<sup>e</sup> division, qui subit l'examen de catéchisme,
+enfin les bébés-fillettes, puis les bébés-garçons montrent aussi leur
+petit savoir par des fables et poésies.</p>
+
+<p>Le nombre d'élèves est de 120; il n'y a point d'internat; ils sont
+bien l'exception dans ces colonies, et elles ne s'en trouvent que
+mieux.</p>
+
+<p>Monseigneur m'adresse à une personne qui me donne des lettres pour
+visiter tout ce qu'il y a d'intéressant dans le pays et dans les
+environs. Sans lettres, on risquerait de ne point être reçu.</p>
+
+<p>Je me rends d'abord à la mine connue sous le nom de <i>Band and Albion
+Consols C<sup>y</sup></i>. C'est une des plus importantes et située non loin de la
+ville. Je vois en passant une grande filature de laine et partout des
+puits de mines avec leur machine à vapeur, et un grand échafaudage
+pour l'extraction du minerai. Arrivé à l'usine, guidé par un agent de
+la Compagnie, je revêts un costume en toile cirée, chapeau <i>idem</i> et
+grosses bottes; puis je passe sur <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> la cage qui doit me
+descendre au fond du puits. Ce n'est pas sans émotion que je me vois
+précipiter dans les ténèbres, sentant l'eau couler de tous côtés. Je
+me rappelle qu'il y a 3 jours, 4 ouvriers ont été jetés au fond de ce
+même puits, et y ont trouvé la mort par une simple inadvertance de
+celui qui fait fonctionner la machine. Mais je ranime ma confiance
+dans mon bon ange et j'arrive au fond à 700 pieds de profondeur. Là on
+allume une bougie, et nous marchons par l'eau et par la boue dans une
+infinité de galeries pour trouver la veine où travaillent les
+ouvriers. Ils emploient la poudre, et dans les endroits humides la
+dynamite; ils faisaient usage, pour le percement, d'une machine à
+vrille, mais on y a renoncé: la Compagnie a aussi éclairé la mine à
+l'électricité pour quelque temps, mais elle trouvait son emploi trop
+cher, et ne se sert plus que de bougies. Les ouvriers sont en petit
+nombre en ce moment; la veine est peu productive; 3 escouades de 40
+hommes chacune se succèdent chaque 8 heures; ils gagnent environ 50
+fr. par semaine. Ils paient 6 pence par semaine à la caisse de secours
+mutuels, et en cas de maladie ou de blessures occasionnées par la
+mine, ils reçoivent 25 fr. par semaine pour la première année, et 15
+schellings durant les 6 mois suivants. La mine a déjà donné 22 tonnes
+d'or. C'est avec bonheur que je reviens à la surface, et que je revois
+le soleil. Mon cicérone me montrant le directeur, qui est un colosse,
+me dit: Il a déjà eu pour sa part plus d'or qu'il ne pèse. Les 20,000
+actions de 1 l. stg. chaque <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> ont valu jusqu'à 10 l. et donné
+un dividende de 2 sch. par semaine. Nous visitons l'usine. Le minerai
+porté à la surface est pilé sous des marteaux et grillé pour le
+délivrer du soufre et de l'arsenic, puis tourné dans des tonneaux avec
+le mercure qui l'amalgame. On sépare un oxyde de fer qui est vendu
+pour couleur, puis l'or séparé du mercure par évaporation est passé au
+creuset et réduit en lingots. On pile en ce moment 150 tonnes de
+minerai par jour.</p>
+
+<p>En quittant l'usine, je vois qu'il ne me reste que peu de temps pour
+me rendre à la gare et prendre le train. J'aperçois une voiture
+arrêtée, et j'y prends place, priant le conducteur de me conduire à la
+gare: je l'avais pris pour un cocher; il était marchand ambulant. À
+tout instant il parle à son cheval, <i>go on my Charlee</i>; la grosse bête
+est alourdie par la graisse pendant que son maître s'amaigrit à crier
+après elle en termes polis. À la fin, voyant mon impatience et ma
+crainte de manquer le train, il crie: <i>get up, rascal Charlee, will
+you?</i> (Allons donc, vilain Charles, veux-tu?) À ce gros mot, Charlee
+comprend que son maître se fâche, il prend le galop, et bientôt je
+suis à la gare. Là, je veux payer, mais le maître de Charlee refuse,
+et ajoute: «Je ne suis pas cocher, c'est pour vous rendre service que
+je vous ai conduit.»</p>
+
+<p>Le train se met en marche, et après une demi-heure il me dépose à
+Creswick. Je venais de visiter à Ballarat la meilleure mine d'or dans
+le quartz; je voulais visiter dans les environs de Creswick une mine
+d'or alluviale. <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> On m'avait signalé celle connue sous le nom
+de M<sup>me</sup> Berry comme la plus importante.</p>
+
+<p>Il est trop tard pour y aller le soir même; mais le comptable, qui a
+habité l'Égypte et parle bien le français, combine l'excursion pour le
+lendemain matin à 5 heures, en autorisant un de ses clercs à
+m'accompagner. Il reçoit 50 l. stg. par semaine pour tenir les comptes
+de la Compagnie; il a un associé et 5 clercs.</p>
+
+<p>Le 21 décembre 1883, à 5 heures du matin, la voiture est à la porte.
+Nous suivons la plaine, traversons villes et villages encore en plein
+sommeil, et arrivons vers les 6 heures à la mine de M<sup>me</sup> Berry. Chemin
+faisant, nous en voyons plusieurs, les unes en activité, les autres
+abandonnées. Une d'elles a déjà coûté plus de 1,000,000 sans qu'elle
+ait encore rien rapporté. L'eau est en si grande quantité que les
+pompes ne suffisent pas à la sécher; 29 ouvriers y ont été noyés
+récemment.</p>
+
+<p>À la mine de M<sup>me</sup> Berry, le <i>manager</i> est encore au lit, mais il nous
+passe la clef; nous revêtons l'uniforme de mineur et descendons dans
+l'abîme à 400 pieds de profondeur. Un contre-maître nous conduit dans
+les galeries, à la faible lueur de nos bougies; partout on répare
+l'étayage; on emploie de fortes poutres, mais la poussée est telle
+qu'elles ne durent que 5 ans.</p>
+
+<p>Arrivés au chantier, nous voyons la boue et le gravier que les
+ouvriers mettent en wagonnets. C'est le lit d'une ancienne rivière;
+elle a 200 mètres de large et contourne une colline. Pour l'atteindre,
+on a dû percer une croûte <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> de basalte, traverser une couche
+alluviale, puis une autre stratification de basalte. Quand et comment
+ces bouleversements se sont-ils produits? C'est aux géologues à le
+rechercher. On tâtonne pour suivre le lit de la rivière; on perce des
+trous avec une vrille à diamant, et souvent on manque le bon côté
+seulement de quelques pas. Tous ces terrains qui produisent maintenant
+tant d'or étaient la propriété d'un Français; sa femme ne se plaisant
+pas en Australie, il les a vendus pour 30,000 l. stg., à une
+compagnie, et celle-ci la loue par lots à d'autres compagnies
+moyennant une somme fixe et le 7<sup>me</sup>-<sup>1</sup>/<sub>2</sub> de l'or produit. La mine de
+M<sup>me</sup> Berry a été ouverte il y a 4 ans, et est ainsi nommée du nom de
+la femme du premier ministre qui assistait à la cérémonie d'ouverture.
+Elle donne en ce moment 500 onces d'or par semaine. Depuis son
+origine, elle a donné 51,053 onces, de la valeur de 210,095 l. stg.,
+plus de 5,000,000 de francs. Les actions étaient de 25 fr., et les
+actionnaires ont déjà reçu en dividendes environ 200 fr. Les 26 mines
+de Creswick et les 8 mines de Clunes près de là ont déjà donné
+1,460,224 onces, de la valeur de 5,931,899 l. stg.; 6 mines sont
+maintenant en activité à Creswick et 4 à Clunes: les autres sont
+épuisées. L'or d'Australie est un des meilleurs connus, et l'or de la
+mine de M<sup>me</sup> Berry est le meilleur or de l'Australie. 150 ouvriers
+travaillent jour et nuit dans les galeries, se remplaçant par
+escouades de 50.</p>
+
+<p>Après avoir parcouru de longues galeries et passé par de nombreux
+petits trous, nous revenons au puits; mon <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> conducteur me fait
+remarquer que le mécanisme qui fait fonctionner la pompe est le même
+qui envoie l'air au fond des galeries, et il ajoute: si la pompe se
+dérangeait et cessait de fonctionner, nous serions bientôt noyés.</p>
+
+<p>La cage nous remonte à la surface, et nous grimpons sur un immense
+échafaudage, sur lequel reposent 3 grandes caisses de fer. La boue et
+le gravier de la mine y sont versés et lavés; l'eau emporte les
+parties terreuses; l'or, plus lourd, est retenu dans une petite
+caisse; on l'obtient ainsi facilement sans aucun recours à
+l'amalgamation par le mercure. Le produit journalier est d'environ 100
+onces. La Compagnie paie 1,100 l. stg. de salaires par semaine.</p>
+
+<p>Au retour, mon cicérone me montre une jolie petite ville bien tracée
+qui renferme déjà 500 habitants et possède 6 églises. C'est Arendale.
+Elle appartient à un des ouvriers mineurs. Il a acheté un <i>Paddock</i>
+(enclos de terrain à paître les animaux), y a tracé la ville et
+construit des chalets pour les ouvriers mineurs; il les leur loue
+assez cher; son entreprise a réussi et il est maintenant un seigneur.
+Nous le rencontrons en effet à Creswick; le clerc me présente à lui,
+ce n'est plus un ouvrier que j'ai devant moi, mais un parfait
+<i>gentleman</i> à chapeau haut de forme, bottes vernies, et habit à la
+dernière mode. Nous faisons route ensemble jusqu'à Ballarat; il cause
+bien et rend volontiers service. Apprenant que j'ai encore un peu de
+temps à passer à Ballarat, il appelle un cocher et lui dit: Vous allez
+conduire ce Monsieur au jardin public <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> et lui ferez faire le
+tour du lac. Cette promenade m'a paru charmante: il me semblait faire
+le tour du lac d'Enghien.</p>
+
+<p>À 11 heures, je suis à la gare, et le train me conduit à travers une
+plaine tantôt cultivée, tantôt boisée. Après quelques kilomètres; nous
+laissons à gauche le lac Windermere. Son homonyme en Angleterre est
+encadré de vertes collines, pendant qu'ici je ne vois que des plaines.
+Après une demi-heure, je descends à la gare de Burrumbeet, sur les
+bords d'un grand lac salé. Là, je demande au chef de gare la station
+d'Ercildonne, appartenant à M. Samuel Wilson.&mdash;Marchez tout droit
+devant vous, me dit-il, dans la direction de ce pic; après 5 milles
+vous trouverez la maison au pied de la colline. C'est donc 8
+kilomètres à pied qui me restent à faire. Je prends bon courage,
+traverse les <i>paddocks</i> et saute les barrières; de temps en temps des
+vols de pies à plumage noir et blanc font entendre leurs cris
+désagréables; c'est ici un animal sacré; on serait mal venu de le
+tuer, car il détruit beaucoup d'insectes. L'herbe est haute et belle;
+bien souvent quelques beaux lièvres partent à mes pieds, éveillés par
+le bruit de mes pas. J'en vois un à demi-dévoré par un aigle. Ce roi
+des airs fond sur sa victime endormie et de son bec crochu lui perce
+le crâne, puis y prend sa nourriture.</p>
+
+<a id="img076" name="img076"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img076.jpg" width="400" height="430" alt="" title="">
+<p>La tonte des moutons.</p>
+</div>
+
+<p>Je remarque aussi quelques trous de lapins, mais on s'en défend par le
+poison et par certains pièges. On tend même des filets pour les
+empêcher de pénétrer dans la <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> propriété durant leurs
+migrations. Elles ont lieu pendant la nuit et par troupes; ils se
+dirigent généralement vers le nord. Le gouvernement donne aux
+trappeurs une prime de tant par 100 peaux; avant, il payait tant pour
+chaque queue, puis pour chaque paire d'oreilles. La multiplication de
+ce petit animal est effrayante; il est rusé, se tient sous terre, et
+il n'est pas aisé de le combattre. Le lièvre par contre produit peu,
+se tient sur terre, et n'est point rusé; on pourrait, avec de l'avoine
+empoisonnée, les détruire tous dans une nuit sur une propriété.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> J'arrive à une maisonnette isolée; la fermière est en train
+de mettre son pain au four; elle m'indique ma route; je passe près
+d'un petit lac aux bords boisés. Deux cents moutons sans queue et sans
+laine se reposent à l'ombre. On coupe toujours la queue aux moutons en
+Australie, et la tonte commence en octobre.</p>
+
+<p>Plus loin, je remarque de beaux blés et de belles avoines qu'on coupe
+pour foin. Les haies des <i>paddocks</i> sont partie en bois, partie en fil
+de fer très épais: ces haies coûtent 1,500 fr. le mille de 1,600
+mètres. Le long de la haie, à un mètre ou deux de distance, on a tracé
+un double sillon destiné à arrêter le feu. En cas d'incendie, l'herbe
+brûlerait, mais la haie serait préservée. Enfin, j'arrive dans un
+vaste parc garni de pièces d'eau, rocailles, saules pleureurs et
+fleurs de toute sorte. Vers le haut du parc un petit château disparaît
+presque sous la verdure; j'aperçois de loin un groupe de dames, mais
+elles s'éclipsent à mon arrivée. Je demande le <i>manager</i>; on me
+conduit à sa maison, qu'entoure un charmant jardin; je lui présente
+une lettre d'introduction, et je demande à visiter la propriété. Il
+m'offre d'abord un petit <i>lunch</i>, puis me donne quelques détails. M.
+Samuel Wilson et sa famille sont en ce moment en Angleterre; il vient
+d'acheter à Londres une maison pour 50,000 l. stg. et une propriété
+pour 200,000 l. stg. Il a donné 30,000 l. stg. pour l'université de
+Melbourne et a reçu le titre nobilier de <i>Sir</i>, Il possède 4 stations
+(c'est le nom qu'on donne aux terres destinées à l'élevage du bétail)
+en Victoria et 2 en <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> Queensland; ces deux dernières ont plus
+de 200,000 moutons. La station de Ercildonne est la plus petite des
+quatre de Victoria; elle compte 26,000 acres et possède 40 mille
+moutons. Elle est célèbre par ses mérinos. On sait que ces moutons
+étaient passés en Espagne et venaient des Argoli mouton sauvage de
+Colchis et de Milète. Pendant longtemps, l'Espagne défendit sous les
+peines les plus sévères l'exportation des mérinos; mais en 1765
+l'Électeur de Saxe en reçut en cadeau du roi d'Espagne quelques-uns de
+ses meilleurs. Une partie de cette race fut plus tard achetée en Saxe
+et transportée en Tasmanie, d'où ils sont passés en Australie. Leur
+laine est la plus fine connue; on la file pour de la soie, et on la
+paie à Londres jusqu'à 5 schellings la livre. La propriété expédie
+annuellement à Londres de 4 à 500 balles de laine de 250 à 300 livres
+chaque, et en obtient un prix de 16 à 17,000 l. stg. Tous les ans, M.
+Wilson met aux enchères une centaine de ses béliers qui se vendent de
+100 à 400 l. stg. chaque; un d'eux a atteint le poids de 198 livres
+<sup>1</sup>/<sub>2</sub>. Pour les enchères, les acheteurs trouvent les moutons séparés et
+numérotés, et une vaste salle où ils prennent leur <i>lunch</i> aux frais
+du vendeur. Des brochures à couverture en maroquin sont distribuées
+d'avance dans toutes les directions; elles portent l'historique de la
+propriété, les prix et la photographié des principaux béliers.</p>
+
+<p>Je demande au <i>manager</i> de me faire visiter la propriété: il me
+conduit à travers le parc; j'ajoute que nous ne manquons <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> pas
+de parcs en Europe et que je suis venu pour voir les moutons. Il me
+dit qu'il n'a pas de chevaux, qu'il n'a pas de voiture: mais bientôt
+après, passant devant les écuries, je lui montre de nombreux chevaux
+et voitures. Je comprends enfin à son embarras que Madame a réception
+et que probablement les chevaux et véhicules sont pour les dames qui
+se sont éclipsées le matin. Il finit par me donner un apprenti. C'est
+un jeune homme qui a déjà passé une année dans une station de
+b&oelig;ufs: il passe un an dans cette station de moutons pour apprendre
+le métier, puis il prendra en Queensland une station à son compte.
+Nous montons à cheval et arrivons aux écuries des béliers: ils ont
+chacun leur petit compartiment, le pavé est en linteaux espacés pour
+laisser passer par dessous tout le fumier; les moutons ont là carottes
+et avoine en abondance et peuvent sortir à volonté pour brouter
+l'herbe dans un <i>paddock</i> d'une acre par tête. Ils sont recouverts
+d'une toile pour préserver la laine des taches et de la poussière, car
+ils figurent généralement dans les expositions et rapportent au maître
+des médailles d'honneur.</p>
+
+<p>Chemin faisant, le jeune apprenti m'apprend que 6,000 moutons environ
+sont vendus tous les ans à la station; que les moutons donnent de 8 à
+9 livres de gros suif par tête, de 4 à 13 livres de laine, et qu'ils
+ont souvent une maladie aux pieds qu'on soigne avec une composition
+d'arsenic passée au pinceau.</p>
+
+<p>Nous galopons à travers plaines et collines et arrivons <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> aux
+paddocks des vaches et des b&oelig;ufs. Ils sont 300 et me paraissent de
+forte taille. Tous les paddocks étant clôturés, les bergers sont
+superflus; il suffit de quelques hommes pour faire le tour des haies
+et voir si elles sont en bon état. Ces hommes sont nourris et
+reçoivent de 6 à 7 sch. par jour, autant que pour une semaine en
+Angleterre.</p>
+
+<p>Nous voyons en route de fort belles récoltes de blé et d'avoine; elles
+sont la propriété de divers <i>selecteurs</i> qui, en vertu de la loi, sont
+venus choisir leur 320 acres sur la propriété pendant qu'elle n'était
+encore que louée.</p>
+
+<p>Enfin j'arrive à la station pour le départ, et le soir, à 11 heures,
+je suis à Melbourne.</p>
+
+<p>Le 22 décembre, à 6 heures du matin, je pars pour Sydney; la voie
+passe par Albury, où je dois visiter le vignoble de M. Fallon, le plus
+célèbre de la Nouvelle-Galles du Sud; il a pour <i>manager</i> un Français,
+M. Frère. On multiplie les trains, mais ils sont tous encombrés; tout
+le monde part en vacances. Ce sont les <i>Christmas Holidays</i> (vacances
+de Noël). Le chemin de fer accorde l'aller et retour pour le simple
+prix d'aller. À la sortie des faubourgs, je remarque encore quelques
+<i>paddocks</i> bien verts, puis nous entrons dans la forêt d'eucalyptus.
+Cet arbre est joli dès qu'il est jeune, mais il enlaidit en
+vieillissant; sa couleur verte est sombre; de loin, on le prendrait
+pour l'olivier.</p>
+
+<p>Les journaux sont remplis de détails sur l'organisation des
+volontaires, l'achat de torpilles, construction <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> de
+batteries; est-ce contre les futurs récidivistes qu'on monte un si
+grand appareil? C'est dépasser le but. L'Australie du Sud a eu bonne
+récolte de blé calculée à 5,000,000 de l. stg.; elle pourra en
+exporter 540,000 tonnes. Cette jeune colonie compte aussi 15,000 <i>blue
+ribbons</i>, ou associés de ruban bleu, qui s'engagent à s'abstenir de
+toute boisson enivrante. Je lis aussi une curieuse aventure d'un grand
+propriétaire qui demandait 30,000 l. stg. pour une bande de terre que
+le chemin de fer enlevait à sa propriété; le jury lui a alloué 230 l.
+stg. Il a obtenu alors un nouveau jury en basant sa demande
+d'indemnité sur le morcellement de la propriété; le 2<sup>e</sup> jury lui
+accorde 260 l. stg. Il a voulu un 3<sup>e</sup> jury auquel il soumettait la
+demande d'indemnité pour le danger d'incendie par les étincelles de la
+locomotive. Ce 3<sup>e</sup> jury a perdu patience et, calculant les avantages
+et les dommages, a déclaré ce propriétaire débiteur de 60 l. stg.
+envers la Compagnie du chemin de fer, bien entendu les frais à la
+charge du demandeur. Il est probable qu'il ne demandera pas un 4<sup>e</sup>
+jury.</p>
+
+<p>À Melbourne, un jeune freluquet est conduit devant le magistrat pour
+avoir marché sur les trottoirs avec le vélocipède; il est condamné à 5
+l. stg. d'amende; il donne pour excuse que le premier ministre en fait
+autant.&mdash;«Qu'on me le dénonce, dit le magistrat, et je le traiterai de
+la même manière.»</p>
+
+<p>À 1 heure <sup>1</sup>/<sub>2</sub> j'arrive à la station de Wadonga, la dernière de
+Victoria; au-delà du Murray, la station d'Albury <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> est déjà en
+Nouvelle-Galles du sud. L'écartement des rails n'est pas le même dans
+les deux colonies; il faut changer de train. À 2 heures je suis à
+Albury, distant de 190 milles de Melbourne et de 384 de Sydney. La
+station est aussi belle que celle de nos grandes cités. La ville
+naissante compte de 4 à 5 mille habitants: elle a de belles rues, de
+larges avenues, beaucoup d'églises et beaucoup de banques. Je
+rencontre George Frère, jeune homme de 18 ans, aimable et prévenant.
+Il me fait visiter les caves de M. Fallon. Elles contiennent 300,000
+gallons dans des fûts de 80 hectolitres; le prix est de 6 schellings
+le gallon. J'en déguste plusieurs qualités, de blanc et de rouge, et
+les trouve excellentes. Après une visite au <i>Cricket ground</i>, où le
+jeune Frère est intéressé à une partie, il me prend dans sa voiture et
+me conduit chez ses parents à la campagne. Elle est à 9 kilomètres
+d'Albury; la route est pittoresque; nous grimpons de petites collines,
+passons devant une chapelle catholique et arrivons à Saint-Hilaire.
+Les époux Frère, auxquels M. Phalampin m'avait recommandé,
+m'accueillent comme un compatriote; ils ont chez eux un jeune ménage
+en vacances de Noël: c'est l'ancien instituteur de la ville voisine
+qui a appris à George l'anglais et la géométrie. Les bonnes S&oelig;urs
+du couvent d'Albury ont aussi aidé à son instruction, et sa mère l'a
+complétée. Le jeune George à 18 ans parle déjà 3 langues: le français,
+l'anglais et l'allemand. Malgré ces visiteurs, il y aura encore place
+pour moi dans la maison. Les jardins qui l'entourent sont garnis
+<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> de fleurs et de fruits; on y voit même un olivier très
+prospère. La propriété compte 90 hectares, dont 50 sont déjà plantés
+en vignes et en plein rapport.</p>
+
+<p>Les époux Frère sont venus ici il y a 10 ans. Le mari avait été engagé
+comme directeur du vignoble de M. Fallon, avec de très beaux
+appointements. Il a appelé son frère, et tout en dirigeant le vignoble
+de M. Fallon, ils cultivent la terre qu'ils ont achetée pour leur
+propre compte. Tous les travaux sont faits par eux; ils ont bâti leur
+maison, et construisent en ce moment une grande cave. Voyant que, sans
+être reçu maçons, ils réussissaient dans la maçonnerie, ils ont fait
+leur menuiserie. Elle ne gagnerait pas le prix de perfection, mais
+elle mériterait certainement celui d'application. M. Frère, sans avoir
+jamais connu la charrue, a pourtant commencé à déchirer la terre; les
+difficultés surgissaient de tous côtés. D'abord les chevaux avaient
+été habitués aux sons anglais et M. Frère ne parlait que le français;
+il a fallu refaire leur instruction, et durant l'intervalle les
+pousser au moyen d'une longue perche. Lorsque les chevaux ont su
+obéir, il a fallu apprendre à se faire obéir par la charrue.</p>
+
+<p>Saint-Hilaire se trouve sur un monticule; on n'a pour boire que l'eau
+de la pluie et pour les animaux l'eau d'une mare. Durant les étés
+chauds, la mare sèche et il faut aller puiser l'eau au Murray, à 10
+kilomètres. M<sup>me</sup> Frère, à son tour, ne reste pas inactive; elle a pris
+à sa charge la préparation de la nourriture et l'entretien <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span>
+de la maison. Rien n'a jamais manqué aux travailleurs de bonne
+volonté; elle sait même le soir charmer leur repos par l'harmonie du
+piano, en accompagnant le violon du jeune George. Celui-ci, tout en
+travaillant à son instruction, trouvait encore le temps d'aider à son
+oncle et d'apprendre avec lui les divers métiers de charpentier,
+menuisier, laboureur et maçon. Maintenant les jours les plus durs sont
+passés, et la fortune va entrer dans cette famille. Elle ne pourra
+tomber en meilleures mains, car on n'apprécie bien que ce qui a bien
+coûté: elle sera la récompense méritée du travail et de la vertu. Rien
+d'étonnant à ce que la famille Frère soit honorée et aimée dans le
+pays. Que n'avons-nous partout à l'étranger de telles familles! elles
+feraient connaître et aimer la France!</p>
+
+<p>Tout en causant minuit arrive. Le lendemain, c'est dimanche. À 6
+heures du matin, George et moi, sommes à cheval, en route pour Albury.
+Nous avons 18 kilomètres, aller et retour, pour avoir la messe. À la
+chapelle voisine, on ne la dit qu'une fois par mois. Les mouches sont
+insupportables; elles s'attaquent aux yeux. George sort de sa poche
+une espèce de filet, en usage dans le pays; il le passe à mon chapeau,
+et le balancement des ficelles éloigne ces ennuyeux insectes. En
+Provence, on emploie un filet analogue pour en préserver les mulets.</p>
+
+<p>Chemin faisant, George m'explique les propriétés des diverses sortes
+d'eucalyptus; le <i>white-box</i> à feuille ronde <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> n'est bon qu'à
+brûler, le <i>string-bark</i>, par sa première écorce sert à faire des
+toitures; sa seconde écorce est employée à former des cordes; son bois
+est très dur et très résistant au sec, mais pourrit à l'humidité: le
+<i>red-gum</i>, par contre, se conserve aussi bien sous terre et dans
+l'eau, qu'au sec. Nous voyons des vols de merles, de perroquets et des
+<i>laphing-jakal</i> (oiseau riant), espèce de geai qui imite les éclats de
+rire de l'homme. Ils se mettent à deux sur une même branche pour faire
+leur partie de rires; il est défendu de les tuer, parce qu'ils
+détruisent les serpents et surtout l'iguana, terrible lézard de 4 à 5
+pieds de long. Des lièvres fuient devant nous, on les laisse en paix,
+mais on prend les corbeaux et on les empale pour éloigner les autres;
+ils sont grands mangeurs de raisin.</p>
+
+<p>À notre retour, M. Frère me donne plusieurs détails sur le pays. La
+main-d'&oelig;uvre est généralement payée 2 l. stg. par semaine à la
+ville et 1 l. stg. et nourriture à la campagne. Le chemin de fer paie
+ses ouvriers 1 sch. (1 fr. 25) l'heure, et ils travaillent 8 heures
+par jour. Les conducteurs de locomotive en arrivant aux stations
+trouvent leur nourriture chaude, et leur lit préparé.</p>
+
+<p>La température à Saint-Hilaire atteint quelquefois 46° à l'ombre en
+janvier, et descend jusqu'à 4° centigrades en juillet. La terre que M.
+Frère a payée 4 l. stg. l'acre, soit 250 fr. l'hectare, il y a 5 ans,
+vaut maintenant 10 l. stg. l'acre, soit plus de 625 fr. l'hectare. Il
+a adopté un système de plantation fort économique et qui lui a bien
+<span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> réussi dans la terre rouge. Il fait un labour simple à 30
+centimètres, et plante les boutures de vignes dans un trou profond de
+50 centimètres au moyen d'une barre de fer; il remplit le trou avec
+une pâtée de terre, de fumier de poule et de cendre: le tout adhère
+bien aux sarments et ceux-ci, ne pouvant se développer de côté,
+poussent leurs racines au fond. La plantation dans cette forme coûte
+entre premier et deuxième labour 3 l. stg. par arpent. Son entretien
+est de 2 l. l'acre par an. Après trois ans, avec le prix d'achat à 4
+l., elle a coûté 13 l. l'acre, et donne 60 gallons l'acre; à la
+quatrième année elle donne 120 gallons, la cinquième année et les
+années suivantes 200 gallons, et dure en moyenne 35 ans. Elle coûte
+alors 5 l. par an pour labourage, bêchage autour du cep, attachage,
+taille, etc. Pour la taille on ne laisse que deux yeux et 8 à 9
+branches, selon la force de la vigne. On vend le moût à la récolte de
+1 sch. 3 deniers à 1 sch. <sup>1</sup>/<sub>2</sub> le gallon. Si on veut faire la dépense
+de la cave et des tonneaux, après un an, on vend le vin 3 sch. le
+gallon. Dans le premier cas, on a de 250 à 300 sch. l'acre, et 600
+sch. dans le second cas. M. Frère fait sa spécialité de la fabrication
+du champagne.</p>
+
+<p>Le pays fournit aussi de grandes ressources à l'éleveur de moutons.
+Une loi nouvelle sur la vente et location des terres de la couronne
+est maintenant en discussion au Parlement à Sydney. Le projet sera
+certainement modifié, mais ses principales dispositions seront
+maintenues. Ce projet de loi divise la contrée en <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> trois
+zones: la zone agricole à l'est, la pastorale à l'ouest, et la zone
+intermédiaire. Dans la première, toute personne âgée de 16 ans peut
+choisir 648 acres, en déposant 2 sch. par acre, en clôturant sa
+propriété, et y résidant pendant 5 ans. Après 3 ans, il paiera 1 sch.
+<sup>1</sup>/<sub>2</sub> pendant 15 ans, après quoi il sera propriétaire définitif. Il peut
+le devenir avant, en soldant le prix, et dans ce cas on lui tient
+compte de l'intérêt. Dans la deuxième zone, on peut choisir jusqu'à
+2,500 acres. Dans la troisième, on peut louer pour 15 ans jusqu'à
+concurrence de 10,000 acres pour un loyer annuel de 2 pence (20 cent.)
+par acre.</p>
+
+<p>Mon interlocuteur croit que le jeune homme qui arrive avec une
+cinquantaine de mille francs peut assez bien réussir. Pour cela, il
+doit placer son argent à la banque qui lui en donne un bon intérêt;
+s'en aller sur une station pour au moins six mois, afin de bien
+apprendre le métier: louer dans la 3<sup>e</sup> zone 10,000 acres et y placer
+1,000 brebis qui lui coûteront 10 francs l'une en moyenne, et lui
+donneront 5 francs de laine par an. Les agneaux augmenteront le
+troupeau, et la cinquième année il pourra avoir 4,000 moutons qui lui
+donneront 20,000 francs de laine; alors l'augmentation du troupeau
+sert à faire face aux frais d'entretien, et paie la dépense. Il pourra
+ensuite acheter des terres dans la 2<sup>e</sup> zone. Bien entendu un tel jeune
+homme ne doit pas arriver avec gants et badine, mais bien décidé à
+travailler même de ses mains. Pour faire le <i>squatter</i> en seigneur, il
+faut avoir facteur, domestiques, <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> etc., et au moins 20,000
+moutons pour faire les frais. Une bonne station de 40,000 moutons
+demande 40,000 acres de bonne terre, et coûtera, moutons compris,
+environ 2,000,000 de francs; mais ce capital rapportera de 15 à 20%
+l'an. La plupart de ces squatters vivent en Angleterre, laissant la
+direction à un <i>manager</i> auquel ils donnent de gros; appointements, ou
+qu'ils mettent en participation. La contrée est pleine de ressources
+pour les travailleurs et pour les capitaux.</p>
+
+<p>L'heure du départ est arrivée. La famille Frère m'accompagne à 3
+milles à Ettamogah, gare la plus voisine. Chemin faisant, on me montre
+l'endroit où se sont groupées plusieurs familles allemandes
+protestantes, et un peu plus loin, plusieurs familles allemandes
+catholiques, formant ainsi 2 colonies distinctes. Le gouvernement
+allemand envoie des inspecteurs sur tous les points du globe pour lui
+rendre compte de l'état des colons. Le dernier inspecteur leur a fait
+venir ici, sur leur demande, un pasteur et un maître d'école allemand.
+Je demande à mon tour à M. Frère quelle est des deux colonies
+catholique et protestante celle qui réussit le mieux; il me répond que
+pour l'honneur de la vérité il doit dire que les protestants
+réussissent mieux, parce qu'ils sont plus travailleurs; il fait
+exception pour 2 familles catholiques qui, étant aussi travailleuses,
+sont arrivées à la prospérité. À la gare d'Ettamogah, je ne vois ni
+cantonnier, ni employé, le personnel coûte cher, et on l'économise le
+plus possible. Un drapeau et une lanterne forment tout l'ameublement;
+lorsque <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> des voyageurs veulent monter dans le train, ils
+agitent le drapeau, et le train s'arrête; de nuit ils agitent la
+lanterne. S'il n'y a point de voyageurs, le train continue sa route.</p>
+
+<p>Avec beaucoup de peine, je peux obtenir un lit dans le <i>Sleeping car</i>,
+les numéros sont presque toujours retenus d'avance. Ces lits sont
+moins commodes que dans les wagons américains. J'ai pour compagnon de
+voyage un colon de Bâle. Il est père de 10 enfants, et a essayé divers
+métiers dans la colonie. Actuellement il s'est uni à 2 autres
+Allemands et a loué pour 20 ans un <i>run</i> de 825,000 acres. Il est
+situé en Queensland à 70 milles de Charlesville. Le loyer est de
+30,000 l. (750,000 fr.) pour les 20 ans, échelonné en 3 paiements. Il
+a commencé, il y a 2 ans, avec 29,000 moutons, et 5,300 vaches. Il a
+maintenant 40,000 moutons et 9,000 têtes bovines; il espère atteindre
+le chiffre de 600,000 moutons. Le vaste terrain n'est pas clôturé, et
+il lui faut un berger par 10,000 moutons. En qualité de <i>manager</i>
+(intendant), il reçoit une paye élevée; les autres associés ne mettent
+que le capital. Son fils aîné reste sur la station, et sa fille aînée
+tient la maison. Lui-même est très souvent au <i>run</i> (station). Il me
+raconte que la vie y est très pénible; ils sont fréquemment obligés la
+nuit de monter à cheval pour chasser les chiens sauvages et les porcs
+qui effraient le bétail et tuent les moutons. La fortune qui arrive au
+bout d'un si rude métier est bien gagnée. Mon colon vend les moutons
+gras sur place, de 6 à 7 schellings. Chaque mouton lui donne en
+moyenne <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> 5 livres de laine; il vend les jeunes b&oelig;ufs à
+Sydney à 11 l. stg., mais il a 1 l. <sup>1</sup>/<sub>2</sub> de frais de transport. Nous
+continuons à traverser les forêts d'eucalyptus; mon compagnon sait me
+dire où le terrain est bon, où il est médiocre, où il est mauvais, et
+où on le vend pour 1 ou 3 ou 4 l. l'acre. Vers la nuit nous voyons
+briller dans la forêt par-ci, par-là, les incendies de l'herbe sèche,
+puis nous prenons le lit, et le lendemain nous nous réveillons à
+Sydney. Le train, trop chargé à l'occasion des vacances de Noël, avait
+dû être scindé en deux, d'autant plus que sur certains points, la
+ligne monte jusqu'à 2,000 pieds d'altitude. J'attends donc la deuxième
+moitié du train pour avoir mes bagages et me rends à l'hôtel.</p>
+
+<a id="toc" name="toc"></a>
+<h2><span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+<div class="toc">
+<p>&nbsp;<span class="ralign">Pages</span></p>
+
+<p class="min3em">
+<span class="smcap">Préface</span>
+<span class="ralign"><a href="#pageI">I</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> I<sup>er</sup>.&mdash;<i>République de l'Équateur.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">République de l'Équateur.</span> &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Histoire. &mdash; Quito. &mdash; Guayaquil. &mdash; Le cacao. &mdash; La résine. &mdash; L'ivoire
+ végétal. &mdash; Le quinquina. &mdash; Le tamarin. &mdash; Le caoutchouc. &mdash; La
+ guerre civile. &mdash; Le Guayaquil. &mdash; Les crocodiles et le jeu
+ de la pezéta. &mdash; Arrivée à Panama.
+<span class="ralign"><a href="#page001">1</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> II.&mdash;<i>Panama.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La ville de Panama.</span> &mdash; La République de la Colombie. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Produits. &mdash; La Compagnie
+ universelle du canal interocéanique. &mdash; Le personnel. &mdash; L'hôpital. &mdash; L'isthme. &mdash; Le canal et ses dimensions. &mdash; État des
+ travaux. &mdash; Moyens d'exécution. &mdash; Le barrage du Chagre. &mdash; Le
+ chemin de fer. &mdash; La ville et le port de Colon. &mdash; Résultat
+ du percement de l'isthme.
+<span class="ralign"><a href="#page011">11</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> III.&mdash;<i>Les Antilles.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La Jamaïque.</span> &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Produits. &mdash; Température. &mdash; Histoire. &mdash; Population. &mdash; Justice. &mdash; Contributions. &mdash; Les
+ coolies hindous. &mdash; Irrigation. &mdash; Chemins de fer. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Main-d'&oelig;uvre. &mdash; Les Building
+ Societies. &mdash; Les îles annexes. &mdash; La ville de Kingstown. &mdash; Le
+ marché. &mdash; Une école professionnelle. &mdash; Une plantation de
+ cannes à sucre. &mdash; Les campagnards. &mdash; La garnison.
+<span class="ralign"><a href="#page023">24</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> IV.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Haïti et San-Domingo.</span> &mdash; Port-au-Prince. &mdash; Les Nègres. &mdash; La
+ révolution. &mdash; L'île Saint-Thomas et le groupe des Vierges. &mdash; Histoire. &mdash; L'esclavage. &mdash; La ville et le port. &mdash; La Royal-Mail. &mdash; Excursion
+ dans l'île. &mdash; Une plantation de cannes. &mdash; Les
+ ouragans. &mdash; San-Juan de Porto-Rico. &mdash; Navigation vers
+ Cuba.
+<span class="ralign"><a href="#page035">35</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> V.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">L'île de Cuba.</span> &mdash; Situation. &mdash; Configuration. &mdash; Surface. &mdash; Histoire. &mdash; Population. &mdash; Produits. &mdash; Climat. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; La
+ Havane. &mdash; La ville. &mdash; Les environs. &mdash; La Corrida
+ de Toros. &mdash; La cathédrale. &mdash; La fièvre jaune. &mdash; Les &oelig;uvres
+ charitables.
+<span class="ralign"><a href="#page049">49</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> VI.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Excursion à Marianao.</span> &mdash; La plantation de cannes de Toledo. &mdash; Un
+ orage. &mdash; 400 esclaves. &mdash; Culture de la canne. &mdash; Fonctionnement
+ de l'usine. &mdash; Détails et prix. &mdash; L'administration
+ espagnole dans la colonie. &mdash; Le papier-monnaie et la Banque
+ espagnole. &mdash; Les autonomistes et les conservateurs. &mdash; Avenir
+ probable. &mdash; Production du sucre et du café dans le monde
+ entier. &mdash; Le tabac à la Havane. &mdash; La fabrique de cigares de
+ Villar-Villar. &mdash; La fabrique de cigarettes de Diego Gonzales.
+ &mdash; Le marché. &mdash; La presse. &mdash; Le départ. &mdash; Navigation dans
+ le golfe du Mexique.
+<span class="ralign"><a href="#page063">63</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> VII.&mdash;<i>Le Mexique.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La République mexicaine.</span> &mdash; Surface. &mdash; Constitution. &mdash; Population. &mdash; Les
+ diverses branches ou familles indiennes. &mdash; Cause
+ de leur dépérissement. &mdash; Revenus. &mdash; Dépenses. &mdash; Chemins
+ de fer. &mdash; Télégraphe. &mdash; Poste. &mdash; Instruction publique. &mdash; Mines. &mdash; L'isthme
+ de Tehuantepec. &mdash; Histoire. &mdash; Fernando
+ Cortez et la conquête. &mdash; Fin de Montézuma, dernier empereur
+ des Aztecas. &mdash; Les sacrifices humains. &mdash; Le vice-roi. &mdash; Fin
+ tragique de deux empereurs.
+<span class="ralign"><a href="#page081">81</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> VIII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Débarquement à Vera-Cruz.</span> &mdash; Construction du port. &mdash; La ville. &mdash; La
+ fièvre jaune. &mdash; Départ pour Mexico. &mdash; Le chemin de
+ fer. &mdash; Orizaba. &mdash; Maltratta. &mdash; Le Citlaltepelt. &mdash; Le pulche. &mdash; Mexico &mdash; Les hôtels. &mdash; La ville. &mdash; La cathédrale. &mdash; Les
+ toros. &mdash; Les loteries. &mdash; Le Paseo.
+<span class="ralign"><a href="#page093">93</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> IX.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Excursion à Guadalupe.</span> &mdash; Les faubourgs. &mdash; L'armée. &mdash; Le
+ sanctuaire. &mdash; Les &oelig;uvres charitables. &mdash; L'administration ecclésiastique. &mdash; Les banques. &mdash; Le musée. &mdash; La pierre du Soleil. &mdash; La
+ déesse de la terre Coatlicue. &mdash; Le dieu des morts
+ Mictlanteuhtli. &mdash; Les pierres à jeu de paume. &mdash; Les chevaliers
+ aigle et le messager du Soleil. &mdash; Quetzalcoalt, ou le sage
+ mystérieux. &mdash; Les inscriptions. &mdash; Les urnes funéraires. &mdash; Les
+ vierges ou prêtresses. &mdash; Manière de marquer le temps. &mdash; Le
+ cycle ou xinhmopillé. &mdash; Chalchinhtlicue, déesse de
+ l'eau. &mdash; Tlaloc, dieu du tonnerre. &mdash; La céramique. &mdash; Les
+ bijoux. &mdash; L'écriture. &mdash; Le Sénat. &mdash; Le Conservatoire.
+<span class="ralign"><a href="#page105">105</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> X.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">État pitoyable des logements du peuple.</span> &mdash; Moyens d'y remédier. &mdash; Couper
+ le mal à la racine vaut mieux que soigner les plaies. &mdash; La
+ ferme de Tacubaja. &mdash; La foire. &mdash; La forêt de Chapultepec. &mdash; Le
+ ministre de fomento. &mdash; L'Observatoire. &mdash; Le ministre
+ du Chili. &mdash; Le ministre de France. &mdash; La colonie française. &mdash; Les
+ Basques et les Barcelonnettes. &mdash; La chambre de
+ commerce. &mdash; Les colonies de Chacaltepec et de Saint-Raphaël,
+ et les théories fouriéristes.
+<span class="ralign"><a href="#page123">123</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XI.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ de Mexico.</span> &mdash; Les lignes de chemins de fer. &mdash; La culture. &mdash; Queretaro
+ et la fin tragique de Maximilien. &mdash; Arrivée à
+ Guanajuato. &mdash; Trois étudiants journalistes. &mdash; Un journaliste
+ français et la Commune de Paris. &mdash; La ville de Guanajuato. &mdash; Visite
+ de la mine de la Cata. &mdash; Détails d'exploitation. &mdash; Situation
+ de l'ouvrier. &mdash; Rendement. &mdash; La mine de Valenciana. &mdash; La
+ hacienda de mineria de Saint-François-Xavier. &mdash; Détails
+ de fonctionnement. &mdash; Une aventure à l'hôpital. &mdash; Les
+ &oelig;uvres de charité.
+<span class="ralign"><a href="#page133">132</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ de Guanajuato.</span> &mdash; Silao. &mdash; La presse. &mdash; Lagos. &mdash; Route
+ à Ojuelos et à San-Luiz de Potosi. &mdash; San-Luiz. &mdash; Le
+ Gouverneur. &mdash; L'école de <i>artes y oficios</i>. &mdash; Le départ. &mdash; La
+ femme du postillon. &mdash; Je suis seul voyageur. &mdash; Le brigandage. &mdash; Les villages de l'intérieur. &mdash; Un perroquet traître. &mdash; Les
+ mendiants. &mdash; Une nuit à Chalca. &mdash; Un Barcelonnette. &mdash; Un
+ ancien colonel <i>garibaldien</i>.
+<span class="ralign"><a href="#page151">151</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XIII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ de Chalca.</span> &mdash; Je fais un heureux. &mdash; La Hacienda de Solis. &mdash; Matehuala. &mdash; Les mines du district de Catorce. &mdash; La ville
+ de Cédral. &mdash; La Hacienda de beneficio de Don Antonio Verume. &mdash; Un
+ garçon qui veut apprendre l'anglais. &mdash; Le vin de Membrillo. &mdash; La
+ Hacienda el Salado. &mdash; Les toiles d'aloès. &mdash; Les
+ briques d'adobe. &mdash; On dompte un cheval sauvage. &mdash; La soirée
+ et la nuit à la Hacienda la Ventura. &mdash; Un inconnu. &mdash; Le gibier. &mdash; Les
+ fauves. &mdash; La ville de Saltillo. &mdash; Le chemin de fer. &mdash; Le
+ chien des prairies. &mdash; Monterey. &mdash; Laredo. &mdash; Arrivée à
+ San-Antonio.
+<span class="ralign"><a href="#page161">161</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XIV. &mdash; <i>États-Unis.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Le Texas.</span> &mdash; Les progrès depuis l'abolition de l'esclavage. &mdash; Les
+ Congrégations religieuses. &mdash; Prix des terres. &mdash; Les casernes. &mdash; Les
+ Nègres et leur ostracisme. &mdash; Départ pour San-Francisco. &mdash; Les
+ métiers d'un Yankee. &mdash; Les plantations de coton. &mdash; Les
+ <i>cliffs</i> du Rio-Grande. &mdash; Les stations dans le désert. &mdash; La
+ consommation de la bière. &mdash; Le Nouveau Mexique. &mdash; L'Arizona. &mdash; Les
+ Mormons. &mdash; Les Chinois. &mdash; Le Rio-Colorado. &mdash; Yuma. &mdash; Indio. &mdash; Le désert du Colorado.
+<span class="ralign"><a href="#page175">175</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XV.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La Californie.</span> &mdash; Los Angeles. &mdash; La production de l'or. &mdash; Les
+ produits agricoles. &mdash; Le papier-monnaie. &mdash; La vallée de
+ Yosemity et les arbres géants. &mdash; Oakland. &mdash; San-Francisco. &mdash; La
+ baie. &mdash; La crise. &mdash; Le nouveau traité avec la Chine et
+ la question chinoise. &mdash; Les coolies et l'opium. &mdash; La richesse
+ des États-Unis. &mdash; La rémunération du travail et du capital. &mdash; Les
+ divorces et les avortements. &mdash; Les monopoles et la
+ concurrence. &mdash; La population. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Revenus. &mdash; Dette. &mdash; Chemins de fer. &mdash; Les Américains
+ ne nous aiment pas. &mdash; Les réformes nécessaires pour former
+ un peuple fort et sérieux.
+<span class="ralign"><a href="#page187">187</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XVI.&mdash;<i>Les îles Sandwich.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ de San-Francisco.</span> &mdash; Navigation vers les îles Sandwich. &mdash; Le
+ navire <i>La Zelandia</i>. &mdash; Manière d'occuper le temps. &mdash; Arrivée
+ à Honolulu. &mdash; Les îles Hawaï. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Gouvernement. &mdash; Les femmes sénateurs. &mdash; Impôts. &mdash; Les
+ plantations de canne. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Navigation. &mdash; Droits
+ de douane. &mdash; Revenus. &mdash; Changement de
+ dynastie. &mdash; Les Missions. &mdash; Le volcan Kilaouea. &mdash; Le monument
+ du capitaine Cook. &mdash; La végétation. &mdash; Les habitations. &mdash; Les
+ indigènes. &mdash; M&oelig;urs et coutumes. &mdash; Les écoles. &mdash;
+ L'hôpital.
+<span class="ralign"><a href="#page199">199</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XVII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Navigation vers la Nouvelle-Zélande.</span> &mdash; Curieux problème dans
+ une succession. &mdash; Deux bébés à la recherche du ciel. &mdash; Une
+ éclipse totale du soleil. &mdash; Les Saints et les Morts. &mdash; Passage
+ de l'Équateur. &mdash; Une visite de l'Océan. &mdash; La visite réglementaire. &mdash; La
+ man&oelig;uvre du feu. &mdash; Le service religieux. &mdash; L'île
+ Tutuila et l'archipel des Navigateurs. &mdash; Une Cour d'assises. &mdash; Une
+ tempête sous le tropique. &mdash; Scènes comiques. &mdash; Le
+ 180° parallèle et la semaine de 6 jours. &mdash; Arrivée en Nouvelle-Zélande.
+<span class="ralign"><a href="#page211">211</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XVIII.&mdash;<i>La Nouvelle-Zélande.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La Nouvelle-Zélande.</span> &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Configuration. &mdash; Population. &mdash; Gouvernement. &mdash; Récoltes. &mdash; Bétail. &mdash;
+ Poissons. &mdash; Mines. &mdash; Climat. &mdash; Pluie. &mdash; Instruction publique. &mdash; Industrie. &mdash; Assistance publique. &mdash; Caisse d'épargne. &mdash; Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Navigation. &mdash; Les terres
+ publiques. &mdash; Manière de les acquérir. &mdash; La poste. &mdash; Le
+ télégraphe. &mdash; L'armée.
+<span class="ralign"><a href="#page221">221</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XIX.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Arrivée à Auckland.</span> &mdash; La tempête. &mdash; Le dimanche. &mdash; Le Père
+ Mac Donald. &mdash; Catholiques et protestants. &mdash; La ville. &mdash; Les
+ faubourgs. &mdash; Le parc du gouverneur. &mdash; L'hôpital. &mdash; Le <i>dominion</i>. &mdash; Les
+ salaires. &mdash; L'intérêt. &mdash; Le baron de Hübner. &mdash; Mgr
+ Luck et son diocèse. &mdash; Les S&oelig;urs de la Miséricorde. &mdash; Départ
+ pour Tauranga. &mdash; La baie. &mdash; La ville. &mdash; Excursion
+ à Ohinemutu. &mdash; Les fermes. &mdash; Le cocher irlandais. &mdash; Le
+ <i>Gate-Pa</i>. &mdash; La forêt d'Oropi. &mdash; La <i>mid-way-house</i>. &mdash; Les
+ naissances et la mortalité. &mdash; Le vin correctif de l'alcoolisme. &mdash; Les
+ gorges de Mangorewa.
+<span class="ralign"><a href="#page235">235</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XX.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">La tradition des Maoris sur leur venue en Nouvelle-Zélande.</span> &mdash; Rangatiki
+ et son chien Potaka. &mdash; Hinemou et Tutanekai. &mdash; Le lac Rotorua. &mdash; Les eaux thermales. &mdash; Un Pa. &mdash; Les Maoris,
+ leurs vêtements, leur nourriture. &mdash; M&oelig;urs et usages. &mdash; L'anthropophagie. &mdash; La
+ <i>carved house</i>. &mdash; Tiki et Maui et le récit
+ de la création. &mdash; Raïnga et la route du ciel. &mdash; Les ministres
+ protestants et le traité de Waïtangi. &mdash; Les Pères Maristes. &mdash; La
+ forêt de Tikitapu. &mdash; Le lac Rotakakahi. &mdash; Waïroa. &mdash; Les
+ femmes Maoris et le tabac. &mdash; Costumes et jeux. &mdash; L'école. &mdash; Un
+ examen de géographie. &mdash; L'instruction. &mdash; La cascade. &mdash; La
+ haka ou danse indigène. &mdash; Le lac Tarawera. &mdash; Le Té
+ Tarata ou terrasse blanche. &mdash; Le lac Rotomahana. &mdash; Les
+ geysers. &mdash; Le repas. &mdash; La Aukapuarangi ou terrasse rouge. &mdash; Un
+ bain bouillant. &mdash; Retour à Waïroa et à Ohinemutu.
+<span class="ralign"><a href="#page253">253</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXI.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Sulphur-point.</span> &mdash; Les bains du gouvernement. &mdash; Perdu et retrouvé. &mdash; Les
+ geysers de Whakarewarewa. &mdash; La fin de Komutumutu. &mdash; Le
+ geyser de Waïkiti. &mdash; Les sépultures. &mdash; Le divorce. &mdash; Route
+ vers Taupo. &mdash; Le Waïkato. &mdash; Un cocher concurrent.
+ Débourbés par les Maoris. &mdash; Le Tangariro et sa légende. &mdash; Le
+ lac de Taupo. &mdash; Les bains de M. Lofley. &mdash; À la recherche de
+ la cascade Huka. &mdash; Le Crow's nest. &mdash; Les rêves au bord du
+ lac. &mdash; Taniwha, l'homme aux cheveux rouges.
+<span class="ralign"><a href="#page275">275</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ pour Napier.</span> &mdash; Un <i>surveyor</i>. &mdash; Un repas au désert. &mdash; La
+ future ville de Tarewera. &mdash; Un Pa à 2,600 pieds. &mdash; La
+ boîte aux lettres aux bords des chemins. &mdash; Le port et la ville
+ de Napier. &mdash; Les missions catholiques. &mdash; Un typhon entre
+ Napier et Wellington. &mdash; Port Nichelson et la ville de Wellington. &mdash; La
+ corde de sauvetage. &mdash; Mgr Redwood et les
+ Pères Maristes. &mdash; Le Musée. &mdash; L'Observatoire. &mdash; Le kea et
+ ses méfaits. &mdash; Trois jeunes éleveurs français. &mdash; La famille en
+ Nouvelle-Zélande. &mdash; Les méthodes d'enseignement. &mdash; Les
+ oeuvres catholiques. &mdash; Les Chambres. &mdash; L'Athen&oelig;um. &mdash; L'élection
+ du <i>mayor</i>. &mdash; La <i>Wellington meat preserving C<sup>y</sup></i>,
+ et la prochaine concurrence aux éleveurs européens. &mdash; Un
+ jeune colon bordelais.
+<span class="ralign"><a href="#page291">291</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXIII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Départ de Wellington.</span> &mdash; Les projets de confédération. &mdash; Littletown. &mdash; L'assurance par l'État. &mdash; Christchurch. &mdash; La loi
+ morale. &mdash; Les écoles. &mdash; Les S&oelig;urs du Sacré-C&oelig;ur de Lyon. &mdash; Le
+ Musée. &mdash; Le Canterbury-College. &mdash; L'enseignement laïcisé. &mdash; Le Jardin public. &mdash; La ferme-école à Lincoln. &mdash; Saint
+ André et les Écossais. &mdash; Akaroa et la colonie française. &mdash; Route
+ vers Dunedin et la plaine de Canterbury. &mdash; Timaru. &mdash; Oomaru. &mdash; Palmerstown. &mdash; La baie de Vaïtati. &mdash; Port-Chalmers. &mdash; Dunedin. &mdash; La ville. &mdash; Le Musée. &mdash; Les écoles
+ catholiques. &mdash; Départ pour Lawrence.
+<span class="ralign"><a href="#page311">311</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXIV.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Route vers le Sud.</span> &mdash; Facilités aux émigrants. &mdash; De Milton à
+ Lawrence. &mdash; La cabane du pionnier. &mdash; Les diggers chinois
+ à Waïtahuna. &mdash; Le quartier chinois à Lawrence. &mdash; La cabane
+ d'un avare. &mdash; L'école. &mdash; Une station de moutons dans la région
+ des lacs. &mdash; Le lapin fléau public. &mdash; Les goldfields du Gabriel
+ Gully. &mdash; M. Perry et sa nouvelle méthode. &mdash; Un dépôt de
+ cemen aurifère. &mdash; Route à Invercargill, &mdash; Bismarck et ses
+ informations. &mdash; La ferme d'Edendale et la <i>New-Zealand
+ loan C<sup>y</sup></i>. &mdash; Un clerc méfiant. &mdash; Cherté de la main-d'&oelig;uvre. &mdash; La
+ ville d'Invercargill. &mdash; Le presbytère. &mdash; La prison. &mdash; Route
+ vers Bluff. &mdash; Le steamer <i>Le Manipoori</i>. &mdash; Réflexions
+ sur la Nouvelle-Zélande. &mdash; Le 8 décembre en mer. &mdash; Le
+ service du dimanche. &mdash; Une dernière tempête.
+<span class="ralign"><a href="#page331">331</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXV.&mdash;<i>Tasmanie.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Le naufrage du <i>Tasman</i>.</span> &mdash; Le tremblement de terre des îles de
+ la Sonde et les phénomènes qui en résultent. &mdash; Arrivée à
+ Hobart. &mdash; La ville. &mdash; Les environs. &mdash; Cascade-hill. &mdash; Une
+ brasserie. &mdash; Mgr Murphy et le Père Beechenor. &mdash; Les S&oelig;urs
+ de la Présentation. &mdash; Une tombe française. &mdash; Population
+ catholique. &mdash; Le musée. &mdash; Queen's dominion. &mdash; Le lawn-tennis. &mdash; De
+ Hobart à Lanceston. &mdash; Les fonderies d'étain. &mdash; Les
+ mines de Mount-bischoff. &mdash; Les écoles. &mdash; Un tremblement
+ de terre. &mdash; Le clergé irlandais et les fidèles. &mdash; La
+ <i>Salvation army</i>. &mdash; La Tasmanie. &mdash; Situation. &mdash; Histoire. &mdash; Surface. &mdash; Population. &mdash; Climat. &mdash; Constitution. &mdash; Produits. &mdash;
+ Importation. &mdash; Exportation. &mdash; Banques: &mdash; Système
+ agraire. &mdash; Immigration. &mdash; Bétail. &mdash; Chemin de fer. &mdash; Poste. &mdash; Télégraphe. &mdash; Instruction publique. &mdash; Revenu. &mdash; Dette. &mdash; Les
+ indigènes. &mdash; Épisodes et extinction.
+<span class="ralign"><a href="#page349">349</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXVI.&mdash;<i>Australie.</i></p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">L'Australie.</span> &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Histoire. &mdash; Les convicts. &mdash; Les
+ explorateurs. &mdash; Les chemins de fer. &mdash; Le télégraphe. &mdash; Les
+ banques. &mdash; Journaux. &mdash; Gouvernement. &mdash; Population. &mdash; Conformation. &mdash; Géologie. &mdash; Minéraux. &mdash; Faune. &mdash; Bétail. &mdash; Produits. &mdash; Exportation. &mdash; Importation. &mdash; Agriculture. &mdash; Religion. &mdash; Instruction publique. &mdash; Armée. &mdash; Marine. &mdash; Navigation. &mdash; Revenu. &mdash; Dépense. &mdash; Les indigènes. &mdash; Races,
+ origine, croyance, m&oelig;urs et usages.
+<span class="ralign"><a href="#page375">375</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXVII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Port-Philipp.</span> &mdash; Melbourne. &mdash; La ville. &mdash; Les faubourgs. &mdash; Le
+ téléphone. &mdash; La colonie de Victoria. &mdash; Situation. &mdash; Surface. &mdash; Rivières,
+ lacs, montagnes. &mdash; Population. &mdash; Religion. &mdash; Armée. &mdash; Marine. &mdash; Terres. &mdash; Revenu. &mdash; Dépenses. &mdash; Bétail. &mdash; Navigation. &mdash; Exportation. &mdash; Importation. &mdash; Produits. &mdash; Poste. &mdash; Télégraphe. &mdash; Chemin de fer. &mdash; Banques. &mdash; Caisse
+ d'épargne. &mdash; Écoles. &mdash; Usines. &mdash; Mines. &mdash; Églises. &mdash; Agriculture. &mdash; Les parcs. &mdash; Le jardin zoologique. &mdash; Leledale. &mdash; Le
+ vignoble de Saint-Hubert. &mdash; Les sauterelles. &mdash; Retour
+ à Melbourne. &mdash; Départ pour Ballarat. &mdash; Geelong. &mdash; L'eucalyptus. &mdash; Une
+ condamnation sévère. &mdash; La loi morale et
+ la loi divine. &mdash; <i>Struggle for life.</i> &mdash; Les trois bébés retrouvés.
+<span class="ralign"><a href="#page395">395</a></span></p>
+
+<p class="p2 min3em"><span class="smcap">Chapitre</span> XXVIII.</p>
+
+<p class="noindent"><span class="min1em">Ballarat.</span> &mdash; Une distribution de prix. &mdash; À la visite d'une mine
+ d'or. &mdash; Le cheval <i>Charlee</i>. &mdash; Creswick. &mdash; La mine d'or
+ alluviale de M<sup>me</sup> Berry. &mdash; Les salaires. &mdash; Arendale et l'ouvrier
+ gentleman. &mdash; Le lac Windermere. &mdash; Le lac Burumbeet. &mdash; Huit
+ kilomètres à travers les paddocks. &mdash; La station d'Ercildonne. &mdash; Un
+ mérinos de 200 livres. &mdash; Les enchères chez
+ Samuel Wilson. &mdash; Au galop avec un apprenti. &mdash; Départ pour
+ Sydney. &mdash; Les vacances de Noël. &mdash; Un propriétaire et le jury.
+ Un vélocipédiste imprudent. &mdash; Encore l'eucalyptus. &mdash; Wodonga. &mdash; Albury. &mdash; Les
+ <i>Fallon's-Cellars</i>. &mdash; La famille Frère. &mdash; La
+ villa Saint-Hilaire. &mdash; Un laboureur apprenti. &mdash; On se fait
+ maçon et menuisier. &mdash; Dix-huit kilomètres à cheval. &mdash; Coût
+ et produit d'une vigne. &mdash; La nouvelle loi agraire. &mdash; Budget
+ d'un squatter débutant. &mdash; Les colons allemands. &mdash; Pour
+ cantonnier une lanterne et un drapeau. &mdash; Un <i>run</i> de 600,000
+ moutons. &mdash; Arrivée à Sydney.
+<span class="ralign"><a href="#page415">415</a></span></p>
+</div>
+
+<p class="p4"><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<strong>Note 1:</strong> Voir <i>À travers l'Hémisphère sud</i>, 1<sup>er</sup> vol., Palmé.<a href="#footnotetag1"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<strong>Note 2:</strong> Dans les deux Amériques, lorsqu'on dit Américain tout
+court on désigne toujours un sujet des États-Unis de l'Amérique du
+Nord.<a href="#footnotetag2"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<strong>Note 3:</strong> <i>Historia de las Indias.</i><a href="#footnotetag3"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<strong>Note 4:</strong> On appelle ainsi une réunion de ranchos ou habitations
+des paysans.<a href="#footnotetag4"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<strong>Note 5:</strong> Voir <i>le Tour du monde en 240 jours</i>, librairie du
+Patronage Saint-Pierre, à Nice.<a href="#footnotetag5"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<strong>Note 6:</strong> Jeu en usage sur tous les navires des deux océans. Il
+consiste à lancer dans certains carrés numérotés des cerceaux de
+corde, celui des deux partis qui a le plus vite atteint le chiffre 100
+gagne, mais s'il le dépasse, il doit atteindre la case supérieure qui
+le fait reculer de 10 points, et en ajouter d'autres, jusqu'à ce qu'il
+atteigne sans le dépasser, le chiffre 100.<a href="#footnotetag6"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<strong>Note 7:</strong> La presqu'île de Malacca, qui s'avance au loin dans la
+mer et où se trouve la jonction des races jaune et blanche, semble
+être le point d'où sont parties les diverses migrations qui ont peuplé
+les îles du Pacifique, y compris le Japon. Quelques expéditions
+auraient même atteint l'Europe, et les Basques semblent en être les
+témoins par leur langage d'origine birmane.<a href="#footnotetag7"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<strong>Note 8:</strong> Depuis ma visite, la région de Rotomahana a été
+complètement bouleversée en 1887 par une éruption qui a fait périr
+presque tous les habitants de Waïroa et des environs.<a href="#footnotetag8"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of À travers l'hémisphère sud, ou Mon
+second voyage autour du monde, by Ernest Michel
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A TRAVERS L'HEMISPHERE SUD ***
+
+***** This file should be named 26511-h.htm or 26511-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/6/5/1/26511/
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
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+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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+Gutenberg-tm License.
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+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
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+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
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