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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:32:21 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aphrodite + M + +Author: Pierre Louÿs + +Release Date: September 21, 2008 [EBook #26685] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + +PIERRE LOUŸS + +APHRODITE + +--MŒURS ANTIQUES-- + +SOIXANTE-HUITIÈME ÉDITION + + +PARIS + +SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ SAINT-GERMAIN, XV + +M DCCC XCVI + + + + +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: + +_Neuf exemplaires sur japon impérial, numérotés 1 à 9, vingt exemplaires +sur hollande van Gelder, numérotés 10 à 29, et dix exemplaires sur +chine, numérotés 30 à 39._ + +JUSTIFICATION DU TIRAGE: + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays y +compris la Suède et la Norvège. + + + + +À ALBERT BESNARD + + +_Hommage d'admiration profonde et de respectueuse amitié._ + + + + +PRÉFACE + + Les ruines elles-mêmes du monde grec nous enseignent de quelle façon + la vie, dans notre monde moderne, pourrait nous être rendue + supportable. + + RICHARD WAGNER. + + +L'érudit Prodicos de Céos, qui florissait vers la fin du Ve siècle avant +notre ère, est l'auteur du célèbre apologue que St Basile recommandait +aux méditations chrétiennes, _Héraclès entre la Vertu et la Volupté_. +Nous savons qu'Héraclès opta pour la première, ce qui lui permit +d'accomplir un certain nombre de grands crimes, contre les Biches, les +Amazones, les Pommes d'Or et les Géants. + +Si Prodicos s'était borné là, il n'aurait écrit qu'une fable d'un +symbolisme assez facile; mais il était bon philosophe, et son recueil de +contes, _les Heures_, divisé en trois parties, présentait les vérités +morales sous les divers aspects qu'elles comportent, selon les trois +âges de la vie. Aux petits enfants, il se plaisait à proposer en exemple +le choix austère d'Héraclès; sans doute aux jeunes gens il contait le +choix voluptueux de Pâris; et j'imagine qu'aux hommes mûrs il disait à +peu près ceci: + +--Odysseus errait un jour à la chasse au pied des montagnes de Delphes, +quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la +main. L'une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des +lèvres graves; elle lui dit: «Je suis Arêtê.» L'autre avait des +paupières faibles, des mains délicates et des seins tendres; elle lui +dit: «Je suis Tryphê.» Et tous deux reprirent: «Choisis entre nous.» +Mais le subtil Odysseus répondit sagement: «Comment choisirais-je? Vous +êtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passer l'une sans l'autre +n'ont surpris qu'une ombre stérile. De même que la vertu sincère ne se +prive pas des joies éternelles que la volupté lui apporte, de même la +mollesse irait mal sans une certaine grandeur d'âme. Je vous suivrai +toutes deux. Montrez-moi la route.»--Aussitôt qu'il eut achevé, les deux +divisions se confondirent, et Odysseus connut qu'il avait parlé à la +grande déesse Aphrodite. + + * + * * + +Le personnage féminin qui occupe la première place dans le roman qu'on +va feuilleter est une courtisane antique; mais, que le lecteur se +rassure: elle ne se convertira pas. + +Elle ne sera aimée ni par un saint, ni par un prophète, ni par un dieu. +Dans la littérature actuelle, c'est une originalité. + +Courtisane, elle le sera avec la franchise, l'ardeur et aussi la fierté +de tout être humain qui a vocation et qui tient dans la société une +place librement choisie; elle aura l'ambition de s'élever au plus haut +point; elle n'imaginera même pas que sa vie ait besoin d'excuse ou de +mystère: ceci demande à être expliqué. + +Jusqu'à ce jour, les écrivains modernes qui se sont adressés à un public +moins prévenu que celui des jeunes filles et des jeunes normaliens ont +usé d'un stratagème laborieux dont l'hypocrisie me déplaît: «J'ai peint +la volupté telle qu'elle est, disent-ils, afin d'exalter la vertu.» En +tête d'un roman dont l'intrigue se déroule à Alexandrie, je me refuse +absolument à commettre cet anachronisme. + +L'amour, avec toutes ses conséquences, était pour les Grecs le sentiment +le plus vertueux et le plus fécond en grandeurs. Ils n'y attachèrent +jamais les idées d'impudicité et d'immodestie que la tradition israélite +a importées parmi nous avec la doctrine chrétienne. Hérodote (I, 10) +nous dit très naturellement: «Chez quelques peuples barbares c'est un +opprobre que de paraître nu.» Quand les Grecs ou les Latins voulaient +outrager un homme qui fréquentait les filles de joie, ils l'appelaient +μοῖχος ou _mœchas_, ce qui ne signifie pas autre chose qu'adultère. Un +homme et une femme qui, sans être engagés d'aucun lien par ailleurs, +s'unissaient, fût-ce en public et quelle que fût leur jeunesse, étaient +considérés comme ne nuisant à personne et laissés en liberté. + +On voit que la vie des anciens ne saurait être jugée d'après les idées +morales qui nous viennent aujourd'hui de Genève. + +Pour moi, j'ai écrit ce livre avec la simplicité qu'un Athénien aurait +mis à la relation des mêmes aventures. Je souhaite qu'on le lise dans le +même esprit. + +A juger les Grecs anciens d'après les idées actuellement reçues, _pas +une seule_ traduction exacte de leurs plus grands écrivains ne pourrait +être laissée aux mains d'un collégien de seconde. Si M. Mounet-Sully +jouait son rôle d'Œdipe sans coupures, la police ferait suspendre la +représentation. Si M. Leconte de Lisle n'avait pas expurgé Théocrite, +par prudence, sa version eût été saisie le jour même de la mise en +vente. On tient Aristophane pour exceptionnel? mais nous possédons des +fragments importants de quatorze cent quarante comédies, dues à cent +trente-deux autres poètes grecs dont quelques uns, tels qu'Alexis, +Philétaire, Strattis, Euboule, Cratinos nous ont laissé d'admirables +vers, et personne n'a encore osé traduire ce recueil impudique et +charmant. + +On cite toujours, en vue de défendre les mœurs grecques, l'enseignement +de quelques philosophes qui blâmaient les plaisirs sexuels. Il y a là +une confusion. Ces rares moralistes réprouvaient les excès de tous les +sens indistinctement, sans qu'il y eût pour eux de différence entre la +débauche du lit et celle de la table. Tel, aujourd'hui, qui commande +impunément un dîner de six louis pour lui seul dans un restaurant de +Paris eût été jugé par eux aussi coupable, et non pas moins, que tel +autre qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop intime et qui pour +ce fait serait condamné par les lois en vigueur à un an de +prison.--D'ailleurs, ces philosophes austères étaient regardés +généralement par la société antique comme des fous malades et dangereux: +on les bafouait sur toutes les scènes; on les rouait de coups dans la +rue; les tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et les citoyens +libres les exilaient quand ils ne les jugeaient pas dignes de subir la +peine capitale. + +C'est donc par une supercherie consciente et volontaire que les +éducateurs modernes, depuis la Renaissance jusqu'à l'heure actuelle, ont +représenté la morale antique comme l'inspiratrice de leurs étroites +vertus. Si cette morale fut grande, si elle mérite en effet d'être prise +pour modèle et d'être obéie, c'est précisément parce que nulle n'a mieux +su distinguer le juste de l'injuste selon un critérium de beauté, +proclamer le droit qu'a tout homme de rechercher le bonheur individuel +dans les limites où il est borné par le droit semblable d'autrui, et +déclarer qu'il n'y a sous le soleil rien de plus sacré que l'amour +physique, rien de plus beau que le corps humain. + +Telle était la morale du peuple qui a bâti l'Acropole, et si j'ajoute +qu'elle est restée celle de tous les grands esprits, je ne ferai que +constater la valeur d'un lieu commun, tant il est prouvé que les +intelligences supérieures d'artistes, d'écrivains, d'hommes de guerre ou +d'hommes d'état n'ont jamais tenu pour illicite sa majestueuse +tolérance. Aristote débute dans la vie en dissipant son patrimoine avec +des femmes de débauche; Sapho donne son nom à un vice spécial; César est +le mœchus calvus;--mais on ne voit pas non plus Racine se garder des +filles de théâtre, ni Napoléon pratiquer l'abstinence. Les romans de +Mirabeau, les vers grecs de Chénier, la correspondance de Diderot et les +opuscules de Montesquieu égalent en hardiesse l'œuvre même de Catulle. +Et, de tous les auteurs français, le plus austère, le plus saint, le +plus laborieux, Buffon, veut-on savoir par quelle maxime il entendait +conseiller les intrigues sentimentales: «Amour! pourquoi fais-tu l'état +heureux de tous les êtres et le malheur de l'homme?--C'est qu'il n'y a +dans cette passion _que le physique_ qui soit bon, et que le moral n'en +vaut rien.» + + * + * * + +D'où vient cela? et comment se fait-il qu'à travers le bouleversement +des idées antiques la grande sensualité grecque soit restée comme un +rayon sur les fronts les plus élevés? + +C'est que la sensualité est la condition mystérieuse, mais nécessire et +créatrice, du développement intellectuel. Ceux qui n'ont pas senti +jusqu'à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les +exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute +l'étendue des exigences de l'esprit. De même que la beauté de l'âme +illumine tout un visage, de même la virilité du corps féconde seule le +cerveau. La pire insulte que Delacroix sût adresser à des hommes, celle +qu'il jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et aux détracteurs +d'Ingres, c'était ce mot terrible: eunuques! + +Mieux encore: il semble que le génie des peuples, comme celui des +individus, soit d'être, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont +régné sur le monde, Babylone, Alexandrie, Athènes, Rome, Venise, Paris, +ont été, par une loi générale, d'autant plus licencieuses qu'elles +étaient plus puissantes, comme si leur dissolution était nécessaire à +leur splendeur. Les cités où le législateur a prétendu implanter une +vertu artificielle, étroite et improductive, se sont vues, dès le +premier jour, condamnées à la mort totale. Il en fut ainsi de +Lacédémone, qui, au milieu du plus prodigieux essor qui ait jamais élevé +l'âme humaine, entre Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, ne +nous a laissé ni un poète, ni un peintre, ni un philosophe, ni un +historien, ni un savant, à peine le renom populaire d'une sorte de +Bobillot qui se fit tuer avec trois cents hommes dans un défilé de +montagnes sans même réussir à vaincre. Et c'est pour cela qu'après deux +mille années, mesurant le néant de la vertu spartiate, nous pouvons, +selon l'exhortation de Renan, «maudire le sol où fut cette maîtresse +d'erreurs sombres, et l'insulter parce qu'elle n'est plus». + + * + * * + +Verrons-nous jamais revenir les jours d'Éphèse et de Cyrène? Hélas! le +monde moderne succombe sous un envahissement de laideur. Les +civilisations remontent vers le nord, entrent dans la brume, dans le +froid, dans la boue. Quelle nuit! un peuple vêtu de noir circule dans +les rues infectes. À quoi pense-t-il? on ne sait plus; mais nos +vingt-cinq ans frissonnent d'être exilés chez des vieillards. + +Du moins, qu'il soit permis à ceux qui regretteront pour jamais de +n'avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre, que nous appelons +la vie antique, qu'il leur soit permis de revivre, par une illusion +féconde, au temps où la nudité humaine, la forme la plus parfaite que +nous puissions connaître et même concevoir puisque nous la croyons à +l'image de Dieu, pouvait se dévoiler sous les traits d'une courtisane +sacrée, devant les vingt mille pèlerins qui couvrirent les plages +d'Éleusis; où l'amour le plus sensuel, le divin amour d'où nous sommes +nés, était sans souillure, sans honte, sans péché; qu'il leur soit +permis d'oublier dix-huit siècles barbares, hypocrites et laids, de +remonter de la mare à la source, de revenir pieusement à la beauté +originelle, de rebâtir le Grand Temple au son des flûtes enchantées et +de consacrer avec enthousiasme aux sanctuaires de la vraie foi leurs +cœurs toujours entraînés par l'immortelle Aphrodite. + + PIERRE LOUYS. + + + + +LIVRE PREMIER + + + + +I + +CHRYSIS + + +Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la +joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un +oreiller de lin vert, avec une longue épingle d'or. + +Depuis qu'elle s'était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et +toute lasse d'avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en +désordre, couverte seulement d'un côté par un vaste flot de cheveux. + +Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, +plus longue qu'une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. +Elle couvrait la moitié du dos, s'étendait sous le ventre nu, brillait +encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme +était enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés +étaient presque métalliques et l'avaient fait nommer Chrysis par les +courtisanes d'Alexandrie. + +Ce n'étaient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les +cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles +d'Égypte. C'étaient ceux d'une race aryenne, des Galiléennes d'au delà +des sables. + + +Chrysis. Elle aimait ce nom-là. Les jeunes gens qui venaient la voir +l'appelaient Chrysé comme Aphrodite, dans les vers qu'ils mettaient à sa +porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas à +Aphrodite, mais elle aimait qu'on lui comparât la déesse, et elle allait +quelquefois au temple, pour lui donner, comme à une amie, des boîtes de +parfums et des voiles bleus. + + +Elle était née sur les bords du lac de Génézareth, dans un pays d'ombre +et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mère allait attendre le +soir, sur la route d'Iérouschalaïm, les voyageurs et les marchands, et +se donnait à eux dans l'herbe, au milieu du silence champêtre. C'était +une femme très aimée en Galilée. Les prêtres ne se détournaient pas de +sa porte, car elle était charitable et pieuse; les agneaux du sacrifice +étaient toujours payés par elle; la bénédiction de l'éternel s'étendait +sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse était +un scandale (car elle n'avait point de mari), un homme, qui était +célèbre pour avoir le don de prophétie, dit qu'elle donnerait naissance +à une fille qui porterait un jour autour de son cou «la richesse et la +foi d'un peuple». Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, +mais elle nomma l'enfant Sarah, c'est-à-dire PRINCESSE, en hébreu. Et +cela fit taire les médisances. + +Chrysis avait toujours ignoré cela, le devin ayant dit à sa mère combien +il est dangereux de révéler aux gens les prophéties dont ils sont +l'objet. Elle ne savait rien de son avenir. C'est pourquoi elle y +pensait souvent. + +Elle se rappelait peu son enfance, et n'aimait pas à en parler. Le seul +sentiment très net qui lui en fût resté, c'était l'effroi et l'ennui que +lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mère qui, l'heure +étant venue de sortir sur la route, l'enfermait seule dans leur chambre +pour d'interminables heures. Elle se rappelait aussi la fenêtre ronde +par où elle voyait les eaux du lac, les champs bleuâtres, le ciel +transparent, l'air léger du pays de Gâlil. La maison était environnée de +lins roses et de tamaris. Des câpriers épineux dressaient au hasard +leurs têtes vertes sur la brume fine des graminées. Les petites filles +se baignaient dans un ruisseau limpide où l'on trouvait des coquillages +rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; et il y avait des fleurs +sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les +montagnes. + + +Elle avait douze ans quand elle s'échappa pour suivre une troupe de +jeunes cavaliers qui allaient à Tyr comme vendeurs d'ivoire et qu'elle +aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux à longue queue avec +des houppes bigarrées. Elle se rappelait bien comment ils l'enlevèrent, +pâle de joie, sur leurs montures, et comment ils s'arrêtèrent une +seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu'on ne voyait pas une +étoile. + +L'entrée à Tyr, elle ne l'avait pas oubliée non plus: elle, en tête, sur +les paniers d'un cheval de somme, se tenant du poing à la crinière, et +laissant pendre orgueilleusement ses mollets nus, pour montrer aux +femmes de la ville qu'elle avait du sang le long des jambes. Le soir +même, on partait pour l'Égypte. Elle suivit les vendeurs d'ivoire +jusqu'au marché d'Alexandrie. + +Et c'était là, dans une petite maison blanche à terrasse et à +colonnettes, qu'ils l'avaient laissée deux mois après, avec son miroir +de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue +qui savait coiffer les courtisanes. D'autres étaient venus le soir de +leur départ, et d'autres le lendemain. + + +Comme elle habitait le quartier de l'extrême Est où les jeunes Grecs de +Brouchion dédaignaient de fréquenter, elle ne connut longtemps, comme sa +mère, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses +amants passagers; elle savait se plaire à eux et les quitter vite avant +de les aimer. Pourtant elle avait inspiré des passions interminables. On +avait vu des maîtres de caravanes vendre à vil prix leurs marchandises +afin de rester où elle était et se ruiner en quelques nuits. Avec la +fortune de ces hommes, elle s'était acheté des bijoux, des coussins de +lit, des parfums rares, des robes à fleurs et quatre esclaves. + +Elle était arrivée à comprendre beaucoup de langues étrangères, et +connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit +les amours de Douzi et d'Ischtar; des Phéniciens celles d'Aschthoreth et +d'Adôni. Des filles grecques des îles lui avaient conté la légende +d'Iphis en lui apprenant d'étranges caresses qui l'avaient surprise +d'abord, mais ensuite charmée à ce point qu'elle ne pouvait plus s'en +passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d'Atalante et comment, +à leur exemple, des joueuses de flûte encore vierges épuisent les hommes +les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept +années, lui avait enseigné jusqu'aux derniers détails l'art complexe et +voluptueux des courtisanes de Palibothra. + +Car l'amour est un art, comme la musique. Il donne des émotions du même +ordre, aussi délicates, aussi vibrantes, parfois peut-être plus +intenses; et Chrysis, qui en connaissait tous les rhythmes et toutes les +subtilités, s'estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango +elle-même, qui était pourtant musicienne du temple. + +Sept ans elle vécut ainsi, sans rêver une vie plus heureuse ni plus +diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtième année, quand de jeune +fille elle devint femme et vit s'effiler sous les seins le premier pli +charmant de la maturité qui va naître, il lui vint tout à coup des +ambitions. + +Et un matin, comme elle se réveillait deux heures après le milieu du +jour, toute lasse d'avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine à +travers son lit, écarta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une +longue épingle d'or perça de petits trous symétriques son oreiller de +lin vert. + + +Elle réfléchissait profondément. + +Ce furent d'abord quatre petits points qui faisaient un carré, et un +point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carré plus +grand. Puis elle essaya de faire un cercle... Mais c'était un peu +difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commença à crier: + +«Djala! Djala!» + +Djala, c'était son esclave hindoue, qui s'appelait +Djalantachtchandratchapalâ, ce qui veut dire: +«mobile-comme-l'image-de-la-lune-sur-l'eau».--Chrysis était trop +paresseuse pour dire le nom tout entier. + +L'esclave entra et se tint près de la porte, sans la fermer tout à fait. + +«Djala, qui est venu hier? + +--Est-ce que tu ne sais pas? + +--Non, je ne l'ai pas regardé. Il était bien? Je crois que j'ai dormi +tout le temps; j'étais fatiguée. Je ne me souviens plus de rien. À +quelle heure est-il parti? Ce matin de bonne heure? + +--Au lever du soleil, il a dit... + +--Qu'est-ce qu'il a laissé? Est-ce beaucoup? Non, ne me le dis pas. Cela +m'est égal. Qu'est-ce qu'il a dit? Il n'est venu personne depuis son +départ? Est-ce qu'il reviendra? donne-moi mes bracelets.» + +L'esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et +levant son bras si haut qu'elle put: + +«Ah! Djala, dit-elle, ah! Djala!... je voudrais des aventures +extraordinaires. + +--Tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent. + +--Mais non. Autrefois, ce n'était pas ainsi. Dans tous les pays du +monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aimé des femmes +mortelles. Ah! sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forêts +faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes? Quelles +prières faut-il dire pour qu'ils viennent, ceux qui m'apprendront +quelque chose ou qui me feront tout oublier? Et si les dieux ne veulent +plus descendre, s'ils sont morts, ou s'ils sont trop vieux, Djala, +mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des +événements tragiques?» + +Elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres. + +«Si quelqu'un m'adorait, il me semble que j'aurais tant de joie à le +faire souffrir jusqu'à ce qu'il en meure! Ceux qui viennent chez moi ne +sont pas dignes de pleurer. Et puis, c'est ma faute, aussi: c'est moi +qui les appelle, comment m'aimeraient-ils? + +--Quel bracelet aujourd'hui? + +--Je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n'ai besoin de personne. Va +sur les marches de la porte, et si quelqu'un vient, dis que je suis avec +mon amant, un esclave noir, que je paie... Va. + +--Tu ne sortiras pas? + +--Si. Je sortirai seule. Je m'habillerai seule. Je ne rentrerai pas. +Va-t'en. Va-t'en!» + +Elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s'étira jusqu'à se lever. +Djala était doucement sortie. + + +Elle marcha très lentement par la chambre, les mains croisées autour de +la nuque, toute à la volupté d'appliquer sur les dalles ses pieds nus où +la sueur se glaçait. Puis elle entra dans son bain. + +Se regarder à travers l'eau était pour elle une jouissance. Elle se +voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher. Sa peau +devenait unie et parfaite; les lignes de ses jambes s'allongeaient dans +une lumière bleue; toute sa taille était plus souple; elle ne +reconnaissait plus ses mains. L'aisance de son corps était telle qu'elle +se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un peu et retomber +mollement sur le marbre sous un remous léger qui heurtait son menton. +L'eau pénétrait dans ses oreilles avec l'agacement d'un baiser. + +L'heure du bain était celle où Chrysis commençait à s'adorer. Toutes les +parties de son corps devenaient l'une après l'autre l'objet d'une +admiration tendre et le motif d'une caresse. Avec ses cheveux et ses +seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois même, elle accordait à +ses perpétuels désirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de +repos ne s'offrait aussi bien à la lenteur minutieuse de ce soulagement +délicat. + + +Le jour finissait: elle se dressa dans la piscine, sortit de l'eau et +marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. +Chancelante et comme épuisée, elle ouvrit la porte toute grande et +s'arrêta, le bras allongé sur le loquet, puis rentra et, près de son +lit, debout et mouillée, dit à l'esclave: + + +«Essuie-moi.» + + +La Malabaraise prit une large éponge à la main, et la passa dans les +doux cheveux d'or de Chrysis, tout chargés d'eau et qui ruisselaient en +arrière; elle les sécha, les éparpilla, les agita moelleusement, et +plongeant l'éponge dans une jarre d'huile, elle en caressa jusqu'au cou +sa maîtresse avant de la frotter avec une étoffe rugueuse qui fit rougir +sa peau assouplie. + +Chrysis s'enfonça en frissonnant dans la fraîcheur d'un siège de marbre +et murmura: + + +«Coiffe-moi.» + + +Dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde +brillait comme une averse illuminée de soleil. L'esclave la prit à +poignée et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-même, telle qu'un +gros serpent de métal que trouaient comme des flèches les droites +épingles d'or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois +fois croisée afin d'en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, +loin d'elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les +mains obscures de l'esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, +arrondir les touffes, rentrer les mèches folles et sculpter la chevelure +comme un rhyton d'argile rose. Quand tout fut accompli, Djala se mit à +genoux devant sa maîtresse et rasa de près son pubis renflé, afin que la +jeune fille eût, aux yeux de ses amants, toute la nudité d'une statue. + +Chrysis devint plus grave et dit à voix basse: + + +«Farde-moi.» + + +Une petite boîte de bois de rose, qui venait de l'île Dioscoride, +contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de +chameau, l'esclave prit un peu d'une pâte noire, qu'elle déposa sur les +beaux cils courbes et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au +crayon deux traits décidés les allongèrent, les amollirent; une poudre +bleuâtre plomba les paupières; deux taches de vermillon vif accentuèrent +les coins des larmes. Il fallait, pour fixer les fards, oindre de cérat +frais le visage et la poitrine: avec une plume à barbes douces qu'elle +trempa dans la céruse, Djala peignit des traînées blanches le long des +bras et sur le cou; avec un petit pinceau gonflé de carmin, elle +ensanglanta la bouche et toucha les pointes des seins; ses doigts, qui +avaient étalé sur les joues un nuage léger de poudre rouge, marquèrent à +la hauteur des flancs les trois plis profonds de la taille, et dans la +croupe arrondie deux fossettes parfois mouvantes; puis avec un tampon de +cuir fardé elle colora vaguement les coudes et aviva les dix ongles. La +toilette était finie. + +Alors Chrysis se mit à sourire et dit à l'Hindoue: + + +«Chante-moi.» + + +Elle se tenait assise et cambrée dans son fauteuil de marbre. Ses +épingles faisaient un rayonnement d'or derrière sa face. Ses mains +appliquées sur sa gorge espaçaient entre les épaules le collier rouge de +ses ongles peints, et ses pieds blancs étaient réunis sur la pierre. + +Djala, accroupie près du mur, se souvint des chants d'amour de l'Inde: + + +«Chrysis...» + + +Elle chantait d'une voix monotone. + +«Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d'abeilles suspendu le long +d'un arbre. Le vent chaud du sud les pénètre, avec la rosée des luttes +de l'amour et l'humide parfum des fleurs de la nuit.» + +La jeune fille alterna, d'une voix plus douce et lente: + +«Mes cheveux sont comme une rivière infinie dans la plaine, où le soir +enflammé s'écoule.» + +Et elles chantèrent, l'une après l'autre. + + * + +«Tes yeux sont comme des lys d'eau bleus sans tiges, immobiles sur des +étangs. + +--Mes yeux sont à l'ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des +branches noires. + + * + +--Tes lèvres sont des fleurs délicates où est tombé le sang d'une biche. + +--Mes lèvres sont les bords d'une blessure brûlante. + + * + +--Ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta +bouche. + +--Ma langue est incrustée de pierres précieuses. Elle est rouge de mirer +mes lèvres. + + * + +--Tes bras sont arrondis comme deux défenses d'ivoire, et tes aisselles +sont deux bouches. + +--Mes bras sont allongés comme deux tiges de lys, d'où se penchent mes +doigts comme cinq pétales. + + * + +--Tes cuisses sont deux trompes d'éléphants blancs, qui portent tes +pieds comme deux fleurs rouges. + +--Mes pieds sont deux feuilles de nénufar sur l'eau; mes cuisses sont +deux boutons de nénufar gonflés. + + * + +--Tes seins sont deux boucliers d'argent dont les pointes ont trempé +dans le sang. + +--Mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l'eau. + + * + +--Ton nombril est un puits profond dans un désert de sable rose, et ton +bas-ventre un jeune chevreau couché sur le sein de sa mère. + +--Mon nombril est une perle ronde sur une coupe renversée, et mon giron +est le croissant clair de Phœbé sous les forêts. + + * + +Il se fit un silence.--L'esclave éleva les mains et se courba. + +La courtisane poursuivit: + +«ELLE est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de parfums. + +«Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit. + +«Elle est la grotte humide, le gîte toujours chaud, l'Asile, où l'homme +se repose de marcher à la mort.» + + +La prosternée murmura très bas: + +«Elle est effrayante. C'est la face de Méduse.» + + * + * * + +Chrysis posa son pied sur la nuque de l'esclave et dit en tremblant: + +«Djala...» + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Peu à peu la nuit était venue; mais la lune était si lumineuse que la +chambre s'emplissait de clarté bleue. + +Chrysis nue regardait son corps où les reflets étaient immobiles et d'où +les ombres tombaient très noires. + + +Elle se leva brusquement: + +«Djala, cesse, à quoi pensons-nous! Il fait nuit, je ne suis pas sortie +encore. Il n'y aura plus sur l'heptastade que des matelots endormis. +Dis-moi, Djala, je suis belle? + +»Dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit? Je suis la +plus belle des femmes d'Alexandrie, tu le sais? N'est-ce pas qu'il me +suivra comme un chien, celui qui passera tout à l'heure dans le regard +oblique de mes yeux? N'est-ce pas que j'en ferai ce qu'il me plaira, un +esclave si c'est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la +plus servile obéissance? Habille-moi, Djala.» + +Autour de ses bras, deux serpents d'argent s'enroulèrent. À ses pieds, +on fixa des semelles de sandales qui s'attachaient à ses jambes brunes +par des lanières de cuir croisées. Elle boucla elle-même sous son ventre +chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s'inclinait en +suivant la ligne creuse des aines; à ses oreilles elle passa de grands +anneaux circulaires, à ses doigts des bagues et des sceaux, à son cou +trois colliers de phallos d'or ciselés à Paphos par les hiérodoules. + +Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux; puis tirant +du coffre où elle l'avait pliée une vaste étoffe transparente de lin +jaune, elle la fit tourner tout autour d'elle et jusqu'à terre s'en +drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps +à travers le tissu léger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serrée, et l'autre bras, qu'elle avait laissé nu, portait relevée la +longue queue, afin d'éviter qu'elle traînât dans la poussière. + +Elle prit à la main son éventail de plumes, et sortit nonchalamment. + + +Debout sur les marches du seuil, la main appuyée au mur blanc, Djala +seule laissa la courtisane s'éloigner. + +Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue déserte où +tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrière ses +pas. + + + + +II + +SUR LA JETÉE D'ALEXANDRIE + + +Sur la jetée d'Alexandrie, une chanteuse debout chantait. À ses côtés, +étaient deux joueuses de flûte, assises sur le parapet blanc. + + +1 + + Les satyres ont poursuivi dans les bois + Les pieds légers des oréades. + Ils ont chassé les nymphes sur les montagnes, + Effarouché leurs sombres yeux, + Saisi leurs chevelures comme des ailes, + Pris leurs seins de vierge à la course, + Et courbé leurs torses chauds à la renverse + Sur la mousse verte humectée, + Et les beaux corps, les beaux corps demi-divins + S'étiraient avec la souffrance... + Erôs fait crier sur vos lèvres, ô femmes! + Le désir douloureux et doux. + + * + * * + +Les joueuses de flûte répétèrent: + +«Erôs!» + +«--Erôs!» + +et gémirent dans leurs doubles roseaux. + + +2 + + Cybèle a poursuivi à travers la plaine + Attys, beau comme l'Apollon. + Erôs l'avait frappée au cœur, et pour lui, + Ô totoï! Mais non lui pour elle, + Pour être aimée, dieu cruel, mauvais Erôs, + Tu n'as de secret que la haine... + À travers les prés, les vastes champs lointains, + La Cybèle a chassé l'Attys + Et parce qu'elle adorait le dédaigneux, + Elle a fait entrer dans ses veines + Le grand souffle froid, le souffle de la mort. + Ô désir douloureux et doux! + + * + * * + +«Erôs! + +--Erôs!» + +Des cris aigus issirent des flûtes. + + +3 + + Le Chèvre-Pieds a poursuivi jusqu'au fleuve + La Syrinx, fille de la source. + Le pâle érôs qui aime le goût des larmes + La baisait au vol, joue à joue; + Et l'ombre frêle de la vierge noyée + A frémi, roseaux, sur les eaux; + Mais Erôs possède le monde et les dieux, + Il possède même la mort. + Sur la tombe aquatique il cueillit pour nous + Tous les joncs, et d'eux fit la flûte... + C'est une âme morte qui pleure ici, femmes, + Le désir douloureux et doux. + + * + * * + +Tandis que les flûtes continuaient le chant lent du dernier vers, la +chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour +d'elle, et recueillit quatre oboles qu'elle glissa dans sa chaussure. + + +Peu à peu, la foule s'écoulait, innombrable, curieuse d'elle-même et se +regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait même le bruit de +la mer. Des matelots tiraient, l'épaule courbée, des embarcations sur le +quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans +les bras. Des mendiants quêtaient, d'une main tremblante. Des ânes +chargés d'outres emplies trottaient devant le bâton des âniers. Mais +c'était l'heure du coucher du soleil; et plus nombreuse que la foule +active, la foule désœuvrée couvrait la jetée. Des groupes se formaient +de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait +nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les +philosophes, qui contemplaient les courtisanes. + +Celles-ci étaient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus +célèbres, vêtues de soies légères et chaussées de cuir d'or, jusqu'aux +plus misérables, qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n'étaient pas +moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et +l'attention des sages se fixait de préférence sur celles dont la grâce +n'était pas altérée par l'artifice des ceintures et l'encombrement des +bijoux. Comme on était à la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient +toute licence de choisir le vêtement qui leur seyait le mieux, et +quelques-unes des plus jeunes s'étaient même risquées à n'en point +porter du tout. Mais leur nudité ne choquait personne, car elles n'en +eussent pas ainsi exposé tous les détails au soleil, si l'un d'eux se +fût signalé par le moindre défaut qui prêtât aux railleries des femmes +mariées. + +«Tryphèra! Tryphèra!» + +Et une jeune courtisane d'aspect joyeux bouscula quelques passants pour +rejoindre une amie entrevue. + +«Tryphèra! es-tu invitée? + +--Où cela? Séso? + +--Chez Bacchis. + +--Pas encore. Elle donne un dîner? + +--Un dîner? un banquet, ma chère. Elle affranchit sa plus belle esclave, +Aphrodisia, le second jour de la fête. + +--Enfin! elle a fini par s'apercevoir qu'on ne venait plus chez elle que +pour sa servante. + +--Je crois qu'elle n'a rien vu. C'est une fantaisie du vieux Chérès, +l'armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines; Bacchis a +refusé. Vingt mines; elle a refusé encore. + +--Elle est folle. + +--Que veux-tu? c'était son ambition d'avoir une esclave libérée. +D'ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chérès donnera trente-cinq +mines, et, pour ce prix-là, la fille s'affranchit. + +--Trente-cinq mines? Trois mille cinq cents drachmes? Trois mille cinq +cents drachmes pour une négresse! + +--Elle est fille de blanc. + +--Mais sa mère est noire. + +--Bacchis a déclaré qu'elle ne la donnerait pas à meilleur marché, et le +vieux Chérès est si amoureux qu'il a consenti. + +--Est-il invité, lui, au moins? + +--Non! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, après les +fruits. Chacun y goûtera selon son gré, et c'est le lendemain seulement +qu'on doit la livrer à Chérès; mais j'ai peur qu'elle ne soit +fatiguée... + +--Ne la plains pas! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le +connais, Séso. Je l'ai regardé dormir.» + +Elles rirent ensemble de Chérès. Puis elles se complimentèrent. + +«Tu as une jolie robe, dit Séso. C'est chez toi que tu l'as fait +broder?» + +La robe de Tryphèra était une mince étoffe glauque entièrement brochée +d'iris à larges fleurs. Une escarboucle montée d'or la plissait en +fuseau sur l'épaule gauche; la robe retombait en écharpe, entre les deux +seins, en laissant nu le côté droit du corps jusqu'à la ceinture de +métal; une fente étroite qui s'entr'ouvrait et se refermait à chaque pas +révélait seule la blancheur de la jambe. + + +«Séso! dit une autre voix, Séso et Tryphèra, venez, si vous ne savez que +faire. Je vais au mur Céramique pour y chercher mon nom écrit. + +--Mousarion! d'où viens-tu, ma petite? + +--Du Phare. Il n'y a personne là-bas. + +--Qu'est-ce que tu dis? Il n'y a qu'à pêcher, tellement c'est plein. + +--Pas de turbots pour moi. Aussi je vais au mur. Venez.» + + +En chemin, Séso raconta de nouveau le projet de banquet chez Bacchis. + +«Ah! chez Bacchis! s'écria Mousarion. Tu te rappelles le dernier dîner, +Tryphèra: tout ce qu'on a dit de Chrysis? + +--Il ne faut pas le répéter, Séso est son amie.» + +Mousarion se mordit les lèvres; mais déjà Séso s'inquiétait: + +«Quoi? qu'est-ce qu'on a dit? + +--Oh! des méchancetés. + +--On peut parler, déclara Séso. Nous ne la valons pas, à nous trois. Le +jour où elle voudra quitter son quartier pour se montrer à Brouchion, je +connais de nos amants qui ne nous reverront plus. + +--Oh! Oh! + +--Certainement. Je ferais des folies pour cette femme-là. Il n'y en a +pas de plus belle ici, croyez-le.» + + +Les trois jeunes filles étaient arrivées devant le mur Céramique. D'un +bout à l'autre de l'immense paroi blanche, des inscriptions se +succédaient, écrites en noir. Quand un amant désirait se présenter à une +courtisane, il lui suffisait d'écrire leurs deux noms avec le prix qu'il +proposait; si l'homme et l'argent étaient reconnus dignes, la femme +restait debout sous l'affiche en attendant que l'amateur revînt. + +«Regarde, Séso! dit en riant Tryphèra. Quel est le mauvais plaisant qui +a écrit cela?» + +Et elles lurent en grosses lettres: + + BACCHIS + THERSITE + 2 OBOLES + + +«Il ne devrait pas être permis de se moquer ainsi des femmes. Pour moi, +si j'étais le rhymarque, j'aurais déjà fait une enquête.» + +Mais plus loin, Séso s'arrêta devant une inscription plus sérieuse. + + SÉSO DE CNIDE + TIMON, FILS DE LYSIAS + 1 MINE + +Elle pâlit légèrement. + +«Je reste», dit-elle. + +Et elle s'adossa au mur, sous les regards envieux des passantes. + +Quelques pas plus loin, Mousarion trouva une demande acceptable, sinon +aussi généreuse. Tryphèra revint seule sur la jetée. + + +Comme l'heure était avancée, la foule se trouvait moins compacte. +Cependant les trois musiciennes continuaient de chanter et de jouer de +la flûte. + +Avisant un inconnu dont le ventre et les vêtements étaient un peu +ridicules, Tryphèra lui frappa sur l'épaule. + +«Eh bien, petit père! Je gage que tu n'es pas un Alexandrin, hé! + +--En effet, ma fille, répondit le brave homme. Et tu l'as deviné. Tu me +vois tout surpris de la ville et des gens. + +--Tu es de Boubaste? + +--Non. De Cabasa. Je suis venu ici pour vendre des graines et je m'en +retournerai demain, plus riche de cinquante-deux mines. Grâces soient +rendues aux dieux! l'année a été bonne.» + +Tryphèra se sentit soudain pleine d'intérêt pour ce marchand. + +«Mon enfant, reprit-il avec timidité, tu peux me donner une grande joie. +Je ne voudrais pas retourner demain à Cabasa sans dire à ma femme et à +mes trois filles que j'ai vu des hommes célèbres. Tu dois connaître des +hommes célèbres? + +--Quelques-uns, dit-elle en riant. + +--Bien. Nomme-les-moi s'ils passent par ici. Je suis sûr que j'ai +rencontré depuis deux jours dans les rues les philosophes les plus +illustres et les fonctionnaires les plus influents. C'est mon désespoir +de ne pas les connaître. + +--Tu seras satisfait. Voici Naucratès. + +--Qui est-ce, Naucratès? + +--C'est un philosophe. + +--Et qu'enseigne-t-il? + +--Qu'il faut se taire. + +--Par Zeus, voilà une doctrine qui ne demande pas un grand génie, et ce +philosophe-là ne me plaît point. + +--Voici Phrasilas. + +--Qui est-ce, Phrasilas? + +--C'est un sot. + +--Alors, que ne le laisses-tu passer? + +--C'est que d'autres le tiennent pour éminent. + +--Et que dit-il? + +--Il dit tout avec un sourire, ce qui lui permet de faire entendre ses +erreurs pour volontaires et ses banalités pour fines. Il y a tout +avantage. Le monde s'y est laissé tromper. + +--Ceci est trop fort pour moi, et je ne te comprends pas bien. +D'ailleurs le visage de ce Phrasilas est marqué d'hypocrisie. + +--Voici Philodème. + +--Le stratège? + +--Non. Un poète latin, qui écrit en grec. + +--Petite, c'est un ennemi. Je ne veux pas l'avoir vu.» + +Ici, toute la foule fit un mouvement, et un murmure de voix prononça le +même nom: + +«Démétrios... Démétrios...» + +Tryphèra monta sur une borne et à son tour elle dit au marchand: + +«Démétrios... voilà Démétrios. Toi qui voulais voir des hommes +célèbres... + +--Démétrios? L'amant de la reine? Est-il possible? + +--Oui, tu as de la chance. Il ne sort jamais. Depuis que je suis à +Alexandrie, voici la première fois que je le vois sur la jetée. + +--Où est-il? + +--C'est celui qui se penche pour voir le port. + +--Il y en a deux qui se penchent. + +--C'est celui qui est en bleu. + +--Je ne le vois pas bien. Il nous tourne le dos. + +--Tu sais? c'est le sculpteur à qui la reine s'est donnée pour modèle +quand il a sculpté l'Aphrodite du temple. + +--On dit qu'il est l'amant royal. On dit qu'il est le maître de +l'Égypte. + +--Et il est beau comme Apollon. + +--Ah! le voici qui se retourne. Je suis content d'être venu. Je dirai +que je l'ai vu. On m'avait dit bien des choses sur lui. Il paraît que +jamais une femme ne lui a résisté. Il a eu beaucoup d'aventures, +n'est-ce pas? Comment se fait-il que la reine n'en soit pas informée? + +--La reine les connaît comme nous. Elle l'aime trop pour lui en parler. +Elle a peur qu'il ne retourne à Rhodes, chez son maître Phérécratès. Il +est aussi puissant qu'elle et c'est elle qui l'a voulu. + +--Il n'a pas l'air heureux. Pourquoi a-t-il l'air si triste? Il me +semble que je serais heureux si j'étais lui. Je voudrais bien être lui, +ne fût-ce que pour une soirée...» + + +Le soleil s'était couché. Des femmes regardaient cet homme, qui était +leur rêve commun. Lui, sans paraître avoir conscience du mouvement qu'il +inspirait, se tenait accoudé sur le parapet, en écoutant les joueuses de +flûte. + +Les petites musiciennes firent encore une quête; puis, doucement, elles +jetèrent leurs flûtes légères sur leurs dos; la chanteuse les prit par +le cou et toutes trois revinrent vers la ville. + +À la nuit close, les autres femmes rentrèrent, par petits groupes, dans +l'immense Alexandrie, et le troupeau des hommes les suivait; mais toutes +se retournaient, en marchant, vers le même Démétrios. La dernière qui +passa lui jeta mollement sa fleur jaune, et rit. Le silence envahit les +quais. + + + + +III + +DÉMÉTRIOS + + +À la place laissée par les musiciennes, Démétrios était resté seul, +accoudé. Il écoutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le +vent passer sous les étoiles. Toute la ville était éclairée par un petit +nuage éblouissant qui s'était arrêté sur la lune, et le ciel était +adouci de clarté. Le jeune homme regarda près de lui: les tuniques des +joueuses de flûte avaient laissé deux empreintes dans la poussière. Il +se rappela leurs visages: c'étaient deux Éphésiennes. L'aînée lui avait +paru jolie; mais la plus jeune était sans charme, et, comme la laideur +lui était une souffrance, il évita d'y penser. + +À ses pieds luisait un objet d'ivoire. Il le ramassa: c'était une +tablette à écrire, d'où pendait un style d'argent. La cire en était +presque toute usée, mais on avait dû repasser plusieurs fois les mots +tracés, et la dernière fois on avait gravé dans l'ivoire. + + +Il n'y vit que trois mots écrits: + + MYRTIS AIME RHODOCLEIA + +et il ne savait pas à laquelle des deux femmes appartenait ceci, et si +l'autre était la femme aimée, ou bien quelque jeune inconnue abandonnée +à Éphèse. Alors, il songea un moment à rejoindre les musiciennes pour +leur rendre ce qui était peut-être le souvenir d'une morte adorée; mais +il n'aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il cessait déjà de +s'intéresser à elles, il se retourna paresseusement et jeta le petit +objet dans la mer. + +Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit +le clapotis que fit l'eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit +sentir le vaste silence du port. + +Adossé au parapet froid, il essaya de chasser toute pensée et se mit à +regarder les choses. Il avait horreur de la vie. Il ne sortait de chez +lui qu'à l'heure où la vie cessait, et rentrait quand le petit jour +attirait vers la ville les pêcheurs et les maraîchers. Le plaisir de ne +voir au monde que l'ombre de la ville et sa propre stature devenait +telle volupté chez lui qu'il ne se souvenait plus d'avoir vu le soleil +de midi depuis des mois. + +Il s'ennuyait. La reine était fastidieuse. + + +À peine pouvait-il comprendre, cette nuit-là, la joie et l'orgueil qui +l'avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, séduite +peut-être plus par le bruit de sa beauté que par le bruit de son génie, +l'avait fait mander au palais et annoncer à la Porte du Soir par des +sonneries de salpinx d'argent. + +Cette entrée éclairait parfois sa mémoire d'un de ces souvenirs qui, par +trop de douceur, s'aigrissent peu à peu dans l'âme, au point d'être +intolérables... la reine l'avait reçu seul, dans ses appartements privés +qui se composaient de trois pièces, moelleuses et sourdes à l'envi. Elle +était couchée sur le côté gauche, et comme enfouie dans un fouillis de +soies verdâtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles +noires de sa chevelure. Son jeune corps était vêtu d'un costume +effrontément ajouré qu'elle avait fait faire sous ses yeux par une +courtisane de Phrygie, et qui laissait à découvert les vingt-deux +endroits de la peau où les caresses sont irrésistibles, si bien que, +pendant toute une nuit, et dût-on épuiser jusqu'aux derniers rêves +l'imagination amoureuse, on n'avait pas besoin d'ôter ce costume-là. + + +Démétrios, agenouillé respectueusement, avait pris en main, pour le +baiser, le petit pied nu de la reine Bérénice, comme un objet précieux +et doux. + + +Puis elle s'était levée. + + +Simplement, comme une belle esclave qui sert de modèle, elle avait +défait son corselet, ses bandelettes, ses caleçons fendus,--ôté même les +anneaux de ses bras, même les bagues de ses orteils, et elle était +apparue debout, les mains ouvertes devant les épaules, haussant la tête +sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues. + +Elle était fille d'un Ptolémée et d'une princesse de Syrie qui +descendait de tous les dieux, par Astarté que les Grecs appellent +Aphrodite. Démétrios savait cela, et qu'elle était orgueilleuse de sa +lignée olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas quand la souveraine lui +dit sans bouger: «je suis l'Astarté. Prends un marbre et ton ciseau, et +montre-moi aux hommes d'Égypte. Je veux qu'on adore mon image.» + +Démétrios la regarda, et devinant, à n'en pas douter, quelle sensualité +simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit: «Je l'adore le +premier», et il l'entoura de ses bras. La reine ne se fâcha pas de cette +brusquerie, mais demanda en reculant: «Te crois-tu l'Adônis pour toucher +la déesse?» Il répondit: «Oui.» Elle le regarda, sourit un peu et +conclut: «Tu as raison.» + + +Ceci fut cause qu'il devint insupportable et que ses meilleurs amis se +détachèrent de lui; mais il affola tous les cœurs de femme. + +Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s'arrêtaient, +les femmes de la cour ne parlaient plus, les étrangères l'écoutaient +aussi, car le son de sa voix était un ravissement. Se retirait-il chez +la reine, on venait l'importuner jusque-là, sous des prétextes toujours +nouveaux. Errait-il à travers les rues, les plis de sa tunique +s'emplissaient de petits papyrus, où les passantes écrivaient leur nom +avec des mots douloureux, mais qu'il froissait sans les lire, fatigué de +tout cela. Lorsqu'au temple de l'Aphrodite, on eut mis son œuvre en +place, l'enceinte fut envahie à toute heure de la nuit par la foule des +adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et offrir à leur +dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses. + + +Bientôt sa maison fut encombrée de cadeaux, qu'il accepta d'abord par +négligence, mais qu'il finit par refuser tous quand il comprit ce qu'on +attendait de lui, et qu'on le traitait comme une prostituée. Ses +esclaves elles-mêmes s'offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au +petit porneïon de Rhacotis. Alors ses esclaves mâles, séduits par des +présents, ouvrirent la porte à des inconnues qu'il trouvait devant son +lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur +leurs intentions passionnées. Les menus objets de sa toilette et de sa +table disparaissaient l'un après l'autre; plus d'une femme dans la ville +avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe où il avait bu, même +les noyaux des fruits qu'il avait mangés. S'il laissait tomber une fleur +en marchant, il ne la retrouvait plus derrière lui. Elles auraient +recueilli jusqu'à la poussière écrasée par sa chaussure. + +Outre que cette persécution devenait dangereuse et menaçait de faire +mourir en lui toute sensibilité, il était arrivé à cette époque de la +jeunesse où l'homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie +et de ne plus mêler les choses de l'esprit aux nécessités des sens. La +statue d'Aphrodite-Astarté fut pour lui le sublime prétexte de cette +conversion morale. Tout ce que la reine avait de beauté, tout ce qu'on +pouvait inventer d'idéal autour des lignes souples de son corps, +Démétrios le fit sortir du marbre, et dès ce jour il s'imagina que nulle +autre femme sur la terre n'atteindrait plus le niveau de son rêve. +L'objet de son désir devint sa statue. Il n'adora plus qu'elle seule, et +follement sépara de la chair l'idée suprême de la déesse, d'autant plus +immatérielle s'il l'eût attachée à la vie. + +Quand il revit la reine elle-même, il la trouva dépouillée de tout ce +qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps à tromper ses +désirs sans but, mais elle était à la fois trop différente de l'Autre, +et trop semblable aussi. Lorsqu'au sortir de ses embrassements elle +retombait épuisée et s'endormait sur la place, il la regardait comme si +une intruse avait usurpé son lit en prenant la ressemblance de la femme +aimée. Ses bras étaient plus sveltes, sa poitrine plus aiguë, ses +hanches plus étroites que celles de la Vraie. Elle n'avait pas entre les +aines ces trois plis minces comme des lignes, qu'il avait gravés dans le +marbre. Il finit par se lasser d'elle. + + +Ses adoratrices le surent, et, bien qu'il continuât ses visites +quotidiennes, on connut qu'il avait cessé d'être amoureux de Bérénice. +Et autour de lui l'empressement redoubla. Il n'en tint pas compte. En +effet, le changement dont il avait besoin était d'une autre importance. + +Il est rare qu'entre deux maîtresses un homme n'ait pas un intervalle de +vie où la débauche vulgaire le tente et le satisfait. Démétrios s'y +abandonna. Quand la nécessité de partir pour le palais lui déplaisait +plus que de coutume, il s'en venait à la nuit vers le jardin des +courtisanes sacrées qui entourait de toutes parts le temple. + +Les femmes qui étaient là ne le connaissaient point. D'ailleurs, tant +d'amours superflues les avaient lassées qu'elles n'avaient plus ni cris +ni larmes, et la satisfaction qu'il cherchait n'était pas troublée, là +du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l'énervaient près de +la reine. La conversation qu'il tenait avec ces belles personnes calmes +était sans recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journée, le +temps qu'il ferait le lendemain, la douceur de l'herbe et de la nuit en +étaient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d'exposer ses +théories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l'Achilleus de +Scopas. S'il leur arrivait de remercier l'amant qui les choisissait, de +le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas +croire à leur désintéressement. + +Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrés du temple et +s'extasiait devant la statue. + +Entre les sveltes colonnes, coiffées en volutes ioniennes, la déesse +apparaissait toute vivante sur un piédestal de pierre rose, chargé de +trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les +couleurs de la femme; elle tenait d'une main son miroir dont le manche +est un priape, et de l'autre adornait sa beauté d'un collier de perles à +sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, +luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux +nuages ronds. + + +Démétrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le +peuple, que c'étaient là les vraies perles saintes, nées des gouttes +d'eau qui avaient roulé dans la conque de l'Anadyomène. + + +«Ô sœur divine, disait-il, ô fleurie, ô transfigurée! tu n'es plus la +petite Asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son Idée +immortelle, l'Âme terrestre de l'Astarté qui fut génitrice de sa race. +Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brûlais dans ses lèvres sombres, +tu défaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, +tu t'étirais dans ses jambes enlaçantes, autrefois, avant ta naissance; +et ce qui assouvit la fille d'un pêcheur te prostrait aussi, toi, +déesse, toi la mère des dieux et des hommes, la joie et la douleur du +monde! Mais je t'ai vue, évoquée, saisie, ô Cythereia merveilleuse! Je +t'ai révélée à la terre. Ce n'est pas ton image, c'est toi-même à qui +j'ai donné ton miroir et que j'ai couverte de perles, comme au jour où +tu naquis du ciel sanglant et du sourire écumeux des eaux, aurore +gouttelante de rosée, acclamée jusqu'aux rives de Cypre par un cortège +de tritons bleus.» + + * + * * + +Il venait de l'adorer ainsi quand il entra sur la jetée, à l'heure où +s'écoulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les +joueuses de flûte. Mais ce soir-là il s'était refusé aux courtisanes du +temple, parce qu'un couple entrevu sous les branches l'avait soulevé de +dégoût et révolté jusqu'à l'âme. + +La douce influence de la nuit l'envahissait peu à peu. Il tourna son +visage du côté du vent, qui avait passé sur la mer, et semblait traîner +vers l'Égypte l'odeur des roses d'Amathonte. + + +De belles formes féminines s'ébauchaient dans sa pensée. On lui avait +demandé, pour le jardin de la déesse, un groupe des trois Charites +enlacées; mais sa jeunesse répugnait à copier les conventions, et il +rêvait d'unir sur un même bloc de marbre les trois mouvements gracieux +de la femme: deux des Charites seraient vêtues, l'une tenant un éventail +et fermant à demi les paupières au souffle des plumes bercées; l'autre +dansant dans les plis de sa robe. La troisième serait nue, derrière ses +sœurs, et de ses bras levés tordrait sur sa nuque la masse épaisse de +ses cheveux. + +Il engendrait dans son esprit bien d'autres projets encore, comme +d'attacher aux roches du Phare une Andromède de marbre noir devant le +monstre houleux de la mer, d'enfermer l'agora de Brouchion entre les +quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pégases irrités, et de +quelle ivresse n'exultait-il pas à l'idée qui naissait en lui d'un +Zagreus épouvanté devant l'approche des Titans. Ah! comme il était +repris par toute la beauté! comme il s'arrachait à l'amour! comme il +«séparait de la chair l'idée suprême de la déesse»! comme il se sentait +libre, enfin! + + +Or, il tourna la tête vers les quais, et vit luire dans l'éloignement le +voile jaune d'une femme qui marchait. + + + + +IV + +LA PASSANTE + + +Elle venait lentement, en penchant la tête à l'épaule, sur la jetée +déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait +en avant de ses pas. + + +Démétrios la regardait s'avancer. + +Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps à +travers le tissu léger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serrée, et l'autre bras, qu'elle avait laissé nu, portait relevée la +longue queue, afin d'éviter qu'elle traînât dans la poussière. + +Il reconnut à ses bijoux qu'elle était une courtisane; pour s'épargner +un salut d'elle il traversa vivement. + +Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pensée à la +grande ébauche de Zagreus. Et cependant ses yeux se retournèrent vers la +passante. + + +Alors il vit qu'elle ne s'arrêtait point, qu'elle ne s'inquiétait pas de +lui, qu'elle n'affectait pas même de regarder la mer, ni de relever son +voile par devant, ni de s'absorber dans ses réflexions; mais que +simplement elle se promenait seule et ne cherchait rien là que la +fraîcheur du vent, la solitude, l'abandon, le frémissement léger du +silence. + + +Sans bouger, Démétrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un +étonnement singulier. + +Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, +nonchalante et précédée de la petite ombre noire. + +Il entendait à chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la +poussière de la voie. + +Elle marcha jusqu'à l'île du Phare et monta dans les rochers. + +Tout à coup, et comme si de longue date il eût aimé l'inconnue, +Démétrios courut à sa suite, puis s'arrêta, revint sur ses pas, trembla, +s'indigna contre lui-même, essaya de quitter la jetée; mais il n'avait +jamais employé sa volonté que pour servir son propre plaisir, et quand +il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractère et +l'ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d'impuissance et cloué sur +la place où pesaient ses pieds. + +Comme il ne pouvait plus cesser de songer à cette femme, il tenta de +s'excuser lui-même de la préoccupation qui venait le distraire si +violemment. Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout +esthétique et se dit qu'elle serait un modèle rêvé pour la Charite à +l'éventail qu'il se projetait d'ébaucher le lendemain... + +Puis, soudain, toutes ses pensées se bouleversèrent et une foule de +questions anxieuses affluèrent dans son esprit autour de cette femme en +jaune. + +Que faisait-elle dans l'île à cette heure de la nuit? Pourquoi, pour qui +sortait-elle si tard? Pourquoi ne l'avait-elle pas abordé? Elle l'avait +vu, certainement elle l'avait vu pendant qu'il traversait la jetée. +Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle poursuivi sa route? Le bruit +courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraîches +d'avant l'aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas +au Phare. La mer était là trop profonde. D'ailleurs, quelle +invraisemblance qu'une femme se fût ainsi couverte de bijoux pour +n'aller qu'au bain?... Alors, qui l'attirait si loin de Rhacotis? Un +rendez-vous, peut-être? Quelque jeune viveur, curieux de variété, qui +prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues? + +Démétrios voulut s'en assurer. Mais déjà la jeune femme revenait, du +même pas tranquille et mou, éclairée en plein visage par la lente clarté +lunaire et balayant du bout de l'éventail la poussière du parapet. + + + + +V + +LE MIROIR, LE PEIGNE ET LE COLLIER + + +Elle avait une beauté spéciale. Ses cheveux semblaient deux masses d'or, +mais ils étaient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux +profondes vagues chargées d'ombres, qui engloutissaient les oreilles et +se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des +narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une bouche +épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du +corps ondulait à chaque pas, et s'animait du balancement des seins +libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait. + +Quand elle ne fut plus qu'à dix pas du jeune homme, elle tourna son +regard vers lui. Démétrios eut un tremblement. C'étaient des yeux +extraordinaires; bleus, mais foncés et brillants à la fois, humides, +las, en pleurs et en feu, presque fermés sous le poids des cils et des +paupières. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent. Qui +passait dans leur lumière était invinciblement pris. Elle le savait +bien, et de leurs effets elle usait savamment; mais elle comptait +davantage encore sur l'insouciance affectée contre celui que tant +d'amour sincère n'avait pu sincèrement toucher. + + +Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au delà du Gange, +racontent qu'ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre +d'aimant. Quand les vaisseaux passent auprès d'elles, les clous et les +ferrures s'arrachent vers la falaise sous-marine et s'unissent à elle à +jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un être vivant, n'est +plus qu'une flottille de planches, dispersées par le vent, retournées +par les flots. Ainsi Démétrios se perdait en lui-même devant deux grands +yeux attirants, et toute sa force le fuyait. + +Elle baissa les paupières et passa près de lui. + +Il aurait crié d'impatience. Ses poings se crispèrent: il eut peur de ne +pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler. +Pourtant il l'aborda par les paroles d'usage: + +«Je te salue, dit-il. + +--Je te salue aussi,» répondit la passante. + +Démétrios continua: + +«Où vas-tu, si peu pressée? + +--Je rentre. + +--Toute seule? + +--Toute seule.» + +Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade. + + +Alors Démétrios pensa qu'il s'était peut-être trompé en la jugeant +courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des +fonctionnaires s'habillaient et se fardaient comme des filles de joie. +Celle-ci pouvait être une personne fort honorablement connue, et ce fut +sans ironie qu'il acheva sa question ainsi: + +«Chez ton mari?» + +Elle s'appuya des deux mains en arrière et se mit à rire. + +«Je n'en ai pas ce soir.» + +Démétrios se mordit les lèvres, et presque timide, hasarda: + +«Ne le cherche pas. Tu t'y es prise trop tard. Il n'y a plus personne. + +--Qui t'a dit que j'étais en quête? Je me promène seule et ne cherche +rien. + +--D'où venais-tu, alors? Car tu n'as pas mis tous ces bijoux pour +toi-même, et voilà un voile de soie... + +--Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vêtue de laine comme une esclave? +Je ne m'habille que pour mon plaisir; j'aime à savoir que je suis belle, +et je regarde mes doigts en marchant pour connaître toutes mes bagues. + +--Tu devrais avoir un miroir à la main et ne regarder que tes yeux. Ils +ne sont pas nés à Alexandrie, ces yeux-là. Tu es juive, je l'entends à +ta voix, qui est plus douce que les nôtres. + +--Non, je ne suis pas juive, je suis Galiléenne. + +--Comment t'appelles-tu, Miriam ou Noëmi? + +--Mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. C'est un nom royal qu'on ne +porte pas ici. Mes amis m'appellent Chrysis et c'est un compliment que +tu aurais pu me faire.» + +Il lui mit la main sur le bras. + +«Oh! non, non, dit-elle d'une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard +pour ces plaisanteries-là. Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois +heures que je suis levée, je meurs de fatigue.» + +Se penchant, elle prit son pied dans sa main: + +«Vois-tu comme mes petites lanières me font mal? On les a beaucoup trop +serrées. Si je ne les décroise pas dans un instant, je vais avoir une +marque sur le pied, et ce sera joli quand on m'embrassera! Laisse-moi +vite. Ah! que de peines! Si j'avais su, je ne me serais pas arrêtée. Mon +voile jaune est tout froissé à la taille, regarde!» + + +Démétrios se passa la main sur le front; puis, avec le ton dégagé d'un +homme qui daigne faire son choix, il murmura: + +«Montre-moi le chemin. + +--Mais je ne veux pas! dit Chrysis d'un air stupéfait. Tu ne me demandes +même pas si c'est mon plaisir. «Montre-moi le chemin!» Comme il dit +cela! Me prends-tu pour une fille du porneïon, qui se met sur le dos +pour trois oboles sans regarder qui la tient? Sais-tu même si je suis +libre? Connais-tu le détail de mes rendez-vous? As-tu suivi mes +promenades? As-tu marqué les portes qui s'ouvrent pour moi? As-tu compté +les hommes qui se croient aimés de Chrysis? «Montre-moi le chemin!» Je +ne te le montrerai pas, s'il te plaît. Reste ici ou va-t'en, mais +ailleurs que chez moi! + +--Tu ne sais pas qui je suis... + +--Toi? Allons donc! Tu es Démétrios de Saïs; tu as fait la statue de ma +déesse; tu es l'amant de ma reine et le maître de ma ville. Mais pour +moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que tu m'as vue et que tu m'aimes.» + +Elle se rapprocha, et poursuivit d'une voix câline: + +«Oui, tu m'aimes. Oh! Ne parle pas;--je sais ce que tu vas me dire: tu +n'aimes personne, tu es aimé. Tu es le Bien-Aimé, le Chéri, l'Idole. Tu +as refusé Glycéra, qui avait refusé Antiochos. Dêmônassa la Lesbienne, +qui avait juré de mourir vierge, s'est couchée dans ton lit pendant ton +sommeil, et t'aurait pris de force si tes deux esclaves lybiens ne +l'avaient mise toute nue à la porte. Callistion la bien-nommée, +désespérant de t'approcher, a fait acheter la maison qui est en face de +la tienne, et le matin elle se montre dans l'ouverture de la fenêtre, +aussi peu vêtue qu'Artémis au bain. Tu crois que je ne sais pas tout +cela? Mais on se dit tout, entre courtisanes. La nuit de ton arrivée à +Alexandrie on m'a parlé de toi; et depuis il ne s'est pas écoulé un seul +jour où l'on ne m'ait prononcé ton nom. Je sais même des choses que tu +as oubliées. Je sais même des choses que tu ne connais pas encore. La +pauvre petite Phyllis s'est pendue avant-hier à la barre de ta porte, +n'est-ce pas? Eh bien, c'est une mode qui se répand. Lydé a fait comme +Phyllis: je l'ai vue ce soir en passant, elle était toute bleue, mais +les larmes de ses joues n'étaient pas encore sèches. Tu ne sais pas qui +c'est, Lydé? une enfant, une petite courtisane de quinze ans que sa mère +avait vendue le mois dernier à un armateur de Samos qui passait une nuit +à Alexandrie, avant de remonter le fleuve jusqu'à Thèbes. Elle venait +chez moi. Je lui donnais des conseils; elle ne savait rien de rien, pas +même jouer aux dés. Je l'invitais souvent dans mon lit, parce que, quand +elle n'avait pas d'amant, elle ne trouvait pas où coucher. Et elle +t'aimait! Si tu l'avais vue me prendre sur elle en m'appelant par ton +nom!... Elle voulait t'écrire. Comprends-tu? Je lui ai dit que ce +n'était pas la peine...» + + +Démétrios la regardait sans entendre. + + +«Oui, tout cela t'est bien égal, n'est-ce pas? continua Chrysis. Tu ne +l'aimais pas, toi. C'est moi que tu aimes. Tu n'as même pas écouté ce +que je viens de te dire. Je suis sûre que tu n'en répéterais pas un mot. +Tu es bien occupé de savoir comment mes paupières sont faites, combien +ma bouche doit être bonne et ma chevelure douce à toucher. Ah! combien +d'autres savent cela! Tous ceux, tous ceux qui m'ont voulue ont passé +leur désir sur moi: des hommes, des jeunes gens, des vieillards, des +enfants, des femmes, des jeunes filles. Je n'ai refusé personne, +entends-tu? Depuis sept ans, Démétrios, je n'ai dormi seule que trois +nuits. Compte combien cela fait d'amants. Deux mille cinq cents, et +davantage, car je ne parle pas de ceux de la journée. L'année dernière, +j'ai dansé nue devant vingt mille personnes et je sais que tu n'en étais +pas. Crois-tu que je me cache? Ah! pour quoi faire! Toutes les femmes +m'ont vue au bain. Tous les hommes m'ont vue au lit. Toi seul, tu ne me +verras jamais. Je te refuse, je te refuse! De ce que je suis, de ce que +je sens, de ma beauté, de mon amour, tu ne sauras jamais, jamais rien! +tu es un homme abominable, fat, cruel, insensible et lâche! Je ne sais +pas pourquoi l'une de nous n'a pas eu assez de haine pour vous tuer tous +deux l'un sur l'autre, toi le premier, et ta reine ensuite.» + + +Démétrios lui prit tranquillement les deux bras, et, sans répondre un +mot, la courba en arrière avec violence. + + +Elle eut un moment d'angoisse; mais soudain serra les genoux, serra les +coudes, recula du dos et dit à voix basse: + +«Ah! je ne crains pas cela, Démétrios! Tu ne me prendras jamais de +force, fussé-je faible comme une vierge amoureuse, et toi vigoureux +comme un Atlante. Tu ne veux pas seulement ta jouissance, tu veux la +mienne surtout. Tu veux me voir aussi, me voir tout entière, parce que +tu me crois belle, et je le suis en effet. Or la lune éclaire moins que +mes douze flambeaux de cire. Il fait presque nuit ici. Et puis ce n'est +pas l'habitude de se dévêtir sur la jetée. Je ne pourrais plus me +rhabiller, vois-tu, si je n'avais pas mon esclave. Laisse-moi me +relever, tu me fais mal aux bras.» + + +Ils se turent quelques instants, puis Démétrios reprit: + +«Il faut en finir, Chrysis. Tu le sais bien, je ne te forcerai pas. Mais +laisse-moi te suivre. Si orgueilleuse que tu sois, c'est une gloire qui +te coûterait cher, que refuser Démétrios.» + + +Chrysis se taisait toujours. + + +Il reprit plus doucement: + +«Que crains-tu? + +--Tu es habitué à l'amour des autres. Sais-tu ce qu'on doit donner à une +courtisane qui n'aime pas?» + +Il s'impatienta. + +«Je ne demande pas que tu m'aimes. Je suis las d'être aimé. Je ne veux +pas être aimé. Je demande que tu t'abandonnes. Pour cela je te donnerai +l'or du monde. Je l'ai dans l'Égypte. + +--Je l'ai dans mes cheveux. Je suis lasse de l'or. Je ne veux pas d'or. +Je ne veux que trois choses. Me les donneras-tu?» + + +Démétrios sentit qu'elle allait demander l'impossible. Il la regarda +anxieusement. Mais elle se reprit à sourire et dit d'une voix lente: + +«Je veux un miroir d'argent pour mirer mes yeux dans mes yeux. + +--Tu l'auras. Que veux-tu de plus? Dis vite. + +--Je veux un peigne d'ivoire ciselé pour le plonger dans ma chevelure +comme un filet dans l'eau sous le soleil. + +--Après? + +--Tu me donneras mon peigne? + +--Mais oui. Achève. + +--Je veux un collier de perles à répandre sur ma poitrine, quand je +danserai pour toi, dans ma chambre, les danses nuptiales de mon pays.» + +Il leva les sourcils: + +«C'est tout? + +--Tu me donneras mon collier? + +--Celui qui te plaira.» + +Elle prit une voix très tendre. + +«Celui qui me plaira? Ah! Voilà justement ce que je voulais te demander. +Est-ce que tu me laisseras choisir mes cadeaux? + +--Bien entendu. + +--Tu le jures? + +--Je le jure. + +--Quel serment fais-tu? + +--Dicte-le-moi. + +--Par l'Aphrodite que tu as sculptée. + +--J'en fais serment par l'Aphrodite. Mais pourquoi cette précaution? + +--Voilà... Je n'étais pas tranquille... Maintenant je le suis.» + + +Elle releva la tête: + +«J'ai choisi mes cadeaux.» + +Démétrios redevint inquiet et demanda: + +«Déjà? + +--Oui... Penses-tu que j'accepterai n'importe quel miroir d'argent, +acheté à un marchand de Smyrne ou à une courtisane inconnue? Je veux +celui de mon amie Bacchis qui m'a pris un amant la semaine dernière et +s'est moquée de moi méchamment dans une petite débauche qu'elle a faite +avec Tryphèra, Mousarion et quelques jeunes sots qui m'ont tout +rapporté. C'est un miroir auquel elle tient beaucoup, parce qu'il a +appartenu à Rhodopis, celle qui fut esclave avec Æsope et fut rachetée +par le frère de Sapphô. Tu sais que c'est une courtisane très célèbre. +Son miroir est magnifique. On dit que Sapphô s'y est mirée, et c'est +pour cela que Bacchis y tient. Elle n'a rien de plus précieux au monde; +mais je sais où tu le trouveras. Elle me l'a dit une nuit, étant ivre. +Il est sous la troisième pierre de l'autel. C'est là qu'elle le met tous +les soirs quand elle sort au coucher du soleil. Va demain chez elle à +cette heure-là et ne crains rien: elle emmène ses esclaves. + +--C'est de la folie, s'écria Démétrios. Tu veux que je vole? + +--Est-ce que tu ne m'aimes pas? Je croyais que tu m'aimais. Et puis, +est-ce que tu n'as pas juré? Je croyais que tu avais juré. Si je me suis +trompée, n'en parlons plus.» + + +Il comprit qu'elle le perdait, mais se laissa entraîner sans lutte, +presque volontiers. + +«Je ferai ce que tu dis, répondit-il. + +--Oh! Je sais bien que tu le feras. Mais tu hésites d'abord. Je +comprends que tu hésites. Ce n'est pas un cadeau ordinaire; je ne le +demanderais pas à un philosophe. Je te le demande à toi. Je sais bien +que tu me le donneras.» + + +Elle joua un instant avec les plumes de paon de son éventail rond et +tout à coup: + +«Ah!... je ne veux pas non plus un peigne d'ivoire commun acheté chez un +vendeur de la ville. Tu m'as dit que je pouvais choisir, n'est-ce pas? +Eh bien, je veux... je veux le peigne d'ivoire ciselé qui est dans les +cheveux de la femme du grand-prêtre. Celui-là est beaucoup plus précieux +encore que le miroir de Rhodopis. Il vient d'une reine d'Égypte qui a +vécu il y a longtemps, longtemps, et dont le nom est si difficile que je +ne peux pas le prononcer. Aussi l'ivoire est très vieux, et jaune comme +s'il était doré. On y a ciselé une jeune fille qui passe dans un marais +de lôtos plus grands qu'elle, où elle marche sur la pointe des pieds +pour ne pas se mouiller... C'est vraiment un beau peigne... Je suis +contente que tu me le donnes... J'ai aussi de petits griefs contre celle +qui le possède. J'avais offert le mois dernier un voile bleu à +l'Aphrodite; je l'ai vu le lendemain sur la tête de cette femme. C'était +un peu rapide et je lui en ai voulu. Son peigne me vengera de mon voile. + +--Et comment l'aurai-je? demanda Démétrios. + +--Ah! ce sera un peu plus difficile. C'est une égyptienne, tu sais, et +elle ne fait ses deux cents nattes qu'une fois par an, comme les autres +femmes de sa race. Mais moi, je veux mon peigne demain, et tu la tueras +pour l'avoir. Tu as juré un serment.» + +Elle fit une petite mine à Démétrios qui regardait la terre. Puis elle +acheva ainsi, très vite: + +«J'ai choisi aussi mon collier. Je veux le collier de perles à sept +rangs qui est au cou de l'Aphrodite.» + +Démétrios bondit. + +«Ah! cette fois, c'est trop! tu ne te riras pas de moi jusqu'à la fin! +Rien, entends-tu, rien! ni le miroir, ni le peigne, ni le collier, tu +n'auras...» + +Mais elle lui ferma la bouche avec la main et reprit sa voix câline: + +«Ne dis pas cela. Tu sais bien que tu me le donneras aussi. Moi, j'en +suis bien certaine. J'aurai les trois cadeaux. Tu viendras chez moi +demain soir, et après demain si tu veux, et tous les soirs. À ton heure +je serai là, dans le costume que tu aimeras, fardée selon ton goût, +coiffée à ta guise, prête au dernier de tes caprices. Si tu ne veux que +la tendresse, je te chérirai comme un enfant. Si tu recherches les +voluptés rares, je ne refuserai pas les plus douloureuses. Si tu veux le +silence, je me tairai... Quand tu voudras que je chante, ah! tu verras, +Bien-Aimé! je sais des chants de tous les pays. J'en sais qui sont doux +comme le bruit des sources, d'autres qui sont terribles comme l'approche +du tonnerre. J'en sais de si naïfs et de si frais qu'une jeune fille les +chanterait à sa mère; et j'en sais qu'on ne chanterait pas à Lampsaque, +j'en sais qu'Élephantis aurait rougi d'apprendre, et que je n'oserai +dire que tout bas. Les nuits où tu voudras que je danse, je danserai +jusqu'au matin. Je danserai toute habillée, avec ma tunique traînante, +ou sous un voile transparent, ou avec des caleçons crevés et un corselet +à deux ouvertures pour laisser passer les seins. Mais je t'avais promis +de danser nue? Je danserai nue si tu l'aimes mieux. Nue et coiffée avec +des fleurs, ou nue dans mes cheveux flottants et peinte comme une image +divine. Je sais balancer les mains, arrondir les bras, remuer la +poitrine, offrir le ventre, crisper la croupe, tu verras! Je danse sur +le bout des orteils ou couchée sur les tapis. Je sais toutes les danses +d'Aphrodite, celles qu'on danse devant l'Ouranie et celles qu'on danse +devant l'Astarté. J'en sais même qu'on n'ose pas danser... Je te +danserai tous les amours... Quand ce sera fini, tout commencera. Tu +verras! La reine est plus riche que moi, mais il n'y a pas dans tout le +palais une chambre aussi amoureuse que la mienne. Je ne te dis pas ce +que tu y trouveras. Il y a là des choses trop belles pour que je puisse +t'en donner l'idée, et d'autres qui sont trop étranges pour que je sache +les mots pour les dire. Et puis, sais-tu ce que tu verras qui dépasse +tout le reste? Tu verras Chrysis que tu aimes et que tu ne connais pas +encore. Oui, tu n'as vu que mon visage, tu ne sais pas comme je suis +belle. Ah! Ah!... Ah! Ah! Tu auras des surprises... Ah! comme tu joueras +avec le bout de mes seins, comme tu feras plier ma taille sur ton bras, +comme tu trembleras dans l'étreinte de mes genoux, comme tu défailleras +sur mon corps mouvant. Et comme ma bouche sera bonne! Ah! mes +baisers!...» + + +Démétrios jeta sur elle un regard perdu. + +Elle reprit avec tendresse: + +«Comment! tu ne veux pas me donner un pauvre vieux miroir d'argent quand +tu auras toute ma chevelure comme une forêt d'or dans tes mains?» + +Démétrios voulut la toucher... Elle recula et dit: + +«Demain! + +--Tu l'auras, murmura-t-il. + +--Et tu ne veux pas prendre pour moi un peigne d'ivoire qui me plaît, +quand tu auras mes deux bras, comme deux branches d'ivoire autour de ton +cou?» + +Il essaya de les caresser... Elle les retira en arrière, et répéta: + +«Demain! + +--Je l'apporterai, dit-il très bas. + +--Ah! je le savais bien! cria la courtisane, et tu me donneras encore le +collier de perles à sept rangs qui est au cou de l'Aphrodite, et pour +lui je te vendrai tout mon corps qui est comme une nacre entr'ouverte, +et plus de baisers dans ta bouche qu'il n'y a de perles dans la mer!» + +Démétrios, suppliant, tendit la tête... Elle força vivement son regard +et prêta ses luxurieuses lèvres... + + +Quand il ouvrit les yeux elle était déjà loin. + +Une petite ombre plus pâle courait derrière son voile flottant. + +Il reprit vaguement son chemin vers la ville, baissant le front sous une +inexprimable honte. + + + + +VI + +LES VIERGES + + +L'aube obscure se leva sur la mer. Toutes choses furent teintées de +lilas. Le foyer couvert de flammes, allumé sur la tour du Phare, +s'éteignit avec la lune. De fugitives lueurs jaunes apparurent dans les +vagues violettes comme des visages de sirènes sous des chevelures +d'algues mauves. Il fit jour tout à coup. + + +La jetée était déserte. La ville était morte. C'était le jour morose +d'avant la première aurore, qui éclaire le sommeil du monde et apporte +les rêves énervés du matin. + +Rien n'existait, que le silence. + +Telles que des oiseaux endormis, les longues nefs rangées près des quais +laissaient pendre leurs rames parallèles dans l'eau. La perspective des +rues se dessinait par des lignes architecturales que pas un char, pas un +cheval, pas un esclave ne troublait. Alexandrie n'était qu'une vaste +solitude, une apparence d'antique cité, abandonnée depuis des siècles. + +Or, un léger bruit de pas frémit sur le sol, et deux jeunes filles +parurent, l'une vêtue de jaune, l'autre de bleu. + +Elles portaient toutes deux la ceinture des vierges, qui tournait autour +des hanches et s'attachait très bas, sous leurs jeunes ventres. +C'étaient la chanteuse de la nuit et l'une des joueuses de flûte. + +La musicienne était plus jeune et plus jolie que son amie. Aussi pâles +que le bleu de sa robe, à demi noyés sous leurs paupières, ses yeux +souriaient faiblement. Les deux flûtes grêles pendaient en arrière au +nœud fleuri de son épaule. Une double guirlande d'iris autour de ses +jambes arrondies ondulait sous l'étoffe légère et s'attachait sur les +chevilles à deux periscelis d'argent. + +Elle dit: + +«Myrtocleia, ne sois pas attristée parce que tu as perdu nos tablettes. +Aurais-tu jamais oublié que l'amour de Rhodis est à toi, ou peux-tu +penser, méchante, que tu aurais jamais lu seule cette ligne écrite par +ma main? Suis-je une de ces mauvaises amies qui gravent sur leur ongle +le nom de leur sœur de lit et vont s'unir à une autre, quand l'ongle a +poussé jusqu'au bout? As-tu besoin d'un souvenir de moi quand tu m'as +tout entière et vivante? À peine suis-je au temps où les filles se +marient, et cependant je n'avais pas la moitié de mon âge le jour où je +t'ai vue pour la première fois. Tu te rappelles bien. C'était au bain. +Nos mères nous tenaient sous les bras et nous balançaient l'une vers +l'autre. Nous avons joué longtemps sur le marbre avant de remettre nos +vêtements. Depuis ce jour-là nous ne nous sommes plus quittées, et, cinq +ans après, nous nous sommes aimées.» Myrtocleia répondit: + +«Il y a un autre premier jour, Rhodis, tu le sais. C'est ce jour-là que +tu avais écrit ces trois mots sur mes tablettes en mêlant nos noms l'un +à l'autre. C'était le premier. Nous ne le retrouverons plus. Mais +n'importe. Chaque jour est nouveau pour moi, et quand tu t'éveilles vers +le soir, il me semble que je ne t'ai jamais vue. Je crois bien que tu +n'es pas une fille: tu es une petite nymphe d'Arcadie qui a quitté les +forêts parce que Phoïbos a tari sa fontaine. Ton corps est souple comme +une branche d'olivier, ta peau est douce comme l'eau en été, l'iris +tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de lôtos comme Astarté +la figue ouverte. Dans quel bois peuplé d'immortels ta mère s'est-elle +endormie, avant ta naissance bienheureuse? Et quel aegipan indiscret, ou +quel dieu de quel divin fleuve s'est uni à elle dans l'herbe? Quand nous +aurons quitté cet affreux soleil africain, tu me conduiras vers ta +source, loin derrière Psophis et Phénée, dans les vastes forêts pleines +d'ombre où l'on voit sur la terre molle la double trace des satyres +mêlée aux pas légers des nymphes. Là, tu chercheras une roche polie et +tu graveras dans la pierre ce que tu avais écrit sur la cire: les trois +mots qui sont notre joie. Écoute, écoute, Rhodis! Par la ceinture +d'Aphrodite, où sont brodés tous les désirs, tous les désirs me sont +étrangers puisque tu es plus que mon rêve! Par la corne d'Amaltheia d'où +s'échappent tous les biens du monde, le monde m'est indifférent puisque +tu es le seul bien que j'aie trouvé en lui! Quand je te regarde et quand +je me vois, je ne sais plus pourquoi tu m'aimes en retour. Tes cheveux +sont blonds comme des épis de blé; les miens sont noirs comme des poils +de bouc. Ta peau est blanche comme le fromage des bergers; la mienne est +hâlée comme le sable sur les plages. Ta poitrine tendre est fleurie +comme l'oranger en automne; la mienne est maigre et stérile comme le pin +dans les rochers. Si mon visage s'est embelli, c'est à force de t'avoir +aimée. Ô Rhodis, tu le sais, ma virginité singulière est semblable aux +lèvres de Pan mangeant un brin de myrte; la tienne est rose et jolie +comme la bouche d'un petit enfant. Je ne sais pas pourquoi tu m'aimes; +mais si tu cessais de m'aimer un jour, si, comme ta sœur Théano qui +joue de la flûte auprès de toi, tu restais jamais à coucher dans les +maisons où l'on nous emploie, alors je n'aurais même pas la pensée de +dormir seule dans notre lit, et tu me trouverais, en rentrant, étranglée +avec ma ceinture.» + +Les longs yeux de Rhodis se remplirent de larmes et de sourire, tant +l'idée était cruelle et folle. Elle posa son pied sur une borne: + +«Mes fleurs me gênent entre les jambes. Défais-les, Myrto adorée. J'ai +fini de danser pour cette nuit.» + +La chanteuse eut un haut-le-corps. + +«Oh! c'est vrai. Je les avais oubliés déjà, ces hommes et ces filles. +Ils vous ont fait danser toutes deux, toi dans cette robe de Côs qui est +transparente comme l'eau, et ta sœur nue avec toi. Si je ne t'avais pas +défendue, ils t'auraient prise comme une prostituée, comme ils ont pris +ta sœur devant nous, dans la même chambre... Oh! quelle abomination! +Entendais-tu ses cris et ses plaintes! Comme l'amour de l'homme est +douloureux!» + +Elle se mit à genoux près de Rhodis et détacha les deux guirlandes, puis +les trois fleurs placées plus haut, en mettant un baiser à la place de +chacune. Quand elle se releva, l'enfant la prit par le cou et défaillit +sur sa bouche. + +«Myrto, tu n'es pas jalouse de tous ces débauchés? Que t'importe qu'ils +m'aient vue? Théano leur suffit, je la leur ai laissée. Ils ne m'auront +pas, Myrto chérie. Ne sois pas jalouse d'eux. + +--Jalouse!... Je suis jalouse de tout ce qui t'approche. Pour que tes +robes ne t'aient pas seule, je les mets quand tu les as portées. Pour +que les fleurs de tes cheveux ne restent pas amoureuses de toi, je les +livre aux courtisanes pauvres qui les souilleront dans l'orgie. Je ne +t'ai jamais rien donné afin que rien ne te possède. J'ai peur de tout ce +que tu touches et je hais tout ce que tu regardes. Je voudrais être +toute ma vie entre les murs d'une prison où il n'y ait que toi et moi, +et m'unir à toi si profondément, te cacher si bien dans mes bras, que +pas un œil ne t'y soupçonne. Je voudrais être le fruit que tu manges, +le parfum qui te plaît, le sommeil qui entre sous tes paupières, l'amour +qui te fait crisper les membres. Je suis jalouse du bonheur que je te +donne, et cependant je voudrais te donner jusqu'à celui que j'ai par +toi. Voilà de quoi je suis jalouse; mais je ne redoute pas tes +maîtresses d'une nuit quand elles m'aident à satisfaire tes désirs de +petite fille; quant aux amants, je sais bien que tu ne peux pas aimer +l'homme, l'homme intermittent et brutal.» + +Rhodis s'écria sincèrement: + +«J'irais plutôt, comme Nausithoë, sacrifier ma virginité au dieu Priape +qu'on adore à Thasos. Mais pas ce matin, mon chéri. J'ai dansé trop +longtemps, je suis très fatiguée. Je voudrais être rentrée, dormir sur +ton bras.» + +Elle sourit et continua: + +«Il faudrait dire à Théano que notre lit n'est plus pour elle. Nous lui +en ferons un autre à droite de la porte. Après ce que j'ai vu cette +nuit, je ne pourrais plus l'embrasser. Myrto, c'est vraiment horrible. +Est-il possible qu'on s'aime ainsi? C'est cela qu'ils appellent l'amour? + +--C'est cela. + +--Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas.» + +Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble. + +Le vent mêlait leurs cheveux. + + + + +VII + +LA CHEVELURE DE CHRYSIS + + +«Tiens, dit Rhodis, regarde! Quelqu'un.» + +La chanteuse regarda: une femme, loin d'elles, marchait rapidement sur +le quai. + + +«Je la reconnais, reprit l'enfant. C'est Chrysis. Elle a sa robe jaune. + +--Comment, elle est déjà habillée? + +--Je n'y comprends rien. D'ordinaire elle ne sort pas avant midi; et le +soleil est à peine levé. Il lui est venu quelque chose. Un bonheur sans +doute; elle a si grande chance.» + +Elles allèrent à sa rencontre, et lui dirent: + +«Salut, Chrysis. + +--Salut. Depuis combien de temps êtes-vous ici? + +--Je ne sais pas. Il faisait déjà jour quand nous sommes arrivées. + +--Il n'y avait personne sur la jetée? + +--Personne. + +--Pas un homme? vous êtes sûres? + +--Oh! très sûres. Pourquoi demandes-tu cela?» + +Chrysis ne répondit rien. Rhodis reprit: + +«Tu voulais voir quelqu'un? + +--Oui... peut-être... je crois qu'il vaut mieux que je ne l'aie pas vu. +Tout est bien. J'avais tort de revenir; je n'ai pas pu m'en empêcher. + +--Mais qu'est-ce qui se passe, Chrysis, nous le diras-tu? + +--Oh! non. + +--Même à nous? même à nous, tes amies? + +--Vous le saurez plus tard, avec toute la ville. + +--C'est aimable. + +--Un peu avant, si vous y tenez; mais ce matin, c'est impossible. Il se +passe des choses extraordinaires, mes enfants. Je meurs d'envie de vous +les dire; mais il faut que je me taise. Vous alliez rentrer? Venez +coucher avec moi. Je suis toute seule. + +--Oh! Chrysé, Chrysidion, nous sommes si fatiguées! Nous allions +rentrer, en effet, mais c'était bien pour dormir. + +--Eh bien! vous dormirez ensuite. Aujourd'hui, c'est la veille des +Aphrodisies. Est-ce un jour où l'on se repose? Si vous voulez que la +déesse vous protège et vous rende heureuses l'an prochain, il faut +arriver au temple avec des paupières sombres comme des violettes, et des +joues blanches comme des lys. Nous y songerons; venez avec moi.» + +Elle les prit toutes deux plus haut que la ceinture, et refermant ses +mains caressantes sur leurs petits seins presque nus, elle les emmena +d'un pas pressé. + + +Rhodis, cependant, restait préoccupée. + +«Et quand nous serons dans ton lit, reprit-elle, tu ne nous diras pas +encore ce qui t'arrive, ce que tu attends? + +--Je vous dirai beaucoup de choses, tout ce qu'il vous plaira; mais +cela, je le tairai. + +--Même quand nous serons dans tes bras, toutes nues, et sans lumière? + +--N'insiste pas, Rhodis. Tu le sauras demain. Attends jusqu'à demain. + +--Tu vas être très heureuse? ou très puissante? + +--Très puissante.» + +Rhodis ouvrit de grands yeux et s'écria: + +«Tu couches avec la reine! + +--Non, dit Chrysis en riant; mais je serai aussi puissante qu'elle. +As-tu besoin de moi? Désires-tu quelque chose? + +--Oh! oui!» + +Et l'enfant redevint songeuse. + +«Eh bien, qu'est-ce que c'est? interrogea Chrysis. + +--C'est une chose impossible. Pourquoi la demanderais-je?» + +Myrtocleia parla pour elle: + +«À Éphèse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges +comme Rhodis et moi sont amoureuses l'une de l'autre, la loi leur permet +de s'épouser. Elles vont toutes les deux au temple d'Athêna, consacrer +leur double ceinture; puis au sanctuaire d'Iphinoë, donner une boucle +mêlée de leurs cheveux, et enfin sous le péristyle de Dionysos, où l'on +remet à la plus mâle un petit couteau d'or affilé et un linge blanc pour +étancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiancée est amenée +à sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son «mari» et la +paranymphe, environnée de torches et de joueuses de flûte. Et désormais +elles ont tous les droits des époux; elles peuvent adopter des petites +filles et les mêler à leur vie intime. Elles sont respectées. Elles ont +une famille. Voilà le rêve de Rhodis. Mais ici ce n'est pas la +coutume... + +--On changera la loi, dit Chrysis; mais vous vous épouserez, j'en fais +mon affaire. + +--Oh! Est-ce vrai? s'écria la petite, rouge de joie. + +--Oui; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que +Myrto a tout ce qu'il faut pour en donner l'illusion. Tu es heureuse, +Rhodis, d'avoir une telle amie. Quoi qu'on en dise, elles sont rares.» + + +Elles étaient arrivées à la porte, où Djala, assise sur le seuil, +tissait une serviette de lin. L'esclave se leva pour les laisser passer, +et entra sur leurs pas. + +En un instant les deux joueuses de flûte eurent quitté leurs simples +vêtements. Elles se firent l'une à l'autre des ablutions minutieuses +dans une vasque de marbre vert qui se déversait dans le bassin. Puis +elles se roulèrent sur le lit. + +Chrysis les regardait sans voir. Les moindres paroles de Démétrios se +répétaient, mot pour mot, dans sa mémoire, indéfiniment. Elle ne sentit +pas que Djala, en silence, dénouait et déroulait son long voile de +safran, débouclait la ceinture, ouvrait les colliers, tirait les bagues, +les sceaux, les anneaux, les serpents d'argent, les épingles d'or; mais +le chatoiement de la chevelure retombée la réveilla vaguement. + +Elle demanda son miroir. + +Prenait-elle peur de ne pas être assez belle pour retenir ce nouvel +amant--car il fallait le retenir--après les folles entreprises qu'elle +avait exigées de lui? Ou voulait-elle, par l'examen de chacune de ses +beautés, calmer quelques inquiétudes et motiver sa confiance? + +Elle approcha son miroir de toutes les parties de son corps en les +touchant l'une après l'autre. Elle jugea la blancheur de sa peau, estima +sa douceur par de longues caresses, sa chaleur par des étreintes. Elle +éprouva la plénitude de ses seins, la fermeté de son ventre, +l'étroitesse de sa chair. Elle mesura sa chevelure et en considéra +l'éclat. Elle essaya la force de son regard, l'expression de sa bouche, +le feu de son haleine, et du bord de l'aisselle jusqu'au pli du coude, +elle fit traîner avec lenteur un baiser le long de son bras nu. + +Une émotion extraordinaire, faite de surprise et d'orgueil, de certitude +et d'impatience, la saisit au contact de ses propres lèvres. Elle tourna +sur elle-même comme si elle cherchait quelqu'un, mais, découvrant sur +son lit les deux Éphésiennes oubliées, elle sauta au milieu d'elles, les +sépara, les étreignit avec une sorte de furie amoureuse, et sa longue +chevelure d'or enveloppa les trois jeunes têtes. + + + + +LIVRE II + + + + +I + +LES JARDINS DE LA DÉESSE + + +Le temple d'Aphrodite-Astarté s'élevait en dehors des portes de la +ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d'ombre, où l'eau du +Nil, amenée par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de +prodigieuses verdures. + +Cette forêt fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, +ces prés sombres, avaient été créés dans le désert plus de deux siècles +auparavant par le premier des Ptolémées. Depuis, les sycomores plantés +par ses ordres étaient devenus gigantesques; sous l'influence des eaux +fécondes, les pelouses avaient crû en prairies; les bassins s'étaient +élargis en étangs; la nature avait fait d'un parc une contrée. + +Les jardins étaient plus qu'une vallée, plus qu'un pays, plus qu'une +patrie: ils étaient un monde complet fermé par des limites de pierre et +régi par une déesse, âme et centre de cet univers. Tout autour s'élevait +une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de +trente-deux pieds. Ce n'était pas un mur, c'était une cité colossale, +faite de quatorze cents maisons. Un nombre égal de prostituées habitait +cette ville sainte et résumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples +différents. + +Le plan des maisons sacrées était uniforme et tel: la porte, de cuivre +rouge (métal voué à la déesse), portait un phallos en guise de marteau, +qui frappait un contre-heurtoir en relief, image du sexe féminin; et +au-dessous était gravé le nom de la courtisane avec les initiales de la +phrase usuelle: + + Ω.Ξ.Ε + ΚΟΧΛΙΣ + Π.Π.Π + +De chaque côté de la porte s'ouvraient deux chambres en forme de +boutiques, c'est-à-dire sans mur du côté des jardins. Celle de droite +dite «chambre exposée», était le lieu où la courtisane parée siégeait +sur une cathèdre haute à l'heure où les hommes arrivaient. Celle de +gauche était à la disposition des amants qui désiraient passer la nuit +en plein air, sans cependant coucher dans l'herbe. + +La porte ouverte, un corridor donnait accès dans une vaste cour dallée +de marbre dont le milieu était occupé par un bassin de forme ovale. Un +péristyle entourait d'ombre cette grande tache de lumière et protégeait +par une zone de fraîcheur l'entrée des sept chambres de la maison. Au +fond s'élevait l'autel, qui était de granit rose. + +Toutes les femmes avaient apporté de leur pays une petite idole de la +déesse, et, posée sur l'autel domestique, elles l'adoraient dans leur +langue, sans se comprendre jamais entre elles. Lachmî, Aschthoreth, +Vénus, Ischtar, Freia, Mylitta, Cypris, tels étaient les noms religieux +de leur Volupté divinisée. Quelques-unes la vénéraient sous une forme +symbolique: un galet rouge, une pierre conique, un grand coquillage +épineux. La plupart élevaient sur un socle de bois tendre une statuette +grossière aux bras maigres, aux seins lourds, aux hanches excessives et +qui désignait de la main son ventre frisé en delta. Elles couchaient à +ses pieds une branche de myrte, semaient l'autel de feuilles de rose, et +brûlaient un petit grain d'encens pour chaque vœu exaucé. Elle était +confidente de toutes leurs peines, témoin de tous leurs travaux, cause +supposée de tous leurs plaisirs. Et à leur mort on la déposait dans leur +petit cercueil fragile, comme gardienne de leur sépulture. + +Les plus belles parmi ces filles venaient des royaumes d'Asie. Tous les +ans, les vaisseaux qui portaient à Alexandrie les présents des +tributaires ou des alliés débarquaient avec les ballots et les outres +cent vierges choisies par les prêtres pour le service du jardin sacré. +C'étaient des Mysiennes et des Juives, des Phrygiennes et des Crétoises, +des filles d'Ecbatane et de Babylone, et des bords du golfe des Perles, +et des rives religieuses du Gange. Les unes étaient blanches de peau, +avec des visages de médailles et des poitrines inflexibles; d'autres, +brunes comme la terre sous la pluie, portaient des anneaux d'or passés +dans les narines et secouaient sur leurs épaules des chevelures courtes +et sombres. + +Il en venait de plus loin encore: des petits êtres menus et lents, dont +personne ne savait la langue et qui ressemblaient à des singes jaunes. +Leurs yeux s'allongeaient vers les tempes; leurs cheveux noirs et droits +se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides +comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l'amour, +mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagères, +on les voyait jouer entre elles assises sur leurs petits pieds et +s'amuser puérilement. + +Dans une prairie solitaire, les filles blondes et roses des peuples du +nord vivaient en troupeau, couchées sur les herbes. C'étaient des +Sarmates à triple tresse, aux jambes robustes, aux épaules carrées, qui +se faisaient des couronnes avec des branches d'arbre et luttaient corps +à corps pour se divertir; des Scythes camuses, mamelues, velues qui ne +s'accouplaient qu'en posture de bêtes; des Teutonnes gigantesques qui +terrifiaient les Égyptiens par leurs cheveux pâles comme ceux des +vieillards et leurs chairs plus molles que celles des enfants; des +Gauloises rousses comme des vaches et qui riaient sans raison; de jeunes +Celtes aux yeux verts de mer et qui ne sortaient jamais nues. + +Ailleurs, les Ibères aux seins bruns se réunissaient pendant le jour. +Elles avaient des chevelures pesantes qu'elles coiffaient avec +recherche, et des ventres nerveux qu'elles n'épilaient point. Leur peau +ferme et leur croupe forte étaient goûtées des Alexandrins. On les +prenait comme danseuses aussi souvent que comme maîtresses. + +Sous l'ombre large des palmiers habitaient les filles d'Afrique: les +Numides voilées de blanc, les Carthaginoises vêtues de gazes noires, les +Négresses enveloppées de costumes multicolores. + +Elles étaient quatorze cents. + +Quand une femme était entrée là, elle n'en sortait plus jamais, qu'au +premier jour de sa vieillesse. Elle donnait au temple la moitié de son +gain, et le reste devait lui suffire pour ses repas et pour ses parfums. + +Elles n'étaient pas des esclaves, et chacune possédait vraiment une des +maisons de la terrasse; mais toutes n'étaient pas également aimées, et +les plus heureuses, souvent, trouvaient à acheter des maisons voisines +que leurs habitantes vendaient pour ne pas maigrir de faim. Celles-ci +transportaient alors leur statuette obscène dans le parc et cherchaient +un autel fait d'une pierre plate, dans un coin qu'elles ne quittaient +plus. Les marchands pauvres savaient cela et s'adressaient plus +volontiers à celles qui couchaient ainsi sur la mousse près de leurs +sanctuaires en plein vent; mais parfois ceux-là mêmes ne se présentaient +pas, et alors les pauvres filles unissaient leur misère deux à deux par +des amitiés passionnées qui devenaient des amours presque conjugales, +ménages où l'on partageait tout, jusqu'à la dernière loque de laine, et +où d'alternatives complaisances consolaient des longues chastetés. + +Celles qui n'avaient pas d'amies s'offraient comme esclaves volontaires +chez leurs camarades plus recherchées. Il était interdit que celles-ci +eussent à leur service plus de douze de ces pauvres filles; mais on +citait vingt-deux courtisanes qui atteignaient le maximum et s'étaient +choisi parmi toutes les races une domesticité bariolée. + +Au hasard des amants si elles concevaient un fils, on l'élevait dans +l'enceinte du temple à la contemplation de la forme parfaite et au +service de sa divinité.--si elles accouchaient d'une fille, l'enfant +naissait pour la déesse. Le premier jour de sa vie, on célébrait son +mariage avec le fils de Dionysos, et l'Hiérophante la déflorait lui-même +avec un petit couteau d'or, car la virginité déplaît à l'Aphrodite. Plus +tard, elle entrait au Didascalion, grand monument-école situé derrière +le temple, et où les petites filles apprenaient en sept classes la +théorie et la méthode de tous les arts érotiques: le regard, l'étreinte, +les mouvements du corps, les complications de la caresse, les procédés +secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. L'élève choisissait +librement le jour de sa première expérience, parce que le désir est un +ordre de la déesse, qu'il ne faut pas contrarier; on lui donnait ce +jour-là l'une des maisons de la Terrasse; et quelques-unes de ces +enfants, qui n'étaient même pas nubiles, comptaient parmi les plus +infatigables et les plus souvent réclamées. + +L'intérieur du Didascalion, les sept classes, le petit théâtre et le +péristyle de la cour étaient ornés de quatre-vingt-douze fresques qui +résumaient l'enseignement de l'amour. C'était l'œuvre de toute une vie +d'homme: Cléocharès d'Alexandrie, fils naturel et disciple d'Apelles, +les avait achevées en mourant.--Récemment, la reine Bérénice, qui +s'intéressait beaucoup à la célèbre École et y envoyait ses jeunes +sœurs, avait commandé à Démétrios une série de groupes de marbre afin +de compléter la décoration: mais un seul, jusqu'alors, avait été posé +dans la classe enfantine. + +À la fin de chaque année, en présence de toutes les courtisanes réunies, +un grand concours avait lieu, qui excitait dans cette foule de femmes +une émulation extraordinaire, car les douze prix décernés donnaient +droit à la plus suprême gloire qu'elles pussent rêver: l'entrée au +Cotytteion. + +Ce dernier monument était enveloppé de tant de mystères qu'on n'en peut +donner aujourd'hui une description détaillée. Nous savons seulement +qu'il était compris dans le péribole et qu'il avait la forme d'un +triangle dont la base était un temple de la déesse Cottyto, au nom de +qui s'accomplissaient d'effrayantes débauches inconnues. Les deux autres +côtés du monument se composaient de dix-huit maisons; trente-six +courtisanes habitaient là, si recherchées des amants riches qu'elles ne +se donnaient pas à moins de deux mines: c'étaient les Baptes +d'Alexandrie. Une fois le mois, à la pleine lune, elles se réunissaient +dans l'enceinte close du temple, affolées par des boissons +aphrodisiaques, et ceintes des phallos canoniques. La plus ancienne des +trente-six devait prendre une dose mortelle du terrible philtre +érotogène. La certitude de sa mort prompte lui faisait tenter sans +effroi toutes les voluptés dangereuses devant lesquelles les vivantes +reculent. Son corps, de toute part écumant, devenait le centre et le +modèle de la tournoyante orgie; au milieu des hurlements longs, des +cris, des larmes et des danses, les autres femmes nues l'étreignaient, +mouillaient à sa sueur leurs cheveux, se frottaient à sa peau brûlante +et puisaient de nouvelles ardeurs dans le spasme ininterrompu de cette +furieuse agonie. Trois ans ces femmes vivaient ainsi, et à la fin du +trente-sixième mois, telle était l'ivresse de leur fin. + +D'autres sanctuaires moins vénérés avaient été élevés par les femmes en +l'honneur des autres noms de la multiforme Aphrodite. Il y avait même un +autel consacré à l'Ouranienne et qui recevait les chastes vœux des +courtisanes sentimentales; un autre à l'Apostrophia, qui faisait oublier +les amours malheureuses; un autre à la Chryseïa, qui attirait les amants +riches; un autre à la Génétyllis, qui protégeait les filles enceintes; +un autre à la Coliade, qui approuvait des passions grossières; car tout +ce qui touchait à l'amour était piété pour la déesse. Mais les autels +particuliers n'avaient d'efficace et de vertu qu'à l'égard des petits +désirs. On les servait au jour le jour, leurs faveurs étaient +quotidiennes et leur commerce familier. Les suppliantes exaucées +déposaient sur eux de simples fleurs; celles qui n'étaient pas contentes +les souillaient de leurs excréments. Ils n'étaient ni consacrés ni +entretenus par les prêtres, et par conséquent leur profanation était +irrépréhensible. + + +Tout autre était la discipline du temple. + +Le temple, le Grand-Temple de la Grande-Déesse, le lieu le plus saint de +toute l'Égypte, l'inviolable Astarteïon, était un édifice colossal de +trois cent trente-six pieds de longueur, élevé sur dix-sept marches au +sommet des jardins. Ses portes d'or étaient gardées par douze +hiérodoules hermaphrodites, symbole des deux objets de l'amour et des +douze heures de la nuit. + + +L'entrée n'était pas tournée vers l'Orient, mais dans la direction de +Paphos, c'est-à-dire vers le nord-ouest; jamais les rayons du soleil ne +pénétraient directement dans le sanctuaire de la grande Immortelle +nocturne. Quatre-vingt-six colonnes soutenaient l'architrave; elles +étaient teintes de pourpre jusqu'à mi-taille, et toute la partie +supérieure se dégageait de ces vêtements rouges avec une blancheur +ineffable, comme des torses de femmes debout. + +Entre l'épistyle et le corônis, le long zoophore en ceinture déroulait +son ornementation bestiale, érotique et fabuleuse; on y voyait des +centauresses montées par des étalons, des chèvres bouquinées par des +satyres maigres, des vierges saillies par des taureaux monstres, des +naïades couvertes par des cerfs, des bacchantes aimées par des tigres, +des lionnes saisies par des griffons. La grande multitude des êtres se +ruait ainsi, soulevée par l'irrésistible passion divine. Le mâle se +tendait, la femelle s'ouvrait, et dans la fusion des sources créatrices +s'éveillait le premier frémissement de la vie. La foule des couples +obscurs s'écartait parfois au hasard autour d'une scène immortelle: +Europe inclinée supportant le bel animal olympien; Léda guidant le cygne +robuste entre ses jeunes cuisses fléchies. Plus loin, l'insatiable +Sirène épuisait Glaucos expirant; le dieu Pan possédait debout une +hamadryade échevelée; la Sphinge levait sa croupe au niveau du cheval +Pégase,--et, à l'extrémité de la frise, le sculpteur lui-même s'était +figuré devant la déesse Aphrodite, modelant d'après elle, dans la cire +molle, les replis d'un ctéis parfait, comme si tout son idéal de beauté, +de joie et de vertu s'était réfugié dès longtemps dans cette fleur +précieuse et fragile. + + + + +II + +MELITTA + + +«Purifie-toi, Étranger. + +--J'entrerai pur», dit Démétrios. + +Du bout de ses cheveux trempés dans l'eau, la jeune gardienne de la +porte lui mouilla d'abord les paupières, puis les lèvres et les doigts, +afin que son regard fût sanctifié, ainsi que le baiser de sa bouche et +la caresse de ses mains. + +Et il s'avança dans le bois d'Aphrodite. + +À travers les branches devenues noires, il apercevait au couchant un +soleil de pourpre sombre qui n'éblouissait plus les yeux. C'était le +soir du même jour où la rencontre de Chrysis avait désorienté sa vie. + +L'âme féminine est d'une simplicité à laquelle les hommes ne peuvent +croire. Où il n'y a qu'une ligne droite ils cherchent obstinément la +complexité d'une trame: ils trouvent le vide et s'y perdent. C'est ainsi +que l'âme de Chrysis, claire comme celle d'un petit enfant, parut à +Démétrios plus mystérieuse qu'un problème de métaphysique. En quittant +cette femme sur la jetée, il rentra chez lui comme en rêve, incapable de +répondre à toutes les questions qui l'assiégeaient. Que voulait-elle +faire de ces trois cadeaux? Il était impossible qu'elle portât ni +qu'elle vendît un miroir célèbre volé, le peigne d'une femme assassinée, +le collier de perles de la déesse. En les conservant chez elle, elle +s'exposerait chaque jour à une découverte fatale. Alors pourquoi les +demander? pour les détruire? Il savait trop bien que les femmes ne +jouissent pas des choses secrètes et que les événements heureux ne +commencent à les réjouir que le jour où ils sont connus. Et puis, par +quelle divination, par quelle profonde clairvoyance l'avait-elle jugé +capable d'accomplir pour elle trois actions aussi extraordinaires? + +Assurément, s'il l'avait voulu, Chrysis enlevée de chez elle, livrée à +sa merci, fût devenue sa maîtresse, sa femme ou son esclave, au choix. +Il avait même la liberté de la détruire, simplement. Les révolutions +antérieures avaient fréquemment habitué les citoyens aux morts +violentes, et nul ne se fût inquiété d'une courtisane disparue. Chrysis +devait le savoir, et pourtant elle avait osé... + + +Plus il pensait à elle, plus il lui savait gré d'avoir si joliment varié +le débat des propositions. Combien de femmes, et qui la valaient, +s'étaient présentées maladroitement! Celle-là, que demandait-elle? ni +amour, ni or, ni bijoux, mais trois crimes invraisemblables! Elle +l'intéressait vivement. Il lui avait offert tous les trésors de +l'Égypte: il sentait bien, à présent, que si elle les eût acceptés, elle +n'aurait pas reçu deux oboles, et il se serait lassé d'elle avant même +de l'avoir connue. Trois crimes étaient un salaire assurément inusité; +mais elle était digne de le recevoir puisqu'elle était femme à l'exiger, +et il se promit de continuer l'aventure. + +Pour n'avoir pas le temps de revenir sur ses fermes résolutions, il alla +le jour même chez Bacchis, trouva la maison vide, prit le miroir +d'argent et s'en fut aux jardins. + +Fallait-il entrer directement chez la seconde victime de Chrysis? +Démétrios ne le pensa pas. La prêtresse Touni, qui possédait le fameux +peigne d'ivoire, était si charmante et si faible qu'il craignit de se +laisser toucher s'il se rendait auprès d'elle sans une précaution +préalable. Il retourna sur ses pas et longea la Grande-Terrasse. + +Les courtisanes étaient en montre dans leurs «chambres exposées», comme +des fleurs à l'étalage. Leurs attitudes et leurs costumes n'avaient pas +moins de diversité que leurs âges, leurs types et leurs races. Les plus +belles, selon la tradition de Phryné, ne laissant à découvert que +l'ovale de leur visage, se tenaient enveloppées des cheveux aux talons +dans leur grand vêtement de laine fine. D'autres avaient adopté la mode +des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystérieusement +leurs beautés comme à travers une eau limpide on discerne les mousses +vertes en taches d'ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme +n'avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu'à la ceinture et +cambraient le torse en avant pour faire apprécier la fermeté de leurs +seins. Mais les plus mûres, sachant combien les traits du visage féminin +vieillissent plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes +nues, portant leurs mamelles dans leurs mains, et elles écartaient leurs +cuisses alourdies, comme s'il leur fallait prouver qu'elles étaient +encore des femmes. + +Démétrios passait devant elles très lentement et ne se lassait pas +d'admirer. + +Il ne lui était jamais arrivé de voir la nudité d'une femme sans une +émotion intense. Il ne comprenait ni le dégoût devant les jeunesses +trépassées, ni l'insensibilité devant les trop petites filles. Toute +femme, ce soir-là, aurait pu le charmer. Pourvu qu'elle restât +silencieuse et ne témoignât pas plus d'ardeur que le minimum exigé par +la politesse du lit, il la dispensait d'être belle. Bien plus, il +préférait qu'elle eût un corps grossier, car plus sa pensée s'arrêtait +sur des formes accomplies, plus son désir s'éloignait d'elles. Le +trouble que lui donnait l'impression de la beauté vivante était une +sensualité exclusivement cérébrale qui réduisait à néant l'excitation +génésique. Il se souvenait avec angoisse d'être resté toute une heure +impuissant comme un vieillard près de la femme la plus admirable qu'il +eût jamais tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-là, il avait appris +à choisir des maîtresses moins pures. + +«Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas?» + +Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne +déshabillait jamais deux fois la même fille. C'était le seul principe +qu'il suivît pendant ses visites aux jardins. Une femme qu'on n'a pas +encore eue a quelque chose d'une vierge; mais quel bon résultat, quelle +surprise attendre d'un deuxième rendez-vous? C'est déjà presque le +mariage. Démétrios ne s'exposait pas aux désillusions de la seconde +nuit. La reine Bérénice suffisait à ses rares velléités conjugales, et +en dehors d'elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice +de l'indispensable adultère. + +«Clônarion! + +--Gnathênè! + +--Plango! + +--Mnaïs! + +--Crôbylè! + +--Ioessa!» + +Elles criaient leurs noms sur son passage et quelques-unes y ajoutaient +l'affirmation de leur nature ardente ou l'offre d'une pratique anormale. +Démétrios suivait le chemin; il se disposait, selon son habitude, à +prendre au hasard, dans le troupeau, quand une petite fille toute vêtue +de bleu pencha la tête sur l'épaule, et lui dit doucement, sans se +lever: + +«Il n'y a pas moyen?» + +L'imprévu de cette formule le fit sourire. Il s'arrêta. + +«Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis.» + +La petite, d'un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux +coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir. + +«Gorgô, dit la petite, j'ai quelqu'un; vite, du vin de Crète, des +gâteaux, et fais le lit.» + +Elle se retourna vers Démétrios. + +«Tu n'as pas besoin de satyrion? + +--Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as? + +--Il le faut bien, fit l'enfant, on m'en demande plus souvent que tu ne +penses. Viens par ici: prends garde aux marches, il y en a une qui est +usée. Entre dans ma chambre, je vais revenir.» + +La chambre était tout à fait simple, comme celles des courtisanes +novices. Un grand lit, un second lit de repos, quelques tapis et +quelques sièges la meublaient insuffisamment; mais par une grande baie +ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade d'Alexandrie. +Démétrios resta debout et regarda la ville lointaine. + + +Soleils couchants derrière les ports! gloires incomparables des cités +maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle âme bruyante de +douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence! Quels pas ne se +sont arrêtés, quelle volupté ne s'est suspendue, quelle voix ne s'est +éteinte devant vous!... Démétrios regardait: une houle de flamme +torrentielle semblait sortir du soleil à moitié plongé dans la mer et +couler directement jusqu'à la rive courbe du bois d'Aphrodite. De l'un à +l'autre des deux horizons, la gamme somptueuse de la pourpre envahissait +la Méditerranée, par zones de nuances sans transitions, du rouge d'or au +violet froid. Entre cette splendeur mouvante et le miroir tourbeux du +lac Maréotis, la masse blanche de la ville était toute vêtue de reflets +zinzolins. Les orientations diverses de ses vingt mille maisons plates +la mouchetaient merveilleusement de vingt mille taches de couleur, en +métamorphose perpétuelle selon les phases décroissantes du rayonnement +occidental. Cela fut rapide et incendiaire; puis le soleil s'engloutit +presque soudainement et le premier reflux de la nuit fit flotter sur +toute la terre un frisson, une brise voilée, uniforme et transparente. + +«Voilà des figues, voilà des gâteaux, un rayon de miel, du vin, une +femme. Il faut manger les figues pendant qu'il fait jour, et la femme +quand on n'y voit plus!» + +C'était la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune +homme, se mit à cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrière la +tête, assura dans ses cheveux châtains une rose qui allait glisser. + +Démétrios eut malgré lui une exclamation de surprise: elle était +complètement nue, et, ainsi dépouillée de la robe bouffante, son petit +corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si étroit de +hanches, si visiblement impubère, que Démétrios se sentit pris de pitié, +comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d'homme à +une pouliche trop délicate. + +«Mais tu n'es pas femme! s'écria-t-il. + +--Je ne suis pas femme! Par les deux déesses, qu'est-ce que je suis, +alors? un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe? + +--Quel âge as-tu? + +--Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis née dans les +jardins. Ma mère est Milésienne. C'est Pythias, qu'on appelle la Chèvre. +Veux-tu que je l'envoie chercher, si tu me trouves trop petite? Elle a +la peau douce, maman, elle est belle. + +--Tu as été au Didascalion? + +--J'y suis encore, dans la sixième classe. J'aurai fini l'année +prochaine; ce ne sera pas trop tôt. + +--Est-ce que tu t'y ennuies? + +--Ah! si tu savais comme les maîtresses sont difficiles! Elles font +recommencer vingt-cinq fois la même leçon! des choses tout à fait +inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour +rien; moi, je n'aime pas ça. Tiens, prends une figue; pas celle-là, elle +n'est pas mûre. Je t'apprendrai une nouvelle manière de les manger: +regarde. + +--Je la connais. C'est plus long et ce n'est pas meilleur. Je vois que +tu es une bonne élève. + +--Oh! ce que je sais, je l'ai appris toute seule. Les maîtresses +voudraient faire croire qu'elles sont plus fortes que nous. Elles ont +plus de main, c'est possible, mais elles n'ont rien inventé. + +--Tu as beaucoup d'amants? + +--Tous trop vieux; c'est inévitable. Les jeunes gens sont si bêtes! Ils +n'aiment que les femmes de quarante ans. J'en vois passer quelquefois +qui sont jolis comme des Erôs, et si tu voyais ce qu'ils choisissent? +des hippopotames. C'est à faire pâlir. J'espère bien que je ne vivrai +pas jusqu'à l'âge de ces femmes-là. Je serais trop honteuse de me +déshabiller. C'est que je suis si contente, vois-tu, si contente d'être +encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tôt. Il me semble +que le premier mois où je verrai mon sang couler, je me croirai déjà +près de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t'aime bien.» + +Ici la conversation prit une tournure moins posée, sinon plus +silencieuse, et Démétrios s'aperçut vite que ses scrupules n'étaient pas +de mise auprès d'une petite personne déjà si bien renseignée. Elle +semblait se rendre compte qu'elle n'était qu'une pâture un peu maigre +pour un appétit de jeune homme, et elle déroutait son amant par une +prodigieuse activité d'attouchements furtifs, qu'il ne pouvait ni +prévoir, ni permettre, ni diriger, et qui ne lui laissaient jamais le +repos d'une étreinte aimante. Le petit corps agile et ferme se +multipliait autour de lui, s'offrait et se refusait, glissait, tournait, +luttait. À la fin, ils se saisirent. Mais cette demi-heure ne fut qu'un +long jeu. + +Elle sauta du lit la première, trempa son doigt dans la coupe de miel et +s'en barbouilla les lèvres; puis, avec mille efforts pour ne pas rire, +elle se pencha sur Démétrios en frottant sa bouche sur la sienne. Ses +boucles rondes dansaient de chaque côté de leurs joues. Le jeune homme +sourit et s'accouda: + +«Comment t'appelles-tu? dit-il. + +--Melitta. Tu n'avais pas vu mon nom sur la porte? + +--Je n'avais pas regardé. + +--Tu pouvais le voir dans ma chambre. Ils l'ont tous écrit sur mes murs. +Je serai bientôt obligée de les faire repeindre.» + +Démétrios leva la tête: les quatre panneaux de la pièce étaient couverts +d'inscriptions. + +«Tiens, c'est curieux, dit-il. On peut lire? + +--Oh! si tu veux. Je n'ai pas de secrets.» + +Il lut. Le nom de Melitta se trouvait là plusieurs fois répété avec des +noms d'hommes et des dessins barbares. Des phrases tendres, obscènes ou +comiques, s'enchevêtraient bizarrement. Des amants se vantaient de leur +vigueur, ou détaillaient les charmes de la petite courtisane, ou encore +se moquaient de ses bonnes camarades. Tout cela n'était guère +intéressant que comme témoignage écrit d'une abjection générale. Mais, +vers la fin du panneau de droite, Démétrios eut un sursaut. + +«Qui est-ce? Qui est-ce? Dis-moi! + +--Mais qui? quoi? où cela? dit l'enfant. Qu'est-ce que tu as? + +--Ici. Ce nom-là. Qui a écrit cela?» + +Et son doigt s'arrêta sous cette double ligne: + + ΜΕΛΙΤΤΑ .Λ. ΧΡΥΣΙΔΑ + ΧΡΥΣΙΣ .Λ. ΜΕΛΙΤΤΑΝ + +«Ah! répondit-elle, ça, c'est moi. C'est moi qui l'ai écrit. + +--Mais qui est-ce, cette Chrysis? + +--C'est ma grande amie. + +--Je m'en doute bien. Ce n'est pas cela que je te demande. Quelle +Chrysis? Il y en a beaucoup. + +--La mienne, c'est la plus belle. Chrysis de Galilée. + +--Tu la connais! tu la connais! Mais parle-moi donc! D'où vient-elle? où +demeure-t-elle? qui est son amant? dis-moi tout!» + +Il s'assit sur le lit de repos et prit la petite sur ses genoux. + +«Tu es donc amoureux? dit-elle. + +--Peu t'importe. Raconte-moi ce que tu sais, je suis pressé de tout +apprendre. + +--Oh! Je ne sais rien du tout. C'est court. Elle est venue deux fois +chez moi, et tu penses que je ne lui ai pas demandé de renseignements +sur sa famille. J'étais trop heureuse de l'avoir, et je n'ai pas perdu +le temps en conversations. + +--Comment est-elle faite? + +--Elle est faite comme une jolie fille, que veux-tu que je te dise? +Faut-il que je te nomme toutes les parties de son corps en ajoutant que +tout est beau? Et puis, c'est une femme, celle-là, une vraie femme... +quand je pense à elle, j'ai tout de suite envie de quelqu'un.» + +Et elle prit Démétrios par le cou. + +«Tu ne sais rien, reprit-il, rien sur elle? + +--Je sais... je sais qu'elle vient de Galilée, qu'elle a presque vingt +ans et qu'elle demeure dans le quartier des Juives, à l'est de la ville, +près des jardins. Mais c'est tout. + +--Et sur sa vie, sur ses goûts? Tu ne peux rien me dire? Elle aime les +femmes puisqu'elle vient chez toi. Mais est-elle tout à fait lesbienne? + +--Certainement non. La première nuit qu'elle a passée ici, elle avait +amené un amant, et je te jure qu'elle ne simulait rien. Quand une femme +est sincère, je le vois à ses yeux. Cela n'empêche pas qu'elle soit +revenue une fois toute seule... Et elle m'a promis une troisième nuit. + +--Tu ne lui connais pas d'autre amie dans les jardins? Personne? + +--Si, une femme de son pays, Chimairis, une pauvre. + +--Où demeure-t-elle? Il faut que je la voie. + +--Elle couche dans le bois, depuis un an. Elle a vendu sa maison. Mais +je sais où est son trou. Je peux t'y mener, si tu le désires. Mets-moi +mes sandales, veux-tu?» + +Démétrios noua d'une main rapide les cordons de cuir tressé sur les +chevilles frêles de Melitta. Puis il tendit sa robe courte qu'elle prit +simplement sur le bras, et ils sortirent à la hâte. + + * + * * + +Ils marchèrent longtemps. Le parc était immense. De loin en loin une +fille sous un arbre disait son nom en ouvrant sa robe, puis se +recouchait, les yeux sur sa main. Melitta en connaissait quelques-unes, +qui l'embrassaient sans l'arrêter. En passant devant un autel fruste, +elle cueillit trois grandes fleurs dans l'herbe et les déposa sur la +pierre. + +La nuit n'était pas encore sombre. La lumière intense des jours d'été a +quelque chose de durable qui s'attarde vaguement dans les lents +crépuscules. Les étoiles faibles et mouillées, à peine plus claires que +le fond du ciel, clignaient d'une palpitation douce, et les ombres des +branches restaient indécises. + + +«Tiens! dit Melitta. Maman. Voilà maman.» + +Une femme seule, vêtue d'une triple mousseline rayée de bleu, s'avançait +d'un pas tranquille. Dès qu'elle aperçut l'enfant, elle courut à elle, +la souleva de terre, la prit dans ses bras, et l'embrassa fortement sur +les joues. + +«Ma petite fille! mon petit amour, où vas-tu? + +--Je conduis quelqu'un qui veut voir Chimairis. Et toi? Est-ce que tu te +promènes? + +--Corinna est accouchée. Je suis allée chez elle; j'ai dîné près de son +lit. + +--Et qu'est-ce qu'elle a fait? un garçon? + +--Deux jumelles, mon chéri, roses comme des poupées de cire. Tu peux y +aller cette nuit, elle te les montrera. + +--Oh! que c'est bien! Deux petites courtisanes. Comment les +appelle-t-on? + +--Pannychis toutes les deux, parce qu'elles sont nées la veille des +Aphrodisies. C'est un présage divin. Elles seront jolies.» + +Elle reposa l'enfant sur ses pieds, et s'adressant à Démétrios: + +«Comment trouves-tu ma fille? Ai-je le droit d'en être orgueilleuse? + +--Vous pouvez être satisfaites l'une de l'autre, dit-il avec calme. + +--Embrasse maman,» dit Melitta. + +Il posa silencieusement un baiser entre les seins. Pythias le lui rendit +sur la bouche, et ils se séparèrent. + +Démétrios et l'enfant firent encore quelques pas sous les arbres, tandis +que la courtisane s'éloignait en retournant la tête. À la fin ils +arrivèrent et Melitta dit: + +«C'est ici.» + + +Chimairis était accroupie sur le talon gauche, dans un petit espace +gazonné entre deux arbres et un buisson. Elle avait étendu sous elle une +sorte de haillon rouge qui était son dernier vêtement pendant le jour et +sur lequel elle couchait nue à l'heure où passent les hommes. Démétrios +la contemplait avec un intérêt croissant. Elle avait cet aspect fiévreux +de certaines brunes amaigries dont le corps fauve semble consumé par une +ardeur toujours battante. Ses lèvres musclées, son regard excessif, ses +paupières largement livides composaient une expression double, de +convoitise sensuelle et d'épuisement. La courbe de son ventre cave et +ses cuisses nerveuses se creusait d'elle-même, comme pour recevoir; et +Chimairis ayant tout vendu, même ses peignes et ses épingles, même ses +pinces à épiler, sa chevelure s'était embrouillée dans un désordre +inextricable, tandis qu'une pubescence noire ajoutait à sa nudité +quelque chose de sauvage, d'impudique et de velu. + +Près d'elle, un grand bouc se tenait sur ses pattes raides, attaché à un +arbre par une chaîne d'or qui avait autrefois brillé à quatre tours sur +la poitrine de sa maîtresse. + + +«Chimairis, dit Melitta, lève-toi. C'est quelqu'un qui veut te parler.» + +La Juive regarda, mais ne bougea point. + +Démétrios s'avança. + +«Tu connais Chrysis? dit-il. + +--Oui. + +--Tu la vois souvent? + +--Oui. + +--Tu peux me parler d'elle? + +--Non. + +--Comment, non? Comment, tu ne peux pas? + +--Non.» + +Melitta était stupéfaite: + +«Parle-lui, dit-elle. Aie confiance. Il l'aime: il lui veut du bien. + +--Je vois clairement qu'il l'aime, répondit Chimairis. S'il l'aime, il +lui veut du mal. S'il l'aime, je ne parlerai pas.» + +Démétrios eut un frisson de colère, mais se tut. + +«Donne-moi ta main, lui dit la Juive. Je verrai là si je me suis +trompée.» + +Elle prit la main gauche du jeune homme et la tourna vers le clair de +lune. Melitta se pencha pour voir, bien qu'elle ne sût pas lire les +mystérieuses lignes; mais leur fatalité l'attirait. + +«Que vois-tu? dit Démétrios. + +--Je vois... puis-je dire ce que je vois? M'en sauras-tu gré? Me +croiras-tu, seulement? Je vois d'abord tout le bonheur; mais c'est dans +le passé. Je vois aussi tout l'amour, mais cela se perd dans le sang... + +--Le mien? + +--Le sang d'une femme. Et puis le sang d'une autre femme. Et puis le +tien, un peu plus tard.» + +Démétrios haussa les épaules. Quand il se retourna, il aperçut Melitta +fuyant à toutes jambes dans l'allée. + +«Elle a eu peur, reprit Chimairis. Pourtant ce n'est pas d'elle qu'il +s'agit, ni de moi. Laisse aller les choses, puisqu'on ne peut rien +arrêter. Dès avant ta naissance, ta destinée était certaine. Va-t'en. Je +ne parlerai plus.» + +Et elle laissa retomber la main. + + + + +III + +SCRUPULES + + +«Le sang d'une femme. Ensuite le sang d'une autre femme. Ensuite le +tien, mais un peu plus tard.» + +Démétrios se répétait ces paroles en marchant, et, quoi qu'il en eût, la +croyance en elles l'oppressait. Il ne s'était jamais fié aux oracles +tirés du corps des victimes ou du mouvement des planètes. De telles +affinités lui semblaient trop problématiques. Mais les lignes complexes +de la main ont par elles-mêmes un aspect d'horoscope exclusivement +individuel qu'il ne regardait pas sans inquiétude. Aussi la prédiction +de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit. + +À son tour il considéra la paume de sa main gauche où sa vie était +résumée en signes secrets et ineffaçables. + +Il y vit d'abord, au sommet, une sorte de croissant régulier, dont les +pointes étaient tournées vers la naissance des doigts. Au-dessous, une +ligne quadruple, noueuse et rosée se creusait, marquée en deux endroits +par des points très rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait +d'abord parallèle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une +troisième, courte et pure, contournait la base du pouce, qui était +entièrement couvert de linéoles effilées.--Il vit tout cela; mais n'en +sachant pas lire le symbole caché, il se passa la main sur les yeux et +changea d'objet sa méditation. + +Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fièvre. La +satisfaire, la conquérir, l'enfermer dans ses bras, fuir avec elle +ailleurs, en Syrie, en Grèce, à Rome, n'importe où, pourvu que ce fût +dans un endroit où lui n'eût pas de maîtresses et elle pas d'amants: +voilà ce qu'il fallait faire, et immédiatement, immédiatement! + +Des trois cadeaux qu'elle avait demandés, un déjà était pris. Restaient +les deux autres: le peigne et le collier. + +«Le peigne d'abord», pensa-t-il. + +Et il pressa le pas. + +Tous les soirs, après le soleil couché, la femme du grand-prêtre +s'asseyait sur un banc de marbre adossé à la forêt et d'où l'on voyait +toute la mer. Démétrios ne l'ignorait point, car cette femme, comme tant +d'autres, avait été amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que +le jour où il voudrait d'elle, ce serait là qu'il la pourrait prendre. + +Donc, ce fut là qu'il se rendit. + +Elle y était en effet; mais elle ne le vit pas s'avancer; elle se tenait +assise les yeux clos, le corps renversé sur le dossier, et les deux bras +à l'abandon. + + +C'était une Égyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique +légère de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres +broderies que deux étoiles noires pour marquer les pointes de ses seins. +La mince étoffe, plissée au fer, s'arrêtait sur les boules délicates de +ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds +menus et ronds. Sa peau était très bistrée, ses lèvres étaient très +épaisses, ses épaules étaient très fines, sa taille, fragile et souple, +semblait fatiguée par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la +bouche ouverte, et rêvait doucement. + +Démétrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps +l'odeur exotique de ses cheveux; puis, tirant une des deux longues +épingles d'or qui brillaient au-dessus des oreilles, il l'enfonça +vivement sous la mamelle gauche. + + +Pourtant, cette femme lui aurait donné son peigne, et même sa chevelure +aussi, par amour. + +S'il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule: Chrysis avait très +nettement exigé un crime et non pas tel bijou ancien, piqué dans les +cheveux d'une jeune femme. C'est pourquoi il crut de son devoir de +consentir à quelque effusion de sang. + +Il aurait pu considérer encore que les serments qu'on fait aux femmes +pendant les accès amoureux peuvent s'oublier dans l'intervalle sans +grand dommage pour la valeur morale de l'amant qui les a jurés, et que +si jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d'une excuse, c'était +bien dans la circonstance où la vie d'une autre femme assurément +innocente se trouvait dans la balance. Mais Démétrios ne s'arrêta pas à +ce raisonnement. L'aventure qu'il poursuivait lui parut vraiment trop +curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de +regretter plus tard d'avoir effacé de l'intrigue une scène courte mais +nécessaire à la beauté de l'ensemble. Souvent il ne faudrait qu'une +défaillance vertueuse pour réduire une tragédie aux banalités de +l'existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n'est pas un fait +indispensable au développement d'_Agamemnon_, mais si elle n'avait pas +lieu, toute _l'Orestie_ en serait gâtée. + +C'est pourquoi, ayant coupé la chevelure de Touni, il serra dans ses +vêtements le peigne d'ivoire historié et, sans réfléchir davantage, il +entreprit le troisième des travaux commandés par Chrysis: la prise du +collier d'Aphrodite. + +Il ne fallait pas songer à entrer au temple par la grande porte. Les +douze hermaphrodites qui gardaient l'entrée eussent sans doute laissé +passer Démétrios, malgré l'interdiction qui arrêtait tout profane en +l'absence des prêtres; mais il lui était inutile de prouver aussi +naïvement sa future culpabilité, puisqu'une entrée secrète menait au +sanctuaire. + +Démétrios se rendit dans une partie du bois déserte où se trouvait la +nécropole des grands prêtres de la déesse. Il compta les premiers +tombeaux, fit tourner la porte du septième et la referma derrière lui. + +Avec une grande difficulté, car la pierre était lourde, il souleva la +dalle funéraire sous laquelle s'enfonçait un escalier de marbre, et il +descendit marche à marche. + +Il savait qu'on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu'après +il était nécessaire de suivre le mur à tâtons pour ne pas se heurter à +l'escalier souterrain du temple. + +La grande fraîcheur de la terre profonde le calma peu à peu. + +En quelques instants, il arriva au terme. + +Il monta, il ouvrit. + + + + +IV + +CLAIR DE LUNE + + +La nuit était claire au dehors et noire dans la divine enceinte. Lorsque +avec précaution il eut refermé doucement la porte trop sonore, il se +sentit plein de frissons et comme environné par la froideur des pierres. +Il n'osait pas lever les yeux. Ce silence noir l'effrayait; l'obscurité +se peuplait d'inconnu. Il se mit la main sur le front comme un homme qui +ne veut pas s'éveiller, de peur de se retrouver vivant. Il regarda +enfin. + + +Dans une grande lumière de lune, la déesse apparaissait sur un piédestal +de pierre rose chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, +vaguement teintée selon les couleurs de la femme; elle tenait d'une main +son miroir dont le manche était un priape, et de l'autre adornait sa +beauté d'un collier de perles à sept rangs. Une perle plus grosse que +les autres, argentine et allongée, brillait entre ses deux mamelles, +comme un croissant nocturne entre deux nuages ronds. Et c'étaient les +vraies perles saintes, nées des gouttes d'eau qui avaient roulé dans la +conque de l'Anadyomène. + + +Démétrios se perdit dans une adoration ineffable. Il crut en vérité que +l'Aphrodite elle-même était là. Il ne reconnut plus son œuvre, tant +l'abîme était profond entre ce qu'il avait été et ce qu'il était devenu. +Il tendit les bras en avant et murmura les mots mystérieux par lesquels +on prie la déesse dans les cérémonies phrygiennes. + +Surnaturelle, lumineuse, impalpable, nue et pure, la vision flottait sur +la pierre, palpitait moelleusement. Il fixait les yeux sur elle et +pourtant il craignait déjà que la caresse de son regard ne fît évaporer +dans l'air cette hallucination faible. Il s'avança très doucement, +toucha du doigt l'orteil rose, comme pour s'assurer de l'existence de la +statue, et, incapable de s'arrêter tant elle l'attirait à soi, il monta +debout auprès d'elle et posa les mains sur les épaules blanches en la +contemplant dans les yeux. + +Il tremblait, il défaillait, il se prit à rire de joie. Ses mains +erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, +descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De +toute sa force il s'étirait contre cette immortalité. Il se regarda dans +le miroir, il souleva le collier de perles, l'ôta, le fit briller à la +lune et le remit peureusement. Il baisa la main repliée, le cou rond, +l'onduleuse gorge, la bouche entr'ouverte du marbre. Puis il recula +jusqu'aux bords du socle, et, se tenant aux bras divins, il regarda +tendrement la tête adorable inclinée. + + +Les cheveux avaient été coiffés à la manière orientale et voilaient le +front légèrement. Les yeux à demi-fermés se prolongeaient en sourire. +Les lèvres restaient séparées, comme évanouies d'un baiser. + +Il disposa en silence les sept rangs de perles rondes sur la poitrine +éclatante, et descendit jusqu'à terre pour voir l'idole de plus loin. + +Alors il lui sembla qu'il se réveillait. Il se rappela ce qu'il était +venu faire, ce qu'il avait voulu, failli accomplir: une chose +monstrueuse. Il se sentit rougir jusqu'aux tempes. + +Le souvenir de Chrysis passa devant sa mémoire comme une apparition +grossière. Il énuméra tout ce qui restait douteux dans la beauté de la +courtisane; les lèvres épaisses, les cheveux gonflés, la démarche molle. +Ce qu'étaient les mains, il l'avait oublié; mais il les imagina larges, +pour ajouter un détail odieux à l'image qu'il repoussait. Son état +d'esprit devint semblable à celui d'un homme surpris à l'aube par son +unique maîtresse dans le lit d'une fille ignoble, et qui ne pourrait pas +s'expliquer à lui-même comment il a pu se laisser tenter la veille. Il +ne trouvait ni excuse, ni même une raison sérieuse. Évidemment, pendant +une journée, il avait subi une sorte de folie passagère, un trouble +physique, une maladie. Il se sentait guéri, mais encore ivre +d'étourdissement. + +Pour achever de revenir à lui, il s'adossa contre le mur du temple, et +resta longtemps debout devant la statue. La lumière de la lune +continuait de descendre par l'ouverture carrée du toit; Aphrodite +resplendissait; et, comme les yeux étaient dans l'ombre, il cherchait +leur regard... + + +... Toute la nuit se passa ainsi. Puis le jour vint et la statue prit +tour à tour la lividité rose de l'aube et le reflet doré du soleil. + +Démétrios ne pensait plus. Le peigne d'ivoire et le miroir d'argent +qu'il portait dans sa tunique avaient disparu de sa mémoire. Il +s'abandonnait doucement à la contemplation sereine. + +Au dehors, une tempête de cris d'oiseaux bruissait, sifflait, chantait +dans le jardin. On entendait des voix de femmes qui parlaient et qui +riaient au pied des murs. L'agitation du matin surgissait de la terre +éveillée. Démétrios n'avait en lui que des sentiments bienheureux. + +Le soleil était déjà haut et l'ombre du toit s'était déplacée quand il +entendit un bruit confus de pas légers fouler les marches extérieures. + +C'était sans doute un sacrifice qu'on allait offrir à la déesse, une +procession de jeunes femmes qui venaient accomplir des vœux ou en +prononcer devant la statue, pour le premier jour des Aphrodisies. + +Démétrios voulut fuir. + +Le piédestal sacré s'ouvrait par derrière, d'une façon que les prêtres +seuls, et le sculpteur, connaissaient. C'était là que se tenait +l'hiérophante pour dicter à une jeune fille dont la voix était claire et +haute les discours miraculeux qui venaient de la statue le troisième +jour de la fête. Par là on pouvait gagner les jardins. Démétrios y +pénétra, et s'arrêta devant les ouvertures bordées de bronze, qui +perçaient la pierre profonde. + +Les deux portes d'or s'ouvrirent lourdement. Puis la procession entra. + + + + +V + +L'INVITATION + + +Vers le milieu de la nuit, Chrysis fut réveillée par trois coups frappés +à la porte. + +Elle avait dormi tout le jour entre les deux Éphésiennes, et sans le +bouleversement de leur lit on les eût prises pour trois sœurs ensemble. +Rhodis était pelotonnée contre la Galiléenne, dont la cuisse en sueur +pesait sur elle. Myrtocleia dormait sur la poitrine, les yeux sur le +bras et le dos nu. + +Chrysis se dégagea avec précaution, fit trois pas sur le lit, descendit, +et ouvrit la porte à moitié. + +Un bruit de voix venait de l'entrée. + +«Qui est-ce, Djala? qui est-ce? demanda-t-elle. + +--C'est Naucratès qui veut te parler. Je lui dis que tu n'es pas libre. + +--Mais si, quelle bêtise! certainement si, je suis libre! Entre, +Naucratès. Je suis dans ma chambre.» + +Et elle se remit au lit. + + +Naucratès resta quelque temps sur le seuil, comme s'il craignait d'être +indiscret. Les deux musiciennes ouvraient des yeux encore pleins de +sommeil et ne pouvaient pas s'arracher à leurs rêves. + +«Assieds-toi, dit Chrysis. Je n'ai pas de coquetteries à faire entre +nous. Je sais que tu ne viens pas pour moi. Que me veux-tu?» Naucratès +était un philosophe connu, qui depuis plus de vingt ans était l'amant de +Bacchis et ne la trompait point, plus par indolence que par fidélité. +Ses cheveux gris étaient coupés courts, sa barbe en pointe à la +Démosthène et ses moustaches au niveau des lèvres. Il portait un grand +vêtement blanc, fait de laine simple à bande unie. + +«Je viens t'inviter, dit-il. Bacchis donne demain un dîner qui sera +suivi d'une fête. Nous serons sept, avec toi. Ne manque pas de venir. + +--Une fête? À quelle occasion? + +--Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia. Il y aura des +danseuses et des aulétrides. Je crois que tes deux amies sont +commandées, et même elles ne devraient pas être ici. On répète chez +Bacchis en ce moment. + +--Oh! c'est vrai, s'écria Rhodis, nous n'y pensions plus. Lève-toi, +Myrto, nous sommes très en retard.» + +Mais Chrysis se récriait. + +«Non! pas encore! que tu es méchant de m'enlever mes femmes. Si je +m'étais doutée de cela, je ne t'aurais pas reçu. Oh! les voilà déjà +prêtes! + +--Nos robes ne sont pas compliquées, dit l'enfant. Et nous ne sommes pas +assez belles pour nous habiller longtemps. + +--Vous verrai-je au temple, du moins? + +--Oui, demain matin, nous portons des colombes. Je prends une drachme +dans ta bourse, Chrysé. Nous n'aurions pas de quoi les acheter. À +demain.» + + +Elles sortirent en courant. Naucratès regarda quelque temps la porte +fermée sur elles; puis il se croisa les bras et dit à voix basse en se +retournant vers Chrysis: + +«Bien. Tu te conduis bien. + +--Comment? + +--Une seule ne te suffit plus. Il t'en faut deux, maintenant. Tu les +prends jusque dans la rue. C'est d'un bel exemple. Mais alors, veux-tu +me dire, mais qu'est-ce qu'il nous reste, à nous, nous les hommes? Vous +avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras épuisants vous ne +donnez de votre passion que ce qu'elles veulent bien vous laisser. +Crois-tu que cela puisse durer longtemps? Si cela continue ainsi, nous +serons forcés d'aller chez Bathylle... + +--Ah! non! s'écria Chrysis. Voilà ce que je n'admettrai jamais! Je le +sais bien, on fait cette comparaison-là. Elle n'a pas de sens; et je +m'étonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas +qu'elle est absurde. + +--Et quelle différence trouves-tu? + +--Il ne s'agit pas de différence. Il n'y a aucun rapport entre l'un et +l'autre; c'est clair. + +--Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connaître tes raisons. + +--Oh! Cela se dit en deux mots: écoute bien. La femme est, en vue de +l'amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête elle est faite +uniquement, merveilleusement, pour l'amour. _Elle seule sait aimer. Elle +seule sait être aimée._ Par conséquent: si un couple amoureux se compose +de deux femmes, il est parfait; s'il n'en a qu'une seule, il est moitié +moins bien; s'il n'en a aucune, il est purement idiot. J'ai dit. + +--Tu es dure pour Platon, ma fille. + +--Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute +circonstance. Pallas n'entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas +peindre, Platon ne savait pas aimer. Philosophes, poètes ou rhéteurs, +ceux qui se réclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables +qu'ils soient en leur art, en amour ce sont des ignorants. Crois-moi, +Naucratès, je sens que j'ai raison.» + +Le philosophe fit un geste. + +«Tu es un peu irrévérencieuse, dit-il; mais je ne crois nullement que tu +aies tort. Mon indignation n'était pas réelle. Il y a quelque chose de +charmant dans l'union de deux jeunes femmes, à la condition qu'elles +veuillent bien rester féminines toutes les deux, garder leurs longues +chevelures, découvrir leurs seins et ne pas s'affubler d'instruments +postiches, comme si, par une inconséquence, elles enviaient le sexe +grossier qu'elles méprisent si joliment. Oui, leur liaison est +remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur +volupté d'autant plus raffinée. Elles ne s'étreignent pas, elles +s'effleurent pour goûter la suprême joie. Leur nuit de noces n'est pas +sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l'action +brutale; c'est en cela qu'elles sont supérieures à Bathylle, qui prétend +en offrir l'équivalent, oubliant que vous aussi, et même pour cette +piètrerie, vous pourriez lui faire concurrence. L'amour humain ne se +distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines: la +caresse et le baiser. Or ce sont les seules que connaissent les femmes +dont nous parlons ici. Elles les ont même perfectionnées. + +--On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu? + +--Je te reproche d'être cent mille. Déjà un grand nombre de femmes n'ont +de plaisir parfait qu'avec leur propre sexe. Bientôt vous ne voudrez +plus nous recevoir, même à titre de pis-aller. C'est par jalousie que je +te gronde.» + + +Ici, Naucratès trouva que l'entretien avait assez duré, et, simplement, +il se leva. + +«Je puis dire à Bacchis qu'elle compte sur toi? dit-il. + +--Je viendrai,» répondit Chrysis. + +Le philosophe lui baisa les genoux et sortit avec lenteur. + + * + * * + +Alors, elle joignit les mains et parla tout haut, bien qu'elle fût +seule. + +«Bacchis... Bacchis... il vient de chez elle et il ne sait pas!... Le +miroir est donc toujours là?... Démétrios m'a oubliée... S'il a hésité +le premier jour, je suis perdue, il ne fera rien... Mais il est possible +que tout soit fini! Bacchis a d'autres miroirs dont elle se sert plus +souvent. Sans doute elle ne sait pas encore... Dieux! Dieux! Aucun moyen +d'avoir des nouvelles, et peut-être... Ah! Djala! Djala!» + +L'esclave entra. + +«Donne-moi mes osselets, dit Chrysis. Je veux tirer.» + +Et elle jeta en l'air les quatre petits os... + + +«Oh!... Oh!... Djala, regarde! le coup d'Aphrodite!» + +On appelait ainsi un coup assez rare par lequel les osselets +présentaient tous une face différente. Il y avait exactement trente-cinq +chances contre une pour que cette disposition ne se produisît pas. +C'était le meilleur coup du jeu. + +Djala observa froidement: + +«Qu'est-ce que tu avais demandé? + +--C'est vrai, dit Chrysis désappointée. J'avais oublié de faire un vœu. +Je pensais bien à quelque chose, mais je n'ai rien dit. Est-ce que cela +compte tout de même? + +--Je ne crois pas; il faut recommencer.» + + +Une seconde fois, Chrysis jeta les osselets. + +«Le coup de Midas, maintenant. Qu'est-ce que tu en penses? + +--On ne sait pas. Bon et mauvais. C'est un coup qui s'explique par le +suivant. Recommence avec un seul os.» + +Une troisième fois Chrysis interrogea le jeu; mais dès que l'osselet fut +retombé, elle bégaya: + +«Le... le point de Chios!» + +Et elle éclata en sanglots. + + +Djala ne disait rien, inquiète elle-même. Chrysis pleurait sur le lit, +les cheveux répandus autour de la tête. Enfin elle se retourna dans un +mouvement de colère. + +«Pourquoi m'as-tu fait recommencer? Je suis sûre que le premier coup +comptait. + +--Si tu as fait vœu, oui. Si tu n'as pas fait vœu, non. Toi seule le +sais, dit Djala. + +--D'ailleurs, les osselets ne prouvent rien. C'est un jeu grec. Je n'y +crois pas. Je vais essayer autre chose.» + +Elle essuya ses larmes et traversa la chambre. Elle prit sur une +tablette une boîte de jetons blancs, en compta vingt-deux, puis, avec la +pointe d'une agrafe de perles, elle y grava l'une après l'autre les +vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu. C'étaient les arcanes de la +Cabbale qu'elle avait appris en Galilée. + +«Voilà en quoi j'ai confiance. Voilà ce qui ne trompe pas, dit-elle. +Lève le pan de ta robe; ce sera mon sac.» + +Elle jeta les vingt-deux jetons dans la tunique de l'esclave, en +répétant mentalement: + +«Porterai-je le collier d'Aphrodite? Porterai-je le collier d'Aphrodite? +Porterai-je le collier d'Aphrodite?» + +Et elle tira le dixième arcane, ce qui nettement voulait dire: + +«Oui.» + + + + +VI + +LA ROSE DE CHRYSIS + + +C'était une procession blanche, et bleue, et jaune, et rose, et verte. + +Trente courtisanes s'avançaient, portant des corbeilles de fleurs, des +colombes de neige aux pieds rouges, des voiles du plus fragile azur, et +des ornements précieux. + +Un vieux prêtre, barbu et blanc, enveloppé jusqu'autour de la tête dans +une raide étoffe écrue, marchait devant le jeune cortège et guidait vers +l'autel de pierre la file des dévotes inclinées. Elles chantaient, et +leur chant traînait comme la mer, soupirait comme le vent du midi, +haletait comme une bouche amoureuse. Les deux premières portaient des +harpes qu'elles soutenaient au creux de leur main gauche et qui se +courbaient en avant comme des faucilles de bois grêle. + + * + +L'une d'elles s'avança et dit: + + +«Tryphèra, ô Cypris aimée, t'offre ce voile bleu qu'elle a tissé +elle-même, afin que tu continues à lui être bienveillante.» + + * + +Une autre: + + +«Mousarion dépose à tes pieds, ô déesse à la belle couronne, ces +couronnes de giroflées et ce bouquet de narcisses penchés. Elle les a +portés dans l'orgie et a invoqué ton nom dans l'ivresse de leurs +parfums. Ô victorieuse, accueille ces dépouilles d'amour.» + + * + +Une autre encore: + + +«En offrande à toi, Cythérée d'or, Timo consacre ce bracelet en spirale. +Puisses-tu enrouler la vengeance à la gorge de qui tu sais, comme ce +serpent d'argent s'enroulait au haut de ses bras nus.» + + * + +Myrtocleia et Rhodis avancèrent, se tenant par la main. + + +«Voici deux colombes de Smyrne, aux ailes blanches comme des caresses, +aux pieds rouges comme des baisers. Ô double déesse d'Amathonte, +accepte-les de nos mains unies, s'il est vrai que le mol Adônis ne te +suffit pas seul et qu'une étreinte encore plus douce retarde parfois ton +sommeil.» + + * + +Une courtisane très jeune suivit: + + +«Aphrodite Peribasia, reçois ma virginité, avec cette tunique tachée de +sang. Je suis Pannychis de Pharos; depuis la nuit dernière je me suis +vouée à toi.» + + * + +Une autre: + +«Dorothea te conjure, ô charitable Epistrophia, d'éloigner de son esprit +le désir qu'y a jeté l'Erôs, ou d'enflammer enfin pour elle les yeux de +celui qui se refuse. Elle t'offre cette branche de myrte parce que c'est +l'arbre que tu préfères.» + + * + +Une autre: + + +«Sur ton autel, ô Paphia, Callistion dépose soixante drachmes d'argent, +le superflu de quatre mines qu'elle a reçues de Cléoménès. Donne-lui un +amant plus généreux encore, si l'offrande te semble belle.» + + * + +Il ne restait plus devant l'idole qu'une enfant toute rougissante qui +s'était mise la dernière. Elle ne tenait à la main qu'une petite +couronne de crocos, et le prêtre la méprisait pour une aussi mince +offrande. + +Elle dit: + +«Je ne suis pas assez riche pour te donner des pièces d'argent, ô +brillante olympienne. D'ailleurs, que pourrais-je te donner que tu ne +possèdes pas encore? Voici des fleurs jaunes et vertes, tressées en +couronne pour tes pieds. Et maintenant...» + + +Elle défit les deux boucles de sa tunique et se mit nue, l'étoffe ayant +glissé à terre. + + +«... Me voici tout entière à toi, déesse aimée. Je voudrais entrer dans +tes jardins, mourir courtisane du temple. Je jure de ne désirer que +l'amour, je jure de n'aimer qu'à aimer, et je renonce au monde, et je +m'enferme en toi.» + + * + +Le prêtre alors la couvrit de parfums et entoura sa nudité du voile +tissé par Tryphèra. Elles sortirent ensemble de la nef par la porte des +jardins. + +La procession semblait finie, et les autres courtisanes allaient +retourner sur leurs pas, quand on vit entrer en retard une dernière +femme sur le seuil. + +Celle-ci n'avait rien à la main, et on put croire qu'elle aussi ne +venait offrir que sa beauté. Ses cheveux semblaient deux flots d'or, +deux profondes vagues pleines d'ombre qui engloutissaient les oreilles +et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec +des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une +bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne +souple du corps ondulait à chaque pas, et s'animait du roulis des +hanches ou du balancement des seins libres sous qui la taille pliait. + +Ses yeux étaient extraordinaires, bleus, mais foncés et brillants à la +fois, changeants comme des pierres lunaires, à demi clos sous les cils +couchés. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent... + +Le prêtre se tournait vers elle, attendant qu'elle parlât. + +Elle dit: + + * + +«Chrysis, ô Chryseïa, te supplie. Accueille les faibles dons qu'elle +pose à tes pieds. Écoute, exauce, aime et soulage celle qui vit selon +ton exemple et pour le culte de ton nom.» + + +Elle tendit en avant ses mains dorées de bagues et se pencha, les jambes +serrées. + +Le chant vague recommença. Le murmure des harpes monta vers la statue +avec la fumée rapide de l'encens que le prêtre brûlait dans une +cassolette frémissante. + +Elle se redressa lentement et présenta un miroir de bronze qui pendait à +sa ceinture. + + * + +«À toi, dit-elle, Astarté de la nuit, qui mêles les mains et les lèvres +et dont le symbole est semblable à l'empreinte du pied des biches sur la +terre pâle de Syrie, Chrysis consacre son miroir. Il a vu la cernure des +paupières, l'éclat des yeux après l'amour, les cheveux collés sur les +tempes par la sueur de tes luttes, ô combattante aux mains acharnées, +qui mêles les corps et les bouches.» + + * + +Le prêtre posa le miroir aux pieds de la statue. Chrysis tira de son +chignon d'or un long peigne de cuivre rouge, métal planétaire de la +déesse. + + * + +«À toi, dit-elle, Anadyomène, qui naquis de la sanglante aurore et du +sourire écumeux de la mer, à toi, nudité gouttelante de perles, qui +nouais ta chevelure mouillée avec des rubans d'algues vertes, Chrysis +consacre son peigne. Il a plongé dans ses cheveux bouleversés par tes +mouvements, ô furieuse Adonienne haletante, qui creuses la cambrure des +reins et crispes les genoux raidis.» + + * + +Elle donna le peigne au vieillard et pencha la tête à droite pour ôter +son collier d'émeraudes. + + * + +«À toi, dit-elle, ô Hétaïre, qui dissipes la rougeur des vierges +honteuses et conseilles le rire impudique, à toi, pour qui nous mettons +en vente l'amour ruisselant de nos entrailles, Chrysis consacre son +collier. Il a été donné en salaire par un homme dont elle ignore le nom, +et chaque émeraude est un baiser où tu as vécu un instant.» + + * + +Elle s'inclina une dernière fois plus longtemps, mit le collier dans les +mains du prêtre et fit un pas pour s'en aller. + +Le prêtre la retint. + +«Que demandes-tu à la déesse pour ces précieuses offrandes?» + +Elle sourit en secouant la tête, et dit: + +«Je ne demande rien.» + +Puis elle passa le long de la procession, vola une rose dans une +corbeille et la mit à sa bouche en sortant. + +Une à une, toutes les femmes suivirent. La porte se referma sur le +temple vide. + + * + * * + +Démétrios restait seul, caché dans le piédestal de bronze. + +De toute cette scène il n'avait perdu ni un geste ni une parole, et +quand tout fut terminé, il resta longtemps sans bouger, à nouveau +tourmenté, passionné, irrésolu. + +Il s'était cru guéri de sa démence de la veille, et il n'avait pas pensé +que rien, désormais, pût le jeter une seconde fois dans l'ombre ardente +de cette inconnue. + +Mais il avait compté sans elle. + +Femmes! ô femmes! si vous voulez être aimées, montrez-vous, revenez, +soyez là! L'émotion qu'il avait sentie à l'entrée de la courtisane était +si totale et si lourde qu'il ne fallait plus songer à la combattre par +un coup de volonté. Démétrios était lié comme un esclave barbare à un +char de triomphe. S'échapper était illusion. Sans le savoir, et +naturellement, elle avait mis la main sur lui. + +Il l'avait vue venir de très loin, car elle portait la même étoffe jaune +qu'à son passage sur la jetée. Elle marchait à pas lents et souples en +ondulant les hanches mollement. Elle était venue droit à lui, comme si +elle l'avait deviné derrière la pierre. + +Dès le premier instant, il comprit qu'il retombait à ses pieds. Quand +elle tira de sa ceinture le miroir de bronze poli, elle s'y regarda +quelque temps avant de le donner au prêtre et l'éclat de ses yeux devint +stupéfiant. Quand, pour prendre son peigne de cuivre, elle passa la main +sur ses cheveux en levant un bras replié, selon le geste des Charites, +toute la belle ligne de son corps se développa sous l'étoffe et le +soleil alluma dans l'aisselle une rosée de sueur brillante et menue. +Enfin, quand, pour soulever et défaire son collier de lourdes émeraudes, +elle écarta la soie plissée qui voilait sa double poitrine jusqu'au doux +espace empli d'ombre où l'on ne peut glisser qu'un bouquet, Démétrios se +sentit pris d'une telle frénésie d'y poser les lèvres et d'arracher +toute la robe... mais Chrysis se mit à parler. + +Elle parla, et chacun de ses mots était une souffrance pour lui. À +plaisir elle semblait insister et s'étendre sur la prostitution de ce +vase de beauté qu'elle était, blanc comme la statue elle-même, et plein +d'or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte à +l'oisiveté des passants, la contemplation de son corps abandonnée à des +indignes, et le soin de mettre en feu ses joues à des enfants +maladroits. Elle disait la fatigue vénale de ses yeux, ses lèvres louées +à la nuit, ses cheveux confiés à des mains brutales, sa divinité +labourée. + +L'excès même des facilités qui entouraient son approche inclinait +Démétrios vers elle, décidé du moins à en user pour lui seul et à fermer +la porte derrière lui. Tant il est vrai qu'une femme n'est pleinement +séduisante que si l'on a lieu d'en être jaloux. + +Aussi lorsque, ayant donné à la déesse son collier vert en échange de +celui qu'elle espérait, Chrysis s'en retourna vers la ville,--elle +emportait une volonté humaine à sa bouche, comme la petite rose volée +dont elle mordillait la queue. + +Démétrios attendit qu'il fût laissé seul dans l'enceinte; puis il sortit +de sa retraite. + + +Il regarda la statue avec trouble, s'attendant à une lutte en lui. Mais, +comme il était incapable de renouveler à si bref intervalle une émotion +très violente, il redevint étonnamment calme et sans remords prématuré. + +Insouciant, il monta doucement près de la statue, souleva sur la nuque +inclinée le Collier des Vraies Perles de l'Anadyomène, et le glissa dans +ses vêtements. + + + + +VII + +LE CONTE DE LA LYRE ENCHANTÉE + + +Il marchait très rapidement, dans l'espoir de trouver Chrysis encore sur +la route qui menait à la ville, craignant, s'il tardait davantage, de +retomber sans courage et sans volonté. + +La voie blanche de chaleur était si lumineuse que Démétrios fermait les +yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, +et faillit se heurter à quatre esclaves noirs qui marchaient en tête +d'un nouveau cortège, lorsqu'une petite voix chanteuse dit doucement: + +«Bien-Aimé! que je suis contente!» + +Il leva la tête: c'était la reine Bérénice accoudée en sa litière. + +Elle ordonna: + +«Arrêtez, porteurs!» + +et tendit les bras à l'amant. + +Démétrios ne pouvait se refuser; mais il ne pouvait se refuser et il +monta d'un air maussade. + + +Alors la reine Bérénice, folle de joie, se traîna sur les mains jusqu'au +fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer. + +Car cette litière était une chambre, et vingt-quatre esclaves la +portaient. Douze femmes pouvaient s'y coucher aisément, au hasard d'un +sourd tapis bleu, semé de coussins et d'étoffes; et sa hauteur était +telle qu'on n'en pouvait toucher le plafond, même du bout de son +éventail. Elle était plus longue que large, fermée en avant et sur les +deux côtés par trois rideaux jaunes très légers, qui s'éblouissaient de +lumière. Le fond était de bois de cèdre, drapé d'un long voile de soie +orangée. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste épervier d'or +d'Égypte éployait sa raide envergure; plus bas, ciselé d'ivoire et +d'argent, le symbole antique d'Astarté s'ouvrait au-dessus d'une lampe +allumée qui luttait avec le jour en d'insaisissables reflets. Au-dessous +était couchée la reine Bérénice entre deux esclaves persanes qui +agitaient autour d'elle deux panaches de plumes de paon. + + +Elle attira des yeux le jeune sculpteur à ses côtés et répéta: + +«Bien-Aimé, je suis contente.» + +Elle lui mit la main sur la joue: + +«Je te cherchais, Bien-Aimé. Où étais-tu? Je ne t'ai pas vu depuis +avant-hier. Si je ne t'avais pas rencontré, je serais morte de chagrin +tout à l'heure. Toute seule dans cette grande litière, je m'ennuyais +tant. En passant sur le pont des Hermès, j'ai jeté tous mes bijoux dans +l'eau pour faire des ronds. Tu vois, je n'ai plus ni bagues ni colliers. +J'ai l'air d'une petite pauvre à tes pieds.» + + +Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux +porteuses d'éventails allèrent s'accroupir un peu plus loin, et quand la +reine Bérénice se mit à parler tout bas, elles approchèrent leurs doigts +de leurs oreilles pour faire semblant de ne pas entendre. + +Mais Démétrios ne répondait pas, écoutait à peine, restait égaré. Il ne +voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin +noir de ses cheveux qu'elle coiffait toujours desserrés pour y coucher +sa tête lasse. + + +Elle disait: + +«Bien-Aimé, j'ai pleuré dans la nuit. Mon lit était froid. Quand je +m'éveillais, j'étendais mes bras nus des deux côtés de mon corps et je +ne t'y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que +j'embrasse aujourd'hui. Je t'attendais au matin, et depuis la pleine +lune tu n'étais pas venu. J'ai envoyé des esclaves dans tous les +quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-même quand ils sont +revenus sans toi. Où étais-tu? tu étais au temple? Tu n'étais pas dans +les jardins, avec ces femmes étrangères? Non, je vois à tes yeux que tu +n'as pas aimé. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi? Tu étais +devant la statue? Oui, j'en suis sûre, tu étais là. Tu l'aimes plus que +moi maintenant. Elle est toute semblable à moi, elle a mes yeux, ma +bouche, mes seins; mais c'est elle que tu recherches. Moi, je suis une +pauvre délaissée. Tu t'ennuies avec moi, je m'en aperçois bien. Tu +penses à tes marbres et à tes vilaines statues comme si je n'étais pas +plus belle qu'elles toutes, et vivante, du moins, amoureuse et bonne, +prête à ce que tu veux accepter, résignée à ce que tu refuses. Mais tu +ne veux rien. Tu n'as pas voulu être roi, tu n'as pas voulu être dieu, +et adoré dans un temple à toi. Tu ne veux presque plus m'aimer.» + + +Elle ramena ses pieds sous elle et s'appuya sur la main. + +«Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aimé. Si tu ne m'y cherches +plus, dis-moi qui t'attire, elle sera mon amie. Les... les femmes de ma +cour... sont belles. J'en ai douze qui, depuis leur naissance, sont +gardées dans mon gynécée et ignorent même qu'il y a des hommes... elles +seront toutes tes maîtresses si tu viens me voir après elles. Et j'en ai +d'autres avec moi qui ont eu plus d'amants que des courtisanes sacrées +et sont expertes à aimer. Dis un mot, j'ai aussi mille esclaves +étrangères: celles que tu voudras seront délivrées. Je les vêtirai comme +moi-même, de soie jaune et d'or et d'argent. + +«Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n'aimes +personne, tu te laisses aimer, tu te prêtes, par charité pour celles que +tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, +mais comme une bête se laisse traire: en regardant autre part. Tu es +plein de condescendance. Ah! Dieux! Ah! Dieux! je finirai par me passer +de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. +Je n'ai pas que des femmes au palais, j'ai des éthiopiens vigoureux qui +ont des poitrines de bronze et des bras bossués par les muscles. +J'oublierai vite dans leurs étreintes tes jambes de fille et ta jolie +barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et +je me reposerai d'être amoureuse. Mais le jour où je serai certaine que +ton regard absent ne m'inquiète plus et que je puis remplacer ta bouche, +alors je t'enverrai du haut du pont des Hermès rejoindre mes colliers et +mes bagues comme un bijou trop longtemps porté. Ah! être reine!» + + +Elle se redressa et sembla attendre. Mais Démétrios restait toujours +impassible et ne bougeait pas plus que s'il n'entendait pas. Elle reprit +avec colère: + +«Tu n'as pas compris?» + +Il s'accouda nonchalamment et dit d'une voix très naturelle: + +«Il m'est venu l'idée d'un conte. + + * + * * + +»Autrefois, bien avant que la Thrace eût été conquise par les ancêtres +de ton père, elle était habitée par des animaux sauvages et quelques +hommes effrayés. + +»Les animaux étaient fort beaux; c'étaient des lions roux comme le +soleil, des tigres rayés comme le soir, et des ours noirs comme la nuit. + +»Les hommes étaient petits et camus, couverts de vieilles peaux +dépoilues, armés de lances grossières et d'arcs sans beauté. Ils +s'enfermaient dans les trous des montagnes derrière des blocs monstrueux +qu'ils roulaient péniblement. Leur vie se passait à la chasse. Il y +avait du sang dans les forêts. + +»Le pays était si lugubre que les dieux l'avaient déserté. Quand, dans +la blancheur du matin, Artémis quittait l'Olympe, son chemin n'était +jamais celui qui l'aurait menée vers le Nord. Les guerres qui se +livraient là n'inquiétaient pas Arès. L'absence de flûtes et de cithares +en détournait Apollon. La triple Hécate y brillait seule, comme un +visage de méduse sur un paysage pétrifié. + +»Or un homme y vint habiter, qui était d'une race plus heureuse et ne +marchait pas vêtu de peaux comme les sauvages de la montagne. + +»Il portait une longue robe blanche qui traînait un peu derrière lui. +Par les molles clairières des bois, il aimait à errer la nuit dans la +lumière de la lune, tenant à la main une petite carapace de tortue où +étaient plantées deux cornes d'aurochs entre lesquelles trois cordes +d'argent se tendaient. + +»Quand ses doigts touchaient les cordes, une délicieuse musique y +passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources, ou que les +phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La +première fois qu'il se mit à jouer, trois tigres couchés s'éveillèrent, +si prodigieusement charmés qu'ils ne lui firent aucun mal, mais +s'approchèrent le plus qu'ils purent et se retirèrent quand il cessa. Le +lendemain, il y en eut bien plus encore, et des loups, et des hyènes, +des serpents droits sur leur queue. + +»Si bien qu'après fort peu de temps les animaux venaient eux-mêmes le +prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu'un ours vînt seul +auprès de lui et s'en allât content de trois accords merveilleux. En +retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et +le protégeaient contre les hommes. + +»Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sûr de +son génie et du plaisir qu'il donnait aux bêtes qu'il ne chercha plus à +bien jouer. Les fauves, pourvu que ce fût lui, se trouvaient toujours +satisfaits. Bientôt il se refusa même à leur donner ce contentement, et +cessa de jouer, par nonchalance. Toute la forêt fut triste, mais les +morceaux de viande et les fruits savoureux ne manquèrent pas pour cela +devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l'aima +davantage. Le cœur des bêtes est ainsi fait. + +»Or, un jour qu'appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil +descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près +de là. Il fit un mouvement pour rentrer, comme s'il craignait des +sollicitations fâcheuses. La lionne ne s'inquiéta pas de lui, et passa +simplement. + +»Alors il lui demanda, étonné: «Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer?» +Elle répondit qu'elle ne s'en souciait pas. Il lui dit: «Tu ne me +connais point?» Elle répondit: «Tu es Orphée.» Il reprit: «Et tu ne veux +pas m'entendre?» Elle répéta: «Je ne veux pas.»--«oh! s'écria-t-il, oh! +que je suis à plaindre. C'est justement pour toi que j'aurais voulu +jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre +tellement mieux! Pour que tu m'écoutes une heure seulement, je te +donnerai tout ce que tu rêveras.» Elle répondit: «Je demande que tu +voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je +demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que +tu prennes les victimes qu'ils ont offertes à tes dieux, et que tu +mettes tout à mes pieds.» Il la remercia de ne pas demander plus et fit +ce qu'elle exigeait. + +«Une heure durant il joua devant elle; mais après il brisa sa lyre et +vécut comme s'il était mort.» + + * + * * + +La reine soupira: + +«Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, Bien-Aimé. +Qu'est-ce que cela veut dire?» + +Il se leva. + +«Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t'ai conté une +histoire pour te calmer un peu. Maintenant il est tard. Adieu, +Bérénice.» + +Elle se mit à pleurer. + +«J'en étais bien sûre! j'en étais bien sûre!» + +Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d'étoffes moelleuses, mit +un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec +tranquillité de la grande litière en marche. + + + + +LIVRE III + + + + +I + +L'ARRIVÉE + + +Bacchis était courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C'est dire +qu'elle approchait de la quarantaine et que sa beauté avait changé +plusieurs fois de caractère. + +Sa mère, qui pendant longtemps avait été la directrice de sa maison et +la conseillère de sa vie, lui avait donné des principes de conduite et +d'économie qui lui avaient fait acquérir peu à peu une fortune +considérable dont elle pouvait user sans compter, à l'âge où la +magnificence du lit supplée à l'éclat du corps. + +C'est ainsi qu'au lieu d'acheter fort cher des esclaves adultes au +marché, dépense que tant d'autres jugeaient nécessaire et qui ruinait +les jeunes courtisanes, elle avait su se contenter pendant dix ans d'une +seule négresse, et parer à l'avenir en la faisant féconder chaque année, +afin de se créer gratuitement une domesticité nombreuse qui plus tard +serait une richesse. + +Comme elle avait choisi le père avec soin, sept mulâtresses fort belles +étaient nées de son esclave, et aussi trois garçons qu'elle avait fait +tuer, parce que les serviteurs mâles donnent aux amants jaloux des +soupçons inutiles. Elle avait nommé les sept filles d'après les sept +planètes, et leur avait choisi des attributions diverses, en rapport, +autant que possible, avec le nom qu'elles portaient. Héliope était +l'esclave du jour, Séléné l'esclave de la nuit, Arêtias gardait la +porte, Aphrodisia s'occupait du lit, Hermione faisait les emplettes et +Cronomagire la cuisine. Enfin Diomède, l'intendante, avait la tenue des +comptes et la responsabilité. + +Aphrodisia était l'esclave favorite, la plus jolie, la plus aimée. Elle +partageait souvent le lit de sa maîtresse sur la demande des amants qui +s'éprenaient d'elle. Aussi la dispensait-on de tout travail servile pour +lui conserver des bras délicats et des mains douces. Par une faveur +exceptionnelle, ses cheveux n'étaient pas couverts, si bien qu'on la +prenait souvent pour une femme libre, et ce soir-là même elle allait +s'affranchir au prix énorme de trente-cinq mines. + +Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement +stylées, étaient pour elle un tel sujet de fierté qu'elle ne sortait pas +sans les avoir à sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C'était +à cette imprudence que Démétrios avait dû d'entrer si aisément chez +elle; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin +où Chrysis était invitée. + + * + * * + +Ce soir-là, Chrysis arriva la première. + + +Elle était vêtue d'une robe verte brochée d'énormes branches de roses +qui venaient s'épanouir sur ses seins. + +Arêtias lui ouvrit la porte sans qu'elle eût besoin de frapper, et +suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pièce à +l'écart, lui défit ses chaussures rouges et lava doucement ses pieds +nus. Puis, en soulevant la robe ou l'écartant, selon l'endroit, elle la +parfuma partout où il était nécessaire; car on épargnait aux convives +toutes les peines, même celle de faire leur toilette avant de se rendre +à dîner. Ensuite, elle lui présenta un peigne et des épingles pour +corriger sa coiffure, ainsi que des fards gras et secs pour ses lèvres +et ses joues. + +Quand Chrysis fut enfin prête: + +«Quelles sont les _ombres_?» dit-elle à l'esclave. + +On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui était l'Invité. +Celui-ci, en l'honneur de qui le repas était donné, amenait avec lui qui +lui plaisait et les «ombres» n'avaient d'autre soin à prendre que +d'apporter leur coussin de lit, et d'être bien élevées. + +À la question de Chrysis, Arêtias répondit: + +«Naucratès a prié Philodème avec sa maîtresse Faustine qu'il a ramené +d'Italie. Il a prié aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Séso de +Cnide.» + +Au moment même Séso entrait. + +«Chrysis! + +--Ma chérie!» + +Les deux femmes s'embrassèrent et se répandirent en exclamations sur +l'heureux hasard qui les réunissait. + +«J'avais peur d'être en retard, dit Séso. Ce pauvre Archytas m'a +retenue... + +--Comment, lui encore? + +--C'est toujours la même chose. Quand je vais dîner en ville, il se +figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se +venger d'avance, et cela dure! ah! ma chère! S'il me connaissait mieux! +Je n'ai guère envie de les tromper, mes amants. J'ai bien assez d'eux. + +--Et l'enfant? Cela ne se voit pas, tu sais. + +--Je l'espère bien! J'en suis au troisième mois. Il pousse, le petit +misérable. Mais il ne me gêne pas encore. Dans six semaines je me +mettrai à danser; j'espère que cela lui sera très indigeste et qu'il +s'en ira bien vite. + +--Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas déformer la taille. J'ai vu +hier Philémation, notre petite amie d'autrefois, qui vit depuis trois +ans à Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu'elle m'a dit? +la première chose? «Ah! si tu voyais mes seins!» et elle avait les +larmes aux yeux. Je lui ai dit qu'elle était toujours jolie, mais elle +répétait: «Si tu voyais mes seins! ah! ah! si tu voyais mes seins!» en +pleurant comme une Byblis. Alors j'ai vu qu'elle avait envie de les +montrer et je les lui ai demandés. Ma chère! deux sacs vides. Et tu sais +si elle les avait beaux. On ne voyait pas la pointe tant ils étaient +blancs. N'abîme pas les tiens, ma Séso. Laisse-les jeunes et droits +comme ils sont. Les deux seins d'une courtisane valent plus cher que son +collier.» + + +Tout en parlant ainsi, les deux femmes s'habillaient. Enfin, elles +entrèrent ensemble dans la salle du festin, où Bacchis attendait debout, +la taille serrée par des apodesmes et le cou chargé de colliers d'or qui +s'étageaient jusqu'au menton. + +«Ah! chères belles, quelle bonne idée a eue Naucratès de vous réunir ce +soir. + +--Nous nous félicitons qu'il l'ait fait chez toi,» répondit Chrysis sans +paraître comprendre l'allusion. Et pour dire immédiatement une +méchanceté, elle ajouta: + +«Comment va Doryclos?» + +C'était un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour +épouser une Sicilienne. + +«Je... je l'ai renvoyé, dit Bacchis effrontément. + +--Est-il possible? + +--Oui; on dit que par dépit il va se marier. Mais je l'attends le +lendemain de ses noces. Il est fou de moi.» + +En demandant: «Comment va Doryclos?» Chrysis avait pensé: «Où est ton +miroir?» Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n'y +pouvait rien lire qu'un trouble vague et dépourvu de sens. D'ailleurs, +Chrysis avait le temps d'éclaircir cette question, et, malgré son +impatience, elle sut se résigner à attendre une occasion plus favorable. + +Elle allait continuer l'entretien quand elle en fut empêchée par +l'arrivée de Philodème, de Faustine et de Naucratès, qui obligea Bacchis +à de nouvelles politesses. On s'extasia sur le vêtement brodé du poète +et sur la robe diaphane de sa maîtresse romaine. Cette jeune fille, peu +au courant des usages alexandrins, avait cru s'helléniser ainsi, ne +sachant pas qu'un pareil costume n'était pas de mise dans un festin où +devaient paraître des danseuses à gages semblablement dévêtues. Bacchis +ne laissa pas voir qu'elle remarquait cette erreur, et elle trouva des +mots aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue +inondée de parfums brillants qu'elle portait relevée sur la nuque avec +une épingle d'or pour éviter les taches de myrrhe sur ses légères +étoffes de soie. + +On allait se mettre à table, quand le septième convive entra: c'était +Timon, jeune homme chez qui l'absence de principes était un don naturel, +mais qui avait trouvé dans l'enseignement des philosophes de son temps +quelques raisons supérieures d'approuver son caractère. + +«J'ai amené quelqu'un, dit-il en riant. + +--Qui cela? demanda Bacchis. + +--Une certaine Dêmo, qui est de Mendès. + +--Dêmo! mais tu n'y penses pas, mon ami, c'est une fille des rues. On +l'a pour une datte. + +--Bien, bien. N'insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa +connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m'a demandé de la faire +dîner, je l'ai conduite chez toi. Si tu n'en veux pas... + +--Ce Timon est invraisemblable, déclara Bacchis.» + +Elle appela une esclave: + +«Héliope, va dire à ta sœur qu'elle trouvera une femme à la porte et +qu'elle la chasse dehors à coups de bâton dans le dos. Va.» + +Elle se retourna, cherchant du regard: + +«Phrasilas n'est pas arrivé?» + + + + +II + +LE DÎNER + + +À ces mots un petit homme chétif, le front gris, les yeux gris, la +barbelette grise, s'avança par petits pas, et dit en souriant: + +«J'étais là.» + +Phrasilas était un polygraphe estimé dont on n'aurait su dire au juste +s'il était philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il +abordait les plus graves études avec une timide ardeur et une curiosité +volage. Écrire un traité, il n'osait. Construire un drame, il ne savait. +Son style avait quelque chose d'hypocrite, de méticuleux et de vain. +Pour les penseurs, c'était un poète; pour les poètes, c'était un sage; +pour la société, c'était un grand homme. + + +«Eh bien, mettons-nous à table!» dit Bacchis. Et elle s'étendit avec son +amant sur le lit qui présidait le festin. À sa droite s'allongèrent +Philodème et Faustine avec Phrasilas. À la gauche de Naucratès, Séso, +puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en +diagonale, accoudé dans un coussin de soie et la tête ceinte de fleurs. +Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de lôtos bleus. +Puis le repas commença. + +Timon sentit que sa boutade avait jeté un léger froid sur les femmes. +Aussi ne parla-t-il pas tout d'abord, mais, s'adressant à Philodème, il +dit avec un grand sérieux: + +«On prétend que tu es l'ami très dévoué de Cicéron. Que penses-tu de +lui, Philodème? Est-ce un philosophe éclairé, ou un simple compilateur, +sans discernement et sans goût? car j'ai entendu soutenir l'une et +l'autre opinion. + +--Précisément parce que je suis son ami, je ne puis te répondre, dit +Philodème. Je le connais trop bien: donc je le connais mal. Interroge +Phrasilas qui, l'ayant peu lu, le jugera sans erreur. + +--Eh bien, qu'en pense Phrasilas? + +--C'est un écrivain admirable, dit le petit homme. + +--Comment l'entends-tu? + +--En ce sens que tous les écrivains, Timon, sont admirables en quelque +chose, comme tous les paysages et toutes les âmes. Je ne saurais +préférer à la plaine la plus terne le spectacle même de la mer. Ainsi je +ne saurais classer dans l'ordre de mes sympathies un traité de Cicéron, +une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, même si je connaissais le +style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un +livre en emportant le souvenir d'une ligne qui m'ait fait penser. +Jusqu'ici, tous ceux que j'ai ouverts contenaient cette ligne-là. Mais +aucun ne m'a donné la seconde. Peut-être chacun de nous n'a-t-il qu'une +seule chose à dire dans sa vie, et ceux qui ont tenté de parler plus +longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le +silence irréparable des millions d'âmes qui se sont tues! + +--Je ne suis pas de ton avis, dit Naucratès sans lever les yeux. +L'univers a été créé pour que trois vérités fussent dites, et notre +malchance a voulu que leur certitude fût prouvée cinq siècles avant ce +soir. Héraclite a compris le monde; Parménide a démasqué l'âme; +Pythagore a mesuré Dieu: nous n'avons plus qu'à nous taire. Je trouve le +pois chiche bien hardi.» + + +Du manche de son éventail, Séso frappa la table à petits coups. + +«Timon, dit-elle, mon ami. + +--Qu'est-ce? + +--Pourquoi poses-tu des questions qui n'ont aucun intérêt, ni pour moi +qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l'oublier? Penses-tu +éblouir Faustine de ton érudition étrangère? Pauvre ami, ce n'est pas +moi que tu tromperas par des paroles. J'ai déshabillé ta grande âme hier +soir sous mes couvertures, et je sais quel est le pois chiche, Timon, +dont elle se soucie. + +--Crois-tu?» dit simplement le jeune homme. + +Mais Phrasilas commença un deuxième petit couplet d'une voix ironique et +doucereuse. + +«Séso, quand nous aurons le plaisir de t'entendre juger Timon, soit pour +l'applaudir comme il le mérite, soit pour le blâmer, ce que nous ne +saurions, rappelle-toi que c'est un invisible dont l'âme est +particulière. Elle n'existe pas par elle-même, ou du moins on ne peut la +connaître, mais elle reflète celles qui s'y mirent, et change d'aspect +quand elle change de place. Cette nuit, elle était toute semblable à +toi: je ne m'étonne pas qu'elle t'ait plu. À l'instant, elle a pris +l'image de Philodème; c'est pourquoi tu viens de dire qu'elle se +démentait. Or elle n'a soin de se démentir puisqu'elle ne s'affirme +point. Tu vois qu'il faut se garder, ma chère, des jugements à +l'étourdie.» + +Timon lança un regard irrité dans la direction de Phrasilas; mais il +réserva sa réponse. + +«Quoi qu'il en soit, reprit Séso, nous sommes ici quatre courtisanes et +nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler à des +enfants roses qui n'ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, +puisque tu es la nouvelle venue, commence. + +--Très bien, dit Naucratès. Choisis pour nous, Faustine. De quoi +devons-nous parler?» + +La jeune Romaine tourna la tête, leva les yeux, rougit, et, avec une +ondulation de tout son corps, elle soupira: + +«De l'amour. + +--Très joli sujet!» dit Séso, en réprimant une envie de rire. + +Mais personne ne prit la parole. + + * + * * + +La table était pleine de couronnes, d'herbages, de coupes et +d'aiguières. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tressées des +pains légers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait +des anguilles grasses, saupoudrées d'assaisonnements, des alphestes +couleur de cire et des callichtys sacrés. + +On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu'on croyait né de la même +écume qu'Aphrodite, des boops, des bébradones, un surmulet flanqué de +calmars, des scorpènes multicolores. Pour qu'on pût les manger brûlants, +on présenta dans leurs petites casseroles un tronçon de myre, des +thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras étaient tendres; +enfin le ventre d'une torpille blanche, rond comme celui d'une belle +femme. + +Tel fut le premier service, où les convives choisirent par petites +bouchées les bons morceaux de chaque poisson, et laissèrent le reste aux +esclaves. + + +«L'amour, commença Phrasilas, est un mot qui n'a pas de sens ou qui en a +trop, car il désigne tour à tour deux sentiments inconciliables: la +Volupté et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l'entend. + +--Je veux, interrompit Chrysis, la volupté pour ma part et la passion +chez mes amants. Il faut parler de l'une et de l'autre, ou tu ne +m'intéresseras qu'à demi. + +--L'amour, murmura Philodème, ce n'est ni la passion ni la volupté. +L'amour c'est bien autre chose... + +--Oh! de grâce! s'écria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un +banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir +avec une éloquence douce et une persuasion toute mielleuse la +supériorité du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons +aussi qu'après avoir parlé pendant une longue heure sur une matière +aussi hardie, tu serais prêt à soutenir pendant l'heure suivante, avec +la même éloquence douce et la même persuasion mielleuse, les raisons du +contradicteur. Je ne... + +--Permets... dit Phrasilas. + +--Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni même +l'esprit que tu y mets. Je doute de sa difficulté, et dès lors, de son +intérêt. Le _Banquet_, que tu as jadis publié au cours d'un récit moins +grave, et aussi les réflexions prêtées par toi récemment à un personnage +mythique qui est à la ressemblance de ton idéal, ont paru nouvelles et +rares sous le règne de Ptolémée Aulète; mais nous vivons depuis trois +ans sous la jeune reine Bérénice, et je ne sais par quelle volte-face la +méthode de pensée que tu avais prise de l'illustre exégète harmonieux et +souriant a soudain vieilli de cent années sous ta plume, comme la mode +des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent maître, je +le déplore, car si tes récits manquent un peu de flamme, si ton +expérience du cœur féminin n'est pas telle qu'il faille s'en troubler, +en revanche tu es doué de l'esprit comique et je te sais gré de m'avoir +fait sourire. + +--Timon!» s'écria Bacchis indignée. + +Phrasilas l'arrêta du geste. + +«Laisse, ma chère. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens +des jugements dont je suis le sujet que la part d'éloges où l'on me +convie. Timon m'a donné la sienne; d'autres me loueront sur d'autres +points. On ne saurait vivre au milieu d'une approbation unanime, et la +variété même des sentiments que j'éveille est pour moi un parterre +charmant où je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes.» + + +Chrysis eut un mouvement de lèvres qui indiquait clairement le peu de +cas qu'elle faisait de cet homme si habile à terminer les discussions. +Elle se retourna vers Timon, qui était son voisin de lit, et lui mit la +main sur le cou. + +«Quel est le but de la vie?» lui demanda-t-elle. + +C'était la question qu'elle posait quand elle ne savait que dire à un +philosophe; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, +que Timon crut entendre une déclaration d'amour. + +Pourtant il répondit avec un certain calme: + +«À chacun le sien, ma Chrysis. Il n'y a pas de but universel à +l'existence des êtres. Pour moi, je suis le fils d'un banquier dont la +clientèle comprend toutes les grandes courtisanes d'Égypte, et mon père +ayant amassé par des moyens ingénieux une fortune considérable, je la +restitue honnêtement aux victimes de ses bénéfices, en couchant avec +elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m'ont +donnée. Mon énergie, ai-je pensé, n'est susceptible de remplir qu'un +seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu'il +concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions +contraires qu'un autre idéal supporterait moins bien.» + +Tout en parlant ainsi, il avait glissé sa jambe droite derrière celles +de Chrysis couchée sur le côté, et il tentait de séparer les genoux clos +de la courtisane comme pour donner un but précis à son existence de ce +soir-là. Mais Chrysis ne le laissait pas faire. + + +Il y eut quelques instants de silence; puis Séso reprit la parole. + +«Timon, tu es bien fâcheux d'interrompre dès le début la seule causerie +sérieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler +Naucratès, puisque tu as si mauvais caractère. + +--Que dirai-je de l'amour? répondit l'Invité. C'est le nom qu'on donne à +la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n'y a que deux manières +d'être malheureux: ou désirer ce qu'on n'a pas, ou posséder ce qu'on +désirait. L'amour commence par la première et c'est par la seconde qu'il +s'achève, dans le cas le plus lamentable, c'est-à-dire dès qu'il +réussit. Que les dieux nous sauvent d'aimer! + +--Mais posséder par surprise, dit en souriant Philodème, n'est-ce pas là +le vrai bonheur? + +--Quelle rareté! + +--Non pas,--si l'on y prend garde. Écoute ceci, Naucratès: ne pas +désirer, mais faire en sorte que l'occasion se présente; ne pas aimer, +mais chérir de loin quelques personnes très choisies pour qui l'on +pressent qu'à la longue on pourrait avoir du goût si le hasard et les +circonstances faisaient qu'on disposât d'elles; ne jamais parer une +femme des qualités qu'on lui souhaite, ni des beautés dont elle fait +mystère, mais présumer le fade pour s'étonner de l'exquis, n'est-ce pas +le meilleur conseil qu'un sage puisse donner aux amants? Ceux-là seuls +ont vécu heureux qui ont su ménager parfois dans leur existence si chère +l'inappréciable pureté de quelques jouissances imprévues.» + + * + * * + +Le deuxième service touchait à sa fin. On avait servi des faisans, des +attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec +toutes ses plumes, qu'on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas +lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbés, des phlexides, +des onocrotales, un paon blanc qui semblait couver dix-huit spermologues +rôtis et lardés, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes +des reliefs qui furent laissés, quand les morceaux de choix eurent été +mis à part. Mais tout cela n'était rien auprès du dernier plat. + +Ce chef d'œuvre (depuis longtemps on n'avait rien vu de tel à +Alexandrie) était un jeune porc, dont une moitié avait été rôtie et +l'autre cuite au bouillon. Il était impossible de distinguer par où il +avait été tué, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu'il +contenait. En effet, il était farci de cailles rondes, de ventres de +poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de +hachis, toutes choses dont la présence dans l'animal intact paraissait +inexplicable. + +Il n'y eut qu'un cri d'admiration, et Faustine résolut de demander la +recette. Phrasilas émit en souriant des sentences métaphoriques; +Philodème improvisa un distique où le mot χοῖρος était pris tour à tour +dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Séso déjà grise; mais +Bacchis ayant donné l'ordre de verser à la fois dans sept coupes sept +vins rares à chaque convive, la conversation dégénéra. + + +Timon se tourna vers Bacchis: + +«Pourquoi, demanda-t-il, avoir été si dure envers cette pauvre fille que +je voulais amener? C'était une collègue cependant. À ta place, +j'estimerais davantage une courtisane pauvre qu'une matrone riche. + +--Tu es fou, dit Bacchis sans discuter. + +--Oui, j'ai souvent remarqué qu'on tient pour aliénés ceux qui hasardent +par exception des vérités éclatantes. Les paradoxes trouvent tout le +monde d'accord. + +--Voyons, mon ami, demande à tes voisins. Quel est l'homme bien né qui +prendrait pour maîtresse une fille sans bijoux? + +--Je l'ai fait,» dit Philodème avec simplicité. + +Et les femmes le méprisèrent. + +«L'an dernier, continua-t-il, à la fin du printemps, comme l'exil de +Cicéron me donnait des raisons de craindre pour ma propre sécurité, je +fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu +charmant nommé Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. +C'était un simple village, où il n'y avait pas trois cents femmes, et +l'une d'elles s'était faite courtisane afin de protéger la vertu des +autres. On connaissait sa maison à un bouquet de fleurs suspendu sur la +porte, mais elle-même ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses +cousines. Elle ignorait qu'il y eût des fards, des parfums et des +cosmétiques, et des voiles transparents et des fers à friser. Elle ne +savait pas soigner sa beauté, en s'épilant avec de la résine poissée, +comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On +frémit de penser qu'elle marchait sans bottines, de sorte qu'on ne +pouvait baiser ses pieds nus comme on baise ceux de Faustine, plus doux +que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que près de +son corps brun j'oubliai tout un mois Rome, et l'heureuse Tyr, et +Alexandrie.» + +Naucratès approuva d'un signe de tête et dit après avoir bu: + +«Le grand événement de l'amour est l'instant où la nudité se révèle. Les +courtisanes devraient le savoir et nous ménager des surprises. Or il +semble au contraire qu'elles mettent tous leurs efforts à nous +désillusionner. Y a-t-il rien de plus pénible qu'une chevelure flottante +où l'on voit les traces du fer chaud? rien de plus désagréable que des +joues peintes dont le fard s'attache au baiser? rien de plus piteux +qu'un œil crayonné dont le charbon s'efface de travers? À la rigueur, +j'aurais compris que les femmes honnêtes usassent de ces moyens +illusoires: toute femme aime à s'entourer d'un cercle d'hommes amoureux +et celles-là du moins ne s'exposent pas à des familiarités qui +démasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit +pour but et pour ressource, ne craignent pas de s'y montrer moins belles +que dans la rue, voilà qui est inconcevable. + +--Tu n'y connais rien, Naucratès, dit Chrysis avec un sourire. Je sais +qu'on ne retient pas un amant sur vingt; mais on ne séduit pas un homme +sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. +Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La +petite paysanne dont parle Philodème n'a pas eu de peine à l'attirer +puisqu'elle était seule dans son village; il y a quinze mille +courtisanes ici, c'est une autre concurrence. + +--Ne sais-tu pas que la beauté pure n'a besoin d'aucun ornement et se +suffit à elle-même? + +--Oui. Eh bien, fais concourir une beauté pure, comme tu dis, et +Gnathène qui est laide et vieille. Mets la première en tunique trouée +aux derniers gradins du théâtre et la seconde dans sa robe d'étoiles aux +places retenues par ses esclaves, et note leurs prix à la sortie: on +donnera huit oboles à la beauté pure et deux mines à Gnathène. + +--Les hommes sont bêtes, conclut Séso. + +--Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de +choisir leurs maîtresses. Les plus aimées sont les plus menteuses. + +--Que si, insinua Phrasilas, que si d'une part je louerais +volontiers...» + +Et il soutint avec un grand charme deux thèses dépourvues de tout +intérêt. + + * + * * + +Une à une, douze danseuses parurent, les deux premières jouant de la +flûte et la dernière du tambourin, les autres claquant des crotales. +Elles assurèrent leurs bandelettes, frottèrent de résine blanche leurs +petites sandales, attendirent, les bras étendus, que la musique +commençât... Une note... deux notes... une gamme lydienne... et sur un +rythme léger les douze jeunes filles s'élancèrent. + +Leur danse était voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que +toutes les figures en fussent réglées d'avance. Elles évoluaient dans un +petit espace; elles se mêlaient comme des flots. Bientôt elles se +formèrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dénouèrent +leurs ceintures et laissèrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de +femmes nues se répandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs +et le fumet des viandes entr'ouvertes. Elles se renversaient avec des +mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles +se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en +passant, du bout de leurs poitrines secouées. Timon eut la main caressée +par une cuisse fugitive et chaude. + + +«Qu'en pense notre ami? dit Phrasilas de sa voix frêle. + +--Je me sens parfaitement heureux, répondit Timon. Je n'ai jamais +compris si clairement que ce soir la mission suprême de la femme. + +--Et quelle est-elle? + +--Se prostituer, avec ou sans art. + +--C'est une opinion. + +--Phrasilas, encore un coup, nous savons qu'on ne peut rien prouver; +bien plus, nous savons que rien n'existe et que cela même n'est pas +certain. Ceci dit pour mémoire et afin de satisfaire à ta célèbre manie, +permets-moi d'avoir une thèse à la fois contestable et rebattue, comme +elles le sont toutes, mais intéressante pour moi, qui l'affirme, et pour +la majorité des hommes, qui la nie. En matière de pensée, l'originalité +est un idéal encore plus chimérique que la certitude. Tu n'ignores pas +cela. + +--Donne-moi du vin de Lesbos, dit Séso à l'esclave. Il est plus fort que +l'autre. + +--Je prétends, reprit Timon, que la femme mariée, en se dévouant à un +homme qui la trompe, en se refusant à tout autre (ou en ne s'accordant +que de rares adultères, ce qui revient au même), en donnant le jour à +des enfants qui la déforment avant de naître et l'accaparent quand ils +sont nés,--je prétends qu'en vivant ainsi une femme perd sa vie sans +mérite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un marché de +dupe. + +--Elle croit obéir à un devoir, dit Naucratès sans conviction. + +--Un devoir? et envers qui? N'est-elle pas libre de régler elle-même une +question qui la regarde seule? Elle est femme, et en tant que femme elle +est généralement peu sensible aux plaisirs intellectuels: et non +contente de rester étrangère à la moitié des joies humaines, elle +s'interdit par le mariage l'autre face de la volupté! Ainsi une jeune +fille peut se dire, à l'âge où elle est toute ardeur: «Je connaîtrai mon +mari, plus dix amants, peut-être douze», et croire qu'elle mourra sans +avoir rien regretté? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, +le jour où je quitterai la vie. + +--Tu es ambitieux, dit Chrysis. + +--Mais de quel encens, de quels vers dorés, s'écria le doux Philodème, +ne devons-nous pas louer à jamais les bienfaisantes courtisanes! Grâce à +elles nous échappons aux précautions compliquées, aux jalousies, aux +stratagèmes, aux battements de cœur de l'adultère. Ce sont elles qui +nous épargnent les attentes sous la pluie, les échelles branlantes, les +portes secrètes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptées +et les signaux mal compris. Ô chères têtes, que je vous aime! Avec vous, +point de siège à faire: pour quelques petites pièces de monnaie vous +nous donnez, et au delà, ce qu'une autre saurait mal nous accorder comme +une grâce après les trois semaines de rigueur. Pour vos âmes éclairées +l'amour n'est pas un sacrifice, c'est une faveur égale qu'échangent deux +amants; aussi les sommes qu'on vous confie ne servent pas à compenser +vos inappréciables tendresses, mais à payer au juste prix le luxe +multiple et charmant dont, par une suprême complaisance, vous consentez +à prendre soin, et où vous endormez chaque soir nos exigeantes voluptés. +Comme vous êtes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le +rêve de notre vie et le caprice de notre soirée, toutes les femmes au +jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes +les teintes, des lèvres de toutes les saveurs. Il n'y a pas d'amour sous +le ciel, si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous +n'osiez proposer. Vous êtes douces aux disgracieux, consolatrices aux +affligés, hospitalières à tous, et belles, et belles! C'est pourquoi je +vous le dis, Chrysis, Bacchis, Séso, Faustine, c'est une juste loi des +dieux qui décerne aux courtisanes l'éternel désir des amants, et +l'éternelle envie des épouses vertueuses.» + + +Les danseuses ne dansaient plus. + +Une jeune acrobate venait d'entrer, qui jonglait avec des poignards et +marchait sur les mains entre des lames dressées. + +Comme l'attention des convives était tout entière attirée par le jeu +dangereux de l'enfant, Timon regarda Chrysis, et peu à peu, sans être +vu, il s'allongea derrière elle jusqu'à la toucher des pieds et de la +bouche. + +«Non, disait Chrysis à voix basse, non, mon ami.» + +Mais il avait glissé son bras autour d'elle par la fente large de sa +robe, et il caressait avec soin la belle peau brûlante et fine de la +courtisane couchée. + +«Attends, suppliait-elle. Ils nous découvriront. Bacchis se fâchera.» + +Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu'on ne l'observait +pas. Il s'enhardit jusqu'à une caresse après laquelle les femmes +résistent rarement quand elles ont permis qu'on aille jusque-là. Puis, +pour éteindre par un argument décisif les derniers scrupules de la +pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par +hasard, ouverte. + +Chrysis ne se défendit plus. + +Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et périlleux. +Elle marchait sur les mains, la jupe retournée, les pieds pendants en +avant de la tête, entre des épées tranchantes et de longues pointes +aiguës. L'effort de sa posture scabreuse et peut-être aussi la peur des +blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et foncé +qui exaltait encore l'éclat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et +se redressait. Ses jambes s'écartaient comme des bras de danseuse. Une +respiration inquiète animait sa poitrine nue. + +«Assez, dit Chrysis d'une voix brève; tu m'as énervée, rien de plus. +Laisse-moi. Laisse-moi.» + +Et au moment où les deux Éphésiennes se levaient pour jouer, selon la +tradition, _la fable d'Hermaphrodite_, elle se laissa glisser du lit et +sortit fébrilement. + + + + +III + +RHACOTIS + + +La porte à peine refermée, Chrysis appuya la main sur le centre enflammé +de son désir comme on presse un point douloureux pour atténuer des +élancements. Puis elle s'épaula contre une colonne et tordit ses doigts +en criant tout bas. + +Elle ne saurait donc jamais rien! + +À mesure que les heures passaient, l'improbabilité de sa réussite +augmentait, éclatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c'était +un moyen bien osé de connaître la vérité. Au cas où il eût été pris, +elle attirait tous les soupçons sur elle, et se perdait. D'autre part, +elle ne pouvait plus rester là sans parler; c'était par impatience +qu'elle avait quitté la salle. + +Les maladresses de Timon n'avaient fait qu'exaspérer sa rage muette +jusqu'à une surexcitation tremblante qui la força d'appliquer son corps +contre la fraîche colonne lisse et monstrueuse. + +Elle pressentit une crise et eut peur. + +Elle appela l'esclave Arêtias: + +«Garde-moi mes bijoux; je sors.» + +Et elle descendit les sept marches. + + +La nuit était chaude. Pas un souffle dans l'air n'éventait sur son front +ses lourdes gouttes de sueur. La désillusion qu'elle en eut accrut son +malaise et la fit chanceler. + +Elle marcha en suivant la rue. + + +La maison de Bacchis était située à l'extrémité de Brouchion, sur la +limite de la ville indigène, Rhacotis, énorme bouge de matelots et +d'Égyptiennes. Les pêcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux à l'ancre +pendant l'accablante chaleur du jour, venaient passer là leurs nuits +jusqu'à l'aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux +vendeurs de vin, le prix des poissons de la veille. + +Chrysis s'engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine +de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement, +par les portes ouvertes, les salles empestées par la fumée des lampes, +où s'unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des tréteaux bas +rangés devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et +fluctuaient dans l'ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait +avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tâta +le sein. Une mère lui offrit sa fille. Un paysan béat lui baisa la +nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante. + +Cette ville étrangère dans la ville grecque était, pour Chrysis, pleine +de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l'étrange labyrinthe, la +complexité des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s'y +hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le même chemin direct +vers une petite porte rouge; et là, elle oubliait ses amants ordinaires +dans l'étreinte infatigable d'un jeune ânier aux longs muscles qu'elle +avait la joie de payer à son tour. + +Mais ce soir-là, sans même avoir tourné la tête, elle se sentit suivre +par un double pas. + +Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de même. Elle se +mit à courir; on courut derrière elle; alors, affolée, elle prit une +autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui +montait dans une direction inconnue. + +La gorge sèche, les tempes gonflées, soutenue par le vin de Bacchis, +elle fuyait ainsi, tournait de droite à gauche, toute pâle, égarée. + +Enfin un mur lui barra la route: elle était dans une impasse. À la hâte +elle voulut retourner en arrière, mais deux matelots aux mains brunes +lui barrèrent l'étroit passage. + +«Où vas-tu, fléchette d'or? dit l'un d'eux en riant. + +--Laissez-moi passer! + +--Hein? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis +donc? Nous allons te montrer la ville.» + +Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se débattit, +lança un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains +à la fois dans sa main gauche et dit seulement: + +«Tiens-toi tranquille. Tu sais qu'on n'aime pas les Grecs ici; personne +ne viendra t'aider. + +--Je ne suis pas Grecque! + +--Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu +crains le bâton.» + +Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou. + +«Je t'aime, toi, je te suivrai, dit-elle. + +--Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec +nous; tu ne t'ennuieras pas.» + + +Où la conduisaient-ils? Elle n'en savait rien; mais ce second matelot +lui plaisait par sa rudesse, par sa tête de brute. Elle le considérait +du regard imperturbable qu'ont les jeunes chiennes devant la viande. +Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant. + +D'un pas rapide, ils parcoururent des quartiers étranges, sans vie, sans +lumières. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin +dans ce dédale nocturne d'où elle n'aurait pu sortir seule, tant les +ruelles en étaient bizarrement compliquées. Les portes closes, les +fenêtres vides, l'ombre immobile l'effrayaient. Au-dessus d'elle, entre +les maisons rapprochées, s'étendait un ruban de ciel pâle, envahi par le +clair de lune. + + +Enfin ils rentrèrent dans la vie. À un tournant de rue, subitement, +huit, dix, onze lumières apparurent, portes éclairées où se tenaient +accroupies de jeunes femmes Nabatéennes, entre deux lampes rouges qui +éclairaient d'en bas leurs têtes chaperonnées d'or. + +Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d'abord, puis un +retentissement de chariots, de ballots jetés, de pas d'ânes et de voix +humaines. C'était la place de Rhacotis, où se concentraient, pendant le +sommeil d'Alexandrie, toutes les provisions amassées pour la nourriture +de neuf cent mille bouches en un jour. + +Ils longèrent les maisons de la place entre des monceaux verts, légumes, +racines de lôtos, fèves luisantes, paniers d'olives. Chrysis, dans un +tas violet, prit une poignée de mûres et les mangea sans s'arrêter. +Enfin ils s'arrêtèrent devant une porte basse et les matelots +descendirent avec Celle pour qui on avait volé les Vraies Perles de +l'Anadyomène. + +Une salle immense était là. Cinq cents hommes du peuple, en attendant le +jour, buvaient des tasses de bière jaune, mangeaient des figues, des +lentilles, des gâteaux de sésame, du pain d'olyra. Au milieu d'eux +grouillaient une cohue de femmes glapissantes, tout un champ de cheveux +noirs et de fleurs multicolores dans une atmosphère de feu. C'étaient de +pauvres filles sans foyer, qui appartenaient à tous. Elles venaient là +mendier des restes, pieds nus, seins nus, à peine couvertes d'une loque +rouge ou bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche +un enfant enveloppé de chiffons. Là aussi, il y avait des danseuses, six +Égyptiennes sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont +les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, +tandis que le troisième agitait un grand sistre d'airain sonore. + +«Oh! des bonbons de myxaire!» dit Chrysis avec joie. + +Et elle en acheta pour deux chalques à une petite fille vendeuse. + +Mais soudain elle défaillit, tant l'odeur de ce bouge était +insoutenable, et les matelots l'emportèrent sur leurs bras. + +À l'air extérieur, elle se remit un peu: + +«Où allons-nous? supplia-t-elle. Faisons vite; je ne puis plus marcher. +Je ne vous résiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un +lit le plus tôt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue.» + + + + +IV + +BACCHANALE CHEZ BACCHIS + + +Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle était envahie de +la sensation délicieuse que donnent le répit du désir et le silence de +la chair. Son front s'était allégé. Sa bouche s'était adoucie. Seule, +une douleur intermittente errait encore au creux de ses reins. Elle +monta les marches et passa le seuil. Depuis que Chrysis avait quitté la +salle, l'orgie s'était développée comme une flamme. + +D'autres amis étaient rentrés, pour qui les douze danseuses nues avaient +été une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs +le sol. Une outre de vin de Syracuse s'était répandue dans un coin, +fleuve doré qui gagnait la table. + +Philodème, auprès de Faustine, dont il déchirait la robe, lui récitait +en chantant les vers qu'il avait faits sur elle: + +«Ô pieds, disait-il, ô cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, +figue fendue, hanches, épaules, seins, nuque mobile, ô vous qui +m'affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active! Tu es +Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapphô; mais +Persée lui aussi a été l'amant de l'Indienne Andromède[1].» + + [1] Philodème. AP. V. 132. + +Cependant, Séso, sur la table, couchée à plat ventre au milieu des +fruits écroulés, et complètement égarée par les vapeurs du vin d'Égypte, +trempait le bout de son sein droit dans un sorbet à la neige et répétait +avec un attendrissement comique: + +«Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois.» + +Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d'hommes et fêtait +sa dernière nuit de servitude par une débauche désordonnée. Pour obéir à +la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s'était livrée, +tout d'abord, à trois amants à la fois; mais sa tâche ne se bornait pas +là, et jusqu'à la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui +devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zèle incessant que sa +nouvelle dignité n'était point usurpée. + +Seuls, debout derrière une colonne, Naucratès et Phrasilas discutaient +avec courtoisie sur la valeur respective d'Arcésilas et de Carnéade. + +À l'autre extrémité de la salle, Myrtocleia protégeait Rhodis contre un +convive trop pressant. + +Dès qu'elles virent entrer Chrysis, les deux Éphésiennes coururent à +elle. + +«Allons-nous-en, ma Chrysé. Théano reste; mais nous partons. + +--Je reste aussi,» dit la courtisane. + +Et elle s'étendit à la renverse sur un grand lit couvert de roses. + +Un bruit de voix et de pièces jetées attira son attention: c'était +Théano qui, pour parodier sa sœur, avait imaginé, au milieu des rires +et des cris, de jouer par dérision la _Fable de Danaé_ en affectant une +volupté folle à chaque pièce d'or qui la pénétrait. L'impiété provocante +de l'enfant couchée amusait tous les convives, car on n'était plus au +temps où la foudre eût exterminé les railleurs de l'Immortel. Mais le +jeu se dévoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la +pauvre petite, qui se mit à pleurer bruyamment. + + +Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux +danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratère de +vermeil rempli de vin jusqu'aux bords, et quelqu'un saisissant Théano +par les pieds la fit boire, la tête en bas, secouée par un éclat de rire +qu'elle ne pouvait plus calmer. + + +Cette idée eut un tel succès que tout le monde se rapprocha, et quand la +joueuse de flûte fut remise debout, quand on vit son petit visage +enflammé par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gaîté si +générale gagna tous les assistants que Bacchis dit à Séléné: + +«Un miroir! un miroir! qu'elle se voie ainsi!» + +L'esclave apporta un miroir de bronze. + +«Non! pas celui-là. Le miroir de Rhodopis! Elle en vaut la peine.» + + +D'un seul bond, Chrysis s'était redressée. + +Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta +parfaitement pâle, la poitrine heurtée par des battements de cœur, les +yeux fixés sur la porte par où l'esclave était sortie. + +Cet instant décidait de toute sa vie. La dernière espérance qui lui fût +restée allait s'évanouir ou se réaliser. + +Autour d'elle, la fête continuait. Une couronne d'iris, lancée on ne +savait d'où, vint s'appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lèvres +l'âcre goût du pollen. Un homme répandit sur ses cheveux une petite +fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l'épaule. Les +éclaboussures d'une coupe pleine où l'on jeta une grenade tachèrent sa +tunique de soie et pénétrèrent jusqu'à sa peau. Elle portait +magnifiquement toutes les souillures de l'orgie. + +L'esclave sortie ne revenait pas. + +Chrysis gardait sa pâleur de pierre et ne bougeait pas plus qu'une +déesse sculptée. La plainte rythmique et monotone d'une femme en amour +non loin de là lui mesurait le temps écoulé. Il lui sembla que cette +femme gémissait depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque +chose, se casser les doigts, crier. + +Enfin Séléné rentra, les mains vides. + +«Le miroir? demanda Bacchis. + +--Il est... il n'est plus là... il est... il est... volé,» balbutia la +servante. + +Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence +effrayant suspendit brusquement le tumulte. + + +De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochèrent: +il n'y eut plus qu'un petit espace vide où se tenait Bacchis égarée +devant l'esclave tombée à genoux. + +«Tu dis!... tu dis!...» hurla-t-elle. + +Et comme Séléné ne répondait pas, elle la prit violemment par le cou: + +«C'est toi qui l'as volé, n'est-ce pas? c'est toi? mais réponds donc! Je +te ferai parler à coups de fouet, misérable petite chienne!» + +Alors il se passa une chose terrible. L'enfant, effarée par la peur, la +peur de souffrir, la peur de mourir, l'effroi le plus présent qu'elle +eût jamais connu, dit d'une voix précipitée: «C'est Aphrodisia! Ce n'est +pas moi! ce n'est pas moi. + +--Ta sœur! + +--Oui! oui! dirent les mulâtresses, c'est Aphrodisia qui l'a pris!» + +Et elles traînèrent à Bacchis leur sœur qui venait de s'évanouir. + + + + +V + +LA CRUCIFIÉE + + +Toutes ensemble elles répétèrent: + +«C'est Aphrodisia qui l'a pris! Chienne! Chienne! Pourriture! Voleuse!» + +Leur haine pour la sœur préférée se doublait de leurs craintes +personnelles. + +Arêtias la frappa du pied dans la poitrine. + +«Où est-il? reprit Bacchis. Où l'as-tu mis? + +--Elle l'a donné à son amant. + +--Qui est-ce? + +--Un matelot opique. + +--Où est son navire? + +--Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. +Il faut la crucifier, la chienne, la bête sanglante! + +--Ah! Dieux! Dieux!» pleura Bacchis. + +Puis sa douleur se changea en une grande colère affolée. + +Aphrodisia était revenue à elle, mais, paralysée par l'effroi et ne +comprenant rien à ce qui se passait, elle restait sans voix et sans +larmes. + +Bacchis l'empoigna par les cheveux, la traîna sur le sol souillé, dans +les fleurs et les flaques de vin, et cria: + +«En croix! en croix! cherchez les clous! cherchez le marteau! + +--Oh! dit Séso à sa voisine. Je n'ai jamais vu cela. Suivons-les.» + + +Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule +connaissait le coupable, et seule était cause de tout. + +Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carrée, +meublée de trois matelas où elles dormaient deux à deux à partir de la +fin des nuits. Au fond s'élevait, comme une menace toujours présente, +une croix en forme de T, qui jusqu'alors n'avait pas servi. + +Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre +esclaves haussèrent la martyre au niveau des branches de la croix. + +Encore pas un son n'était sorti de sa bouche, mais quand elle sentit +contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux +s'écarquillèrent, et il lui prit un gémissement saccadé qui ne cessa +plus jusqu'à la fin. + +Elles la mirent à cheval sur un piquet de bois qui était fiché au milieu +du tronc et qui servait à supporter le corps pour éviter le déchirement +des mains. + +Puis on lui ouvrit les bras. + + +Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire? Elle n'aurait +pu disculper l'esclave qu'en accusant Démétrios, qui était hors de toute +poursuite, et se serait cruellement vengé, pensait-elle. D'ailleurs, une +esclave était une richesse, et l'ancienne rancune de Chrysis se plaisait +à constater que son ennemie allait ainsi détruire de ses propres mains +une valeur de trois mille drachmes aussi complètement que si elle eût +jeté les pièces d'argent dans l'Eunoste. Et puis la vie d'un être +servile valait-elle qu'on s'en occupât? + +Héliope tendit à Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice +commença. + +L'ivresse, le dépit, la colère, toutes les passions à la fois, même cet +instinct de cruauté qui séjourne au cœur de la femme, agitaient l'âme +de Bacchis au moment où elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi +perçant que celui d'Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se +tordit. + +Elle cloua la deuxième main. Elle cloua les pieds l'un sur l'autre. +Puis, excitée par les sources de sang qui s'échappaient des trois +blessures, elle cria: + +«Ce n'est pas assez! Tiens! voleuse! truie! fille à matelots!» + +Elle enlevait l'une après l'autre les longues épingles de ses cheveux et +les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des +cuisses. Quand elle n'eut plus d'armes dans les mains, elle souffleta la +malheureuse et lui cracha sur la peau. Quelque temps elle considéra +l'œuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande +salle avec tous les invités. + +Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas. + + * + * * + +Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa +main droite dans sa main gauche, leva la tête, haussa les sourcils et +s'approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement +épouvantable. + +«Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, opposé aux +théories qui veulent se dire absolues, je ne saurais méconnaître que tu +gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être +familiarisée d'une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. +Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt +d'erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, +mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer +tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, +puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre corps +périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, +sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, même légère; mais +ce n'est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait +qu'il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure +logiquement qu'il eût manqué de caractère s'il se fût trouvé malade. +D'ailleurs ce serait un abus que d'astreindre les philosophes à +pratiquer personnellement les règles de vie qu'ils proposent, et à +cultiver sans répit les vertus qu'ils jugent supérieures. Bref, et pour +ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus +que toi-même, efforce-toi d'élever ton âme, autant qu'il est en elle, ma +chère, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque +cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d'être persuadée que +j'y prends une part véritable. Elles touchent à leur fin; prends +patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent +l'immortalité, voici l'heure où tu peux choisir celle qui endormira le +mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé +même les affres du passage. Si elles mentent, que t'importe? tu ne +sauras jamais que tu t'es trompée.» + +Ayant parlé ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vêtement sur l'épaule +et s'esquiva, d'un pas troublé. + +Timon resta seul dans la chambre avec l'agonisante en croix. + +Le souvenir d'une nuit passée sur les seins de cette malheureuse ne +quittait plus sa mémoire, mêlé à l'idée atroce de la pourriture +imminente où allait fondre ce beau corps qui avait brûlé dans ses bras. + +Il pressait la main sur ses yeux pour ne pas voir la suppliciée, mais +sans relâche il _entendait_ le tremblement du corps sur la croix. + +À la fin il regarda. De grands réseaux de filets sanglants +s'entre-croisaient sur la peau depuis les épingles de la poitrine +jusqu'aux orteils recroquevillés. La tête tournait perpétuellement. +Toute la chevelure pendait du côté gauche, mouillée de sang, de sueur et +de parfum. + +«Aphrodisia! m'entends-tu? me reconnais-tu? c'est moi, Timon; Timon.» + +Un regard presque aveugle déjà l'atteignit pour un instant. Mais la tête +tournait toujours. Le corps ne cessait pas de trembler. + +Doucement, comme s'il craignait que le bruit de ses pas lui fît mal, le +jeune homme s'avança jusqu'au pied de la croix. Il tendit les bras en +avant, il prit avec précaution la tête sans force et tournoyante entre +ses deux mains fraternelles, écarta pieusement le long des joues les +cheveux collés par les larmes et posa sur les lèvres chaudes un baiser +d'une tendresse infinie. + +Aphrodisia ferma les yeux. Reconnut-elle celui qui venait enchanter son +horrible fin par ce mouvement de pitié aimante? Un sourire inexprimable +allongea ses paupières bleues, et dans un soupir elle rendit l'esprit. + + + + +VI + +ENTHOUSIASME + + +Ainsi, la chose était faite. Chrysis en avait la preuve. + +Si Démétrios s'était résolu à commettre le premier crime, les deux +autres avaient dû suivre sans délai. Un homme de son rang devait +considérer le meurtre et même le sacrilège comme moins déshonorants que +le vol. + +Il avait obéi, donc il était captif. Cet homme libre, impassible, froid, +subissait lui aussi l'esclavage, et sa maîtresse, sa dominatrice, +c'était elle, Chrysis, Sarah du pays de Génézareth. + +Ah! songer à cela, le répéter, le dire tout haut, être seule! Chrysis se +précipita hors de la maison retentissante et courut vivement, droit +devant elle, désaltérée en plein visage par la brise enfin rafraîchie du +matin. + +Elle suivit jusqu'à l'Agora la rue qui menait à la mer et au bout de +laquelle se pressaient comme des épis gigantesques les mâtures de huit +cents vaisseaux. Puis elle tourna à droite, devant l'immense avenue du +Drôme où se trouvait la demeure de Démétrios. Un frisson d'orgueil +l'enveloppa quand elle passa devant les fenêtres de son futur amant; +mais elle n'eut pas la maladresse de chercher à le voir la première. +Elle parcourut la longue voie jusqu'à la porte de Canope et se jeta sur +la terre entre deux aloës. + + +Il avait fait cela. Il avait fait tout pour elle, plus qu'aucun amant +n'avait fait pour aucune femme, sans doute. Elle ne se lassait pas de le +redire et d'affirmer son triomphe. Démétrios, le bien-aimé, le rêve +impossible et inespéré de tant de cœurs féminins, s'était exposé pour +elle à tous les périls, à toutes les hontes, à tous les remords +volontiers. Même il avait renié l'idéal de sa pensée, il avait dépouillé +son œuvre du collier miraculeux, et ce jour-là, dont l'aube se levait, +verrait l'amant de la déesse aux pieds de sa nouvelle idole. + +«Prends-moi! prends-moi!» s'écria-t-elle. Elle l'adorait maintenant. +Elle l'appelait, elle le souhaitait. Les trois crimes, dans son esprit, +se métamorphosaient en actions héroïques, pour lesquelles jamais, en +retour, elle n'aurait assez de tendresses, assez de passion à donner. De +quelle incomparable flamme brûlerait donc cet amour unique de deux êtres +également jeunes, également beaux, également aimés l'un par l'autre et +réunis pour toujours après tant d'obstacles franchis! + + +Tous les deux ils s'en iraient, ils quitteraient la ville de la reine, +ils feraient voile pour des pays mystérieux, pour Amathonte, pour +Épidaure ou même pour cette Rome inconnue qui était la seconde ville du +monde après l'immense Alexandrie, et qui entreprenait de conquérir la +terre. Que ne feraient-ils pas, où qu'ils fussent! Quelle joie leur +serait étrangère, quelle félicité humaine n'envierait pas la leur et ne +pâlirait point devant leur passage enchanté! + +Chrysis se releva dans un éblouissement. Elle étira les bras, serra les +épaules, tendit son buste en avant. Une sensation de langueur et de joie +grandissante gonflait sa poitrine durcie. Elle se remit en marche pour +rentrer... + + +En ouvrant la porte de sa chambre, elle eut un mouvement de surprise à +voir que rien, depuis la veille, n'avait changé sous son toit. Les menus +objets de sa toilette, de sa table, de ses étagères lui parurent +insuffisants pour entourer sa nouvelle vie. Elle en cassa quelques-uns +qui lui rappelaient trop directement d'anciens amants inutiles et +qu'elle prit en haine subite. Si elle épargna les autres, ce ne fut pas +qu'elle y tînt davantage, mais elle appréhendait de dégarnir sa chambre +au cas où Démétrios eût formé le projet d'y passer la nuit. + +Elle se déshabilla lentement. Les vestiges de l'orgie tombaient de sa +tunique, miettes de gâteaux, cheveux, feuilles de roses. + +Elle assouplit avec la main sa taille desserrée de la ceinture et +plongea les doigts dans ses cheveux pour en alléger l'épaisseur. Mais +avant de se mettre au lit, il lui prit une envie de se reposer un +instant sur les tapis de la terrasse, où la fraîcheur de l'air était si +délicieuse. + +Elle monta. + +Le soleil était levé depuis quelques instants à peine. Il reposait sur +l'horizon comme une vaste orange élargie. + +Un grand palmier au tronc courbe laissait retomber par-dessus la bordure +son massif de feuilles vertes. Chrysis y réfugia sa nudité chatouilleuse +et frissonna, les seins dans les mains. + +Ses yeux erraient sur la ville qui blanchissait peu à peu. Les vapeurs +violettes de l'aube s'élevaient des rues silencieuses et +s'évanouissaient dans l'air lucide. + + +Tout à coup, une idée jaillit dans son esprit, s'accrut, s'imposa, la +rendit folle: Démétrios, lui qui avait tant fait déjà, pourquoi ne +tuerait-il pas la reine, lui qui pouvait être le roi? + +Et alors... + + * + * * + +Et alors, cet océan monumental de maisons, de palais, de temples, de +portiques, de colonnades, qui flottait devant ses yeux depuis la +Nécropole de l'Ouest jusqu'aux jardins de la Déesse: Brouchion, la ville +hellénique, éclatante et régulière; Rhacotis, la ville égyptienne devant +laquelle se dressait comme une montagne acropolite le Paneion couvert de +clarté; le Grand-Temple de Sérapis, dont la façade était cornue de deux +longs obélisques roses; le Grand-Temple de l'Aphrodite environné par les +murmures de trois cent mille palmiers et des flots innombrables; le +Temple de Perséphone et le Temple d'Arsinoé, les deux sanctuaires de +Poseidon, les trois tours d'Isis Pharis, les sept colonnes d'Isis +Lochias, et le Théâtre et l'Hippodrome et le Stade où avait couru +Psittacos contre Nicosthène, et le tombeau de Stratonice et le tombeau +du dieu Alexandre,--Alexandrie! Alexandrie! la mer, les hommes, le +colossal Phare de marbre dont le miroir sauvait les hommes de la mer; +Alexandrie! la ville de Bérénice et des onze rois Ptolémées, le Physcon, +le Philométor, l'Épiphane, le Philadelphe; Alexandrie, l'aboutissement +de tous les rêves, la couronne de toutes les gloires conquises depuis +trois mille ans dans Memphis, Thèbes, Athènes, Corinthe, par le ciseau, +par le roseau, par le compas et par l'épée!--plus loin encore, le Delta +fendu par les sept langues du Nil, Saïs, Boubaste, Héliopolis; puis, en +remontant vers le sud, le ruban de terre féconde, l'Heptanome où +s'échelonnaient le long des berges du fleuve douze cents temples à tous +les dieux; et, plus loin, la Thébaïde, Diospolis, l'île Éléphantine, les +cataractes infranchissables, l'île d'Argo... Méroë... l'inconnu; et +même, s'il était permis de croire aux traditions des Égyptiens, le pays +des lacs fabuleux d'où s'échappe le Nil antique, si vastes qu'on perd +l'horizon en traversant leurs flots de pourpre, et si élevés sur les +montagnes que les étoiles rapprochées s'y reflètent comme des fruits +d'or,--tout cela, tout, serait le royaume, le domaine, la propriété de +la courtisane Chrysis. + +Elle éleva les bras en suffoquant, comme si elle pensait pouvoir toucher +le ciel. + + +Et dans ce mouvement elle vit passer, avec lenteur, à sa gauche, un +vaste oiseau aux ailes noires, qui s'en allait vers la haute mer. + + + + +LIVRE IV + + + + +I + +LE SONGE DE DÉMÉTRIOS + + +Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Démétrios étant rentré chez +lui, un rêve le visita pendant son sommeil, et tel fut son rêve: + + +Il va vers la jetée, mêlé à la foule, par une étrange nuit sans lune, +sans étoiles, sans nuages, et qui brille d'elle-même. + +Sans qu'il sache pourquoi, ni qui l'attire, il est pressé d'arriver, +d'être _là_ le plus tôt qu'il pourra, mais il marche avec effort et +l'air oppose à ses jambes d'inexplicables résistances, comme une eau +profonde entrave chaque pas. + +Il tremble, il croit qu'il n'arrivera jamais, qu'il ne saura jamais vers +qui, dans cette claire obscurité, il marche ainsi, haletant et inquiet. + +Par moments la foule disparaît tout entière, soit qu'elle s'évanouisse +réellement, soit qu'il cesse de sentir sa présence. Puis elle se +bouscule de nouveau plus importune, et tous d'aller, aller, aller, d'un +pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui... + +Puis la masse humaine se resserre; Démétrios pâlit; un homme le pousse +de l'épaule; une agrafe de femme déchire sa tunique; une jeune fille +pressée par la multitude est si étroitement refoulée contre lui qu'il +sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui +repousse la figure avec ses deux mains effrayées... + +Tout à coup il se trouve seul, le premier, sur la jetée. Et comme il se +retourne en arrière, il aperçoit dans le lointain un fourmillement blanc +qui est toute la foule, soudain reculée jusqu'à l'Agora. + +Et il comprend qu'elle n'avancera plus. + + +La jetée s'étend, blanche et droite, comme l'amorce d'une route +inachevée qui aurait entrepris de traverser la mer. + +Il veut aller jusqu'au Phare et il marche. Ses jambes sont devenues +subitement légères. Le vent qui souffle des solitudes sablonneuses +l'entraîne avec précipitation vers les solitudes ondoyantes où +s'aventure la jetée. Mais à mesure qu'il avance, le Phare recule devant +lui; la jetée s'allonge interminablement. Bientôt la haute tour de +marbre où flamboie un bûcher de pourpre touche à l'horizon livide, +palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune. + +Démétrios marche encore. + +Des jours et des nuits semblent avoir passé depuis qu'il a laissé dans +le lointain le grand quai d'Alexandrie, et il n'ose retourner la tête de +peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru: une ligne blanche +jusqu'à l'infini et la mer. Et cependant il se retourne. + + +Une île est derrière lui, couverte de grands arbres, et d'où retombent +d'énormes fleurs. + +L'a-t-il traversée en aveugle, ou surgit-elle au même instant, devenue +mystérieusement visible? Il ne songe pas à se le demander, il accepte +comme un événement naturel l'impossible... + +Une femme est dans l'île. Elle se tient debout devant la porte de +l'unique maison, les yeux à demi fermés et le visage penché sur la fleur +d'un iris monstrueux qui croît à la hauteur de ses lèvres. Elle a les +cheveux profonds, de la couleur de l'or mat, et d'une longueur qu'on +peut supposer merveilleuse, à la masse du chignon gonflé qui charge sa +nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe +plus noire encore se drape sur la tunique, et l'iris qu'elle respire en +abaissant les paupières a la même teinte que la nuit. + +Sur cet appareil de deuil, Démétrios ne voit que les cheveux, comme un +vase d'or sur une colonne d'ébène. Il reconnaît Chrysis. + +Le souvenir et du miroir et du collier revient à lui vaguement; mais il +n'y croit pas, et dans ce rêve singulier la réalité seule lui semble +rêverie... + +«Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas.» + +Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux +blanches. Son bras se pend à la rampe. Ses talons nus flottent sous sa +jupe. + +La maison n'a qu'un étage. Chrysis s'arrête sur la dernière marche. + +«Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n'en +sortiras plus. Veux-tu me suivre? As-tu confiance?» + +Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la première porte et la referme +sur lui. + + +Cette pièce est étroite et longue. Une seule fenêtre l'éclaire, où +s'encadre toute la mer. À droite et à gauche, deux petites tablettes +portent une douzaine de volumes roulés. + +«Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n'y en a pas d'autres.» + +Démétrios les ouvre: ce sont _l'Oineus_ de Chéremon, _le Retour_ +d'Alexis, _le Miroir de Laïs_ d'Aristippe, _la Magicienne_, _le Cyclope_ +et _le Boucolisque_ de Théocrite, _Œdipe à Colone_, les _Odes_ de +Sapphô et quelques autres petits ouvrages. Au milieu de cette +bibliothèque idéale, une jeune fille nue, couchée sur des coussins, se +tait. + +«Maintenant, murmure Chrysis en tirant d'un long étui d'or un manuscrit +d'une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis +jamais seul sans pleurer.» + +Le jeune homme lit au hasard: + + Οἳ μὲν ἄρ᾽ ἐθρήνεον, ἐπὶ δὲ στενάχοντο γυναῖκες. + Τῇσιν δ᾽ Ἀνδρομάχη λευκώλενος ἦρχε γόοιο, + Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο κάρη μετὰ χερσὶν ἔχουσα· + Ἆνερ, ἀπ᾽ αἰῶνος νέος ὤλεο, καδδέ με χήρην + Λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ᾽ἔτι νήπιος αὔτως, + Ὃν τέκομεν σύ τ᾽ἐγώ τε δυσάμμοροι... + +Il s'arrête, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris: + +«Toi? lui dit-il. C'est toi qui me montres ceci? + +--Ah! tu n'as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite!» + +Ils ouvrent une autre porte. + + +La seconde chambre est carrée. Une seule fenêtre l'éclaire, où s'encadre +toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d'argile +rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se +tait. + +«C'est ici que tu modèleras Andromède, Zagreus, et les Chevaux du +Soleil. Comme tu les créeras pour toi seul, tu les briseras avant ta +mort. + +--C'est la Maison du Bonheur,» dit tout bas Démétrios. + +Et il laissa tomber son front dans sa main. + +Mais Chrysis ouvre une autre porte. + + +La troisième chambre est vaste et ronde. Une seule fenêtre l'éclaire où +s'encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, +croisées en losanges réguliers à travers lesquels se glisse une musique +de flûtes et de cithares jouée sur un mode mélancolique par des +musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrône de +marbre vert, une jeune fille nue se tait. + +«Viens! viens! répète Chrysis. + +Ils ouvrent une autre porte. + + +La quatrième chambre est basse, sombre, hermétiquement close et de forme +triangulaire. Les tapis sourds et des fourrures l'habillent si +mollement, du sol au plafond, que la nudité n'y étonne point, tant les +amants peuvent s'imaginer avoir jeté dans tous les sens leurs vêtements +sur les parois. Quand la porte s'est refermée, on ne sait plus où elle +était. Il n'y a pas de fenêtre. C'est un monde étroit, hors du monde. +Quelques mèches de poils noirs qui pendent laissent glisser des larmes +de parfums dans l'air. Et cette chambre est éclairée par sept vitraux +myrrhins qui colorent diversement la lumière incompréhensible de sept +lampes souterraines. + +«Vois-tu, explique la jeune fille d'une voix affectueuse et tranquille, +il y a trois lits différents dans les trois coins de _notre_ chambre...» + +Démétrios ne répond pas. Et il se demande en lui-même: + +«Est-ce bien là un dernier terme? Est-ce vraiment un but de l'existence +humaine? N'ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour +m'arrêter dans celle-ci? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m'y +couche toute une nuit dans l'attitude de l'amour qui est l'allongement +du tombeau?» + +Mais Chrysis parle... + + +«Bien-Aimé, tu m'as demandée, je suis venue, regarde-moi bien...» + +Elle lève les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et +les coudes en avant, sourit. + +«Bien-Aimé, je suis à toi... Oh! pas encore tout de suite. Je t'ai +promis de chanter, je chanterai d'abord.» + +Et il ne pense plus qu'à elle et il se couche à ses pieds. Elle a de +petites sandales noires. Quatre fils de perles bleuâtres passent entre +les orteils menus dont chaque ongle a été peint d'un croissant de lune +de carmin. + +La tête inclinée sur l'épaule, elle bat du bout des doigts la paume de +sa main gauche avec l'autre main en ondulant les hanches à peine. + + «Sur mon lit, pendant la nuit, + J'ai cherché celui que mon cœur aime, + Je l'ai cherché, je ne l'ai point trouvé... + Je vous conjure, filles d'Iérouschalaïm, + Si vous trouvez mon amant, + Dites-lui + Que je suis malade d'amour. + +»Ah! c'est le chant des chants, Démétrios! C'est le cantique nuptial des +filles de mon pays. + + »J'étais endormie, mais mon cœur veillait, + C'est la voix de mon bien-aimé... + Il a frappé à ma porte. + Le voici, il vient + Sautant sur les montagnes + Semblable au chevreuil + Ou au faon des biches. + + Mon bien-aimé parle et me dit: + --Ouvre-moi, ma sœur, mon amie. + Ma tête est pleine de rosée. + Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit. + Lève-toi, mon amie; + Viens, belle fille. + Voici que l'hiver est passé + Et que la pluie s'en est allée. + Les fleurs naissent sur la terre, + Le temps de chanter est arrivé, + On entend la tourterelle. + Lève-toi, mon amie; + Viens, belle fille!» + +Elle jette son voile loin d'elle et reste debout dans une étoffe étroite +qui serre les jambes et les hanches. + + «--J'ai ôté ma chemise; + Comment la remettrai-je? + J'ai lavé mes pieds; + Comment les souillerai-je? + + Mon bien-aimé a passé la main par la serrure + Et mon ventre en a frissonné. + + Je me suis levée pour ouvrir à mon amant. + Mes mains dégouttaient de myrrhe. + La myrrhe de mes doigts s'est répandue + Sur la poignée du verrou. + Ah! Qu'il me baise des baisers de sa bouche!» + +Elle renverse la tête en fermant à demi les paupières. + + «Soutenez-moi, guérissez-moi. + Car je suis malade d'amour. + Que sa main gauche soit sous ma nuque + Et que sa droite m'étreigne. + --Tu m'as pris, ma sœur, avec un de tes yeux, + Avec une des chaînettes de ton cou. + Que ton amour est bon. + Que tes caresses sont bonnes! + Meilleures que le vin. + Ton odeur me plaît mieux que tous les aromates, + Tes lèvres sont toutes mouillées: + Il y a du miel et du lait sous ta langue, + L'odeur de tes vêtements est celle du Liban. + + Tu es, ô ma sœur, un jardin secret, + Une source close, une fontaine scellée. Lève-toi, vent du nord! + Accours, vent du sud! + Soufflez sur mon jardin + Pour que ses parfums s'écoulent.» + +Elle arrondit les bras, et tend la bouche. + + «--Que mon amant entre dans son jardin + Et mange de ses fruits excellents. + --Oui, j'entre en mon jardin, + Ô ma sœur, mon aimée, + Je cueille ma myrrhe et mes aromates, + Je mange mon miel avec son rayon. + Je bois mon vin avec ma crème. + --Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, + Comme un sceau sur ton bras, + Car l'Amour est fort comme la Mort.» + +Sans remuer les pieds, sans fléchir les genoux serrés, elle fait tourner +lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux +seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes +fleurs presque roses dans un porte-bouquet d'étoffe. + +Elle danse gravement, des épaules et de la tête et de ses beaux bras +mélangés. Elle semble souffrir dans sa gaîne et révéler toujours +davantage la blancheur de son corps à demi délivré. Sa respiration +gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupières ne +peuvent plus s'ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues. + +Parfois ses dix doigts croisés s'unissent devant son visage. Parfois, +elle lève les bras. Elle s'étire délicieusement. Un long sillon fugitif +sépare ses épaules haussées. Enfin, d'un seul tour de chevelure +enveloppant sa face haletante comme on enroule le voile des noces, elle +détache en tremblant l'agrafe sculptée qui retenait l'étoffe à ses reins +et fait glisser jusqu'au tapis tout le mystère de sa grâce. + + +Démétrios et Chrysis... + +Leur première étreinte avant l'amour est immédiatement si parfaite, si +harmonieuse, qu'ils la gardent immobile, pour en connaître pleinement la +multiple volupté. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui +l'accole avec force. Une de ses cuisses est brûlante entre deux jambes +resserrées, et l'autre, ramenée par-dessus, se fait pesante et +s'élargit. Ils restent ainsi sans mouvement, liés ensemble mais non +pénétrés, dans l'exaltation croissante d'un inflexible désir qu'ils ne +veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d'abord, se sont prises. +Ils s'enivrent l'un de l'autre en affrontant sans les guérir leurs +virginités douloureuses. + +On ne regarde rien d'aussi près que le visage de la femme aimée. Vus +dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent +énormes. Quand elle les ferme, deux plis parallèles subsistent sur +chaque paupière et une teinte uniformément terne s'étend depuis les +sourcils brillants jusqu'à la naissance des joues. Quand elle les ouvre, +un anneau vert, mince comme un fil de soie, éclaire d'une couronne +l'insondable prunelle noire qui s'agrandit outre mesure sous les longs +cils recourbés. La petite chair rouge d'où coulent les larmes a des +palpitations soudaines. + +Ce baiser ne finira plus. Il semble qu'il y ait sous la langue de +Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l'Écriture, +mais une eau vivante, mobile, enchantée. Et cette langue elle-même, +multiforme, qui se creuse et qui s'enroule, qui se retire et qui +s'étire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, +fleur qui s'arrondit en pistil ou s'amincit en pétale, chair qui se +raidit pour frémir ou s'amollit pour lécher, Chrysis l'anime de toute sa +tendresse et de sa fantaisie passionnée... puis ce sont des caresses +qu'elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit à +étreindre dans un réseau de crampes frissonnantes qui s'éveillent le +long des côtes et ne s'évanouissent pas tout entières. Elle n'est +heureuse, a-t-elle dit, que secouée par le désir ou énervée par +l'épuisement: la transition l'effraie comme une souffrance. Dès que son +amant l'y invite, elle l'écarte de ses bras tendus; ses genoux se +serrent, ses lèvres deviennent suppliantes. Démétrios l'y contraint par +la force. + + +... Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la +tempête dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands +soulèvements des eaux ne semblent dignes d'étonnement à ceux qui ont vu +dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient +prodigieuse. Tour à tour cambrée ou retombante, un coude relevé sur les +coussins, elle saisit le coin d'un oreiller, s'y cramponne comme une +moribonde et suffoque, la tête en arrière. Ses yeux éclairés de +reconnaissance fixent dans le coin des paupières le vertige de leur +regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est +d'un mouvement qui déconcerte. Deux lignes musculaires admirables, +descendant de l'oreille à l'épaule, viennent s'unir sous le sein droit +qu'elles portent comme un fruit. + +Démétrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de +la déesse dans le corps féminin, ce transport de tout un être, cette +convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu'il exalte ou +réprime librement, et qui, pour la millième fois, le confond. + +Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s'efforcent et se +magnifient pour créer. Les mamelles ont déjà pris jusqu'à leurs bouts +exagérés la majesté maternelle. Le ventre sacré de la femme accomplit la +conception... + +Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d'avance +l'accouchement! + + + + +II + +LA FOULE + + +Dans la matinée où prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un +événement à Alexandrie: la pluie tomba. + +Aussitôt, contrairement à ce qui se passe d'ordinaire dans les pays +moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l'ondée. + +Le phénomène n'avait rien de torrentiel ni d'orageux. De larges gouttes +tièdes, du haut d'un nuage violet, traversaient l'air. Les femmes les +sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux hâtivement noués. +Les hommes regardaient le ciel avec intérêt. Des petits enfants riaient +aux éclats en traînant leurs pieds nus dans la boue superficielle. + +Puis le nuage s'évanouit parmi la lumière; le ciel resta implacablement +pur, et peu de temps après midi la boue était redevenue poussière sous +le soleil. + + +Mais cette averse passagère avait suffi. La ville en était égayée. Les +hommes demeurèrent ensemble sur les dalles de l'Agora et les femmes se +mêlèrent par groupes en croisant leurs voix éclatantes. + +Les courtisanes seules étaient là, car le troisième jour des Aphrodisies +étant réservé à la dévotion exclusive des femmes mariées, celles-ci +venaient de se rendre en grande théorie sur la route de l'Astarteïon, et +il n'y avait plus sur la place que des robes à fleurs et des yeux noirs +de fard. + +Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nommée Philotis, qui causait +avec beaucoup d'autres, la tira par le nœud de sa manche. + +«Hé, petite! Tu as joué chez Bacchis, hier! Qu'est-ce qui s'est passé? +Qu'est-ce qu'on y a fait? Bacchis a-t-elle ajouté un nouveau collier à +plaques pour cacher les vallées de son cou? Porte-t-elle des seins en +bois, ou en cuivre? Avait-elle oublié de teindre ses petits cheveux +blancs des tempes avant de mettre sa perruque? Allons, parle, poisson +frit! + +--Si tu crois que je l'ai regardée! Je suis arrivée après le repas, j'ai +joué ma scène, j'ai reçu mon prix et je suis partie en courant. + +--Oh! je sais que tu ne te débauches pas! + +--Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n'y a que +les femmes riches qui puissent faire l'orgie. Les petites joueuses de +flûte n'y gagnent que des larmes. + +--Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l'antichambre. +Quand on reçoit des coups de poing, on se fait payer double. C'est +élémentaire. Ainsi tu n'as rien à nous apprendre? pas une aventure, pas +une plaisanterie, pas un scandale? Nous bâillons comme des ibis. Invente +quelque chose si tu ne sais rien. + +--Mon amie Théano est restée après moi. Quand je me suis réveillée, tout +à l'heure, elle n'était pas encore rentrée. La fête dure peut-être +toujours. + +--C'est fini, dit une femme, Théano est là-bas, contre le mur +Céramique.» + + +Les courtisanes y coururent, mais à quelques pas elles s'arrêtèrent avec +un sourire de pitié. Théano, dans le vertige de l'ivresse la plus +ingénue, tirait avec obstination une rose presque défleurie dont les +épines s'accrochaient à ses cheveux. Sa tunique jaune était souillée de +rouge et blanc comme si toute l'orgie avait passé sur elle. L'agrafe de +bronze qui retenait sur l'épaule gauche les plis convergents de l'étoffe +pendait plus bas que la ceinture et découvrait la boule mouvante d'un +jeune sein déjà trop mûr, qui gardait deux stigmates de pourpre. + +Dès qu'elle aperçut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet éclat de +rire singulier que tout le monde connaissait à Alexandrie et qui l'avait +fait surnommer la Poule. C'était un interminable gloussement de +pondeuse, une cascade de gaieté qui redescendait à l'essouffler, puis +reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d'une façon rythmée, +dans une joie de volaille triomphante. + +«Un œuf! un œuf!» dit Philotis. + +Mais Myrtocleia fit un geste: + +«Viens, Théano. Il faut te coucher. Tu n'es pas bien. Viens avec moi. + +--Ah! ha!... Ah! ha!...» riait l'enfant. + +Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d'une voix altérée: + +«Ah! ha!... le miroir... + +--Viens! répétait Myrto impatientée. + +--Le miroir... il est volé, volé, volé! Ah! haaaa! Je ne rirai jamais +tant quand je vivrais plus que Cronos. Volé, volé, le miroir d'argent!» + +La chanteuse voulait l'entraîner, mais Philotis avait compris. + +«Ohé! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l'air. Accourez +donc! on apprend des nouvelles! Le miroir de Bacchis est volé!» + +Et toutes s'exclamèrent: + +«Papaïe! Le miroir de Bacchis!» + + +En un instant, trente femmes se pressèrent autour de la joueuse de +flûte. + +--Qu'est-ce qui se passe? + +--Comment? + +--On a volé le miroir de Bacchis; c'est Théano qui vient de le dire. + +--Mais quand cela? + +--Qui est-ce qui l'a pris?» + +L'enfant haussa les épaules: + +«Est-ce que je sais! + +--Tu as passé la nuit là-bas. Tu dois savoir. Ce n'est pas possible. Qui +est entré chez elle? On te l'a dit sans doute. Rappelle-toi, Théano. + +--Est-ce que je sais? Ils étaient plus de vingt dans la salle... ils +m'avaient louée comme joueuse de flûte, mais ils m'ont empêchée de jouer +parce qu'ils n'aiment pas la musique. Ils m'ont demandé de mimer la +figure de Danaë et ils jetaient des pièces d'or sur moi, et Bacchis me +les prenait toutes... Et quoi encore? C'étaient des fous. Ils m'ont fait +boire la tête en bas dans un cratère beaucoup trop plein où ils avaient +versé sept coupes parce qu'il y avait sept vins sur la table. J'avais la +figure toute mouillée. Même mes cheveux trempaient, et mes roses. + +--Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir? +Qui est-ce qui l'a pris? + +--Justement! quand on m'a remise sur mes pieds, j'avais le sang à la +tête et du vin jusqu'aux oreilles. Ha! ha! ils se sont tous mis à +rire... Bachis a envoyé chercher le miroir... Ha! ha! il n'y était plus. +Quelqu'un l'avait pris. + +--Qui? On te demande qui? + +--Ce n'est pas moi, voilà ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller: +j'étais toute nue. Je ne cacherais pas un miroir comme une drachme sous +ma paupière. Ce n'est pas moi, voilà ce que je sais. Elle a mis une +esclave en croix, c'est peut-être à cause de cela... Quand j'ai vu qu'on +ne me regardait plus, j'ai ramassé les pièces de Danaë. Tiens, Myrto, +j'en ai cinq, tu achèteras des robes pour nous trois.» + + * + * * + +Le bruit du vol s'était répandu peu à peu sur toute la place. Les +courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosité +bruyante animait les groupes en mouvement. + +«C'est une femme, disait Philotis, c'est une femme qui a fait ce +coup-là. + +--Oui, le miroir était bien caché. Un voleur aurait pu tout emporter +dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre. + +--Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-là +savaient tous ses secrets. L'une d'elles l'aura fait attirer quelque +part et sera entrée chez elle à l'heure où le soleil est chaud et les +rues presque désertes. + +--Oh! Elle l'a peut-être fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes. + +--Si c'était un de ses amants? On dit qu'elle prend des portefaix +maintenant. + +--Non, c'est une femme, j'en suis sûre. + +--Par les deux déesses! C'est bien fait!» + + +Tout à coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de +l'Agora, suivie d'une rumeur croissante qui attira tous les passants. + +«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il?» + +Et une voix aiguë dominant le tumulte cria par-dessus les têtes +anxieuses: + +«On a tué la femme du grand-prêtre!» + +Une émotion violente s'empara de toute la foule. On n'y croyait pas. On +ne voulait pas penser qu'au milieu des Aphrodisies un tel meurtre était +venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la +même phrase se répétait de bouche en bouche: + +«On a tué la femme du grand-prêtre! la fête du temple est suspendue!» + + +Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait été trouvé, couché +sur un banc de marbre rose, dans un lieu écarté, au sommet des jardins. +Une longue aiguille d'or traversait le sein gauche; la blessure n'avait +pas saigné; mais l'assassin avait coupé tous les cheveux de la jeune +femme, et emporté le peigne antique de la reine Nitaoucrît. + +Après les premiers cris d'angoisse, une stupeur profonde plana. La +multitude grossissait d'instant en instant. La ville entière était là, +mer de têtes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui +débouchait à la fois de toutes les rues pleines d'ombre bleue dans la +lumière éclatante de l'Agora d'Alexandrie. On n'avait pas vu pareille +affluence depuis le jour où Ptolémée Aulète avait été chassé du trône +par les partisans de Bérénice. Encore les révolutions politiques +paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lèse-religion, dont +le salut de la cité pouvait dépendre. Les hommes s'écrasaient autour des +témoins. On demandait de nouveaux détails. On émettait des conjectures. +Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du célèbre miroir. +Les plus avisés affirmaient que ces deux crimes simultanés s'étaient +faits par la même main. Mais laquelle? Des filles, qui avaient déposé la +veille leur offrande pour l'année suivante, craignirent que la déesse ne +leur en tînt plus compte, et sanglotèrent assises, la tête dans leur +robe. + +Une superstition ancienne voulait que deux événements semblables fussent +suivis d'un troisième plus grave. La foule attendait celui-là. Après le +miroir et le peigne, qu'avait pris le mystérieux larron? Une atmosphère +étouffante, enflammée par le vent du sud et pleine de sable en +poussière, pesait sur la foule immobile. + +Insensiblement, comme si cette masse humaine eût été un seul être, elle +fut prise d'un frisson qui s'accrut par degrés jusqu'à la terreur +panique, et tous les yeux se fixèrent vers un même point de l'horizon. + +C'était à l'extrémité lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la +porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple à l'Agora. Là, +au plus haut point de la côte douce, où la voie s'ouvrait sur le ciel, +une seconde multitude effarée venait d'apparaître et courait en +descendant vers la première. + +«Les courtisanes! Les courtisanes sacrées!» + +Personne ne bougea. On n'osait pas aller à leur rencontre, de peur +d'apprendre un nouveau désastre. Elles arrivaient comme une inondation +vivante, précédées du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles +levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une +armée. On les reconnaissait, à présent. On distinguait leurs robes, +leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumière frappaient les +bijoux d'or. Elles étaient toutes proches. Elles ouvraient la bouche... +le silence se fit. + + +«On a volé le collier de la Déesse, les Vraies Perles de l'Anadyomène!» + + +Une clameur désespérée accueillit la fatale parole. La foule se retira +d'abord comme une vague, puis s'engouffra en avant, battant les murs, +emplissant la voie, refoulant les femmes effrayées, dans la longue +avenue du Drôme, vers la sainte immortelle perdue. + + + + +III + +LA RÉPONSE + + +Et l'agora demeura vide, comme une plage après la marée. + +Vide, non pas complètement: un homme et une femme restèrent, ceux-là +seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l'un +par l'autre, l'avaient causée: Chrysis et Démétrios. + +Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre près du port. La jeune +femme était debout à l'autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se +reconnaître; mais ils se devinèrent mutuellement; Chrysis courut sous le +soleil, ivre d'orgueil et enfin de désir. + +«Tu l'as fait! s'écria-t-elle. Tu l'as donc fait! + +--Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie.» + +Elle se jeta sur ses genoux et l'embrassa dans une étreinte délirante. + +«Je t'aime! Je t'aime! Jamais je n'ai senti ce que je sens. Dieux! Je +sais donc ce que c'est que d'être amoureuse! Tu le vois, mon aimé, je te +donne plus, moi, que je ne t'avais promis avant-hier. Moi qui n'ai +jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si +vite. Je ne t'avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te +donne tout ce que j'ai de bon, tout ce que j'ai de pur, de sincère et de +passionné, toute mon âme qui est vierge, Démétrios, songes-y! Viens avec +moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où +il n'y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n'y en eut +pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n'a fait ce que tu viens de +faire pour moi. Jamais une femme n'a aimé comme j'aime; ce n'est pas +possible! ce n'est pas possible! Je ne peux presque pas parler, +tellement j'ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, +maintenant, ce que c'est que pleurer: c'est être trop heureuse... Mais +tu ne réponds pas! Tu ne dis rien! Embrasse-moi...» + + +Démétrios allongea la jambe droite afin d'abaisser son genou qui se +fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-même, +secoua son vêtement pour aérer les plis, et dit doucement: + + +«Non... Adieu.» + + +Et il s'en alla d'un pas tranquille. + + +Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main +pendante. + +«Quoi?... quoi?... qu'est-ce que tu dis? + +--Je te dis: adieu, articula-t-il sans élever la voix. + +--Mais... mais ce n'est donc pas toi qui... + +--Si. Je te l'avais promis. + +--Alors... Je ne comprends plus. + +--Ma chère, que tu comprennes ou non, c'est assez indifférent. Je laisse +ce petit mystère à tes méditations. Si ce que tu m'as dit est vrai, +elles menacent d'être prolongées. Voilà qui vient à point pour les +occuper. Adieu. + +--Démétrios! Qu'est-ce que j'entends?... D'où t'est venu ce ton-là? +Est-ce bien toi qui parles? Explique-moi! Je t'en conjure! Qu'est-il +arrivé entre nous? C'est à se briser la tête contre les murailles... + +--Faut-il répéter cent fois les mêmes choses! Oui, j'ai pris le miroir; +oui, j'ai tué la prêtresse Touni pour avoir le peigne antique; oui, j'ai +enlevé du col de la déesse le grand collier de perles à sept rangs. Je +devais te remettre les trois cadeaux en échange d'un seul sacrifice de +ta part. C'était l'estimer, n'est-il pas vrai? Or, j'ai cessé de lui +attribuer cette valeur considérable et je ne te demande plus rien. Agis +de même à ton tour et quittons-nous. J'admire que tu ne comprennes point +une situation dont la simplicité est si éclatante. + +--Mais garde-les, tes cadeaux! Est-ce que j'y pense! Est-ce que je te +les demande, tes cadeaux? Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse? C'est +toi que je veux, toi seul... + +--Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon côté; +et comme, pour qu'il y ait rendez-vous, il est indispensable d'obtenir à +la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne +pas se réaliser si je persiste dans ma manière de voir. C'est ce que +j'essaye de te faire entendre avec toute la clarté de parole dont je +suis susceptible. Je vois qu'elle est insuffisante; mais comme il ne +m'appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien +accepter de bonne grâce le fait accompli, sans pénétrer ce qu'il a pour +toi d'obscur, puisque tu n'admets pas qu'il soit vraisemblable. Je +désirerais vivement clore cet entretien qui ne peut avoir aucun résultat +et qui m'entraînerait peut-être à des phrases désobligeantes. + +--On t'a parlé de moi! + +--Non. + +--Oh! Je le devine! On t'a parlé de moi, ne dis pas non! On t'a dit du +mal de moi! J'ai des ennemies terribles, Démétrios! Il ne faut pas les +écouter. Je te jure par les dieux, elles mentent! + +--Je ne les connais pas. + +--Crois-moi! crois-moi, Bien-Aimé! Quel intérêt aurais-je à te tromper, +puisque je n'attends rien de toi que toi-même? Tu es le premier à qui je +parle ainsi...» + +Démétrios la regarda dans les yeux. + +«Il est trop tard, dit-il. Je t'ai eue. + +--Tu délires... Quand cela? Où? Comment? + +--Je dis vrai. Je t'ai eue malgré toi. Ce que j'attendais de tes +complaisances, tu me l'as donné à ton insu. Le pays où tu voulais aller, +tu m'y as mené en songe, cette nuit, et tu étais belle... ah! que tu +étais belle, Chrysis! Je suis revenu de ce pays-là. Aucune volonté +humaine ne me forcera plus à le revoir. On n'a jamais le bonheur deux +fois avec le même événement. Je ne suis pas insensé au point de gâter un +souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu? mais comme je n'ai aimé +que ton ombre, tu me dispenseras, chère tête, de remercier ta réalité.» + + +Chrysis se prit les tempes dans les mains. + +«C'est abominable! C'est abominable! Et il ose le dire! Et il s'en +contente! + +--Tu précises bien vite. Je t'ai dit que j'avais rêvé; es-tu sûre que je +fusse endormi? Je t'ai dit que j'avais été heureux: est-ce que le +bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson +physique que tu provoques si bien, m'as-tu dit, mais que tu n'as pas le +pouvoir de diversifier, puisqu'il est sensiblement le même auprès de +toutes les femmes qui se donnent? Non, c'est toi-même que tu diminues en +prenant cette allure inconvenante. Tu ne me parais pas bien connaître +toutes les félicités qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les +maîtresses diffèrent, c'est qu'elles ont chacune des façons personnelles +de préparer et de conclure un événement en somme aussi monotone qu'il +est nécessaire, et dont la recherche ne vaudrait pas, si l'on n'avait +que lui en perspective, toute la peine que nous prenons pour trouver une +maîtresse parfaite. En cette préparation et en cette conclusion, parmi +toutes les femmes, tu excelles. Du moins, j'ai eu plaisir à me le +figurer, et peut-être m'accorderas-tu qu'après avoir rêvé l'Aphrodite du +Temple, mon imagination n'a pas eu grand'peine à se représenter la femme +que tu es? Encore une fois, je ne te dirai pas s'il s'agit d'un songe +nocturne ou d'une erreur éveillée. Qu'il te suffise de savoir que, rêvée +ou conçue, ton image m'est apparue dans un cadre extraordinaire. +Illusion; mais, sur toutes choses, je t'empêcherai, Chrysis, de me +désillusionner. + +--Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t'aime encore +malgré les horreurs que j'entends de ta bouche? Ai-je eu conscience de +ton odieux rêve? Ai-je été de moitié dans ce bonheur dont tu parles, et +que tu m'as volé, volé! A-t-on jamais ouï dire qu'un amant eût un +égoïsme assez épouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui +l'aime sans le lui faire partager?... Cela confond la pensée. J'en +deviendrai folle.» + + +Ici Démétrios quitta son ton de raillerie, et dit, d'une voix légèrement +tremblante: + +«T'inquiétais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour +exiger, dans un instant d'égarement, trois actes qui auraient pu briser +mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d'une triple +honte? + +--Si je l'ai fait, c'était pour t'attacher. Je ne t'aurais pas eu si je +m'étais donnée. + +--Bien. Tu as été satisfaite. Tu m'as tenu, pas pour longtemps, mais tu +m'as tenu, néanmoins, dans l'esclavage que tu voulais. Souffre +qu'aujourd'hui je me délivre! + +Il n'y a d'esclave que moi, Démétrios. + +--Oui, toi ou moi, mais l'un de nous deux s'il aime l'autre. +L'Esclavage! L'Esclavage! voilà le vrai nom de la passion. Vous n'avez +toutes qu'un seul rêve, qu'une seule idée au cerveau: faire que votre +faiblesse rompe la force de l'homme et que votre futilité gouverne son +intelligence! Ce que vous voulez, dès que les seins vous poussent, ce +n'est pas aimer ni être aimée, c'est lier un homme à vos chevilles, +l'abaisser, lui ployer la tête et mettre vos sandales dessus. Alors vous +pouvez, selon votre ambition, nous arracher l'épée, le ciseau ou le +compas, briser tout ce qui vous dépasse, émasculer tout ce qui vous fait +peur, prendre Héraclès par les naseaux et lui faire filer la laine! Mais +quand vous n'avez pu fléchir ni son front ni son caractère, vous adorez +le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche même qui +vous insulte! L'homme qui a refusé de baiser vos pieds nus, s'il vous +viole, comble vos désirs. Celui qui n'a pas pleuré quand vous quittiez +sa maison peut vous y traîner par les cheveux: votre amour renaîtra de +vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer +l'esclavage, femmes amoureuses! c'est de le subir! + +--Ah! Bats-moi, si tu veux! Mais aime-moi après!» + +Et elle l'étreignit si brusquement qu'il n'eut pas le temps d'écarter +ses lèvres. Il se dégagea des deux bras à la fois: + +«Je te déteste. Adieu», dit-il. + +Mais Chrysis s'accrocha à son manteau: + +«Ne mens pas. Tu m'adores. Tu as l'âme toute pleine de moi; mais tu as +honte d'avoir cédé. Écoute, écoute, Bien-Aimé! S'il ne te faut que cela +pour consoler ton orgueil, je suis prête à donner, pour t'avoir, plus +encore que je ne t'ai demandé. Quelque sacrifice que je te fasse, après +notre réunion je ne me plaindrai pas de la vie.» + + +Démétrios la regarda curieusement; et comme elle, l'avant-veille, sur la +jetée, il lui dit: + +«Quel serment fais-tu? + +--Par l'Aphrodite, aussi. + +--Tu ne crois pas à l'Aphrodite. Jure par Iahveh Çabaoth.» + +La Galiléenne pâlit. + +«On ne jure pas par Iahveh. + +--Tu refuses? + +--C'est un serment terrible. + +--C'est celui qu'il me faut.» + +Elle hésita quelque temps, puis dit à voix basse: + +«J'en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Démétrios?» + + +Le jeune homme se tut. + + +«Parle, Bien-Aimé! dit Chrysis. Dis-moi vite. J'ai peur. + +--Oh! c'est peu de chose. + +--Mais quoi encore! + +--Je ne veux pas te demander de me donner à ton tour trois cadeaux, +fussent-ils aussi simples que les premiers étaient rares. Ce serait +contre les usages. Mais je peux te demander d'en recevoir, n'est-ce pas? + +--Assurément, dit Chrysis joyeuse. + +--Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m'as fait prendre pour toi, +tu n'espérais pas en user, n'est-ce pas? Un miroir volé, le peigne d'une +victime et le collier de la déesse, ce ne sont pas des bijoux dont on +puisse faire étalage. + +--Quelle idée! + +--Non. Je le pensais bien. C'est donc par pure cruauté que tu m'as +poussé à les ravir au prix des trois crimes dont la ville entière est +bouleversée aujourd'hui? Eh bien, tu vas les porter. + +--Quoi! + +--Tu vas aller dans le petit jardin clos où se trouve la statue d'Hermès +Stygien. Cet endroit est toujours désert et tu ne risques pas d'y être +troublée. Tu enlèveras le talon gauche du dieu. La pierre est brisée, tu +verras. Là, dans l'intérieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis +et tu le prendras à la main: tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrît +et tu l'enfonceras dans tes cheveux; tu trouveras les sept colliers de +perles de la déesse Aphrodite, et tu les mettras à ton cou. Ainsi parée, +belle Chrysis, tu t'en iras par la ville. La foule va te livrer aux +soldats de la reine; mais tu auras ce que tu souhaitais et j'irai te +voir dans ta prison avant le lever du soleil.» + + + + +IV + +LE JARDIN D'HERMANUBIS + + +Le premier mouvement de Chrysis fut de hausser les épaules. Elle ne +serait pas si naïve que de tenir son serment! + + +Le second fut d'aller voir. + + +Une curiosité croissante la poussait vers le mystérieux endroit où +Démétrios avait caché les trois dépouilles criminelles. Elle voulait les +prendre, les toucher de la main, les faire briller au soleil, les +posséder un instant. Il lui semblait que sa victoire ne serait tout à +fait complète tant qu'elle n'aurait pas saisi le butin de ses ambitions. + +Quant à Démétrios, elle saurait bien le reprendre par une manœuvre +ultérieure. Comment croire qu'il s'était détaché d'elle à jamais? La +passion qu'elle lui supposait n'était pas de celles qui s'éteignent sans +retour dans le cœur de l'homme. Les femmes qu'on a beaucoup aimées +forment dans la mémoire une famille d'élection, et la rencontre d'une +ancienne maîtresse, même haïe, même oubliée, éveille un trouble +inattendu d'où peut rejaillir l'amour nouveau. Chrysis n'ignorait pas +cela. Si ardente qu'elle fût elle-même, si pressée de conquérir ce +premier homme qu'elle eût aimé, elle n'était pas assez folle pour +l'acheter du prix de sa vie quand elle voyait tant d'autres moyens de le +séduire plus simplement. + +Et cependant... quelle fin bienheureuse il lui avait proposée! + +Sous les yeux d'une foule innombrable, porter le miroir antique où +Sapphô s'était mirée, le peigne qui avait assemblé les cheveux royaux de +Nitaoucrît, le collier des perles marines qui avaient roulé dans la +conque de la déesse Anadyomène... Puis du soir au matin connaître +éperdument tout ce que l'amour le plus emporté peut faire éprouver à une +femme... et vers le milieu du jour, mourir sans effort... Quel +incomparable destin! + +Elle ferma les yeux... + + +Mais non; elle ne voulait pas se laisser tenter. + +Elle monta en droite ligne, à travers Rhacotis, la rue qui menait au +Grand Serapeion. Cette voie, percée par les Grecs, avait quelque chose +de disparate dans ce quartier de ruelles angulaires. Les deux +populations s'y mêlaient bizarrement, dans une promiscuité encore un peu +haineuse. Entre les Égyptiens vêtus de chemises bleues, les tuniques +écrues des Hellènes faisaient des passages de blancheurs. Chrysis +montait d'un pas rapide, sans écouter les conversations où le peuple +s'entretenait des crimes commis pour elle. + +Devant les marches du monument, elle tourna à droite, prit une rue +obscure, puis une autre dont les maisons se touchaient presque par les +terrasses, traversa une petite place en étoile où, près d'une tache de +soleil, deux fillettes très brunes jouaient dans une fontaine, et enfin +elle s'arrêta. + + * + * * + +Le jardin d'Hermès Anubis était une petite nécropole depuis longtemps +abandonnée, une sorte de terrain vague où les parents ne venaient plus +porter les libations aux morts et que les passants évitaient +d'approcher. Au milieu des tombes croulantes, Chrysis s'avança dans le +plus grand silence, peureuse à chaque pierre qui craquait sous ses pas. +Le vent, toujours chargé de sable fin, agitait ses cheveux sur les +tempes, et gonflait son voile de soie écarlate vers les feuilles +blanches des sycomores. + +Elle découvrit la statue entre trois monuments funèbres qui la cachaient +de tous côtés et l'enfermaient dans un triangle. L'endroit était bien +choisi pour enfouir un secret mortel. Chrysis se glissa comme elle put +dans le passage étroit et pierreux: en voyant la statue, elle pâlit +légèrement. + +Le dieu à tête de chacal était debout, la jambe droite en avant, la +coiffure tombante et percée de deux trous d'où sortaient les bras. La +tête se penchait du haut du corps rigide, suivant le mouvement des mains +qui faisaient le geste de l'embaumeur. Le pied gauche était descellé. + +D'un regard lent et craintif, Chrysis s'assura qu'elle était bien seule. +Un petit bruit derrière elle la fit frissonner; mais ce n'était qu'un +lézard vert qui fuyait dans une fissure de marbre. + +Alors elle osa prendre enfin le pied cassé de la statue. + +Elle le souleva obliquement et non sans quelque peine, car il entraînait +avec lui une partie du socle évidé qui reposait sur le piédestal. + +Et sous la pierre elle vit briller tout à coup les énormes perles. + + +Elle tira le collier tout entier. Qu'il était lourd! elle n'aurait pas +pensé que des perles presque sans monture pussent peser d'un tel poids à +la main. Les globes de nacre étaient tous d'une merveilleuse rondeur et +d'un orient presque lunaire. Les sept rangs se succédaient, l'un après +l'autre, en s'élargissant comme des moires circulaires sur une eau +pleine d'étoiles. + + +Elle le mit à son cou. + +D'une main elle l'étagea, les yeux fermés pour mieux sentir le froid des +perles sur la peau. Elle disposa les sept rangs avec régularité le long +de sa poitrine nue et fit descendre le dernier dans l'intervalle chaud +des seins. + +Ensuite elle prit le peigne d'ivoire, le considéra quelque temps, +caressa la figurine blanche qui était sculptée dans la mince couronne, +et plongea le bijou dans ses cheveux plusieurs fois avant de le fixer où +elle le voulait. + +Puis elle tira du socle le miroir d'argent, s'y regarda, y vit son +triomphe, ses yeux éclairés d'orgueil, ses épaules parées des dépouilles +des dieux... + + +Et s'enveloppant même les cheveux dans sa grande cyclas écarlate, elle +sortit de la nécropole sans quitter les bijoux terribles. + + + + +V + +LES MURAILLES DE POURPRE + + +Quand, de la bouche des hiérodoules, le peuple eut appris pour la +seconde fois la certitude du sacrilège, il s'écoula lentement à travers +les jardins. + +Les courtisanes du temple se pressaient par centaines le long des +chemins d'oliviers noirs. Quelques-unes répandaient de la cendre sur +leur tête. D'autres frottaient leur front dans la poussière, ou tiraient +leurs cheveux, ou se griffaient les seins, en signe de calamité. Les +yeux sur le bras, beaucoup sanglotèrent. + + +La foule redescendit en silence, dans la ville, par le Drôme et par les +quais. Un deuil universel consternait les rues. Les boutiquiers avaient +rentré précipitamment, par frayeur, leurs étalages multicolores, et des +auvents de bois fixés par des barres se succédaient comme une palissade +monotone au rez-de-chaussée des maisons aveugles. + +La vie du port s'était arrêtée. Les matelots assis sur les bords de +pierre restaient immobiles, les joues dans les mains. Les vaisseaux +prêts à partir avaient fait relever leurs longues rames et carguer leurs +voiles aiguës le long des mâts balancés par le vent. Ceux qui voulaient +entrer en rade attendaient au large les signaux, et quelques-uns de +leurs passagers qui avaient des parents au palais de la reine, croyant à +une révolution sanglante, sacrifiaient aux dieux infernaux. + + +Au coin de l'île du Phare et de la jetée, Rhodis, dans la multitude, +reconnut Chrysis auprès d'elle. + +«Ah! Chrysé! garde-moi, j'ai peur. Myrto est là; mais la foule est si +grande... j'ai peur qu'on nous sépare. Prends-nous par la main. + +--Tu sais, dit Myrtocleia, tu sais ce qui se passe? Connaît-on le +coupable? Est-il à la torture? Depuis Hérostrate on n'a rien vu de tel. +Les Olympiens nous abandonnent. Que va-t-il advenir de nous?» Chrysis ne +répondit pas. + +«Nous avions donné des colombes, dit la petite joueuse de flûte. La +déesse s'en souviendra-t-elle? La déesse doit être irritée. Et toi, et +toi, ma pauvre Chrysé! Toi qui devais être aujourd'hui ou très heureuse +ou très puissante... + +--Tout est fait, dit la courtisane. + +--Comment dis-tu!» + +Chrysis fit deux pas en arrière et leva la main droite près de la +bouche. + +«Regarde bien, ma Rhodis; regarde, Myrtocleia. Ce que vous verrez +aujourd'hui, les yeux humains ne l'ont jamais vu, depuis le jour où la +déesse est descendue sur l'Ida. Et jusqu'à la fin du monde on ne le +reverra plus sur la terre.» Les deux amies, stupéfaites, se reculèrent, +la croyant folle. Mais Chrysis, perdue dans son rêve, marcha jusqu'au +monstrueux Phare, montagne de marbre flamboyant à huit étages +hexagonaux. Elle poussa la porte de bronze, et profitant de +l'inattention publique, elle la referma de l'intérieur en abaissant les +barres sonores. + + +Quelques instants s'écoulèrent. + +La foule grondait perpétuellement. La houle vivante ajoutait sa rumeur +aux bouleversements réguliers des eaux. + +Tout à coup, un cri s'éleva, répété par cent mille poitrines: + +«Aphrodite!! + +--Aphrodite!!!» + + +Un tonnerre de cris éclata. La joie, l'enthousiasme de tout un peuple +chantait dans un indescriptible tumulte d'allégresse au pied des +murailles du Phare. + +La cohue qui couvrait la jetée afflua violemment dans l'île, envahit les +rochers, monta dans les mâts de signaux, sur les tours fortifiées. L'île +était pleine, plus que pleine, et la foule arrivait toujours plus +compacte, dans une poussée de fleuve débordé, qui rejetait à la mer de +longues rangées humaines, du haut de la falaise abrupte. + +On ne voyait pas la fin de cette inondation d'hommes. Depuis le palais +des Ptolémées jusqu'à la muraille du canal, les rives du Port Royal, du +Grand-Port et de l'Eunoste regorgeaient d'une masse serrée qui se +nourrissait indéfiniment par les embouchures des rues. Au-dessus de cet +océan, agité de remous immenses, écumeux de bras et de visages, flottait +comme une barque en péril la litière aux voiles jaunes de la reine +Bérénice. Et d'instant en instant s'augmentant de bouches nouvelles, le +bruit devenait formidable. + + +Ni Hélène sur les portes Scées, ni Phryné dans les flots d'Éleusis, ni +Thaïs faisant allumer l'incendie de Persépolis n'ont connu ce qu'est le +triomphe. + + * + * * + +Chrysis était apparue par la porte de l'Occident, sur la première +terrasse du monument rouge. + +Elle était nue comme la déesse, elle tenait des deux mains les coins de +son voile écarlate que le vent enlevait sur le ciel du soir, et de la +main droite le miroir où se reflétait le soleil couchant. + +Avec lenteur, la tête penchée, par un mouvement d'une grâce et d'une +majesté infinies, elle monta la rampe extérieure qui ceignait d'une +spirale la haute tour vermeille. Son voile frissonnait comme une flamme. +Le crépuscule embrasé rougissait le collier de perles comme une rivière +de rubis. Elle montait, et dans cette gloire, sa peau éclatante arborait +toute la magnificence de la chair, le sang, le feu, le carmin bleuâtre, +le rouge velouté, le rose vif, et, tournant avec les grandes murailles +de pourpre, elle s'en allait vers le ciel. + + + + +LIVRE V + + + + +I + +LA SUPRÊME NUIT + + +«Tu es aimée des dieux, dit le vieux geôlier. Si moi, pauvre esclave, +j'avais fait la centième partie de tes crimes, je me serais vu lier sur +un chevalet, pendu par les pieds, déchiré de coups, écorché avec des +pinces. On m'aurait versé du vinaigre dans les narines, on m'aurait +chargé de briques jusqu'à m'étouffer, et si j'étais mort de douleur, mon +corps nourrirait déjà les chacals des plaines brûlées. Mais toi qui as +tout volé, tout tué, tout profané, on te réserve la ciguë douce et on te +prête une bonne chambre dans l'intervalle. Zeus me foudroie si je sais +pourquoi! Tu dois connaître quelqu'un au palais. + +--Donne-moi des figues, dit Chrysis. J'ai la bouche sèche.» + +Le vieil esclave lui apporta dans une corbeille verte une douzaine de +figues blettes à point. + +Chrysis resta seule. + + +Elle s'assit et se releva, elle fit le tour de sa chambre, elle frappa +les murs avec la paume de la main sans penser à quoi que ce fût. Elle +déroula ses cheveux pour les rafraîchir, puis les renoua presque +aussitôt. + +On lui avait fait mettre un long vêtement de laine blanche. L'étoffe +était chaude. Chrysis se sentit toute baignée de sueur. Elle étira les +bras, bâilla, et s'accouda sur la haute fenêtre. + + +Au dehors, la lune éclatante luisait dans un ciel d'une pureté liquide, +un ciel si pâle et si clair qu'on n'y voyait pas une étoile. + + +C'était par une semblable nuit que, sept ans auparavant, Chrysis avait +quitté la terre de Genezareth. + +Elle se rappela... ils étaient cinq. C'étaient des vendeurs d'ivoire. +Ils paraient des chevaux à longue queue avec des houppes bigarrées. Ils +avaient abordé l'enfant au bord d'une citerne ronde... + + +Et avant cela, le lac bleuâtre, le ciel transparent, l'air léger du pays +de Gâlil. + +La maison était environnée de lins roses et de tamaris. Des câpriers +épineux piquaient les doigts qui allaient saisir les phalènes... On +croyait voir la couleur du vent dans les ondulations des fines +graminées... + +Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide où l'on +trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; +et il y avait des fleurs sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie +et de grands lys sur les montagnes, et la ligne des montagnes était +celle d'un jeune sein... + + +Chrysis ferma les yeux avec un faible sourire qui s'éteignit tout à +coup. L'idée de la mort venait de la saisir. Et elle sentit qu'elle ne +pourrait plus, jusqu'à la fin, cesser de penser. + +«Ah! se dit-elle, qu'ai-je fait! Pourquoi ai-je rencontré cet homme? +Pourquoi m'a-t-il écoutée? Pourquoi me suis-je laissé prendre, à mon +tour? Pourquoi faut-il que, même maintenant, je ne regrette rien! + +«Ne pas aimer ou ne pas vivre: voilà quel choix Dieu m'a donné. Qu'ai-je +donc fait pour être punie?» + +Et il lui revint à la mémoire des fragments de versets sacrés qu'elle +avait entendu citer dans son enfance. Depuis sept ans, elle n'y pensait +plus. Mais ils revenaient, l'un après l'autre, avec une précision +implacable, s'appliquer à sa vie et lui prédire sa peine. + + +Elle murmura: + + +«Il est écrit: + + Je me souviens de ton amour lorsque tu étais jeune... + Tu as dès longtemps brisé ton joug, + Rompu tes liens. + Et tu as dit: Je ne veux plus être esclave; + Mais sous toute colline élevée + Et sous tout arbre vert + Tu t'es courbée, comme une prostituée[2]. + + [2] Jérémie, II, 2, 20. + +»Il est écrit: + + J'irai après mes amants + Qui me donnent mon pain et mon eau + Et ma laine et mon lin + Et mon huile et mon vin[3]. + + [3] Osée, II, 7. + +»Il est écrit: + + Comment dirais-tu: Je ne suis point souillée. + Regarde tes pas dans la vallée, + Reconnais ce que tu as fait, + Chamelle vagabonde, ânesse sauvage, + Haletante et toujours en chaleur, + Qui t'aurait empêchée de satisfaire ton désir?[4] + + [4] Jérémie, II, 23, 24. + +»Il est écrit: + + _Elle a été courtisane en Égypte_, + Elle s'est enflammée pour des impudiques + Dont le membre est comme celui des ânes + Et la semence comme celle des chevaux. + Tu t'es souvenue des crimes de ta jeunesse en Égypte, + Quand on pressait tes seins parce qu'ils étaient jeunes.[5] + + [5] Ezéchiel, XXIII, 20, 21. + +»Oh! s'écria-t-elle. C'est moi! c'est moi! + +»Et il est écrit encore: + + Tu t'es prostituée à de nombreux amants + Et tu reviendras à moi! dit l'éternel.[6] + + [6] Jérémie, III, 1. + +»Mais mon châtiment aussi est écrit! + + Voici: j'excite contre toi tes amants. + Ils te jugeront selon leurs lois. + Ils te couperont le nez et les oreilles + Et ce qui reste de toi tombera par l'épée.[7] + + [7] Ezéchiel, XXIII, 22-25. + +»Et encore: + + C'en est fait: elle est mise à nu, elle est emmenée. + Ses servantes gémissent comme des colombes + Et se frappent la poitrine.[8] + + [8] Nahum, 111, 8. + +»Mais sait-on ce que dit l'Écriture, ajouta-t-elle pour se consoler. +N'est-il pas écrit ailleurs: + + Je ne punirai pas vos filles parce qu'elles se prostituent.[9] + + [9] Osée, IV, 14. + +»Et ailleurs, l'Écriture ne conseille-t-elle pas: + + Va, mange et bois, car dès longtemps Dieu te fait réussir. Qu'en tout + temps tes vêtements soient blancs et que l'huile parfumée ne manque + pas sur ta tête. _Jouis de la vie_ avec la femme que tu aimes, pendant + tous les jours de ta vie de vanité que Dieu t'a donnés sous le soleil, + car il n'y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le + séjour des morts, où tu vas.[10]» + + [10] Ecclésiaste, IX, 7, 10. + + +Elle eut un frémissement, et se répéta à voix basse: + + «Car il n'y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse dans le + séjour des morts _où tu vas_. + + + La lumière est douce. Ah! qu'il est agréable de voir le soleil.[11] + + [11] Id., XI, 7. + + «Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton cœur à la joie, + marche dans les voies de ton cœur et selon les visions de tes yeux, + avant que tu ne t'en ailles vers ta demeure éternelle et que les + pleureurs parcourent la rue; avant que la corde d'argent se rompe, que + la lampe d'or se brise, que la cruche casse sur la fontaine, et que la + roue casse au puits, avant que la poussière retourne à la terre, d'où + elle a été tirée.[12]» + + [12] Id., XII, 1-8-9. + +Avec un nouveau frisson elle se redit plus lentement: + + «... Avant que la poussière retourne à la terre, d'où elle a été + tirée...» + +Et comme elle se prenait la tête dans les mains, afin de réprimer sa +pensée, elle sentit tout à coup, sans l'avoir prévue, la forme mortuaire +de son crâne à travers la peau vivante: les tempes vides, les orbites +énormes, le nez camard sous le cartilage et les maxillaires en saillie. + +Horreur! C'était donc cela qu'elle allait devenir! Avec une lucidité +effrayante elle eut la vision de son cadavre, et elle fit traîner ses +mains sur son corps pour aller jusqu'au fond de cette idée si simple, +qui jusqu'ici ne lui était pas venue,--qu'elle portait son squelette en +elle, que ce n'était pas un résultat de la mort, une métamorphose, un +aboutissement, mais une chose que l'on promène, un spectre inséparable +de la forme humaine,--et que la charpente de la vie est déjà le symbole +du tombeau. + +Un furieux désir de vivre, de tout revoir, de tout recommencer, de tout +refaire, la souleva subitement. C'était une révolte en face de la mort; +l'impossibilité d'admettre qu'elle ne verrait pas le soir de ce matin +qui naissait; l'impossibilité de comprendre comment cette beauté, ce +corps, cette pensée active, cette vie luxuriante de sa chair allaient, +en pleine ardeur, cesser d'être, et pourrir. + + +La porte s'ouvrit tranquillement. + +Démétrios entra. + + + + +II + +LA POUSSIÈRE RETOURNE À LA TERRE + + +«Démétrios!» s'écria-t-elle. + +Et elle se précipita... + + +Mais après avoir soigneusement refermé la serrure de bois, le jeune +homme n'avait plus bougé, et il gardait dans le regard une tranquillité +si profonde que Chrysis en fut soudainement glacée. + + +Elle espérait un élan, un mouvement des bras, des lèvres, quelque chose, +une main tendue... + +Démétrios ne bougea pas. + +Il attendit un instant en silence, avec une correction parfaite, comme +s'il voulait établir clairement sa disponibilité. + +Puis, voyant qu'on ne lui demandait rien, il fit quatre pas jusqu'à la +fenêtre, et s'adossa dans l'ouverture en regardant le jour se lever. + +Chrysis était assise sur le lit très bas, le regard fixe et presque +hébêté. + +Alors Démétrios se parla en lui-même. + +«Il vaut mieux, se dit-il, qu'il en soit ainsi. De tels jeux au moment +de la mort seraient en somme assez lugubres. J'admire seulement qu'elle +n'en ait pas eu, dès le début, le pressentiment, et qu'elle m'ait +accueilli avec cet enthousiasme. Pour moi, c'est une aventure terminée. +Je regrette un peu qu'elle s'achève ainsi, car, à tout prendre, Chrysis +n'a eu d'autre tort que d'exprimer très franchement une ambition qui eût +été celle de la plupart des femmes, sans doute, et s'il ne fallait pas +jeter une victime à l'indignation du peuple, je me contenterais de faire +bannir cette jeune fille trop ardente, afin de me délivrer d'elle tout +en lui laissant les joies de la vie. Mais il y a eu scandale et nul n'y +peut plus rien. Tels sont les effets de la passion. La volupté sans +pensée, ou le contraire, l'idée sans jouissance n'ont pas de ces +funestes suites. Il faut avoir beaucoup de maîtresses, mais se garder, +avec l'aide des dieux, d'oublier que les bouches se ressemblent.» + +Ayant ainsi résumé par un audacieux aphorisme une de ses théories +morales, il reprit avec aisance le cours normal de ses idées. + +Il se rappela vaguement une invitation à dîner qu'il avait acceptée pour +la veille, puis oubliée dans le tourbillon des événements, et il se +promit de s'excuser. + +Il réfléchit sur la question de savoir s'il devait mettre en vente son +esclave tailleur, vieillard qui restait attaché aux traditions de coupe +du règne précédent et ne réussissait qu'imparfaitement les plis à godets +des nouvelles tuniques. Il avait même l'esprit si libre qu'il dessina +sur le mur avec la pointe de son ébauchoir une étude hâtive pour son +groupe de _Zagreus et les Titans_, une variante qui modifiait le +mouvement du bras droit chez le principal personnage. + +À peine était-elle achevée, qu'on frappa doucement à la porte. + +Démétrios ouvrit sans hâte. Le vieil exécuteur entra, suivi de deux +hoplites casqués. + +«J'apporte la petite coupe», dit-il avec un sourire obséquieux à +l'adresse de l'amant royal. + +Démétrios garda le silence. + + +Chrysis égarée leva la tête. + + +«Allons, ma fille, reprit le geôlier. C'est le moment. La ciguë est +toute broyée. Il n'y a plus vraiment qu'à la prendre. N'aie pas peur. On +ne souffre point.» + + +Chrysis regarda Démétrios, qui ne détourna pas les yeux. + +Ne cessant plus de fixer sur lui ses larges prunelles noires entourées +de lumière verte, Chrysis tendit la main à droite, prit la coupe, et +lentement, la porta à sa bouche. + +Elle y trempa les lèvres. L'amertume du poison et aussi les douleurs de +l'empoisonnement avaient été tempérées par un narcotique miellé. + +Elle but la moitié de la coupe, puis, soit qu'elle eût vu faire ce geste +au théâtre, dans le _Thyestès_ d'Agathon, soit qu'il fût vraiment issu +d'un sentiment spontané, elle tendit le reste à Démétrios... Mais le +jeune homme déclina de la main cette proposition indiscrète. + +Alors la Galiléenne prit la fin du breuvage jusqu'à la purée verte qui +demeura au fond. Et il lui vint aux joues un sourire déchirant où il y +avait bien un peu de mépris. + + +«Que faut-il faire? dit-elle au geôlier. + +--Promène-toi dans la chambre, ma fille, jusqu'à ce que tu sentes tes +jambes lourdes. Alors tu te coucheras sur le dos, et le poison agira +tout seul.» + +Chrysis marcha jusqu'à la fenêtre, appuya sa main sur le mur, sa tempe +sur sa main, et jeta vers l'aurore violette un dernier regard de +jeunesse perdue. + +L'orient était noyé dans un lac de couleur. Une longue bande livide +comme une feuille d'eau enveloppait l'horizon d'une ceinture olivâtre. +Au-dessus, plusieurs teintes naissaient l'une de l'autre, nappes +liquides de ciel glauque, irisé, ou lilas, qui se fondaient +insensiblement dans l'azur plombé du ciel supérieur. Puis, ces étages de +nuances se soulevèrent avec lenteur, une ligne d'or apparut, monta, +s'élargit; un mince fil de pourpre éclaira cette aube morose, et dans un +flot de sang le soleil naquit. + + +«Il est écrit: + + La lumière est douce...» + + +Elle resta ainsi, debout, tant que ses jambes purent la soutenir. Les +hoplites furent obligés de la porter sur le lit quand elle fit signe +qu'elle chancelait. + + +Là, le vieillard disposa les plis blancs de la robe le long des membres +allongés. Puis il lui toucha les pieds et lui demanda: + + +«As-tu senti?» + +Elle répondit: + + +«Non.» + + +Il lui toucha encore les genoux et lui demanda: + + +«As-tu senti?» + +Elle fit signe que non, et subitement, d'un mouvement de bouche et +d'épaules (car ses mains mêmes étaient mortes), reprise d'une ardeur +suprême, et peut-être du regret de cette heure stérile, elle se souleva +vers Démétrios... mais avant qu'il eût pu répondre, elle retomba sans +vie, les deux yeux éteints pour toujours. + + +Alors l'exécuteur ramena sur le visage les plis supérieurs du vêtement; +et l'un des soldats assistants, supposant qu'un passé plus tendre avait +un jour réuni ce jeune homme et cette jeune femme, trancha du bout de +son épée l'extrême boucle de la chevelure sur les dalles. + + +Démétrios toucha cela dans sa main, et, en vérité, c'était Chrysis tout +entière, l'or survivant de sa beauté, le prétexte même de son nom... + +Il prit la mèche tiède entre le pouce et les doigts, l'éparpilla +lentement, peu à peu, et sous la semelle de sa chaussure il la mêla dans +la poussière. + + + + +III + +CHRYSIS IMMORTELLE + + +Quand Démétrios se retrouva seul dans son atelier rouge encombré de +marbres, de maquettes, de chevalets et d'ébauches, il voulut se remettre +au travail. + +Le ciseau dans la main gauche et le maillet au poing droit, il reprit, +mais sans ardeur, une ébauche interrompue. C'était l'encolure d'un +cheval gigantesque destiné au temple de Poseidôn. Sous la crinière +coupée en brosse, la peau du cou, plissée par un mouvement de la tête, +s'incurvait géométriquement comme une vasque marine onduleuse. + +Trois jours auparavant, le détail de cette musculature régulière +concentrait dans l'esprit de Démétrios tout l'intérêt de la vie +quotidienne; mais le matin de la mort de Chrysis, l'aspect des choses +sembla changé. Moins calme qu'il ne voulait l'être, Démétrios n'arrivait +pas à fixer sa pensée occupée ailleurs. Une sorte de voile insoulevable +s'interposait entre le marbre et lui. Il jeta son maillet et se mit à +marcher le long des piédestaux poudreux. + + +Soudain, il traversa la cour, appela un esclave et lui dit: + +«Prépare la piscine et les aromates. Tu me parfumeras après m'avoir +baigné, tu me donneras mes vêtements blancs et tu allumeras les +cassolettes rondes.» + +Quand il eut achevé sa toilette, il fit venir deux autres esclaves: + +«Allez, dit-il, à la prison de la reine; remettez au geôlier cette motte +de terre glaise et faites-la-lui porter dans la chambre où est morte la +courtisane Chrysis. Si le corps n'est pas jeté déjà dans la basse-fosse, +vous direz qu'on s'abstienne de rien exécuter avant que j'en aie donné +l'ordre. Courez en avant. Allez.» + +Il mit un ébauchoir dans le pli de sa ceinture et ouvrit la porte +principale sur l'avenue déserte du Drôme. + + +Soudain il s'arrêta sur le seuil, stupéfié par la lumière immense des +midis de la terre africaine. La rue devait être blanche et les maisons +blanches aussi, mais la flamme du soleil perpendiculaire lavait les +surfaces éclatantes avec une telle furie de reflets, que les murs de +chaux et les dalles réverbéraient à la fois des incandescences +prodigieuses de bleu d'ombre, de rouge et de vert, d'ocre brutal et +d'hyacinthe. De grandes couleurs frémissantes semblaient se déplacer +dans l'air et ne couvrir que par transparence l'ondoiement des façades +en feu. Les lignes elles-mêmes se déformaient derrière cet +éblouissement; la muraille droite de la rue s'arrondissait dans le +vague, flottait comme une toile, et à certains endroits devenait +invisible. Un chien couché près d'une borne était réellement cramoisi. + +Enthousiasmé d'admiration, Démétrios vit dans ce spectacle un symbole de +sa nouvelle existence. Assez longtemps il avait vécu dans la nuit +solitaire, dans le silence et dans la paix. Assez longtemps il avait +pris pour lumière le clair de lune, et pour idéal la ligne nonchalante +d'un mouvement trop délicat. Son œuvre n'était pas virile. Sur la peau +de ses statues il y avait un frisson glacé. + +Pendant l'aventure tragique qui venait de bouleverser son intelligence, +il avait senti pour la première fois le grand souffle de la vie enfler +sa poitrine. S'il redoutait une seconde épreuve, si, sorti victorieux de +la lutte, il se jurait avant toutes choses de ne plus s'exposer à +fléchir sa belle attitude prise en face d'autrui, du moins venait-il de +comprendre que cela seul vaut la peine d'être imaginé, qui atteint par +le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de l'émotion +humaine,--et que la beauté formelle n'est qu'une matière indécise, +susceptible d'être toujours, par l'expression de la douleur ou de la +joie, transfigurée. + +Comme il achevait ainsi la suite de ses pensées, il arriva devant la +porte de la prison criminelle. + +Ses deux esclaves l'attendaient là. + +«Nous avons porté la motte de terre rouge, dirent-ils. Le corps est sur +le lit. On n'y a pas touché. Le geôlier te salue et se recommande à +toi.» + +Le jeune homme entra en silence, suivit le long couloir, monta quelques +marches et pénétra dans la chambre de la morte, où il s'enferma +soigneusement. + + +Le cadavre était étendu, la tête basse et couverte d'un voile, les mains +allongées, les pieds réunis. Les doigts étaient chargés de bagues; deux +periscelis d'argent s'enroulaient sur les chevilles pâles, et les ongles +de chaque orteil étaient encore rouges de poudre. + +Démétrios porta la main au voile afin de le relever; mais à peine +l'avait-il saisi qu'une douzaine de mouches rapides s'échappèrent de +l'ouverture. + +Il eut un frisson jusqu'aux pieds... Pourtant il écarta le tissu de +laine blanche, et le plissa autour des cheveux. + + +Le visage de Chrysis s'était éclairé peu à peu de cette expression +éternelle que la mort dispense aux paupières et aux chevelures des +cadavres. Dans la blancheur bleuâtre des joues, quelques veinules +azurées donnaient à la tête immobile une apparence de marbre froid. Les +narines diaphanes s'ouvraient au-dessus des lèvres fines. La fragilité +des oreilles avait quelque chose d'immatériel. Jamais, dans aucune +lumière, pas même celle de son rêve, Démétrios n'avait vu cette beauté +plus qu'humaine et ce rayonnement de la peau qui s'éteint. + + * + * * + +Et alors il se rappelle les paroles dites par Chrysis pendant leur +première entrevue: «Tu ne connais pas mon visage. Tu ne sais pas comme +je suis belle!» Une émotion intense l'étouffe subitement. Il veut +connaître enfin. Il le peut. + +De ses trois jours de passion, il veut garder un souvenir qui durera +plus que lui-même,--mettre à nu l'admirable corps, le poser comme un +modèle dans l'attitude violente où il l'a vue en songe, et créer d'après +le cadavre la statue de la Vie Immortelle. + +Il détache l'agrafe et le nœud. Il ouvre l'étoffe. Le corps pèse. Il le +soulève. La tête se renverse en arrière. Les seins tremblent. Les bras +s'affaissent. Il tire la robe tout entière et la jette au milieu de la +chambre. Lourdement, le corps retombe. + +De ses deux mains sous les aisselles fraîches, Démétrios fait glisser la +morte jusqu'au haut du lit. Il tourne la tête sur la joue gauche, +rassemble et répand la chevelure splendidement sous le dos couché. Puis +il relève le bras droit, plie l'avant-bras au-dessus du front, fait +crisper les doigts encore mous sur l'étoffe d'un coussin: deux lignes +musculaires admirables, descendant de l'oreille et du coude, viennent +s'unir sous le sein droit qu'elles portent comme un fruit. + +Ensuite il dispose les jambes, l'une étendue roidement de côté, l'autre +le genou dressé et le talon touchant presque la croupe. Il rectifie +quelques détails, plie la taille à gauche, allonge le pied droit et +enlève les bracelets, les colliers et les bagues, afin de ne pas +troubler par une seule dissonance l'harmonie pure et complète de la +nudité féminine. Le Modèle a pris la pose. + + +Démétrios jette sur la table la motte d'argile humide qu'il a fait +porter là. Il la presse, il la pétrit, il l'allonge selon la forme +humaine: une sorte de monstre barbare naît de ses doigts ardents: il +regarde. + + +L'immuable cadavre conserve sa position passionnée. Mais un mince filet +de sang sort de la narine droite, coule sur la lèvre, et tombe goutte à +goutte, sous la bouche entr'ouverte. + + +Démétrios continue. La maquette s'anime, se précise, prend vie. Un +prodigieux bras gauche s'arrondit au-dessus du corps comme s'il +étreignait quelqu'un. Les muscles de la cuisse s'accusent violemment. +Les orteils se recroquevillent. + + * + * * + +... Quand la nuit monta de la terre et obscurcit la chambre basse, +Démétrios avait achevé la statue. + +Il fit porter par quatre esclaves l'ébauche dans son atelier. Dès le +soir même, à la lueur des lampes, il fit dégrossir un bloc de Paros, et +un an après cette journée il travaillait encore au marbre. + + + + +IV + +LA PITIÉ + + +«Geôlier, ouvre-nous! Geôlier, ouvre-nous!» + +Rhodis et Myrtocleia frappaient à la porte fermée. + +La porte s'entr'ouvrit. + +«Qu'est-ce que vous voulez? + +--Voir notre amie, dit Myrto. Voir Chrysis, la pauvre Chrysis qui est +morte ce matin. + +--Ce n'est pas permis, allez-vous-en! + +--Oh! laisse-nous, laisse-nous entrer. On ne le saura pas. Nous ne le +dirons pas. C'était notre amie, laisse-nous la revoir. Nous sortirons +vite. Nous ne ferons pas de bruit. + +--Et si je suis pris, mes petites filles? Si je suis puni à cause de +vous? Ce n'est pas vous qui paierez l'amende. + +--Tu ne seras pas pris. Tu es seul ici. Il n'y a pas d'autre condamnés. +Tu as renvoyé les soldats. Nous savons tout cela. Laisse-nous entrer. + +--Enfin! Ne restez pas longtemps. Voici la clef. C'est la troisième +porte. Prévenez-moi quand vous partirez. Il est tard et je voudrais me +coucher.» + +Le bon vieux leur remit une clef de fer battu qui pendait à sa ceinture, +et les deux petites vierges coururent aussitôt, sur leurs sandales +silencieuses, à travers les couloirs obscurs. + +Puis le geôlier rentra dans sa loge et ne poussa pas plus avant une +surveillance inutile. La peine de l'emprisonnement n'était pas appliquée +dans l'Égypte grecque, et la petite maison blanche que le doux vieillard +avait mission de garder ne servait qu'à loger les condamnés à mort. Dans +l'intervalle des exécutions, elle restait presque abandonnée. + +Au moment où la grande clef pénétra dans la serrure, Rhodis arrêta la +main de son amie: + +«Je ne sais pas si j'oserai la voir, dit-elle. Je l'aimais bien, +Myrto... J'ai peur... Entre la première, veux-tu?» + +Myrtocleia poussa la porte; mais dès qu'elle eut jeté les yeux dans la +chambre, elle cria: + +«N'entre pas, Rhodis! Attends-moi ici. + +--Oh! qu'y a-t-il? Tu as peur aussi... Qu'y a-t-il sur le lit? Est-ce +qu'elle n'est pas morte? + +--Si. Attends-moi... Je te dirai... Reste dans le couloir et ne regarde +pas.» + + +Le corps était demeuré dans l'attitude délirante que Démétrios avait +composé pour en faire la Statue de la Vie Immortelle. Mais les +transports de l'extrême joie touchent aux convulsions de l'extrême +douleur, et Myrtocleia se demandait quelles souffrances atroces, quel +martyre, quels déchirements d'agonie avaient ainsi bouleversé le +cadavre. + +Sur la pointe des pieds, elle s'approcha du lit. + +Le filet de sang continuait à couler de la narine diaphane. La peau du +corps était parfaitement blanche; les bouts pâles des seins étaient +rentrés comme des nombrils délicats; pas un reflet rose n'avivait +l'éphémère statue couchée, mais quelques taches couleur d'émeraude qui +teintaient doucement le ventre lisse signifiaient que des millions de +vie nouvelle germaient de la chair à peine refroidie et demandaient à +_succéder_. + +Myrtocleia prit le bras mort et l'abaissa le long des hanches. Elle +voulut aussi allonger la jambe gauche; mais le genou était presque +bloqué et elle ne réussit pas à l'étendre complètement. + +«Rhodis, dit-elle d'une voix trouble. Viens. Tu peux entrer, +maintenant.» + + +L'enfant tremblante pénétra dans la chambre. Ses traits se tirèrent; ses +yeux s'ouvrirent... + +Dès qu'elles se sentirent deux, elles éclatèrent en sanglots, dans les +bras l'une et l'autre, indéfiniment. + +«La pauvre Chrysis! la pauvre Chrysis!» répétait l'enfant. + +Elles s'embrassaient sur la joue avec une tendresse désespérée où il n'y +avait plus rien de sensuel, et le goût des larmes mettait sur leurs +lèvres toute l'amertume de leurs petites âmes transies. + +Elles pleuraient, elles pleuraient, elles se regardaient avec douleur, +et parfois elles parlaient toutes les deux ensemble, d'une voix enrouée, +déchirante, où les mots s'achevaient en sanglots. + +«Nous l'aimions tant! Ce n'était pas une amie pour nous, pas une amie, +c'était comme une mère très jeune, une petite mère entre nous deux...» + +Rhodis répéta: + +«Comme une petite mère...» + +Et Myrto, l'entraînant près de la morte, dit à voix basse: + +«Embrasse-la.» + +Elles se penchèrent toutes les deux et posèrent les mains sur le lit, +et, avec de nouveaux sanglots, touchèrent de leurs lèvres le front +glacé. + + +Et Myrto prit la tête entre ses deux mains qui s'enfonçaient dans la +chevelure, et elle lui parla ainsi: + + * + +«Chrysis, ma Chrysis, toi qui étais la plus belle et la plus adorée des +femmes, toi si semblable à la déesse que le peuple t'a prise pour elle, +où es-tu maintenant, qu'a-t-on fait de toi? Tu vivais pour donner la +joie bienfaisante. Il n'y a jamais eu de fruit plus doux que ta bouche, +ni de lumière plus claire que tes yeux; ta peau était une robe glorieuse +que tu ne voulais pas voiler; la volupté y flottait comme une odeur +perpétuelle; et quand tu dénouais ta chevelure, tous les désirs s'en +échappaient, et quand tu refermais tes bras nus, on priait les dieux +pour mourir.» + + * + +Accroupie sur le sol, Rhodis sanglotait. + + * + +«Chrysis, ma Chrysis, poursuivit Myrtocleia, hier encore tu étais +vivante, et jeune, espérant de longs jours, et maintenant voici que tu +es morte, et rien au monde ne peut plus faire que tu nous dises une +parole. Tu as fermé les yeux, nous n'étions pas là. Tu as souffert, et +tu n'as pas su que nous pleurions pour toi derrière les murailles, tu as +cherché du regard quelqu'un en mourant et tes yeux n'ont pas rencontré +nos yeux chargés de deuil et de pitié.» + + * + +La joueuse de flûte pleurait toujours. La chanteuse la prit par la main. + + * + +«Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu'un jour, grâce à toi, nous +nous marierions. Notre union se fait dans les larmes, et ce sont de +tristes fiançailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la +douleur plus que l'amour réunit deux mains serrées. Celles-là ne se +quitteront jamais, qui ont une fois pleuré ensemble. Nous allons porter +en terre ton corps chéri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux +nos chevelures sur la tombe.» + + * + +Dans une couverture du lit, elle enveloppa le beau cadavre; puis elle +dit à Rhodis: + +«Aide-moi.» + +Elles la soulevèrent doucement; mais le fardeau était lourd pour les +petites musiciennes et elles le posèrent sur le sol une première fois. + +«Ôtons nos sandales, dit Myrto. Marchons pieds nus dans les couloirs. Le +geôlier a dû s'endormir... si nous ne le réveillons pas, nous passerons, +mais s'il nous voit faire il nous empêchera... Pour demain, cela +n'importe pas: quand il verra le lit vide, il dira aux soldats de la +reine qu'il a jeté le corps dans la basse-fosse, comme la loi le veut. +Ne craignons rien, Rhodé... Mets tes sandales comme moi dans ta +ceinture. Et viens. Prends le corps sous les genoux. Laisse passer les +pieds en arrière. Marche sans bruit, lentement, lentement...» + + + + +V + +LA PIÉTÉ + + +Après le tournant de la deuxième rue, elles posèrent le corps une +seconde fois pour remettre leurs sandales. Les pieds de Rhodis, trop +délicats pour marcher nus, s'étaient écorchés et saignaient. + +La nuit était pleine de clarté. La ville était pleine de silence. Les +ombres couleur de fer se découpaient carrément au milieu des rues, selon +le profil des maisons. + +Les petites vierges reprirent leur fardeau. + +«Où allons-nous, dit l'enfant, où allons-nous la mettre en terre? + +--Dans le cimetière d'Hermanubis. Il est toujours désert. Elle sera là +en paix. + +--Pauvre Chrysis! aurais-je pensé que le jour de sa fin je porterais son +corps sans torches et sans char funèbre, secrètement, comme une chose +volée.» + +Puis toutes deux se mirent à parler avec volubilité comme si elles +avaient peur du silence côte à côte avec le cadavre. La dernière journée +de la vie de Chrysis les comblait d'étonnement. D'où tenait-elle le +miroir, le peigne et le collier? Elle n'avait pu prendre elle-même les +perles de la déesse: le temple était trop bien gardé pour qu'une +courtisane pût y pénétrer. Alors quelqu'un avait agi pour elle? Mais +qui? On ne lui connaissait pas d'amant parmi les stolistes commis à +l'entretien de la statue divine. Et puis, si quelqu'un avait agi à sa +place, pourquoi ne l'avait-elle pas dénoncé? Et de toutes façons, +pourquoi ces trois crimes? À quoi lui avaient-ils servi, sinon à la +livrer au supplice? Une femme ne fait pas de ces folies sans but, à +moins qu'elle ne soit amoureuse. Chrysis l'était donc? et de qui? + +«Nous ne saurons jamais, conclut la joueuse de flûte. Elle a emporté son +secret avec elle, et si même elle a un complice, ce n'est pas lui qui +nous renseignera.» + +Ici Rhodis, qui chancelait déjà depuis quelques instants, soupira: + +«Je ne peux plus, Myrto, je ne peux plus porter. Je tomberais sur les +genoux. Je suis brisée de fatigue et de chagrin.» + +Myrtocleia la prit par le cou: + +«Essaye encore, mon chéri. Il faut la porter. Il s'agit de sa vie +souterraine. Si elle n'a pas de sépulture et pas d'obole dans la main, +elle restera éternellement errante au bord du fleuve des enfers, et +quand, à notre tour, Rhodis, nous descendrons chez les morts, elle nous +reprochera notre impiété, et nous ne saurons que lui répondre.» + +Mais l'enfant, dans une faiblesse, fondit en larmes sur son bras. + +«Vite, vite, reprit Myrtocleia, voici qu'on vient du bout de la rue. +Mets-toi devant le corps avec moi. Cachons-le derrière nos tuniques. Si +on le voit, tout sera perdu...» + +Elle s'interrompit. + +«C'est Timon. Je le reconnais. Timon avec quatre femmes... Ah! Dieux! +que va-t-il arriver! Lui qui rit de tout, il nous plaisantera... Mais +non, reste ici, Rhodis, je vais lui parler.» + +Et, prise d'une idée soudaine, elle courut dans la rue au-devant du +petit groupe. + + +«Timon, dit-elle (et sa voix était pleine de prière), Timon, arrête-toi. +Je te supplie de m'entendre. J'ai des paroles graves dans la bouche. Il +faut que je les dise à toi seul. + +--Ma pauvre petite, dit le jeune homme, comme tu es émue! Est-ce que tu +as perdu le nœud de ton épaule, ou bien est-ce que ta poupée s'est +cassé le nez en tombant? Ce serait un événement tout à fait +irréparable.» + +La jeune fille lui jeta un regard douloureux; mais déjà les quatre +femmes, Philotis, Séso de Cnide, Callistion et Tryphèra, +s'impatientaient autour d'elle. + +«Allons, petite sotte! dit Tryphèra, si tu as épuisé les tétons de ta +nourrice, nous n'y pouvons rien, nous n'avons pas de lait. Il fait +presque jour, tu devrais être couchée; depuis quand les enfants +flânent-ils sous la lune? + +--Sa nourrice? dit Philotis. C'est Timon qu'elle veut nous prendre. + +--Le fouet! Elle mérite le fouet!» + +Et Callistion, un bras sous la taille de Myrto, la souleva de terre en +levant sa petite tunique bleue. Mais Séso s'interposa: + +«Vous êtes folles, s'écria-t-elle. Myrto n'a jamais connu d'homme. Si +elle appelle Timon, ce n'est pas pour coucher. Laissez-la tranquille et +qu'on en finisse! + +--Voyons, dit Timon, que me veux-tu? Viens par ici. Parle-moi à +l'oreille. Est-ce que c'est vraiment grave? + +--Le corps de Chrysis est là, dans la rue, dit la jeune fille encore +tremblante. Nous le portons au cimetière, ma petite amie et moi, mais il +est lourd, et nous te demandons si tu veux nous aider... Ce ne sera pas +long... Aussitôt après, tu pourras retrouver tes femmes...» + +Timon eut un regard excellent: + +«Pauvres filles! Et moi qui riais! Vous êtes meilleures que nous... +Certainement je vous aiderai. Va rejoindre ton amie et attends-moi, je +viens.» + +Se retournant vers les quatre femmes: + +«Allez chez moi, dit-il, par la rue des Potiers. J'y serai dans peu de +temps. Ne me suivez pas.» + + +Rhodis était toujours assise devant la tête du cadavre. Quand elle vit +arriver Timon, elle supplia: + +«Ne le dis pas! Nous l'avons volée pour sauver son ombre. Garde notre +secret, nous t'aimerons bien, Timon. + +--Soyez rassurées», dit le jeune homme. Il prit le corps sous les +épaules et Myrto le prit sous les genoux, et ils marchèrent en silence, +et Rhodis suivait, d'un petit pas chancelant. + +Timon ne parlait point. Pour la seconde fois en deux jours, la passion +humaine venait de lui enlever une des passagères de son lit, et il se +demandait quelle extravagance emportait ainsi les esprits hors de la +route enchantée qui mène au bonheur sans ombre. + +«Ataraxie! pensait-il, indifférence, quiétude, ô sérénité voluptueuse! +qui des hommes vous appréciera? On s'agite, on lutte, on espère, quand +une seule chose est précieuse: savoir tirer de l'instant qui passe +toutes les joies qu'il peut donner, et ne quitter son lit que le moins +possible.» + + * + * * + +Ils arrivèrent à la porte de la nécropole ruinée. + +«Où la mettrons-nous? dit Myrto. + +--Près du dieu. + +--Où est la statue? Je ne suis jamais entrée ici. J'avais peur des +tombes et des stèles. Je ne connais pas l'Hermanubis. + +--Il doit être au centre du petit jardin. Cherchons-le. J'y suis venu +autrefois quand j'étais enfant, en poursuivant une gazelle perdue. +Prenons par l'allée des sycomores blancs. Nous ne pouvons manquer de le +découvrir.» + +Ils y parvinrent en effet. + + +Le petit jour mêlait à la lune ses violettes légères sur les marbres. +Une vague et lointaine harmonie flottait dans les branches des cyprès. +Le bruissement régulier des palmes, si semblable aux gouttes de la pluie +tombante, versait une illusion de fraîcheur. + +Timon ouvrit avec effort une pierre rose enfoncée dans la terre. La +sépulture était creusée sous les mains du dieu funéraire, qui faisaient +le geste de l'embaumeur. Elle avait dû contenir un cadavre, jadis, mais +on ne trouva dans la fosse qu'une poussière brunâtre en monceau. + +Le jeune homme y descendit jusqu'à la ceinture et tendit les bras en +avant: + +«Donne-la moi, dit-il à Myrto. Je vais la coucher tout au fond et nous +refermerons la tombe...» + +Mais Rhodis se jeta sur le corps: + +«Non! ne l'enterrez pas si vite! je veux la revoir! Une dernière fois! +Une dernière fois! Chrysis! ma pauvre Chrysis! Ah! l'horreur... +Qu'est-elle devenue!...» + +Myrtocleia venait d'écarter la couverture roulée autour de la morte, et +le visage était apparu si rapidement altéré que les deux jeunes filles +reculèrent. Les joues s'étaient faites carrées, les paupières et les +lèvres se gonflaient comme six bourrelets blancs. Déjà il ne restait +rien de cette beauté plus qu'humaine. Elles refermèrent le suaire épais; +mais Myrto glissa la main sous l'étoffe pour placer dans les doigts de +Chrysis l'obole destinée à Charon. + +Alors, toutes les deux, secouées par des sanglots interminables, elles +remirent aux bras de Timon le corps inerte qui pliait. + +Et quand Chrysis fut couchée au fond de la tombe sablonneuse, Timon +rouvrit le linceul. Il assura l'obole d'argent dans les phalanges +relâchées, il soutint la tête avec une pierre plate; sur le corps il +répandit depuis le front jusqu'aux genoux la longue chevelure d'ombre et +d'or. + +Puis il sortit de la fosse, et les musiciennes à genoux devant +l'ouverture béante se coupèrent l'une l'autre leurs jeunes cheveux pour +les nouer en une seule gerbe qu'elles ensevelirent avec la morte. + + + ΤΟΙΟΝΔΕ ΠΕΡΑΣ ΕΣΧΕ ΤΟ ΣΥΝΤΑΓΜΑ + ΤΩΝ ΠΕΡΙ ΧΡΥΣΙΔΑ ΚΑΙ ΔΗΜΗΤΡΙΟΝ + + + + +Juillet 1892-décembre 1895. + + + + +TABLE + + + PRÉFACE I + +LIVRE I + + I.--Chrysis 1 + II.--Sur la Jetée d'Alexandrie 20 + III.--Démétrios 34 + IV.--La Passante 47 + V.--Le Miroir, le Peigne et le Collier 51 + VI.--Les Vierges 70 + VII.--La Chevelure de Chrysis 78 + +LIVRE II + + I.--Les Jardins de la Déesse 87 + II.--Melitta 100 + III.--Scrupules 121 + IV.--Clair de lune 127 + V.--L'Invitation 133 + VI.--La Rose à la bouche 143 + VII.--Le Conte de la Lyre enchantée 155 + +LIVRE III + + I.--L'Arrivée 169 + II.--Le Dîner 178 + III.--Rhacotis 201 + IV.--Bacchanale chez Bacchis 207 + V.--La Crucifiée 216 + VI.--Enthousiasme 224 + +LIVRE IV + + I.--Le Songe de Démétrios 233 + II.--La Foule 249 + III.--La Réponse 260 + IV.--Le Jardin d'Hermanubis 273 + V.--Les Murailles de pourpre 278 + +LIVRE V + + I.--La suprême Nuit 287 + II.--La poussière retourne à la terre 296 + III.--Chrysis immortelle 303 + IV.--La Pitié 311 + V.--La Piété 319 + + +POITIERS.--IMP. BLAIS ET ROY, 7, RUE VICTOR-HUGO. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Aphrodite, by Pierre Louÿs + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + +***** This file should be named 26685-0.txt or 26685-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/6/8/26685/ + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26685-0.zip b/26685-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f3b2d3c --- /dev/null +++ b/26685-0.zip diff --git a/26685-8.txt b/26685-8.txt new file mode 100644 index 0000000..a088762 --- /dev/null +++ b/26685-8.txt @@ -0,0 +1,7844 @@ +The Project Gutenberg EBook of Aphrodite, by Pierre Lous + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aphrodite + Moeurs antiques + +Author: Pierre Lous + +Release Date: September 21, 2008 [EBook #26685] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + +PIERRE LOUYS + +APHRODITE + +--MOEURS ANTIQUES-- + +SOIXANTE-HUITIME DITION + + +PARIS + +SOCIT DV MERCVRE DE FRANCE XV, RVE DE L'CHAVD SAINT-GERMAIN, XV + +M DCCC XCVI + + + + +IL A T TIR DE CET OUVRAGE: + +_Neuf exemplaires sur japon imprial, numrots 1 9, vingt exemplaires +sur hollande van Gelder, numrots 10 29, et dix exemplaires sur +chine, numrots 30 39._ + +JUSTIFICATION DU TIRAGE: + + +Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous pays y +compris la Sude et la Norvge. + + + + + ALBERT BESNARD + + +_Hommage d'admiration profonde et de respectueuse amiti._ + + + + +PRFACE + + Les ruines elles-mmes du monde grec nous enseignent de quelle faon + la vie, dans notre monde moderne, pourrait nous tre rendue + supportable. + + RICHARD WAGNER. + + +L'rudit Prodicos de Cos, qui florissait vers la fin du Ve sicle avant +notre re, est l'auteur du clbre apologue que St Basile recommandait +aux mditations chrtiennes, _Hracls entre la Vertu et la Volupt_. +Nous savons qu'Hracls opta pour la premire, ce qui lui permit +d'accomplir un certain nombre de grands crimes, contre les Biches, les +Amazones, les Pommes d'Or et les Gants. + +Si Prodicos s'tait born l, il n'aurait crit qu'une fable d'un +symbolisme assez facile; mais il tait bon philosophe, et son recueil de +contes, _les Heures_, divis en trois parties, prsentait les vrits +morales sous les divers aspects qu'elles comportent, selon les trois +ges de la vie. Aux petits enfants, il se plaisait proposer en exemple +le choix austre d'Hracls; sans doute aux jeunes gens il contait le +choix voluptueux de Pris; et j'imagine qu'aux hommes mrs il disait +peu prs ceci: + +--Odysseus errait un jour la chasse au pied des montagnes de Delphes, +quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la +main. L'une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des +lvres graves; elle lui dit: Je suis Art. L'autre avait des +paupires faibles, des mains dlicates et des seins tendres; elle lui +dit: Je suis Tryph. Et tous deux reprirent: Choisis entre nous. +Mais le subtil Odysseus rpondit sagement: Comment choisirais-je? Vous +tes insparables. Les yeux qui vous ont vues passer l'une sans l'autre +n'ont surpris qu'une ombre strile. De mme que la vertu sincre ne se +prive pas des joies ternelles que la volupt lui apporte, de mme la +mollesse irait mal sans une certaine grandeur d'me. Je vous suivrai +toutes deux. Montrez-moi la route.--Aussitt qu'il eut achev, les deux +divisions se confondirent, et Odysseus connut qu'il avait parl la +grande desse Aphrodite. + + * + * * + +Le personnage fminin qui occupe la premire place dans le roman qu'on +va feuilleter est une courtisane antique; mais, que le lecteur se +rassure: elle ne se convertira pas. + +Elle ne sera aime ni par un saint, ni par un prophte, ni par un dieu. +Dans la littrature actuelle, c'est une originalit. + +Courtisane, elle le sera avec la franchise, l'ardeur et aussi la fiert +de tout tre humain qui a vocation et qui tient dans la socit une +place librement choisie; elle aura l'ambition de s'lever au plus haut +point; elle n'imaginera mme pas que sa vie ait besoin d'excuse ou de +mystre: ceci demande tre expliqu. + +Jusqu' ce jour, les crivains modernes qui se sont adresss un public +moins prvenu que celui des jeunes filles et des jeunes normaliens ont +us d'un stratagme laborieux dont l'hypocrisie me dplat: J'ai peint +la volupt telle qu'elle est, disent-ils, afin d'exalter la vertu. En +tte d'un roman dont l'intrigue se droule Alexandrie, je me refuse +absolument commettre cet anachronisme. + +L'amour, avec toutes ses consquences, tait pour les Grecs le sentiment +le plus vertueux et le plus fcond en grandeurs. Ils n'y attachrent +jamais les ides d'impudicit et d'immodestie que la tradition isralite +a importes parmi nous avec la doctrine chrtienne. Hrodote (I, 10) +nous dit trs naturellement: Chez quelques peuples barbares c'est un +opprobre que de paratre nu. Quand les Grecs ou les Latins voulaient +outrager un homme qui frquentait les filles de joie, ils l'appelaient +[Grec: moichos] ou _moechas_, ce qui ne signifie pas autre chose +qu'adultre. Un homme et une femme qui, sans tre engags d'aucun lien +par ailleurs, s'unissaient, ft-ce en public et quelle que ft leur +jeunesse, taient considrs comme ne nuisant personne et laisss en +libert. + +On voit que la vie des anciens ne saurait tre juge d'aprs les ides +morales qui nous viennent aujourd'hui de Genve. + +Pour moi, j'ai crit ce livre avec la simplicit qu'un Athnien aurait +mis la relation des mmes aventures. Je souhaite qu'on le lise dans le +mme esprit. + +A juger les Grecs anciens d'aprs les ides actuellement reues, _pas +une seule_ traduction exacte de leurs plus grands crivains ne pourrait +tre laisse aux mains d'un collgien de seconde. Si M. Mounet-Sully +jouait son rle d'OEdipe sans coupures, la police ferait suspendre la +reprsentation. Si M. Leconte de Lisle n'avait pas expurg Thocrite, +par prudence, sa version et t saisie le jour mme de la mise en +vente. On tient Aristophane pour exceptionnel? mais nous possdons des +fragments importants de quatorze cent quarante comdies, dues cent +trente-deux autres potes grecs dont quelques uns, tels qu'Alexis, +Philtaire, Strattis, Euboule, Cratinos nous ont laiss d'admirables +vers, et personne n'a encore os traduire ce recueil impudique et +charmant. + +On cite toujours, en vue de dfendre les moeurs grecques, l'enseignement +de quelques philosophes qui blmaient les plaisirs sexuels. Il y a l +une confusion. Ces rares moralistes rprouvaient les excs de tous les +sens indistinctement, sans qu'il y et pour eux de diffrence entre la +dbauche du lit et celle de la table. Tel, aujourd'hui, qui commande +impunment un dner de six louis pour lui seul dans un restaurant de +Paris et t jug par eux aussi coupable, et non pas moins, que tel +autre qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop intime et qui pour +ce fait serait condamn par les lois en vigueur un an de +prison.--D'ailleurs, ces philosophes austres taient regards +gnralement par la socit antique comme des fous malades et dangereux: +on les bafouait sur toutes les scnes; on les rouait de coups dans la +rue; les tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et les citoyens +libres les exilaient quand ils ne les jugeaient pas dignes de subir la +peine capitale. + +C'est donc par une supercherie consciente et volontaire que les +ducateurs modernes, depuis la Renaissance jusqu' l'heure actuelle, ont +reprsent la morale antique comme l'inspiratrice de leurs troites +vertus. Si cette morale fut grande, si elle mrite en effet d'tre prise +pour modle et d'tre obie, c'est prcisment parce que nulle n'a mieux +su distinguer le juste de l'injuste selon un critrium de beaut, +proclamer le droit qu'a tout homme de rechercher le bonheur individuel +dans les limites o il est born par le droit semblable d'autrui, et +dclarer qu'il n'y a sous le soleil rien de plus sacr que l'amour +physique, rien de plus beau que le corps humain. + +Telle tait la morale du peuple qui a bti l'Acropole, et si j'ajoute +qu'elle est reste celle de tous les grands esprits, je ne ferai que +constater la valeur d'un lieu commun, tant il est prouv que les +intelligences suprieures d'artistes, d'crivains, d'hommes de guerre ou +d'hommes d'tat n'ont jamais tenu pour illicite sa majestueuse +tolrance. Aristote dbute dans la vie en dissipant son patrimoine avec +des femmes de dbauche; Sapho donne son nom un vice spcial; Csar est +le moechus calvus;--mais on ne voit pas non plus Racine se garder des +filles de thtre, ni Napolon pratiquer l'abstinence. Les romans de +Mirabeau, les vers grecs de Chnier, la correspondance de Diderot et les +opuscules de Montesquieu galent en hardiesse l'oeuvre mme de Catulle. +Et, de tous les auteurs franais, le plus austre, le plus saint, le +plus laborieux, Buffon, veut-on savoir par quelle maxime il entendait +conseiller les intrigues sentimentales: Amour! pourquoi fais-tu l'tat +heureux de tous les tres et le malheur de l'homme?--C'est qu'il n'y a +dans cette passion _que le physique_ qui soit bon, et que le moral n'en +vaut rien. + + * + * * + +D'o vient cela? et comment se fait-il qu' travers le bouleversement +des ides antiques la grande sensualit grecque soit reste comme un +rayon sur les fronts les plus levs? + +C'est que la sensualit est la condition mystrieuse, mais ncessire et +cratrice, du dveloppement intellectuel. Ceux qui n'ont pas senti +jusqu' leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les +exigences de la chair, sont par l mme incapables de comprendre toute +l'tendue des exigences de l'esprit. De mme que la beaut de l'me +illumine tout un visage, de mme la virilit du corps fconde seule le +cerveau. La pire insulte que Delacroix st adresser des hommes, celle +qu'il jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et aux dtracteurs +d'Ingres, c'tait ce mot terrible: eunuques! + +Mieux encore: il semble que le gnie des peuples, comme celui des +individus, soit d'tre, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont +rgn sur le monde, Babylone, Alexandrie, Athnes, Rome, Venise, Paris, +ont t, par une loi gnrale, d'autant plus licencieuses qu'elles +taient plus puissantes, comme si leur dissolution tait ncessaire +leur splendeur. Les cits o le lgislateur a prtendu implanter une +vertu artificielle, troite et improductive, se sont vues, ds le +premier jour, condamnes la mort totale. Il en fut ainsi de +Lacdmone, qui, au milieu du plus prodigieux essor qui ait jamais lev +l'me humaine, entre Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, ne +nous a laiss ni un pote, ni un peintre, ni un philosophe, ni un +historien, ni un savant, peine le renom populaire d'une sorte de +Bobillot qui se fit tuer avec trois cents hommes dans un dfil de +montagnes sans mme russir vaincre. Et c'est pour cela qu'aprs deux +mille annes, mesurant le nant de la vertu spartiate, nous pouvons, +selon l'exhortation de Renan, maudire le sol o fut cette matresse +d'erreurs sombres, et l'insulter parce qu'elle n'est plus. + + * + * * + +Verrons-nous jamais revenir les jours d'phse et de Cyrne? Hlas! le +monde moderne succombe sous un envahissement de laideur. Les +civilisations remontent vers le nord, entrent dans la brume, dans le +froid, dans la boue. Quelle nuit! un peuple vtu de noir circule dans +les rues infectes. quoi pense-t-il? on ne sait plus; mais nos +vingt-cinq ans frissonnent d'tre exils chez des vieillards. + +Du moins, qu'il soit permis ceux qui regretteront pour jamais de +n'avoir pas connu cette jeunesse enivre de la terre, que nous appelons +la vie antique, qu'il leur soit permis de revivre, par une illusion +fconde, au temps o la nudit humaine, la forme la plus parfaite que +nous puissions connatre et mme concevoir puisque nous la croyons +l'image de Dieu, pouvait se dvoiler sous les traits d'une courtisane +sacre, devant les vingt mille plerins qui couvrirent les plages +d'leusis; o l'amour le plus sensuel, le divin amour d'o nous sommes +ns, tait sans souillure, sans honte, sans pch; qu'il leur soit +permis d'oublier dix-huit sicles barbares, hypocrites et laids, de +remonter de la mare la source, de revenir pieusement la beaut +originelle, de rebtir le Grand Temple au son des fltes enchantes et +de consacrer avec enthousiasme aux sanctuaires de la vraie foi leurs +coeurs toujours entrans par l'immortelle Aphrodite. + + PIERRE LOUYS. + + + + +LIVRE PREMIER + + + + +I + +CHRYSIS + + +Couche sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes cartes et la +joue dans la main, elle piquait de petits trous symtriques dans un +oreiller de lin vert, avec une longue pingle d'or. + +Depuis qu'elle s'tait veille, deux heures aprs le milieu du jour, et +toute lasse d'avoir trop dormi, elle tait reste seule sur le lit en +dsordre, couverte seulement d'un ct par un vaste flot de cheveux. + +Cette chevelure tait clatante et profonde, douce comme une fourrure, +plus longue qu'une aile, souple, innombrable, anime, pleine de chaleur. +Elle couvrait la moiti du dos, s'tendait sous le ventre nu, brillait +encore auprs des genoux, en boucle paisse et arrondie. La jeune femme +tait enroule dans cette toison prcieuse, dont les reflets mordors +taient presque mtalliques et l'avaient fait nommer Chrysis par les +courtisanes d'Alexandrie. + +Ce n'taient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les +cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles +d'gypte. C'taient ceux d'une race aryenne, des Galilennes d'au del +des sables. + + +Chrysis. Elle aimait ce nom-l. Les jeunes gens qui venaient la voir +l'appelaient Chrys comme Aphrodite, dans les vers qu'ils mettaient sa +porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas +Aphrodite, mais elle aimait qu'on lui compart la desse, et elle allait +quelquefois au temple, pour lui donner, comme une amie, des botes de +parfums et des voiles bleus. + + +Elle tait ne sur les bords du lac de Gnzareth, dans un pays d'ombre +et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mre allait attendre le +soir, sur la route d'Irouschalam, les voyageurs et les marchands, et +se donnait eux dans l'herbe, au milieu du silence champtre. C'tait +une femme trs aime en Galile. Les prtres ne se dtournaient pas de +sa porte, car elle tait charitable et pieuse; les agneaux du sacrifice +taient toujours pays par elle; la bndiction de l'ternel s'tendait +sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse tait +un scandale (car elle n'avait point de mari), un homme, qui tait +clbre pour avoir le don de prophtie, dit qu'elle donnerait naissance + une fille qui porterait un jour autour de son cou la richesse et la +foi d'un peuple. Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, +mais elle nomma l'enfant Sarah, c'est--dire PRINCESSE, en hbreu. Et +cela fit taire les mdisances. + +Chrysis avait toujours ignor cela, le devin ayant dit sa mre combien +il est dangereux de rvler aux gens les prophties dont ils sont +l'objet. Elle ne savait rien de son avenir. C'est pourquoi elle y +pensait souvent. + +Elle se rappelait peu son enfance, et n'aimait pas en parler. Le seul +sentiment trs net qui lui en ft rest, c'tait l'effroi et l'ennui que +lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mre qui, l'heure +tant venue de sortir sur la route, l'enfermait seule dans leur chambre +pour d'interminables heures. Elle se rappelait aussi la fentre ronde +par o elle voyait les eaux du lac, les champs bleutres, le ciel +transparent, l'air lger du pays de Glil. La maison tait environne de +lins roses et de tamaris. Des cpriers pineux dressaient au hasard +leurs ttes vertes sur la brume fine des gramines. Les petites filles +se baignaient dans un ruisseau limpide o l'on trouvait des coquillages +rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; et il y avait des fleurs +sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les +montagnes. + + +Elle avait douze ans quand elle s'chappa pour suivre une troupe de +jeunes cavaliers qui allaient Tyr comme vendeurs d'ivoire et qu'elle +aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux longue queue avec +des houppes bigarres. Elle se rappelait bien comment ils l'enlevrent, +ple de joie, sur leurs montures, et comment ils s'arrtrent une +seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu'on ne voyait pas une +toile. + +L'entre Tyr, elle ne l'avait pas oublie non plus: elle, en tte, sur +les paniers d'un cheval de somme, se tenant du poing la crinire, et +laissant pendre orgueilleusement ses mollets nus, pour montrer aux +femmes de la ville qu'elle avait du sang le long des jambes. Le soir +mme, on partait pour l'gypte. Elle suivit les vendeurs d'ivoire +jusqu'au march d'Alexandrie. + +Et c'tait l, dans une petite maison blanche terrasse et +colonnettes, qu'ils l'avaient laisse deux mois aprs, avec son miroir +de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue +qui savait coiffer les courtisanes. D'autres taient venus le soir de +leur dpart, et d'autres le lendemain. + + +Comme elle habitait le quartier de l'extrme Est o les jeunes Grecs de +Brouchion ddaignaient de frquenter, elle ne connut longtemps, comme sa +mre, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses +amants passagers; elle savait se plaire eux et les quitter vite avant +de les aimer. Pourtant elle avait inspir des passions interminables. On +avait vu des matres de caravanes vendre vil prix leurs marchandises +afin de rester o elle tait et se ruiner en quelques nuits. Avec la +fortune de ces hommes, elle s'tait achet des bijoux, des coussins de +lit, des parfums rares, des robes fleurs et quatre esclaves. + +Elle tait arrive comprendre beaucoup de langues trangres, et +connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit +les amours de Douzi et d'Ischtar; des Phniciens celles d'Aschthoreth et +d'Adni. Des filles grecques des les lui avaient cont la lgende +d'Iphis en lui apprenant d'tranges caresses qui l'avaient surprise +d'abord, mais ensuite charme ce point qu'elle ne pouvait plus s'en +passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d'Atalante et comment, + leur exemple, des joueuses de flte encore vierges puisent les hommes +les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept +annes, lui avait enseign jusqu'aux derniers dtails l'art complexe et +voluptueux des courtisanes de Palibothra. + +Car l'amour est un art, comme la musique. Il donne des motions du mme +ordre, aussi dlicates, aussi vibrantes, parfois peut-tre plus +intenses; et Chrysis, qui en connaissait tous les rhythmes et toutes les +subtilits, s'estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango +elle-mme, qui tait pourtant musicienne du temple. + +Sept ans elle vcut ainsi, sans rver une vie plus heureuse ni plus +diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtime anne, quand de jeune +fille elle devint femme et vit s'effiler sous les seins le premier pli +charmant de la maturit qui va natre, il lui vint tout coup des +ambitions. + +Et un matin, comme elle se rveillait deux heures aprs le milieu du +jour, toute lasse d'avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine +travers son lit, carta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une +longue pingle d'or pera de petits trous symtriques son oreiller de +lin vert. + + +Elle rflchissait profondment. + +Ce furent d'abord quatre petits points qui faisaient un carr, et un +point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carr plus +grand. Puis elle essaya de faire un cercle... Mais c'tait un peu +difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commena crier: + +Djala! Djala! + +Djala, c'tait son esclave hindoue, qui s'appelait +Djalantachtchandratchapal, ce qui veut dire: +mobile-comme-l'image-de-la-lune-sur-l'eau.--Chrysis tait trop +paresseuse pour dire le nom tout entier. + +L'esclave entra et se tint prs de la porte, sans la fermer tout fait. + +Djala, qui est venu hier? + +--Est-ce que tu ne sais pas? + +--Non, je ne l'ai pas regard. Il tait bien? Je crois que j'ai dormi +tout le temps; j'tais fatigue. Je ne me souviens plus de rien. +quelle heure est-il parti? Ce matin de bonne heure? + +--Au lever du soleil, il a dit... + +--Qu'est-ce qu'il a laiss? Est-ce beaucoup? Non, ne me le dis pas. Cela +m'est gal. Qu'est-ce qu'il a dit? Il n'est venu personne depuis son +dpart? Est-ce qu'il reviendra? donne-moi mes bracelets. + +L'esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et +levant son bras si haut qu'elle put: + +Ah! Djala, dit-elle, ah! Djala!... je voudrais des aventures +extraordinaires. + +--Tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent. + +--Mais non. Autrefois, ce n'tait pas ainsi. Dans tous les pays du +monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aim des femmes +mortelles. Ah! sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forts +faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes? Quelles +prires faut-il dire pour qu'ils viennent, ceux qui m'apprendront +quelque chose ou qui me feront tout oublier? Et si les dieux ne veulent +plus descendre, s'ils sont morts, ou s'ils sont trop vieux, Djala, +mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des +vnements tragiques? + +Elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres. + +Si quelqu'un m'adorait, il me semble que j'aurais tant de joie le +faire souffrir jusqu' ce qu'il en meure! Ceux qui viennent chez moi ne +sont pas dignes de pleurer. Et puis, c'est ma faute, aussi: c'est moi +qui les appelle, comment m'aimeraient-ils? + +--Quel bracelet aujourd'hui? + +--Je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n'ai besoin de personne. Va +sur les marches de la porte, et si quelqu'un vient, dis que je suis avec +mon amant, un esclave noir, que je paie... Va. + +--Tu ne sortiras pas? + +--Si. Je sortirai seule. Je m'habillerai seule. Je ne rentrerai pas. +Va-t'en. Va-t'en! + +Elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s'tira jusqu' se lever. +Djala tait doucement sortie. + + +Elle marcha trs lentement par la chambre, les mains croises autour de +la nuque, toute la volupt d'appliquer sur les dalles ses pieds nus o +la sueur se glaait. Puis elle entra dans son bain. + +Se regarder travers l'eau tait pour elle une jouissance. Elle se +voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher. Sa peau +devenait unie et parfaite; les lignes de ses jambes s'allongeaient dans +une lumire bleue; toute sa taille tait plus souple; elle ne +reconnaissait plus ses mains. L'aisance de son corps tait telle qu'elle +se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un peu et retomber +mollement sur le marbre sous un remous lger qui heurtait son menton. +L'eau pntrait dans ses oreilles avec l'agacement d'un baiser. + +L'heure du bain tait celle o Chrysis commenait s'adorer. Toutes les +parties de son corps devenaient l'une aprs l'autre l'objet d'une +admiration tendre et le motif d'une caresse. Avec ses cheveux et ses +seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois mme, elle accordait +ses perptuels dsirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de +repos ne s'offrait aussi bien la lenteur minutieuse de ce soulagement +dlicat. + + +Le jour finissait: elle se dressa dans la piscine, sortit de l'eau et +marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. +Chancelante et comme puise, elle ouvrit la porte toute grande et +s'arrta, le bras allong sur le loquet, puis rentra et, prs de son +lit, debout et mouille, dit l'esclave: + + +Essuie-moi. + + +La Malabaraise prit une large ponge la main, et la passa dans les +doux cheveux d'or de Chrysis, tout chargs d'eau et qui ruisselaient en +arrire; elle les scha, les parpilla, les agita moelleusement, et +plongeant l'ponge dans une jarre d'huile, elle en caressa jusqu'au cou +sa matresse avant de la frotter avec une toffe rugueuse qui fit rougir +sa peau assouplie. + +Chrysis s'enfona en frissonnant dans la fracheur d'un sige de marbre +et murmura: + + +Coiffe-moi. + + +Dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde +brillait comme une averse illumine de soleil. L'esclave la prit +poigne et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-mme, telle qu'un +gros serpent de mtal que trouaient comme des flches les droites +pingles d'or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois +fois croise afin d'en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, +loin d'elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les +mains obscures de l'esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, +arrondir les touffes, rentrer les mches folles et sculpter la chevelure +comme un rhyton d'argile rose. Quand tout fut accompli, Djala se mit +genoux devant sa matresse et rasa de prs son pubis renfl, afin que la +jeune fille et, aux yeux de ses amants, toute la nudit d'une statue. + +Chrysis devint plus grave et dit voix basse: + + +Farde-moi. + + +Une petite bote de bois de rose, qui venait de l'le Dioscoride, +contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de +chameau, l'esclave prit un peu d'une pte noire, qu'elle dposa sur les +beaux cils courbes et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au +crayon deux traits dcids les allongrent, les amollirent; une poudre +bleutre plomba les paupires; deux taches de vermillon vif accenturent +les coins des larmes. Il fallait, pour fixer les fards, oindre de crat +frais le visage et la poitrine: avec une plume barbes douces qu'elle +trempa dans la cruse, Djala peignit des tranes blanches le long des +bras et sur le cou; avec un petit pinceau gonfl de carmin, elle +ensanglanta la bouche et toucha les pointes des seins; ses doigts, qui +avaient tal sur les joues un nuage lger de poudre rouge, marqurent +la hauteur des flancs les trois plis profonds de la taille, et dans la +croupe arrondie deux fossettes parfois mouvantes; puis avec un tampon de +cuir fard elle colora vaguement les coudes et aviva les dix ongles. La +toilette tait finie. + +Alors Chrysis se mit sourire et dit l'Hindoue: + + +Chante-moi. + + +Elle se tenait assise et cambre dans son fauteuil de marbre. Ses +pingles faisaient un rayonnement d'or derrire sa face. Ses mains +appliques sur sa gorge espaaient entre les paules le collier rouge de +ses ongles peints, et ses pieds blancs taient runis sur la pierre. + +Djala, accroupie prs du mur, se souvint des chants d'amour de l'Inde: + + +Chrysis... + + +Elle chantait d'une voix monotone. + +Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d'abeilles suspendu le long +d'un arbre. Le vent chaud du sud les pntre, avec la rose des luttes +de l'amour et l'humide parfum des fleurs de la nuit. + +La jeune fille alterna, d'une voix plus douce et lente: + +Mes cheveux sont comme une rivire infinie dans la plaine, o le soir +enflamm s'coule. + +Et elles chantrent, l'une aprs l'autre. + + * + +Tes yeux sont comme des lys d'eau bleus sans tiges, immobiles sur des +tangs. + +--Mes yeux sont l'ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des +branches noires. + + * + +--Tes lvres sont des fleurs dlicates o est tomb le sang d'une biche. + +--Mes lvres sont les bords d'une blessure brlante. + + * + +--Ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta +bouche. + +--Ma langue est incruste de pierres prcieuses. Elle est rouge de mirer +mes lvres. + + * + +--Tes bras sont arrondis comme deux dfenses d'ivoire, et tes aisselles +sont deux bouches. + +--Mes bras sont allongs comme deux tiges de lys, d'o se penchent mes +doigts comme cinq ptales. + + * + +--Tes cuisses sont deux trompes d'lphants blancs, qui portent tes +pieds comme deux fleurs rouges. + +--Mes pieds sont deux feuilles de nnufar sur l'eau; mes cuisses sont +deux boutons de nnufar gonfls. + + * + +--Tes seins sont deux boucliers d'argent dont les pointes ont tremp +dans le sang. + +--Mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l'eau. + + * + +--Ton nombril est un puits profond dans un dsert de sable rose, et ton +bas-ventre un jeune chevreau couch sur le sein de sa mre. + +--Mon nombril est une perle ronde sur une coupe renverse, et mon giron +est le croissant clair de Phoeb sous les forts. + + * + +Il se fit un silence.--L'esclave leva les mains et se courba. + +La courtisane poursuivit: + +ELLE est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de parfums. + +Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit. + +Elle est la grotte humide, le gte toujours chaud, l'Asile, o l'homme +se repose de marcher la mort. + + +La prosterne murmura trs bas: + +Elle est effrayante. C'est la face de Mduse. + + * + * * + +Chrysis posa son pied sur la nuque de l'esclave et dit en tremblant: + +Djala... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Peu peu la nuit tait venue; mais la lune tait si lumineuse que la +chambre s'emplissait de clart bleue. + +Chrysis nue regardait son corps o les reflets taient immobiles et d'o +les ombres tombaient trs noires. + + +Elle se leva brusquement: + +Djala, cesse, quoi pensons-nous! Il fait nuit, je ne suis pas sortie +encore. Il n'y aura plus sur l'heptastade que des matelots endormis. +Dis-moi, Djala, je suis belle? + +Dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit? Je suis la +plus belle des femmes d'Alexandrie, tu le sais? N'est-ce pas qu'il me +suivra comme un chien, celui qui passera tout l'heure dans le regard +oblique de mes yeux? N'est-ce pas que j'en ferai ce qu'il me plaira, un +esclave si c'est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la +plus servile obissance? Habille-moi, Djala. + +Autour de ses bras, deux serpents d'argent s'enroulrent. ses pieds, +on fixa des semelles de sandales qui s'attachaient ses jambes brunes +par des lanires de cuir croises. Elle boucla elle-mme sous son ventre +chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s'inclinait en +suivant la ligne creuse des aines; ses oreilles elle passa de grands +anneaux circulaires, ses doigts des bagues et des sceaux, son cou +trois colliers de phallos d'or cisels Paphos par les hirodoules. + +Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux; puis tirant +du coffre o elle l'avait plie une vaste toffe transparente de lin +jaune, elle la fit tourner tout autour d'elle et jusqu' terre s'en +drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps + travers le tissu lger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serre, et l'autre bras, qu'elle avait laiss nu, portait releve la +longue queue, afin d'viter qu'elle trant dans la poussire. + +Elle prit la main son ventail de plumes, et sortit nonchalamment. + + +Debout sur les marches du seuil, la main appuye au mur blanc, Djala +seule laissa la courtisane s'loigner. + +Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue dserte o +tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrire ses +pas. + + + + +II + +SUR LA JETE D'ALEXANDRIE + + +Sur la jete d'Alexandrie, une chanteuse debout chantait. ses cts, +taient deux joueuses de flte, assises sur le parapet blanc. + + +1 + + Les satyres ont poursuivi dans les bois + Les pieds lgers des orades. + Ils ont chass les nymphes sur les montagnes, + Effarouch leurs sombres yeux, + Saisi leurs chevelures comme des ailes, + Pris leurs seins de vierge la course, + Et courb leurs torses chauds la renverse + Sur la mousse verte humecte, + Et les beaux corps, les beaux corps demi-divins + S'tiraient avec la souffrance... + Ers fait crier sur vos lvres, femmes! + Le dsir douloureux et doux. + + * + * * + +Les joueuses de flte rptrent: + +Ers! + +--Ers! + +et gmirent dans leurs doubles roseaux. + + +2 + + Cyble a poursuivi travers la plaine + Attys, beau comme l'Apollon. + Ers l'avait frappe au coeur, et pour lui, + toto! Mais non lui pour elle, + Pour tre aime, dieu cruel, mauvais Ers, + Tu n'as de secret que la haine... + travers les prs, les vastes champs lointains, + La Cyble a chass l'Attys + Et parce qu'elle adorait le ddaigneux, + Elle a fait entrer dans ses veines + Le grand souffle froid, le souffle de la mort. + dsir douloureux et doux! + + * + * * + +Ers! + +--Ers! + +Des cris aigus issirent des fltes. + + +3 + + Le Chvre-Pieds a poursuivi jusqu'au fleuve + La Syrinx, fille de la source. + Le ple rs qui aime le got des larmes + La baisait au vol, joue joue; + Et l'ombre frle de la vierge noye + A frmi, roseaux, sur les eaux; + Mais Ers possde le monde et les dieux, + Il possde mme la mort. + Sur la tombe aquatique il cueillit pour nous + Tous les joncs, et d'eux fit la flte... + C'est une me morte qui pleure ici, femmes, + Le dsir douloureux et doux. + + * + * * + +Tandis que les fltes continuaient le chant lent du dernier vers, la +chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour +d'elle, et recueillit quatre oboles qu'elle glissa dans sa chaussure. + + +Peu peu, la foule s'coulait, innombrable, curieuse d'elle-mme et se +regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait mme le bruit de +la mer. Des matelots tiraient, l'paule courbe, des embarcations sur le +quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans +les bras. Des mendiants qutaient, d'une main tremblante. Des nes +chargs d'outres emplies trottaient devant le bton des niers. Mais +c'tait l'heure du coucher du soleil; et plus nombreuse que la foule +active, la foule dsoeuvre couvrait la jete. Des groupes se formaient +de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait +nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les +philosophes, qui contemplaient les courtisanes. + +Celles-ci taient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus +clbres, vtues de soies lgres et chausses de cuir d'or, jusqu'aux +plus misrables, qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n'taient pas +moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et +l'attention des sages se fixait de prfrence sur celles dont la grce +n'tait pas altre par l'artifice des ceintures et l'encombrement des +bijoux. Comme on tait la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient +toute licence de choisir le vtement qui leur seyait le mieux, et +quelques-unes des plus jeunes s'taient mme risques n'en point +porter du tout. Mais leur nudit ne choquait personne, car elles n'en +eussent pas ainsi expos tous les dtails au soleil, si l'un d'eux se +ft signal par le moindre dfaut qui prtt aux railleries des femmes +maries. + +Tryphra! Tryphra! + +Et une jeune courtisane d'aspect joyeux bouscula quelques passants pour +rejoindre une amie entrevue. + +Tryphra! es-tu invite? + +--O cela? Sso? + +--Chez Bacchis. + +--Pas encore. Elle donne un dner? + +--Un dner? un banquet, ma chre. Elle affranchit sa plus belle esclave, +Aphrodisia, le second jour de la fte. + +--Enfin! elle a fini par s'apercevoir qu'on ne venait plus chez elle que +pour sa servante. + +--Je crois qu'elle n'a rien vu. C'est une fantaisie du vieux Chrs, +l'armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines; Bacchis a +refus. Vingt mines; elle a refus encore. + +--Elle est folle. + +--Que veux-tu? c'tait son ambition d'avoir une esclave libre. +D'ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chrs donnera trente-cinq +mines, et, pour ce prix-l, la fille s'affranchit. + +--Trente-cinq mines? Trois mille cinq cents drachmes? Trois mille cinq +cents drachmes pour une ngresse! + +--Elle est fille de blanc. + +--Mais sa mre est noire. + +--Bacchis a dclar qu'elle ne la donnerait pas meilleur march, et le +vieux Chrs est si amoureux qu'il a consenti. + +--Est-il invit, lui, au moins? + +--Non! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, aprs les +fruits. Chacun y gotera selon son gr, et c'est le lendemain seulement +qu'on doit la livrer Chrs; mais j'ai peur qu'elle ne soit +fatigue... + +--Ne la plains pas! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le +connais, Sso. Je l'ai regard dormir. + +Elles rirent ensemble de Chrs. Puis elles se complimentrent. + +Tu as une jolie robe, dit Sso. C'est chez toi que tu l'as fait +broder? + +La robe de Tryphra tait une mince toffe glauque entirement broche +d'iris larges fleurs. Une escarboucle monte d'or la plissait en +fuseau sur l'paule gauche; la robe retombait en charpe, entre les deux +seins, en laissant nu le ct droit du corps jusqu' la ceinture de +mtal; une fente troite qui s'entr'ouvrait et se refermait chaque pas +rvlait seule la blancheur de la jambe. + + +Sso! dit une autre voix, Sso et Tryphra, venez, si vous ne savez que +faire. Je vais au mur Cramique pour y chercher mon nom crit. + +--Mousarion! d'o viens-tu, ma petite? + +--Du Phare. Il n'y a personne l-bas. + +--Qu'est-ce que tu dis? Il n'y a qu' pcher, tellement c'est plein. + +--Pas de turbots pour moi. Aussi je vais au mur. Venez. + + +En chemin, Sso raconta de nouveau le projet de banquet chez Bacchis. + +Ah! chez Bacchis! s'cria Mousarion. Tu te rappelles le dernier dner, +Tryphra: tout ce qu'on a dit de Chrysis? + +--Il ne faut pas le rpter, Sso est son amie. + +Mousarion se mordit les lvres; mais dj Sso s'inquitait: + +Quoi? qu'est-ce qu'on a dit? + +--Oh! des mchancets. + +--On peut parler, dclara Sso. Nous ne la valons pas, nous trois. Le +jour o elle voudra quitter son quartier pour se montrer Brouchion, je +connais de nos amants qui ne nous reverront plus. + +--Oh! Oh! + +--Certainement. Je ferais des folies pour cette femme-l. Il n'y en a +pas de plus belle ici, croyez-le. + + +Les trois jeunes filles taient arrives devant le mur Cramique. D'un +bout l'autre de l'immense paroi blanche, des inscriptions se +succdaient, crites en noir. Quand un amant dsirait se prsenter une +courtisane, il lui suffisait d'crire leurs deux noms avec le prix qu'il +proposait; si l'homme et l'argent taient reconnus dignes, la femme +restait debout sous l'affiche en attendant que l'amateur revnt. + +Regarde, Sso! dit en riant Tryphra. Quel est le mauvais plaisant qui +a crit cela? + +Et elles lurent en grosses lettres: + + BACCHIS + THERSITE + 2 OBOLES + + +Il ne devrait pas tre permis de se moquer ainsi des femmes. Pour moi, +si j'tais le rhymarque, j'aurais dj fait une enqute. + +Mais plus loin, Sso s'arrta devant une inscription plus srieuse. + + SSO DE CNIDE + TIMON, FILS DE LYSIAS + 1 MINE + +Elle plit lgrement. + +Je reste, dit-elle. + +Et elle s'adossa au mur, sous les regards envieux des passantes. + +Quelques pas plus loin, Mousarion trouva une demande acceptable, sinon +aussi gnreuse. Tryphra revint seule sur la jete. + + +Comme l'heure tait avance, la foule se trouvait moins compacte. +Cependant les trois musiciennes continuaient de chanter et de jouer de +la flte. + +Avisant un inconnu dont le ventre et les vtements taient un peu +ridicules, Tryphra lui frappa sur l'paule. + +Eh bien, petit pre! Je gage que tu n'es pas un Alexandrin, h! + +--En effet, ma fille, rpondit le brave homme. Et tu l'as devin. Tu me +vois tout surpris de la ville et des gens. + +--Tu es de Boubaste? + +--Non. De Cabasa. Je suis venu ici pour vendre des graines et je m'en +retournerai demain, plus riche de cinquante-deux mines. Grces soient +rendues aux dieux! l'anne a t bonne. + +Tryphra se sentit soudain pleine d'intrt pour ce marchand. + +Mon enfant, reprit-il avec timidit, tu peux me donner une grande joie. +Je ne voudrais pas retourner demain Cabasa sans dire ma femme et +mes trois filles que j'ai vu des hommes clbres. Tu dois connatre des +hommes clbres? + +--Quelques-uns, dit-elle en riant. + +--Bien. Nomme-les-moi s'ils passent par ici. Je suis sr que j'ai +rencontr depuis deux jours dans les rues les philosophes les plus +illustres et les fonctionnaires les plus influents. C'est mon dsespoir +de ne pas les connatre. + +--Tu seras satisfait. Voici Naucrats. + +--Qui est-ce, Naucrats? + +--C'est un philosophe. + +--Et qu'enseigne-t-il? + +--Qu'il faut se taire. + +--Par Zeus, voil une doctrine qui ne demande pas un grand gnie, et ce +philosophe-l ne me plat point. + +--Voici Phrasilas. + +--Qui est-ce, Phrasilas? + +--C'est un sot. + +--Alors, que ne le laisses-tu passer? + +--C'est que d'autres le tiennent pour minent. + +--Et que dit-il? + +--Il dit tout avec un sourire, ce qui lui permet de faire entendre ses +erreurs pour volontaires et ses banalits pour fines. Il y a tout +avantage. Le monde s'y est laiss tromper. + +--Ceci est trop fort pour moi, et je ne te comprends pas bien. +D'ailleurs le visage de ce Phrasilas est marqu d'hypocrisie. + +--Voici Philodme. + +--Le stratge? + +--Non. Un pote latin, qui crit en grec. + +--Petite, c'est un ennemi. Je ne veux pas l'avoir vu. + +Ici, toute la foule fit un mouvement, et un murmure de voix pronona le +mme nom: + +Dmtrios... Dmtrios... + +Tryphra monta sur une borne et son tour elle dit au marchand: + +Dmtrios... voil Dmtrios. Toi qui voulais voir des hommes +clbres... + +--Dmtrios? L'amant de la reine? Est-il possible? + +--Oui, tu as de la chance. Il ne sort jamais. Depuis que je suis +Alexandrie, voici la premire fois que je le vois sur la jete. + +--O est-il? + +--C'est celui qui se penche pour voir le port. + +--Il y en a deux qui se penchent. + +--C'est celui qui est en bleu. + +--Je ne le vois pas bien. Il nous tourne le dos. + +--Tu sais? c'est le sculpteur qui la reine s'est donne pour modle +quand il a sculpt l'Aphrodite du temple. + +--On dit qu'il est l'amant royal. On dit qu'il est le matre de +l'gypte. + +--Et il est beau comme Apollon. + +--Ah! le voici qui se retourne. Je suis content d'tre venu. Je dirai +que je l'ai vu. On m'avait dit bien des choses sur lui. Il parat que +jamais une femme ne lui a rsist. Il a eu beaucoup d'aventures, +n'est-ce pas? Comment se fait-il que la reine n'en soit pas informe? + +--La reine les connat comme nous. Elle l'aime trop pour lui en parler. +Elle a peur qu'il ne retourne Rhodes, chez son matre Phrcrats. Il +est aussi puissant qu'elle et c'est elle qui l'a voulu. + +--Il n'a pas l'air heureux. Pourquoi a-t-il l'air si triste? Il me +semble que je serais heureux si j'tais lui. Je voudrais bien tre lui, +ne ft-ce que pour une soire... + + +Le soleil s'tait couch. Des femmes regardaient cet homme, qui tait +leur rve commun. Lui, sans paratre avoir conscience du mouvement qu'il +inspirait, se tenait accoud sur le parapet, en coutant les joueuses de +flte. + +Les petites musiciennes firent encore une qute; puis, doucement, elles +jetrent leurs fltes lgres sur leurs dos; la chanteuse les prit par +le cou et toutes trois revinrent vers la ville. + + la nuit close, les autres femmes rentrrent, par petits groupes, dans +l'immense Alexandrie, et le troupeau des hommes les suivait; mais toutes +se retournaient, en marchant, vers le mme Dmtrios. La dernire qui +passa lui jeta mollement sa fleur jaune, et rit. Le silence envahit les +quais. + + + + +III + +DMTRIOS + + + la place laisse par les musiciennes, Dmtrios tait rest seul, +accoud. Il coutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le +vent passer sous les toiles. Toute la ville tait claire par un petit +nuage blouissant qui s'tait arrt sur la lune, et le ciel tait +adouci de clart. Le jeune homme regarda prs de lui: les tuniques des +joueuses de flte avaient laiss deux empreintes dans la poussire. Il +se rappela leurs visages: c'taient deux phsiennes. L'ane lui avait +paru jolie; mais la plus jeune tait sans charme, et, comme la laideur +lui tait une souffrance, il vita d'y penser. + + ses pieds luisait un objet d'ivoire. Il le ramassa: c'tait une +tablette crire, d'o pendait un style d'argent. La cire en tait +presque toute use, mais on avait d repasser plusieurs fois les mots +tracs, et la dernire fois on avait grav dans l'ivoire. + + +Il n'y vit que trois mots crits: + + MYRTIS AIME RHODOCLEIA + +et il ne savait pas laquelle des deux femmes appartenait ceci, et si +l'autre tait la femme aime, ou bien quelque jeune inconnue abandonne + phse. Alors, il songea un moment rejoindre les musiciennes pour +leur rendre ce qui tait peut-tre le souvenir d'une morte adore; mais +il n'aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il cessait dj de +s'intresser elles, il se retourna paresseusement et jeta le petit +objet dans la mer. + +Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit +le clapotis que fit l'eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit +sentir le vaste silence du port. + +Adoss au parapet froid, il essaya de chasser toute pense et se mit +regarder les choses. Il avait horreur de la vie. Il ne sortait de chez +lui qu' l'heure o la vie cessait, et rentrait quand le petit jour +attirait vers la ville les pcheurs et les marachers. Le plaisir de ne +voir au monde que l'ombre de la ville et sa propre stature devenait +telle volupt chez lui qu'il ne se souvenait plus d'avoir vu le soleil +de midi depuis des mois. + +Il s'ennuyait. La reine tait fastidieuse. + + + peine pouvait-il comprendre, cette nuit-l, la joie et l'orgueil qui +l'avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, sduite +peut-tre plus par le bruit de sa beaut que par le bruit de son gnie, +l'avait fait mander au palais et annoncer la Porte du Soir par des +sonneries de salpinx d'argent. + +Cette entre clairait parfois sa mmoire d'un de ces souvenirs qui, par +trop de douceur, s'aigrissent peu peu dans l'me, au point d'tre +intolrables... la reine l'avait reu seul, dans ses appartements privs +qui se composaient de trois pices, moelleuses et sourdes l'envi. Elle +tait couche sur le ct gauche, et comme enfouie dans un fouillis de +soies verdtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles +noires de sa chevelure. Son jeune corps tait vtu d'un costume +effrontment ajour qu'elle avait fait faire sous ses yeux par une +courtisane de Phrygie, et qui laissait dcouvert les vingt-deux +endroits de la peau o les caresses sont irrsistibles, si bien que, +pendant toute une nuit, et dt-on puiser jusqu'aux derniers rves +l'imagination amoureuse, on n'avait pas besoin d'ter ce costume-l. + + +Dmtrios, agenouill respectueusement, avait pris en main, pour le +baiser, le petit pied nu de la reine Brnice, comme un objet prcieux +et doux. + + +Puis elle s'tait leve. + + +Simplement, comme une belle esclave qui sert de modle, elle avait +dfait son corselet, ses bandelettes, ses caleons fendus,--t mme les +anneaux de ses bras, mme les bagues de ses orteils, et elle tait +apparue debout, les mains ouvertes devant les paules, haussant la tte +sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues. + +Elle tait fille d'un Ptolme et d'une princesse de Syrie qui +descendait de tous les dieux, par Astart que les Grecs appellent +Aphrodite. Dmtrios savait cela, et qu'elle tait orgueilleuse de sa +ligne olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas quand la souveraine lui +dit sans bouger: je suis l'Astart. Prends un marbre et ton ciseau, et +montre-moi aux hommes d'gypte. Je veux qu'on adore mon image. + +Dmtrios la regarda, et devinant, n'en pas douter, quelle sensualit +simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit: Je l'adore le +premier, et il l'entoura de ses bras. La reine ne se fcha pas de cette +brusquerie, mais demanda en reculant: Te crois-tu l'Adnis pour toucher +la desse? Il rpondit: Oui. Elle le regarda, sourit un peu et +conclut: Tu as raison. + + +Ceci fut cause qu'il devint insupportable et que ses meilleurs amis se +dtachrent de lui; mais il affola tous les coeurs de femme. + +Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s'arrtaient, +les femmes de la cour ne parlaient plus, les trangres l'coutaient +aussi, car le son de sa voix tait un ravissement. Se retirait-il chez +la reine, on venait l'importuner jusque-l, sous des prtextes toujours +nouveaux. Errait-il travers les rues, les plis de sa tunique +s'emplissaient de petits papyrus, o les passantes crivaient leur nom +avec des mots douloureux, mais qu'il froissait sans les lire, fatigu de +tout cela. Lorsqu'au temple de l'Aphrodite, on eut mis son oeuvre en +place, l'enceinte fut envahie toute heure de la nuit par la foule des +adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et offrir leur +dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses. + + +Bientt sa maison fut encombre de cadeaux, qu'il accepta d'abord par +ngligence, mais qu'il finit par refuser tous quand il comprit ce qu'on +attendait de lui, et qu'on le traitait comme une prostitue. Ses +esclaves elles-mmes s'offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au +petit porneon de Rhacotis. Alors ses esclaves mles, sduits par des +prsents, ouvrirent la porte des inconnues qu'il trouvait devant son +lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur +leurs intentions passionnes. Les menus objets de sa toilette et de sa +table disparaissaient l'un aprs l'autre; plus d'une femme dans la ville +avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe o il avait bu, mme +les noyaux des fruits qu'il avait mangs. S'il laissait tomber une fleur +en marchant, il ne la retrouvait plus derrire lui. Elles auraient +recueilli jusqu' la poussire crase par sa chaussure. + +Outre que cette perscution devenait dangereuse et menaait de faire +mourir en lui toute sensibilit, il tait arriv cette poque de la +jeunesse o l'homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie +et de ne plus mler les choses de l'esprit aux ncessits des sens. La +statue d'Aphrodite-Astart fut pour lui le sublime prtexte de cette +conversion morale. Tout ce que la reine avait de beaut, tout ce qu'on +pouvait inventer d'idal autour des lignes souples de son corps, +Dmtrios le fit sortir du marbre, et ds ce jour il s'imagina que nulle +autre femme sur la terre n'atteindrait plus le niveau de son rve. +L'objet de son dsir devint sa statue. Il n'adora plus qu'elle seule, et +follement spara de la chair l'ide suprme de la desse, d'autant plus +immatrielle s'il l'et attache la vie. + +Quand il revit la reine elle-mme, il la trouva dpouille de tout ce +qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps tromper ses +dsirs sans but, mais elle tait la fois trop diffrente de l'Autre, +et trop semblable aussi. Lorsqu'au sortir de ses embrassements elle +retombait puise et s'endormait sur la place, il la regardait comme si +une intruse avait usurp son lit en prenant la ressemblance de la femme +aime. Ses bras taient plus sveltes, sa poitrine plus aigu, ses +hanches plus troites que celles de la Vraie. Elle n'avait pas entre les +aines ces trois plis minces comme des lignes, qu'il avait gravs dans le +marbre. Il finit par se lasser d'elle. + + +Ses adoratrices le surent, et, bien qu'il continut ses visites +quotidiennes, on connut qu'il avait cess d'tre amoureux de Brnice. +Et autour de lui l'empressement redoubla. Il n'en tint pas compte. En +effet, le changement dont il avait besoin tait d'une autre importance. + +Il est rare qu'entre deux matresses un homme n'ait pas un intervalle de +vie o la dbauche vulgaire le tente et le satisfait. Dmtrios s'y +abandonna. Quand la ncessit de partir pour le palais lui dplaisait +plus que de coutume, il s'en venait la nuit vers le jardin des +courtisanes sacres qui entourait de toutes parts le temple. + +Les femmes qui taient l ne le connaissaient point. D'ailleurs, tant +d'amours superflues les avaient lasses qu'elles n'avaient plus ni cris +ni larmes, et la satisfaction qu'il cherchait n'tait pas trouble, l +du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l'nervaient prs de +la reine. La conversation qu'il tenait avec ces belles personnes calmes +tait sans recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journe, le +temps qu'il ferait le lendemain, la douceur de l'herbe et de la nuit en +taient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d'exposer ses +thories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l'Achilleus de +Scopas. S'il leur arrivait de remercier l'amant qui les choisissait, de +le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas +croire leur dsintressement. + +Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrs du temple et +s'extasiait devant la statue. + +Entre les sveltes colonnes, coiffes en volutes ioniennes, la desse +apparaissait toute vivante sur un pidestal de pierre rose, charg de +trsors appendus. Elle tait nue et sexue, vaguement teinte selon les +couleurs de la femme; elle tenait d'une main son miroir dont le manche +est un priape, et de l'autre adornait sa beaut d'un collier de perles +sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allonge, +luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux +nuages ronds. + + +Dmtrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le +peuple, que c'taient l les vraies perles saintes, nes des gouttes +d'eau qui avaient roul dans la conque de l'Anadyomne. + + + soeur divine, disait-il, fleurie, transfigure! tu n'es plus la +petite Asiatique dont je fis ton modle indigne. Tu es son Ide +immortelle, l'me terrestre de l'Astart qui fut gnitrice de sa race. +Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brlais dans ses lvres sombres, +tu dfaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, +tu t'tirais dans ses jambes enlaantes, autrefois, avant ta naissance; +et ce qui assouvit la fille d'un pcheur te prostrait aussi, toi, +desse, toi la mre des dieux et des hommes, la joie et la douleur du +monde! Mais je t'ai vue, voque, saisie, Cythereia merveilleuse! Je +t'ai rvle la terre. Ce n'est pas ton image, c'est toi-mme qui +j'ai donn ton miroir et que j'ai couverte de perles, comme au jour o +tu naquis du ciel sanglant et du sourire cumeux des eaux, aurore +gouttelante de rose, acclame jusqu'aux rives de Cypre par un cortge +de tritons bleus. + + * + * * + +Il venait de l'adorer ainsi quand il entra sur la jete, l'heure o +s'coulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les +joueuses de flte. Mais ce soir-l il s'tait refus aux courtisanes du +temple, parce qu'un couple entrevu sous les branches l'avait soulev de +dgot et rvolt jusqu' l'me. + +La douce influence de la nuit l'envahissait peu peu. Il tourna son +visage du ct du vent, qui avait pass sur la mer, et semblait traner +vers l'gypte l'odeur des roses d'Amathonte. + + +De belles formes fminines s'bauchaient dans sa pense. On lui avait +demand, pour le jardin de la desse, un groupe des trois Charites +enlaces; mais sa jeunesse rpugnait copier les conventions, et il +rvait d'unir sur un mme bloc de marbre les trois mouvements gracieux +de la femme: deux des Charites seraient vtues, l'une tenant un ventail +et fermant demi les paupires au souffle des plumes berces; l'autre +dansant dans les plis de sa robe. La troisime serait nue, derrire ses +soeurs, et de ses bras levs tordrait sur sa nuque la masse paisse de +ses cheveux. + +Il engendrait dans son esprit bien d'autres projets encore, comme +d'attacher aux roches du Phare une Andromde de marbre noir devant le +monstre houleux de la mer, d'enfermer l'agora de Brouchion entre les +quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pgases irrits, et de +quelle ivresse n'exultait-il pas l'ide qui naissait en lui d'un +Zagreus pouvant devant l'approche des Titans. Ah! comme il tait +repris par toute la beaut! comme il s'arrachait l'amour! comme il +sparait de la chair l'ide suprme de la desse! comme il se sentait +libre, enfin! + + +Or, il tourna la tte vers les quais, et vit luire dans l'loignement le +voile jaune d'une femme qui marchait. + + + + +IV + +LA PASSANTE + + +Elle venait lentement, en penchant la tte l'paule, sur la jete +dserte o tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait +en avant de ses pas. + + +Dmtrios la regardait s'avancer. + +Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps +travers le tissu lger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serre, et l'autre bras, qu'elle avait laiss nu, portait releve la +longue queue, afin d'viter qu'elle trant dans la poussire. + +Il reconnut ses bijoux qu'elle tait une courtisane; pour s'pargner +un salut d'elle il traversa vivement. + +Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pense la +grande bauche de Zagreus. Et cependant ses yeux se retournrent vers la +passante. + + +Alors il vit qu'elle ne s'arrtait point, qu'elle ne s'inquitait pas de +lui, qu'elle n'affectait pas mme de regarder la mer, ni de relever son +voile par devant, ni de s'absorber dans ses rflexions; mais que +simplement elle se promenait seule et ne cherchait rien l que la +fracheur du vent, la solitude, l'abandon, le frmissement lger du +silence. + + +Sans bouger, Dmtrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un +tonnement singulier. + +Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, +nonchalante et prcde de la petite ombre noire. + +Il entendait chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la +poussire de la voie. + +Elle marcha jusqu' l'le du Phare et monta dans les rochers. + +Tout coup, et comme si de longue date il et aim l'inconnue, +Dmtrios courut sa suite, puis s'arrta, revint sur ses pas, trembla, +s'indigna contre lui-mme, essaya de quitter la jete; mais il n'avait +jamais employ sa volont que pour servir son propre plaisir, et quand +il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractre et +l'ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d'impuissance et clou sur +la place o pesaient ses pieds. + +Comme il ne pouvait plus cesser de songer cette femme, il tenta de +s'excuser lui-mme de la proccupation qui venait le distraire si +violemment. Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout +esthtique et se dit qu'elle serait un modle rv pour la Charite +l'ventail qu'il se projetait d'baucher le lendemain... + +Puis, soudain, toutes ses penses se bouleversrent et une foule de +questions anxieuses afflurent dans son esprit autour de cette femme en +jaune. + +Que faisait-elle dans l'le cette heure de la nuit? Pourquoi, pour qui +sortait-elle si tard? Pourquoi ne l'avait-elle pas abord? Elle l'avait +vu, certainement elle l'avait vu pendant qu'il traversait la jete. +Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle poursuivi sa route? Le bruit +courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraches +d'avant l'aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas +au Phare. La mer tait l trop profonde. D'ailleurs, quelle +invraisemblance qu'une femme se ft ainsi couverte de bijoux pour +n'aller qu'au bain?... Alors, qui l'attirait si loin de Rhacotis? Un +rendez-vous, peut-tre? Quelque jeune viveur, curieux de varit, qui +prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues? + +Dmtrios voulut s'en assurer. Mais dj la jeune femme revenait, du +mme pas tranquille et mou, claire en plein visage par la lente clart +lunaire et balayant du bout de l'ventail la poussire du parapet. + + + + +V + +LE MIROIR, LE PEIGNE ET LE COLLIER + + +Elle avait une beaut spciale. Ses cheveux semblaient deux masses d'or, +mais ils taient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux +profondes vagues charges d'ombres, qui engloutissaient les oreilles et +se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez tait dlicat, avec des +narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une bouche +paisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du +corps ondulait chaque pas, et s'animait du balancement des seins +libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait. + +Quand elle ne fut plus qu' dix pas du jeune homme, elle tourna son +regard vers lui. Dmtrios eut un tremblement. C'taient des yeux +extraordinaires; bleus, mais foncs et brillants la fois, humides, +las, en pleurs et en feu, presque ferms sous le poids des cils et des +paupires. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirnes chantent. Qui +passait dans leur lumire tait invinciblement pris. Elle le savait +bien, et de leurs effets elle usait savamment; mais elle comptait +davantage encore sur l'insouciance affecte contre celui que tant +d'amour sincre n'avait pu sincrement toucher. + + +Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au del du Gange, +racontent qu'ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre +d'aimant. Quand les vaisseaux passent auprs d'elles, les clous et les +ferrures s'arrachent vers la falaise sous-marine et s'unissent elle +jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un tre vivant, n'est +plus qu'une flottille de planches, disperses par le vent, retournes +par les flots. Ainsi Dmtrios se perdait en lui-mme devant deux grands +yeux attirants, et toute sa force le fuyait. + +Elle baissa les paupires et passa prs de lui. + +Il aurait cri d'impatience. Ses poings se crisprent: il eut peur de ne +pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler. +Pourtant il l'aborda par les paroles d'usage: + +Je te salue, dit-il. + +--Je te salue aussi, rpondit la passante. + +Dmtrios continua: + +O vas-tu, si peu presse? + +--Je rentre. + +--Toute seule? + +--Toute seule. + +Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade. + + +Alors Dmtrios pensa qu'il s'tait peut-tre tromp en la jugeant +courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des +fonctionnaires s'habillaient et se fardaient comme des filles de joie. +Celle-ci pouvait tre une personne fort honorablement connue, et ce fut +sans ironie qu'il acheva sa question ainsi: + +Chez ton mari? + +Elle s'appuya des deux mains en arrire et se mit rire. + +Je n'en ai pas ce soir. + +Dmtrios se mordit les lvres, et presque timide, hasarda: + +Ne le cherche pas. Tu t'y es prise trop tard. Il n'y a plus personne. + +--Qui t'a dit que j'tais en qute? Je me promne seule et ne cherche +rien. + +--D'o venais-tu, alors? Car tu n'as pas mis tous ces bijoux pour +toi-mme, et voil un voile de soie... + +--Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vtue de laine comme une esclave? +Je ne m'habille que pour mon plaisir; j'aime savoir que je suis belle, +et je regarde mes doigts en marchant pour connatre toutes mes bagues. + +--Tu devrais avoir un miroir la main et ne regarder que tes yeux. Ils +ne sont pas ns Alexandrie, ces yeux-l. Tu es juive, je l'entends +ta voix, qui est plus douce que les ntres. + +--Non, je ne suis pas juive, je suis Galilenne. + +--Comment t'appelles-tu, Miriam ou Nomi? + +--Mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. C'est un nom royal qu'on ne +porte pas ici. Mes amis m'appellent Chrysis et c'est un compliment que +tu aurais pu me faire. + +Il lui mit la main sur le bras. + +Oh! non, non, dit-elle d'une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard +pour ces plaisanteries-l. Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois +heures que je suis leve, je meurs de fatigue. + +Se penchant, elle prit son pied dans sa main: + +Vois-tu comme mes petites lanires me font mal? On les a beaucoup trop +serres. Si je ne les dcroise pas dans un instant, je vais avoir une +marque sur le pied, et ce sera joli quand on m'embrassera! Laisse-moi +vite. Ah! que de peines! Si j'avais su, je ne me serais pas arrte. Mon +voile jaune est tout froiss la taille, regarde! + + +Dmtrios se passa la main sur le front; puis, avec le ton dgag d'un +homme qui daigne faire son choix, il murmura: + +Montre-moi le chemin. + +--Mais je ne veux pas! dit Chrysis d'un air stupfait. Tu ne me demandes +mme pas si c'est mon plaisir. Montre-moi le chemin! Comme il dit +cela! Me prends-tu pour une fille du porneon, qui se met sur le dos +pour trois oboles sans regarder qui la tient? Sais-tu mme si je suis +libre? Connais-tu le dtail de mes rendez-vous? As-tu suivi mes +promenades? As-tu marqu les portes qui s'ouvrent pour moi? As-tu compt +les hommes qui se croient aims de Chrysis? Montre-moi le chemin! Je +ne te le montrerai pas, s'il te plat. Reste ici ou va-t'en, mais +ailleurs que chez moi! + +--Tu ne sais pas qui je suis... + +--Toi? Allons donc! Tu es Dmtrios de Sas; tu as fait la statue de ma +desse; tu es l'amant de ma reine et le matre de ma ville. Mais pour +moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que tu m'as vue et que tu m'aimes. + +Elle se rapprocha, et poursuivit d'une voix cline: + +Oui, tu m'aimes. Oh! Ne parle pas;--je sais ce que tu vas me dire: tu +n'aimes personne, tu es aim. Tu es le Bien-Aim, le Chri, l'Idole. Tu +as refus Glycra, qui avait refus Antiochos. Dmnassa la Lesbienne, +qui avait jur de mourir vierge, s'est couche dans ton lit pendant ton +sommeil, et t'aurait pris de force si tes deux esclaves lybiens ne +l'avaient mise toute nue la porte. Callistion la bien-nomme, +dsesprant de t'approcher, a fait acheter la maison qui est en face de +la tienne, et le matin elle se montre dans l'ouverture de la fentre, +aussi peu vtue qu'Artmis au bain. Tu crois que je ne sais pas tout +cela? Mais on se dit tout, entre courtisanes. La nuit de ton arrive +Alexandrie on m'a parl de toi; et depuis il ne s'est pas coul un seul +jour o l'on ne m'ait prononc ton nom. Je sais mme des choses que tu +as oublies. Je sais mme des choses que tu ne connais pas encore. La +pauvre petite Phyllis s'est pendue avant-hier la barre de ta porte, +n'est-ce pas? Eh bien, c'est une mode qui se rpand. Lyd a fait comme +Phyllis: je l'ai vue ce soir en passant, elle tait toute bleue, mais +les larmes de ses joues n'taient pas encore sches. Tu ne sais pas qui +c'est, Lyd? une enfant, une petite courtisane de quinze ans que sa mre +avait vendue le mois dernier un armateur de Samos qui passait une nuit + Alexandrie, avant de remonter le fleuve jusqu' Thbes. Elle venait +chez moi. Je lui donnais des conseils; elle ne savait rien de rien, pas +mme jouer aux ds. Je l'invitais souvent dans mon lit, parce que, quand +elle n'avait pas d'amant, elle ne trouvait pas o coucher. Et elle +t'aimait! Si tu l'avais vue me prendre sur elle en m'appelant par ton +nom!... Elle voulait t'crire. Comprends-tu? Je lui ai dit que ce +n'tait pas la peine... + + +Dmtrios la regardait sans entendre. + + +Oui, tout cela t'est bien gal, n'est-ce pas? continua Chrysis. Tu ne +l'aimais pas, toi. C'est moi que tu aimes. Tu n'as mme pas cout ce +que je viens de te dire. Je suis sre que tu n'en rpterais pas un mot. +Tu es bien occup de savoir comment mes paupires sont faites, combien +ma bouche doit tre bonne et ma chevelure douce toucher. Ah! combien +d'autres savent cela! Tous ceux, tous ceux qui m'ont voulue ont pass +leur dsir sur moi: des hommes, des jeunes gens, des vieillards, des +enfants, des femmes, des jeunes filles. Je n'ai refus personne, +entends-tu? Depuis sept ans, Dmtrios, je n'ai dormi seule que trois +nuits. Compte combien cela fait d'amants. Deux mille cinq cents, et +davantage, car je ne parle pas de ceux de la journe. L'anne dernire, +j'ai dans nue devant vingt mille personnes et je sais que tu n'en tais +pas. Crois-tu que je me cache? Ah! pour quoi faire! Toutes les femmes +m'ont vue au bain. Tous les hommes m'ont vue au lit. Toi seul, tu ne me +verras jamais. Je te refuse, je te refuse! De ce que je suis, de ce que +je sens, de ma beaut, de mon amour, tu ne sauras jamais, jamais rien! +tu es un homme abominable, fat, cruel, insensible et lche! Je ne sais +pas pourquoi l'une de nous n'a pas eu assez de haine pour vous tuer tous +deux l'un sur l'autre, toi le premier, et ta reine ensuite. + + +Dmtrios lui prit tranquillement les deux bras, et, sans rpondre un +mot, la courba en arrire avec violence. + + +Elle eut un moment d'angoisse; mais soudain serra les genoux, serra les +coudes, recula du dos et dit voix basse: + +Ah! je ne crains pas cela, Dmtrios! Tu ne me prendras jamais de +force, fuss-je faible comme une vierge amoureuse, et toi vigoureux +comme un Atlante. Tu ne veux pas seulement ta jouissance, tu veux la +mienne surtout. Tu veux me voir aussi, me voir tout entire, parce que +tu me crois belle, et je le suis en effet. Or la lune claire moins que +mes douze flambeaux de cire. Il fait presque nuit ici. Et puis ce n'est +pas l'habitude de se dvtir sur la jete. Je ne pourrais plus me +rhabiller, vois-tu, si je n'avais pas mon esclave. Laisse-moi me +relever, tu me fais mal aux bras. + + +Ils se turent quelques instants, puis Dmtrios reprit: + +Il faut en finir, Chrysis. Tu le sais bien, je ne te forcerai pas. Mais +laisse-moi te suivre. Si orgueilleuse que tu sois, c'est une gloire qui +te coterait cher, que refuser Dmtrios. + + +Chrysis se taisait toujours. + + +Il reprit plus doucement: + +Que crains-tu? + +--Tu es habitu l'amour des autres. Sais-tu ce qu'on doit donner une +courtisane qui n'aime pas? + +Il s'impatienta. + +Je ne demande pas que tu m'aimes. Je suis las d'tre aim. Je ne veux +pas tre aim. Je demande que tu t'abandonnes. Pour cela je te donnerai +l'or du monde. Je l'ai dans l'gypte. + +--Je l'ai dans mes cheveux. Je suis lasse de l'or. Je ne veux pas d'or. +Je ne veux que trois choses. Me les donneras-tu? + + +Dmtrios sentit qu'elle allait demander l'impossible. Il la regarda +anxieusement. Mais elle se reprit sourire et dit d'une voix lente: + +Je veux un miroir d'argent pour mirer mes yeux dans mes yeux. + +--Tu l'auras. Que veux-tu de plus? Dis vite. + +--Je veux un peigne d'ivoire cisel pour le plonger dans ma chevelure +comme un filet dans l'eau sous le soleil. + +--Aprs? + +--Tu me donneras mon peigne? + +--Mais oui. Achve. + +--Je veux un collier de perles rpandre sur ma poitrine, quand je +danserai pour toi, dans ma chambre, les danses nuptiales de mon pays. + +Il leva les sourcils: + +C'est tout? + +--Tu me donneras mon collier? + +--Celui qui te plaira. + +Elle prit une voix trs tendre. + +Celui qui me plaira? Ah! Voil justement ce que je voulais te demander. +Est-ce que tu me laisseras choisir mes cadeaux? + +--Bien entendu. + +--Tu le jures? + +--Je le jure. + +--Quel serment fais-tu? + +--Dicte-le-moi. + +--Par l'Aphrodite que tu as sculpte. + +--J'en fais serment par l'Aphrodite. Mais pourquoi cette prcaution? + +--Voil... Je n'tais pas tranquille... Maintenant je le suis. + + +Elle releva la tte: + +J'ai choisi mes cadeaux. + +Dmtrios redevint inquiet et demanda: + +Dj? + +--Oui... Penses-tu que j'accepterai n'importe quel miroir d'argent, +achet un marchand de Smyrne ou une courtisane inconnue? Je veux +celui de mon amie Bacchis qui m'a pris un amant la semaine dernire et +s'est moque de moi mchamment dans une petite dbauche qu'elle a faite +avec Tryphra, Mousarion et quelques jeunes sots qui m'ont tout +rapport. C'est un miroir auquel elle tient beaucoup, parce qu'il a +appartenu Rhodopis, celle qui fut esclave avec sope et fut rachete +par le frre de Sapph. Tu sais que c'est une courtisane trs clbre. +Son miroir est magnifique. On dit que Sapph s'y est mire, et c'est +pour cela que Bacchis y tient. Elle n'a rien de plus prcieux au monde; +mais je sais o tu le trouveras. Elle me l'a dit une nuit, tant ivre. +Il est sous la troisime pierre de l'autel. C'est l qu'elle le met tous +les soirs quand elle sort au coucher du soleil. Va demain chez elle +cette heure-l et ne crains rien: elle emmne ses esclaves. + +--C'est de la folie, s'cria Dmtrios. Tu veux que je vole? + +--Est-ce que tu ne m'aimes pas? Je croyais que tu m'aimais. Et puis, +est-ce que tu n'as pas jur? Je croyais que tu avais jur. Si je me suis +trompe, n'en parlons plus. + + +Il comprit qu'elle le perdait, mais se laissa entraner sans lutte, +presque volontiers. + +Je ferai ce que tu dis, rpondit-il. + +--Oh! Je sais bien que tu le feras. Mais tu hsites d'abord. Je +comprends que tu hsites. Ce n'est pas un cadeau ordinaire; je ne le +demanderais pas un philosophe. Je te le demande toi. Je sais bien +que tu me le donneras. + + +Elle joua un instant avec les plumes de paon de son ventail rond et +tout coup: + +Ah!... je ne veux pas non plus un peigne d'ivoire commun achet chez un +vendeur de la ville. Tu m'as dit que je pouvais choisir, n'est-ce pas? +Eh bien, je veux... je veux le peigne d'ivoire cisel qui est dans les +cheveux de la femme du grand-prtre. Celui-l est beaucoup plus prcieux +encore que le miroir de Rhodopis. Il vient d'une reine d'gypte qui a +vcu il y a longtemps, longtemps, et dont le nom est si difficile que je +ne peux pas le prononcer. Aussi l'ivoire est trs vieux, et jaune comme +s'il tait dor. On y a cisel une jeune fille qui passe dans un marais +de ltos plus grands qu'elle, o elle marche sur la pointe des pieds +pour ne pas se mouiller... C'est vraiment un beau peigne... Je suis +contente que tu me le donnes... J'ai aussi de petits griefs contre celle +qui le possde. J'avais offert le mois dernier un voile bleu +l'Aphrodite; je l'ai vu le lendemain sur la tte de cette femme. C'tait +un peu rapide et je lui en ai voulu. Son peigne me vengera de mon voile. + +--Et comment l'aurai-je? demanda Dmtrios. + +--Ah! ce sera un peu plus difficile. C'est une gyptienne, tu sais, et +elle ne fait ses deux cents nattes qu'une fois par an, comme les autres +femmes de sa race. Mais moi, je veux mon peigne demain, et tu la tueras +pour l'avoir. Tu as jur un serment. + +Elle fit une petite mine Dmtrios qui regardait la terre. Puis elle +acheva ainsi, trs vite: + +J'ai choisi aussi mon collier. Je veux le collier de perles sept +rangs qui est au cou de l'Aphrodite. + +Dmtrios bondit. + +Ah! cette fois, c'est trop! tu ne te riras pas de moi jusqu' la fin! +Rien, entends-tu, rien! ni le miroir, ni le peigne, ni le collier, tu +n'auras... + +Mais elle lui ferma la bouche avec la main et reprit sa voix cline: + +Ne dis pas cela. Tu sais bien que tu me le donneras aussi. Moi, j'en +suis bien certaine. J'aurai les trois cadeaux. Tu viendras chez moi +demain soir, et aprs demain si tu veux, et tous les soirs. ton heure +je serai l, dans le costume que tu aimeras, farde selon ton got, +coiffe ta guise, prte au dernier de tes caprices. Si tu ne veux que +la tendresse, je te chrirai comme un enfant. Si tu recherches les +volupts rares, je ne refuserai pas les plus douloureuses. Si tu veux le +silence, je me tairai... Quand tu voudras que je chante, ah! tu verras, +Bien-Aim! je sais des chants de tous les pays. J'en sais qui sont doux +comme le bruit des sources, d'autres qui sont terribles comme l'approche +du tonnerre. J'en sais de si nafs et de si frais qu'une jeune fille les +chanterait sa mre; et j'en sais qu'on ne chanterait pas Lampsaque, +j'en sais qu'lephantis aurait rougi d'apprendre, et que je n'oserai +dire que tout bas. Les nuits o tu voudras que je danse, je danserai +jusqu'au matin. Je danserai toute habille, avec ma tunique tranante, +ou sous un voile transparent, ou avec des caleons crevs et un corselet + deux ouvertures pour laisser passer les seins. Mais je t'avais promis +de danser nue? Je danserai nue si tu l'aimes mieux. Nue et coiffe avec +des fleurs, ou nue dans mes cheveux flottants et peinte comme une image +divine. Je sais balancer les mains, arrondir les bras, remuer la +poitrine, offrir le ventre, crisper la croupe, tu verras! Je danse sur +le bout des orteils ou couche sur les tapis. Je sais toutes les danses +d'Aphrodite, celles qu'on danse devant l'Ouranie et celles qu'on danse +devant l'Astart. J'en sais mme qu'on n'ose pas danser... Je te +danserai tous les amours... Quand ce sera fini, tout commencera. Tu +verras! La reine est plus riche que moi, mais il n'y a pas dans tout le +palais une chambre aussi amoureuse que la mienne. Je ne te dis pas ce +que tu y trouveras. Il y a l des choses trop belles pour que je puisse +t'en donner l'ide, et d'autres qui sont trop tranges pour que je sache +les mots pour les dire. Et puis, sais-tu ce que tu verras qui dpasse +tout le reste? Tu verras Chrysis que tu aimes et que tu ne connais pas +encore. Oui, tu n'as vu que mon visage, tu ne sais pas comme je suis +belle. Ah! Ah!... Ah! Ah! Tu auras des surprises... Ah! comme tu joueras +avec le bout de mes seins, comme tu feras plier ma taille sur ton bras, +comme tu trembleras dans l'treinte de mes genoux, comme tu dfailleras +sur mon corps mouvant. Et comme ma bouche sera bonne! Ah! mes +baisers!... + + +Dmtrios jeta sur elle un regard perdu. + +Elle reprit avec tendresse: + +Comment! tu ne veux pas me donner un pauvre vieux miroir d'argent quand +tu auras toute ma chevelure comme une fort d'or dans tes mains? + +Dmtrios voulut la toucher... Elle recula et dit: + +Demain! + +--Tu l'auras, murmura-t-il. + +--Et tu ne veux pas prendre pour moi un peigne d'ivoire qui me plat, +quand tu auras mes deux bras, comme deux branches d'ivoire autour de ton +cou? + +Il essaya de les caresser... Elle les retira en arrire, et rpta: + +Demain! + +--Je l'apporterai, dit-il trs bas. + +--Ah! je le savais bien! cria la courtisane, et tu me donneras encore le +collier de perles sept rangs qui est au cou de l'Aphrodite, et pour +lui je te vendrai tout mon corps qui est comme une nacre entr'ouverte, +et plus de baisers dans ta bouche qu'il n'y a de perles dans la mer! + +Dmtrios, suppliant, tendit la tte... Elle fora vivement son regard +et prta ses luxurieuses lvres... + + +Quand il ouvrit les yeux elle tait dj loin. + +Une petite ombre plus ple courait derrire son voile flottant. + +Il reprit vaguement son chemin vers la ville, baissant le front sous une +inexprimable honte. + + + + +VI + +LES VIERGES + + +L'aube obscure se leva sur la mer. Toutes choses furent teintes de +lilas. Le foyer couvert de flammes, allum sur la tour du Phare, +s'teignit avec la lune. De fugitives lueurs jaunes apparurent dans les +vagues violettes comme des visages de sirnes sous des chevelures +d'algues mauves. Il fit jour tout coup. + + +La jete tait dserte. La ville tait morte. C'tait le jour morose +d'avant la premire aurore, qui claire le sommeil du monde et apporte +les rves nervs du matin. + +Rien n'existait, que le silence. + +Telles que des oiseaux endormis, les longues nefs ranges prs des quais +laissaient pendre leurs rames parallles dans l'eau. La perspective des +rues se dessinait par des lignes architecturales que pas un char, pas un +cheval, pas un esclave ne troublait. Alexandrie n'tait qu'une vaste +solitude, une apparence d'antique cit, abandonne depuis des sicles. + +Or, un lger bruit de pas frmit sur le sol, et deux jeunes filles +parurent, l'une vtue de jaune, l'autre de bleu. + +Elles portaient toutes deux la ceinture des vierges, qui tournait autour +des hanches et s'attachait trs bas, sous leurs jeunes ventres. +C'taient la chanteuse de la nuit et l'une des joueuses de flte. + +La musicienne tait plus jeune et plus jolie que son amie. Aussi ples +que le bleu de sa robe, demi noys sous leurs paupires, ses yeux +souriaient faiblement. Les deux fltes grles pendaient en arrire au +noeud fleuri de son paule. Une double guirlande d'iris autour de ses +jambes arrondies ondulait sous l'toffe lgre et s'attachait sur les +chevilles deux periscelis d'argent. + +Elle dit: + +Myrtocleia, ne sois pas attriste parce que tu as perdu nos tablettes. +Aurais-tu jamais oubli que l'amour de Rhodis est toi, ou peux-tu +penser, mchante, que tu aurais jamais lu seule cette ligne crite par +ma main? Suis-je une de ces mauvaises amies qui gravent sur leur ongle +le nom de leur soeur de lit et vont s'unir une autre, quand l'ongle a +pouss jusqu'au bout? As-tu besoin d'un souvenir de moi quand tu m'as +tout entire et vivante? peine suis-je au temps o les filles se +marient, et cependant je n'avais pas la moiti de mon ge le jour o je +t'ai vue pour la premire fois. Tu te rappelles bien. C'tait au bain. +Nos mres nous tenaient sous les bras et nous balanaient l'une vers +l'autre. Nous avons jou longtemps sur le marbre avant de remettre nos +vtements. Depuis ce jour-l nous ne nous sommes plus quittes, et, cinq +ans aprs, nous nous sommes aimes. Myrtocleia rpondit: + +Il y a un autre premier jour, Rhodis, tu le sais. C'est ce jour-l que +tu avais crit ces trois mots sur mes tablettes en mlant nos noms l'un + l'autre. C'tait le premier. Nous ne le retrouverons plus. Mais +n'importe. Chaque jour est nouveau pour moi, et quand tu t'veilles vers +le soir, il me semble que je ne t'ai jamais vue. Je crois bien que tu +n'es pas une fille: tu es une petite nymphe d'Arcadie qui a quitt les +forts parce que Phobos a tari sa fontaine. Ton corps est souple comme +une branche d'olivier, ta peau est douce comme l'eau en t, l'iris +tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de ltos comme Astart +la figue ouverte. Dans quel bois peupl d'immortels ta mre s'est-elle +endormie, avant ta naissance bienheureuse? Et quel aegipan indiscret, ou +quel dieu de quel divin fleuve s'est uni elle dans l'herbe? Quand nous +aurons quitt cet affreux soleil africain, tu me conduiras vers ta +source, loin derrire Psophis et Phne, dans les vastes forts pleines +d'ombre o l'on voit sur la terre molle la double trace des satyres +mle aux pas lgers des nymphes. L, tu chercheras une roche polie et +tu graveras dans la pierre ce que tu avais crit sur la cire: les trois +mots qui sont notre joie. coute, coute, Rhodis! Par la ceinture +d'Aphrodite, o sont brods tous les dsirs, tous les dsirs me sont +trangers puisque tu es plus que mon rve! Par la corne d'Amaltheia d'o +s'chappent tous les biens du monde, le monde m'est indiffrent puisque +tu es le seul bien que j'aie trouv en lui! Quand je te regarde et quand +je me vois, je ne sais plus pourquoi tu m'aimes en retour. Tes cheveux +sont blonds comme des pis de bl; les miens sont noirs comme des poils +de bouc. Ta peau est blanche comme le fromage des bergers; la mienne est +hle comme le sable sur les plages. Ta poitrine tendre est fleurie +comme l'oranger en automne; la mienne est maigre et strile comme le pin +dans les rochers. Si mon visage s'est embelli, c'est force de t'avoir +aime. Rhodis, tu le sais, ma virginit singulire est semblable aux +lvres de Pan mangeant un brin de myrte; la tienne est rose et jolie +comme la bouche d'un petit enfant. Je ne sais pas pourquoi tu m'aimes; +mais si tu cessais de m'aimer un jour, si, comme ta soeur Thano qui +joue de la flte auprs de toi, tu restais jamais coucher dans les +maisons o l'on nous emploie, alors je n'aurais mme pas la pense de +dormir seule dans notre lit, et tu me trouverais, en rentrant, trangle +avec ma ceinture. + +Les longs yeux de Rhodis se remplirent de larmes et de sourire, tant +l'ide tait cruelle et folle. Elle posa son pied sur une borne: + +Mes fleurs me gnent entre les jambes. Dfais-les, Myrto adore. J'ai +fini de danser pour cette nuit. + +La chanteuse eut un haut-le-corps. + +Oh! c'est vrai. Je les avais oublis dj, ces hommes et ces filles. +Ils vous ont fait danser toutes deux, toi dans cette robe de Cs qui est +transparente comme l'eau, et ta soeur nue avec toi. Si je ne t'avais pas +dfendue, ils t'auraient prise comme une prostitue, comme ils ont pris +ta soeur devant nous, dans la mme chambre... Oh! quelle abomination! +Entendais-tu ses cris et ses plaintes! Comme l'amour de l'homme est +douloureux! + +Elle se mit genoux prs de Rhodis et dtacha les deux guirlandes, puis +les trois fleurs places plus haut, en mettant un baiser la place de +chacune. Quand elle se releva, l'enfant la prit par le cou et dfaillit +sur sa bouche. + +Myrto, tu n'es pas jalouse de tous ces dbauchs? Que t'importe qu'ils +m'aient vue? Thano leur suffit, je la leur ai laisse. Ils ne m'auront +pas, Myrto chrie. Ne sois pas jalouse d'eux. + +--Jalouse!... Je suis jalouse de tout ce qui t'approche. Pour que tes +robes ne t'aient pas seule, je les mets quand tu les as portes. Pour +que les fleurs de tes cheveux ne restent pas amoureuses de toi, je les +livre aux courtisanes pauvres qui les souilleront dans l'orgie. Je ne +t'ai jamais rien donn afin que rien ne te possde. J'ai peur de tout ce +que tu touches et je hais tout ce que tu regardes. Je voudrais tre +toute ma vie entre les murs d'une prison o il n'y ait que toi et moi, +et m'unir toi si profondment, te cacher si bien dans mes bras, que +pas un oeil ne t'y souponne. Je voudrais tre le fruit que tu manges, +le parfum qui te plat, le sommeil qui entre sous tes paupires, l'amour +qui te fait crisper les membres. Je suis jalouse du bonheur que je te +donne, et cependant je voudrais te donner jusqu' celui que j'ai par +toi. Voil de quoi je suis jalouse; mais je ne redoute pas tes +matresses d'une nuit quand elles m'aident satisfaire tes dsirs de +petite fille; quant aux amants, je sais bien que tu ne peux pas aimer +l'homme, l'homme intermittent et brutal. + +Rhodis s'cria sincrement: + +J'irais plutt, comme Nausitho, sacrifier ma virginit au dieu Priape +qu'on adore Thasos. Mais pas ce matin, mon chri. J'ai dans trop +longtemps, je suis trs fatigue. Je voudrais tre rentre, dormir sur +ton bras. + +Elle sourit et continua: + +Il faudrait dire Thano que notre lit n'est plus pour elle. Nous lui +en ferons un autre droite de la porte. Aprs ce que j'ai vu cette +nuit, je ne pourrais plus l'embrasser. Myrto, c'est vraiment horrible. +Est-il possible qu'on s'aime ainsi? C'est cela qu'ils appellent l'amour? + +--C'est cela. + +--Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas. + +Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble. + +Le vent mlait leurs cheveux. + + + + +VII + +LA CHEVELURE DE CHRYSIS + + +Tiens, dit Rhodis, regarde! Quelqu'un. + +La chanteuse regarda: une femme, loin d'elles, marchait rapidement sur +le quai. + + +Je la reconnais, reprit l'enfant. C'est Chrysis. Elle a sa robe jaune. + +--Comment, elle est dj habille? + +--Je n'y comprends rien. D'ordinaire elle ne sort pas avant midi; et le +soleil est peine lev. Il lui est venu quelque chose. Un bonheur sans +doute; elle a si grande chance. + +Elles allrent sa rencontre, et lui dirent: + +Salut, Chrysis. + +--Salut. Depuis combien de temps tes-vous ici? + +--Je ne sais pas. Il faisait dj jour quand nous sommes arrives. + +--Il n'y avait personne sur la jete? + +--Personne. + +--Pas un homme? vous tes sres? + +--Oh! trs sres. Pourquoi demandes-tu cela? + +Chrysis ne rpondit rien. Rhodis reprit: + +Tu voulais voir quelqu'un? + +--Oui... peut-tre... je crois qu'il vaut mieux que je ne l'aie pas vu. +Tout est bien. J'avais tort de revenir; je n'ai pas pu m'en empcher. + +--Mais qu'est-ce qui se passe, Chrysis, nous le diras-tu? + +--Oh! non. + +--Mme nous? mme nous, tes amies? + +--Vous le saurez plus tard, avec toute la ville. + +--C'est aimable. + +--Un peu avant, si vous y tenez; mais ce matin, c'est impossible. Il se +passe des choses extraordinaires, mes enfants. Je meurs d'envie de vous +les dire; mais il faut que je me taise. Vous alliez rentrer? Venez +coucher avec moi. Je suis toute seule. + +--Oh! Chrys, Chrysidion, nous sommes si fatigues! Nous allions +rentrer, en effet, mais c'tait bien pour dormir. + +--Eh bien! vous dormirez ensuite. Aujourd'hui, c'est la veille des +Aphrodisies. Est-ce un jour o l'on se repose? Si vous voulez que la +desse vous protge et vous rende heureuses l'an prochain, il faut +arriver au temple avec des paupires sombres comme des violettes, et des +joues blanches comme des lys. Nous y songerons; venez avec moi. + +Elle les prit toutes deux plus haut que la ceinture, et refermant ses +mains caressantes sur leurs petits seins presque nus, elle les emmena +d'un pas press. + + +Rhodis, cependant, restait proccupe. + +Et quand nous serons dans ton lit, reprit-elle, tu ne nous diras pas +encore ce qui t'arrive, ce que tu attends? + +--Je vous dirai beaucoup de choses, tout ce qu'il vous plaira; mais +cela, je le tairai. + +--Mme quand nous serons dans tes bras, toutes nues, et sans lumire? + +--N'insiste pas, Rhodis. Tu le sauras demain. Attends jusqu' demain. + +--Tu vas tre trs heureuse? ou trs puissante? + +--Trs puissante. + +Rhodis ouvrit de grands yeux et s'cria: + +Tu couches avec la reine! + +--Non, dit Chrysis en riant; mais je serai aussi puissante qu'elle. +As-tu besoin de moi? Dsires-tu quelque chose? + +--Oh! oui! + +Et l'enfant redevint songeuse. + +Eh bien, qu'est-ce que c'est? interrogea Chrysis. + +--C'est une chose impossible. Pourquoi la demanderais-je? + +Myrtocleia parla pour elle: + + phse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges +comme Rhodis et moi sont amoureuses l'une de l'autre, la loi leur permet +de s'pouser. Elles vont toutes les deux au temple d'Athna, consacrer +leur double ceinture; puis au sanctuaire d'Iphino, donner une boucle +mle de leurs cheveux, et enfin sous le pristyle de Dionysos, o l'on +remet la plus mle un petit couteau d'or affil et un linge blanc pour +tancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiance est amene + sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son mari et la +paranymphe, environne de torches et de joueuses de flte. Et dsormais +elles ont tous les droits des poux; elles peuvent adopter des petites +filles et les mler leur vie intime. Elles sont respectes. Elles ont +une famille. Voil le rve de Rhodis. Mais ici ce n'est pas la +coutume... + +--On changera la loi, dit Chrysis; mais vous vous pouserez, j'en fais +mon affaire. + +--Oh! Est-ce vrai? s'cria la petite, rouge de joie. + +--Oui; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que +Myrto a tout ce qu'il faut pour en donner l'illusion. Tu es heureuse, +Rhodis, d'avoir une telle amie. Quoi qu'on en dise, elles sont rares. + + +Elles taient arrives la porte, o Djala, assise sur le seuil, +tissait une serviette de lin. L'esclave se leva pour les laisser passer, +et entra sur leurs pas. + +En un instant les deux joueuses de flte eurent quitt leurs simples +vtements. Elles se firent l'une l'autre des ablutions minutieuses +dans une vasque de marbre vert qui se dversait dans le bassin. Puis +elles se roulrent sur le lit. + +Chrysis les regardait sans voir. Les moindres paroles de Dmtrios se +rptaient, mot pour mot, dans sa mmoire, indfiniment. Elle ne sentit +pas que Djala, en silence, dnouait et droulait son long voile de +safran, dbouclait la ceinture, ouvrait les colliers, tirait les bagues, +les sceaux, les anneaux, les serpents d'argent, les pingles d'or; mais +le chatoiement de la chevelure retombe la rveilla vaguement. + +Elle demanda son miroir. + +Prenait-elle peur de ne pas tre assez belle pour retenir ce nouvel +amant--car il fallait le retenir--aprs les folles entreprises qu'elle +avait exiges de lui? Ou voulait-elle, par l'examen de chacune de ses +beauts, calmer quelques inquitudes et motiver sa confiance? + +Elle approcha son miroir de toutes les parties de son corps en les +touchant l'une aprs l'autre. Elle jugea la blancheur de sa peau, estima +sa douceur par de longues caresses, sa chaleur par des treintes. Elle +prouva la plnitude de ses seins, la fermet de son ventre, +l'troitesse de sa chair. Elle mesura sa chevelure et en considra +l'clat. Elle essaya la force de son regard, l'expression de sa bouche, +le feu de son haleine, et du bord de l'aisselle jusqu'au pli du coude, +elle fit traner avec lenteur un baiser le long de son bras nu. + +Une motion extraordinaire, faite de surprise et d'orgueil, de certitude +et d'impatience, la saisit au contact de ses propres lvres. Elle tourna +sur elle-mme comme si elle cherchait quelqu'un, mais, dcouvrant sur +son lit les deux phsiennes oublies, elle sauta au milieu d'elles, les +spara, les treignit avec une sorte de furie amoureuse, et sa longue +chevelure d'or enveloppa les trois jeunes ttes. + + + + +LIVRE II + + + + +I + +LES JARDINS DE LA DESSE + + +Le temple d'Aphrodite-Astart s'levait en dehors des portes de la +ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d'ombre, o l'eau du +Nil, amene par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de +prodigieuses verdures. + +Cette fort fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, +ces prs sombres, avaient t crs dans le dsert plus de deux sicles +auparavant par le premier des Ptolmes. Depuis, les sycomores plants +par ses ordres taient devenus gigantesques; sous l'influence des eaux +fcondes, les pelouses avaient cr en prairies; les bassins s'taient +largis en tangs; la nature avait fait d'un parc une contre. + +Les jardins taient plus qu'une valle, plus qu'un pays, plus qu'une +patrie: ils taient un monde complet ferm par des limites de pierre et +rgi par une desse, me et centre de cet univers. Tout autour s'levait +une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de +trente-deux pieds. Ce n'tait pas un mur, c'tait une cit colossale, +faite de quatorze cents maisons. Un nombre gal de prostitues habitait +cette ville sainte et rsumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples +diffrents. + +Le plan des maisons sacres tait uniforme et tel: la porte, de cuivre +rouge (mtal vou la desse), portait un phallos en guise de marteau, +qui frappait un contre-heurtoir en relief, image du sexe fminin; et +au-dessous tait grav le nom de la courtisane avec les initiales de la +phrase usuelle: + + [Grec: .X.E + KOCHLIS + P.P.P] + +De chaque ct de la porte s'ouvraient deux chambres en forme de +boutiques, c'est--dire sans mur du ct des jardins. Celle de droite +dite chambre expose, tait le lieu o la courtisane pare sigeait +sur une cathdre haute l'heure o les hommes arrivaient. Celle de +gauche tait la disposition des amants qui dsiraient passer la nuit +en plein air, sans cependant coucher dans l'herbe. + +La porte ouverte, un corridor donnait accs dans une vaste cour dalle +de marbre dont le milieu tait occup par un bassin de forme ovale. Un +pristyle entourait d'ombre cette grande tache de lumire et protgeait +par une zone de fracheur l'entre des sept chambres de la maison. Au +fond s'levait l'autel, qui tait de granit rose. + +Toutes les femmes avaient apport de leur pays une petite idole de la +desse, et, pose sur l'autel domestique, elles l'adoraient dans leur +langue, sans se comprendre jamais entre elles. Lachm, Aschthoreth, +Vnus, Ischtar, Freia, Mylitta, Cypris, tels taient les noms religieux +de leur Volupt divinise. Quelques-unes la vnraient sous une forme +symbolique: un galet rouge, une pierre conique, un grand coquillage +pineux. La plupart levaient sur un socle de bois tendre une statuette +grossire aux bras maigres, aux seins lourds, aux hanches excessives et +qui dsignait de la main son ventre fris en delta. Elles couchaient +ses pieds une branche de myrte, semaient l'autel de feuilles de rose, et +brlaient un petit grain d'encens pour chaque voeu exauc. Elle tait +confidente de toutes leurs peines, tmoin de tous leurs travaux, cause +suppose de tous leurs plaisirs. Et leur mort on la dposait dans leur +petit cercueil fragile, comme gardienne de leur spulture. + +Les plus belles parmi ces filles venaient des royaumes d'Asie. Tous les +ans, les vaisseaux qui portaient Alexandrie les prsents des +tributaires ou des allis dbarquaient avec les ballots et les outres +cent vierges choisies par les prtres pour le service du jardin sacr. +C'taient des Mysiennes et des Juives, des Phrygiennes et des Crtoises, +des filles d'Ecbatane et de Babylone, et des bords du golfe des Perles, +et des rives religieuses du Gange. Les unes taient blanches de peau, +avec des visages de mdailles et des poitrines inflexibles; d'autres, +brunes comme la terre sous la pluie, portaient des anneaux d'or passs +dans les narines et secouaient sur leurs paules des chevelures courtes +et sombres. + +Il en venait de plus loin encore: des petits tres menus et lents, dont +personne ne savait la langue et qui ressemblaient des singes jaunes. +Leurs yeux s'allongeaient vers les tempes; leurs cheveux noirs et droits +se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides +comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l'amour, +mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagres, +on les voyait jouer entre elles assises sur leurs petits pieds et +s'amuser purilement. + +Dans une prairie solitaire, les filles blondes et roses des peuples du +nord vivaient en troupeau, couches sur les herbes. C'taient des +Sarmates triple tresse, aux jambes robustes, aux paules carres, qui +se faisaient des couronnes avec des branches d'arbre et luttaient corps + corps pour se divertir; des Scythes camuses, mamelues, velues qui ne +s'accouplaient qu'en posture de btes; des Teutonnes gigantesques qui +terrifiaient les gyptiens par leurs cheveux ples comme ceux des +vieillards et leurs chairs plus molles que celles des enfants; des +Gauloises rousses comme des vaches et qui riaient sans raison; de jeunes +Celtes aux yeux verts de mer et qui ne sortaient jamais nues. + +Ailleurs, les Ibres aux seins bruns se runissaient pendant le jour. +Elles avaient des chevelures pesantes qu'elles coiffaient avec +recherche, et des ventres nerveux qu'elles n'pilaient point. Leur peau +ferme et leur croupe forte taient gotes des Alexandrins. On les +prenait comme danseuses aussi souvent que comme matresses. + +Sous l'ombre large des palmiers habitaient les filles d'Afrique: les +Numides voiles de blanc, les Carthaginoises vtues de gazes noires, les +Ngresses enveloppes de costumes multicolores. + +Elles taient quatorze cents. + +Quand une femme tait entre l, elle n'en sortait plus jamais, qu'au +premier jour de sa vieillesse. Elle donnait au temple la moiti de son +gain, et le reste devait lui suffire pour ses repas et pour ses parfums. + +Elles n'taient pas des esclaves, et chacune possdait vraiment une des +maisons de la terrasse; mais toutes n'taient pas galement aimes, et +les plus heureuses, souvent, trouvaient acheter des maisons voisines +que leurs habitantes vendaient pour ne pas maigrir de faim. Celles-ci +transportaient alors leur statuette obscne dans le parc et cherchaient +un autel fait d'une pierre plate, dans un coin qu'elles ne quittaient +plus. Les marchands pauvres savaient cela et s'adressaient plus +volontiers celles qui couchaient ainsi sur la mousse prs de leurs +sanctuaires en plein vent; mais parfois ceux-l mmes ne se prsentaient +pas, et alors les pauvres filles unissaient leur misre deux deux par +des amitis passionnes qui devenaient des amours presque conjugales, +mnages o l'on partageait tout, jusqu' la dernire loque de laine, et +o d'alternatives complaisances consolaient des longues chastets. + +Celles qui n'avaient pas d'amies s'offraient comme esclaves volontaires +chez leurs camarades plus recherches. Il tait interdit que celles-ci +eussent leur service plus de douze de ces pauvres filles; mais on +citait vingt-deux courtisanes qui atteignaient le maximum et s'taient +choisi parmi toutes les races une domesticit bariole. + +Au hasard des amants si elles concevaient un fils, on l'levait dans +l'enceinte du temple la contemplation de la forme parfaite et au +service de sa divinit.--si elles accouchaient d'une fille, l'enfant +naissait pour la desse. Le premier jour de sa vie, on clbrait son +mariage avec le fils de Dionysos, et l'Hirophante la dflorait lui-mme +avec un petit couteau d'or, car la virginit dplat l'Aphrodite. Plus +tard, elle entrait au Didascalion, grand monument-cole situ derrire +le temple, et o les petites filles apprenaient en sept classes la +thorie et la mthode de tous les arts rotiques: le regard, l'treinte, +les mouvements du corps, les complications de la caresse, les procds +secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. L'lve choisissait +librement le jour de sa premire exprience, parce que le dsir est un +ordre de la desse, qu'il ne faut pas contrarier; on lui donnait ce +jour-l l'une des maisons de la Terrasse; et quelques-unes de ces +enfants, qui n'taient mme pas nubiles, comptaient parmi les plus +infatigables et les plus souvent rclames. + +L'intrieur du Didascalion, les sept classes, le petit thtre et le +pristyle de la cour taient orns de quatre-vingt-douze fresques qui +rsumaient l'enseignement de l'amour. C'tait l'oeuvre de toute une vie +d'homme: Clochars d'Alexandrie, fils naturel et disciple d'Apelles, +les avait acheves en mourant.--Rcemment, la reine Brnice, qui +s'intressait beaucoup la clbre cole et y envoyait ses jeunes +soeurs, avait command Dmtrios une srie de groupes de marbre afin +de complter la dcoration: mais un seul, jusqu'alors, avait t pos +dans la classe enfantine. + + la fin de chaque anne, en prsence de toutes les courtisanes runies, +un grand concours avait lieu, qui excitait dans cette foule de femmes +une mulation extraordinaire, car les douze prix dcerns donnaient +droit la plus suprme gloire qu'elles pussent rver: l'entre au +Cotytteion. + +Ce dernier monument tait envelopp de tant de mystres qu'on n'en peut +donner aujourd'hui une description dtaille. Nous savons seulement +qu'il tait compris dans le pribole et qu'il avait la forme d'un +triangle dont la base tait un temple de la desse Cottyto, au nom de +qui s'accomplissaient d'effrayantes dbauches inconnues. Les deux autres +cts du monument se composaient de dix-huit maisons; trente-six +courtisanes habitaient l, si recherches des amants riches qu'elles ne +se donnaient pas moins de deux mines: c'taient les Baptes +d'Alexandrie. Une fois le mois, la pleine lune, elles se runissaient +dans l'enceinte close du temple, affoles par des boissons +aphrodisiaques, et ceintes des phallos canoniques. La plus ancienne des +trente-six devait prendre une dose mortelle du terrible philtre +rotogne. La certitude de sa mort prompte lui faisait tenter sans +effroi toutes les volupts dangereuses devant lesquelles les vivantes +reculent. Son corps, de toute part cumant, devenait le centre et le +modle de la tournoyante orgie; au milieu des hurlements longs, des +cris, des larmes et des danses, les autres femmes nues l'treignaient, +mouillaient sa sueur leurs cheveux, se frottaient sa peau brlante +et puisaient de nouvelles ardeurs dans le spasme ininterrompu de cette +furieuse agonie. Trois ans ces femmes vivaient ainsi, et la fin du +trente-sixime mois, telle tait l'ivresse de leur fin. + +D'autres sanctuaires moins vnrs avaient t levs par les femmes en +l'honneur des autres noms de la multiforme Aphrodite. Il y avait mme un +autel consacr l'Ouranienne et qui recevait les chastes voeux des +courtisanes sentimentales; un autre l'Apostrophia, qui faisait oublier +les amours malheureuses; un autre la Chrysea, qui attirait les amants +riches; un autre la Gntyllis, qui protgeait les filles enceintes; +un autre la Coliade, qui approuvait des passions grossires; car tout +ce qui touchait l'amour tait pit pour la desse. Mais les autels +particuliers n'avaient d'efficace et de vertu qu' l'gard des petits +dsirs. On les servait au jour le jour, leurs faveurs taient +quotidiennes et leur commerce familier. Les suppliantes exauces +dposaient sur eux de simples fleurs; celles qui n'taient pas contentes +les souillaient de leurs excrments. Ils n'taient ni consacrs ni +entretenus par les prtres, et par consquent leur profanation tait +irrprhensible. + + +Tout autre tait la discipline du temple. + +Le temple, le Grand-Temple de la Grande-Desse, le lieu le plus saint de +toute l'gypte, l'inviolable Astarteon, tait un difice colossal de +trois cent trente-six pieds de longueur, lev sur dix-sept marches au +sommet des jardins. Ses portes d'or taient gardes par douze +hirodoules hermaphrodites, symbole des deux objets de l'amour et des +douze heures de la nuit. + + +L'entre n'tait pas tourne vers l'Orient, mais dans la direction de +Paphos, c'est--dire vers le nord-ouest; jamais les rayons du soleil ne +pntraient directement dans le sanctuaire de la grande Immortelle +nocturne. Quatre-vingt-six colonnes soutenaient l'architrave; elles +taient teintes de pourpre jusqu' mi-taille, et toute la partie +suprieure se dgageait de ces vtements rouges avec une blancheur +ineffable, comme des torses de femmes debout. + +Entre l'pistyle et le cornis, le long zoophore en ceinture droulait +son ornementation bestiale, rotique et fabuleuse; on y voyait des +centauresses montes par des talons, des chvres bouquines par des +satyres maigres, des vierges saillies par des taureaux monstres, des +naades couvertes par des cerfs, des bacchantes aimes par des tigres, +des lionnes saisies par des griffons. La grande multitude des tres se +ruait ainsi, souleve par l'irrsistible passion divine. Le mle se +tendait, la femelle s'ouvrait, et dans la fusion des sources cratrices +s'veillait le premier frmissement de la vie. La foule des couples +obscurs s'cartait parfois au hasard autour d'une scne immortelle: +Europe incline supportant le bel animal olympien; Lda guidant le cygne +robuste entre ses jeunes cuisses flchies. Plus loin, l'insatiable +Sirne puisait Glaucos expirant; le dieu Pan possdait debout une +hamadryade chevele; la Sphinge levait sa croupe au niveau du cheval +Pgase,--et, l'extrmit de la frise, le sculpteur lui-mme s'tait +figur devant la desse Aphrodite, modelant d'aprs elle, dans la cire +molle, les replis d'un ctis parfait, comme si tout son idal de beaut, +de joie et de vertu s'tait rfugi ds longtemps dans cette fleur +prcieuse et fragile. + + + + +II + +MELITTA + + +Purifie-toi, tranger. + +--J'entrerai pur, dit Dmtrios. + +Du bout de ses cheveux tremps dans l'eau, la jeune gardienne de la +porte lui mouilla d'abord les paupires, puis les lvres et les doigts, +afin que son regard ft sanctifi, ainsi que le baiser de sa bouche et +la caresse de ses mains. + +Et il s'avana dans le bois d'Aphrodite. + + travers les branches devenues noires, il apercevait au couchant un +soleil de pourpre sombre qui n'blouissait plus les yeux. C'tait le +soir du mme jour o la rencontre de Chrysis avait dsorient sa vie. + +L'me fminine est d'une simplicit laquelle les hommes ne peuvent +croire. O il n'y a qu'une ligne droite ils cherchent obstinment la +complexit d'une trame: ils trouvent le vide et s'y perdent. C'est ainsi +que l'me de Chrysis, claire comme celle d'un petit enfant, parut +Dmtrios plus mystrieuse qu'un problme de mtaphysique. En quittant +cette femme sur la jete, il rentra chez lui comme en rve, incapable de +rpondre toutes les questions qui l'assigeaient. Que voulait-elle +faire de ces trois cadeaux? Il tait impossible qu'elle portt ni +qu'elle vendt un miroir clbre vol, le peigne d'une femme assassine, +le collier de perles de la desse. En les conservant chez elle, elle +s'exposerait chaque jour une dcouverte fatale. Alors pourquoi les +demander? pour les dtruire? Il savait trop bien que les femmes ne +jouissent pas des choses secrtes et que les vnements heureux ne +commencent les rjouir que le jour o ils sont connus. Et puis, par +quelle divination, par quelle profonde clairvoyance l'avait-elle jug +capable d'accomplir pour elle trois actions aussi extraordinaires? + +Assurment, s'il l'avait voulu, Chrysis enleve de chez elle, livre +sa merci, ft devenue sa matresse, sa femme ou son esclave, au choix. +Il avait mme la libert de la dtruire, simplement. Les rvolutions +antrieures avaient frquemment habitu les citoyens aux morts +violentes, et nul ne se ft inquit d'une courtisane disparue. Chrysis +devait le savoir, et pourtant elle avait os... + + +Plus il pensait elle, plus il lui savait gr d'avoir si joliment vari +le dbat des propositions. Combien de femmes, et qui la valaient, +s'taient prsentes maladroitement! Celle-l, que demandait-elle? ni +amour, ni or, ni bijoux, mais trois crimes invraisemblables! Elle +l'intressait vivement. Il lui avait offert tous les trsors de +l'gypte: il sentait bien, prsent, que si elle les et accepts, elle +n'aurait pas reu deux oboles, et il se serait lass d'elle avant mme +de l'avoir connue. Trois crimes taient un salaire assurment inusit; +mais elle tait digne de le recevoir puisqu'elle tait femme l'exiger, +et il se promit de continuer l'aventure. + +Pour n'avoir pas le temps de revenir sur ses fermes rsolutions, il alla +le jour mme chez Bacchis, trouva la maison vide, prit le miroir +d'argent et s'en fut aux jardins. + +Fallait-il entrer directement chez la seconde victime de Chrysis? +Dmtrios ne le pensa pas. La prtresse Touni, qui possdait le fameux +peigne d'ivoire, tait si charmante et si faible qu'il craignit de se +laisser toucher s'il se rendait auprs d'elle sans une prcaution +pralable. Il retourna sur ses pas et longea la Grande-Terrasse. + +Les courtisanes taient en montre dans leurs chambres exposes, comme +des fleurs l'talage. Leurs attitudes et leurs costumes n'avaient pas +moins de diversit que leurs ges, leurs types et leurs races. Les plus +belles, selon la tradition de Phryn, ne laissant dcouvert que +l'ovale de leur visage, se tenaient enveloppes des cheveux aux talons +dans leur grand vtement de laine fine. D'autres avaient adopt la mode +des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystrieusement +leurs beauts comme travers une eau limpide on discerne les mousses +vertes en taches d'ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme +n'avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu' la ceinture et +cambraient le torse en avant pour faire apprcier la fermet de leurs +seins. Mais les plus mres, sachant combien les traits du visage fminin +vieillissent plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes +nues, portant leurs mamelles dans leurs mains, et elles cartaient leurs +cuisses alourdies, comme s'il leur fallait prouver qu'elles taient +encore des femmes. + +Dmtrios passait devant elles trs lentement et ne se lassait pas +d'admirer. + +Il ne lui tait jamais arriv de voir la nudit d'une femme sans une +motion intense. Il ne comprenait ni le dgot devant les jeunesses +trpasses, ni l'insensibilit devant les trop petites filles. Toute +femme, ce soir-l, aurait pu le charmer. Pourvu qu'elle restt +silencieuse et ne tmoignt pas plus d'ardeur que le minimum exig par +la politesse du lit, il la dispensait d'tre belle. Bien plus, il +prfrait qu'elle et un corps grossier, car plus sa pense s'arrtait +sur des formes accomplies, plus son dsir s'loignait d'elles. Le +trouble que lui donnait l'impression de la beaut vivante tait une +sensualit exclusivement crbrale qui rduisait nant l'excitation +gnsique. Il se souvenait avec angoisse d'tre rest toute une heure +impuissant comme un vieillard prs de la femme la plus admirable qu'il +et jamais tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-l, il avait appris + choisir des matresses moins pures. + +Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas? + +Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne +dshabillait jamais deux fois la mme fille. C'tait le seul principe +qu'il suivt pendant ses visites aux jardins. Une femme qu'on n'a pas +encore eue a quelque chose d'une vierge; mais quel bon rsultat, quelle +surprise attendre d'un deuxime rendez-vous? C'est dj presque le +mariage. Dmtrios ne s'exposait pas aux dsillusions de la seconde +nuit. La reine Brnice suffisait ses rares vellits conjugales, et +en dehors d'elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice +de l'indispensable adultre. + +Clnarion! + +--Gnathn! + +--Plango! + +--Mnas! + +--Crbyl! + +--Ioessa! + +Elles criaient leurs noms sur son passage et quelques-unes y ajoutaient +l'affirmation de leur nature ardente ou l'offre d'une pratique anormale. +Dmtrios suivait le chemin; il se disposait, selon son habitude, +prendre au hasard, dans le troupeau, quand une petite fille toute vtue +de bleu pencha la tte sur l'paule, et lui dit doucement, sans se +lever: + +Il n'y a pas moyen? + +L'imprvu de cette formule le fit sourire. Il s'arrta. + +Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis. + +La petite, d'un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux +coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir. + +Gorg, dit la petite, j'ai quelqu'un; vite, du vin de Crte, des +gteaux, et fais le lit. + +Elle se retourna vers Dmtrios. + +Tu n'as pas besoin de satyrion? + +--Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as? + +--Il le faut bien, fit l'enfant, on m'en demande plus souvent que tu ne +penses. Viens par ici: prends garde aux marches, il y en a une qui est +use. Entre dans ma chambre, je vais revenir. + +La chambre tait tout fait simple, comme celles des courtisanes +novices. Un grand lit, un second lit de repos, quelques tapis et +quelques siges la meublaient insuffisamment; mais par une grande baie +ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade d'Alexandrie. +Dmtrios resta debout et regarda la ville lointaine. + + +Soleils couchants derrire les ports! gloires incomparables des cits +maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle me bruyante de +douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence! Quels pas ne se +sont arrts, quelle volupt ne s'est suspendue, quelle voix ne s'est +teinte devant vous!... Dmtrios regardait: une houle de flamme +torrentielle semblait sortir du soleil moiti plong dans la mer et +couler directement jusqu' la rive courbe du bois d'Aphrodite. De l'un +l'autre des deux horizons, la gamme somptueuse de la pourpre envahissait +la Mditerrane, par zones de nuances sans transitions, du rouge d'or au +violet froid. Entre cette splendeur mouvante et le miroir tourbeux du +lac Marotis, la masse blanche de la ville tait toute vtue de reflets +zinzolins. Les orientations diverses de ses vingt mille maisons plates +la mouchetaient merveilleusement de vingt mille taches de couleur, en +mtamorphose perptuelle selon les phases dcroissantes du rayonnement +occidental. Cela fut rapide et incendiaire; puis le soleil s'engloutit +presque soudainement et le premier reflux de la nuit fit flotter sur +toute la terre un frisson, une brise voile, uniforme et transparente. + +Voil des figues, voil des gteaux, un rayon de miel, du vin, une +femme. Il faut manger les figues pendant qu'il fait jour, et la femme +quand on n'y voit plus! + +C'tait la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune +homme, se mit cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrire la +tte, assura dans ses cheveux chtains une rose qui allait glisser. + +Dmtrios eut malgr lui une exclamation de surprise: elle tait +compltement nue, et, ainsi dpouille de la robe bouffante, son petit +corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si troit de +hanches, si visiblement impubre, que Dmtrios se sentit pris de piti, +comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d'homme +une pouliche trop dlicate. + +Mais tu n'es pas femme! s'cria-t-il. + +--Je ne suis pas femme! Par les deux desses, qu'est-ce que je suis, +alors? un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe? + +--Quel ge as-tu? + +--Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis ne dans les +jardins. Ma mre est Milsienne. C'est Pythias, qu'on appelle la Chvre. +Veux-tu que je l'envoie chercher, si tu me trouves trop petite? Elle a +la peau douce, maman, elle est belle. + +--Tu as t au Didascalion? + +--J'y suis encore, dans la sixime classe. J'aurai fini l'anne +prochaine; ce ne sera pas trop tt. + +--Est-ce que tu t'y ennuies? + +--Ah! si tu savais comme les matresses sont difficiles! Elles font +recommencer vingt-cinq fois la mme leon! des choses tout fait +inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour +rien; moi, je n'aime pas a. Tiens, prends une figue; pas celle-l, elle +n'est pas mre. Je t'apprendrai une nouvelle manire de les manger: +regarde. + +--Je la connais. C'est plus long et ce n'est pas meilleur. Je vois que +tu es une bonne lve. + +--Oh! ce que je sais, je l'ai appris toute seule. Les matresses +voudraient faire croire qu'elles sont plus fortes que nous. Elles ont +plus de main, c'est possible, mais elles n'ont rien invent. + +--Tu as beaucoup d'amants? + +--Tous trop vieux; c'est invitable. Les jeunes gens sont si btes! Ils +n'aiment que les femmes de quarante ans. J'en vois passer quelquefois +qui sont jolis comme des Ers, et si tu voyais ce qu'ils choisissent? +des hippopotames. C'est faire plir. J'espre bien que je ne vivrai +pas jusqu' l'ge de ces femmes-l. Je serais trop honteuse de me +dshabiller. C'est que je suis si contente, vois-tu, si contente d'tre +encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tt. Il me semble +que le premier mois o je verrai mon sang couler, je me croirai dj +prs de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t'aime bien. + +Ici la conversation prit une tournure moins pose, sinon plus +silencieuse, et Dmtrios s'aperut vite que ses scrupules n'taient pas +de mise auprs d'une petite personne dj si bien renseigne. Elle +semblait se rendre compte qu'elle n'tait qu'une pture un peu maigre +pour un apptit de jeune homme, et elle droutait son amant par une +prodigieuse activit d'attouchements furtifs, qu'il ne pouvait ni +prvoir, ni permettre, ni diriger, et qui ne lui laissaient jamais le +repos d'une treinte aimante. Le petit corps agile et ferme se +multipliait autour de lui, s'offrait et se refusait, glissait, tournait, +luttait. la fin, ils se saisirent. Mais cette demi-heure ne fut qu'un +long jeu. + +Elle sauta du lit la premire, trempa son doigt dans la coupe de miel et +s'en barbouilla les lvres; puis, avec mille efforts pour ne pas rire, +elle se pencha sur Dmtrios en frottant sa bouche sur la sienne. Ses +boucles rondes dansaient de chaque ct de leurs joues. Le jeune homme +sourit et s'accouda: + +Comment t'appelles-tu? dit-il. + +--Melitta. Tu n'avais pas vu mon nom sur la porte? + +--Je n'avais pas regard. + +--Tu pouvais le voir dans ma chambre. Ils l'ont tous crit sur mes murs. +Je serai bientt oblige de les faire repeindre. + +Dmtrios leva la tte: les quatre panneaux de la pice taient couverts +d'inscriptions. + +Tiens, c'est curieux, dit-il. On peut lire? + +--Oh! si tu veux. Je n'ai pas de secrets. + +Il lut. Le nom de Melitta se trouvait l plusieurs fois rpt avec des +noms d'hommes et des dessins barbares. Des phrases tendres, obscnes ou +comiques, s'enchevtraient bizarrement. Des amants se vantaient de leur +vigueur, ou dtaillaient les charmes de la petite courtisane, ou encore +se moquaient de ses bonnes camarades. Tout cela n'tait gure +intressant que comme tmoignage crit d'une abjection gnrale. Mais, +vers la fin du panneau de droite, Dmtrios eut un sursaut. + +Qui est-ce? Qui est-ce? Dis-moi! + +--Mais qui? quoi? o cela? dit l'enfant. Qu'est-ce que tu as? + +--Ici. Ce nom-l. Qui a crit cela? + +Et son doigt s'arrta sous cette double ligne: + + [Grec: MELITTA .L. CHRYSIDA + CHRYSIS .L. MELITTAN] + +Ah! rpondit-elle, a, c'est moi. C'est moi qui l'ai crit. + +--Mais qui est-ce, cette Chrysis? + +--C'est ma grande amie. + +--Je m'en doute bien. Ce n'est pas cela que je te demande. Quelle +Chrysis? Il y en a beaucoup. + +--La mienne, c'est la plus belle. Chrysis de Galile. + +--Tu la connais! tu la connais! Mais parle-moi donc! D'o vient-elle? o +demeure-t-elle? qui est son amant? dis-moi tout! + +Il s'assit sur le lit de repos et prit la petite sur ses genoux. + +Tu es donc amoureux? dit-elle. + +--Peu t'importe. Raconte-moi ce que tu sais, je suis press de tout +apprendre. + +--Oh! Je ne sais rien du tout. C'est court. Elle est venue deux fois +chez moi, et tu penses que je ne lui ai pas demand de renseignements +sur sa famille. J'tais trop heureuse de l'avoir, et je n'ai pas perdu +le temps en conversations. + +--Comment est-elle faite? + +--Elle est faite comme une jolie fille, que veux-tu que je te dise? +Faut-il que je te nomme toutes les parties de son corps en ajoutant que +tout est beau? Et puis, c'est une femme, celle-l, une vraie femme... +quand je pense elle, j'ai tout de suite envie de quelqu'un. + +Et elle prit Dmtrios par le cou. + +Tu ne sais rien, reprit-il, rien sur elle? + +--Je sais... je sais qu'elle vient de Galile, qu'elle a presque vingt +ans et qu'elle demeure dans le quartier des Juives, l'est de la ville, +prs des jardins. Mais c'est tout. + +--Et sur sa vie, sur ses gots? Tu ne peux rien me dire? Elle aime les +femmes puisqu'elle vient chez toi. Mais est-elle tout fait lesbienne? + +--Certainement non. La premire nuit qu'elle a passe ici, elle avait +amen un amant, et je te jure qu'elle ne simulait rien. Quand une femme +est sincre, je le vois ses yeux. Cela n'empche pas qu'elle soit +revenue une fois toute seule... Et elle m'a promis une troisime nuit. + +--Tu ne lui connais pas d'autre amie dans les jardins? Personne? + +--Si, une femme de son pays, Chimairis, une pauvre. + +--O demeure-t-elle? Il faut que je la voie. + +--Elle couche dans le bois, depuis un an. Elle a vendu sa maison. Mais +je sais o est son trou. Je peux t'y mener, si tu le dsires. Mets-moi +mes sandales, veux-tu? + +Dmtrios noua d'une main rapide les cordons de cuir tress sur les +chevilles frles de Melitta. Puis il tendit sa robe courte qu'elle prit +simplement sur le bras, et ils sortirent la hte. + + * + * * + +Ils marchrent longtemps. Le parc tait immense. De loin en loin une +fille sous un arbre disait son nom en ouvrant sa robe, puis se +recouchait, les yeux sur sa main. Melitta en connaissait quelques-unes, +qui l'embrassaient sans l'arrter. En passant devant un autel fruste, +elle cueillit trois grandes fleurs dans l'herbe et les dposa sur la +pierre. + +La nuit n'tait pas encore sombre. La lumire intense des jours d't a +quelque chose de durable qui s'attarde vaguement dans les lents +crpuscules. Les toiles faibles et mouilles, peine plus claires que +le fond du ciel, clignaient d'une palpitation douce, et les ombres des +branches restaient indcises. + + +Tiens! dit Melitta. Maman. Voil maman. + +Une femme seule, vtue d'une triple mousseline raye de bleu, s'avanait +d'un pas tranquille. Ds qu'elle aperut l'enfant, elle courut elle, +la souleva de terre, la prit dans ses bras, et l'embrassa fortement sur +les joues. + +Ma petite fille! mon petit amour, o vas-tu? + +--Je conduis quelqu'un qui veut voir Chimairis. Et toi? Est-ce que tu te +promnes? + +--Corinna est accouche. Je suis alle chez elle; j'ai dn prs de son +lit. + +--Et qu'est-ce qu'elle a fait? un garon? + +--Deux jumelles, mon chri, roses comme des poupes de cire. Tu peux y +aller cette nuit, elle te les montrera. + +--Oh! que c'est bien! Deux petites courtisanes. Comment les +appelle-t-on? + +--Pannychis toutes les deux, parce qu'elles sont nes la veille des +Aphrodisies. C'est un prsage divin. Elles seront jolies. + +Elle reposa l'enfant sur ses pieds, et s'adressant Dmtrios: + +Comment trouves-tu ma fille? Ai-je le droit d'en tre orgueilleuse? + +--Vous pouvez tre satisfaites l'une de l'autre, dit-il avec calme. + +--Embrasse maman, dit Melitta. + +Il posa silencieusement un baiser entre les seins. Pythias le lui rendit +sur la bouche, et ils se sparrent. + +Dmtrios et l'enfant firent encore quelques pas sous les arbres, tandis +que la courtisane s'loignait en retournant la tte. la fin ils +arrivrent et Melitta dit: + +C'est ici. + + +Chimairis tait accroupie sur le talon gauche, dans un petit espace +gazonn entre deux arbres et un buisson. Elle avait tendu sous elle une +sorte de haillon rouge qui tait son dernier vtement pendant le jour et +sur lequel elle couchait nue l'heure o passent les hommes. Dmtrios +la contemplait avec un intrt croissant. Elle avait cet aspect fivreux +de certaines brunes amaigries dont le corps fauve semble consum par une +ardeur toujours battante. Ses lvres muscles, son regard excessif, ses +paupires largement livides composaient une expression double, de +convoitise sensuelle et d'puisement. La courbe de son ventre cave et +ses cuisses nerveuses se creusait d'elle-mme, comme pour recevoir; et +Chimairis ayant tout vendu, mme ses peignes et ses pingles, mme ses +pinces piler, sa chevelure s'tait embrouille dans un dsordre +inextricable, tandis qu'une pubescence noire ajoutait sa nudit +quelque chose de sauvage, d'impudique et de velu. + +Prs d'elle, un grand bouc se tenait sur ses pattes raides, attach un +arbre par une chane d'or qui avait autrefois brill quatre tours sur +la poitrine de sa matresse. + + +Chimairis, dit Melitta, lve-toi. C'est quelqu'un qui veut te parler. + +La Juive regarda, mais ne bougea point. + +Dmtrios s'avana. + +Tu connais Chrysis? dit-il. + +--Oui. + +--Tu la vois souvent? + +--Oui. + +--Tu peux me parler d'elle? + +--Non. + +--Comment, non? Comment, tu ne peux pas? + +--Non. + +Melitta tait stupfaite: + +Parle-lui, dit-elle. Aie confiance. Il l'aime: il lui veut du bien. + +--Je vois clairement qu'il l'aime, rpondit Chimairis. S'il l'aime, il +lui veut du mal. S'il l'aime, je ne parlerai pas. + +Dmtrios eut un frisson de colre, mais se tut. + +Donne-moi ta main, lui dit la Juive. Je verrai l si je me suis +trompe. + +Elle prit la main gauche du jeune homme et la tourna vers le clair de +lune. Melitta se pencha pour voir, bien qu'elle ne st pas lire les +mystrieuses lignes; mais leur fatalit l'attirait. + +Que vois-tu? dit Dmtrios. + +--Je vois... puis-je dire ce que je vois? M'en sauras-tu gr? Me +croiras-tu, seulement? Je vois d'abord tout le bonheur; mais c'est dans +le pass. Je vois aussi tout l'amour, mais cela se perd dans le sang... + +--Le mien? + +--Le sang d'une femme. Et puis le sang d'une autre femme. Et puis le +tien, un peu plus tard. + +Dmtrios haussa les paules. Quand il se retourna, il aperut Melitta +fuyant toutes jambes dans l'alle. + +Elle a eu peur, reprit Chimairis. Pourtant ce n'est pas d'elle qu'il +s'agit, ni de moi. Laisse aller les choses, puisqu'on ne peut rien +arrter. Ds avant ta naissance, ta destine tait certaine. Va-t'en. Je +ne parlerai plus. + +Et elle laissa retomber la main. + + + + +III + +SCRUPULES + + +Le sang d'une femme. Ensuite le sang d'une autre femme. Ensuite le +tien, mais un peu plus tard. + +Dmtrios se rptait ces paroles en marchant, et, quoi qu'il en et, la +croyance en elles l'oppressait. Il ne s'tait jamais fi aux oracles +tirs du corps des victimes ou du mouvement des plantes. De telles +affinits lui semblaient trop problmatiques. Mais les lignes complexes +de la main ont par elles-mmes un aspect d'horoscope exclusivement +individuel qu'il ne regardait pas sans inquitude. Aussi la prdiction +de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit. + + son tour il considra la paume de sa main gauche o sa vie tait +rsume en signes secrets et ineffaables. + +Il y vit d'abord, au sommet, une sorte de croissant rgulier, dont les +pointes taient tournes vers la naissance des doigts. Au-dessous, une +ligne quadruple, noueuse et rose se creusait, marque en deux endroits +par des points trs rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait +d'abord parallle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une +troisime, courte et pure, contournait la base du pouce, qui tait +entirement couvert de linoles effiles.--Il vit tout cela; mais n'en +sachant pas lire le symbole cach, il se passa la main sur les yeux et +changea d'objet sa mditation. + +Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fivre. La +satisfaire, la conqurir, l'enfermer dans ses bras, fuir avec elle +ailleurs, en Syrie, en Grce, Rome, n'importe o, pourvu que ce ft +dans un endroit o lui n'et pas de matresses et elle pas d'amants: +voil ce qu'il fallait faire, et immdiatement, immdiatement! + +Des trois cadeaux qu'elle avait demands, un dj tait pris. Restaient +les deux autres: le peigne et le collier. + +Le peigne d'abord, pensa-t-il. + +Et il pressa le pas. + +Tous les soirs, aprs le soleil couch, la femme du grand-prtre +s'asseyait sur un banc de marbre adoss la fort et d'o l'on voyait +toute la mer. Dmtrios ne l'ignorait point, car cette femme, comme tant +d'autres, avait t amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que +le jour o il voudrait d'elle, ce serait l qu'il la pourrait prendre. + +Donc, ce fut l qu'il se rendit. + +Elle y tait en effet; mais elle ne le vit pas s'avancer; elle se tenait +assise les yeux clos, le corps renvers sur le dossier, et les deux bras + l'abandon. + + +C'tait une gyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique +lgre de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres +broderies que deux toiles noires pour marquer les pointes de ses seins. +La mince toffe, plisse au fer, s'arrtait sur les boules dlicates de +ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds +menus et ronds. Sa peau tait trs bistre, ses lvres taient trs +paisses, ses paules taient trs fines, sa taille, fragile et souple, +semblait fatigue par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la +bouche ouverte, et rvait doucement. + +Dmtrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps +l'odeur exotique de ses cheveux; puis, tirant une des deux longues +pingles d'or qui brillaient au-dessus des oreilles, il l'enfona +vivement sous la mamelle gauche. + + +Pourtant, cette femme lui aurait donn son peigne, et mme sa chevelure +aussi, par amour. + +S'il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule: Chrysis avait trs +nettement exig un crime et non pas tel bijou ancien, piqu dans les +cheveux d'une jeune femme. C'est pourquoi il crut de son devoir de +consentir quelque effusion de sang. + +Il aurait pu considrer encore que les serments qu'on fait aux femmes +pendant les accs amoureux peuvent s'oublier dans l'intervalle sans +grand dommage pour la valeur morale de l'amant qui les a jurs, et que +si jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d'une excuse, c'tait +bien dans la circonstance o la vie d'une autre femme assurment +innocente se trouvait dans la balance. Mais Dmtrios ne s'arrta pas +ce raisonnement. L'aventure qu'il poursuivait lui parut vraiment trop +curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de +regretter plus tard d'avoir effac de l'intrigue une scne courte mais +ncessaire la beaut de l'ensemble. Souvent il ne faudrait qu'une +dfaillance vertueuse pour rduire une tragdie aux banalits de +l'existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n'est pas un fait +indispensable au dveloppement d'_Agamemnon_, mais si elle n'avait pas +lieu, toute _l'Orestie_ en serait gte. + +C'est pourquoi, ayant coup la chevelure de Touni, il serra dans ses +vtements le peigne d'ivoire histori et, sans rflchir davantage, il +entreprit le troisime des travaux commands par Chrysis: la prise du +collier d'Aphrodite. + +Il ne fallait pas songer entrer au temple par la grande porte. Les +douze hermaphrodites qui gardaient l'entre eussent sans doute laiss +passer Dmtrios, malgr l'interdiction qui arrtait tout profane en +l'absence des prtres; mais il lui tait inutile de prouver aussi +navement sa future culpabilit, puisqu'une entre secrte menait au +sanctuaire. + +Dmtrios se rendit dans une partie du bois dserte o se trouvait la +ncropole des grands prtres de la desse. Il compta les premiers +tombeaux, fit tourner la porte du septime et la referma derrire lui. + +Avec une grande difficult, car la pierre tait lourde, il souleva la +dalle funraire sous laquelle s'enfonait un escalier de marbre, et il +descendit marche marche. + +Il savait qu'on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu'aprs +il tait ncessaire de suivre le mur ttons pour ne pas se heurter +l'escalier souterrain du temple. + +La grande fracheur de la terre profonde le calma peu peu. + +En quelques instants, il arriva au terme. + +Il monta, il ouvrit. + + + + +IV + +CLAIR DE LUNE + + +La nuit tait claire au dehors et noire dans la divine enceinte. Lorsque +avec prcaution il eut referm doucement la porte trop sonore, il se +sentit plein de frissons et comme environn par la froideur des pierres. +Il n'osait pas lever les yeux. Ce silence noir l'effrayait; l'obscurit +se peuplait d'inconnu. Il se mit la main sur le front comme un homme qui +ne veut pas s'veiller, de peur de se retrouver vivant. Il regarda +enfin. + + +Dans une grande lumire de lune, la desse apparaissait sur un pidestal +de pierre rose charg de trsors appendus. Elle tait nue et sexue, +vaguement teinte selon les couleurs de la femme; elle tenait d'une main +son miroir dont le manche tait un priape, et de l'autre adornait sa +beaut d'un collier de perles sept rangs. Une perle plus grosse que +les autres, argentine et allonge, brillait entre ses deux mamelles, +comme un croissant nocturne entre deux nuages ronds. Et c'taient les +vraies perles saintes, nes des gouttes d'eau qui avaient roul dans la +conque de l'Anadyomne. + + +Dmtrios se perdit dans une adoration ineffable. Il crut en vrit que +l'Aphrodite elle-mme tait l. Il ne reconnut plus son oeuvre, tant +l'abme tait profond entre ce qu'il avait t et ce qu'il tait devenu. +Il tendit les bras en avant et murmura les mots mystrieux par lesquels +on prie la desse dans les crmonies phrygiennes. + +Surnaturelle, lumineuse, impalpable, nue et pure, la vision flottait sur +la pierre, palpitait moelleusement. Il fixait les yeux sur elle et +pourtant il craignait dj que la caresse de son regard ne ft vaporer +dans l'air cette hallucination faible. Il s'avana trs doucement, +toucha du doigt l'orteil rose, comme pour s'assurer de l'existence de la +statue, et, incapable de s'arrter tant elle l'attirait soi, il monta +debout auprs d'elle et posa les mains sur les paules blanches en la +contemplant dans les yeux. + +Il tremblait, il dfaillait, il se prit rire de joie. Ses mains +erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, +descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De +toute sa force il s'tirait contre cette immortalit. Il se regarda dans +le miroir, il souleva le collier de perles, l'ta, le fit briller la +lune et le remit peureusement. Il baisa la main replie, le cou rond, +l'onduleuse gorge, la bouche entr'ouverte du marbre. Puis il recula +jusqu'aux bords du socle, et, se tenant aux bras divins, il regarda +tendrement la tte adorable incline. + + +Les cheveux avaient t coiffs la manire orientale et voilaient le +front lgrement. Les yeux demi-ferms se prolongeaient en sourire. +Les lvres restaient spares, comme vanouies d'un baiser. + +Il disposa en silence les sept rangs de perles rondes sur la poitrine +clatante, et descendit jusqu' terre pour voir l'idole de plus loin. + +Alors il lui sembla qu'il se rveillait. Il se rappela ce qu'il tait +venu faire, ce qu'il avait voulu, failli accomplir: une chose +monstrueuse. Il se sentit rougir jusqu'aux tempes. + +Le souvenir de Chrysis passa devant sa mmoire comme une apparition +grossire. Il numra tout ce qui restait douteux dans la beaut de la +courtisane; les lvres paisses, les cheveux gonfls, la dmarche molle. +Ce qu'taient les mains, il l'avait oubli; mais il les imagina larges, +pour ajouter un dtail odieux l'image qu'il repoussait. Son tat +d'esprit devint semblable celui d'un homme surpris l'aube par son +unique matresse dans le lit d'une fille ignoble, et qui ne pourrait pas +s'expliquer lui-mme comment il a pu se laisser tenter la veille. Il +ne trouvait ni excuse, ni mme une raison srieuse. videmment, pendant +une journe, il avait subi une sorte de folie passagre, un trouble +physique, une maladie. Il se sentait guri, mais encore ivre +d'tourdissement. + +Pour achever de revenir lui, il s'adossa contre le mur du temple, et +resta longtemps debout devant la statue. La lumire de la lune +continuait de descendre par l'ouverture carre du toit; Aphrodite +resplendissait; et, comme les yeux taient dans l'ombre, il cherchait +leur regard... + + +... Toute la nuit se passa ainsi. Puis le jour vint et la statue prit +tour tour la lividit rose de l'aube et le reflet dor du soleil. + +Dmtrios ne pensait plus. Le peigne d'ivoire et le miroir d'argent +qu'il portait dans sa tunique avaient disparu de sa mmoire. Il +s'abandonnait doucement la contemplation sereine. + +Au dehors, une tempte de cris d'oiseaux bruissait, sifflait, chantait +dans le jardin. On entendait des voix de femmes qui parlaient et qui +riaient au pied des murs. L'agitation du matin surgissait de la terre +veille. Dmtrios n'avait en lui que des sentiments bienheureux. + +Le soleil tait dj haut et l'ombre du toit s'tait dplace quand il +entendit un bruit confus de pas lgers fouler les marches extrieures. + +C'tait sans doute un sacrifice qu'on allait offrir la desse, une +procession de jeunes femmes qui venaient accomplir des voeux ou en +prononcer devant la statue, pour le premier jour des Aphrodisies. + +Dmtrios voulut fuir. + +Le pidestal sacr s'ouvrait par derrire, d'une faon que les prtres +seuls, et le sculpteur, connaissaient. C'tait l que se tenait +l'hirophante pour dicter une jeune fille dont la voix tait claire et +haute les discours miraculeux qui venaient de la statue le troisime +jour de la fte. Par l on pouvait gagner les jardins. Dmtrios y +pntra, et s'arrta devant les ouvertures bordes de bronze, qui +peraient la pierre profonde. + +Les deux portes d'or s'ouvrirent lourdement. Puis la procession entra. + + + + +V + +L'INVITATION + + +Vers le milieu de la nuit, Chrysis fut rveille par trois coups frapps + la porte. + +Elle avait dormi tout le jour entre les deux phsiennes, et sans le +bouleversement de leur lit on les et prises pour trois soeurs ensemble. +Rhodis tait pelotonne contre la Galilenne, dont la cuisse en sueur +pesait sur elle. Myrtocleia dormait sur la poitrine, les yeux sur le +bras et le dos nu. + +Chrysis se dgagea avec prcaution, fit trois pas sur le lit, descendit, +et ouvrit la porte moiti. + +Un bruit de voix venait de l'entre. + +Qui est-ce, Djala? qui est-ce? demanda-t-elle. + +--C'est Naucrats qui veut te parler. Je lui dis que tu n'es pas libre. + +--Mais si, quelle btise! certainement si, je suis libre! Entre, +Naucrats. Je suis dans ma chambre. + +Et elle se remit au lit. + + +Naucrats resta quelque temps sur le seuil, comme s'il craignait d'tre +indiscret. Les deux musiciennes ouvraient des yeux encore pleins de +sommeil et ne pouvaient pas s'arracher leurs rves. + +Assieds-toi, dit Chrysis. Je n'ai pas de coquetteries faire entre +nous. Je sais que tu ne viens pas pour moi. Que me veux-tu? Naucrats +tait un philosophe connu, qui depuis plus de vingt ans tait l'amant de +Bacchis et ne la trompait point, plus par indolence que par fidlit. +Ses cheveux gris taient coups courts, sa barbe en pointe la +Dmosthne et ses moustaches au niveau des lvres. Il portait un grand +vtement blanc, fait de laine simple bande unie. + +Je viens t'inviter, dit-il. Bacchis donne demain un dner qui sera +suivi d'une fte. Nous serons sept, avec toi. Ne manque pas de venir. + +--Une fte? quelle occasion? + +--Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia. Il y aura des +danseuses et des aultrides. Je crois que tes deux amies sont +commandes, et mme elles ne devraient pas tre ici. On rpte chez +Bacchis en ce moment. + +--Oh! c'est vrai, s'cria Rhodis, nous n'y pensions plus. Lve-toi, +Myrto, nous sommes trs en retard. + +Mais Chrysis se rcriait. + +Non! pas encore! que tu es mchant de m'enlever mes femmes. Si je +m'tais doute de cela, je ne t'aurais pas reu. Oh! les voil dj +prtes! + +--Nos robes ne sont pas compliques, dit l'enfant. Et nous ne sommes pas +assez belles pour nous habiller longtemps. + +--Vous verrai-je au temple, du moins? + +--Oui, demain matin, nous portons des colombes. Je prends une drachme +dans ta bourse, Chrys. Nous n'aurions pas de quoi les acheter. +demain. + + +Elles sortirent en courant. Naucrats regarda quelque temps la porte +ferme sur elles; puis il se croisa les bras et dit voix basse en se +retournant vers Chrysis: + +Bien. Tu te conduis bien. + +--Comment? + +--Une seule ne te suffit plus. Il t'en faut deux, maintenant. Tu les +prends jusque dans la rue. C'est d'un bel exemple. Mais alors, veux-tu +me dire, mais qu'est-ce qu'il nous reste, nous, nous les hommes? Vous +avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras puisants vous ne +donnez de votre passion que ce qu'elles veulent bien vous laisser. +Crois-tu que cela puisse durer longtemps? Si cela continue ainsi, nous +serons forcs d'aller chez Bathylle... + +--Ah! non! s'cria Chrysis. Voil ce que je n'admettrai jamais! Je le +sais bien, on fait cette comparaison-l. Elle n'a pas de sens; et je +m'tonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas +qu'elle est absurde. + +--Et quelle diffrence trouves-tu? + +--Il ne s'agit pas de diffrence. Il n'y a aucun rapport entre l'un et +l'autre; c'est clair. + +--Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connatre tes raisons. + +--Oh! Cela se dit en deux mots: coute bien. La femme est, en vue de +l'amour, un instrument accompli. Des pieds la tte elle est faite +uniquement, merveilleusement, pour l'amour. _Elle seule sait aimer. Elle +seule sait tre aime._ Par consquent: si un couple amoureux se compose +de deux femmes, il est parfait; s'il n'en a qu'une seule, il est moiti +moins bien; s'il n'en a aucune, il est purement idiot. J'ai dit. + +--Tu es dure pour Platon, ma fille. + +--Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute +circonstance. Pallas n'entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas +peindre, Platon ne savait pas aimer. Philosophes, potes ou rhteurs, +ceux qui se rclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables +qu'ils soient en leur art, en amour ce sont des ignorants. Crois-moi, +Naucrats, je sens que j'ai raison. + +Le philosophe fit un geste. + +Tu es un peu irrvrencieuse, dit-il; mais je ne crois nullement que tu +aies tort. Mon indignation n'tait pas relle. Il y a quelque chose de +charmant dans l'union de deux jeunes femmes, la condition qu'elles +veuillent bien rester fminines toutes les deux, garder leurs longues +chevelures, dcouvrir leurs seins et ne pas s'affubler d'instruments +postiches, comme si, par une inconsquence, elles enviaient le sexe +grossier qu'elles mprisent si joliment. Oui, leur liaison est +remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur +volupt d'autant plus raffine. Elles ne s'treignent pas, elles +s'effleurent pour goter la suprme joie. Leur nuit de noces n'est pas +sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l'action +brutale; c'est en cela qu'elles sont suprieures Bathylle, qui prtend +en offrir l'quivalent, oubliant que vous aussi, et mme pour cette +pitrerie, vous pourriez lui faire concurrence. L'amour humain ne se +distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines: la +caresse et le baiser. Or ce sont les seules que connaissent les femmes +dont nous parlons ici. Elles les ont mme perfectionnes. + +--On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu? + +--Je te reproche d'tre cent mille. Dj un grand nombre de femmes n'ont +de plaisir parfait qu'avec leur propre sexe. Bientt vous ne voudrez +plus nous recevoir, mme titre de pis-aller. C'est par jalousie que je +te gronde. + + +Ici, Naucrats trouva que l'entretien avait assez dur, et, simplement, +il se leva. + +Je puis dire Bacchis qu'elle compte sur toi? dit-il. + +--Je viendrai, rpondit Chrysis. + +Le philosophe lui baisa les genoux et sortit avec lenteur. + + * + * * + +Alors, elle joignit les mains et parla tout haut, bien qu'elle ft +seule. + +Bacchis... Bacchis... il vient de chez elle et il ne sait pas!... Le +miroir est donc toujours l?... Dmtrios m'a oublie... S'il a hsit +le premier jour, je suis perdue, il ne fera rien... Mais il est possible +que tout soit fini! Bacchis a d'autres miroirs dont elle se sert plus +souvent. Sans doute elle ne sait pas encore... Dieux! Dieux! Aucun moyen +d'avoir des nouvelles, et peut-tre... Ah! Djala! Djala! + +L'esclave entra. + +Donne-moi mes osselets, dit Chrysis. Je veux tirer. + +Et elle jeta en l'air les quatre petits os... + + +Oh!... Oh!... Djala, regarde! le coup d'Aphrodite! + +On appelait ainsi un coup assez rare par lequel les osselets +prsentaient tous une face diffrente. Il y avait exactement trente-cinq +chances contre une pour que cette disposition ne se produist pas. +C'tait le meilleur coup du jeu. + +Djala observa froidement: + +Qu'est-ce que tu avais demand? + +--C'est vrai, dit Chrysis dsappointe. J'avais oubli de faire un voeu. +Je pensais bien quelque chose, mais je n'ai rien dit. Est-ce que cela +compte tout de mme? + +--Je ne crois pas; il faut recommencer. + + +Une seconde fois, Chrysis jeta les osselets. + +Le coup de Midas, maintenant. Qu'est-ce que tu en penses? + +--On ne sait pas. Bon et mauvais. C'est un coup qui s'explique par le +suivant. Recommence avec un seul os. + +Une troisime fois Chrysis interrogea le jeu; mais ds que l'osselet fut +retomb, elle bgaya: + +Le... le point de Chios! + +Et elle clata en sanglots. + + +Djala ne disait rien, inquite elle-mme. Chrysis pleurait sur le lit, +les cheveux rpandus autour de la tte. Enfin elle se retourna dans un +mouvement de colre. + +Pourquoi m'as-tu fait recommencer? Je suis sre que le premier coup +comptait. + +--Si tu as fait voeu, oui. Si tu n'as pas fait voeu, non. Toi seule le +sais, dit Djala. + +--D'ailleurs, les osselets ne prouvent rien. C'est un jeu grec. Je n'y +crois pas. Je vais essayer autre chose. + +Elle essuya ses larmes et traversa la chambre. Elle prit sur une +tablette une bote de jetons blancs, en compta vingt-deux, puis, avec la +pointe d'une agrafe de perles, elle y grava l'une aprs l'autre les +vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu. C'taient les arcanes de la +Cabbale qu'elle avait appris en Galile. + +Voil en quoi j'ai confiance. Voil ce qui ne trompe pas, dit-elle. +Lve le pan de ta robe; ce sera mon sac. + +Elle jeta les vingt-deux jetons dans la tunique de l'esclave, en +rptant mentalement: + +Porterai-je le collier d'Aphrodite? Porterai-je le collier d'Aphrodite? +Porterai-je le collier d'Aphrodite? + +Et elle tira le dixime arcane, ce qui nettement voulait dire: + +Oui. + + + + +VI + +LA ROSE DE CHRYSIS + + +C'tait une procession blanche, et bleue, et jaune, et rose, et verte. + +Trente courtisanes s'avanaient, portant des corbeilles de fleurs, des +colombes de neige aux pieds rouges, des voiles du plus fragile azur, et +des ornements prcieux. + +Un vieux prtre, barbu et blanc, envelopp jusqu'autour de la tte dans +une raide toffe crue, marchait devant le jeune cortge et guidait vers +l'autel de pierre la file des dvotes inclines. Elles chantaient, et +leur chant tranait comme la mer, soupirait comme le vent du midi, +haletait comme une bouche amoureuse. Les deux premires portaient des +harpes qu'elles soutenaient au creux de leur main gauche et qui se +courbaient en avant comme des faucilles de bois grle. + + * + +L'une d'elles s'avana et dit: + + +Tryphra, Cypris aime, t'offre ce voile bleu qu'elle a tiss +elle-mme, afin que tu continues lui tre bienveillante. + + * + +Une autre: + + +Mousarion dpose tes pieds, desse la belle couronne, ces +couronnes de girofles et ce bouquet de narcisses penchs. Elle les a +ports dans l'orgie et a invoqu ton nom dans l'ivresse de leurs +parfums. victorieuse, accueille ces dpouilles d'amour. + + * + +Une autre encore: + + +En offrande toi, Cythre d'or, Timo consacre ce bracelet en spirale. +Puisses-tu enrouler la vengeance la gorge de qui tu sais, comme ce +serpent d'argent s'enroulait au haut de ses bras nus. + + * + +Myrtocleia et Rhodis avancrent, se tenant par la main. + + +Voici deux colombes de Smyrne, aux ailes blanches comme des caresses, +aux pieds rouges comme des baisers. double desse d'Amathonte, +accepte-les de nos mains unies, s'il est vrai que le mol Adnis ne te +suffit pas seul et qu'une treinte encore plus douce retarde parfois ton +sommeil. + + * + +Une courtisane trs jeune suivit: + + +Aphrodite Peribasia, reois ma virginit, avec cette tunique tache de +sang. Je suis Pannychis de Pharos; depuis la nuit dernire je me suis +voue toi. + + * + +Une autre: + +Dorothea te conjure, charitable Epistrophia, d'loigner de son esprit +le dsir qu'y a jet l'Ers, ou d'enflammer enfin pour elle les yeux de +celui qui se refuse. Elle t'offre cette branche de myrte parce que c'est +l'arbre que tu prfres. + + * + +Une autre: + + +Sur ton autel, Paphia, Callistion dpose soixante drachmes d'argent, +le superflu de quatre mines qu'elle a reues de Clomns. Donne-lui un +amant plus gnreux encore, si l'offrande te semble belle. + + * + +Il ne restait plus devant l'idole qu'une enfant toute rougissante qui +s'tait mise la dernire. Elle ne tenait la main qu'une petite +couronne de crocos, et le prtre la mprisait pour une aussi mince +offrande. + +Elle dit: + +Je ne suis pas assez riche pour te donner des pices d'argent, +brillante olympienne. D'ailleurs, que pourrais-je te donner que tu ne +possdes pas encore? Voici des fleurs jaunes et vertes, tresses en +couronne pour tes pieds. Et maintenant... + + +Elle dfit les deux boucles de sa tunique et se mit nue, l'toffe ayant +gliss terre. + + +... Me voici tout entire toi, desse aime. Je voudrais entrer dans +tes jardins, mourir courtisane du temple. Je jure de ne dsirer que +l'amour, je jure de n'aimer qu' aimer, et je renonce au monde, et je +m'enferme en toi. + + * + +Le prtre alors la couvrit de parfums et entoura sa nudit du voile +tiss par Tryphra. Elles sortirent ensemble de la nef par la porte des +jardins. + +La procession semblait finie, et les autres courtisanes allaient +retourner sur leurs pas, quand on vit entrer en retard une dernire +femme sur le seuil. + +Celle-ci n'avait rien la main, et on put croire qu'elle aussi ne +venait offrir que sa beaut. Ses cheveux semblaient deux flots d'or, +deux profondes vagues pleines d'ombre qui engloutissaient les oreilles +et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez tait dlicat, avec +des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une +bouche paisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne +souple du corps ondulait chaque pas, et s'animait du roulis des +hanches ou du balancement des seins libres sous qui la taille pliait. + +Ses yeux taient extraordinaires, bleus, mais foncs et brillants la +fois, changeants comme des pierres lunaires, demi clos sous les cils +couchs. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirnes chantent... + +Le prtre se tournait vers elle, attendant qu'elle parlt. + +Elle dit: + + * + +Chrysis, Chrysea, te supplie. Accueille les faibles dons qu'elle +pose tes pieds. coute, exauce, aime et soulage celle qui vit selon +ton exemple et pour le culte de ton nom. + + +Elle tendit en avant ses mains dores de bagues et se pencha, les jambes +serres. + +Le chant vague recommena. Le murmure des harpes monta vers la statue +avec la fume rapide de l'encens que le prtre brlait dans une +cassolette frmissante. + +Elle se redressa lentement et prsenta un miroir de bronze qui pendait +sa ceinture. + + * + + toi, dit-elle, Astart de la nuit, qui mles les mains et les lvres +et dont le symbole est semblable l'empreinte du pied des biches sur la +terre ple de Syrie, Chrysis consacre son miroir. Il a vu la cernure des +paupires, l'clat des yeux aprs l'amour, les cheveux colls sur les +tempes par la sueur de tes luttes, combattante aux mains acharnes, +qui mles les corps et les bouches. + + * + +Le prtre posa le miroir aux pieds de la statue. Chrysis tira de son +chignon d'or un long peigne de cuivre rouge, mtal plantaire de la +desse. + + * + + toi, dit-elle, Anadyomne, qui naquis de la sanglante aurore et du +sourire cumeux de la mer, toi, nudit gouttelante de perles, qui +nouais ta chevelure mouille avec des rubans d'algues vertes, Chrysis +consacre son peigne. Il a plong dans ses cheveux bouleverss par tes +mouvements, furieuse Adonienne haletante, qui creuses la cambrure des +reins et crispes les genoux raidis. + + * + +Elle donna le peigne au vieillard et pencha la tte droite pour ter +son collier d'meraudes. + + * + + toi, dit-elle, Htare, qui dissipes la rougeur des vierges +honteuses et conseilles le rire impudique, toi, pour qui nous mettons +en vente l'amour ruisselant de nos entrailles, Chrysis consacre son +collier. Il a t donn en salaire par un homme dont elle ignore le nom, +et chaque meraude est un baiser o tu as vcu un instant. + + * + +Elle s'inclina une dernire fois plus longtemps, mit le collier dans les +mains du prtre et fit un pas pour s'en aller. + +Le prtre la retint. + +Que demandes-tu la desse pour ces prcieuses offrandes? + +Elle sourit en secouant la tte, et dit: + +Je ne demande rien. + +Puis elle passa le long de la procession, vola une rose dans une +corbeille et la mit sa bouche en sortant. + +Une une, toutes les femmes suivirent. La porte se referma sur le +temple vide. + + * + * * + +Dmtrios restait seul, cach dans le pidestal de bronze. + +De toute cette scne il n'avait perdu ni un geste ni une parole, et +quand tout fut termin, il resta longtemps sans bouger, nouveau +tourment, passionn, irrsolu. + +Il s'tait cru guri de sa dmence de la veille, et il n'avait pas pens +que rien, dsormais, pt le jeter une seconde fois dans l'ombre ardente +de cette inconnue. + +Mais il avait compt sans elle. + +Femmes! femmes! si vous voulez tre aimes, montrez-vous, revenez, +soyez l! L'motion qu'il avait sentie l'entre de la courtisane tait +si totale et si lourde qu'il ne fallait plus songer la combattre par +un coup de volont. Dmtrios tait li comme un esclave barbare un +char de triomphe. S'chapper tait illusion. Sans le savoir, et +naturellement, elle avait mis la main sur lui. + +Il l'avait vue venir de trs loin, car elle portait la mme toffe jaune +qu' son passage sur la jete. Elle marchait pas lents et souples en +ondulant les hanches mollement. Elle tait venue droit lui, comme si +elle l'avait devin derrire la pierre. + +Ds le premier instant, il comprit qu'il retombait ses pieds. Quand +elle tira de sa ceinture le miroir de bronze poli, elle s'y regarda +quelque temps avant de le donner au prtre et l'clat de ses yeux devint +stupfiant. Quand, pour prendre son peigne de cuivre, elle passa la main +sur ses cheveux en levant un bras repli, selon le geste des Charites, +toute la belle ligne de son corps se dveloppa sous l'toffe et le +soleil alluma dans l'aisselle une rose de sueur brillante et menue. +Enfin, quand, pour soulever et dfaire son collier de lourdes meraudes, +elle carta la soie plisse qui voilait sa double poitrine jusqu'au doux +espace empli d'ombre o l'on ne peut glisser qu'un bouquet, Dmtrios se +sentit pris d'une telle frnsie d'y poser les lvres et d'arracher +toute la robe... mais Chrysis se mit parler. + +Elle parla, et chacun de ses mots tait une souffrance pour lui. +plaisir elle semblait insister et s'tendre sur la prostitution de ce +vase de beaut qu'elle tait, blanc comme la statue elle-mme, et plein +d'or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte +l'oisivet des passants, la contemplation de son corps abandonne des +indignes, et le soin de mettre en feu ses joues des enfants +maladroits. Elle disait la fatigue vnale de ses yeux, ses lvres loues + la nuit, ses cheveux confis des mains brutales, sa divinit +laboure. + +L'excs mme des facilits qui entouraient son approche inclinait +Dmtrios vers elle, dcid du moins en user pour lui seul et fermer +la porte derrire lui. Tant il est vrai qu'une femme n'est pleinement +sduisante que si l'on a lieu d'en tre jaloux. + +Aussi lorsque, ayant donn la desse son collier vert en change de +celui qu'elle esprait, Chrysis s'en retourna vers la ville,--elle +emportait une volont humaine sa bouche, comme la petite rose vole +dont elle mordillait la queue. + +Dmtrios attendit qu'il ft laiss seul dans l'enceinte; puis il sortit +de sa retraite. + + +Il regarda la statue avec trouble, s'attendant une lutte en lui. Mais, +comme il tait incapable de renouveler si bref intervalle une motion +trs violente, il redevint tonnamment calme et sans remords prmatur. + +Insouciant, il monta doucement prs de la statue, souleva sur la nuque +incline le Collier des Vraies Perles de l'Anadyomne, et le glissa dans +ses vtements. + + + + +VII + +LE CONTE DE LA LYRE ENCHANTE + + +Il marchait trs rapidement, dans l'espoir de trouver Chrysis encore sur +la route qui menait la ville, craignant, s'il tardait davantage, de +retomber sans courage et sans volont. + +La voie blanche de chaleur tait si lumineuse que Dmtrios fermait les +yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, +et faillit se heurter quatre esclaves noirs qui marchaient en tte +d'un nouveau cortge, lorsqu'une petite voix chanteuse dit doucement: + +Bien-Aim! que je suis contente! + +Il leva la tte: c'tait la reine Brnice accoude en sa litire. + +Elle ordonna: + +Arrtez, porteurs! + +et tendit les bras l'amant. + +Dmtrios ne pouvait se refuser; mais il ne pouvait se refuser et il +monta d'un air maussade. + + +Alors la reine Brnice, folle de joie, se trana sur les mains jusqu'au +fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer. + +Car cette litire tait une chambre, et vingt-quatre esclaves la +portaient. Douze femmes pouvaient s'y coucher aisment, au hasard d'un +sourd tapis bleu, sem de coussins et d'toffes; et sa hauteur tait +telle qu'on n'en pouvait toucher le plafond, mme du bout de son +ventail. Elle tait plus longue que large, ferme en avant et sur les +deux cts par trois rideaux jaunes trs lgers, qui s'blouissaient de +lumire. Le fond tait de bois de cdre, drap d'un long voile de soie +orange. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste pervier d'or +d'gypte ployait sa raide envergure; plus bas, cisel d'ivoire et +d'argent, le symbole antique d'Astart s'ouvrait au-dessus d'une lampe +allume qui luttait avec le jour en d'insaisissables reflets. Au-dessous +tait couche la reine Brnice entre deux esclaves persanes qui +agitaient autour d'elle deux panaches de plumes de paon. + + +Elle attira des yeux le jeune sculpteur ses cts et rpta: + +Bien-Aim, je suis contente. + +Elle lui mit la main sur la joue: + +Je te cherchais, Bien-Aim. O tais-tu? Je ne t'ai pas vu depuis +avant-hier. Si je ne t'avais pas rencontr, je serais morte de chagrin +tout l'heure. Toute seule dans cette grande litire, je m'ennuyais +tant. En passant sur le pont des Herms, j'ai jet tous mes bijoux dans +l'eau pour faire des ronds. Tu vois, je n'ai plus ni bagues ni colliers. +J'ai l'air d'une petite pauvre tes pieds. + + +Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux +porteuses d'ventails allrent s'accroupir un peu plus loin, et quand la +reine Brnice se mit parler tout bas, elles approchrent leurs doigts +de leurs oreilles pour faire semblant de ne pas entendre. + +Mais Dmtrios ne rpondait pas, coutait peine, restait gar. Il ne +voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin +noir de ses cheveux qu'elle coiffait toujours desserrs pour y coucher +sa tte lasse. + + +Elle disait: + +Bien-Aim, j'ai pleur dans la nuit. Mon lit tait froid. Quand je +m'veillais, j'tendais mes bras nus des deux cts de mon corps et je +ne t'y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que +j'embrasse aujourd'hui. Je t'attendais au matin, et depuis la pleine +lune tu n'tais pas venu. J'ai envoy des esclaves dans tous les +quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-mme quand ils sont +revenus sans toi. O tais-tu? tu tais au temple? Tu n'tais pas dans +les jardins, avec ces femmes trangres? Non, je vois tes yeux que tu +n'as pas aim. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi? Tu tais +devant la statue? Oui, j'en suis sre, tu tais l. Tu l'aimes plus que +moi maintenant. Elle est toute semblable moi, elle a mes yeux, ma +bouche, mes seins; mais c'est elle que tu recherches. Moi, je suis une +pauvre dlaisse. Tu t'ennuies avec moi, je m'en aperois bien. Tu +penses tes marbres et tes vilaines statues comme si je n'tais pas +plus belle qu'elles toutes, et vivante, du moins, amoureuse et bonne, +prte ce que tu veux accepter, rsigne ce que tu refuses. Mais tu +ne veux rien. Tu n'as pas voulu tre roi, tu n'as pas voulu tre dieu, +et ador dans un temple toi. Tu ne veux presque plus m'aimer. + + +Elle ramena ses pieds sous elle et s'appuya sur la main. + +Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aim. Si tu ne m'y cherches +plus, dis-moi qui t'attire, elle sera mon amie. Les... les femmes de ma +cour... sont belles. J'en ai douze qui, depuis leur naissance, sont +gardes dans mon gynce et ignorent mme qu'il y a des hommes... elles +seront toutes tes matresses si tu viens me voir aprs elles. Et j'en ai +d'autres avec moi qui ont eu plus d'amants que des courtisanes sacres +et sont expertes aimer. Dis un mot, j'ai aussi mille esclaves +trangres: celles que tu voudras seront dlivres. Je les vtirai comme +moi-mme, de soie jaune et d'or et d'argent. + +Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n'aimes +personne, tu te laisses aimer, tu te prtes, par charit pour celles que +tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, +mais comme une bte se laisse traire: en regardant autre part. Tu es +plein de condescendance. Ah! Dieux! Ah! Dieux! je finirai par me passer +de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. +Je n'ai pas que des femmes au palais, j'ai des thiopiens vigoureux qui +ont des poitrines de bronze et des bras bossus par les muscles. +J'oublierai vite dans leurs treintes tes jambes de fille et ta jolie +barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et +je me reposerai d'tre amoureuse. Mais le jour o je serai certaine que +ton regard absent ne m'inquite plus et que je puis remplacer ta bouche, +alors je t'enverrai du haut du pont des Herms rejoindre mes colliers et +mes bagues comme un bijou trop longtemps port. Ah! tre reine! + + +Elle se redressa et sembla attendre. Mais Dmtrios restait toujours +impassible et ne bougeait pas plus que s'il n'entendait pas. Elle reprit +avec colre: + +Tu n'as pas compris? + +Il s'accouda nonchalamment et dit d'une voix trs naturelle: + +Il m'est venu l'ide d'un conte. + + * + * * + +Autrefois, bien avant que la Thrace et t conquise par les anctres +de ton pre, elle tait habite par des animaux sauvages et quelques +hommes effrays. + +Les animaux taient fort beaux; c'taient des lions roux comme le +soleil, des tigres rays comme le soir, et des ours noirs comme la nuit. + +Les hommes taient petits et camus, couverts de vieilles peaux +dpoilues, arms de lances grossires et d'arcs sans beaut. Ils +s'enfermaient dans les trous des montagnes derrire des blocs monstrueux +qu'ils roulaient pniblement. Leur vie se passait la chasse. Il y +avait du sang dans les forts. + +Le pays tait si lugubre que les dieux l'avaient dsert. Quand, dans +la blancheur du matin, Artmis quittait l'Olympe, son chemin n'tait +jamais celui qui l'aurait mene vers le Nord. Les guerres qui se +livraient l n'inquitaient pas Ars. L'absence de fltes et de cithares +en dtournait Apollon. La triple Hcate y brillait seule, comme un +visage de mduse sur un paysage ptrifi. + +Or un homme y vint habiter, qui tait d'une race plus heureuse et ne +marchait pas vtu de peaux comme les sauvages de la montagne. + +Il portait une longue robe blanche qui tranait un peu derrire lui. +Par les molles clairires des bois, il aimait errer la nuit dans la +lumire de la lune, tenant la main une petite carapace de tortue o +taient plantes deux cornes d'aurochs entre lesquelles trois cordes +d'argent se tendaient. + +Quand ses doigts touchaient les cordes, une dlicieuse musique y +passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources, ou que les +phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La +premire fois qu'il se mit jouer, trois tigres couchs s'veillrent, +si prodigieusement charms qu'ils ne lui firent aucun mal, mais +s'approchrent le plus qu'ils purent et se retirrent quand il cessa. Le +lendemain, il y en eut bien plus encore, et des loups, et des hynes, +des serpents droits sur leur queue. + +Si bien qu'aprs fort peu de temps les animaux venaient eux-mmes le +prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu'un ours vnt seul +auprs de lui et s'en allt content de trois accords merveilleux. En +retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et +le protgeaient contre les hommes. + +Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sr de +son gnie et du plaisir qu'il donnait aux btes qu'il ne chercha plus +bien jouer. Les fauves, pourvu que ce ft lui, se trouvaient toujours +satisfaits. Bientt il se refusa mme leur donner ce contentement, et +cessa de jouer, par nonchalance. Toute la fort fut triste, mais les +morceaux de viande et les fruits savoureux ne manqurent pas pour cela +devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l'aima +davantage. Le coeur des btes est ainsi fait. + +Or, un jour qu'appuy dans sa porte ouverte il regardait le soleil +descendre derrire les arbres immobiles, une lionne vint passer prs +de l. Il fit un mouvement pour rentrer, comme s'il craignait des +sollicitations fcheuses. La lionne ne s'inquita pas de lui, et passa +simplement. + +Alors il lui demanda, tonn: Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer? +Elle rpondit qu'elle ne s'en souciait pas. Il lui dit: Tu ne me +connais point? Elle rpondit: Tu es Orphe. Il reprit: Et tu ne veux +pas m'entendre? Elle rpta: Je ne veux pas.--oh! s'cria-t-il, oh! +que je suis plaindre. C'est justement pour toi que j'aurais voulu +jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre +tellement mieux! Pour que tu m'coutes une heure seulement, je te +donnerai tout ce que tu rveras. Elle rpondit: Je demande que tu +voles les viandes fraches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je +demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que +tu prennes les victimes qu'ils ont offertes tes dieux, et que tu +mettes tout mes pieds. Il la remercia de ne pas demander plus et fit +ce qu'elle exigeait. + +Une heure durant il joua devant elle; mais aprs il brisa sa lyre et +vcut comme s'il tait mort. + + * + * * + +La reine soupira: + +Je ne comprends jamais les allgories. Explique-moi, Bien-Aim. +Qu'est-ce que cela veut dire? + +Il se leva. + +Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t'ai cont une +histoire pour te calmer un peu. Maintenant il est tard. Adieu, +Brnice. + +Elle se mit pleurer. + +J'en tais bien sre! j'en tais bien sre! + +Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d'toffes moelleuses, mit +un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec +tranquillit de la grande litire en marche. + + + + +LIVRE III + + + + +I + +L'ARRIVE + + +Bacchis tait courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C'est dire +qu'elle approchait de la quarantaine et que sa beaut avait chang +plusieurs fois de caractre. + +Sa mre, qui pendant longtemps avait t la directrice de sa maison et +la conseillre de sa vie, lui avait donn des principes de conduite et +d'conomie qui lui avaient fait acqurir peu peu une fortune +considrable dont elle pouvait user sans compter, l'ge o la +magnificence du lit supple l'clat du corps. + +C'est ainsi qu'au lieu d'acheter fort cher des esclaves adultes au +march, dpense que tant d'autres jugeaient ncessaire et qui ruinait +les jeunes courtisanes, elle avait su se contenter pendant dix ans d'une +seule ngresse, et parer l'avenir en la faisant fconder chaque anne, +afin de se crer gratuitement une domesticit nombreuse qui plus tard +serait une richesse. + +Comme elle avait choisi le pre avec soin, sept multresses fort belles +taient nes de son esclave, et aussi trois garons qu'elle avait fait +tuer, parce que les serviteurs mles donnent aux amants jaloux des +soupons inutiles. Elle avait nomm les sept filles d'aprs les sept +plantes, et leur avait choisi des attributions diverses, en rapport, +autant que possible, avec le nom qu'elles portaient. Hliope tait +l'esclave du jour, Sln l'esclave de la nuit, Artias gardait la +porte, Aphrodisia s'occupait du lit, Hermione faisait les emplettes et +Cronomagire la cuisine. Enfin Diomde, l'intendante, avait la tenue des +comptes et la responsabilit. + +Aphrodisia tait l'esclave favorite, la plus jolie, la plus aime. Elle +partageait souvent le lit de sa matresse sur la demande des amants qui +s'prenaient d'elle. Aussi la dispensait-on de tout travail servile pour +lui conserver des bras dlicats et des mains douces. Par une faveur +exceptionnelle, ses cheveux n'taient pas couverts, si bien qu'on la +prenait souvent pour une femme libre, et ce soir-l mme elle allait +s'affranchir au prix norme de trente-cinq mines. + +Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement +styles, taient pour elle un tel sujet de fiert qu'elle ne sortait pas +sans les avoir sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C'tait + cette imprudence que Dmtrios avait d d'entrer si aisment chez +elle; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin +o Chrysis tait invite. + + * + * * + +Ce soir-l, Chrysis arriva la premire. + + +Elle tait vtue d'une robe verte broche d'normes branches de roses +qui venaient s'panouir sur ses seins. + +Artias lui ouvrit la porte sans qu'elle et besoin de frapper, et +suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pice +l'cart, lui dfit ses chaussures rouges et lava doucement ses pieds +nus. Puis, en soulevant la robe ou l'cartant, selon l'endroit, elle la +parfuma partout o il tait ncessaire; car on pargnait aux convives +toutes les peines, mme celle de faire leur toilette avant de se rendre + dner. Ensuite, elle lui prsenta un peigne et des pingles pour +corriger sa coiffure, ainsi que des fards gras et secs pour ses lvres +et ses joues. + +Quand Chrysis fut enfin prte: + +Quelles sont les _ombres_? dit-elle l'esclave. + +On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui tait l'Invit. +Celui-ci, en l'honneur de qui le repas tait donn, amenait avec lui qui +lui plaisait et les ombres n'avaient d'autre soin prendre que +d'apporter leur coussin de lit, et d'tre bien leves. + + la question de Chrysis, Artias rpondit: + +Naucrats a pri Philodme avec sa matresse Faustine qu'il a ramen +d'Italie. Il a pri aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Sso de +Cnide. + +Au moment mme Sso entrait. + +Chrysis! + +--Ma chrie! + +Les deux femmes s'embrassrent et se rpandirent en exclamations sur +l'heureux hasard qui les runissait. + +J'avais peur d'tre en retard, dit Sso. Ce pauvre Archytas m'a +retenue... + +--Comment, lui encore? + +--C'est toujours la mme chose. Quand je vais dner en ville, il se +figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se +venger d'avance, et cela dure! ah! ma chre! S'il me connaissait mieux! +Je n'ai gure envie de les tromper, mes amants. J'ai bien assez d'eux. + +--Et l'enfant? Cela ne se voit pas, tu sais. + +--Je l'espre bien! J'en suis au troisime mois. Il pousse, le petit +misrable. Mais il ne me gne pas encore. Dans six semaines je me +mettrai danser; j'espre que cela lui sera trs indigeste et qu'il +s'en ira bien vite. + +--Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas dformer la taille. J'ai vu +hier Philmation, notre petite amie d'autrefois, qui vit depuis trois +ans Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu'elle m'a dit? +la premire chose? Ah! si tu voyais mes seins! et elle avait les +larmes aux yeux. Je lui ai dit qu'elle tait toujours jolie, mais elle +rptait: Si tu voyais mes seins! ah! ah! si tu voyais mes seins! en +pleurant comme une Byblis. Alors j'ai vu qu'elle avait envie de les +montrer et je les lui ai demands. Ma chre! deux sacs vides. Et tu sais +si elle les avait beaux. On ne voyait pas la pointe tant ils taient +blancs. N'abme pas les tiens, ma Sso. Laisse-les jeunes et droits +comme ils sont. Les deux seins d'une courtisane valent plus cher que son +collier. + + +Tout en parlant ainsi, les deux femmes s'habillaient. Enfin, elles +entrrent ensemble dans la salle du festin, o Bacchis attendait debout, +la taille serre par des apodesmes et le cou charg de colliers d'or qui +s'tageaient jusqu'au menton. + +Ah! chres belles, quelle bonne ide a eue Naucrats de vous runir ce +soir. + +--Nous nous flicitons qu'il l'ait fait chez toi, rpondit Chrysis sans +paratre comprendre l'allusion. Et pour dire immdiatement une +mchancet, elle ajouta: + +Comment va Doryclos? + +C'tait un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour +pouser une Sicilienne. + +Je... je l'ai renvoy, dit Bacchis effrontment. + +--Est-il possible? + +--Oui; on dit que par dpit il va se marier. Mais je l'attends le +lendemain de ses noces. Il est fou de moi. + +En demandant: Comment va Doryclos? Chrysis avait pens: O est ton +miroir? Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n'y +pouvait rien lire qu'un trouble vague et dpourvu de sens. D'ailleurs, +Chrysis avait le temps d'claircir cette question, et, malgr son +impatience, elle sut se rsigner attendre une occasion plus favorable. + +Elle allait continuer l'entretien quand elle en fut empche par +l'arrive de Philodme, de Faustine et de Naucrats, qui obligea Bacchis + de nouvelles politesses. On s'extasia sur le vtement brod du pote +et sur la robe diaphane de sa matresse romaine. Cette jeune fille, peu +au courant des usages alexandrins, avait cru s'hellniser ainsi, ne +sachant pas qu'un pareil costume n'tait pas de mise dans un festin o +devaient paratre des danseuses gages semblablement dvtues. Bacchis +ne laissa pas voir qu'elle remarquait cette erreur, et elle trouva des +mots aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue +inonde de parfums brillants qu'elle portait releve sur la nuque avec +une pingle d'or pour viter les taches de myrrhe sur ses lgres +toffes de soie. + +On allait se mettre table, quand le septime convive entra: c'tait +Timon, jeune homme chez qui l'absence de principes tait un don naturel, +mais qui avait trouv dans l'enseignement des philosophes de son temps +quelques raisons suprieures d'approuver son caractre. + +J'ai amen quelqu'un, dit-il en riant. + +--Qui cela? demanda Bacchis. + +--Une certaine Dmo, qui est de Mends. + +--Dmo! mais tu n'y penses pas, mon ami, c'est une fille des rues. On +l'a pour une datte. + +--Bien, bien. N'insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa +connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m'a demand de la faire +dner, je l'ai conduite chez toi. Si tu n'en veux pas... + +--Ce Timon est invraisemblable, dclara Bacchis. + +Elle appela une esclave: + +Hliope, va dire ta soeur qu'elle trouvera une femme la porte et +qu'elle la chasse dehors coups de bton dans le dos. Va. + +Elle se retourna, cherchant du regard: + +Phrasilas n'est pas arriv? + + + + +II + +LE DNER + + + ces mots un petit homme chtif, le front gris, les yeux gris, la +barbelette grise, s'avana par petits pas, et dit en souriant: + +J'tais l. + +Phrasilas tait un polygraphe estim dont on n'aurait su dire au juste +s'il tait philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il +abordait les plus graves tudes avec une timide ardeur et une curiosit +volage. crire un trait, il n'osait. Construire un drame, il ne savait. +Son style avait quelque chose d'hypocrite, de mticuleux et de vain. +Pour les penseurs, c'tait un pote; pour les potes, c'tait un sage; +pour la socit, c'tait un grand homme. + + +Eh bien, mettons-nous table! dit Bacchis. Et elle s'tendit avec son +amant sur le lit qui prsidait le festin. sa droite s'allongrent +Philodme et Faustine avec Phrasilas. la gauche de Naucrats, Sso, +puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en +diagonale, accoud dans un coussin de soie et la tte ceinte de fleurs. +Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de ltos bleus. +Puis le repas commena. + +Timon sentit que sa boutade avait jet un lger froid sur les femmes. +Aussi ne parla-t-il pas tout d'abord, mais, s'adressant Philodme, il +dit avec un grand srieux: + +On prtend que tu es l'ami trs dvou de Cicron. Que penses-tu de +lui, Philodme? Est-ce un philosophe clair, ou un simple compilateur, +sans discernement et sans got? car j'ai entendu soutenir l'une et +l'autre opinion. + +--Prcisment parce que je suis son ami, je ne puis te rpondre, dit +Philodme. Je le connais trop bien: donc je le connais mal. Interroge +Phrasilas qui, l'ayant peu lu, le jugera sans erreur. + +--Eh bien, qu'en pense Phrasilas? + +--C'est un crivain admirable, dit le petit homme. + +--Comment l'entends-tu? + +--En ce sens que tous les crivains, Timon, sont admirables en quelque +chose, comme tous les paysages et toutes les mes. Je ne saurais +prfrer la plaine la plus terne le spectacle mme de la mer. Ainsi je +ne saurais classer dans l'ordre de mes sympathies un trait de Cicron, +une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, mme si je connaissais le +style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un +livre en emportant le souvenir d'une ligne qui m'ait fait penser. +Jusqu'ici, tous ceux que j'ai ouverts contenaient cette ligne-l. Mais +aucun ne m'a donn la seconde. Peut-tre chacun de nous n'a-t-il qu'une +seule chose dire dans sa vie, et ceux qui ont tent de parler plus +longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le +silence irrparable des millions d'mes qui se sont tues! + +--Je ne suis pas de ton avis, dit Naucrats sans lever les yeux. +L'univers a t cr pour que trois vrits fussent dites, et notre +malchance a voulu que leur certitude ft prouve cinq sicles avant ce +soir. Hraclite a compris le monde; Parmnide a dmasqu l'me; +Pythagore a mesur Dieu: nous n'avons plus qu' nous taire. Je trouve le +pois chiche bien hardi. + + +Du manche de son ventail, Sso frappa la table petits coups. + +Timon, dit-elle, mon ami. + +--Qu'est-ce? + +--Pourquoi poses-tu des questions qui n'ont aucun intrt, ni pour moi +qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l'oublier? Penses-tu +blouir Faustine de ton rudition trangre? Pauvre ami, ce n'est pas +moi que tu tromperas par des paroles. J'ai dshabill ta grande me hier +soir sous mes couvertures, et je sais quel est le pois chiche, Timon, +dont elle se soucie. + +--Crois-tu? dit simplement le jeune homme. + +Mais Phrasilas commena un deuxime petit couplet d'une voix ironique et +doucereuse. + +Sso, quand nous aurons le plaisir de t'entendre juger Timon, soit pour +l'applaudir comme il le mrite, soit pour le blmer, ce que nous ne +saurions, rappelle-toi que c'est un invisible dont l'me est +particulire. Elle n'existe pas par elle-mme, ou du moins on ne peut la +connatre, mais elle reflte celles qui s'y mirent, et change d'aspect +quand elle change de place. Cette nuit, elle tait toute semblable +toi: je ne m'tonne pas qu'elle t'ait plu. l'instant, elle a pris +l'image de Philodme; c'est pourquoi tu viens de dire qu'elle se +dmentait. Or elle n'a soin de se dmentir puisqu'elle ne s'affirme +point. Tu vois qu'il faut se garder, ma chre, des jugements +l'tourdie. + +Timon lana un regard irrit dans la direction de Phrasilas; mais il +rserva sa rponse. + +Quoi qu'il en soit, reprit Sso, nous sommes ici quatre courtisanes et +nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler des +enfants roses qui n'ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, +puisque tu es la nouvelle venue, commence. + +--Trs bien, dit Naucrats. Choisis pour nous, Faustine. De quoi +devons-nous parler? + +La jeune Romaine tourna la tte, leva les yeux, rougit, et, avec une +ondulation de tout son corps, elle soupira: + +De l'amour. + +--Trs joli sujet! dit Sso, en rprimant une envie de rire. + +Mais personne ne prit la parole. + + * + * * + +La table tait pleine de couronnes, d'herbages, de coupes et +d'aiguires. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tresses des +pains lgers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait +des anguilles grasses, saupoudres d'assaisonnements, des alphestes +couleur de cire et des callichtys sacrs. + +On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu'on croyait n de la mme +cume qu'Aphrodite, des boops, des bbradones, un surmulet flanqu de +calmars, des scorpnes multicolores. Pour qu'on pt les manger brlants, +on prsenta dans leurs petites casseroles un tronon de myre, des +thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras taient tendres; +enfin le ventre d'une torpille blanche, rond comme celui d'une belle +femme. + +Tel fut le premier service, o les convives choisirent par petites +bouches les bons morceaux de chaque poisson, et laissrent le reste aux +esclaves. + + +L'amour, commena Phrasilas, est un mot qui n'a pas de sens ou qui en a +trop, car il dsigne tour tour deux sentiments inconciliables: la +Volupt et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l'entend. + +--Je veux, interrompit Chrysis, la volupt pour ma part et la passion +chez mes amants. Il faut parler de l'une et de l'autre, ou tu ne +m'intresseras qu' demi. + +--L'amour, murmura Philodme, ce n'est ni la passion ni la volupt. +L'amour c'est bien autre chose... + +--Oh! de grce! s'cria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un +banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir +avec une loquence douce et une persuasion toute mielleuse la +supriorit du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons +aussi qu'aprs avoir parl pendant une longue heure sur une matire +aussi hardie, tu serais prt soutenir pendant l'heure suivante, avec +la mme loquence douce et la mme persuasion mielleuse, les raisons du +contradicteur. Je ne... + +--Permets... dit Phrasilas. + +--Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni mme +l'esprit que tu y mets. Je doute de sa difficult, et ds lors, de son +intrt. Le _Banquet_, que tu as jadis publi au cours d'un rcit moins +grave, et aussi les rflexions prtes par toi rcemment un personnage +mythique qui est la ressemblance de ton idal, ont paru nouvelles et +rares sous le rgne de Ptolme Aulte; mais nous vivons depuis trois +ans sous la jeune reine Brnice, et je ne sais par quelle volte-face la +mthode de pense que tu avais prise de l'illustre exgte harmonieux et +souriant a soudain vieilli de cent annes sous ta plume, comme la mode +des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent matre, je +le dplore, car si tes rcits manquent un peu de flamme, si ton +exprience du coeur fminin n'est pas telle qu'il faille s'en troubler, +en revanche tu es dou de l'esprit comique et je te sais gr de m'avoir +fait sourire. + +--Timon! s'cria Bacchis indigne. + +Phrasilas l'arrta du geste. + +Laisse, ma chre. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens +des jugements dont je suis le sujet que la part d'loges o l'on me +convie. Timon m'a donn la sienne; d'autres me loueront sur d'autres +points. On ne saurait vivre au milieu d'une approbation unanime, et la +varit mme des sentiments que j'veille est pour moi un parterre +charmant o je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes. + + +Chrysis eut un mouvement de lvres qui indiquait clairement le peu de +cas qu'elle faisait de cet homme si habile terminer les discussions. +Elle se retourna vers Timon, qui tait son voisin de lit, et lui mit la +main sur le cou. + +Quel est le but de la vie? lui demanda-t-elle. + +C'tait la question qu'elle posait quand elle ne savait que dire un +philosophe; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, +que Timon crut entendre une dclaration d'amour. + +Pourtant il rpondit avec un certain calme: + + chacun le sien, ma Chrysis. Il n'y a pas de but universel +l'existence des tres. Pour moi, je suis le fils d'un banquier dont la +clientle comprend toutes les grandes courtisanes d'gypte, et mon pre +ayant amass par des moyens ingnieux une fortune considrable, je la +restitue honntement aux victimes de ses bnfices, en couchant avec +elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m'ont +donne. Mon nergie, ai-je pens, n'est susceptible de remplir qu'un +seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu'il +concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions +contraires qu'un autre idal supporterait moins bien. + +Tout en parlant ainsi, il avait gliss sa jambe droite derrire celles +de Chrysis couche sur le ct, et il tentait de sparer les genoux clos +de la courtisane comme pour donner un but prcis son existence de ce +soir-l. Mais Chrysis ne le laissait pas faire. + + +Il y eut quelques instants de silence; puis Sso reprit la parole. + +Timon, tu es bien fcheux d'interrompre ds le dbut la seule causerie +srieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler +Naucrats, puisque tu as si mauvais caractre. + +--Que dirai-je de l'amour? rpondit l'Invit. C'est le nom qu'on donne +la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n'y a que deux manires +d'tre malheureux: ou dsirer ce qu'on n'a pas, ou possder ce qu'on +dsirait. L'amour commence par la premire et c'est par la seconde qu'il +s'achve, dans le cas le plus lamentable, c'est--dire ds qu'il +russit. Que les dieux nous sauvent d'aimer! + +--Mais possder par surprise, dit en souriant Philodme, n'est-ce pas l +le vrai bonheur? + +--Quelle raret! + +--Non pas,--si l'on y prend garde. coute ceci, Naucrats: ne pas +dsirer, mais faire en sorte que l'occasion se prsente; ne pas aimer, +mais chrir de loin quelques personnes trs choisies pour qui l'on +pressent qu' la longue on pourrait avoir du got si le hasard et les +circonstances faisaient qu'on dispost d'elles; ne jamais parer une +femme des qualits qu'on lui souhaite, ni des beauts dont elle fait +mystre, mais prsumer le fade pour s'tonner de l'exquis, n'est-ce pas +le meilleur conseil qu'un sage puisse donner aux amants? Ceux-l seuls +ont vcu heureux qui ont su mnager parfois dans leur existence si chre +l'inapprciable puret de quelques jouissances imprvues. + + * + * * + +Le deuxime service touchait sa fin. On avait servi des faisans, des +attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec +toutes ses plumes, qu'on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas +lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbs, des phlexides, +des onocrotales, un paon blanc qui semblait couver dix-huit spermologues +rtis et lards, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes +des reliefs qui furent laisss, quand les morceaux de choix eurent t +mis part. Mais tout cela n'tait rien auprs du dernier plat. + +Ce chef d'oeuvre (depuis longtemps on n'avait rien vu de tel +Alexandrie) tait un jeune porc, dont une moiti avait t rtie et +l'autre cuite au bouillon. Il tait impossible de distinguer par o il +avait t tu, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu'il +contenait. En effet, il tait farci de cailles rondes, de ventres de +poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de +hachis, toutes choses dont la prsence dans l'animal intact paraissait +inexplicable. + +Il n'y eut qu'un cri d'admiration, et Faustine rsolut de demander la +recette. Phrasilas mit en souriant des sentences mtaphoriques; +Philodme improvisa un distique o le mot [Grec: choiros] tait pris +tour tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Sso dj +grise; mais Bacchis ayant donn l'ordre de verser la fois dans sept +coupes sept vins rares chaque convive, la conversation dgnra. + + +Timon se tourna vers Bacchis: + +Pourquoi, demanda-t-il, avoir t si dure envers cette pauvre fille que +je voulais amener? C'tait une collgue cependant. ta place, +j'estimerais davantage une courtisane pauvre qu'une matrone riche. + +--Tu es fou, dit Bacchis sans discuter. + +--Oui, j'ai souvent remarqu qu'on tient pour alins ceux qui hasardent +par exception des vrits clatantes. Les paradoxes trouvent tout le +monde d'accord. + +--Voyons, mon ami, demande tes voisins. Quel est l'homme bien n qui +prendrait pour matresse une fille sans bijoux? + +--Je l'ai fait, dit Philodme avec simplicit. + +Et les femmes le mprisrent. + +L'an dernier, continua-t-il, la fin du printemps, comme l'exil de +Cicron me donnait des raisons de craindre pour ma propre scurit, je +fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu +charmant nomm Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. +C'tait un simple village, o il n'y avait pas trois cents femmes, et +l'une d'elles s'tait faite courtisane afin de protger la vertu des +autres. On connaissait sa maison un bouquet de fleurs suspendu sur la +porte, mais elle-mme ne se distinguait pas de ses soeurs ou de ses +cousines. Elle ignorait qu'il y et des fards, des parfums et des +cosmtiques, et des voiles transparents et des fers friser. Elle ne +savait pas soigner sa beaut, en s'pilant avec de la rsine poisse, +comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On +frmit de penser qu'elle marchait sans bottines, de sorte qu'on ne +pouvait baiser ses pieds nus comme on baise ceux de Faustine, plus doux +que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que prs de +son corps brun j'oubliai tout un mois Rome, et l'heureuse Tyr, et +Alexandrie. + +Naucrats approuva d'un signe de tte et dit aprs avoir bu: + +Le grand vnement de l'amour est l'instant o la nudit se rvle. Les +courtisanes devraient le savoir et nous mnager des surprises. Or il +semble au contraire qu'elles mettent tous leurs efforts nous +dsillusionner. Y a-t-il rien de plus pnible qu'une chevelure flottante +o l'on voit les traces du fer chaud? rien de plus dsagrable que des +joues peintes dont le fard s'attache au baiser? rien de plus piteux +qu'un oeil crayonn dont le charbon s'efface de travers? la rigueur, +j'aurais compris que les femmes honntes usassent de ces moyens +illusoires: toute femme aime s'entourer d'un cercle d'hommes amoureux +et celles-l du moins ne s'exposent pas des familiarits qui +dmasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit +pour but et pour ressource, ne craignent pas de s'y montrer moins belles +que dans la rue, voil qui est inconcevable. + +--Tu n'y connais rien, Naucrats, dit Chrysis avec un sourire. Je sais +qu'on ne retient pas un amant sur vingt; mais on ne sduit pas un homme +sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. +Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La +petite paysanne dont parle Philodme n'a pas eu de peine l'attirer +puisqu'elle tait seule dans son village; il y a quinze mille +courtisanes ici, c'est une autre concurrence. + +--Ne sais-tu pas que la beaut pure n'a besoin d'aucun ornement et se +suffit elle-mme? + +--Oui. Eh bien, fais concourir une beaut pure, comme tu dis, et +Gnathne qui est laide et vieille. Mets la premire en tunique troue +aux derniers gradins du thtre et la seconde dans sa robe d'toiles aux +places retenues par ses esclaves, et note leurs prix la sortie: on +donnera huit oboles la beaut pure et deux mines Gnathne. + +--Les hommes sont btes, conclut Sso. + +--Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de +choisir leurs matresses. Les plus aimes sont les plus menteuses. + +--Que si, insinua Phrasilas, que si d'une part je louerais +volontiers... + +Et il soutint avec un grand charme deux thses dpourvues de tout +intrt. + + * + * * + +Une une, douze danseuses parurent, les deux premires jouant de la +flte et la dernire du tambourin, les autres claquant des crotales. +Elles assurrent leurs bandelettes, frottrent de rsine blanche leurs +petites sandales, attendirent, les bras tendus, que la musique +comment... Une note... deux notes... une gamme lydienne... et sur un +rythme lger les douze jeunes filles s'lancrent. + +Leur danse tait voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que +toutes les figures en fussent rgles d'avance. Elles voluaient dans un +petit espace; elles se mlaient comme des flots. Bientt elles se +formrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dnourent +leurs ceintures et laissrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de +femmes nues se rpandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs +et le fumet des viandes entr'ouvertes. Elles se renversaient avec des +mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles +se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en +passant, du bout de leurs poitrines secoues. Timon eut la main caresse +par une cuisse fugitive et chaude. + + +Qu'en pense notre ami? dit Phrasilas de sa voix frle. + +--Je me sens parfaitement heureux, rpondit Timon. Je n'ai jamais +compris si clairement que ce soir la mission suprme de la femme. + +--Et quelle est-elle? + +--Se prostituer, avec ou sans art. + +--C'est une opinion. + +--Phrasilas, encore un coup, nous savons qu'on ne peut rien prouver; +bien plus, nous savons que rien n'existe et que cela mme n'est pas +certain. Ceci dit pour mmoire et afin de satisfaire ta clbre manie, +permets-moi d'avoir une thse la fois contestable et rebattue, comme +elles le sont toutes, mais intressante pour moi, qui l'affirme, et pour +la majorit des hommes, qui la nie. En matire de pense, l'originalit +est un idal encore plus chimrique que la certitude. Tu n'ignores pas +cela. + +--Donne-moi du vin de Lesbos, dit Sso l'esclave. Il est plus fort que +l'autre. + +--Je prtends, reprit Timon, que la femme marie, en se dvouant un +homme qui la trompe, en se refusant tout autre (ou en ne s'accordant +que de rares adultres, ce qui revient au mme), en donnant le jour +des enfants qui la dforment avant de natre et l'accaparent quand ils +sont ns,--je prtends qu'en vivant ainsi une femme perd sa vie sans +mrite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un march de +dupe. + +--Elle croit obir un devoir, dit Naucrats sans conviction. + +--Un devoir? et envers qui? N'est-elle pas libre de rgler elle-mme une +question qui la regarde seule? Elle est femme, et en tant que femme elle +est gnralement peu sensible aux plaisirs intellectuels: et non +contente de rester trangre la moiti des joies humaines, elle +s'interdit par le mariage l'autre face de la volupt! Ainsi une jeune +fille peut se dire, l'ge o elle est toute ardeur: Je connatrai mon +mari, plus dix amants, peut-tre douze, et croire qu'elle mourra sans +avoir rien regrett? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, +le jour o je quitterai la vie. + +--Tu es ambitieux, dit Chrysis. + +--Mais de quel encens, de quels vers dors, s'cria le doux Philodme, +ne devons-nous pas louer jamais les bienfaisantes courtisanes! Grce +elles nous chappons aux prcautions compliques, aux jalousies, aux +stratagmes, aux battements de coeur de l'adultre. Ce sont elles qui +nous pargnent les attentes sous la pluie, les chelles branlantes, les +portes secrtes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptes +et les signaux mal compris. chres ttes, que je vous aime! Avec vous, +point de sige faire: pour quelques petites pices de monnaie vous +nous donnez, et au del, ce qu'une autre saurait mal nous accorder comme +une grce aprs les trois semaines de rigueur. Pour vos mes claires +l'amour n'est pas un sacrifice, c'est une faveur gale qu'changent deux +amants; aussi les sommes qu'on vous confie ne servent pas compenser +vos inapprciables tendresses, mais payer au juste prix le luxe +multiple et charmant dont, par une suprme complaisance, vous consentez + prendre soin, et o vous endormez chaque soir nos exigeantes volupts. +Comme vous tes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le +rve de notre vie et le caprice de notre soire, toutes les femmes au +jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes +les teintes, des lvres de toutes les saveurs. Il n'y a pas d'amour sous +le ciel, si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous +n'osiez proposer. Vous tes douces aux disgracieux, consolatrices aux +affligs, hospitalires tous, et belles, et belles! C'est pourquoi je +vous le dis, Chrysis, Bacchis, Sso, Faustine, c'est une juste loi des +dieux qui dcerne aux courtisanes l'ternel dsir des amants, et +l'ternelle envie des pouses vertueuses. + + +Les danseuses ne dansaient plus. + +Une jeune acrobate venait d'entrer, qui jonglait avec des poignards et +marchait sur les mains entre des lames dresses. + +Comme l'attention des convives tait tout entire attire par le jeu +dangereux de l'enfant, Timon regarda Chrysis, et peu peu, sans tre +vu, il s'allongea derrire elle jusqu' la toucher des pieds et de la +bouche. + +Non, disait Chrysis voix basse, non, mon ami. + +Mais il avait gliss son bras autour d'elle par la fente large de sa +robe, et il caressait avec soin la belle peau brlante et fine de la +courtisane couche. + +Attends, suppliait-elle. Ils nous dcouvriront. Bacchis se fchera. + +Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu'on ne l'observait +pas. Il s'enhardit jusqu' une caresse aprs laquelle les femmes +rsistent rarement quand elles ont permis qu'on aille jusque-l. Puis, +pour teindre par un argument dcisif les derniers scrupules de la +pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par +hasard, ouverte. + +Chrysis ne se dfendit plus. + +Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et prilleux. +Elle marchait sur les mains, la jupe retourne, les pieds pendants en +avant de la tte, entre des pes tranchantes et de longues pointes +aigus. L'effort de sa posture scabreuse et peut-tre aussi la peur des +blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et fonc +qui exaltait encore l'clat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et +se redressait. Ses jambes s'cartaient comme des bras de danseuse. Une +respiration inquite animait sa poitrine nue. + +Assez, dit Chrysis d'une voix brve; tu m'as nerve, rien de plus. +Laisse-moi. Laisse-moi. + +Et au moment o les deux phsiennes se levaient pour jouer, selon la +tradition, _la fable d'Hermaphrodite_, elle se laissa glisser du lit et +sortit fbrilement. + + + + +III + +RHACOTIS + + +La porte peine referme, Chrysis appuya la main sur le centre enflamm +de son dsir comme on presse un point douloureux pour attnuer des +lancements. Puis elle s'paula contre une colonne et tordit ses doigts +en criant tout bas. + +Elle ne saurait donc jamais rien! + + mesure que les heures passaient, l'improbabilit de sa russite +augmentait, clatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c'tait +un moyen bien os de connatre la vrit. Au cas o il et t pris, +elle attirait tous les soupons sur elle, et se perdait. D'autre part, +elle ne pouvait plus rester l sans parler; c'tait par impatience +qu'elle avait quitt la salle. + +Les maladresses de Timon n'avaient fait qu'exasprer sa rage muette +jusqu' une surexcitation tremblante qui la fora d'appliquer son corps +contre la frache colonne lisse et monstrueuse. + +Elle pressentit une crise et eut peur. + +Elle appela l'esclave Artias: + +Garde-moi mes bijoux; je sors. + +Et elle descendit les sept marches. + + +La nuit tait chaude. Pas un souffle dans l'air n'ventait sur son front +ses lourdes gouttes de sueur. La dsillusion qu'elle en eut accrut son +malaise et la fit chanceler. + +Elle marcha en suivant la rue. + + +La maison de Bacchis tait situe l'extrmit de Brouchion, sur la +limite de la ville indigne, Rhacotis, norme bouge de matelots et +d'gyptiennes. Les pcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux l'ancre +pendant l'accablante chaleur du jour, venaient passer l leurs nuits +jusqu' l'aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux +vendeurs de vin, le prix des poissons de la veille. + +Chrysis s'engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine +de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement, +par les portes ouvertes, les salles empestes par la fume des lampes, +o s'unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des trteaux bas +rangs devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et +fluctuaient dans l'ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait +avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tta +le sein. Une mre lui offrit sa fille. Un paysan bat lui baisa la +nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante. + +Cette ville trangre dans la ville grecque tait, pour Chrysis, pleine +de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l'trange labyrinthe, la +complexit des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s'y +hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le mme chemin direct +vers une petite porte rouge; et l, elle oubliait ses amants ordinaires +dans l'treinte infatigable d'un jeune nier aux longs muscles qu'elle +avait la joie de payer son tour. + +Mais ce soir-l, sans mme avoir tourn la tte, elle se sentit suivre +par un double pas. + +Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de mme. Elle se +mit courir; on courut derrire elle; alors, affole, elle prit une +autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui +montait dans une direction inconnue. + +La gorge sche, les tempes gonfles, soutenue par le vin de Bacchis, +elle fuyait ainsi, tournait de droite gauche, toute ple, gare. + +Enfin un mur lui barra la route: elle tait dans une impasse. la hte +elle voulut retourner en arrire, mais deux matelots aux mains brunes +lui barrrent l'troit passage. + +O vas-tu, flchette d'or? dit l'un d'eux en riant. + +--Laissez-moi passer! + +--Hein? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis +donc? Nous allons te montrer la ville. + +Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se dbattit, +lana un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains + la fois dans sa main gauche et dit seulement: + +Tiens-toi tranquille. Tu sais qu'on n'aime pas les Grecs ici; personne +ne viendra t'aider. + +--Je ne suis pas Grecque! + +--Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu +crains le bton. + +Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou. + +Je t'aime, toi, je te suivrai, dit-elle. + +--Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec +nous; tu ne t'ennuieras pas. + + +O la conduisaient-ils? Elle n'en savait rien; mais ce second matelot +lui plaisait par sa rudesse, par sa tte de brute. Elle le considrait +du regard imperturbable qu'ont les jeunes chiennes devant la viande. +Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant. + +D'un pas rapide, ils parcoururent des quartiers tranges, sans vie, sans +lumires. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin +dans ce ddale nocturne d'o elle n'aurait pu sortir seule, tant les +ruelles en taient bizarrement compliques. Les portes closes, les +fentres vides, l'ombre immobile l'effrayaient. Au-dessus d'elle, entre +les maisons rapproches, s'tendait un ruban de ciel ple, envahi par le +clair de lune. + + +Enfin ils rentrrent dans la vie. un tournant de rue, subitement, +huit, dix, onze lumires apparurent, portes claires o se tenaient +accroupies de jeunes femmes Nabatennes, entre deux lampes rouges qui +clairaient d'en bas leurs ttes chaperonnes d'or. + +Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d'abord, puis un +retentissement de chariots, de ballots jets, de pas d'nes et de voix +humaines. C'tait la place de Rhacotis, o se concentraient, pendant le +sommeil d'Alexandrie, toutes les provisions amasses pour la nourriture +de neuf cent mille bouches en un jour. + +Ils longrent les maisons de la place entre des monceaux verts, lgumes, +racines de ltos, fves luisantes, paniers d'olives. Chrysis, dans un +tas violet, prit une poigne de mres et les mangea sans s'arrter. +Enfin ils s'arrtrent devant une porte basse et les matelots +descendirent avec Celle pour qui on avait vol les Vraies Perles de +l'Anadyomne. + +Une salle immense tait l. Cinq cents hommes du peuple, en attendant le +jour, buvaient des tasses de bire jaune, mangeaient des figues, des +lentilles, des gteaux de ssame, du pain d'olyra. Au milieu d'eux +grouillaient une cohue de femmes glapissantes, tout un champ de cheveux +noirs et de fleurs multicolores dans une atmosphre de feu. C'taient de +pauvres filles sans foyer, qui appartenaient tous. Elles venaient l +mendier des restes, pieds nus, seins nus, peine couvertes d'une loque +rouge ou bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche +un enfant envelopp de chiffons. L aussi, il y avait des danseuses, six +gyptiennes sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont +les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, +tandis que le troisime agitait un grand sistre d'airain sonore. + +Oh! des bonbons de myxaire! dit Chrysis avec joie. + +Et elle en acheta pour deux chalques une petite fille vendeuse. + +Mais soudain elle dfaillit, tant l'odeur de ce bouge tait +insoutenable, et les matelots l'emportrent sur leurs bras. + + l'air extrieur, elle se remit un peu: + +O allons-nous? supplia-t-elle. Faisons vite; je ne puis plus marcher. +Je ne vous rsiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un +lit le plus tt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue. + + + + +IV + +BACCHANALE CHEZ BACCHIS + + +Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle tait envahie de +la sensation dlicieuse que donnent le rpit du dsir et le silence de +la chair. Son front s'tait allg. Sa bouche s'tait adoucie. Seule, +une douleur intermittente errait encore au creux de ses reins. Elle +monta les marches et passa le seuil. Depuis que Chrysis avait quitt la +salle, l'orgie s'tait dveloppe comme une flamme. + +D'autres amis taient rentrs, pour qui les douze danseuses nues avaient +t une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs +le sol. Une outre de vin de Syracuse s'tait rpandue dans un coin, +fleuve dor qui gagnait la table. + +Philodme, auprs de Faustine, dont il dchirait la robe, lui rcitait +en chantant les vers qu'il avait faits sur elle: + + pieds, disait-il, cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, +figue fendue, hanches, paules, seins, nuque mobile, vous qui +m'affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active! Tu es +Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapph; mais +Perse lui aussi a t l'amant de l'Indienne Andromde[1]. + + [1] Philodme. AP. V. 132. + +Cependant, Sso, sur la table, couche plat ventre au milieu des +fruits crouls, et compltement gare par les vapeurs du vin d'gypte, +trempait le bout de son sein droit dans un sorbet la neige et rptait +avec un attendrissement comique: + +Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois. + +Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d'hommes et ftait +sa dernire nuit de servitude par une dbauche dsordonne. Pour obir +la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s'tait livre, +tout d'abord, trois amants la fois; mais sa tche ne se bornait pas +l, et jusqu' la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui +devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zle incessant que sa +nouvelle dignit n'tait point usurpe. + +Seuls, debout derrire une colonne, Naucrats et Phrasilas discutaient +avec courtoisie sur la valeur respective d'Arcsilas et de Carnade. + + l'autre extrmit de la salle, Myrtocleia protgeait Rhodis contre un +convive trop pressant. + +Ds qu'elles virent entrer Chrysis, les deux phsiennes coururent +elle. + +Allons-nous-en, ma Chrys. Thano reste; mais nous partons. + +--Je reste aussi, dit la courtisane. + +Et elle s'tendit la renverse sur un grand lit couvert de roses. + +Un bruit de voix et de pices jetes attira son attention: c'tait +Thano qui, pour parodier sa soeur, avait imagin, au milieu des rires +et des cris, de jouer par drision la _Fable de Dana_ en affectant une +volupt folle chaque pice d'or qui la pntrait. L'impit provocante +de l'enfant couche amusait tous les convives, car on n'tait plus au +temps o la foudre et extermin les railleurs de l'Immortel. Mais le +jeu se dvoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la +pauvre petite, qui se mit pleurer bruyamment. + + +Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux +danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratre de +vermeil rempli de vin jusqu'aux bords, et quelqu'un saisissant Thano +par les pieds la fit boire, la tte en bas, secoue par un clat de rire +qu'elle ne pouvait plus calmer. + + +Cette ide eut un tel succs que tout le monde se rapprocha, et quand la +joueuse de flte fut remise debout, quand on vit son petit visage +enflamm par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gat si +gnrale gagna tous les assistants que Bacchis dit Sln: + +Un miroir! un miroir! qu'elle se voie ainsi! + +L'esclave apporta un miroir de bronze. + +Non! pas celui-l. Le miroir de Rhodopis! Elle en vaut la peine. + + +D'un seul bond, Chrysis s'tait redresse. + +Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta +parfaitement ple, la poitrine heurte par des battements de coeur, les +yeux fixs sur la porte par o l'esclave tait sortie. + +Cet instant dcidait de toute sa vie. La dernire esprance qui lui ft +reste allait s'vanouir ou se raliser. + +Autour d'elle, la fte continuait. Une couronne d'iris, lance on ne +savait d'o, vint s'appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lvres +l'cre got du pollen. Un homme rpandit sur ses cheveux une petite +fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l'paule. Les +claboussures d'une coupe pleine o l'on jeta une grenade tachrent sa +tunique de soie et pntrrent jusqu' sa peau. Elle portait +magnifiquement toutes les souillures de l'orgie. + +L'esclave sortie ne revenait pas. + +Chrysis gardait sa pleur de pierre et ne bougeait pas plus qu'une +desse sculpte. La plainte rythmique et monotone d'une femme en amour +non loin de l lui mesurait le temps coul. Il lui sembla que cette +femme gmissait depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque +chose, se casser les doigts, crier. + +Enfin Sln rentra, les mains vides. + +Le miroir? demanda Bacchis. + +--Il est... il n'est plus l... il est... il est... vol, balbutia la +servante. + +Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence +effrayant suspendit brusquement le tumulte. + + +De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochrent: +il n'y eut plus qu'un petit espace vide o se tenait Bacchis gare +devant l'esclave tombe genoux. + +Tu dis!... tu dis!... hurla-t-elle. + +Et comme Sln ne rpondait pas, elle la prit violemment par le cou: + +C'est toi qui l'as vol, n'est-ce pas? c'est toi? mais rponds donc! Je +te ferai parler coups de fouet, misrable petite chienne! + +Alors il se passa une chose terrible. L'enfant, effare par la peur, la +peur de souffrir, la peur de mourir, l'effroi le plus prsent qu'elle +et jamais connu, dit d'une voix prcipite: C'est Aphrodisia! Ce n'est +pas moi! ce n'est pas moi. + +--Ta soeur! + +--Oui! oui! dirent les multresses, c'est Aphrodisia qui l'a pris! + +Et elles tranrent Bacchis leur soeur qui venait de s'vanouir. + + + + +V + +LA CRUCIFIE + + +Toutes ensemble elles rptrent: + +C'est Aphrodisia qui l'a pris! Chienne! Chienne! Pourriture! Voleuse! + +Leur haine pour la soeur prfre se doublait de leurs craintes +personnelles. + +Artias la frappa du pied dans la poitrine. + +O est-il? reprit Bacchis. O l'as-tu mis? + +--Elle l'a donn son amant. + +--Qui est-ce? + +--Un matelot opique. + +--O est son navire? + +--Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. +Il faut la crucifier, la chienne, la bte sanglante! + +--Ah! Dieux! Dieux! pleura Bacchis. + +Puis sa douleur se changea en une grande colre affole. + +Aphrodisia tait revenue elle, mais, paralyse par l'effroi et ne +comprenant rien ce qui se passait, elle restait sans voix et sans +larmes. + +Bacchis l'empoigna par les cheveux, la trana sur le sol souill, dans +les fleurs et les flaques de vin, et cria: + +En croix! en croix! cherchez les clous! cherchez le marteau! + +--Oh! dit Sso sa voisine. Je n'ai jamais vu cela. Suivons-les. + + +Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule +connaissait le coupable, et seule tait cause de tout. + +Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carre, +meuble de trois matelas o elles dormaient deux deux partir de la +fin des nuits. Au fond s'levait, comme une menace toujours prsente, +une croix en forme de T, qui jusqu'alors n'avait pas servi. + +Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre +esclaves haussrent la martyre au niveau des branches de la croix. + +Encore pas un son n'tait sorti de sa bouche, mais quand elle sentit +contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux +s'carquillrent, et il lui prit un gmissement saccad qui ne cessa +plus jusqu' la fin. + +Elles la mirent cheval sur un piquet de bois qui tait fich au milieu +du tronc et qui servait supporter le corps pour viter le dchirement +des mains. + +Puis on lui ouvrit les bras. + + +Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire? Elle n'aurait +pu disculper l'esclave qu'en accusant Dmtrios, qui tait hors de toute +poursuite, et se serait cruellement veng, pensait-elle. D'ailleurs, une +esclave tait une richesse, et l'ancienne rancune de Chrysis se plaisait + constater que son ennemie allait ainsi dtruire de ses propres mains +une valeur de trois mille drachmes aussi compltement que si elle et +jet les pices d'argent dans l'Eunoste. Et puis la vie d'un tre +servile valait-elle qu'on s'en occupt? + +Hliope tendit Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice +commena. + +L'ivresse, le dpit, la colre, toutes les passions la fois, mme cet +instinct de cruaut qui sjourne au coeur de la femme, agitaient l'me +de Bacchis au moment o elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi +perant que celui d'Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se +tordit. + +Elle cloua la deuxime main. Elle cloua les pieds l'un sur l'autre. +Puis, excite par les sources de sang qui s'chappaient des trois +blessures, elle cria: + +Ce n'est pas assez! Tiens! voleuse! truie! fille matelots! + +Elle enlevait l'une aprs l'autre les longues pingles de ses cheveux et +les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des +cuisses. Quand elle n'eut plus d'armes dans les mains, elle souffleta la +malheureuse et lui cracha sur la peau. Quelque temps elle considra +l'oeuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande +salle avec tous les invits. + +Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas. + + * + * * + +Aprs un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa +main droite dans sa main gauche, leva la tte, haussa les sourcils et +s'approcha de la crucifie que secouait sans interruption un tremblement +pouvantable. + +Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, oppos aux +thories qui veulent se dire absolues, je ne saurais mconnatre que tu +gagnerais, dans la conjoncture o tu te trouves surprise, tre +familiarise d'une faon plus srieuse avec les maximes stociennes. +Znon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt +d'erreur, nous a laiss quelques sophismes sans grande porte gnrale, +mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer +tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, +puisque notre volont surpasse les imperfections de notre corps +prissable. Il est vrai que Znon mourut quatre-vingt-dix-huit ans, +sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, mme lgre; mais +ce n'est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait +qu'il sut garder une sant inaltrable, nous ne pouvons conclure +logiquement qu'il et manqu de caractre s'il se ft trouv malade. +D'ailleurs ce serait un abus que d'astreindre les philosophes +pratiquer personnellement les rgles de vie qu'ils proposent, et +cultiver sans rpit les vertus qu'ils jugent suprieures. Bref, et pour +ne pas dvelopper outre mesure un discours qui risquerait de durer plus +que toi-mme, efforce-toi d'lever ton me, autant qu'il est en elle, ma +chre, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque +cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d'tre persuade que +j'y prends une part vritable. Elles touchent leur fin; prends +patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent +l'immortalit, voici l'heure o tu peux choisir celle qui endormira le +mieux ton regret de disparatre. Si elles disent vrai, tu auras clair +mme les affres du passage. Si elles mentent, que t'importe? tu ne +sauras jamais que tu t'es trompe. + +Ayant parl ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vtement sur l'paule +et s'esquiva, d'un pas troubl. + +Timon resta seul dans la chambre avec l'agonisante en croix. + +Le souvenir d'une nuit passe sur les seins de cette malheureuse ne +quittait plus sa mmoire, ml l'ide atroce de la pourriture +imminente o allait fondre ce beau corps qui avait brl dans ses bras. + +Il pressait la main sur ses yeux pour ne pas voir la supplicie, mais +sans relche il _entendait_ le tremblement du corps sur la croix. + + la fin il regarda. De grands rseaux de filets sanglants +s'entre-croisaient sur la peau depuis les pingles de la poitrine +jusqu'aux orteils recroquevills. La tte tournait perptuellement. +Toute la chevelure pendait du ct gauche, mouille de sang, de sueur et +de parfum. + +Aphrodisia! m'entends-tu? me reconnais-tu? c'est moi, Timon; Timon. + +Un regard presque aveugle dj l'atteignit pour un instant. Mais la tte +tournait toujours. Le corps ne cessait pas de trembler. + +Doucement, comme s'il craignait que le bruit de ses pas lui ft mal, le +jeune homme s'avana jusqu'au pied de la croix. Il tendit les bras en +avant, il prit avec prcaution la tte sans force et tournoyante entre +ses deux mains fraternelles, carta pieusement le long des joues les +cheveux colls par les larmes et posa sur les lvres chaudes un baiser +d'une tendresse infinie. + +Aphrodisia ferma les yeux. Reconnut-elle celui qui venait enchanter son +horrible fin par ce mouvement de piti aimante? Un sourire inexprimable +allongea ses paupires bleues, et dans un soupir elle rendit l'esprit. + + + + +VI + +ENTHOUSIASME + + +Ainsi, la chose tait faite. Chrysis en avait la preuve. + +Si Dmtrios s'tait rsolu commettre le premier crime, les deux +autres avaient d suivre sans dlai. Un homme de son rang devait +considrer le meurtre et mme le sacrilge comme moins dshonorants que +le vol. + +Il avait obi, donc il tait captif. Cet homme libre, impassible, froid, +subissait lui aussi l'esclavage, et sa matresse, sa dominatrice, +c'tait elle, Chrysis, Sarah du pays de Gnzareth. + +Ah! songer cela, le rpter, le dire tout haut, tre seule! Chrysis se +prcipita hors de la maison retentissante et courut vivement, droit +devant elle, dsaltre en plein visage par la brise enfin rafrachie du +matin. + +Elle suivit jusqu' l'Agora la rue qui menait la mer et au bout de +laquelle se pressaient comme des pis gigantesques les mtures de huit +cents vaisseaux. Puis elle tourna droite, devant l'immense avenue du +Drme o se trouvait la demeure de Dmtrios. Un frisson d'orgueil +l'enveloppa quand elle passa devant les fentres de son futur amant; +mais elle n'eut pas la maladresse de chercher le voir la premire. +Elle parcourut la longue voie jusqu' la porte de Canope et se jeta sur +la terre entre deux alos. + + +Il avait fait cela. Il avait fait tout pour elle, plus qu'aucun amant +n'avait fait pour aucune femme, sans doute. Elle ne se lassait pas de le +redire et d'affirmer son triomphe. Dmtrios, le bien-aim, le rve +impossible et inespr de tant de coeurs fminins, s'tait expos pour +elle tous les prils, toutes les hontes, tous les remords +volontiers. Mme il avait reni l'idal de sa pense, il avait dpouill +son oeuvre du collier miraculeux, et ce jour-l, dont l'aube se levait, +verrait l'amant de la desse aux pieds de sa nouvelle idole. + +Prends-moi! prends-moi! s'cria-t-elle. Elle l'adorait maintenant. +Elle l'appelait, elle le souhaitait. Les trois crimes, dans son esprit, +se mtamorphosaient en actions hroques, pour lesquelles jamais, en +retour, elle n'aurait assez de tendresses, assez de passion donner. De +quelle incomparable flamme brlerait donc cet amour unique de deux tres +galement jeunes, galement beaux, galement aims l'un par l'autre et +runis pour toujours aprs tant d'obstacles franchis! + + +Tous les deux ils s'en iraient, ils quitteraient la ville de la reine, +ils feraient voile pour des pays mystrieux, pour Amathonte, pour +pidaure ou mme pour cette Rome inconnue qui tait la seconde ville du +monde aprs l'immense Alexandrie, et qui entreprenait de conqurir la +terre. Que ne feraient-ils pas, o qu'ils fussent! Quelle joie leur +serait trangre, quelle flicit humaine n'envierait pas la leur et ne +plirait point devant leur passage enchant! + +Chrysis se releva dans un blouissement. Elle tira les bras, serra les +paules, tendit son buste en avant. Une sensation de langueur et de joie +grandissante gonflait sa poitrine durcie. Elle se remit en marche pour +rentrer... + + +En ouvrant la porte de sa chambre, elle eut un mouvement de surprise +voir que rien, depuis la veille, n'avait chang sous son toit. Les menus +objets de sa toilette, de sa table, de ses tagres lui parurent +insuffisants pour entourer sa nouvelle vie. Elle en cassa quelques-uns +qui lui rappelaient trop directement d'anciens amants inutiles et +qu'elle prit en haine subite. Si elle pargna les autres, ce ne fut pas +qu'elle y tnt davantage, mais elle apprhendait de dgarnir sa chambre +au cas o Dmtrios et form le projet d'y passer la nuit. + +Elle se dshabilla lentement. Les vestiges de l'orgie tombaient de sa +tunique, miettes de gteaux, cheveux, feuilles de roses. + +Elle assouplit avec la main sa taille desserre de la ceinture et +plongea les doigts dans ses cheveux pour en allger l'paisseur. Mais +avant de se mettre au lit, il lui prit une envie de se reposer un +instant sur les tapis de la terrasse, o la fracheur de l'air tait si +dlicieuse. + +Elle monta. + +Le soleil tait lev depuis quelques instants peine. Il reposait sur +l'horizon comme une vaste orange largie. + +Un grand palmier au tronc courbe laissait retomber par-dessus la bordure +son massif de feuilles vertes. Chrysis y rfugia sa nudit chatouilleuse +et frissonna, les seins dans les mains. + +Ses yeux erraient sur la ville qui blanchissait peu peu. Les vapeurs +violettes de l'aube s'levaient des rues silencieuses et +s'vanouissaient dans l'air lucide. + + +Tout coup, une ide jaillit dans son esprit, s'accrut, s'imposa, la +rendit folle: Dmtrios, lui qui avait tant fait dj, pourquoi ne +tuerait-il pas la reine, lui qui pouvait tre le roi? + +Et alors... + + * + * * + +Et alors, cet ocan monumental de maisons, de palais, de temples, de +portiques, de colonnades, qui flottait devant ses yeux depuis la +Ncropole de l'Ouest jusqu'aux jardins de la Desse: Brouchion, la ville +hellnique, clatante et rgulire; Rhacotis, la ville gyptienne devant +laquelle se dressait comme une montagne acropolite le Paneion couvert de +clart; le Grand-Temple de Srapis, dont la faade tait cornue de deux +longs oblisques roses; le Grand-Temple de l'Aphrodite environn par les +murmures de trois cent mille palmiers et des flots innombrables; le +Temple de Persphone et le Temple d'Arsino, les deux sanctuaires de +Poseidon, les trois tours d'Isis Pharis, les sept colonnes d'Isis +Lochias, et le Thtre et l'Hippodrome et le Stade o avait couru +Psittacos contre Nicosthne, et le tombeau de Stratonice et le tombeau +du dieu Alexandre,--Alexandrie! Alexandrie! la mer, les hommes, le +colossal Phare de marbre dont le miroir sauvait les hommes de la mer; +Alexandrie! la ville de Brnice et des onze rois Ptolmes, le Physcon, +le Philomtor, l'piphane, le Philadelphe; Alexandrie, l'aboutissement +de tous les rves, la couronne de toutes les gloires conquises depuis +trois mille ans dans Memphis, Thbes, Athnes, Corinthe, par le ciseau, +par le roseau, par le compas et par l'pe!--plus loin encore, le Delta +fendu par les sept langues du Nil, Sas, Boubaste, Hliopolis; puis, en +remontant vers le sud, le ruban de terre fconde, l'Heptanome o +s'chelonnaient le long des berges du fleuve douze cents temples tous +les dieux; et, plus loin, la Thbade, Diospolis, l'le lphantine, les +cataractes infranchissables, l'le d'Argo... Mro... l'inconnu; et +mme, s'il tait permis de croire aux traditions des gyptiens, le pays +des lacs fabuleux d'o s'chappe le Nil antique, si vastes qu'on perd +l'horizon en traversant leurs flots de pourpre, et si levs sur les +montagnes que les toiles rapproches s'y refltent comme des fruits +d'or,--tout cela, tout, serait le royaume, le domaine, la proprit de +la courtisane Chrysis. + +Elle leva les bras en suffoquant, comme si elle pensait pouvoir toucher +le ciel. + + +Et dans ce mouvement elle vit passer, avec lenteur, sa gauche, un +vaste oiseau aux ailes noires, qui s'en allait vers la haute mer. + + + + +LIVRE IV + + + + +I + +LE SONGE DE DMTRIOS + + +Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Dmtrios tant rentr chez +lui, un rve le visita pendant son sommeil, et tel fut son rve: + + +Il va vers la jete, ml la foule, par une trange nuit sans lune, +sans toiles, sans nuages, et qui brille d'elle-mme. + +Sans qu'il sache pourquoi, ni qui l'attire, il est press d'arriver, +d'tre _l_ le plus tt qu'il pourra, mais il marche avec effort et +l'air oppose ses jambes d'inexplicables rsistances, comme une eau +profonde entrave chaque pas. + +Il tremble, il croit qu'il n'arrivera jamais, qu'il ne saura jamais vers +qui, dans cette claire obscurit, il marche ainsi, haletant et inquiet. + +Par moments la foule disparat tout entire, soit qu'elle s'vanouisse +rellement, soit qu'il cesse de sentir sa prsence. Puis elle se +bouscule de nouveau plus importune, et tous d'aller, aller, aller, d'un +pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui... + +Puis la masse humaine se resserre; Dmtrios plit; un homme le pousse +de l'paule; une agrafe de femme dchire sa tunique; une jeune fille +presse par la multitude est si troitement refoule contre lui qu'il +sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui +repousse la figure avec ses deux mains effrayes... + +Tout coup il se trouve seul, le premier, sur la jete. Et comme il se +retourne en arrire, il aperoit dans le lointain un fourmillement blanc +qui est toute la foule, soudain recule jusqu' l'Agora. + +Et il comprend qu'elle n'avancera plus. + + +La jete s'tend, blanche et droite, comme l'amorce d'une route +inacheve qui aurait entrepris de traverser la mer. + +Il veut aller jusqu'au Phare et il marche. Ses jambes sont devenues +subitement lgres. Le vent qui souffle des solitudes sablonneuses +l'entrane avec prcipitation vers les solitudes ondoyantes o +s'aventure la jete. Mais mesure qu'il avance, le Phare recule devant +lui; la jete s'allonge interminablement. Bientt la haute tour de +marbre o flamboie un bcher de pourpre touche l'horizon livide, +palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune. + +Dmtrios marche encore. + +Des jours et des nuits semblent avoir pass depuis qu'il a laiss dans +le lointain le grand quai d'Alexandrie, et il n'ose retourner la tte de +peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru: une ligne blanche +jusqu' l'infini et la mer. Et cependant il se retourne. + + +Une le est derrire lui, couverte de grands arbres, et d'o retombent +d'normes fleurs. + +L'a-t-il traverse en aveugle, ou surgit-elle au mme instant, devenue +mystrieusement visible? Il ne songe pas se le demander, il accepte +comme un vnement naturel l'impossible... + +Une femme est dans l'le. Elle se tient debout devant la porte de +l'unique maison, les yeux demi ferms et le visage pench sur la fleur +d'un iris monstrueux qui crot la hauteur de ses lvres. Elle a les +cheveux profonds, de la couleur de l'or mat, et d'une longueur qu'on +peut supposer merveilleuse, la masse du chignon gonfl qui charge sa +nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe +plus noire encore se drape sur la tunique, et l'iris qu'elle respire en +abaissant les paupires a la mme teinte que la nuit. + +Sur cet appareil de deuil, Dmtrios ne voit que les cheveux, comme un +vase d'or sur une colonne d'bne. Il reconnat Chrysis. + +Le souvenir et du miroir et du collier revient lui vaguement; mais il +n'y croit pas, et dans ce rve singulier la ralit seule lui semble +rverie... + +Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas. + +Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux +blanches. Son bras se pend la rampe. Ses talons nus flottent sous sa +jupe. + +La maison n'a qu'un tage. Chrysis s'arrte sur la dernire marche. + +Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n'en +sortiras plus. Veux-tu me suivre? As-tu confiance? + +Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la premire porte et la referme +sur lui. + + +Cette pice est troite et longue. Une seule fentre l'claire, o +s'encadre toute la mer. droite et gauche, deux petites tablettes +portent une douzaine de volumes rouls. + +Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n'y en a pas d'autres. + +Dmtrios les ouvre: ce sont _l'Oineus_ de Chremon, _le Retour_ +d'Alexis, _le Miroir de Las_ d'Aristippe, _la Magicienne_, _le Cyclope_ +et _le Boucolisque_ de Thocrite, _OEdipe Colone_, les _Odes_ de +Sapph et quelques autres petits ouvrages. Au milieu de cette +bibliothque idale, une jeune fille nue, couche sur des coussins, se +tait. + +Maintenant, murmure Chrysis en tirant d'un long tui d'or un manuscrit +d'une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis +jamais seul sans pleurer. + +Le jeune homme lit au hasard: + + [Grec: Hoi men ar' ethrneon, epi de stenachonto gynaikes. + Tsin d'Andromach leuklenos rche gooio, + Hektoros androphonoio kar meta chersin echousa; + Aner, ap' ainos neos leo, kadde me chrn + Leipeis en megaroisi; pais d'eti npios auts, + Hon tekomen sy t'eg te dysammoroi...] + +Il s'arrte, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris: + +Toi? lui dit-il. C'est toi qui me montres ceci? + +--Ah! tu n'as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite! + +Ils ouvrent une autre porte. + + +La seconde chambre est carre. Une seule fentre l'claire, o s'encadre +toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d'argile +rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se +tait. + +C'est ici que tu modleras Andromde, Zagreus, et les Chevaux du +Soleil. Comme tu les creras pour toi seul, tu les briseras avant ta +mort. + +--C'est la Maison du Bonheur, dit tout bas Dmtrios. + +Et il laissa tomber son front dans sa main. + +Mais Chrysis ouvre une autre porte. + + +La troisime chambre est vaste et ronde. Une seule fentre l'claire o +s'encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, +croises en losanges rguliers travers lesquels se glisse une musique +de fltes et de cithares joue sur un mode mlancolique par des +musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrne de +marbre vert, une jeune fille nue se tait. + +Viens! viens! rpte Chrysis. + +Ils ouvrent une autre porte. + + +La quatrime chambre est basse, sombre, hermtiquement close et de forme +triangulaire. Les tapis sourds et des fourrures l'habillent si +mollement, du sol au plafond, que la nudit n'y tonne point, tant les +amants peuvent s'imaginer avoir jet dans tous les sens leurs vtements +sur les parois. Quand la porte s'est referme, on ne sait plus o elle +tait. Il n'y a pas de fentre. C'est un monde troit, hors du monde. +Quelques mches de poils noirs qui pendent laissent glisser des larmes +de parfums dans l'air. Et cette chambre est claire par sept vitraux +myrrhins qui colorent diversement la lumire incomprhensible de sept +lampes souterraines. + +Vois-tu, explique la jeune fille d'une voix affectueuse et tranquille, +il y a trois lits diffrents dans les trois coins de _notre_ chambre... + +Dmtrios ne rpond pas. Et il se demande en lui-mme: + +Est-ce bien l un dernier terme? Est-ce vraiment un but de l'existence +humaine? N'ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour +m'arrter dans celle-ci? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m'y +couche toute une nuit dans l'attitude de l'amour qui est l'allongement +du tombeau? + +Mais Chrysis parle... + + +Bien-Aim, tu m'as demande, je suis venue, regarde-moi bien... + +Elle lve les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et +les coudes en avant, sourit. + +Bien-Aim, je suis toi... Oh! pas encore tout de suite. Je t'ai +promis de chanter, je chanterai d'abord. + +Et il ne pense plus qu' elle et il se couche ses pieds. Elle a de +petites sandales noires. Quatre fils de perles bleutres passent entre +les orteils menus dont chaque ongle a t peint d'un croissant de lune +de carmin. + +La tte incline sur l'paule, elle bat du bout des doigts la paume de +sa main gauche avec l'autre main en ondulant les hanches peine. + + Sur mon lit, pendant la nuit, + J'ai cherch celui que mon coeur aime, + Je l'ai cherch, je ne l'ai point trouv... + Je vous conjure, filles d'Irouschalam, + Si vous trouvez mon amant, + Dites-lui + Que je suis malade d'amour. + +Ah! c'est le chant des chants, Dmtrios! C'est le cantique nuptial des +filles de mon pays. + + J'tais endormie, mais mon coeur veillait, + C'est la voix de mon bien-aim... + Il a frapp ma porte. + Le voici, il vient + Sautant sur les montagnes + Semblable au chevreuil + Ou au faon des biches. + + Mon bien-aim parle et me dit: + --Ouvre-moi, ma soeur, mon amie. + Ma tte est pleine de rose. + Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit. + Lve-toi, mon amie; + Viens, belle fille. + Voici que l'hiver est pass + Et que la pluie s'en est alle. + Les fleurs naissent sur la terre, + Le temps de chanter est arriv, + On entend la tourterelle. + Lve-toi, mon amie; + Viens, belle fille! + +Elle jette son voile loin d'elle et reste debout dans une toffe troite +qui serre les jambes et les hanches. + + --J'ai t ma chemise; + Comment la remettrai-je? + J'ai lav mes pieds; + Comment les souillerai-je? + + Mon bien-aim a pass la main par la serrure + Et mon ventre en a frissonn. + + Je me suis leve pour ouvrir mon amant. + Mes mains dgouttaient de myrrhe. + La myrrhe de mes doigts s'est rpandue + Sur la poigne du verrou. + Ah! Qu'il me baise des baisers de sa bouche! + +Elle renverse la tte en fermant demi les paupires. + + Soutenez-moi, gurissez-moi. + Car je suis malade d'amour. + Que sa main gauche soit sous ma nuque + Et que sa droite m'treigne. + --Tu m'as pris, ma soeur, avec un de tes yeux, + Avec une des chanettes de ton cou. + Que ton amour est bon. + Que tes caresses sont bonnes! + Meilleures que le vin. + Ton odeur me plat mieux que tous les aromates, + Tes lvres sont toutes mouilles: + Il y a du miel et du lait sous ta langue, + L'odeur de tes vtements est celle du Liban. + + Tu es, ma soeur, un jardin secret, + Une source close, une fontaine scelle. Lve-toi, vent du nord! + Accours, vent du sud! + Soufflez sur mon jardin + Pour que ses parfums s'coulent. + +Elle arrondit les bras, et tend la bouche. + + --Que mon amant entre dans son jardin + Et mange de ses fruits excellents. + --Oui, j'entre en mon jardin, + ma soeur, mon aime, + Je cueille ma myrrhe et mes aromates, + Je mange mon miel avec son rayon. + Je bois mon vin avec ma crme. + --Mets-moi comme un sceau sur ton coeur, + Comme un sceau sur ton bras, + Car l'Amour est fort comme la Mort. + +Sans remuer les pieds, sans flchir les genoux serrs, elle fait tourner +lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux +seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes +fleurs presque roses dans un porte-bouquet d'toffe. + +Elle danse gravement, des paules et de la tte et de ses beaux bras +mlangs. Elle semble souffrir dans sa gane et rvler toujours +davantage la blancheur de son corps demi dlivr. Sa respiration +gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupires ne +peuvent plus s'ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues. + +Parfois ses dix doigts croiss s'unissent devant son visage. Parfois, +elle lve les bras. Elle s'tire dlicieusement. Un long sillon fugitif +spare ses paules hausses. Enfin, d'un seul tour de chevelure +enveloppant sa face haletante comme on enroule le voile des noces, elle +dtache en tremblant l'agrafe sculpte qui retenait l'toffe ses reins +et fait glisser jusqu'au tapis tout le mystre de sa grce. + + +Dmtrios et Chrysis... + +Leur premire treinte avant l'amour est immdiatement si parfaite, si +harmonieuse, qu'ils la gardent immobile, pour en connatre pleinement la +multiple volupt. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui +l'accole avec force. Une de ses cuisses est brlante entre deux jambes +resserres, et l'autre, ramene par-dessus, se fait pesante et +s'largit. Ils restent ainsi sans mouvement, lis ensemble mais non +pntrs, dans l'exaltation croissante d'un inflexible dsir qu'ils ne +veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d'abord, se sont prises. +Ils s'enivrent l'un de l'autre en affrontant sans les gurir leurs +virginits douloureuses. + +On ne regarde rien d'aussi prs que le visage de la femme aime. Vus +dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent +normes. Quand elle les ferme, deux plis parallles subsistent sur +chaque paupire et une teinte uniformment terne s'tend depuis les +sourcils brillants jusqu' la naissance des joues. Quand elle les ouvre, +un anneau vert, mince comme un fil de soie, claire d'une couronne +l'insondable prunelle noire qui s'agrandit outre mesure sous les longs +cils recourbs. La petite chair rouge d'o coulent les larmes a des +palpitations soudaines. + +Ce baiser ne finira plus. Il semble qu'il y ait sous la langue de +Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l'criture, +mais une eau vivante, mobile, enchante. Et cette langue elle-mme, +multiforme, qui se creuse et qui s'enroule, qui se retire et qui +s'tire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, +fleur qui s'arrondit en pistil ou s'amincit en ptale, chair qui se +raidit pour frmir ou s'amollit pour lcher, Chrysis l'anime de toute sa +tendresse et de sa fantaisie passionne... puis ce sont des caresses +qu'elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit +treindre dans un rseau de crampes frissonnantes qui s'veillent le +long des ctes et ne s'vanouissent pas tout entires. Elle n'est +heureuse, a-t-elle dit, que secoue par le dsir ou nerve par +l'puisement: la transition l'effraie comme une souffrance. Ds que son +amant l'y invite, elle l'carte de ses bras tendus; ses genoux se +serrent, ses lvres deviennent suppliantes. Dmtrios l'y contraint par +la force. + + +... Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la +tempte dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands +soulvements des eaux ne semblent dignes d'tonnement ceux qui ont vu +dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient +prodigieuse. Tour tour cambre ou retombante, un coude relev sur les +coussins, elle saisit le coin d'un oreiller, s'y cramponne comme une +moribonde et suffoque, la tte en arrire. Ses yeux clairs de +reconnaissance fixent dans le coin des paupires le vertige de leur +regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est +d'un mouvement qui dconcerte. Deux lignes musculaires admirables, +descendant de l'oreille l'paule, viennent s'unir sous le sein droit +qu'elles portent comme un fruit. + +Dmtrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de +la desse dans le corps fminin, ce transport de tout un tre, cette +convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu'il exalte ou +rprime librement, et qui, pour la millime fois, le confond. + +Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s'efforcent et se +magnifient pour crer. Les mamelles ont dj pris jusqu' leurs bouts +exagrs la majest maternelle. Le ventre sacr de la femme accomplit la +conception... + +Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d'avance +l'accouchement! + + + + +II + +LA FOULE + + +Dans la matine o prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un +vnement Alexandrie: la pluie tomba. + +Aussitt, contrairement ce qui se passe d'ordinaire dans les pays +moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l'onde. + +Le phnomne n'avait rien de torrentiel ni d'orageux. De larges gouttes +tides, du haut d'un nuage violet, traversaient l'air. Les femmes les +sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux htivement nous. +Les hommes regardaient le ciel avec intrt. Des petits enfants riaient +aux clats en tranant leurs pieds nus dans la boue superficielle. + +Puis le nuage s'vanouit parmi la lumire; le ciel resta implacablement +pur, et peu de temps aprs midi la boue tait redevenue poussire sous +le soleil. + + +Mais cette averse passagre avait suffi. La ville en tait gaye. Les +hommes demeurrent ensemble sur les dalles de l'Agora et les femmes se +mlrent par groupes en croisant leurs voix clatantes. + +Les courtisanes seules taient l, car le troisime jour des Aphrodisies +tant rserv la dvotion exclusive des femmes maries, celles-ci +venaient de se rendre en grande thorie sur la route de l'Astarteon, et +il n'y avait plus sur la place que des robes fleurs et des yeux noirs +de fard. + +Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nomme Philotis, qui causait +avec beaucoup d'autres, la tira par le noeud de sa manche. + +H, petite! Tu as jou chez Bacchis, hier! Qu'est-ce qui s'est pass? +Qu'est-ce qu'on y a fait? Bacchis a-t-elle ajout un nouveau collier +plaques pour cacher les valles de son cou? Porte-t-elle des seins en +bois, ou en cuivre? Avait-elle oubli de teindre ses petits cheveux +blancs des tempes avant de mettre sa perruque? Allons, parle, poisson +frit! + +--Si tu crois que je l'ai regarde! Je suis arrive aprs le repas, j'ai +jou ma scne, j'ai reu mon prix et je suis partie en courant. + +--Oh! je sais que tu ne te dbauches pas! + +--Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n'y a que +les femmes riches qui puissent faire l'orgie. Les petites joueuses de +flte n'y gagnent que des larmes. + +--Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l'antichambre. +Quand on reoit des coups de poing, on se fait payer double. C'est +lmentaire. Ainsi tu n'as rien nous apprendre? pas une aventure, pas +une plaisanterie, pas un scandale? Nous billons comme des ibis. Invente +quelque chose si tu ne sais rien. + +--Mon amie Thano est reste aprs moi. Quand je me suis rveille, tout + l'heure, elle n'tait pas encore rentre. La fte dure peut-tre +toujours. + +--C'est fini, dit une femme, Thano est l-bas, contre le mur +Cramique. + + +Les courtisanes y coururent, mais quelques pas elles s'arrtrent avec +un sourire de piti. Thano, dans le vertige de l'ivresse la plus +ingnue, tirait avec obstination une rose presque dfleurie dont les +pines s'accrochaient ses cheveux. Sa tunique jaune tait souille de +rouge et blanc comme si toute l'orgie avait pass sur elle. L'agrafe de +bronze qui retenait sur l'paule gauche les plis convergents de l'toffe +pendait plus bas que la ceinture et dcouvrait la boule mouvante d'un +jeune sein dj trop mr, qui gardait deux stigmates de pourpre. + +Ds qu'elle aperut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet clat de +rire singulier que tout le monde connaissait Alexandrie et qui l'avait +fait surnommer la Poule. C'tait un interminable gloussement de +pondeuse, une cascade de gaiet qui redescendait l'essouffler, puis +reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d'une faon rythme, +dans une joie de volaille triomphante. + +Un oeuf! un oeuf! dit Philotis. + +Mais Myrtocleia fit un geste: + +Viens, Thano. Il faut te coucher. Tu n'es pas bien. Viens avec moi. + +--Ah! ha!... Ah! ha!... riait l'enfant. + +Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d'une voix altre: + +Ah! ha!... le miroir... + +--Viens! rptait Myrto impatiente. + +--Le miroir... il est vol, vol, vol! Ah! haaaa! Je ne rirai jamais +tant quand je vivrais plus que Cronos. Vol, vol, le miroir d'argent! + +La chanteuse voulait l'entraner, mais Philotis avait compris. + +Oh! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l'air. Accourez +donc! on apprend des nouvelles! Le miroir de Bacchis est vol! + +Et toutes s'exclamrent: + +Papae! Le miroir de Bacchis! + + +En un instant, trente femmes se pressrent autour de la joueuse de +flte. + +--Qu'est-ce qui se passe? + +--Comment? + +--On a vol le miroir de Bacchis; c'est Thano qui vient de le dire. + +--Mais quand cela? + +--Qui est-ce qui l'a pris? + +L'enfant haussa les paules: + +Est-ce que je sais! + +--Tu as pass la nuit l-bas. Tu dois savoir. Ce n'est pas possible. Qui +est entr chez elle? On te l'a dit sans doute. Rappelle-toi, Thano. + +--Est-ce que je sais? Ils taient plus de vingt dans la salle... ils +m'avaient loue comme joueuse de flte, mais ils m'ont empche de jouer +parce qu'ils n'aiment pas la musique. Ils m'ont demand de mimer la +figure de Dana et ils jetaient des pices d'or sur moi, et Bacchis me +les prenait toutes... Et quoi encore? C'taient des fous. Ils m'ont fait +boire la tte en bas dans un cratre beaucoup trop plein o ils avaient +vers sept coupes parce qu'il y avait sept vins sur la table. J'avais la +figure toute mouille. Mme mes cheveux trempaient, et mes roses. + +--Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir? +Qui est-ce qui l'a pris? + +--Justement! quand on m'a remise sur mes pieds, j'avais le sang la +tte et du vin jusqu'aux oreilles. Ha! ha! ils se sont tous mis +rire... Bachis a envoy chercher le miroir... Ha! ha! il n'y tait plus. +Quelqu'un l'avait pris. + +--Qui? On te demande qui? + +--Ce n'est pas moi, voil ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller: +j'tais toute nue. Je ne cacherais pas un miroir comme une drachme sous +ma paupire. Ce n'est pas moi, voil ce que je sais. Elle a mis une +esclave en croix, c'est peut-tre cause de cela... Quand j'ai vu qu'on +ne me regardait plus, j'ai ramass les pices de Dana. Tiens, Myrto, +j'en ai cinq, tu achteras des robes pour nous trois. + + * + * * + +Le bruit du vol s'tait rpandu peu peu sur toute la place. Les +courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosit +bruyante animait les groupes en mouvement. + +C'est une femme, disait Philotis, c'est une femme qui a fait ce +coup-l. + +--Oui, le miroir tait bien cach. Un voleur aurait pu tout emporter +dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre. + +--Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-l +savaient tous ses secrets. L'une d'elles l'aura fait attirer quelque +part et sera entre chez elle l'heure o le soleil est chaud et les +rues presque dsertes. + +--Oh! Elle l'a peut-tre fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes. + +--Si c'tait un de ses amants? On dit qu'elle prend des portefaix +maintenant. + +--Non, c'est une femme, j'en suis sre. + +--Par les deux desses! C'est bien fait! + + +Tout coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de +l'Agora, suivie d'une rumeur croissante qui attira tous les passants. + +Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? + +Et une voix aigu dominant le tumulte cria par-dessus les ttes +anxieuses: + +On a tu la femme du grand-prtre! + +Une motion violente s'empara de toute la foule. On n'y croyait pas. On +ne voulait pas penser qu'au milieu des Aphrodisies un tel meurtre tait +venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la +mme phrase se rptait de bouche en bouche: + +On a tu la femme du grand-prtre! la fte du temple est suspendue! + + +Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait t trouv, couch +sur un banc de marbre rose, dans un lieu cart, au sommet des jardins. +Une longue aiguille d'or traversait le sein gauche; la blessure n'avait +pas saign; mais l'assassin avait coup tous les cheveux de la jeune +femme, et emport le peigne antique de la reine Nitaoucrt. + +Aprs les premiers cris d'angoisse, une stupeur profonde plana. La +multitude grossissait d'instant en instant. La ville entire tait l, +mer de ttes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui +dbouchait la fois de toutes les rues pleines d'ombre bleue dans la +lumire clatante de l'Agora d'Alexandrie. On n'avait pas vu pareille +affluence depuis le jour o Ptolme Aulte avait t chass du trne +par les partisans de Brnice. Encore les rvolutions politiques +paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lse-religion, dont +le salut de la cit pouvait dpendre. Les hommes s'crasaient autour des +tmoins. On demandait de nouveaux dtails. On mettait des conjectures. +Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du clbre miroir. +Les plus aviss affirmaient que ces deux crimes simultans s'taient +faits par la mme main. Mais laquelle? Des filles, qui avaient dpos la +veille leur offrande pour l'anne suivante, craignirent que la desse ne +leur en tnt plus compte, et sanglotrent assises, la tte dans leur +robe. + +Une superstition ancienne voulait que deux vnements semblables fussent +suivis d'un troisime plus grave. La foule attendait celui-l. Aprs le +miroir et le peigne, qu'avait pris le mystrieux larron? Une atmosphre +touffante, enflamme par le vent du sud et pleine de sable en +poussire, pesait sur la foule immobile. + +Insensiblement, comme si cette masse humaine et t un seul tre, elle +fut prise d'un frisson qui s'accrut par degrs jusqu' la terreur +panique, et tous les yeux se fixrent vers un mme point de l'horizon. + +C'tait l'extrmit lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la +porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple l'Agora. L, +au plus haut point de la cte douce, o la voie s'ouvrait sur le ciel, +une seconde multitude effare venait d'apparatre et courait en +descendant vers la premire. + +Les courtisanes! Les courtisanes sacres! + +Personne ne bougea. On n'osait pas aller leur rencontre, de peur +d'apprendre un nouveau dsastre. Elles arrivaient comme une inondation +vivante, prcdes du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles +levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une +arme. On les reconnaissait, prsent. On distinguait leurs robes, +leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumire frappaient les +bijoux d'or. Elles taient toutes proches. Elles ouvraient la bouche... +le silence se fit. + + +On a vol le collier de la Desse, les Vraies Perles de l'Anadyomne! + + +Une clameur dsespre accueillit la fatale parole. La foule se retira +d'abord comme une vague, puis s'engouffra en avant, battant les murs, +emplissant la voie, refoulant les femmes effrayes, dans la longue +avenue du Drme, vers la sainte immortelle perdue. + + + + +III + +LA RPONSE + + +Et l'agora demeura vide, comme une plage aprs la mare. + +Vide, non pas compltement: un homme et une femme restrent, ceux-l +seuls qui savaient le secret de la grande motion publique, et qui, l'un +par l'autre, l'avaient cause: Chrysis et Dmtrios. + +Le jeune homme tait assis sur un bloc de marbre prs du port. La jeune +femme tait debout l'autre extrmit de la place. Ils ne pouvaient se +reconnatre; mais ils se devinrent mutuellement; Chrysis courut sous le +soleil, ivre d'orgueil et enfin de dsir. + +Tu l'as fait! s'cria-t-elle. Tu l'as donc fait! + +--Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obie. + +Elle se jeta sur ses genoux et l'embrassa dans une treinte dlirante. + +Je t'aime! Je t'aime! Jamais je n'ai senti ce que je sens. Dieux! Je +sais donc ce que c'est que d'tre amoureuse! Tu le vois, mon aim, je te +donne plus, moi, que je ne t'avais promis avant-hier. Moi qui n'ai +jamais dsir personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si +vite. Je ne t'avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te +donne tout ce que j'ai de bon, tout ce que j'ai de pur, de sincre et de +passionn, toute mon me qui est vierge, Dmtrios, songes-y! Viens avec +moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu cach, o +il n'y ait que toi et moi. Nous aurons l des jours comme il n'y en eut +pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n'a fait ce que tu viens de +faire pour moi. Jamais une femme n'a aim comme j'aime; ce n'est pas +possible! ce n'est pas possible! Je ne peux presque pas parler, +tellement j'ai la gorge touffe. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, +maintenant, ce que c'est que pleurer: c'est tre trop heureuse... Mais +tu ne rponds pas! Tu ne dis rien! Embrasse-moi... + + +Dmtrios allongea la jambe droite afin d'abaisser son genou qui se +fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-mme, +secoua son vtement pour arer les plis, et dit doucement: + + +Non... Adieu. + + +Et il s'en alla d'un pas tranquille. + + +Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main +pendante. + +Quoi?... quoi?... qu'est-ce que tu dis? + +--Je te dis: adieu, articula-t-il sans lever la voix. + +--Mais... mais ce n'est donc pas toi qui... + +--Si. Je te l'avais promis. + +--Alors... Je ne comprends plus. + +--Ma chre, que tu comprennes ou non, c'est assez indiffrent. Je laisse +ce petit mystre tes mditations. Si ce que tu m'as dit est vrai, +elles menacent d'tre prolonges. Voil qui vient point pour les +occuper. Adieu. + +--Dmtrios! Qu'est-ce que j'entends?... D'o t'est venu ce ton-l? +Est-ce bien toi qui parles? Explique-moi! Je t'en conjure! Qu'est-il +arriv entre nous? C'est se briser la tte contre les murailles... + +--Faut-il rpter cent fois les mmes choses! Oui, j'ai pris le miroir; +oui, j'ai tu la prtresse Touni pour avoir le peigne antique; oui, j'ai +enlev du col de la desse le grand collier de perles sept rangs. Je +devais te remettre les trois cadeaux en change d'un seul sacrifice de +ta part. C'tait l'estimer, n'est-il pas vrai? Or, j'ai cess de lui +attribuer cette valeur considrable et je ne te demande plus rien. Agis +de mme ton tour et quittons-nous. J'admire que tu ne comprennes point +une situation dont la simplicit est si clatante. + +--Mais garde-les, tes cadeaux! Est-ce que j'y pense! Est-ce que je te +les demande, tes cadeaux? Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse? C'est +toi que je veux, toi seul... + +--Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon ct; +et comme, pour qu'il y ait rendez-vous, il est indispensable d'obtenir +la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne +pas se raliser si je persiste dans ma manire de voir. C'est ce que +j'essaye de te faire entendre avec toute la clart de parole dont je +suis susceptible. Je vois qu'elle est insuffisante; mais comme il ne +m'appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien +accepter de bonne grce le fait accompli, sans pntrer ce qu'il a pour +toi d'obscur, puisque tu n'admets pas qu'il soit vraisemblable. Je +dsirerais vivement clore cet entretien qui ne peut avoir aucun rsultat +et qui m'entranerait peut-tre des phrases dsobligeantes. + +--On t'a parl de moi! + +--Non. + +--Oh! Je le devine! On t'a parl de moi, ne dis pas non! On t'a dit du +mal de moi! J'ai des ennemies terribles, Dmtrios! Il ne faut pas les +couter. Je te jure par les dieux, elles mentent! + +--Je ne les connais pas. + +--Crois-moi! crois-moi, Bien-Aim! Quel intrt aurais-je te tromper, +puisque je n'attends rien de toi que toi-mme? Tu es le premier qui je +parle ainsi... + +Dmtrios la regarda dans les yeux. + +Il est trop tard, dit-il. Je t'ai eue. + +--Tu dlires... Quand cela? O? Comment? + +--Je dis vrai. Je t'ai eue malgr toi. Ce que j'attendais de tes +complaisances, tu me l'as donn ton insu. Le pays o tu voulais aller, +tu m'y as men en songe, cette nuit, et tu tais belle... ah! que tu +tais belle, Chrysis! Je suis revenu de ce pays-l. Aucune volont +humaine ne me forcera plus le revoir. On n'a jamais le bonheur deux +fois avec le mme vnement. Je ne suis pas insens au point de gter un +souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu? mais comme je n'ai aim +que ton ombre, tu me dispenseras, chre tte, de remercier ta ralit. + + +Chrysis se prit les tempes dans les mains. + +C'est abominable! C'est abominable! Et il ose le dire! Et il s'en +contente! + +--Tu prcises bien vite. Je t'ai dit que j'avais rv; es-tu sre que je +fusse endormi? Je t'ai dit que j'avais t heureux: est-ce que le +bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson +physique que tu provoques si bien, m'as-tu dit, mais que tu n'as pas le +pouvoir de diversifier, puisqu'il est sensiblement le mme auprs de +toutes les femmes qui se donnent? Non, c'est toi-mme que tu diminues en +prenant cette allure inconvenante. Tu ne me parais pas bien connatre +toutes les flicits qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les +matresses diffrent, c'est qu'elles ont chacune des faons personnelles +de prparer et de conclure un vnement en somme aussi monotone qu'il +est ncessaire, et dont la recherche ne vaudrait pas, si l'on n'avait +que lui en perspective, toute la peine que nous prenons pour trouver une +matresse parfaite. En cette prparation et en cette conclusion, parmi +toutes les femmes, tu excelles. Du moins, j'ai eu plaisir me le +figurer, et peut-tre m'accorderas-tu qu'aprs avoir rv l'Aphrodite du +Temple, mon imagination n'a pas eu grand'peine se reprsenter la femme +que tu es? Encore une fois, je ne te dirai pas s'il s'agit d'un songe +nocturne ou d'une erreur veille. Qu'il te suffise de savoir que, rve +ou conue, ton image m'est apparue dans un cadre extraordinaire. +Illusion; mais, sur toutes choses, je t'empcherai, Chrysis, de me +dsillusionner. + +--Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t'aime encore +malgr les horreurs que j'entends de ta bouche? Ai-je eu conscience de +ton odieux rve? Ai-je t de moiti dans ce bonheur dont tu parles, et +que tu m'as vol, vol! A-t-on jamais ou dire qu'un amant et un +gosme assez pouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui +l'aime sans le lui faire partager?... Cela confond la pense. J'en +deviendrai folle. + + +Ici Dmtrios quitta son ton de raillerie, et dit, d'une voix lgrement +tremblante: + +T'inquitais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour +exiger, dans un instant d'garement, trois actes qui auraient pu briser +mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d'une triple +honte? + +--Si je l'ai fait, c'tait pour t'attacher. Je ne t'aurais pas eu si je +m'tais donne. + +--Bien. Tu as t satisfaite. Tu m'as tenu, pas pour longtemps, mais tu +m'as tenu, nanmoins, dans l'esclavage que tu voulais. Souffre +qu'aujourd'hui je me dlivre! + +Il n'y a d'esclave que moi, Dmtrios. + +--Oui, toi ou moi, mais l'un de nous deux s'il aime l'autre. +L'Esclavage! L'Esclavage! voil le vrai nom de la passion. Vous n'avez +toutes qu'un seul rve, qu'une seule ide au cerveau: faire que votre +faiblesse rompe la force de l'homme et que votre futilit gouverne son +intelligence! Ce que vous voulez, ds que les seins vous poussent, ce +n'est pas aimer ni tre aime, c'est lier un homme vos chevilles, +l'abaisser, lui ployer la tte et mettre vos sandales dessus. Alors vous +pouvez, selon votre ambition, nous arracher l'pe, le ciseau ou le +compas, briser tout ce qui vous dpasse, masculer tout ce qui vous fait +peur, prendre Hracls par les naseaux et lui faire filer la laine! Mais +quand vous n'avez pu flchir ni son front ni son caractre, vous adorez +le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche mme qui +vous insulte! L'homme qui a refus de baiser vos pieds nus, s'il vous +viole, comble vos dsirs. Celui qui n'a pas pleur quand vous quittiez +sa maison peut vous y traner par les cheveux: votre amour renatra de +vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer +l'esclavage, femmes amoureuses! c'est de le subir! + +--Ah! Bats-moi, si tu veux! Mais aime-moi aprs! + +Et elle l'treignit si brusquement qu'il n'eut pas le temps d'carter +ses lvres. Il se dgagea des deux bras la fois: + +Je te dteste. Adieu, dit-il. + +Mais Chrysis s'accrocha son manteau: + +Ne mens pas. Tu m'adores. Tu as l'me toute pleine de moi; mais tu as +honte d'avoir cd. coute, coute, Bien-Aim! S'il ne te faut que cela +pour consoler ton orgueil, je suis prte donner, pour t'avoir, plus +encore que je ne t'ai demand. Quelque sacrifice que je te fasse, aprs +notre runion je ne me plaindrai pas de la vie. + + +Dmtrios la regarda curieusement; et comme elle, l'avant-veille, sur la +jete, il lui dit: + +Quel serment fais-tu? + +--Par l'Aphrodite, aussi. + +--Tu ne crois pas l'Aphrodite. Jure par Iahveh abaoth. + +La Galilenne plit. + +On ne jure pas par Iahveh. + +--Tu refuses? + +--C'est un serment terrible. + +--C'est celui qu'il me faut. + +Elle hsita quelque temps, puis dit voix basse: + +J'en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Dmtrios? + + +Le jeune homme se tut. + + +Parle, Bien-Aim! dit Chrysis. Dis-moi vite. J'ai peur. + +--Oh! c'est peu de chose. + +--Mais quoi encore! + +--Je ne veux pas te demander de me donner ton tour trois cadeaux, +fussent-ils aussi simples que les premiers taient rares. Ce serait +contre les usages. Mais je peux te demander d'en recevoir, n'est-ce pas? + +--Assurment, dit Chrysis joyeuse. + +--Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m'as fait prendre pour toi, +tu n'esprais pas en user, n'est-ce pas? Un miroir vol, le peigne d'une +victime et le collier de la desse, ce ne sont pas des bijoux dont on +puisse faire talage. + +--Quelle ide! + +--Non. Je le pensais bien. C'est donc par pure cruaut que tu m'as +pouss les ravir au prix des trois crimes dont la ville entire est +bouleverse aujourd'hui? Eh bien, tu vas les porter. + +--Quoi! + +--Tu vas aller dans le petit jardin clos o se trouve la statue d'Herms +Stygien. Cet endroit est toujours dsert et tu ne risques pas d'y tre +trouble. Tu enlveras le talon gauche du dieu. La pierre est brise, tu +verras. L, dans l'intrieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis +et tu le prendras la main: tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrt +et tu l'enfonceras dans tes cheveux; tu trouveras les sept colliers de +perles de la desse Aphrodite, et tu les mettras ton cou. Ainsi pare, +belle Chrysis, tu t'en iras par la ville. La foule va te livrer aux +soldats de la reine; mais tu auras ce que tu souhaitais et j'irai te +voir dans ta prison avant le lever du soleil. + + + + +IV + +LE JARDIN D'HERMANUBIS + + +Le premier mouvement de Chrysis fut de hausser les paules. Elle ne +serait pas si nave que de tenir son serment! + + +Le second fut d'aller voir. + + +Une curiosit croissante la poussait vers le mystrieux endroit o +Dmtrios avait cach les trois dpouilles criminelles. Elle voulait les +prendre, les toucher de la main, les faire briller au soleil, les +possder un instant. Il lui semblait que sa victoire ne serait tout +fait complte tant qu'elle n'aurait pas saisi le butin de ses ambitions. + +Quant Dmtrios, elle saurait bien le reprendre par une manoeuvre +ultrieure. Comment croire qu'il s'tait dtach d'elle jamais? La +passion qu'elle lui supposait n'tait pas de celles qui s'teignent sans +retour dans le coeur de l'homme. Les femmes qu'on a beaucoup aimes +forment dans la mmoire une famille d'lection, et la rencontre d'une +ancienne matresse, mme hae, mme oublie, veille un trouble +inattendu d'o peut rejaillir l'amour nouveau. Chrysis n'ignorait pas +cela. Si ardente qu'elle ft elle-mme, si presse de conqurir ce +premier homme qu'elle et aim, elle n'tait pas assez folle pour +l'acheter du prix de sa vie quand elle voyait tant d'autres moyens de le +sduire plus simplement. + +Et cependant... quelle fin bienheureuse il lui avait propose! + +Sous les yeux d'une foule innombrable, porter le miroir antique o +Sapph s'tait mire, le peigne qui avait assembl les cheveux royaux de +Nitaoucrt, le collier des perles marines qui avaient roul dans la +conque de la desse Anadyomne... Puis du soir au matin connatre +perdument tout ce que l'amour le plus emport peut faire prouver une +femme... et vers le milieu du jour, mourir sans effort... Quel +incomparable destin! + +Elle ferma les yeux... + + +Mais non; elle ne voulait pas se laisser tenter. + +Elle monta en droite ligne, travers Rhacotis, la rue qui menait au +Grand Serapeion. Cette voie, perce par les Grecs, avait quelque chose +de disparate dans ce quartier de ruelles angulaires. Les deux +populations s'y mlaient bizarrement, dans une promiscuit encore un peu +haineuse. Entre les gyptiens vtus de chemises bleues, les tuniques +crues des Hellnes faisaient des passages de blancheurs. Chrysis +montait d'un pas rapide, sans couter les conversations o le peuple +s'entretenait des crimes commis pour elle. + +Devant les marches du monument, elle tourna droite, prit une rue +obscure, puis une autre dont les maisons se touchaient presque par les +terrasses, traversa une petite place en toile o, prs d'une tache de +soleil, deux fillettes trs brunes jouaient dans une fontaine, et enfin +elle s'arrta. + + * + * * + +Le jardin d'Herms Anubis tait une petite ncropole depuis longtemps +abandonne, une sorte de terrain vague o les parents ne venaient plus +porter les libations aux morts et que les passants vitaient +d'approcher. Au milieu des tombes croulantes, Chrysis s'avana dans le +plus grand silence, peureuse chaque pierre qui craquait sous ses pas. +Le vent, toujours charg de sable fin, agitait ses cheveux sur les +tempes, et gonflait son voile de soie carlate vers les feuilles +blanches des sycomores. + +Elle dcouvrit la statue entre trois monuments funbres qui la cachaient +de tous cts et l'enfermaient dans un triangle. L'endroit tait bien +choisi pour enfouir un secret mortel. Chrysis se glissa comme elle put +dans le passage troit et pierreux: en voyant la statue, elle plit +lgrement. + +Le dieu tte de chacal tait debout, la jambe droite en avant, la +coiffure tombante et perce de deux trous d'o sortaient les bras. La +tte se penchait du haut du corps rigide, suivant le mouvement des mains +qui faisaient le geste de l'embaumeur. Le pied gauche tait descell. + +D'un regard lent et craintif, Chrysis s'assura qu'elle tait bien seule. +Un petit bruit derrire elle la fit frissonner; mais ce n'tait qu'un +lzard vert qui fuyait dans une fissure de marbre. + +Alors elle osa prendre enfin le pied cass de la statue. + +Elle le souleva obliquement et non sans quelque peine, car il entranait +avec lui une partie du socle vid qui reposait sur le pidestal. + +Et sous la pierre elle vit briller tout coup les normes perles. + + +Elle tira le collier tout entier. Qu'il tait lourd! elle n'aurait pas +pens que des perles presque sans monture pussent peser d'un tel poids +la main. Les globes de nacre taient tous d'une merveilleuse rondeur et +d'un orient presque lunaire. Les sept rangs se succdaient, l'un aprs +l'autre, en s'largissant comme des moires circulaires sur une eau +pleine d'toiles. + + +Elle le mit son cou. + +D'une main elle l'tagea, les yeux ferms pour mieux sentir le froid des +perles sur la peau. Elle disposa les sept rangs avec rgularit le long +de sa poitrine nue et fit descendre le dernier dans l'intervalle chaud +des seins. + +Ensuite elle prit le peigne d'ivoire, le considra quelque temps, +caressa la figurine blanche qui tait sculpte dans la mince couronne, +et plongea le bijou dans ses cheveux plusieurs fois avant de le fixer o +elle le voulait. + +Puis elle tira du socle le miroir d'argent, s'y regarda, y vit son +triomphe, ses yeux clairs d'orgueil, ses paules pares des dpouilles +des dieux... + + +Et s'enveloppant mme les cheveux dans sa grande cyclas carlate, elle +sortit de la ncropole sans quitter les bijoux terribles. + + + + +V + +LES MURAILLES DE POURPRE + + +Quand, de la bouche des hirodoules, le peuple eut appris pour la +seconde fois la certitude du sacrilge, il s'coula lentement travers +les jardins. + +Les courtisanes du temple se pressaient par centaines le long des +chemins d'oliviers noirs. Quelques-unes rpandaient de la cendre sur +leur tte. D'autres frottaient leur front dans la poussire, ou tiraient +leurs cheveux, ou se griffaient les seins, en signe de calamit. Les +yeux sur le bras, beaucoup sanglotrent. + + +La foule redescendit en silence, dans la ville, par le Drme et par les +quais. Un deuil universel consternait les rues. Les boutiquiers avaient +rentr prcipitamment, par frayeur, leurs talages multicolores, et des +auvents de bois fixs par des barres se succdaient comme une palissade +monotone au rez-de-chausse des maisons aveugles. + +La vie du port s'tait arrte. Les matelots assis sur les bords de +pierre restaient immobiles, les joues dans les mains. Les vaisseaux +prts partir avaient fait relever leurs longues rames et carguer leurs +voiles aigus le long des mts balancs par le vent. Ceux qui voulaient +entrer en rade attendaient au large les signaux, et quelques-uns de +leurs passagers qui avaient des parents au palais de la reine, croyant +une rvolution sanglante, sacrifiaient aux dieux infernaux. + + +Au coin de l'le du Phare et de la jete, Rhodis, dans la multitude, +reconnut Chrysis auprs d'elle. + +Ah! Chrys! garde-moi, j'ai peur. Myrto est l; mais la foule est si +grande... j'ai peur qu'on nous spare. Prends-nous par la main. + +--Tu sais, dit Myrtocleia, tu sais ce qui se passe? Connat-on le +coupable? Est-il la torture? Depuis Hrostrate on n'a rien vu de tel. +Les Olympiens nous abandonnent. Que va-t-il advenir de nous? Chrysis ne +rpondit pas. + +Nous avions donn des colombes, dit la petite joueuse de flte. La +desse s'en souviendra-t-elle? La desse doit tre irrite. Et toi, et +toi, ma pauvre Chrys! Toi qui devais tre aujourd'hui ou trs heureuse +ou trs puissante... + +--Tout est fait, dit la courtisane. + +--Comment dis-tu! + +Chrysis fit deux pas en arrire et leva la main droite prs de la +bouche. + +Regarde bien, ma Rhodis; regarde, Myrtocleia. Ce que vous verrez +aujourd'hui, les yeux humains ne l'ont jamais vu, depuis le jour o la +desse est descendue sur l'Ida. Et jusqu' la fin du monde on ne le +reverra plus sur la terre. Les deux amies, stupfaites, se reculrent, +la croyant folle. Mais Chrysis, perdue dans son rve, marcha jusqu'au +monstrueux Phare, montagne de marbre flamboyant huit tages +hexagonaux. Elle poussa la porte de bronze, et profitant de +l'inattention publique, elle la referma de l'intrieur en abaissant les +barres sonores. + + +Quelques instants s'coulrent. + +La foule grondait perptuellement. La houle vivante ajoutait sa rumeur +aux bouleversements rguliers des eaux. + +Tout coup, un cri s'leva, rpt par cent mille poitrines: + +Aphrodite!! + +--Aphrodite!!! + + +Un tonnerre de cris clata. La joie, l'enthousiasme de tout un peuple +chantait dans un indescriptible tumulte d'allgresse au pied des +murailles du Phare. + +La cohue qui couvrait la jete afflua violemment dans l'le, envahit les +rochers, monta dans les mts de signaux, sur les tours fortifies. L'le +tait pleine, plus que pleine, et la foule arrivait toujours plus +compacte, dans une pousse de fleuve dbord, qui rejetait la mer de +longues ranges humaines, du haut de la falaise abrupte. + +On ne voyait pas la fin de cette inondation d'hommes. Depuis le palais +des Ptolmes jusqu' la muraille du canal, les rives du Port Royal, du +Grand-Port et de l'Eunoste regorgeaient d'une masse serre qui se +nourrissait indfiniment par les embouchures des rues. Au-dessus de cet +ocan, agit de remous immenses, cumeux de bras et de visages, flottait +comme une barque en pril la litire aux voiles jaunes de la reine +Brnice. Et d'instant en instant s'augmentant de bouches nouvelles, le +bruit devenait formidable. + + +Ni Hlne sur les portes Sces, ni Phryn dans les flots d'leusis, ni +Thas faisant allumer l'incendie de Perspolis n'ont connu ce qu'est le +triomphe. + + * + * * + +Chrysis tait apparue par la porte de l'Occident, sur la premire +terrasse du monument rouge. + +Elle tait nue comme la desse, elle tenait des deux mains les coins de +son voile carlate que le vent enlevait sur le ciel du soir, et de la +main droite le miroir o se refltait le soleil couchant. + +Avec lenteur, la tte penche, par un mouvement d'une grce et d'une +majest infinies, elle monta la rampe extrieure qui ceignait d'une +spirale la haute tour vermeille. Son voile frissonnait comme une flamme. +Le crpuscule embras rougissait le collier de perles comme une rivire +de rubis. Elle montait, et dans cette gloire, sa peau clatante arborait +toute la magnificence de la chair, le sang, le feu, le carmin bleutre, +le rouge velout, le rose vif, et, tournant avec les grandes murailles +de pourpre, elle s'en allait vers le ciel. + + + + +LIVRE V + + + + +I + +LA SUPRME NUIT + + +Tu es aime des dieux, dit le vieux gelier. Si moi, pauvre esclave, +j'avais fait la centime partie de tes crimes, je me serais vu lier sur +un chevalet, pendu par les pieds, dchir de coups, corch avec des +pinces. On m'aurait vers du vinaigre dans les narines, on m'aurait +charg de briques jusqu' m'touffer, et si j'tais mort de douleur, mon +corps nourrirait dj les chacals des plaines brles. Mais toi qui as +tout vol, tout tu, tout profan, on te rserve la cigu douce et on te +prte une bonne chambre dans l'intervalle. Zeus me foudroie si je sais +pourquoi! Tu dois connatre quelqu'un au palais. + +--Donne-moi des figues, dit Chrysis. J'ai la bouche sche. + +Le vieil esclave lui apporta dans une corbeille verte une douzaine de +figues blettes point. + +Chrysis resta seule. + + +Elle s'assit et se releva, elle fit le tour de sa chambre, elle frappa +les murs avec la paume de la main sans penser quoi que ce ft. Elle +droula ses cheveux pour les rafrachir, puis les renoua presque +aussitt. + +On lui avait fait mettre un long vtement de laine blanche. L'toffe +tait chaude. Chrysis se sentit toute baigne de sueur. Elle tira les +bras, billa, et s'accouda sur la haute fentre. + + +Au dehors, la lune clatante luisait dans un ciel d'une puret liquide, +un ciel si ple et si clair qu'on n'y voyait pas une toile. + + +C'tait par une semblable nuit que, sept ans auparavant, Chrysis avait +quitt la terre de Genezareth. + +Elle se rappela... ils taient cinq. C'taient des vendeurs d'ivoire. +Ils paraient des chevaux longue queue avec des houppes bigarres. Ils +avaient abord l'enfant au bord d'une citerne ronde... + + +Et avant cela, le lac bleutre, le ciel transparent, l'air lger du pays +de Glil. + +La maison tait environne de lins roses et de tamaris. Des cpriers +pineux piquaient les doigts qui allaient saisir les phalnes... On +croyait voir la couleur du vent dans les ondulations des fines +gramines... + +Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide o l'on +trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; +et il y avait des fleurs sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie +et de grands lys sur les montagnes, et la ligne des montagnes tait +celle d'un jeune sein... + + +Chrysis ferma les yeux avec un faible sourire qui s'teignit tout +coup. L'ide de la mort venait de la saisir. Et elle sentit qu'elle ne +pourrait plus, jusqu' la fin, cesser de penser. + +Ah! se dit-elle, qu'ai-je fait! Pourquoi ai-je rencontr cet homme? +Pourquoi m'a-t-il coute? Pourquoi me suis-je laiss prendre, mon +tour? Pourquoi faut-il que, mme maintenant, je ne regrette rien! + +Ne pas aimer ou ne pas vivre: voil quel choix Dieu m'a donn. Qu'ai-je +donc fait pour tre punie? + +Et il lui revint la mmoire des fragments de versets sacrs qu'elle +avait entendu citer dans son enfance. Depuis sept ans, elle n'y pensait +plus. Mais ils revenaient, l'un aprs l'autre, avec une prcision +implacable, s'appliquer sa vie et lui prdire sa peine. + + +Elle murmura: + + +Il est crit: + + Je me souviens de ton amour lorsque tu tais jeune... + Tu as ds longtemps bris ton joug, + Rompu tes liens. + Et tu as dit: Je ne veux plus tre esclave; + Mais sous toute colline leve + Et sous tout arbre vert + Tu t'es courbe, comme une prostitue[2]. + + [2] Jrmie, II, 2, 20. + +Il est crit: + + J'irai aprs mes amants + Qui me donnent mon pain et mon eau + Et ma laine et mon lin + Et mon huile et mon vin[3]. + + [3] Ose, II, 7. + +Il est crit: + + Comment dirais-tu: Je ne suis point souille. + Regarde tes pas dans la valle, + Reconnais ce que tu as fait, + Chamelle vagabonde, nesse sauvage, + Haletante et toujours en chaleur, + Qui t'aurait empche de satisfaire ton dsir?[4] + + [4] Jrmie, II, 23, 24. + +Il est crit: + + _Elle a t courtisane en gypte_, + Elle s'est enflamme pour des impudiques + Dont le membre est comme celui des nes + Et la semence comme celle des chevaux. + Tu t'es souvenue des crimes de ta jeunesse en gypte, + Quand on pressait tes seins parce qu'ils taient jeunes.[5] + + [5] Ezchiel, XXIII, 20, 21. + +Oh! s'cria-t-elle. C'est moi! c'est moi! + +Et il est crit encore: + + Tu t'es prostitue de nombreux amants + Et tu reviendras moi! dit l'ternel.[6] + + [6] Jrmie, III, 1. + +Mais mon chtiment aussi est crit! + + Voici: j'excite contre toi tes amants. + Ils te jugeront selon leurs lois. + Ils te couperont le nez et les oreilles + Et ce qui reste de toi tombera par l'pe.[7] + + [7] Ezchiel, XXIII, 22-25. + +Et encore: + + C'en est fait: elle est mise nu, elle est emmene. + Ses servantes gmissent comme des colombes + Et se frappent la poitrine.[8] + + [8] Nahum, 111, 8. + +Mais sait-on ce que dit l'criture, ajouta-t-elle pour se consoler. +N'est-il pas crit ailleurs: + + Je ne punirai pas vos filles parce qu'elles se prostituent.[9] + + [9] Ose, IV, 14. + +Et ailleurs, l'criture ne conseille-t-elle pas: + + Va, mange et bois, car ds longtemps Dieu te fait russir. Qu'en tout + temps tes vtements soient blancs et que l'huile parfume ne manque + pas sur ta tte. _Jouis de la vie_ avec la femme que tu aimes, pendant + tous les jours de ta vie de vanit que Dieu t'a donns sous le soleil, + car il n'y a ni oeuvre, ni pense, ni science, ni sagesse, dans le + sjour des morts, o tu vas.[10] + + [10] Ecclsiaste, IX, 7, 10. + + +Elle eut un frmissement, et se rpta voix basse: + + Car il n'y a ni oeuvre, ni pense, ni science, ni sagesse dans le + sjour des morts _o tu vas_. + + + La lumire est douce. Ah! qu'il est agrable de voir le soleil.[11] + + [11] Id., XI, 7. + + Jeune homme, rjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton coeur la joie, + marche dans les voies de ton coeur et selon les visions de tes yeux, + avant que tu ne t'en ailles vers ta demeure ternelle et que les + pleureurs parcourent la rue; avant que la corde d'argent se rompe, que + la lampe d'or se brise, que la cruche casse sur la fontaine, et que la + roue casse au puits, avant que la poussire retourne la terre, d'o + elle a t tire.[12] + + [12] Id., XII, 1-8-9. + +Avec un nouveau frisson elle se redit plus lentement: + + ... Avant que la poussire retourne la terre, d'o elle a t + tire... + +Et comme elle se prenait la tte dans les mains, afin de rprimer sa +pense, elle sentit tout coup, sans l'avoir prvue, la forme mortuaire +de son crne travers la peau vivante: les tempes vides, les orbites +normes, le nez camard sous le cartilage et les maxillaires en saillie. + +Horreur! C'tait donc cela qu'elle allait devenir! Avec une lucidit +effrayante elle eut la vision de son cadavre, et elle fit traner ses +mains sur son corps pour aller jusqu'au fond de cette ide si simple, +qui jusqu'ici ne lui tait pas venue,--qu'elle portait son squelette en +elle, que ce n'tait pas un rsultat de la mort, une mtamorphose, un +aboutissement, mais une chose que l'on promne, un spectre insparable +de la forme humaine,--et que la charpente de la vie est dj le symbole +du tombeau. + +Un furieux dsir de vivre, de tout revoir, de tout recommencer, de tout +refaire, la souleva subitement. C'tait une rvolte en face de la mort; +l'impossibilit d'admettre qu'elle ne verrait pas le soir de ce matin +qui naissait; l'impossibilit de comprendre comment cette beaut, ce +corps, cette pense active, cette vie luxuriante de sa chair allaient, +en pleine ardeur, cesser d'tre, et pourrir. + + +La porte s'ouvrit tranquillement. + +Dmtrios entra. + + + + +II + +LA POUSSIRE RETOURNE LA TERRE + + +Dmtrios! s'cria-t-elle. + +Et elle se prcipita... + + +Mais aprs avoir soigneusement referm la serrure de bois, le jeune +homme n'avait plus boug, et il gardait dans le regard une tranquillit +si profonde que Chrysis en fut soudainement glace. + + +Elle esprait un lan, un mouvement des bras, des lvres, quelque chose, +une main tendue... + +Dmtrios ne bougea pas. + +Il attendit un instant en silence, avec une correction parfaite, comme +s'il voulait tablir clairement sa disponibilit. + +Puis, voyant qu'on ne lui demandait rien, il fit quatre pas jusqu' la +fentre, et s'adossa dans l'ouverture en regardant le jour se lever. + +Chrysis tait assise sur le lit trs bas, le regard fixe et presque +hbt. + +Alors Dmtrios se parla en lui-mme. + +Il vaut mieux, se dit-il, qu'il en soit ainsi. De tels jeux au moment +de la mort seraient en somme assez lugubres. J'admire seulement qu'elle +n'en ait pas eu, ds le dbut, le pressentiment, et qu'elle m'ait +accueilli avec cet enthousiasme. Pour moi, c'est une aventure termine. +Je regrette un peu qu'elle s'achve ainsi, car, tout prendre, Chrysis +n'a eu d'autre tort que d'exprimer trs franchement une ambition qui et +t celle de la plupart des femmes, sans doute, et s'il ne fallait pas +jeter une victime l'indignation du peuple, je me contenterais de faire +bannir cette jeune fille trop ardente, afin de me dlivrer d'elle tout +en lui laissant les joies de la vie. Mais il y a eu scandale et nul n'y +peut plus rien. Tels sont les effets de la passion. La volupt sans +pense, ou le contraire, l'ide sans jouissance n'ont pas de ces +funestes suites. Il faut avoir beaucoup de matresses, mais se garder, +avec l'aide des dieux, d'oublier que les bouches se ressemblent. + +Ayant ainsi rsum par un audacieux aphorisme une de ses thories +morales, il reprit avec aisance le cours normal de ses ides. + +Il se rappela vaguement une invitation dner qu'il avait accepte pour +la veille, puis oublie dans le tourbillon des vnements, et il se +promit de s'excuser. + +Il rflchit sur la question de savoir s'il devait mettre en vente son +esclave tailleur, vieillard qui restait attach aux traditions de coupe +du rgne prcdent et ne russissait qu'imparfaitement les plis godets +des nouvelles tuniques. Il avait mme l'esprit si libre qu'il dessina +sur le mur avec la pointe de son bauchoir une tude htive pour son +groupe de _Zagreus et les Titans_, une variante qui modifiait le +mouvement du bras droit chez le principal personnage. + + peine tait-elle acheve, qu'on frappa doucement la porte. + +Dmtrios ouvrit sans hte. Le vieil excuteur entra, suivi de deux +hoplites casqus. + +J'apporte la petite coupe, dit-il avec un sourire obsquieux +l'adresse de l'amant royal. + +Dmtrios garda le silence. + + +Chrysis gare leva la tte. + + +Allons, ma fille, reprit le gelier. C'est le moment. La cigu est +toute broye. Il n'y a plus vraiment qu' la prendre. N'aie pas peur. On +ne souffre point. + + +Chrysis regarda Dmtrios, qui ne dtourna pas les yeux. + +Ne cessant plus de fixer sur lui ses larges prunelles noires entoures +de lumire verte, Chrysis tendit la main droite, prit la coupe, et +lentement, la porta sa bouche. + +Elle y trempa les lvres. L'amertume du poison et aussi les douleurs de +l'empoisonnement avaient t tempres par un narcotique miell. + +Elle but la moiti de la coupe, puis, soit qu'elle et vu faire ce geste +au thtre, dans le _Thyests_ d'Agathon, soit qu'il ft vraiment issu +d'un sentiment spontan, elle tendit le reste Dmtrios... Mais le +jeune homme dclina de la main cette proposition indiscrte. + +Alors la Galilenne prit la fin du breuvage jusqu' la pure verte qui +demeura au fond. Et il lui vint aux joues un sourire dchirant o il y +avait bien un peu de mpris. + + +Que faut-il faire? dit-elle au gelier. + +--Promne-toi dans la chambre, ma fille, jusqu' ce que tu sentes tes +jambes lourdes. Alors tu te coucheras sur le dos, et le poison agira +tout seul. + +Chrysis marcha jusqu' la fentre, appuya sa main sur le mur, sa tempe +sur sa main, et jeta vers l'aurore violette un dernier regard de +jeunesse perdue. + +L'orient tait noy dans un lac de couleur. Une longue bande livide +comme une feuille d'eau enveloppait l'horizon d'une ceinture olivtre. +Au-dessus, plusieurs teintes naissaient l'une de l'autre, nappes +liquides de ciel glauque, iris, ou lilas, qui se fondaient +insensiblement dans l'azur plomb du ciel suprieur. Puis, ces tages de +nuances se soulevrent avec lenteur, une ligne d'or apparut, monta, +s'largit; un mince fil de pourpre claira cette aube morose, et dans un +flot de sang le soleil naquit. + + +Il est crit: + + La lumire est douce... + + +Elle resta ainsi, debout, tant que ses jambes purent la soutenir. Les +hoplites furent obligs de la porter sur le lit quand elle fit signe +qu'elle chancelait. + + +L, le vieillard disposa les plis blancs de la robe le long des membres +allongs. Puis il lui toucha les pieds et lui demanda: + + +As-tu senti? + +Elle rpondit: + + +Non. + + +Il lui toucha encore les genoux et lui demanda: + + +As-tu senti? + +Elle fit signe que non, et subitement, d'un mouvement de bouche et +d'paules (car ses mains mmes taient mortes), reprise d'une ardeur +suprme, et peut-tre du regret de cette heure strile, elle se souleva +vers Dmtrios... mais avant qu'il et pu rpondre, elle retomba sans +vie, les deux yeux teints pour toujours. + + +Alors l'excuteur ramena sur le visage les plis suprieurs du vtement; +et l'un des soldats assistants, supposant qu'un pass plus tendre avait +un jour runi ce jeune homme et cette jeune femme, trancha du bout de +son pe l'extrme boucle de la chevelure sur les dalles. + + +Dmtrios toucha cela dans sa main, et, en vrit, c'tait Chrysis tout +entire, l'or survivant de sa beaut, le prtexte mme de son nom... + +Il prit la mche tide entre le pouce et les doigts, l'parpilla +lentement, peu peu, et sous la semelle de sa chaussure il la mla dans +la poussire. + + + + +III + +CHRYSIS IMMORTELLE + + +Quand Dmtrios se retrouva seul dans son atelier rouge encombr de +marbres, de maquettes, de chevalets et d'bauches, il voulut se remettre +au travail. + +Le ciseau dans la main gauche et le maillet au poing droit, il reprit, +mais sans ardeur, une bauche interrompue. C'tait l'encolure d'un +cheval gigantesque destin au temple de Poseidn. Sous la crinire +coupe en brosse, la peau du cou, plisse par un mouvement de la tte, +s'incurvait gomtriquement comme une vasque marine onduleuse. + +Trois jours auparavant, le dtail de cette musculature rgulire +concentrait dans l'esprit de Dmtrios tout l'intrt de la vie +quotidienne; mais le matin de la mort de Chrysis, l'aspect des choses +sembla chang. Moins calme qu'il ne voulait l'tre, Dmtrios n'arrivait +pas fixer sa pense occupe ailleurs. Une sorte de voile insoulevable +s'interposait entre le marbre et lui. Il jeta son maillet et se mit +marcher le long des pidestaux poudreux. + + +Soudain, il traversa la cour, appela un esclave et lui dit: + +Prpare la piscine et les aromates. Tu me parfumeras aprs m'avoir +baign, tu me donneras mes vtements blancs et tu allumeras les +cassolettes rondes. + +Quand il eut achev sa toilette, il fit venir deux autres esclaves: + +Allez, dit-il, la prison de la reine; remettez au gelier cette motte +de terre glaise et faites-la-lui porter dans la chambre o est morte la +courtisane Chrysis. Si le corps n'est pas jet dj dans la basse-fosse, +vous direz qu'on s'abstienne de rien excuter avant que j'en aie donn +l'ordre. Courez en avant. Allez. + +Il mit un bauchoir dans le pli de sa ceinture et ouvrit la porte +principale sur l'avenue dserte du Drme. + + +Soudain il s'arrta sur le seuil, stupfi par la lumire immense des +midis de la terre africaine. La rue devait tre blanche et les maisons +blanches aussi, mais la flamme du soleil perpendiculaire lavait les +surfaces clatantes avec une telle furie de reflets, que les murs de +chaux et les dalles rverbraient la fois des incandescences +prodigieuses de bleu d'ombre, de rouge et de vert, d'ocre brutal et +d'hyacinthe. De grandes couleurs frmissantes semblaient se dplacer +dans l'air et ne couvrir que par transparence l'ondoiement des faades +en feu. Les lignes elles-mmes se dformaient derrire cet +blouissement; la muraille droite de la rue s'arrondissait dans le +vague, flottait comme une toile, et certains endroits devenait +invisible. Un chien couch prs d'une borne tait rellement cramoisi. + +Enthousiasm d'admiration, Dmtrios vit dans ce spectacle un symbole de +sa nouvelle existence. Assez longtemps il avait vcu dans la nuit +solitaire, dans le silence et dans la paix. Assez longtemps il avait +pris pour lumire le clair de lune, et pour idal la ligne nonchalante +d'un mouvement trop dlicat. Son oeuvre n'tait pas virile. Sur la peau +de ses statues il y avait un frisson glac. + +Pendant l'aventure tragique qui venait de bouleverser son intelligence, +il avait senti pour la premire fois le grand souffle de la vie enfler +sa poitrine. S'il redoutait une seconde preuve, si, sorti victorieux de +la lutte, il se jurait avant toutes choses de ne plus s'exposer +flchir sa belle attitude prise en face d'autrui, du moins venait-il de +comprendre que cela seul vaut la peine d'tre imagin, qui atteint par +le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de l'motion +humaine,--et que la beaut formelle n'est qu'une matire indcise, +susceptible d'tre toujours, par l'expression de la douleur ou de la +joie, transfigure. + +Comme il achevait ainsi la suite de ses penses, il arriva devant la +porte de la prison criminelle. + +Ses deux esclaves l'attendaient l. + +Nous avons port la motte de terre rouge, dirent-ils. Le corps est sur +le lit. On n'y a pas touch. Le gelier te salue et se recommande +toi. + +Le jeune homme entra en silence, suivit le long couloir, monta quelques +marches et pntra dans la chambre de la morte, o il s'enferma +soigneusement. + + +Le cadavre tait tendu, la tte basse et couverte d'un voile, les mains +allonges, les pieds runis. Les doigts taient chargs de bagues; deux +periscelis d'argent s'enroulaient sur les chevilles ples, et les ongles +de chaque orteil taient encore rouges de poudre. + +Dmtrios porta la main au voile afin de le relever; mais peine +l'avait-il saisi qu'une douzaine de mouches rapides s'chapprent de +l'ouverture. + +Il eut un frisson jusqu'aux pieds... Pourtant il carta le tissu de +laine blanche, et le plissa autour des cheveux. + + +Le visage de Chrysis s'tait clair peu peu de cette expression +ternelle que la mort dispense aux paupires et aux chevelures des +cadavres. Dans la blancheur bleutre des joues, quelques veinules +azures donnaient la tte immobile une apparence de marbre froid. Les +narines diaphanes s'ouvraient au-dessus des lvres fines. La fragilit +des oreilles avait quelque chose d'immatriel. Jamais, dans aucune +lumire, pas mme celle de son rve, Dmtrios n'avait vu cette beaut +plus qu'humaine et ce rayonnement de la peau qui s'teint. + + * + * * + +Et alors il se rappelle les paroles dites par Chrysis pendant leur +premire entrevue: Tu ne connais pas mon visage. Tu ne sais pas comme +je suis belle! Une motion intense l'touffe subitement. Il veut +connatre enfin. Il le peut. + +De ses trois jours de passion, il veut garder un souvenir qui durera +plus que lui-mme,--mettre nu l'admirable corps, le poser comme un +modle dans l'attitude violente o il l'a vue en songe, et crer d'aprs +le cadavre la statue de la Vie Immortelle. + +Il dtache l'agrafe et le noeud. Il ouvre l'toffe. Le corps pse. Il le +soulve. La tte se renverse en arrire. Les seins tremblent. Les bras +s'affaissent. Il tire la robe tout entire et la jette au milieu de la +chambre. Lourdement, le corps retombe. + +De ses deux mains sous les aisselles fraches, Dmtrios fait glisser la +morte jusqu'au haut du lit. Il tourne la tte sur la joue gauche, +rassemble et rpand la chevelure splendidement sous le dos couch. Puis +il relve le bras droit, plie l'avant-bras au-dessus du front, fait +crisper les doigts encore mous sur l'toffe d'un coussin: deux lignes +musculaires admirables, descendant de l'oreille et du coude, viennent +s'unir sous le sein droit qu'elles portent comme un fruit. + +Ensuite il dispose les jambes, l'une tendue roidement de ct, l'autre +le genou dress et le talon touchant presque la croupe. Il rectifie +quelques dtails, plie la taille gauche, allonge le pied droit et +enlve les bracelets, les colliers et les bagues, afin de ne pas +troubler par une seule dissonance l'harmonie pure et complte de la +nudit fminine. Le Modle a pris la pose. + + +Dmtrios jette sur la table la motte d'argile humide qu'il a fait +porter l. Il la presse, il la ptrit, il l'allonge selon la forme +humaine: une sorte de monstre barbare nat de ses doigts ardents: il +regarde. + + +L'immuable cadavre conserve sa position passionne. Mais un mince filet +de sang sort de la narine droite, coule sur la lvre, et tombe goutte +goutte, sous la bouche entr'ouverte. + + +Dmtrios continue. La maquette s'anime, se prcise, prend vie. Un +prodigieux bras gauche s'arrondit au-dessus du corps comme s'il +treignait quelqu'un. Les muscles de la cuisse s'accusent violemment. +Les orteils se recroquevillent. + + * + * * + +... Quand la nuit monta de la terre et obscurcit la chambre basse, +Dmtrios avait achev la statue. + +Il fit porter par quatre esclaves l'bauche dans son atelier. Ds le +soir mme, la lueur des lampes, il fit dgrossir un bloc de Paros, et +un an aprs cette journe il travaillait encore au marbre. + + + + +IV + +LA PITI + + +Gelier, ouvre-nous! Gelier, ouvre-nous! + +Rhodis et Myrtocleia frappaient la porte ferme. + +La porte s'entr'ouvrit. + +Qu'est-ce que vous voulez? + +--Voir notre amie, dit Myrto. Voir Chrysis, la pauvre Chrysis qui est +morte ce matin. + +--Ce n'est pas permis, allez-vous-en! + +--Oh! laisse-nous, laisse-nous entrer. On ne le saura pas. Nous ne le +dirons pas. C'tait notre amie, laisse-nous la revoir. Nous sortirons +vite. Nous ne ferons pas de bruit. + +--Et si je suis pris, mes petites filles? Si je suis puni cause de +vous? Ce n'est pas vous qui paierez l'amende. + +--Tu ne seras pas pris. Tu es seul ici. Il n'y a pas d'autre condamns. +Tu as renvoy les soldats. Nous savons tout cela. Laisse-nous entrer. + +--Enfin! Ne restez pas longtemps. Voici la clef. C'est la troisime +porte. Prvenez-moi quand vous partirez. Il est tard et je voudrais me +coucher. + +Le bon vieux leur remit une clef de fer battu qui pendait sa ceinture, +et les deux petites vierges coururent aussitt, sur leurs sandales +silencieuses, travers les couloirs obscurs. + +Puis le gelier rentra dans sa loge et ne poussa pas plus avant une +surveillance inutile. La peine de l'emprisonnement n'tait pas applique +dans l'gypte grecque, et la petite maison blanche que le doux vieillard +avait mission de garder ne servait qu' loger les condamns mort. Dans +l'intervalle des excutions, elle restait presque abandonne. + +Au moment o la grande clef pntra dans la serrure, Rhodis arrta la +main de son amie: + +Je ne sais pas si j'oserai la voir, dit-elle. Je l'aimais bien, +Myrto... J'ai peur... Entre la premire, veux-tu? + +Myrtocleia poussa la porte; mais ds qu'elle eut jet les yeux dans la +chambre, elle cria: + +N'entre pas, Rhodis! Attends-moi ici. + +--Oh! qu'y a-t-il? Tu as peur aussi... Qu'y a-t-il sur le lit? Est-ce +qu'elle n'est pas morte? + +--Si. Attends-moi... Je te dirai... Reste dans le couloir et ne regarde +pas. + + +Le corps tait demeur dans l'attitude dlirante que Dmtrios avait +compos pour en faire la Statue de la Vie Immortelle. Mais les +transports de l'extrme joie touchent aux convulsions de l'extrme +douleur, et Myrtocleia se demandait quelles souffrances atroces, quel +martyre, quels dchirements d'agonie avaient ainsi boulevers le +cadavre. + +Sur la pointe des pieds, elle s'approcha du lit. + +Le filet de sang continuait couler de la narine diaphane. La peau du +corps tait parfaitement blanche; les bouts ples des seins taient +rentrs comme des nombrils dlicats; pas un reflet rose n'avivait +l'phmre statue couche, mais quelques taches couleur d'meraude qui +teintaient doucement le ventre lisse signifiaient que des millions de +vie nouvelle germaient de la chair peine refroidie et demandaient +_succder_. + +Myrtocleia prit le bras mort et l'abaissa le long des hanches. Elle +voulut aussi allonger la jambe gauche; mais le genou tait presque +bloqu et elle ne russit pas l'tendre compltement. + +Rhodis, dit-elle d'une voix trouble. Viens. Tu peux entrer, +maintenant. + + +L'enfant tremblante pntra dans la chambre. Ses traits se tirrent; ses +yeux s'ouvrirent... + +Ds qu'elles se sentirent deux, elles clatrent en sanglots, dans les +bras l'une et l'autre, indfiniment. + +La pauvre Chrysis! la pauvre Chrysis! rptait l'enfant. + +Elles s'embrassaient sur la joue avec une tendresse dsespre o il n'y +avait plus rien de sensuel, et le got des larmes mettait sur leurs +lvres toute l'amertume de leurs petites mes transies. + +Elles pleuraient, elles pleuraient, elles se regardaient avec douleur, +et parfois elles parlaient toutes les deux ensemble, d'une voix enroue, +dchirante, o les mots s'achevaient en sanglots. + +Nous l'aimions tant! Ce n'tait pas une amie pour nous, pas une amie, +c'tait comme une mre trs jeune, une petite mre entre nous deux... + +Rhodis rpta: + +Comme une petite mre... + +Et Myrto, l'entranant prs de la morte, dit voix basse: + +Embrasse-la. + +Elles se penchrent toutes les deux et posrent les mains sur le lit, +et, avec de nouveaux sanglots, touchrent de leurs lvres le front +glac. + + +Et Myrto prit la tte entre ses deux mains qui s'enfonaient dans la +chevelure, et elle lui parla ainsi: + + * + +Chrysis, ma Chrysis, toi qui tais la plus belle et la plus adore des +femmes, toi si semblable la desse que le peuple t'a prise pour elle, +o es-tu maintenant, qu'a-t-on fait de toi? Tu vivais pour donner la +joie bienfaisante. Il n'y a jamais eu de fruit plus doux que ta bouche, +ni de lumire plus claire que tes yeux; ta peau tait une robe glorieuse +que tu ne voulais pas voiler; la volupt y flottait comme une odeur +perptuelle; et quand tu dnouais ta chevelure, tous les dsirs s'en +chappaient, et quand tu refermais tes bras nus, on priait les dieux +pour mourir. + + * + +Accroupie sur le sol, Rhodis sanglotait. + + * + +Chrysis, ma Chrysis, poursuivit Myrtocleia, hier encore tu tais +vivante, et jeune, esprant de longs jours, et maintenant voici que tu +es morte, et rien au monde ne peut plus faire que tu nous dises une +parole. Tu as ferm les yeux, nous n'tions pas l. Tu as souffert, et +tu n'as pas su que nous pleurions pour toi derrire les murailles, tu as +cherch du regard quelqu'un en mourant et tes yeux n'ont pas rencontr +nos yeux chargs de deuil et de piti. + + * + +La joueuse de flte pleurait toujours. La chanteuse la prit par la main. + + * + +Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu'un jour, grce toi, nous +nous marierions. Notre union se fait dans les larmes, et ce sont de +tristes fianailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la +douleur plus que l'amour runit deux mains serres. Celles-l ne se +quitteront jamais, qui ont une fois pleur ensemble. Nous allons porter +en terre ton corps chri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux +nos chevelures sur la tombe. + + * + +Dans une couverture du lit, elle enveloppa le beau cadavre; puis elle +dit Rhodis: + +Aide-moi. + +Elles la soulevrent doucement; mais le fardeau tait lourd pour les +petites musiciennes et elles le posrent sur le sol une premire fois. + +tons nos sandales, dit Myrto. Marchons pieds nus dans les couloirs. Le +gelier a d s'endormir... si nous ne le rveillons pas, nous passerons, +mais s'il nous voit faire il nous empchera... Pour demain, cela +n'importe pas: quand il verra le lit vide, il dira aux soldats de la +reine qu'il a jet le corps dans la basse-fosse, comme la loi le veut. +Ne craignons rien, Rhod... Mets tes sandales comme moi dans ta +ceinture. Et viens. Prends le corps sous les genoux. Laisse passer les +pieds en arrire. Marche sans bruit, lentement, lentement... + + + + +V + +LA PIT + + +Aprs le tournant de la deuxime rue, elles posrent le corps une +seconde fois pour remettre leurs sandales. Les pieds de Rhodis, trop +dlicats pour marcher nus, s'taient corchs et saignaient. + +La nuit tait pleine de clart. La ville tait pleine de silence. Les +ombres couleur de fer se dcoupaient carrment au milieu des rues, selon +le profil des maisons. + +Les petites vierges reprirent leur fardeau. + +O allons-nous, dit l'enfant, o allons-nous la mettre en terre? + +--Dans le cimetire d'Hermanubis. Il est toujours dsert. Elle sera l +en paix. + +--Pauvre Chrysis! aurais-je pens que le jour de sa fin je porterais son +corps sans torches et sans char funbre, secrtement, comme une chose +vole. + +Puis toutes deux se mirent parler avec volubilit comme si elles +avaient peur du silence cte cte avec le cadavre. La dernire journe +de la vie de Chrysis les comblait d'tonnement. D'o tenait-elle le +miroir, le peigne et le collier? Elle n'avait pu prendre elle-mme les +perles de la desse: le temple tait trop bien gard pour qu'une +courtisane pt y pntrer. Alors quelqu'un avait agi pour elle? Mais +qui? On ne lui connaissait pas d'amant parmi les stolistes commis +l'entretien de la statue divine. Et puis, si quelqu'un avait agi sa +place, pourquoi ne l'avait-elle pas dnonc? Et de toutes faons, +pourquoi ces trois crimes? quoi lui avaient-ils servi, sinon la +livrer au supplice? Une femme ne fait pas de ces folies sans but, +moins qu'elle ne soit amoureuse. Chrysis l'tait donc? et de qui? + +Nous ne saurons jamais, conclut la joueuse de flte. Elle a emport son +secret avec elle, et si mme elle a un complice, ce n'est pas lui qui +nous renseignera. + +Ici Rhodis, qui chancelait dj depuis quelques instants, soupira: + +Je ne peux plus, Myrto, je ne peux plus porter. Je tomberais sur les +genoux. Je suis brise de fatigue et de chagrin. + +Myrtocleia la prit par le cou: + +Essaye encore, mon chri. Il faut la porter. Il s'agit de sa vie +souterraine. Si elle n'a pas de spulture et pas d'obole dans la main, +elle restera ternellement errante au bord du fleuve des enfers, et +quand, notre tour, Rhodis, nous descendrons chez les morts, elle nous +reprochera notre impit, et nous ne saurons que lui rpondre. + +Mais l'enfant, dans une faiblesse, fondit en larmes sur son bras. + +Vite, vite, reprit Myrtocleia, voici qu'on vient du bout de la rue. +Mets-toi devant le corps avec moi. Cachons-le derrire nos tuniques. Si +on le voit, tout sera perdu... + +Elle s'interrompit. + +C'est Timon. Je le reconnais. Timon avec quatre femmes... Ah! Dieux! +que va-t-il arriver! Lui qui rit de tout, il nous plaisantera... Mais +non, reste ici, Rhodis, je vais lui parler. + +Et, prise d'une ide soudaine, elle courut dans la rue au-devant du +petit groupe. + + +Timon, dit-elle (et sa voix tait pleine de prire), Timon, arrte-toi. +Je te supplie de m'entendre. J'ai des paroles graves dans la bouche. Il +faut que je les dise toi seul. + +--Ma pauvre petite, dit le jeune homme, comme tu es mue! Est-ce que tu +as perdu le noeud de ton paule, ou bien est-ce que ta poupe s'est +cass le nez en tombant? Ce serait un vnement tout fait +irrparable. + +La jeune fille lui jeta un regard douloureux; mais dj les quatre +femmes, Philotis, Sso de Cnide, Callistion et Tryphra, +s'impatientaient autour d'elle. + +Allons, petite sotte! dit Tryphra, si tu as puis les ttons de ta +nourrice, nous n'y pouvons rien, nous n'avons pas de lait. Il fait +presque jour, tu devrais tre couche; depuis quand les enfants +flnent-ils sous la lune? + +--Sa nourrice? dit Philotis. C'est Timon qu'elle veut nous prendre. + +--Le fouet! Elle mrite le fouet! + +Et Callistion, un bras sous la taille de Myrto, la souleva de terre en +levant sa petite tunique bleue. Mais Sso s'interposa: + +Vous tes folles, s'cria-t-elle. Myrto n'a jamais connu d'homme. Si +elle appelle Timon, ce n'est pas pour coucher. Laissez-la tranquille et +qu'on en finisse! + +--Voyons, dit Timon, que me veux-tu? Viens par ici. Parle-moi +l'oreille. Est-ce que c'est vraiment grave? + +--Le corps de Chrysis est l, dans la rue, dit la jeune fille encore +tremblante. Nous le portons au cimetire, ma petite amie et moi, mais il +est lourd, et nous te demandons si tu veux nous aider... Ce ne sera pas +long... Aussitt aprs, tu pourras retrouver tes femmes... + +Timon eut un regard excellent: + +Pauvres filles! Et moi qui riais! Vous tes meilleures que nous... +Certainement je vous aiderai. Va rejoindre ton amie et attends-moi, je +viens. + +Se retournant vers les quatre femmes: + +Allez chez moi, dit-il, par la rue des Potiers. J'y serai dans peu de +temps. Ne me suivez pas. + + +Rhodis tait toujours assise devant la tte du cadavre. Quand elle vit +arriver Timon, elle supplia: + +Ne le dis pas! Nous l'avons vole pour sauver son ombre. Garde notre +secret, nous t'aimerons bien, Timon. + +--Soyez rassures, dit le jeune homme. Il prit le corps sous les +paules et Myrto le prit sous les genoux, et ils marchrent en silence, +et Rhodis suivait, d'un petit pas chancelant. + +Timon ne parlait point. Pour la seconde fois en deux jours, la passion +humaine venait de lui enlever une des passagres de son lit, et il se +demandait quelle extravagance emportait ainsi les esprits hors de la +route enchante qui mne au bonheur sans ombre. + +Ataraxie! pensait-il, indiffrence, quitude, srnit voluptueuse! +qui des hommes vous apprciera? On s'agite, on lutte, on espre, quand +une seule chose est prcieuse: savoir tirer de l'instant qui passe +toutes les joies qu'il peut donner, et ne quitter son lit que le moins +possible. + + * + * * + +Ils arrivrent la porte de la ncropole ruine. + +O la mettrons-nous? dit Myrto. + +--Prs du dieu. + +--O est la statue? Je ne suis jamais entre ici. J'avais peur des +tombes et des stles. Je ne connais pas l'Hermanubis. + +--Il doit tre au centre du petit jardin. Cherchons-le. J'y suis venu +autrefois quand j'tais enfant, en poursuivant une gazelle perdue. +Prenons par l'alle des sycomores blancs. Nous ne pouvons manquer de le +dcouvrir. + +Ils y parvinrent en effet. + + +Le petit jour mlait la lune ses violettes lgres sur les marbres. +Une vague et lointaine harmonie flottait dans les branches des cyprs. +Le bruissement rgulier des palmes, si semblable aux gouttes de la pluie +tombante, versait une illusion de fracheur. + +Timon ouvrit avec effort une pierre rose enfonce dans la terre. La +spulture tait creuse sous les mains du dieu funraire, qui faisaient +le geste de l'embaumeur. Elle avait d contenir un cadavre, jadis, mais +on ne trouva dans la fosse qu'une poussire bruntre en monceau. + +Le jeune homme y descendit jusqu' la ceinture et tendit les bras en +avant: + +Donne-la moi, dit-il Myrto. Je vais la coucher tout au fond et nous +refermerons la tombe... + +Mais Rhodis se jeta sur le corps: + +Non! ne l'enterrez pas si vite! je veux la revoir! Une dernire fois! +Une dernire fois! Chrysis! ma pauvre Chrysis! Ah! l'horreur... +Qu'est-elle devenue!... + +Myrtocleia venait d'carter la couverture roule autour de la morte, et +le visage tait apparu si rapidement altr que les deux jeunes filles +reculrent. Les joues s'taient faites carres, les paupires et les +lvres se gonflaient comme six bourrelets blancs. Dj il ne restait +rien de cette beaut plus qu'humaine. Elles refermrent le suaire pais; +mais Myrto glissa la main sous l'toffe pour placer dans les doigts de +Chrysis l'obole destine Charon. + +Alors, toutes les deux, secoues par des sanglots interminables, elles +remirent aux bras de Timon le corps inerte qui pliait. + +Et quand Chrysis fut couche au fond de la tombe sablonneuse, Timon +rouvrit le linceul. Il assura l'obole d'argent dans les phalanges +relches, il soutint la tte avec une pierre plate; sur le corps il +rpandit depuis le front jusqu'aux genoux la longue chevelure d'ombre et +d'or. + +Puis il sortit de la fosse, et les musiciennes genoux devant +l'ouverture bante se couprent l'une l'autre leurs jeunes cheveux pour +les nouer en une seule gerbe qu'elles ensevelirent avec la morte. + + + [Grec: TOIONDE PERAS ESCHE TO SYNTAGMA + TN PERI CHRYSIDA KAI DMTRION] + + + + +Juillet 1892-dcembre 1895. + + + + +TABLE + + + PRFACE I + +LIVRE I + + I.--Chrysis 1 + II.--Sur la Jete d'Alexandrie 20 + III.--Dmtrios 34 + IV.--La Passante 47 + V.--Le Miroir, le Peigne et le Collier 51 + VI.--Les Vierges 70 + VII.--La Chevelure de Chrysis 78 + +LIVRE II + + I.--Les Jardins de la Desse 87 + II.--Melitta 100 + III.--Scrupules 121 + IV.--Clair de lune 127 + V.--L'Invitation 133 + VI.--La Rose la bouche 143 + VII.--Le Conte de la Lyre enchante 155 + +LIVRE III + + I.--L'Arrive 169 + II.--Le Dner 178 + III.--Rhacotis 201 + IV.--Bacchanale chez Bacchis 207 + V.--La Crucifie 216 + VI.--Enthousiasme 224 + +LIVRE IV + + I.--Le Songe de Dmtrios 233 + II.--La Foule 249 + III.--La Rponse 260 + IV.--Le Jardin d'Hermanubis 273 + V.--Les Murailles de pourpre 278 + +LIVRE V + + I.--La suprme Nuit 287 + II.--La poussire retourne la terre 296 + III.--Chrysis immortelle 303 + IV.--La Piti 311 + V.--La Pit 319 + + +POITIERS.--IMP. BLAIS ET ROY, 7, RUE VICTOR-HUGO. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Aphrodite, by Pierre Lous + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + +***** This file should be named 26685-8.txt or 26685-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/6/8/26685/ + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aphrodite + Mœurs antiques + +Author: Pierre Lous + +Release Date: September 21, 2008 [EBook #26685] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<div class="break"></div> + +<p class="c">PIERRE LOUŸS</p> + +<h1>APHRODITE</h1> + +<p class="c"><span class="large"><i>—MŒURS ANTIQUES—</i></span></p> + +<p class="c small">SOIXANTE-HUITIME DITION</p> + +<div class="figc"><img src="images/mercure.png" alt="" /></div> +<p class="c large">PARIS</p> + +<p class="c">SOCIT DV MERCVRE DE FRANCE<br /> +<span class="small">XV, RVE DE L'CHAVD SAINT-GERMAIN, XV</span></p> + +<p class="c">M DCCC XCVI</p> + + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em small">IL A T TIR DE CET OUVRAGE:</p> + +<p class="c"><i>Neuf exemplaires<br /> +sur japon imprial, numrots 1 9, vingt<br /> +exemplaires sur hollande van Gelder, numrots 10 29,<br /> +et dix exemplaires sur chine, numrots 30 39.</i></p> + +<p class="c"><span class="small">JUSTIFICATION DU TIRAGE:</span></p> + + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><span class="small">Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous<br /> +pays<br /> +y compris la Sude et la Norvge.</span></p> + + +<div class="break"></div> + +<h2 class="nobreak"> ALBERT BESNARD</h2> + + +<p><i>Hommage d'admiration profonde +et de respectueuse amiti.</i></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="preface">PRFACE</h2> + +<p class="epi">Les ruines elles-mmes du monde +grec nous enseignent de quelle +faon la vie, dans notre monde moderne, +pourrait nous tre rendue +supportable. +</p> +<p class="s"><span class="sc">Richard Wagner.</span> +</p> + +<p>L'rudit Prodicos de Cos, qui florissait vers la +fin du <small>V</small><sup>e</sup> sicle avant notre re, est l'auteur du +clbre +apologue que S<sup>t</sup> Basile recommandait aux +mditations chrtiennes, <i>Hracls entre la Vertu +et la Volupt</i>. Nous savons qu'Hracls opta pour +la premire, ce qui lui permit d'accomplir un certain +nombre de grands crimes, contre les Biches, +les Amazones, les Pommes d'Or et les Gants.</p> + +<p>Si Prodicos s'tait born l, il n'aurait crit +qu'une fable d'un symbolisme assez facile; mais il +tait bon philosophe, et son recueil de contes, <i>les +Heures</i>, divis en trois parties, prsentait les vrits +morales sous les divers aspects qu'elles comportent, +selon les trois ges de la vie. Aux petits +enfants, il se plaisait proposer en exemple le +choix austre d'Hracls; sans doute aux jeunes +gens il contait le choix voluptueux de Pris; et +j'imagine qu'aux hommes mrs il disait peu +prs ceci:</p> + +<p>—Odysseus errait un jour la chasse au pied +des montagnes de Delphes, quand il rencontra sur +sa route deux vierges qui se tenaient par la main. +L'une avait des cheveux de violettes, des yeux +transparents et des lvres graves; elle lui dit: Je +suis Art. L'autre avait des paupires faibles, +des mains dlicates et des seins tendres; elle lui +dit: Je suis Tryph. Et tous deux reprirent: +Choisis entre nous. Mais le subtil Odysseus rpondit sagement: +Comment choisirais-je? Vous +tes insparables. Les yeux qui vous ont vues passer +l'une sans l'autre n'ont surpris qu'une ombre strile. +De mme que la vertu sincre ne se prive pas +des joies ternelles que la volupt lui apporte, de +mme la mollesse irait mal sans une certaine grandeur +d'me. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moi +la route.—Aussitt qu'il eut achev, les +deux divisions se confondirent, et Odysseus connut +qu'il avait parl la grande desse Aphrodite.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Le personnage fminin qui occupe la premire +place dans le roman qu'on va feuilleter est une +courtisane antique; mais, que le lecteur se rassure: +elle ne se convertira pas.</p> + +<p>Elle ne sera aime ni par un saint, ni par un +prophte, ni par un dieu. Dans la littrature actuelle, +c'est une originalit.</p> + +<p>Courtisane, elle le sera avec la franchise, l'ardeur +et aussi la fiert de tout tre humain qui a +vocation et qui tient dans la socit une place +librement choisie; elle aura l'ambition de s'lever +au plus haut point; elle n'imaginera mme pas +que sa vie ait besoin d'excuse ou de mystre: ceci +demande tre expliqu.</p> + +<p>Jusqu' ce jour, les crivains modernes qui se sont +adresss un public moins prvenu que celui des +jeunes filles et des jeunes normaliens ont us d'un +stratagme laborieux dont l'hypocrisie me dplat: +J'ai peint la volupt telle qu'elle est, disent-ils, +afin d'exalter la vertu. En tte d'un roman dont +l'intrigue se droule Alexandrie, je me refuse +absolument commettre cet anachronisme.</p> + +<p>L'amour, avec toutes ses consquences, tait +pour les Grecs le sentiment le plus vertueux et le +plus fcond en grandeurs. Ils n'y attachrent jamais +les ides d'impudicit et d'immodestie que la tradition +isralite a importes parmi nous avec la +doctrine chrtienne. Hrodote (I, 10) nous dit trs naturellement: Chez +quelques peuples barbares +c'est un opprobre que de paratre nu. Quand les +Grecs ou les Latins voulaient outrager un homme +qui frquentait les filles de joie, ils l'appelaient +<span title="moichos">μοῖχος</span> +ou <i>mœchas</i>, ce qui ne signifie pas autre +chose qu'adultre. Un homme et une femme qui, +sans tre engags d'aucun lien par ailleurs, s'unissaient, +ft-ce en public et quelle que ft leur +jeunesse, taient considrs comme ne nuisant +personne et laisss en libert.</p> + +<p>On voit que la vie des anciens ne saurait tre +juge d'aprs les ides morales qui nous viennent +aujourd'hui de Genve.</p> + +<p>Pour moi, j'ai crit ce livre avec la simplicit +qu'un Athnien aurait mis la relation des mmes +aventures. Je souhaite qu'on le lise dans le mme +esprit.</p> + +<p>A juger les Grecs anciens d'aprs les ides +actuellement reues, <i>pas une seule</i> traduction +exacte de leurs plus grands crivains ne pourrait +tre laisse aux mains d'un collgien de seconde. +Si M. Mounet-Sully jouait son rle d'Œdipe sans +coupures, la police ferait suspendre la reprsentation. +Si M. Leconte de Lisle n'avait pas expurg +Thocrite, par prudence, sa version et t saisie +le jour mme de la mise en vente. On tient Aristophane +pour exceptionnel? mais nous possdons +des fragments importants de quatorze cent quarante +comdies, dues cent trente-deux autres potes +grecs dont quelques uns, tels qu'Alexis, Philtaire, +Strattis, Euboule, Cratinos nous ont laiss +d'admirables vers, et personne n'a encore os traduire +ce recueil impudique et charmant.</p> + +<p>On cite toujours, en vue de dfendre les mœurs +grecques, l'enseignement de quelques philosophes +qui blmaient les plaisirs sexuels. Il y a l une +confusion. Ces rares moralistes rprouvaient les +excs de tous les sens indistinctement, sans qu'il +y et pour eux de diffrence entre la dbauche du +lit et celle de la table. Tel, aujourd'hui, qui commande impunment un +dner de six louis pour lui +seul dans un restaurant de Paris et t jug par +eux aussi coupable, et non pas moins, que tel autre +qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop +intime et qui pour ce fait serait condamn par les +lois en vigueur un an de prison.—D'ailleurs, +ces philosophes austres taient regards gnralement +par la socit antique comme des fous malades +et dangereux: on les bafouait sur toutes les +scnes; on les rouait de coups dans la rue; les +tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et +les citoyens libres les exilaient quand ils ne les +jugeaient pas dignes de subir la peine capitale.</p> + +<p>C'est donc par une supercherie consciente et +volontaire que les ducateurs modernes, depuis la +Renaissance jusqu' l'heure actuelle, ont reprsent +la morale antique comme l'inspiratrice de leurs +troites vertus. Si cette morale fut grande, si elle +mrite en effet d'tre prise pour modle et d'tre +obie, c'est prcisment parce que nulle n'a mieux +su distinguer le juste de l'injuste selon un critrium +de beaut, proclamer le droit qu'a tout homme +de rechercher le bonheur individuel dans les limites +o il est born par le droit semblable d'autrui, et +dclarer qu'il n'y a sous le soleil rien de plus sacr +que l'amour physique, rien de plus beau que le +corps humain.</p> + +<p>Telle tait la morale du peuple qui a bti l'Acropole, +et si j'ajoute qu'elle est reste celle de tous +les grands esprits, je ne ferai que constater la valeur +d'un lieu commun, tant il est prouv que les +intelligences suprieures d'artistes, d'crivains, +d'hommes de guerre ou d'hommes d'tat n'ont +jamais tenu pour illicite sa majestueuse tolrance. +Aristote dbute dans la vie en dissipant son patrimoine +avec des femmes de dbauche; Sapho donne +son nom un vice spcial; Csar est le mœchus +calvus;—mais on ne voit pas non plus Racine +se garder des filles de thtre, ni Napolon pratiquer +l'abstinence. Les romans de Mirabeau, les +vers grecs de Chnier, la correspondance de Diderot +et les opuscules de Montesquieu galent en +hardiesse l'œuvre mme de Catulle. Et, de tous +les auteurs franais, le plus austre, le plus saint, +le plus laborieux, Buffon, veut-on savoir par quelle +maxime il entendait conseiller les intrigues sentimentales: Amour! +pourquoi fais-tu l'tat heureux +de tous les tres et le malheur de l'homme?—C'est +qu'il n'y a dans cette passion <i>que le physique</i> +qui soit bon, et que le moral n'en vaut rien.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>D'o vient cela? et comment se fait-il qu' travers +le bouleversement des ides antiques la +grande sensualit grecque soit reste comme un +rayon sur les fronts les plus levs?</p> + +<p>C'est que la sensualit est la condition mystrieuse, +mais ncessire et cratrice, du dveloppement +intellectuel. Ceux qui n'ont pas senti jusqu' +leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, +les exigences de la chair, sont par l mme +incapables de comprendre toute l'tendue des exigences +de l'esprit. De mme que la beaut de l'me +illumine tout un visage, de mme la virilit du +corps fconde seule le cerveau. La pire insulte que +Delacroix st adresser des hommes, celle qu'il +jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et +aux dtracteurs d'Ingres, c'tait ce mot terrible: +eunuques!</p> + +<p>Mieux encore: il semble que le gnie des peuples, +comme celui des individus, soit d'tre, avant +tout, sensuel. Toutes les villes qui ont rgn sur +le monde, Babylone, Alexandrie, Athnes, Rome, +Venise, Paris, ont t, par une loi gnrale, d'autant +plus licencieuses qu'elles taient plus puissantes, +comme si leur dissolution tait ncessaire + leur splendeur. Les cits o le lgislateur a prtendu +implanter une vertu artificielle, troite et +improductive, se sont vues, ds le premier jour, +condamnes la mort totale. Il en fut ainsi de +Lacdmone, qui, au milieu du plus prodigieux +essor qui ait jamais lev l'me humaine, entre +Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, +ne nous a laiss ni un pote, ni un peintre, ni un +philosophe, ni un historien, ni un savant, peine +le renom populaire d'une sorte de Bobillot qui se +fit tuer avec trois cents hommes dans un dfil de +montagnes sans mme russir vaincre. Et c'est +pour cela qu'aprs deux mille annes, mesurant le +nant de la vertu spartiate, nous pouvons, selon +l'exhortation de Renan, maudire le sol o fut +cette matresse d'erreurs sombres, et l'insulter +parce qu'elle n'est plus.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Verrons-nous jamais revenir les jours d'phse +et de Cyrne? Hlas! le monde moderne succombe +sous un envahissement de laideur. Les civilisations +remontent vers le nord, entrent dans la brume, +dans le froid, dans la boue. Quelle nuit! un peuple +vtu de noir circule dans les rues infectes. +quoi pense-t-il? on ne sait plus; mais nos vingt-cinq +ans frissonnent d'tre exils chez des vieillards.</p> + +<p>Du moins, qu'il soit permis ceux qui regretteront +pour jamais de n'avoir pas connu cette jeunesse +enivre de la terre, que nous appelons la vie +antique, qu'il leur soit permis de revivre, par une +illusion fconde, au temps o la nudit humaine, +la forme la plus parfaite que nous puissions connatre +et mme concevoir puisque nous la croyons + l'image de Dieu, pouvait se dvoiler sous les +traits d'une courtisane sacre, devant les vingt +mille plerins qui couvrirent les plages d'leusis; +o l'amour le plus sensuel, le divin amour +d'o nous sommes ns, tait sans souillure, sans +honte, sans pch; qu'il leur soit permis d'oublier +dix-huit sicles barbares, hypocrites et laids, de +remonter de la mare la source, de revenir pieusement + la beaut originelle, de rebtir le Grand +Temple au son des fltes enchantes et de consacrer +avec enthousiasme aux sanctuaires de la vraie +foi leurs cœurs toujours entrans par l'immortelle +Aphrodite.</p> + +<p class="s"><span class="sc">Pierre Lous.</span></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LIVRE PREMIER</h2> + + + + +<h3 id="l1c1">I<br /> +<span class="d">CHRYSIS</span></h3> + + +<p>Couche sur la poitrine, les coudes en +avant, les jambes cartes et la joue dans la main, elle piquait de +petits trous symtriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue +pingle d'or.</p> + +<p>Depuis qu'elle s'tait veille, deux heures aprs le milieu du jour, et +toute lasse d'avoir trop dormi, elle tait reste seule sur le lit en +dsordre, couverte seulement d'un ct par un vaste flot de cheveux.</p> + +<p>Cette chevelure tait clatante et profonde, douce comme une fourrure, +plus longue qu'une aile, souple, innombrable, anime, pleine de chaleur. +Elle couvrait la moiti du dos, s'tendait sous le ventre nu, brillait +encore auprs des genoux, en boucle paisse et arrondie. La jeune femme +tait enroule dans cette toison prcieuse, dont les reflets mordors +taient presque mtalliques et l'avaient fait nommer Chrysis par les +courtisanes d'Alexandrie.</p> + +<p>Ce n'taient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les +cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux +bruns et noirs des filles d'gypte. C'taient ceux d'une race aryenne, +des Galilennes d'au del des sables.</p> + + +<p class="gap">Chrysis. Elle aimait ce nom-l. Les jeunes gens qui venaient la voir +l'appelaient Chrys comme Aphrodite, dans les vers qu'ils mettaient sa +porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas +Aphrodite, mais elle aimait qu'on lui compart la desse, et elle allait +quelquefois au temple, pour lui donner, comme une amie, des botes de +parfums et des voiles bleus.</p> + + +<p class="gap">Elle tait ne sur les bords du lac de Gnzareth, dans un pays d'ombre +et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mre allait attendre le +soir, sur la route d'Irouschalam, les voyageurs et les marchands, et +se donnait eux dans l'herbe, au milieu du silence champtre. C'tait +une femme trs aime +en Galile. Les prtres ne se dtournaient pas de sa porte, car elle +tait charitable et pieuse; les agneaux du sacrifice taient toujours +pays par elle; la bndiction de l'ternel s'tendait sur sa maison. +Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse tait un scandale +(car elle n'avait point de mari), un homme, qui tait clbre pour avoir +le don de prophtie, dit qu'elle donnerait naissance une fille qui +porterait un jour autour de son cou la richesse et la foi d'un peuple. +Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, mais elle nomma +l'enfant Sarah, c'est--dire <span class="sc">princesse</span>, en hbreu. Et cela fit +taire les mdisances.</p> + +<p>Chrysis avait toujours ignor cela, le devin ayant dit sa mre combien +il est dangereux de rvler aux gens les prophties dont ils sont +l'objet. Elle ne savait rien de son avenir. C'est pourquoi elle y +pensait souvent.</p> + +<p>Elle se rappelait peu son enfance, et n'aimait pas en parler. Le seul +sentiment trs net qui lui en ft rest, c'tait l'effroi et l'ennui que +lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mre qui, l'heure +tant venue de sortir sur la route, l'enfermait +seule dans leur chambre pour d'interminables heures. Elle se rappelait +aussi la fentre ronde par o elle voyait les eaux du lac, les champs +bleutres, le ciel transparent, l'air lger du pays de Glil. La maison +tait environne de lins roses et de tamaris. Des cpriers pineux +dressaient au hasard leurs ttes vertes sur la brume fine des gramines. +Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide o l'on +trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; +et il y avait des fleurs sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie +et de grands lys sur les montagnes.</p> + + +<p class="gap">Elle avait douze ans quand elle s'chappa pour suivre une troupe de +jeunes cavaliers qui allaient Tyr comme vendeurs d'ivoire et qu'elle +aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux longue queue avec +des houppes bigarres. Elle se rappelait bien comment ils l'enlevrent, +ple de joie, sur leurs montures, et comment ils s'arrtrent une +seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu'on ne voyait pas une +toile.</p> + +<p>L'entre Tyr, elle ne l'avait pas oublie +non plus: elle, en tte, sur les paniers d'un cheval de somme, se tenant +du poing la crinire, et laissant pendre orgueilleusement ses mollets +nus, pour montrer aux femmes de la ville qu'elle avait du sang le long +des jambes. Le soir mme, on partait pour l'gypte. Elle suivit les +vendeurs d'ivoire jusqu'au march d'Alexandrie.</p> + +<p>Et c'tait l, dans une petite maison blanche terrasse et +colonnettes, qu'ils l'avaient laisse deux mois aprs, avec son miroir +de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue +qui savait coiffer les courtisanes. D'autres taient venus le soir de +leur dpart, et d'autres le lendemain.</p> + + +<p class="gap">Comme elle habitait le quartier de l'extrme Est o les jeunes Grecs de +Brouchion ddaignaient de frquenter, elle ne connut longtemps, comme sa +mre, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses +amants passagers; elle savait se plaire eux et les quitter vite avant +de les aimer. Pourtant elle avait inspir des passions interminables. On +avait vu des matres de caravanes vendre vil prix leurs marchandises +afin de rester +o elle tait et se ruiner en quelques nuits. Avec la fortune de ces +hommes, elle s'tait achet des bijoux, des coussins de lit, des parfums +rares, des robes fleurs et quatre esclaves.</p> + +<p>Elle tait arrive comprendre beaucoup de langues trangres, et +connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit +les amours de Douzi et d'Ischtar; des Phniciens celles d'Aschthoreth et +d'Adni. Des filles grecques des les lui avaient cont la lgende +d'Iphis en lui apprenant d'tranges caresses qui l'avaient surprise +d'abord, mais ensuite charme ce point qu'elle ne pouvait plus s'en +passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d'Atalante et comment, + leur exemple, des joueuses de flte encore vierges puisent les hommes +les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept +annes, lui avait enseign jusqu'aux derniers dtails l'art complexe et +voluptueux des courtisanes de Palibothra.</p> + +<p>Car l'amour est un art, comme la musique. Il donne des motions du mme +ordre, aussi dlicates, aussi vibrantes, parfois peut-tre plus +intenses; et Chrysis, qui en connaissait +tous les rhythmes et toutes les subtilits, s'estimait, avec raison, +plus grande artiste que Plango elle-mme, qui tait pourtant musicienne +du temple.</p> + +<p>Sept ans elle vcut ainsi, sans rver une vie plus heureuse ni plus +diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtime anne, quand de jeune +fille elle devint femme et vit s'effiler sous les seins le premier pli +charmant de la maturit qui va natre, il lui vint tout coup des +ambitions.</p> + +<p>Et un matin, comme elle se rveillait deux heures aprs le milieu du +jour, toute lasse d'avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine +travers son lit, carta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une +longue pingle d'or pera de petits trous symtriques son oreiller de +lin vert.</p> + + +<p class="gap">Elle rflchissait profondment.</p> + +<p>Ce furent d'abord quatre petits points qui faisaient un carr, et un +point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carr plus +grand. Puis elle essaya de faire un cercle… Mais c'tait un peu +difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commena crier:</p> + +<p>Djala! Djala!</p> + +<p>Djala, c'tait son esclave hindoue, qui s'appelait +Djalantachtchandratchapal, ce qui veut dire: +mobile-comme-l'image-de-la-lune-sur-l'eau.—Chrysis +tait trop paresseuse pour dire le nom tout entier.</p> + +<p>L'esclave entra et se tint prs de la porte, sans la fermer tout fait.</p> + +<p>Djala, qui est venu hier?</p> + +<p>—Est-ce que tu ne sais pas?</p> + +<p>—Non, je ne l'ai pas regard. Il tait bien? Je crois que j'ai dormi +tout le temps; j'tais fatigue. Je ne me souviens plus de rien. +quelle heure est-il parti? Ce matin de bonne heure?</p> + +<p>—Au lever du soleil, il a dit…</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il a laiss? Est-ce beaucoup? Non, ne me le dis pas. Cela +m'est gal. Qu'est-ce qu'il a dit? Il n'est venu personne depuis son +dpart? Est-ce qu'il reviendra? donne-moi mes bracelets.</p> + +<p>L'esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et +levant son bras si haut qu'elle put:</p> + +<p>Ah! Djala, dit-elle, ah! Djala!… je voudrais des aventures +extraordinaires.</p> + +<p>—Tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent.</p> + +<p>—Mais non. Autrefois, ce n'tait pas ainsi. Dans tous les pays du +monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aim des femmes +mortelles. Ah! sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forts +faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes? Quelles +prires faut-il dire pour qu'ils viennent, ceux qui m'apprendront +quelque chose ou qui me feront tout oublier? Et si les dieux ne veulent +plus descendre, s'ils sont morts, ou s'ils sont trop vieux, Djala, +mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des +vnements tragiques?</p> + +<p>Elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres.</p> + +<p>Si quelqu'un m'adorait, il me semble que j'aurais tant de joie le +faire souffrir jusqu' ce qu'il en meure! Ceux qui viennent chez moi ne +sont pas dignes de pleurer. Et puis, c'est ma faute, aussi: c'est moi +qui les appelle, comment m'aimeraient-ils?</p> + +<p>—Quel bracelet aujourd'hui?</p> + +<p>—Je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n'ai besoin de personne. Va +sur les marches de +la porte, et si quelqu'un vient, dis que je suis avec mon amant, un +esclave noir, que je paie… Va.</p> + +<p>—Tu ne sortiras pas?</p> + +<p>—Si. Je sortirai seule. Je m'habillerai seule. Je ne rentrerai pas. +Va-t'en. Va-t'en!</p> + +<p>Elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s'tira jusqu' se lever. +Djala tait doucement sortie.</p> + + +<p class="gap">Elle marcha trs lentement par la chambre, les mains croises autour de +la nuque, toute la volupt d'appliquer sur les dalles ses pieds nus o +la sueur se glaait. Puis elle entra dans son bain.</p> + +<p>Se regarder travers l'eau tait pour elle une jouissance. +Elle se voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher. +Sa peau devenait unie et parfaite; les lignes de ses jambes +s'allongeaient dans une lumire bleue; toute sa taille tait plus +souple; elle ne reconnaissait plus ses mains. L'aisance de son corps +tait telle qu'elle se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un +peu et retomber mollement sur le marbre sous un remous lger qui +heurtait son menton. L'eau pntrait dans +ses oreilles avec l'agacement d'un baiser.</p> + +<p>L'heure du bain tait celle o Chrysis commenait s'adorer. Toutes les +parties de son corps devenaient l'une aprs l'autre l'objet d'une +admiration tendre et le motif d'une caresse. Avec ses cheveux et ses +seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois mme, elle accordait +ses perptuels dsirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de +repos ne s'offrait aussi bien la lenteur minutieuse de ce soulagement +dlicat.</p> + + +<p class="gap">Le jour finissait: elle se dressa dans la piscine, sortit de l'eau et +marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. +Chancelante et comme puise, elle ouvrit la porte toute grande et +s'arrta, le bras allong sur le loquet, puis rentra et, prs de son +lit, debout et mouille, dit l'esclave:</p> + + +<p class="gap">Essuie-moi.</p> + + +<p class="gap">La Malabaraise prit une large ponge la main, et la passa dans les +doux cheveux d'or de Chrysis, tout chargs d'eau et qui ruisselaient en +arrire; elle les scha, les parpilla, +les agita moelleusement, et plongeant l'ponge dans une jarre d'huile, +elle en caressa jusqu'au cou sa matresse avant de la frotter avec une +toffe rugueuse qui fit rougir sa peau assouplie.</p> + +<p>Chrysis s'enfona en frissonnant dans la fracheur d'un sige de marbre +et murmura:</p> + + +<p class="gap">Coiffe-moi.</p> + + +<p class="gap">Dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde +brillait comme une averse illumine de soleil. L'esclave la prit +poigne et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-mme, telle qu'un +gros serpent de mtal que trouaient comme des flches les droites +pingles d'or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois +fois croise afin d'en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, +loin d'elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les +mains obscures de l'esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, +arrondir les touffes, rentrer les mches folles et sculpter la chevelure +comme un rhyton d'argile rose. Quand tout fut accompli, Djala se mit +genoux devant sa matresse et rasa de prs son pubis renfl, afin que la +jeune fille +et, aux yeux de ses amants, toute la nudit d'une statue.</p> + +<p>Chrysis devint plus grave et dit voix basse:</p> + + +<p class="gap">Farde-moi.</p> + + +<p class="gap">Une petite bote de bois de rose, qui venait de l'le Dioscoride, +contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de +chameau, l'esclave prit un peu d'une pte noire, qu'elle dposa sur les +beaux cils courbes et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au +crayon deux traits dcids les allongrent, les amollirent; une poudre +bleutre plomba les paupires; deux taches de vermillon vif accenturent +les coins des larmes. Il fallait, pour fixer les fards, oindre de crat +frais le visage et la poitrine: avec une plume barbes douces qu'elle +trempa dans la cruse, Djala peignit des tranes blanches le long des +bras et sur le cou; avec un +petit pinceau gonfl de carmin, elle ensanglanta la bouche et toucha les +pointes des seins; ses doigts, qui avaient tal sur les joues un nuage +lger de poudre rouge, marqurent la hauteur des flancs les trois plis +profonds de la taille, et dans la croupe arrondie deux fossettes parfois +mouvantes; puis avec un tampon de cuir fard elle colora vaguement les +coudes et aviva les dix ongles. La toilette tait finie.</p> + +<p>Alors Chrysis se mit sourire et dit l'Hindoue:</p> + + +<p class="gap">Chante-moi.</p> + + +<p class="gap">Elle se tenait assise et cambre dans son fauteuil de marbre. Ses +pingles faisaient un rayonnement d'or derrire sa face. Ses mains +appliques sur sa gorge espaaient entre les paules le collier rouge de +ses ongles peints, et ses pieds blancs taient runis sur la pierre.</p> + +<p>Djala, accroupie prs du mur, se souvint des chants d'amour de l'Inde:</p> + + +<p class="gap">Chrysis…</p> + + +<p class="gap">Elle chantait d'une voix monotone.</p> + +<p>Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d'abeilles suspendu le long +d'un arbre. Le vent chaud du sud les pntre, avec la rose des luttes +de l'amour et l'humide parfum des fleurs de la nuit.</p> + +<p>La jeune fille alterna, d'une voix plus douce et lente:</p> + +<p>Mes cheveux sont comme une rivire infinie dans la plaine, o le soir +enflamm s'coule.</p> + +<p>Et elles chantrent, l'une aprs l'autre.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Tes yeux sont comme des lys d'eau bleus sans tiges, immobiles sur des +tangs.</p> + +<p>—Mes yeux sont l'ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des +branches noires.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Tes lvres sont des fleurs dlicates o est tomb le sang d'une biche.</p> + +<p>—Mes lvres sont les bords d'une blessure brlante.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta +bouche.</p> + +<p>—Ma langue est incruste de pierres prcieuses. Elle est rouge de mirer +mes lvres.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Tes bras sont arrondis comme deux dfenses d'ivoire, et tes aisselles +sont deux bouches.</p> + +<p>—Mes bras sont allongs comme deux tiges de lys, d'o se penchent mes +doigts comme cinq ptales.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Tes cuisses sont deux trompes d'lphants blancs, qui portent tes +pieds comme deux fleurs rouges.</p> + +<p>—Mes pieds sont deux feuilles de nnufar sur l'eau; mes cuisses sont +deux boutons de nnufar gonfls.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Tes seins sont deux boucliers d'argent dont les pointes ont tremp +dans le sang.</p> + +<p>—Mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l'eau.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>—Ton nombril est un puits profond dans un dsert de sable rose, et ton +bas-ventre un jeune chevreau couch sur le sein de sa mre.</p> + +<p>—Mon nombril est une perle ronde sur +une coupe renverse, et mon giron est le croissant clair de Phœb +sous les forts.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Il se fit un silence.—L'esclave leva les mains et se courba.</p> + +<p>La courtisane poursuivit:</p> + +<p><span class="sc">Elle</span> est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de +parfums.</p> + +<p>Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit.</p> + +<p>Elle est la grotte humide, le gte toujours chaud, l'Asile, o l'homme +se repose de marcher la mort.</p> + + +<p class="gap">La prosterne murmura trs bas:</p> + +<p>Elle est effrayante. C'est la face de Mduse.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Chrysis posa son pied sur la nuque de l'esclave et dit en tremblant:</p> + +<p>Djala…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> + +<p>Peu peu la nuit tait venue; mais la lune tait si lumineuse que la +chambre s'emplissait de clart bleue.</p> + +<p>Chrysis nue regardait son corps o les reflets taient immobiles et d'o +les ombres tombaient trs noires.</p> + + +<p class="gap">Elle se leva brusquement:</p> + +<p>Djala, cesse, quoi pensons-nous! Il fait nuit, je ne suis pas sortie +encore. Il n'y aura plus sur l'heptastade que des matelots endormis. +Dis-moi, Djala, je suis belle?</p> + +<p>Dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit? Je suis la +plus belle des femmes d'Alexandrie, tu le sais? N'est-ce pas qu'il me +suivra comme un chien, celui qui passera tout l'heure dans le regard +oblique de mes yeux? N'est-ce pas que j'en ferai ce qu'il me plaira, un +esclave si c'est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la +plus servile obissance? Habille-moi, Djala.</p> + +<p>Autour de ses bras, deux serpents d'argent s'enroulrent. ses pieds, +on fixa des semelles de sandales qui s'attachaient ses jambes brunes +par des lanires de cuir croises. Elle boucla elle-mme sous son ventre +chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s'inclinait en +suivant la ligne creuse des aines; ses oreilles elle passa de grands +anneaux circulaires, ses doigts des bagues et des sceaux, son cou +trois colliers de phallos d'or cisels Paphos par les hirodoules.</p> + +<p>Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux; puis tirant +du coffre o elle l'avait plie une vaste toffe transparente de lin +jaune, elle la fit tourner tout autour d'elle et jusqu' terre s'en +drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps + travers le tissu lger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serre, et l'autre bras, qu'elle avait laiss nu, portait releve la +longue queue, afin d'viter qu'elle trant dans la poussire.</p> + +<p>Elle prit la main son ventail de plumes, et sortit nonchalamment.</p> + + +<p class="gap">Debout sur les marches du seuil, la main appuye au mur blanc, Djala +seule laissa la courtisane s'loigner.</p> + +<p>Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue dserte o +tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrire ses +pas.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c2">II<br /> +<span class="d">SUR LA JETE D'ALEXANDRIE</span></h3> + + +<p>Sur la jete d'Alexandrie, une chanteuse debout chantait. ses cts, +taient deux joueuses de flte, assises sur le parapet blanc.</p> + + +<h4>1</h4> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Les satyres ont poursuivi dans les bois</div> + <div class="verse i1">Les pieds lgers des orades.</div> + <div class="verse">Ils ont chass les nymphes sur les montagnes,</div> + <div class="verse i1">Effarouch leurs sombres yeux,</div> + <div class="verse">Saisi leurs chevelures comme des ailes,</div> + <div class="verse i1">Pris leurs seins de vierge la course,</div> + <div class="verse">Et courb leurs torses chauds la renverse</div> + <div class="verse i1">Sur la mousse verte humecte,</div> + <div class="verse">Et les beaux corps, les beaux corps demi-divins</div> + <div class="verse i1">S'tiraient avec la souffrance…</div> + <div class="verse">Ers fait crier sur vos lvres, femmes!</div> + <div class="verse i1">Le dsir douloureux et doux.</div> + </div> +</div> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Les joueuses de flte rptrent:</p> + +<p>Ers!</p> + +<p>—Ers!</p> + +<p class="noindent">et gmirent dans leurs doubles roseaux. +</p> + +<h4>2</h4> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Cyble a poursuivi travers la plaine</div> + <div class="verse i1">Attys, beau comme l'Apollon.</div> + <div class="verse">Ers l'avait frappe au cœur, et pour lui,</div> + <div class="verse i1"> toto! Mais non lui pour elle,</div> + <div class="verse">Pour tre aime, dieu cruel, mauvais Ers,</div> + <div class="verse i1">Tu n'as de secret que la haine…</div> + <div class="verse"> travers les prs, les vastes champs lointains,</div> + <div class="verse i1">La Cyble a chass l'Attys</div> + <div class="verse">Et parce qu'elle adorait le ddaigneux,</div> + <div class="verse i1">Elle a fait entrer dans ses veines</div> + <div class="verse">Le grand souffle froid, le souffle de la mort.</div> + <div class="verse i1"> dsir douloureux et doux!</div> + </div> +</div> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Ers!</p> + +<p>—Ers!</p> + +<p>Des cris aigus issirent des fltes.</p> + + +<h4>3</h4> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Le Chvre-Pieds a poursuivi jusqu'au fleuve</div> + <div class="verse i1">La Syrinx, fille de la source.</div> + <div class="verse">Le ple rs qui aime le got des larmes</div> + <div class="verse i1">La baisait au vol, joue joue;</div> + <div class="verse">Et l'ombre frle de la vierge noye</div> + <div class="verse i1">A frmi, roseaux, sur les eaux;</div> + <div class="verse">Mais Ers possde le monde et les dieux,</div> + <div class="verse i1">Il possde mme la mort.</div> + <div class="verse">Sur la tombe aquatique il cueillit pour nous</div> + <div class="verse i1">Tous les joncs, et d'eux fit la flte…</div> + <div class="verse">C'est une me morte qui pleure ici, femmes,</div> + <div class="verse i1">Le dsir douloureux et doux.</div> + </div> +</div> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Tandis que les fltes continuaient le chant lent du dernier vers, la +chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour +d'elle, et recueillit quatre oboles qu'elle glissa dans sa chaussure.</p> + + +<p class="gap">Peu peu, la foule s'coulait, innombrable, curieuse d'elle-mme et se +regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait mme le bruit de +la mer. Des matelots tiraient, l'paule courbe, des embarcations sur le +quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans +les bras. Des mendiants qutaient, d'une main tremblante. Des nes +chargs d'outres emplies trottaient devant le bton des niers. Mais +c'tait l'heure du coucher du +soleil; et plus nombreuse que la foule active, la foule dsœuvre +couvrait la jete. Des groupes se formaient de place en place, entre +lesquels erraient les femmes. On entendait nommer les silhouettes +connues. Les jeunes gens regardaient les philosophes, qui contemplaient +les courtisanes.</p> + +<p>Celles-ci taient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus +clbres, vtues de soies lgres et chausses de cuir d'or, jusqu'aux +plus misrables, qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n'taient pas +moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et +l'attention des sages se fixait de prfrence sur celles dont la grce +n'tait pas altre par l'artifice des ceintures et l'encombrement des +bijoux. Comme on tait la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient +toute licence de choisir le vtement qui leur seyait le mieux, et +quelques-unes +des plus jeunes s'taient mme risques n'en point porter du tout. +Mais leur nudit ne choquait personne, car elles n'en eussent pas ainsi +expos tous les dtails au soleil, si l'un d'eux se ft signal par le +moindre dfaut qui prtt aux railleries des femmes maries.</p> + +<p>Tryphra! Tryphra!</p> + +<p>Et une jeune courtisane d'aspect joyeux bouscula quelques passants pour +rejoindre une amie entrevue.</p> + +<p>Tryphra! es-tu invite?</p> + +<p>—O cela? Sso?</p> + +<p>—Chez Bacchis.</p> + +<p>—Pas encore. Elle donne un dner?</p> + +<p>—Un dner? un banquet, ma chre. Elle affranchit sa plus belle esclave, +Aphrodisia, le second jour de la fte.</p> + +<p>—Enfin! elle a fini par s'apercevoir qu'on ne venait plus chez elle que +pour sa servante.</p> + +<p>—Je crois qu'elle n'a rien vu. C'est une fantaisie du vieux Chrs, +l'armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines; Bacchis a +refus. Vingt mines; elle a refus encore.</p> + +<p>—Elle est folle.</p> + +<p>—Que veux-tu? c'tait son ambition d'avoir une esclave libre. +D'ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chrs donnera trente-cinq +mines, et, pour ce prix-l, la fille s'affranchit.</p> + +<p>—Trente-cinq mines? Trois mille cinq cents +drachmes? Trois mille cinq cents drachmes pour une ngresse!</p> + +<p>—Elle est fille de blanc.</p> + +<p>—Mais sa mre est noire.</p> + +<p>—Bacchis a dclar qu'elle ne la donnerait pas meilleur march, et le +vieux Chrs est si amoureux qu'il a consenti.</p> + +<p>—Est-il invit, lui, au moins?</p> + +<p>—Non! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, aprs les +fruits. Chacun y gotera selon son gr, et c'est le lendemain seulement +qu'on doit la livrer Chrs; mais j'ai peur qu'elle ne soit +fatigue…</p> + +<p>—Ne la plains pas! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le +connais, Sso. Je l'ai regard dormir.</p> + +<p>Elles rirent ensemble de Chrs. Puis elles se complimentrent.</p> + +<p>Tu as une jolie robe, dit Sso. C'est chez toi que tu l'as fait +broder?</p> + +<p>La robe de Tryphra tait une mince toffe glauque entirement broche +d'iris larges fleurs. Une escarboucle monte d'or la plissait en +fuseau sur l'paule gauche; la robe retombait en charpe, entre les deux +seins, en laissant nu le ct droit du corps jusqu' +la ceinture de mtal; une fente troite qui s'entr'ouvrait et se +refermait chaque pas rvlait seule la blancheur de la jambe.</p> + + +<p class="gap">Sso! dit une autre voix, Sso et Tryphra, venez, si vous ne savez que +faire. Je vais au mur Cramique pour y chercher mon nom crit.</p> + +<p>—Mousarion! d'o viens-tu, ma petite?</p> + +<p>—Du Phare. Il n'y a personne l-bas.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu dis? Il n'y a qu' pcher, tellement c'est plein.</p> + +<p>—Pas de turbots pour moi. Aussi je vais au mur. Venez.</p> + + +<p class="gap">En chemin, Sso raconta de nouveau le projet de banquet chez Bacchis.</p> + +<p>Ah! chez Bacchis! s'cria Mousarion. Tu te rappelles le dernier dner, +Tryphra: tout ce qu'on a dit de Chrysis?</p> + +<p>—Il ne faut pas le rpter, Sso est son amie.</p> + +<p>Mousarion se mordit les lvres; mais dj Sso s'inquitait:</p> + +<p>Quoi? qu'est-ce qu'on a dit?</p> + +<p>—Oh! des mchancets.</p> + +<p>—On peut parler, dclara Sso. Nous ne +la valons pas, nous trois. Le jour o elle voudra quitter son quartier +pour se montrer Brouchion, je connais de nos amants qui ne nous +reverront plus.</p> + +<p>—Oh! Oh!</p> + +<p>—Certainement. Je ferais des folies pour cette femme-l. Il n'y en a +pas de plus belle ici, croyez-le.</p> + + +<p class="gap">Les trois jeunes filles taient arrives devant le mur Cramique. D'un +bout l'autre de l'immense paroi blanche, des inscriptions se +succdaient, crites en noir. Quand un amant dsirait se prsenter une +courtisane, il lui suffisait d'crire leurs deux noms avec le prix qu'il +proposait; si l'homme et l'argent taient reconnus dignes, la femme +restait debout sous l'affiche en attendant que l'amateur revnt.</p> + +<p>Regarde, Sso! dit en riant Tryphra. Quel est le mauvais plaisant qui +a crit cela?</p> + +<p>Et elles lurent en grosses lettres:</p> + +<p class="c">BACCHIS<br /> +THERSITE<br /> +<span class="small">2 OBOLES</span></p> + + +<p>Il ne devrait pas tre permis de se moquer +ainsi des femmes. Pour moi, si j'tais le rhymarque, j'aurais dj fait +une enqute.</p> + +<p>Mais plus loin, Sso s'arrta devant une inscription plus srieuse.</p> + +<p class="c">SSO DE CNIDE<br /> +TIMON, FILS DE LYSIAS<br /> +<span class="small">1 MINE</span></p> + +<p>Elle plit lgrement.</p> + +<p>Je reste, dit-elle.</p> + +<p>Et elle s'adossa au mur, sous les regards envieux des passantes.</p> + +<p>Quelques pas plus loin, Mousarion trouva une demande acceptable, sinon +aussi gnreuse. Tryphra revint seule sur la jete.</p> + + +<p class="gap">Comme l'heure tait avance, la foule se trouvait moins compacte. +Cependant les trois musiciennes continuaient de chanter et de jouer de +la flte.</p> + +<p>Avisant un inconnu dont le ventre et les vtements taient un peu +ridicules, Tryphra lui frappa sur l'paule.</p> + +<p>Eh bien, petit pre! Je gage que tu n'es pas un Alexandrin, h!</p> + +<p>—En effet, ma fille, rpondit le brave +homme. Et tu l'as devin. Tu me vois tout surpris de la ville et des +gens.</p> + +<p>—Tu es de Boubaste?</p> + +<p>—Non. De Cabasa. Je suis venu ici pour vendre des graines et je m'en +retournerai demain, plus riche de cinquante-deux mines. Grces soient +rendues aux dieux! l'anne a t bonne.</p> + +<p>Tryphra se sentit soudain pleine d'intrt pour ce marchand.</p> + +<p>Mon enfant, reprit-il avec timidit, tu peux me donner une grande joie. +Je ne voudrais pas retourner demain Cabasa sans dire ma femme et +mes trois filles que j'ai vu des hommes clbres. Tu dois connatre des +hommes clbres?</p> + +<p>—Quelques-uns, dit-elle en riant.</p> + +<p>—Bien. Nomme-les-moi s'ils passent par ici. Je suis sr que j'ai +rencontr depuis deux jours dans les rues les philosophes les plus +illustres et les fonctionnaires les plus influents. C'est mon dsespoir +de ne pas les connatre.</p> + +<p>—Tu seras satisfait. Voici Naucrats.</p> + +<p>—Qui est-ce, Naucrats?</p> + +<p>—C'est un philosophe.</p> + +<p>—Et qu'enseigne-t-il?</p> + +<p>—Qu'il faut se taire.</p> + +<p>—Par Zeus, voil une doctrine qui ne demande pas un grand gnie, et ce +philosophe-l ne me plat point.</p> + +<p>—Voici Phrasilas.</p> + +<p>—Qui est-ce, Phrasilas?</p> + +<p>—C'est un sot.</p> + +<p>—Alors, que ne le laisses-tu passer?</p> + +<p>—C'est que d'autres le tiennent pour minent.</p> + +<p>—Et que dit-il?</p> + +<p>—Il dit tout avec un sourire, ce qui lui permet de faire entendre ses +erreurs pour volontaires et ses banalits pour fines. Il y a tout +avantage. Le monde s'y est laiss tromper.</p> + +<p>—Ceci est trop fort pour moi, et je ne te comprends pas bien. +D'ailleurs le visage de ce Phrasilas est marqu d'hypocrisie.</p> + +<p>—Voici Philodme.</p> + +<p>—Le stratge?</p> + +<p>—Non. Un pote latin, qui crit en grec.</p> + +<p>—Petite, c'est un ennemi. Je ne veux pas l'avoir vu.</p> + +<p>Ici, toute la foule fit un mouvement, et un murmure de voix pronona le +mme nom:</p> + +<p>Dmtrios… Dmtrios…</p> + +<p>Tryphra monta sur une borne et son tour elle dit au marchand:</p> + +<p>Dmtrios… voil Dmtrios. Toi qui voulais voir des hommes +clbres…</p> + +<p>—Dmtrios? L'amant de la reine? Est-il possible?</p> + +<p>—Oui, tu as de la chance. Il ne sort jamais. Depuis que je suis +Alexandrie, voici la premire fois que je le vois sur la jete.</p> + +<p>—O est-il?</p> + +<p>—C'est celui qui se penche pour voir le port.</p> + +<p>—Il y en a deux qui se penchent.</p> + +<p>—C'est celui qui est en bleu.</p> + +<p>—Je ne le vois pas bien. Il nous tourne le dos.</p> + +<p>—Tu sais? c'est le sculpteur qui la reine s'est donne pour modle +quand il a sculpt l'Aphrodite du temple.</p> + +<p>—On dit qu'il est l'amant royal. On dit qu'il est le matre de +l'gypte.</p> + +<p>—Et il est beau comme Apollon.</p> + +<p>—Ah! le voici qui se retourne. Je suis content d'tre venu. Je dirai +que je l'ai vu. On m'avait dit bien des choses sur lui. Il parat que +jamais une femme ne lui a rsist. Il a eu +beaucoup d'aventures, n'est-ce pas? Comment se fait-il que la reine n'en +soit pas informe?</p> + +<p>—La reine les connat comme nous. Elle l'aime trop pour lui en parler. +Elle a peur qu'il ne retourne Rhodes, chez son matre Phrcrats. Il +est aussi puissant qu'elle et c'est elle qui l'a voulu.</p> + +<p>—Il n'a pas l'air heureux. Pourquoi a-t-il l'air si triste? Il me +semble que je serais heureux si j'tais lui. Je voudrais bien tre lui, +ne ft-ce que pour une soire…</p> + + +<p class="gap">Le soleil s'tait couch. Des femmes regardaient cet homme, qui tait +leur rve commun. Lui, sans paratre avoir conscience du mouvement qu'il +inspirait, se tenait accoud sur le parapet, en coutant les joueuses de +flte.</p> + +<p>Les petites musiciennes firent encore une qute; puis, doucement, elles +jetrent leurs fltes lgres sur leurs dos; la chanteuse les prit par +le cou et toutes trois revinrent vers la ville.</p> + +<p> la nuit close, les autres femmes rentrrent, par petits groupes, dans +l'immense Alexandrie, et le troupeau des hommes les +suivait; mais toutes se retournaient, en marchant, vers le mme +Dmtrios. La dernire qui passa lui jeta mollement sa fleur jaune, et +rit. Le silence envahit les quais.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c3">III<br /> +<span class="d">DMTRIOS</span></h3> + + +<p> la place laisse par les musiciennes, Dmtrios tait rest seul, +accoud. Il coutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le +vent passer sous les toiles. Toute la ville tait claire par un petit +nuage blouissant qui s'tait arrt sur la lune, et le ciel tait +adouci de clart. +Le jeune homme regarda prs de lui: les tuniques des joueuses de flte +avaient laiss deux empreintes dans la poussire. Il se rappela leurs +visages: c'taient deux phsiennes. L'ane lui avait paru jolie; mais +la plus jeune tait sans charme, et, comme la laideur +lui tait une souffrance, il vita d'y penser.</p> + +<p> ses pieds luisait un objet d'ivoire. Il le ramassa: c'tait une +tablette crire, d'o pendait un style d'argent. La cire en tait +presque toute use, mais on avait d repasser plusieurs fois les mots +tracs, et la dernire fois on avait grav dans l'ivoire.</p> + + +<p class="gap">Il n'y vit que trois mots crits:</p> + +<p class="c"><span class="sc">Myrtis aime Rhodocleia</span></p> + +<p class="noindent">et il ne savait pas laquelle des deux femmes appartenait +ceci, et si l'autre tait la femme aime, ou bien quelque jeune inconnue +abandonne phse. Alors, il songea un moment rejoindre les +musiciennes pour leur rendre ce qui tait peut-tre le souvenir d'une +morte adore; mais il n'aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il +cessait dj de s'intresser elles, il se retourna paresseusement et +jeta le petit objet dans la mer. +</p> +<p>Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit +le clapotis que fit l'eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit +sentir le vaste silence du port.</p> + +<p>Adoss au parapet froid, il essaya de chasser +toute pense et se mit regarder les choses. Il avait horreur de la +vie. Il ne sortait de chez lui qu' l'heure o la vie cessait, et +rentrait quand le petit jour attirait vers la ville les pcheurs et les +marachers. Le plaisir de ne voir au monde que l'ombre de la ville et sa +propre stature devenait telle volupt chez lui qu'il ne se souvenait +plus d'avoir vu le soleil de midi depuis des mois.</p> + +<p>Il s'ennuyait. La reine tait fastidieuse.</p> + + +<p class="gap"> peine pouvait-il comprendre, cette nuit-l, la joie et l'orgueil qui +l'avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, sduite +peut-tre plus par le bruit de sa beaut que par le bruit de son gnie, +l'avait fait mander au palais et annoncer la Porte du Soir par des +sonneries de salpinx d'argent.</p> + +<p>Cette entre clairait parfois sa mmoire d'un de ces souvenirs qui, par +trop de douceur, s'aigrissent peu peu dans l'me, au point d'tre +intolrables… la reine l'avait reu seul, dans ses appartements privs +qui se composaient de trois pices, moelleuses et sourdes l'envi. Elle +tait couche sur le ct gauche, et comme enfouie dans un fouillis +de soies verdtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles +noires de sa chevelure. Son jeune corps tait vtu d'un costume +effrontment ajour qu'elle avait fait faire sous ses yeux par une +courtisane de Phrygie, et qui laissait dcouvert les vingt-deux +endroits de la peau o les caresses sont irrsistibles, si bien que, +pendant toute une nuit, et dt-on puiser jusqu'aux derniers rves +l'imagination amoureuse, on n'avait pas besoin d'ter ce costume-l.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios, agenouill respectueusement, avait pris en main, pour le +baiser, le petit pied nu de la reine Brnice, comme un objet prcieux +et doux.</p> + + +<p class="gap">Puis elle s'tait leve.</p> + + +<p class="gap">Simplement, comme une belle esclave qui sert de modle, elle avait +dfait son corselet, ses bandelettes, ses caleons fendus,—t mme les +anneaux de ses bras, mme les bagues de ses orteils, et elle tait +apparue debout, les mains ouvertes devant les paules, haussant la tte +sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues.</p> + +<p>Elle tait fille d'un Ptolme et d'une princesse +de Syrie qui descendait de tous les dieux, par Astart que les Grecs +appellent Aphrodite. Dmtrios savait cela, et qu'elle tait +orgueilleuse de sa ligne olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas +quand la souveraine lui dit sans bouger: je suis l'Astart. Prends un +marbre et ton ciseau, et montre-moi aux hommes d'gypte. Je veux qu'on +adore mon image.</p> + +<p>Dmtrios la regarda, et devinant, n'en pas douter, quelle sensualit +simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit: Je l'adore le +premier, et il l'entoura de ses bras. La reine ne se fcha pas de cette +brusquerie, mais demanda en reculant: Te crois-tu l'Adnis pour toucher +la desse? Il rpondit: Oui. Elle le regarda, sourit un peu et +conclut: Tu as raison.</p> + + +<p class="gap">Ceci fut cause qu'il devint insupportable et que ses meilleurs amis se +dtachrent de lui; mais il affola tous les cœurs de femme.</p> + +<p>Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s'arrtaient, +les femmes de la cour ne parlaient plus, les trangres l'coutaient +aussi, car le son de sa voix tait un ravissement. +Se retirait-il chez la reine, on venait l'importuner jusque-l, sous des +prtextes toujours nouveaux. Errait-il travers les rues, les plis de +sa tunique s'emplissaient de petits papyrus, o les passantes crivaient +leur nom avec des mots douloureux, mais qu'il froissait sans les lire, +fatigu de tout cela. Lorsqu'au temple de l'Aphrodite, on eut mis son +œuvre en place, l'enceinte fut envahie toute heure de la nuit par +la foule des adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et +offrir leur dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses.</p> + + +<p class="gap">Bientt sa maison fut encombre de cadeaux, qu'il accepta d'abord par +ngligence, mais qu'il finit par refuser tous quand il comprit ce qu'on +attendait de lui, et qu'on le traitait comme une prostitue. Ses +esclaves elles-mmes s'offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au +petit porneon de Rhacotis. Alors ses esclaves mles, sduits par des +prsents, ouvrirent la porte des inconnues qu'il trouvait devant son +lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur +leurs intentions passionnes. Les menus objets de sa toilette et +de sa table disparaissaient l'un aprs l'autre; plus d'une femme dans la +ville avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe o il avait +bu, mme les noyaux des fruits qu'il avait mangs. S'il laissait tomber +une fleur en marchant, +il ne la retrouvait plus derrire lui. Elles auraient recueilli jusqu' +la poussire crase par sa chaussure.</p> + +<p>Outre que cette perscution devenait dangereuse et menaait de faire +mourir en lui toute sensibilit, il tait arriv cette poque de la +jeunesse o l'homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie +et de ne plus mler les choses de l'esprit aux ncessits des sens. La +statue d'Aphrodite-Astart fut pour lui le sublime prtexte de cette +conversion morale. Tout ce que la reine avait de beaut, tout ce qu'on +pouvait inventer d'idal autour des lignes souples de son corps, +Dmtrios le fit sortir du marbre, et ds ce jour il s'imagina que nulle +autre femme sur la terre n'atteindrait plus le niveau de son rve. +L'objet de son dsir devint sa statue. Il n'adora plus qu'elle seule, et +follement spara de la chair l'ide suprme de la desse, d'autant plus +immatrielle s'il l'et attache la vie.</p> + +<p>Quand il revit la reine elle-mme, il la trouva dpouille de tout ce +qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps tromper ses +dsirs sans but, mais elle tait la fois trop diffrente de l'Autre, +et trop semblable aussi. Lorsqu'au sortir de ses embrassements elle +retombait puise et s'endormait sur la place, il la regardait comme si +une intruse avait usurp son lit en prenant la ressemblance de la femme +aime. Ses bras taient plus sveltes, sa poitrine plus aigu, ses +hanches plus troites que celles de la Vraie. Elle n'avait pas entre les +aines ces trois plis minces comme des lignes, qu'il avait gravs dans le +marbre. Il finit par se lasser d'elle.</p> + + +<p class="gap">Ses adoratrices le surent, et, bien qu'il continut ses visites +quotidiennes, on connut qu'il avait cess d'tre amoureux de Brnice. +Et autour de lui l'empressement +redoubla. Il n'en tint pas compte. En effet, le changement dont il avait +besoin tait d'une autre importance.</p> + +<p>Il est rare qu'entre deux matresses un homme n'ait pas un intervalle de +vie o la dbauche vulgaire le tente et le satisfait. Dmtrios +s'y abandonna. Quand la ncessit de partir pour le palais lui +dplaisait plus que de coutume, il s'en venait la nuit vers le jardin +des courtisanes sacres qui entourait de toutes parts le temple.</p> + +<p>Les femmes qui taient l ne le connaissaient point. D'ailleurs, tant +d'amours superflues les avaient lasses qu'elles n'avaient plus ni cris +ni larmes, et la satisfaction qu'il cherchait n'tait pas trouble, l +du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l'nervaient prs de +la reine. +La conversation qu'il tenait avec ces belles personnes calmes tait sans +recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journe, le temps qu'il +ferait le lendemain, la douceur de l'herbe et de la nuit en taient les +sujets charmants. Elles ne le priaient pas d'exposer ses thories en +statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l'Achilleus de Scopas. S'il +leur arrivait de remercier l'amant qui les choisissait, de le trouver +bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas croire leur +dsintressement.</p> + +<p>Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrs du temple et +s'extasiait devant la statue.</p> + +<p>Entre les sveltes colonnes, coiffes en volutes ioniennes, la desse +apparaissait toute vivante sur un pidestal de pierre rose, charg de +trsors appendus. Elle tait nue et sexue, vaguement teinte selon les +couleurs de la femme; elle tenait d'une main son miroir dont le manche +est un priape, et de l'autre adornait sa beaut d'un collier de perles +sept rangs. +Une perle plus grosse que les autres, argentine et allonge, luisait +entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux nuages +ronds.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le +peuple, que c'taient l les vraies perles saintes, nes des gouttes +d'eau qui avaient roul dans la conque de l'Anadyomne.</p> + + +<p class="gap"> sœur divine, disait-il, fleurie, transfigure! tu n'es plus la +petite Asiatique dont je fis ton modle indigne. Tu es son Ide +immortelle, l'me terrestre de l'Astart qui fut gnitrice de sa race. +Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brlais dans ses lvres sombres, +tu dfaillais dans ses mains molles, tu haletais +dans ses grands seins, tu t'tirais dans ses jambes enlaantes, +autrefois, avant ta naissance; et ce qui assouvit la fille d'un pcheur +te prostrait aussi, toi, desse, toi la mre des dieux et des hommes, la +joie et la douleur du monde! Mais je t'ai vue, voque, saisie, +Cythereia merveilleuse! Je t'ai rvle la terre. Ce n'est pas ton +image, c'est toi-mme qui j'ai donn ton miroir et que j'ai couverte +de perles, comme au jour o tu naquis du ciel sanglant et du sourire +cumeux des eaux, aurore gouttelante de rose, acclame jusqu'aux rives +de Cypre par un cortge de tritons bleus.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Il venait de l'adorer ainsi quand il entra sur la jete, l'heure o +s'coulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les +joueuses de flte. Mais ce soir-l il s'tait refus aux courtisanes du +temple, parce qu'un couple entrevu sous les branches l'avait soulev de +dgot et rvolt jusqu' l'me.</p> + +<p>La douce influence de la nuit l'envahissait peu peu. Il tourna son +visage du ct du vent, qui avait pass sur +la mer, et semblait traner vers l'gypte l'odeur des roses d'Amathonte.</p> + + +<p class="gap">De belles formes fminines s'bauchaient dans sa pense. On lui avait +demand, pour le jardin de la desse, un groupe des trois Charites +enlaces; mais sa jeunesse rpugnait copier les conventions, et il +rvait d'unir sur un mme bloc de marbre les trois mouvements gracieux +de la femme: deux des Charites seraient vtues, l'une tenant un ventail +et fermant demi les paupires au souffle des plumes berces; l'autre +dansant dans les plis de sa robe. La troisime serait nue, derrire ses +sœurs, et de ses bras levs tordrait sur sa nuque la masse paisse de +ses cheveux.</p> + +<p>Il engendrait dans son esprit bien d'autres projets encore, comme +d'attacher aux roches du Phare une Andromde de marbre noir devant le +monstre houleux de la mer, d'enfermer l'agora de Brouchion entre les +quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pgases irrits, et de +quelle ivresse n'exultait-il pas l'ide qui +naissait en lui d'un Zagreus pouvant devant l'approche des Titans. Ah! +comme il tait repris par toute la beaut! comme il s'arrachait +l'amour! comme il sparait de la chair l'ide suprme de la desse! +comme il se sentait libre, enfin!</p> + + +<p class="gap">Or, il tourna la tte vers les quais, et vit luire dans l'loignement le +voile jaune d'une femme qui marchait.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c4">IV<br /> +<span class="d">LA PASSANTE</span></h3> + + +<p>Elle venait lentement, en penchant la tte l'paule, sur la jete +dserte o tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait +en avant de ses pas.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios la regardait s'avancer.</p> + +<p>Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps +travers le tissu lger; un de ses coudes saillait sous la tunique +serre, et l'autre bras, qu'elle avait laiss nu, portait releve la +longue queue, afin d'viter qu'elle trant dans la poussire.</p> + +<p>Il reconnut ses bijoux qu'elle tait une +courtisane; pour s'pargner un salut d'elle il traversa vivement.</p> + +<p>Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pense la +grande bauche de Zagreus. Et cependant ses yeux se retournrent vers la +passante.</p> + + +<p class="gap">Alors il vit qu'elle ne s'arrtait point, qu'elle ne s'inquitait pas de +lui, qu'elle n'affectait pas mme de regarder la mer, ni de relever son +voile par devant, ni de s'absorber dans ses rflexions; mais que +simplement +elle se promenait seule et ne cherchait rien l que la fracheur du +vent, la solitude, l'abandon, le frmissement lger du silence.</p> + + +<p class="gap">Sans bouger, Dmtrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un +tonnement singulier.</p> + +<p>Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, +nonchalante et prcde de la petite ombre noire.</p> + +<p>Il entendait chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la +poussire de la voie.</p> + +<p>Elle marcha jusqu' l'le du Phare et monta dans les rochers.</p> + +<p>Tout coup, et comme si de longue date il et aim l'inconnue, +Dmtrios courut sa suite, puis s'arrta, revint sur ses pas, trembla, +s'indigna contre lui-mme, essaya de quitter la jete; mais il n'avait +jamais employ sa volont que pour servir son propre plaisir, et quand +il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractre et +l'ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d'impuissance et clou sur +la place o pesaient ses pieds.</p> + +<p>Comme il ne pouvait plus cesser de songer cette femme, il tenta de +s'excuser lui-mme de la proccupation qui venait le distraire si +violemment. Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout +esthtique et se dit qu'elle serait un modle rv pour la Charite +l'ventail qu'il se projetait d'baucher le lendemain…</p> + +<p>Puis, soudain, toutes ses penses se bouleversrent et une foule de +questions anxieuses afflurent dans son esprit autour de cette femme en +jaune.</p> + +<p>Que faisait-elle dans l'le cette heure de la nuit? Pourquoi, pour qui +sortait-elle si tard? Pourquoi ne l'avait-elle pas abord? Elle l'avait +vu, certainement elle l'avait vu pendant qu'il +traversait la jete. Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle +poursuivi sa route? Le bruit +courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraches +d'avant l'aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas +au Phare. La mer tait l trop profonde. D'ailleurs, quelle +invraisemblance qu'une femme se ft ainsi couverte de bijoux pour +n'aller qu'au bain?… Alors, qui l'attirait si loin de Rhacotis? Un +rendez-vous, peut-tre? Quelque jeune viveur, curieux de varit, qui +prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues?</p> + +<p>Dmtrios voulut s'en assurer. Mais dj la jeune femme revenait, du +mme pas tranquille et mou, claire en plein visage par la lente clart +lunaire et balayant du bout de l'ventail la poussire du parapet.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c5">V<br /> +<span class="d">LE MIROIR, LE PEIGNE ET LE COLLIER</span></h3> + + +<p>Elle avait une beaut spciale. Ses cheveux semblaient deux masses d'or, +mais ils taient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux +profondes vagues charges d'ombres, qui engloutissaient les oreilles et +se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez tait dlicat, avec des +narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une bouche +paisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du +corps ondulait chaque pas, et s'animait du balancement des seins +libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait.</p> + +<p>Quand elle ne fut plus qu' dix pas du jeune homme, elle tourna son +regard vers lui. Dmtrios eut un tremblement. C'taient des yeux +extraordinaires; bleus, mais foncs et brillants la fois, humides, +las, en pleurs et en feu, presque ferms sous le poids des cils et des +paupires. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirnes chantent. Qui +passait dans leur lumire tait invinciblement pris. Elle le savait +bien, et de leurs effets elle usait savamment; mais elle comptait +davantage encore sur l'insouciance affecte contre celui que tant +d'amour sincre n'avait pu sincrement toucher.</p> + + +<p class="gap">Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au del du Gange, +racontent qu'ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre +d'aimant. Quand les vaisseaux passent auprs d'elles, les clous et les +ferrures s'arrachent vers la falaise sous-marine et s'unissent elle +jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un tre vivant, n'est +plus qu'une flottille de planches, disperses par le vent, retournes +par les flots. Ainsi Dmtrios se perdait en lui-mme devant deux grands +yeux attirants, et toute sa force le fuyait.</p> + +<p>Elle baissa les paupires et passa prs de lui.</p> + +<p>Il aurait cri d'impatience. Ses poings se crisprent: il eut peur de ne +pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler. +Pourtant il l'aborda par les paroles d'usage:</p> + +<p>Je te salue, dit-il.</p> + +<p>—Je te salue aussi, rpondit la passante.</p> + +<p>Dmtrios continua:</p> + +<p>O vas-tu, si peu presse?</p> + +<p>—Je rentre.</p> + +<p>—Toute seule?</p> + +<p>—Toute seule.</p> + +<p>Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade.</p> + + +<p class="gap">Alors Dmtrios pensa qu'il s'tait peut-tre tromp en la jugeant +courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des +fonctionnaires s'habillaient et se fardaient comme des filles de joie. +Celle-ci pouvait tre une personne fort honorablement connue, et ce fut +sans ironie qu'il acheva sa question ainsi:</p> + +<p>Chez ton mari?</p> + +<p>Elle s'appuya des deux mains en arrire et se mit rire.</p> + +<p>Je n'en ai pas ce soir.</p> + +<p>Dmtrios se mordit les lvres, et presque timide, hasarda:</p> + +<p>Ne le cherche pas. Tu t'y es prise trop tard. Il n'y a plus personne.</p> + +<p>—Qui t'a dit que j'tais en qute? Je me promne seule et ne cherche +rien.</p> + +<p>—D'o venais-tu, alors? Car tu n'as pas mis tous ces bijoux pour +toi-mme, et voil un voile de soie…</p> + +<p>—Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vtue de laine comme une esclave? +Je ne m'habille que pour mon plaisir; j'aime savoir que je suis belle, +et je regarde mes doigts en marchant pour connatre toutes mes bagues.</p> + +<p>—Tu devrais avoir un miroir la main et ne regarder que tes yeux. Ils +ne sont pas ns Alexandrie, ces yeux-l. Tu es juive, je l'entends +ta voix, qui est plus douce que les ntres.</p> + +<p>—Non, je ne suis pas juive, je suis Galilenne.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu, Miriam ou Nomi?</p> + +<p>—Mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. +C'est un nom royal qu'on ne porte pas ici. Mes amis m'appellent Chrysis +et c'est un compliment que tu aurais pu me faire.</p> + +<p>Il lui mit la main sur le bras.</p> + +<p>Oh! non, non, dit-elle d'une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard +pour ces plaisanteries-l. Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois +heures que je suis leve, je meurs de fatigue.</p> + +<p>Se penchant, elle prit son pied dans sa main:</p> + +<p>Vois-tu comme mes petites lanires me font mal? On les a beaucoup trop +serres. Si je ne les dcroise pas dans un instant, je vais avoir une +marque sur le pied, et ce sera joli quand on m'embrassera! Laisse-moi +vite. Ah! que de peines! Si j'avais su, je ne me serais pas arrte. Mon +voile jaune est tout froiss la taille, regarde!</p> + + +<p class="gap">Dmtrios se passa la main sur le front; puis, avec le ton dgag d'un +homme qui daigne faire son choix, il murmura:</p> + +<p>Montre-moi le chemin.</p> + +<p>—Mais je ne veux pas! dit Chrysis d'un air stupfait. Tu ne me demandes +mme pas si c'est mon plaisir. Montre-moi le chemin! +Comme il dit cela! Me prends-tu pour une fille du porneon, qui se met +sur le dos pour trois oboles sans regarder qui la tient? Sais-tu mme si +je suis libre? Connais-tu le dtail de mes rendez-vous? As-tu suivi mes +promenades? As-tu marqu les portes qui s'ouvrent pour moi? As-tu compt +les hommes qui se croient aims de Chrysis? Montre-moi le chemin! Je +ne te le montrerai pas, s'il te plat. Reste ici ou va-t'en, mais +ailleurs que chez moi!</p> + +<p>—Tu ne sais pas qui je suis…</p> + +<p>—Toi? Allons donc! Tu es Dmtrios de Sas; tu as fait la statue de ma +desse; tu es l'amant de ma reine et le matre de ma ville. Mais pour +moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que tu m'as vue et que tu m'aimes.</p> + +<p>Elle se rapprocha, et poursuivit d'une voix cline:</p> + +<p>Oui, tu m'aimes. Oh! Ne parle pas;—je sais ce que tu vas me dire: tu +n'aimes personne, tu es aim. Tu es le Bien-Aim, le Chri, l'Idole. Tu +as refus Glycra, qui avait refus Antiochos. Dmnassa la Lesbienne, +qui avait jur de mourir vierge, s'est couche dans ton lit pendant ton +sommeil, et t'aurait pris de +force si tes deux esclaves lybiens ne l'avaient mise toute nue la +porte. Callistion la bien-nomme, dsesprant de t'approcher, a fait +acheter la maison qui est en face de +la tienne, et le matin elle se montre dans l'ouverture de la fentre, +aussi peu vtue qu'Artmis au bain. Tu crois que je ne sais pas tout +cela? Mais on se dit tout, entre courtisanes. La nuit de ton arrive +Alexandrie on m'a parl de toi; et depuis il ne s'est pas coul un seul +jour o l'on ne m'ait prononc ton nom. Je sais mme des choses que tu +as oublies. Je sais mme des choses que tu ne connais pas encore. La +pauvre petite Phyllis s'est pendue avant-hier la barre de ta porte, +n'est-ce pas? Eh bien, c'est une mode qui se rpand. Lyd a fait comme +Phyllis: je l'ai vue ce soir en passant, elle tait toute bleue, mais +les larmes de ses joues n'taient pas encore sches. Tu ne sais pas qui +c'est, Lyd? une enfant, une petite courtisane de quinze ans que sa mre +avait vendue le mois dernier un armateur de Samos qui passait une nuit + Alexandrie, avant de remonter le fleuve jusqu' Thbes. Elle venait +chez moi. Je lui donnais des conseils; elle ne savait rien de rien, pas +mme jouer aux ds. +Je l'invitais souvent dans mon lit, parce que, quand elle n'avait pas +d'amant, elle ne trouvait pas o coucher. Et elle t'aimait! Si tu +l'avais vue me prendre sur elle en m'appelant par ton nom!… Elle +voulait t'crire. Comprends-tu? Je lui ai dit que ce n'tait pas la +peine…</p> + + +<p class="gap">Dmtrios la regardait sans entendre.</p> + + +<p class="gap">Oui, tout cela t'est bien gal, n'est-ce pas? continua Chrysis. Tu ne +l'aimais pas, toi. C'est moi que tu aimes. Tu n'as mme pas cout ce +que je viens de te dire. Je suis sre que tu n'en rpterais pas un mot. +Tu es bien occup de savoir comment mes paupires sont faites, combien +ma bouche doit tre bonne et ma chevelure douce toucher. Ah! combien +d'autres savent cela! Tous ceux, tous ceux qui m'ont voulue ont pass +leur dsir sur moi: des hommes, des jeunes gens, des vieillards, des +enfants, des femmes, des jeunes filles. Je n'ai refus personne, +entends-tu? Depuis sept ans, Dmtrios, je n'ai dormi seule que trois +nuits. Compte combien cela fait d'amants. Deux mille cinq cents, et +davantage, car je ne parle pas de ceux de la journe. L'anne dernire, +j'ai dans nue devant vingt mille personnes +et je sais que tu n'en tais pas. Crois-tu que je me cache? Ah! pour +quoi faire! Toutes les femmes m'ont vue au bain. Tous les hommes m'ont +vue au lit. Toi seul, tu ne me verras jamais. Je te refuse, je te +refuse! De ce que je suis, de ce que je sens, de ma beaut, de mon +amour, tu ne sauras jamais, jamais rien! tu es un homme abominable, fat, +cruel, insensible et lche! Je ne sais pas pourquoi l'une de nous n'a +pas eu assez de haine pour vous tuer tous deux l'un sur l'autre, toi le +premier, et ta reine ensuite.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios lui prit tranquillement les deux bras, et, sans rpondre un +mot, la courba en arrire avec violence.</p> + + +<p class="gap">Elle eut un moment d'angoisse; mais soudain serra les genoux, serra les +coudes, recula du dos et dit voix basse:</p> + +<p>Ah! je ne crains pas cela, Dmtrios! Tu ne me prendras jamais de +force, fuss-je faible comme une vierge amoureuse, et toi vigoureux +comme un Atlante. Tu ne veux pas seulement ta jouissance, tu veux la +mienne surtout. Tu veux me voir aussi, me voir tout entire, +parce que tu me crois belle, et je le suis en effet. Or la lune claire +moins que mes douze flambeaux de cire. Il fait presque nuit ici. Et puis +ce n'est pas l'habitude de se dvtir sur la jete. Je ne pourrais plus +me rhabiller, vois-tu, si je n'avais pas mon esclave. Laisse-moi me +relever, tu me fais mal aux bras.</p> + + +<p class="gap">Ils se turent quelques instants, puis Dmtrios reprit:</p> + +<p>Il faut en finir, Chrysis. Tu le sais bien, je ne te forcerai +pas. Mais laisse-moi te suivre. Si orgueilleuse que tu sois, c'est une +gloire qui te coterait cher, que refuser Dmtrios.</p> + + +<p class="gap">Chrysis se taisait toujours.</p> + + +<p class="gap">Il reprit plus doucement:</p> + +<p>Que crains-tu?</p> + +<p>—Tu es habitu l'amour des autres. Sais-tu ce qu'on doit donner une +courtisane qui n'aime pas?</p> + +<p>Il s'impatienta.</p> + +<p>Je ne demande pas que tu m'aimes. Je suis las d'tre aim. Je ne veux +pas tre aim. Je demande que tu t'abandonnes. Pour cela +je te donnerai l'or du monde. Je l'ai dans l'gypte.</p> + +<p>—Je l'ai dans mes cheveux. Je suis lasse de l'or. Je ne veux pas d'or. +Je ne veux que trois choses. Me les donneras-tu?</p> + + +<p class="gap">Dmtrios sentit qu'elle allait demander l'impossible. Il la regarda +anxieusement. Mais elle se reprit sourire et dit d'une voix lente:</p> + +<p>Je veux un miroir d'argent pour mirer mes yeux dans mes yeux.</p> + +<p>—Tu l'auras. Que veux-tu de plus? Dis vite.</p> + +<p>—Je veux un peigne d'ivoire cisel pour le plonger dans ma chevelure +comme un filet dans l'eau sous le soleil.</p> + +<p>—Aprs?</p> + +<p>—Tu me donneras mon peigne?</p> + +<p>—Mais oui. Achve.</p> + +<p>—Je veux un collier de perles rpandre sur ma poitrine, quand je +danserai pour toi, dans ma chambre, les danses nuptiales de mon pays.</p> + +<p>Il leva les sourcils:</p> + +<p>C'est tout?</p> + +<p>—Tu me donneras mon collier?</p> + +<p>—Celui qui te plaira.</p> + +<p>Elle prit une voix trs tendre.</p> + +<p>Celui qui me plaira? Ah! Voil justement ce que je voulais te demander. +Est-ce que tu me laisseras choisir mes cadeaux?</p> + +<p>—Bien entendu.</p> + +<p>—Tu le jures?</p> + +<p>—Je le jure.</p> + +<p>—Quel serment fais-tu?</p> + +<p>—Dicte-le-moi.</p> + +<p>—Par l'Aphrodite que tu as sculpte.</p> + +<p>—J'en fais serment par l'Aphrodite. Mais pourquoi cette prcaution?</p> + +<p>—Voil… Je n'tais pas tranquille… Maintenant je le suis.</p> + + +<p class="gap">Elle releva la tte:</p> + +<p>J'ai choisi mes cadeaux.</p> + +<p>Dmtrios redevint inquiet et demanda:</p> + +<p>Dj?</p> + +<p>—Oui… Penses-tu que j'accepterai n'importe quel miroir d'argent, +achet un marchand de Smyrne ou une courtisane inconnue? Je veux +celui de mon amie Bacchis qui m'a pris un amant la semaine dernire et +s'est moque de moi mchamment dans une petite dbauche qu'elle a faite +avec Tryphra, Mousarion et quelques jeunes sots qui m'ont tout +rapport. C'est un miroir auquel elle tient beaucoup, parce qu'il a +appartenu Rhodopis, celle qui fut esclave avec sope et fut rachete +par le frre de Sapph. Tu sais que c'est une courtisane trs clbre. +Son miroir est magnifique. On dit que Sapph s'y est mire, et c'est +pour cela que Bacchis y tient. Elle n'a rien de plus prcieux au monde; +mais je sais o tu le trouveras. Elle me l'a dit une nuit, tant ivre. +Il est sous la troisime pierre de l'autel. C'est l qu'elle le met tous +les soirs quand elle sort au coucher du soleil. Va demain chez elle +cette heure-l et ne crains rien: elle emmne ses esclaves.</p> + +<p>—C'est de la folie, s'cria Dmtrios. Tu veux que je vole?</p> + +<p>—Est-ce que tu ne m'aimes pas? Je croyais que tu m'aimais. Et puis, +est-ce que tu n'as pas jur? Je croyais que tu avais jur. Si je me suis +trompe, n'en parlons plus.</p> + + +<p class="gap">Il comprit qu'elle le perdait, mais se laissa entraner sans lutte, +presque volontiers.</p> + +<p>Je ferai ce que tu dis, rpondit-il.</p> + +<p>—Oh! Je sais bien que tu le feras. Mais tu hsites d'abord. Je +comprends que tu hsites. Ce n'est pas un cadeau ordinaire; je ne le +demanderais pas un philosophe. Je te le demande toi. Je sais bien +que tu me le donneras.</p> + + +<p class="gap">Elle joua un instant avec les plumes de paon de son ventail rond et +tout coup:</p> + +<p>Ah!… je ne veux pas non plus un peigne d'ivoire commun achet chez un +vendeur de la ville. Tu m'as dit que je pouvais choisir, n'est-ce pas? +Eh bien, je veux… je veux le peigne d'ivoire cisel qui est dans les +cheveux de la femme du grand-prtre. Celui-l est beaucoup plus prcieux +encore que le miroir de Rhodopis. Il vient d'une reine d'gypte qui a +vcu il y a longtemps, longtemps, et dont le nom est si difficile que je +ne peux pas le prononcer. Aussi l'ivoire est trs vieux, et jaune comme +s'il tait dor. On y a cisel une jeune fille qui passe dans un marais +de ltos plus grands qu'elle, o elle marche sur la pointe des pieds +pour ne pas se mouiller… C'est vraiment un beau peigne… Je suis +contente que +tu me le donnes… J'ai aussi de petits griefs contre celle qui le +possde. J'avais offert le mois dernier un voile bleu l'Aphrodite; je +l'ai vu le lendemain sur la tte de cette femme. C'tait un peu rapide +et je lui en ai voulu. Son peigne me vengera de mon voile.</p> + +<p>—Et comment l'aurai-je? demanda Dmtrios.</p> + +<p>—Ah! ce sera un peu plus difficile. C'est une gyptienne, tu sais, et +elle ne fait ses deux cents nattes qu'une fois par an, comme les autres +femmes de sa race. Mais moi, je veux mon peigne demain, et tu la tueras +pour l'avoir. Tu as jur un serment.</p> + +<p>Elle fit une petite mine Dmtrios qui regardait la terre. Puis elle +acheva ainsi, trs vite:</p> + +<p>J'ai choisi aussi mon collier. Je veux le collier de perles sept +rangs qui est au cou de l'Aphrodite.</p> + +<p>Dmtrios bondit.</p> + +<p>Ah! cette fois, c'est trop! tu ne te riras pas de moi jusqu' la fin! +Rien, entends-tu, rien! ni le miroir, ni le peigne, ni le collier, tu +n'auras…</p> + +<p>Mais elle lui ferma la bouche avec la main et reprit sa voix cline:</p> + +<p>Ne dis pas cela. Tu sais bien que tu me le donneras aussi. Moi, j'en +suis bien certaine. J'aurai les trois cadeaux. Tu viendras chez moi +demain soir, et aprs demain si tu veux, et tous les soirs. ton heure +je serai l, dans le costume que tu aimeras, farde selon ton got, +coiffe ta guise, prte au dernier de tes caprices. Si tu ne veux que +la tendresse, je te chrirai comme un enfant. Si tu recherches les +volupts rares, je ne refuserai pas les plus douloureuses. Si tu veux le +silence, je me tairai… +Quand tu voudras que je chante, ah! tu verras, Bien-Aim! je sais des +chants de tous les pays. J'en sais qui sont doux comme le bruit des +sources, d'autres qui sont terribles comme l'approche du tonnerre. J'en +sais de si nafs et de si frais qu'une jeune fille les chanterait sa +mre; et j'en sais qu'on ne chanterait pas Lampsaque, j'en sais +qu'lephantis aurait rougi d'apprendre, et que je n'oserai dire que tout +bas. Les nuits o tu voudras que je danse, je danserai jusqu'au matin. +Je danserai toute habille, avec ma tunique tranante, ou sous un voile +transparent, ou avec des caleons crevs et un corselet deux +ouvertures pour laisser passer les seins. +Mais je t'avais promis de danser nue? Je danserai nue si tu l'aimes +mieux. Nue et coiffe avec des fleurs, ou nue dans mes cheveux flottants +et peinte comme une image divine. Je sais balancer les mains, arrondir +les bras, remuer la poitrine, offrir le ventre, crisper la croupe, tu +verras! Je danse sur le bout des orteils ou couche sur les tapis. Je +sais toutes les danses d'Aphrodite, celles qu'on danse devant l'Ouranie +et celles qu'on danse devant l'Astart. J'en sais mme qu'on n'ose pas +danser… Je te danserai tous les amours… Quand ce sera fini, tout +commencera. Tu verras! La reine est plus riche que moi, mais il n'y a +pas dans tout le palais une chambre aussi amoureuse que la mienne. Je ne +te dis pas ce que tu y trouveras. Il y a l des choses trop belles pour +que je puisse t'en donner l'ide, et d'autres qui sont trop tranges +pour que je sache les mots pour les dire. Et puis, sais-tu ce que tu +verras qui dpasse tout le reste? Tu verras Chrysis que tu aimes et que +tu ne connais pas encore. Oui, tu n'as vu que mon visage, tu ne sais pas +comme je suis belle. Ah! Ah!… Ah! Ah! Tu auras des surprises… Ah! +comme tu joueras avec le bout de mes seins, +comme tu feras plier ma taille sur ton bras, comme tu trembleras dans +l'treinte de mes genoux, comme tu dfailleras sur mon corps mouvant. Et +comme ma bouche sera bonne! Ah! mes baisers!…</p> + + +<p class="gap">Dmtrios jeta sur elle un regard perdu.</p> + +<p>Elle reprit avec tendresse:</p> + +<p>Comment! tu ne veux pas me donner un pauvre vieux miroir d'argent quand +tu auras toute ma chevelure comme une fort d'or dans tes mains?</p> + +<p>Dmtrios voulut la toucher… Elle recula et dit:</p> + +<p>Demain!</p> + +<p>—Tu l'auras, murmura-t-il.</p> + +<p>—Et tu ne veux pas prendre pour moi un peigne d'ivoire qui me plat, +quand tu auras mes deux bras, comme deux branches d'ivoire autour de ton +cou?</p> + +<p>Il essaya de les caresser… Elle les retira en arrire, et rpta:</p> + +<p>Demain!</p> + +<p>—Je l'apporterai, dit-il trs bas.</p> + +<p>—Ah! je le savais bien! cria la courtisane, et tu me donneras encore le +collier de perles + sept rangs qui est au cou de l'Aphrodite, et pour lui je te vendrai +tout mon corps qui est comme une nacre entr'ouverte, et plus de baisers +dans ta bouche qu'il n'y a de perles dans la mer!</p> + +<p>Dmtrios, suppliant, tendit la tte… Elle fora vivement son regard +et prta ses luxurieuses lvres…</p> + + +<p class="gap">Quand il ouvrit les yeux elle tait dj loin.</p> + +<p>Une petite ombre plus ple courait derrire son voile flottant.</p> + +<p>Il reprit vaguement son chemin vers la ville, baissant le front sous une +inexprimable honte.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c6">VI<br /> +<span class="d">LES VIERGES</span></h3> + + +<p>L'aube obscure se leva sur la mer. Toutes choses furent teintes de +lilas. Le foyer couvert de flammes, allum sur la tour du Phare, +s'teignit avec la lune. De fugitives lueurs jaunes apparurent dans les +vagues violettes comme des visages de sirnes sous des chevelures +d'algues mauves. Il fit jour tout coup.</p> + + +<p class="gap">La jete tait dserte. La ville tait morte. C'tait le jour morose +d'avant la premire aurore, qui claire le sommeil du monde et apporte +les rves nervs du matin.</p> + +<p>Rien n'existait, que le silence.</p> + +<p>Telles que des oiseaux endormis, les longues +nefs ranges prs des quais laissaient pendre leurs rames parallles +dans l'eau. La perspective des rues se dessinait par des lignes +architecturales que pas un char, pas un cheval, pas un esclave ne +troublait. Alexandrie n'tait qu'une vaste solitude, une apparence +d'antique cit, abandonne depuis des sicles.</p> + +<p>Or, un lger bruit de pas frmit sur le sol, et deux jeunes filles +parurent, l'une vtue de jaune, l'autre de bleu.</p> + +<p>Elles portaient toutes deux la ceinture des vierges, qui tournait autour +des hanches et s'attachait trs bas, sous leurs jeunes ventres. +C'taient la chanteuse de la nuit et l'une des joueuses de flte.</p> + +<p>La musicienne tait plus jeune et plus jolie que son amie. Aussi ples +que le bleu de sa robe, demi noys sous leurs paupires, ses yeux +souriaient faiblement. Les deux fltes grles pendaient en arrire au +nœud fleuri de son paule. Une double guirlande d'iris autour de ses +jambes arrondies ondulait sous l'toffe lgre et s'attachait sur les +chevilles deux periscelis d'argent.</p> + +<p>Elle dit:</p> + +<p>Myrtocleia, ne sois pas attriste parce que +tu as perdu nos tablettes. Aurais-tu jamais oubli que l'amour de Rhodis +est toi, ou peux-tu penser, mchante, que tu aurais jamais lu seule +cette ligne crite par ma main? Suis-je une de ces mauvaises amies qui +gravent sur leur ongle le nom de leur sœur de lit et vont s'unir +une autre, quand l'ongle a pouss jusqu'au bout? As-tu besoin d'un +souvenir de moi quand tu m'as tout entire et vivante? peine suis-je +au temps o les filles se marient, et cependant je n'avais pas la moiti +de mon ge le jour o je t'ai vue pour la premire fois. Tu te rappelles +bien. C'tait au bain. Nos mres nous tenaient sous les bras et nous +balanaient l'une vers l'autre. Nous avons jou longtemps sur le marbre +avant de remettre nos vtements. Depuis ce jour-l nous ne nous sommes +plus quittes, et, cinq ans aprs, nous nous sommes aimes. +Myrtocleia rpondit:</p> + +<p>Il y a un autre premier jour, Rhodis, tu le sais. C'est ce jour-l que +tu avais crit ces trois mots sur mes tablettes en mlant nos noms l'un + l'autre. C'tait le premier. Nous ne le retrouverons plus. Mais +n'importe. Chaque jour est nouveau pour moi, et quand tu +t'veilles vers le soir, il me semble que je ne t'ai jamais vue. Je +crois bien que tu n'es pas une fille: tu es une petite nymphe d'Arcadie +qui a quitt les forts parce que Phobos a tari sa fontaine. Ton corps +est souple comme une branche d'olivier, ta peau est douce comme l'eau en +t, l'iris tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de ltos +comme Astart la figue ouverte. Dans quel bois peupl d'immortels ta +mre s'est-elle endormie, avant ta naissance bienheureuse? Et quel +aegipan indiscret, ou quel dieu de quel divin fleuve s'est uni elle +dans l'herbe? Quand nous aurons quitt cet affreux soleil africain, tu +me conduiras vers ta source, loin derrire Psophis et Phne, dans les +vastes forts pleines d'ombre o l'on voit sur la terre molle la double +trace des satyres mle aux pas lgers des nymphes. L, tu chercheras +une roche polie et tu graveras dans la pierre ce que tu avais crit sur +la cire: les trois mots qui sont notre joie. coute, coute, Rhodis! Par +la ceinture d'Aphrodite, o sont brods tous les dsirs, tous les dsirs +me sont trangers puisque tu es plus que mon rve! Par la corne +d'Amaltheia d'o s'chappent tous les biens du monde, +le monde m'est indiffrent puisque tu es le seul bien que j'aie trouv +en lui! Quand je te regarde et quand je me vois, je ne sais plus +pourquoi tu m'aimes en retour. Tes cheveux sont blonds comme des pis de +bl; les miens sont noirs comme des poils de bouc. Ta peau est blanche +comme le fromage des bergers; la mienne est hle comme le sable sur les +plages. Ta poitrine tendre est fleurie comme l'oranger en automne; la +mienne est maigre et strile comme le pin dans les rochers. Si mon +visage s'est embelli, c'est force de t'avoir aime. Rhodis, tu le +sais, ma virginit singulire est semblable aux lvres de Pan mangeant +un brin de myrte; la tienne est rose et jolie comme la bouche d'un petit +enfant. Je ne sais pas pourquoi tu m'aimes; mais si tu cessais de +m'aimer un jour, si, comme ta sœur Thano qui joue de la flte +auprs de toi, tu restais jamais coucher dans les maisons o l'on nous +emploie, alors je n'aurais mme pas la pense de dormir seule dans notre +lit, et tu me trouverais, en rentrant, trangle avec ma ceinture.</p> + +<p>Les longs yeux de Rhodis se remplirent de larmes et de sourire, tant +l'ide tait cruelle +et folle. Elle posa son pied sur une borne:</p> + +<p>Mes fleurs me gnent entre les jambes. Dfais-les, Myrto adore. J'ai +fini de danser pour cette nuit.</p> + +<p>La chanteuse eut un haut-le-corps.</p> + +<p>Oh! c'est vrai. Je les avais oublis dj, ces hommes et ces filles. +Ils vous ont fait danser toutes deux, toi dans cette robe de Cs qui est +transparente comme l'eau, et ta sœur nue avec toi. Si je ne t'avais +pas dfendue, ils t'auraient prise comme une prostitue, comme ils ont +pris ta sœur devant nous, dans la mme chambre… Oh! quelle +abomination! Entendais-tu ses cris et ses plaintes! Comme l'amour de +l'homme est douloureux!</p> + +<p>Elle se mit genoux prs de Rhodis et dtacha les deux guirlandes, puis +les trois fleurs places plus haut, en mettant un baiser la place de +chacune. Quand elle se releva, l'enfant la prit par le cou et dfaillit +sur sa bouche.</p> + +<p>Myrto, tu n'es pas jalouse de tous ces dbauchs? Que t'importe qu'ils +m'aient vue? Thano leur suffit, je la leur ai laisse. Ils ne m'auront +pas, Myrto chrie. Ne sois pas jalouse d'eux.</p> + +<p>—Jalouse!… Je suis jalouse de tout ce +qui t'approche. Pour que tes robes ne t'aient pas seule, je les mets +quand tu les as portes. Pour que les fleurs de tes cheveux ne restent +pas amoureuses de toi, je les livre aux courtisanes pauvres qui les +souilleront dans l'orgie. Je ne t'ai jamais rien donn afin que rien ne +te possde. J'ai peur de tout ce que tu touches et je hais tout ce que +tu regardes. Je voudrais tre toute ma vie entre les murs d'une prison +o il n'y ait que toi et moi, et m'unir toi si profondment, te cacher +si bien dans mes bras, que pas un œil ne t'y souponne. Je voudrais +tre le fruit que tu manges, le parfum qui te plat, le sommeil qui +entre sous tes paupires, l'amour qui te fait crisper les membres. Je +suis jalouse du bonheur que je te donne, et cependant je voudrais te +donner jusqu' celui que j'ai par toi. Voil de quoi je suis jalouse; +mais je ne redoute pas tes matresses d'une nuit quand elles m'aident +satisfaire tes dsirs de petite fille; quant aux amants, je sais bien +que tu ne peux pas aimer l'homme, l'homme intermittent et brutal.</p> + +<p>Rhodis s'cria sincrement:</p> + +<p>J'irais plutt, comme Nausitho, sacrifier +ma virginit au dieu Priape qu'on adore Thasos. Mais pas ce matin, mon +chri. J'ai dans trop longtemps, je suis trs fatigue. Je voudrais +tre rentre, dormir sur ton bras.</p> + +<p>Elle sourit et continua:</p> + +<p>Il faudrait dire Thano que notre lit n'est plus pour elle. Nous lui +en ferons un autre droite de la porte. Aprs ce que j'ai vu cette +nuit, je ne pourrais plus l'embrasser. Myrto, c'est vraiment horrible. +Est-il possible qu'on s'aime ainsi? C'est cela qu'ils appellent l'amour?</p> + +<p>—C'est cela.</p> + +<p>—Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas.</p> + +<p>Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble.</p> + +<p>Le vent mlait leurs cheveux.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l1c7">VII<br /> +<span class="d">LA CHEVELURE DE CHRYSIS</span></h3> + + +<p>Tiens, dit Rhodis, regarde! Quelqu'un.</p> + +<p>La chanteuse regarda: une femme, loin d'elles, marchait rapidement sur +le quai.</p> + + +<p class="gap">Je la reconnais, reprit l'enfant. C'est Chrysis. Elle a sa robe jaune.</p> + +<p>—Comment, elle est dj habille?</p> + +<p>—Je n'y comprends rien. D'ordinaire elle ne sort pas avant midi; et le +soleil est peine lev. Il lui est venu quelque chose. Un bonheur sans +doute; elle a si grande chance.</p> + +<p>Elles allrent sa rencontre, et lui dirent:</p> + +<p>Salut, Chrysis.</p> + +<p>—Salut. Depuis combien de temps tes-vous ici?</p> + +<p>—Je ne sais pas. Il faisait dj jour quand nous sommes arrives.</p> + +<p>—Il n'y avait personne sur la jete?</p> + +<p>—Personne.</p> + +<p>—Pas un homme? vous tes sres?</p> + +<p>—Oh! trs sres. Pourquoi demandes-tu cela?</p> + +<p>Chrysis ne rpondit rien. Rhodis reprit:</p> + +<p>Tu voulais voir quelqu'un?</p> + +<p>—Oui… peut-tre… je crois qu'il vaut mieux que je ne l'aie pas vu. +Tout est bien. J'avais tort de revenir; je n'ai pas pu m'en empcher.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce qui se passe, Chrysis, nous le diras-tu?</p> + +<p>—Oh! non.</p> + +<p>—Mme nous? mme nous, tes amies?</p> + +<p>—Vous le saurez plus tard, avec toute la ville.</p> + +<p>—C'est aimable.</p> + +<p>—Un peu avant, si vous y tenez; mais ce matin, c'est impossible. Il se +passe des choses extraordinaires, mes enfants. Je meurs d'envie de vous +les dire; mais il faut que je me taise. Vous alliez rentrer? Venez +coucher avec moi. Je suis toute seule.</p> + +<p>—Oh! Chrys, Chrysidion, nous sommes +si fatigues! Nous allions rentrer, en effet, mais c'tait bien pour +dormir.</p> + +<p>—Eh bien! vous dormirez ensuite. Aujourd'hui, c'est la veille des +Aphrodisies. Est-ce un jour o l'on se repose? Si vous voulez que la +desse vous protge et vous rende heureuses l'an prochain, il faut +arriver au temple avec des paupires sombres comme des violettes, et des +joues blanches comme des lys. Nous y songerons; venez avec moi.</p> + +<p>Elle les prit toutes deux plus haut que la ceinture, et refermant ses +mains caressantes sur leurs petits seins presque nus, elle les emmena +d'un pas press.</p> + + +<p class="gap">Rhodis, cependant, restait proccupe.</p> + +<p>Et quand nous serons dans ton lit, reprit-elle, tu ne nous diras pas +encore ce qui t'arrive, ce que tu attends?</p> + +<p>—Je vous dirai beaucoup de choses, tout ce qu'il vous plaira; mais +cela, je le tairai.</p> + +<p>—Mme quand nous serons dans tes bras, toutes nues, et sans lumire?</p> + +<p>—N'insiste pas, Rhodis. Tu le sauras demain. Attends jusqu' demain.</p> + +<p>—Tu vas tre trs heureuse? ou trs puissante?</p> + +<p>—Trs puissante.</p> + +<p>Rhodis ouvrit de grands yeux et s'cria:</p> + +<p>Tu couches avec la reine!</p> + +<p>—Non, dit Chrysis en riant; mais je serai aussi puissante qu'elle. +As-tu besoin de moi? Dsires-tu quelque chose?</p> + +<p>—Oh! oui!</p> + +<p>Et l'enfant redevint songeuse.</p> + +<p>Eh bien, qu'est-ce que c'est? interrogea Chrysis.</p> + +<p>—C'est une chose impossible. Pourquoi la demanderais-je?</p> + +<p>Myrtocleia parla pour elle:</p> + +<p> phse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges +comme Rhodis et moi sont amoureuses l'une de l'autre, la loi leur permet +de s'pouser. Elles vont toutes les deux au temple d'Athna, consacrer +leur double ceinture; puis au sanctuaire d'Iphino, donner une boucle +mle de leurs cheveux, et enfin sous le pristyle de Dionysos, o l'on +remet la plus mle un petit couteau d'or affil et un linge blanc pour +tancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiance est +amene sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son mari +et la paranymphe, environne de torches et de joueuses de flte. Et +dsormais elles ont tous les droits des poux; elles peuvent adopter des +petites filles et les mler leur vie intime. Elles sont respectes. +Elles ont une famille. Voil le rve de Rhodis. Mais ici ce n'est pas la +coutume…</p> + +<p>—On changera la loi, dit Chrysis; mais vous vous pouserez, j'en fais +mon affaire.</p> + +<p>—Oh! Est-ce vrai? s'cria la petite, rouge de joie.</p> + +<p>—Oui; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que +Myrto a tout ce qu'il faut pour en donner l'illusion. Tu es heureuse, +Rhodis, d'avoir une telle amie. Quoi qu'on en dise, elles sont rares.</p> + + +<p class="gap">Elles taient arrives la porte, o Djala, assise sur le seuil, +tissait une serviette de lin. L'esclave se leva pour les laisser passer, +et entra sur leurs pas.</p> + +<p>En un instant les deux joueuses de flte eurent quitt leurs simples +vtements. Elles se firent l'une l'autre des ablutions minutieuses +dans une vasque de marbre vert qui se dversait +dans le bassin. Puis elles se roulrent sur le lit.</p> + +<p>Chrysis les regardait sans voir. Les moindres paroles de Dmtrios se +rptaient, mot pour mot, dans sa mmoire, indfiniment. Elle ne sentit +pas que Djala, en silence, dnouait et droulait son long voile de +safran, dbouclait la ceinture, ouvrait les colliers, tirait les bagues, +les sceaux, les anneaux, les serpents d'argent, les pingles d'or; mais +le chatoiement de la chevelure retombe la rveilla vaguement.</p> + +<p>Elle demanda son miroir.</p> + +<p>Prenait-elle peur de ne pas tre assez belle pour retenir ce nouvel +amant—car il fallait le retenir—aprs les folles entreprises qu'elle +avait exiges de lui? Ou voulait-elle, par l'examen de chacune de ses +beauts, calmer quelques inquitudes et motiver sa confiance?</p> + +<p>Elle approcha son miroir de toutes les parties de son corps en les +touchant l'une aprs l'autre. Elle jugea la blancheur de sa peau, estima +sa douceur par de longues caresses, sa chaleur par des treintes. Elle +prouva la plnitude de ses seins, la fermet de son ventre, +l'troitesse de sa chair. Elle mesura sa chevelure +et en considra l'clat. Elle essaya la force de son regard, +l'expression de sa bouche, le feu de son haleine, et du bord de +l'aisselle jusqu'au pli du coude, elle fit traner avec lenteur un +baiser le long de son bras nu.</p> + +<p>Une motion extraordinaire, faite de surprise et d'orgueil, de certitude +et d'impatience, la saisit au contact de ses propres lvres. Elle tourna +sur elle-mme comme si elle cherchait quelqu'un, mais, dcouvrant sur +son lit les deux phsiennes oublies, elle sauta au milieu d'elles, les +spara, les treignit avec une sorte de furie amoureuse, et sa longue +chevelure d'or enveloppa les trois jeunes ttes.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LIVRE II</h2> + + + + +<h3 id="l2c1">I<br /> +<span class="d">LES JARDINS DE LA DESSE</span></h3> + + +<p>Le temple d'Aphrodite-Astart s'levait en dehors des portes de la +ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d'ombre, o l'eau du +Nil, amene par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de +prodigieuses verdures.</p> + +<p>Cette fort fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, +ces prs sombres, avaient t crs dans le dsert plus de deux sicles +auparavant par le premier des Ptolmes. Depuis, les sycomores plants +par ses ordres taient devenus gigantesques; sous l'influence des eaux +fcondes, les pelouses avaient cr en prairies; les bassins s'taient +largis en tangs; la nature avait fait d'un parc une contre.</p> + +<p>Les jardins taient plus qu'une valle, plus qu'un pays, plus qu'une +patrie: ils taient un monde complet ferm par des limites de pierre et +rgi par une desse, me et centre de cet univers. Tout autour s'levait +une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de +trente-deux pieds. Ce n'tait pas un mur, c'tait une cit colossale, +faite de quatorze cents maisons. Un nombre gal de prostitues habitait +cette ville sainte et rsumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples +diffrents.</p> + +<p>Le plan des maisons sacres tait uniforme et tel: la porte, de cuivre +rouge (mtal vou la desse), portait un phallos en guise de marteau, +qui frappait un contre-heurtoir en relief, image du sexe fminin; et +au-dessous tait grav le nom de la courtisane avec les initiales de la +phrase usuelle:</p> + +<p class="c"><span title=".X.E">Ω.Ξ.Ε</span><br /> +<span title="KOCHLIS">ΚΟΧΛΙΣ</span><br /> +<span title="P.P.P">Π.Π.Π</span></p> + +<p>De chaque ct de la porte s'ouvraient deux chambres en forme de +boutiques, c'est--dire sans mur du ct des jardins. Celle de +droite dite chambre expose, tait le lieu o la courtisane pare +sigeait sur une cathdre haute l'heure o les hommes arrivaient. +Celle de gauche tait la disposition des amants qui dsiraient passer +la nuit en plein air, sans cependant coucher dans l'herbe.</p> + +<p>La porte ouverte, un corridor donnait accs dans une vaste cour dalle +de marbre dont le milieu tait occup par un bassin de forme ovale. Un +pristyle entourait d'ombre cette grande tache de lumire et protgeait +par une zone de fracheur l'entre des sept chambres de la maison. Au +fond s'levait l'autel, qui tait de granit rose.</p> + +<p>Toutes les femmes avaient apport de leur pays une petite idole de la +desse, et, pose sur l'autel domestique, elles l'adoraient dans leur +langue, sans se comprendre jamais entre elles. Lachm, Aschthoreth, +Vnus, Ischtar, Freia, Mylitta, Cypris, tels taient les noms religieux +de leur Volupt divinise. Quelques-unes la vnraient sous une forme +symbolique: un galet rouge, une pierre conique, un grand coquillage +pineux. La plupart levaient sur un socle de bois tendre une statuette +grossire aux bras maigres, aux seins lourds, +aux hanches excessives et qui dsignait de la main son ventre fris en +delta. Elles couchaient ses pieds une branche de myrte, semaient +l'autel de feuilles de rose, et brlaient un petit grain d'encens pour +chaque vœu exauc. Elle tait confidente de toutes leurs peines, +tmoin de tous leurs travaux, cause suppose de tous leurs plaisirs. Et + leur mort on la dposait dans leur petit cercueil fragile, comme +gardienne de leur spulture.</p> + +<p>Les plus belles parmi ces filles venaient des royaumes d'Asie. Tous les +ans, les vaisseaux qui portaient Alexandrie les prsents des +tributaires ou des allis dbarquaient avec les ballots et les outres +cent vierges choisies par les prtres pour le service du jardin sacr. +C'taient des Mysiennes et des Juives, des Phrygiennes et des Crtoises, +des filles d'Ecbatane et de Babylone, et des bords du golfe des Perles, +et des rives religieuses du Gange. Les unes taient blanches de peau, +avec des visages de mdailles et des poitrines inflexibles; d'autres, +brunes comme la terre sous la pluie, portaient des anneaux d'or passs +dans les narines et secouaient sur leurs paules des chevelures courtes +et sombres.</p> + +<p>Il en venait de plus loin encore: des petits tres menus et lents, dont +personne ne savait la langue et qui ressemblaient des singes jaunes. +Leurs yeux s'allongeaient vers les tempes; leurs cheveux noirs et droits +se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides +comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l'amour, +mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagres, +on les voyait jouer entre elles assises sur leurs petits pieds et +s'amuser purilement.</p> + +<p>Dans une prairie solitaire, les filles blondes et roses des peuples du +nord vivaient en troupeau, couches sur les herbes. C'taient des +Sarmates triple tresse, aux jambes robustes, aux paules carres, qui +se faisaient des couronnes avec des branches d'arbre et luttaient corps + corps pour se divertir; des Scythes camuses, mamelues, velues qui ne +s'accouplaient qu'en posture de btes; des Teutonnes gigantesques qui +terrifiaient les gyptiens par leurs cheveux ples comme ceux des +vieillards et leurs chairs plus molles que celles des enfants; des +Gauloises rousses comme des vaches et qui riaient sans raison; de jeunes +Celtes +aux yeux verts de mer et qui ne sortaient jamais nues.</p> + +<p>Ailleurs, les Ibres aux seins bruns se runissaient pendant le jour. +Elles avaient des chevelures pesantes qu'elles coiffaient avec +recherche, et des ventres nerveux qu'elles n'pilaient point. Leur peau +ferme et leur croupe forte taient gotes des Alexandrins. On les +prenait comme danseuses aussi souvent que comme matresses.</p> + +<p>Sous l'ombre large des palmiers habitaient les filles d'Afrique: les +Numides voiles de blanc, les Carthaginoises vtues de gazes noires, les +Ngresses enveloppes de costumes multicolores.</p> + +<p>Elles taient quatorze cents.</p> + +<p>Quand une femme tait entre l, elle n'en sortait plus jamais, qu'au +premier jour de sa vieillesse. Elle donnait au temple la moiti de son +gain, et le reste devait lui suffire pour ses repas et pour ses parfums.</p> + +<p>Elles n'taient pas des esclaves, et chacune possdait vraiment une des +maisons de la terrasse; mais toutes n'taient pas galement aimes, et +les plus heureuses, souvent, trouvaient acheter des maisons voisines +que leurs +habitantes vendaient pour ne pas maigrir de faim. Celles-ci +transportaient alors leur statuette obscne dans le parc et cherchaient +un autel fait d'une pierre plate, dans un coin qu'elles ne quittaient +plus. Les marchands pauvres savaient cela et s'adressaient plus +volontiers celles qui couchaient ainsi sur la mousse prs de leurs +sanctuaires en plein vent; mais parfois ceux-l mmes ne se prsentaient +pas, et alors les pauvres filles unissaient leur misre deux deux par +des amitis passionnes qui devenaient des amours presque conjugales, +mnages o l'on partageait tout, jusqu' la dernire loque de laine, et +o d'alternatives complaisances consolaient des longues chastets.</p> + +<p>Celles qui n'avaient pas d'amies s'offraient comme esclaves volontaires +chez leurs camarades plus recherches. Il tait interdit que celles-ci +eussent leur service plus de douze de ces pauvres filles; mais on +citait vingt-deux courtisanes qui atteignaient le maximum et s'taient +choisi parmi toutes les races une domesticit bariole.</p> + +<p>Au hasard des amants si elles concevaient un fils, on l'levait dans +l'enceinte du temple + la contemplation de la forme parfaite et au service de sa +divinit.—si elles accouchaient d'une fille, l'enfant naissait pour la +desse. Le premier jour de sa vie, on clbrait son mariage avec le fils +de Dionysos, et l'Hirophante la dflorait lui-mme avec un petit +couteau d'or, car la virginit dplat l'Aphrodite. Plus tard, elle +entrait au Didascalion, grand monument-cole situ derrire le temple, +et o les petites filles apprenaient en sept classes la thorie et la +mthode de tous les arts rotiques: le regard, l'treinte, les +mouvements du corps, les complications de la caresse, les procds +secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. L'lve choisissait +librement le jour de sa premire exprience, parce que le dsir est un +ordre de la desse, qu'il ne faut pas contrarier; on lui donnait ce +jour-l l'une des maisons de la Terrasse; et quelques-unes de ces +enfants, qui n'taient mme pas nubiles, comptaient parmi les plus +infatigables et les plus souvent rclames.</p> + +<p>L'intrieur du Didascalion, les sept classes, le petit thtre et le +pristyle de la cour taient orns de quatre-vingt-douze fresques qui +rsumaient l'enseignement de l'amour. C'tait l'œuvre +de toute une vie d'homme: Clochars d'Alexandrie, fils naturel et +disciple d'Apelles, les avait acheves en mourant.—Rcemment, la reine +Brnice, qui s'intressait beaucoup la clbre cole et y envoyait +ses jeunes sœurs, avait command Dmtrios une srie de groupes de +marbre afin de complter la dcoration: mais un seul, jusqu'alors, avait +t pos dans la classe enfantine.</p> + +<p> la fin de chaque anne, en prsence de toutes les courtisanes runies, +un grand concours avait lieu, qui excitait dans cette foule de femmes +une mulation extraordinaire, car les douze prix dcerns donnaient +droit la plus suprme gloire qu'elles pussent rver: l'entre au +Cotytteion.</p> + +<p>Ce dernier monument tait envelopp de tant de mystres qu'on n'en peut +donner aujourd'hui une description dtaille. Nous savons seulement +qu'il tait compris dans le pribole et qu'il avait la forme d'un +triangle dont la base tait un temple de la desse Cottyto, au nom de +qui s'accomplissaient d'effrayantes dbauches inconnues. Les deux autres +cts du monument se composaient de dix-huit maisons; trente-six +courtisanes habitaient l, si recherches +des amants riches qu'elles ne se donnaient pas moins de deux mines: +c'taient les Baptes d'Alexandrie. Une fois le mois, la pleine lune, +elles se runissaient dans l'enceinte close du temple, affoles par des +boissons aphrodisiaques, et ceintes des phallos canoniques. La plus +ancienne des trente-six devait prendre une dose mortelle du terrible +philtre rotogne. La certitude de sa mort prompte lui faisait tenter +sans effroi toutes les volupts dangereuses devant lesquelles les +vivantes reculent. Son corps, de toute part cumant, devenait le centre +et le modle de la tournoyante orgie; au milieu des hurlements longs, +des cris, des larmes et des danses, les autres femmes nues +l'treignaient, mouillaient sa sueur leurs cheveux, se frottaient sa +peau brlante et puisaient de nouvelles ardeurs dans le spasme +ininterrompu de cette furieuse agonie. Trois ans ces femmes vivaient +ainsi, et la fin du trente-sixime mois, telle tait l'ivresse de leur +fin.</p> + +<p>D'autres sanctuaires moins vnrs avaient t levs par les femmes en +l'honneur des autres noms de la multiforme Aphrodite. Il y avait mme un +autel consacr l'Ouranienne et qui recevait les chastes vœux des +courtisanes +sentimentales; un autre l'Apostrophia, qui faisait oublier les amours +malheureuses; un autre la Chrysea, qui attirait les amants riches; un +autre la Gntyllis, qui protgeait les filles enceintes; un autre +la Coliade, qui approuvait des passions grossires; car tout ce qui +touchait l'amour tait pit pour la desse. Mais les autels +particuliers n'avaient d'efficace et de vertu qu' l'gard des petits +dsirs. On les servait au jour le jour, leurs faveurs taient +quotidiennes et leur commerce familier. Les suppliantes exauces +dposaient sur eux de simples fleurs; celles qui n'taient pas contentes +les souillaient de leurs excrments. Ils n'taient ni consacrs ni +entretenus par les prtres, et par consquent leur profanation tait +irrprhensible.</p> + + +<p class="gap">Tout autre tait la discipline du temple.</p> + +<p>Le temple, le Grand-Temple de la Grande-Desse, le lieu le plus saint de +toute l'gypte, l'inviolable Astarteon, tait un difice colossal de +trois cent trente-six pieds de longueur, lev sur dix-sept marches au +sommet des jardins. Ses portes d'or taient gardes par douze +hirodoules hermaphrodites, symbole des deux +objets de l'amour et des douze heures de la nuit.</p> + + +<p class="gap">L'entre n'tait pas tourne vers l'Orient, mais dans la direction de +Paphos, c'est--dire vers le nord-ouest; jamais les rayons du soleil ne +pntraient directement dans le sanctuaire de la grande Immortelle +nocturne. +Quatre-vingt-six colonnes soutenaient l'architrave; elles taient +teintes de pourpre jusqu' mi-taille, et toute la partie suprieure se +dgageait de ces vtements rouges avec une blancheur ineffable, comme +des torses de femmes debout.</p> + +<p>Entre l'pistyle et le cornis, le long zoophore en ceinture droulait +son ornementation bestiale, rotique et fabuleuse; on y voyait des +centauresses montes par des talons, des chvres bouquines par des +satyres maigres, des vierges saillies par des taureaux monstres, des +naades couvertes par des cerfs, des bacchantes aimes par des tigres, +des lionnes saisies par des griffons. La grande multitude des tres se +ruait ainsi, souleve par l'irrsistible passion divine. Le mle se +tendait, la femelle s'ouvrait, et dans la fusion des sources +cratrices s'veillait le premier frmissement de la vie. La foule des +couples obscurs s'cartait parfois au hasard autour d'une scne +immortelle: Europe incline supportant le bel animal olympien; Lda +guidant le cygne robuste entre ses jeunes cuisses flchies. Plus loin, +l'insatiable Sirne puisait Glaucos expirant; le dieu Pan possdait +debout une hamadryade chevele; la Sphinge levait sa croupe au niveau +du cheval Pgase,—et, l'extrmit de la frise, le sculpteur lui-mme +s'tait figur devant la desse Aphrodite, modelant d'aprs elle, dans +la cire molle, les replis d'un ctis parfait, comme si tout son idal de +beaut, de joie et de vertu s'tait rfugi ds longtemps dans cette +fleur prcieuse et fragile.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c2">II<br /> +<span class="d">MELITTA</span></h3> + + +<p>Purifie-toi, tranger.</p> + +<p>—J'entrerai pur, dit Dmtrios.</p> + +<p>Du bout de ses cheveux tremps dans l'eau, la jeune gardienne de la +porte lui mouilla d'abord les paupires, puis les lvres et les doigts, +afin que son regard ft sanctifi, ainsi que le baiser de sa bouche et +la caresse de ses mains.</p> + +<p>Et il s'avana dans le bois d'Aphrodite.</p> + +<p> travers les branches devenues noires, il apercevait au couchant un +soleil de pourpre sombre qui n'blouissait plus les yeux. C'tait le +soir du mme jour o la rencontre de Chrysis avait dsorient sa vie.</p> + +<p>L'me fminine est d'une simplicit laquelle les hommes ne peuvent +croire. O il n'y a +qu'une ligne droite ils cherchent obstinment la complexit d'une trame: +ils trouvent le vide et s'y perdent. C'est ainsi que l'me de Chrysis, +claire comme celle d'un petit enfant, parut Dmtrios plus mystrieuse +qu'un problme de mtaphysique. En quittant cette femme sur la jete, il +rentra chez lui comme en rve, incapable de rpondre toutes les +questions qui l'assigeaient. Que voulait-elle faire de ces trois +cadeaux? Il tait impossible qu'elle portt ni qu'elle vendt un miroir +clbre vol, le peigne d'une femme assassine, le collier de perles de +la desse. En les conservant chez elle, elle s'exposerait chaque jour +une dcouverte fatale. Alors pourquoi les demander? pour les dtruire? +Il savait trop bien que les femmes ne jouissent pas des choses secrtes +et que les vnements heureux ne commencent les rjouir que le jour o +ils sont connus. Et puis, par quelle divination, par quelle profonde +clairvoyance l'avait-elle jug capable d'accomplir pour elle trois +actions aussi extraordinaires?</p> + +<p>Assurment, s'il l'avait voulu, Chrysis enleve de chez elle, livre +sa merci, ft devenue sa matresse, sa femme ou son esclave, au +choix. Il avait mme la libert de la dtruire, simplement. Les +rvolutions antrieures avaient frquemment habitu les citoyens aux +morts violentes, et nul ne se ft inquit d'une courtisane disparue. +Chrysis devait le savoir, et pourtant elle avait os…</p> + + +<p class="gap">Plus il pensait elle, plus il lui savait gr d'avoir si joliment vari +le dbat des propositions. Combien de femmes, et qui la valaient, +s'taient prsentes maladroitement! Celle-l, que demandait-elle? ni +amour, ni or, ni bijoux, mais trois crimes invraisemblables! Elle +l'intressait vivement. Il lui avait offert tous les trsors de +l'gypte: il sentait bien, prsent, que si elle les et accepts, elle +n'aurait pas reu deux oboles, et il se serait lass d'elle avant mme +de l'avoir connue. Trois crimes taient un salaire assurment inusit; +mais elle tait digne de le recevoir puisqu'elle tait femme l'exiger, +et il se promit de continuer l'aventure.</p> + +<p>Pour n'avoir pas le temps de revenir sur ses fermes rsolutions, il +alla le jour mme chez Bacchis, trouva la maison vide, prit le miroir +d'argent et s'en fut aux jardins.</p> + +<p>Fallait-il entrer directement chez la seconde victime de Chrysis? +Dmtrios ne le pensa pas. La prtresse Touni, qui possdait le fameux +peigne d'ivoire, tait si charmante et si faible qu'il craignit de se +laisser toucher s'il se rendait auprs d'elle sans une prcaution +pralable. Il retourna sur ses pas et longea la Grande-Terrasse.</p> + +<p>Les courtisanes taient en montre dans leurs chambres exposes, comme +des fleurs l'talage. Leurs attitudes et leurs costumes n'avaient pas +moins de diversit que leurs ges, leurs types et leurs races. Les plus +belles, selon la tradition de Phryn, ne laissant dcouvert que +l'ovale de leur visage, se tenaient enveloppes des cheveux aux talons +dans leur grand vtement de laine fine. D'autres avaient adopt la mode +des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystrieusement +leurs beauts comme travers une eau limpide on discerne les mousses +vertes en taches d'ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme +n'avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu' la ceinture et +cambraient le torse en avant pour faire apprcier la fermet de leurs +seins. Mais les +plus mres, sachant combien les traits du visage fminin vieillissent +plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes nues, portant +leurs mamelles dans leurs mains, et elles cartaient leurs cuisses +alourdies, comme s'il leur fallait prouver qu'elles taient encore des +femmes.</p> + +<p>Dmtrios passait devant elles trs lentement et ne se lassait pas +d'admirer.</p> + +<p>Il ne lui tait jamais arriv de voir la nudit d'une femme sans une +motion intense. Il ne comprenait ni le dgot devant les jeunesses +trpasses, ni l'insensibilit devant les trop petites filles. Toute +femme, ce soir-l, aurait pu le charmer. Pourvu qu'elle restt +silencieuse et ne tmoignt pas plus d'ardeur que le minimum exig par +la politesse du lit, il la dispensait d'tre belle. Bien plus, il +prfrait qu'elle et un corps grossier, car plus sa pense s'arrtait +sur des formes accomplies, plus son dsir s'loignait d'elles. Le +trouble que lui donnait l'impression de la beaut vivante tait une +sensualit exclusivement crbrale qui rduisait nant l'excitation +gnsique. Il se souvenait avec angoisse d'tre rest toute une heure +impuissant +comme un vieillard prs de la femme la plus admirable qu'il et jamais +tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-l, il avait appris choisir +des matresses moins pures.</p> + +<p>Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas?</p> + +<p>Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne +dshabillait jamais deux fois la mme fille. C'tait le seul principe +qu'il suivt pendant ses visites aux jardins. Une femme qu'on n'a pas +encore eue a quelque chose d'une vierge; mais quel bon rsultat, quelle +surprise attendre d'un deuxime rendez-vous? C'est dj presque le +mariage. Dmtrios ne s'exposait pas aux dsillusions de la seconde +nuit. La reine Brnice suffisait ses rares vellits conjugales, et +en dehors d'elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice +de l'indispensable adultre.</p> + +<p>Clnarion!</p> + +<p>—Gnathn!</p> + +<p>—Plango!</p> + +<p>—Mnas!</p> + +<p>—Crbyl!</p> + +<p>—Ioessa!</p> + +<p>Elles criaient leurs noms sur son passage +et quelques-unes y ajoutaient l'affirmation de leur nature ardente ou +l'offre d'une pratique anormale. Dmtrios suivait le chemin; il se +disposait, selon son habitude, prendre au +hasard, dans le troupeau, quand une petite fille toute vtue de bleu +pencha la tte sur l'paule, et lui dit doucement, sans se lever:</p> + +<p>Il n'y a pas moyen?</p> + +<p>L'imprvu de cette formule le fit sourire. Il s'arrta.</p> + +<p>Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis.</p> + +<p>La petite, d'un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux +coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir.</p> + +<p>Gorg, dit la petite, j'ai quelqu'un; vite, du vin de Crte, des +gteaux, et fais le lit.</p> + +<p>Elle se retourna vers Dmtrios.</p> + +<p>Tu n'as pas besoin de satyrion?</p> + +<p>—Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as?</p> + +<p>—Il le faut bien, fit l'enfant, on m'en demande plus souvent que tu ne +penses. Viens par ici: prends garde aux marches, il y en a une qui est +use. Entre dans ma chambre, je vais revenir.</p> + +<p>La chambre tait tout fait simple, comme +celles des courtisanes novices. Un grand lit, un second lit de repos, +quelques tapis et quelques siges la meublaient insuffisamment; mais par +une grande baie ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade +d'Alexandrie. Dmtrios resta debout et regarda la ville lointaine.</p> + + +<p class="gap">Soleils couchants derrire les ports! gloires incomparables des cits +maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle me bruyante de +douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence! Quels pas ne se +sont arrts, quelle volupt ne s'est suspendue, quelle voix ne s'est +teinte devant +vous!… Dmtrios regardait: une houle de flamme torrentielle semblait +sortir du soleil moiti plong dans la mer et couler directement +jusqu' la rive +courbe du bois d'Aphrodite. De l'un l'autre des deux horizons, la +gamme somptueuse de la pourpre envahissait la Mditerrane, par zones de +nuances sans transitions, du rouge d'or au violet froid. Entre cette +splendeur mouvante et le miroir tourbeux du lac Marotis, la masse +blanche de la ville tait toute vtue de reflets zinzolins. Les +orientations diverses +de ses vingt mille maisons plates la mouchetaient merveilleusement de +vingt mille taches de couleur, en mtamorphose perptuelle selon les +phases dcroissantes du rayonnement occidental. Cela fut rapide et +incendiaire; puis le soleil s'engloutit presque soudainement et le +premier reflux de la nuit fit flotter sur toute la terre un frisson, une +brise voile, uniforme et transparente.</p> + +<p>Voil des figues, voil des gteaux, un rayon de miel, du vin, une +femme. Il faut manger les figues pendant qu'il fait jour, et la femme +quand on n'y voit plus!</p> + +<p>C'tait la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune +homme, se mit cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrire la +tte, assura dans ses cheveux chtains une rose qui allait glisser.</p> + +<p>Dmtrios eut malgr lui une exclamation de surprise: elle tait +compltement nue, et, ainsi dpouille de la robe bouffante, son petit +corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si troit de +hanches, si visiblement impubre, que Dmtrios se sentit pris de piti, +comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d'homme +une pouliche trop dlicate.</p> + +<p>Mais tu n'es pas femme! s'cria-t-il.</p> + +<p>—Je ne suis pas femme! Par les deux desses, qu'est-ce que je suis, +alors? un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe?</p> + +<p>—Quel ge as-tu?</p> + +<p>—Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis ne dans les +jardins. Ma mre est Milsienne. +C'est Pythias, qu'on appelle la Chvre. Veux-tu que je l'envoie +chercher, si tu me trouves trop petite? Elle a la peau douce, maman, +elle est belle.</p> + +<p>—Tu as t au Didascalion?</p> + +<p>—J'y suis encore, dans la sixime classe. J'aurai fini l'anne +prochaine; ce ne sera pas trop tt.</p> + +<p>—Est-ce que tu t'y ennuies?</p> + +<p>—Ah! si tu savais comme les matresses sont difficiles! Elles font +recommencer vingt-cinq fois la mme leon! des choses tout fait +inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour +rien; moi, je n'aime pas a. Tiens, prends une figue; pas celle-l, elle +n'est pas mre. Je t'apprendrai une nouvelle manire de les manger: +regarde.</p> + +<p>—Je la connais. C'est plus long et ce n'est pas meilleur. Je vois que +tu es une bonne lve.</p> + +<p>—Oh! ce que je sais, je l'ai appris toute seule. Les matresses +voudraient faire croire qu'elles sont plus fortes que nous. Elles ont +plus de main, c'est possible, mais elles n'ont rien invent.</p> + +<p>—Tu as beaucoup d'amants?</p> + +<p>—Tous trop vieux; c'est invitable. Les jeunes gens sont si btes! Ils +n'aiment que les femmes de quarante ans. J'en vois passer quelquefois +qui sont jolis comme des Ers, et si tu voyais ce qu'ils choisissent? +des hippopotames. C'est faire plir. J'espre bien que je ne vivrai +pas jusqu' l'ge de ces femmes-l. Je serais trop honteuse de me +dshabiller. C'est que je suis si contente, vois-tu, si contente d'tre +encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tt. Il me semble +que le premier mois o je verrai mon sang couler, je me croirai dj +prs de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t'aime bien.</p> + +<p>Ici la conversation prit une tournure moins pose, sinon plus +silencieuse, et Dmtrios s'aperut vite que ses scrupules +n'taient pas de mise auprs d'une petite personne dj si +bien renseigne. Elle semblait se rendre compte qu'elle n'tait qu'une +pture un peu maigre pour un apptit de jeune homme, et elle droutait +son amant par une prodigieuse activit d'attouchements furtifs, qu'il ne +pouvait ni prvoir, ni permettre, ni diriger, et qui ne lui laissaient +jamais le repos d'une treinte aimante. Le petit corps agile et ferme se +multipliait autour de lui, s'offrait et se refusait, glissait, tournait, +luttait. la fin, ils se saisirent. Mais cette demi-heure ne fut qu'un +long jeu.</p> + +<p>Elle sauta du lit la premire, trempa son doigt dans la coupe de miel et +s'en barbouilla les lvres; puis, avec mille efforts pour ne pas rire, +elle se pencha sur Dmtrios en frottant sa bouche sur la sienne. Ses +boucles rondes dansaient de chaque ct de leurs joues. Le jeune homme +sourit et s'accouda:</p> + +<p>Comment t'appelles-tu? dit-il.</p> + +<p>—Melitta. Tu n'avais pas vu mon nom sur la porte?</p> + +<p>—Je n'avais pas regard.</p> + +<p>—Tu pouvais le voir dans ma chambre. Ils l'ont tous crit sur mes murs. +Je serai bientt oblige de les faire repeindre.</p> + +<p>Dmtrios leva la tte: les quatre panneaux de la pice taient couverts +d'inscriptions.</p> + +<p>Tiens, c'est curieux, dit-il. On peut lire?</p> + +<p>—Oh! si tu veux. Je n'ai pas de secrets.</p> + +<p>Il lut. Le nom de Melitta se trouvait l plusieurs fois rpt avec des +noms d'hommes et des dessins barbares. Des phrases tendres, obscnes ou +comiques, s'enchevtraient bizarrement. Des amants se vantaient de leur +vigueur, ou dtaillaient les charmes de la petite courtisane, ou encore +se moquaient de ses bonnes camarades. Tout cela n'tait gure +intressant que comme tmoignage crit d'une abjection gnrale. Mais, +vers la fin du panneau de droite, Dmtrios eut un sursaut.</p> + +<p>Qui est-ce? Qui est-ce? Dis-moi!</p> + +<p>—Mais qui? quoi? o cela? dit l'enfant. Qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>—Ici. Ce nom-l. Qui a crit cela?</p> + +<p>Et son doigt s'arrta sous cette double ligne:</p> + +<p class="c"><span title="MELITTA .L. CHRYSIDA">ΜΕΛΙΤΤΑ .Λ. ΧΡΥΣΙΔΑ</span><br /> +<span title="CHRYSIS .L. MELITTAN">ΧΡΥΣΙΣ .Λ. ΜΕΛΙΤΤΑΝ</span></p> + +<p>Ah! rpondit-elle, a, c'est moi. C'est moi qui l'ai crit.</p> + +<p>—Mais qui est-ce, cette Chrysis?</p> + +<p>—C'est ma grande amie.</p> + +<p>—Je m'en doute bien. Ce n'est pas cela que je te demande. Quelle +Chrysis? Il y en a beaucoup.</p> + +<p>—La mienne, c'est la plus belle. Chrysis de Galile.</p> + +<p>—Tu la connais! tu la connais! Mais parle-moi donc! D'o vient-elle? o +demeure-t-elle? qui est son amant? dis-moi tout!</p> + +<p>Il s'assit sur le lit de repos et prit la petite sur ses genoux.</p> + +<p>Tu es donc amoureux? dit-elle.</p> + +<p>—Peu t'importe. Raconte-moi ce que tu sais, je suis press de tout +apprendre.</p> + +<p>—Oh! Je ne sais rien du tout. C'est court. Elle est venue deux fois +chez moi, et tu penses que je ne lui ai pas demand de renseignements +sur sa famille. J'tais trop heureuse de l'avoir, et je n'ai pas perdu +le temps en conversations.</p> + +<p>—Comment est-elle faite?</p> + +<p>—Elle est faite comme une jolie fille, que veux-tu que je te dise? +Faut-il que je te nomme toutes les parties de son corps en ajoutant que +tout est beau? Et puis, +c'est une femme, celle-l, une vraie femme… quand je pense +elle, j'ai tout de suite envie de quelqu'un.</p> + +<p>Et elle prit Dmtrios par le cou.</p> + +<p>Tu ne sais rien, reprit-il, rien sur elle?</p> + +<p>—Je sais… je sais qu'elle vient de Galile, qu'elle a presque vingt +ans et qu'elle demeure dans le quartier des Juives, l'est de la ville, +prs des jardins. Mais c'est tout.</p> + +<p>—Et sur sa vie, sur ses gots? Tu ne peux rien me dire? Elle aime les +femmes puisqu'elle vient chez toi. Mais est-elle tout fait lesbienne?</p> + +<p>—Certainement non. La premire nuit qu'elle a passe ici, elle avait +amen un amant, et je te jure qu'elle ne simulait rien. Quand une femme +est sincre, je le vois ses yeux. Cela n'empche pas qu'elle soit +revenue une fois toute seule… Et elle m'a promis une troisime nuit.</p> + +<p>—Tu ne lui connais pas d'autre amie dans les jardins? Personne?</p> + +<p>—Si, une femme de son pays, Chimairis, une pauvre.</p> + +<p>—O demeure-t-elle? Il faut que je la voie.</p> + +<p>—Elle couche dans le bois, depuis un an. Elle a vendu sa maison. Mais +je sais o est son trou. Je peux t'y mener, si tu le dsires. +Mets-moi mes sandales, veux-tu?</p> + +<p>Dmtrios noua d'une main rapide les cordons de cuir tress sur les +chevilles frles de Melitta. Puis il tendit sa robe courte qu'elle prit +simplement sur le bras, et ils sortirent la hte.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Ils marchrent longtemps. Le parc tait immense. De loin en loin une +fille sous un arbre disait son nom en ouvrant sa robe, puis se +recouchait, les yeux sur sa main. Melitta en connaissait quelques-unes, +qui l'embrassaient +sans l'arrter. En passant devant un autel fruste, elle cueillit trois +grandes fleurs dans l'herbe et les dposa sur la pierre.</p> + +<p>La nuit n'tait pas encore sombre. La lumire intense des jours d't a +quelque chose de durable qui s'attarde vaguement dans les lents +crpuscules. Les toiles faibles et mouilles, peine plus claires que +le fond du ciel, clignaient d'une palpitation douce, et les ombres des +branches restaient indcises.</p> + + +<p class="gap">Tiens! dit Melitta. Maman. Voil maman.</p> + +<p>Une femme seule, vtue d'une triple mousseline raye de bleu, s'avanait +d'un pas tranquille. Ds qu'elle aperut l'enfant, elle courut elle, +la souleva de terre, la prit dans ses bras, et l'embrassa fortement sur +les joues.</p> + +<p>Ma petite fille! mon petit amour, o vas-tu?</p> + +<p>—Je conduis quelqu'un qui veut voir Chimairis. Et toi? Est-ce que tu te +promnes?</p> + +<p>—Corinna est accouche. Je suis alle chez elle; j'ai dn prs de son +lit.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'elle a fait? un garon?</p> + +<p>—Deux jumelles, mon chri, roses comme des poupes de cire. Tu peux y +aller cette nuit, elle te les montrera.</p> + +<p>—Oh! que c'est bien! Deux petites courtisanes. Comment les +appelle-t-on?</p> + +<p>—Pannychis toutes les deux, parce qu'elles sont nes la veille des +Aphrodisies. C'est un prsage divin. Elles seront jolies.</p> + +<p>Elle reposa l'enfant sur ses pieds, et s'adressant Dmtrios:</p> + +<p>Comment trouves-tu ma fille? Ai-je le droit d'en tre orgueilleuse?</p> + +<p>—Vous pouvez tre satisfaites l'une de l'autre, dit-il avec calme.</p> + +<p>—Embrasse maman, dit Melitta.</p> + +<p>Il posa silencieusement un baiser entre les seins. Pythias le lui rendit +sur la bouche, et ils se sparrent.</p> + +<p>Dmtrios et l'enfant firent encore quelques pas sous les arbres, tandis +que la courtisane s'loignait en retournant la tte. la fin ils +arrivrent et Melitta dit:</p> + +<p>C'est ici.</p> + + +<p class="gap">Chimairis tait accroupie sur le talon gauche, dans un petit espace +gazonn entre deux arbres et un buisson. Elle avait tendu sous elle une +sorte de haillon rouge qui tait son dernier vtement pendant le jour et +sur lequel elle couchait nue l'heure o passent les hommes. Dmtrios +la contemplait avec un intrt croissant. Elle avait cet aspect fivreux +de certaines brunes amaigries dont le corps fauve semble consum par une +ardeur toujours battante. Ses lvres muscles, son regard excessif, ses +paupires largement livides composaient une expression double, de +convoitise sensuelle et d'puisement. La courbe de son ventre cave et +ses cuisses nerveuses se creusait d'elle-mme, comme pour recevoir; +et Chimairis ayant tout vendu, mme ses peignes et ses pingles, mme +ses pinces piler, sa chevelure s'tait embrouille dans un dsordre +inextricable, tandis qu'une pubescence noire ajoutait sa nudit +quelque chose de sauvage, d'impudique et de velu.</p> + +<p>Prs d'elle, un grand bouc se tenait sur ses pattes raides, attach un +arbre par une chane d'or qui avait autrefois brill quatre tours sur +la poitrine de sa matresse.</p> + + +<p class="gap">Chimairis, dit Melitta, lve-toi. C'est quelqu'un qui veut te parler.</p> + +<p>La Juive regarda, mais ne bougea point.</p> + +<p>Dmtrios s'avana.</p> + +<p>Tu connais Chrysis? dit-il.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Tu la vois souvent?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Tu peux me parler d'elle?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Comment, non? Comment, tu ne peux pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>Melitta tait stupfaite:</p> + +<p>Parle-lui, dit-elle. Aie confiance. Il l'aime: il lui veut du bien.</p> + +<p>—Je vois clairement qu'il l'aime, rpondit Chimairis. S'il l'aime, il +lui veut du mal. S'il l'aime, je ne parlerai pas.</p> + +<p>Dmtrios eut un frisson de colre, mais se tut.</p> + +<p>Donne-moi ta main, lui dit la Juive. Je verrai l si je me suis +trompe.</p> + +<p>Elle prit la main gauche du jeune homme et la tourna vers le clair de +lune. Melitta se pencha pour voir, bien qu'elle ne st pas lire les +mystrieuses lignes; mais leur fatalit l'attirait.</p> + +<p>Que vois-tu? dit Dmtrios.</p> + +<p>—Je vois… puis-je dire ce que je vois? M'en sauras-tu gr? Me +croiras-tu, seulement? Je vois d'abord tout le bonheur; mais c'est dans +le pass. Je vois aussi tout l'amour, mais cela se perd dans le sang…</p> + +<p>—Le mien?</p> + +<p>—Le sang d'une femme. Et puis le sang d'une autre femme. Et puis le +tien, un peu plus tard.</p> + +<p>Dmtrios haussa les paules. Quand il se retourna, il aperut Melitta +fuyant toutes jambes dans l'alle.</p> + +<p>Elle a eu peur, reprit Chimairis. Pourtant ce n'est pas d'elle qu'il +s'agit, ni de moi. Laisse aller les choses, puisqu'on ne peut rien +arrter. Ds avant ta naissance, ta destine tait certaine. Va-t'en. Je +ne parlerai plus.</p> + +<p>Et elle laissa retomber la main.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c3">III<br /> +<span class="d">SCRUPULES</span></h3> + + +<p>Le sang d'une femme. Ensuite le sang d'une autre femme. Ensuite le +tien, mais un peu plus tard.</p> + +<p>Dmtrios se rptait ces paroles en marchant, et, quoi qu'il en et, la +croyance en elles l'oppressait. Il ne s'tait jamais fi aux oracles +tirs du corps des victimes ou du mouvement des plantes. De telles +affinits lui semblaient trop problmatiques. Mais les lignes complexes +de la main ont par elles-mmes un aspect d'horoscope exclusivement +individuel qu'il ne regardait pas sans inquitude. Aussi la prdiction +de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit.</p> + +<p> son tour il considra la paume de sa main gauche o sa vie tait +rsume en signes secrets et ineffaables.</p> + +<p>Il y vit d'abord, au sommet, une sorte de croissant rgulier, dont les +pointes taient tournes vers la naissance des doigts. Au-dessous, une +ligne quadruple, noueuse et rose se creusait, marque en deux endroits +par des points trs rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait +d'abord parallle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une +troisime, courte et pure, contournait la base du pouce, qui tait +entirement couvert de linoles effiles.—Il vit tout cela; mais n'en +sachant pas lire le symbole cach, il se passa la main sur les yeux et +changea d'objet sa mditation.</p> + +<p>Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fivre. La +satisfaire, la conqurir, l'enfermer dans ses bras, fuir avec elle +ailleurs, en Syrie, en Grce, Rome, n'importe o, pourvu que ce ft +dans un endroit o lui n'et pas de matresses et elle pas d'amants: +voil ce qu'il fallait faire, et immdiatement, immdiatement!</p> + +<p>Des trois cadeaux qu'elle avait demands, +un dj tait pris. Restaient les deux autres: le peigne et le collier.</p> + +<p>Le peigne d'abord, pensa-t-il.</p> + +<p>Et il pressa le pas.</p> + +<p>Tous les soirs, aprs le soleil couch, la femme du grand-prtre +s'asseyait sur un banc de marbre adoss la fort et d'o l'on voyait +toute la mer. Dmtrios ne l'ignorait point, car cette femme, comme tant +d'autres, avait t amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que +le jour o il voudrait d'elle, ce serait l qu'il la pourrait prendre.</p> + +<p>Donc, ce fut l qu'il se rendit.</p> + +<p>Elle y tait en effet; mais elle ne le vit pas s'avancer; elle se tenait +assise les yeux clos, le corps renvers sur le dossier, et les deux bras + l'abandon.</p> + + +<p class="gap">C'tait une gyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique +lgre de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres +broderies que deux toiles noires pour marquer les pointes de ses seins. +La mince toffe, plisse au fer, s'arrtait sur les boules dlicates de +ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds +menus et ronds. +Sa peau tait trs bistre, ses lvres taient trs paisses, ses +paules taient trs fines, sa taille, fragile et souple, semblait +fatigue par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la bouche +ouverte, et rvait doucement.</p> + +<p>Dmtrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps +l'odeur exotique de ses cheveux; puis, tirant une des deux longues +pingles d'or qui brillaient au-dessus des oreilles, il l'enfona +vivement sous la mamelle gauche.</p> + + +<p class="gap">Pourtant, cette femme lui aurait donn son peigne, et mme sa chevelure +aussi, par amour.</p> + +<p>S'il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule: Chrysis avait trs +nettement exig un crime et non pas tel bijou ancien, piqu dans les +cheveux d'une jeune femme. C'est pourquoi il crut de son devoir de +consentir quelque effusion de sang.</p> + +<p>Il aurait pu considrer encore que les serments qu'on fait aux femmes +pendant les accs amoureux peuvent s'oublier dans l'intervalle sans +grand dommage pour la valeur morale de l'amant qui les a jurs, et que +si +jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d'une excuse, c'tait +bien dans la circonstance o la vie d'une autre femme assurment +innocente se trouvait dans la balance. Mais Dmtrios ne s'arrta pas +ce raisonnement. L'aventure qu'il poursuivait lui parut vraiment trop +curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de +regretter plus tard d'avoir effac de l'intrigue une scne courte mais +ncessaire la beaut de l'ensemble. Souvent il ne faudrait qu'une +dfaillance vertueuse pour rduire une tragdie aux banalits de +l'existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n'est pas un fait +indispensable au dveloppement d'<i>Agamemnon</i>, mais si elle n'avait +pas lieu, toute <i>l'Orestie</i> en serait gte.</p> + +<p>C'est pourquoi, ayant coup la chevelure de Touni, il serra dans ses +vtements le peigne d'ivoire histori et, sans rflchir davantage, il +entreprit le troisime des travaux commands par Chrysis: la prise du +collier d'Aphrodite.</p> + +<p>Il ne fallait pas songer entrer au temple par la grande porte. Les +douze hermaphrodites qui gardaient l'entre eussent sans doute laiss +passer Dmtrios, malgr l'interdiction +qui arrtait tout profane en l'absence des prtres; mais il lui tait +inutile de prouver aussi navement sa future culpabilit, puisqu'une +entre secrte menait au sanctuaire.</p> + +<p>Dmtrios se rendit dans une partie du bois dserte o se trouvait la +ncropole des grands prtres de la desse. Il compta les premiers +tombeaux, fit tourner la porte du septime et la referma derrire lui.</p> + +<p>Avec une grande difficult, car la pierre tait lourde, il souleva la +dalle funraire sous laquelle s'enfonait un escalier de marbre, et il +descendit marche marche.</p> + +<p>Il savait qu'on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu'aprs +il tait ncessaire de suivre le mur ttons pour ne pas se heurter +l'escalier souterrain du temple.</p> + +<p>La grande fracheur de la terre profonde le calma peu peu.</p> + +<p>En quelques instants, il arriva au terme.</p> + +<p>Il monta, il ouvrit.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c4">IV<br /> +<span class="d">CLAIR DE LUNE</span></h3> + + +<p>La nuit tait claire au dehors et noire dans la divine enceinte. Lorsque +avec prcaution il eut referm doucement la porte trop sonore, il se +sentit plein de frissons et comme environn par la froideur des pierres. +Il n'osait pas lever les yeux. Ce silence noir l'effrayait; l'obscurit +se peuplait d'inconnu. Il se mit la main sur le front comme un homme qui +ne veut pas s'veiller, de peur de se retrouver vivant. Il regarda +enfin.</p> + + +<p class="gap">Dans une grande lumire de lune, la desse apparaissait sur un pidestal +de pierre rose charg de trsors appendus. Elle tait nue +et sexue, vaguement teinte selon les couleurs de la femme; elle tenait +d'une main son miroir dont le manche tait un priape, et de l'autre +adornait sa beaut d'un collier de perles sept rangs. Une perle plus +grosse que les autres, argentine et allonge, brillait entre ses deux +mamelles, comme un croissant nocturne entre deux nuages ronds. Et +c'taient les vraies perles saintes, nes des gouttes d'eau qui avaient +roul dans la conque de l'Anadyomne.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios se perdit dans une adoration ineffable. Il crut en vrit que +l'Aphrodite elle-mme tait l. Il ne reconnut plus son œuvre, tant +l'abme tait profond entre ce qu'il avait t et ce qu'il tait devenu. +Il tendit les bras en avant et murmura les mots mystrieux par lesquels +on prie la desse dans les crmonies phrygiennes.</p> + +<p>Surnaturelle, lumineuse, impalpable, nue et pure, la vision flottait sur +la pierre, palpitait moelleusement. Il fixait les yeux sur elle et +pourtant il craignait dj que la caresse de son regard ne ft vaporer +dans l'air cette hallucination faible. Il s'avana trs doucement, +toucha du doigt l'orteil rose, comme pour s'assurer de l'existence de la +statue, et, incapable de s'arrter tant elle l'attirait soi, il monta +debout auprs d'elle et posa les mains sur les paules blanches en la +contemplant dans les yeux.</p> + +<p>Il tremblait, il dfaillait, il se prit rire de joie. Ses mains +erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, +descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De +toute sa force il s'tirait contre cette immortalit. Il se regarda dans +le miroir, il souleva le collier de perles, l'ta, le fit briller la +lune et le remit peureusement. Il baisa la main replie, le cou rond, +l'onduleuse gorge, la bouche entr'ouverte du marbre. Puis il recula +jusqu'aux bords du socle, et, se tenant aux bras divins, il regarda +tendrement la tte adorable incline.</p> + + +<p class="gap">Les cheveux avaient t coiffs la manire orientale et voilaient le +front lgrement. Les yeux demi-ferms se prolongeaient en sourire. +Les lvres restaient spares, comme vanouies d'un baiser.</p> + +<p>Il disposa en silence les sept rangs de perles +rondes sur la poitrine clatante, et descendit jusqu' terre pour voir +l'idole de plus loin.</p> + +<p>Alors il lui sembla qu'il se rveillait. Il se rappela ce qu'il tait +venu faire, ce qu'il avait voulu, failli accomplir: une chose +monstrueuse. Il se sentit rougir jusqu'aux tempes.</p> + +<p>Le souvenir de Chrysis passa devant sa mmoire comme une apparition +grossire. Il numra tout ce qui restait douteux dans la beaut de la +courtisane; les lvres paisses, les cheveux gonfls, la dmarche molle. +Ce qu'taient les mains, il l'avait oubli; mais il les imagina larges, +pour ajouter un dtail odieux l'image qu'il repoussait. Son tat +d'esprit devint semblable celui d'un homme surpris l'aube par son +unique matresse dans le lit d'une fille ignoble, et qui ne pourrait pas +s'expliquer lui-mme comment il a pu se laisser tenter la veille. Il +ne trouvait ni excuse, ni mme une raison srieuse. videmment, pendant +une journe, il avait subi une sorte de +folie passagre, un trouble physique, une maladie. Il se sentait guri, +mais encore ivre d'tourdissement.</p> + +<p>Pour achever de revenir lui, il s'adossa contre le mur du temple, et +resta longtemps +debout devant la statue. La lumire de la lune continuait de descendre +par l'ouverture carre du toit; Aphrodite resplendissait; et, comme les +yeux taient dans l'ombre, il cherchait leur regard…</p> + + +<p class="gap">… Toute la nuit se passa ainsi. Puis le jour vint et la statue prit +tour tour la lividit rose de l'aube et le reflet dor du soleil.</p> + +<p>Dmtrios ne pensait plus. Le peigne d'ivoire et le miroir d'argent +qu'il portait dans sa tunique avaient disparu de sa mmoire. Il +s'abandonnait doucement la contemplation sereine.</p> + +<p>Au dehors, une tempte de cris d'oiseaux bruissait, sifflait, chantait +dans le jardin. On entendait des voix de femmes qui parlaient et qui +riaient au pied des murs. L'agitation du matin surgissait de la terre +veille. Dmtrios n'avait en lui que des sentiments bienheureux.</p> + +<p>Le soleil tait dj haut et l'ombre du toit s'tait dplace quand il +entendit un bruit confus de pas lgers fouler les marches extrieures.</p> + +<p>C'tait sans doute un sacrifice qu'on allait +offrir la desse, une procession de jeunes femmes qui venaient +accomplir des vœux ou en prononcer devant la statue, pour le premier +jour des Aphrodisies.</p> + +<p>Dmtrios voulut fuir.</p> + +<p>Le pidestal sacr s'ouvrait par derrire, d'une faon que les prtres +seuls, et le sculpteur, connaissaient. C'tait l que se tenait +l'hirophante pour dicter une jeune fille dont la voix tait claire et +haute les discours miraculeux qui venaient de la statue le troisime +jour de la fte. Par l on pouvait gagner les jardins. Dmtrios y +pntra, et s'arrta devant les ouvertures bordes de bronze, qui +peraient la pierre profonde.</p> + +<p>Les deux portes d'or s'ouvrirent lourdement. Puis la procession entra.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c5">V<br /> +<span class="d">L'INVITATION</span></h3> + + +<p>Vers le milieu de la nuit, Chrysis fut rveille par trois coups frapps + la porte.</p> + +<p>Elle avait dormi tout le jour entre les deux phsiennes, et sans le +bouleversement de leur lit on les et prises pour trois sœurs +ensemble. Rhodis tait pelotonne contre la Galilenne, dont la cuisse +en sueur pesait sur elle. Myrtocleia dormait sur la poitrine, les yeux +sur le bras et le dos nu.</p> + +<p>Chrysis se dgagea avec prcaution, fit trois pas sur le lit, descendit, +et ouvrit la porte moiti.</p> + +<p>Un bruit de voix venait de l'entre.</p> + +<p>Qui est-ce, Djala? qui est-ce? demanda-t-elle.</p> + +<p>—C'est Naucrats qui veut te parler. Je lui dis que tu n'es pas libre.</p> + +<p>—Mais si, quelle btise! certainement si, je suis libre! Entre, +Naucrats. Je suis dans ma chambre.</p> + +<p>Et elle se remit au lit.</p> + + +<p class="gap">Naucrats resta quelque temps sur le seuil, comme s'il craignait d'tre +indiscret. Les deux musiciennes ouvraient +des yeux encore pleins de sommeil et ne pouvaient pas s'arracher leurs +rves.</p> + +<p>Assieds-toi, dit Chrysis. Je n'ai pas de coquetteries faire entre +nous. Je sais que tu ne viens pas pour moi. Que me veux-tu? +Naucrats tait un philosophe connu, qui depuis plus de vingt ans tait +l'amant de Bacchis et ne la trompait point, plus par indolence que par +fidlit. Ses cheveux gris taient coups courts, sa barbe en pointe +la Dmosthne et ses moustaches au niveau des lvres. Il portait un +grand vtement blanc, fait de laine simple bande unie.</p> + +<p>Je viens t'inviter, dit-il. Bacchis donne demain un dner qui sera +suivi d'une fte. +Nous serons sept, avec toi. Ne manque pas de venir.</p> + +<p>—Une fte? quelle occasion?</p> + +<p>—Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia. Il y aura des +danseuses et des aultrides. Je crois que tes deux amies sont +commandes, et mme elles ne devraient pas tre ici. On rpte chez +Bacchis en ce moment.</p> + +<p>—Oh! c'est vrai, s'cria Rhodis, nous n'y pensions plus. Lve-toi, +Myrto, nous sommes trs en retard.</p> + +<p>Mais Chrysis se rcriait.</p> + +<p>Non! pas encore! que tu es mchant de m'enlever mes femmes. Si je +m'tais doute de cela, je ne t'aurais pas reu. Oh! les voil dj +prtes!</p> + +<p>—Nos robes ne sont pas compliques, dit l'enfant. Et nous ne sommes pas +assez belles pour nous habiller longtemps.</p> + +<p>—Vous verrai-je au temple, du moins?</p> + +<p>—Oui, demain matin, nous portons des colombes. Je prends une drachme +dans ta bourse, Chrys. Nous n'aurions pas de quoi les acheter. +demain.</p> + + +<p class="gap">Elles sortirent en courant. Naucrats regarda +quelque temps la porte ferme sur elles; puis il se croisa les bras et +dit voix basse en se retournant vers Chrysis:</p> + +<p>Bien. Tu te conduis bien.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Une seule ne te suffit plus. Il t'en faut deux, maintenant. Tu les +prends jusque dans la rue. C'est d'un bel exemple. Mais alors, veux-tu +me dire, mais qu'est-ce qu'il nous reste, nous, nous les hommes? Vous +avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras puisants vous ne +donnez de votre passion que ce qu'elles veulent bien vous laisser. +Crois-tu que cela puisse durer longtemps? Si cela continue ainsi, nous +serons forcs d'aller chez Bathylle…</p> + +<p>—Ah! non! s'cria Chrysis. Voil ce que je n'admettrai jamais! Je le +sais bien, on fait cette comparaison-l. Elle n'a pas de sens; et je +m'tonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas +qu'elle est absurde.</p> + +<p>—Et quelle diffrence trouves-tu?</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de diffrence. Il n'y a aucun rapport entre l'un et +l'autre; c'est clair.</p> + +<p>—Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connatre tes raisons.</p> + +<p>—Oh! Cela se dit en deux mots: coute bien. La femme est, en vue de +l'amour, un instrument accompli. Des pieds la tte elle est faite +uniquement, merveilleusement, pour l'amour. <i>Elle seule sait aimer. +Elle seule sait tre aime.</i> Par consquent: si un couple amoureux se +compose de deux femmes, il est parfait; s'il n'en a qu'une seule, il est +moiti moins bien; s'il n'en a aucune, il est purement idiot. J'ai dit.</p> + +<p>—Tu es dure pour Platon, ma fille.</p> + +<p>—Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute +circonstance. Pallas n'entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas +peindre, Platon ne savait pas aimer. Philosophes, potes ou rhteurs, +ceux qui se rclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables +qu'ils soient en leur art, en amour ce sont des ignorants. Crois-moi, +Naucrats, je sens que j'ai raison.</p> + +<p>Le philosophe fit un geste.</p> + +<p>Tu es un peu irrvrencieuse, dit-il; mais je ne crois nullement que tu +aies tort. Mon indignation n'tait pas relle. Il y a quelque chose de +charmant dans l'union de deux jeunes femmes, la condition qu'elles +veuillent +bien rester fminines toutes les deux, garder leurs longues chevelures, +dcouvrir leurs seins et ne pas s'affubler d'instruments postiches, +comme si, par une inconsquence, elles enviaient le sexe grossier +qu'elles mprisent si joliment. Oui, leur liaison est remarquable parce +que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur volupt d'autant +plus raffine. Elles ne s'treignent pas, elles s'effleurent pour goter +la suprme joie. Leur nuit de noces n'est pas sanglante. Ce sont des +vierges, Chrysis. Elles ignorent l'action brutale; c'est en cela +qu'elles sont suprieures Bathylle, qui prtend en offrir +l'quivalent, oubliant que vous aussi, et mme pour cette pitrerie, +vous pourriez lui faire concurrence. L'amour humain ne se distingue du +rut stupide des animaux que par deux fonctions divines: la caresse et le +baiser. Or ce sont les seules que connaissent les femmes dont nous +parlons ici. Elles les ont mme perfectionnes.</p> + +<p>—On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu?</p> + +<p>—Je te reproche d'tre cent mille. Dj un grand nombre de femmes n'ont +de plaisir parfait qu'avec leur propre sexe. Bientt vous +ne voudrez plus nous recevoir, mme titre de pis-aller. C'est par +jalousie que je te gronde.</p> + + +<p class="gap">Ici, Naucrats trouva que l'entretien avait assez dur, et, simplement, +il se leva.</p> + +<p>Je puis dire Bacchis qu'elle compte sur toi? dit-il.</p> + +<p>—Je viendrai, rpondit Chrysis.</p> + +<p>Le philosophe lui baisa les genoux et sortit avec lenteur.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Alors, elle joignit les mains et parla tout haut, bien qu'elle ft +seule.</p> + +<p>Bacchis… Bacchis… il vient de chez elle et il ne sait pas!… Le +miroir est donc toujours l?… Dmtrios m'a oublie… S'il a hsit +le premier jour, je suis perdue, il ne fera rien… Mais il est possible +que tout soit fini! Bacchis a d'autres miroirs dont elle se sert plus +souvent. Sans doute elle ne sait pas encore… Dieux! Dieux! Aucun moyen +d'avoir des nouvelles, et peut-tre… Ah! Djala! Djala!</p> + +<p>L'esclave entra.</p> + +<p>Donne-moi mes osselets, dit Chrysis. Je veux tirer.</p> + +<p>Et elle jeta en l'air les quatre petits os…</p> + + +<p class="gap">Oh!… Oh!… Djala, regarde! le coup d'Aphrodite!</p> + +<p>On appelait ainsi un coup assez rare par lequel les osselets +prsentaient tous une face diffrente. Il y avait exactement trente-cinq +chances contre une pour que cette disposition ne se produist pas. +C'tait le meilleur coup du jeu.</p> + +<p>Djala observa froidement:</p> + +<p>Qu'est-ce que tu avais demand?</p> + +<p>—C'est vrai, dit Chrysis dsappointe. J'avais oubli de faire un +vœu. Je pensais bien quelque chose, mais je n'ai rien dit. Est-ce +que cela compte tout de mme?</p> + +<p>—Je ne crois pas; il faut recommencer.</p> + + +<p class="gap">Une seconde fois, Chrysis jeta les osselets.</p> + +<p>Le coup de Midas, maintenant. Qu'est-ce que tu en penses?</p> + +<p>—On ne sait pas. Bon et mauvais. C'est un coup qui s'explique par le +suivant. Recommence avec un seul os.</p> + +<p>Une troisime fois Chrysis interrogea le jeu; mais ds que l'osselet fut +retomb, elle bgaya:</p> + +<p>Le… le point de Chios!</p> + +<p>Et elle clata en sanglots.</p> + + +<p class="gap">Djala ne disait rien, inquite elle-mme. Chrysis pleurait sur le lit, +les cheveux rpandus autour de la tte. Enfin elle se retourna dans un +mouvement de colre.</p> + +<p>Pourquoi m'as-tu fait recommencer? Je suis sre que le premier coup +comptait.</p> + +<p>—Si tu as fait vœu, oui. Si tu n'as pas fait vœu, non. Toi seule +le sais, dit Djala.</p> + +<p>—D'ailleurs, les osselets ne prouvent rien. C'est un jeu grec. Je n'y +crois pas. Je vais essayer autre chose.</p> + +<p>Elle essuya ses larmes et traversa la chambre. Elle prit sur une +tablette une bote de jetons blancs, en compta vingt-deux, puis, avec la +pointe d'une agrafe de perles, elle y grava l'une aprs l'autre les +vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu. C'taient les arcanes de la +Cabbale qu'elle avait appris en Galile.</p> + +<p>Voil en quoi j'ai confiance. Voil ce qui ne trompe pas, dit-elle. +Lve le pan de ta robe; ce sera mon sac.</p> + +<p>Elle jeta les vingt-deux jetons dans la tunique de l'esclave, en +rptant mentalement:</p> + +<p>Porterai-je le collier d'Aphrodite? Porterai-je le collier d'Aphrodite? +Porterai-je le collier d'Aphrodite?</p> + +<p>Et elle tira le dixime arcane, ce qui nettement voulait dire:</p> + +<p>Oui.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c6">VI<br /> +<span class="d">LA ROSE DE CHRYSIS</span></h3> + + +<p>C'tait une procession blanche, et bleue, et jaune, et rose, et verte.</p> + +<p>Trente courtisanes s'avanaient, portant des corbeilles de fleurs, des +colombes de neige aux pieds rouges, des voiles du plus fragile azur, et +des ornements prcieux.</p> + +<p>Un vieux prtre, barbu et blanc, envelopp jusqu'autour de la tte dans +une raide toffe crue, marchait devant le jeune cortge et guidait vers +l'autel de pierre la file des dvotes inclines. +Elles chantaient, et leur chant tranait comme la mer, soupirait comme +le vent du midi, haletait comme une bouche amoureuse. +Les deux premires portaient des harpes qu'elles soutenaient au creux de +leur main gauche et qui se courbaient en avant comme des faucilles de +bois grle.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>L'une d'elles s'avana et dit:</p> + + +<p class="gap">Tryphra, Cypris aime, t'offre ce voile bleu qu'elle a tiss +elle-mme, afin que tu continues lui tre bienveillante.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Une autre:</p> + + +<p class="gap">Mousarion dpose tes pieds, desse la belle couronne, ces +couronnes de girofles et ce bouquet de narcisses penchs. Elle les a +ports dans l'orgie et a invoqu ton nom dans l'ivresse de leurs +parfums. victorieuse, accueille ces dpouilles d'amour.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Une autre encore:</p> + + +<p class="gap">En offrande toi, Cythre d'or, Timo consacre ce bracelet en spirale. +Puisses-tu enrouler la vengeance la gorge de qui tu sais, +comme ce serpent d'argent s'enroulait au haut de ses bras nus.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Myrtocleia et Rhodis avancrent, se tenant par la main.</p> + + +<p class="gap">Voici deux colombes de Smyrne, aux ailes blanches comme des caresses, +aux pieds rouges comme des baisers. double desse d'Amathonte, +accepte-les de nos mains unies, s'il est vrai que le mol Adnis ne te +suffit pas seul et qu'une treinte encore plus douce retarde parfois ton +sommeil.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Une courtisane trs jeune suivit:</p> + + +<p class="gap">Aphrodite Peribasia, reois ma virginit, avec cette tunique tache de +sang. Je suis Pannychis de Pharos; depuis la nuit dernire je me suis +voue toi.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Une autre:</p> + +<p>Dorothea te conjure, charitable Epistrophia, d'loigner de son esprit +le dsir qu'y a jet l'Ers, ou d'enflammer enfin pour elle +les yeux de celui qui se refuse. Elle t'offre cette branche de myrte +parce que c'est l'arbre que tu prfres.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Une autre:</p> + + +<p class="gap">Sur ton autel, Paphia, Callistion dpose soixante drachmes d'argent, +le superflu de quatre mines qu'elle a reues de Clomns. Donne-lui un +amant plus gnreux encore, si l'offrande te semble belle.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Il ne restait plus devant l'idole qu'une enfant toute rougissante qui +s'tait mise la dernire. Elle ne tenait la main qu'une petite +couronne de crocos, et le prtre la mprisait pour une aussi mince +offrande.</p> + +<p>Elle dit:</p> + +<p>Je ne suis pas assez riche pour te donner des pices d'argent, +brillante olympienne. D'ailleurs, que pourrais-je te donner que tu ne +possdes pas encore? Voici des fleurs jaunes et vertes, tresses en +couronne pour tes pieds. Et maintenant…</p> + + +<p class="gap">Elle dfit les deux boucles de sa tunique et se mit nue, l'toffe ayant +gliss terre.</p> + + +<p class="gap">… Me voici tout entire toi, desse aime. Je voudrais entrer dans +tes jardins, mourir courtisane du temple. Je jure de ne dsirer que +l'amour, je jure de n'aimer qu' aimer, et je renonce au monde, et je +m'enferme en toi.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Le prtre alors la couvrit de parfums et entoura sa nudit du voile +tiss par Tryphra. Elles sortirent ensemble de la nef par la porte des +jardins.</p> + +<p>La procession semblait finie, et les autres courtisanes allaient +retourner sur leurs pas, quand on vit entrer en retard une dernire +femme sur le seuil.</p> + +<p>Celle-ci n'avait rien la main, et on put croire qu'elle aussi ne +venait offrir que sa beaut. Ses cheveux semblaient deux flots d'or, +deux profondes vagues pleines d'ombre qui engloutissaient les oreilles +et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez tait dlicat, avec +des narines expressives qui palpitaient +quelquefois, au-dessus d'une bouche paisse et peinte, aux coins +arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait chaque pas, et +s'animait du roulis des hanches ou du balancement des seins libres sous +qui la taille pliait.</p> + +<p>Ses yeux taient extraordinaires, bleus, mais foncs et brillants la +fois, changeants comme des pierres lunaires, demi clos sous les cils +couchs. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirnes chantent…</p> + +<p>Le prtre se tournait vers elle, attendant qu'elle parlt.</p> + +<p>Elle dit:</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Chrysis, Chrysea, te supplie. Accueille les faibles dons qu'elle +pose tes pieds. coute, exauce, aime et soulage celle qui vit selon +ton exemple et pour le culte de ton nom.</p> + + +<p class="gap">Elle tendit en avant ses mains dores de bagues et se pencha, les jambes +serres.</p> + +<p>Le chant vague recommena. Le murmure des harpes monta vers la statue +avec la fume +rapide de l'encens que le prtre brlait dans une cassolette +frmissante.</p> + +<p>Elle se redressa lentement et prsenta un miroir de bronze qui pendait +sa ceinture.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p> toi, dit-elle, Astart de la nuit, qui mles les mains et les lvres +et dont le symbole est semblable l'empreinte du pied des biches sur la +terre ple de Syrie, Chrysis consacre son miroir. Il a vu la cernure des +paupires, l'clat des yeux aprs l'amour, les cheveux colls sur les +tempes par la sueur de tes luttes, combattante aux mains acharnes, +qui mles les corps et les bouches.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Le prtre posa le miroir aux pieds de la statue. Chrysis tira de son +chignon d'or un long peigne de cuivre rouge, mtal plantaire de la +desse.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p> toi, dit-elle, Anadyomne, qui naquis de la sanglante aurore et du +sourire cumeux de la mer, toi, nudit gouttelante de perles, qui +nouais ta chevelure mouille avec des +rubans d'algues vertes, Chrysis consacre son peigne. Il a plong dans +ses cheveux bouleverss par tes mouvements, furieuse Adonienne +haletante, qui creuses la cambrure des reins et crispes les genoux +raidis.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Elle donna le peigne au vieillard et pencha la tte droite pour ter +son collier d'meraudes.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p> toi, dit-elle, Htare, qui dissipes la rougeur des vierges +honteuses et conseilles le rire impudique, toi, pour qui nous mettons +en vente l'amour ruisselant de nos entrailles, Chrysis consacre son +collier. Il a t donn en salaire par un homme dont elle ignore le nom, +et chaque meraude est un baiser o tu as vcu un instant.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Elle s'inclina une dernire fois plus longtemps, mit le collier dans les +mains du prtre et fit un pas pour s'en aller.</p> + +<p>Le prtre la retint.</p> + +<p>Que demandes-tu la desse pour ces prcieuses offrandes?</p> + +<p>Elle sourit en secouant la tte, et dit:</p> + +<p>Je ne demande rien.</p> + +<p>Puis elle passa le long de la procession, vola une rose dans une +corbeille et la mit sa bouche en sortant.</p> + +<p>Une une, toutes les femmes suivirent. La porte se referma sur le +temple vide.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Dmtrios restait seul, cach dans le pidestal de bronze.</p> + +<p>De toute cette scne il n'avait perdu ni un geste ni une parole, et +quand tout fut termin, il resta longtemps sans bouger, nouveau +tourment, passionn, irrsolu.</p> + +<p>Il s'tait cru guri de sa dmence de la veille, et il n'avait pas pens +que rien, dsormais, pt le jeter une seconde fois dans l'ombre ardente +de cette inconnue.</p> + +<p>Mais il avait compt sans elle.</p> + +<p>Femmes! femmes! si vous voulez tre aimes, montrez-vous, revenez, +soyez l! L'motion qu'il avait sentie l'entre de la courtisane tait +si totale et si lourde qu'il ne fallait plus songer la combattre par +un coup de volont. Dmtrios tait li comme un esclave +barbare un char de triomphe. S'chapper tait illusion. Sans le +savoir, et naturellement, elle avait mis la main sur lui.</p> + +<p>Il l'avait vue venir de trs loin, car elle portait la mme toffe jaune +qu' son passage sur la jete. Elle marchait pas lents et souples en +ondulant les hanches mollement. Elle tait venue droit lui, comme si +elle l'avait devin derrire la pierre.</p> + +<p>Ds le premier instant, il comprit qu'il retombait ses pieds. Quand +elle tira de sa ceinture le miroir de bronze poli, elle s'y regarda +quelque temps avant de le donner au prtre et l'clat de ses yeux devint +stupfiant. Quand, pour prendre son peigne de cuivre, elle passa la main +sur ses cheveux en levant un bras repli, selon le geste des Charites, +toute la belle ligne de son corps se dveloppa sous l'toffe et le +soleil alluma dans l'aisselle une rose de sueur brillante et menue. +Enfin, quand, pour soulever et dfaire son collier de lourdes meraudes, +elle carta la soie plisse qui voilait sa double poitrine jusqu'au doux +espace empli d'ombre o l'on ne peut glisser qu'un bouquet, Dmtrios se +sentit pris d'une telle frnsie d'y poser les lvres et d'arracher +toute la robe… mais Chrysis se mit parler.</p> + +<p>Elle parla, et chacun de ses mots tait une souffrance pour lui. +plaisir elle semblait insister et s'tendre sur la prostitution de ce +vase de beaut qu'elle tait, blanc comme la statue elle-mme, et plein +d'or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte +l'oisivet des passants, la contemplation de son corps abandonne des +indignes, et le soin de mettre en feu ses joues des enfants +maladroits. Elle disait la fatigue vnale de ses yeux, ses lvres loues + la nuit, ses cheveux confis des mains brutales, sa divinit +laboure.</p> + +<p>L'excs mme des facilits qui entouraient son approche inclinait +Dmtrios vers elle, dcid du moins en user pour lui seul et fermer +la porte derrire lui. Tant il est vrai qu'une femme n'est pleinement +sduisante que si l'on a lieu d'en tre jaloux.</p> + +<p>Aussi lorsque, ayant donn la desse son collier vert en change de +celui qu'elle esprait, Chrysis s'en retourna vers la ville,—elle +emportait une volont humaine sa bouche, comme la petite rose vole +dont elle mordillait la queue.</p> + +<p>Dmtrios attendit qu'il ft laiss seul dans l'enceinte; puis il sortit +de sa retraite.</p> + + +<p class="gap">Il regarda la statue avec trouble, s'attendant une lutte en lui. Mais, +comme il tait incapable de renouveler si bref intervalle une motion +trs violente, il redevint tonnamment calme et sans remords prmatur.</p> + +<p>Insouciant, il monta doucement prs de la statue, souleva sur la nuque +incline le Collier des Vraies Perles de l'Anadyomne, et le glissa dans +ses vtements.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l2c7">VII<br /> +<span class="d">LE CONTE DE LA LYRE ENCHANTE</span></h3> + + +<p>Il marchait trs rapidement, dans l'espoir de trouver Chrysis encore sur +la route qui menait la ville, craignant, s'il tardait davantage, de +retomber sans courage et sans volont.</p> + +<p>La voie blanche de chaleur tait si lumineuse que Dmtrios fermait les +yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, +et faillit se heurter quatre esclaves noirs qui marchaient en tte +d'un nouveau cortge, lorsqu'une petite voix chanteuse dit doucement:</p> + +<p>Bien-Aim! que je suis contente!</p> + +<p>Il leva la tte: c'tait la reine Brnice accoude en sa litire.</p> + +<p>Elle ordonna:</p> + +<p>Arrtez, porteurs!</p> + +<p class="noindent">et tendit les bras l'amant. +</p> +<p>Dmtrios ne pouvait se refuser; mais il ne pouvait se refuser et il +monta d'un air maussade.</p> + + +<p class="gap">Alors la reine Brnice, folle de joie, se trana sur les mains jusqu'au +fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer.</p> + +<p>Car cette litire tait une chambre, et vingt-quatre esclaves la +portaient. Douze femmes pouvaient s'y coucher aisment, au hasard d'un +sourd tapis bleu, sem de coussins et d'toffes; et sa hauteur tait +telle qu'on n'en pouvait toucher le plafond, mme du bout de son +ventail. Elle tait plus longue que large, ferme en avant et sur les +deux cts par trois rideaux jaunes trs lgers, qui s'blouissaient de +lumire. Le fond tait de bois de cdre, drap d'un long voile de soie +orange. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste pervier d'or +d'gypte ployait sa raide envergure; plus bas, cisel d'ivoire et +d'argent, le symbole antique d'Astart s'ouvrait au-dessus d'une lampe +allume qui luttait avec le jour +en d'insaisissables reflets. Au-dessous tait couche la reine Brnice +entre deux esclaves persanes qui agitaient autour d'elle deux panaches +de plumes de paon.</p> + + +<p class="gap">Elle attira des yeux le jeune sculpteur ses cts et rpta:</p> + +<p>Bien-Aim, je suis contente.</p> + +<p>Elle lui mit la main sur la joue:</p> + +<p>Je te cherchais, Bien-Aim. O tais-tu? Je ne t'ai pas vu depuis +avant-hier. Si je ne t'avais pas rencontr, je serais morte de chagrin +tout l'heure. Toute seule dans cette grande litire, je m'ennuyais +tant. En passant sur le pont des Herms, j'ai jet tous mes bijoux dans +l'eau pour faire des ronds. Tu vois, je n'ai plus ni bagues ni colliers. +J'ai l'air d'une petite pauvre tes pieds.</p> + + +<p class="gap">Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux +porteuses d'ventails allrent s'accroupir un peu plus loin, et quand la +reine Brnice se mit parler +tout bas, elles approchrent leurs doigts de leurs oreilles pour faire +semblant de ne pas entendre.</p> + +<p>Mais Dmtrios ne rpondait pas, coutait peine, restait gar. Il ne +voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin +noir de ses cheveux qu'elle coiffait toujours desserrs pour y coucher +sa tte lasse.</p> + + +<p class="gap">Elle disait:</p> + +<p>Bien-Aim, j'ai pleur dans la nuit. Mon lit tait froid. Quand je +m'veillais, j'tendais mes bras nus des deux cts de mon corps et je +ne t'y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que +j'embrasse aujourd'hui. Je t'attendais au matin, et depuis la pleine +lune tu n'tais pas venu. J'ai envoy des esclaves dans tous les +quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-mme quand ils sont +revenus sans toi. O tais-tu? tu tais au temple? Tu n'tais pas dans +les jardins, avec ces femmes trangres? Non, je vois tes yeux que tu +n'as pas aim. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi? Tu tais +devant la statue? Oui, j'en suis sre, tu tais l. Tu l'aimes plus que +moi maintenant. Elle est toute semblable moi, elle a mes yeux, ma +bouche, mes seins; mais c'est elle que tu +recherches. Moi, je suis une pauvre dlaisse. Tu t'ennuies avec moi, je +m'en aperois bien. Tu penses tes marbres et tes vilaines statues +comme si je n'tais pas plus belle qu'elles toutes, et vivante, du +moins, amoureuse et bonne, prte ce que tu veux accepter, rsigne +ce que tu refuses. Mais tu ne veux rien. Tu n'as pas voulu tre roi, tu +n'as pas voulu tre dieu, et ador dans un temple toi. Tu ne veux +presque plus m'aimer.</p> + + +<p class="gap">Elle ramena ses pieds sous elle et s'appuya sur la main.</p> + +<p>Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aim. Si tu ne m'y cherches +plus, dis-moi qui t'attire, elle sera mon amie. Les… les femmes de ma +cour… sont belles. J'en ai douze qui, depuis leur naissance, sont +gardes dans mon gynce et ignorent mme qu'il y a des hommes… elles +seront toutes tes matresses si tu viens me voir aprs elles. Et j'en ai +d'autres avec moi qui ont eu plus d'amants que des courtisanes sacres +et sont expertes aimer. Dis un mot, j'ai aussi mille esclaves +trangres: celles que tu voudras seront dlivres. Je les vtirai comme +moi-mme, de soie jaune et d'or et d'argent.</p> + +<p>Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n'aimes +personne, tu te laisses aimer, tu te prtes, par charit pour celles que +tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, +mais comme une bte se laisse traire: en regardant autre part. Tu es +plein de condescendance. Ah! Dieux! Ah! Dieux! je finirai par me passer +de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. +Je n'ai pas que des femmes au palais, j'ai des thiopiens vigoureux qui +ont des poitrines de bronze et des bras bossus par les muscles. +J'oublierai vite dans leurs treintes tes jambes de fille et ta jolie +barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et +je me reposerai d'tre amoureuse. Mais le jour o je serai certaine que +ton regard absent ne m'inquite plus et que je puis remplacer ta bouche, +alors je t'enverrai du haut du pont des Herms rejoindre mes colliers et +mes bagues comme un bijou trop longtemps port. Ah! tre reine!</p> + + +<p class="gap">Elle se redressa et sembla attendre. Mais +Dmtrios restait toujours impassible et ne bougeait pas plus que s'il +n'entendait pas. Elle reprit avec colre:</p> + +<p>Tu n'as pas compris?</p> + +<p>Il s'accouda nonchalamment et dit d'une voix trs naturelle:</p> + +<p>Il m'est venu l'ide d'un conte.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Autrefois, bien avant que la Thrace et t conquise par les anctres +de ton pre, elle tait habite par des animaux sauvages et quelques +hommes effrays.</p> + +<p>Les animaux taient fort beaux; c'taient des lions roux comme le +soleil, des tigres rays comme le soir, et des ours noirs comme la nuit.</p> + +<p>Les hommes taient petits et camus, couverts de vieilles peaux +dpoilues, arms de lances grossires et d'arcs sans beaut. Ils +s'enfermaient dans les trous des montagnes derrire des blocs monstrueux +qu'ils roulaient pniblement. Leur vie se passait la chasse. Il y +avait du sang dans les forts.</p> + +<p>Le pays tait si lugubre que les dieux l'avaient dsert. Quand, dans +la blancheur du +matin, Artmis quittait l'Olympe, son chemin n'tait jamais celui qui +l'aurait mene vers le Nord. Les guerres qui se livraient l +n'inquitaient pas Ars. L'absence de fltes et de cithares en +dtournait Apollon. La triple Hcate y brillait seule, comme un visage +de mduse sur un paysage ptrifi.</p> + +<p>Or un homme y vint habiter, qui tait d'une race plus heureuse et ne +marchait pas vtu de peaux comme les sauvages de la montagne.</p> + +<p>Il portait une longue robe blanche qui tranait un peu derrire lui. +Par les molles clairires des bois, il aimait errer la nuit dans la +lumire de la lune, tenant la main une petite carapace de tortue o +taient plantes deux cornes d'aurochs entre lesquelles trois cordes +d'argent se tendaient.</p> + +<p>Quand ses doigts touchaient les cordes, une dlicieuse musique y +passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources, ou que les +phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La +premire fois qu'il se mit jouer, trois tigres couchs s'veillrent, +si prodigieusement charms qu'ils ne lui firent aucun mal, mais +s'approchrent +le plus qu'ils purent et se retirrent quand il cessa. Le lendemain, il +y en eut bien plus encore, et des loups, et des hynes, des serpents +droits sur leur queue.</p> + +<p>Si bien qu'aprs fort peu de temps les animaux venaient eux-mmes le +prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu'un ours vnt seul +auprs de lui et s'en allt content de trois accords merveilleux. En +retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et +le protgeaient contre les hommes.</p> + +<p>Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sr de +son gnie et du plaisir qu'il donnait aux btes qu'il ne chercha plus +bien jouer. Les fauves, pourvu que ce ft lui, se trouvaient toujours +satisfaits. Bientt il se refusa mme leur donner ce contentement, et +cessa de jouer, par nonchalance. Toute la fort fut triste, mais les +morceaux de viande et les fruits savoureux ne manqurent pas pour cela +devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l'aima +davantage. Le cœur des btes est ainsi fait.</p> + +<p>Or, un jour qu'appuy dans sa porte ouverte il regardait le soleil +descendre derrire +les arbres immobiles, une lionne vint passer prs de l. Il fit un +mouvement pour rentrer, comme s'il craignait des sollicitations +fcheuses. La lionne ne s'inquita pas de lui, et passa simplement.</p> + +<p>Alors il lui demanda, tonn: Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer? +Elle rpondit qu'elle ne s'en souciait pas. Il lui dit: Tu ne me +connais point? Elle rpondit: Tu es Orphe. Il reprit: Et tu ne veux +pas m'entendre? Elle rpta: Je ne veux pas.—oh! s'cria-t-il, oh! +que je suis plaindre. C'est justement pour toi que j'aurais voulu +jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre +tellement mieux! Pour que tu m'coutes une heure seulement, je te +donnerai tout ce que tu rveras. Elle rpondit: Je demande que tu +voles les viandes fraches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je +demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que +tu prennes les victimes qu'ils ont offertes tes dieux, et que tu +mettes tout mes pieds. Il la remercia de ne pas demander plus et fit +ce qu'elle exigeait.</p> + +<p>Une heure durant il joua devant elle; mais +aprs il brisa sa lyre et vcut comme s'il tait mort.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>La reine soupira:</p> + +<p>Je ne comprends jamais les allgories. Explique-moi, Bien-Aim. +Qu'est-ce que cela veut dire?</p> + +<p>Il se leva.</p> + +<p>Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t'ai cont une +histoire pour te calmer un peu. Maintenant il est tard. Adieu, +Brnice.</p> + +<p>Elle se mit pleurer.</p> + +<p>J'en tais bien sre! j'en tais bien sre!</p> + +<p>Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d'toffes moelleuses, mit +un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec +tranquillit de la grande litire en marche.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LIVRE III</h2> + + + + +<h3 id="l3c1">I<br /> +<span class="d">L'ARRIVE</span></h3> + + +<p>Bacchis tait courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C'est dire +qu'elle approchait de la quarantaine et que sa beaut avait chang +plusieurs fois de caractre.</p> + +<p>Sa mre, qui pendant longtemps avait t la directrice de sa maison et +la conseillre de sa vie, lui avait donn des principes de conduite et +d'conomie qui lui avaient fait acqurir peu peu une fortune +considrable dont elle pouvait user sans compter, l'ge o la +magnificence du lit supple l'clat du corps.</p> + +<p>C'est ainsi qu'au lieu d'acheter fort cher des esclaves adultes au +march, dpense que tant +d'autres jugeaient ncessaire et qui ruinait les jeunes courtisanes, +elle avait su se contenter pendant dix ans d'une seule ngresse, et +parer l'avenir en la faisant fconder chaque anne, afin de se crer +gratuitement une domesticit nombreuse qui plus tard serait une +richesse.</p> + +<p>Comme elle avait choisi le pre avec soin, sept multresses fort belles +taient nes de son esclave, et aussi trois garons qu'elle avait fait +tuer, parce que les serviteurs +mles donnent aux amants jaloux des soupons inutiles. Elle avait nomm +les sept filles d'aprs les sept plantes, et leur avait choisi des +attributions diverses, en rapport, autant que possible, avec le nom +qu'elles portaient. Hliope tait l'esclave du jour, Sln l'esclave de +la nuit, Artias gardait la porte, Aphrodisia s'occupait du lit, +Hermione faisait les emplettes et Cronomagire la cuisine. Enfin Diomde, +l'intendante, avait la tenue des comptes et la responsabilit.</p> + +<p>Aphrodisia tait l'esclave favorite, la plus jolie, la plus aime. Elle +partageait souvent le lit de sa matresse sur la demande des amants qui +s'prenaient d'elle. Aussi la dispensait-on +de tout travail servile pour lui conserver des bras dlicats et des +mains douces. Par une faveur exceptionnelle, ses cheveux n'taient pas +couverts, si bien qu'on la prenait souvent pour une femme libre, et ce +soir-l mme elle allait s'affranchir au prix norme de trente-cinq +mines.</p> + +<p>Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement +styles, taient pour elle un tel sujet de fiert qu'elle ne sortait pas +sans les avoir sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C'tait + cette imprudence que Dmtrios avait d d'entrer si aisment chez +elle; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin +o Chrysis tait invite.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Ce soir-l, Chrysis arriva la premire.</p> + + +<p>Elle tait vtue d'une robe verte broche d'normes branches de roses +qui venaient s'panouir sur ses seins.</p> + +<p>Artias lui ouvrit la porte sans qu'elle et besoin de frapper, et +suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pice +l'cart, lui dfit ses chaussures rouges +et lava doucement ses pieds nus. Puis, en soulevant +la robe ou l'cartant, selon l'endroit, elle la parfuma partout o il +tait ncessaire; car on pargnait aux convives toutes les peines, mme +celle de faire leur toilette avant de se rendre dner. Ensuite, elle +lui prsenta un peigne et des pingles pour corriger sa coiffure, ainsi +que des fards gras et secs pour ses lvres et ses joues.</p> + +<p>Quand Chrysis fut enfin prte:</p> + +<p>Quelles sont les <i>ombres</i>? dit-elle l'esclave.</p> + +<p>On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui tait l'Invit. +Celui-ci, en l'honneur de qui le repas tait donn, amenait avec lui qui +lui plaisait et les ombres n'avaient d'autre soin prendre que +d'apporter leur coussin de lit, et d'tre bien leves.</p> + +<p> la question de Chrysis, Artias rpondit:</p> + +<p>Naucrats a pri Philodme avec sa matresse Faustine qu'il a ramen +d'Italie. Il a pri aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Sso de +Cnide.</p> + +<p>Au moment mme Sso entrait.</p> + +<p>Chrysis!</p> + +<p>—Ma chrie!</p> + +<p>Les deux femmes s'embrassrent et se rpandirent en exclamations sur +l'heureux hasard qui les runissait.</p> + +<p>J'avais peur d'tre en retard, dit Sso. Ce pauvre Archytas m'a +retenue…</p> + +<p>—Comment, lui encore?</p> + +<p>—C'est toujours la mme chose. Quand je vais dner en ville, il se +figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se +venger d'avance, et cela dure! ah! ma chre! S'il me connaissait mieux! +Je n'ai gure envie de les tromper, mes amants. J'ai bien assez d'eux.</p> + +<p>—Et l'enfant? Cela ne se voit pas, tu sais.</p> + +<p>—Je l'espre bien! J'en suis au troisime mois. Il pousse, le petit +misrable. Mais il ne me gne pas encore. +Dans six semaines je me mettrai danser; j'espre que cela lui sera +trs indigeste et qu'il s'en ira bien vite.</p> + +<p>—Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas dformer la taille. J'ai vu +hier Philmation, notre petite amie d'autrefois, qui vit depuis trois +ans Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu'elle m'a dit? +la premire chose? Ah! si tu voyais mes seins! et elle avait les +larmes aux yeux. Je lui ai dit +qu'elle tait toujours jolie, mais elle rptait: Si tu voyais mes +seins! ah! ah! si tu voyais mes seins! en pleurant comme une Byblis. +Alors j'ai vu qu'elle avait envie de les montrer et je les lui ai +demands. Ma chre! deux sacs vides. Et tu sais si elle les avait beaux. +On ne voyait pas la pointe tant ils taient blancs. N'abme pas les +tiens, ma Sso. Laisse-les jeunes et droits comme ils sont. Les deux +seins d'une courtisane valent plus cher que son collier.</p> + + +<p class="gap">Tout en parlant ainsi, les deux femmes s'habillaient. Enfin, elles +entrrent ensemble dans la salle du festin, o Bacchis attendait debout, +la taille serre par des apodesmes et le cou charg de colliers d'or qui +s'tageaient jusqu'au menton.</p> + +<p>Ah! chres belles, quelle bonne ide a eue Naucrats de vous runir ce +soir.</p> + +<p>—Nous nous flicitons qu'il l'ait fait chez toi, rpondit Chrysis sans +paratre comprendre l'allusion. Et pour dire immdiatement une +mchancet, elle ajouta:</p> + +<p>Comment va Doryclos?</p> + +<p>C'tait un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour +pouser une Sicilienne.</p> + +<p>Je… je l'ai renvoy, dit Bacchis effrontment.</p> + +<p>—Est-il possible?</p> + +<p>—Oui; on dit que par dpit il va se marier. Mais je l'attends le +lendemain de ses noces. Il est fou de moi.</p> + +<p>En demandant: Comment va Doryclos? Chrysis avait pens: O est ton +miroir? Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n'y +pouvait rien lire qu'un trouble vague et dpourvu de sens. D'ailleurs, +Chrysis avait le temps d'claircir cette question, et, malgr son +impatience, elle sut se rsigner attendre une occasion plus favorable.</p> + +<p>Elle allait continuer l'entretien quand elle en fut empche par +l'arrive de Philodme, de Faustine et de Naucrats, qui obligea Bacchis + de nouvelles politesses. On s'extasia sur le vtement brod du pote +et sur la robe diaphane de sa matresse romaine. Cette jeune fille, peu +au courant des usages alexandrins, avait cru s'hellniser ainsi, ne +sachant pas +qu'un pareil costume n'tait pas de mise dans un festin o devaient +paratre des danseuses gages semblablement dvtues. Bacchis ne laissa +pas voir qu'elle remarquait cette erreur, et elle trouva des mots +aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue inonde +de parfums brillants qu'elle portait releve sur la nuque avec une +pingle d'or pour viter les taches de myrrhe sur ses lgres toffes de +soie.</p> + +<p>On allait se mettre table, quand le septime convive entra: c'tait +Timon, jeune homme chez qui l'absence de principes tait un don naturel, +mais qui avait trouv dans l'enseignement des philosophes de son temps +quelques raisons suprieures d'approuver son caractre.</p> + +<p>J'ai amen quelqu'un, dit-il en riant.</p> + +<p>—Qui cela? demanda Bacchis.</p> + +<p>—Une certaine Dmo, qui est de Mends.</p> + +<p>—Dmo! mais tu n'y penses pas, mon ami, c'est une fille des rues. On +l'a pour une datte.</p> + +<p>—Bien, bien. N'insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa +connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m'a demand +de la faire dner, je l'ai conduite chez toi. Si tu n'en veux pas…</p> + +<p>—Ce Timon est invraisemblable, dclara Bacchis.</p> + +<p>Elle appela une esclave:</p> + +<p>Hliope, va dire ta sœur qu'elle trouvera une femme la porte et +qu'elle la chasse dehors coups de bton dans le dos. Va.</p> + +<p>Elle se retourna, cherchant du regard:</p> + +<p>Phrasilas n'est pas arriv?</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l3c2">II<br /> +<span class="d">LE DNER</span></h3> + + +<p> ces mots un petit homme chtif, le front gris, les yeux gris, la +barbelette grise, s'avana par petits pas, et dit en souriant:</p> + +<p>J'tais l.</p> + +<p>Phrasilas tait un polygraphe estim dont on n'aurait su dire au juste +s'il tait philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il +abordait les plus graves tudes avec une timide ardeur et une curiosit +volage. crire un trait, il n'osait. Construire un drame, il ne savait. +Son style avait quelque chose d'hypocrite, de mticuleux et de vain. +Pour les penseurs, c'tait un pote; pour les +potes, c'tait un sage; pour la socit, c'tait un grand homme.</p> + + +<p class="gap">Eh bien, mettons-nous table! dit Bacchis. Et elle s'tendit avec son +amant sur le lit qui prsidait le festin. sa droite s'allongrent +Philodme et Faustine avec Phrasilas. la gauche de Naucrats, Sso, +puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en +diagonale, accoud dans un coussin de soie et la tte ceinte de fleurs. +Une esclave apporta les couronnes +de roses rouges et de ltos bleus. Puis le repas commena.</p> + +<p>Timon sentit que sa boutade avait jet un lger froid sur les femmes. +Aussi ne parla-t-il pas tout d'abord, mais, s'adressant Philodme, il +dit avec un grand srieux:</p> + +<p>On prtend que tu es l'ami trs dvou de Cicron. Que penses-tu de +lui, Philodme? Est-ce un philosophe clair, ou un simple compilateur, +sans discernement et sans got? car j'ai entendu soutenir l'une et +l'autre opinion.</p> + +<p>—Prcisment parce que je suis son ami, je ne puis te rpondre, dit +Philodme. Je le +connais trop bien: donc je le connais mal. Interroge Phrasilas qui, +l'ayant peu lu, le jugera sans erreur.</p> + +<p>—Eh bien, qu'en pense Phrasilas?</p> + +<p>—C'est un crivain admirable, dit le petit homme.</p> + +<p>—Comment l'entends-tu?</p> + +<p>—En ce sens que tous les crivains, Timon, sont admirables en quelque +chose, comme tous les paysages et toutes les mes. Je ne saurais +prfrer la plaine la plus terne le spectacle mme de la mer. Ainsi je +ne saurais classer dans l'ordre de mes sympathies un trait de Cicron, +une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, mme si je connaissais le +style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un +livre en emportant le souvenir d'une ligne qui m'ait fait penser. +Jusqu'ici, tous ceux que j'ai ouverts contenaient cette ligne-l. Mais +aucun ne m'a donn la seconde. Peut-tre chacun de nous n'a-t-il qu'une +seule chose dire dans sa vie, et ceux qui ont tent de parler plus +longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le +silence irrparable des millions d'mes qui se sont tues!</p> + +<p>—Je ne suis pas de ton avis, dit Naucrats sans lever les yeux. +L'univers a t cr pour que trois vrits fussent dites, et notre +malchance a voulu que leur certitude ft prouve +cinq sicles avant ce soir. Hraclite a compris le monde; Parmnide a +dmasqu l'me; Pythagore a mesur Dieu: nous n'avons plus qu' nous +taire. Je trouve le pois chiche bien hardi.</p> + + +<p class="gap">Du manche de son ventail, Sso frappa la table petits coups.</p> + +<p>Timon, dit-elle, mon ami.</p> + +<p>—Qu'est-ce?</p> + +<p>—Pourquoi poses-tu des questions qui n'ont aucun intrt, ni pour moi +qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l'oublier? Penses-tu +blouir Faustine de ton rudition trangre? Pauvre ami, ce n'est pas +moi que tu tromperas par des paroles. J'ai dshabill ta grande me hier +soir sous mes couvertures, et je sais quel est le pois chiche, Timon, +dont elle se soucie.</p> + +<p>—Crois-tu? dit simplement le jeune homme.</p> + +<p>Mais Phrasilas commena un deuxime +petit couplet d'une voix ironique et doucereuse.</p> + +<p>Sso, quand nous aurons le plaisir de t'entendre juger Timon, soit pour +l'applaudir comme il le mrite, soit pour le blmer, ce que nous ne +saurions, rappelle-toi que c'est un invisible dont l'me est +particulire. Elle n'existe pas par elle-mme, ou du moins on ne peut la +connatre, mais elle reflte celles qui s'y mirent, et change d'aspect +quand elle change de place. Cette nuit, elle tait toute semblable +toi: je ne m'tonne pas qu'elle t'ait plu. l'instant, elle a pris +l'image de Philodme; c'est pourquoi tu viens de dire qu'elle se +dmentait. Or elle n'a soin de se dmentir puisqu'elle ne s'affirme +point. Tu vois qu'il faut se garder, ma chre, des jugements +l'tourdie.</p> + +<p>Timon lana un regard irrit dans la direction de Phrasilas; mais il +rserva sa rponse.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, reprit Sso, nous sommes ici quatre +courtisanes et nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas +ressembler des enfants roses qui n'ouvrent la bouche que pour boire du +lait. Faustine, puisque tu es la nouvelle venue, commence.</p> + +<p>—Trs bien, dit Naucrats. Choisis pour nous, Faustine. De quoi +devons-nous parler?</p> + +<p>La jeune Romaine tourna la tte, leva les yeux, rougit, et, avec une +ondulation de tout son corps, elle soupira:</p> + +<p>De l'amour.</p> + +<p>—Trs joli sujet! dit Sso, en rprimant une envie de rire.</p> + +<p>Mais personne ne prit la parole.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>La table tait pleine de couronnes, d'herbages, de coupes et +d'aiguires. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tresses des +pains lgers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait +des anguilles grasses, saupoudres d'assaisonnements, des alphestes +couleur de cire et des callichtys sacrs.</p> + +<p>On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu'on croyait n de la mme +cume qu'Aphrodite, des boops, des bbradones, un surmulet flanqu de +calmars, des scorpnes multicolores. Pour qu'on pt les manger brlants, +on prsenta dans leurs petites casseroles un tronon de myre, des +thynnis replets et des +poulpes chauds dont les bras taient tendres; enfin le ventre d'une +torpille blanche, rond comme celui d'une belle femme.</p> + +<p>Tel fut le premier service, o les convives choisirent par petites +bouches les bons morceaux de chaque poisson, et laissrent le reste aux +esclaves.</p> + + +<p class="gap">L'amour, commena Phrasilas, est un mot qui n'a pas de sens ou qui en a +trop, car il dsigne tour tour deux sentiments inconciliables: la +Volupt et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l'entend.</p> + +<p>—Je veux, interrompit Chrysis, la volupt pour ma part et la passion +chez mes amants. Il faut parler de l'une et de l'autre, ou tu ne +m'intresseras qu' demi.</p> + +<p>—L'amour, murmura Philodme, ce n'est ni la passion ni la volupt. +L'amour c'est bien autre chose…</p> + +<p>—Oh! de grce! s'cria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un +banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir +avec une loquence douce et une persuasion toute mielleuse la +supriorit du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. +Nous savons aussi qu'aprs avoir parl pendant une longue heure sur une +matire aussi hardie, tu serais prt soutenir pendant l'heure +suivante, avec la mme loquence douce et la mme persuasion mielleuse, +les raisons du contradicteur. Je ne…</p> + +<p>—Permets… dit Phrasilas.</p> + +<p>—Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni mme +l'esprit que tu y mets. Je doute de sa difficult, et ds lors, de son +intrt. Le <i>Banquet</i>, que tu as jadis publi au cours d'un rcit +moins grave, et aussi les rflexions prtes par toi rcemment un +personnage mythique qui est la ressemblance de ton idal, ont paru +nouvelles et rares sous le rgne de Ptolme Aulte; mais nous vivons +depuis trois ans sous la jeune reine Brnice, et je ne sais par quelle +volte-face la mthode de pense que tu avais prise de l'illustre exgte +harmonieux et souriant a soudain vieilli de cent annes sous ta plume, +comme la mode des manches closes et des cheveux teints en jaune. +Excellent matre, je le dplore, car si tes rcits manquent un peu de +flamme, si ton exprience du cœur fminin n'est pas telle qu'il +faille s'en troubler, en revanche tu es +dou de l'esprit comique et je te sais gr de m'avoir fait sourire.</p> + +<p>—Timon! s'cria Bacchis indigne.</p> + +<p>Phrasilas l'arrta du geste.</p> + +<p>Laisse, ma chre. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens +des jugements dont je suis le sujet que la part d'loges o l'on me +convie. Timon m'a donn la sienne; d'autres me loueront sur d'autres +points. On ne saurait vivre au milieu d'une approbation unanime, et la +varit mme des sentiments que j'veille est pour moi un parterre +charmant o je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes.</p> + + +<p class="gap">Chrysis eut un mouvement de lvres qui indiquait clairement le peu de +cas qu'elle faisait de cet homme si habile terminer les discussions. +Elle se retourna vers Timon, qui tait son voisin de lit, et lui mit la +main sur le cou.</p> + +<p>Quel est le but de la vie? lui demanda-t-elle.</p> + +<p>C'tait la question qu'elle posait quand elle ne savait que dire un +philosophe; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, +que Timon crut entendre une dclaration d'amour.</p> + +<p>Pourtant il rpondit avec un certain calme:</p> + +<p> chacun le sien, ma Chrysis. Il n'y a pas de but universel +l'existence des tres. Pour moi, je suis le fils d'un banquier dont la +clientle comprend toutes les grandes courtisanes d'gypte, et mon pre +ayant amass par des moyens ingnieux une fortune considrable, je la +restitue honntement aux victimes de ses bnfices, en couchant avec +elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m'ont +donne. Mon nergie, ai-je pens, n'est susceptible de remplir qu'un +seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu'il +concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions +contraires qu'un autre idal supporterait moins bien.</p> + +<p>Tout en parlant ainsi, il avait gliss sa jambe droite derrire celles +de Chrysis couche sur le ct, et il tentait de sparer les genoux clos +de la courtisane comme pour donner un but prcis son existence de ce +soir-l. Mais Chrysis ne le laissait pas faire.</p> + + +<p class="gap">Il y eut quelques instants de silence; puis Sso reprit la parole.</p> + +<p>Timon, tu es bien fcheux d'interrompre +ds le dbut la seule causerie srieuse dont le sujet nous puisse +toucher. Laisse au moins parler Naucrats, puisque tu as si mauvais +caractre.</p> + +<p>—Que dirai-je de l'amour? rpondit l'Invit. C'est le nom qu'on donne +la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n'y a que deux manires +d'tre malheureux: ou dsirer ce qu'on n'a pas, ou possder ce qu'on +dsirait. L'amour commence par la premire et c'est par la seconde qu'il +s'achve, dans le cas le plus lamentable, c'est--dire ds qu'il +russit. Que les dieux nous sauvent d'aimer!</p> + +<p>—Mais possder par surprise, dit en souriant Philodme, n'est-ce pas l +le vrai bonheur?</p> + +<p>—Quelle raret!</p> + +<p>—Non pas,—si l'on y prend garde. coute ceci, Naucrats: ne pas +dsirer, mais faire en sorte que l'occasion se prsente; ne pas aimer, +mais chrir de loin quelques personnes trs choisies pour qui l'on +pressent qu' la longue on pourrait avoir du got si le hasard et les +circonstances faisaient qu'on dispost d'elles; ne jamais parer une +femme des qualits qu'on lui souhaite, ni des beauts +dont elle fait mystre, mais prsumer le fade pour s'tonner de +l'exquis, n'est-ce pas le meilleur conseil qu'un sage puisse donner aux +amants? Ceux-l seuls ont vcu heureux qui ont su mnager parfois dans +leur existence si chre l'inapprciable puret de quelques jouissances +imprvues.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Le deuxime service touchait sa fin. On avait servi des faisans, des +attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec +toutes ses plumes, qu'on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas +lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbs, des phlexides, +des onocrotales, un paon blanc qui semblait couver dix-huit spermologues +rtis et lards, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes +des reliefs qui furent laisss, quand les morceaux de choix eurent t +mis part. Mais tout cela n'tait rien auprs du dernier plat.</p> + +<p>Ce chef d'œuvre (depuis longtemps on n'avait rien vu de tel +Alexandrie) tait un jeune porc, dont une moiti avait t rtie et +l'autre cuite au bouillon. Il tait impossible de +distinguer par o il avait t tu, ni comment on lui avait rempli le +ventre de tout ce qu'il contenait. En effet, il tait farci de cailles +rondes, de ventres de poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de +tranches de vulve et de hachis, toutes choses dont la prsence dans +l'animal intact paraissait inexplicable.</p> + +<p>Il n'y eut qu'un cri d'admiration, et Faustine rsolut de demander la +recette. Phrasilas mit en souriant des sentences mtaphoriques; +Philodme improvisa un distique o le mot +<span title="choiros">χοῖρος</span> +tait pris +tour tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Sso dj +grise; mais Bacchis ayant donn l'ordre de verser la fois dans sept +coupes sept vins rares chaque convive, la conversation dgnra.</p> + + +<p class="gap">Timon se tourna vers Bacchis:</p> + +<p>Pourquoi, demanda-t-il, avoir t si dure envers cette pauvre fille que +je voulais amener? C'tait une collgue +cependant. ta place, j'estimerais davantage une courtisane pauvre +qu'une matrone riche.</p> + +<p>—Tu es fou, dit Bacchis sans discuter.</p> + +<p>—Oui, j'ai souvent remarqu qu'on tient pour alins ceux qui hasardent +par exception +des vrits clatantes. Les paradoxes trouvent tout le monde d'accord.</p> + +<p>—Voyons, mon ami, demande tes voisins. Quel est l'homme bien n qui +prendrait pour matresse une fille sans bijoux?</p> + +<p>—Je l'ai fait, dit Philodme avec simplicit.</p> + +<p>Et les femmes le mprisrent.</p> + +<p>L'an dernier, continua-t-il, la fin du printemps, comme l'exil de +Cicron me donnait des raisons de craindre pour ma propre scurit, je +fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu +charmant nomm Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. +C'tait un simple village, o il n'y avait pas trois cents femmes, et +l'une d'elles s'tait faite courtisane afin de protger la vertu des +autres. On connaissait sa maison un bouquet de fleurs suspendu sur la +porte, mais elle-mme ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses +cousines. Elle ignorait qu'il y et des fards, des parfums et des +cosmtiques, et des voiles transparents et des fers friser. Elle ne +savait pas soigner sa beaut, en s'pilant avec de la rsine poisse, +comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour +de marbre blanc. On frmit de penser qu'elle marchait sans bottines, de +sorte qu'on ne pouvait baiser ses pieds nus comme on baise ceux de +Faustine, plus doux que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de +charmes, que prs de son corps brun j'oubliai tout un mois Rome, et +l'heureuse Tyr, et Alexandrie.</p> + +<p>Naucrats approuva d'un signe de tte et dit aprs avoir bu:</p> + +<p>Le grand vnement de l'amour est l'instant o la nudit se rvle. Les +courtisanes devraient le savoir et +nous mnager des surprises. Or il semble au contraire qu'elles mettent +tous leurs efforts nous dsillusionner. Y a-t-il rien de plus pnible +qu'une chevelure flottante o l'on voit les traces du fer chaud? rien de +plus dsagrable que des joues peintes dont le fard s'attache au baiser? +rien de plus piteux qu'un œil crayonn dont le charbon s'efface de +travers? la rigueur, j'aurais compris que les femmes honntes usassent +de ces moyens illusoires: toute femme aime s'entourer d'un cercle +d'hommes amoureux et celles-l du moins ne s'exposent pas des +familiarits qui dmasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, +qui ont le lit pour +but et pour ressource, ne craignent pas de s'y montrer moins belles que +dans la rue, voil qui est inconcevable.</p> + +<p>—Tu n'y connais rien, Naucrats, dit Chrysis avec un sourire. Je sais +qu'on ne retient pas un amant sur vingt; mais on ne sduit pas un homme +sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. +Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La +petite paysanne dont parle Philodme n'a pas eu de peine l'attirer +puisqu'elle tait seule dans son village; il y a quinze mille +courtisanes ici, c'est une autre concurrence.</p> + +<p>—Ne sais-tu pas que la beaut pure n'a besoin d'aucun ornement et se +suffit elle-mme?</p> + +<p>—Oui. Eh bien, fais concourir une beaut pure, comme tu dis, et +Gnathne qui est laide et vieille. Mets la premire en tunique troue +aux derniers gradins du thtre et la seconde dans sa robe d'toiles aux +places retenues par ses esclaves, et note leurs prix la sortie: on +donnera huit oboles la beaut pure et deux mines Gnathne.</p> + +<p>—Les hommes sont btes, conclut Sso.</p> + +<p>—Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de +choisir leurs matresses. Les plus aimes sont les plus menteuses.</p> + +<p>—Que si, insinua Phrasilas, que si d'une part je louerais +volontiers…</p> + +<p>Et il soutint avec un grand charme deux thses dpourvues de tout +intrt.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Une une, douze danseuses parurent, les deux premires jouant de la +flte et la dernire du tambourin, les autres claquant des crotales. +Elles assurrent leurs bandelettes, frottrent de rsine blanche leurs +petites sandales, attendirent, les bras tendus, que la musique +comment… Une note… deux notes… une gamme lydienne… et sur un +rythme lger les douze jeunes filles s'lancrent.</p> + +<p>Leur danse tait voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que +toutes les figures en fussent rgles d'avance. Elles voluaient dans un +petit espace; elles se mlaient comme des flots. Bientt elles se +formrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dnourent +leurs ceintures et laissrent choir leurs +tuniques roses. Une odeur de femmes nues se rpandit autour des hommes, +dominant le parfum des fleurs et le fumet des viandes entr'ouvertes. +Elles se renversaient avec des mouvements brusques, le ventre tendu, les +bras sur les yeux. Puis elles se redressaient en creusant les reins, et +leurs corps se touchaient en passant, du bout de leurs poitrines +secoues. Timon eut la main caresse par une cuisse fugitive et chaude.</p> + + +<p class="gap">Qu'en pense notre ami? dit Phrasilas de sa voix frle.</p> + +<p>—Je me sens parfaitement heureux, rpondit Timon. Je n'ai jamais +compris si clairement que ce soir la mission suprme de la femme.</p> + +<p>—Et quelle est-elle?</p> + +<p>—Se prostituer, avec ou sans art.</p> + +<p>—C'est une opinion.</p> + +<p>—Phrasilas, encore un coup, nous savons qu'on ne peut rien prouver; +bien plus, nous savons que rien n'existe et que cela mme n'est pas +certain. Ceci dit pour mmoire et afin de satisfaire ta clbre manie, +permets-moi d'avoir une thse la fois contestable et rebattue, +comme elles le sont toutes, mais intressante pour moi, qui l'affirme, +et pour la majorit des hommes, qui la nie. En matire de pense, +l'originalit est un idal encore plus chimrique que la certitude. Tu +n'ignores pas cela.</p> + +<p>—Donne-moi du vin de Lesbos, dit Sso l'esclave. Il est plus fort que +l'autre.</p> + +<p>—Je prtends, reprit Timon, que la femme marie, en se dvouant un +homme qui la trompe, en se refusant tout autre (ou en ne s'accordant +que de rares adultres, ce qui revient au mme), en donnant le jour +des enfants qui la dforment avant de natre et l'accaparent quand ils +sont ns,—je prtends qu'en vivant ainsi une femme perd sa vie sans +mrite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un march de +dupe.</p> + +<p>—Elle croit obir un devoir, dit Naucrats sans conviction.</p> + +<p>—Un devoir? et envers qui? N'est-elle pas libre de rgler elle-mme une +question qui la regarde seule? Elle est femme, et en tant que femme elle +est gnralement peu sensible aux plaisirs intellectuels: et non +contente de rester trangre la moiti des joies humaines, elle +s'interdit par le mariage l'autre face de la volupt! Ainsi une jeune +fille peut se dire, l'ge o elle est toute ardeur: Je connatrai mon +mari, plus dix amants, peut-tre douze, et croire qu'elle mourra sans +avoir rien regrett? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, +le jour o je quitterai la vie.</p> + +<p>—Tu es ambitieux, dit Chrysis.</p> + +<p>—Mais de quel encens, de quels vers dors, s'cria le doux Philodme, +ne devons-nous pas louer jamais les bienfaisantes courtisanes! Grce +elles nous chappons aux prcautions compliques, aux jalousies, aux +stratagmes, aux battements de cœur de l'adultre. Ce sont elles qui +nous pargnent les attentes sous la pluie, les chelles branlantes, les +portes secrtes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptes +et les signaux mal compris. chres ttes, que je vous aime! Avec vous, +point de sige faire: pour quelques petites pices de monnaie vous +nous donnez, et au del, ce qu'une autre saurait mal nous accorder comme +une grce aprs les trois semaines de rigueur. Pour vos mes claires +l'amour n'est pas un sacrifice, c'est une faveur gale qu'changent deux +amants; aussi les sommes qu'on vous +confie ne servent pas compenser vos inapprciables tendresses, mais +payer au juste prix le luxe multiple et charmant dont, par une suprme +complaisance, vous consentez prendre soin, et o vous endormez chaque +soir nos exigeantes volupts. Comme vous tes innombrables, nous +trouvons toujours parmi vous et le rve de notre vie et le caprice de +notre soire, toutes les femmes au jour le jour, des cheveux de toutes +les nuances, des prunelles de toutes les teintes, des lvres de toutes +les saveurs. Il n'y a pas d'amour sous le ciel, si pur que vous ne +sachiez feindre, ni si rebutant que vous n'osiez proposer. Vous tes +douces aux disgracieux, consolatrices aux affligs, hospitalires +tous, et belles, et belles! C'est pourquoi je vous le dis, Chrysis, +Bacchis, Sso, Faustine, c'est une juste loi des dieux qui dcerne aux +courtisanes l'ternel dsir des amants, et l'ternelle envie des pouses +vertueuses.</p> + + +<p class="gap">Les danseuses ne dansaient plus.</p> + +<p>Une jeune acrobate venait d'entrer, qui jonglait avec des poignards et +marchait sur les mains entre des lames dresses.</p> + +<p>Comme l'attention des convives tait tout entire attire par le jeu +dangereux de l'enfant, Timon regarda Chrysis, et peu peu, sans tre +vu, il s'allongea derrire elle jusqu' la toucher des pieds et de la +bouche.</p> + +<p>Non, disait Chrysis voix basse, non, mon ami.</p> + +<p>Mais il avait gliss son bras autour d'elle par la fente large de sa +robe, et il caressait avec soin la belle peau brlante et fine de la +courtisane couche.</p> + +<p>Attends, suppliait-elle. Ils nous dcouvriront. Bacchis se fchera.</p> + +<p>Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu'on ne l'observait +pas. Il s'enhardit jusqu' une caresse aprs laquelle les femmes +rsistent rarement quand elles ont permis qu'on aille jusque-l. Puis, +pour teindre par un argument dcisif les derniers scrupules de la +pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par +hasard, ouverte.</p> + +<p>Chrysis ne se dfendit plus.</p> + +<p>Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et prilleux. +Elle marchait sur les mains, la jupe retourne, les pieds pendants +en avant de la tte, entre des pes tranchantes et de longues pointes +aigus. L'effort de sa posture scabreuse et peut-tre aussi la peur des +blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et fonc +qui exaltait encore l'clat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et +se redressait. Ses jambes s'cartaient comme des bras de danseuse. Une +respiration inquite animait sa poitrine nue.</p> + +<p>Assez, dit Chrysis d'une voix brve; tu m'as nerve, rien de plus. +Laisse-moi. Laisse-moi.</p> + +<p>Et au moment o les deux phsiennes se levaient pour jouer, selon la +tradition, <i>la fable d'Hermaphrodite</i>, elle se laissa glisser du +lit et sortit fbrilement.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l3c3">III<br /> +<span class="d">RHACOTIS</span></h3> + + +<p>La porte peine referme, Chrysis appuya la main sur le centre enflamm +de son dsir comme on presse un point douloureux pour attnuer des +lancements. Puis elle s'paula contre une colonne et tordit ses doigts +en criant tout bas.</p> + +<p>Elle ne saurait donc jamais rien!</p> + +<p> mesure que les heures passaient, l'improbabilit de sa russite +augmentait, clatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c'tait +un moyen bien os de connatre la vrit. Au cas o il et t pris, +elle attirait tous les soupons sur elle, et se perdait. D'autre part, +elle ne pouvait plus rester l sans parler; +c'tait par impatience qu'elle avait quitt la salle.</p> + +<p>Les maladresses de Timon n'avaient fait qu'exasprer sa rage muette +jusqu' une surexcitation tremblante qui la fora d'appliquer son corps +contre la frache colonne lisse et monstrueuse.</p> + +<p>Elle pressentit une crise et eut peur.</p> + +<p>Elle appela l'esclave Artias:</p> + +<p>Garde-moi mes bijoux; je sors.</p> + +<p>Et elle descendit les sept marches.</p> + + +<p class="gap">La nuit tait chaude. Pas un souffle dans l'air n'ventait sur son front +ses lourdes gouttes de sueur. La dsillusion qu'elle en eut accrut son +malaise et la fit chanceler.</p> + +<p>Elle marcha en suivant la rue.</p> + + +<p class="gap">La maison de Bacchis tait situe l'extrmit de Brouchion, sur la +limite de la ville indigne, Rhacotis, norme bouge de matelots et +d'gyptiennes. Les pcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux l'ancre +pendant l'accablante chaleur du jour, venaient passer l leurs nuits +jusqu' l'aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux +vendeurs +de vin, le prix des poissons de la veille.</p> + +<p>Chrysis s'engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine +de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement, +par les portes ouvertes, les salles empestes par la fume des lampes, +o s'unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des trteaux bas +rangs devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et +fluctuaient dans l'ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait +avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tta +le sein. Une mre lui offrit sa fille. Un paysan bat lui baisa la +nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante.</p> + +<p>Cette ville trangre dans la ville grecque tait, pour Chrysis, pleine +de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l'trange labyrinthe, la +complexit des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s'y +hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le mme chemin direct +vers une petite porte rouge; et l, elle oubliait ses amants ordinaires +dans l'treinte infatigable d'un jeune nier aux longs muscles qu'elle +avait la joie de payer son tour.</p> + +<p>Mais ce soir-l, sans mme avoir tourn la tte, elle se sentit suivre +par un double pas.</p> + +<p>Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de mme. Elle se +mit courir; on courut derrire elle; alors, affole, elle prit une +autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui +montait dans une direction inconnue.</p> + +<p>La gorge sche, les tempes gonfles, soutenue par le vin de Bacchis, +elle fuyait ainsi, tournait de droite gauche, toute ple, gare.</p> + +<p>Enfin un mur lui barra la route: elle tait dans une impasse. la hte +elle voulut retourner en arrire, mais deux matelots aux mains brunes +lui barrrent l'troit passage.</p> + +<p>O vas-tu, flchette d'or? dit l'un d'eux en riant.</p> + +<p>—Laissez-moi passer!</p> + +<p>—Hein? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis +donc? Nous allons te montrer la ville.</p> + +<p>Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se dbattit, +lana un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains + la fois dans sa main gauche et dit seulement:</p> + +<p>Tiens-toi tranquille. Tu sais qu'on n'aime pas les Grecs ici; personne +ne viendra t'aider.</p> + +<p>—Je ne suis pas Grecque!</p> + +<p>—Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu +crains le bton.</p> + +<p>Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou.</p> + +<p>Je t'aime, toi, je te suivrai, dit-elle.</p> + +<p>—Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec +nous; tu ne t'ennuieras pas.</p> + + +<p class="gap">O la conduisaient-ils? Elle n'en savait rien; mais ce second matelot +lui plaisait par sa rudesse, par sa tte de brute. Elle le considrait +du regard imperturbable qu'ont les jeunes chiennes devant la viande. +Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant.</p> + +<p>D'un pas rapide, ils parcoururent des quartiers tranges, sans vie, sans +lumires. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin +dans ce ddale nocturne d'o elle n'aurait pu sortir seule, tant les +ruelles en taient bizarrement compliques. Les portes closes, les +fentres vides, l'ombre immobile l'effrayaient. Au-dessus d'elle, entre +les +maisons rapproches, s'tendait un ruban de ciel ple, envahi par le +clair de lune.</p> + + +<p class="gap">Enfin ils rentrrent dans la vie. un tournant de rue, subitement, +huit, dix, onze lumires apparurent, portes claires o se tenaient +accroupies de jeunes femmes Nabatennes, entre deux lampes rouges qui +clairaient d'en bas leurs ttes chaperonnes d'or.</p> + +<p>Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d'abord, puis un +retentissement de chariots, de ballots jets, de pas d'nes et de voix +humaines. C'tait la place de Rhacotis, o se concentraient, pendant le +sommeil d'Alexandrie, toutes les provisions amasses pour la nourriture +de neuf cent mille bouches en un jour.</p> + +<p>Ils longrent les maisons de la place entre des monceaux verts, lgumes, +racines de ltos, fves luisantes, paniers d'olives. Chrysis, dans un +tas violet, prit une poigne de mres et les mangea sans s'arrter. +Enfin ils s'arrtrent devant une porte basse et les matelots +descendirent avec Celle pour qui on avait vol les Vraies Perles de +l'Anadyomne.</p> + +<p>Une salle immense tait l. Cinq cents +hommes du peuple, en attendant le jour, buvaient des tasses de bire +jaune, mangeaient des figues, des lentilles, des gteaux de +ssame, du pain d'olyra. Au milieu d'eux grouillaient une cohue de +femmes glapissantes, tout un champ de cheveux noirs et de fleurs +multicolores dans une atmosphre de feu. C'taient de pauvres filles +sans foyer, qui appartenaient tous. Elles venaient l mendier des +restes, pieds nus, seins nus, peine couvertes d'une loque rouge ou +bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche un enfant +envelopp de chiffons. L aussi, il y avait des danseuses, six +gyptiennes sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont +les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, +tandis que le troisime agitait un grand sistre d'airain sonore.</p> + +<p>Oh! des bonbons de myxaire! dit Chrysis avec joie.</p> + +<p>Et elle en acheta pour deux chalques une petite fille vendeuse.</p> + +<p>Mais soudain elle dfaillit, tant l'odeur de ce bouge tait +insoutenable, et les matelots l'emportrent sur leurs bras.</p> + +<p> l'air extrieur, elle se remit un peu:</p> + +<p>O allons-nous? supplia-t-elle. Faisons vite; je ne puis plus marcher. +Je ne vous rsiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un +lit le plus tt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l3c4">IV<br /> +<span class="d">BACCHANALE CHEZ BACCHIS</span></h3> + + +<p>Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle tait envahie de +la sensation dlicieuse que donnent le rpit du dsir et le silence de +la chair. Son front s'tait allg. Sa bouche s'tait adoucie. Seule, +une douleur intermittente errait encore au creux de ses reins. Elle +monta les marches et passa le seuil. +Depuis que Chrysis avait quitt la salle, l'orgie s'tait dveloppe +comme une flamme.</p> + +<p>D'autres amis taient rentrs, pour qui les douze danseuses nues avaient +t une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs +le sol. Une outre de vin de +Syracuse s'tait rpandue dans un coin, fleuve dor qui gagnait la +table.</p> + +<p>Philodme, auprs de Faustine, dont il dchirait la robe, lui rcitait +en chantant les vers qu'il avait faits sur elle:</p> + +<p> pieds, disait-il, cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, +figue fendue, hanches, paules, seins, nuque mobile, vous qui +m'affolez, mains chaudes, mouvements +experts, langue active! Tu es Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes +pas les vers de Sapph; mais Perse lui aussi a t l'amant de +l'Indienne Andromde<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> Philodme. AP. V. 132. +</p></div> +<p>Cependant, Sso, sur la table, couche plat ventre au milieu des +fruits crouls, et compltement gare par les vapeurs du vin d'gypte, +trempait le bout de son sein droit dans un sorbet la neige et rptait +avec un attendrissement comique:</p> + +<p>Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois.</p> + +<p>Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d'hommes et ftait +sa dernire nuit de servitude par une dbauche dsordonne. +Pour obir la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle +s'tait livre, tout d'abord, trois amants la fois; mais sa tche ne +se bornait pas l, et jusqu' la fin de la nuit, selon la loi des +esclaves qui devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zle +incessant que sa nouvelle dignit n'tait point usurpe.</p> + +<p>Seuls, debout derrire une colonne, Naucrats et Phrasilas discutaient +avec courtoisie sur la valeur respective d'Arcsilas et de Carnade.</p> + +<p> l'autre extrmit de la salle, Myrtocleia protgeait Rhodis contre un +convive trop pressant.</p> + +<p>Ds qu'elles virent entrer Chrysis, les deux phsiennes coururent +elle.</p> + +<p>Allons-nous-en, ma Chrys. Thano reste; mais nous partons.</p> + +<p>—Je reste aussi, dit la courtisane.</p> + +<p>Et elle s'tendit la renverse sur un grand lit couvert de roses.</p> + +<p>Un bruit de voix et de pices jetes attira son attention: c'tait +Thano qui, pour parodier sa sœur, avait imagin, au milieu des rires +et des cris, de jouer par drision la +<i>Fable de Dana</i> en affectant une volupt folle +chaque pice d'or qui la pntrait. L'impit provocante de l'enfant +couche amusait tous les convives, car on n'tait plus au temps o la +foudre et extermin les railleurs de l'Immortel. Mais le jeu se dvoya, +comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la pauvre petite, qui +se mit pleurer bruyamment.</p> + + +<p class="gap">Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux +danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratre de +vermeil rempli de vin jusqu'aux bords, et quelqu'un saisissant Thano +par les pieds la fit boire, la tte en bas, secoue par un clat de rire +qu'elle ne pouvait plus calmer.</p> + + +<p class="gap">Cette ide eut un tel succs que tout le monde se rapprocha, et quand la +joueuse de flte fut remise debout, quand on vit son petit visage +enflamm par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gat si +gnrale gagna tous les assistants que Bacchis dit Sln:</p> + +<p>Un miroir! un miroir! qu'elle se voie ainsi!</p> + +<p>L'esclave apporta un miroir de bronze.</p> + +<p>Non! pas celui-l. Le miroir de Rhodopis! Elle en vaut la peine.</p> + + +<p class="gap">D'un seul bond, Chrysis s'tait redresse.</p> + +<p>Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta +parfaitement ple, la poitrine heurte par des battements de cœur, +les yeux fixs sur la porte par o l'esclave tait sortie.</p> + +<p>Cet instant dcidait de toute sa vie. La dernire esprance qui lui ft +reste allait s'vanouir ou se raliser.</p> + +<p>Autour d'elle, la fte continuait. Une couronne d'iris, lance on ne +savait d'o, vint s'appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lvres +l'cre got du pollen. Un homme rpandit sur ses cheveux une petite +fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l'paule. Les +claboussures d'une coupe pleine o l'on jeta une grenade tachrent sa +tunique de soie et pntrrent jusqu' sa peau. Elle portait +magnifiquement toutes les souillures de l'orgie.</p> + +<p>L'esclave sortie ne revenait pas.</p> + +<p>Chrysis gardait sa pleur de pierre et ne bougeait pas plus qu'une +desse sculpte. La plainte rythmique et monotone d'une femme +en amour non loin de l lui mesurait le temps coul. Il lui sembla que +cette femme gmissait depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque +chose, se casser les doigts, crier.</p> + +<p>Enfin Sln rentra, les mains vides.</p> + +<p>Le miroir? demanda Bacchis.</p> + +<p>—Il est… il n'est plus l… il est… il est… vol, balbutia la +servante.</p> + +<p>Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence +effrayant suspendit brusquement le tumulte.</p> + + +<p class="gap">De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochrent: +il n'y eut plus qu'un petit espace vide o se tenait Bacchis gare +devant l'esclave tombe genoux.</p> + +<p>Tu dis!… tu dis!… hurla-t-elle.</p> + +<p>Et comme Sln ne rpondait pas, elle la prit violemment par le cou:</p> + +<p>C'est toi qui l'as vol, n'est-ce pas? c'est toi? mais rponds donc! Je +te ferai parler coups de fouet, misrable petite chienne!</p> + +<p>Alors il se passa une chose terrible. L'enfant, effare par la peur, la +peur de souffrir, la peur de mourir, l'effroi le plus prsent qu'elle +et jamais connu, dit d'une voix prcipite: +C'est Aphrodisia! Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi.</p> + +<p>—Ta sœur!</p> + +<p>—Oui! oui! dirent les multresses, c'est Aphrodisia qui l'a pris!</p> + +<p>Et elles tranrent Bacchis leur sœur qui venait de s'vanouir.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l3c5">V<br /> +<span class="d">LA CRUCIFIE</span></h3> + + +<p>Toutes ensemble elles rptrent:</p> + +<p>C'est Aphrodisia qui l'a pris! Chienne! Chienne! Pourriture! Voleuse!</p> + +<p>Leur haine pour la sœur prfre se doublait de leurs craintes +personnelles.</p> + +<p>Artias la frappa du pied dans la poitrine.</p> + +<p>O est-il? reprit Bacchis. O l'as-tu mis?</p> + +<p>—Elle l'a donn son amant.</p> + +<p>—Qui est-ce?</p> + +<p>—Un matelot opique.</p> + +<p>—O est son navire?</p> + +<p>—Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. +Il faut la crucifier, la chienne, la bte sanglante!</p> + +<p>—Ah! Dieux! Dieux! pleura Bacchis.</p> + +<p>Puis sa douleur se changea en une grande colre affole.</p> + +<p>Aphrodisia tait revenue elle, mais, paralyse par l'effroi et ne +comprenant rien ce qui se passait, elle restait sans voix et sans +larmes.</p> + +<p>Bacchis l'empoigna par les cheveux, la trana sur le sol souill, dans +les fleurs et les flaques de vin, et cria:</p> + +<p>En croix! en croix! cherchez les clous! cherchez le marteau!</p> + +<p>—Oh! dit Sso sa voisine. Je n'ai jamais vu cela. Suivons-les.</p> + + +<p class="gap">Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule +connaissait le coupable, et seule tait cause de tout.</p> + +<p>Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carre, +meuble de trois matelas o elles dormaient deux deux partir de la +fin des nuits. Au fond s'levait, comme une menace toujours prsente, +une croix en forme de T, qui jusqu'alors n'avait pas servi.</p> + +<p>Au milieu du murmure confus des jeunes +femmes et des hommes, quatre esclaves haussrent la martyre au niveau +des branches de la croix.</p> + +<p>Encore pas un son n'tait sorti de sa bouche, mais quand elle sentit +contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux +s'carquillrent, et il lui prit un gmissement saccad qui ne cessa +plus jusqu' la fin.</p> + +<p>Elles la mirent cheval sur un piquet de bois qui tait fich au milieu +du tronc et qui servait supporter le corps pour viter le dchirement +des mains.</p> + +<p>Puis on lui ouvrit les bras.</p> + + +<p class="gap">Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire? Elle n'aurait +pu disculper l'esclave qu'en accusant Dmtrios, qui tait hors de toute +poursuite, et se serait cruellement veng, pensait-elle. D'ailleurs, une +esclave tait une richesse, et l'ancienne rancune de Chrysis se plaisait + constater que son ennemie allait ainsi dtruire de ses propres mains +une valeur de trois mille drachmes aussi compltement que si elle et +jet les pices d'argent dans l'Eunoste. Et puis la vie d'un tre +servile valait-elle qu'on s'en occupt?</p> + +<p>Hliope tendit Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice +commena.</p> + +<p>L'ivresse, le dpit, la colre, toutes les passions la fois, mme cet +instinct de cruaut qui sjourne au cœur de la femme, agitaient l'me +de Bacchis au moment o elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi +perant que celui d'Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se +tordit.</p> + +<p>Elle cloua la deuxime main. Elle cloua les pieds l'un sur l'autre. +Puis, excite par les sources de sang qui s'chappaient des trois +blessures, elle cria:</p> + +<p>Ce n'est pas assez! Tiens! voleuse! truie! fille matelots!</p> + +<p>Elle enlevait l'une aprs l'autre les longues pingles de ses cheveux et +les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des +cuisses. Quand elle n'eut plus d'armes dans les mains, elle souffleta la +malheureuse et lui cracha sur la peau. +Quelque temps elle considra l'œuvre de sa vengeance accomplie, puis +elle rentra dans la grande salle avec tous les invits.</p> + +<p>Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Aprs un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa +main droite dans sa main gauche, leva la tte, haussa les sourcils et +s'approcha de la crucifie que secouait sans interruption un tremblement +pouvantable.</p> + +<p>Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, oppos aux +thories qui veulent se dire absolues, je ne +saurais mconnatre que tu gagnerais, dans la conjoncture o tu te +trouves surprise, tre familiarise d'une faon plus srieuse avec les +maximes stociennes. Znon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses +un esprit exempt d'erreur, nous a laiss quelques sophismes sans grande +porte gnrale, mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein +particulier de calmer tes derniers moments. La douleur, disait-il, est +un mot vide de sens, puisque notre volont surpasse les imperfections de +notre corps prissable. Il est vrai que Znon mourut +quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir eu, disent les biographes, aucune +maladie, mme lgre; mais ce n'est pas une objection dont on puisse +arguer contre lui, car du fait qu'il sut garder une sant inaltrable, +nous ne pouvons conclure logiquement qu'il et manqu de caractre s'il +se ft trouv malade. D'ailleurs ce serait un abus que d'astreindre les +philosophes pratiquer personnellement les rgles de vie qu'ils +proposent, et cultiver sans rpit les vertus qu'ils jugent +suprieures. Bref, et pour ne pas dvelopper outre mesure un discours +qui risquerait de durer plus que toi-mme, efforce-toi d'lever ton me, +autant qu'il est en elle, ma chre, au-dessus de tes souffrances +physiques. Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses +ressentir, je te prie d'tre persuade que j'y prends une part +vritable. Elles touchent leur fin; prends patience, oublie. Entre les +diverses doctrines qui nous attribuent l'immortalit, voici l'heure o +tu peux choisir celle qui endormira le mieux ton regret de disparatre. +Si elles disent vrai, tu auras clair mme les affres du passage. Si +elles mentent, que t'importe? tu ne sauras jamais que tu t'es trompe.</p> + +<p>Ayant parl ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vtement sur l'paule +et s'esquiva, d'un pas troubl.</p> + +<p>Timon resta seul dans la chambre avec l'agonisante en croix.</p> + +<p>Le souvenir d'une nuit passe sur les seins de cette malheureuse ne +quittait plus sa mmoire, ml l'ide atroce de la pourriture +imminente o allait fondre ce beau corps qui avait brl dans ses bras.</p> + +<p>Il pressait la main sur ses yeux pour ne pas voir la supplicie, mais +sans relche il <i>entendait</i> le tremblement du corps sur la croix.</p> + +<p> la fin il regarda. De grands rseaux de filets sanglants +s'entre-croisaient sur la peau depuis les pingles de la poitrine +jusqu'aux orteils recroquevills. La tte tournait perptuellement. +Toute la chevelure pendait du ct gauche, mouille de sang, de sueur et +de parfum.</p> + +<p>Aphrodisia! m'entends-tu? me reconnais-tu? c'est moi, Timon; Timon.</p> + +<p>Un regard presque aveugle dj l'atteignit pour un instant. Mais la tte +tournait toujours. Le corps ne cessait pas de trembler.</p> + +<p>Doucement, comme s'il craignait que le bruit de ses pas lui ft mal, le +jeune homme s'avana jusqu'au pied de la croix. Il tendit les bras en +avant, il prit avec prcaution la tte sans force +et tournoyante entre ses deux mains fraternelles, carta pieusement le +long des joues les cheveux colls par les larmes et posa sur les lvres +chaudes un baiser d'une tendresse infinie.</p> + +<p>Aphrodisia ferma les yeux. Reconnut-elle celui qui venait enchanter son +horrible fin par ce mouvement de piti aimante? Un sourire inexprimable +allongea ses paupires bleues, et dans un soupir elle rendit l'esprit.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l3c6">VI<br /> +<span class="d">ENTHOUSIASME</span></h3> + + +<p>Ainsi, la chose tait faite. Chrysis en avait la preuve.</p> + +<p>Si Dmtrios s'tait rsolu commettre le premier crime, les deux +autres avaient d suivre sans dlai. Un homme de son rang devait +considrer le meurtre et mme le sacrilge comme moins dshonorants que +le vol.</p> + +<p>Il avait obi, donc il tait captif. Cet homme libre, impassible, froid, +subissait lui aussi l'esclavage, et sa matresse, sa dominatrice, +c'tait elle, Chrysis, Sarah du pays de Gnzareth.</p> + +<p>Ah! songer cela, le rpter, le dire tout haut, tre seule! Chrysis se +prcipita hors de +la maison retentissante et courut vivement, droit devant elle, +dsaltre en plein visage par la brise enfin rafrachie du matin.</p> + +<p>Elle suivit jusqu' l'Agora la rue qui menait la mer et au bout de +laquelle se pressaient comme des pis gigantesques les mtures de huit +cents vaisseaux. Puis elle tourna droite, devant l'immense avenue du +Drme o se trouvait la demeure de Dmtrios. Un frisson d'orgueil +l'enveloppa quand elle passa devant les fentres +de son futur amant; mais elle n'eut pas la maladresse de chercher le +voir la premire. Elle parcourut la longue voie jusqu' la porte de +Canope et se jeta sur la terre entre deux alos.</p> + + +<p class="gap">Il avait fait cela. Il avait fait tout pour elle, plus qu'aucun amant +n'avait fait pour aucune femme, sans doute. Elle ne se lassait pas de le +redire et d'affirmer son triomphe. Dmtrios, le bien-aim, le rve +impossible et inespr de tant de cœurs fminins, s'tait expos pour +elle tous les prils, toutes les hontes, tous les remords +volontiers. Mme il avait reni l'idal de sa pense, il avait dpouill +son œuvre du collier miraculeux, et ce +jour-l, dont l'aube se levait, verrait l'amant de la desse aux pieds +de sa nouvelle idole.</p> + +<p>Prends-moi! prends-moi! s'cria-t-elle. Elle l'adorait maintenant. +Elle l'appelait, elle le souhaitait. Les trois crimes, dans son esprit, +se mtamorphosaient en actions hroques, pour lesquelles jamais, en +retour, elle n'aurait assez de tendresses, assez de passion donner. De +quelle incomparable flamme brlerait donc cet amour unique de deux tres +galement jeunes, galement beaux, galement aims l'un par l'autre et +runis pour toujours aprs tant d'obstacles franchis!</p> + + +<p class="gap">Tous les deux ils s'en iraient, ils quitteraient la ville de la reine, +ils feraient voile pour des pays mystrieux, pour Amathonte, pour +pidaure ou mme pour cette Rome inconnue qui tait la seconde ville du +monde aprs l'immense Alexandrie, et qui entreprenait de conqurir la +terre. Que ne feraient-ils pas, o qu'ils fussent! Quelle joie leur +serait trangre, quelle flicit humaine n'envierait pas la leur et ne +plirait point devant leur passage enchant!</p> + +<p>Chrysis se releva dans un blouissement. +Elle tira les bras, serra les paules, tendit son buste en avant. Une +sensation de langueur et de joie grandissante gonflait sa poitrine +durcie. Elle se remit en marche pour rentrer…</p> + + +<p class="gap">En ouvrant la porte de sa chambre, elle eut un mouvement de surprise +voir que rien, depuis la veille, n'avait chang sous son toit. Les menus +objets de sa toilette, de sa table, de ses tagres lui parurent +insuffisants pour entourer sa nouvelle vie. Elle en cassa quelques-uns +qui lui rappelaient trop directement d'anciens amants inutiles et +qu'elle prit en haine subite. Si elle pargna les autres, ce ne fut pas +qu'elle y tnt davantage, mais elle apprhendait de dgarnir sa chambre +au cas o Dmtrios et form le projet d'y passer la nuit.</p> + +<p>Elle se dshabilla lentement. Les vestiges de l'orgie tombaient de sa +tunique, miettes de gteaux, cheveux, feuilles de roses.</p> + +<p>Elle assouplit avec la main sa taille desserre de la ceinture et +plongea les doigts dans ses cheveux pour en allger l'paisseur. Mais +avant de se mettre au lit, il lui prit une envie de se reposer un +instant sur les tapis de la +terrasse, o la fracheur de l'air tait si dlicieuse.</p> + +<p>Elle monta.</p> + +<p>Le soleil tait lev depuis quelques instants peine. Il reposait sur +l'horizon comme une vaste orange largie.</p> + +<p>Un grand palmier au tronc courbe laissait retomber par-dessus la bordure +son massif de feuilles vertes. Chrysis y rfugia sa nudit chatouilleuse +et frissonna, les seins dans les mains.</p> + +<p>Ses yeux erraient sur la ville qui blanchissait peu peu. Les vapeurs +violettes de l'aube s'levaient des rues silencieuses et +s'vanouissaient dans l'air lucide.</p> + + +<p class="gap">Tout coup, une ide jaillit dans son esprit, s'accrut, s'imposa, la +rendit folle: Dmtrios, lui qui avait tant fait dj, pourquoi ne +tuerait-il pas la reine, lui qui pouvait tre le roi?</p> + +<p>Et alors…</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Et alors, cet ocan monumental de maisons, de palais, de temples, de +portiques, de colonnades, qui flottait devant ses yeux depuis la +Ncropole de l'Ouest jusqu'aux jardins de la Desse: Brouchion, la ville +hellnique, clatante et rgulire; Rhacotis, la ville gyptienne devant +laquelle se dressait comme une montagne acropolite le Paneion couvert de +clart; le Grand-Temple de Srapis, dont la faade tait cornue de deux +longs oblisques roses; le Grand-Temple de l'Aphrodite environn par les +murmures de trois cent mille palmiers et des flots innombrables; le +Temple de Persphone et le Temple d'Arsino, les deux sanctuaires de +Poseidon, les trois tours d'Isis Pharis, les sept colonnes d'Isis +Lochias, et le Thtre et l'Hippodrome et le Stade o avait couru +Psittacos contre Nicosthne, et le tombeau de Stratonice et le tombeau +du dieu Alexandre,—Alexandrie! Alexandrie! la mer, les hommes, le +colossal Phare de marbre dont le miroir sauvait les hommes de la mer; +Alexandrie! la ville de Brnice et des onze rois Ptolmes, le Physcon, +le Philomtor, l'piphane, le Philadelphe; Alexandrie, l'aboutissement +de tous les rves, la couronne de toutes les gloires conquises depuis +trois mille ans dans Memphis, Thbes, Athnes, Corinthe, par le ciseau, +par le roseau, +par le compas et par l'pe!—plus loin encore, le Delta fendu par les +sept langues du Nil, Sas, Boubaste, Hliopolis; puis, +en remontant vers le sud, le ruban de terre fconde, l'Heptanome o +s'chelonnaient le long des berges du fleuve douze cents temples tous +les dieux; et, plus loin, la Thbade, Diospolis, l'le lphantine, les +cataractes infranchissables, l'le d'Argo… Mro… l'inconnu; et +mme, s'il tait permis de croire aux traditions des gyptiens, le pays +des lacs fabuleux d'o s'chappe le Nil antique, si vastes qu'on perd +l'horizon en traversant leurs flots de pourpre, et si levs sur les +montagnes que les toiles rapproches s'y refltent comme des fruits +d'or,—tout cela, tout, serait le royaume, le domaine, la proprit de +la courtisane Chrysis.</p> + +<p>Elle leva les bras en suffoquant, comme si elle pensait pouvoir toucher +le ciel.</p> + + +<p class="gap">Et dans ce mouvement elle vit passer, avec lenteur, sa gauche, un +vaste oiseau aux ailes noires, qui s'en allait vers la haute mer.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LIVRE IV</h2> + + + + +<h3 id="l4c1">I<br /> +<span class="d">LE SONGE DE DMTRIOS</span></h3> + + +<p>Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Dmtrios tant rentr chez +lui, un rve le visita pendant son sommeil, et tel fut son rve:</p> + + +<p class="gap">Il va vers la jete, ml la foule, par une trange nuit sans lune, +sans toiles, sans nuages, et qui brille d'elle-mme.</p> + +<p>Sans qu'il sache pourquoi, ni qui l'attire, il est press d'arriver, +d'tre <i>l</i> le plus tt qu'il pourra, mais il marche avec effort et +l'air oppose ses jambes d'inexplicables rsistances, comme une eau +profonde entrave chaque pas.</p> + +<p>Il tremble, il croit qu'il n'arrivera jamais, qu'il ne saura jamais vers +qui, dans cette claire +obscurit, il marche ainsi, haletant et inquiet.</p> + +<p>Par moments la foule disparat tout entire, soit qu'elle s'vanouisse +rellement, soit qu'il cesse de sentir sa prsence. Puis elle se +bouscule de nouveau plus importune, et tous d'aller, aller, aller, d'un +pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui…</p> + +<p>Puis la masse humaine se resserre; Dmtrios plit; un homme le pousse +de l'paule; une agrafe de femme dchire sa tunique; une jeune fille +presse par la multitude est si troitement refoule contre lui qu'il +sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui +repousse la figure avec ses deux mains effrayes…</p> + +<p>Tout coup il se trouve seul, le premier, sur la jete. Et comme il se +retourne en arrire, il aperoit dans le lointain un fourmillement blanc +qui est toute la foule, soudain recule jusqu' l'Agora.</p> + +<p>Et il comprend qu'elle n'avancera plus.</p> + + +<p class="gap">La jete s'tend, blanche et droite, comme l'amorce d'une route +inacheve qui aurait entrepris de traverser la mer.</p> + +<p>Il veut aller jusqu'au Phare et il marche. Ses +jambes sont devenues subitement lgres. Le vent qui souffle des +solitudes sablonneuses l'entrane avec prcipitation vers les solitudes +ondoyantes o s'aventure la jete. Mais mesure qu'il avance, le Phare +recule devant lui; la jete s'allonge interminablement. Bientt la haute +tour de marbre o flamboie un bcher de pourpre touche l'horizon +livide, palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune.</p> + +<p>Dmtrios marche encore.</p> + +<p>Des jours et des nuits semblent avoir pass depuis qu'il a laiss dans +le lointain le grand quai d'Alexandrie, et il n'ose retourner la tte de +peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru: une ligne blanche +jusqu' l'infini et la mer. Et cependant il se retourne.</p> + + +<p class="gap">Une le est derrire lui, couverte de grands arbres, et d'o retombent +d'normes fleurs.</p> + +<p>L'a-t-il traverse en aveugle, ou surgit-elle au mme instant, devenue +mystrieusement visible? Il ne songe pas se le demander, il accepte +comme un vnement naturel l'impossible…</p> + +<p>Une femme est dans l'le. Elle se tient debout devant la porte de +l'unique maison, les yeux demi ferms et le visage pench sur la fleur +d'un iris monstrueux qui crot la hauteur de ses lvres. Elle a les +cheveux profonds, de la couleur de l'or mat, et d'une longueur qu'on +peut supposer merveilleuse, la masse du chignon gonfl qui charge sa +nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe +plus noire encore se drape sur la tunique, et l'iris qu'elle respire en +abaissant les paupires a la mme teinte que la nuit.</p> + +<p>Sur cet appareil de deuil, Dmtrios ne voit que les cheveux, comme un +vase d'or sur une colonne d'bne. Il reconnat Chrysis.</p> + +<p>Le souvenir et du miroir et du collier revient lui vaguement; mais il +n'y croit pas, et dans ce rve singulier la ralit seule lui semble +rverie…</p> + +<p>Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas.</p> + +<p>Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux +blanches. Son bras se pend la rampe. Ses talons nus flottent sous sa +jupe.</p> + +<p>La maison n'a qu'un tage. Chrysis s'arrte sur la dernire marche.</p> + +<p>Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n'en +sortiras plus. Veux-tu me suivre? As-tu confiance?</p> + +<p>Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la premire porte et la referme +sur lui.</p> + + +<p class="gap">Cette pice est troite et longue. Une seule fentre l'claire, o +s'encadre toute la mer. droite et gauche, deux petites tablettes +portent une douzaine de volumes rouls.</p> + +<p>Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n'y en a pas d'autres.</p> + +<p>Dmtrios les ouvre: ce sont <i>l'Oineus</i> de Chremon, <i>le +Retour</i> d'Alexis, <i>le Miroir de Las</i> d'Aristippe, <i>la +Magicienne</i>, <i>le Cyclope</i> et <i>le Boucolisque</i> de Thocrite, +<i>Œdipe Colone</i>, les <i>Odes</i> de Sapph et quelques autres +petits ouvrages. Au milieu de cette bibliothque idale, une jeune fille +nue, couche sur des coussins, se tait.</p> + +<p>Maintenant, murmure Chrysis en tirant d'un long tui d'or un manuscrit +d'une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis +jamais seul sans pleurer.</p> + +<p>Le jeune homme lit au hasard:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse" title="Hoi men ar' ethrneon, epi de stenachonto gynaikes.">Οἳ μὲν ἄρ᾽ ἐθρήνεον, ἐπὶ δὲ στενάχοντο γυναῖκες.</div> + <div class="verse" title="Tsin d'Andromach leuklenos rche gooio,">Τῇσιν δ᾽ Ἀνδρομάχη λευκώλενος ἦρχε γόοιο,</div> + <div class="verse" title="Hektoros androphonoio kar meta chersin echousa;">Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο κάρη μετὰ χερσὶν ἔχουσα·</div> + <div class="verse" title="Aner, ap' ainos neos leo, kadde me chrn">Ἆνερ, ἀπ᾽ αἰῶνος νέος ὤλεο, καδδέ με χήρην</div> + <div class="verse" title="Leipeis en megaroisi; pais d'eti npios auts,">Λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ᾽ἔτι νήπιος αὔτως,</div> + <div class="verse" title="Hon tekomen sy t'eg te dysammoroi…">Ὃν τέκομεν σύ τ᾽ἐγώ τε δυσάμμοροι…</div> + </div> +</div> + +<p>Il s'arrte, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris:</p> + +<p>Toi? lui dit-il. C'est toi qui me montres ceci?</p> + +<p>—Ah! tu n'as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite!</p> + +<p>Ils ouvrent une autre porte.</p> + + +<p class="gap">La seconde chambre est carre. Une seule fentre l'claire, o s'encadre +toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d'argile +rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se +tait.</p> + +<p>C'est ici que tu modleras Andromde, Zagreus, et les Chevaux du +Soleil. Comme tu les creras pour toi seul, tu les briseras avant ta +mort.</p> + +<p>—C'est la Maison du Bonheur, dit tout bas Dmtrios.</p> + +<p>Et il laissa tomber son front dans sa main.</p> + +<p>Mais Chrysis ouvre une autre porte.</p> + + +<p class="gap">La troisime chambre est vaste et ronde. Une seule fentre l'claire o +s'encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, +croises en losanges rguliers travers lesquels se glisse une musique +de fltes et de cithares joue sur un mode mlancolique par des +musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrne de +marbre vert, une jeune fille nue se tait.</p> + +<p>Viens! viens! rpte Chrysis.</p> + +<p>Ils ouvrent une autre porte.</p> + + +<p class="gap">La quatrime chambre est basse, sombre, hermtiquement close et de forme +triangulaire. Les tapis sourds et des fourrures l'habillent si +mollement, du sol au plafond, que la nudit n'y tonne point, tant les +amants peuvent s'imaginer avoir jet dans tous les sens leurs vtements +sur les parois. Quand la porte s'est referme, on ne sait plus o elle +tait. Il n'y a pas de fentre. C'est un monde troit, hors du +monde. Quelques mches de poils noirs qui pendent laissent glisser des +larmes de parfums dans l'air. Et cette chambre est claire par sept +vitraux myrrhins qui colorent diversement la lumire incomprhensible de +sept lampes souterraines.</p> + +<p>Vois-tu, explique la jeune fille d'une voix affectueuse et tranquille, +il y a trois lits diffrents dans les trois coins de <i>notre</i> +chambre…</p> + +<p>Dmtrios ne rpond pas. Et il se demande en lui-mme:</p> + +<p>Est-ce bien l un dernier terme? Est-ce vraiment un but de l'existence +humaine? N'ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour +m'arrter dans celle-ci? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m'y +couche toute +une nuit dans l'attitude de l'amour qui est l'allongement du tombeau?</p> + +<p>Mais Chrysis parle…</p> + + +<p class="gap">Bien-Aim, tu m'as demande, je suis venue, regarde-moi bien…</p> + +<p>Elle lve les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et +les coudes en avant, sourit.</p> + +<p>Bien-Aim, je suis toi… Oh! pas encore tout de suite. Je t'ai +promis de chanter, je chanterai d'abord.</p> + +<p>Et il ne pense plus qu' elle et il se couche ses pieds. Elle a de +petites sandales noires. Quatre fils de perles bleutres passent entre +les orteils menus dont chaque ongle a t peint d'un croissant de lune +de carmin.</p> + +<p>La tte incline sur l'paule, elle bat du bout des doigts la paume de +sa main gauche avec l'autre main en ondulant les hanches peine.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Sur mon lit, pendant la nuit,</div> + <div class="verse">J'ai cherch celui que mon cœur aime,</div> + <div class="verse">Je l'ai cherch, je ne l'ai point trouv…</div> + <div class="verse">Je vous conjure, filles d'Irouschalam,</div> + <div class="verse">Si vous trouvez mon amant,</div> + <div class="verse">Dites-lui</div> + <div class="verse">Que je suis malade d'amour.</div> + </div> +</div> + +<p>Ah! c'est le chant des chants, Dmtrios! +C'est le cantique nuptial des filles de mon pays.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">J'tais endormie, mais mon cœur veillait,</div> + <div class="verse">C'est la voix de mon bien-aim…</div> + <div class="verse">Il a frapp ma porte.</div> + <div class="verse">Le voici, il vient</div> + <div class="verse">Sautant sur les montagnes</div> + <div class="verse">Semblable au chevreuil</div> + <div class="verse">Ou au faon des biches.</div> + </div> + + <div class="stanza"> + <div class="verse">Mon bien-aim parle et me dit:</div> + <div class="verse">—Ouvre-moi, ma sœur, mon amie.</div> + <div class="verse">Ma tte est pleine de rose.</div> + <div class="verse">Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit.</div> + <div class="verse">Lve-toi, mon amie;</div> + <div class="verse">Viens, belle fille.</div> + <div class="verse">Voici que l'hiver est pass</div> + <div class="verse">Et que la pluie s'en est alle.</div> + <div class="verse">Les fleurs naissent sur la terre,</div> + <div class="verse">Le temps de chanter est arriv,</div> + <div class="verse">On entend la tourterelle.</div> + <div class="verse">Lve-toi, mon amie;</div> + <div class="verse">Viens, belle fille!</div> + </div> +</div> + +<p>Elle jette son voile loin d'elle et reste debout dans une toffe troite +qui serre les jambes et les hanches.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">—J'ai t ma chemise;</div> + <div class="verse">Comment la remettrai-je?</div> + <div class="verse">J'ai lav mes pieds;</div> + <div class="verse">Comment les souillerai-je?</div> + </div> + + <div class="stanza"> + <div class="verse">Mon bien-aim a pass la main par la serrure</div> + <div class="verse">Et mon ventre en a frissonn.</div> + </div> + + <div class="stanza"> + <div class="verse">Je me suis leve pour ouvrir mon amant.</div> + <div class="verse">Mes mains dgouttaient de myrrhe.</div> + <div class="verse">La myrrhe de mes doigts s'est rpandue</div> + <div class="verse">Sur la poigne du verrou.</div> + <div class="verse">Ah! Qu'il me baise des baisers de sa bouche!</div> + </div> +</div> + +<p>Elle renverse la tte en fermant demi les paupires.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Soutenez-moi, gurissez-moi.</div> + <div class="verse">Car je suis malade d'amour.</div> + <div class="verse">Que sa main gauche soit sous ma nuque</div> + <div class="verse">Et que sa droite m'treigne.</div> + <div class="verse">—Tu m'as pris, ma sœur, avec un de tes yeux,</div> + <div class="verse">Avec une des chanettes de ton cou.</div> + <div class="verse">Que ton amour est bon.</div> + <div class="verse">Que tes caresses sont bonnes!</div> + <div class="verse">Meilleures que le vin.</div> + <div class="verse">Ton odeur me plat mieux que tous les aromates,</div> + <div class="verse">Tes lvres sont toutes mouilles:</div> + <div class="verse">Il y a du miel et du lait sous ta langue,</div> + <div class="verse">L'odeur de tes vtements est celle du Liban.</div> + </div> + + <div class="stanza"> + <div class="verse">Tu es, ma sœur, un jardin secret,</div> + <div class="verse">Une source close, une fontaine scelle. Lve-toi, vent du nord!</div> + <div class="verse">Accours, vent du sud!</div> + <div class="verse">Soufflez sur mon jardin</div> + <div class="verse">Pour que ses parfums s'coulent.</div> + </div> +</div> + +<p>Elle arrondit les bras, et tend la bouche.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">—Que mon amant entre dans son jardin</div> + <div class="verse">Et mange de ses fruits excellents.</div> + <div class="verse">—Oui, j'entre en mon jardin,</div> + <div class="verse"> ma sœur, mon aime,</div> + <div class="verse">Je cueille ma myrrhe et mes aromates,</div> + <div class="verse">Je mange mon miel avec son rayon.</div> + <div class="verse">Je bois mon vin avec ma crme.</div> + <div class="verse">—Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,</div> + <div class="verse">Comme un sceau sur ton bras,</div> + <div class="verse">Car l'Amour est fort comme la Mort.</div> + </div> +</div> + +<p>Sans remuer les pieds, sans flchir les genoux serrs, elle fait tourner +lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux +seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes +fleurs presque roses dans un porte-bouquet d'toffe.</p> + +<p>Elle danse gravement, des paules et de la tte et de ses beaux bras +mlangs. Elle semble souffrir dans sa gane et rvler toujours +davantage la blancheur de son corps demi dlivr. Sa respiration +gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupires ne +peuvent plus s'ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues.</p> + +<p>Parfois ses dix doigts croiss s'unissent devant son visage. Parfois, +elle lve les bras. Elle s'tire dlicieusement. Un long sillon fugitif +spare ses paules hausses. Enfin, d'un seul tour de chevelure +enveloppant sa face haletante +comme on enroule le voile des noces, elle dtache en tremblant l'agrafe +sculpte qui retenait l'toffe ses reins et fait glisser jusqu'au +tapis tout le mystre de sa grce.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios et Chrysis…</p> + +<p>Leur premire treinte avant l'amour est immdiatement si parfaite, si +harmonieuse, qu'ils la gardent immobile, pour en connatre pleinement la +multiple volupt. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui +l'accole avec force. Une de ses cuisses est brlante entre deux jambes +resserres, et l'autre, ramene par-dessus, se fait pesante et +s'largit. Ils restent ainsi sans mouvement, lis ensemble mais non +pntrs, dans l'exaltation croissante d'un inflexible dsir qu'ils ne +veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d'abord, se sont prises. +Ils s'enivrent l'un de l'autre en affrontant sans les gurir leurs +virginits douloureuses.</p> + +<p>On ne regarde rien d'aussi prs que le visage de la femme aime. Vus +dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent +normes. Quand elle les ferme, deux plis parallles subsistent sur +chaque paupire +et une teinte uniformment terne s'tend depuis les sourcils brillants +jusqu' la naissance des joues. Quand elle les ouvre, un anneau vert, +mince comme un fil de soie, claire d'une couronne l'insondable prunelle +noire qui s'agrandit outre mesure sous les longs cils recourbs. La +petite chair rouge d'o coulent les larmes a des palpitations soudaines.</p> + +<p>Ce baiser ne finira plus. Il semble qu'il y ait sous la langue de +Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l'criture, +mais une eau vivante, mobile, enchante. Et cette langue elle-mme, +multiforme, qui se creuse et qui s'enroule, qui se retire et qui +s'tire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, +fleur qui s'arrondit en pistil ou s'amincit en ptale, chair qui se +raidit pour frmir ou s'amollit pour lcher, Chrysis l'anime de toute sa +tendresse et de sa fantaisie passionne… puis ce sont des caresses +qu'elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit +treindre dans un rseau de crampes frissonnantes qui s'veillent le +long des ctes et ne s'vanouissent pas tout entires. Elle n'est +heureuse, a-t-elle dit, que secoue par +le dsir ou nerve par l'puisement: la transition l'effraie comme une +souffrance. Ds que son amant l'y invite, elle l'carte de ses bras +tendus; ses genoux se serrent, ses lvres deviennent suppliantes. +Dmtrios l'y contraint par la force.</p> + + +<p class="gap">… Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la +tempte dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands +soulvements des eaux ne semblent dignes d'tonnement ceux qui ont vu +dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient +prodigieuse. Tour tour cambre ou retombante, un coude relev sur +les coussins, elle saisit le coin d'un oreiller, s'y cramponne comme une +moribonde et suffoque, la tte en arrire. Ses yeux clairs de +reconnaissance fixent dans le coin des paupires le vertige de leur +regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est +d'un mouvement qui dconcerte. Deux lignes musculaires admirables, +descendant de l'oreille l'paule, viennent s'unir sous le sein droit +qu'elles portent comme un fruit.</p> + +<p>Dmtrios contemple avec une sorte de +crainte religieuse cette fureur de la desse dans le corps fminin, ce +transport de tout un tre, cette convulsion surhumaine dont il est la +cause directe, qu'il exalte ou rprime librement, et qui, pour la +millime fois, le confond.</p> + +<p>Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s'efforcent et se +magnifient pour crer. Les mamelles ont dj pris jusqu' leurs bouts +exagrs la majest maternelle. Le ventre sacr de la femme accomplit la +conception…</p> + +<p>Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d'avance +l'accouchement!</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l4c2">II<br /> +<span class="d">LA FOULE</span></h3> + + +<p>Dans la matine o prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un +vnement Alexandrie: la pluie tomba.</p> + +<p>Aussitt, contrairement ce qui se passe d'ordinaire dans les pays +moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l'onde.</p> + +<p>Le phnomne n'avait rien de torrentiel ni d'orageux. De larges gouttes +tides, du haut d'un nuage violet, traversaient l'air. Les femmes les +sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux htivement nous. +Les hommes regardaient le ciel avec intrt. Des petits enfants riaient +aux clats en tranant leurs pieds nus dans la boue superficielle.</p> + +<p>Puis le nuage s'vanouit parmi la lumire; le ciel resta implacablement +pur, et peu de temps aprs midi la boue tait redevenue poussire sous +le soleil.</p> + + +<p class="gap">Mais cette averse passagre avait suffi. La ville en tait gaye. Les +hommes demeurrent ensemble sur les dalles de l'Agora et les femmes se +mlrent par groupes en croisant leurs voix clatantes.</p> + +<p>Les courtisanes seules taient l, car le troisime jour des Aphrodisies +tant rserv la dvotion exclusive des femmes maries, celles-ci +venaient de se rendre en grande thorie sur la route de l'Astarteon, et +il n'y avait plus sur la place que des robes fleurs et des yeux noirs +de fard.</p> + +<p>Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nomme Philotis, qui causait +avec beaucoup d'autres, la tira par le nœud de sa manche.</p> + +<p>H, petite! Tu as jou chez Bacchis, hier! Qu'est-ce qui s'est pass? +Qu'est-ce qu'on y a fait? Bacchis a-t-elle ajout un nouveau collier +plaques pour cacher les valles de son cou? Porte-t-elle des seins en +bois, ou en cuivre? Avait-elle oubli de teindre ses petits +cheveux blancs des tempes avant de mettre sa perruque? Allons, parle, +poisson frit!</p> + +<p>—Si tu crois que je l'ai regarde! Je suis arrive aprs le repas, j'ai +jou ma scne, j'ai reu mon prix et je suis partie en courant.</p> + +<p>—Oh! je sais que tu ne te dbauches pas!</p> + +<p>—Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n'y a que +les femmes riches qui puissent faire l'orgie. Les petites joueuses de +flte n'y gagnent que des larmes.</p> + +<p>—Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l'antichambre. +Quand on reoit des coups de poing, on se fait payer double. C'est +lmentaire. Ainsi tu n'as rien nous apprendre? pas une aventure, pas +une plaisanterie, pas un scandale? Nous billons comme des ibis. Invente +quelque chose si tu ne sais rien.</p> + +<p>—Mon amie Thano est reste aprs moi. Quand je me suis rveille, tout + l'heure, elle n'tait pas encore rentre. La fte dure peut-tre +toujours.</p> + +<p>—C'est fini, dit une femme, Thano est l-bas, contre le mur +Cramique.</p> + + +<p class="gap">Les courtisanes y coururent, mais quelques +pas elles s'arrtrent avec un sourire de piti. Thano, dans le vertige +de l'ivresse la plus ingnue, tirait avec obstination une rose presque +dfleurie dont les pines s'accrochaient ses cheveux. Sa tunique jaune +tait souille de rouge et blanc comme si toute l'orgie avait pass sur +elle. L'agrafe de bronze qui retenait sur l'paule gauche les plis +convergents de l'toffe pendait plus bas que la ceinture et dcouvrait +la boule mouvante d'un jeune sein dj trop mr, qui gardait deux +stigmates de pourpre.</p> + +<p>Ds qu'elle aperut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet clat de +rire singulier que tout le monde connaissait Alexandrie et qui l'avait +fait surnommer la Poule. C'tait un interminable gloussement de +pondeuse, une cascade de gaiet qui redescendait l'essouffler, puis +reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d'une faon rythme, +dans une joie de volaille triomphante.</p> + +<p>Un œuf! un œuf! dit Philotis.</p> + +<p>Mais Myrtocleia fit un geste:</p> + +<p>Viens, Thano. Il faut te coucher. Tu n'es pas bien. Viens avec moi.</p> + +<p>—Ah! ha!… Ah! ha!… riait l'enfant.</p> + +<p>Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d'une voix altre:</p> + +<p>Ah! ha!… le miroir…</p> + +<p>—Viens! rptait Myrto impatiente.</p> + +<p>—Le miroir… il est vol, vol, vol! Ah! haaaa! Je ne rirai jamais +tant quand je vivrais plus que Cronos. Vol, vol, le miroir d'argent!</p> + +<p>La chanteuse voulait l'entraner, mais Philotis avait compris.</p> + +<p>Oh! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l'air. Accourez +donc! on apprend des nouvelles! Le miroir de Bacchis est vol!</p> + +<p>Et toutes s'exclamrent:</p> + +<p>Papae! Le miroir de Bacchis!</p> + + +<p class="gap">En un instant, trente femmes se pressrent autour de la joueuse de +flte.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui se passe?</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—On a vol le miroir de Bacchis; c'est Thano qui vient de le dire.</p> + +<p>—Mais quand cela?</p> + +<p>—Qui est-ce qui l'a pris?</p> + +<p>L'enfant haussa les paules:</p> + +<p>Est-ce que je sais!</p> + +<p>—Tu as pass la nuit l-bas. Tu dois savoir. Ce n'est pas possible. Qui +est entr chez elle? On te l'a dit sans doute. Rappelle-toi, Thano.</p> + +<p>—Est-ce que je sais? Ils taient plus de vingt dans la salle… ils +m'avaient loue comme joueuse de flte, mais ils m'ont empche de jouer +parce qu'ils n'aiment pas la musique. Ils m'ont demand de mimer la +figure de Dana et ils jetaient des pices d'or sur moi, et Bacchis me +les prenait toutes… Et quoi encore? C'taient des fous. Ils m'ont fait +boire la tte en bas dans un cratre beaucoup trop plein o ils avaient +vers sept coupes parce qu'il y avait sept vins sur la table. J'avais la +figure toute mouille. Mme mes cheveux trempaient, et mes roses.</p> + +<p>—Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir? +Qui est-ce qui l'a pris?</p> + +<p>—Justement! quand on m'a remise sur mes pieds, j'avais le sang la +tte et du vin jusqu'aux oreilles. Ha! ha! ils se sont tous mis +rire… Bachis a envoy chercher le miroir… Ha! ha! il n'y tait plus. +Quelqu'un l'avait pris.</p> + +<p>—Qui? On te demande qui?</p> + +<p>—Ce n'est pas moi, voil ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller: +j'tais toute nue. Je ne cacherais +pas un miroir comme une drachme sous ma paupire. Ce n'est pas moi, +voil ce que je sais. Elle a mis une esclave en croix, c'est peut-tre +cause de cela… Quand j'ai vu qu'on ne me regardait plus, j'ai ramass +les pices de Dana. Tiens, Myrto, j'en ai cinq, tu achteras des robes +pour nous trois.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Le bruit du vol s'tait rpandu peu peu sur toute la place. Les +courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosit +bruyante animait les groupes en mouvement.</p> + +<p>C'est une femme, disait Philotis, c'est une femme qui a fait ce +coup-l.</p> + +<p>—Oui, le miroir tait bien cach. Un voleur aurait pu tout emporter +dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre.</p> + +<p>—Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-l +savaient tous ses secrets. L'une d'elles l'aura fait attirer quelque +part et sera entre chez elle l'heure o le soleil est chaud et les +rues presque dsertes.</p> + +<p>—Oh! Elle l'a peut-tre fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes.</p> + +<p>—Si c'tait un de ses amants? On dit qu'elle prend des portefaix +maintenant.</p> + +<p>—Non, c'est une femme, j'en suis sre.</p> + +<p>—Par les deux desses! C'est bien fait!</p> + + +<p class="gap">Tout coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de +l'Agora, suivie d'une rumeur croissante qui attira tous les passants.</p> + +<p>Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il?</p> + +<p>Et une voix aigu dominant le tumulte cria par-dessus les ttes +anxieuses:</p> + +<p>On a tu la femme du grand-prtre!</p> + +<p>Une motion violente s'empara de toute la foule. On n'y croyait pas. On +ne voulait pas penser qu'au milieu des Aphrodisies un tel meurtre tait +venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la +mme phrase se rptait de bouche en bouche:</p> + +<p>On a tu la femme du grand-prtre! la fte du temple est suspendue!</p> + + +<p class="gap">Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait t trouv, couch +sur un banc de +marbre rose, dans un lieu cart, au sommet des jardins. Une longue +aiguille d'or traversait le sein gauche; la blessure n'avait pas saign; +mais l'assassin avait coup tous les cheveux de la jeune femme, et +emport le peigne antique de la reine Nitaoucrt.</p> + +<p>Aprs les premiers cris d'angoisse, une stupeur profonde plana. La +multitude grossissait d'instant en instant. La ville entire tait l, +mer de ttes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui +dbouchait la fois de toutes les rues pleines d'ombre bleue dans la +lumire clatante de l'Agora d'Alexandrie. On n'avait pas vu pareille +affluence depuis le jour o Ptolme Aulte avait t chass du trne +par les partisans de Brnice. Encore les rvolutions politiques +paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lse-religion, dont +le salut de la cit pouvait dpendre. Les hommes s'crasaient autour des +tmoins. On demandait de nouveaux dtails. On mettait des conjectures. +Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du clbre miroir. +Les plus aviss affirmaient +que ces deux crimes simultans s'taient faits par la mme main. Mais +laquelle? Des filles, qui +avaient dpos la veille leur offrande pour l'anne suivante, +craignirent que la desse ne leur en tnt plus compte, et sanglotrent +assises, la tte dans leur robe.</p> + +<p>Une superstition ancienne voulait que deux vnements semblables fussent +suivis d'un troisime plus grave. La foule attendait celui-l. Aprs le +miroir et le peigne, qu'avait pris le mystrieux larron? Une atmosphre +touffante, enflamme par le vent du sud et pleine de sable en +poussire, pesait sur la foule immobile.</p> + +<p>Insensiblement, comme si cette masse humaine et t un seul tre, elle +fut prise d'un frisson qui s'accrut par degrs jusqu' la terreur +panique, et tous les yeux se fixrent vers un mme point de l'horizon.</p> + +<p>C'tait l'extrmit lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la +porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple l'Agora. L, +au plus haut point de la cte douce, o la voie s'ouvrait sur le ciel, +une seconde multitude effare venait d'apparatre et courait en +descendant vers la premire.</p> + +<p>Les courtisanes! Les courtisanes sacres!</p> + +<p>Personne ne bougea. On n'osait pas aller leur rencontre, de peur +d'apprendre un nouveau dsastre. Elles arrivaient comme une inondation +vivante, prcdes du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles +levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une +arme. On les reconnaissait, prsent. On distinguait leurs robes, +leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumire frappaient les +bijoux d'or. Elles taient toutes proches. Elles ouvraient la bouche… +le silence se fit.</p> + + +<p class="gap">On a vol le collier de la Desse, les Vraies Perles de l'Anadyomne!</p> + + +<p class="gap">Une clameur dsespre accueillit la fatale parole. La foule se retira +d'abord comme une vague, puis s'engouffra en avant, battant les murs, +emplissant la voie, refoulant les femmes effrayes, dans la longue +avenue du Drme, vers la sainte immortelle perdue.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l4c3">III<br /> +<span class="d">LA RPONSE</span></h3> + + +<p>Et l'agora demeura vide, comme une plage aprs la mare.</p> + +<p>Vide, non pas compltement: un homme et une femme restrent, ceux-l +seuls qui savaient le secret de la grande motion publique, et qui, l'un +par l'autre, l'avaient cause: Chrysis et Dmtrios.</p> + +<p>Le jeune homme tait assis sur un bloc de marbre prs du port. La jeune +femme tait debout l'autre extrmit de la place. Ils ne pouvaient se +reconnatre; mais ils se devinrent mutuellement; Chrysis courut sous le +soleil, ivre d'orgueil et enfin de dsir.</p> + +<p>Tu l'as fait! s'cria-t-elle. Tu l'as donc fait!</p> + +<p>—Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obie.</p> + +<p>Elle se jeta sur ses genoux et l'embrassa dans une treinte dlirante.</p> + +<p>Je t'aime! Je t'aime! Jamais je n'ai senti ce que je sens. Dieux! Je +sais donc ce que c'est que d'tre amoureuse! Tu le vois, mon aim, je te +donne plus, moi, que je ne t'avais promis avant-hier. Moi qui n'ai +jamais dsir personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si +vite. Je ne t'avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te +donne tout ce que j'ai de bon, tout ce que j'ai de pur, de sincre et de +passionn, toute mon me qui est vierge, Dmtrios, songes-y! Viens avec +moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu cach, o +il n'y ait que toi et moi. Nous aurons l des jours comme il n'y en eut +pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n'a fait ce que tu viens de +faire pour moi. Jamais une femme n'a aim comme j'aime; ce n'est pas +possible! ce n'est pas possible! +Je ne peux presque pas parler, tellement j'ai la gorge touffe. Tu +vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c'est que pleurer: +c'est tre trop heureuse… Mais tu +ne rponds pas! Tu ne dis rien! Embrasse-moi…</p> + + +<p class="gap">Dmtrios allongea la jambe droite afin d'abaisser son genou qui se +fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-mme, +secoua son vtement pour arer les plis, et dit doucement:</p> + + +<p class="gap">Non… Adieu.</p> + + +<p class="gap">Et il s'en alla d'un pas tranquille.</p> + + +<p class="gap">Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main +pendante.</p> + +<p>Quoi?… quoi?… qu'est-ce que tu dis?</p> + +<p>—Je te dis: adieu, articula-t-il sans lever la voix.</p> + +<p>—Mais… mais ce n'est donc pas toi qui…</p> + +<p>—Si. Je te l'avais promis.</p> + +<p>—Alors… Je ne comprends plus.</p> + +<p>—Ma chre, que tu comprennes ou non, c'est assez indiffrent. Je laisse +ce petit mystre tes mditations. Si +ce que tu m'as dit est vrai, elles menacent d'tre prolonges. Voil qui +vient point pour les occuper. Adieu.</p> + +<p>—Dmtrios! Qu'est-ce que j'entends?… D'o t'est venu ce ton-l? +Est-ce bien toi qui parles? Explique-moi! Je t'en conjure! Qu'est-il +arriv entre nous? C'est se briser la tte contre les murailles…</p> + +<p>—Faut-il rpter cent fois les mmes choses! Oui, j'ai pris le miroir; +oui, j'ai tu la prtresse Touni pour avoir le peigne antique; oui, j'ai +enlev du col de la desse le grand collier de perles sept rangs. Je +devais te remettre les trois cadeaux en change d'un seul sacrifice de +ta part. C'tait l'estimer, n'est-il pas vrai? Or, j'ai cess de lui +attribuer cette valeur considrable et je ne te demande plus rien. Agis +de mme ton tour et quittons-nous. J'admire que tu ne comprennes point +une situation dont la simplicit est si clatante.</p> + +<p>—Mais garde-les, tes cadeaux! Est-ce que j'y pense! Est-ce que je te +les demande, tes cadeaux? Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse? C'est +toi que je veux, toi seul…</p> + +<p>—Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon ct; +et comme, pour qu'il y ait rendez-vous, il est indispensable d'obtenir +la fois le consentement des deux +amants, notre union risque fort de ne pas se raliser si je persiste +dans ma manire de voir. C'est ce que j'essaye de te faire entendre avec +toute la clart de parole dont je suis susceptible. Je vois qu'elle est +insuffisante; mais comme il ne m'appartient pas de la rendre plus +parfaite, je te prie de vouloir bien accepter de bonne grce le fait +accompli, sans pntrer ce qu'il a pour toi d'obscur, puisque tu +n'admets pas qu'il soit vraisemblable. Je dsirerais vivement clore cet +entretien qui ne peut avoir aucun rsultat et qui m'entranerait +peut-tre des phrases dsobligeantes.</p> + +<p>—On t'a parl de moi!</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Oh! Je le devine! On t'a parl de moi, ne dis pas non! On t'a dit du +mal de moi! J'ai des ennemies terribles, Dmtrios! Il ne faut pas les +couter. Je te jure par les dieux, elles mentent!</p> + +<p>—Je ne les connais pas.</p> + +<p>—Crois-moi! crois-moi, Bien-Aim! Quel intrt aurais-je te tromper, +puisque je n'attends rien de toi que toi-mme? Tu es le premier qui je +parle ainsi…</p> + +<p>Dmtrios la regarda dans les yeux.</p> + +<p>Il est trop tard, dit-il. Je t'ai eue.</p> + +<p>—Tu dlires… Quand cela? O? Comment?</p> + +<p>—Je dis vrai. Je t'ai eue malgr toi. Ce que j'attendais de tes +complaisances, tu me l'as donn ton insu. Le pays o tu voulais aller, +tu m'y as men en songe, cette nuit, et tu tais belle… ah! que tu +tais belle, Chrysis! Je suis revenu de ce pays-l. Aucune volont +humaine ne me forcera plus le revoir. On n'a jamais le bonheur deux +fois avec le mme vnement. Je ne suis pas insens au point de gter un +souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu? mais comme je n'ai aim +que ton ombre, tu me dispenseras, chre tte, de remercier ta ralit.</p> + + +<p class="gap">Chrysis se prit les tempes dans les mains.</p> + +<p>C'est abominable! C'est abominable! Et il ose le dire! Et il s'en +contente!</p> + +<p>—Tu prcises bien vite. Je t'ai dit que j'avais rv; es-tu sre que je +fusse endormi? Je t'ai dit que j'avais t heureux: est-ce que le +bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson +physique que tu provoques +si bien, m'as-tu dit, mais que tu n'as pas le pouvoir de diversifier, +puisqu'il est sensiblement le mme auprs de toutes les femmes qui se +donnent? Non, c'est toi-mme que tu diminues en prenant cette allure +inconvenante. Tu ne me parais pas bien connatre toutes les flicits +qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les matresses diffrent, c'est +qu'elles ont chacune des faons personnelles de prparer et de conclure +un vnement en somme aussi monotone qu'il est ncessaire, et dont la +recherche ne vaudrait pas, si l'on n'avait que lui en perspective, toute +la peine que nous prenons pour trouver une matresse parfaite. En cette +prparation et en cette conclusion, parmi toutes les femmes, tu +excelles. Du moins, j'ai eu plaisir me le figurer, et peut-tre +m'accorderas-tu qu'aprs avoir rv l'Aphrodite du Temple, mon +imagination n'a pas eu grand'peine se reprsenter la femme que tu es? +Encore une fois, je ne te dirai pas s'il s'agit d'un songe nocturne ou +d'une erreur veille. Qu'il te suffise de savoir que, rve ou conue, +ton image m'est apparue dans un cadre extraordinaire. Illusion; mais, +sur toutes choses, je +t'empcherai, Chrysis, de me dsillusionner.</p> + +<p>—Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t'aime encore +malgr les horreurs que j'entends de ta bouche? Ai-je eu conscience de +ton odieux rve? Ai-je t de moiti dans ce bonheur dont tu parles, et +que tu m'as vol, vol! A-t-on jamais ou dire qu'un amant et un +gosme assez pouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui +l'aime sans le lui faire partager?… Cela confond la pense. J'en +deviendrai folle.</p> + + +<p class="gap">Ici Dmtrios quitta son ton de raillerie, et dit, d'une voix lgrement +tremblante:</p> + +<p>T'inquitais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour +exiger, dans un instant d'garement, trois actes qui auraient pu briser +mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d'une triple +honte?</p> + +<p>—Si je l'ai fait, c'tait pour t'attacher. Je ne t'aurais pas eu si je +m'tais donne.</p> + +<p>—Bien. Tu as t satisfaite. Tu m'as tenu, pas pour longtemps, mais tu +m'as tenu, nanmoins, dans l'esclavage que tu voulais. Souffre +qu'aujourd'hui je me dlivre!</p> + +<p>Il n'y a d'esclave que moi, Dmtrios.</p> + +<p>—Oui, toi ou moi, mais l'un de nous deux s'il aime l'autre. +L'Esclavage! L'Esclavage! voil le vrai nom de la passion. Vous n'avez +toutes qu'un seul rve, qu'une seule ide au cerveau: faire que votre +faiblesse rompe la force de l'homme et que votre futilit gouverne son +intelligence! Ce que vous voulez, ds que les seins vous poussent, ce +n'est pas aimer ni tre aime, c'est lier un homme vos chevilles, +l'abaisser, lui ployer la tte et mettre vos sandales dessus. Alors vous +pouvez, selon votre ambition, nous arracher l'pe, le ciseau ou le +compas, briser tout ce qui vous dpasse, masculer tout ce qui vous fait +peur, prendre Hracls par les naseaux et lui faire filer la laine! Mais +quand vous n'avez pu flchir ni son front ni son caractre, vous adorez +le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche mme qui +vous insulte! L'homme qui a refus de baiser vos pieds nus, s'il vous +viole, comble vos dsirs. Celui qui n'a pas pleur quand vous quittiez +sa maison peut vous y traner par les cheveux: votre amour renatra de +vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer +l'esclavage, femmes amoureuses! c'est de le subir!</p> + +<p>—Ah! Bats-moi, si tu veux! Mais aime-moi aprs!</p> + +<p>Et elle l'treignit si brusquement qu'il n'eut pas le temps d'carter +ses lvres. Il se dgagea des deux bras la fois:</p> + +<p>Je te dteste. Adieu, dit-il.</p> + +<p>Mais Chrysis s'accrocha son manteau:</p> + +<p>Ne mens pas. Tu m'adores. Tu as l'me toute pleine de moi; mais tu as +honte d'avoir cd. coute, coute, Bien-Aim! S'il ne te faut que cela +pour consoler ton orgueil, je suis prte donner, pour t'avoir, plus +encore que je ne t'ai demand. Quelque sacrifice que je te fasse, aprs +notre runion je ne me plaindrai pas de la vie.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios la regarda curieusement; et comme elle, l'avant-veille, sur la +jete, il lui dit:</p> + +<p>Quel serment fais-tu?</p> + +<p>—Par l'Aphrodite, aussi.</p> + +<p>—Tu ne crois pas l'Aphrodite. Jure par Iahveh abaoth.</p> + +<p>La Galilenne plit.</p> + +<p>On ne jure pas par Iahveh.</p> + +<p>—Tu refuses?</p> + +<p>—C'est un serment terrible.</p> + +<p>—C'est celui qu'il me faut.</p> + +<p>Elle hsita quelque temps, puis dit voix basse:</p> + +<p>J'en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Dmtrios?</p> + + +<p class="gap">Le jeune homme se tut.</p> + + +<p class="gap">Parle, Bien-Aim! dit Chrysis. Dis-moi vite. J'ai peur.</p> + +<p>—Oh! c'est peu de chose.</p> + +<p>—Mais quoi encore!</p> + +<p>—Je ne veux pas te demander de me donner ton tour trois cadeaux, +fussent-ils aussi simples que les premiers taient rares. Ce serait +contre les usages. Mais je peux te demander d'en recevoir, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Assurment, dit Chrysis joyeuse.</p> + +<p>—Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m'as fait prendre pour toi, +tu n'esprais pas en user, n'est-ce pas? Un miroir vol, le peigne d'une +victime et le collier de la desse, ce +ne sont pas des bijoux dont on puisse faire talage.</p> + +<p>—Quelle ide!</p> + +<p>—Non. Je le pensais bien. C'est donc par pure cruaut que tu m'as +pouss les ravir au prix des trois +crimes dont la ville entire est bouleverse aujourd'hui? Eh bien, tu +vas les porter.</p> + +<p>—Quoi!</p> + +<p>—Tu vas aller dans le petit jardin clos o se trouve la statue d'Herms +Stygien. Cet endroit est toujours dsert et tu ne risques pas d'y tre +trouble. Tu enlveras le talon gauche du dieu. La pierre est brise, tu +verras. L, dans l'intrieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis +et tu le prendras la main: tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrt +et tu l'enfonceras dans tes cheveux; tu trouveras les sept colliers de +perles de la desse Aphrodite, et tu les mettras ton cou. Ainsi pare, +belle Chrysis, tu t'en iras par la ville. La foule va te livrer aux +soldats de la reine; mais tu auras ce que tu souhaitais et j'irai te +voir dans ta prison avant le lever du soleil.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l4c4">IV<br /> +<span class="d">LE JARDIN D'HERMANUBIS</span></h3> + + +<p>Le premier mouvement de Chrysis fut de hausser les paules. Elle ne +serait pas si nave que de tenir son serment!</p> + + +<p class="gap">Le second fut d'aller voir.</p> + + +<p class="gap">Une curiosit croissante la poussait vers le mystrieux endroit o +Dmtrios avait cach les trois dpouilles criminelles. Elle voulait les +prendre, les toucher de la main, les faire briller au soleil, les +possder un instant. Il lui semblait que sa victoire ne serait tout +fait complte tant qu'elle n'aurait pas saisi le butin de ses ambitions.</p> + +<p>Quant Dmtrios, elle saurait bien le reprendre par une manœuvre +ultrieure. Comment croire qu'il s'tait dtach d'elle jamais? La +passion qu'elle lui supposait n'tait pas de celles qui s'teignent sans +retour dans le cœur de l'homme. Les femmes qu'on a beaucoup aimes +forment dans la mmoire une famille d'lection, et la rencontre d'une +ancienne matresse, mme hae, mme oublie, +veille un trouble inattendu d'o peut rejaillir l'amour nouveau. +Chrysis n'ignorait pas cela. Si ardente qu'elle ft elle-mme, si +presse de conqurir ce premier homme qu'elle et aim, elle n'tait pas +assez folle pour l'acheter du prix de sa vie quand elle voyait tant +d'autres moyens de le sduire plus simplement.</p> + +<p>Et cependant… quelle fin bienheureuse il lui avait propose!</p> + +<p>Sous les yeux d'une foule innombrable, porter le miroir antique o +Sapph s'tait mire, le peigne qui avait assembl les cheveux royaux de +Nitaoucrt, le collier des perles marines qui avaient roul dans la +conque de la desse Anadyomne… Puis du soir au matin connatre +perdument tout ce que l'amour le +plus emport peut faire prouver une femme… et vers le milieu du +jour, mourir sans effort… Quel incomparable destin!</p> + +<p>Elle ferma les yeux…</p> + + +<p class="gap">Mais non; elle ne voulait pas se laisser tenter.</p> + +<p>Elle monta en droite ligne, travers Rhacotis, la rue qui menait au +Grand Serapeion. Cette voie, perce par les Grecs, avait quelque chose +de disparate dans ce quartier de ruelles angulaires. Les deux +populations s'y mlaient bizarrement, dans une promiscuit encore un peu +haineuse. Entre les gyptiens vtus de chemises bleues, les tuniques +crues des Hellnes faisaient des passages de blancheurs. Chrysis +montait d'un pas rapide, sans couter les conversations o le peuple +s'entretenait des crimes commis pour elle.</p> + +<p>Devant les marches du monument, elle tourna droite, prit une rue +obscure, puis une autre dont les maisons se touchaient presque par les +terrasses, traversa une petite place en toile o, prs d'une tache de +soleil, deux fillettes trs brunes jouaient dans une fontaine, et enfin +elle s'arrta.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Le jardin d'Herms Anubis tait une petite ncropole depuis +longtemps abandonne, une sorte de terrain vague o les parents ne +venaient plus porter les libations aux morts et que les passants +vitaient d'approcher. Au milieu des tombes croulantes, Chrysis s'avana +dans le plus grand silence, peureuse chaque pierre qui craquait sous +ses pas. Le vent, toujours charg de sable fin, agitait ses cheveux sur +les tempes, et gonflait son voile de soie carlate vers les feuilles +blanches des sycomores.</p> + +<p>Elle dcouvrit la statue entre trois monuments funbres qui la cachaient +de tous cts et l'enfermaient dans un triangle. L'endroit tait bien +choisi pour enfouir un secret mortel. +Chrysis se glissa comme elle put dans le passage troit et pierreux: en +voyant la statue, elle plit lgrement.</p> + +<p>Le dieu tte de chacal tait debout, la jambe droite en avant, la +coiffure tombante et perce de deux trous d'o sortaient les bras. La +tte se penchait du haut du corps rigide, suivant le mouvement des mains +qui faisaient +le geste de l'embaumeur. Le pied gauche tait descell.</p> + +<p>D'un regard lent et craintif, Chrysis s'assura qu'elle tait bien seule. +Un petit bruit derrire elle la fit frissonner; mais ce n'tait qu'un +lzard vert qui fuyait dans une fissure de marbre.</p> + +<p>Alors elle osa prendre enfin le pied cass de la statue.</p> + +<p>Elle le souleva obliquement et non sans quelque peine, car il entranait +avec lui une partie du socle vid qui reposait sur le pidestal.</p> + +<p>Et sous la pierre elle vit briller tout coup les normes perles.</p> + + +<p class="gap">Elle tira le collier tout entier. Qu'il tait lourd! elle +n'aurait pas pens que des perles presque sans monture pussent peser +d'un tel poids la main. Les globes de nacre taient tous d'une +merveilleuse rondeur et d'un orient presque lunaire. Les sept rangs se +succdaient, l'un aprs l'autre, en s'largissant comme des moires +circulaires sur une eau pleine d'toiles.</p> + + +<p class="gap">Elle le mit son cou.</p> + +<p>D'une main elle l'tagea, les yeux ferms pour mieux sentir le froid des +perles sur la peau. Elle disposa les sept rangs avec rgularit le long +de sa poitrine nue et fit descendre le dernier dans l'intervalle chaud +des seins.</p> + +<p>Ensuite elle prit le peigne d'ivoire, le considra quelque temps, +caressa la figurine blanche qui tait sculpte dans la mince couronne, +et plongea le bijou dans ses cheveux plusieurs fois avant de le fixer o +elle le voulait.</p> + +<p>Puis elle tira du socle le miroir d'argent, s'y regarda, y vit son +triomphe, ses yeux clairs d'orgueil, ses paules pares des dpouilles +des dieux…</p> + + +<p class="gap">Et s'enveloppant mme les cheveux dans sa grande cyclas carlate, elle +sortit de la ncropole sans quitter les bijoux terribles.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l4c5">V<br /> +<span class="d">LES MURAILLES DE POURPRE</span></h3> + + +<p>Quand, de la bouche des hirodoules, le peuple eut appris pour la +seconde fois la certitude du sacrilge, il s'coula lentement travers +les jardins.</p> + +<p>Les courtisanes du temple se pressaient par centaines le long des +chemins d'oliviers noirs. Quelques-unes rpandaient de la cendre sur +leur tte. D'autres frottaient leur front dans la poussire, ou tiraient +leurs cheveux, ou se griffaient les seins, en signe de calamit. Les +yeux sur le bras, beaucoup sanglotrent.</p> + + +<p class="gap">La foule redescendit en silence, dans la ville, par le Drme et par les +quais. Un deuil universel +consternait les rues. Les boutiquiers avaient rentr prcipitamment, par +frayeur, leurs talages multicolores, et des auvents de bois fixs par +des barres se succdaient comme une palissade monotone au +rez-de-chausse des maisons aveugles.</p> + +<p>La vie du port s'tait arrte. Les matelots assis sur les bords de +pierre restaient immobiles, les joues dans les mains. Les vaisseaux +prts partir avaient fait relever +leurs longues rames et carguer leurs voiles aigus le long des mts +balancs par le vent. Ceux qui voulaient entrer en rade attendaient au +large les signaux, et quelques-uns de leurs passagers qui avaient des +parents au palais de la reine, croyant une rvolution sanglante, +sacrifiaient aux dieux infernaux.</p> + + +<p class="gap">Au coin de l'le du Phare et de la jete, Rhodis, dans la multitude, +reconnut Chrysis auprs d'elle.</p> + +<p>Ah! Chrys! garde-moi, j'ai peur. Myrto est l; mais la foule est si +grande… j'ai peur qu'on nous spare. Prends-nous par la main.</p> + +<p>—Tu sais, dit Myrtocleia, tu sais ce qui se passe? Connat-on le +coupable? Est-il la +torture? Depuis Hrostrate on n'a rien vu de tel. Les Olympiens nous +abandonnent. Que va-t-il advenir de nous? +Chrysis ne rpondit pas.</p> + +<p>Nous avions donn des colombes, dit la petite joueuse de flte. La +desse s'en souviendra-t-elle? La desse doit tre irrite. Et toi, et +toi, ma pauvre Chrys! Toi qui devais tre aujourd'hui ou trs heureuse +ou trs puissante…</p> + +<p>—Tout est fait, dit la courtisane.</p> + +<p>—Comment dis-tu!</p> + +<p>Chrysis fit deux pas en arrire et leva la main droite prs de la +bouche.</p> + +<p>Regarde bien, ma Rhodis; regarde, Myrtocleia. Ce que vous verrez +aujourd'hui, les yeux humains ne l'ont jamais vu, depuis le jour o la +desse est descendue sur l'Ida. Et jusqu' la fin du monde on ne le +reverra plus sur la terre. +Les deux amies, stupfaites, se reculrent, la croyant folle. Mais +Chrysis, perdue dans son rve, marcha jusqu'au monstrueux Phare, +montagne de marbre flamboyant huit tages hexagonaux. Elle poussa la +porte de +bronze, et profitant de l'inattention publique, elle la +referma de l'intrieur en abaissant les barres sonores.</p> + + +<p class="gap">Quelques instants s'coulrent.</p> + +<p>La foule grondait perptuellement. La houle vivante ajoutait sa rumeur +aux bouleversements rguliers des eaux.</p> + +<p>Tout coup, un cri s'leva, rpt par cent mille poitrines:</p> + +<p>Aphrodite!!</p> + +<p>—Aphrodite!!!</p> + + +<p class="gap">Un tonnerre de cris clata. La joie, l'enthousiasme de tout un peuple +chantait dans un indescriptible tumulte d'allgresse au pied des +murailles du Phare.</p> + +<p>La cohue qui couvrait la jete afflua violemment dans l'le, envahit les +rochers, monta dans les mts de signaux, sur les tours fortifies. L'le +tait pleine, plus que pleine, et la foule arrivait toujours plus +compacte, dans une pousse de fleuve dbord, qui rejetait la mer de +longues ranges humaines, du haut de la falaise abrupte.</p> + +<p>On ne voyait pas la fin de cette inondation d'hommes. Depuis le palais +des Ptolmes +jusqu' la muraille du canal, les rives du Port Royal, du Grand-Port et +de l'Eunoste regorgeaient d'une masse serre qui se nourrissait +indfiniment par les embouchures des rues. Au-dessus de cet ocan, agit +de remous immenses, cumeux de bras et de visages, flottait comme une +barque en pril la litire aux voiles jaunes de la reine Brnice. Et +d'instant en instant s'augmentant de bouches nouvelles, le bruit +devenait formidable.</p> + + +<p class="gap">Ni Hlne sur les portes Sces, ni Phryn dans les flots d'leusis, ni +Thas faisant allumer l'incendie de Perspolis n'ont connu ce qu'est le +triomphe.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Chrysis tait apparue par la porte de l'Occident, sur la premire +terrasse du monument rouge.</p> + +<p>Elle tait nue comme la desse, elle tenait des deux mains les coins de +son voile carlate que le vent enlevait sur le ciel du soir, et de la +main droite le miroir o se refltait le soleil couchant.</p> + +<p>Avec lenteur, la tte penche, par un mouvement +d'une grce et d'une majest infinies, elle monta la rampe extrieure +qui ceignait d'une spirale la haute tour vermeille. Son voile +frissonnait comme une flamme. Le crpuscule embras rougissait le +collier de perles comme une rivire de rubis. Elle montait, et dans +cette gloire, sa peau clatante arborait toute la magnificence de la +chair, le sang, le feu, le carmin bleutre, le rouge velout, le rose +vif, et, tournant avec les grandes murailles de pourpre, elle s'en +allait vers le ciel.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LIVRE V</h2> + + + + +<h3 id="l5c1">I<br /> +<span class="d">LA SUPRME NUIT</span></h3> + + +<p>Tu es aime des dieux, dit le vieux gelier. Si moi, pauvre esclave, +j'avais fait la centime partie de tes crimes, je me serais vu lier sur +un chevalet, pendu par les pieds, dchir de coups, corch avec des +pinces. On m'aurait vers du vinaigre dans les narines, on m'aurait +charg de briques jusqu' m'touffer, et si j'tais mort de douleur, mon +corps nourrirait dj les chacals des plaines brles. Mais toi qui as +tout vol, tout tu, tout profan, on te rserve la cigu douce et on te +prte une bonne chambre dans l'intervalle. Zeus me foudroie si je sais +pourquoi! Tu dois connatre quelqu'un au palais.</p> + +<p>—Donne-moi des figues, dit Chrysis. J'ai la bouche sche.</p> + +<p>Le vieil esclave lui apporta dans une corbeille verte une douzaine de +figues blettes point.</p> + +<p>Chrysis resta seule.</p> + + +<p class="gap">Elle s'assit et se releva, elle fit le tour de sa chambre, +elle frappa les murs avec la paume de la main sans penser quoi que ce +ft. Elle droula ses cheveux pour les rafrachir, puis les renoua +presque aussitt.</p> + +<p>On lui avait fait mettre un long vtement de laine blanche. L'toffe +tait chaude. Chrysis se sentit toute baigne de sueur. Elle tira les +bras, billa, et s'accouda sur la haute fentre.</p> + + +<p class="gap">Au dehors, la lune clatante luisait dans un ciel d'une puret liquide, +un ciel si ple et si clair qu'on n'y voyait pas une toile.</p> + + +<p class="gap">C'tait par une semblable nuit que, sept ans auparavant, Chrysis avait +quitt la terre de Genezareth.</p> + +<p>Elle se rappela… ils taient cinq. C'taient des vendeurs d'ivoire. +Ils paraient des chevaux + longue queue avec des houppes bigarres. Ils avaient abord l'enfant +au bord d'une citerne ronde…</p> + + +<p class="gap">Et avant cela, le lac bleutre, le ciel transparent, l'air lger du pays +de Glil.</p> + +<p>La maison tait environne de lins roses et de tamaris. Des cpriers +pineux piquaient les doigts qui allaient saisir les phalnes… On +croyait voir la couleur du vent dans les ondulations des fines +gramines…</p> + +<p>Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide o l'on +trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs; +et il y avait des fleurs sur l'eau et des fleurs dans toute la prairie +et de grands lys sur les montagnes, et la ligne des montagnes tait +celle d'un jeune sein…</p> + + +<p class="gap">Chrysis ferma les yeux avec un faible sourire qui s'teignit tout +coup. L'ide de la mort venait de la saisir. Et elle sentit qu'elle ne +pourrait plus, jusqu' la fin, cesser de penser.</p> + +<p>Ah! se dit-elle, qu'ai-je fait! Pourquoi ai-je rencontr +cet homme? Pourquoi m'a-t-il +coute? Pourquoi me suis-je laiss prendre, mon tour? Pourquoi +faut-il que, mme maintenant, je ne regrette rien!</p> + +<p>Ne pas aimer ou ne pas vivre: voil quel choix Dieu m'a donn. Qu'ai-je +donc fait pour tre punie?</p> + +<p>Et il lui revint la mmoire des fragments de versets sacrs qu'elle +avait entendu citer dans son enfance. Depuis sept ans, elle n'y pensait +plus. Mais ils revenaient, l'un aprs l'autre, avec une prcision +implacable, s'appliquer sa vie et lui prdire sa peine.</p> + + +<p class="gap">Elle murmura:</p> + + +<p class="gap">Il est crit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Je me souviens de ton amour lorsque tu tais jeune…</div> + <div class="verse">Tu as ds longtemps bris ton joug,</div> + <div class="verse">Rompu tes liens.</div> + <div class="verse">Et tu as dit: Je ne veux plus tre esclave;</div> + <div class="verse">Mais sous toute colline leve</div> + <div class="verse">Et sous tout arbre vert</div> + <div class="verse">Tu t'es courbe, comme une prostitue<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> Jrmie, II, 2, 20. +</p></div> +<p>Il est crit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">J'irai aprs mes amants</div> + <div class="verse">Qui me donnent mon pain et mon eau</div> + <div class="verse">Et ma laine et mon lin</div> + <div class="verse">Et mon huile et mon vin<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> Ose, II, 7. +</p></div> +<p>Il est crit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Comment dirais-tu: Je ne suis point souille.</div> + <div class="verse">Regarde tes pas dans la valle,</div> + <div class="verse">Reconnais ce que tu as fait,</div> + <div class="verse">Chamelle vagabonde, nesse sauvage,</div> + <div class="verse">Haletante et toujours en chaleur,</div> + <div class="verse">Qui t'aurait empche de satisfaire ton dsir?<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a></div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Jrmie, II, 23, 24. +</p></div> +<p>Il est crit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse"><i>Elle a t courtisane en gypte</i>,</div> + <div class="verse">Elle s'est enflamme pour des impudiques</div> + <div class="verse">Dont le membre est comme celui des nes</div> + <div class="verse">Et la semence comme celle des chevaux.</div> + <div class="verse">Tu t'es souvenue des crimes de ta jeunesse en gypte,</div> + <div class="verse">Quand on pressait tes seins parce qu'ils taient jeunes.<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a></div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_5"></a> +<a href="#FNanchor_5"> +<span class="label">[5]</span></a> Ezchiel, XXIII, 20, 21. +</p></div> +<p>Oh! s'cria-t-elle. C'est moi! c'est moi!</p> + +<p>Et il est crit encore:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Tu t'es prostitue de nombreux amants</div> + <div class="verse">Et tu reviendras moi! dit l'ternel.<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a></div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_6"></a> +<a href="#FNanchor_6"> +<span class="label">[6]</span></a> Jrmie, III, 1. +</p></div> +<p>Mais mon chtiment aussi est crit!</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">Voici: j'excite contre toi tes amants.</div> + <div class="verse">Ils te jugeront selon leurs lois.</div> + <div class="verse">Ils te couperont le nez et les oreilles</div> + <div class="verse">Et ce qui reste de toi tombera par l'pe.<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a></div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_7"></a> +<a href="#FNanchor_7"> +<span class="label">[7]</span></a> Ezchiel, XXIII, 22-25. +</p></div> +<p>Et encore:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">C'en est fait: elle est mise nu, elle est emmene.</div> + <div class="verse">Ses servantes gmissent comme des colombes</div> + <div class="verse">Et se frappent la poitrine.<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a></div> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_8"></a> +<a href="#FNanchor_8"> +<span class="label">[8]</span></a> Nahum, 111, 8. +</p></div> +<p>Mais sait-on ce que dit l'criture, ajouta-t-elle pour se consoler. +N'est-il pas crit ailleurs:</p> + +<blockquote> +<p>Je ne punirai pas vos filles parce qu'elles se prostituent.<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a></p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_9"></a> +<a href="#FNanchor_9"> +<span class="label">[9]</span></a> Ose, IV, 14. +</p></div> +<p>Et ailleurs, l'criture ne conseille-t-elle pas:</p> + +<blockquote> +<p>Va, mange et bois, car ds longtemps Dieu te fait russir. Qu'en tout +temps tes vtements soient blancs et que l'huile parfume ne manque pas +sur ta tte. <i>Jouis de la vie</i> avec la femme que tu aimes, pendant +tous les jours de ta vie de vanit que Dieu t'a donns sous le soleil, +car il n'y a ni +œuvre, ni pense, ni science, ni sagesse, dans le sjour des morts, +o tu vas.<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a></p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_10"></a> +<a href="#FNanchor_10"> +<span class="label">[10]</span></a> Ecclsiaste, IX, 7, 10. +</p></div> + +<p class="gap">Elle eut un frmissement, et se rpta voix basse:</p> + +<blockquote> +<p>Car il n'y a ni œuvre, ni pense, ni science, ni sagesse dans le +sjour des morts <i>o tu vas</i>.</p> + + +<p class="gap">La lumire est douce. Ah! qu'il est agrable de voir le soleil.<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a></p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_11"></a> +<a href="#FNanchor_11"> +<span class="label">[11]</span></a> Id., XI, 7. +</p></div> +<blockquote> +<p>Jeune homme, rjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton cœur la joie, +marche dans les voies de ton cœur et selon les visions de tes yeux, +avant que tu ne t'en ailles vers ta demeure ternelle et que les +pleureurs parcourent la rue; avant que la corde d'argent se rompe, que +la lampe d'or se brise, que la cruche casse sur la fontaine, et que la +roue casse au puits, avant que la poussire retourne la terre, d'o +elle a t tire.<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a></p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p> +<a id="Footnote_12"></a> +<a href="#FNanchor_12"> +<span class="label">[12]</span></a> Id., XII, 1-8-9. +</p></div> +<p>Avec un nouveau frisson elle se redit plus lentement:</p> + +<blockquote> +<p>… Avant que la poussire retourne la terre, d'o elle a t +tire…</p> +</blockquote> + +<p>Et comme elle se prenait la tte dans les mains, afin de rprimer sa +pense, elle sentit tout coup, sans l'avoir prvue, la forme mortuaire +de son crne travers la peau vivante: les tempes vides, les orbites +normes, le nez camard sous le cartilage et les maxillaires en saillie.</p> + +<p>Horreur! C'tait donc cela qu'elle allait devenir! Avec une lucidit +effrayante elle eut la vision de son cadavre, et elle fit traner ses +mains sur son corps pour aller jusqu'au fond de cette ide si simple, +qui jusqu'ici ne lui tait pas venue,—qu'elle portait son squelette en +elle, que ce n'tait pas un rsultat de la mort, une mtamorphose, un +aboutissement, mais une chose que l'on promne, un spectre insparable +de la forme humaine,—et que la charpente de la vie est dj le symbole +du tombeau.</p> + +<p>Un furieux dsir de vivre, de tout revoir, de tout recommencer, de tout +refaire, la souleva subitement. C'tait une rvolte en face de la mort; +l'impossibilit d'admettre qu'elle ne verrait pas le soir de ce matin +qui naissait; l'impossibilit de comprendre comment cette beaut, ce +corps, cette pense active, cette vie +luxuriante de sa chair allaient, en pleine ardeur, cesser d'tre, et +pourrir.</p> + + +<p class="gap">La porte s'ouvrit tranquillement.</p> + +<p>Dmtrios entra.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l5c2">II<br /> +<span class="d">LA POUSSIRE RETOURNE LA TERRE</span></h3> + + +<p>Dmtrios! s'cria-t-elle.</p> + +<p>Et elle se prcipita…</p> + + +<p class="gap">Mais aprs avoir soigneusement referm la serrure de bois, le jeune +homme n'avait plus boug, et il gardait dans le regard une tranquillit +si profonde que Chrysis en fut soudainement glace.</p> + + +<p class="gap">Elle esprait un lan, un mouvement des bras, des lvres, quelque chose, +une main tendue…</p> + +<p>Dmtrios ne bougea pas.</p> + +<p>Il attendit un instant en silence, avec une correction parfaite, comme +s'il voulait tablir clairement sa disponibilit.</p> + +<p>Puis, voyant qu'on ne lui demandait rien, il fit quatre pas jusqu' la +fentre, et s'adossa dans l'ouverture en regardant le jour se lever.</p> + +<p>Chrysis tait assise sur le lit trs bas, le regard fixe et presque +hbt.</p> + +<p>Alors Dmtrios se parla en lui-mme.</p> + +<p>Il vaut mieux, se dit-il, qu'il en soit ainsi. De tels jeux au moment +de la mort seraient en somme assez lugubres. J'admire seulement qu'elle +n'en ait pas eu, ds le dbut, le pressentiment, et qu'elle m'ait +accueilli avec cet enthousiasme. Pour moi, c'est une aventure termine. +Je regrette un peu qu'elle s'achve ainsi, car, tout prendre, Chrysis +n'a eu d'autre tort que d'exprimer trs franchement une ambition qui et +t celle de la plupart des femmes, sans doute, et s'il ne fallait pas +jeter une victime l'indignation du peuple, je me contenterais de faire +bannir cette jeune fille trop ardente, afin de me dlivrer d'elle tout +en lui laissant les joies de la vie. Mais il y a eu scandale et nul n'y +peut plus rien. Tels sont les +effets de la passion. La volupt sans pense, ou le contraire, l'ide +sans jouissance n'ont pas de ces funestes suites. Il faut avoir beaucoup +de matresses, mais se garder, avec l'aide des dieux, d'oublier que les +bouches se ressemblent.</p> + +<p>Ayant ainsi rsum par un audacieux aphorisme une de ses thories +morales, il reprit avec aisance le cours normal de ses ides.</p> + +<p>Il se rappela vaguement une invitation dner qu'il avait accepte pour +la veille, puis oublie dans le tourbillon des vnements, et il se +promit de s'excuser.</p> + +<p>Il rflchit sur la question de savoir s'il devait mettre en vente son +esclave tailleur, vieillard qui restait attach aux traditions de coupe +du rgne prcdent et ne russissait qu'imparfaitement les plis godets +des nouvelles tuniques. +Il avait mme l'esprit si libre qu'il dessina sur le mur avec la pointe +de son bauchoir une tude htive pour son groupe de <i>Zagreus et les +Titans</i>, une variante qui modifiait le mouvement du bras droit chez +le principal personnage.</p> + +<p> peine tait-elle acheve, qu'on frappa doucement la porte.</p> + +<p>Dmtrios ouvrit sans hte. Le vieil excuteur entra, suivi de deux +hoplites casqus.</p> + +<p>J'apporte la petite coupe, dit-il avec un sourire obsquieux +l'adresse de l'amant royal.</p> + +<p>Dmtrios garda le silence.</p> + + +<p class="gap">Chrysis gare leva la tte.</p> + + +<p class="gap">Allons, ma fille, reprit le gelier. C'est le moment. La cigu est +toute broye. Il n'y a plus vraiment qu' la prendre. N'aie pas peur. On +ne souffre point.</p> + + +<p class="gap">Chrysis regarda Dmtrios, qui ne dtourna pas les yeux.</p> + +<p>Ne cessant plus de fixer sur lui ses larges prunelles noires entoures +de lumire verte, Chrysis tendit la main droite, prit la coupe, et +lentement, la porta sa bouche.</p> + +<p>Elle y trempa les lvres. L'amertume du poison et aussi les douleurs de +l'empoisonnement avaient t tempres par un narcotique miell.</p> + +<p>Elle but la moiti de la coupe, puis, soit qu'elle et vu faire ce geste +au thtre, dans le <i>Thyests</i> d'Agathon, soit qu'il ft vraiment +issu d'un sentiment spontan, elle tendit le reste Dmtrios… Mais +le jeune homme dclina de la main cette proposition indiscrte.</p> + +<p>Alors la Galilenne prit la fin du breuvage jusqu' la pure verte qui +demeura au fond. Et il lui vint aux joues un sourire dchirant o il y +avait bien un peu de mpris.</p> + + +<p class="gap">Que faut-il faire? dit-elle au gelier.</p> + +<p>—Promne-toi dans la chambre, ma fille, jusqu' ce que tu sentes tes +jambes lourdes. Alors tu te coucheras sur le dos, et le poison agira +tout seul.</p> + +<p>Chrysis marcha jusqu' la fentre, appuya sa main sur le mur, sa tempe +sur sa main, et jeta vers l'aurore violette un dernier regard de +jeunesse perdue.</p> + +<p>L'orient tait noy dans un lac de couleur. Une longue bande livide +comme une feuille d'eau enveloppait l'horizon d'une ceinture olivtre. +Au-dessus, plusieurs teintes naissaient l'une de l'autre, nappes +liquides de ciel glauque, iris, ou lilas, qui se fondaient +insensiblement +dans l'azur plomb du ciel suprieur. Puis, ces tages de nuances se +soulevrent avec lenteur, une ligne d'or apparut, monta, s'largit; un +mince fil de pourpre claira cette aube morose, et dans un flot de sang +le soleil naquit.</p> + + +<p class="gap">Il est crit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <div class="verse">La lumire est douce…</div> + </div> +</div> + + +<p class="gap">Elle resta ainsi, debout, tant que ses jambes purent la soutenir. Les +hoplites furent obligs de la porter sur le lit quand elle fit signe +qu'elle chancelait.</p> + + +<p class="gap">L, le vieillard disposa les plis blancs de la robe le long des membres +allongs. Puis il lui toucha les pieds et lui demanda:</p> + + +<p class="gap">As-tu senti?</p> + +<p>Elle rpondit:</p> + + +<p class="gap">Non.</p> + + +<p class="gap">Il lui toucha encore les genoux et lui demanda:</p> + + +<p class="gap">As-tu senti?</p> + +<p>Elle fit signe que non, et subitement, d'un mouvement de bouche et +d'paules (car ses mains mmes taient mortes), reprise d'une ardeur +suprme, et peut-tre du regret de cette heure strile, elle se souleva +vers Dmtrios… mais avant qu'il et pu rpondre, elle retomba sans +vie, les deux yeux teints pour toujours.</p> + + +<p class="gap">Alors l'excuteur ramena sur le visage les plis suprieurs du vtement; +et l'un des soldats assistants, supposant qu'un pass plus tendre avait +un jour runi ce jeune homme et cette jeune femme, trancha du bout de +son pe l'extrme boucle de la chevelure sur les dalles.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios toucha cela dans sa main, et, en vrit, c'tait Chrysis tout +entire, l'or survivant de sa beaut, le prtexte mme de son nom…</p> + +<p>Il prit la mche tide entre le pouce et les doigts, l'parpilla +lentement, peu peu, et sous la semelle de sa chaussure il la mla dans +la poussire.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l5c3">III<br /> +<span class="d">CHRYSIS IMMORTELLE</span></h3> + + +<p>Quand Dmtrios se retrouva seul dans son atelier rouge encombr de +marbres, de maquettes, de chevalets et d'bauches, il voulut se remettre +au travail.</p> + +<p>Le ciseau dans la main gauche et le maillet au poing droit, il reprit, +mais sans ardeur, une bauche interrompue. C'tait l'encolure d'un +cheval gigantesque destin au temple de Poseidn. Sous la crinire +coupe en brosse, la peau du cou, plisse par un mouvement de la tte, +s'incurvait gomtriquement comme une vasque marine onduleuse.</p> + +<p>Trois jours auparavant, le dtail de cette musculature rgulire +concentrait dans l'esprit +de Dmtrios tout l'intrt de la vie quotidienne; mais le matin de la +mort de Chrysis, l'aspect des choses sembla chang. Moins calme qu'il ne +voulait l'tre, Dmtrios n'arrivait pas fixer sa pense occupe +ailleurs. Une sorte de voile insoulevable s'interposait entre le marbre +et lui. Il jeta son maillet et se mit marcher le long des pidestaux +poudreux.</p> + + +<p class="gap">Soudain, il traversa la cour, appela un esclave et lui dit:</p> + +<p>Prpare la piscine et les aromates. Tu me parfumeras aprs m'avoir +baign, tu me donneras mes vtements blancs et tu allumeras les +cassolettes rondes.</p> + +<p>Quand il eut achev sa toilette, il fit venir deux autres esclaves:</p> + +<p>Allez, dit-il, la prison de la reine; remettez au gelier cette motte +de terre glaise et faites-la-lui porter dans la chambre o est morte la +courtisane Chrysis. Si le corps n'est pas jet dj dans la basse-fosse, +vous direz qu'on s'abstienne de rien excuter avant que j'en aie donn +l'ordre. Courez en avant. Allez.</p> + +<p>Il mit un bauchoir dans le pli de sa ceinture +et ouvrit la porte principale sur l'avenue dserte du Drme.</p> + + +<p class="gap">Soudain il s'arrta sur le seuil, stupfi par la lumire immense des +midis de la terre africaine. La rue devait tre blanche et les maisons +blanches aussi, mais la flamme du soleil perpendiculaire lavait les +surfaces clatantes avec une telle furie de reflets, que les murs de +chaux et les dalles rverbraient la fois des incandescences +prodigieuses de bleu d'ombre, de rouge et de vert, d'ocre brutal et +d'hyacinthe. De grandes couleurs frmissantes semblaient se dplacer +dans l'air et ne couvrir que par transparence l'ondoiement des faades +en feu. Les lignes elles-mmes se dformaient derrire cet +blouissement; la muraille droite de la rue s'arrondissait dans le +vague, flottait comme une toile, et certains endroits devenait +invisible. Un chien couch prs d'une borne tait rellement cramoisi.</p> + +<p>Enthousiasm d'admiration, Dmtrios vit dans ce spectacle un symbole de +sa nouvelle existence. Assez longtemps il avait vcu dans la nuit +solitaire, dans le silence et dans la +paix. Assez longtemps il avait pris pour lumire le clair de lune, et +pour idal la ligne nonchalante d'un mouvement trop dlicat. Son +œuvre n'tait pas virile. Sur la peau de ses statues il y avait un +frisson glac.</p> + +<p>Pendant l'aventure tragique qui venait de bouleverser son intelligence, +il avait senti pour la premire fois le grand souffle de la vie enfler +sa poitrine. S'il redoutait une seconde preuve, si, sorti victorieux de +la lutte, il se jurait avant toutes choses de ne plus s'exposer +flchir sa belle attitude prise en face d'autrui, du moins venait-il de +comprendre que cela seul vaut la peine d'tre imagin, qui atteint par +le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de l'motion +humaine,—et que la beaut formelle n'est qu'une matire indcise, +susceptible d'tre toujours, par l'expression de la douleur ou de la +joie, transfigure.</p> + +<p>Comme il achevait ainsi la suite de ses penses, il arriva devant la +porte de la prison criminelle.</p> + +<p>Ses deux esclaves l'attendaient l.</p> + +<p>Nous avons port la motte de terre rouge, dirent-ils. Le corps est sur +le lit. On n'y a pas +touch. Le gelier te salue et se recommande toi.</p> + +<p>Le jeune homme entra en silence, suivit le long couloir, monta quelques +marches et pntra dans la chambre de la morte, o il s'enferma +soigneusement.</p> + + +<p class="gap">Le cadavre tait tendu, la tte basse et couverte d'un voile, les mains +allonges, les pieds runis. Les doigts taient chargs de bagues; deux +periscelis d'argent s'enroulaient sur les chevilles ples, et les ongles +de chaque orteil taient encore rouges de poudre.</p> + +<p>Dmtrios porta la main au voile afin de le relever; mais peine +l'avait-il saisi qu'une douzaine de mouches rapides s'chapprent de +l'ouverture.</p> + +<p>Il eut un frisson jusqu'aux pieds… Pourtant il carta le tissu de +laine blanche, et le plissa autour des cheveux.</p> + + +<p class="gap">Le visage de Chrysis s'tait clair peu peu de cette expression +ternelle que la mort dispense aux paupires et aux chevelures des +cadavres. Dans la blancheur bleutre des joues, quelques veinules +azures donnaient +la tte immobile une apparence de marbre froid. Les narines diaphanes +s'ouvraient au-dessus des lvres fines. La fragilit des oreilles avait +quelque chose d'immatriel. Jamais, dans aucune lumire, pas mme celle +de son rve, Dmtrios n'avait vu cette beaut plus qu'humaine et ce +rayonnement de la peau qui s'teint.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Et alors il se rappelle les paroles dites par Chrysis pendant leur +premire entrevue: Tu ne connais pas mon visage. Tu ne sais pas comme +je suis belle! Une motion intense l'touffe subitement. Il veut +connatre enfin. Il le peut.</p> + +<p>De ses trois jours de passion, il veut garder un souvenir qui durera +plus que lui-mme,—mettre nu l'admirable corps, le poser comme un +modle dans l'attitude violente o il l'a vue en songe, et crer d'aprs +le cadavre la statue de la Vie Immortelle.</p> + +<p>Il dtache l'agrafe et le nœud. Il ouvre l'toffe. Le corps pse. Il +le soulve. La tte se renverse en arrire. Les seins tremblent. Les +bras s'affaissent. Il tire la robe tout entire et +la jette au milieu de la chambre. Lourdement, le corps retombe.</p> + +<p>De ses deux mains sous les aisselles fraches, Dmtrios fait glisser la +morte jusqu'au haut du lit. Il tourne la tte sur la joue gauche, +rassemble et rpand la chevelure splendidement sous le dos couch. Puis +il relve le bras droit, plie l'avant-bras au-dessus du front, fait +crisper les doigts encore mous sur l'toffe d'un coussin: deux lignes +musculaires admirables, descendant de l'oreille et du coude, viennent +s'unir sous le sein droit qu'elles portent comme un fruit.</p> + +<p>Ensuite il dispose les jambes, l'une tendue roidement de ct, l'autre +le genou dress et le talon touchant presque la croupe. Il rectifie +quelques dtails, plie la taille gauche, allonge le pied droit et +enlve les bracelets, les colliers et les bagues, afin de ne pas +troubler par une seule dissonance l'harmonie pure et complte de la +nudit fminine. +Le Modle a pris la pose.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios jette sur la table la motte d'argile humide qu'il a fait +porter l. Il la presse, il la ptrit, il l'allonge selon la forme +humaine: +une sorte de monstre barbare nat de ses doigts ardents: il regarde.</p> + + +<p class="gap">L'immuable cadavre conserve sa position passionne. Mais un mince filet +de sang sort de la narine droite, coule sur la lvre, et tombe goutte +goutte, sous la bouche entr'ouverte.</p> + + +<p class="gap">Dmtrios continue. La maquette s'anime, se prcise, prend vie. Un +prodigieux bras gauche s'arrondit au-dessus du corps comme s'il +treignait quelqu'un. Les muscles de la cuisse s'accusent violemment. +Les orteils se recroquevillent.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>… Quand la nuit monta de la terre et obscurcit la chambre basse, +Dmtrios avait achev la statue.</p> + +<p>Il fit porter par quatre esclaves l'bauche dans son atelier. Ds le +soir mme, la lueur des lampes, il fit dgrossir un bloc de Paros, et +un an aprs cette journe il travaillait encore au marbre.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l5c4">IV<br /> +<span class="d">LA PITI</span></h3> + + +<p>Gelier, ouvre-nous! Gelier, ouvre-nous!</p> + +<p>Rhodis et Myrtocleia frappaient la porte ferme.</p> + +<p>La porte s'entr'ouvrit.</p> + +<p>Qu'est-ce que vous voulez?</p> + +<p>—Voir notre amie, dit Myrto. Voir Chrysis, la pauvre Chrysis qui est +morte ce matin.</p> + +<p>—Ce n'est pas permis, allez-vous-en!</p> + +<p>—Oh! laisse-nous, laisse-nous entrer. On ne le saura pas. Nous ne le +dirons pas. C'tait notre amie, laisse-nous la revoir. Nous sortirons +vite. Nous ne ferons pas de bruit.</p> + +<p>—Et si je suis pris, mes petites filles? Si je +suis puni cause de vous? Ce n'est pas vous qui paierez l'amende.</p> + +<p>—Tu ne seras pas pris. Tu es seul ici. Il n'y a pas d'autre condamns. +Tu as renvoy les soldats. Nous savons tout cela. Laisse-nous entrer.</p> + +<p>—Enfin! Ne restez pas longtemps. Voici la clef. C'est la troisime +porte. Prvenez-moi quand vous partirez. Il est tard et je voudrais me +coucher.</p> + +<p>Le bon vieux leur remit une clef de fer battu qui pendait sa ceinture, +et les deux petites vierges coururent aussitt, sur leurs sandales +silencieuses, travers les couloirs obscurs.</p> + +<p>Puis le gelier rentra dans sa loge et ne poussa pas plus avant une +surveillance inutile. La peine de l'emprisonnement n'tait pas applique +dans l'gypte grecque, et la petite maison blanche que le doux vieillard +avait mission de garder ne servait qu' loger les condamns mort. Dans +l'intervalle des excutions, elle restait presque abandonne.</p> + +<p>Au moment o la grande clef pntra dans la serrure, Rhodis arrta la +main de son amie:</p> + +<p>Je ne sais pas si j'oserai la voir, dit-elle. Je l'aimais bien, +Myrto… J'ai peur… Entre la premire, veux-tu?</p> + +<p>Myrtocleia poussa la porte; mais ds qu'elle eut jet les yeux dans la +chambre, elle cria:</p> + +<p>N'entre pas, Rhodis! Attends-moi ici.</p> + +<p>—Oh! qu'y a-t-il? Tu as peur aussi… Qu'y a-t-il sur le lit? Est-ce +qu'elle n'est pas morte?</p> + +<p>—Si. Attends-moi… Je te dirai… Reste dans le couloir et ne regarde +pas.</p> + + +<p class="gap">Le corps tait demeur dans l'attitude dlirante que Dmtrios avait +compos pour en faire la Statue de la Vie Immortelle. Mais les +transports de l'extrme joie touchent aux convulsions de l'extrme +douleur, et Myrtocleia se demandait quelles souffrances atroces, quel +martyre, quels dchirements d'agonie avaient ainsi boulevers le +cadavre.</p> + +<p>Sur la pointe des pieds, elle s'approcha du lit.</p> + +<p>Le filet de sang continuait couler de la narine diaphane. La peau du +corps tait parfaitement blanche; les bouts ples des seins taient +rentrs comme des nombrils dlicats; pas un reflet rose n'avivait +l'phmre statue +couche, mais quelques taches couleur d'meraude qui teintaient +doucement le ventre lisse signifiaient que des millions de vie nouvelle +germaient de la chair peine refroidie et demandaient +<i>succder</i>.</p> + +<p>Myrtocleia prit le bras mort et l'abaissa le long des hanches. Elle +voulut aussi allonger la jambe gauche; mais le genou tait presque +bloqu et elle ne russit pas l'tendre compltement.</p> + +<p>Rhodis, dit-elle d'une voix trouble. Viens. Tu peux entrer, +maintenant.</p> + + +<p class="gap">L'enfant tremblante pntra dans la chambre. Ses traits se tirrent; ses +yeux s'ouvrirent…</p> + +<p>Ds qu'elles se sentirent deux, elles clatrent en sanglots, dans les +bras l'une et l'autre, indfiniment.</p> + +<p>La pauvre Chrysis! la pauvre Chrysis! rptait l'enfant.</p> + +<p>Elles s'embrassaient sur la joue avec une tendresse dsespre o il n'y +avait plus rien de sensuel, et le got des larmes mettait sur leurs +lvres toute l'amertume de leurs petites mes transies.</p> + +<p>Elles pleuraient, elles pleuraient, elles se +regardaient avec douleur, et parfois elles parlaient toutes les deux +ensemble, d'une voix enroue, dchirante, o les mots s'achevaient en +sanglots.</p> + +<p>Nous l'aimions tant! Ce n'tait pas une amie pour nous, pas une amie, +c'tait comme une mre trs jeune, une petite mre entre nous deux…</p> + +<p>Rhodis rpta:</p> + +<p>Comme une petite mre…</p> + +<p>Et Myrto, l'entranant prs de la morte, dit voix basse:</p> + +<p>Embrasse-la.</p> + +<p>Elles se penchrent toutes les deux et posrent les mains sur le lit, +et, avec de nouveaux sanglots, touchrent de leurs lvres le front +glac.</p> + + +<p class="gap">Et Myrto prit la tte entre ses deux mains qui s'enfonaient dans la +chevelure, et elle lui parla ainsi:</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Chrysis, ma Chrysis, toi qui tais la plus belle et la plus adore des +femmes, toi si semblable la desse que le peuple t'a prise pour +elle, o es-tu maintenant, qu'a-t-on fait de toi? Tu vivais pour donner +la joie bienfaisante. Il n'y a jamais eu de fruit plus doux que ta +bouche, ni de lumire plus claire que tes yeux; ta peau tait une robe +glorieuse que tu ne voulais pas voiler; la volupt y flottait comme une +odeur perptuelle; et quand tu dnouais ta chevelure, tous les dsirs +s'en chappaient, et quand tu refermais tes bras nus, on priait les +dieux pour mourir.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Accroupie sur le sol, Rhodis sanglotait.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Chrysis, ma Chrysis, poursuivit Myrtocleia, hier encore tu tais +vivante, et jeune, esprant de longs jours, et maintenant voici que tu +es morte, et rien au monde ne peut plus faire que tu nous dises une +parole. Tu as ferm les yeux, nous n'tions pas l. Tu as souffert, et +tu n'as pas su que nous pleurions pour toi derrire les murailles, tu as +cherch du regard quelqu'un en mourant et tes yeux n'ont pas rencontr +nos yeux chargs de deuil et de piti.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>La joueuse de flte pleurait toujours. La chanteuse la prit par la main.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu'un jour, grce toi, nous +nous marierions. Notre union se fait dans les larmes, et ce sont de +tristes fianailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la +douleur plus que l'amour runit deux mains serres. Celles-l ne se +quitteront jamais, qui ont une fois pleur ensemble. Nous allons porter +en terre ton corps chri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux +nos chevelures sur la tombe.</p> + +<p class="tb">*</p> + +<p>Dans une couverture du lit, elle enveloppa le beau cadavre; puis elle +dit Rhodis:</p> + +<p>Aide-moi.</p> + +<p>Elles la soulevrent doucement; mais le fardeau tait lourd pour les +petites musiciennes et elles le posrent sur le sol une premire fois.</p> + +<p>tons nos sandales, dit Myrto. Marchons +pieds nus dans les couloirs. Le gelier a d s'endormir… si nous ne le +rveillons pas, nous passerons, mais s'il nous voit faire il nous +empchera… Pour demain, cela n'importe pas: quand il verra le lit +vide, il dira aux soldats de la reine qu'il a jet le corps dans la +basse-fosse, comme la loi le veut. Ne craignons rien, Rhod… Mets tes +sandales comme moi dans ta ceinture. Et viens. Prends le corps sous les +genoux. Laisse passer les pieds en arrire. Marche sans bruit, +lentement, lentement…</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="l5c5">V<br /> +<span class="d">LA PIT</span></h3> + + +<p>Aprs le tournant de la deuxime rue, elles posrent le corps une +seconde fois pour remettre leurs sandales. Les pieds de Rhodis, trop +dlicats pour marcher nus, s'taient corchs et saignaient.</p> + +<p>La nuit tait pleine de clart. La ville tait pleine de silence. Les +ombres couleur de fer se dcoupaient carrment au milieu des rues, selon +le profil des maisons.</p> + +<p>Les petites vierges reprirent leur fardeau.</p> + +<p>O allons-nous, dit l'enfant, o allons-nous la mettre en terre?</p> + +<p>—Dans le cimetire d'Hermanubis. Il est toujours dsert. Elle sera l +en paix.</p> + +<p>—Pauvre Chrysis! aurais-je pens que le jour de sa fin je porterais son +corps sans torches et sans char funbre, secrtement, comme une chose +vole.</p> + +<p>Puis toutes deux se mirent parler avec volubilit comme si elles +avaient peur du silence cte cte avec le cadavre. La dernire journe +de la vie de Chrysis les comblait d'tonnement. D'o tenait-elle le +miroir, le +peigne et le collier? Elle n'avait pu prendre elle-mme les perles de la +desse: le temple tait trop bien gard pour qu'une courtisane pt y +pntrer. Alors quelqu'un avait agi pour elle? Mais qui? On ne lui +connaissait pas d'amant parmi les stolistes commis l'entretien de la +statue divine. Et puis, si quelqu'un avait agi sa place, pourquoi ne +l'avait-elle pas dnonc? Et de toutes faons, pourquoi ces trois +crimes? quoi lui avaient-ils servi, sinon la livrer au supplice? Une +femme ne fait pas de ces folies sans but, moins qu'elle ne soit +amoureuse. Chrysis l'tait donc? et de qui?</p> + +<p>Nous ne saurons jamais, conclut la joueuse de flte. Elle a emport son +secret avec elle, et si mme elle a un complice, ce n'est pas lui qui +nous renseignera.</p> + +<p>Ici Rhodis, qui chancelait dj depuis quelques instants, soupira:</p> + +<p>Je ne peux plus, Myrto, je ne peux plus porter. Je tomberais sur les +genoux. Je suis brise de fatigue et de chagrin.</p> + +<p>Myrtocleia la prit par le cou:</p> + +<p>Essaye encore, mon chri. Il faut la porter. Il s'agit de sa vie +souterraine. Si elle n'a pas de spulture et pas d'obole dans la main, +elle restera ternellement errante au bord du fleuve des enfers, et +quand, notre tour, Rhodis, nous descendrons chez les morts, elle nous +reprochera notre impit, et nous ne saurons que lui rpondre.</p> + +<p>Mais l'enfant, dans une faiblesse, fondit en larmes sur son bras.</p> + +<p>Vite, vite, reprit Myrtocleia, voici qu'on vient du bout de la rue. +Mets-toi devant le corps avec moi. Cachons-le derrire nos tuniques. Si +on le voit, tout sera perdu…</p> + +<p>Elle s'interrompit.</p> + +<p>C'est Timon. Je le reconnais. Timon avec quatre femmes… Ah! Dieux! +que va-t-il arriver! Lui qui rit de tout, il nous plaisantera… Mais +non, reste ici, Rhodis, je vais lui parler.</p> + +<p>Et, prise d'une ide soudaine, elle courut +dans la rue au-devant du petit groupe.</p> + + +<p class="gap">Timon, dit-elle (et sa voix tait pleine de prire), Timon, arrte-toi. +Je te supplie de m'entendre. J'ai des paroles graves dans la bouche. Il +faut que je les dise toi seul.</p> + +<p>—Ma pauvre petite, dit le jeune homme, comme tu es mue! Est-ce que tu +as perdu le nœud de ton paule, ou bien est-ce que ta poupe s'est +cass le nez en tombant? Ce serait un vnement tout fait +irrparable.</p> + +<p>La jeune fille lui jeta un regard douloureux; mais dj les quatre +femmes, Philotis, Sso de Cnide, Callistion et Tryphra, +s'impatientaient autour d'elle.</p> + +<p>Allons, petite sotte! dit Tryphra, si tu as puis les ttons de ta +nourrice, nous n'y pouvons rien, nous n'avons pas de lait. Il fait +presque jour, tu devrais tre couche; depuis quand les enfants +flnent-ils sous la lune?</p> + +<p>—Sa nourrice? dit Philotis. C'est Timon qu'elle veut nous prendre.</p> + +<p>—Le fouet! Elle mrite le fouet!</p> + +<p>Et Callistion, un bras sous la taille de Myrto, la souleva de terre en +levant sa petite tunique bleue. Mais Sso s'interposa:</p> + +<p>Vous tes folles, s'cria-t-elle. Myrto n'a jamais connu d'homme. Si +elle appelle Timon, ce n'est pas pour coucher. Laissez-la tranquille et +qu'on en finisse!</p> + +<p>—Voyons, dit Timon, que me veux-tu? Viens par ici. Parle-moi +l'oreille. Est-ce que c'est vraiment grave?</p> + +<p>—Le corps de Chrysis est l, dans la rue, dit la jeune fille encore +tremblante. Nous le portons au cimetire, ma petite amie et moi, mais il +est lourd, et nous te demandons si tu veux nous aider… Ce ne sera pas +long… Aussitt aprs, tu pourras retrouver tes femmes…</p> + +<p>Timon eut un regard excellent:</p> + +<p>Pauvres filles! Et moi qui riais! Vous tes meilleures que nous… +Certainement je vous aiderai. Va rejoindre ton amie et attends-moi, je +viens.</p> + +<p>Se retournant vers les quatre femmes:</p> + +<p>Allez chez moi, dit-il, par la rue des Potiers. J'y serai dans peu de +temps. Ne me suivez pas.</p> + + +<p class="gap">Rhodis tait toujours assise devant la tte +du cadavre. Quand elle vit arriver Timon, elle supplia:</p> + +<p>Ne le dis pas! Nous l'avons vole pour sauver son ombre. Garde notre +secret, nous t'aimerons bien, Timon.</p> + +<p>—Soyez rassures, dit le jeune homme. Il prit le corps sous les +paules et Myrto le prit sous les genoux, et ils marchrent en silence, +et Rhodis suivait, d'un petit pas chancelant.</p> + +<p>Timon ne parlait point. Pour la seconde fois en deux jours, la passion +humaine venait de lui enlever une des passagres de son lit, et il se +demandait quelle extravagance emportait ainsi les esprits hors de la +route enchante qui mne au bonheur sans ombre.</p> + +<p>Ataraxie! pensait-il, indiffrence, quitude, srnit voluptueuse! +qui des hommes vous apprciera? On s'agite, on lutte, on espre, quand +une seule chose est prcieuse: savoir tirer de l'instant qui passe +toutes les joies qu'il peut donner, et ne quitter son lit que le moins +possible.</p> + +<p class="tb">*<br />* *</p> + +<p>Ils arrivrent la porte de la ncropole ruine.</p> + +<p>O la mettrons-nous? dit Myrto.</p> + +<p>—Prs du dieu.</p> + +<p>—O est la statue? Je ne suis jamais entre ici. J'avais peur des +tombes et des stles. Je ne connais pas l'Hermanubis.</p> + +<p>—Il doit tre au centre du petit jardin. Cherchons-le. J'y suis venu +autrefois quand j'tais enfant, en poursuivant une gazelle perdue. +Prenons par l'alle des sycomores blancs. Nous ne pouvons manquer de le +dcouvrir.</p> + +<p>Ils y parvinrent en effet.</p> + + +<p class="gap">Le petit jour mlait la lune ses violettes lgres sur les marbres. +Une vague et lointaine harmonie flottait dans les branches des cyprs. +Le bruissement rgulier des palmes, si semblable aux gouttes de la pluie +tombante, versait une illusion de fracheur.</p> + +<p>Timon ouvrit avec effort une pierre rose enfonce dans la terre. La +spulture tait creuse sous les mains du dieu funraire, qui faisaient +le geste de l'embaumeur. Elle avait d contenir un cadavre, jadis, mais +on ne +trouva dans la fosse qu'une poussire bruntre en monceau.</p> + +<p>Le jeune homme y descendit jusqu' la ceinture et tendit les bras en +avant:</p> + +<p>Donne-la moi, dit-il Myrto. Je vais la coucher tout au fond et nous +refermerons la tombe…</p> + +<p>Mais Rhodis se jeta sur le corps:</p> + +<p>Non! ne l'enterrez pas si vite! je veux la revoir! Une dernire fois! +Une dernire fois! Chrysis! ma pauvre Chrysis! Ah! l'horreur… +Qu'est-elle devenue!…</p> + +<p>Myrtocleia venait d'carter la couverture roule autour de la morte, et +le visage tait apparu si rapidement altr que les deux jeunes filles +reculrent. Les joues s'taient faites carres, les paupires et les +lvres se gonflaient comme six bourrelets blancs. Dj il ne restait +rien de cette beaut plus qu'humaine. Elles refermrent le suaire pais; +mais Myrto glissa la main sous l'toffe pour placer dans les doigts de +Chrysis l'obole destine Charon.</p> + +<p>Alors, toutes les deux, secoues par des sanglots interminables, elles +remirent aux bras de Timon le corps inerte qui pliait.</p> + +<p>Et quand Chrysis fut couche au fond de la tombe sablonneuse, Timon +rouvrit le linceul. Il assura l'obole d'argent dans les phalanges +relches, il soutint la tte avec une pierre plate; sur le corps il +rpandit depuis le front jusqu'aux genoux la longue chevelure d'ombre et +d'or.</p> + +<p>Puis il sortit de la fosse, et les musiciennes genoux devant +l'ouverture bante se couprent l'une l'autre leurs jeunes cheveux pour +les nouer en une seule gerbe qu'elles ensevelirent avec la morte.</p> + + +<p class="c gap"><span title="TOIONDE PERAS ESCHE TO SYNTAGMA">ΤΟΙΟΝΔΕ ΠΕΡΑΣ ΕΣΧΕ ΤΟ ΣΥΝΤΑΓΜΑ</span><br /> +<span title="TN PERI CHRYSIDA KAI DMTRION">ΤΩΝ ΠΕΡΙ ΧΡΥΣΙΔΑ ΚΑΙ ΔΗΜΗΤΡΙΟΝ</span></p> + + +<p class="gap small">Juillet 1892-dcembre 1895.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE</h2> + + +<table summary=""> +<tr> + <td colspan="3"><span class="sc">Prface</span></td> + <td class="num"><a href="#preface"><small>I</small></a></td> +</tr> + +<tr><td colspan="4" class="titre">LIVRE I</td></tr> + +<tr> + <td class="r">I.</td> + <td>—</td> + <td>Chrysis</td> + <td class="num"><a href="#l1c1">1</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">II.</td> + <td>—</td> + <td>Sur la Jete d'Alexandrie</td> + <td class="num"><a href="#l1c2">20</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">III.</td> + <td>—</td> + <td>Dmtrios</td> + <td class="num"><a href="#l1c3">34</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">IV.</td> + <td>—</td> + <td>La Passante</td> + <td class="num"><a href="#l1c4">47</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">V.</td> + <td>—</td> + <td>Le Miroir, le Peigne et le Collier</td> + <td class="num"><a href="#l1c5">51</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">VI.</td> + <td>—</td> + <td>Les Vierges</td> + <td class="num"><a href="#l1c6">70</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">VII.</td> + <td>—</td> + <td>La Chevelure de Chrysis</td> + <td class="num"><a href="#l1c7">78</a></td> +</tr> + +<tr><td colspan="4" class="titre">LIVRE II</td></tr> + +<tr> + <td class="r">I.</td> + <td>—</td> + <td>Les Jardins de la Desse</td> + <td class="num"><a href="#l2c1">87</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">II.</td> + <td>—</td> + <td>Melitta</td> + <td class="num"><a href="#l2c2">100</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">III.</td> + <td>—</td> + <td>Scrupules</td> + <td class="num"><a href="#l2c3">121</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">IV.</td> + <td>—</td> + <td>Clair de lune</td> + <td class="num"><a href="#l2c4">127</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">V.</td> + <td>—</td> + <td>L'Invitation</td> + <td class="num"><a href="#l2c5">133</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">VI.</td> + <td>—</td> + <td>La Rose la bouche</td> + <td class="num"><a href="#l2c6">143</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">VII.</td> + <td>—</td> + <td>Le Conte de la Lyre enchante</td> + <td class="num"><a href="#l2c7">155</a></td> +</tr> + +<tr><td colspan="4" class="titre">LIVRE III</td></tr> + +<tr> + <td class="r">I.</td> + <td>—</td> + <td>L'Arrive</td> + <td class="num"><a href="#l3c1">169</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">II.</td> + <td>—</td> + <td>Le Dner</td> + <td class="num"><a href="#l3c2">178</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">III.</td> + <td>—</td> + <td>Rhacotis</td> + <td class="num"><a href="#l3c3">201</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">IV.</td> + <td>—</td> + <td>Bacchanale chez Bacchis</td> + <td class="num"><a href="#l3c4">207</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">V.</td> + <td>—</td> + <td>La Crucifie</td> + <td class="num"><a href="#l3c5">216</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">VI.</td> + <td>—</td> + <td>Enthousiasme</td> + <td class="num"><a href="#l3c6">224</a></td> +</tr> + +<tr><td colspan="4" class="titre">LIVRE IV</td></tr> + +<tr> + <td class="r">I.</td> + <td>—</td> + <td>Le Songe de Dmtrios</td> + <td class="num"><a href="#l4c1">233</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">II.</td> + <td>—</td> + <td>La Foule</td> + <td class="num"><a href="#l4c2">249</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">III.</td> + <td>—</td> + <td>La Rponse</td> + <td class="num"><a href="#l4c3">260</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">IV.</td> + <td>—</td> + <td>Le Jardin d'Hermanubis</td> + <td class="num"><a href="#l4c4">273</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">V.</td> + <td>—</td> + <td>Les Murailles de pourpre</td> + <td class="num"><a href="#l4c5">278</a></td> +</tr> + +<tr><td colspan="4" class="titre">LIVRE V</td></tr> + +<tr> + <td class="r">I.</td> + <td>—</td> + <td>La suprme Nuit</td> + <td class="num"><a href="#l5c1">287</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">II.</td> + <td>—</td> + <td>La poussire retourne la terre</td> + <td class="num"><a href="#l5c2">296</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">III.</td> + <td>—</td> + <td>Chrysis immortelle</td> + <td class="num"><a href="#l5c3">303</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">IV.</td> + <td>—</td> + <td>La Piti</td> + <td class="num"><a href="#l5c4">311</a></td> +</tr> +<tr> + <td class="r">V.</td> + <td>—</td> + <td>La Pit</td> + <td class="num"><a href="#l5c5">319</a></td> +</tr> +</table> + + +<p class="c"><span class="small">POITIERS.—IMP. BLAIS ET ROY, 7, RUE VICTOR-HUGO.</span></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Aphrodite, by Pierre Lous + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHRODITE *** + +***** This file should be named 26685-h.htm or 26685-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/6/8/26685/ + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/26685-h/images/cover.jpg b/26685-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..56d5dc1 --- /dev/null +++ b/26685-h/images/cover.jpg diff --git a/26685-h/images/mercure.png b/26685-h/images/mercure.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..87f6b75 --- /dev/null +++ b/26685-h/images/mercure.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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