summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:32:56 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:32:56 -0700
commit9d4c215a9f91a1908b344beefdd6a2107866e065 (patch)
tree7f710cc9732bb3ee3090a0f46e5064136ca1fd8f
initial commit of ebook 26818HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--26818-8.txt5501
-rw-r--r--26818-8.zipbin0 -> 117747 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 5517 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/26818-8.txt b/26818-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..53e2212
--- /dev/null
+++ b/26818-8.txt
@@ -0,0 +1,5501 @@
+Project Gutenberg's Lettres écrites de Lausanne, by Madame de Charrière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Lettres écrites de Lausanne
+
+Author: Madame de Charrière
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26818]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ***
+
+
+
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+[Transcriber's note: Madame de Charrière (Isabelle-Agnès-Elisabeth
+Van Tuyll van Serooskerken dite Belle van Zuylen) (1740-1805), _Lettres
+écrites de Lausanne_ (1785) et _Caliste ou suite des lettres
+écrites de Lausanne_ (1787), édition en un volume de 1907.
+L'orthographe de l'édition suisse de 1907 est conservée.]
+
+
+
+
+
+
+LETTRES
+écrites de Lausanne
+HISTOIRE DE CECILE
+CALISTE
+
+PAR
+MME DE CHARRIERE
+
+AVEC UNE PREFACE
+DE
+PHILIPPE GODET
+
+GENEVE
+CHEZ A. JULLIEN, EDITEUR
+Au Bourg-de-Four, 32
+1907
+
+IMPRIMERIE DU JOURNAL DE GENEVE
+
+(...)
+
+
+_A Madame la Marquise de S....._
+
+MADAME,
+
+_Si au lieu d'un mélange de passion et de raison, de faiblesse
+et de vertu, tel qu'on le trouve ordinairement dans la
+société, ces lettres ne peignaient que des vertus pures telles
+qu'on les voit en vous, l'Editeur eût osé les parer de votre
+nom, et vous en faire hautement l'hommage._
+
+LETTRES
+ECRITES DE LAUSANNE
+
+PREMIERE PARTIE
+
+
+
+PREMIERE LETTRE
+
+Le 30 Novembre 1784.
+
+Combien vous avez tort de vous plaindre! Un gendre d'un mérite
+médiocre, mais que votre fille a épousé sans répugnance; un
+établissement que vous-même regardez comme avantageux, mais
+sur lequel vous avez été à peine consultée! Qu'est-ce que cela
+fait? que vous importe? Votre mari, ses parents et des
+convenances de fortune ont tout fait. Tant mieux. Si votre
+fille est heureuse, en serez-vous moins sensible à son
+bonheur? Si elle est malheureuse, ne sera-ce pas un chagrin de
+moins que de n'avoir pas fait son sort? Que vous êtes
+romanesque! Votre gendre est médiocre; mais votre fille est-elle
+d'un caractère ou d'un esprit si distingué? On la sépare
+de vous; aviez-vous tant de plaisir à l'avoir auprès de vous?
+Elle vivra à Paris; est-elle fâchée d'y vivre? Malgré vos
+déclamations sur les dangers, sur les séductions, les
+illusions, le prestige, le délire, etc., seriez-vous fâchée
+d'y vivre vous-même? Vous êtes encore belle, vous serez
+toujours aimable; je suis bien trompée, ou vous iriez de grand
+coeur vous charger des _chaînes de la Cour_, si elles vous
+étaient offertes. Je crois qu'elle vous seront offertes. A
+l'occasion de ce mariage on parlera de vous, et l'on sentira
+ce qu'il y aurait à gagner pour la princesse qui attacherait à
+son service une femme de votre mérite, sage sans pruderie,
+également sincère et polie, modeste quoique remplie de
+talents. Mais voyons si cela est bien vrai. J'ai toujours
+trouvé que cette sorte de mérite n'existe que sur le papier,
+où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu'il
+y ait entr'eux. Sage et point prude! Il est sûr que vous
+n'êtes point prude: je vous ai toujours vue fort sage; mais
+vous ai-je toujours vue? M'avez-vous fait l'histoire de tous
+les instants de votre vie? Une femme parfaitement sage serait
+prude; je le crois du moins. Mais passons là-dessus. Sincère
+et polie! Vous n'êtes pas aussi sincère qu'il serait possible
+de l'être, parce que vous êtes polie; ni parfaitement polie,
+parce que vous êtes sincère; et vous n'êtes l'un et l'autre à
+la fois, que parce que vous êtes médiocrement l'un et l'autre.
+En voilà assez; ce n'est pas vous que j'épilogue; j'avais
+besoin de me dégonfler sur ce chapitre. Les tuteurs de ma
+fille me tourmentent quelquefois sur son éducation; ils me
+disent et m'écrivent qu'une jeune fille doit acquérir les
+connaissances qui plaisent dans le monde, sans se soucier d'y
+plaire. Et où diantre prendra-t-elle de la patience et de
+l'application pour ses leçons de clavecin si le succès lui en
+est indifférent? On veut qu'elle soit à la fois franche et
+réservée. Qu'est-ce que cela veut dire? On veut qu'elle
+craigne le blâme sans désirer la louange? On applaudit à toute
+ma tendresse pour elle; mais on voudrait que je fusse moins
+continuellement occupée à lui éviter des peines et à lui
+procurer du plaisir. Voilà comme, avec des mots qui se
+laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des
+caractères, des législations, des éducations et des bonheurs
+domestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes,
+les mères, les jeunes filles, tous les imbéciles qui se
+laissent moraliser. Revenons à vous, qui êtes aussi sincère et
+aussi polie qu'il est besoin de l'être; à vous, qui êtes
+charmante; à vous, que j'aime tendrement. Le marquis de ***
+m'a dit l'autre jour qu'il était presque sûr qu'on vous
+tirerait de votre province. Eh bien! laissez-vous placer à la
+Cour, sans vous plaindre de ce qu'exige de vous votre famille.
+Laissez-vous gouverner par les circonstances, et trouvez-vous
+heureuse qu'il y ait pour vous des circonstances qui
+gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa
+fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se
+laisse marier. Que ne suis-je à votre place! Combien, en
+voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle
+religieux de mon grand-père! Si, comme son frère, il avait
+consenti à aller à la messe, je ne sais s'il s'en trouverait
+aussi bien dans l'autre monde; mais moi, il me semble que je
+m'en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se
+plaint; il me semble qu'à sa place je ne me plaindrais pas.
+Aujourd'hui je me plains; je me trouve quelquefois très à
+plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle? Elle a dix-sept
+ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener
+dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux
+jeunes hommes qui pourraient penser à elle... Penser à elle!
+Quelle ridicule expression dans cette occasion-ci! Qui
+penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui
+pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille
+francs de ce pays! cela fait environ trente-huit mille livres
+de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents
+francs de France. Vous voyez bien que, si on l'épouse, ce ne
+sera pas pour avoir pensé, mais pour l'avoir vue. Il faut donc
+la montrer; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il
+ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne
+se lassent; ni la trop divertir, de peur qu'elle ne puisse
+plus s'en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me
+grondent, de peur que les mères des autres ne disent: C'est
+bien mal entendu! Elle est si peu riche! Que de temps perdu à
+s'habiller, sans compter le temps où l'on est dans le monde!
+Et puis cette parure, toute modeste qu'elle est, ne laisse pas
+de coûter: les gazes, les rubans, etc.; car rien n'est si
+exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne
+faut pas non plus la laisser trop danser; la danse l'échauffe
+et ne lui sied pas bien: ses cheveux, médiocrement bien
+arrangés par elle et par moi, lui donnent en se dérangeant un
+air de rudesse; elle est trop rouge, et le lendemain elle a
+mal à la tête ou un saignement de nez; mais elle aime la danse
+avec passion: elle est assez grande, bien faite, agile, elle a
+l'oreille parfaite; l'empêcher de danser serait empêcher un
+daim de courir. Je viens de vous dire comment est ma fille
+pour la taille; je vais vous dire ce qu'elle est pour le
+reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs
+un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais
+brillants et doux; les lèvres un peu grosses et très
+vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le
+teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que
+je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus
+blanche, le pied et la main passables; voilà Cécile. Si vous
+connaissiez madame R***, ou les belles paysannes du Pays-de-Vaud,
+je pourrais vous en donner une idée plus juste. Voulez
+vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure? Je vous
+dirai que c'est la santé, la bonté, la gaieté, la
+susceptibilité d'amour et d'amitié, la simplicité de coeur et
+la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, délicatesse,
+finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma
+fille. Adieu, vous m'allez demander mille choses sur son
+compte, et pourquoi j'ai dit: _Pauvre Cécile! que deviendra-t-elle?_
+Eh bien! demandez; j'ai besoin d'en parler, et je n'ai
+personne ici à qui je puisse en parler.
+
+
+
+LETTRE II
+
+Eh bien, oui. Un joli jeune homme savoyard habillé en fille.
+C'est assez cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer
+aussi jolie qu'elle est, une certaine transparence dans le
+teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne
+souvent une légère transpiration: c'est le contraire du mat,
+du terne, c'est le satiné de la fleur rouge des pois
+odoriférants. Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la
+reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait
+votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou? C'est une
+maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un
+engorgement dans les glandes, dont on n'a pu rendre raison
+jusqu'ici. On l'a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou
+charriant du tuf; mais Cécile n'a jamais bu que de l'eau
+panée, ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de
+l'air: peut-être du souffle froid de certains vents, qui font
+cesser quelquefois tout-à-coup la grande chaleur. On n'a point
+de goîtres sur les montagnes; mais, à mesure que les vallées
+sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et
+de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l'on
+voit le plus d'imbéciles et d'écrouelleux. On y a trouvé des
+remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît
+pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et
+soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin
+pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l'air du
+soir, et je ne ferai pas autre chose; mais je voudrais que le
+Souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature
+de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens
+de s'en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu'on se
+marie quand on n'a à mettre ensemble que trente-huit mille
+francs, et vous êtes étonnée qu'étant fille unique je ne sois
+pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce
+qu'on est un homme et une femme, et qu'on se plaît; mais
+laissons cela, je vous ferai l'histoire de ma fortune. Mon
+grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien;
+il vécut d'une pension que lui faisait le vôtre, et d'une
+autre qu'il recevait de la Cour d'Angleterre. Toutes deux
+cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de
+Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui
+fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant,
+était d'une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie
+et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal
+assorti avec elle; et elle en fut si tendrement aimée, qu'elle
+mourut de chagrin de sa mort. C'est à elle, non à moi ni à son
+père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi
+heureuse, mais plus longue! Puisse même son sort être aussi
+heureux, dût sa carrière n'être pas plus longue! Les six mille
+francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre
+frères. Son père donna à chacun d'eux dix mille francs quand
+ils eurent vingt-cinq ans: il en a laissé encore dix mille aux
+quatre cadets; le reste à l'aîné avec une terre estimée
+quatre-vingt mille francs. C'était un homme riche pour ce
+pays-ci, et qui l'aurait été dans votre province; mais quand
+on a cinq fils, et qu'ils ne peuvent devenir ni prêtres ni
+commerçants, c'est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre.
+La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit
+pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons;
+mais vous voyez qu'on n'épousera pas Cécile pour sa fortune.
+Il n'a pourtant tenu qu'à moi de la marier... Non, il n'a pas
+tenu à moi; je n'aurais pu m'y résoudre, et elle-même n'aurait
+pas voulu. Il s'agissait d'un jeune ministre son parent du
+côté de ma mère, d'un petit homme pâle et maigre, choyé,
+chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour
+quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le
+premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de
+l'Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a
+environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui
+sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec
+nous. Après le goûté, on fit des jeux d'esprit; ensuite on
+joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune Anglais est
+en homme ce que ma fille est en femme, c'est un aussi joli
+villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du
+Pays-de-Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d'esprit, mais Cécile
+eut bien plus d'indulgence pour son mauvais français que pour
+le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne
+prit point garde à celui-ci; elle s'était faite la gouvernante
+et l'interprète de l'autre. A colin-maillard vous jugez bien
+qu'il n'y eut point de comparaison entre leur adresse; au
+loto, l'un était économe et attentif, l'autre distrait et
+magnifique. Quand il fut question de s'en aller: _Jeannot_, dit
+la mère, _tu ramèneras la Cécile; mais il fait froid, mets ta
+redingote, boutonne-la bien_. La tante lui apporta des
+galoches. Pendant qu'il se boutonnait comme un porte-manteau,
+et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune
+Anglais monte l'escalier quatre à quatre, revient comme un
+trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus
+pas m'empêcher de rire, et je dis au cousin qu'il pouvait se
+désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès de Cécile eût
+été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu'il soit fils unique
+de riches parents, et qu'il doive hériter de cinq ou six
+tantes, Cécile n'épousera pas son cousin le ministre; ce
+serait Agnès et le corps mort: mais, au lieu de ressusciter,
+il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très
+vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécile pour
+l'avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C'est
+un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond,
+robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse
+plus qu'il n'étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à
+son annexe, à une lieue de chez lui; en été sans parasol, et
+en hiver sans redingote ni galoches: il porterait au besoin
+son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma
+fille, j'irais de grand coeur vivre avec eux dans une cure de
+montagne; mais il n'a que sa paye de ministre pour toute
+fortune, et ce n'est pas même la plus grande difficulté: je
+crains la finesse montagnarde, et Cécile s'en accommoderait
+moins que toute autre femme; d'ailleurs mes beaux-frères, ses
+tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance; et
+moi-même je n'y consentirais qu'avec peine. La noblesse, dans
+ce pays-ci, n'est bonne à rien du tout, ne donne aucun
+privilège, aucun droit, aucune exemption; mais si cela la rend
+plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l'être,
+cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit
+nombre d'autres. J'avoue que j'ai ces autres dans la tête
+plutôt que je ne les connais. J'imagine des gens qui ne
+pensent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui
+paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que
+d'autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole;
+qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une
+action lâche; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et
+devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d'honneur
+qui est à la vertu ce qu'est l'élégance des mouvements, ce
+qu'est la grâce, à la force et à la beauté; qui conservent ce
+vernis avec d'autant plus de soin qu'il est moins
+définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce qu'il
+pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C'est ainsi
+que l'on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C'est
+ainsi qu'un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il
+s'agit de son ami, qu'une femme ou une maîtresse bien fidèle
+veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m'amuser à rêver
+aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je
+souhaite qu'elles vous fassent aussi rêver agréablement.
+
+P.-S. Peut-être ce que j'ai dit est-il vieux comme le monde,
+et je le trouve même de nature à n'être pas neuf: mais
+n'importe; j'y ai pris tant de plaisir, que j'ai peine à ne
+pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler
+davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait
+précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte
+et plus intimement sentie; qui parlerait au jeune homme plus
+haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa
+fougue; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa
+faiblesse: ce privilège, dis-je, m'enchante, m'attache et me
+séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être,
+de la société, soit négligée par le Souverain, qu'on la
+laisse oubliée dans l'oisiveté et dans la misère; car si elle
+s'enrichit par un mariage d'argent, par le commerce, par des
+spéculations de finance, ce n'est plus cela: la noblesse
+devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère
+s'évanouit.
+
+
+
+LETTRE III
+
+Si j'étais roi, je ne sais pas si je serais juste, quoique je
+voulusse l'être; mais voici assurément ce que je ferais. Je
+ferais un dénombrement bien exact de toute la noblesse
+chapitrale de mon pays. Je donnerais à ces nobles quelque
+distinction peu brillante, mais bien marquée, et je
+n'introduirais personne dans cette classe d'élite. Je me
+chargerais de leurs enfants quand ils en auraient plus de
+trois. J'assignerais une pension à tous les chefs de famille
+quand ils seraient tombés dans la misère, comme le roi
+d'Angleterre en donne une aux pairs _en décadence_. Je formerais
+une seconde classe des officiers qui seraient parvenus à
+certains grades, de leurs enfants, de ceux qui auraient occupé
+certains emplois, etc. Dans chaque province cette classe
+serait libre de s'agréger tel ou tel homme qui se serait
+distingué par quelque bonne action, un gentilhomme étranger,
+un riche négociant, l'auteur de quelque invention utile. Le
+peuple se nommerait des représentants, et ce serait un
+troisième ordre dans la nation; celui-ci ne serait pas
+héréditaire. Chacun des trois aurait certaines distinctions et
+le soin de certaines choses, outre les charges qu'on donnerait
+aux individus indistinctement avec le reste de mes sujets. On
+choisirait dans les trois classes des députés qui, réunis,
+seraient le conseil de la nation; ils habiteraient la
+capitale. Je les consulterais sur tout. Ces conseillers
+seraient à vie: ils auraient tous le pas devant le corps de la
+noblesse. Chacun d'eux se nommerait un successeur, qui ne
+pourrait être un fils, un gendre, ni un neveu; mais cette
+nomination aurait besoin d'être examinée et confirmée par le
+Souverain et par le conseil. Leurs enfants entreraient de
+droit dans la classe noble. Les familles qui viendraient à
+s'éteindre se trouveraient ainsi remplacées. Tout homme, en se
+mariant, entrerait dans la classe de sa femme, et ses enfants
+en seraient comme lui. Cette disposition aurait trois motifs.
+D'abord les enfants sont encore plus certainement de la femme
+que du mari. En second lieu, la première éducation, les
+préjugés, on les tient plus de sa mère que de son père. En
+troisième lieu, je croirais, par cet arrangement, augmenter
+l'émulation chez les hommes, et faciliter le mariage pour les
+filles qu'on peut supposer les mieux élevées et les moins
+riches des filles épousables d'un pays. Vous voyez bien que,
+dans ce superbe arrangement politique, ma Cécile n'est pas
+oubliée. Je suis partie d'elle; je reviens à elle. Je la
+suppose appartenant à la première classe: belle, bien élevée
+et bonne comme elle est, je vois à ses pieds tous les jeunes
+hommes de sa propre classe, qui ne voudraient pas déchoir, et
+ceux d'une classe inférieure, qui auraient l'ambition de
+s'élever. Réellement, il n'y aurait que cet ennoblissement qui
+pût me plaire. Je hais tous les autres, parce qu'un souverain
+ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce
+sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de
+la noblesse. Supposé qu'ici l'homme ne l'acquît pas en se
+mariant, les enfants le prendraient de leur mère. Voilà bien
+assez de politique ou de rêverie.
+
+Outre les deux hommes dont je vous ai parlé, Cécile a encore
+un amant dans la classe bourgeoise; mais il la ferait plutôt
+tomber avec lui qu'il ne s'élèverait avec elle. Il se bat,
+s'enivre et voit des filles comme les nobles allemands et
+quelques jeunes seigneurs anglais qu'il fréquente: il est
+d'ailleurs bien fait et assez aimable; mais ses moeurs
+m'effraieraient. Son oisiveté ennuie Cécile; et quoiqu'il ait
+du bien, à force d'imiter ceux qui en ont plus que lui, il
+pourra dans peu se trouver ruiné. Il y en a bien encore un
+autre. C'est un jeune homme sage, doux, aimable, qui a des
+talents et qui s'est voué au commerce. Ailleurs il pourrait y
+faire quelque chose, mais ici cela ne se peut pas. Si ma fille
+avait de la prédilection pour lui, et que ses oncles n'y
+missent pas obstacle, je consentirais à aller vivre avec eux à
+Genève, à Lyon, à Paris, partout où ils voudraient; mais le
+jeune homme n'aime peut-être pas assez Cécile pour quitter son
+sol natal, le plus agréable en effet qui existe, la vue de
+notre beau lac et sa riante rive. Vous voyez, ma chère amie,
+que, dans ces quatre amants, il n'y a pas un mari. Ce n'en est
+pas un non plus que je pusse proposer à Cécile, qu'un certain
+cousin fort noble, fort borné, qui habite un triste château où
+l'on ne lit, de père en fils, que la Bible et la gazette. Et
+le jeune lord? direz-vous. Que j'aurais de choses à vous
+répondre! Je les garde pour une autre lettre. Ma fille me
+presse d'aller faire un tour de promenade avec elle. Adieu.
+
+LETTRE IV
+
+Il y a huit jours que ma cousine (la mère du petit théologien)
+étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et
+moi. Le jeune lord, l'ayant appris, renonça à un pique-nique
+que faisaient ce jour-là tous les Anglais qui sont à Lausanne,
+et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures
+des repas, on ne l'y avait pas vu depuis le soir des galoches.
+Il fut reçu d'abord un peu froidement; mais il marcha si
+discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut
+officieux de si bonne grâce, il apporta si joliment sa
+grammaire française à Cécile pour qu'elle lui apprît à
+prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma
+cousine et ses soeurs se radoucirent bientôt; mais tout cela
+déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela
+plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une
+telle rancune, qu'à force de se plaindre du bruit que l'on
+faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études,
+tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier
+milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils
+vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les
+prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre
+que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite
+ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison
+qu'ils savaient être vide; je refusai encore. Mais seulement
+pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze
+jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger
+ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu'alors
+vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M. S. le
+dit; mais quand je le serais naturellement, je suis sûr,
+Madame, que vous et Mademoiselle votre fille ne m'entendrez
+pas marcher, et hors la faveur de venir quelquefois ici
+apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec
+importunité. -- Je regardai Cécile; elle avait les yeux fixés
+sur moi. Je vis bien qu'il fallait refuser; mais en vérité je
+souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur
+démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui
+est venu ce matin me dire que n'ayant pu m'engager à le
+recevoir chez moi, il s'était logé le plus près de nous qu'il
+avait pu, et qu'il me demandait la permission de nous venir
+voir quelquefois. Je l'ai accordée. Il s'en allait. Après
+l'avoir conduit jusqu'à la porte, Cécile est venue
+m'embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi:
+je l'ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes
+yeux. Elle les a vues, et je suis sûre qu'elle y a lu une
+exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que
+n'aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère
+et sa femme; je suis forcée de m'interrompre.
+
+Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a
+appris que j'avais refusé de louer à un prix fort haut un
+appartement qui ne me sert à rien. C'est le tuteur de ma
+fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui,
+quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne,
+ou il y reste. Il m'a donc trouvée très extraordinaire, et m'a
+beaucoup blâmée. J'ai dit pour toute raison que je n'avais pas
+jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru
+d'une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se
+fâcher, quand Cécile a dit que j'avais sans doute des raisons
+que je ne voulais pas dire; qu'il fallait les croire bonnes,
+et ne me pas presser davantage. Je l'ai embrassée pour la
+remercier: les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon
+beau-frère et ma belle-soeur se sont retirés sans savoir
+qu'imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de
+toute la ville. Je n'aurai pour moi que Cécile, et peut-être
+le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute
+à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère
+m'a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ou Bourbonne, ou
+Barège? D'après ce que j'en ai entendu dire, Lausanne
+ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre
+pays, notre Académie et M. Tissot nous amènent des étrangers
+de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères,
+mais non de toutes les fortunes. Il n'y a guère que les gens
+riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc,
+surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et
+des princes allemands qui apportent de l'argent à nos
+aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits
+marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à
+louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le
+reste en renchérissant les denrées et la main-d'oeuvre, et en
+nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait pour
+nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de
+Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas
+leurs habitudes ni leurs moeurs. Mais nous, dont la société est
+plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la
+leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois
+nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête
+à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes
+qui conservent des moeurs simples un air gauche et plat; aux
+autres le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur
+bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages
+n'en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries
+d'élégantes Françaises, de belles Anglaises, de jolis Anglais,
+d'aimables roués Français; et supposé que cela ne gâte
+pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup.
+Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants.
+Les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes. Tous
+craignent l'économie à laquelle le mariage les obligerait; et
+s'ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses,
+les autres à avoir des amants, rien n'est si naturel ni si
+raisonnable que cette appréhension d'une situation étroite et
+gênée. J'ai trouvé longtemps fort injuste qu'on jugeât plus
+sévèrement les moeurs d'une femme de marchand ou d'avocat que
+celles de la femme d'un fermier-général ou d'un duc. J'avais
+tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal
+que celle-ci à son mari: elle le rend plus ridicule, parce
+qu'elle lui rend sa maison désagréable, et qu'à moins de le
+tromper bien complètement, elle l'en bannit. Or, s'il s'en
+laisse bannir, il passe pour un benêt; s'il se laisse tromper,
+pour un sot: de manière ou d'autre il perd toute
+considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en
+demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce
+qu'elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des
+grands, dans une maison vaste, personne n'est à plaindre. Le
+mari a des maîtresses s'il en veut avoir, et c'est presque
+toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de
+respect pour qu'il paraisse ridicule. La femme ne parait point
+odieuse et ne l'est point. Joignez à cela qu'elle traite bien
+ses domestiques, qu'elle peut faire élever ses enfants,
+qu'elle est charitable, qu'on danse et mange chez elle. Qui
+est-ce qui se plaint, et combien de gens n'ont pas à se louer?
+En vérité, pour ce monde, l'argent est bon à tout. Il achète
+jusqu'à la facilité de conserver des vertus dans le désordre,
+d'être vicieux avec le moins d'inconvénients possibles. Un
+temps vient, je l'avoue, où il n'achète plus rien de ce que
+l'on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps
+par son enivrante possession, trouvent affreux qu'il ne puisse
+leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni
+la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur: mais combien de
+gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si
+cruellement sentir? Voici une bien longue lettre. Je suis
+fatiguée d'écrire. Adieu, ma chère amie.
+
+Je m'aperçois que je n'ai parlé que des femmes infidèles
+riches ou pauvres; j'aurais la même chose à dire des maris.
+S'ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le
+nécessaire de leurs femmes; s'ils sont riches, ce n'est que du
+superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille
+ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma
+fille un homme sans fortune, je veux qu'ils s'aiment
+passionnément: s'il est question d'un grand seigneur fort
+riche, j'y regarderai peut-être d'un peu moins près.
+
+
+
+LETTRE V
+
+Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il
+s'est donné la peine de faire une liste des inconvénients de
+mon projet. Que ne me remercie-t-il, l'ingrat, d'avoir arrêté
+sa pensée sur mille objets intéressants, de l'avoir fait
+réfléchir en huit jours plus qu'il n'avait peut-être réfléchi
+en toute sa vie. Je vais répondre à quelques-unes de ses
+objections. "Les jeunes hommes mettraient trop d'application à
+plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe
+supérieure." Pas plus qu'ils n'en mettent aujourd'hui à
+séduire et à tromper les femmes de toutes les classes.
+
+"Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure,
+leur auraient trop d'obligation." Outre que je ne verrais pas
+un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des
+obligés serait très petit, et il n'y aurait pas plus de mal à
+devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune; obligation que
+nous voyons contracter tous les jours.
+
+"Les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens
+de plus de mérite, mais les plus beaux." Les filles
+dépendraient de leurs parents comme aujourd'hui; et quand il
+arriverait qu'elles ennobliraient de temps en temps un homme
+qui n'aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il?
+Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se
+verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon
+père: Si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit,
+faible, malsain, soyez sûr que c'est un grand d'Espagne. Une
+plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument, mais
+votre mari conviendra bien qu'il y a par tout pays quelque
+fondement au discours de l'Espagnol. Revenons à sa liste
+d'inconvénients.
+
+"Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe,
+belle, vertueuse, et il ne pourrait l'épouser." Pardonnez-moi,
+il l'épouserait. "Mais il s'avilirait." Non, tout le monde
+applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter
+au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force
+de mérite, membre du conseil de la nation et du roi? Ne
+ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe
+originaire? Et ses fils d'ailleurs n'y pourraient-ils pas
+rentrer par des mariages? "Et quelles seraient les fonctions
+de ce conseil de la nation? De quoi s'occuperait-il? Dans
+quelles affaires jugerait-il?" Ecoutez, mon cousin: la
+première fois qu'un souverain me demandera l'explication de
+mon projet, dans l'intention d'en faire quelque chose, je
+l'expliquerai, et le détaillerai de mon mieux; et s'il se
+trouve à l'examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que
+vous le croyez, je l'abandonnerai courageusement. "Il est bien
+d'une femme", dites-vous: à la bonne heure, je suis une femme,
+et j'ai une fille. J'ai un préjugé pour l'ancienne noblesse;
+j'ai du faible pour mon sexe: il se peut que je ne sois que
+l'avocat de ma cause, au lieu d'être un juge équitable dans la
+cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous
+pas bien excusable? Ne permettrez-vous pas aux Hollandais de
+sentir plus vivement les inconvénients qu'aurait pour eux la
+navigation libre de l'Escaut, que les arguments de leur
+adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes
+les rivières? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour
+qui je voudrais créer une monarchie d'une espèce toute
+nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette
+monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait
+devenu de la classe de sa femme, et mon mari de la mienne. Je
+vous remercie de m'avoir répondu si gravement. C'est plus
+d'honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je
+n'espérais. Adieu mon cousin. Je retourne à votre femme.
+
+Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous
+me demandez comment j'ai fait pour la rendre si robuste, pour
+la conserver si fraîche et si saine. Je l'ai toujours eue
+auprès de moi, elle a toujours couché dans ma chambre, et,
+quand il faisait froid, dans mon lit. Je l'aime uniquement:
+cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me
+demandez si elle n'a jamais été malade. Vous savez qu'elle a
+eu la petite vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus
+prévenue par la maladie; elle fut longue et violente. Cécile
+est sujette à de grands maux de tête: elle a eu tous les
+hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à
+garder le lit. J'ai encore mieux aimé cela que de l'empêcher
+de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle
+avait bien froid. Pour ses mains, j'avais si peur de les voir
+devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous
+demandez comment je l'ai élevée. Je n'ai jamais eu d'autre
+domestique qu'une fille élevée chez ma grand-mère, et qui a
+servi ma mère. C'est auprès d'elle, dans son village, chez sa
+nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec
+vous à Lyon, et lorsque j'allai vous voir chez notre vieille
+tante. J'ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu'elle
+a pu prononcer et remuer les doigts; pensant, comme l'auteur
+de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons
+appris machinalement. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à seize
+elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion
+de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une
+de musique d'un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris
+autant d'arithmétique qu'une femme a besoin d'en savoir. Je
+lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle.
+J'ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de
+géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon
+antichambre, elle a lu ce qu'elle a trouvé en son chemin quand
+cela l'amusait, elle a écouté ce qu'on disait quand elle en a
+été curieuse, et que son attention n'importunait pas. Je ne
+suis pas bien savante; ma fille l'est encore moins. Je ne me
+suis pas attachée à l'occuper toujours: je l'ai laissée
+s'ennuyer quand je n'ai pas su l'amuser. Je ne lui ai point
+donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle
+ne sait ni l'italien, ni l'anglais. Elle n'a eu que trois mois
+de leçons de danse. Vous voyez bien qu'elle n'est pas très
+merveilleuse; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si
+naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien
+changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le
+latin? Pour qu'elle sût le français sans que j'eusse la peine
+de la reprendre sans cesse, pour l'occuper, pour être
+débarrassée d'elle et me reposer une heure tous les jours; et
+cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus
+d'esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque.
+C'était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu'à sa
+mort, les leçons qu'il lui donnait ont été aussi agréables
+pour lui que profitables pour elle. Elle l'a servi pendant sa
+dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et
+l'exemple de patience et de résignation qu'il lui a donné a
+été une dernière leçon plus importante que toutes les autres,
+et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal
+à la tête, quand ses engelures l'empêchent de faire ce qu'elle
+voudrait, quand on lui parle d'une maladie épidémique qui
+menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle
+songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni
+plainte, ni impatience, ni terreur excessive.
+
+Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C'est à
+moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de
+les écrire.
+
+LETTRE VI
+
+N'y avait-il pas d'inconvénient, me dites-vous, à laisser
+lire, à laisser écouter? N'aurait-il pas mieux valu, etc.?
+J'abrège, je ne transcris pas toutes vos phrases, parce
+qu'elles m'ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux
+valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose; peut-être
+y avait-il de l'inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et
+moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une
+leçon, ni un exemple à citer. J'aimais ma fille uniquement;
+rien, à ce qu'il me semble, n'a partagé mon attention, ni
+balancé dans mon coeur son intérêt. Supposé qu'avec cela j'aie
+mal fait ou n'aie pas fait assez, prenez-vous en, si vous avez
+foi à l'éducation, prenez-vous en, en remontant d'enfants à
+pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants,
+ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à
+Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus
+haut encore, et pensez, quelque système qu'il vous plaise
+d'adopter, que je n'ai pu faire mieux que je n'ai fait. Après
+la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de
+Cécile; je l'ai vue travailler avec adresse, activité et
+gaieté. L'esprit rempli de ce que vous m'avez écrit, les
+larmes me sont venues aux yeux; elle s'est mise à jouer du
+clavecin pour m'égayer. Je l'ai envoyée à l'autre extrémité de
+la ville; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu'il
+fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues; elle a
+été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l'a priée
+d'accepter un billet de concert; son offre lui a fait plaisir,
+et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je
+vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l'avoir mal
+élevée. Je ne me ferai point de reproches. L'impression de
+votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse,
+je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le coeur tendre
+d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus
+ma fille; j'accuserai la société, le sort; ou bien je
+n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai
+en silence avec patience et courage. Ne me faites point
+d'excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous
+n'avez pas voulu me faire de la peine: vous avez cru consulter
+un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci
+avec un esprit plus tranquille.
+
+Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu'il y
+a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du
+bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent. Cela
+se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse
+et réfléchie, l'habitude nous rend ce concours d'étrangers
+assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble
+aussi que ce soit un hommage que l'univers rende à notre
+charmant pays; et, au lieu de lui, qui n'a point d'amour-propre,
+nous recevons cet hommage avec orgueil. D'ailleurs,
+qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari,
+toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive?
+Cécile a un nouvel adorateur qui n'est point venu de Paris ni
+de Londres. C'est le fils de notre baillif, un beau jeune
+Bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du
+monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois, je ne
+sais où, il nous est venu voir avec assez d'assiduité, et ne
+m'a pas laissé ignorer que c'était en cachette, tant il trouve
+évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir
+leur fils s'attacher à une sujette du Pays de Vaud. Qu'il
+vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement;
+il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation;
+et M. le baillif, ni Madame la baillive n'auront point de
+séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune
+lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit
+ministre mort et le ministre en vie. J'attends le jeune faraud
+et le jeune négociant, et bien d'autres. Cécile a aujourd'hui
+une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont
+moins empressées aujourd'hui que les jeunes hommes. Cécile m'a
+priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa
+journée, tant parce qu'elle est plus à son aise quand je suis
+auprès d'elle, que parce qu'elle a trouvé l'air trop froid
+pour me laisser sortir.
+
+
+
+LETTRE VII
+
+Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre
+fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils
+du baillif. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la
+plus riche et la mieux née du Pays-de-Vaud est un mauvais
+parti pour un Bernois, qui en se mariant bien chez lui se
+donne plus que de la fortune; car il se donne de l'appui, de
+la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la
+voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à
+lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères
+de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu'on
+pourrait leur tendre ici. D'ailleurs, une fille de Lausanne
+aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle
+regretterait à Berne le lac de Genève et ses rives charmantes.
+C'est comme si on menait une fille de Paris être princesse en
+Allemagne. Mais je voudrais que les Bernoises épousassent plus
+souvent des hommes du Pays-de-Vaud; qu'il s'établît entre
+Berne et nous plus d'égalité, plus d'honnêteté; que nous
+cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la
+morgue bernoise, et que les Bernois cessassent de donner une
+ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France
+ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands
+vassaux peu puissants, peu propres à donner de l'ombrage. Ils
+ont bien fait sans doute; il faut avant toute chose assurer la
+tranquillité d'un état: mais je sens que j'aurais été
+incapable de cette politique que j'approuve. J'aime si fort
+tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais
+ébrancher un bel arbre, quand il n'appartiendrait à personne,
+pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que
+j'aurais plantés.
+
+Tout va chez moi comme il allait en apparence; mais je crains
+que le coeur de ma fille ne se blesse chaque jour plus
+profondément. Le jeune Anglais ne lui parle pas d'amour: je ne
+sais s'il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle.
+Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l'a menée en
+traîneau. C'est avec elle qu'il voudrait toujours danser:
+c'est à elle ou à moi qu'il offre le bras quand nous sortons
+d'une assemblée. Elle ne me dit rien; mais je la vois contente
+ou rêveuse, selon qu'elle le voit ou ne le voit pas, selon que
+ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux
+organiste est mort. Elle m'a priée d'employer l'heure de cette
+leçon à lui enseigner l'anglais. J'y ai consenti. Elle le
+saura bien vite. Le jeune homme s'étonne de ses progrès, et ne
+pense pas que c'est à lui qu'ils sont dûs. On commençait à les
+faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient: je n'ai
+pas voulu qu'elle jouât. J'ai dit qu'une fille qui joue aussi
+mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien
+fâchée que de sitôt elle apprît à jouer. Là-dessus le jeune
+Anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites
+dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen
+d'empêcher ces enfants de jouer! Quand les dames ennuieront
+Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas
+combien il est peu à craindre qu'elle s'ennuie. On parle tant
+des illusions de l'amour-propre; cependant il est bien rare,
+quand on est véritablement aimé, qu'on croie l'être autant
+qu'on l'est. Un enfant ne voit pas combien il occupe
+continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse
+ne voit et n'entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas
+qu'elle ne dit pas un mot, qu'elle ne fait pas un geste qui ne
+fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien
+on s'observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour
+ne pas perdre le bien inestimable et incompensable d'être
+tendrement aimé.
+
+Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j'ai appelé son
+gouverneur, est son parent d'une branche aînée, mais non
+titrée. Voilà ce que m'a dit le jeune homme. L'autre n'a pas
+beaucoup d'années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans
+tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n'ai vu qu'à
+lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur
+la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne
+les trouverait pas obscures. L'autre jour il disait: _Un roi
+n'est pas toujours un gentilhomme;_ enfin, chimériques ou non,
+mes idées existent dans d'autres imaginations que la mienne.
+
+Mon Dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et
+embarrassée de la conduite que je dois tenir! Le parent de
+Milord (je l'appelle _Milord_ par excellence, quoiqu'il y en ait
+bien d'autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne
+veux pas le nommer par la même raison qui fait que je ne me
+signe pas et que je ne nomme personne; les accidents qui
+peuvent arriver aux lettres me font toujours peur): le parent
+de Milord est triste. Je ne sais si c'est pour avoir éprouvé
+des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à
+deux pas de chez moi: il se met à y venir tous les jours; et,
+assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette
+ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes
+lettres, diriger l'ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il,
+ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la
+gazette anglaise pour l'accoutumer au langage vulgaire et
+familier. Faut-il le renvoyer? Ne m'est-il pas permis, en lui
+laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la
+mère, de l'engager à favoriser un établissement brillant et
+agréable pour ma fille, de l'obliger à dire du bien de nous au
+père et à la mère du jeune homme? Faut-il que j'écarte ce qui
+pourrait donner à Cécile l'homme qui lui plaît? je ne veux pas
+dire encore l'homme qu'elle aime. Elle aura bientôt dix-huit
+ans. La nature peut-être plus que le coeur.... Dira-t-on de la
+première femme, vers laquelle un jeune homme se sentira
+entraîné, qu'elle en soit aimée?
+
+Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce
+qu'en France toutes les jeunes filles l'apprennent. Cette
+raison ne me paraît pas concluante; mais Cécile, qui en entend
+parler autour d'elle assez souvent, lira là-dessus ce qu'elle
+voudra. Quant à moi, je n'aime pas la chimie. Je sais que nous
+devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d'inventions
+utiles, et beaucoup de choses agréables; mais leurs opérations
+ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant; ils
+l'étudient en anatomistes.
+
+
+
+LETTRE VIII
+
+Il arriva l'autre jour une chose qui me donna beaucoup
+d'émotion et d'alarme. Je travaillais, et mon Anglais
+regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue
+d'une visite qu'elle avait faite, pâle comme la mort. J'ai été
+très effrayée. Je lui ai demandé ce qu'elle avait, ce qui lui
+était arrivé. L'Anglais, presque aussi effrayé que moi,
+presqu'aussi pâle qu'elle, l'a suppliée de parler. Elle ne
+nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que
+c'était lui sans doute qui l'empêchait de parler: elle l'a
+retenu par son habit, et s'est mise à pleurer, à sangloter,
+pour mieux dire. Je l'ai embrassée, je l'ai caressée, nous lui
+avons donné à boire: ses larmes coulaient toujours. Notre
+silence à tous a duré plus d'une demi-heure. Pour la laisser
+plus en repos, j'avais repris mon ouvrage, et il s'était remis
+à caresser le chien. Elle nous a dit enfin: Il me serait bien
+difficile de vous expliquer ce qui m'a tant affectée, et mon
+chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause.
+Je ne sais pourquoi je m'afflige, et je suis fâchée surtout de
+m'affliger. Qu'est-ce que cela veut dire, maman? M'entendriez-vous
+quand je ne m'entends pas moi-même? Je suis pourtant
+assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c'est.
+Je le dirai devant Monsieur. Il s'est donné trop de peine pour
+moi, il m'a montré trop de pitié, pour que je puisse lui
+montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous
+le voulez: je me moquerai peut-être de moi avec vous; mais
+promettez-moi, Monsieur, de ne dire ce que je dirai à
+personne. -- Je vous le promets, Mademoiselle, a-t-il dit. --
+Répétez _à personne_. -- A personne. -- Et vous, vous, maman, je
+vous prie de ne m'en parler à moi-même que quand j'en parlerai
+la première. J'ai vu Milord dans la boutique vis-à-vis d'ici.
+Il parlait à la femme de chambre de Madame de ***. Elle n'en a
+pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant
+après Milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire
+un tour en traîneau. Elle lui a dit: Non, pas aujourd'hui,
+mais demain, s'il y a encore de la neige. Alors, s'étant
+approché d'elle, il a remarqué qu'elle était pâle et qu'elle
+avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu'elle avait.
+Son parent lui a répondu d'un ton ferme qu'on ne pouvait pas
+le lui dire. Il n'a pas insisté. Il est resté rêveur; et, un
+quart d'heure après, quelques femmes étant entrées, ils s'en
+sont allés tous deux. Cécile s'est assez bien remise. Nous
+n'avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle m'a
+dit: Maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la
+neige se fonde, ou qu'elle reste. Je ne lui répondis pas. La
+neige se fondit; mais on s'est revu depuis comme auparavant.
+Cécile m'a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La
+femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais
+laquelle des deux l'a inquiétée; mais, depuis ce moment-là, je
+crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n'ai pas le
+temps d'en dire davantage aujourd'hui; mais je vous écrirai
+bientôt.
+
+Votre homme m'a donc enfin entendue, puisqu'il a dit: _Si un
+roi peut n'être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en
+être un_. Soit; mais je suppose, en faveur des nobles de
+naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus
+souvent parmi eux qu'ailleurs. Il veut que, dans mon royaume,
+le roi anoblisse les héros; un de Ruiter, un Tromp, un Fabert:
+à la bonne heure.
+
+
+
+LETTRE IX
+
+Ce latin vous tient bien au coeur, et vous vous en souvenez
+longtemps. Savez-vous le latin? dites-vous. Non; mais mon père
+m'a dit cent fois qu'il était fâché de ne me l'avoir pas fait
+apprendre. Il parlait très bien français. Lui et mon grand-père
+ne m'ont pas laissé parler très-mal, et voilà ce qui me
+rend plus difficile qu'une autre. Pour ma fille, on voit,
+quand elle écrit, qu'elle sait sa langue; mais elle parle fort
+incorrectement. Je la laisse dire. J'aime ses négligences, ou
+parce qu'elles sont d'elle, ou parce qu'en effet elles sont
+agréables. Elle est plus sévère: si elle me voit faire une
+faute d'orthographe, elle me reprend. Son style est beaucoup
+plus correct que le mien; aussi n'écrit-elle que le moins
+qu'elle peut: c'est trop de peine. Tant mieux. On ne fera pas
+aisément sortir un billet de ses mains. Vous demandez si ce
+latin ne la rend pas orgueilleuse. Mon Dieu, non. Ce que l'on
+apprend jeune ne nous paraît pas plus étrange, pas plus beau à
+savoir, que respirer et marcher. Vous demandez comment il se
+fait que je sache l'anglais. Ne vous souvient-il pas que nous
+avions, vous et moi, une tante qui s'était retirée en
+Angleterre pour cause de religion? Sa fille, ma tante à la
+mode de Bretagne, a passé trois ans chez mon père dans ma
+jeunesse, peu après mon voyage en Languedoc. C'était une
+personne d'esprit et de mérite. Je lui dois presque tout ce
+que je sais, et l'habitude de penser et de lire. Revenons à
+mon chapitre favori et à mes détails ordinaires.
+
+La semaine dernière nous étions dans une assemblée où M.
+Tissot amena une Française d'une figure charmante, les plus
+beaux yeux qu'on puisse voir, toute la grâce que peut donner
+la hardiesse jointe à l'usage du monde. Elle était vêtue dans
+l'excès de la mode, sans être pour cela ridicule. Un immense
+cadogan descendait plus bas que ses épaules, et de grosses
+boucles flottaient sur sa gorge. Le petit Anglais et le
+Bernois étaient sans cesse autour d'elle, plutôt encore dans
+l'étonnement que dans l'admiration; du moins l'Anglais, que
+j'observais beaucoup. Tant de gens s'empressèrent autour de
+Cécile, que, si elle fut affectée de cette désertion, elle
+n'eut pas le temps de le laisser voir. Seulement, quand Milord
+voulut faire sa partie de dames, elle lui dit qu'ayant un peu
+mal à la tête, elle aimait mieux ne pas jouer. Tout le soir
+elle resta assise auprès de moi, et fit des découpures pour
+l'enfant de la maison. Je ne sais si le petit lord sentit ce
+qui se passait en elle; mais, ne sachant que dire à sa
+Parisienne, il s'en alla. Comme nous sortions de la salle, il
+se trouva à la porte parmi les domestiques. Je ne sais si
+Cécile aura un moment aussi agréable dans tout le reste de sa
+vie. Deux jours après il passait la soirée chez moi avec son
+parent, le Bernois et deux ou trois jeunes parentes de Cécile;
+on se mit à parler de la dame française. Les deux jeunes gens
+louèrent sans miséricorde ses yeux, sa taille, sa démarche,
+son habillement. Cécile ne disait rien; je disais peu de
+chose. Enfin, ils louèrent sa forêt de cheveux. -- Ils sont
+faux, dit Cécile. -- Ha, ha! Mademoiselle Cécile, dit le
+Bernois, les jeunes dames sont toujours jalouses les unes des
+autres! Avouez la dette! N'est-il pas vrai que c'est par
+envie? -- Il me semblait que Milord souriait. Je me fâchai tout
+de bon: Ma fille ne sait ce que c'est que l'envie, leur dis-je.
+Elle loua hier, comme vous, les cheveux de l'étrangère
+chez une femme de ma connaissance que l'on était occupé à
+coiffer. Son coiffeur, qui sortait de chez la dame parisienne,
+nous dit que ce gros cadogan et ces grosses boucles étaient
+fausses. Si ma fille avait quelques années de plus, elle se
+serait tue; à son âge, et quand on a sur sa tête une véritable
+forêt, il est assez naturel de parler. Ne nous soutîntes-vous
+pas hier avec vivacité, continuai-je en m'adressant au
+Bernois, que vous aviez le plus grand chien du pays? Et vous,
+Milord, nous avez-vous permis de douter que votre cheval ne
+fût plus beau que celui de monsieur un tel et de milord un
+tel? Cécile, embarrassée, souriait et pleurait en même temps.
+Vous êtes bien bonne, maman, a-t-elle dit, de prendre si
+vivement mon parti. Mais dans le fond j'ai eu tort; il eût
+mieux valu me taire. J'étais encore de mauvaise humeur.
+Monsieur, ai-je dit au Bernois, toutes les fois qu'une femme
+paraîtra jalouse des louanges que vous donnerez à une autre,
+loin de le lui reprocher, remerciez-la dans votre coeur, et
+soyez bien flatté. -- Je ne sais, a dit le parent de Milord,
+s'il y aurait lieu de l'être. Les femmes veulent plaire aux
+hommes, les hommes aux femmes, la nature l'a ainsi ordonné.
+Qu'on veuille profiter des dons qu'on en a reçus, et n'en pas
+laisser jouir à ses dépens un usurpateur, me paraît encore si
+naturel, que je ne vois pas comment on peut le trouver
+mauvais. Si on louait un autre auprès de ces dames d'une chose
+que j'aurais faite, assurément je dirais: C'est moi. Et puis,
+il y a un certain esprit de vérité qui, dans le premier
+instant, ne consulte ni les inconvénients, ni les avantages.
+Supposé que Mademoiselle eût de faux cheveux, et qu'on les eût
+admirés, je suis sûr qu'elle aurait aussi dit: Ils sont faux.
+-- Sans doute, Monsieur, a dit Cécile, mais je vois bien
+pourtant qu'il ne sied pas de le dire de ceux d'une autre.
+Dans le moment, le hasard nous a amené une jeune femme, son
+mari et son frère. Cécile s'est mise à son clavecin; elle leur
+a joué des allemandes et des contredanses, et on a dansé. --
+Bonsoir, ma mère et ma protectrice, m'a dit Cécile en se
+couchant; bonsoir, mon Don Quichotte. J'ai ri. Cécile se
+forme, et devient tous les jours plus aimable. Puisse-t-elle
+n'acheter pas ses agréments trop cher!
+
+
+
+LETTRE X
+
+Je crains bien que Cécile n'ait fait une nouvelle conquête; et
+si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection
+pour son lord. Si ce n'est même qu'une prédilection, elle
+pourrait bien n'être pas une sauvegarde suffisante. L'homme en
+question est très aimable. C'est un gentilhomme de ce pays,
+capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou
+plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n'avait
+point de fortune. Une parente éloignée du même nom, héritière
+d'une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille,
+a dit qu'elle l'épouserait plus volontiers qu'un autre. Ses
+parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante,
+parce qu'elle est vive, hardie, qu'elle parle beaucoup et
+vite, et qu'elle passait pour une petite espiègle. Il était à
+sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu'il avait compté
+ne se pas marier, mais qu'il ferait ce qu'on voudrait; et on a
+si bien arrangé les choses, qu'arrivé ici le premier octobre,
+il s'est trouvé marié le 20. Je crois que le 30 il aurait déjà
+voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse,
+altière. Ce qu'elle a d'esprit n'est qu'une sottise vive et à
+prétention. J'étais allée sans ma fille les féliciter il y a
+deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame
+voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se
+trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le
+mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison; et, comme nous sommes
+un peu parents, c'est dans la mienne qu'il a cherché un
+refuge. La première fois qu'il y vint, il fut frappé de
+Cécile, qu'il n'avait vue qu'enfant, et me trouvant presque
+toujours seule avec elle, ou n'ayant que l'Anglais avec nous,
+il s'est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se
+conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous
+deux ont de la délicatesse dans l'esprit, du discernement et
+du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est
+indolent, paresseux: il n'est plus si triste d'être marié,
+parce qu'il oublie qu'il le soit. L'autre est doucement triste
+et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme
+s'ils s'étaient toujours vus; mais mon parent me semble chaque
+jour plus occupé de Cécile. Hier, pendant qu'ils parlaient de
+l'Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas: Maman, l'un
+de ces hommes est amoureux de vous. -- Et l'autre de vous, lui
+ai-je répondu. Là-dessus elle s'est mise à le considérer en
+souriant. Il est d'une figure si noble et si élégante, que
+sans le petit lord je serais bien fâchée d'avoir dit vrai. Je
+devrais ne pas laisser d'en être fâchée à présent; mais on ne
+saurait prendre vivement à coeur tant de choses. Mon parent et
+sa femme s'en tireront comme ils pourront. Il n'a pas remarqué
+le jeune lord, qui n'est pas établi ici comme son parent, tant
+s'en faut, mais qui, au retour de son collège et de ses
+leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher
+chez moi. C'est ce qu'il fit avant-hier; et sachant que nous
+devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en
+pension, il me supplia de l'y mener, disant qu'il ne pouvait
+souffrir, après les bontés qu'on avait eues pour lui dans
+cette maison, l'air à demi-brouillé qu'il y avait entr'eux. Je
+dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée
+vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée
+que dans les jeux d'esprit son fils brillait toujours par-dessus
+tout le monde, a voulu qu'on remplît des bouts rimés,
+qu'on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une
+question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une
+au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle,
+on écrit jusqu'à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi
+qu'on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et
+d'autres fort jolies. Il faut vous dire qu'on barbouille et
+griffonne de manière à rendre l'écriture méconnaissable. Sur
+une des cartes on avait écrit: _A qui doit-on sa première
+éducation? A sa nourrice_, était la réponse. Sous la réponse on
+avait écrit: _Et la seconde?_ Réponse: _Au hasard. Et la
+troisième? A l'amour_. -- C'est vous qui avez écrit cela, me dit
+quelqu'un de la compagnie. -- Je consens, dis-je, qu'on le
+croie, car cela est joli. M. de *** regarda Cécile. -- Celle
+qui l'a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième
+éducation. Cécile rougit comme jamais elle n'avait rougi. -- Je
+voudrais savoir qui c'est, dit le petit lord. -- Ne serait-ce
+point vous-même? lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une
+femme? Les hommes n'ont-ils pas besoin de cette éducation tout
+comme nous? C'est peut-être mon cousin le ministre. -- Dis
+donc, Jeannot, dit sa mère; je le croirais assez, puisque cela
+est si joli. -- Oh non, dit Jeannot, j'ai fini mon éducation à
+Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez
+moi, Cécile me dit: Ce n'est pas moi, maman, qui ai écrit la
+réponse. -- Et pourquoi donc tant rougir? lui dis-je. -- Parce
+que je pensais.. parce que, maman, parce que... Je n'en
+appris, ou du moins elle ne m'en dit pas davantage.
+
+
+
+LETTRE XI
+
+Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de
+mon ami l'Anglais. Je ne le sais pas, je n'y pense pas, je
+n'ai pas le temps d'y prendre garde.
+
+Nous fûmes hier dans une grande assemblée au château. Un neveu
+du baillif, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes
+qu'on voulait distinguer. Je n'ai jamais vu un homme de
+meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent.
+Ils sont amis; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se
+joignit à la conversation. En vérité, j'en fus extrêmement
+contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un
+meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus
+nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son
+tour. Il ne paraissait plus qu'un joli enfant sans
+conséquence. Je ne sais s'il fut en peine, mais il se tenait
+bien près de nous. Dès qu'il fut question de se mettre au jeu,
+il me demanda s'il serait convenable de jouer aux dames chez
+M. le baillif comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne
+le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu'il pût jouer au
+reversis avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu'elle parmi
+tout ce monde, et jouer si mal qu'il ne ferait qu'ennuyer
+mortellement les femmes avec qui on le mettrait. A mesure que
+les deux hommes les plus remarquables de l'assemblée
+paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi
+de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas
+d'elle. Il me sembla qu'elle s'en apercevait; mais au lieu de
+se moquer de lui, comme il l'aurait mérité, elle m'en parut
+bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son
+amant, elle en aimait la cause quelle qu'elle fût.
+
+Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir
+sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes; je vois même
+que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi
+ne la pas laisser jouir d'une liberté que nos usages
+autorisent, et dont elle est si peu tentée d'abuser? car les
+circonstances l'ayant séparée des compagnes qu'elle eut dans
+son enfance, Cécile n'a d'amie intime que sa mère, et la
+quitte le moins qu'elle peut. Nous avons des mères qui, par
+prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève
+les filles de qualité à Paris; mais je ne vois pas ce qu'elles
+y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant
+l'orgueil, je n'ai garde de les imiter. Cécile est parente des
+parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari,
+elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de
+notre ville, et je trouve bon qu'elle vive avec tous, à la
+manière de tous, et qu'elle soit chère à tous (1) [(1) A
+Lausanne, il y a des quartiers où le beau monde ne se loge
+pas.]. En France, je ferais comme on fait en France: ici, vous
+feriez comme moi. Ah! mon Dieu, qu'une petite personne fière,
+dédaigneuse, qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur
+le relief qui accompagne les gens qu'elle rencontre, me paraît
+odieuse et ridicule! Cette humble vanité, qui consiste à avoir
+si grande peur de se compromettre, qu'il semble qu'on avoue
+qu'un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang,
+n'est pas rare dans nos petites villes; et j'en ai assez vu
+pour m'en bien dégoûter (2) [(2) Quelques personnes ont trouvé
+mauvais que ces Lettres ne donnassent pas une idée exacte des
+moeurs des gens les plus distingués de Lausanne; mais, outre
+que Madame de *** n'était pas une étrangère qui dût regarder
+ces moeurs comme un objet d'observation, en quoi pouvaient-elles
+intéresser sa cousine? Les gens de la première classe se
+ressemblent partout; et, si elle eût dit quelque chose qui fût
+particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on de le
+publier? Quand on ne loue qu'autant qu'on le doit, on flatte
+peu, et même souvent on offense.].
+
+
+
+LETTRE XII
+
+Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d'instance de
+continuer mes lettres, j'hésiterais beaucoup aujourd'hui.
+Jusqu'ici j'avais du plaisir, et je me reposais en les
+écrivant. Aujourd'hui je crains que ce ne soit le contraire.
+D'ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait
+une lettre que je ne pourrais écrire de tête... Ah! la voilà
+dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura
+eu peur sans doute qu'elle ne tombât de ses poches. Je pourrai
+la copier, car je n'oserais vous l'envoyer. Peut-être
+voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me
+remercier. Je m'impose une assez pénible tâche.
+
+Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit
+qu'elle eût de l'humeur quelquefois, et qu'elle eût conservé
+des soupçons, soit qu'ayant vu plus clair dans son coeur elle
+se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus
+jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait en me regardant
+jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le
+jeune homme s'était mis à lui apprendre la marche des échecs,
+l'autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien,
+j'entends l'officier de ***, jouaient ensemble au piquet.
+Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais
+jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce
+soir-là avaient l'air d'enfants beaucoup plus qu'à
+l'ordinaire; car ma fille se méprenant sans cesse sur le nom
+et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries
+aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord
+s'impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son
+impatience. Je tournai la tête. Je vis qu'ils boudaient l'un
+et l'autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les
+entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était
+immobile sur l'échiquier. Sa tête était penchée en avant et
+baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la
+dévorer des yeux. C'était l'oubli de tout, l'extase,
+l'abandon. -- Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais
+pourtant pas l'effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous? -- A rien,
+dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant
+brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me
+fatiguent. Depuis quelques moments, Milord, je les distingue
+encore moins qu'auparavant, et vous auriez toujours plus de
+sujet de vous plaindre de votre écolière; ainsi quittons-les.
+Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus
+seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et,
+prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes. -- Qu'est-ce,
+ma Cécile, lui dis-je, qu'est-ce? -- C'est moi qui vous le
+demande, maman, me dit-elle. Qu'est-ce qui se passe en moi?
+Qu'est-ce que j'ai éprouvé? De quoi suis-je honteuse? De quoi
+est-ce que je pleure? -- S'est-il aperçu de votre trouble? lui
+dis-je. -- Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché
+peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec
+laquelle je voulais relever un pion tombé. J'ai retiré ma
+main; mais je me suis sentie si contente de ce que notre
+bouderie ne durait plus! ses yeux m'ont paru si tendres! j'ai
+été si émue! Dans ce même moment vous avez dit doucement:
+Cécile, Cécile! Il aura peut-être cru que je boudais encore,
+car je ne le regardais pas. -- Je le souhaite, lui dis-je. -- Je
+le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le
+souhaitez-vous? -- Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je,
+combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler
+des femmes! -- Mais, dit Cécile, s'il y a ici de quoi penser et
+dire du mal, il ne pourrait m'accuser sans s'accuser encore
+plus lui-même. N'a-t-il pas baisé ma main, et n'a-t-il pas été
+aussi troublé que moi? -- Peut-être, Cécile; mais il ne se
+souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra
+dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui
+peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne
+ne lui est pas nouvelle sans doute, et n'est pas d'une si
+grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image,
+s'il a rencontré dans la rue une fille facile... -- Ah maman! --
+Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme
+cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment
+qu'il n'a le plus souvent que pour l'espèce. Trouvant partout
+à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande
+affaire de notre vie n'est presque rien pour lui. -- La grande
+affaire de notre vie! Quoi! il arrive à des femmes de
+s'occuper beaucoup d'un homme qui s'occupe peu d'elles! -- Oui,
+cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s'occuper
+malgré elles des hommes en général. Soit qu'elles
+s'abandonnent, soit qu'elles résistent à leur penchant, c'est
+aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là.
+Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu'il
+fallait être chaste et pure: aviez-vous attaché quelque sens à
+ces mots? -- Non, maman. -- Eh bien! le moment est venu de
+pratiquer une vertu, de vous abstenir d'un vice dont vous ne
+pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous
+paraître difficile, pensez aussi que c'est la seule que vous
+ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec
+vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même. -- La
+seule! -- Examinez-vous, et lisez le Décalogue. Aurez-vous
+besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas
+dérober, pour ne pas calomnier? Vous ne vous êtes sûrement
+jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n'aurez
+pas besoin de vous en souvenir; et si vous avez jamais du
+penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l'amant ou
+le mari d'une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent
+donner à une autre le mari ou l'amant que vous désireriez pour
+vous. Ce qu'on appelle _vertu_ chez les femmes sera presque la
+seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous
+pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez
+dire en la pratiquant: J'obéis aux préceptes qu'on m'a dit
+être les lois de Dieu, et que j'ai reçues comme telles. --
+Mais, maman, les hommes n'ont-ils pas reçu les mêmes lois?
+pourquoi se permettent-ils d'y manquer, et de nous en rendre
+l'observation difficile? -- Je ne saurais trop, Cécile, que
+vous répondre; mais cela ne nous regarde pas. Je n'ai point de
+fils. Je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n'ai pensé
+qu'à la fille que j'ai, et que j'aime par dessus toute chose.
+Ce que je puis vous dire, c'est que la société, qui dispense
+les hommes et ne dispense pas les femmes d'une loi que la
+religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux
+hommes d'autres lois qui ne sont peut-être pas d'une
+observation plus facile. Elle exige d'eux, dans le désordre
+même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du
+courage; et s'ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on
+les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un
+accueil qui leur dit: _On vous avait donné assez de privilèges,
+vous ne vous en êtes pas contentés; la société effraiera, par
+votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et
+qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout,
+ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance_. Et ces
+hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les
+femmes, n'ont été coupables bien souvent que d'imprudence, de
+faiblesse ou d'un moment de frénésie; car les vicieux
+déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les
+hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout
+cela que dans des fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je
+le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard,
+si extrêmement différente de celle des femmes. Et puis,
+combien d'autres obligations pénibles la société ne leur
+impose-t-elle pas! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre
+se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous
+quitter au mois de mars pour aller s'exposer à être tué ou
+estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant
+parmi des prisonniers malades, les germes d'une maladie dont
+il ne guérira peut-être jamais? -- Mais, maman, c'est son
+devoir, c'est sa profession; il se l'est choisie. Il est payé
+pour tout ce que vous venez de dire; et, s'il se distingue, il
+acquiert de l'honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on
+l'honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en
+Suisse et chez les ennemis mêmes qu'il aura combattus. -- Eh
+bien, Cécile, c'est le devoir, c'est la profession de toute
+femme que d'être sage. Elle ne se l'est pas choisie, mais la
+plupart des hommes n'ont pas choisi la leur. Leurs parents,
+les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu'ils
+fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est
+payée de cela seul qu'elle est femme. Ne nous dispense-t-on
+pas presque partout des travaux pénibles? N'est-ce pas nous
+que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue?
+En est-il d'assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le
+meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus
+commode? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses
+moeurs ni à sa réputation, il faudrait qu'elle fût à d'autres
+égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver
+partout des égards; et puis, n'est-ce rien, après s'être
+attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie
+par lui et par ses parents pour être sa compagne? Les filles
+peu sages plaisent encore plus que les autres; mais il est
+rare que le délire aille jusqu'à les épouser: encore plus rare
+qu'après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les
+punisse pas d'avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un
+moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous
+ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles
+aimables, et qui n'étaient pas vicieuses, un établissement
+avantageux, la main de l'homme qu'elles aimaient et qui les
+aimait. -- Quoi! cette sensibilité qu'ils inspirent, qu'ils
+cherchent à inspirer, les éloigne? -- Elle les effraie. Cécile;
+jusqu'au moment où il sera question du mariage, on voudra que
+sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l'est
+pas assez. Mais quand il est question de l'épouser, supposé
+que la tête n'ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme
+si on était mari, et un mari est une chose si différente d'un
+amant, que l'un ne juge de rien comme en avait jugé l'autre.
+On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les
+faveurs avec inquiétude. La confiance qu'a témoignée une fille
+trop tendre ne paraît plus qu'une imprudence qu'elle peut
+avoir vis-à-vis de tous ceux qui l'y inviteront. L'impression
+trop vive qu'elle aura reçue des marques d'amour de son amant
+ne paraît plus qu'une disposition à aimer tous les hommes.
+Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari;
+car le désir d'une propriété exclusive est le sentiment le
+plus vif qui lui reste. Il se consolera d'être peu aimé,
+pourvu que personne ne puisse l'être. Il est jaloux encore
+lorsqu'il n'aime plus, et son inquiétude n'est pas aussi
+absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous
+l'imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu'ils
+exigent, et dans leur manière d'exiger des femmes; mais je ne
+trouve pas qu'ils se trompent si fort de craindre ce qu'ils
+craignent. Une fille imprudente est rarement une femme
+prudente et sage. Celle qui n'a pas résisté à son amant avant
+le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit
+plus son amant dans son mari. L'un est aussi négligent que
+l'autre était empressé. L'un trouvait tout bien, l'autre
+trouve presque tout mal. A peine se croit-elle obligée de
+tenir au second ce qu'elle avait juré au premier. Son
+imagination aussi lui promettait des plaisirs qu'elle n'a pas
+trouvés, ou qu'elle ne trouve plus. Elle espère les trouver
+ailleurs que dans le mariage; et si elle n'a pas résisté à ses
+penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme.
+L'habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur
+sont déjà accoutumés à céder. Ce que je dis est si vrai, qu'on
+admire autant dans le monde la sagesse d'une belle femme
+courtisée par beaucoup d'hommes, que la retenue d'une fille
+qui est dans le même cas. On reconnaît que la tentation est à
+peu près la même et la résistance aussi difficile. J'ai vu des
+femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un
+amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis
+encore un autre, jusqu'à ce que méprisées, avilies... -- Ah!
+maman, s'écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela? --
+Vous voulez dire: Ai-je besoin de tout cela? lui dis-je en
+l'asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les
+larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas
+que vous eussiez besoin d'un aussi effrayant tableau, et quand
+vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en
+seriez-vous moins estimable, moins aimable? m'en seriez-vous
+moins chère ou moins précieuse? Mais allez vous coucher, ma
+fille; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et
+qu'il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous
+aurai avertie. Allez -- et elle s'en alla. Je m'approchai de
+mon bureau, et j'écrivis. "Ma Cécile, ma chère fille, je vous
+l'ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la
+sollicitude d'une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite,
+sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j'ai
+jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui
+rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd'hui; mais
+je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j'achève,
+Cécile, et soyez attentive jusqu'au bout. Je ne vous dirai pas
+ce que je dirais à tant d'autres: que, si vous manquez de
+sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus; que, jalouse,
+dissimulée, coquette, inconstante, n'aimant bientôt que vous,
+vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai
+au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et
+que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus
+fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il
+est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et
+couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un
+extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d'un
+mépris qui aurait rejailli sur leurs alentours. Impérieuses et
+fières, elles font peser sur les autres un joug qu'elles ont
+secoué. Elles établissent et maintiennent la règle; elles font
+trembler celles qui les imitent. A les entendre juger et
+médire, on ne peut se persuader qu'elles ne soient pas des
+Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies,
+les croient des Lucrèces; et leurs enfants, loin de rougir
+d'elles, les citent comme des exemples d'austérité. Mais vous,
+qu'oseriez-vous dire à vos enfants? Comment oseriez-vous
+réprimer vos domestiques? Qui oseriez-vous blâmer? Hésitant,
+vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence
+pour les fautes d'autrui décèlerait les vôtres. Sincère,
+humble, équitable, vous n'en déshonoreriez que plus sûrement
+ceux dont l'honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre
+s'établirait autour de vous. Si votre mari avait une
+maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle
+une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits,
+et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le
+patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous
+puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage; vous vous
+exposeriez, en ne l'étant pas, à devenir trop malheureuse. Je
+ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins
+pas le regret d'avoir trop aimé ce qui méritait peu de l'être,
+le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses
+faiblesses, de s'étonner, en le voyant de sang-froid, qu'on
+ait pu devenir coupable pour lui. Mais j'en ai dit assez. J'ai
+fini, Cécile. Profitez, s'il est possible, de mes conseils;
+mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d'une
+mère qui vous adore. Que craindriez-vous? Des reproches? -- Je
+ne vous en ferai point; ils m'affligeraient plus que vous. --
+La perte de mon attachement? -- Je ne vous en aimerais peut-être
+que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous
+courriez risque d'être abandonnée de tout le monde. -- De me
+faire mourir de chagrin? -- Non, je vivrais, je tâcherais de
+vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la
+vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré
+des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes
+yeux mille charmes."
+
+Cécile, en s'éveillant, lut ce que j'avais écrit. Je fis venir
+des ouvrières dont nous avions besoin. Je tâchai d'occuper et
+de distraire Cécile et moi, et j'y réussis. Mais après le
+dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières,
+elle interrompit le silence général. -- Un mot, maman. Si les
+maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si
+peu de chose, serait-ce une grande perte?... -- Oui, Cécile:
+vous voyez combien il est doux d'être mère. D'ailleurs il y a
+des exceptions, et chaque fille croyant que son amant et elle
+auraient été une exception, regrettera de n'avoir pu
+l'épouser, comme si c'était un grand malheur, quand même ce
+n'en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une
+heure que je pense à ce que je vais vous dire. Vous avez
+entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en
+votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises moeurs;
+mais c'étaient des femmes qui n'auraient pu faire ce qu'on
+admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur
+n'aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses
+diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n'aurait eu
+aucune relation avec lui si elle n'avait été sa maîtresse.
+Agnès Sorel n'aurait pas sauvé la France, si elle n'avait été
+celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées
+d'apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme
+d'Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants? Mon
+érudition fit rire Cécile. -- On voit bien, maman, dit-elle,
+que vous avez pensé d'avance à ce que vous venez de dire, et
+il vous a fallu remonter bien haut... -- Il est vrai,
+interrompis-je, que je n'ai rien trouvé dans l'histoire
+moderne; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces
+Romaines madame Tr., Mlle des M. et Mlles de S.
+
+Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de
+coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage.
+Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille,
+trouva fort naturel qu'il s'en fût impatienté, et se blâma
+d'avoir montré de l'humeur. Elle le pria, après m'en avoir
+demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une
+leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux. -- Quoi!
+c'est de cela que vous vous souvenez! lui dit-il en
+s'approchant d'elle et faisant semblant de regarder son
+ouvrage. -- Oui, dit-elle, c'est de cela. -- Je me flatte, dit-il,
+que vous n'avez pas été en colère contre moi. -- Point en
+colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé,
+c'est-à-dire, abusé. Cécile écrivit sur une carte: "Je l'ai trompé,
+cela n'est pourtant pas bien agréable à faire." J'écrivis:
+"Non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je
+suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu'il ne tînt qu'à vous
+d'épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas
+trop bon, mais comme ils auraient tort, peu m'importe. Pour
+cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le
+tromper, il pourra dire: C'est une fille aimable, bonne, peu
+sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari; elle
+sera sage, je l'aime, je l'épouserai. Si vous ne réussissez
+pas, s'il voit à travers de votre réserve, il peut dire: Elle
+sait se vaincre, elle est sage, je l'aime, je l'estime, je
+l'épouserai". Cécile me rendit les deux cartes en souriant.
+J'écrivis sur une troisième: "Au reste, je ne dis _tromper_ que
+pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une
+lettre qui m'est confiée, au point d'être tentée quelquefois
+de l'ouvrir, est-ce tromper que de ne l'ouvrir pas et de ne
+pas dire sans nécessité que j'en aie eu la tentation? Pourvu
+que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera
+aussi méritée qu'avantageuse". -- Maman, me dit Cécile, dites-moi
+tout ce que vous voudrez; mais, quant à me rappeler ce que
+vous m'avez dit ou écrit, il n'en est pas besoin: je ne puis
+l'oublier. Je n'ai pas tout compris, mais les paroles sont
+gravées dans ma tête. J'expliquerai ce que vous m'avez dit par
+les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j'ai
+déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par
+celles que vous m'avez dites. Tout cela s'éclaircira
+mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des
+applications comme autrefois quand vous me disiez: "Voyez
+cette petite fille, c'est cela qu'on appelle être propre et
+soigneuse; voyez celle-là, c'est cela qu'on appelle être
+négligente. Celle-ci est agréable à voir, l'autre déplaît et
+dégoûte." Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C'est tout
+ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux
+m'occuper que de mon ouvrage.
+
+Le jeune lord est venu comme on l'en avait prié. La partie
+d'échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant
+la soirée: Vous me trouverez bien bizarre, Madame: je me
+plaignais avant-hier de ce que Mademoiselle était trop peu
+attentive, ce soir je trouve qu'elle l'est trop. A son tour,
+il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne
+rien entendre. Elle m'a priée de lui procurer Philidor. Si
+cela continue, je l'admirerai. Adieu; je répète ce que j'ai
+dit au commencement de ma lettre: cette fois-ci vous me devez
+des remerciements. J'ai rempli ma tâche encore plus exactement
+que je ne pensais; j'ai copié la lettre et les cartes. Je me
+suis rappelé ce qui s'est dit presque mot à mot.
+
+
+
+LETTRE XIII
+
+Tout va assez bien. Cécile s'observe avec un soin extrême. Le
+jeune homme la regarde quelquefois d'un air qui dit: Me
+serais-je trompé, et vous serais-je tout à fait indifférent?
+Il devient chaque jour plus attentif à lui plaire. Nous ne
+voyons plus le jeune ministre mon parent, ni son ami des
+montagnes. Le jeune Bernois, se sentant peut-être trop éclipsé
+par son cousin, ne nous honore plus de ses visites. Mais ce
+cousin vient nous voir très souvent, et me paraît toujours
+très aimable. Quant aux deux autres hommes, je les appelle _mes
+pénates_. Vos hommes m'ont bien fait rire. Celui qui est étonné
+qu'une hérétique sache ce que c'est que le Décalogue, me
+rappelle un Français qui disait à mon père: Monsieur, qu'on
+soit huguenot pendant le jour, je le comprends; on s'étourdit,
+on fait ses affaires, on ne pense à rien; mais le soir, en se
+couchant, dans son lit, dans l'obscurité, on doit être bien
+inquiet; car, au bout du compte, on pourrait mourir pendant la
+nuit; -- et un autre qui lui disait: Je sais bien, Monsieur,
+que vous autres huguenots, vous croyez en Dieu; je l'ai
+toujours soutenu, je n'en doute pas; mais en Jésus-Christ?...
+Quant au président, qui ne comprend pas comment une femme qui
+a quelque instruction et quelque usage du monde ose encore
+parler des dix Commandements, et en général de la religion, il
+est encore plus plaisant ou plus pitoyable: il a voulu
+raisonner; il dit, comme tant d'autres, que sans la religion
+nous n'aurions pas moins de morale, et cite quelques athées
+honnêtes gens. Répondez-lui que, pour en juger, il faudrait
+trois ou quatre générations et un peuple entier d'athées; car,
+si j'ai eu un père, une mère, des maîtres chrétiens ou
+déistes, j'aurai contracté des habitudes de penser et d'agir
+qui ne se perdront pas le reste de ma vie, quelque système que
+j'adopte, et qui influeront sur mes enfants sans que je le
+veuille ou le sache. De sorte que Diderot, s'il était honnête
+homme, pouvait le devoir à une religion que, de bonne foi, il
+soutenait être fausse. Vous n'aviez pas besoin de m'assurer
+que vous ne disiez jamais rien de mes lettres qui pût avoir le
+plus petit inconvénient. Les écrirais-je si je n'en étais
+assurée? Je suis bien aise que vous soyez si contente de
+Cécile. Vous me trouvez extrêmement indulgente, et vous ne
+savez pas pourquoi; en vérité, ni moi non plus. Il n'y aurait
+eu, ce me semble, ni justice ni prudence dans une conduite
+plus rigoureuse. Comment se garantir d'une chose qu'on ne
+connaît et n'imagine point, qu'on ne peut ni prévoir ni
+craindre? Y a-t-il quelque loi naturelle ou révélée, humaine
+ou divine, qui dise: La première fois que ton amant te baisera
+la main, tu n'en seras point émue? Fallait-il la menacer
+des chaudières bouillantes Où l'on plonge à jamais les femmes
+mal-vivantes? Fallait-il, en la boudant, en lui montrant de
+l'éloignement, l'inviter à dire, comme Télémaque: _O Milord!
+si maman m'abandonne, il ne me reste plus que vous_.
+Supposé que quelqu'un fût assez fou pour me dire: Oui, il le
+fallait; je dirais que, n'ayant ni indignation, ni éloignement
+dans le coeur, cette conduite, qui ne m'aurait paru ni juste ni
+prudente, n'aurait pas non plus été possible
+
+
+
+LETTRE XIV
+
+Que direz-vous d'une scène qui nous bouleversa hier, ma fille
+et moi, au point que nous n'avons presque pas ouvert la bouche
+aujourd'hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler
+d'autre chose? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je
+crois que c'est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l'air
+encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a
+mal passé la nuit, et je la trouve très-pâle.
+
+Hier, Milord et son parent dînant au château, je n'eus
+l'après-dîné que mon cousin du régiment de ***. Ma fille le
+pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un
+canif; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort
+tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula
+avec une telle abondance que j'en fus effrayée. Je courus
+chercher du taffetas d'Angleterre, un bandage, de l'eau. C'est
+singulier, dit-il en riant, et ridicule; j'ai mal au coeur. Il
+était assis. Cécile dit qu'il pâlit extrêmement. Je criai de
+la porte: Ma fille, vous avez de l'eau de Cologne. Elle en
+mouilla vite son mouchoir; d'une main elle tenait ce mouchoir,
+qui lui cachait le visage de M. de ***; de l'autre, elle
+tâchait d'arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait
+presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu'il la tirait à
+lui. Penchée, comme elle l'était, elle n'aurait pu résister;
+mais l'effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le
+crut fou; elle crut qu'une convulsion lui faisait faire un
+mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses
+idées furent rapides et confuses. Il lui disait: Chère Cécile!
+charmante Cécile! Au moment où il lui donnait avec transport
+un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la
+manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève,
+et l'assied à sa place. Son sang coulait toujours. J'appelle
+Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je
+tenais, et sans dire un seul mot j'emmène ma fille. Plus morte
+que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. --
+Mais, maman, disait-elle, comment n'ai-je pas eu la pensée de
+me jeter de côté, de détourner sa tête? J'avais deux mains; il
+n'en avait qu'une. Je n'ai pas fait le moindre effort pour me
+dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me
+tirait. J'ai toujours continué à tenir mon tablier autour de
+la main blessée. Qu'importait qu'elle saignât un peu plus!
+C'est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange!
+N'est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment
+où l'on en aurait le plus de besoin? Je ne répondais rien.
+Craignant également de graver dans son imagination d'une
+manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine,
+et de la lui faire envisager comme un évènement commun,
+ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d'importance,
+je n'osais parler. Je n'osai même exprimer mon indignation
+contre M. de ***. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma
+porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à
+lire de l'anglais. Elle entend passablement Robertson.
+L'histoire de la malheureuse reine Marie l'attacha un peu;
+mais de temps en temps elle disait: Mais, maman, cela n'est-il
+pas bien étrange? Etait-il donc fou? -- Quelque chose
+d'approchant, lui répondais-je; mais lisez, ma fille, cela
+vous distrait et moi aussi. -- Le voilà. Il ne s'est pas fait
+annoncer, de peur sans doute qu'on ne le renvoyât. Je ne sais
+comment lui parler, comment le regarder. Je continue d'écrire
+pour me dispenser de l'un et de l'autre. Je vois Cécile lui
+faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu'elle, et ne
+parait pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus
+longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l'embarras.
+
+Monsieur de *** s'est approché de moi quand il m'a vue poser
+la plume. -- Me bannirez-vous de chez vous, Madame? m'a-t-il
+dit. Je ne sais moi-même si j'ai mérité une aussi cruelle
+punition. Je suis coupable, il est vrai, de l'oubli de moi-même
+le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non
+d'aucun mauvais dessein, d'aucun dessein. Ne savais-je pas que
+vous alliez rentrer? J'aime Cécile; je le dis aujourd'hui
+comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j'aurais cru
+ne pouvoir jamais le dire sans crime. J'aime Cécile, et je
+n'ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la
+sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à
+présent, Madame, me bannissez-vous de chez vous? Mademoiselle,
+me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l'une et
+l'autre? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès
+ce soir. Je dirai qu'un de mes amis me prie de venir tenir sa
+place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je
+ne pouvais venir chez vous, ou d'y venir si j'y étais reçu
+comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais
+pas. Cécile m'a demandé la permission de répondre. J'ai dit
+que je souscrivais d'avance à tout ce qu'elle dirait. -- Je
+vous pardonne, Monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de
+vous pardonner. Au fond, c'est ma faute. J'aurais dû être plus
+circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir,
+détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je
+ne savais pas la conséquence de tout cela; me voici éclairée
+pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m'avez fait un
+aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être,
+et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de
+continuer à vous voir. J'ai aussi de la préférence pour
+quelqu'un. -- Quoi! s'écria-t-il, vous aimez! Cécile ne
+répondit pas. De ma vie je n'ai été aussi émue. Je le croyais;
+mais le savoir! savoir qu'elle aime assez pour le dire et de
+cette manière! pour sentir que c'est un préservatif, que les
+autres hommes ne sont point à craindre pour elle! M. de ***,
+sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je
+lui pardonnai tout. -- L'homme que vous aimez, Mademoiselle,
+lui dit-il d'une voix altérée, sait-il son bonheur? -- Je me
+flatte qu'il n'a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile
+avec le son de voix le plus doux et une expression dans
+l'accent la plus modeste qu'elle ait jamais eue. -- Mais
+comment cela est-il possible? dit-il; car, vous aimant, il
+doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions, et
+alors ne doit-il pas démêler?... -- Je ne sais pas s'il m'aime,
+interrompit Cécile, il ne me l'a pas dit, et il me semble que
+je le verrais par la raison que vous me dites. -- Je voudrais
+savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous
+plaire, assez aveugle pour l'ignorer. -- Et pourquoi voudriez-vous
+le savoir? dit Cécile. -- Il semble, dit-il, que je ne lui
+voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas
+aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec
+tant de passion, qu'il ferait une plus grande attention à
+vous, qu'il vous en apprécierait mieux, et qu'il mettrait son
+sort entre vos mains; car je ne puis croire qu'il soit
+malheureusement lié comme moi. J'aurais eu au moins le bonheur
+de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser
+qu'un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais
+à sa place. -- Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je; je
+vous pardonne aussi de tout mon coeur. Il pleura et moi aussi.
+Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage. -- L'aviez-vous
+dit à votre mère? lui dit-il. -- Non, lui dis-je, elle ne me
+l'avait pas dit. -- Mais vous savez qui c'est. -- Oui, je le
+devine. -- Et si vous cessiez de l'aimer, Mademoiselle? -- Ne le
+souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu'en
+ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il
+se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la
+fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me
+servir, quoiqu'il ne fût guère l'heure d'en prendre. Tout cela
+l'occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa
+pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n'y eut que
+notre ami l'Anglais à qui rien n'échappa. -- J'ai rencontré
+votre parent, me dit-il tout bas. Il m'aurait évité s'il
+l'avait pu. Quel air je lui ai trouvé! Dix jours de maladie ne
+l'auraient pas plus changé qu'il n'a changé depuis avant-hier.
+Vous me trouvez bien pâle, m'a-t-il dit. Figurez-vous, en me
+montrant sa main, qu'une piqûre, profonde à la vérité, m'a
+changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s'était fait cette
+piqûre. Il m'a dit que c'était chez vous avec un canif, en
+taillant un crayon; qu'il avait perdu beaucoup de sang et
+s'était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il dit, que j'en
+rougis. En effet, il a rougi, et n'en a été le moment d'après
+que plus pâle. J'ai vu qu'il disait vrai, mais qu'il ne disait
+pas tout. En entrant ici je vous trouve un air d'émotion et
+d'attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue.
+Permettez-moi de vous demander ce qui s'est passé. -- Parce que
+vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en
+souriant, vous voulez toujours l'être; mais il y a des choses
+que l'on ne peut dire, -- et nous avons parlé d'autre chose. On
+a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme
+à l'ordinaire. La partie d'échecs a été fort grave. Le Bernois
+faisait jouer Cécile d'après Philidor que j'avais fait
+chercher. Milord, que cela n'amusait guère, lui a cédé sa
+place et demandé à faire un robber au whist. A la fin de la
+soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile: -- Vous m'avez
+refusé tout l'hiver; Mademoiselle, une bourse ou un
+portefeuille. Il faudra bien pourtant, quand je partirai, que
+j'emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de
+vous en laisser un de moi. -- Point du tout, Milord, répondit-elle;
+si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort
+bien de nous oublier. -- Vous avez bien de la fermeté,
+Mademoiselle, dit-il, et vous prononcez _ne nous jamais revoir_
+comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j'ai
+dit: Il y a de la fermeté dans son expression; mais vous,
+Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus
+beau. -- Moi, Madame! -- Oui, quand vous avez parlé de départ et
+de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. --
+Cela est clair, a dit Cécile en s'efforçant pour la première
+fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement.
+Au reste, je crois que si le détachement n'était que dans
+l'air, la fierté était dans le coeur. Le ton dont il avait dit
+_quand je partirai_ l'avait blessée. Il fut blessé à son tour.
+N'est-il pas étrange qu'on ne se soucie d'être aimé que quand
+on croit ne le pas être; qu'on sente tant la privation, et si
+peu la jouissance; qu'on se joue du bien qu'on a, et qu'on
+l'estime dès qu'on ne l'a plus; qu'on blesse sans réflexion,
+et qu'on s'offense et s'afflige de l'effet de la blessure;
+qu'on repousse ce qu'on voudrait ensuite retirer à soi? --
+Quelle journée! me dit Cécile dès que nous fûmes seules.
+M'est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous a le plus
+frappée? -- Ce sont ces mots: _J'ai aussi de la préférence pour
+quelqu'un_. -- Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en
+m'embrassant; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu'il
+n'y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la
+fermeté, et j'ai une envie si grande de ne pas vous donner de
+chagrins! Ce matin vous savez que nous n'avons presque point
+parlé. Eh bien! je me suis occupée pendant notre silence de la
+manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre
+pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et
+bien triste pour moi; mais je sais que vous feriez des choses
+beaucoup plus difficiles. -- Comment faudrait-il vivre, Cécile?
+-- Il me semble qu'il faudrait moins rester chez nous, et que
+ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent
+seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si
+agréable pour eux; vous êtes si aimable, maman; on est trop
+bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu'on veut. Il
+vaudra mieux, au risque de s'ennuyer, aller chercher le monde.
+Vous m'ordonnerez d'apprendre à jouer, il ne sera plus
+question d'échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les
+uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et
+enfin le dire. Si on n'aime pas, cela se verra plus
+distinctement, et je ne pourrai plus m'y tromper. -- Je la
+serrai dans mes bras. -- Que vous êtes aimable! que vous êtes
+raisonnable! m'écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de
+vous! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez.
+Qu'on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement.
+Seriez-vous ce que vous êtes, si j'avais voulu que ma raison
+fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une âme à vous, vous
+n'eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi. Je vois en
+vous ce que je croyais presqu'impossible de réunir, autant de
+fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de
+prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a
+développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop
+cher le bien qu'elle vous a fait! Puisse-t-elle s'éteindre ou
+vous rendre heureuse! Cécile, qui était très fatiguée, me pria
+de la déshabiller, de l'aider à se coucher et de souper auprès
+de son lit. Au milieu de notre souper elle s'endormit. Il est
+onze heures, elle n'est pas encore levée. Dès ce soir je
+commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai
+dans peu de jours comment il nous réussit.
+
+
+
+LETTRE XV
+
+Nous vivons comme Cécile l'a demandé; et j'admire qu'on nous
+fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous
+y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la
+contenance, assez d'aisance dans les manières, de la
+prévenance, de l'honnêteté, est assurément une nouveauté très
+agréable; et ce qui fait plus que tout cela, c'est que nous
+rendons à la société quatre hommes qu'on n'est pas fâché
+d'avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le
+Bernois voulut être son maître comme aux échecs, et
+l'assiduité qu'il a montrée auprès d'elle a un peu écarté le
+jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu'il fallût le
+faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l'avaient eue
+au commencement de l'hiver. Nous avons eu dans un même jour
+différentes scènes assez singulières, et des moments assez
+plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et
+j'étais seule à trois heures quand Milord et son parent
+entrèrent chez moi. -- Il faut à présent venir de bien bonne
+heure pour avoir l'espérance de vous trouver, dit Milord. Il y
+a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables
+que n'ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il
+permis de vous demander, Madame, qui, de vous ou de
+Mademoiselle Cécile, a souhaité qu'on se mît à sortir tous les
+jours? -- C'est ma fille, ai-je répondu. -- S'ennuyait-elle? dit
+Milord. -- Je ne le crois pas, ai-je dit. -- Mais pourquoi donc,
+a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si
+agréable, pour en prendre une pénible et insipide? Il me
+semble... -- Il me semble à moi, a interrompu son parent, que
+Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c'est-à-dire,
+une raison entre trois, qui chacune lui ferait honneur.
+-- Et quelles trois raisons? a dit le jeune homme. -- D'abord
+elle peut avoir craint qu'on ne trouvât à redire à la façon de
+vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne
+plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les
+empressements de tous les hommes qu'elles veulent bien
+souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne; or,
+une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir
+avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les
+fait tenir. -- Et votre seconde raison? voyons, dit Milord, si
+je la trouverai meilleure que la première. -- Mademoiselle
+Cécile peut avoir inspiré à quelqu'un de ceux qui venaient ici
+un sentiment auquel elle n'a pas cru qu'il lui convînt de
+répondre, et que, par conséquent, elle n'a pas voulu
+encourager. -- Et la troisième? -- Il n'est pas impossible
+qu'elle ne se soit senti elle-même un commencement de
+préférence auquel elle n'a pas voulu se livrer. -- Les hommes
+vous remercieront de la première et de la dernière conjecture,
+a dit Milord. C'est dommage qu'elles soient si gratuites, et
+que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions
+de l'envie sur ces dames, ou que nous donnions de l'amour. --
+Mais, Milord, a dit en souriant son parent, puisque vous
+voulez qu'on soit si modeste pour vous aussi bien que pour
+soi, permettez-moi de vous dire qu'il vient deux hommes ici
+qui sont plus aimables que nous. -- Voici Mademoiselle Cécile,
+a dit Milord: je pense que vous ne seriez pas bien aise que je
+lui rendisse compte de vos conjectures, quelqu'honorables que
+vous les trouviez? -- Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu.
+Cécile était entrée. Le plaisir a brillé dans ses yeux. --
+Voulons-nous faire encore une pauvre partie d'échecs sans que
+personne s'en mêle? a dit Milord. -- Je le voudrais, a répondu
+Cécile, mais cela n'est pas possible. Dans un quart-d'heure il
+faut que j'aille me coiffer et m'habiller pour l'assemblée de
+Madame de *** (c'était la femme de notre parent, chez qui nous
+avions été invitées), et j'aime mieux causer un moment que de
+jouer une demi-partie d'échecs. En effet, elle s'est mise à
+causer avec nous d'un air si tranquille, si réfléchi, si
+serein, que je ne l'avais jamais trouvée aussi aimable. Les
+deux Anglais sont restés pendant qu'elle faisait sa toilette.
+Elle est revenue simplement et agréablement vêtue; nous
+l'avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. A la porte
+de la maison où nous allions, le parent de Milord a dit qu'il
+ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une
+visite. -- Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit Milord, le
+bonheur d'avoir été accompagnées par nous? -- Non, a dit son
+parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais
+faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et
+moi. L'assemblée était nombreuse; Madame de *** avait mis
+beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l'air négligé.
+Son mari n'est pas resté longtemps dans le salon, de sorte
+qu'il n'y était plus quand on a présenté deux jeunes Français,
+dont l'un avait l'air fort éveillé, l'autre fort taciturne. Je
+n'ai fait qu'entrevoir le premier; il était partout. L'autre
+est resté immobile à la place que le hasard lui avait d'abord
+donnée. Nos Anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame de
+*** où était son mari. -- Demandez à Mademoiselle, a-t-elle
+répondu d'un ton de plaisanterie en montrant ma fille: il n'a
+parlé qu'à elle, et content d'avoir eu ce bonheur, il s'en est
+allé aussitôt. Les Anglais se sont donc approchés de Cécile;
+elle a dit, sans se déconcerter, que son cousin s'étant plaint
+d'un grand mal de tête, il avait proposé au général d'A. de
+faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit.
+Là-dessus, j'ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée
+trouver mon cousin, à qui j'ai demandé s'il avait aussi mal à
+la tête que le prétendait Cécile, ou s'il avait trouvé sa
+situation dans le salon trop embarrassante. -- Seriez-vous
+assez barbare pour me plaisanter? a-t-il dit (il faut vous
+dire en passant que le digne général d'A. est un peu sourd);
+mais n'importe, je vous ferai ma confession. J'avais mal à la
+tête, ma santé ne s'est pas remise de cette piqûre (il
+montrait sa main); cela ne m'aurait pourtant pas obligé à me
+retirer, mais j'ai senti que je serais très embarrassé; et
+puis, j'ai toujours trouvé qu'un homme avait mauvaise grâce
+chez lui dans une assemblée nombreuse, et j'ai eu la
+coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener
+sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces
+sortes d'assemblées étant au contraire le triomphe des
+maîtresses de maison, j'ai voulu laisser jouir Madame de ***
+de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son
+plaisir en lui donnant de l'humeur. Je plaisantais de tout ce
+raffinement, quand l'un des Français est venu mettre sa tête
+dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu'il m'a
+aperçue: Je parierais, Madame, a-t-il dit en me saluant, que
+vous êtes la soeur, la tante, ou la mère d'une jolie personne
+que je viens de voir là-dedans. -- Laquelle? ai-je dit. -- Ah!
+vous le savez bien, Madame, m'a-t-il répondu. J'ai dit: Eh
+bien! je suis sa mère; mais à quoi l'avez-vous deviné? -- Ce
+n'est pas à ses traits, m'a-t-il dit, c'est à sa contenance et
+à sa physionomie; mais comment pouvez-vous la laisser en butte
+aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis? Je l'ai
+suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu'elle lui donnait,
+et de dire qu'elle y avait vu tomber une araignée; mais
+Mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle
+est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre;
+mais moi je crois à la jalousie de Madame de ***. Certainement
+elle lui a enlevé son mari ou son amant; mais je pense que
+c'est son mari, car la dame a l'air plus vaine que tendre. Je
+voudrais bien le voir. Je suis sûr qu'il est très aimable et
+très amoureux. D'ailleurs, j'ai ouï dire ici, et dans la ville
+où son régiment est en garnison, qu'il était le plus aimable
+comme le plus brave cavalier du monde. Mais, Madame, ce n'est
+pas la seule situation intéressante que Mademoiselle votre
+fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès
+d'elle deux Bernois, un Allemand et un lord anglais, qui est
+le seul à qui elle ne dise pas grand chose. Il a l'air d'en
+être consterné. Il n'est guère fin, à mon avis. Il me semble
+qu'à sa place j'en serais flatté. Cette distinction en vaut
+bien une autre. -- Vos tableaux me paraissent être
+d'imagination, lui ai-je dit en souriant; mais j'étais au fond
+très peinée. Allons voir tout cela. J'ai fermé la porte du
+cabinet après en être sortie. -- Savez-vous bien, Monsieur, ai-je
+dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison,
+celui qui joue? -- Quoi, lui! Je suis au désespoir. Je ne le
+croyais pas si jeune. Et r'ouvrant aussitôt la porte et me
+ramenant à la partie de piquet: Que faut-il, Monsieur, a-t-il
+dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d'un
+galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas
+entendre les sottises qui lui sont échappées? Ce que vous
+faites, Monsieur, a dit M. de *** en se levant. Et serrant de
+bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a
+avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il
+a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment
+et d'autres personnes que le jeune homme avait vues après lui.
+A mon tour, je l'ai questionné. Il est parent de votre mari;
+il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de
+sorte que je n'ai pu en tirer grand chose sur cet intéressant
+sujet. Il est plus proche parent de l'évêque de B., que nous
+avons vu ici encore abbé de Th., et il a un peu de sa fine et
+vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu'était son frère. --
+Officier d'artillerie, m'a-t-il dit, rempli de talents et
+d'application; mais aussi il n'est que cela. -- Et vous? lui
+ai-je dit. -- Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que
+cela. J'avais cru que cette profession me suffirait jusqu'à
+vingt ans; mais, quoique je n'en aie que dix-sept, j'ai envie
+d'abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d'un
+jour. -- Et laquelle prendrez-vous à la place? -- Je m'étais
+toujours promis, m'a-t-il répondu, d'être un héros en cessant
+d'être un fou. A vingt ans je veux être un héros. J'ai envie
+d'employer ces trois ans d'intervalle à me préparer à ce
+métier, mieux que je n'aurais pu faire si je n'avais quitté
+l'autre dès à présent. -- Je vous remercie, lui ai-je dit, et
+suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce
+que fait ma fille. Je prie l'apprenti héros de penser que la
+loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient
+partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres,
+ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et
+les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui
+ne soit digne du preux chevalier le plus discret. -- Je vous le
+promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m'a-t-il
+dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après
+l'extravagance avec laquelle j'ai parlé. Nous étions alors
+dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants,
+princes à la vérité, mais qui n'en étaient pas moins les
+petits ours les plus mal léchés du monde. -- Voyez, m'a dit le
+Français; le lord anglais et le beau Bernois ont été placés à
+l'autre extrémité de la chambre. -- Point de remarques, lui ai-je
+dit. -- M'est-il donc permis de vous montrer mon frère qui,
+assis à la même place où nous l'avons laissé, bombarde et
+canonne encore la même ville; Gibraltar, par exemple? Cette
+table est la forteresse, ou bien c'est Maëstricht qu'il s'agit
+de défendre. Ce babil n'aurait jamais fini, ni je n'eusse prié
+qu'on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin
+est rentré dans le salon. Il s'est approché de moi. -- Faut-il,
+m'a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que
+je n'ai su voir malgré toute mon application! Faut-il qu'il
+soit venu me tirer d'une incertitude dont à présent je connais
+tout le prix! Il s'assit tristement à mes côtés, n'osant
+s'approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s'approcher
+de sa femme ni de Milord. -- Je vous laisse croire, lui dis-je;
+vous porteriez vos soupçons sur quelqu'autre, et ils seraient
+peut-être encore plus fâcheux; car cet enfant ne me paraît pas
+d'une figure ni d'un esprit bien distingués. Demandez-vous
+pourtant s'il est bien raisonnable d'ajouter tant de foi aux
+observations qu'a pu faire en un demi-quart d'heure un jeune
+étourdi. -- Cet étourdi, m'a-t-il répondu, n'a-t-il pas deviné
+ma femme? Nous nous retirâmes: je laissai mon cousin plongé
+dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me
+pria si instamment de permettre qu'on portât leur souper chez
+moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les
+mots piquants, les regards malveillants de notre parente.
+C'était l'explication de cette tasse de thé que le Français ne
+voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu'on lui
+avait fait faire. A tout cela Cécile ne disait pas un mot; et
+me tirant à part: Ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle,
+et ne nous moquons pas: à sa place, j'en ferais peut-être tout
+autant. -- Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le
+souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n'avoir
+point de Bernois, point de Français, point de concurrents
+autour de lui. En s'en allant, il me dit que cette fois-ci il
+adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du
+souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas
+demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même
+il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les
+Français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici;
+mais, en admirant l'application et les talents de l'aîné, on
+regrettait qu'il ne parlât pas un peu plus, qu'il ne fût pas
+comme un autre; et, en admirant la vivacité d'esprit et la
+gentillesse du cadet, on aurait voulu qu'il parlât moins,
+qu'il fût circonspect et modeste, sans penser qu'il n'y aurait
+alors plus rien à admirer non plus qu'à critiquer chez aucun
+des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres
+humains, le revers de la médaille est de son essence aussi
+bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez
+tout. Dans l'équilibre des facultés vous trouverez la
+médiocrité comme la sagesse. Adieu. Je vous enverrai, par les
+parents de votre mari, la silhouette de ma fille.
+
+
+
+LETTRE XVI
+
+Je vais vite copier une lettre du Bernois que mon cousin vient
+de m'envoyer.
+
+"Ta parente, Cécile de ***, est la première femme que j'aie
+jamais désiré d'appeler mienne. Elle et sa mère sont les
+premières femmes avec qui j'aie pu croire que je serais
+heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les
+connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement
+avantageux que j'ai porté d'elles? Dis-moi encore (car c'est
+une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler
+tes motifs, si tu me conseilles de m'attacher à Cécile et de
+la demander à sa mère?"
+
+Plus bas, mon cousin a écrit: "A ta première question je
+réponds sans hésiter: oui, et cependant je réponds non à la
+seconde. Si ce qui me fait dire _non_ vient à changer, ou si mon
+opinion à cet égard change, je t'en avertirai tout de suite."
+
+Il a écrit dans l'enveloppe: "Faites-moi la grâce, Madame, de
+me faire savoir si vous et Mlle Cécile approuvez ma réponse.
+Supposé que vous ne l'approuviez pas, je garderai ceci, et
+ferai la réponse que vous me dicterez."
+
+Cécile est sortie, je l'attends pour répondre.
+
+Elle approuve la réponse. Je lui ai dit: Pensez-y bien, ma
+chère enfant! -- J'y pense bien, m'a-t-elle répondu. -- Ne te
+fâche pas de ma question, lui ai-je dit. Trouves-tu ton
+Anglais plus aimable? Elle m'a dit que non. -- Le crois-tu plus
+honnête, plus tendre, plus doux? -- Non. -- Le trouves-tu d'une
+plus belle figure? -- Non. -- Tu vivrais, du moins en été, dans
+le Pays-de-Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu?
+-- J'aimerais cent fois mieux vivre ici, et j'aimerais mieux
+vivre à Berne qu'à Londres. -- Te serait-il indifférent
+d'entrer dans une famille où l'on ne te verrait pas avec
+plaisir? -- Non, cela me paraîtrait très fâcheux. _S'il est des
+noeuds secrets, s'il est des sympathies_, en est-il ici, ma
+chère enfant? -- Non, maman. Je ne l'occupe tout au plus que
+quand il me voit, et je ne pense pas qu'il me préfère à son
+cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle
+souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux.
+-- Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d'oublier un
+pareil amant? lui ai-je dit. -- Cela me paraît possible; mais
+je ne sais si cela arrivera. -- Est-il bien sûr que tu te
+consolasses de rester fille? -- Cela n'est pas bien sûr, c'est
+encore une de ces choses dont il me semble qu'on ne peut juger
+d'avance. -- Et cependant la réponse? -- La réponse est bonne,
+maman, et je vous prie d'écrire à mon cousin de l'envoyer. --
+Ecris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la
+lettre et a écrit en dedans: "La réponse est bonne, Monsieur,
+et je vous en remercie. Cécile de *** ".
+
+La lettre envoyée, ma fille m'a donné mon ouvrage et a pris le
+sien. -- Vous m'avez demandé, maman, m'a-t-elle dit, si je me
+consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait
+selon le genre de vie que je pourrais mener. J'ai pensé déjà
+plusieurs fois que si je n'avais rien à faire que d'être une
+demoiselle, au milieu de gens qui auraient des maris, des
+amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais
+trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous
+disiez l'autre jour, le mari ou l'amant de mon prochain; mais
+si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en
+Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois
+qu'étant toujours avec vous et occupée, et n'ayant pas le
+temps d'aller dans le monde ni de lire des romans, je ne
+convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait
+être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l'aurais
+en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour
+acheter une maison entourée d'un champ, d'un verger, d'un
+jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et
+Villeneuve, et d'y passer avec vous le reste de ma vie. -- Cela
+serait bon, lui ai-je dit, si nous étions soeurs jumelles;
+mais, Cécile, je vous remercie: votre projet me plaît et me
+touche. S'il était encore plus raisonnable il me toucherait
+moins. -- On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être
+aurez-vous l'ennui de me survivre. -- Oui, lui ai-je répondu;
+mais il est un âge où l'on ne peut plus vivre, et cet âge
+viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous... Nos
+paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont
+sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de
+soirées à la maison, à moins que nous n'ayons véritablement du
+monde, c'est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes.
+Jamais je n'étais moins sortie de chez moi que pendant le mois
+passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La
+retraite était une affaire de hasard et de penchant; la
+dissipation est une tâche assez pénible. Si je n'étais pas la
+moitié du temps très inquiète dans le monde, je m'y ennuyerais
+mortellement. Les intervalles d'inquiétude sont remplis par
+l'ennui. Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un
+tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd'hui,
+en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne
+sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de
+tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, Auteur
+de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent
+si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire.
+Des lois auxquelles tient la conservation de l'univers font
+tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il
+produira des torrents, des cascades, et il colorera ces
+cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où
+il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps
+qu'elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété
+aussi est nécessaire; mais elle n'en est pas moins agréable,
+et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et
+aimables de la nature, tous les jours mes yeux vous admirent,
+tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur!
+
+
+
+LETTRE XVII
+
+Ma chère amie, vous m'avez fait encore plus de plaisir que
+vous ne croyez, en me disant que la silhouette de Cécile vous
+plaisait si fort, et que les récits du chevalier de *** vous
+avaient donné tant d'envie de voir la fille et de revoir la
+mère. Eh bien, il ne tient qu'à vous de les voir. Ma fille
+perd sa gaieté dans la contrainte qu'elle s'impose. Si cela
+durait plus longtemps, je craindrais qu'elle ne perdît sa
+fraîcheur, peut-être sa santé. Depuis quelques jours je
+méditais sur les moyens de prévenir un malheur qu'il m'est
+affreux de craindre, et qu'il me serait impossible de
+supporter. On ne me félicitait plus sur sa bonne grâce, on ne
+me louait plus sur son éducation, sans me donner une envie de
+pleurer que je ne surmontais pas toujours, et tout le temps
+que j'étais seule, je le passais à imaginer un moyen de
+distraire ma fille, de lui rendre le bonheur, de lui conserver
+la santé et la vie; car mes craintes n'avaient point de
+bornes. Je ne trouvais rien qui me satisfît. Il est de trop
+bonne heure pour aller à la campagne. Si j'en avais loué une
+dans cette saison, et que j'y fusse allée, quel propos
+n'aurais-je pas fait tenir? Et même plus tard, si je l'avais
+prise près de Lausanne, outre que c'aurait été bien cher, cela
+n'aurait pas assez changé la scène; et plus loin, dans nos
+montagnes ou dans la vallée du lac de Joux, ma fille, n'étant
+plus sous les yeux du public, aurait été exposée aux
+conjectures les plus injustes et les plus affligeantes. Votre
+lettre est venue: toute incertitude a cessé. J'ai dit mon
+dessein à ma fille. Elle accepte courageusement. Nous irons
+donc vous voir, à moins que vous ne nous le défendiez; mais je
+suis si persuadée que vous ne nous le défendrez pas, que je
+vais annoncer notre départ, et louer ma maison à des étrangers
+qui en cherchent une. Le régiment de *** est dans votre
+voisinage. Je ne saurais en être fâchée pour mon cousin, parce
+que lui-même en sera très aise, et j'en suis bien aise à cause
+du Bernois. Si le jeune lord nous laisse partir sans rien
+dire; si du moins, après notre départ, sentant ce qu'il a
+perdu, il ne court pas sur nos pas, ne m'écrit point, ne
+demande point à ses parents la permission de leur donner
+Cécile pour belle fille, je me flatte que Cécile oubliera un
+enfant si peu digne de sa tendresse, et qu'elle rendra justice
+à un homme qui lui est supérieur à tous égards.
+
+_Fin de la première partie_.
+
+
+
+LETTRES
+ECRITES DE LAUSANNE
+
+SECONDE PARTIE.
+
+
+
+LETTRE XVIII
+
+Nous attendons votre réponse dans une jolie maison, à trois
+quarts de lieue de Lausanne, que l'on m'a prêtée. Les
+étrangers qui demandaient à louer la mienne, et qui l'ont
+louée, étaient pressés d'y entrer. J'y ai laissé tous mes
+meubles, de sorte que nous n'avons eu ni fatigue ni embarras.
+Il serait possible que la neige ne se fondant pas, ou se
+fondant tout-à-coup, nous ne puissions partir aussitôt que
+nous le voudrions. A présent cela m'est assez égal; mais au
+moment où nous quittâmes Lausanne, j'aurais voulu avoir plus
+loin à aller, et des objets plus nouveaux à présenter aux yeux
+et à l'imagination de ma fille; quelque tendresse qu'on ait
+pour une mère, il me semblait que se trouver toute seule avec
+elle, au mois de mars, pouvait paraître un peu triste. C'eût
+été la première fois que j'aurais vu Cécile s'ennuyer avec
+moi, et désirer que notre tête-à-tête fût interrompu. Je vous
+avoue que, redoutant cette mortification, j'avais fait tout ce
+que j'avais pu pour me l'épargner. Un portefeuille d'estampes
+que m'avait prêté M. d'Ey**, les _Mille et une Nuits_, _Gil Blas;_
+les _Contes_ d'Hamilton et _Zadig_ avaient pris les devants avec
+un piano-forté et une provision d'ouvrage. D'autres choses qui
+n'étaient pas dues à mes soins ont plus fait que mes soins.
+Milord, son parent, un malheureux chien, un pauvre nègre...
+Mais je veux reprendre toute notre histoire de plus haut.
+
+Après vous avoir écrit, je me disposai à aller dans une maison
+où je devais trouver tout le beau monde de Lausanne. Je
+conseillai à Cécile de n'y venir qu'une demi-heure après moi,
+quand j'aurais offert ma maison et annoncé notre départ; mais
+elle me dit qu'elle était intéressée à voir l'impression que
+je ferais. -- Vous la verrez, lui dis-je; il n'y aura que la
+première surprise et les premières questions que mon
+arrangement vous épargnera. -- Non, maman, dit-elle, laissez-moi
+voir l'impression tout entière; que j'en aie tout le
+plaisir ou tout le chagrin. A vos côtés, appuyée contre votre
+chaise, touchant votre bras, ou seulement votre robe, je me
+sentirai forte de la plus puissante comme de la plus aimable
+protection. Vous savez bien, maman, combien vous m'aimez, mais
+non pas combien je vous aime, et que vous ayant, vous, je
+pourrais supporter de tout perdre et renoncer à tout. Allons,
+maman, vous êtes trop poltronne, et vous me croyez bien plus
+faible que je ne suis. Est-il besoin, mon amie, de vous dire
+que j'embrassai Cécile, que je pleurai, que je la serrai
+contre mon sein; qu'en marchant dans la rue je m'appuyai sur
+son bras avec encore plus de plaisir et de tendresse qu'à
+l'ordinaire; qu'en entrant dans la salle, j'eus soin avant
+tout qu'une chaise fût placée pour elle un peu derrière la
+mienne? Ah! sans doute, vous imaginez, vous voyez tout cela;
+mais voyez-vous aussi mon pauvre cousin et son ami l'Anglais
+venir à nous d'un air inquiet, cherchant dans nos yeux
+l'explication de je ne sais quoi qu'ils y voient de nouveau et
+d'étrange? Mon cousin, surtout, me regardait, regardait
+Cécile, semblait désirer et craindre à la fois que je ne
+parlasse; et l'autre, qui voyait cette agitation, partageait
+son intérêt entre lui et nous, et tantôt passait machinalement
+le bras autour de M***, tantôt mettait la main sur son épaule,
+comme pour lui dire: Je deviens véritablement votre ami; si on
+vous apprend quelque chose de fâcheux, vous trouverez un ami
+dans un étranger chez qui vous n'avez vu jusqu'ici que de la
+sympathie, un certain rapport de caractère ou de
+circonstances. Moi, qui n'avais songé tout le jour à votre
+lettre et à ma réponse que relativement à ma fille, qui
+n'avais songé qu'à elle et à ses impressions, je fus si
+touchée de ce que je voyais de la passion de l'un de ces
+hommes, de la tendre compassion de l'autre, du sentiment et de
+l'habitude qui s'étaient établis entre eux et nous, et de
+l'espèce d'adieu qu'il fallait leur dire, que je me mis à
+pleurer. Jugez si cela les rassura, et si ma fille fut
+surprise!
+
+Notre silence n'était plus supportable: l'inquiétude
+augmentait, mon parent pâlissait, Cécile pressait mon bras et
+me disait tout bas: Mais maman, qu'est-ce donc? qu'avez-vous?
+-- Je suis folle, leur dis-je enfin. De quoi s'agit-il? d'un
+voyage qui ne nous mène pas hors du monde, pas même au bout du
+monde. Le Languedoc n'est pas bien loin. Vous, Monsieur, vous
+voyagez, je puis espérer de vous revoir; et vous, mon cousin,
+vous allez du même côté que moi. Nous avons envie d'aller voir
+une parente fort aimable et qui m'est fort chère. Cette
+parente a aussi envie de nous voir: rien ne s'y oppose, et je
+suis résolue à partir bientôt. Allez, mon cousin, dire à
+monsieur et madame *** que ma maison est à louer pour six
+mois.
+
+Il le leur dit. L'Anglais s'assit. Les tuteurs de ma fille et
+leurs femmes accoururent: Milord, nous voyant occupées à leur
+répondre, s'appuya contre la cheminée, regardant de loin. Le
+Bernois vint nous témoigner sa joie de ce qu'il passerait
+l'été plus à portée de nous qu'il ne l'aurait cru. Ensuite
+vinrent les étrangers, qui louèrent sur le champ ma maison. Il
+ne restait que l'embarras de nous loger en attendant votre
+réponse. On nous offrit un logement dans une maison de
+campagne que des Anglais ont quittée en automne. J'acceptai
+avec empressement, de sorte que tout fut arrangé, et devint
+public en un quart d'heure; mais la surprise, les questions,
+les exclamations durèrent toute la soirée. Les plus intéressés
+à notre départ en parlèrent le moins. Milord se contenta de
+s'informer de la distance de l'habitation qu'on nous donnait,
+et nous assura que de longtemps la route de Lyon ne serait
+praticable pour des femmes: il demanda ensuite à son parent
+si, au lieu de commencer par Berne, Bâle, Strasbourg, Nanci,
+Metz, Paris, ils ne pourraient pas commencer leur tour de
+France par Lyon, Marseille et Toulouse. -- Vous serait-il plus
+aisé alors, lui dit-on, de quitter Toulouse qu'à présent de
+n'y pas aller? -- Je ne sais, dit Milord plus faiblement et
+d'un air moins signifiant que je n'aurais voulu. -- Après avoir
+été six semaines à Paris, lui dit son parent, vous irez où
+vous voudrez.
+
+Cécile me pria de l'associer à mon jeu, disant qu'elle avait
+son voyage dans la tête, de manière qu'elle ne jouerait rien
+qui vaille. Après le jeu, je demandai à M. d'Ey*** qu'il nous
+prêtât des estampes et des livres; mon parent m'offrit son
+piano-forté: je l'acceptai; sa femme n'est pas musicienne. Le
+Bernois, qui a ici son carrosse et ses chevaux, me pria de les
+prendre pour me conduire à la campagne, et de permettre que
+son cocher pût savoir tous les matins d'une laitière qui vient
+en ville si je voulais me servir de lui pendant la journée. --
+Ce sera moi, dit Milord, qui, toutes les fois qu'il fera un
+temps passable, irai demander les ordres de ces dames et qui
+vous les porterai. -- Cela est juste, dit son parent: de
+pauvres étrangers n'ont à offrir que leur zèle. Le Bernois
+nous dit ensuite qu'il n'aurait pas longtemps le plaisir de
+nous être bon à quelque chose, puisqu'il allait à Berne pour
+tâcher de se faire élire du Deux-Cents, ayant obtenu pour cela
+une prolongation de semestre. Comme son père est mort et qu'il
+n'a point d'oncle qui soit conseiller, on lui demanda s'il
+épouserait une fille à baretly. Le Deux-Cents est le Conseil
+souverain de Berne; le baretly est le chapeau avec lequel on
+va en Deux-Cents, et on appelle fille à baretly celle dont le
+père peut donner une place dans le Deux-Cents à l'homme
+qu'elle épouse. -- Non assurément, dit-il; je n'ai pas un coeur
+à donner en échange d'un baretly, et je ne voudrais pas
+recevoir sans donner. On parla des élections. On s'étonna que
+M. de *** eût déjà vingt-neuf ans. Il en a trente. Le baillif
+parla du sénat et des sénateurs de Berne. -- Sénat, sénateurs,
+mon oncle! s'écria le neveu. Mais pourquoi non? On m'a dit que
+les bourgmestres d'Amsterdam étaient quelquefois appelés
+consuls par leurs clients et par eux-mêmes. Et vous, mon cher
+oncle, ne seriez-vous point le pro-consul d'Asie, résidant à
+Athènes? -- Mon neveu, mon neveu, dit la baillive, qui a de
+l'esprit, avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser
+deux ou trois baretly pour être sûr de votre élection. Madame
+de ***, la femme de mon parent, voyant tout le monde autour de
+nous, s'approcha à la fin, et s'adressant à son mari: Et vous,
+Monsieur, puisque ces dames partent, vous pourrez enfin vous
+résoudre à partir; vous cesserez d'avoir tous les jours des
+lettres à écrire, des prétextes à imaginer. Il y a huit jours,
+a-t-elle ajouté en affectant de rire, que ses malles sont
+attachées sur sa voiture. Tout le monde se taisait. -- Mais
+tout de bon, Monsieur, reprit-elle, quand partirez-vous? --
+Demain, Madame, ou ce soir, dit-il en pâlissant. Et, courant
+vers la porte, après avoir serré la main à son ami, il sortit
+de la salle et de la maison. En effet, il partit cette nuit
+même, éclairé par la lune et la neige.
+
+Le lendemain, qui était lundi, et le surlendemain, je fus en
+affaire, et ne voulus voir personne; et mercredi dernier, à
+midi, nous étions en carrosse, Cécile, Fanchon, Philax et moi,
+sur le chemin de Renens. On avait bien donné l'ordre d'ouvrir
+notre appartement, de faire du feu dans la salle à manger, et
+nous comptions faire notre dîner d'une soupe au lait et de
+quelques oeufs. Mais, en approchant de la maison, nous fûmes
+surprises de voir du mouvement, un air de vie, toutes les
+fenêtres ouvertes, de grands feux dans toutes les chambres qui
+le disputaient au soleil pour sécher et réchauffer l'air et
+les meubles. Arrivées à la porte, Milord et son parent nous
+aidèrent à descendre de carrosse, et portèrent dans la maison
+les boîtes et les paquets. La table était mise, le piano-forté
+accordé, un air favori ouvert sur le pupitre; un coussin pour
+le chien auprès du feu, des fleurs dans des vases sur la
+cheminée: rien ne pouvait être plus galant ni mieux entendu.
+On nous servit le meilleur dîner; nous bûmes du punch; on nous
+laissa des provisions, un pâté, des citrons, du rhum, et on
+nous supplia de permettre qu'on vînt une fois ou deux chaque
+semaine dîner avec nous. -- Quant à prendre le thé, Madame, dit
+Milord, je n'en demande pas la permission, vous ne refuseriez
+cela à personne. A cinq heures, on leur amena des chevaux; ils
+les laissèrent à leurs domestiques, et comme le temps était
+beau, quoique très froid, nous les reconduisîmes jusqu'au
+grand chemin. Au moment où ils allaient nous quitter, voilà un
+beau chien danois qui vient à nous rasant de son museau la
+terre couverte de neige; c'était un dernier effort, un monceau
+de neige l'arrête; il cherche d'un air inquiet, chancelle, et
+vient tomber aux pieds de Cécile. Elle se baisse. Milord
+s'écrie et veut la retenir; mais Cécile, lui soutenant que ce
+n'est pas un chien enragé, mais un chien qui a perdu son
+maître, un pauvre chien à moitié mort de fatigue, de faim et
+de froid, s'obstine à le caresser. Les laquais sont envoyés à
+la maison pour chercher du lait, du pain, tout ce qu'on pourra
+trouver. On apporte; le chien boit et mange, et lèche les
+mains de sa bienfaitrice. Cécile pleurait de plaisir et de
+pitié. Attentive, en le ramenant avec elle, à mesurer ses pas
+sur ceux de l'animal fatigué, à peine regarde-t-elle son amant
+qui s'éloigne; toute la soirée fut employée à réchauffer, à
+consoler cet hôte nouveau, à lui chercher un nom, à faire des
+conjectures sur ses malheurs, à prévenir le chagrin et la
+jalousie de Philax. En se couchant, ma fille lui fit un lit de
+tous les habits qu'elle ôtait, et cet infortuné est devenu le
+plus heureux chien de la terre. Au lieu de raisonner, au lieu
+de moraliser, donnez à aimer à quelqu'un qui aime; si aimer
+fait son danger, aimer sera sa sauvegarde; si aimer fait son
+malheur, aimer sera sa consolation; pour qui sait aimer, c'est
+la seule occupation, la seule distraction, le seul plaisir de
+la vie.
+
+Voilà le mercredi passé; nous voilà établies dans notre
+retraite, et Cécile n'a pas l'air de pouvoir s'y ennuyer; elle
+n'a pas eu recours encore à la moitié de ses ressources: les
+livres, l'ouvrage, les estampes sont restés dans un tiroir.
+
+Le jeudi vient; les fleurs, le chien, le piano, suffisent à sa
+matinée. L'après-dîner, elle va voir le fermier qui occupe une
+partie de la maison; elle caresse ses enfants, cause avec sa
+femme; elle voit porter du lait hors de la cuisine, et elle
+apprend que c'est à un malade qu'on le porte, à un nègre
+mourant de consomption, que des Anglais dont il était le
+domestique ont laissé dans cette maison. Ils l'ont beaucoup
+recommandé au fermier et à la fermière, et ont laissé à un
+banquier de Lausanne l'ordre de leur payer toutes les
+semaines, tant qu'il sera en vie, une pension plus que
+suffisante pour les mettre en état de le bien soigner. Cécile
+vint me trouver avec cette information, et me supplia d'aller
+avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de
+lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable.
+-- On m'a dit, maman, qu'il ne savait pas le français; qui
+sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté,
+devinent ses besoins? Nous y allâmes. Cécile lui dit les
+premiers mots d'anglais qu'elle eût jamais prononcés: ce que
+l'amour avait fait acquérir, l'humanité en fit usage. Il parut
+les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais
+il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient,
+tranquille, il ne paraissait pas qu'il souhaitât ou regrettât
+rien: il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l'ont
+presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin,
+tantôt un peu de soupe. J'étais assise auprès de lui avec ma
+fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes
+longtemps sans changer de place.
+
+-- C'est donc ainsi qu'on finit, maman, dit Cécile, et que ce
+qui sent et parle et se remue, cesse de sentir, d'entendre, de
+pouvoir se remuer? Quel étrange sort! naître en Guinée, être
+vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir
+des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons
+répandu quelque douceur sur ses deniers jours. Je ne suis,
+maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de
+bien; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort
+me conduira, assez seulement pour que moi et les autres
+puissions croire que c'est un bien plutôt qu'un mal que j'y
+sois venue! Ce pauvre nègre! mais pourquoi dire: ce pauvre
+nègre! Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps
+ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine
+ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal: le
+roi de France sera un jour comme ce nègre. -- Et moi aussi,
+interrompis-je, et toi.... et Milord. -- Oui, dit-elle, c'est
+vrai; mais sortons à présent d'ici. Je vois Fanchon qui
+revient de l'église, je le lui dirai. Elle alla à la rencontre
+de Fanchon, et l'embrassa, et pleura, et revint caresser ses
+chiens en pleurant. On enterre aujourd'hui le nègre. Nous
+avons vu dans cette occasion la mort toute seule, sans rien de
+plus: rien d'effrayant, rien de solennel, rien de pathétique.
+Point de parents, point de deuil, point de regrets feints ou
+sincères: aussi ma fille n'a-t-elle reçu aucune impression
+lugubre. Elle est retournée auprès du corps deux ou trois fois
+tous les jours; elle a obtenu qu'on le laissât couvert et dans
+son lit sans le toucher, et que l'on continuât à chauffer la
+chambre. Elle y a lu et travaillé, et il m'a fallu être aussi
+raisonnable qu'elle. Ah! que je suis contente de voir qu'elle
+n'a pas cette sensibilité qui fait qu'on fuit les morts, les
+mourants, les malheureux! Au reste, je ne lui vois pas non
+plus l'activité qui les cherche, et j'avoue que j'en suis bien
+aise aussi. Je ne l'aimerais que chez une Madeleine pénitente:
+les Madeleines pécheresses elles-mêmes ne devraient faire du
+bien qu'à petit bruit; autrement elles ont l'air d'acheter du
+monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences....
+Je me tais! je me tais! et j'en ai déjà trop dit. Qu'importe
+aux pauvres qu'on soulage l'air qu'on a en les soulageant? Si
+quelqu'une des femmes dont je parle devait lire ceci, je
+dirais: Ne faites aucune attention à mes imprudentes paroles,
+ou donnez leur une attention entière; continuez à faire du
+bien, ne vous privez pas des bénédictions des malheureux, et
+n'attirez pas sur moi leurs malédictions, ni la condamnation
+de celui qui vous a dit que la charité couvre une multitude de
+péchés. Je vous ai exhortées à faire l'aumône en secret: c'est
+l'aumône secrète qui est la plus agréable à Dieu, et la plus
+satisfaisante pour notre coeur, parce que le motif en est plus
+simple, plus pur, plus doux, moins mêlé de cet amour-propre
+qui tourmente la vie; mais ici l'action est plus importante
+que le motif, et peut-être que la bonne action rendra les
+motifs meilleurs, parce que la vue du pauvre souffrant et
+affligé, la vue du pauvre soulagé et reconnaissant pourra
+attendrir votre coeur et le changer.
+
+
+
+LETTRE XIX
+
+Monsieur,
+
+Vous paraissiez si triste hier, que je ne puis m'empêcher de
+vous demander quel sujet de chagrin vous avez. Vous refuserez
+peut-être de le dire, mais vous ne pourrez pas me savoir
+mauvais gré de l'avoir demandé: je n'ai depuis hier que votre
+image dans l'esprit. Milord vient nous voir presque tous les
+jours. Il est vrai qu'il ne reste d'ordinaire qu'un moment.
+Vous paraît-il qu'on y fasse attention à Lausanne, et qu'on
+puisse me blâmer de le recevoir? Vous le connaissez autant
+qu'un jeune homme est connaissable; vous connaissez ses
+parents, et leur façon de penser. Je ne doute pas que vous
+n'ayez lu dans le coeur de Cécile: dites-moi comment je dois me
+conduire. Je suis, Monsieur, votre très humble et très
+obéissante servante.
+
+
+
+LETTRE XX
+
+Madame,
+
+Il est vrai que je suis fort triste. Je suis si éloigné de
+vous savoir mauvais gré de votre question, que j'avais déjà
+résolu de vous faire mon histoire; mais je l'écrirai: ce sera
+une sorte d'occupation et de distraction, et la seule dont je
+sois susceptible. Tout ce que je puis vous dire, Madame,
+touchant Milord, c'est que je ne lui connais aucun vice. Je ne
+sais s'il aime mademoiselle Cécile autant qu'elle le mérite;
+mais je suis presque sûr qu'il ne regarde aucune autre femme
+avec intérêt, et qu'il n'a aucune liaison d'une autre espèce.
+Il y a deux mois que j'écrivis à son père qu'il paraissait
+s'attacher à une fille sans fortune, mais dont la naissance,
+l'éducation, le caractère et la figure ne laissaient rien à
+désirer, et je lui demandais s'il voulait que, sous quelque
+prétexte, je fisse quitter Lausanne à son fils; car chercher à
+l'éloigner de vous, Madame, et de votre fille, c'eût été lui
+dire: Il y a quelque chose de mieux que la beauté, la bonté,
+les grâces et l'esprit. J'avais plus de raisons qu'un autre de
+ne me pas charger de cet odieux et absurde soin. Le père et la
+mère m'ont écrit tous deux que, pourvu que leur fils aimât et
+fût aimé, qu'il épousât par amour, non par honneur, après que
+l'amour serait passé, ils seraient très contents, et que de la
+façon dont je parlais de celle à laquelle il s'attachait, et
+de sa mère, il n'y avait rien de pareil à craindre. Ils
+avaient bien raison, sans doute; cependant j'ai peint au jeune
+homme la honte, le désespoir qu'on sentirait en se voyant
+obligé à acquitter de sang-froid un engagement qu'on aurait
+pris dans un moment d'ivresse totale; car, de manquer à un
+pareil engagement, je n'ai pas voulu supposer que cela fût
+possible.
+
+Je ne crois pas, Madame, qu'on trouve rien d'étrange à ses
+visites; il les avait annoncées avant votre départ devant tout
+le monde. On le voit assidu à ses leçons, et presque tous les
+soirs en compagnie de femmes. J'ai reçu de Lyon des nouvelles
+de votre parent: il ne lui était rien arrivé de fâcheux,
+quoiqu'il fût allé nuit et jour, et que les chemins soient
+couverts de neige comme ils ne l'ont jamais été dans cette
+saison. Il n'est pas heureux.
+
+Je me mettrai à écrire dès ce soir peut-être. J'ai l'honneur
+d'être, Madame, etc., etc., William ***.
+
+
+
+LETTRE XXI
+
+Mon histoire est romanesque, Madame, autant que triste, et
+vous allez être désagréablement surprise en voyant des
+circonstances à peine vraisemblables ne produire qu'un homme
+ordinaire.
+
+Un frère que j'avais et moi naquîmes presqu'en même temps, et
+notre naissance donna la mort à ma mère. L'extrême affliction
+de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants
+dans toute notre maison, fit confondre les deux enfants qui
+venaient de naître. On n'a jamais su lequel de nous deux était
+l'aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c'était mon
+frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n'étant
+appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de
+présomption, et rien de plus; car l'opinion qu'on avait conçue
+s'évanouissait toutes les fois qu'on en voulait examiner le
+fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n'en
+fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n'avoir rien
+qu'en commun avec moi; de ne se point marier si je me mariais.
+Je me fis et à lui la même promesse; de sorte que n'ayant
+qu'une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes
+héritiers, jamais la loi n'aurait eu à décider sur nos droits
+ou nos prétentions.
+
+Si le sort avait mis entre nous toute l'égalité possible, il
+n'avait fait en cela qu'imiter la nature; l'éducation vint
+encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous
+ressemblions pour la figure et pour l'humeur, nos goûts
+étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi
+que nos jeux; l'un ne faisait rien sans l'autre, et l'amitié
+entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de
+sorte qu'à peine nous nous en apercevions; c'étaient les
+autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que
+quand il fut question de nous séparer. Mon frère fut destiné à
+avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans
+l'armée: on voulut l'envoyer à Oxford, et me mettre en pension
+chez un ingénieur; mais, le moment de la séparation venu,
+notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à
+l'université, et j'y partageai toutes ses études comme lui
+toutes les miennes. J'appris avec lui le droit et l'histoire,
+et il apprit avec moi les mathématiques et le génie; nous
+aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut
+alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui
+nous liait; et si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié
+plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive
+d'actions, de sentiments, de pensées; de sorte qu'en étant
+plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux,
+Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David
+et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu'on ne
+pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d'un
+ami rejaillirait sur l'autre; il aurait à rougir, il
+souffrirait; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une
+mauvaise action? Sûrs l'un de l'autre, quelles richesses,
+quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez
+pour nous faire devenir coupables? Dans l'histoire, dans la
+fable, partout nous cherchions l'amitié, et elle nous
+paraissait la vertu et le bonheur.
+
+Trois ans s'étaient écoulés; la guerre avait commencé en
+Amérique: on y envoya le régiment dont je portais depuis
+longtemps l'uniforme. Mon frère vint me l'apprendre, et,
+parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre
+dire _nous_ au lieu de _toi;_ je le regardai. -- Avais-tu cru que
+je te laisserais partir seul? me dit-il. Et voyant que je
+voulais parler: Ne m'objecte rien, s'écria-t-il, ce serait le
+premier chagrin que tu m'aurais fait, épargne-le-moi. Nous
+allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert
+avec tous nos parents, pressa mon frère de quitter son bizarre
+projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première
+campagne n'eut rien que d'agréable et d'honorable pour nous.
+Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été
+tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même,
+de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes
+traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu'on nous vît
+toujours à côté l'un de l'autre. Pendant l'hiver, nous
+trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des
+plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth
+et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au
+jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas: qui est-ce qui
+peut ne rien faire et n'être avec personne?
+
+Au commencement de la seconde campagne.... Mais à quoi bon
+vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des
+malheurs? Il fut blessé à mes côtés: Pauvre William, dit-il,
+pendant que nous l'emportions, que deviendrez-vous? Trois
+jours je vécus entre la crainte et l'espérance; trois jours je
+fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment
+souffertes. Enfin, le soir du troisième jour, voyant son état
+empirer de moment en moment: Fais un miracle, ô Dieu, rends-le
+moi! m'écriai-je. -- Daigne toi-même le consoler, dit mon frère
+d'une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et
+expire.
+
+Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le
+temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre; on me
+mena à Bristol et à Bath. J'étais une ombre errante, et
+j'attirais des regards de surprise et de compassion sur cette
+pauvre, inutile moitié d'existence qui me restait. Un jour,
+j'étais assis sur l'un des bancs de la promenade, tantôt
+ouvrant un livre que j'avais apporté, tantôt le reposant à
+côté de moi. Une femme, que je me souvins d'avoir déjà vue,
+vint s'asseoir à l'autre extrémité du même banc; nous restâmes
+longtemps sans rien dire, je la remarquais à peine; je tournai
+enfin les yeux de son côté, et je répondis à quelques
+questions qu'elle m'adressa d'une voix douce et discrète. Je
+crus ne la ramener chez elle, quelques moments après, que par
+reconnaissance et politesse; mais le lendemain et les jours
+suivants je cherchai à la revoir, et sa douce conversation,
+ses attentions caressantes me la firent bientôt préférer à mes
+tristes rêveries, qui étaient pourtant mon seul plaisir.
+Caliste (c'est le nom qui lui était resté du rôle qu'elle
+avait joué avec le plus grand applaudissement la première et
+unique fois qu'elle avait paru sur le théâtre), Caliste était
+d'une extraction honnête, et tenait à des gens riches; mais
+une mère dépravée et tombée dans la misère, voulant tirer
+parti de sa figure, de ses talents et du plus beau son de voix
+qui ait jamais frappé une oreille sensible, l'avait vouée de
+bonne heure au métier de comédienne, et on la fit débuter par
+le rôle de Caliste, dans _The fair penitent_. Au sortir de la
+comédie, un homme considérable l'alla demander à sa mère,
+l'acheta pour ainsi dire, et dès le lendemain partit avec elle
+pour le continent. Elle fut mise à Paris, malgré sa religion,
+dans une abbaye distinguée, sous le seul nom de Caliste, fille
+de condition, mais dont on cachait le nom de famille par des
+raisons importantes.
+
+Elle fut adorée des religieuses et de ses compagnes, et le ton
+qu'elle aurait pu contracter avec sa mère la décelait si peu,
+qu'on la crut fille du feu duc de Cumberland, et cousine par
+conséquent de notre roi; et, quand on lui en parlait, la
+rougeur que lui donnait le sentiment de son véritable état
+fortifiait le soupçon au lieu de le détruire. Elle fit bientôt
+tous les ouvrages de femme avec une adresse étonnante. Elle
+commença à dessiner et à peindre; elle dansait déjà assez bien
+pour que sa mère eût pensé à en faire une danseuse; elle se
+perfectionna dans cet art si séduisant; elle prit aussi des
+leçons de chant et de clavecin. J'ai toujours trouvé qu'elle
+jouait et chantait comme on parle où comme on devrait parler,
+et comme elle parlait elle-même: je veux dire qu'elle jouait
+et chantait, tantôt de génie, tantôt de souvenir, tout ce
+qu'on lui demandait, tout ce qu'on lui présentait, se laissant
+interrompre et recommençant mille fois, se livrant rarement à
+ses propres impressions, et prenant surtout plaisir à faire
+briller le talent des autres. Jamais il ne fut une plus
+aimable musicienne, jamais talent ne para tant la personne.
+Mais ce degré de perfection et de facilité, ce ne fut pas à
+Paris qu'elle l'acquit, ce fut en Italie, où son amant passa
+deux mois avec elle, uniquement occupé d'elle, de son
+instruction et de son plaisir. Après quatre ans de voyages, il
+la ramena en Angleterre, et demeurant avec elle, tantôt chez
+lui à la campagne, tantôt à Londres chez le général D**, son
+oncle, il eut encore quatre ans de vie et de bonheur; mais le
+bonheur et l'amour ne fléchissent pas la mort: une
+inflammation de poitrine l'emporta. -- Je ne lui laisse rien,
+dit-il à son oncle un moment avant de mourir, parce que je
+n'ai plus rien; mais vous vivez, vous êtes riche, et ce
+qu'elle tiendra de vous lui sera plus honorable que ce qu'elle
+tiendrait de moi: à cet égard je ne regrette rien, et je meurs
+tranquille.
+
+L'oncle, au bout de quelques mois, lui donna, avec une rente
+de quatre cent pièces, cette maison à Bath, où je la voyais.
+Il y venait passer quelques semaines toutes les années, et,
+quand il avait la goutte, il la faisait venir chez lui. Elle
+vous ressemble, Madame, ou elle vous ressemblait, je ne sais
+lequel des deux il faut dire. Dans ses pensées, dans ses
+jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais
+quoi qui négligeait les petites considérations pour aller
+droit aux grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et
+les choses. Son âme et ses discours, son ton et sa pensée
+étaient toujours d'accord; ce qui n'était qu'ingénieux ne
+l'intéressait point, la prudence seule ne la détermina jamais,
+et elle disait ne savoir pas bien ce que c'était que la
+raison; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente
+pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la
+raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses
+et ramener le calme dans un coeur tourmenté ou dans un esprit
+qui s'égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois
+impétueuse; elle n'était jamais ni l'un ni l'autre.
+Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis
+qu'elle était servie à genoux par d'autres, elle avait
+contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout
+ensemble de la fierté et de l'effroi; et, si elle eût été
+moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un
+jour, la voyant s'éloigner de gens qui l'avaient abordée avec
+empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en
+demandai la raison. -- Rapprochons-nous d'eux, me dit-elle; ils
+ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me
+regarderont! Nous fîmes l'essai: elle n'avait deviné que trop
+juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel
+elle me le fit remarquer. -- Que vous importe? lui dis-je. -- Un
+jour peut-être cela m'importera, me dit-elle en rougissant. Je
+ne l'entendis que longtemps après. Je me souviens qu'une autre
+fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle
+refusa. -- Mais pourquoi? lui dis-je. Cette femme, et tous ceux
+que vous verrez chez elle, ont de l'esprit et vous admirent. --
+Ah! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains
+le plus, j'ai trop dans mon coeur et dans ceux qui me
+dédaignent de quoi me mettre à leur niveau; c'est la
+complaisance, le soin de ne pas parler d'une comédienne, d'une
+fille entretenue, de Milord, de son oncle. Quand je vois la
+bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se
+contraindre ou de s'étourdir, je souffre moi-même. Du vivant
+de Milord, la reconnaissance me rendait plus sociable; je
+tâchais de gagner les coeurs pour qu'on n'affligeât pas le
+sien. Si ses domestiques ne m'eussent pas respectée, si ses
+parents ou ses amis m'avaient repoussée, ou que je les eusse
+fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui
+venaient chez lui s'étaient si bien accoutumés à moi, que
+souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les
+plus offensantes. Mille fois j'ai fait signe à Milord en
+souriant de les laisser dire; tantôt j'étais bien aise qu'on
+oubliât ce que j'étais, tantôt flattée qu'on me regardât comme
+une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu'on
+disait de leur effronterie, de leur manège, de leur avidité,
+ne me regardait assurément pas. -- Pourquoi ne vous a-t-il pas
+épousée? lui demandai-je. -- Il ne m'en a parlé qu'une seule
+fois, me répondit-elle; alors il me dit: Le mariage entre nous
+ne serait qu'une vaine cérémonie qui n'ajouterait rien à mon
+respect pour vous, ni à l'inviolable attachement que je vous
+ai voué; cependant, si j'avais un trône à vous donner ou
+seulement une fortune passable, je n'hésiterais pas; mais je
+suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi; que
+servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien? Ou je
+connais mal le public, ou celle qui n'a rien gagné à être ma
+compagne que le plaisir de rendre l'homme qui l'adorait le
+plus heureux de mortels, en sera plus respectée que celle à
+qui on laisserait un nom et un titre (1) [(1) Il connaissait
+mal le public et raisonnait mal.].
+
+Vous êtes étonnée peut-être, Madame, de l'exactitude de ma
+mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et
+d'embellir. Ah! quand j'aurai achevé de vous faire connaître
+celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas,
+et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si
+bien des premières conversations que nous avons eues ensemble.
+Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un
+détail étonnant; je vois l'endroit où elle parlait, et je
+crois l'entendre encore. Je reviens, pour vous la peindre
+mieux, aux comparaisons que je n'ai cessé de faire depuis le
+premier moment où j'ai eu le bonheur de vous voir. Plus
+silencieuse que vous avec les indifférents, aussi aimante que
+vous, et n'ayant pas une Cécile, elle était plus caressante,
+plus attentive, plus insinuante encore avec les gens qu'elle
+aimait; son esprit n'était pas aussi hardi que le vôtre, mais
+il était plus adroit; son expression était moins vive, mais
+plus douce. Dans un pays où les arts tiennent lieu d'une
+nature pittoresque, qui frappe les sens et parle au coeur, elle
+avait la même sensibilité pour les uns que vous pour l'autre.
+Votre maison est simple et noble, on est chez une femme de
+condition peu riche; la sienne était ornée avec goût et avec
+économie; elle épargnait tout ce quelle pouvait de son revenu
+pour de pauvres filles qu'elle faisait élever; mais elle
+travaillait comme les fées, et chaque jour ses amis trouvaient
+chez elle quelque chose de nouveau à admirer, ou dont on
+jouissait. Tantôt c'était un meuble commode qu'elle avait fait
+elle-même; tantôt un vase dont elle avait donné le dessin, et
+qui faisait la fortune de l'ouvrier. Elle copiait des
+portraits pour ses amis, pour elle même des tableaux des
+meilleurs maîtres. Quel talent, quel moyen de plaire cette
+aimable fille n'avait-elle pas!
+
+Soigné, amusé par elle, ma santé revint; la vie ne me parut
+plus un fardeau si pesant, si insipide à porter; je pleurai
+enfin mon frère, je pus enfin parler de lui; j'en parlais sans
+cesse. Je pleurais et je la faisais pleurer. -- Je vois, dit-elle
+un jour, pourquoi vous êtes tendre, doux, et pourtant un
+homme. La plupart des hommes qui n'ont eu que des camarades
+ordinaires et de leur sexe, ont peu de délicatesse et
+d'aménité, et ceux qui ont beaucoup vécu avec des femmes, plus
+aimables d'abord que les autres, mais moins adroits, moins
+hardis aux exercices des hommes, deviennent sédentaires, et
+avec le temps pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux
+comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre
+frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre coeur
+naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu'il
+était heureux, s'écria-t-elle un jour que, le coeur plein de
+mon frère, j'en avais longtemps parlé; heureuse la femme qui
+remplacera ce frère chéri! -- Et qui m'aimerait comme il
+m'aimait? lui dis-je. -- Ce n'est pas cela qu'il serait
+difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous
+n'aimerez pas une femme autant que vous l'aimiez; mais si vous
+aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir,
+si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous
+n'avez plus votre frère... Je la regarde, des larmes coulaient
+de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. --
+N'aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais? -- Non,
+lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse
+entendre ces mots si doux. -- Je me suis dédommagée, dit-elle
+en m'obligeant à m'asseoir, d'une longue contrainte et du
+chagrin de n'être pas devinée; je vous ai aimé dès le premier
+moment que je vous ai vu; avant vous, j'avais connu la
+reconnaissance et non point l'amour; je le connais à présent
+qu'il est trop tard. Quelle situation que la mienne! moins je
+mérite d'être respectée, plus j'ai besoin de l'être. Je
+verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques
+d'amour; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée,
+humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j'ai été, ce
+qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux
+vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir.
+Ah! je n'ai connu le prix d'une vie et d'une réputation sans
+tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j'ai
+pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais
+chaste, ou seulement encore innocente! A sa place, je me
+serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je
+vous aurais servi à tel titre, à telle condition que vous
+auriez voulu; je n'aurais été connue que de vous, vous auriez
+pu vous marier, j'aurais servi votre femme et vos enfants, et
+je me serais enorgueillie d'être si complètement votre
+esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais
+moi, que puis-je faire? que puis-je offrir? Connue et avilie,
+je ne puis devenir ni votre égale, ni votre servante. Vous
+voyez que j'ai pensé à tout; depuis si longtemps je ne pense
+qu'à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille
+fois j'ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois;
+mais qui peut échapper à sa destinée? Du moins, en vous disant
+combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. --
+Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois
+rien; je vous vois, vous m'aimez. Le présent est trop
+délicieux pour que je puisse me tourmenter de l'avenir. Et, en
+lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s'en arracha. --
+Je ne parlerai donc plus de l'avenir, dit-elle: je ne saurais
+me résoudre à tourmenter ce que j'aime. Allez à présent,
+laissez-moi reprendre mes esprits; et vous, réfléchissez à
+vous et à moi: peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne
+voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si
+peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et
+ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même; mais
+aujourd'hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m'en
+consolerai point, mais vous n'aurez aucun reproche à vous
+faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet
+endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez
+accepté mon coeur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des
+remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle
+en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir,
+votre santé est rétablie. -- Oui, dis-je, mais c'est à vous que
+je la dois. Et je m'en allai.
+
+Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et
+cependant, comme si quelque chose m'avait retenu, je ne sortis
+de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je
+me retrouvai à la porte de Caliste, sans que je puisse dire
+que j'eusse pris le parti d'y retourner. Ciel! quelle joie je
+vis briller dans ses yeux! -- Vous revenez, vous revenez!
+s'écria-t-elle. -- Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant
+de félicité! Après une longue nuit, l'aurore du bonheur se
+remontre à peine; pourrai-je m'y dérober et me replonger dans
+cette nuit lugubre! Elle me regardait, et assise vis-à-vis de
+moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et
+souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait:
+Il est revenu! Ah! il est revenu! la fin, dit-elle, ne sera
+pas heureuse. Je n'ose au moins l'espérer, mais elle est
+éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir
+misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que
+je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer
+toujours; quand même vous ne m'aimeriez plus, je ne cesserais
+pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre
+de mon coeur soit le dernier de ma vie! Venez avec moi, venez
+vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la
+première fois. Vingt fois déjà je m'étais approchée de vous;
+je n'avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie.
+Béni soit ce jour! bénie soit ma hardiesse! béni soit le banc
+et l'endroit où il fut posé! J'y planterai un rosier, du
+chèvrefeuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils
+croissent, ils prospèrent, c'est tout ce qui reste d'heureux
+de cette liaison si douce.
+
+Que ne puis-je, Madame, vous peindre toute sa douceur, et le
+charme inexprimable de cette aimable fille! Que ne puis-je
+vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle
+adresse elle opposa si longtemps l'amour à l'amour; maîtrisant
+les sens par le coeur, mettant des plaisirs plus doux à la
+place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à
+force de me faire admirer ses grâces, son esprit et ses
+talents! Quelquefois je me plaignais de sa retenue, que
+j'appelais dureté et indifférence: alors elle me disait que
+mon père me permettrait peut-être de l'épouser; et quand je
+voulais partir pour demander le consentement de mon père: Tant
+que vous ne l'avez pas demandé, disait-elle, nous avons le
+plaisir de croire qu'on vous l'accorderait. Bercé par l'amour
+et l'espérance, je vivais aussi heureux qu'on peut l'être hors
+du calme, et quand tout notre coeur est rempli d'une passion
+qu'on avait longtemps regardée comme indigne d'occuper le coeur
+d'un homme. -- O mon frère! mon frère! que diriez-vous?
+m'écriais-je quelquefois; mais je ne vous ai plus, et qui
+était plus digne qu'elle de vous remplacer?
+
+Mes jours ne s'écoulaient pourtant pas dans une oisiveté
+entière. Le régiment où je servais ayant été enveloppé dans la
+disgrâce de Saratoga, il eût fallu, si on eût voulu me
+renvoyer en Amérique, me faire entrer dans un autre corps;
+mais mon père, d'autant plus désolé d'y avoir perdu un fils
+qu'il n'approuvait pas cette guerre, jura que l'autre n'y
+retournerait jamais, et, profitant de cette circonstance de la
+capitulation de Saratoga, il prétendit que, ma mauvaise santé
+seule m'ayant séparé de mon régiment, je devais être regardé
+comme appartenant encore à une armée qui ne pouvait plus
+servir contre les Américains; de sorte qu'ayant en quelque
+façon quitté le service, quoique je n'eusse pas encore quitté
+l'uniforme ni rendu mon brevet, je me préparais à la carrière
+du parlement et des emplois, et, pour y jouer un rôle
+honorable, je résolus, en même temps que j'étudierais les lois
+et l'histoire de mon pays, d'apprendre à me bien exprimer dans
+ma langue. Je définissais l'éloquence le pouvoir d'entraîner
+quand on ne peut pas convaincre, et ce pouvoir me paraissait
+nécessaire avec tant de gens, et dans tant d'occasions, que je
+crus ne pouvoir pas me donner trop de peine pour l'acquérir. A
+l'exemple du fameux lord Chatham, je me mis à traduire Cicéron
+et surtout Démosthène, brûlant ma traduction et la
+recommençant mille fois. Caliste m'aidait à trouver les mots
+et les tournures, quoiqu'elle n'entendît ni le grec ni le
+latin; mais, après lui avoir traduit littéralement mon auteur,
+je lui voyais saisir sa pensée souvent beaucoup mieux que moi,
+et quand je traduisais Pascal ou Bossuet, elle m'était encore
+d'un plus grand secours.
+
+De peur de négliger les occupations que je m'étais prescrites,
+nous avions réglé l'emploi de ma journée, et quand, m'oubliant
+auprès d'elle, j'en avais passé une dont je ne devais pas être
+content, elle me faisait payer une amende au profit de ses
+pauvres protégées. J'étais matineux: deux heures de ma matinée
+étaient consacrées à me promener avec Caliste. Heures trop
+courtes, promenades délicieuses où tout s'embellissait et
+s'animait pour deux coeurs à l'unisson, pour deux coeurs à la
+fois tranquilles et charmés; car la nature est un tiers que
+des amants peuvent aimer, et qui partage leur admiration sans
+les refroidir l'un pour l'autre! Le reste de mon temps
+jusqu'au dîner était employé à l'étude. Je dînais chez moi,
+mais j'allais prendre le café chez elle. Je la trouvais
+habillée; je lui montrais ce que j'avais fait, et quand j'en
+étais un peu content, après l'avoir corrigé avec elle, je le
+copiais sous sa dictée. Ensuite, je lui lisais les nouveautés
+qui avaient quelque réputation, ou, quand rien de nouveau
+n'excitait notre curiosité, je lui lisais Rousseau, Voltaire,
+Fénelon, Buffon, tout ce que votre langue a de meilleur et de
+plus agréable. J'allais ensuite à la salle publique, de peur,
+disait-elle, qu'on ne crût que, pour me garder mieux, elle ne
+m'eût enterré. Après y avoir passé une heure ou deux, il
+m'était permis de revenir et de ne la plus quitter. Alors,
+selon la saison, nous nous promenions ou nous causions, et
+nous faisions nonchalamment de la musique jusqu'au souper,
+excepté deux jours dans la semaine, où nous avions un
+véritable concert. J'y ai entendu les plus habiles musiciens
+anglais et étrangers déployer tout leur art et se livrer à
+tout leur génie. L'attention et la sensibilité de Caliste
+excitaient leur émulation plus que l'or des grands. Elle n'y
+invitait jamais personne, mais quelquefois des hommes de nos
+premières familles obtenaient la permission d'y venir. Une
+fois, des femmes firent demander la même permission; elle les
+refusa. Une autre fois, de jeunes gens, entendant de la
+musique, s'avisèrent d'entrer. Caliste leur dit qu'ils
+s'étaient mépris sans doute, qu'ils pouvaient rester, pourvu
+qu'ils observassent le plus grand silence, mais qu'elle les
+priait de ne pas revenir sans l'en avoir prévenue. Vous voyez,
+Madame, qu'elle savait se faire respecter, et son amant même
+n'était que le plus soumis comme le plus enchanté de ses
+admirateurs. O femmes! femmes! que vous êtes malheureuses,
+quand celui que vous aimez se fait de votre amour un droit de
+vous tyranniser, quand, au lieu de vous placer assez haut pour
+s'honorer de votre préférence, il met son honneur à se faire
+craindre et à vous voir ramper à ses pieds!
+
+Après le concert, nous donnions un souper à nos musiciens et à
+nos amateurs. Il m'était permis de faire les frais de ces
+soupers, et c'était la seule permission de ce genre que
+j'eusse. Jamais il n'y en eut de plus gais. Anglais,
+Allemands, Italiens, tous nos virtuoses y mêlaient bizarrement
+leur langage, leurs prétentions, leurs préjugés, leurs
+habitudes, leurs saillies. Avec une autre que Caliste, ces
+soupers eussent été froids, ou auraient dégénéré en orgies;
+avec elle, ils étaient décents, gais, charmants.
+
+Caliste, ayant trouvé que l'heure qui suivait le souper était,
+quand nous étions seuls, la plus difficile à passer, à moins
+que le clair de lune ne nous invitât à nous promener, ou
+quelque livre bien piquant à en achever la lecture, imagina de
+faire venir dans ces occasions-là un petit violoncelle,
+ivrogne, crasseux, mais très habile. Un signe imperceptible
+fait à son laquais évoquait ce petit gnome. Au moment où je le
+voyais sortir comme de dessous terre, je commençais par le
+maudire et je faisais mine de m'en aller; mais un regard ou un
+sourire m'arrêtait, et souvent le chapeau sur la tête, et
+appuyé contre la porte, je restais immobile à écouter les
+choses charmantes que produisaient la voix et le clavecin de
+Caliste avec l'instrument de mon mauvais génie. D'autres fois
+je prenais en grondant ma harpe ou mon violon, et je jouais
+jusqu'à ce que Caliste nous renvoyât l'un et l'autre. Ainsi se
+passèrent des semaines, des mois, plus d'une année; et vous
+voyez que le seul souvenir de ce temps délicieux a fait
+briller encore une étincelle de gaieté dans un coeur navré de
+tristesse.
+
+A la fin, je reçus une lettre de mon père: on lui avait dit
+que ma santé, parfaitement remise, ne demandait plus le séjour
+de Bath; il me parlait de revenir chez lui et d'épouser une
+jeune personne, dont la fortune, la naissance et l'éducation
+étaient telles qu'on ne pouvait rien demander de mieux. Je
+répondis qu'effectivement ma santé était remise, et après
+avoir parlé de celle à qui j'en avais l'obligation, et que
+j'appelai sans détour la maîtresse de feu lord L**, je lui dis
+que je ne me marierais point à moins qu'il ne me permît de
+l'épouser; et le suppliant de n'écouter pas un préjugé confus
+qui pourrait faire rejeter ma demande, je le conjurai aussi de
+s'informer à Londres, à Bath, partout, du caractère et des
+moeurs de celle que je voulais lui donner pour fille. _Oui, de
+ses moeurs_, répétais-je, et si vous apprenez qu'avant la mort
+de son amant elle ait jamais manqué à la décence, ou qu'après
+sa mort elle ait jamais donné lieu à la moindre témérité, si
+vous entendez sortir d'aucune bouche autre chose qu'un éloge
+ou une bénédiction, je renonce à mon espérance la plus chère,
+au seul bien qui me fasse regarder comme un bonheur de vivre,
+et d'avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse
+que je reçus de mon père.
+
+"Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans
+mon consentement: quant à mon approbation, vous ne l'aurez
+jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le
+contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n'ai point désiré
+d'illustration, et vous savez que j'ai laissé la branche
+cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans
+faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne;
+mais l'honneur m'est plus cher qu'à personne, et jamais de mon
+consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui
+de ma famille. Je frémis à l'idée d'une belle-fille devant qui
+on n'oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne
+pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère.
+Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à
+préférer l'honneur à leurs passions, à ne pas se laisser
+vaincre et subjuguer par leurs passions? Non, mon fils, je ne
+donnerai pas la place d'une femme que j'adorais à cette belle-fille.
+Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous
+mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit
+à la seule idée; mais, tant que je vivrai, elle ne s'asseyera
+pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de
+mes enfants m'a coûté leur mère; vous savez que l'amitié de
+mes fils l'un pour l'autre m'a coûté l'un des deux; c'est à
+vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit
+ôté par une folle passion, car je n'aurai plus de fils, si ce
+fils peut se donner une pareille femme."
+
+Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu'à
+l'ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de
+suite la lettre; m'ayant forcé à la lui donner, elle la lut,
+et je vis chaque mot entrer dans son coeur comme un poignard. --
+Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-elle, permettez-moi
+de lui écrire demain; à présent je ne pourrais. Et s'étant
+assise sur le canapé, à côté de moi, elle se pencha sur moi,
+et elle me caressait en pleurant avec un abandon qu'elle
+n'avait jamais eu. Elle savait bien que j'étais trop affligé
+pour en abuser. J'ai traduit de mon mieux la lettre de
+Caliste; et je vais la transcrire.
+
+"Souffrez, Monsieur, qu'une malheureuse femme en appelle de
+votre jugement à vous-même, et ose plaider sa cause devant
+vous. Je ne sens que trop la force de vos raisons; mais
+daignez considérer, Monsieur, s'il n'y en point aussi qui
+soient en ma faveur, et qu'on puisse opposer aux
+considérations qui me réprouvent. Voyez d'abord si le
+dévouement le plus entier, la tendresse la plus vive, la
+reconnaissance la mieux sentie, ne pèsent rien dans la balance
+que je voudrais que vous daignassiez encore tenir et consulter
+dans cette occasion. Daignez vous demander si votre fils
+pourrait attendre d'aucune femme ces sentiments au degré où je
+les ai et les aurai toujours, et que votre imagination vous
+peigne, s'il se peut, tout ce qu'ils me feraient faire et
+supporter: considérez ensuite d'autres mariages, les mariages
+qui paraissaient les mieux assortis et les plus avantageux,
+et, supposé que vous voyiez dans presque tous des
+inconvénients et des chagrins encore plus grands et plus
+sensibles que ceux que vous redoutez dans celui que votre fils
+désire, n'en supporterez-vous pas avec plus d'indulgence la
+pensée de celui-ci, et n'en désirerez-vous pas moins vivement
+un autre? Ah! s'il ne fallait qu'une naissance honorable, une
+vie pure, une réputation intacte pour rendre votre fils
+heureux; si avoir été sage était tout; si l'aimer
+passionnément, uniquement, n'était rien, croyez que je serais
+assez généreuse, ou plutôt que je l'aimerais assez pour faire
+taire à jamais le seul désir, la seule ambition de mon coeur.
+
+Vous me trouvez surtout indigne d'être la mère de vos petits-enfants.
+Je me soumets en gémissant à votre opinion, fondée
+sans doute sur celle du public. Si vous ne consultiez que
+votre propre jugement, si vous daigniez me voir, me connaître,
+votre arrêt serait peut-être moins sévère; vous verriez avec
+quelle docilité je serais capable de leur répéter vos leçons,
+des leçons que je n'ai pas suivies, mais qu'on ne m'avait pas
+données; et, supposé qu'en passant par ma bouche elles
+perdissent de leur force, vous verriez du moins que ma
+conduite constante offrirait l'exemple de l'honnêteté. Tout
+avilie que je vous parais, croyez, Monsieur, qu'aucune femme
+de quelque rang, de quelqu'état qu'elle puisse être, n'a été
+plus à l'abri que moi de rien voir ou entendre de licencieux.
+Ah! Monsieur, vous serait-il difficile de vous former une idée
+un peu avantageuse de celle qui a su s'attacher à votre fils
+d'un amour si tendre? Je finis en vous jurant de ne consentir
+jamais à rien que vous condamniez, quand même votre fils
+pourrait en avoir la pensée; mais il ne peut l'avoir, il
+n'oubliera pas un instant le respect qu'il vous doit. Daignez
+permettre, Monsieur, que je partage au moins ce sentiment avec
+lui, et n'en rejetez pas de ma part l'humble et sincère
+assurance."
+
+En attendant la réponse de mon père, toutes nos conversations
+roulèrent sur les parents de Caliste, son éducation, ses
+voyages, son histoire en un mot. Je lui fis des questions que
+je ne lui avais jamais faites. J'avais écarté des souvenirs
+qui pouvaient lui être fâcheux; elle m'ôta mes craintes et mes
+ménagements. Je voulus tout approfondir, et, comme si cela eût
+dû favoriser notre dessein, je me plaisais à voir combien elle
+gagnait à être plus parfaitement connue. Hélas! ce n'était pas
+moi qu'il fallait persuader. Elle me dit que, par un effet de
+l'extrême délicatesse de son amant, personne, ni homme ni
+femme, dans aucun pays, ne pouvait affirmer qu'elle eût été sa
+maîtresse. Elle me dit n'avoir pas essuyé de sa part un seul
+refus, un seul instant d'humeur ou de mécontentement, ou même
+de négligence. Quelle femme que celle qu'un homme, son amant,
+son bienfaiteur, son maître pour ainsi dire, peut traiter
+pendant huit ans comme une divinité! Je lui demandai un jour
+si jamais elle n'avait eu la pensée de le quitter. -- Oui, dit-elle,
+je l'ai eue une fois, mais je fus si frappée de
+l'ingratitude d'un pareil dessein, que je ne voulus pas y voir
+de la sagesse: je me crus la dupe d'un fantôme qui s'appelait
+la vertu, et qui était le vice, et je le repoussai avec
+horreur.
+
+Pendant trois jours que tarda la lettre de mon père, j'eus la
+permission de laisser là mes livres et le public. Je venais
+chez elle le matin; le chagrin nous avait rendus plus
+familiers sans nous rendre moins sages. Le quatrième jour,
+Caliste reçut cette réponse. Au lieu de la transcrire ou de la
+traduire, Madame, je vous l'envoie, vous la traduirez, si vous
+voulez que votre parent la lise un jour: je n'aurais pas la
+force de la traduire.
+
+Madame,
+
+"Je suis fâché d'être forcé de dire des choses désagréables à
+une personne de votre sexe, et j'ajouterai de votre mérite;
+car, sans prendre des informations sur votre compte, ce qui
+serait inutile, ne pouvant être déterminé par les choses que
+j'apprendrais, j'ai entendu dire beaucoup de bien de vous.
+Encore une fois, je suis fâché d'être obligé de vous dire des
+choses désagréables; mais laisser votre lettre sans réponse
+serait encore plus désobligeant que la réfuter. C'est donc ce
+dernier parti que je me vois forcé de prendre. D'abord,
+Madame, je pourrais vous dire que je n'ai d'autre preuve de
+votre attachement pour mon fils que ce que vous en dites vous-même,
+et une liaison qui ne prouve pas toujours un bien grand
+attachement; mais, en le supposant aussi grand que vous le
+dites, et j'avoue que je suis porté à vous en croire, pourquoi
+ne penserais-je pas qu'une autre femme pourrait aimer mon fils
+autant que vous l'aimez, et, supposé même qu'une autre femme
+qu'il épouserait ne l'aimât pas avec la même tendresse ni avec
+un si grand dévouement, est-il bien sûr que ce degré
+d'attachement fût un grand bien pour lui, et trouvez-vous
+apparent qu'il ait jamais besoin de fort grands sacrifices de
+la part d'une femme? Mais je suppose que ce soit un grand
+bien: est-ce tout que cet attachement? Vous me parlez des
+chagrins qu'on voit dans la plupart des ménages; mais serait-ce
+une bien bonne manière de raisonner que de se résoudre à
+souffrir des inconvénients certains, parce qu'ailleurs il y en
+a de vraisemblables? de passer par-dessus des inconvénients
+qu'on voit distinctement, pour en éviter d'autres qu'on ne
+peut encore prévoir, et de prendre un parti décidément
+mauvais, parce qu'il y en aurait peut-être de pires? Vous me
+demandez s'il me serait difficile de prendre bonne opinion de
+celle qui aime mon fils; vous pouviez ajouter: et qui en est
+aimée. Non, sans doute, et j'ai si bonne opinion de vous, que
+je crois qu'en effet vous donneriez un bon exemple à vos
+enfants, et que, loin de contredire les leçons qu'on pourrait
+leur donner, vous leur donneriez les mêmes leçons, et
+peut-être avec plus de zèle et de soins qu'une autre. Mais
+pensez-vous que dans mille occasions je ne croirais pas que vous
+souffrez de ce qu'on dirait ou ne dirait pas à vos enfants et
+touchant vos enfants, et sur mille autres sujets? Et ne
+pensez-vous pas aussi que plus vous m'intéresseriez par votre
+bonté, votre honnêteté et vos qualités aimables, plus je
+souffrirais de voir, d'imaginer que vous souffrez, et que vous
+n'êtes pas aussi heureuse, aussi considérée que vous
+mériteriez à beaucoup d'égards de l'être? En vérité, Madame,
+je me saurais mauvais gré à moi-même de n'avoir pas pour vous
+toute la considération et la tendresse imaginables, et
+pourtant il me serait impossible de les avoir, si ce n'est
+peut-être pour quelques moments, quand je ne me souviendrais
+pas que cette femme belle, aimable et bonne est ma belle-fille;
+mais, aussitôt que je vous entendrais nommer comme
+j'entendais nommer ma femme et ma mère, pardonnez ma
+sincérité, Madame, mon coeur se tournerait contre vous, et je
+vous haïrais peut-être d'avoir été si aimable que mon fils
+n'eût voulu aimer et épouser que vous; et, si dans ce moment
+je croyais voir quelqu'un parler de mon fils ou de ses
+enfants, je supposerais qu'on dit: C'est le mari d'une telle,
+ce sont les enfants d'une telle. En vérité, Madame, cela
+serait insupportable, car, à présent que cela n'a rien de
+réel, l'idée m'en est insupportable. Ne croyez pourtant pas
+que j'aie aucun mépris pour votre personne; il serait très
+injuste d'en avoir, et je suis disposé à un sentiment tout
+contraire. Je vous ai obligation, et c'est sans rougir de vous
+avoir obligation, de la promesse que vous me faites à la fin
+de votre lettre. Sans bien savoir pourquoi, j'y ai une foi
+entière. Pour vous payer de votre honnêteté et du respect que
+vous avez pour le sentiment qui lie un fils à son père, je
+vous promets, ainsi qu'à mon fils, de ne rien tenter pour vous
+séparer, et de ne lui jamais reparler le premier d'aucun
+mariage, quand on me proposerait une princesse pour belle-fille,
+mais à condition qu'il ne me reparle jamais non plus
+que vous du mariage en question. Si je me laissais fléchir, je
+sens que j'en aurais le regret le plus amer, et si je
+résistais à de vives sollicitations, comme je ferais sûrement,
+outre le déplaisir d'affliger un fils que j'aime tendrement et
+qui le mérite, je me préparerais peut-être des regrets pour
+l'avenir; car un père tendre se reproche quelquefois contre
+toute raison de n'avoir pas cédé aux instances les plus
+déraisonnables de son enfant. Croyez, Madame, que ce n'est
+déjà pas sans douleur que je vous afflige aujourd'hui l'un et
+l'autre."
+
+Je trouvai Caliste assise à terre, la tête appuyée contre le
+marbre de sa cheminée. -- C'est la vingtième place que j'ai
+depuis une heure, me dit-elle; je m'en tiens à celle-ci parce
+que ma tête brûle. Elle me montra du doigt la lettre de mon
+père qui était ouverte sur le canapé. Je m'assis, et pendant
+que je lisais, s'étant un peu tournée, elle appuya sa tête
+contre mes genoux. Absorbé dans mes pensées, regrettant le
+passé, déplorant l'avenir, et ne sachant comment disposer du
+présent, je ne la voyais et ne la sentais presque pas. A la
+fin je la soulevai et je la fis asseoir. Nos larmes se
+confondirent. -- Soyons au moins l'un à l'autre autant que nous
+y pouvons être, lui dis-je fort bas, et comme si j'avais
+craint qu'elle ne m'entendît. Je pus douter qu'elle m'eût
+entendu; je pus croire qu'elle consentait, elle ne me répondit
+point, et ses yeux étaient fermés. -- Changeons, ma Caliste,
+lui dis-je, ce moment si triste en un moment de bonheur. -- Ah!
+dit-elle en rouvrant les yeux et jetant sur moi des regards de
+douleur et d'effroi, il faut donc redevenir ce que j'étais. --
+Non, lui dis-je après quelques moments de silence, il ne faut
+rien, j'avais cru que vous m'aimiez. -- Et je ne vous aime donc
+pas, dit-elle en passant à son tour ses bras autour de moi, je
+ne vous aime donc pas! Peignez-vous, s'il se peut, Madame, ce
+qui se passait dans mon coeur. A la fin je me mis à ses pieds,
+j'embrassai ses genoux; je lui demandai pardon de mon
+impétuosité. -- Je sais que vous m'aimez, lui dis-je, je vous
+respecte, je vous adore, vous ne serez pour moi que ce que
+vous voudrez. -- Ah! dit-elle, il faut, je le vois bien,
+redevenir ce qu'il me serait affreux d'être, ou vous perdre,
+ce qui serait mille fois plus affreux. -- Non, dis-je, vous
+vous trompez, vous m'offensez: vous ne me perdrez point, je
+vous aimerai toujours. -- Vous m'aimerez peut-être, reprit-elle,
+mais je ne vous en perdrai pas moins. Et quel droit
+aurais-je de vous conserver! Je vous perdrai, j'en suis sûre.
+Et ses larmes étaient prêtes à la suffoquer; mais, de peur que
+je n'appelasse du secours, de peur de n'être plus seule avec
+moi, elle me promit de faire tous ses efforts pour se calmer,
+et à la fin elle réussit. Depuis ce moment, Caliste ne fut
+plus la même; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant
+quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne me jamais
+revoir; transportée de joie en me revoyant; craignant toujours
+de me déplaire, et pleurant de plaisir quand quelque chose de
+sa part m'avait plu, elle fut quelquefois bien plus aimable,
+plus attendrissante, plus ravissante qu'elle n'avait encore
+été; mais elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet
+à-propos dans toutes ses actions qui auparavant ne la quittait
+pas, et qui l'avait si fort distinguée. Elle cherchait bien à
+faire les mêmes choses, et c'étaient bien en effet les mêmes
+choses qu'elle faisait; mais, faites tantôt avec distraction,
+tantôt avec passion, tantôt avec ennui, toujours beaucoup
+mieux ou moins bien qu'auparavant, elles ne produisaient plus
+le même effet sur elle ni sur les autres. Ah ciel! combien je
+la voyais tourmentée et combattue! Emue de mes moindres
+caresses qu'elle cherchait plutôt qu'elle ne les évitait, et
+toujours en garde contre son émotion, m'attirant par une sorte
+de politique, et, de peur que je ne lui échappasse tout à
+fait, se reprochant de m'avoir attiré, et me repoussant
+doucement, fâchée le moment d'après de m'avoir repoussé;
+l'effroi et la tendresse, la passion et la retenue se
+succédaient dans ses mouvements et dans ses regards avec tant
+de rapidité, qu'on croyait les y voir ensemble. Et moi, tour à
+tour embrasé et glacé, irrité, charmé, attendri, le dépit,
+l'admiration, la pitié m'émouvant tour à tour, me laissaient
+dans un trouble inconcevable. -- Finissons, lui dis-je un jour,
+transporté à la fois d'amour et de colère, en fermant sa porte
+à la clef, et l'emportant de devant son clavecin. -- Vous ne me
+ferez pas violence, me dit-elle doucement, car vous êtes le
+maître. Cette voix, ce discours m'ôtèrent tout mon
+emportement, et je ne pus plus que l'asseoir doucement sur mes
+genoux, appuyer sa tête contre mon épaule, et mouiller de
+larmes ses belles mains en lui demandant mille fois pardon; et
+elle me remercia autant de fois d'une manière qui me prouva
+combien elle avait réellement eu peur; et pourtant elle
+m'aimait passionnément et souffrait autant que moi, et
+pourtant elle aurait voulu être ma maîtresse. Un jour je lui
+dis: Vous ne pouvez vous résoudre à vous donner, et vous
+voudriez vous être donnée. -- Cela est vrai, dit-elle. Et cet
+aveu ne me fit rien obtenir ni même rien entreprendre. Ne
+croyez pourtant pas, Madame, que tous nos moments fussent
+cruels, et que notre situation n'eût encore des charmes; elle
+en avait qu'elle tirait de sa bizarrerie même et de nos
+privations. Les plus petites marques d'amour conservèrent leur
+prix. Jamais nous ne nous rendîmes qu'avec transport le plus
+léger service. En demander un était le moyen d'expier une
+offense, de faire oublier une querelle; nous y avions toujours
+recours, et ce ne fut jamais inutilement. Ses caresses, à la
+vérité, me faisaient plus de peur que de plaisir, mais la
+familiarité qu'il y avait entre nous était délicieuse pour
+l'un et pour l'autre. Traité quelquefois comme un frère, ou
+plutôt comme une soeur, cette faveur m'était précieuse et
+chère.
+
+Caliste devint sujette, et cela ne vous surprendra pas, à des
+insomnies cruelles. Je m'opposai à ce qu'elle prît des remèdes
+qui eussent pu déranger entièrement sa santé, et je voulus que
+tour à tour sa femme de chambre et moi nous lui procurassions
+le sommeil en lui faisant quelque lecture. Quand nous la
+voyions endormie, moi, tout aussi scrupuleusement que Fanny,
+je me retirais le plus doucement possible, et le lendemain,
+pour récompense, j'avais la permission de me coucher à ses
+pieds, ayant pour chevet ses genoux, et de m'y endormir quand
+je le pouvais. Une nuit je m'endormis en lisant à côté de son
+lit, et Fanny, apportant comme à l'ordinaire le déjeûner de sa
+maîtresse à la pointe du jour, -- on abrégeait les nuits le
+plus qu'on le pouvait, -- s'avança doucement et ne me réveilla
+pas tout de suite. Le jour devenu plus grand, j'ouvre enfin
+les yeux, et je les vois me sourire. -- Vous voyez, dis-je à
+Fanny, tout est bien resté comme vous l'avez laissé, la table,
+la lampe, le livre tombé de ma main sur mes genoux. -- Oui,
+c'est bien, me dit-elle, et, me voyant embarrassé de sortir de
+la maison: Allez seulement, Monsieur, et, quand même les
+voisins vous verraient, ne vous mettez pas en peine. Ils
+savent que madame est malade, nous leur avons tant dit que
+vous viviez comme frère et soeur, qu'à présent nous aurions
+beau leur dire le contraire, ils ne nous croiraient pas. -- Et
+ne se moquent-ils pas de moi? lui dis-je. -- Oh! non, Monsieur,
+ils s'étonnent, et voilà tout. Vous êtes aimés et respectés
+l'un et l'autre. -- Ils s'étonnent, Fanny, repris-je; ils ont
+vraiment raison! Et quand nous les étonnerions moins,
+cesseraient-ils pour cela de nous aimer? -- Ah! Monsieur, cela
+deviendrait tout différent. -- Je ne puis le croire, Fanny, lui
+dis-je, mais en tout cas, s'ils l'ignoraient... -- Ces choses-là,
+Monsieur, me dit-elle naïvement, pour être bien cachées...
+ne doivent pas être. -- Mais. -- Il n'y a point de _mais_,
+Monsieur; vous ne pourriez vous cacher si bien de James et de
+moi que nous ne vous devinassions. James ne dirait rien, mais
+il ne servirait plus madame comme il la sert, comme la
+première duchesse du royaume, ce prouve toujours qu'on
+respecte sa maîtresse, et moi, je ne dirais rien, mais je ne
+pourrais rester avec madame, car je penserais: si on le sait
+un jour, cela me sera reproché tout le reste de ma vie; alors
+les autres domestiques, qui m'ont toujours entendue louer
+madame, soupçonneraient quelque chose, et les voisins, qui
+savent combien madame est bonne et aimable, soupçonneraient
+aussi, et puis il viendrait une autre femme de chambre qui
+n'aimerait pas madame autant que je l'aime, et bientôt on
+parlerait. Il y a tant de langues qui ne demandent qu'à
+parler! Qu'elles louent ou blâment, c'est tout un, pourvu
+qu'elles parlent. Il me semble que je les entends. _Vous voyez_,
+diraient-ils. _Et puis fiez-vous aux apparences. C'était une si
+belle réforme! Elle donnait aux pauvres, elle allait à
+l'église_. Ce qu'on admire à présent serait peut-être alors
+traité d'hypocrisie; mais, Monsieur, on vous pardonnerait
+encore moins qu'à madame; car, voyant combien elle vous aime,
+on trouve que vous devriez l'épouser, et l'on dirait toujours:
+Que ne l'épousait-il! -- Ah! Fanny, Fanny, s'écria
+douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu'ai-je
+fait? dit-elle en français. Pourquoi lui ai-je laissé vous
+prouver que je ne puis plus changer de conduite, quand même je
+le voudrais! Je voulus répondre, mais elle me conjura de
+sortir.
+
+Un marchand du voisinage, plus matineux que les autres,
+ouvrait déjà sa boutique. Je passai devant lui tout exprès
+pour n'avoir pas l'air de me sauver. -- Comment se porte
+madame? me dit-il. -- Elle ne dort toujours presque point, lui
+répondis-je. Nous lisons tous les soirs, Fanny et moi, pendant
+une heure ou deux avant de pouvoir l'endormir, et elle se
+réveille avec l'aurore. Cette nuit j'ai lu si longtemps que je
+me suis endormi moi-même. -- Et avez-vous déjeûné, Monsieur? me
+dit-il. -- Non, lui répondis-je. Je comptais me jeter sur mon
+lit pour essayer d'y dormir une heure ou deux. -- Ce serait
+presque dommage, Monsieur, me dit-il. Il fait si beau temps,
+et vous n'avez point l'air fatigué ni assoupi. Venez plutôt
+déjeûner avec moi dans mon jardin. J'acceptai la proposition,
+me flattant que cet homme-là serait le dernier de tous les
+voisins à médire de Caliste, et il me parla d'elle, de tout le
+bien qu'elle faisait et qu'elle me laissait ignorer, avec tant
+de plaisir et d'admiration, que je fus bien payé de ma
+complaisance. Ce jour-là même, Caliste reçut une lettre de
+l'oncle de son amant, qui la priait de venir incessamment à
+Londres. Je résolus de passer chez mon père le temps de son
+absence, et nous partîmes en même temps. -- Vous reverrai-je?
+me dit-elle. Est-il sûr que je vous revoie? -- Oui, lui dis-je,
+et tout aussitôt que vous le souhaiterez, à moins que je ne
+sois mort. Nous nous promîmes de nous écrire au moins deux
+fois par semaine, et jamais promesse ne fut mieux tenue. L'un
+ne pensant et ne voyant rien qu'il n'eût voulu le dire ou le
+montrer à l'autre, nous avions de la peine à ne pas nous
+écrire encore plus souvent.
+
+Mon père m'aurait peut-être mal reçu, s'il n'eût été très
+satisfait de la manière dont j'avais employé mon temps. Il en
+était instruit par d'autres que par moi, et heureusement il se
+trouva chez lui des gens capables, selon lui, de me juger, et
+dont je gagnai le suffrage. On trouva que j'avais acquis des
+connaissances et de la facilité à m'exprimer, et on me prédit
+des succès qui flattèrent d'avance ce père tendre et disposé
+pour moi à une partialité favorable. Je fis connaissance avec
+la maison paternelle, que je n'avais revue qu'un moment depuis
+mon départ pour l'Amérique, et dans un temps où je ne faisais
+attention à rien. Je fis connaissance avec les amis et les
+voisins de mon père. Je chassai et je courus avec eux, et
+j'eus le bonheur de ne leur être pas désagréable. -- Je vous ai
+vu à votre retour d'Amérique, me dit un des plus anciens amis
+de notre famille; si votre père doit à une femme le plaisir de
+vous revoir tel que vous êtes à présent, il devrait bien par
+reconnaissance vous la laisser épouser. Les femmes que j'eus
+occasion de voir me firent un accueil flatteur. Combien il
+était plus aisé de réussir auprès de quelques unes de celles
+que mon père honorait le plus, qu'auprès de cette fille si
+dédaignée! Je l'avouerai, mon âme avait un si grand besoin de
+repos que, dans certains moments, toute manière de m'en
+procurer m'eût paru bonne, et Caliste s'était montrée si peu
+disposée à la jalousie, que l'idée que je pourrais la
+chagriner ne me serait peut-être pas venue. Je ne sentais pas
+que toute distraction est une infidélité; et, ne voyant rien
+qui lui fût comparable, il ne me vint jamais dans l'esprit que
+je pusse lui devenir véritablement infidèle; mais je dirai
+aussi que toutes les autres manières de me distraire me
+paraissaient préférables à celles que m'offraient les femmes.
+Il me tardait quelquefois de faire de mes facultés un plus
+noble et plus utile usage que je n'avais fait jusqu'alors. Je
+ne sentais pas encore que le projet du bien public n'est
+qu'une noble chimère; que la fortune, les circonstances, des
+événements que personne ne prévoit et n'amène, changent les
+nations sans les améliorer ni les empirer, et que les
+intentions du citoyen le plus vertueux n'ont presque jamais
+influé sur le bien-être de sa patrie; je ne voyais pas que
+l'esclave de l'ambition est encore plus puéril et plus
+malheureux que l'esclave d'une femme. Mon père exigea que je
+me présentasse pour une place dans le parlement à la première
+élection, et, charmé de pouvoir une fois lui complaire, j'y
+consentis avec joie. Caliste m'écrivait:
+
+"Si je suis pour quelque chose dans vos projets, comme j'ose
+encore m'en flatter, vous n'en pouvez pas moins entrer dans un
+arrangement qui vous obligerait à vivre à Londres. Un oncle de
+mon père, qui a voulu me voir, vient de me dire que je lui
+avais donné plus de plaisir en huit jours que tous ses
+collatéraux et leurs enfants en vingt ans, et qu'il me
+laisserait sa maison et son bien; que je saurais réparer et
+embellir l'une et faire un bon usage de l'autre, au lieu que
+le reste de sa parenté ne ferait que démolir et dissiper
+platement, ou épargner vilainement. Je vous rapporte tout cela
+pour que vous ne me blâmiez pas de ne m'être point opposée à
+sa bonne volonté; j'ai d'ailleurs autant de droit que personne
+à cet héritage, et ceux qu'il pourrait regarder ne sont pas
+dans le besoin. Mon parent est riche et fort vieux; sa maison
+est très bien située près de Whitehall. Je vous avoue que
+l'idée de vous y recevoir ou de vous la prêter m'a fait grand
+plaisir. S'il vous venait quelque fantaisie dispendieuse, si
+vous aviez envie d'un très beau cheval ou de quelque tableau,
+je vous prie de la satisfaire, car le testament est fait, et
+le testateur si opiniâtre qu'il n'en reviendra sûrement pas:
+de sorte que je me compte pour riche dès à présent, et je
+voudrais bien devenir votre créancière."
+
+Dans une autre lettre elle me disait:
+
+"Tandis que je m'ennuie loin de vous, que tout ce que je fais
+me paraît inutile et insipide, à moins que je ne puisse le
+rapporter à vous d'une manière ou d'une autre, je vois que
+vous vous reposez loin de moi. D'un côté, impatience et ennui;
+de l'autre, satisfaction et repos, quelle différence! Je ne me
+plains pas, cependant. Si je m'affligeais, je n'oserais le
+dire. Supposé que je visse une femme entre vous et moi, je
+m'affligerais bien plus, et cependant je ne devrais et
+n'oserais jamais le dire."
+
+Dans une autre lettre encore elle disait:
+
+"Je crois avoir vu votre père. Frappée de ses traits, qui me
+rappelaient les vôtres, je suis restée immobile à le
+considérer. C'est sûrement lui, et il m'a aussi regardée."
+
+En effet, mon père, comme il me l'a dit depuis, l'avait vue
+par hasard dans une course qu'il avait faite à Londres. Je ne
+sais où il la rencontra, mais il demanda qui était cette belle
+femme. -- Quoi! lui dit quelqu'un, vous ne connaissez pas la
+Caliste de lord L. et de votre fils! -- Sans ce premier nom, me
+dit-il,... et il s'arrêta. Malheureux, pourquoi le
+prononçâtes-vous?
+
+Je commençais à être en peine de la manière dont je pourrais
+retourner à Bath. Ma santé n'était plus une raison ni un
+prétexte, et, quoique je n'eusse rien à faire ailleurs, il
+devenait bizarre d'y commencer un nouveau séjour. Caliste le
+sentit elle-même, et, dans la lettre par laquelle elle
+m'annonça son départ de Londres, elle me témoigna son
+inquiétude là-dessus. Dans cette même lettre, elle me parlait
+de quelques nouvelles connaissances qu'elle avait faites chez
+l'oncle de milord L. et qui toutes parlaient d'aller à Bath. --
+Il serait affreux, ajouta-t-elle, d'y voir tout le monde,
+excepté la seule personne du monde que je souhaite de voir.
+Heureusement (alors du moins je croyais pouvoir dire que
+c'était heureusement), mon père, curieux peut-être dans le
+fond de l'âme de connaître celle qu'il rejetait, d'entendre
+parler d'elle avec certitude et avec quelque détail, peut-être
+aussi pour continuer à vivre avec moi sans qu'il m'en coûtât
+aucun sacrifice, peut-être aussi pour rendre mon séjour à Bath
+moins étrange, car tant de motifs peuvent se réunir dans une
+seule intention, mon père, dis-je, annonça qu'il passerait
+quelques mois à Bath. J'eus peine à lui cacher mon extrême
+joie. Ah ciel! disais-je en moi-même, si je pouvais tout
+réunir, mon père, mes devoirs, Caliste, son bonheur et le
+mien! Mais à peine le projet de mon père fut-il connu, qu'une
+femme, veuve depuis dix-huit mois d'un de nos parents, lui
+écrivit que, désirant d'aller à Bath avec son fils, enfant de
+neuf à dix ans, elle le priait de prendre une maison où ils
+pussent demeurer ensemble. Les idées de mon père me parurent
+dérangées par cette proposition, sans que je pusse démêler si
+elle lui était agréable ou désagréable. Quoi qu'il en soit, il
+ne pouvait que l'accepter, et je fus envoyé à Bath pour
+arranger un logement pour mon père, pour cette cousine que je
+ne connaissais pas, pour son fils et pour moi. Caliste y était
+déjà revenue. Charmée de faire quelque chose avec moi, elle
+dirigea et partagea mes soins avec un zèle digne d'un autre
+objet, et, quand mon père et lady Betty B. arrivèrent, ils
+admirèrent dans tout ce qu'ils voyaient autour d'eux une
+élégance, un goût qu'ils n'avaient vu, disaient-ils, nulle
+part, et me témoignèrent une reconnaissance qui ne m'était pas
+due. Caliste, dans cette occasion, avait travaillé contre
+elle; car certainement lady Betty, dès ce premier moment, me
+supposa des vues que sa fortune, sa figure et son âge auraient
+rendues fort naturelles. Elle s'était mariée très jeune, et
+n'avait pas dix-sept ans lors de la naissance de sir Harry B.
+son fils. Je ne lui reproche donc point les idées qu'elle se
+forma, ni la conduite qui en fut la conséquence. Ce qui
+m'étonne, c'est l'impression que me fit sa bonne volonté. Je
+n'en fus pas bien flatté, mais j'en fus moins sensible à
+l'attachement de Caliste. Elle m'en devint moins précieuse. Je
+crus que toutes les femmes aimaient, et que le hasard, plus
+qu'aucune autre chose, déterminait l'objet d'une passion à
+laquelle toutes étaient disposées d'avance. Caliste ne tarda
+pas à voir que j'étais changé... Changé! non, je ne l'étais
+pas. Ce mot dit trop, et rien de ce que je viens d'exprimer
+n'était distinctement dans ma pensée ni dans mon coeur.
+Pourquoi, êtres mobiles et inconséquents que nous sommes,
+essayons-nous de rendre compte de nous-mêmes? Je ne m'aperçus
+point alors que j'eusse changé, et aujourd'hui, pour expliquer
+mes distractions, ma sécurité, ma molle et faible conduite,
+j'assigne une cause à un changement que je ne sentais pas.
+
+Le fils de lady Betty, ce petit garçon d'environ dix ans,
+était un enfant charmant, et il ressemblait à mon frère. Il me
+le rappelait si vivement quelquefois, et les jeux de notre
+enfance, que mes yeux se remplissaient de larmes en le
+regardant. Il devint mon élève, mon camarade; je ne me
+promenais plus sans lui, et je le menais presque tous les
+jours chez Caliste.
+
+Un jour que j'y étais allé seul, je trouvai chez elle un
+gentilhomme campagnard de très bonne mine qui la regardait
+dessiner. Je cachai ma surprise et mon déplaisir. Je voulus
+rester après lui, mais cela fut impossible: il lui demanda à
+souper. A onze heures, je prétendis que rien ne l'incommodait
+tant que de se coucher tard, et j'obligeai mon rival, oui,
+c'était mon rival, à se retirer aussi bien que moi. Pour la
+première fois les heures m'avaient paru bien longues chez
+Caliste. Le nom de cet homme ne m'était pas inconnu: c'était
+un nom que personne de ceux qui l'avaient porté n'avait rendu
+brillant; mais sa famille était ancienne et considérée depuis
+longtemps dans une province du nord de l'Angleterre.
+Connaissant l'oncle de lord L**, et ayant vu Caliste avec lui
+à l'opéra, il avait souhaité de lui être présenté, et avait
+demandé la permission de lui rendre visite. Il fut chez elle
+deux ou trois fois, et crut voir en réalité les muses et les
+grâces qu'il n'avait vues que dans ses livres classiques.
+Après sa troisième visite, il vint demander au général des
+informations sur Caliste, sa fortune et sa famille. On lui
+répondit avec toute la vérité possible. -- Vous êtes un honnête
+homme, Monsieur, dit alors l'admirateur de Caliste: me
+conseillez-vous de l'épouser? -- Sans doute, lui fut-il
+répondu, si vous pouvez l'obtenir. Je donnerais le même
+conseil à mon fils, au fils de mon meilleur ami. Il y a un
+imbécile qui l'aime depuis longtemps, et qui n'ose l'épouser,
+parce que son père, qui n'ose la voir de peur de se laisser
+gagner, ne veut pas y consentir. Ils s'en repentiront toute
+leur vie; mais dépêchez-vous, car ils pourraient changer.
+
+Voilà l'homme que j'avais trouvé chez Caliste. Le lendemain je
+fus chez elle de très bonne heure; je lui exprimai mon
+déplaisir et mon impatience de la veille. -- Quoi! dit-elle,
+cela vous fait quelque peine? Autrefois je voyais bien que
+vous ne pouviez souffrir de trouver qui que ce soit avec moi,
+pas même un artisan ni une femme; mais depuis quelque temps
+vous ne cessez de mener avec vous le petit chevalier, j'ai cru
+que c'était exprès pour que nous ne fussions pas seuls
+ensemble. -- Mais, dis-je, c'est un enfant. -- Il voit et entend
+comme un autre, dit-elle. -- Et si je ne l'amène plus, repris-je,
+cesserez-vous de recevoir l'homme qui m'importuna hier? --
+Vous pouvez l'amener toujours, dit-elle, mais moi je ne puis
+renvoyer l'autre, tant que personne n'aura sur moi des droits
+plus grands que n'en a mon bienfaiteur, qui m'a fait faire
+connaissance avec lui, et m'a priée de le bien recevoir. -- Il
+est amoureux de vous, lui dis-je après m'être promené quelque
+temps à grands pas dans la chambre, il n'a point de père, il
+pourra.... Je ne pus achever. Caliste ne me répondit rien; on
+annonça l'homme qui me tourmentait, et je sortis. Peu après je
+revins. Je résolus de m'accoutumer à lui plutôt que de me
+laisser bannir de chez moi, car c'était chez moi. J'y venais
+encore plus souvent qu'à l'ordinaire, et j'y restais moins
+longtemps. Quelquefois elle était seule, et c'était une bonne
+fortune dont tout mon être était réjoui. Je n'amenais plus le
+petit garçon, qui au bout de quelques jours s'en plaignit
+amèrement. Un jour, en présence de lady Betty, il adressa ses
+plaintes à mon père, et le supplia de le mener chez mistriss
+Calista, puisque je ne l'y menais plus. Ce nom, la manière de
+le dire, firent sourire mon père avec un mélange de
+bienveillance et d'embarras. -- Je n'y vais pas moi-même,
+dit-il à sir Harry. -- Est-ce que votre fils ne veut pas vous y
+mener? reprit l'enfant. Ah! si vous y aviez été quelquefois,
+vous y retourneriez tous les jours comme lui. Voyant mon père
+ému et attendri, je fus sur le point de me jeter à ses pieds;
+mais la présence de lady Betty ou ma mauvaise étoile, ou
+plutôt ma maudite faiblesse, me retint. Oh! Caliste, combien
+vous auriez été plus courageuse que moi! Vous auriez profité
+de cette occasion précieuse; vous auriez tenté et réussi, et
+nous aurions passé ensemble une vie que nous n'avons pu
+apprendre à passer l'un sans l'autre. Pendant qu'incertain,
+irrésolu, je laissais échapper ce moment unique, on vint de la
+part de Caliste, à qui j'avais dit les plaintes de sir Harry,
+demander à milady que son fils pût dîner chez elle. Le petit
+garçon n'attendit pas la réponse, il courut se jeter au cou de
+James et le pria de l'emmener. Le soir, le lendemain, les
+jours suivants, il parla tant de ma maîtresse, qu'il
+impatienta lady Betty et commença tout de bon à intéresser mon
+père. Qui sait ce que n'aurait pas pu produire cette espèce
+d'intercession? Mais mon père fut obligé d'aller passer
+quelques jours chez lui pour des affaires pressantes, et ce
+mouvement de bonne volonté une fois interrompu ne put plus
+être redonné.
+
+Sir Harry s'établit si bien chez Caliste, que je ne la
+trouvais plus seule avec son nouvel amant. Il fut, je pense,
+aussi importuné de l'enfant que je pouvais l'être de lui.
+Caliste, dans cette occasion, déploya un art et des ressources
+de génie, d'esprit et de bonté que j'étais bien éloigné de lui
+connaître. L'habitant de Norfolk, ne pouvant l'entretenir,
+voulait au moins qu'elle le charmât, comme à Londres, par sa
+voix et son clavecin, et demandait des ariettes françaises,
+italiennes, des morceaux d'opéra; mais Caliste, trouvant que
+tout cela serait vieux pour moi et ennuyeux pour le petit
+garçon, et que je me soucierais peu d'ailleurs d'aider à
+l'effet en l'accompagnant comme à mon ordinaire, se mit à
+imaginer des romances dont elle faisait la musique, dont elle
+m'aidait à faire les paroles, qu'elle faisait chanter par
+l'enfant et juger par mon rival. Elle chanta et joua et
+parodia la charmante romance _Have you seen my Hanna_, de
+manière à m'arracher vingt fois des larmes. Elle voulut aussi
+que nous apprissions à dessiner à sir Harry, et, pour pouvoir
+se refuser sans rudesse à cette musique perpétuelle, elle se
+procura quelques-uns de ces tableaux de Rubens et de Snyders,
+où des enfants se jouent avec des guirlandes de fleurs, et les
+copiant à l'aide d'un pauvre peintre fort habile que le hasard
+lui avait amené, et dont elle avait démêlé le talent, elle en
+entoura sa chambre, laissant entre eux de l'espace pour des
+consoles, sur lesquelles devaient être placées des lampes
+d'une forme antique et des vases de porcelaine. Ce travail
+nous occupait tous, et, si l'enfant seul était content, tout
+le monde était amusé. Surpris moi-même de l'effet quand
+l'appartement fut arrangé, et trouvant qu'elle n'avait jamais
+eu autant d'activité ni d'invention, j'eus la cruauté de lui
+demander si c'était pour rendre à M. M** sa maison plus
+agréable. -- Ingrat! dit-elle. -- Oui, m'écriai-je, vous avez
+raison, je suis un ingrat; mais aussi qui pourrait voir sans
+humeur des talents, dont on ne jouit plus seul, se déployer
+tous les jours d'une façon plus brillante? -- C'est bien, dit-elle,
+de leur part le chant du cygne. On entendit heurter à la
+porte. -- Préparez-vous à voir, dit le petit Harry, comme s'il
+y avait entendu finesse, notre éternel monsieur de Norfolk.
+C'était lui en effet.
+
+Nous menâmes encore quelques jours la même vie, mais ce
+n'était pas l'intention de mon rival de partager toujours
+Caliste avec un enfant et moi. Il vint lui dire un matin que,
+d'après ce qu'il avait appris d'elle par le général D. et le
+public, mais surtout d'après ce qu'il en voyait lui-même, il
+était résolu à suivre le penchant de son coeur et à lui offrir
+sa main et sa fortune. -- Je vais, dit-il, prendre une
+connaissance exacte de mes affaires, afin de pouvoir vous en
+rendre compte. Je veux que votre ami, votre protecteur, à qui
+je dois le bonheur de vous connaître, examine et juge avec
+vous si mes offres sont dignes d'être acceptées; mais, quand
+vous aurez tout examiné, vous êtes trop généreuse pour me
+faire attendre une réponse décisive, et si je vous trouvais
+ensemble, il ne faudrait que quelques moments pour décider de
+mon sort. -- Je voudrais être moi-même plus digne de vos
+offres, lui dit Caliste, aussi troublée que si elle ne s'était
+pas attendue à sa déclaration; allez, Monsieur, je sens tout
+l'honneur que vous me faites. J'examinerai avec moi-même si je
+dois l'accepter, et, après votre retour, je serai bientôt
+décidée. Sir Harry et moi la trouvâmes une heure après si
+pâle, si changée, qu'elle nous effraya. Est-il croyable que je
+ne me sois pas décidé alors? Je n'avais certainement qu'un mot
+à dire. Je passai trois jours presque du matin au soir chez
+Caliste à la regarder, à rêver, à hésiter, et je ne lui dis
+rien. La veille du jour où son amant devait revenir, j'allais
+chez elle l'après-dîner, je venais seul. Je savais que sa
+femme de chambre était allée chez des parents à quelques
+milles de Bath, et ne devait revenir que le lendemain matin.
+Caliste tenait une cassette remplie de petits bijoux, de
+pierres gravées, de miniatures qu'elle avait apportées
+d'Italie, ou que milord lui avait données. Elle me les fit
+regarder et observa lesquelles me plaisaient le plus. Elle me
+mit au doigt une bague que milord avait toujours portée, et me
+pria de la garder. Elle ne me disait presque rien. Elle
+m'étonna et me parut différente d'elle-même. Elle était
+caressante, et paraissait triste et résignée. -- Vous n'avez
+rien promis à cet homme? lui dis-je. -- Rien, dit-elle et voilà
+les seuls mots que j'aie pu me rappeler d'une soirée que je me
+suis rappelée mille et mille fois. Mais je n'oublierai de ma
+vie la manière dont nous nous séparâmes. Je regardai ma
+montre. -- Quoi! dis-je, il est déjà neuf heures! et je voulus
+m'en aller. -- Restez, me dit-elle. -- Il ne m'est pas possible,
+lui dis-je; mon père et lady Betty m'attendent. -- Vous
+souperez tant de fois encore avec eux! dit-elle. -- Mais, dis-je,
+vous ne soupez plus? -- Je souperai. -- On m'a promis des
+glaces. -- Je vous en donnerai (il faisait excessivement
+chaud). Elle n'était presque pas habillée. Elle se mit devant
+la porte vers laquelle je m'avançais; je l'embrassai en
+l'ôtant un peu de devant la porte. -- Et vous ne laisserez donc
+pas de passer, dit-elle. -- Vous êtes cruelle, lui dis-je, de
+m'émouvoir de la sorte! -- Moi, je suis cruelle! J'ouvris la
+porte, je sortis, elle me regarda sortir, et je lui entendis
+dire en la refermant: _C'est fait_. Ces mots me poursuivirent.
+Après les avoir mille fois entendus, je revins au bout d'une
+demi-heure en demander l'explication. Je trouvai sa porte
+fermée à la clef. Elle me cria d'un cabinet, qui était par
+delà sa chambre, qu'elle s'était mise dans le bain, et qu'elle
+ne pouvait m'ouvrir n'ayant personne avec elle. -- Mais,
+dis-je, s'il vous arrivait quelque chose! -- Il ne m'arrivera rien,
+me dit-elle. -- Est-il bien sûr, lui dis-je, que vous n'ayez
+aucun dessein sinistre? -- Très sûr, me répondit-elle; y a-t-il
+quelqu'autre monde où je vous retrouvasse? Mais je m'enroue,
+et je ne puis plus parler. Je m'en retournai chez moi un peu
+plus tranquille, mais _c'est fait_ ne put me sortir de l'esprit
+et n'en sortira jamais, quoique j'aie revu Caliste. Le
+lendemain matin, je retournai chez elle. Fanny me dit qu'elle
+ne pouvait me voir; et, me suivant dans la rue: Qu'est-il donc
+arrivé à ma maîtresse? me dit-elle. Quel chagrin lui avez-vous
+fait? -- Aucun, lui dis-je, qui me soit connu. -- Je l'ai
+trouvée, reprit-elle, dans un état incroyable. Elle ne s'est
+pas couchée cette nuit... Mais je n'ose m'arrêter plus
+longtemps. Si c'est votre faute, vous n'aurez point de repos
+le reste de votre vie. Elle rentra, je me retirai très
+inquiet; une heure après, je revins: Caliste était partie. On
+me donna la cassette de la veille et une lettre, que voici:
+
+"Quand j'ai voulu vous retenir hier, je n'ai pu y réussir.
+Aujourd'hui je vous renvoie, et vous obéissez au premier mot.
+Je pars pour vous épargner des cruautés qui empoisonneraient
+le reste de votre vie si vous veniez un jour à les sentir. Je
+m'épargne à moi le tourment de contempler en détail un malheur
+et des pertes d'autant plus vivement senties, que je ne suis
+en droit de les reprocher à personne. Gardez pour l'amour de
+moi ces bagatelles que vous admirâtes hier; vous le pouvez
+avec d'autant moins de scrupule que je suis résolue à me
+réserver la propriété la plus entière de tout ce que je tiens
+de milord ou de son oncle."
+
+Comment vous rendre compte, Madame, du stupide abattement où
+je restai plongé, et de toutes les puériles, ridicules, mais
+peu distinctes considérations auxquelles se borna ma pensée,
+comme si je fusse devenu incapable d'aucune vue saine, d'aucun
+raisonnement? Ma léthargie fut-elle un retour du dérangement
+qu'avait causé dans mon cerveau la mort de mon frère? Je
+voudrais que vous le crussiez; autrement comment aurez-vous la
+patience de continuer cette lecture? Je voudrais parvenir
+surtout à le croire moi-même, ou que le souvenir de cette
+journée pût s'anéantir. Il n'y avait pas une demi-heure
+qu'elle était partie; pourquoi ne la pas suivre? qu'est-ce qui
+me retint? S'il est des intelligences témoins de nos pensées,
+qu'elles me disent ce qui me retint. Je m'assis à l'endroit où
+Caliste avait écrit, je pris sa plume, je la baisai, je
+pleurai; je crois que je voulais écrire; mais, bientôt
+importuné du mouvement qu'on se donnait autour de moi pour
+mettre en ordre les meubles et les hardes de ma maîtresse, je
+sors de sa maison, je vais errer dans la campagne, je reviens
+ensuite me renfermer chez moi. A une heure après minuit, je me
+couche tout habillé; je m'endors; mon frère, Caliste, mille
+fantômes lugubres viennent m'assaillir; je me réveille en
+sursaut tout couvert de sueur; un peu remis, je pense que
+j'irai dire à Caliste ce que j'ai souffert la veille, et la
+frayeur que m'ont causée mes rêves. A Caliste? Elle est
+partie; c'est son départ qui me met dans cet état affreux:
+Caliste n'est plus à ma portée, elle n'est plus à moi, elle
+est à un autre. Non, elle n'est pas encore à un autre, et en
+même temps j'appelle, je cours, je demande des chevaux;
+pendant qu'on les mettait à ma voiture, j'allai éveiller ses
+gens et leur demander s'ils n'avaient rien appris de M. M**.
+Ils me dirent qu'il était arrivé à huit heures du soir, et
+qu'il avait pris à dix le chemin de Londres. A l'instant, ma
+tête s'embarrassa, je voulus m'ôter la vie, je méconnus les
+gens et les objets, je me persuadai que Caliste était morte;
+une forte saignée suffit à peine pour me faire revenir à moi,
+et je me retrouvai dans les bras de mon père, qui joignit aux
+plus tendres soins pour ma santé celui de cacher le plus qu'il
+fut possible l'état où j'avais été. Funeste précaution! Si on
+l'avait su, il aurait effrayé peut-être, et personne n'eût
+voulu s'associer à mon sort.
+
+Le lendemain on m'apporta une lettre. Mon père, qui ne me
+quittait pas, me pria de la lui laisser ouvrir. -- Que je voie
+une fois, me dit-il, quoiqu'il soit trop tard, ce qu'était
+cette femme. -- Lisez, lui dis-je, vous ne verrez certainement
+rien qui ne lui fasse honneur.
+
+"Il est bien sûr à présent que vous ne m'avez pas suivie. Il
+n'y a que trois heures que j'espérais encore. A présent je me
+trouve heureuse de penser qu'il n'est plus possible que vous
+arriviez, car il ne pourrait en résulter que les choses les
+plus funestes; mais je pourrais recevoir une lettre. Il y a
+des instants où je m'en flatte encore. L'habitude était si
+grande, et il est pourtant impossible que vous me haïssiez, ou
+que je sois pour vous comme une autre. J'ai encore une heure
+de liberté. Quoique tout soit prêt, je puis encore me dédire;
+mais si je n'apprends rien de vous, je ne me dédirai pas. Vous
+ne vouliez plus de moi, votre situation auprès de moi était
+trop uniforme; il y a longtemps que vous en êtes fatigué. J'ai
+fait une dernière tentative. J'avais presque cru que vous me
+retiendriez ou que vous me suivriez. Je ne me ferai pas
+honneur des autres motifs qui ont pu entrer dans ma
+résolution, ils sont trop confus. C'est pourtant mon intention
+de chercher mon repos et le bonheur d'autrui dans mon nouvel
+état, et de me conduire de façon que vous ne rougissiez pas de
+moi. Adieu, l'heure s'écoule, et dans un instant on viendra me
+dire qu'elle est passée; adieu, vous pour qui je n'ai point de
+nom, adieu pour la dernière fois." La lettre était tachée de
+larmes, celles de mon père tombèrent sur les traces de celles
+de Caliste, les miennes.... Je sais la lettre par coeur, mais
+je ne puis plus la lire. Deux jours après, lady Betty, tenant
+la gazette, lut à l'article des mariages: _Charles M*** of
+Norfolk, with Maria Sophia ***_. Oui, elle lut ces mots, il
+fallut les entendre. Ciel! avec _Maria Sophia!..._ Je ne puis
+pas accuser lady Betty d'insensibilité dans cette occasion.
+J'ai lieu de croire qu'elle regardait Caliste comme une fille
+honnête pour son état, avec qui j'avais vécu, qui m'aimait
+encore, quoique je ne l'aimasse plus, qui, voyant que je
+m'étais détaché d'elle, et que je ne l'épouserais jamais,
+prenait avec chagrin le parti de se marier, pour faire une fin
+honorable. Certainement lady Betty n'attribuait ma tristesse
+qu'à la pitié; car, loin de m'en savoir mauvais gré, elle en
+eut meilleure opinion de mon coeur. Toute cette manière de
+juger était fort naturelle et ne différait de la vérité que
+par des nuances qu'elle ne pouvait deviner.
+
+Huit jours se passèrent, pendant lesquels il me semblait que
+je ne vivais pas. Inquiet, égaré, courant toujours comme si
+j'avais cherché quelque chose, ne trouvant rien, ne cherchant
+même rien, ne voulant que me fuir moi-même, et fuir
+successivement tous les objets qui frappaient mes regards! Ah!
+Madame, quel état! et faut-il que j'éprouve qu'il en est un
+plus cruel encore! Un matin, pendant le déjeûner, sir Harry,
+s'approchant de moi, me dit: Je vous vois si triste, j'ai
+toujours peur que vous ne vous en alliez aussi. Il m'est venu
+une idée. On parle quelquefois à maman de se remarier,
+j'aimerais mieux que ce fût vous que tout autre qui devinssiez
+mon père; alors vous resteriez auprès de moi; ou bien vous me
+prendriez avec vous, si vous vous en alliez. Lady Betty
+sourit. Elle eut l'air de penser que son fils ne faisait que
+me mettre sur les voies de faire une proposition à laquelle
+j'avais pensé depuis longtemps. Je ne répondis rien. Elle crut
+que c'était par embarras, par timidité. Mais mon silence
+devenait trop long. Mon père prit la parole: Vous avez là une
+très bonne idée, mon ami Harry, dit-il, et je me flatte qu'une
+fois ou l'autre tout le monde en jugera ainsi. -- Une fois ou
+l'autre! dit lady Betty. Vous me croyez plus prude que je ne
+suis. Il ne me faudrait pas tant de temps pour adopter une
+idée qui vous serait agréable, ainsi qu'à votre fils et au
+mien. Mon père me prit par la main, et me fit sortir. -- Ne me
+punissez pas, me dit-il, de n'avoir pas su faire céder des
+considérations qui me paraissaient victorieuses à celles que
+je trouvais faibles. Je puis avoir été aveugle, mais je n'ai
+pas cru être dur. Je n'ai rien dans le monde de si cher que
+vous. Méritez jusqu'au bout ma tendresse: je voudrais n'avoir
+point exigé ce sacrifice; mais, puisqu'il est fait, rendez-le
+méritoire pour vous et utile à votre père; montrez-vous un
+fils tendre et généreux en acceptant un mariage qui paraîtrait
+avantageux à tout autre que vous, et donnez-moi des petits-fils
+qui intéressent et amusent ma vieillesse, et me
+dédommagent de votre mère, de votre frère et de vous, car vous
+n'avez jamais été et ne serez peut-être jamais à vous, à moi,
+ni à la raison.
+
+Je rentrai dans la chambre. -- Pardonnez mon peu d'éloquence,
+dis-je à milady, et croyez que je sens mieux que je ne
+m'exprime. Si vous voulez me promettre le plus grand secret
+sur cette affaire, et permettre que j'aille faire un tour à
+Paris et en Hollande, je partirai dès demain, et reviendrai
+dans quatre mois vous prier de réaliser des intentions qui me
+sont si honorables et si avantageuses. -- Dans quatre mois! dit
+milady; et il faudrait m'engager au plus profond secret?
+Pourquoi ce secret, je vous prie? Serait-ce pour ménager la
+sensibilité de cette femme? -- N'importe mes motifs, lui
+dis-je, mais je ne m'engage qu'à cette condition. -- Ne soyez pas
+fâché, dit sir Harry, maman ne connaît pas mistriss Calista. --
+Je t'épouserai, toi, mon cher Harry, si j'épouse ta mère, lui
+dis-je en l'embrassant. C'est bien aussi toi que j'épouse, et
+je te jure tendresse et fidélité. -- Madame est trop
+raisonnable, dit avec gravité mon père, pour ne pas consentir
+au secret que vous voulez qu'on garde; mais pourquoi ne pas
+vous marier secrètement avant que de partir? J'aurai du
+plaisir à vous savoir marié; vous partirez aussitôt qu'il vous
+plaira après la célébration. De cette manière on ne
+soupçonnera rien, et, si l'on parlait de quelque chose, votre
+départ détruirait ce bruit. Je comprends bien comment vous
+avez envie de faire un voyage de garçon, c'est-à-dire sans
+femme. Il fut question de vous envoyer voyager avec votre
+frère au sortir de l'université, mais la guerre y mit
+obstacle. Lady Betty fut si bien apaisée par le discours de
+mon père, qu'elle consentit à tout ce qu'il voulait, et trouva
+plaisant que nous fussions mariés avant un certain bal qui
+devait se donner peu de jours après. L'erreur où nous verrions
+tout le monde, disait-elle, nous amuserait, elle et moi. Avec
+quelle rapidité je me vis entraîné! Je connaissais lady Betty
+depuis environ cinq mois. Notre mariage fut proposé, traité et
+conclu en une heure. Sir Harry était si aise, que j'eus peine
+à me persuader qu'il pût être discret. Il me dit que quatre
+mois étaient trop longs pour pouvoir se taire, mais qu'il se
+tairait jusqu'à mon départ si je promettais de le prendre avec
+moi.
+
+Je fus donc marié, et il n'en transpira rien, quoique des
+vents contraires et un temps très orageux retardassent mon
+départ de quelques jours qu'il était plus naturel de passer à
+Bath qu'à Harwich. Le vent ayant changé, je partis, laissant
+lady Betty grosse. Je parcourus en quatre mois les principales
+villes de la Hollande, de la Flandre et du Brabant; et en
+France, outre Paris, je vis la Normandie et la Bretagne. Je ne
+voyageai pas vite, à cause de mon petit compagnon de voyage;
+mais je restai peu partout où je fus, et je ne regrettai nulle
+part de ne pouvoir y rester plus longtemps. J'étais si mal
+disposé pour la société, tout ce que j'apercevais de femmes me
+faisait si peu espérer que je pourrais être distrait de mes
+pertes, que partout je ne cherchai que les édifices, les
+spectacles, les tableaux, les artistes. Quand je voyais ou
+entendais quelque chose d'agréable, je cherchais autour de moi
+celle avec qui j'avais si longtemps vu et entendu, celle avec
+qui j'aurais voulu tout voir et tout entendre, qui m'aurait
+aidé à juger, et m'aurait fait doublement sentir. Mille fois
+je pris la plume pour lui écrire, mais je n'osai écrire; et
+comment lui aurais-je fait parvenir une lettre telle que
+j'eusse eu quelque plaisir à l'écrire, et elle à la recevoir!
+
+Sans le petit Harry, je me serais trouvé seul dans les villes
+les plus peuplées; avec lui je n'étais pas tout à fait isolé
+dans les endroits les plus écartés. Il m'aimait, il ne me fut
+jamais incommode, et j'avais mille moyens de le faire parler
+de mistriss Calista, sans en parler moi-même. Nous retournâmes
+en Angleterre, d'abord à Bath, de là chez mon père, et enfin à
+Londres, où mon mariage devint public, lorsque lady Betty
+jugea qu'il était temps de se faire présenter à la cour. On
+avait parlé de moi et de mon frère comme d'un phénomène
+d'amitié; on avait parlé de moi comme d'un jeune homme rendu
+intéressant par la passion d'une femme aimable; les amis de
+mon père avaient prétendu que je me distinguerais par mes
+connaissances et mes talents. Les gens à talents avaient vanté
+mon goût et ma sensibilité pour les arts qu'ils professaient.
+A Londres, dans le monde, on ne vit plus rien qu'un homme
+triste, silencieux. On s'étonna de la passion de Caliste et du
+choix de lady Betty; et, supposé que les premiers jugements
+portés sur moi n'eussent pas été tout-à-fait faux, je conviens
+que les derniers étaient du moins parfaitement naturels, et
+j'y étais peu sensible; mais lady Betty, s'apercevant du
+jugement du public, l'adopta insensiblement, et, ne se
+trouvant pas autant aimée qu'elle croyait le mériter, après
+s'être plainte quelque temps avec beaucoup de vivacité,
+chercha sa consolation dans une espèce de dédain qu'elle
+nourrissait, et dont elle s'applaudissait. Je ne trouvais
+aucune de ses impressions assez injuste pour pouvoir m'en
+offenser ou la combattre. Je n'aurais su d'ailleurs comment
+m'y prendre, et j'avoue que je n'y prenais pas un intérêt
+assez vif pour devenir là-dessus bien clairvoyant ni bien
+ingénieux, encore moins pour en avoir de l'humeur; de sorte
+qu'elle fit tout ce qu'elle voulut, et elle voulut plaire et
+briller dans le monde, ce que sa jolie figure, sa gentillesse
+et cet esprit de repartie qui réussit toujours aux femmes, lui
+rendaient fort aisé. D'une coquetterie générale, elle en vint
+à une plus particulière, car je ne puis pas appeler autrement
+ce qui la détermina pour l'homme du royaume avec lequel une
+femme pouvait être le plus flattée d'être vue, mais le moins
+fait, du moins à ce qu'il me sembla, pour prendre ou inspirer
+une passion. Je parus ne rien voir et ne m'opposai à rien, et,
+après la naissance de sa fille, lady Betty se livra sans
+réserve à tous les amusements que la mode ou son goût lui
+rendirent agréables. Pour le petit chevalier, il fut content
+de moi, car je m'occupais de lui presque uniquement: aussi me
+resta-t-il fidèle, et le seul véritable chagrin que m'ait fait
+sa mère, c'est d'avoir voulu obstinément qu'il fût mis en
+pension à Westminster, lorsqu'après ses couches nous allâmes à
+la campagne.
+
+Ce fut vers ce temps-là que mon père, m'ayant mené promener un
+jour à quelque distance du château, me parla à coeur ouvert du
+train de vie que prenait milady, et me demanda si je ne
+pensais pas à m'y opposer avant qu'il devînt tout-à-fait
+scandaleux. Je lui répondis qu'il ne m'était pas possible
+d'ajouter à mes autres chagrins celui de tourmenter une
+personne qui s'était donnée à moi avec plus d'avantages
+apparents pour moi que pour elle, et qui, dans le fond, avait
+à se plaindre. -- Il n'y a personne, lui dis-je, au coeur, à
+l'amour-propre et à l'activité de qui il ne faille quelque
+aliment. Les femmes du peuple ont leurs soins domestiques, et
+leurs enfants, dont elles sont obligées de s'occuper beaucoup;
+les femmes du monde, quand elles n'ont pas un mari dont elles
+soient le tout, et qui soit tout pour elle, ont recours au
+jeu, à la galanterie ou à la haute dévotion. Milady n'aime pas
+le jeu, elle est d'ailleurs trop jeune encore pour jouer, elle
+est jolie et agréable; ce qui arrive est trop naturel pour
+devoir s'en plaindre, et ne me touche pas assez pour que je
+veuille m'en plaindre. Je ne veux me donner ni l'humeur ni le
+ridicule d'un mari jaloux; si elle était sensible, sérieuse,
+capable, en un mot, de m'écouter et de me croire, s'il y avait
+entre nous de véritables rapports de caractère, je me ferais
+peut-être son ami, et je l'exhorterais à éviter l'éclat et
+l'indécence pour s'épargner des chagrins et ne pas aliéner le
+public; mais, comme elle ne m'écouterait pas, il vaut mieux
+que je conserve plus de dignité, et que je laisse ignorer que
+mon indulgence est réfléchie. Elle en fera quelques écarts de
+moins si elle se flatte de me tromper. Je sais tout ce qu'on
+pourrait me dire sur le tort qu'on a de tolérer le désordre;
+mais je ne l'empêcherais pas, à moins de ne pas perdre ma
+femme de vue. Or, quel casuiste assez sévère pour oser me
+prescrire une pareille tâche? Si elle m'était prescrite, je
+refuserais de m'y soumettre, je me laisserais condamner par
+toutes les autorités, et j'inviterais l'homme qui pourrait
+dire qu'il ne tolère aucun abus, soit dans la chose publique,
+s'il y a quelque direction, soit dans sa maison, s'il en a
+une, ou dans la conduite de ses enfants, s'il en a, soit enfin
+dans la sienne propre, j'inviterais, dis-je, cet homme-là à me
+jeter la première pierre.
+
+Mon père, me voyant si déterminé, ne me répliqua rien. Il
+entra dans mes intentions et vécut toujours bien avec lady
+Betty; et, dans le peu de temps que nous fûmes encore
+ensemble, il n'y eut point de jour qu'il ne me donnât quelque
+preuve de son extrême tendresse pour moi. Je me souviens que
+dans ce temps-là un évêque, parent de lady Betty, dînant chez
+mon père avec beaucoup de monde, se mit à dire de ces lieux
+communs, moitié plaisants, moitié moraux, sur le mariage,
+l'autorité maritale, etc., etc., qu'on pourrait appeler
+plaisanteries ecclésiastiques, qui sont de tous les temps, et
+qui, dans cette occasion, pouvaient avoir un but particulier.
+Après avoir laissé épuiser à neuf ce vieux sujet, je dis que
+c'était à la loi et à la religion, ou à leurs ministres, à
+contenir les femmes, et que, si on en chargeait les maris, il
+faudrait au moins une dispense pour les gens occupés, qui
+alors auraient trop à faire, et pour les gens doux et
+indolents, qui seraient trop malheureux. -- Si on n'avait cette
+bonté pour nous, dis-je avec une sorte d'emphase, le mariage
+ne conviendrait plus qu'aux tracassiers et aux imbéciles, à
+Argus et à ceux qui n'auraient point d'yeux. Lady Betty
+rougit. Je crus voir dans sa surprise que depuis longtemps
+elle ne me croyait pas assez d'esprit pour parler de la sorte.
+Il ne m'aurait peut-être fallu, pour rentrer en faveur auprès
+d'elle dans ce moment, que les préférences de quelque jolie
+femme. Un malentendu, qu'il ne vaut pas la peine de rappeler,
+me le fit présumer. Il faut que dans le fond, quoiqu'il n'y
+paraisse pas toujours, les femmes aient une grande confiance
+au jugement et au goût les unes des autres. Un homme est une
+marchandise qui, en circulant entre leurs mains, hausse
+quelque temps de prix, jusqu'à ce qu'elle tombe tout à coup
+dans un décri total, qui n'est d'ordinaire que trop juste.
+
+Vers la fin de septembre, je retournai à Londres pour voir sir
+Harry. J'espérais aussi qu'y étant seul de notre famille dans
+une saison où la ville est déserte, je pourrais aller partout
+sans qu'on y prît garde, et trouver enfin dans quelque café,
+dans quelque taverne, quelqu'un qui me donnerait des nouvelles
+de Caliste. Il y avait un an et quelques jours que nous nous
+étions séparés. Si aucune de ces tentatives ne m'avait réussi,
+je serais allé chez le général D***, ou chez le vieux oncle
+qui voulait lui laisser son bien. Je ne pouvais plus vivre
+sans savoir ce qu'elle faisait, et le vide qu'elle m'avait
+laissé se faisait sentir tous les jours d'une manière plus
+cruelle. On a tort de penser que c'est dans les premiers temps
+qu'une véritable perte est la plus douloureuse. Il semble
+alors qu'on ne soit pas encore tout-à-fait sûr de son malheur.
+On ne sait pas tout-à-fait qu'il est sans remède, et le
+commencement de la plus cruelle séparation n'est que comme une
+absence. Mais quand les jours, en se succédant, ne ramènent
+jamais la personne dont on a besoin, il semble que notre
+malheur nous soit confirmé sans cesse, et à tout moment l'on
+se dit: C'est donc pour jamais!
+
+Le lendemain de mon arrivée à Londres, après avoir passé le
+jour avec mon petit ami, j'allai le soir seul à la comédie,
+croyant y rêver plus à mon aise qu'ailleurs. Il y avait peu de
+monde, même pour le temps de l'année, parce qu'il faisait très
+chaud, et le ciel menaçait d'orage. J'entre dans une loge.
+J'étais distrait, longtemps je m'y crois seul. Je vois enfin
+une femme cachée par un grand chapeau, qui ne s'était pas
+retournée lorsque j'étais entré, et qui paraissait ensevelie
+dans la rêverie la plus profonde. Je ne sais quoi dans sa
+figure me rappela Caliste; mais Caliste menée en Norfolkshire
+par son mari, et dont personne à Londres n'avait parlé
+jusqu'au milieu de l'été, devait être si loin de là, que je ne
+m'occupai pas un instant de cette pensée. On commence la
+pièce, il se trouve que c'est _The fair penitent_. Je fais une
+espèce de cri de surprise. La femme se retourne: c'était
+Caliste. Qu'on juge de notre étonnement, de notre émotion, de
+notre joie! car tout autre sentiment céda dans l'instant même
+à la joie de nous revoir. Je n'eus plus de torts, je n'eus
+plus de regrets, je n'eus plus de femme, elle n'eut plus de
+mari; nous nous retrouvions, et, quand ce n'eût été que pour
+un quart-d'heure, nous ne pouvions sentir que cela. Elle me
+parut un peu pâle et plus négligée, mais cependant plus belle
+que je ne l'avais jamais vue. -- Quel sort, dit-elle, quel
+bonheur! J'étais venue entendre cette même pièce, qui sur ce
+même théâtre décida de ma vie. C'est la première fois que je
+viens ici depuis ce jour-là. Je n'avais jamais en le courage
+d'y revenir; à présent d'autres regrets m'ont rendue
+insensible à cette espèce de honte. Je venais revoir mes
+commencements, et méditer sur ma vie; et c'est vous que je
+trouve ici, vous, le véritable, le seul intérêt de ma vie,
+l'objet constant de ma pensée, de mes souvenirs, de mes
+regrets, vous que je ne me flattais pas de jamais revoir. Je
+fus longtemps sans lui répondre. Nous fûmes longtemps à nous
+regarder, comme si chacun des deux eût voulu s'assurer que
+c'était bien l'autre. -- Est-ce bien vous? lui dis-je enfin.
+Quoi! c'est bien vous! Je venais ici sans intention, par
+désoeuvrement; je me serais cru heureux d'apprendre seulement
+de vos nouvelles après mille recherches que je me proposais de
+faire, et je vous trouve vous-même, et seule, et nous aurons
+encore au moins pendant quelques heures le plaisir que nous
+avions autrefois à toute heure et tous les jours! Alors je la
+priai de trouver bon que nous fissions tous deux l'histoire du
+temps qui s'était passé depuis notre séparation, pour que nous
+pussions ensuite nous mieux entendre et parler plus à notre
+aise. Elle y consentit, me dit de commencer, et m'écouta sans
+presque m'interrompre: seulement, quand je m'accusais, elle
+m'excusait; quand je parlais d'elle, elle me souriait avec
+attendrissement; quand elle me voyait malheureux, elle me
+regardait avec pitié. Le peu de liaison qu'elle vit entre lady
+Betty et moi ne parut point lui faire de plaisir, cependant
+elle n'en affecta point de chagrin. -- Je vois, dit-elle, que
+je n'ai jamais été entièrement dédaignée ni oubliée; c'est
+tout ce que je pouvais demander. Je vous en remercie, et je
+rends grâces au ciel de ce que j'ai pu le savoir. Je vais vous
+faire aussi l'histoire de cette triste année. Je ne vous dirai
+pas tout ce que j'éprouvai sur la route de Bath à Londres,
+tressaillant au moindre bruit que j'entendais derrière moi,
+n'osant regarder, de peur de m'assurer que ce n'était pas
+vous; éclaircie ensuite malgré moi, me flattant de nouveau, de
+nouveau désabusée..... C'est assez: si vous ne sentez pas tout
+ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez jamais.
+En arrivant à Londres, j'appris que l'oncle de mon père était
+mort il y avait quelques jours, et qu'il m'avait laissé son
+bien, qui, tous les legs payés, montait, outre sa maison, à
+près de trente mille pièces.
+
+Cet événement me frappa, quoique la mort d'un homme de
+quatre-vingt-quatre ans soit dans tous les instants moins étonnante
+que sa vie, et je sentis une espèce de chagrin dont je fus
+quelque temps à démêler la cause. Je la démêlai pourtant.
+J'avais une obligation de plus à ne pas rompre mon mariage.
+Avoir écouté auparavant M. M**, et le rejeter au moment où
+j'avais quelque chose à donner en échange d'un nom, d'un état
+honnête, me parut presque impossible. Il en serait résulté
+pour moi un genre de déshonneur auquel je n'étais pas encore
+accoutumée. Il arriva le lendemain, me montra un état de son
+bien, aussi clair que le bien même, et un contrat de mariage
+tout dressé, par lequel il me donnait trois cents pièces par
+an pour ma vie, et outre cela un douaire de cinq mille pièces.
+Il ne savait rien de mon héritage; je le lui appris. Je
+refusai la rente, mais je demandai que, supposé que le mariage
+se fît, phrase que je répétais sans cesse, je conservasse la
+jouissance et la propriété de tout ce que je tenais et
+pourrais tenir encore des bienfaits de l'oncle de lord L., et
+je priai qu'on me regardât comme absolument libre jusqu'au
+moment où j'aurais prononcé oui à l'église. Vous voyez,
+Monsieur, lui dis-je, combien je suis troublée; je veux que
+jusque-là mes paroles soient pour ainsi dire comptées pour
+rien, et que vous me donniez votre parole d'honneur de ne me
+faire aucun reproche si je me dédis un moment avant que la
+cérémonie s'achève. -- Je le jure, me répondit-il, au cas que
+vous changiez de vous-même; mais, si un autre venait vous
+faire changer, il aurait ma vie ou moi la sienne. Un homme qui
+vous connaît depuis si longtemps, et n'a pas su faire ce que
+je fais, ne mérite pas de m'être préféré. Après ce mot, ce que
+j'avais tant souhaité jusqu'alors ne me parut plus que la
+chose du monde la plus craindre. Il revint bientôt avec le
+contrat changé comme je l'avais demandé; mais il m'y donnait
+cinq mille guinées pour des bijoux, des meubles ou des
+tableaux qui m'appartiendraient en toute propriété. Le
+ministre était averti, la licence obtenue, les témoins
+trouvés. Je demandai encore une heure de solitude et de
+liberté. Je vous écrivis, je donnai ma lettre au fidèle James.
+Il n'en vint point de vous. L'heure écoulée, nous allâmes à
+l'église et on nous maria... Laissez-moi respirer un moment,
+dit-elle, et elle parut écouter les acteurs et la Caliste du
+théâtre, qui rendirent assez naturels les pleurs que nos
+voisins lui voyaient verser. Ensuite elle reprit: Quelques
+jours après, les affaires qui regardaient l'héritage étant
+arrangées, et mon mari ayant été mis en possession du bien, il
+me mena à sa terre; l'oncle de lord L. m'avait fait promettre,
+quand je lui dis adieu, de venir le voir toutes les fois qu'il
+le demanderait. Je fus parfaitement bien reçue dans le pays
+que j'allais habiter. Domestiques, vassaux, amis, voisins,
+même les plus fiers, ou ceux qui auraient eu le plus de droit
+de l'être, s'empressèrent à me faire le meilleur accueil, et
+il ne tint qu'à moi de croire qu'on ne me connaissait que par
+des bruits avantageux. Pour la première fois je mis en doute
+si votre père ne s'était pas trompé, et s'il était bien sûr
+que je portasse avec moi le déshonneur. Moi, de mon côté, je
+ne négligeai rien de ce qui pouvait donner du plaisir ou
+compenser de la peine. Mon ancienne habitude d'arranger pour
+les autres mes actions, mes paroles, ma voix, mes gestes,
+jusqu'à ma physionomie, me revint, et me servit si bien que
+j'ose assurer qu'en quatre mois M. M** n'eut pas un moment qui
+fût désagréable. Je ne prononçais pas votre nom; les habits
+que je portais, la musique que je jouais, ne furent plus les
+mêmes qu'à Bath. J'étais deux personnes, dont l'une n'était
+occupée qu'à faire taire l'autre et à la cacher. L'amour, car
+mon mari avait pour moi une véritable passion, secondant mes
+efforts par ses illusions, il parut croire que personne ne
+m'avait été aussi cher que lui. Il méritait sans doute tout ce
+que je faisais et tout ce que j'aurais pu faire pour son
+bonheur pendant une longue vie, et son bonheur n'a duré que
+quatre mois. Nous étions à table chez un de nos voisins. Un
+homme arrivé de Londres parla d'un mariage célébré déjà depuis
+longtemps, mais devenu public depuis quelques jours. Il ne se
+rappela pas d'abord votre nom; il vous nomma enfin. Je ne dis
+rien, mais je tombai évanouie, et je fus deux heures sans
+aucune connaissance. Tous les accidents les plus effrayants se
+succédèrent pendant quelques jours, et finirent par une
+fausse-couche dont les suites me mirent vingt fois au bord du
+tombeau. Je ne vis presque point M. M**. Une femme qui écouta
+mon histoire, et plaignit ma situation, le tint éloigné de moi
+pour que je ne visse pas son chagrin et n'entendisse pas ses
+reproches; et dans le même temps elle ne négligea rien pour le
+consoler ni pour l'apaiser: elle fit plus. Je m'étais mis dans
+l'esprit que vous vous étiez marié secrètement avant que
+j'eusse quitté Bath; que vous étiez déjà engagé avant d'y
+revenir; que vous m'aviez trompée en me disant que vous ne
+connaissiez pas lady Betty; que vous m'aviez laissé arranger
+l'appartement de ma rivale, et que vous vous étiez servi de
+moi, de mon zèle, de mon industrie, de mes soins pour lui
+faire votre cour; que, lorsque vous m'aviez témoigné de
+l'humeur de trouver chez moi M. M**, vous étiez déjà promis,
+peut-être déjà marié. Cette femme, me voyant m'occuper sans
+cesse de toutes ces douloureuses suppositions, et revenir
+mille fois sur les plus déchirantes images, s'informa sans
+m'en avertir de l'impression qu'avait faite sur vous mon
+départ, de la conduite de votre père, du moment de votre
+mariage, de celui de votre départ retardé par le mauvais
+temps, de votre conduite pendant le voyage et à votre retour.
+Elle sut tout approfondir, faire parler vos gens et sir Harry,
+et ses informations ont été bien justes, car ce que vous venez
+de me dire y répond parfaitement. Je fus soulagée, je la
+remerciai mille fois en pleurant, en baisant ses mains que je
+mouillais de larmes. Seule, la nuit, je me disais: Je n'ai pas
+du moins à le mépriser, à le haïr; je n'ai pas été le jouet
+d'un complot, d'une trahison préméditée. Il ne s'est pas fait
+un jeu de mon amour et de mon aveuglement. Je fus soulagée. Je
+me rétablis assez pour reprendre ma vie ordinaire, et
+j'espérais de faire oublier à mon mari, à force de soins et de
+prévenances, l'affreuse impression qu'il avait reçue. Je n'ai
+pu en venir à bout. L'éloignement, si ce n'est la haine, avait
+succédé à l'amour. Je l'intéressais pourtant encore, quand des
+retours de mon indisposition semblaient menacer ma vie; mais,
+dès que je me portais mieux, il fuyait sa maison, et quand, en
+y rentrant, il retrouvait celle qui peu auparavant la lui
+rendait délicieuse, je le voyais tressaillir. J'ai combattu
+pendant trois mois cette malheureuse disposition, et cela bien
+plus pour l'amour de lui que pour moi-même. Toujours seule, ou
+avec cette femme qui m'avait secourue, travaillant sans cesse
+pour lui ou pour sa maison, n'écrivant et ne recevant aucune
+lettre, mon chagrin, mon humiliation, car ses amis m'avaient
+tous abandonnée, me semblaient devoir le toucher; mais il
+était aigri sans retour. Il ne lui échappa jamais un mot de
+reproche; de sorte que je n'eus jamais l'occasion d'en dire un
+seul d'excuse ni de justification. Une fois ou deux je voulus
+parler, mais il me fut impossible de proférer une seule
+parole. A la fin, ayant reçu une lettre du général, qui me
+disait qu'il était malade, et qu'il me priait de le venir voir
+seule, ou avec M. M**, je la mis devant lui. -- Vous pouvez
+aller, Madame, me dit-il. Je partis dès le lendemain, et
+laissant Fanny, pour n'avoir pas l'air de déserter la maison
+ni d'en être bannie, je lui dis de laisser mes armoires et mes
+cassettes ouvertes et à portée de l'examen de tout le monde;
+mais je ne crois pas qu'on ait daigné regarder rien, ni faire
+la moindre question sur mon compte. Voilà comme est revenue à
+Londres celle que Mylord a tant aimée, et qu'une fois vous
+aimiez; et aujourd'hui je me revois ici plus malheureuse et
+plus délaissée que quand je vins jouer sur ce même théâtre, et
+que je n'appartenais à personne qu'à une mère qui me donna
+pour de l'argent.
+
+Caliste ne pleura pas après avoir fini son récit; elle
+semblait considérer sa destinée avec une sorte d'étonnement
+mêlé d'horreur plutôt qu'avec tristesse. Moi, je restai abîmé
+dans les plus noires réflexions. -- Ne vous affligez pas, me
+dit-elle en souriant; je n'en vaux pas la peine. Je le savais
+bien, que la fin ne serait pas heureuse, et j'ai eu des
+moments si doux! Le plaisir de vous retrouver ici rachèterait
+seul un siècle de peines. Que suis-je, au fond, qu'une fille
+entretenue que vous avez trop honorée! Et d'une voix et d'un
+air tranquilles, elle me demanda des nouvelles de sir Harry,
+et s'il caressait sa petite soeur. Je lui parlai de sa propre
+santé. -- Je ne suis point bien, me dit-elle, et je ne pense
+pas que je me remette jamais; mais je sens que le chagrin aura
+longtemps à faire pour tuer tout-à-fait une bonne
+constitution. Nous parlâmes un peu de l'avenir. Ferait-elle
+bien de chercher à retourner à Norfolk, où son devoir seul,
+sans nul penchant, nul attrait, nulle espérance de bonheur, la
+ferait aller? Devait-elle engager l'oncle de lord L. à la
+mener passer l'hiver en France? Si elle et moi passions
+l'hiver à Londres, pourrions-nous nous voir, pourrions-nous
+consentir à ne nous point voir? La pièce finie, nous sortîmes
+sans être convenus de rien, sans savoir où nous allions, sans
+avoir pensé à nous séparer, à nous rejoindre, à rester
+ensemble. La vue de James me tira de cet oubli de tout. -- Ah!
+James, m'écriai-je. -- Ah! Monsieur, c'est vous! Par quel
+hasard, par quel bonheur?... Attendez. J'appellerai un fiacre
+au lieu de cette chaise. Ce fut James qui décida que je serais
+encore quelques moments avec Caliste. -- Où voulez-vous qu'il
+aille? lui dit-il. -- Au parc Saint James, dit-elle après
+m'avoir regardé. Soyons encore un moment ensemble, personne ne
+le saura. C'est le premier secret que James ait jamais eu à me
+garder; je suis bien sûre qu'il ne le trahira pas, et, si vous
+voulez qu'on n'en croie pas les rapports de ceux qui
+pourraient nous avoir vus à la comédie, ou qu'on ne fasse
+aucune attention à cette rencontre, retournez à la campagne
+cette nuit ou demain; on croira qu'il vous a été bien égal de
+me retrouver, puisque vous vous éloignez de moi tout de suite.
+C'est ainsi qu'un peu de bonheur ramène l'amour de la décence,
+le soin du repos d'autrui, dans une âme généreuse et noble.
+Mais écrivez-moi, ajouta-t-elle, conseillez-moi, dites-moi vos
+projets. Il n'y a point d'inconvénient à présent que je
+reçoive de temps en temps de vos lettres. J'approuvai tout. Je
+promis de partir et d'écrire. Nous arrivâmes à la porte du
+parc. Il faisait fort obscur, et le tonnerre commençait à
+gronder. -- N'avez-vous pas peur? lui dis-je. -- Qu'il ne tue
+que moi, dit-elle, et tout sera bien. Mais s'il vaut mieux ne
+pas nous éloigner de la porte et du fiacre, asseyons-nous ici
+sur un banc; et, après avoir quelque temps considéré le ciel:
+Assurément personne ne se promène, dit-elle, personne ne me
+verra ni ne m'écoutera. Elle coupa presqu'à tâtons une touffe
+de mes cheveux qu'elle mit dans son sein, et, passant ses deux
+bras autour de moi, elle me dit: Que ferons-nous l'un sans
+l'autre? Dans une demi-heure je serai comme il y a un an,
+comme il y a six mois, comme ce matin: que ferai-je si j'ai
+encore quelque temps à vivre? Voulez-vous que nous nous en
+allions ensemble? N'avez-vous pas assez obéi à votre père?
+N'avez-vous pas une femme de son choix et un enfant? Reprenons
+nos véritables liens. A qui ferons-nous du mal? mon mari me
+hait et ne veut plus vivre avec moi; votre femme ne vous aime
+plus!... Ah! ne répondez pas, s'écria-t-elle en mettant sa
+main sur ma bouche. Ne me refusez pas, et ne consentez pas non
+plus. Jusqu'ici je n'ai été que malheureuse, que je ne
+devienne pas coupable; je pourrais supporter mes propres
+fautes, mais non les vôtres; je ne me pardonnerais jamais de
+vous avoir dégradé! Ah! combien je suis malheureuse, et
+combien je vous aime! Jamais homme ne fut aimé comme vous! Et,
+me tenant étroitement embrassé, elle versait un torrent de
+larmes. Je suis une ingrate, dit-elle un instant après, je
+suis une ingrate de dire que je suis malheureuse; je ne
+donnerais pour rien dans le monde le plaisir que j'ai eu
+aujourd'hui, le plaisir que j'ai encore dans ce moment. Le
+tonnerre était devenu effrayant, et le ciel était comme
+embrasé: Caliste semblait ne rien voir et ne rien entendre;
+mais James, accourant, lui cria: Au nom du ciel, Madame,
+venez! voici la grêle. Vous avez été si malade! Et, la prenant
+sous le bras dès qu'il put l'apercevoir, il l'entraîna vers le
+fiacre, l'y fit entrer et ferma la portière. Je restai seul
+dans l'obscurité; je ne l'ai jamais revue.
+
+Le lendemain, de grand matin, je repartis pour la campagne.
+Mon père, étonné de mon retour et du trouble où il me voyait,
+me fit des questions avec amitié. Il s'était acquis des droits
+à ma confiance, je lui contai tout. -- A votre place, dit-il,
+mais ceci n'est pas parler en père, à votre place je ne sais
+ce que je ferais. Reprenons, a-t-elle dit, nos véritables
+liens. Aurait-elle raison? mais elle ne voudrait pas elle-même...
+Ce n'a été qu'un moment d'égarement dont elle est
+bientôt revenue... Je me promenais à grands pas dans la
+galerie où nous étions. Mon père, penché sur une table, avait
+sa tête appuyée sur ses deux mains; du monde que nous
+entendîmes mit fin à cette étrange situation.
+
+Milady revenait d'une partie de chasse; elle craignit
+apparemment quelque chose de fâcheux de mon prompt retour, car
+elle changea de couleur en me voyant; mais je passai à côté
+d'elle et de ses amis sans leur rien dire. Je n'eus que le
+temps de m'habiller avant le dîner, et je reparus à table avec
+mon air accoutumé. Tout ce que je vis m'annonça que milady se
+trouvait heureuse en mon absence, et que les retours
+inattendus de son mari pouvaient ne lui point convenir du
+tout. Mon père en fut si frappé, qu'au sortir de table, il me
+dit, en me serrant la main avec autant d'amertume que de
+compassion: Pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste!
+Mais, vous, pourquoi ne me l'avez-vous pas fait connaître? qui
+pouvait savoir, qui pouvait croire qu'il y eût tant de
+différence entre une femme et une autre femme, et que celle-là
+vous aimerait avec une si véritable et si constante passion?
+Me voyant entrer dans ma chambre, il m'y suivit, et nous
+restâmes longtemps assis l'un vis-à-vis de l'autre sans nous
+rien dire. Un bruit de carrosse nous fit jeter les yeux sur
+l'avenue. C'était milord ***, le père du jeune homme avec qui
+vous me voyez. Il monta tout de suite chez moi, et me dit
+aussitôt: Voyons si vous pourrez, si vous voudrez me rendre un
+grand service. J'ai un fils unique que je voudrais faire
+voyager. Il est très-jeune; je ne puis l'accompagner, parce
+que ma femme ne peut quitter son père, et qu'elle mourrait
+d'inquiétude et d'ennui s'il lui fallait être à la fois privée
+de son fils et de son mari. Encore une fois, mon fils est très
+jeune; cependant j'aime encore mieux l'envoyer voyager tout
+seul que de le confier à qui que ce soit d'autre que vous.
+Vous n'êtes pas trop bien avec votre femme, vous n'avez été
+que quatre mois hors d'Angleterre; mon fils est un bon enfant,
+les frais du voyage se paieront par moitié. Voyez. Puisque je
+vous trouve avec votre père, je ne vous laisse à tous deux
+qu'un quart-d'heure de réflexion. Je jette les yeux sur mon
+père: il me tire à l'écart. -- Regardez ceci, mon fils, dit-il,
+comme un secours de la Providence contre votre faiblesse et
+contre la mienne. Celle qui est pour ainsi dire chassée de
+chez son mari et qui fait à Londres les délices d'un
+vieillard, son bienfaiteur, pourra rester à Londres. Je vous
+perdrai, mais je l'ai mérité. Vous rendrez service à un autre
+père et à un jeune homme dont on espère bien; ce sera une
+consolation que je tâcherai de sentir. -- J'irai, dis-je en me
+rapprochant de Milord, mais à deux conditions, que je vous
+dirai quand j'aurai pris l'air un moment. -- J'y souscris
+d'avance, dit-il en me serrant la main, et je vous remercie.
+C'est une chose faite. Mes deux conditions étaient, l'une, que
+nous commençassions par l'Italie, pour que je n'eusse encore
+rien perdu de mon ascendant sur le jeune homme pendant le
+séjour que nous y ferions; l'autre, qu'après une année,
+content ou mécontent de lui, je pusse le quitter au moment où
+je le voudrais sans désobliger ses parents. Cette nuit même
+j'écrivis à Caliste tout ce qui s'était passé. J'exigeai
+qu'elle me répondît, et je promis de continuer à lui écrire. --
+Ne nous refusons pas, lui disais-je, un plaisir innocent, et
+le seul qui nous reste.
+
+Je fus d'avis que nous fissions le voyage par mer, pour avoir
+cette expérience de plus. Nous nous embarquâmes à Plymouth;
+nous débarquâmes à Lisbonne. De là nous allâmes par terre à
+Cadix, puis par mer à Messine, où nous vîmes les affreux
+vestiges du tremblement de terre. Je me souviens, Madame, de
+vous avoir raconté cela avec détail, et vous savez comment,
+après une année de séjour en Italie, passant le mont Saint-Gothard,
+voyant dans le Valais les glaciers et les bains, au
+sortir du Valais les salines, nous nous sommes trouvés au
+commencement de l'hiver à Lausanne, où quelques traits de
+ressemblance m'attachèrent à vous, où votre maison me fut un
+asile, et vos bontés une consolation. Il me reste à vous
+parler de la malheureuse Caliste.
+
+Je reçus sa réponse à ma lettre un moment ayant de
+m'embarquer. Elle plaignait son sort, mais elle approuvait ma
+conduite, mon voyage, et faisait mille voeux pour qu'il fût
+heureux. Elle écrivit aussi à mon père pour le remercier de sa
+pitié, et lui demander pardon des peines dont elle était la
+cause. L'hiver vint. L'oncle de lord L. ne se rétablissant pas
+bien de sa goutte, elle se décida à rester à Londres. Il fut
+même malade pendant quelque temps d'une manière assez
+sérieuse, et elle passa souvent les jours et la moitié des
+nuits à le soigner. Quand il se portait mieux, il voulait
+l'amuser et s'égayer lui-même, en invitant chez lui la
+meilleure compagnie de Londres en hommes. C'étaient de grands
+dîners ou des soupers assez bruyants, après lesquels le jeu
+durait souvent fort avant dans la nuit, et il aimait que
+Caliste ornât la compagnie jusqu'à ce qu'elle se séparât.
+D'autres fois il l'engageait à aller dans le monde, lui disant
+qu'une retraite absolue lui donnerait l'air de s'être attiré
+la disgrâce de son mari, et que lui-même jugerait d'elle plus
+favorablement s'il apprenait qu'elle osait se montrer et
+qu'elle était partout bien reçue. C'en était trop que toutes
+ces différentes fatigues pour une personne dont la santé,
+après avoir reçu une secousse violente, était sans cesse minée
+par le chagrin (qu'on me pardonne de le dire avec une espèce
+d'orgueil que je paye assez cher), par le chagrin, par le
+regret continuel de vivre sans moi. Ses lettres, toujours
+remplies du sentiment le plus tendre, ne me laissaient aucun
+doute sur l'invariable constance de son attachement. Vers le
+printemps elle m'en écrivit une qui me fit en même temps un
+grand plaisir et la peine la plus sensible. "Je fus hier à la
+comédie, me disait-elle; je m'étais assuré une place dans la
+même loge du mois de septembre. Je crois que mon bon ange
+habite cet endroit-là. A peine étais-je assise que j'entends
+une jeune voix s'écrier: Ah! voici ma chère mistriss Calista!
+Mais combien elle a maigri. Voyez-la à présent, Monsieur.
+Votre fils ne vous a jamais mené chez elle, mais vous pouvez
+la voir à présent. Celui à qui il parlait était votre père. Il
+me salua avec un air qu'il ne faut pas que je cherche à vous
+peindre, si je veux que mes yeux me servent à écrire; aussi
+bien serait-il difficile de vous rendre tout ce que sa
+physionomie me dit d'honnête, de tendre et de triste. -- Mais
+qu'avez-vous fait pour être si maigre? me dit sir Harry. --
+Tant de choses, mon ami! lui dis-je. Mais vous, vous avez
+grandi, vous avez l'air d'avoir été toujours bien sage et bien
+heureux. -- Je suis pourtant extrêmement fâché, m'a-t-il
+répondu, de n'être pas avec notre ami en Italie, et il me
+semble que j'avais plus de droit d'être avec lui que son
+cousin; mais j'ai toujours soupçonné maman de ne l'avoir pas
+voulu, car ce fut aussi elle qui voulut absolument que l'on me
+mît à Westminster; pour lui, il m'aurait gardé volontiers, et
+s'offrait à me faire faire toutes mes leçons, ce qui aurait
+été plus agréable pour moi que l'école de Westminster, et nous
+aurions souvent parlé de vous. Il y a si longtemps que je ne
+vous ai vue, il faut que je vous parle à coeur ouvert! Tenez,
+j'ai souvent cru que de vous avoir tant aimée, et d'avoir été
+si triste de votre départ, ne m'avait pas fait grand bien dans
+l'esprit de maman; mais je n'en dirai pas davantage, car elle
+me regarde de la loge vis-à-vis, et elle pourrait deviner ce
+que je dis à mon air. Vous jugez de l'effet de chacune de ces
+paroles. Je n'osais, à cause des regards de lady Betty, avoir
+recours à mon flacon, et je respirais avec peine. -- Mais vous
+n'êtes pas pâle au moins, dit sir Harry, et je me flatte, à
+cause de cela, que vous n'êtes pas malade. -- C'est que j'ai du
+rouge, lui dis-je. -- Mais vous n'en mettiez point il y a dix-huit
+mois. Enfin, votre père lui dit de me laisser un peu
+tranquille, et, quelques moments après, me demanda si j'avais
+de vos nouvelles, et me dit le contenu de vos dernières
+lettres. Je pus rester à ma place jusqu'au premier entr'acte;
+mais les regards de votre femme et de ceux qui
+l'accompagnaient, toujours attachés sur moi, m'obligèrent
+enfin à sortir. Sir Harry courut chercher ma chaise, et votre
+père eut la bonté de m'y conduire."
+
+Vers le mois de juin, on lui conseilla le lait d'ânesse. Le
+général voulut que ce fût chez elle qu'elle le prît,
+s'assurant qu'elle n'aurait qu'à se montrer à cet homme qu'il
+avait vu si passionné pour elle, et qu'il reprendrait les
+sentiments qu'elle méritait d'inspirer. -- C'est moi, dit-il,
+en quelque sorte qui vous ai mariée, je vous ramènerai chez
+vous, et nous verrons si on ose vous y mal recevoir. Caliste
+obtint la permission d'en prévenir son mari, mais non celle
+d'attendre sa réponse. En arrivant, elle trouva cette lettre:
+"M. le général a parfaitement raison, Madame, et vous faites
+très bien de venir chez vous. Tâchez d'y rétablir votre santé,
+et soyez-y maîtresse absolue. J'ai donné à cet égard les
+ordres les plus positifs, quoiqu'il n'en fût pas besoin, car
+mes domestiques sont les vôtres. Je vous ai trop aimée, et je
+vous estime trop pour ne pas me flatter de pouvoir vivre
+encore heureux avec vous; mais dans ce moment l'impression du
+chagrin que j'ai eu est trop vive encore, et malgré moi je
+vous la laisserais trop voir. Je vais faire, pour tâcher de la
+perdre entièrement, un voyage de quelques mois, dont j'espère
+d'autant plus de succès que je ne suis jamais sorti de mon
+pays. Vous ne pouvez m'écrire, ne sachant où m'adresser vos
+lettres, mais je vous écrirai, et l'on verra que nous ne
+sommes pas brouillés. Adieu, Madame; c'est bien sincèrement
+que je vous souhaite une meilleure santé, et que je suis fâché
+d'avoir témoigné tant de chagrin d'une chose involontaire, et
+que vous avez fait tant d'efforts pour réparer; mais mon
+chagrin alors était trop vif. Témoignez bien de l'amitié à
+mistriss M***. Elle l'a bien mérité, et je lui rends à présent
+justice. Je ne pouvais croire qu'il n'y eût point eu de
+correspondance secrète, aucune relation entre vous et
+l'heureux homme auquel votre coeur s'était donné; elle avait
+beau dire que votre surprise en était la preuve, je n'écoutais
+rien".
+
+Le départ de M. M** ayant fait plus d'impression que ses
+ordres, Caliste fut d'abord assez mal reçue; mais son
+protecteur le prit sur un ton si haut, et elle montra tant de
+douceur, elle fut si bonne, si charitable, si juste, si noble,
+que bientôt tout fut à ses pieds, les voisins comme les gens
+de la maison, et, ce qui n'est pas ordinaire chez des amis de
+campagne, ils furent aussi discrets qu'empressés, de sorte
+qu'elle prenait son lait avec tous les ménagements et la
+tranquillité qui pouvaient dépendre des autres. Elle m'écrivit
+qu'il lui faisait un peu de bien, et que l'on commençait à lui
+trouver meilleur visage. Mais, au milieu de sa cure, le
+général tomba malade de la longue maladie dont il est mort. Il
+fallut retourner à Londres; et les peines, les veilles, le
+chagrin portèrent à Caliste une trop forte et dernière
+atteinte. Son constant ami, son constant protecteur et
+bienfaiteur, lui donna en mourant le capital de six cents
+pièces de rentes au trois pour cent, à prendre sur la partie
+de son bien la moins casuelle, et d'après l'estimation qui en
+serait faite par des gens de loi.
+
+D'abord après sa mort elle alla habiter sa maison de
+Whitehall, qu'elle s'était déjà amusée à réparer l'hiver
+précédent. Elle continua à y recevoir les amis de lord L. et
+de son oncle, et recommença à se donner chaque semaine le
+plaisir d'entendre les meilleurs musiciens de Londres, et
+c'est presque dire de l'Europe. Je sus tout cela par elle-même.
+Elle m'écrivit aussi qu'elle avait retiré chez elle une
+chanteuse de la comédie qui s'était dégoûtée du théâtre, et
+lui avait donné de quoi épouser un musicien très honnête
+homme. "Je tire parti de l'un et de l'autre, disait-elle, pour
+faire apprendre un peu de musique à de petites orphelines à
+qui j'enseigne moi-même à travailler, et qui apprennent chez
+moi une profession. Quand on m'a dit que je les préparais au
+métier de courtisane, j'ai fait remarquer que je les prenais
+très pauvres et très jolies, ce qui, joint ensemble et dans
+une ville comme Londres, mène à une perte presque sûre et
+entière, sans que de savoir un peu chanter ajoute rien au
+péril, et j'ai même osé dire qu'après tout il valait encore
+mieux commencer et finir comme moi, qu'arpenter les rues et
+périr dans un hôpital. Elles chantent les choeurs d'Esther et
+d'Athalie que j'ai fait traduire, et pour lesquels on a fait
+la plus belle musique; on travaille à me rendre le même
+service pour les Psaumes cent trois et cent quatre. Cela
+m'amuse, et elles n'ont point d'autre récréation." Tous ces
+détails ne devaient pas, vous l'avouerez, Madame, me préparer
+à l'affreuse lettre que je reçus il y a huit jours. Renvoyez-la-moi,
+et qu'elle ne me quitte plus jusqu'à ma propre mort.
+
+"C'est bien à présent, mon ami, que je puis vous dire _c'est
+fait_. Oui, c'est fait pour toujours. Il faut vous dire un
+éternel adieu. Je ne vous dirai pas par quels symptômes je
+suis avertie d'une fin prochaine; ce serait me fatiguer à pure
+perte, mais il est bien sûr que je ne vous trompe pas, et que
+je ne me trompe pas moi-même. Votre père m'est venu voir hier:
+je fus extrêmement touchée de cette bonté. Il me dit: Si au
+printemps, Madame, si au printemps.... (il ne pouvait se
+résoudre à ajouter) vous vivez encore, je vous mènerai moi
+même en Provence, à Nice ou en Italie. Mon fils est à présent
+en Suisse, je lui écrirai de venir au-devant de nous. -- Il est
+trop tard, Monsieur, lui dis-je, mais je n'en suis pas moins
+touchée de votre bonté. -- Il n'a rien ajouté, mais c'était par
+ménagement, car il sentait bien des choses qu'il aurait eu du
+penchant à dire. Je lui ai demandé des nouvelles de votre
+fille, il m'a dit qu'elle se portait bien, et qu'il me
+l'aurait déjà envoyée si elle vous ressemblait un peu; mais,
+quoiqu'elle n'ait que dix-huit mois, on voit déjà qu'elle
+ressemblera à sa mère. Je l'ai prié de m'envoyer sir Harry, et
+lui ai dit que par ses mains je lui ferais un présent que je
+n'osais lui faire moi-même. Il m'a dit qu'il recevrait avec
+plaisir de ma main tout ce que je voudrais lui donner; là-dessus
+je lui ai donné votre portrait, que vous m'avez envoyé
+d'Italie; je donnerai à sir Harry la copie que j'en ai faite,
+mais je garderai celui que vous m'avez donné le premier, et je
+dirai qu'on vous le remette après ma mort.
+
+"Je ne vous ai pas rendu heureux, et je vous laisse
+malheureux, et moi je meurs; cependant je ne puis me résoudre
+à souhaiter de ne vous avoir pas connu: supposé que je dusse
+me faite des reproches, je ne le puis pas; mais le dernier
+moment où je vous ai vu m'est quelquefois revenu dans
+l'esprit, et j'ai craint qu'il n'y ait eu une certaine audace
+impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous
+ou moi. C'est cela peut-être qu'on appelle braver le ciel;
+mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l'Etre
+tout-puissant? peut-il en avoir la pensée? et, supposé que dans un
+moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses
+jugements, Dieu pourrait-il s'en irriter? Si pourtant je t'ai
+offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour
+moi et pour celui à qui j'inspirais le même oubli, la même
+folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami; écrivez-moi que
+vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots; il y a peu
+d'apparence qu'ils me trouvent encore en vie; mais, si je vis
+assez pour les recevoir, j'aurai encore une fois le plaisir de
+voir de votre écriture."
+
+Depuis cette lettre, Madame, je n'ai rien reçu. C'est trop
+tard, elle a dit: C'est trop tard. Ah! malheureux, j'ai
+toujours attendu qu'il fût trop tard, et mon père a fait comme
+moi. Que n'a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un
+autre père? elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin.
+
+
+
+LETTRE XXII
+
+Madame,
+
+Je n'ai point encore reçu de lettres. Il y a des instants où
+je crois pouvoir encore espérer. Mais non, cela n'est pas
+vrai. Je n'espère plus. Je la regarde déjà comme morte, et je
+me désole. Je m'étais accoutumé à sa maladie comme à sa
+sagesse, comme à être son amant. Je ne croyais point qu'elle
+se marierait; je n'ai point cru qu'elle pût mourir, et il faut
+que je supporte ce que je n'avais pas eu le courage de
+prévoir. Avant que le dernier coup soit porté, ou du moins
+tandis que je l'ignore, je vais profiter d'un reste de
+sang-froid pour vous dire une chose qui peut-être ne signifie rien,
+mais qu'il me parait que je suis obligé de vous dire. Depuis
+quelques jours, tout entier à mes souvenirs, que l'histoire
+que je vous ai faite a rendus comme autant de choses
+présentes, je ne parlais plus à personne, pas même à Milord.
+Ce matin je lui ai serré la main quand il est venu demander si
+j'avais dormi, et au lieu de répondre: Jeune homme, lui ai-je
+dit, si jamais vous intéressez le coeur d'une femme vraiment
+tendre et sensible, et que vous ne sentiez pas dans le vôtre
+que vous pourrez payer toute sa tendresse, tous ses
+sacrifices, éloignez-vous d'elle, faites-vous en oublier, ou
+croyez que vous l'exposez à des malheurs sans nombre, et
+vous-même à des regrets affreux et éternels. Il est resté pensif
+auprès de moi, et une heure après, me rappelant ce que j'avais
+dit un jour des différentes raisons que votre fille pouvait
+avoir de ne plus vivre avec nous dans une espèce de retraite,
+il m'a demandé si je croyais qu'elle eût du penchant pour
+quelqu'un. Je lui ai répondu que je l'avais soupçonné. Il m'a
+demandé si c'était pour lui. Je lui ai répondu que quelquefois
+je l'avais cru. -- Si cela est, m'a-t-il dit, c'est bien
+dommage que Mademoiselle Cécile soit une fille si bien née,
+car de me marier à mon âge on n'y peut penser. Encore une fois
+cela ne signifie rien. Je n'ai jamais rien dit ni rien pensé
+de pareil; j'aurais en tout temps préféré Caliste à ma liberté
+comme à une couronne; et cependant qu'ai-je fait pour elle!
+Souvent on a tout fait pour celle pour laquelle on croyait
+qu'on ne ferait rien.
+
+
+
+LETTRE XXIII
+
+Quel intérêt pouvez-vous prendre, Madame, au sort de l'homme
+du monde le plus malheureux en effet, mais le plus digne de
+son malheur! Je me revois sans cesse dans le passé, sans
+pouvoir me comprendre. Je ne sais si tous les malheureux
+déchus par degrés de la place où le sort les avait mis, sont
+comme moi; en ce cas-là, je les plains bien. Jamais l'échafaud
+sur lequel périt Charles Ier ne m'a donné autant de pitié pour
+lui que la comparaison que j'ai faite aujourd'hui entre lui et
+moi. Il me semble que je n'ai rien fait de ce qu'il aurait été
+naturel de faire. J'aurais dû l'épouser sans demander un
+consentement dont je n'avais pas besoin. J'aurais dû
+l'empêcher de promettre qu'elle ne m'épouserait pas sans ce
+consentement. Si mille efforts n'avaient pu fléchir mon père,
+j'aurais dû en faire ma maîtresse, et pour elle et moi ma
+femme, quand tout son coeur le demandait malgré elle, et que je
+le voyais malgré ses paroles. J'aurais dû l'entendre,
+lorsqu'ayant écarté tout le monde, elle voulut m'empêcher de
+la quitter. Revenu chez elle, j'aurais dû briser sa porte; le
+lendemain, la forcer à me revoir, ou du moins courir après
+elle quand elle m'eut échappé. Je devais rester libre et ne
+pas lui donner le chagrin de croire que j'avais donné sa place
+d'avance, qu'elle avait été trahie, ou qu'elle était oubliée.
+L'ayant retrouvée, j'aurais dû ne la plus quitter, être au
+moins aussi prompt, aussi zélé que son fidèle James: peut-être
+ne l'aurais-je pas laissée sortir seule de ce carrosse; peut-être
+James m'aurait-il caché auprès d'elle; peut-être
+l'aurais-je pu servir avec lui: j'étais inconnu à tout le
+monde dans la maison de son bienfaiteur. Et cet automne
+encore, et cet hiver... Je savais que son mari l'avait fuie;
+que n'allais-je, au lieu de rêver à elle au coin de votre feu,
+soigner avec elle son protecteur, soulager ses peines,
+partager ses veilles; la faire vivre à force de caresses et de
+soins, ou au moins, pour prix d'une passion si longue et si
+tendre, lui donner le plaisir de me voir en mourant, de voir
+qu'elle n'avait pas aimé un automate insensible, et que, si je
+n'avais pas su l'aimer comme elle le méritait, je saurais la
+pleurer? Mais c'est trop tard, mes regrets sont aussi venus
+trop tard, et elle les ignore. Elles les a ignorés, faut-il
+dire: il faut bien avoir enfin le courage de la croire morte;
+s'il y avait eu quelque retour d'espérance, elle aurait voulu
+adoucir l'impression de sa lettre; car elle, elle savait
+aimer. Me voici donc seul sur la terre. Ce qui m'aimait n'est
+plus. J'ai été sans courage pour prévenir cette perte; je suis
+sans force pour la supporter.
+
+
+
+LETTRE XXIV
+
+Madame,
+
+Ayant appris que vous comptez partir demain, je voulais avoir
+l'honneur de vous aller voir aujourd'hui pour vous souhaiter,
+ainsi qu'à Mademoiselle Cécile, un heureux voyage, et vous
+dire que le chagrin de vous voir partir n'est adouci que par
+la ferme espérance que j'ai de vous revoir l'une et l'autre;
+mais je ne puis quitter mon parent: l'impression que lui a
+faite une lettre arrivée ce matin a été si vive, que M. Tissot
+m'a absolument défendu de le quitter, ainsi que son
+domestique. Celui qui a apporté la lettre ne le quitte pas non
+plus, mais il est presque aussi affligé que lui, et je crois
+qu'il se tuerait lui-même plutôt qu'il ne l'empêcherait de se
+tuer. Je vous supplie, Madame, de me conserver des bontés dont
+j'ai senti le prix plus encore peut-être que vous ne l'avez
+cru, et dont ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie.
+
+J'ai l'honneur d'être, etc.
+
+Edouard ***
+
+
+
+LETTRE XXV
+
+Celle qui vous aimait tant est morte avant-hier au soir. Cette
+manière de la désigner n'est pas un reproche que je lui fais:
+il y avait longtemps que je lui avais pardonné, et dans le
+fond elle ne m'avait pas offensé. Il est vrai qu'elle ne
+m'avait pas ouvert son coeur: je ne sais si elle l'aurait dû,
+et, quand elle me l'aurait ouvert, il n'est pas bien sûr que
+je ne l'eusse pas épousée, car je l'aimais passionnément.
+C'est la plus aimable, et je puis ajouter qu'à mes yeux, et
+pour mon coeur, c'est la seule aimable femme que j'aie connue.
+Si elle ne m'a pas averti, elle ne m'a pas non plus trompé,
+mais je me suis trompé moi-même. Vous ne l'aviez pas épousée;
+était-il croyable que, vous aimant, elle n'eût pas su ou voulu
+vous déterminer à l'épouser? Vous savez sans doute combien je
+fus cruellement désabusé; et quoiqu'à présent je me repente
+d'avoir témoigné tant de ressentiment et de chagrin, je ne
+puis même encore aujourd'hui m'étonner de ce que, perdant à la
+fois la persuasion d'en être aimé et l'espérance d'avoir un
+enfant dont elle aurait été la mère, j'aie manqué de
+modération. Heureusement, il est bien sûr que ce n'est pas
+cela qui l'a tuée. Ce n'est certainement pas moi qui suis
+cause de sa mort, et, quoique j'aie été jaloux de vous, j'aime
+encore mieux à présent être à ma place qu'à la vôtre. Rien ne
+prouve cependant que vous ayez des reproches à vous faire, et
+je vous prie de ne pas prendre mes paroles dans ce sens-là.
+Vous me trouveriez, et avec raison, injuste et téméraire aussi
+bien que cruel, car je vous suppose très-affligé.
+
+Le même jour que Mistriss M*** vous écrivit sa dernière
+lettre, elle m'écrivit pour me prier de la venir voir. Je vins
+sans perdre un instant; je trouvai sa maison comme d'une
+personne qui se porte bien, et elle-même assez bien en
+apparence, excepté sa maigreur. Je fus bien aise de pouvoir
+lui dire qu'elle ne paraissait pas aussi mal qu'elle le
+croyait; mais elle dit en souriant que j'étais trompé par un
+peu de rouge qu'elle mettait dès le matin, et qui avait déjà
+épargné quelques larmes à Fanny et quelques soupirs à James.
+Je vis le soir les petites filles qu'elle fait élever; elles
+chantèrent, et elle les accompagna de l'orgue: c'était une
+musique touchante, et telle à peu près que j'en ai entendu en
+Italie dans quelques églises. Le lendemain matin elles
+chantèrent d'autres hymnes du même genre; cette musique
+finissait et commençait la journée. Ensuite Mistriss M*** me
+lut son testament, me priant, si je voulais qu'elle y changeât
+quelque chose, de le lui dire librement; mais je n'y trouvai
+rien à changer. Elle donne son bien aux pauvres, de cette
+manière. La moitié, qui est le capital de trois cents pièces
+de rente, sera à perpétuité entre les mains des lords-maires
+de Londres, pour faire apprendre à trois petits garçons, tirés
+chaque année de l'hôpital des enfants trouvés, le métier de
+pilote, de charpentier ou d'ébéniste. La première de ces
+professions, dit-elle, sera choisie par les plus hardis, la
+seconde par les plus robustes, la troisième par les plus
+adroits. L'autre moitié de son bien sera entre les mains des
+évêques de Londres, qui devront tirer chaque année deux filles
+de l'hôpital de la Madeleine, et les associer à des marchandes
+bien établies, en donnant à chacune cent cinquante pièces à
+mettre dans le commerce auquel on les associera; elle
+recommande cette fondation à la piété et à la bonté de
+l'évêque, de sa femme et de ses parentes. Sur les cinq mille
+pièces dont je lui avais fait présent, elle n'a voulu disposer
+que de mille en faveur de Fanny, et de cinq cents en faveur de
+James; cependant le bien de son oncle qu'elle m'a apporté en
+mariage vaut au moins trente-cinq mille pièces.
+
+Elle m'a prié de garder Fanny, disant que je lui ferais
+honneur par là aussi bien qu'à une fille qui méritait cet
+honneur, et qui, n'ayant jamais servi à rien que d'honnête, ne
+devait pas être soupçonnée du contraire. Elle donne ses habits
+et ses bijoux à mistriss ***, de Norfolk, sa maison de Bath,
+et tout ce qu'il y a dedans, à sir Harry B. Elle veut que, ses
+funérailles payées, son argent comptant et le reste de son
+revenu de cette année soient distribués par égales portions
+aux petites filles et aux domestiques qu'elle avait outre
+James et Fanny. S'étant assurée qu'il n'y avait rien dans ce
+testament qui me fît de la peine, ni qui fût contraire aux
+lois, elle m'a fait promettre, ainsi qu'à deux ou trois amis
+de lord L. et de son oncle, de faire en sorte qu'il fût
+ponctuellement exécuté. Après cela elle a continué à mener sa
+vie ordinaire, autant que ses forces, qui diminuaient tous les
+jours, pouvaient le lui permettre, et nous avons plus causé
+ensemble que nous n'avions jamais fait auparavant. En vérité,
+Monsieur, j'aurais donné tout au monde pour la conserver, la
+tenir en vie, fût-ce dans l'état où je la voyais, et passer le
+reste de mes jours avec elle.
+
+Beaucoup de gens ne voulaient pas la croire aussi malade
+qu'elle l'était, et on continuait à lui envoyer, comme on
+avait fait tout l'hiver, beaucoup de pièces en vers qui lui
+étaient adressées, tantôt sous le nom de Caliste, tantôt sous
+celui d'Aspasie; mais elle ne les lisait plus. Un jour je lui
+parlais du plaisir qu'elle devait avoir en se voyant estimée
+de tout le monde: elle m'assura qu'ayant été autrefois fort
+sensible au mépris, elle ne l'était jamais devenue à l'estime.
+-- Mes juges ne sont, dit-elle, que des hommes et des femmes,
+c'est-à-dire ce que je suis moi-même, et je me connais bien
+mieux qu'ils ne me connaissent. Les seuls éloges qui m'aient
+fait plaisir sont ceux de l'oncle de lord L.. Il m'aimait sur
+le pied d'une personne telle que, selon lui, on devait être,
+et s'il avait eu à changer d'opinion, cela l'aurait fort
+dérangé. J'en aurais été fâchée comme de mourir avant lui. Il
+avait besoin en quelque sorte que je vécusse, et besoin de
+m'estimer.
+
+On ne l'a jamais veillée. J'aurais voulu coucher dans sa
+chambre, mais elle me dit que cela la gênerait. Le lit de
+Fanny n'était séparé du sien que par une cloison qui s'ouvrait
+sans effort et sans bruit: au moindre mouvement, Fanny se
+réveillait et donnait à boire à sa maîtresse. Les dernières
+nuits, je pris sa place, non qu'elle se plaignît d'être trop
+souvent réveillée, mais parce que la pauvre fille ne pouvait
+plus entendre cette voix si affaiblie, cette haleine si
+courte, sans fondre en larmes. Cela ne me faisait certainement
+pas moins de peine qu'à elle; mais je me contraignais mieux.
+Avant-hier, quoique Mistriss fût plus oppressée et plus agitée
+qu'auparavant, elle voulut avoir son concert du mercredi comme
+à l'ordinaire; mais elle ne put se mettre au clavecin. Elle
+fit exécuter des morceaux du _Messiah_ de Hændel, d'un _Miserere_
+qu'on lui avait envoyé d'Italie, et du _Stabat Mater_ de
+Pergolèse. Dans un intervalle, elle ôta une bague de son
+doigt, et elle me la donna. Ensuite elle fit appeler James,
+lui donna une boîte qu'elle avait tirée de sa poche, et lui
+dit: Portez-la lui vous-même, et, s'il se peut, restez à son
+service: c'est la place, et dites-le lui, James, que j'ai
+longtemps ambitionnée pour moi. Je m'en serais contentée.
+Après avoir eu quelques moments les mains jointes et les yeux
+levés au ciel, elle s'est enfoncée dans son fauteuil, et a
+fermé les yeux. Je lui ai demandé, la voyant très faible, si
+elle voulait que je fisse cesser la musique; elle m'a fait
+signe que non, et a retrouvé encore des forces pour me
+remercier de ce qu'elle appelait mes bontés. La pièce finie,
+les musiciens sont sortis sur la pointe des pieds, croyant
+qu'elle dormait; mais ses yeux étaient fermés pour toujours.
+
+Ainsi a fini votre Caliste, les uns diront comme une païenne,
+les autres comme une sainte; mais les cris de ses domestiques,
+les pleurs des pauvres, la consternation de tout le voisinage,
+et la douleur d'un mari qui croyait avoir à se plaindre,
+disent mieux que des paroles ce qu'elle était.
+
+En me forçant, monsieur, à vous faire ce récit si triste, j'ai
+cru en quelque sorte lui complaire et lui obéir; par le même
+motif, par le même tendre respect pour sa mémoire, si je ne
+puis vous promettre de l'amitié, j'abjure au moins tout
+sentiment de haine.
+
+_FIN_
+
+
+
+
+Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
+
+1ère partie lettre 1: =étoit presque sûr= remplacé par =était
+presque sûr=
+
+lettre 6: =oublions-là= remplacé par =oublions-la=
+
+lettre 7: =apprit à jouer= remplacé par =apprît à jouer=
+
+lettre 10: =ne plus l'être= remplacé par =ne le plus être=
+
+lettre 12: =comme des exemple d'austérité= remplacé =par comme
+des exemples d'austérité=
+
+lettre 14: =rien à craindre,= remplacé par =rien à craindre.=
+
+lettre 15: =Demandez à Mademoiselle.= remplacé par =Demandez à
+Mademoiselle,=
+
+2ème partie: lettre 21: =Mais. Il n'y a point= remplacé par
+=Mais. -- Il n'y a point=
+
+lettre 21: =comment se porte Madame= remplacé par =comment se
+porte madame=
+
+lettre 21: =Harry B. son fils..= remplacé par =Harry B. son
+fils.=
+
+lettre 21: =The fair pénitent= remplacé par =The fair penitent=
+
+lettre 21: =moments avec Caliste. Où voulez-vous= remplacé par
+=moments avec Caliste. -- Où voulez-vous=
+
+lettre 21: =Ah! ne répondez-pas= remplacé par =Ah! ne répondez
+pas=
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Lettres écrites de Lausanne, by Madame de Charrière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ***
+
+***** This file should be named 26818-8.txt or 26818-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26818/
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/26818-8.zip b/26818-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..6a8ffc7
--- /dev/null
+++ b/26818-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..1c6983d
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #26818 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26818)