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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Le roman comique, par Scarron</title>
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Le Roman Comique, by Paul Scarron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Le Roman Comique
+
+Author: Paul Scarron
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+Annotator: Victor Fournel
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+Release Date: January 11, 2009 [EBook #27772]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE ***
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+
+Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
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+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h4>LE</h4>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+<br><br><br>
+<hr class="full">
+<p class="mid"><span class="sml">Paris. Imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.</span></p>
+<br><br><br>
+
+<h3>LE</h3>
+
+<h1>ROMAN COMIQUE</h1>
+
+<h3>PAR SCARRON</h3>
+
+<h5>NOUVELLE ÉDITION</h5>
+
+<p class="mid"><i>Revue, annotée et précédée d'une Introduction</i></p>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+<h3>M. VICTOR FOURNEL</h3>
+<a name="tome1" id="tome1"></a>
+<h3 class="sc">Tome I</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+
+<p class="mid">A PARIS<br>
+Chez P. JANNET, Libraire.</p>
+
+<p class="mid">MDCCCLVII</p>
+<br><br><br>
+<a name="intro" id="intro"></a>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p>
+<br><br>
+<h3>INTRODUCTION.</h3>
+
+<hr>
+
+<p class="mid"><i>Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe<br>
+siècle, et en particulier du</i> Roman comique<br>
+<i>de Scarron.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e <i>Roman comique</i> de Scarron n'est
+pas une tentative isolée au XVIIe
+siècle: il se rattache à une série d'ouvrages
+peu connus et qui mériteroient
+de l'être davantage. En publiant
+dans la Bibliothèque elzevirienne le chef-d'oeuvre
+du burlesque cul-de-jatte, l'occasion me paroît
+donc propice pour étudier rapidement les
+oeuvres d'un genre analogue qui présentent, à
+des degrés divers, ce caractère familier, satirique
+ou plaisant, qu'on n'est point habitué à rencontrer
+dans les romans de cette époque.</p>
+
+<h3>I.</h3>
+
+<p>D'où vient que ceux-là même qui recherchent
+avec passion les coins les plus pittoresques et
+les plus inexplorés du grand domaine des lettres
+ont si complétement négligé ce chapitre aussi
+neuf que curieux de l'histoire littéraire du XVIIe
+siècle, ou qu'ils ont à peine daigné jeter quelques
+phrases sur cette longue série d'oeuvres
+originales, comme on jette machinalement une
+pelletée de terre sur un mort? Et pourtant il y
+a là une veine puissante et vive du vieil esprit
+françois, passant à la dérobée à travers l'époque
+régulière et correcte de Louis XIV, pour relier
+le XVIe siècle au XVIIIe, l'âge de Rabelais, de
+Verville et de Desperriers, à l'âge de Voltaire, de
+Diderot et de Restif de la Bretonne;--dernier
+reste de la verve capricieuse et fantasque des
+fabliaux et joyeux devis, alliance de l'élément
+gaulois à l'influence espagnole, alors dans toute
+sa force; protestation du bon sens narquois, de
+l'esprit positif et railleur, non seulement contre
+les subtilités, les raffinements, l'héroïsme guindé
+et menteur des <i>Cyrus</i>, des <i>Grand Scipion</i>, des
+<i>Astrée</i> et des <i>Polexandre</i>, contre le langage faux
+et les faux sentiments des pastorales, mais aussi
+contre les allures solennelles et disciplinées,
+contre la dignité un peu gourmée, quelquefois
+même légèrement pédantesque, de la littérature
+officielle. Le besoin de la réalité, l'amour du détail,
+se révoltent également contre ce caractère
+impersonnel qui va dominant de plus en plus
+dans les écrits, à mesure qu'on avance vers la
+fin du siècle. Il y a là enfin la préparation et
+même l'avénement, sous une forme encore indécise
+et souvent maladroite, du roman moderne,--non
+seulement du roman de dimension modeste
+et de la nouvelle, au lieu de ces interminables
+épopées qui remplissoient dix et vingt volumes;
+non seulement du roman réaliste, comme
+on dit dans le jargon d'aujourd'hui,--mais du
+roman de moeurs et d'observation, choses dont
+MM. d'Urfé, Scudéry et la Calprenède ne paroissent
+pas s'être beaucoup plus inquiétés que leurs
+pâles comparses, MM. Pélissery, de Vaumorière,
+d'Audiguier, <i>e tutti quanti</i>.</p>
+
+<p>La plupart des écrivains à qui l'on doit les
+oeuvres que nous allons passer en revue étoient
+des esprits nets et vifs, mordants et familiers,
+ennemis de toute emphase, de toute morgue, de
+tous grands airs, et, par haine d'un excès, se
+jetant parfois dans l'excès opposé. Libres penseurs
+en littérature, sauf quelques exceptions,
+dans la mesure de leur époque et de leur caractère,--marchant
+à part, en dehors des salons
+et des coteries, ils joignoient presque tous à
+cette indépendance littéraire une hardiesse d'opinions
+plus ou moins grande dans la philosophie,
+la morale et la religion. Beaucoup d'entre eux se
+rattachoient à cette société de <i>libertins</i> qui faisoient
+fi du décorum et de l'étiquette et s'oublioient
+volontiers au cabaret dans d'agréables débauches,
+côte à côte avec Desbarreaux, Guillaume Colletet,
+ou ce gros Saint-Amant et ce joyeux et insouciant
+Chapelle.</p>
+
+<p><i>Don Quichotte</i> avoit paru en 1617, et avoit été
+traduit presque immédiatement en françois. Au
+delà des Pyrénées, le triomphe du quévédisme et
+l'avènement du roman picaresque (dont le nom--de
+<i>picaro</i>, gueux, vaurien--indique assez
+la nature) venoient de transformer la littérature.
+<i>Lazarille de Tormes</i>, <i>Marc Obregon</i>, <i>Guzman d'Al</i><i>farache</i>,
+<i>Don Pablos de Ségovie</i>, <i>l'Aventurier Buscon</i>,
+sans parler du Décaméron castillan, <i>le
+comte Lucanor</i>,--toute cette vivante et puissante
+glorification de la misère, cette familière
+et railleuse épopée du vagabondage, s'étoient succédé
+en peu de temps, et n'étoient point restés
+inconnus en France, grâce au courant qui entraînoit
+les esprits par delà les monts, depuis la Ligue
+et les princesses de la maison d'Autriche.
+L'influence de Cervantes, de Hurtado de Mendoza,
+de Quevedo, de don Juan Manuel, est visible
+pour les plus aveugles, aussi bien que celle de
+Gongora et du cavalier Marin, dans presque
+toutes les branches de notre littérature, de 1600
+à 1650 surtout; elle est principalement visible
+dans les principaux romans bourgeois, satiriques
+et comiques. Bien plus, on peut dire que l'<i>Astrée</i>
+même avoit entr'ouvert la porte par où devoient
+passer les romans destinés à le combattre
+et à le discréditer peu à peu: car, non seulement
+à côté de l'idéal représenté par Céladon et sa
+bergère il avoit mis en contraste l'amour ordinaire
+et commun dans Hylas et Galatée, mais encore
+ce même Hylas étoit chargé d'égayer l'ouvrage
+par ses plaisanteries, à la façon des satyres
+dans les pastorales, de sorte que d'Urfé avoit
+songé au côté railleur et comique comme au côté
+positif et réel.</p>
+
+<p>Du reste, pendant les premières années du
+XVIIe siècle, il y a déjà comme un courant de
+réalité dans l'air, par un naturel esprit de réaction
+contre les tendances opposées qui commençoient
+à se manifester, et qui devoient régner
+principalement de 1650 à 1680. On trouve dans
+G. Colletet, dans Théophile, dans les poésies
+détachées de Saint-Amant, et même dans son
+<i>Moïse sauvé</i>, comme plus tard dans la <i>Pucelle</i> de
+Chapelain, une manie de description minutieuse
+dont s'est moqué Boileau, et qui ne recule même
+pas toujours devant les détails où la familiarité
+devient triviale, et la trivialité grotesque et repoussante.</p>
+
+<p>Mais, sans nous arrêter à ces considérations
+incidentes, qui ne rentrent qu'indirectement dans
+notre cadre, nous allons ouvrir la marche par
+deux ouvrages qui, malgré la date de leur publication,
+semblent se rattacher plutôt à l'époque
+précédente. Je parle du <i>Baron de Fæneste</i>, qui,
+au fond, est du XVIe siècle par la vie de son
+auteur, Agrippa d'Aubigné, aussi bien que par
+son style et toute sa physionomie, et des <i>Satires
+d'Euphormion</i>, écrites par Jean Barclay dans l'idiome
+des savans et des beaux esprits de la renaissance,
+dans cet idiome alors universel qui
+faisoit d'Erasme, de Scaliger et de Bembo, malgré
+la différence des nationalités, autant de compatriotes
+réunis par la communauté du langage.</p>
+
+<p>Le <i>Baron de Fæneste</i> (1617-1620) est une satire
+plutôt qu'un roman, un pamphlet dialogué
+plutôt qu'un récit. Ce n'est point là une fantaisie
+sans réalité extérieure, née simplement de la libre
+imagination de l'auteur: d'Aubigné dit lui-même
+qu'il a voulu se récréer par la <i>description de
+son siècle</i>, mot qui met un abîme entre cet ouvrage
+et les romans héroïques d'alors, où l'on
+pensoit tout au plus à glisser quelques portraits
+auxquels le lecteur curieux pût appliquer des clefs
+plus ou moins exactes, et à reproduire la physionomie
+de certains salons et de certains <i>réduits</i>
+que n'avoit jamais éclairés un rayon de vérité et
+de naturel.</p>
+
+<p>Sauf l'adjonction, dans la quatrième partie,
+du sieur de Beaujeu, et, dans les autres, de quelques
+masques subalternes et passagers, tels que
+les deux théologiens burlesques Mathé et Clochard,
+tout se passe entre trois personnages, le baron
+de Fæneste, dont le nom grec ([Greek: phainestai]) indique
+suffisamment le naturel vantard, fanfaron,
+glorieux, brûlant de <i>paroître</i>, et sacrifiant tout
+aux beaux dehors,--le seigneur Enay ([Greek: einai]), qui,
+par contraste, ne vise qu'au solide et à la vertu
+réelle,--enfin le valet du baron, type remarquable
+et pittoresque, qu'on retrouvera, sous des transformations
+diverses, dans les comédies du temps,
+et que d'Aubigné a amené avec bonheur dans la
+trame de son pamphlet, pour varier, en l'égayant,
+l'antithèse un peu monotone qui en fait le fond.
+Mais soyons juste: le baron, un aîné des Mascarilles
+et des marquis de Molière, suffiroit bien
+à lui seul pour dérider l'intrigue. C'est un personnage
+gonflé d'outrecuidance et de sottise orgueilleuse,
+qui rentre dans l'immortelle série
+de ces capitans matamores dont j'ai essayé ailleurs
+d'esquisser rapidement l'histoire sur notre
+théâtre; la triple influence de la Gascogne, son
+pays natal, de l'Espagne et de l'Italie, ses
+pays d'adoption, en ont fait un héros couard,
+hâbleur, orgueilleux, et néanmoins prodigue de
+ces formules obséquieusement emphatiques de
+la politesse la plus exagérée, que la patrie des
+Médicis avoit mises à la mode en France.</p>
+
+<p>Il ne falloit pas s'attendre que l'auteur de la
+<i>Confession de Sancy</i>, et peut-être,--hypothèse
+toutefois peu probable,--du <i>Divorce satirique</i>,
+abdiquât dans le <i>Baron de Fæneste</i> ce naturel
+frondeur qui en faisoit parfois un si fâcheux personnage,
+même pour son compère Henri IV. Il
+y attaque, en vrai huguenot qui s'est nourri de
+l'<i>Apologie pour Hérodote</i>, les gens d'église et les
+prédicateurs, sans ménager aux courtisans des
+satires où l'on trouve comme un avant-goût de
+Saint-Simon. Les manies et les engoûments de
+l'époque, entre autres la rage des duels et les
+croyances superstitieuses, quoique d'Aubigné fût
+un spadassin déterminé et qu'il crût à la sorcellerie,
+n'y sont pas plus épargnés, et, d'un bout
+à l'autre, on y sent passer un souffle de libéralisme
+qui, sur bien des points, devance le siècle
+de l'auteur, et touche de fort près aux idées modernes.</p>
+
+<p>L'<i>Euphormion</i> de Barclay<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>, qui, du moins, ressemble
+à un vrai roman pour la forme, est un ouvrage
+d'un genre tout différent; s'il montre quelques
+velléités de satire, il n'a presque rien de
+commun, sauf dans certains détails accessoires
+où l'écrivain paroît s'être inspiré de ses souvenirs,
+avec la peinture réelle de la société d'alors,
+avec l'observation vraie et la fidèle reproduction
+des moeurs, et il se maintient, presque partout,
+dans des généralités qui font de ses passages les
+plus virulents un recueil de diatribes fort anodines
+et fort inoffensives, où la plaisanterie tourne
+sans cesse à l'amplification et l'épigramme à
+l'homélie. Toute la satire se borne à peu près à
+des <i>discours</i> contre les procès, les médecins, les
+courtisans, les sorciers, etc., à des réflexions
+morales peu piquantes, à des déclamations vagues
+et sans but: c'est, avant tout, l'oeuvre d'un
+rhéteur. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, bien
+certainement inspiré par les romans espagnols,
+où, en haine des grandes épopées chevaleresques,
+on racontoit les aventures de quelque héros
+du commun, est d'une tout autre famille que les
+oeuvres de Gomberville et de madame de Scudéry.
+Ce n'est pas que le style y ait beaucoup
+plus de simplicité et de naturel; mais du moins,
+malgré ses périphrases, sa froideur et son emphase
+un peu fatigante, il nous introduit souvent
+dans les intérieurs domestiques, et jusqu'à un
+certain point dans les détails familiers ou plaisants
+de la vie commune. On comprendra mieux la
+différence que je veux signaler, si l'on songe
+qu'Euphormion, au lieu d'être un héros grec ou
+romain, est un esclave qui raconte lui-même les
+malheurs de son existence vagabonde et méprisée,
+alternant dans son récit les tableaux d'orgies
+et d'émeutes, les combats de voleurs, les
+épisodes burlesques, les scènes d'alchimistes, de
+sorcières, de laquais, de sergents, d'archers. À
+travers cette succession de péripéties, le merveilleux
+apparoît et reparoît sans cesse; l'<i>Ane d'or</i>,
+que Barclay devoit avoir relu bien des fois, a
+prêté aux <i>Satires d'Euphormion</i> un reflet de son
+réalisme fantastique. L'allégorie, trop souvent
+obscure, domine surtout dans la seconde partie,
+où l'on croit voir percer les allusions contemporaines
+à travers le voile d'une mythologie d'emprunt:
+aussi les clefs, fort diverses toutefois,
+n'ont-elles pas plus manqué à cet ouvrage qu'elles
+ne manquèrent plus tard à celui de La Bruyère.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> La 1re partie avoit paru à Londres en 1602.</blockquote>
+
+<p>C'est encore, par quelques points, une physionomie
+du XVIe siècle, que celle de Théophile
+de Viau, qui nous a laissé des <i>Fragments d'histoire
+comique</i>, où se retrouve, affoiblie, il est vrai, et
+dans des proportions beaucoup plus modestes,
+la verve gauloise des cyniques railleurs de cette
+époque. Théophile a trouvé moyen d'encadrer dans
+ces quelques chapitres inachevés et trop tôt interrompus
+les principaux types de comédie d'alors:
+le débauché, le <i>libertin</i>, l'Italien, l'Allemand,
+le pédant surtout, dont il a laissé dans la
+personne de Sidias, l'involontaire <i>gracioso</i> de son
+roman, un modèle qui devoit rester comme le
+prototype du genre, et dont se souviendront surtout
+Cyrano et Molière. Toutefois ces fragments,
+malgré les excellents tableaux dont ils sont parsemés,
+me semblent écrits d'un style un peu lent,
+et les réflexions littéraires, les digressions philosophiques
+et morales, viennent trop souvent
+retarder la marche de l'intrigue.</p>
+
+<p>Mais nous voici arrivés à une étape importante
+de notre excursion, à l'homme dont les oeuvres
+doivent nous fournir, sinon les pages les plus remarquables,
+du moins les plus nombreuses, et
+peut-être les plus originales, après celles de Cyrano,
+qui n'a été donné à personne de surpasser
+en ce point. Je veux parler de Charles Sorel. <i>La
+vraye histoire comique de Francion</i>, qu'il publia
+en 1622, l'année même où paroissoient le deuxième
+volume de l'<i>Astrée</i> et la <i>Cythérée</i> de Gomberville,
+est un essai tenté par un homme d'esprit,
+dans le but, ainsi qu'il le dit lui-même, de ressusciter
+le roman rabelaisien,--l'idéal du genre
+à ses yeux,--et de l'opposer aux compositions
+tristement langoureuses qui commençoient à envahir
+la littérature.</p>
+
+<p><i>Francion</i> est un roman de moeurs, mais c'est
+aussi un roman d'intrigue, influencé par la littérature
+espagnole, vers la fin surtout. Sorel, qui
+connoissoit le goût du siècle, savoit que l'observation
+pure n'auroit pas chance de succès, et ce
+fut pour n'avoir pas pris les mêmes précautions
+que Furetière échoua plus tard. Cet ouvrage est
+un vrai roman picaresque; le héros, Francion (qui
+est, sinon pour les aventures, du moins pour les
+idées et le caractère--on le reconnoît à divers
+traits--l'incarnation de Sorel), personnage d'humeur
+vagabonde et peu scrupuleuse, sorte de
+Gil Blas anticipé, sert de trait d'union entre les
+diverses scènes et les tableaux détachés dont se
+compose l'ouvrage, et qui se succèdent, sans former
+un tout, comme dans une lanterne magique.
+Il n'y faut pas chercher un plan plus solidement
+conçu; mais ce qu'il faut y chercher, c'est la satire
+littéraire et morale, c'est l'épigramme se mêlant
+à la comédie, et le trait de moeurs coudoyant
+l'anecdote historique. Pour qui veut l'étudier de
+près, <i>Francion</i> est particulièrement utile à l'histoire
+intime du temps, à celle des modes et des
+ridicules, aussi bien qu'à celle des usages et de
+l'opinion. Il va du Pont-Neuf aux boutiques des
+libraires, de l'intérieur des châteaux à celui des
+colléges: charlatans, rose-croix, opérateurs,
+courtisans et courtisanes, voleurs, bravi, pédants,
+écoliers, hommes de loi, fripons, débauchés de
+toutes les espèces, défilent tour à tour sous nos
+yeux; et il faut bien avouer que c'est là un monde
+étrange, dont les moeurs soulèvent plus d'une
+fois, à juste titre, les nausées du lecteur délicat.</p>
+
+<p>Le plus souvent c'est avec des aventures réelles,
+avec des anecdotes et des personnages historiques,
+que Sorel a composé son roman. Ainsi,
+pour en donner quelques exemples, on trouve au
+10e livre l'aventure des trois Sallustes, c'est-à-dire
+celle des trois Racan, que Tallemant des
+Réaux et Ménage ont mise en récit et Boisrobert
+en comédie; ailleurs (5e livre) il a présenté Boisrobert
+lui-même avec son effronterie et ses procédés
+ingénieux pour s'enrichir aux dépens des
+seigneurs, dans le personnage du joueur de luth
+Mélibée. Le pédant Hortensius, avec sa fatuité
+naïve et son orgueil béat qui le font bafouer sans
+qu'il s'en doute, qui ne parle que par hyperboles
+recherchées, par images et comparaisons exquises,
+par doctes antithèses, n'est autre que
+Balzac. Celui-ci est Racan, celui-là Porchères
+L'Augier, etc. Bien des épigrammes aussi qui paroissent
+d'abord frapper dans le vide se laissent
+deviner à mesure qu'on les regarde de plus près
+et qu'on les rapproche du témoignage des contemporains.
+Dans le 5e livre en particulier, le
+plus curieux de tous au point de vue littéraire, il
+suffit, pour donner une valeur historique à bien
+des traits détachés, de les comparer aux satires
+de Boileau, au <i>Poëte crotté</i> de Saint-Amant, aux
+comédies de Molière; ces rapprochements faciles
+éclairent les tableaux de Sorel, et ceux-ci complètent
+à leur tour les renseignements qu'on rencontre
+ailleurs. Ainsi l'on trouvera dans ce livre
+de piquants et véridiques détails sur la puérilité
+des discussions littéraires de l'époque, sur la
+pauvreté, la servilité, la cupidité des poètes; leurs
+moyens de capter la réputation, les flatteuses préfaces
+ou les vers louangeurs qu'ils se commandoient
+les uns aux autres, ou qu'ils composoient eux-mêmes
+en leur propre honneur sous le nom d'un
+ami, leur prédilection ou plutôt leur manie pour
+le genre épistolaire, leur haine contre certains
+mots; leurs projets de réforme de l'orthographe,
+où ils veulent retrancher les lettres superflues,
+absolument comme les <i>révolutionnaires de l'ABC</i>,
+dont M. Erdan est le porte-étendard; leur libertinage,
+leur vie de cabaret; les stances qu'ils
+composent pour les musiciens de la Samaritaine
+et les chantres du Pont-Neuf, etc., etc. Il n'existe
+pas, que je sache, de clef proprement dite pour
+<i>Francion</i>; mais les auteurs contemporains, en
+particulier Tallemant, peuvent y suppléer jusqu'à
+un certain point.</p>
+
+<p>Quoique Sorel n'ait certes pas fait preuve dans
+cet ouvrage d'un talent extraordinaire, que son
+style soit presque toujours lent, pâteux, embarrassé,
+et qu'il sache rarement tirer un parti complet
+d'une situation heureuse ou d'une donnée
+comique; quoiqu'il manque, en un mot, sinon
+d'esprit, du moins de verdeur, de vivacité et
+d'éclat, on trouve néanmoins dans <i>Francion</i> bien
+des germes qui ne demandoient qu'à mûrir, bien
+des mots et des choses que de plus illustres n'ont
+pas dédaigné d'en tirer depuis. Il est évident
+pour moi que Molière avoit lu et relu <i>Francion</i>
+et qu'il y a puisé largement. Je noterai quelques
+unes de ces imitations, qui ne sont pas les seules,
+mais qui suffiront à mon but. Au troisième livre,
+dans une curieuse description de la vie de collége,
+Sorel fait citer à Hortensius, aussi avare que
+pédant, la sentence de Cicéron, dont Harpagon
+fera plus tard son profit, «qu'il ne faut manger
+que pour vivre, non pas vivre pour manger».
+Ailleurs (11e livre, p. 628) on retrouve dans une
+phrase un peu crue: «Ce n'est pas imiter un
+homme que de péter ou tousser comme lui», l'original
+des fameux vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Quand sur une personne on prétend se régler,</p>
+<p class="i10">C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler;</p>
+<p class="i10">Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle,</p>
+<p class="i10">Monsieur, que de tousser et de cracher comme elle.</p>
+</div></div>
+
+<p>Thomas Diaforus m'a bien l'air d'avoir volé à
+Francion, dans une de ses harangues à sa maîtresse
+Nays, sa belle comparaison du souci qui
+se tourne toujours vers le soleil; seulement il a
+changé le souci en un héliotrope. Enfin, pour
+me borner là, la cérémonie du mamamouchi est
+plus qu'indiquée dans le 11e livre de <i>Francion</i>,
+où on feint d'élire roi de Pologne Hortensius,
+qui prend la chose au sérieux, se prête à tous les
+détails de la cérémonie, et développe fort au
+long les extravagants projets de réforme qu'il se
+propose de mettre à exécution pendant son règne.
+Avant <i>l'Histoire comique</i> de Cyrano, Sorel a prêté
+à Hortensius le plan d'un voyage dans la lune,
+et il a émis quelques unes des plus étranges idées
+qu'on rencontre dans les oeuvres du mousquetaire
+périgourdin.</p>
+
+<p>Si ces rapprochements ne prouvent pas toujours
+une imitation réelle, ils montrent du moins
+qu'il ne faut dédaigner ni ce livre ni son auteur.</p>
+
+<p>Je passe par dessus une infinité d'autres, dont
+Voltaire lui-même m'auroit fourni quelques uns
+des plus curieux, et j'arrive à un dernier, qu'on
+ne s'attendroit pas, j'en suis sûr, à rencontrer ici.
+Francion, devenu charlatan, s'avise d'un moyen
+ingénieux pour découvrir les femmes qui ont violé
+la fidélité conjugale (10e livre): il déclare que les
+maris trompés doivent être, le lendemain, métamorphosés
+en chiens; l'un d'eux, au point du
+jour, feint d'aboyer comme un gros dogue, et sa
+moitié, effrayée et tremblante, lui fait sa confession.
+Or on peut se rappeler avoir vu au Vaudeville,
+il y a quatre ou cinq ans, une petite comédie,
+intitulée, je crois, <i>la Dame de Pique</i>, qui
+reposoit absolument sur la même donnée et sur
+des développemens tout à fait analogues, avec
+quelques différences secondaires de détail. Ce ne
+sont donc pas seulement les érudits qui lisent et
+qui étudient <i>Francion</i>.</p>
+
+<p>Ce livre eut un succès prodigieux: on le réimprima
+soixante fois dans le courant du siècle,
+on le traduisit ou on l'imita dans presque toutes
+les langues; Gillet de la Tessonnerie en tira une
+comédie du même titre. Néanmoins Sorel, qui
+l'avoit publié sous le nom de Moulinet du Parc,
+ne voulut jamais en avouer franchement la paternité,
+sans doute à cause des gravelures innombrables
+et souvent dégoûtantes qu'il renferme,
+et dont son titre officiel d'historiographe lui faisoit
+un devoir de rougir. Un fait singulier et un
+contraste bizarre, c'est que, même dans son ouvrage,
+il mêle à ses saletés les réflexions les plus
+morales et les plus édifiantes, et que souvent il
+tâche, après coup, de déduire d'une page obscène,
+comme pour s'excuser, de sages et vertueuses
+conclusions. Il respecte toujours la religion
+proprement dite, même quand il outrage
+le plus les moeurs, et, dans une grande débauche
+qui dépasse de bien loin l'orgie de Couture, l'un
+des conviés voulant commencer un conte gras
+sur un prêtre, il lui fait imposer silence avec indignation,
+et s'emporte contre Erasme, Rabelais,
+Marot, la Reine de Navarre, qui ont mis le
+clergé en scène dans leurs contes licencieux,
+tandis qu'il a eu un grand soin de n'y pas toucher
+dans <i>Francion</i>.</p>
+
+<p>Ce désaveu, dont pourtant il prit soin quelquefois
+d'atténuer la portée, laissa le champ libre
+à la tourbe des auteurs de bonne volonté trop
+pauvres pour créer un ouvrage de leur propre
+fonds, et, son succès aidant, ce roman fut considéré
+comme une sorte de canevas commun sur
+lequel chacun pouvoit broder à sa guise. La première
+édition n'avoit que sept livres; Sorel en
+ajouta cinq à la seconde, et d'autres se chargèrent
+d'y coudre qui une page scandaleuse, qui
+une anecdote satirique; de sorte que Francion
+se trouva bientôt être le fils anonyme de plusieurs
+pères<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> À cause de cette diversité des éditions, je crois devoir
+prévenir que j'ai fait mon travail sur celle de Rouen, 1660,
+qui renferme, du reste, le texte ordinaire.</blockquote>
+
+<p>Déjà, dans cet ouvrage, Sorel avoit montré
+son aversion pour les romans à la mode, et il
+avoit aussi décoché quelques traits contre les
+poètes, les rangeant parmi les bouffons et déclarant
+que «c'est un grand avantage pour la
+poésie que d'être fou». Ce n'étoit là qu'un foible
+prélude: il alloit maintenant porter les coups définitifs.
+Après avoir réagi indirectement contre le
+genre reçu et consacré, il alloit l'attaquer droit
+au coeur et le charger à fond de train, avec plus
+ou moins de bonheur, mais avec une fougue et
+une audace incontestables.</p>
+
+<p>Depuis <i>Francion</i>, le succès de l'<i>Astrée</i> et des
+<i>Bergeries</i> avoit été croissant. Sorel s'en indignoit
+et pestoit en silence contre le mauvais goût du
+public. Enfin la patience lui échappe; voyez sa
+préface: «Je ne puis plus souffrir, dit-il, qu'il y
+ait des hommes si sots que de croire que, par
+leurs romans, leurs poésies et leurs autres ouvrages
+inutiles, ils méritent d'être au rang des
+beaux esprits: il y a tant de qualités à acquérir
+avant que d'en venir là, que, quand ils seroient
+tous fondus ensemble, on n'en pourroit pas faire
+un personnage aussi parfait qu'ils se croient être
+chacun.» Le réquisitoire continue sur ce ton
+cavalier et exaspéré. Sorel en vient même aux
+gros mots contre les écrivains du jour; on sent
+que c'est un homme à bout de longanimité et qui
+brûle de faire prompte et complète justice. En
+conséquence, il prend sa plume de paladin pourfendeur,
+et il écrit <i>le Berger extravagant, où parmi
+des fantaisies amoureuses, l'on voit les impertinences
+des romans et de la poésie</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Poètes et romanciers,
+tenez-vous fermes: car voici venir un rude adversaire,
+armé de pied en cap, et traînant à sa
+suite la cavalerie légère de la raillerie et la pesante
+artillerie de l'érudition!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Quelques éditions de ce livre furent données sous le
+nom de l'<i>Antiroman</i>, qui en marquoit nettement le but.</blockquote>
+
+<p><i>Le Berger extravagant</i> (1627) est une évidente
+imitation de <i>Don Quichotte</i>. Lysis est devenu fou
+par la lecture des romans et des pastorales, et
+son innocente folie consiste à prendre au sérieux
+toutes les inventions des poètes, à interpréter
+littéralement toutes les fictions de la mythologie,
+à vouloir reproduire et retrouver dans la réalité
+les rêves de l'âge d'or et les fantaisies de la
+fable. Le plan, est conçu, on le voit, de manière
+à présenter en action une satire continuelle du
+genre d'ouvrage auquel en vouloit l'auteur;--satire
+multiple, minutieuse, qui s'en prend à la
+fois au côté littéraire et à l'influence morale,--s'éparpillant
+en d'interminables longueurs et
+ne reculant pas même devant la caricature et la
+bouffonnerie burlesque. Cette satire se produit
+presque toujours sous la forme de l'antithèse,
+soit entre le lyrisme de Lysis et le bon sens positif
+du bourgeois Anselme, soit entre l'amour
+mystique du pauvre homme et la vulgarité de sa
+bien aimée Catherine, vraie Dulcinée du Toboso;
+soit entre sa folie poétique et la sottise triviale de
+son valet Carmelin, une doublure de Sancho.
+C'est surtout l'<i>Astrée</i> qui est en cause; mais du
+reste Ch. Sorel ne ménage personne, et, une
+fois dans la mêlée, il frappe comme un sourd, à
+droite et à gauche, toujours fort, souvent juste,
+avec le bon sens rude et mordant; mais un peu
+grossier, d'un homme positif, qui ne se paie pas
+des mots poétiques et des phrases à la mode.</p>
+
+<p>Ce livre est l'oeuvre d'un esprit qui a horreur
+des banalités romanesques, des oripeaux consacrés,
+des lieux communs de style et d'invention.
+Sorel attaque en mathématicien les fictions les
+plus souriantes, les dépeçant une à une et en
+prouvant l'absurdité à tous les points de vue. Je
+pourrois citer plus d'un point de détail, où il se
+rencontre non seulement avec Furetière, mais
+avec Molière et Boileau. Malheureusement ce
+beau zèle, légitime dans son principe, n'est pas
+toujours juste dans l'extrême rigueur de ses impitoyables
+conclusions; il a ses écarts et ses entraînements;
+il faut plaindre un esprit qui va
+jusqu'à envelopper la poésie elle-même dans la
+ruine du roman, qui la condamne sous les accusations
+de fausseté et d'invraisemblance, qui la
+poursuit sous toutes ses formes avec la bouffonnerie
+sacrilége d'un iconoclaste, et qui la
+chasse honteusement de sa république, sans
+même la couronner de fleurs. Qu'eût dit Boileau
+s'il eût entendu le verdict de Sorel contre Homère,
+dans lequel il devance la Motte en le dépassant?
+Même lorsqu'on reconnoît la justesse et
+la vivacité de son esprit, on est contraint d'avouer
+que cet esprit est presque toujours étroit, chagrin,
+exclusif et prosaïque. <i>Le Berger extravagant</i>
+est un recueil de taquineries vétilleuses en trois
+volumes, dirigées contre la lignée tout entière
+des romanciers et des poètes. Et pourtant Sorel,
+lui aussi, avoit sacrifié à la muse du roman
+et à celle de la poésie.</p>
+
+<p>Le lecteur curieux pourra se donner une idée
+à peu près exacte des qualités et des défauts de
+l'auteur en lisant quelques pages détachées du
+cinquième livre. Lysis, qui s'est fait berger,
+comme don Quichotte s'est fait chevalier errant,
+tombe dans le creux d'un vieux saule en voulant
+reprendre son chapeau, qui s'est accroché aux
+branches, et son cerveau, malade de ses récentes
+lectures, lui persuade aussitôt qu'il est changé en
+arbre. On ne peut parvenir à le convaincre du
+contraire; il s'obstine à rester dans le tronc, et
+prouve doctement, non sans indignation, aux
+profanes qui le contredisent,--par exemples
+catégoriques tirés des <i>Métamorphoses d'Ovide</i>, de
+l'<i>Endymion</i> de Gombauld et de tous les «bons
+auteurs», qu'il n'y a rien là d'impossible, ni
+même d'invraisemblable. Il est assez difficile de
+lui répondre, car ses démonstrations sont toujours
+appuyées sur les ouvrages les plus accrédités
+et reçus avec le plus de respect. Rien de
+bouffon comme la manière dont on s'y prend
+pour le déterminer à manger et à boire, sous le
+prétexte de l'arroser,--les nécessités humaines
+de plus bas étage auxquelles, malgré sa qualité
+d'arbre et de demi-dieu, il se trouve obligé de
+satisfaire;--ce qui fournit à Sorel une ample
+matière de plaisanteries peu ragoûtantes, dont il
+ne manque pas d'abuser;--les cérémonies mythologiques
+auxquelles le convient à la clarté de
+la lune de feintes Hamadryades qui sont forcées
+de lui citer Desportes pour lui prouver qu'il peut
+sortir de son tronc;--ses aventures nocturnes
+avec le dieu Morin, la collation des arbres qui
+mangent du pâté, le cyprès qui joue du violon,
+et au milieu de tout cela les savantes et poétiques
+réflexions de Lysis. Mais à la longue toutes
+ces inventions, qui avoient réjoui d'abord, et où
+l'on trouvoit à bon droit de l'esprit, de l'imagination,
+une certaine verve,--finissent par paroître
+et par être réellement puériles, forcées,
+monotones, invraisemblables. Une folie poussée
+à ce point,--quoique Sorel ait eu le bon esprit
+de donner à Lysis, comme Cervantes à don Quichotte,
+des accès lucides, mais trop rares et trop
+effacés, et quoique cette folie soit la condamnation
+du prétendu bon sens des poètes et des romanciers,--a
+peu de chose qui puisse nous intéresser
+longtemps. L'auteur semble ne s'en être
+pas aperçu, et l'on diroit souvent qu'il ne songe
+qu'à accumuler des mystifications sans but réel;
+il ne sait pas s'arrêter à temps, et gâte ses plaisanteries
+à force de les vouloir épuiser.</p>
+
+<p>Chaque livre est suivi de longues remarques
+où Sorel commente lui-même son oeuvre en détail
+avec autant et plus même de respect et de
+conviction que s'il s'agissoit de l'<i>Iliade</i>. Cela
+n'étonnera aucun de ceux qui auront lu ces cavalières
+préfaces où il parle de lui et de ses
+écrits sur le ton d'une confiance si fanfaronne et
+d'une si naïve outrecuidance. Dans ces remarques
+il revient, en son propre nom, sur les hommes
+et les ouvrages dont il a parlé, sur les idées
+qu'il a émises, pour les appuyer et les compléter
+à son aise; et, chemin faisant, il trouve moyen
+de déployer une érudition littéraire des plus étendues,
+sinon des plus discrètes et des mieux dirigées,
+qui témoigne d'une immense lecture. <i>Le
+Berger extravagant</i> est, pour ainsi dire, une vraie
+encyclopédie, où toutes les oeuvres de la littérature
+pastorale, romanesque et poétique, de l'antiquité
+et des temps modernes, de la France et
+des nations étrangères, comparoissent les unes
+après les autres par devant le tribunal souverain
+de ce Minos inflexible, qui les juge et les condamne
+sans se laisser émouvoir à l'éloquence ni
+aux grâces des coupables.</p>
+
+<p>Avec tous ces défauts, <i>le Berger extravagant</i> fut
+une oeuvre salutaire et qui porta coup. Il contribua
+certainement à la chute de la pastorale, qui,
+surtout après le succès de l'<i>Astrée</i>, avoit envahi
+les livres et le théâtre. Déjà compromise par
+l'abus qu'on en avoit fait, par l'absence d'un
+caractère bien déterminé qui la séparât nettement
+du drame et de la comédie, elle fut enfin tuée
+par le ridicule. On avoit vu Des Yveteaux, dans
+sa maison de la rue des Marais, tout enguirlandée
+de lacs d'amour, se promener une houlette
+à la main, couvert de rubans, côte à côte avec
+sa bergère,--et transformer son jardin en pastiche
+de l'Arcadie. N'y avoit-il pas là de quoi justifier
+l'idée qui fait la base du livre de Sorel, et
+le berger Lysis ne semble-t-il point la parodie
+légitime du berger Vauquelin? Quoi qu'il en soit,
+la pastorale mourut pour ne ressusciter que plus
+tard,--mais sous une autre forme et sans remonter
+sur le théâtre,--avec Segrais et madame
+Deshoulières; seulement Molière, qui a
+recueilli toutes les traditions théâtrales, même
+celles de l'opéra, du ballet et de la tragi-comédie,
+s'y essaya en passant pour varier les amusements
+de la cour, ce qui ne l'empêcha pas de
+s'en moquer dans le <i>Malade imaginaire</i>.</p>
+
+<p>Je ne relèverai pas, faute d'espace, tous les
+emprunts qu'on a faits au <i>Berger extravagant</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>: ils
+sont plus nombreux encore que pour <i>Francion</i>,
+et Molière, en particulier, s'en est souvenu plus
+d'une fois, sans parler de La Fontaine et de Scarron.
+Je me bornerai à dire que, sans avoir obtenu
+autant de succès que <i>Francion</i>, il en eut
+assez pour mettre en mouvement le servile troupeau
+des imitateurs. Du Verdier calqua sur ce
+patron son <i>Chevalier hypocondriaque</i>, et Clerville
+son <i>Gascon extravagant</i>. Mais l'imitation la plus
+sérieuse et la plus remarquable fut celle de Thomas
+Corneille, qui, toujours à la piste du goût
+et de la mode du moment, fit de l'ouvrage de
+Sorel sa comédie en vers des <i>Bergers extravagants</i>,
+où il a transporté les personnages et les aventures
+les plus saillantes du roman, sans rien ou
+presque rien y ajouter du sien.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> J'en ai noté un des plus curieux dans l'Athenæum de
+1855, p. 565.</blockquote>
+
+<p>Et pourtant Ch. Sorel est oublié aujourd'hui!
+Ne nous hâtons pas de crier à l'injustice; ce n'est
+qu'un écrivain à l'état d'embryon; ses livres ne
+sont guère que des ébauches inégales, qui n'ont
+rien de complet et d'harmonieux, et qui auroient
+besoin d'être dégrossies par une main plus habile;
+ils valent plus par le but et l'intention que par la
+réalité, et c'est précisément ce but <i>excentrique</i>,
+cette intention originale, qui les rendent dignes
+d'examen. Il y a là une curiosité littéraire dont
+l'étude ne peut manquer d'être piquante pour les
+simples amateurs et utile pour les érudits,--rien
+de plus.</p>
+
+<p>Théophile, au début de ses <i>Fragmens d'histoire
+comique</i>, s'étoit déjà moqué du jargon des
+romans; Scarron le parodiera de même, comme
+Sorel et Furetière. En 1626, un auteur inconnu,
+Fancan, publia aussi un opuscule, le <i>Tombeau
+des romans</i>, où il plaide tour à tour le pour et le
+contre, et, dans cette dernière partie, il s'en prend
+surtout aux romans de chevalerie, et
+parmi les modernes, à l'<i>Astrée</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a> et à l'<i>Argenis</i>.
+On voit que les idées de révolte avoient déjà
+commencé à se répandre avant Molière et Boileau.
+Plus tard, au dix-huitième siècle, le père
+Bougeant, qui ne manquoit point d'esprit, devoit
+reprendre la même thèse et la traiter à sa
+manière en son <i>Voyage merveilleux du prince Fan-Feredin
+dans le pays de Romancie</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Citons encore, parmi les attaques les plus vives dirigées
+contre l'<i>Astrée</i>, au plus fort de sa faveur, celle qu'on lit
+dans le <i>Don Quixote gascon</i> (<i>Jeux de l'inconnu</i>). L'auteur
+va jusqu'à ranger ce roman parmi les livres «que les hommes
+accorts et capables rejettent comme excréments, avortons
+de l'esprit... où il n'y a ni invention, ni locution, ni
+disposition, etc.»</blockquote>
+
+<p>Mais, pour ne pas sortir de l'époque que nous
+avons choisie, <i>le Berger extravagant</i>, imitation
+de <i>Don Quichotte</i>, comme nous l'avons dit,
+donna lui-même naissance à plusieurs imitations,
+parmi lesquelles il faut distinguer <i>le Gascon extravagant</i>
+de Clerville, sujet qu'avoit déjà illustré
+d'Aubigné dans l'ouvrage que nous avons examiné
+plus haut, et <i>le Chevalier hypocondriaque</i>
+de du Verdier, qui, après avoir jeté bon nombre
+de romans dans le moule banal, se laissa
+entraîner par le succès de Sorel à railler ce qu'il
+avoit adoré jusque alors. <i>Le Chevalier hypocondriaque</i>,
+dont la lecture n'a rien de particulièrement
+récréatif, surtout à la longue, tend tout au
+plus à attaquer la dangereuse influence des livres
+de chevalerie sur les cerveaux foibles, sans chercher
+directement à démontrer l'ineptie de leurs
+inventions, leurs contradictions et leurs invraisemblances;
+par là, comme par d'autres points
+de détail, il serre de fort près <i>Don Quichotte</i> et
+pousse parfois jusqu'au plagiat ce qui chez Sorel
+n'avoit été qu'une imitation originale et discrète.
+Ce n'est pas une satire littéraire, pas
+même, à proprement parler, une satire morale,
+mais un roman comique où domine la fantaisie,
+et dont le côté plaisant repose surtout sur l'intrigue
+et les situations, comme dans <i>l'Etourdi</i> de
+Molière et les comédies espagnoles. Malgré son
+but satirique et ses traits contre les romans, <i>le
+Chevalier hypocondriaque</i>, par une contradiction
+qui est assez commune dans les ouvrages du
+même genre, ressemble, pour le plan et les procédés,
+au premier roman venu de l'époque.</p>
+
+<p>En plusieurs passages de son livre, du Verdier
+prend plaisir à accabler les villageois d'expressions
+méprisantes. On voit, en effet, que la
+plupart des écrivains d'alors professoient pour les
+bourgeois, et à plus forte raison pour les paysans,
+un dédain superbe, dont les traces ne sont pas
+rares dans leurs oeuvres, quand ils daignent faire
+mention de ces petits personnages. Sans parler
+ici de la fameuse lettre de madame de Sévigné
+et des passages non moins fameux de La Bruyère,
+Furetière, et surtout Sorel, deux petits bourgeois
+pourtant, et deux esprits qui paroissent peu faits
+pour se laisser prendre à cette morgue aristocratique,
+nous en offriroient de nombreux exemples.
+Il sembloit qu'aux yeux des gens de lettres,--qui
+en étoient venus à partager les manières
+de voir des gentilshommes et des courtisans,
+leurs Mécènes,--les paysans fussent des
+espèces d'animaux mal léchés, et qu'il fût permis
+d'assommer sans scrupule <i>ces coquins</i>, comme les
+nomme du Verdier, en les laissant <i>se guérir comme
+ils peuvent des coups qu'ils ont reçus</i>.</p>
+
+<p>Un mot des autres ouvrages de Sorel qui se
+rattachent à la même catégorie. <i>Polyandre, histoire
+comique</i> (1648), beaucoup moins libre que
+celle de Francion, renferme, a-t-il dit lui-même,
+«les aventures de cinq ou six personnes de Paris
+qu'on appelle des originaux... Il y a l'homme
+adroit, le poète grotesque, l'alchimiste trompeur,
+le parasite, le fils de partisan, l'amoureux universel.»
+La <i>Description de l'île de Portraiture</i> est
+une satire de la mode des portraits, qui s'étoit
+répandue depuis quelque temps dans les lettres.
+Sous forme de voyage, Sorel y étudie tour à tour,
+d'une manière assez mordante, les peintres héroïques,
+les peintres comiques et burlesques, les
+peintres satiriques, les peintres amoureux, etc.;
+il raille leurs défauts ou leurs ridicules, et n'épargne
+pas davantage les prétentions de ceux qui se
+font peindre. L'intrigue est fort légère, mais le
+récit ne manque ni de vivacité ni d'intérêt. Ce
+qu'il y a de plus remarquable, c'est que l'auteur
+place dans la bouche de son guide un grand
+éloge des portraits que Scudéry frère et soeur
+ont semés dans leurs romans, en particulier dans
+<i>Cyrus et Clélie</i>, qu'il a si vertement attaqués ailleurs.
+Sorel est peut-être aussi l'auteur des <i>Aventures
+satiriques de Florinde, habitant de la basse
+région de la Lune</i> (1625), dirigées «contre la
+malice insupportable des esprits de ce siècle.»
+(Préface.)</p>
+
+<p>Mettons côte à côte avec cet ouvrage la <i>Relation
+du royaume de Coquetterie</i>, par l'abbé d'Aubignac,
+le pédantesque auteur de cet <i>Art poétique</i>
+draconien qui régenta long-temps le théâtre<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>.
+Le début de ce livret satirique, évidente imitation
+du <i>Voyage de Tendre</i>, comme la <i>Relation du siége
+de Beauté</i>, fourmille de personnifications abstraites,
+et nous rencontrons, dès les premiers
+pas, les châteaux d'Oisiveté et de Libertinage,
+la place de Cajolerie, la plaine des Agréments,
+le gué de l'Occasion, etc. Mais cette géographie
+métaphysique fait bientôt place à quelque chose
+de plus vif et de plus piquant; les romans y sont
+critiqués, surtout au point de vue moral; la galanterie
+raffinée du jour y est criblée d'épigrammes;
+les diverses catégories de coquettes qui
+peuplent l'empire de la mode,--Admirables,
+Précieuses, Ravissantes, Mignonnes, Évaporées,
+que sais-je encore?--défilent successivement sous
+nos yeux, et les petits soins, les petits manéges,
+les petits caprices, de cette bizarre et changeante
+république, sont étudiés avec une verve parfois
+ingénieuse, quoiqu'elle n'égale point celle de
+Ch. Sorel.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> L'abbé d'Aubignac est aussi l'auteur d'un autre roman
+allégorique, mais fort peu satirique, <i>Macarize, ou la Reine des
+îles Fortunées</i>.</blockquote>
+
+<p>Mais, pour en finir avec ce dernier, dont l'abbé
+d'Aubignac nous a écartés un moment sans nous
+en éloigner tout à fait, j'ajouterai que, dans ses
+<i>Nouvelles françoises</i>, il a tracé les aventures de
+personnages de la condition médiocre en un
+style qui, à ce qu'il assure du moins, est approprié
+au sujet. C'est toujours, on le voit, les
+mêmes tendances bourgeoises et réalistes: il n'a
+guère sacrifié aux faux dieux que dans l'<i>Orphize
+de Chryzante</i>; mais il étoit si jeune et le roman
+est si court en regard de l'<i>Astrée</i>! Enfin citons,
+pour ne rien omettre, quoique cet ouvrage ne
+rentre que fort incidemment dans notre sujet, la
+<i>Relation de ce qui s'est passé au royaume de Sophie,
+depuis les troubles excités par la rhétorique et l'éloquence</i>,
+composée pour faire suite à l'<i>Histoire des
+derniers troubles arrivés au royaume de l'Eloquence</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>,
+de Furetière. Ces sortes d'allégories, le plus
+souvent mêlées de satires, qui nous paroissent
+d'un genre un peu froid aujourd'hui, étoient
+alors en grande faveur. On avoit créé une espèce
+de géographie symbolique, qui dressoit la carte
+des sentimens et des opinions, des vices et des
+ridicules, des systèmes et des partis<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Les plus
+connus parmi ces ouvrages, avec celui que nous
+venons de nommer, furent la <i>Carte du royaume
+des Précieuses</i>, attribuée au comte de Maulevrier,
+<i>la Carte du royaume d'Amour</i>, attribuée à Tristan;
+<i>la Carte de la cour</i><a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, <i>le Parnasse réformé et la
+Guerre des auteurs</i>, de Gueret; plus tard, vers la
+fin du siècle, l'<i>Histoire poétique de la nouvelle
+guerre entre les anciens et les modernes</i>, de Callières;
+auxquels on peut joindre la <i>Relation du pays
+de Jansénie</i>, par Louis Fontaines; la <i>Carte des
+pays d'Icarie et d'Utopie</i>, etc.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> Dans plusieurs endroits de cette <i>Nouvelle allégorique</i>,
+Furetière préludoit déjà à ses futures attaques contre le roman
+officiel.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> Ces allégories se retrouvent souvent disséminées dans
+divers ouvrages de l'époque. Il n'est presque pas d'auteur
+qui n'ait fait la sienne; une des plus curieuses de ce genre
+est la topographie des régions habitées par le bon goût, tracée
+par Sénecé dans sa <i>Lettre de Clément Marot</i>. On remarquera
+que Sénecé dit que le pays habité par le bon goût se
+nomme les Plaines allégoriques.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> Réimprimée par M. Paulin Pâris sous le titre de: <i>le
+Pays des Braquesidraques</i>, à la fin du 4e volume de Tallemant
+des Réaux, et par M. Boiteau, sous le titre de <i>Carte du
+pays de Braquerie</i>, à la fin de l'<i>Histoire amoureuse des Gaules</i>,
+édition Jannet.</blockquote>
+
+<p>La longue suite des ouvrages de Sorel nous
+a entraînés loin; il faut maintenant remonter jusqu'en
+1624, pour retrouver le <i>Roman satirique</i>
+de J. de Lannel, quoique, en vérité, il mérite à
+peine de nous arrêter en chemin. L'ouvrage n'a
+guère de satirique que le titre, mais on doit tenir
+compte à l'auteur de l'intention: car c'est déjà
+quelque chose d'avoir songé à composer un roman
+satirique qui peignît les moeurs et combattît
+les vices contemporains, à cette date où l'on
+n'écrivoit que des romans pastoraux ou chevaleresques,
+sans réalité ni vraisemblance. Cette
+concession faite, il faut reconnoître que c'est
+chose déplorable et risible à la fois de voir comme
+le pauvre homme s'y est pris pour conduire son
+idée à bonne fin.</p>
+
+<p>Il déclare, dans la préface, qu'il a voulu «représenter
+le dérèglement des passions humaines
+sous des noms supposés», et, pour cela, il n'a
+rien trouvé de mieux que de copier maladroitement
+et à profusion,--comme s'il eût craint
+d'en laisser un seul de côté,--les procédés
+les plus banals et les plus outrés de toutes
+les intrigues romanesques, en exagérant, avec
+une bonne foi désespérante, chaque défaut et
+chaque ridicule. Dans l'intrigue, qui est niaise
+et prolixe, ce ne sont que duels et grands coups
+d'épées, amours, enlèvements, pleurs abondants
+et longs récits épisodiques. Dans le style, pâle
+décalque de la phraséologie usuelle, ce ne sont
+que <i>flammes et feux, soupirs, mains qui arrachent les
+coeurs sans faire mal, etc.</i> Quant aux personnages,
+ils se nomment Boittantual, Ennemidor, Gardenfort,
+Argentuare, Regnault-Chanfort; dispensez-moi
+du reste.</p>
+
+<p>Où donc est la satire là-dedans? Elle est dans
+certains discours moraux, j'allois dire dans certains
+sermons, que l'auteur prête parfois à ses
+personnages; dans les réflexions générales jetées
+de page en page sous forme d'épiphonèmes;
+dans les épigrammes, presque toujours fort anodines
+et même fort puériles, où triomphe le <i>génie
+observateur</i> de l'écrivain, et qu'il n'avoit certes
+pas besoin de défendre, comme il l'a fait, contre
+tout soupçon de personnalités offensantes.
+Cependant, de loin en loin, surnagent quelques
+satires indirectes d'une saveur un peu plus relevée,
+quelques remarques justes, principalement
+sur les femmes, exprimées avec assez de bonheur.
+Mais ces débris sont noyés <i>in gurgite vasto</i>,
+et il faut les pêcher patiemment en eau trouble:
+il semble vraiment, à voir toutes ces observations
+vagues, qui ressortent en caractères italiques
+dans le texte du récit, pour mieux frapper les
+yeux les plus inattentifs, que de Lannel se fût
+surtout proposé de faire un recueil de fades épigrammes,
+sans sel et sans pointes, une anthologie
+de réflexions banales sur toute matière indifféremment,
+sur la beauté, les passions, la
+dissimulation, les arts, les lettres, le duel, l'irréligion,
+l'athéisme, etc., etc.; quelque chose,
+en un mot, dans le goût «des quatrains de Pibrac
+ou des doctes tablettes du conseiller Mathieu».</p>
+
+<p>Il ne faut rien moins que le nom suivant pour
+nous consoler de tant de platitude, rien moins
+que Cyrano de Bergerac avec ses <i>Histoires comiques
+de la Lune et du Soleil</i>, pour nous faire
+oublier de Lannel et son prétendu roman satirique.
+Les <i>Histoires comiques</i> de Cyrano, quoique
+n'appartenant point au monde réel, puisqu'elles
+se déroulent tout entières dans le capricieux domaine
+de l'imagination, dans le pays des chimères,
+dans l'espace illimité où règnent le fantastique
+et le merveilleux, rentrent pourtant dans
+notre étude par leur côté satirique et bouffon,
+sans parler des points de détail qui les rattachent
+aux récits familiers et bourgeois: je ne pouvois
+donc me dispenser de les énumérer à leur rang.</p>
+
+<p>Cette forme de voyages imaginaires a souvent
+été employé par les auteurs satiriques, à qui elle
+fournit un cadre commode et fait à souhait. Le
+XVIIe siècle, outre ceux que nous avons déjà
+rencontrés, en offre divers autres exemples,
+parmi lesquels je me borne à citer ici, pour ne
+point tomber dans des répétitions fatigantes,
+l'<i>Histoire des Sevarambes</i> (1677-1679), utopie
+philosophique, aux idées hardies, aux vues avancées,
+quelquefois même téméraires, qui fut proscrite
+dans presque toute l'Europe pour la coupable
+audace de ses allusions.</p>
+
+<p>La chronologie est féconde en contrastes.
+L'année même où paroissoit l'<i>Histoire comique de
+la Lune</i>, l'abbé de Pure, sous le pseudonyme de
+Gelasire, publioit le premier volume d'un roman
+bien différent, si même on peut donner le nom
+de roman à <i>la Prétieuse ou le Mystère des ruelles</i>.
+Rien qui soit en effet plus complétement le contre-pied
+des oeuvres de Cyrano que cette satire
+languissante, pâteuse, prolixe, dans les dernières
+parties surtout, que l'abbé écrivit pour se venger
+des ruelles, dont il avoit été d'abord un des
+fidèles les plus dévots et les plus assidus. Cette
+rapsodie en quatre volumes, qui n'est pourtant
+pas à dédaigner pour l'histoire littéraire de l'époque,
+parcequ'on y découvre, en les déblayant
+des puérilités inouïes qui les cachent d'abord, un
+assez grand nombre de traits curieux et de révélations
+piquantes relatives à la société des précieuses,
+à leur langage émaillé de néologismes,
+dont plusieurs ont pris racine et se sont acclimatés
+parmi nous, à leurs sentiments dans les questions
+d'art et de morale, à leurs discussions subtiles,
+par exemple, pour ou contre le mariage,
+sur l'avantage de l'absence en amour, etc.;--à
+leur métaphysique quintessenciée, dont l'échantillon
+le plus intéressant est une apologie de la
+laideur en amour, faite en vers assez bien tournés,
+et accompagnée d'une histoire concluante à l'appui;--à
+la haute opinion qu'elles avoient d'elles-mêmes,
+et à bien d'autres particularités encore;
+cette rapsodie, ai-je dit, n'est, au fond, qu'une
+série de dialogues raffinés et d'interminables conversations.
+Le roman, absent du reste de l'ouvrage,
+s'est réfugié dans les histoires incidentes,
+parfois assez scabreuses, même pour des oreilles
+moins chastes que ne dévoient l'être, ce semble,
+celles de ces <i>divines et incomparables</i> personnes.
+De Pure a eu soin aussi de multiplier les vers,
+les lettres, les portraits, suivant la mode d'alors:
+car, bien qu'il ait semé son ouvrage d'épigrammes,
+directes et indirectes, contre le genre en
+vogue, il tâchoit néanmoins de s'en rapprocher,
+n'étant point un esprit assez vigoureux pour s'affranchir
+de cette routine à laquelle ne savoient
+pas toujours se dérober les plus indépendants
+eux-mêmes. Pourtant, dans les premières pages
+du quatrième volume, il a prêté à l'une des précieuses,
+Eulalie, une dissertation assez judicieuse
+sur un nouveau genre de romans à tenter. Sans
+attaquer précisément le genre reçu, elle désireroit
+néanmoins quelque chose de différent, par
+exemple des romans basés tout entiers sur les
+développements de l'amour, au lieu de ceux où
+la curiosité et l'inquiétude sont les principaux
+aliments de l'intérêt. Elle y proscriroit l'uniformité
+de la marche suivie, les coups d'épée,
+l'introduction parasite et envahissante des éléments
+extérieurs. La conversation se continue
+long-temps sur ce projet de réforme, mais elle
+finit par une protestation de l'assemblée contre
+le retranchement des grandes actions et des exploits
+héroïques et contre les tendances bourgeoises.</p>
+
+<p>Outre bien d'autres défauts, dont j'ai déjà
+effleuré quelques uns, <i>la Prétieuse</i> en a deux qui
+suffiroient pour en faire une oeuvre manquée,
+même aux yeux des juges les plus indulgents.
+Loin d'avoir la netteté de toute bonne critique,
+ce livre est, au contraire, d'une obscurité rare,
+et le sens en reste trop souvent caché; la pensée
+de l'auteur s'y confond si bien, la plupart du
+temps, avec celle des personnages, qu'on ne
+peut toujours les démêler sans embarras. Un autre
+défaut, plus grave encore peut-être, c'est
+qu'il appartient corps et âme au genre ennuyeux:
+si ce sont bien là les conversations des précieuses,
+et tout nous porte à le croire, il falloit que
+ces dames y missent beaucoup de candeur et de
+bonne volonté pour s'en amuser comme elles le
+faisoient.</p>
+
+<p>De Pure a poursuivi la même tâche satirique
+contre les précieuses, dans une comédie introuvable,
+jouée sur le théâtre italien. On peut aussi
+rapprocher de son ouvrage la pièce de Somaize,
+<i>les Véritables Précieuses</i>, et le tableau qu'a tracé
+de la même société, dans ses <i>Portraits</i>, la grande
+Mademoiselle, un an avant la comédie de Molière.</p>
+
+<p>C'est encore une satire qui, suivant moi, n'est
+guère plus claire et plus amusante, mais qui a le
+mérite d'être plus courte, que cette <i>Histoire de la
+princesse de Paphlagonie</i>, écrite vers la même
+époque, en un moment de velléité littéraire, par
+mademoiselle de Montpensier. Il lui prit un jour
+fantaisie de railler, sous des noms supposés,
+quelques dames de la cour, et, pour arriver à ses
+fins, elle eut recours à la forme du roman,--sinon
+dans le style, plus simple et moins emphatique,
+quoiqu'il reproduise toutes les expressions
+consacrées,--du moins dans la fable et l'invention,
+farcies de tous les ingrédients habituels recommandés
+par la recette. Elle y perce surtout
+de ses flèches mademoiselle Vandy et madame de
+Sablé, la comtesse de Fiesque, et sa favorite,
+madame de Fontenac. Mais cet ouvrage, où
+manquent l'observation générale et l'invention,
+n'a d'intérêt que par la clef, qui lui donne la valeur
+d'un document historique<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>. Pris en soi, ce
+n'est qu'un récit embrouillé, diffus, sans but et
+sans méthode, écrit lourdement, mais non sans
+prétention. Mademoiselle de Montpensier fut
+moins heureuse encore dans la <i>Relation de l'Ile
+imaginaire</i>, dont on lui attribue la composition,
+bien qu'elle porte la signature de Segrais<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, qui
+servit également de prête-nom à madame de
+Lafayette. Au moins y avoit-il quelques peintures
+de moeurs dans le précédent ouvrage,
+tandis que celui-ci, à la fois fort court et assez
+insignifiant, est écrit sans gaîté, sans netteté et
+sans vraisemblance, malgré l'excellent modèle
+qu'elle avoit dans un épisode de <i>Don Quichotte</i>.
+On y trouve tout au plus quelque mérite de style.
+Je n'ai pu guère démêler, pour toute intention satirique,
+que certains traits timides décochés contre
+Nervèze, qui étoit alors, avec Des Escuteaux,
+son compère, le bouc émissaire de la littérature.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> V. la clef complète dans le <i>Segraisiana</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> Segrais a composé aussi, comme on sait, un volume
+de <i>Nouvelles françoises</i>. Dans le préambule, tout en traçant
+l'éloge des romans en vogue, il fait quelques réserves, au
+point de vue de la vraisemblance et de la réalité, contre leurs
+imitateurs, n'osant sans doute les attaquer directement eux-mêmes.
+Il fait remarquer qu'il seroit plus naturel de prendre
+des aventures françoises et des héros françois. C'est peu de
+chose, mais c'est quelque chose.</blockquote>
+
+<p>Joignons-y encore l'<i>Heure du berger, demi-roman
+comique ou roman demi-comique</i>, par C. Le Petit,
+livre burlesque et quelque peu licencieux, plein
+de galimatias et de mauvais goût, ne manquant
+pas toutefois d'un certain esprit qui en fait supporter
+la lecture; <i>la Prison sans chagrin, histoire
+comique du temps</i>, mais histoire fade, longue et
+sans intérêt; les <i>Aventures tragi-comiques du chevalier
+de la Gaillardise</i>, par le sieur de Préfontaine.</p>
+
+<p>Enfin nous voici,--il étoit temps,--sortis du
+fatras des infiniment petits (j'en demande pardon
+aux admirateurs du talent de la grande Mademoiselle),
+et arrivés à deux livres d'une plus haute
+valeur, les premiers sans contredit de ceux que
+nous étudions, par le nom de ceux qui les firent
+et par leur mérite propre: je veux parler, on le
+devine, du <i>Roman comique</i> de Scarron et du <i>Roman
+bourgeois</i> de Furetière.</p>
+
+<p>Le titre du <i>Roman bourgeois</i> (1666) indique assez
+son but. Furetière, intime ami de Boileau, s'est
+proposé de peindre, en spirituel et mordant satirique,
+les moeurs de la bourgeoisie d'alors. Il a
+voulu faire un roman <i>réaliste</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, sans tomber, sinon
+en de rares accès d'humeur bouffonne, dans
+la charge et la caricature. Prenant cinq ou six
+types marqués, le procureur et la procureuse,
+l'avocat, le plaideur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, la fille bourgeoise et coquette,
+l'homme de lettres, etc., il les a rangés
+et mis en jeu dans un cadre peu varié, comme
+l'étoit d'ailleurs celui de presque tous les romans
+contemporains, qui cachoient une grande monotonie
+et une excessive pauvreté d'intrigue sous
+leur complication apparente. Tous ces personnages
+ont des noms (Pancrace, Javotte, Nicodème,
+Vollichon, Jean Bedout, Philippote, et
+non Mandane, Polexandre, Artamène, etc.), des
+caractères, des façons de parler et d'agir, qui sont
+aux antipodes de ces dignes romans dont la lecture
+charmoit à un si haut point madame de Sévigné.
+Rien d'héroïque dans ce monde terre à
+terre, pas de grands sentiments ni de belles paroles
+dans ces prosaïques chevaliers du pot-au-feu.
+Au lieu de placer la scène dans un temple ou
+dans un palais d'Assyrie, Furetière nous transporte,
+dès le début, sur la place Maubert: nous
+sommes avertis. Le <i>Roman bourgeois</i> est une satire
+en action, une continuelle épigramme, où
+l'allusion perce à chaque instant le tissu du récit,
+où la critique ingénieuse et sensée voyage
+côte à côte avec la parodie, mais une parodie de
+bon ton et de bon goût, qui laisse place à l'observation.
+Furetière n'idéalise pas les moeurs qu'il
+retrace, il les étudie à fond et dans des classes
+entières,--non plus seulement à l'extérieur, sous
+leur côté original et individuel. Ses procureurs
+et ses bourgeois sont des masques effrayants de
+vérité: nous avons tous rencontré ce Vollichon,
+fieffé ladre, fesse-mathieu, fort en gueule comme
+la Dorine de Molière, grand diseur de proverbes
+et quolibets, qu'on séduit en faisant sa partie de
+boules, et en ayant bien soin de perdre la dernière,
+<i>la belle</i>; vieux gueux qui ne se fait nul
+scrupule d'<i>occuper</i>, sous divers noms, pour deux
+ou trois parties à la fois; au demeurant <i>bon enfant</i>,
+surtout lorsqu'il est en joyeuse humeur, et
+méditant de devenir honnête homme dans sa
+vieillesse, depuis qu'il a remarqué que d'ordinaire
+cela rapporte davantage;--ce prédicateur
+<i>poli</i>, jeune abbé de bonne famille, très bien frisé,
+qui parle un peu gras pour avoir un langage plus
+mignard, et qui veut qu'on juge de l'excellence
+de ses sermons par le nombre des chaises louées
+à l'avance;--cette demoiselle Javotte, petite
+personne dont la beauté, splendidement insignifiante,
+égale la niaiserie, ou, si l'on veut, l'ingénuité,
+qui emprunte un laquais et des diamants
+pour quêter avec plus d'éclat à l'église, et met
+tout son orgueil à surpasser la collecte de ses rivales;--ce
+Nicodème, galant avocat toujours
+vêtu à la dernière mode, qui tourne un madrigal
+comme M. Prud'homme et abuse d'un poireau
+placé au bas du visage pour y étaler une mouche
+assassine;--et ce Villeflatin, digne confrère du
+grand Vollichon, qui, sans avertir personne, tire
+si admirablement parti d'une imprudente promesse
+de mariage, afin d'en extorquer de solides
+dommages-intérêts;--et ce brave Jean Bedout,
+et cette petite sucrée de Lucrèce, et cette pimbêche
+de Collantine, et cet infortuné Charroselles,
+le plus à plaindre des hommes de lettres.
+Tout le monde a son <i>paquet</i> dans ces railleries
+aussi spirituelles qu'impitoyables: les académies
+de beaux esprits, les ruelles, et surtout les ruelles
+bourgeoises, les poètes, et même les marquis. La
+satire littéraire s'y mêle sans cesse à la satire
+morale, et le récit fait souvent place aux malignes
+remarques de l'auteur et aux digressions,
+trop fréquentes et trop détournées peut-être, où
+il aime à égarer sa verve narquoise. Mais cet
+ouvrage est plutôt un pamphlet qu'un roman,
+parceque toutes ces observations ne sont pas
+mises en relief par une action suffisamment nouée,
+que le développement de l'intrigue et des caractères
+se fait dans un plan trop artificiel, et qu'il
+faudroit à toutes ces aventures un lien plus réel
+et plus fort pour les unir dans un ensemble harmonieux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> «Je vous raconteray sincèrement et avec fidélité plusieurs
+historiettes et galanteries arrivées entre des personnes
+ny héros ny héroïnes..., mais qui seront de ces bonnes gens
+de médiocre condition, qui vont tout doucement leur grand
+chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les
+uns sages et les autres sots; et ceux-cy ont bien la mine
+de composer le plus grand nombre.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> C'est surtout à ces types qu'il s'est attaché; toute la gent
+chicanière est fustigée par lui avec une verve impitoyable.
+Furetière, ancien avocat et fils de procureur, nourri dans le
+sérail de la chicane, en connaissoit les détours: on n'est
+jamais trahi que par les siens. Évidemment la tradition qui
+lui attribue une large part de conseils dans la composition
+des <i>Plaideurs</i> doit être vraie: il avoit profondément étudié la
+question, et Racine, qui donna sa comédie plus de deux ans
+après, put trouver en germe quelques uns de ses types et
+quelques unes de ses scènes dans le roman de son ami. Il est
+même probable, d'après les dates, qu'ils travailloient ensemble
+à ces deux ouvrages, et qu'ils mirent plus d'une fois leurs
+idées et leurs observations en commun, dans les cabarets du
+<i>Mouton blanc</i> ou de la <i>Croix de Lorraine</i>.</blockquote>
+
+<p>À peu près vers le même temps où l'ouvrage
+de Furetière ouvroit en quelque sorte la voie au
+roman d'observation, les autres branches de la
+littérature se trouvoient entraînées par un mouvement
+analogue, et quittaient les caprices de
+la fantaisie et de l'intrigue fondées sur l'imagination
+pure pour le domaine de l'étude des
+moeurs et de l'analyse du coeur humain: la tragédie,
+avec Racine, passoit de la <i>Thébaïde</i> et
+d'<i>Alexandre</i> à <i>Andromaque</i>; Molière, après avoir
+fait l'<i>Etourdi</i>, qui correspondoit assez bien aux
+imbroglios des vieux romans, composoit alors
+<i>Tartufe</i> et <i>George Dandin</i>. Le roman proprement
+dit, lui-même, en dehors de la série à part que
+nous étudions, franchissoit l'immense espace
+qui sépare l'<i>Astrée</i>, <i>Clélie</i> et <i>Polexandre</i>, de <i>Zaïde</i>
+et de <i>la Princesse de Clèves</i>. N'étoit-ce pas là
+comme un pressentiment de La Rochefoucauld,
+et surtout de La Bruyère, qui alloient bientôt
+venir?</p>
+
+<p>À côté du <i>Roman comique</i>, évidemment inspiré
+à Scarron par les romans picaresques de
+l'Espagne, avec lesquels il étoit très familier, on
+doit citer quelques unes de ses <i>Nouvelles tragi-comiques</i>,
+puisées à la même source. Bien que la
+plupart des personnages principaux appartiennent
+aux classes élevées, ce n'en sont pas moins
+des récits bourgeois, par les personnages subalternes
+et par les moeurs qui s'y trouvent retracés.
+L'intrigue y domine sans doute, mais les peintures
+de caractère et l'observation n'y manquent
+pas: il me suffira de citer le pingre don Marcos,
+dans <i>le Châtiment de l'avarice</i>, dont la lésinerie
+est peinte de main de maître, et, dans <i>l'Hypocrite</i>,
+ce passage admirable de vérité et de profondeur
+dont Molière devoit faire la plus belle
+scène de son <i>Tartufe</i> (III, 6).</p>
+
+<p>Il ne nous reste plus maintenant que des ouvrages
+dont l'intérêt pâlit à côté de ceux-là. C'est
+d'abord <i>la Fausse Clélie</i> de Subligny (1670), recueil
+d'<i>histoires françoises, galantes et comiques</i>,
+que se racontent les uns aux autres les personnages
+du roman, et dont les héros sont presque
+tous des gens de qualité, mais passant par des
+aventures familières et plaisantes. Quant à l'héroïne,
+c'est une fille que la lecture de la <i>Clélie</i> a
+rendue folle, et qui se prend elle-même pour
+cette Romaine illustre. La physionomie de l'ouvrage,
+depuis les noms jusqu'aux lieux successifs
+de la scène, est tout à fait moderne, contrairement
+aux usages reçus, et l'on y surprend
+parfois des railleries et des protestations
+contre les <i>romans romanesques</i>.--C'est ensuite <i>le
+Louis d'or politique et galant</i> (1695), par Ysarn,
+un des littérateurs qui hantoient les samedis de
+mademoiselle de Scudéry, «garçon bien fait,
+dit Tallemant, qui a bien de l'esprit, et qui fait
+joliment les vers»,--sorte de petit roman satirique,
+dont le cadre, souvent remanié depuis,
+offre quelque analogie avec celui du <i>Diable boiteux</i>
+de Le Sage. Mais l'auteur, malgré quelques
+passages assez piquants et quelques protestations
+qui ne manquent pas de hardiesse contre les
+voies suivies par Louis XIV en politique et en
+religion, n'a pas su remplir dignement son sujet;
+le lecteur perd bientôt l'espérance que les premières
+pages lui avoient fait concevoir, et, au
+lieu d'un roman de moeurs et d'observations
+satiriques, il n'a guère qu'un mince recueil d'anecdotes
+sans grande portée et de discussions
+peu intéressantes.</p>
+
+<p>Il faut réunir à <i>la Fausse Clélie</i> et aux <i>Nouvelles
+tragi-comiques</i> quelques autres oeuvres qui
+s'en rapprochent, surtout les <i>Nouvelles</i> de d'Ouville,
+frère du bouffon Boisrobert, et <i>le Gage
+touché, histoires galantes et comiques</i>, des dernières
+années du siècle, attribuées à Le Noble. Ce
+volume est un recueil de récits bourgeois, qui
+souvent ne sont pas sans ressemblance avec
+ceux de Boccace et de la reine de Navarre,
+dont l'auteur a même calqué le plan, comme La
+Fontaine en avoit imité la libre et joyeuse allure
+dans ses <i>Contes</i>. Les uns sont conçus dans la
+manière espagnole; les autres sont simplement
+de petits romans d'intrigue, avec une pointe
+de réalisme. Le Noble choisit, avec une prédilection
+marquée, ses sujets et ses personnages,
+dans les classes les plus humbles: ce ne sont
+que jardiniers, tailleurs, donneurs d'eau bénite,
+laquais, sages-femmes, etc., qu'il fait agir et
+parler suivant leur condition. J'ai retrouvé dans
+ces pages l'original du fameux drame populaire
+de Mercier, <i>la Brouette du vinaigrier</i>. Les caricatures
+ne sont pas rares non plus dans <i>le Gage
+touché</i>, qui se heurte même parfois au burlesque,
+et l'ouvrage, qui avoit débuté par des peintures
+plus exactes du monde réel, tombe de plus en
+plus vers la fin dans le romanesque et l'invraisemblance.</p>
+
+<p>Mais, que <i>le Gage touché</i> soit ou non de
+Le Noble, il y a dans ses oeuvres un certain
+nombre de nouvelles qui doivent rentrer dans
+cette étude: telles sont (rangées sous le titre commun
+de <i>Les Aventures provinciales</i>), <i>le Voyage de
+Falaize, nouvelle divertissante</i>; <i>l'Avare généreux,
+nouvelle galante</i>, entremêlée de plusieurs autres;
+<i>la Fausse comtesse d'Isamberg</i>; sans compter
+beaucoup d'histoires analogues qui font partie
+de ses <i>Promenades</i>. Tout cela est assez vif,
+preste, comique, de couleur moderne et françoise,
+souvent bourgeoise et familière. On y
+trouve de l'observation, mais un peu superficielle
+et rarement satirique.</p>
+
+<p>Ajoutons encore à cette liste, que je voudrois
+faire la plus complète possible, tout en avouant
+bien haut qu'elle ne peut l'être en aucune façon,
+quelques autres productions d'un genre
+mitoyen, qui se rattachent, par certains points
+de contact, à la même catégorie, sans y rentrer
+directement. Tels sont <i>le Barbon</i> et <i>la Défaite du
+paladin Javerzac</i>, pièces satiriques de Balzac,
+qui, par la forme et le ton, sont presque de
+petits romans; le <i>Mamurra</i> de Ménage; quelques
+unes des pages échappées à la plume trop
+facile de du Souhait et de Le Pays; un assez
+grand nombre de facéties; plusieurs morceaux
+qu'on peut découvrir dans les recueils du temps,
+en particulier dans celui de <i>la Maison des jeux</i>
+(par exemple: <i>les Amours de Vénus</i>, la <i>Relation
+grotesque, burlesque, comique et macaronique, des
+amours et transformations de Vertumne</i>); dans les
+recueils d'<i>OEuvres galantes</i> et d'<i>OEuvres diverses</i>;
+dans celui des <i>Pièces en prose les plus agréables
+de ce temps</i> (par exemple <i>l'Histoire du poète Sibus</i>,
+etc.); quelques <i>Nouvelles</i> ou <i>Histoires</i> de Rosset,
+qui, du reste, avoit traduit <i>Don Quichotte</i>; quelques
+contes de la Fontaine, d'Hamilton et de
+Sénecé; enfin toute une série de romans historico-satiriques,
+ou, si l'on aime mieux, de satires historico-romanesques,
+relatives surtout aux amours
+des grands personnages, et fort licencieuses pour
+la plupart, livrets sortis des officines de Hollande
+pour être débités sous le manteau, et que je ne
+puis passer en revue, parceque cet examen, un
+peu en dehors de mon sujet, m'entraîneroit beaucoup
+trop loin.</p>
+
+<p>J'ai bien envie d'y réunir <i>le Page disgracié</i> de
+Tristan l'Hermite, curieuse et <i>romanesque</i> autobiographie.
+Il me paroît fort probable, en effet,
+que l'auteur de <i>Marianne</i> ne s'est pas fait faute de
+glisser quelques particularités de son invention
+dans ces pittoresques mémoires; et ce qui me
+pousseroit à le croire volontiers, c'est que le récit
+a l'air arrangé à souhait pour toutes les exigences
+du roman, et que le titre même semble
+renfermer un aveu implicite de l'auteur (<i>Le page
+disgracié, où l'on voit de vifs caractères d'hommes
+de tous tempéramens et de toutes professions</i>). Du
+reste, s'il n'eût voulu que faire le simple récit de
+ses aventures, fort variées et fort intéressantes
+par elles-mêmes, je l'avoue, qui l'empêchoit de
+mettre partout les noms propres, au lieu d'employer
+ces déguisements et ces détours qui donnent
+à l'ouvrage, quoi qu'on en ait, toute la
+physionomie d'un roman? Aussi est-ce de ce nom
+que l'appelle, dans sa <i>Bibliothèque françoise</i>, Ch.
+Sorel, qui le range parmi «les romans divertissans».
+Or les scènes de la vie commune et vulgaire,
+racontées dans le style qu'elles demandent,
+se succèdent de fort près dans ces confessions;
+on y rencontre même parfois des portraits
+grotesques et des tableaux de genre tout empreints
+du vieil esprit gaulois, qui ressemblent
+aussi peu aux tableaux ordinaires des romans d'alors
+qu'une toile de David Téniers à une de Lebrun.</p>
+
+<p>Enfin, se récrieroit-on beaucoup si j'introduisois
+à la suite de tous ces noms un nom qu'on
+ne s'attend peut-être pas à trouver en cette
+compagnie, celui de Charles Perrault, qui, du
+reste, dans ses <i>Parallèles</i>, et dans toute la part
+qu'il prit à la querelle des anciens et des modernes,
+avoit montré les idées d'un véritable novateur
+littéraire? Les <i>Contes de fées</i> sont du fantastique
+et du merveilleux, sans doute; mais il arrive
+souvent que ce fantastique et ce merveilleux tiennent
+à la réalité familière comme à l'intention
+comique et satirique par les détails: c'est ce qui
+étoit déjà arrivé aux fables milésiennes chez les
+anciens, et chez les modernes aux voyages comiques
+de Cyrano dans la lune et le soleil; ce
+fut ce qui arriva également à Perrault. Quiconque
+a lu <i>le Petit Poucet</i>, <i>la Barbe-Bleue</i>, <i>le Petit
+Chaperon rouge</i> et <i>Peau d'Âne</i>, c'est-à-dire quiconque
+a dépassé l'âge de sept ans, se rappelle
+ces tableaux d'intérieur bourgeois ou populaires,
+ces scènes de bûcherons, de forêts, de fermes,
+de villages, qui s'y trouvent mêlés, et font de
+ces gracieux contes de petits romans familiers,
+d'allure naïve et simple.</p>
+
+<p>Ainsi, pour nous résumer en quelques lignes,
+le caractère commun à la plupart des oeuvres que
+nous venons d'étudier est un caractère de protestation,
+directe ou indirecte, réfléchie ou spontanée,
+sérieuse ou plaisante, contre la dignité solennelle
+du genre à la mode, contre la subtilité, l'emphase,
+l'exagération des idées, des sentiments et
+des personnages. Elles se tiennent plus près de
+la terre, ne dédaignent point les menus détails
+et les peintures vulgaires, entrent dans la voie
+d'une observation plus vraie des moeurs et du
+coeur de l'homme; en un mot, au lieu de se lancer
+dans un monde factice et monotone, toujours
+jeté au moule de l'<i>Astrée</i> et des <i>Bergeries</i>, elles
+étudient le monde extérieur, surtout le monde
+d'en bas, pour en faire le portrait ou la satire.
+Tous ces ouvrages, presque sans exception,
+semblent vouloir aussi protester par la licence
+des détails et la crudité de l'expression contre la
+galanterie précieuse et raffinée, la langueur discrète
+et un peu prude, la quintessence de platonisme,
+mise en vogue par d'Urfé: c'est comme
+un ressouvenir du siècle précédent conservé en
+toute sa verdeur par ces esprits rebelles, qui s'effraient
+de voir la littérature s'assouplir sous la
+discipline, la langue se décolorer et pâlir, la libre
+et forte sève des joyeux conteurs d'autrefois
+s'effacer devant un jargon, prétentieux, affadi,
+<i>éviré</i>. Lieux, héros, aventures, tout y change de
+nature et de ton; le style lui-même s'assortit au
+fond du roman: moins régulier souvent et moins
+correct, il a, du moins dans les meilleures de
+ces oeuvres, plus d'originalité, de verve pittoresque;
+il abonde à la fois en hardiesses heureuses
+et en trop fréquentes négligences. Bien
+plus, presque tous ces romans offrent les mêmes
+singularités de détail et une physionomie toute
+semblable jusque dans les moindres traits: c'est
+ainsi que l'on y retrouve fort souvent la préface
+cavalière, poussant la vanité et le dédain du public
+jusqu'à l'outrecuidance et foudroyant ceux
+qui auront le front de ne pas trouver leur ouvrage
+admirable; mais c'est un ridicule que Scudéry
+et La Calprenède partagent avec de Lannel,
+Sorel, de Pure et Subligny, et qui nous semble
+avoir été emprunté à la littérature espagnole,
+alors dans toute son influence, surtout à Montemayor,
+Montalvan et Alarcon. Enfin, par un hasard
+étrange, un très grand nombre d'entre eux
+sont restés également inachevés: cette fatalité
+est commune aux <i>Histoires comiques</i> de Théophile
+et de Cyrano, au <i>Polyandre</i> de Sorel, au
+<i>Roman bourgeois</i>, au <i>Roman comique</i>, à <i>la Fausse
+Clélie</i>, etc.</p>
+
+<p>D'ailleurs, indépendamment du mérite propre
+et de l'intérêt littéraire qui les recommandent si
+puissamment aux érudits et aux simples curieux,
+ces oeuvres, dont beaucoup ont à peu près l'attrait
+de l'inédit et de l'inconnu, méritent encore
+d'être lues et relues, comme d'inépuisables mines
+de renseignements sur les moeurs et les usages
+de l'époque, sur les opinions qui s'y reflètent
+avec plus de vivacité et d'exactitude, et
+pour ainsi dire avec plus d'abandon familier,
+qu'elles ne pouvoient le faire dans des romans
+grecs et assyriens, où la convention laissoit si
+peu de place à l'observation véritable. Comme
+les romans héroïques, et beaucoup plus qu'eux,
+les romans comiques et satiriques ont presque
+tous une clef, dont la connoissance complète,
+si elle étoit possible et si la plupart du temps on
+n'étoit réduit sur ce point à des conjectures qui
+n'ont rien de certain, ajouteroit beaucoup à leur
+intérêt et à leur utilité. Mais, en outre, ils sont,
+pour qui sait les comprendre, une histoire intime
+du XVIIe siècle: auteurs, courtisans, villageois,
+cabaretiers, soldats, marquis, procureurs, petits
+héros de bourgeoisie, etc., tout cela y parle
+et y agit comme dans le théâtre de Molière. Ce
+sont d'ailleurs presque autant de comédies que
+ces ouvrages: il n'y manque que le dialogue, et,
+sans compter les très nombreux emprunts à l'aide
+desquels nos comiques, et principalement le plus
+grand de tous, se sont enrichis à leurs dépens,
+on pourrait y retrouver la plupart des types de
+la vieille comédie françoise, de ces <i>masques</i> glorieux
+illustrés par Larivey, Grevin, Jodelle,
+Scarron, Tristan, Rotrou, Corneille, et qui cédèrent
+la place aux <i>caractères</i>, après avoir jeté un
+dernier et faible éclat dans quelques pièces de
+Molière lui-même. C'est ainsi qu'on peut étudier
+le matamore dans <i>le Baron de Fæneste</i>, le pédant
+sous ses diverses faces dans l'<i>Histoire comique</i> de
+Théophile, le <i>Francion</i> de Sorel, etc.; la femme
+d'intrigue dans <i>Francion</i>, le valet bouffon dans le
+Carmelin du <i>Berger extravagant</i>, etc.</p>
+
+<h3>II.</h3>
+
+<p>Dans cette longue série de romans comiques
+et familiers du XVIIe siècle, le plus important,
+sans contredit, le meilleur, comme le plus répandu,
+est l'ouvrage de Scarron<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. On connoît ce
+rieur de bonne foi, ce stoïcien d'un nouveau
+genre, plus fort que celui qui disoit: «Douleur,
+tu n'es pas un mal», car sa gaîté sembloit dire
+à toute heure du jour: «Douleur, tu es un plaisir!»
+Malgré le dédain des critiques de son
+temps, son nom vit encore aujourd'hui, et ses
+oeuvres mêmes sont loin d'être mortes; elles ont
+été conservées par cette bonne humeur naturelle,
+cette naïveté et cette étonnante puissance du rire
+qui rachètent chez lui de si nombreux et de si
+grossiers défauts. Mais, indépendamment de ces
+qualités qui forment l'essence même de son <i>génie</i>,
+cet homme, qui sembloit si peu fait, sinon pour
+la justesse, du moins pour la sobriété, la convenance
+et la mesure de l'observation, a mérité,
+par son <i>Roman comique</i>, d'être compté parmi
+ceux qui ont le mieux vu et le mieux peint un
+coin de la société d'alors. On l'a surnommé l'Homère
+de la Fronde: on auroit pu le surnommer,
+à non moins juste titre, l'Homère des <i>Ragotins</i>
+et des troupes de comédiens nomades. Son nom
+est resté inséparable du sujet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> Ou Scaron, comme son nom se trouve souvent écrit à
+cette époque, en particulier dans les anciens registres manuscrits
+du Mans, contemporains de son séjour en cette ville.
+Ce n'est que plus tard que l'orthographe actuelle a prévalu.</blockquote>
+
+<p>En écrivant <i>le Roman comique</i>, Scarron a eu
+le bon esprit, dont il faut lui savoir d'autant plus
+de gré que cela lui est rarement arrivé, de faire
+choix d'un sujet qui lui permît d'être en même
+temps vrai et burlesque, de se livrer à son irrésistible
+penchant pour la bouffonnerie sans sortir
+de la nature et sans blesser le goût. Vienne
+en cette matière, faite à souhait, sa verve plaisante,
+féconde en traits badins, en trivialités
+grotesques et en vives caricatures! Loin d'être déplacée
+et condamnable aux yeux des bons esprits,
+elle se trouvera, cette fois, en rapport si complet
+avec les personnages et le fond même du sujet,
+que souvent l'auteur ne seroit pas vrai s'il
+n'étoit pas burlesque. Le livre n'est bouffon que
+parceque les personnages sont bouffons et doivent
+l'être. Scarron lui-même a marqué nettement
+la différence tranchée qui sépare son oeuvre
+des romans ordinaires de son siècle en qualifiant
+de <i>très véritables et très peu héroïques</i> (liv. I, ch. 12)
+les aventures qu'il raconte. <i>Très véritables</i>, dans
+le sens littéral et rigoureux du mot, je n'en sais
+rien; cela pourrait bien être, au moins pour
+l'ensemble des faits, car nous retrouverons les
+origines historiques de quelques uns de ses épisodes
+et de plusieurs de ses types; mais, quoi
+qu'il en soit, très véritables certainement dans le
+sens littéraire, c'est-à-dire très vraisemblables,
+prises dans la réalité telle qu'elle est, non dans
+ce monde de convention où s'agite habituellement
+l'imagination des romanciers. <i>Très peu héroïques</i>,
+cela est évident, et ni d'Urfé, ni Gomberville,
+ni mademoiselle de Scudéry, n'eussent
+trouvé leur compte dans cette absence presque
+totale de beaux sentiments, d'illustres catastrophes
+et de glorieux coups d'épée. Aussi étoit-ce
+là précisément ce qui devoit alors faire condamner
+cet ouvrage par quelques faux délicats. «<i>Le
+Roman comique</i> de Scarron, dit Segrais, n'a pas
+un objet relevé; je le lui ai dit à lui-même. Il
+s'amuse à critiquer les actions de quelques comédiens:
+cela est trop bas.» Il n'est plus nécessaire
+aujourd'hui de réfuter méthodiquement
+cette accusation. Je ne sache pas qu'on ait jamais
+sérieusement reproché à Molière d'avoir mis en
+scène ses Pierrot et ses Lubin, ses Martine et
+ses Frosine, côte à côte avec les marquis ridicules
+et les bourgeois raisonneurs, non plus qu'à
+Le Sage de nous introduire, avec Gil Blas, dans
+la caverne des voleurs et au milieu des antichambres
+où trônent messieurs les laquais. Ce que
+Molière, Regnard, Dancourt, etc., ont pu faire
+dans leurs comédies, Scarron avoit incontestablement
+le droit de le faire aussi dans son roman,
+qui est une vraie comédie. Le titre le dit: <i>Roman
+comique</i>, et le titre ne ment pas. Toutes les
+classes, tous les degrés de la société, sont du
+domaine de l'observation, dans les limites que
+le goût réclame et que l'art enseigne; mais Segrais,
+façonné aux fadeurs timides de la pastorale
+de cour, devoit s'effaroucher de la hardiesse
+familière de ces peintures, comme Louis XIV
+des <i>magots</i> de Téniers.</p>
+
+<p>Grâce à cet heureux choix, heureusement
+exploité, le comique sort des entrailles du sujet,
+sans efforts, j'ajouterai même sans burlesque
+proprement dit, quoique j'aie plus haut employé
+cette expression à défaut d'autre plus exacte. En
+effet, l'essence du burlesque consiste, à rigoureusement
+parler, dans le contraste entre l'élévation
+du sujet et la trivialité du style, ce qui n'est point
+ici le cas. Le rire arrive naturellement et sans
+grimace; Scarron ne cherche pas à s'égayer aux
+dépens de la réalité des peintures, rarement
+même aux dépens de la convenance et d'une
+certaine bienséance relative. Un grand nombre
+des réflexions qu'il intercale dans son récit, sous
+une forme plaisante et sans la moindre prétention,
+renferment des traits d'observation ingénieux
+et justes. Du reste, comme par un désir
+instinctif de s'élever une fois au moins jusqu'à la
+dignité de l'art, il a su, sans choquer en rien le
+naturel et la vraisemblance, sans la moindre apparence
+d'emphase romanesque ou de contraste
+systématique, mais au contraire en une mesure
+discrète et même délicate, introduire dans l'intrigue
+des parties un peu plus sérieuses, qui relèvent
+heureusement ce que le reste pourroit avoir
+de trop exclusivement bouffon. Dès l'abord, le
+comédien Destin, malgré la singularité de son
+accoutrement, nous prévient en sa faveur par <i>la
+richesse de sa mine</i>; bientôt mademoiselle de
+l'Étoile accroît cette première impression, sans
+parler de la figure un peu plus effacée de Léandre.
+Ce sont là trois rôles qui gardent presque
+toujours la dignité des <i>honnêtes gens</i>, tout en se
+déridant parfois, comme il sied en si plaisante
+compagnie. En outre, Scarron--on ne s'en
+douteroit guère--a mis du sentiment et de l'émotion
+en certaines pages, par exemple en plusieurs
+endroits de l'histoire du Destin, racontée
+par lui-même, et dans le passage où la Caverne
+exprime sa douleur, lors de l'enlèvement de sa
+fille Angélique, qu'elle croit déshonorée. Puisque
+j'ai commencé à indiquer les côtés sérieux de
+cette oeuvre, j'ajouterai qu'on ne sait pas assez
+généralement que de graves questions s'y trouvent
+soulevées en passant, et résolues autant
+que le permettoit la nature du livre. On y rencontre,
+entre autres, la théorie du drame moderne
+posée en face de la tragédie aristotélique,
+et l'auteur en démontre, en quelques lignes, la
+légitimité, la nécessité même (I, 21). Le même
+chapitre renferme aussi des aperçus justes et fins,
+qui ne manquoient pas alors de nouveauté, ni
+une certaine hardiesse littéraire, sur une réforme
+à introduire dans le roman. Quelques unes
+de ses conversations et quelques uns de ses épisodes
+ont aussi des échappées où l'on trouve
+plus de sens pratique et plus de raison qu'on ne
+s'aviseroit d'en demander à ce déterminé bouffon.
+Scarron a eu une fois cette bonne fortune de
+pouvoir révéler complétement les qualités de son
+esprit dans une occasion propice et sous leur
+jour le plus favorable, et, le bonheur du sujet
+aidant, il est même arrivé que cet écrivain, dont
+le vice ordinaire est la vulgarité de sentiment et
+l'incurable prosaïsme, s'est élevé, en quelques
+pages de son <i>monument</i>, au-dessus de ce défaut
+essentiel, qui sembloit complétement inséparable
+de toutes ses créations.</p>
+
+<p>Le côté burlesque domine tellement dans
+Scarron qu'il a éclipsé tous les autres. Il est juste
+de remettre ceux-ci en lumière. On trouve dans
+ses <i>oeuvres mêlées</i> quelques pièces écrites d'un ton
+noble, qui, je l'avoue, ne sont pas toujours les
+meilleures. Son épitaphe est un petit chef-d'oeuvre
+de grâce, de tristesse voilée et doucement
+souriante. D'autres morceaux offrent de la délicatesse
+et du sentiment autant que de l'esprit;
+tels sont, par exemple, l'épigramme:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Je vous ai prise pour une autre, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>la chanson:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Philis, vous vous plaignez, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>les <i>Stances à la reine</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Scarron, par la grâce de Dieu, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Quelquefois ses drames, soulevés par le souffle
+du génie castillan, s'élèvent et même atteignent
+un moment de fiers accents qu'on croiroit échappés
+à un poète de race cornélienne, non pas,
+bien entendu, des plus près du maître (Voyez
+<i>Jodelet, ou le Maître valet</i>, V, 4), et il en est ainsi
+en quelques unes des nouvelles intercalées dans
+<i>le Roman comique</i>, par exemple: <i>À trompeur
+trompeur et demi</i>, où son style a pris de la fermeté
+et de l'élévation. L'auteur du <i>Virgile travesti</i>, de
+cette débauche d'esprit dont le Poussin parle
+avec mépris dans une de ses lettres, commandoit
+des tableaux à ce même Poussin, qui nous l'apprend
+lui-même en un autre passage de sa correspondance<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.
+Il est donc permis de dire qu'il
+avoit le sentiment du beau.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> «J'ai trouvé la disposition d'un sujet bachique pour
+M. Scarron. Si les turbulences de Paris ne lui font point
+changer d'opinion, je commencerai cette année à le mettre
+en bon état.» (7 février 1649.) Et le 29 mai 1650: «Je
+pourrai envoyer en même temps à M. l'abbé Scarron son
+tableau du <i>Ravissement de saint Paul</i>.» C'est indubitablement
+Paul Scarron, dont le Poussin parle plusieurs autres
+fois encore, et avec qui il étoit en relation, notre auteur
+l'ayant rencontré dans son voyage à Rome, vers 1634. Il en
+avait déjà parlé auparavant. Ainsi il écrit (12 janvier 1648)
+que Scarron lui a envoyé son <i>Typhon</i>, et il ajoute: «Je voudrois
+bien que l'envie qui lui est venue lui fût passée, et qu'il
+ne goûtât pas plus ma peinture que je ne goûte son burlesque.»
+On voit que le doute n'est pas possible.</blockquote>
+
+<p>J'ai dit que le livre de Scarron est une comédie:
+on y retrouve les types et les caractères de la
+scène, et des types supérieurement tracés, dans
+une intrigue un peu décousue et qui forme, pour
+ainsi dire, ce qu'on nomme en style technique
+une pièce <i>à tiroirs</i>, comme il en avertit lui-même
+le lecteur (I, 12). Voici d'abord Ragotin, petit
+bourgeois hargneux, querelleur, enthousiaste, bel
+esprit et esprit fort, très chevaleresque, très galant
+et très empressé près des dames, ardent à se
+poser en champion, mais malheureux en querelle
+comme en amour, personnage ridicule au physique
+aussi bien qu'au moral, et sur lequel, si l'on
+me permet ce rapprochement peu classique, sembleroit
+avoir été calqué le type populaire de
+M. Mayeux. Voici La Rancune, ce fripon misanthrope,
+crevant de vanité et d'envie, et néanmoins
+exerçant toujours une sorte d'ascendant incontesté
+par la supériorité de son imperturbable sang-froid.
+La Rappinière, qui est aussi dessiné de main
+de maître, surtout dans les premières pages, ne
+me paroît pourtant point à la hauteur des précédents,
+parce qu'il ne se soutient pas dans le
+caractère où nous l'a d'abord montré l'auteur.
+Scarron commence par le présenter comme le
+<i>rieur</i> de la ville du Mans, et nous ne le voyons
+plus guère ensuite que comme un coquin pendable,
+riant peu et faisant des méchancetés peu plaisantes.
+Le poète Roquebrune, avec sa physionomie
+gasconne et ses naïves prétentions de <i>mâche-laurier</i>,
+n'est point inférieur, quoique relégué sur
+le second plan. Il n'est pas jusqu'aux <i>rôles</i> tout à
+fait accessoires et secondaires, et que l'auteur n'a
+fait qu'esquisser en courant sans y revenir, dont
+les portraits ne nous arrêtent au passage. Que
+dites-vous, par exemple, de cette grosse sensuelle
+qui porte le nom caractéristique de madame
+Bouvillon? du curé de Domfront, dont la mésaventure
+est décrite avec une vérité pittoresque? et
+de ce grand et flegmatique la Baguenodière, si
+curieusement dessiné en deux traits de plume<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Les érudits me pardonneront-ils de rappeler, à propos de
+ce personnage, le nom bien connu du mousquetaire Porthos,
+géant taciturne comme la Baguenodière, et présentant,
+comme lui, les mêmes caractères de force, de bravoure et
+de simplicité d'esprit? Je sais bien que M. A. Dumas a été
+mis sur la voie par le type primitif, tel qu'il est simplement
+esquissé dans les Mémoires de d'Artagnan, de Sandras de
+Courtilz, et surtout par la figure historique de M. de Besmond;
+mais seroit-il impossible qu'il se fût souvenu aussi de
+la Baguenodière de Scarron, lui qui s'est souvenu de tant
+de choses?</blockquote>
+
+<p>Tout cela est, certes, autre chose que du burlesque:
+c'est du comique, sinon très profond et
+très fin, au moins en général très vrai, plein de
+vivacité, de verve et de vie, et ne dépassant
+point les bornes. Il est fâcheux que cette <i>comédie</i>
+soit quelque peu gâtée par certaines scènes où se
+retrouve trop le grotesque auteur du <i>Typhon</i>.
+Mais, quoi! Scarron ne pouvoit entièrement cesser
+d'être Scarron, et, même dans ses meilleurs moments,
+il ne faut pas lui demander les délicatesses
+du goût. Ainsi, on retrancheroit volontiers du
+<i>Roman comique</i> l'aventure du pot de chambre,
+pour parler son langage, et quelques plaisanteries
+qui ne paroissent avoir d'autre but que d'exciter
+le rire pour le seul plaisir du rire: tels sont, par
+exemple, le trait de cet avare qui pousse la lésine
+jusqu'à vouloir se nourrir lui-même, ainsi que toute
+sa famille, du lait de sa femme (I, 13); l'apparition
+fantastique du lévrier pendant le récit de La Caverne
+(II, 3), etc. Ne lui en veuillons pas non
+plus d'avoir, indépendamment de ces moyens
+bouffons, employé souvent dans <i>le Roman comique</i>
+les mêmes procédés que dans le <i>Virgile travesti</i>,
+le <i>Typhon</i> et ses autres vers burlesques, pour exciter
+le rire, c'est-à-dire l'intervention fréquente et
+inattendue de la personnalité de l'auteur se montrant
+tout à coup derrière ses personnages et à
+travers l'action,--le mélange de quelque réflexion
+comique cousue à quelque passage d'un ton plus
+élevé,--d'une remarque ironiquement naïve aux
+images les plus poétiques, de la solennité grotesque
+à la trivialité, etc. Ce sont là les ressources
+ordinaires du genre, dont il a usé largement
+sans doute, mais cette fois sans abus.</p>
+
+<p>Scarron a donné à la plupart de ses personnages
+des noms allégoriques et expressifs, qui
+ressemblent à des sobriquets ridicules: le Destin,
+la Rancune, la Caverne, la Rappinière, madame
+Bouvillon. Si on vouloit le lui reprocher comme
+une puérilité de mauvais goût, il serait facile de
+le justifier d'une accusation qu'encourraient avec
+lui Racine (le Chicaneau des <i>Plaideurs</i>), Molière,
+dans ses farces et même dans ses grandes comédies
+(le Trissotin des <i>Femmes savantes</i>, l'huissier
+Loyal du <i>Tartufe</i>, etc.). Cet usage, originaire
+d'Italie, et assez répandu dans la littérature espagnole
+imitée par Scarron, et même dans <i>Don
+Quichotte</i>, est général dans les romans comiques.
+Du reste, pour ses noms de comédiens, Scarron
+n'a fait que se conformer à une coutume reçue et
+suivie dans la réalité au théâtre; pour ses personnages
+manceaux, il s'est également conformé
+aux habitudes locales et aux traditions de grosses
+plaisanteries qui avoient cours dans le Maine, où
+le goût de la raillerie à tout propos et des sobriquets
+ridicules a toujours été répandu. «Les
+noms des personnes transmis par nos vieilles
+chartes, nous écrit M. Anjubault, bibliothécaire
+du Mans: <i>Maluscanis</i>, <i>Malamusca</i>, <i>Sanguinator</i>,
+<i>Bibe Duas</i>, <i>Frigida Coquina</i>, ne sont pas moins
+caustiques que ceux qu'a inventés Scarron<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Scarron, comme on sait, avoit habité le pays où se
+passe la scène de son roman assez long-temps pour se pénétrer
+de ses moeurs, de son esprit, de ses usages. Renouard
+prétend qu'il étoit au Mans dès 1657. Cette opinion est peu
+suivie; mais ce qui sembleroit la confirmer, c'est un passage
+de <i>l'Épithalame du comte de Tessé</i>, par notre auteur:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">A Verny, maison bien bâtie,</p>
+<p class="i10">Un jour, en bonne compagnie,</p>
+<p class="i10">Je mangeai d'un fort grand saumon, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Le château de Vernie, à 23 kilomètres du Mans, appartenoit
+au comte de Tessé, qui s'étoit marié en 1638. Il est
+probable que l'épithalame est de la même année ou à peu
+près, ce qui prouveroit que dès lors au moins Scarron étoit
+sur les lieux. Ses épîtres à madame de Hautefort démontrent
+qu'il y étoit encore en 1641 et 1643. C'est à cette dernière
+date que sa protectrice lui fait obtenir un bénéfice, qui ne lui
+est point accordé, comme presque tout le monde l'a dit, par
+M. de Lavardin, <i>évêque du Mans</i>, car le prédécesseur de M. de
+Lavardin sur ce siége épiscopal ne mourut que cinq ans après,
+le 1er mai 1648; mais il n'en est pas moins vrai qu'à cette
+date de 1643 l'<i>abbé</i> de Lavardin n'étoit pas étranger au
+Maine, qu'il visitoit souvent. «De quelle nature étoit ce bénéfice
+et comment en jouit-il? La question est difficile à éclaircir
+pour qui ne connoît point à fond la discipline cléricale et
+les subterfuges propres à l'éluder. Scarron, n'ayant jamais eu
+d'un ecclésiastique que l'habit, se sera peut-être servi d'un
+prête-nom pour la possession de sa prébende, comme il l'appelle.
+Quoi qu'il en soit, au mois de mars 1646, il habitoit
+une des maisons canoniales, contrairement aux statuts. Le
+chanoine Le Comte, qui devoit l'occuper en personne, s'excuse
+de ses retards devant le chapitre, et déclare, le 25 mai
+suivant, qu'il n'a pu aller habiter sa maison dans le délai
+prescrit, parceque M. Scarron, en partant, y a laissé son
+valet malade, mais qu'il y couchera la nuit prochaine.»
+(Lettre de M. Anjubault.) Scarron demeuroit au Mans, place
+Saint-Michel, 1. La maison subsiste encore, et une rue de
+la ville porte son nom. Le musée communal possède 27 tableaux
+sur toile, d'environ un mètre carré de superficie, de
+peinture fort médiocre, quoique de composition assez bonne,
+oeuvre d'un artiste dont on ignore le nom (on dit qu'il s'appeloit
+Coulon ou Coulomme), et représentant des sujets tirés
+du <i>Roman comique</i>. Il subsiste quelques dépendances du château
+de Vernie, entre autres un pavillon qu'on appeloit et
+qu'on appelle encore parfois le Pavillon du Roman comique,
+et qui renfermoit les tableaux dont nous venons de parler.</p></blockquote>
+
+<p>D'autres pourroient reprocher à notre auteur d'avoir
+un peu trop multiplié les infortunes de Ragotin,
+qui sont souvent de la nature la moins relevée;
+mais ces infortunes, qui vont de pair avec
+celles des héros burlesques de tous les autres romans
+du même genre<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>, rentrent tout à fait dans
+le rôle du personnage, et servent à en mieux
+marquer le caractère, à en compléter la peinture;
+il est fâcheux seulement qu'au moins en
+un endroit Scarron ait dépassé la limite du rire
+et poussé la plaisanterie jusqu'à la cruauté, quand
+il nous montre Ragotin renversant sur lui les ruches
+et tout couvert de piqûres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> Cf. L'Hortensius de <i>Francion</i>, le Lysis du <i>Berger extravagant</i>,
+le Nicodème du <i>Roman bourgeois</i>, etc.</blockquote>
+
+<p>Ces <i>farces</i>, d'ailleurs, ces grêles de coups et ces
+avalanches de taloches, qui pourraient sembler
+revenir trop souvent, trouvent, aussi bien que
+les noms ridiculement expressifs dont nous venons
+de parler, leur justification dans les moeurs
+et coutumes des Manceaux d'alors,--car Dieu
+me garde de médire des Manceaux d'aujourd'hui!
+D'une part, la jovialité, le gros rire, l'amour du
+plaisir, les <i>bons tours</i> de tout genre; de l'autre,
+les querelles et batailles continuelles, étoient leur
+fort. Nous voyons la police locale obligée d'intervenir
+souvent dans l'un et l'autre cas. Ainsi,
+«un chanoine, ayant représenté une farce scandaleuse
+le jour de Pâques, est puni par le chapitre,
+qui fait jurer à ses confrères de ne plus fréquenter
+les cabarets ni les brelans.--Dans la
+cathédrale, on donne permission, pendant l'office
+de la Pentecôte, de jeter du haut de la voûte
+une colombe et des fleurs; mais on défend de
+lancer de l'eau et des poulets. Sur la place du
+Cloître, devant la maison même de Scarron, il
+faut certains jours laisser à sec la coupe de la
+fontaine, afin d'éviter les insolences que se permettent
+les valets, etc... Lisez sur une carte de
+Jaillot ou de Cassini les noms anciens des localités,
+et recherchez-en le sens à l'aide d'un lexique
+roman, de toutes parts vous trouverez des
+souvenirs de plaisir, de faits licencieux ou turbulents...
+Quant aux distributions de coups de
+raquettes, de soufflets et de claques, Scarron ne
+les a que médiocrement exagérées.» Partout
+les disputes se terminent le plus souvent par des
+voies de fait. «Les archives du Mans sont pleines
+de récits concernant des églises, des cimetières
+et d'autres lieux consacrés, qui ont été déclarés
+pollus par suite de coups d'épée ou d'arquebuse
+qui s'y sont donnés et reçus. Dans les assemblées
+publiques, au milieu même des cortéges officiels,
+il n'étoit pas rare de voir surgir de violents débats
+au sujet des préséances. Un honnête avocat
+du Mans, dont j'ai les Mémoires du temps même
+de Scarron, raconte comme un fait qui n'a rien
+de très étonnant que, se promenant un jour sur
+la place des Jacobins avec deux demoiselles,
+dont l'une étoit sa maîtresse, un chanoine se permit
+de relever la coiffe de l'une d'elles. «Je fus
+obligé de lui donner un soufflet», dit l'avocat.
+C'étoit, à ce qu'il paroît, le plus juste prix. Le valet
+d'une certaine dame noble se crut obligé d'intervenir
+et de prendre aux cheveux le galant défenseur,
+qui fut littéralement traîné sur la place.
+Hâtons-nous de dire que le chanoine fut puni par
+ses supérieurs et que le valet alla en prison.--Les
+grands seigneurs du pays inventoient ou importoient,
+la plupart, des exemples de ce genre,
+avec les développements et les variantes proportionnés
+à leur moyens. Les Lavardin<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> n'étoient
+pas les moins industrieux, ou du moins ils se
+mettoient peu en peine de changer cet état de
+choses<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a> (V. Tallemant des Réaux).» Aussi les
+statuts <i>contra rixantes</i> sont-ils sans cesse renouvelés.
+Du reste, on sait quel rôle les coups de
+bâton, par exemple, jouoient alors dans les relations
+de la vie sociale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Amis et protecteurs de Scarron.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> <i>Lettre de M. Anjubault.</i></blockquote>
+
+<p>Un critique a reproché à Scarron, comme un
+des plus graves défauts du <i>Roman comique</i>, d'y
+avoir fait preuve d'une observation trop générale,
+dont la plupart des traits, ne portant pas avec
+eux un cachet particulier de vérité locale, pourroient
+aussi bien s'appliquer au Paris du temps
+qu'à la province. Rien que parce qui précède,
+on voit combien ce reproche est peu fondé. On
+peut dire que les moeurs dont il s'est fait le peintre
+ont le caractère essentiellement provincial,
+par contraste avec Molière, qui est le peintre des
+moeurs de Paris. La province, et le Mans en particulier,
+qui étoit alors à trois journées de marche
+environ de la capitale, offroit par là même plus
+de caractères tranchés, de types originaux et indigènes,
+qu'aujourd'hui.</p>
+
+<p>Comme beaucoup des oeuvres que j'ai passées
+en revue dans la première partie de cette Notice,
+le <i>Roman comique</i> tombe par endroits dans
+la satire; il ne fuit pas l'épigramme et la parodie,
+même littéraire, qui se trahissent dès les premières
+lignes. J'ai relevé dans mes notes plusieurs
+traits malins de l'auteur--beaucoup moins
+nombreux toutefois que dans le <i>Roman bourgeois</i>
+de Furetière, et surtout dans le <i>Berger extravagant</i>
+de Sorel--contre les invraisemblances et
+les ridicules des romans chevaleresques ou héroïques.
+Mais, outre ces épigrammes de détail, il
+y en a une plus générale répandue dans tout le
+corps de l'ouvrage et qui en fait l'essence même.
+Plusieurs des personnages du <i>Roman comique</i>
+semblent conçus et tracés dans un système de
+parodie: La Rancune est le traître, le Ganelon
+du livre; Ragotin est la charge du héros galant
+et valeureux, du chevaleresque servant des dames;
+les grands coups d'épée sont remplacés
+par de grands coups de pieds et de poing, etc.</p>
+
+<p>Mais voyez la contradiction! Tout cela n'empêche
+pas l'auteur de tomber, comme la plupart
+de ses confrères, dans deux ou trois des défauts
+les plus habituels aux romans dont il se moque:
+car, sans parler de quelques longues conversations,
+il a intercalé dans son roman quatre nouvelles
+et l'histoire de Destin, qui s'interrompt et
+se reprend à plusieurs reprises. Ces récits, trop
+nombreux, sont amenés brusquement, sans lien,
+sans préparation, sans rentrer en rien dans l'ouvrage;
+en outre, ils ont le tort de se ressembler
+presque tous par le fond, et quelques uns d'exiger
+une attention très soutenue, si l'on veut ne
+se point embrouiller dans cette intrigue enchevêtrée
+et un peu confuse<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Toutes ces histoires,
+qui ne sont même pas des épisodes, pouvoient
+d'autant mieux se retrancher, au moins en partie,
+que le roman proprement dit, assez court
+par lui-même, ne comportoit pas de si longs et
+de si nombreux hors-d'oeuvre, tout à fait en disproportion
+avec l'ouvrage, dont ils ralentissent
+la marche. C'est là que s'est réfugié l'élément
+romanesque, bien que l'écrivain comique s'y trahisse
+toujours à quelques phrases, sous ce fouillis
+d'aventures et ces étranges <i>imbroglios</i> à l'espagnole,
+qui les font ressembler à des tragi-comédies
+de Rotrou, de Scudéry ou de Boisrobert.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> Voir surtout, dans l'histoire de Destin, l'endroit où il
+s'agit de l'enlèvement de mademoiselle de Saldagne par Verville.</blockquote>
+
+<p>Du reste, une considération à laquelle Scarron
+n'a sans doute pas expressément songé peut
+servir à justifier ce mélange de l'intrigue à l'observation,
+fait dans une mesure, avec une convenance
+et un bonheur plus ou moins contestables.
+D'une part, la vie de salon au XVIIe siècle,
+l'usage des réunions et des coteries avoient
+dû naturellement amener l'emploi et accréditer
+l'usage de ces continuels récits, comme celui
+des longues conversations; de l'autre, on étoit
+encore trop près des grands <i>romans romanesques</i>
+pour se plaire aux romans d'observation pure et
+simple, débarrassés des fracas d'une intrigue
+curieuse et embrouillée; il falloit faire passer
+l'étude de moeurs sous le couvert de ces aventures
+auxquelles on avoit habitué les lecteurs.
+C'est ce que ne fit pas Furetière dans le <i>Roman
+bourgeois</i>: aussi ce dernier ouvrage, malgré le
+nom, l'esprit et la malignité de l'auteur, eut-il
+peu de succès, tandis que <i>le Roman comique</i> de
+Scarron en eut beaucoup. Il est vrai qu'on peut
+encore indiquer une autre raison peut-être de
+cette différence de succès. Le roman de Furetière
+s'est astreint à observer simplement la vie
+privée et les moeurs bourgeoises de la famille;
+il a voulu se renfermer dans le côté intime et
+domestique, se donnant tort ainsi, non pas, je
+suis loin de le dire, aux yeux de la postérité,
+mais aux yeux des lecteurs du jour, curieux d'émotions
+plus vives, de sujets moins connus, de
+tableaux plus variés. Scarron, au contraire,
+comme l'auteur de <i>Francion</i>, quoiqu'à un moindre
+degré, s'en tint surtout à ce côté des moeurs
+qui prêtoit le plus à l'aventure, au burlesque, à
+la parodie; son observation court les tripots, les
+auberges, les théâtres, les grandes routes, au
+lieu de demeurer au coin du foyer. Tout en restant
+juste et vraie, elle est plus en dehors, par la
+nature même du sujet.</p>
+
+<p>Quant au style du <i>Roman comique</i>, il est vif et
+d'une rapidité singulière; il va sans appuyer,
+mais en marquant d'un mot caractéristique les
+hommes et les choses qu'il veut peindre. Ce style
+ne respire pas, tant il a hâte de courir au but,
+bien autrement net et précis que celui des romans
+de mademoiselle de Scudéry. Malgré ses négligences
+et ses incorrections, il a plus de prestesse,
+moins de lourdeur et d'embarras dans les tournures.
+La langue de Scarron est remarquable par
+le naturel, le trait, la rapidité, la clarté même
+en général, sans avoir une force ou une élévation
+que ne comportoient ni le genre choisi, ni
+le talent de l'auteur; elle est en progrès sur celle
+de beaucoup de contemporains, du moins parmi
+les romanciers. Pour mieux en apprécier le mérite,
+il ne faut pas oublier que <i>le Roman comique</i><a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>
+précéda <i>les Provinciales</i>, dont la première ne
+parut qu'en 1656. Tout cela explique son légitime
+succès. Au reste, chaque production de
+Scarron étoit fort recherchée, à cause de sa bonne
+humeur<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>, et, après la parodie des poètes dans
+ses vers burlesques, on devoit être curieux de
+voir la parodie des romanciers dans ce livre.
+Généralement, et c'est là un éloge qu'il ne faut
+pas omettre en parlant de Scarron et d'un roman
+comique, il n'a pas cherché à être plaisant aux
+dépens de la décence, et, sauf en d'assez rares
+endroits, son ouvrage est relativement écrit sur
+un ton convenable. La seconde partie surtout,
+composée après son mariage<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, se ressent, tout
+le monde l'a remarqué, de l'heureuse influence
+de madame Scarron. Il faut se garder pourtant
+d'exagérer la portée de cette remarque, car c'est
+dans cette seconde partie que se trouve l'épisode
+de madame Bouvillon; mais on y trouve moins
+de trivialités grotesques, de plaisanteries peu
+ragoûtantes, et même le style est meilleur et
+renferme moins de termes anciens et passés. En
+effet, au témoignage de plusieurs contemporains,
+en particulier de Segrais (<i>Mém. anecd.</i>, II, p. 84,
+85), sa femme lui servoit à la fois de secrétaire
+et de critique, et son influence est visible aussi
+dans les poésies de Scarron venues après son
+mariage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> La première partie est de 1651; la deuxième ne parut
+qu'en 1657, mais le privilége est de 1654.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> Voir <i>le Burlesque malade, ou les Colporteurs affligés, etc.</i>
+Paris, Loyson, 1660.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> Scarron épousa Françoise d'Aubigné, non en 1650 ou
+1651, comme beaucoup l'ont dit, mais en 1652. Cette date
+me paroît solidement établie par une note de M. Walckenaër
+(<i>Mémoires de madame de Sévigné</i>, 2, p. 447).</blockquote>
+
+<p>Suivant Ménage, l'ami de l'auteur, le <i>Roman
+comique</i>, est le seul de ses ouvrages qui passera
+à la postérité; le savant homme va jusqu'à lui
+appliquer solennellement, trop solennellement,
+le vers de Catulle:</p>
+
+<p class="mid">Canescet seculis innumerabilibus.</p>
+
+<p>Boileau lui-même, le sévère, l'irréconciliable
+ennemi du burlesque et du mauvais goût, qui
+gourmandoit si vertement Racine de sa foiblesse
+quand il le surprenoit à lire Scarron, exceptoit,
+dit-on, le <i>Roman comique</i> de son anathème. Les
+hommes les plus graves et les plus éloignés, par
+état comme par esprit, de si frivole matière, le
+lisoient également, par exemple Fléchier, comme
+on le voit par un passage de ses <i>Grands-Jours</i>,
+où il compare à la troupe de Scarron une bande
+de méchants comédiens qui viennent jouer à
+Clermont pendant les assises<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Le public en
+masse ne fit que ratifier l'impression de ces amis
+devant lesquels il <i>essayoit</i> son ouvrage, comme
+il disoit lui-même, et qui en rioient de tout leur
+coeur. Le Maine, surtout, préparé à cette lecture
+par ses moeurs et ses goûts particuliers, ainsi que
+nous l'avons vu, accueillit avec empressement
+le <i>Roman comique</i> comme une continuation perfectionnée
+des vieux et libres conteurs qu'il aimoit,
+d'Eutrapel, de Bonaventure Des Periers,
+qu'on lisoit beaucoup au Mans, et surtout de son
+Conte d'Alsinois (Nicolas Denisot). Il est malheureux
+seulement que l'inachèvement de l'ouvrage
+nous empêche de prononcer un jugement
+définitif, en ne nous permettant pas de pouvoir
+bien apprécier l'ensemble des aventures, leur
+rapport harmonieux, leur but final et la façon
+dont elles se dénouent, sans parler de l'intérêt
+de curiosité qui demeure en suspens: «On auroit
+su, dit Sorel, s'il n'auroit pu empêcher que son
+principal héros ne fût pendu à Pontoise, comme
+il avoit accoutumé de le dire.» (<i>Bibl. fr.</i>, p. 199).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> Il est vrai que Fléchier n'étoit alors qu'un petit abbé,
+de moeurs peu sévères, ce semble, et un simple précepteur,
+et que, dans cette comparaison même, il montre qu'il a lu
+son auteur bien vite et n'en a pas conservé un souvenir très
+net, car il prend la Rappinière pour un acteur, et du Destin
+il fait M. l'Étoile.</blockquote>
+
+<p>Entre toutes les questions que soulève le <i>Roman
+comique</i>, celle de ses origines est une des
+plus importantes et des plus négligées. On savoit
+bien que l'ouvrage montroit de loin en loin,
+surtout dans ses nouvelles épisodiques, les traces
+de cette littérature espagnole où l'on puisoit
+si largement à cette époque, Scarron tout le premier;
+mais jusqu'à quel point avoit-il imité ou
+traduit, soit dans ses nouvelles, soit dans le
+reste de l'oeuvre? Qu'avoit-il pris et où avoit-il
+pris? Quelle étoit sa part d'invention et d'originalité
+dans l'ensemble comme dans les détails?
+Toutes questions qu'on laissoit sans les résoudre,
+et qui pourtant devraient être résolues aussi nettement
+que possible en tête d'une édition sérieuse
+du <i>Roman comique</i>.</p>
+
+<p>Et d'abord, le chef-d'oeuvre de Scarron est-il
+imité dans son plan et sa conception générale,
+et notre auteur est-il redevable à d'autres de
+l'idée-mère de son livre?--À notre avis, le sujet
+est bien à lui. Peut-être, quoique le souvenir ne
+s'en soit pas conservé dans le Maine, lui a-t-il
+été inspiré par des aventures réelles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>, sur lesquelles
+a brodé, comme sur un thème choisi à
+souhait, son imagination aventureuse et riante;
+peut-être avoit-il rencontré, pendant ses voyages
+et son séjour au Mans, cette troupe d'acteurs
+nomades immortalisée par lui? Probablement
+même tous ces types, si vrais et si plaisants,
+lui avoient été fournis par des originaux en chair
+et en os, dont on peut encore aujourd'hui retrouver
+quelques uns dans l'histoire;--ce qui
+suffiroit à prouver la personnalité de son inspiration
+et à écarter l'hypothèse d'un travail d'imitation
+étrangère, comme celui qu'il a fait dans
+ses comédies. Ainsi le petit Ragotin n'est autre que
+René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans,
+mort en 1707, comme nous l'apprennent les chroniqueurs
+du pays, entre autres Lepaige, dans
+son <i>Dictionnaire du Maine</i>. Le marquis d'Orsé,
+dont il est parlé en termes si magnifiques au chapitre
+17 de la seconde partie, paroît être le
+comte de Tessé, avec qui Scarron s'étoit trouvé
+en rapports excellents, et dont la physionomie
+répond bien au portrait tracé par notre auteur.
+Suivant une clef manuscrite trouvée par M. Paul
+Lacroix dans les papiers non catalogués de l'Arsenal,
+et que nous donnons sous toutes réserves<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>,
+la Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant
+du prévôt du Mans;--le grand la Baguenodière,
+le fils de M. Pilon, avocat au Mans;--Roquebrune,
+M. de Moutières, bailli de Touvoy,
+juridiction de M. l'évêque du Mans;--enfin
+Mme Bouvillon seroit Mme Bautru, femme
+d'un trésorier de France à Alençon, morte en
+mars 1709, mère de Mme Bailly, femme de
+M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand-mère
+de M. le président Bailly. Scarron, pendant
+qu'il jouissoit de son bénéfice au Mans, avoit eu
+probablement des démêlés avec toutes ces personnes,
+et il s'en vengea en les mettant dans son
+roman. Placé dans une position équivoque, aimant
+à railler les provinciaux, peu endurants de
+leur nature, il n'est pas étonnant qu'il se soit
+fait des ennemis et qu'il ait voulu s'en venger
+à sa manière. Il a introduit également dans son
+oeuvre, sans déguisement, un certain nombre de
+personnages historiques, locaux et contemporains,
+qui, il est vrai, n'y jouent pas un rôle
+proprement dit et n'y sont mentionnés qu'en
+passant, mais qui sont, pour ainsi dire, autant
+de liens rattachant son roman à la réalité<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>: ici
+c'est le sénéchal du Maine, baron des Essards;
+là, ce sont les Portail, famille célèbre dans la
+magistrature<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, etc.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> Par exemple, le <i>Segraisiana</i> nous indique le nom du
+personnage dont une aventure a inspiré à Scarron l'idée du
+chap. 6 de la IIe partie: M. de Riandé, receveur des décimes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> Nous en garantissons d'autant moins l'authenticité, que
+nous en ignorons l'origine, et que, du reste, les traditions
+locales sont muettes là-dessus. M. Anjubault, en particulier,
+n'a pu nous transmettre aucun éclaircissement sur ce point.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> Scarron, comme plusieurs de nos romanciers modernes,
+et en particulier Balzac, semble vouloir prendre ainsi ses
+précautions pour mieux faire croire à la réalité de ces
+<i>très véridiques</i> aventures, tantôt par certaines formes de
+phrase, tantôt en se mêlant lui-même au récit, tantôt en y
+faisant intervenir des faits historiques en dehors de ceux du
+roman.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a> On peut aussi retrouver à peu près sûrement quelques
+uns des personnages que Scarron avoit en vue à l'aide
+des pièces et des archives locales. Ainsi il met en scène le
+curé de Domfront; or le curé de Domfront étoit alors Michel
+Gomboust, fils du sieur de La Tousche. Il est peu probable
+que Scarron, qui s'arrête assez longuement à cette charge
+bouffonne, ait employé une désignation si claire et si compromettante
+d'une manière vague, sans intention et au hasard,
+surtout dans un roman de moeurs d'une action contemporaine
+et d'une donnée satirique autant que comique,
+dont il devoit penser qu'on rechercheroit aussitôt la clef.
+Que son portrait soit fidèle, qu'il n'ait point cédé au plaisir
+de la caricature ou à l'attrait de quelque vengeance burlesque,
+c'est une autre affaire, et je suis loin de vouloir jurer
+de son innocence. L'abbesse d'Estival, qu'il introduit plus
+loin avec son directeur Giflot, étoit alors Claire Nau, qui
+gouverna la maison d'Estival en Charnie de 1627 à 1660. Le
+prévôt du Mans, qui avoit épousé une Portail (II, 16), doit
+être Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, qui épousa
+Marie Portail en 1626.</blockquote>
+
+<p>Il n'y a rien là, évidemment, que de françois
+par le caractère, rien que d'original et de simple
+et franche venue. Je sais bien qu'on a prononcé,
+à propos du <i>Roman comique</i>, le titre d'un ouvrage
+d'Augustin Rojas de Villandrado, <i>El viage entretenido</i>,
+vrai <i>Roman comique</i> espagnol, roulant,
+lui aussi, sur les troupes ambulantes de comédiens,
+racontant leurs tournées en province et
+leurs aventures, les suivant de stations en stations,
+nous les montrant dans leur intérieur, dans
+leurs habitudes intimes, peignant leurs moeurs,
+leur misère et leurs vices. L'auteur de ce livre
+curieux, qui n'a jamais été traduit en françois,
+homme expert, <i>chevalier du miracle</i>, comme on
+l'appeloit, caustique, insouciant, aventureux,
+vieilli lui-même sur les planches, étoit bien celui
+qu'il falloit pour écrire cette histoire. Le
+<i>Voyage amusant</i> (ou plutôt le <i>Voyage où l'on
+s'amuse</i>) de Rojas parut pour la première fois en
+1603. Tout ouvrage espagnol étoit alors connu
+aussitôt, lu et exploité avec une promptitude
+extraordinaire, de ce côté des Pyrénées; quelquefois
+même, on en a des exemples, traduit
+sur un manuscrit avant d'avoir été imprimé en
+Espagne. Il est donc probable que Scarron connoissoit
+le livre de Rojas, et il est très possible
+aussi que ce livre lui ait inspiré l'idée de son roman;
+mais, en vérité, c'est tout ce que l'on
+peut admettre, et, si l'imitation a eu lieu, elle
+est tellement libre, elle a si bien dévié de son
+point de départ pour entrer dans une voie tout
+à fait personnelle et <i>sui generis</i>, que le <i>Roman
+comique</i> est tout au plus un pendant, et n'a
+rien d'un calque ni d'une copie. Il se rencontre
+pourtant avec l'ouvrage de son devancier en
+quelques légers points de détail que j'ai notés
+au passage; mais ce sont de ces rencontres vagues
+que devoit forcément amener la ressemblance
+générale du sujet, et qui disparoissent
+dans la diversité du style, du plan et de l'intrigue.
+Le <i>Roman comique</i>, en effet, bien supérieur
+en somme au <i>Voyage amusant</i>, est surtout écrit
+sur un ton complétement différent de ce dernier
+livre, que M. Damas Hinard a pu prendre pour
+base principale d'un travail fort sérieux sur le
+vieux théâtre de la Péninsule<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a>
+<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30"
+name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">
+(retour) </a> <i>Moniteur</i> de 1853.</blockquote>
+
+<p>Quant aux quatre nouvelles espagnoles intercalées
+par Scarron dans le corps de son roman,
+suivant l'usage de l'époque, c'est autre chose.
+Là, l'imitation, la traduction même, étaient tellement
+flagrantes à la simple lecture et si peu déguisées<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a>
+<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>
+que le doute ne sembloit guère permis;
+seulement, dans une littérature aussi luxuriante
+et aussi peu connue que la littérature espagnole,
+les recherches devoient être naturellement
+longues et pénibles, et c'est pour cela sans
+doute que personne ne les avoit faites jusqu'à
+présent, ou que personne du moins n'y avoit
+réussi. Le récit circonstancié de mes propres excursions
+intéresseroit peu les lecteurs; aussi me
+bornerai-je à en constater le résultat.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31"
+name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">
+(retour) </a> Scarron va même jusqu'à dire, avant l'<i>Amante invisible</i>:
+«Je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol
+qu'on m'a envoyé de Paris», et avant le <i>Juge de sa
+propre cause</i> (<i>Rom. com.</i>, II, 14): «Il lut... une historiette
+<i>qu'il avoit traduite de l'espagnol</i>, que vous allez lire dans le suivant
+chapitre.» Mais il est vrai que ces seules paroles ne seroient
+point une preuve: car, à la rigueur, elles pourroient n'être
+qu'une petite supercherie destinée à mettre ses nouvelles sous
+la protection de la vogue. Au chapitre 21 de la première partie,
+il montre assez, sous forme d'une conversation, combien il
+prisoit les nouvelles espagnoles et combien il s'en étoit occupé.</blockquote>
+
+<p>À force de fouiller dans l'inextricable et touffue
+végétation du théâtre espagnol, j'étois parvenu,
+aidé par quelques indications bienveillantes, à
+retrouver dans Lope de Vega, dans Calderon,
+dans Moreto, dans Tirso de Molina, les premières
+traces et les premiers germes, à ce qu'il me
+sembloit, des nouvelles du <i>Roman comique</i>, et
+j'allois me résoudre à croire que Scarron, faisant
+des frais d'invention assez larges, avoit transformé
+les pièces en récits, ce qui avoit souvent
+lieu alors, quand M. de Puibusque me signala,
+dans un livre rare de don Alonso Castillo Solorzano,--<i>los
+Alivios de Cassandra</i> (<i>les Délassements
+de Cassandre</i>), Barcelone, 1640, in-12,--
+un récit dont le titre, me disoit-il, ressembloit
+exactement à celui de la seconde nouvelle du
+<i>Roman comique</i>: <i>À trompeur trompeur et demi</i>,
+puisque ce récit étoit intitulé: <i>A un engaño otro
+mayor</i>.</p>
+
+<p><i>Los Alivios de Cassandra</i>, espèce de décaméron
+imité des <i>Auroras de Diana</i>, de don Pedro
+Castro y Anaya, et peut-être aussi du <i>Para todos</i>
+(<i>Pour tous</i>) de Montalvan, contiennent cinq nouvelles
+et une comédie. L'auteur, poète, historien,
+et surtout romancier distingué dans le genre enjoué
+et picaresque, a fait d'autres ouvrages, de
+valeur et de succès divers. Ses <i>Alivios</i> ont été
+traduits en 1683 et 1685 par Vanel (<i>les Divertissements
+de Cassandre et de Diane</i>, ou <i>les Nouvelles
+de Castillo et de Taleyro</i>). En jetant les yeux
+sur ce livre, qu'avoit bien voulu mettre à ma disposition
+le savant auteur de l'<i>Histoire comparée
+des littératures espagnole et française</i>, je vis que
+ce n'étoit pas seulement le titre qui se ressembloit
+des deux parts, mais le récit complet, et
+que Scarron s'étoit à peu près borné à le mettre
+en françois, sans même se donner la peine
+de changer les noms des personnages. Ce n'est
+pas tout. Quelle ne fut point ma surprise de découvrir,
+dans le reste du même volume, les originaux
+de deux autres nouvelles du <i>Roman comique</i>,
+traduits par Scarron avec aussi peu de
+gêne, et à peu près aussi littéralement! Il est
+évident qu'en 1646, époque vers laquelle, selon
+toute probabilité, il commença la composition
+de son <i>Roman comique</i>, il avoit entre les
+mains ce livre récent, qui lui avoit plu, et qu'il
+avoit trouvé commode d'en détacher les trois
+premières nouvelles pour les faire raconter à ses
+personnages, au lieu d'en inventer lui-même ou
+de les réunir dans un recueil à part.</p>
+
+<p>Maintenant procédons par ordre, et avec un
+peu plus de détails. <i>L'Amante invisible</i> (<i>Rom. com.</i>,
+I, 9) est simplement traduite, avec intercalation de
+quelques phrases burlesques, de la troisième nouvelle
+des <i>Alivios de Cassandra</i>, intitulée: <i>Los Efectos
+que haze Amor</i>. Que le sujet de cette nouvelle
+soit ou ne soit pas de Solorzano lui-même, je n'ai
+point à m'en préoccuper ici. Quoique la littérature
+espagnole compte à bon droit parmi les plus originales
+de l'Europe, il n'en est pas moins vrai que
+Solorzano, et beaucoup de ses contemporains,
+Cervantes, Salas Barbadillo, Juan de Timoneda,
+Tirso de Molina, etc., avoient largement puisé
+dans les productions de l'Italie. Mais il me suffit
+d'avoir retrouvé l'origine immédiate, sans vouloir
+remonter à l'origine primitive: la question des
+sources premières en littérature est encore plus
+incertaine et plus obscure que celle des sources du
+Nil.--Il est possible, probable même, que le
+théâtre espagnol, qui a touché à tous les sujets, et
+à qui celui-là devoit particulièrement plaire, l'ait
+également traité. Du reste, Calderon a fait <i>la
+Dama duende</i> (1629), imitée par Douville sous
+le titre analogue de <i>l'Esprit follet</i> (1642)<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a>
+<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, où on
+trouve, il faut l'avouer, fort peu de ressemblance,
+sauf en un ou deux points de minime importance,
+avec la nouvelle de Scarron<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a>
+<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. Calderon a fait également,
+en 1635, <i>el Galan fantasma</i>; Lope, <i>la Discreta
+enamorada</i>; enfin, Tirso de Molina, <i>la Celosa
+de si misma</i>, dont les titres sont en rapport avec
+celui de <i>l'Amante invisible</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32"
+name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">
+(retour) </a> Pièce qui a été elle-même imitée par Hauteroche sous
+le même titre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33"
+name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">
+(retour) </a> Remarquons que d'Ouville a traduit de Solorzano <i>la
+Garduna de Sevilla</i> (la Fouine de Séville, 1661). Il connaissoit
+donc cet auteur, et, par conséquent, il est possible que,
+dans son <i>Esprit follet</i>, il ait un peu songé aussi à la troisième
+nouvelle des <i>Alivios</i>.</blockquote>
+
+<p><i>À trompeur trompeur et demi</i> (I, 22) n'est autre
+chose, comme je l'ai dit plus haut, que la deuxième
+nouvelle du même livre. Mais je dois mentionner,
+en outre, comme ayant pu influer aussi, quoique
+de beaucoup plus loin, sur Scarron, quelques pièces
+de théâtre: <i>Trampa adelante</i><a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a>
+<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, de Moreto, à qui
+notre auteur a également emprunté <i>el Marques de
+Cigarral</i>, pour en faire <i>Don Japhet d'Arménie</i>; <i>Cautela
+contra cautela</i>, de Tirso de Molina, et <i>Fineza
+contra fineza</i>, de Calderon.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34"
+name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">
+(retour) </a> Mais il faudroit que cette pièce, qui, je crois, a été
+imprimée seulement en 1654, eût couru manuscrite plusieurs
+années avant sa publication.</blockquote>
+
+<p><i>Les Deux Frères rivaux</i> (II, 19) constituent un
+sujet qu'on trouve souvent traité dans notre théâtre
+de la première partie du XVIIe siècle, époque
+où nos auteurs prenoient à pleines mains dans la
+littérature espagnole; et par cela seul sa filiation
+se trouvoit clairement désignée. Beys a donné
+en 1637 <i>Céline, ou les Frères rivaux</i>, tragédie;
+Chevreau, en 1641, <i>les Véritables Frères rivaux</i>,
+dont le sujet à quelque analogie générale avec
+celui de Scarron; Scudéri, en 1644, <i>Arminius,
+ou les Frères ennemis</i>, etc. La nouvelle de Scarron
+est la traduction libre, mais où la plupart des noms
+sont restés les mêmes, du premier récit des <i>Alivios
+de Cassandra</i>, intitulé: <i>La Confusion de una
+noche</i>. Ceux qui ont lu le récit de notre auteur
+comprendront, en se rappelant la confusion qui
+se fait entre les deux frères, la nuit, dans le jardin
+de don Manuel, père de leur commune amante,
+comment la nouvelle espagnole peut porter cette
+étiquette, si différente de celle de la nouvelle françoise
+qui en est tirée. N'oublions pas non plus que
+Moreto a donné au théâtre <i>la Confusion de un
+jardino</i>, dont le titre indique aussi une certaine
+ressemblance de sujet. Enfin on trouve dans un
+recueil de <i>Novelas morales</i> de don Diego Agreda
+y Vargas <i>el Hermano indiscreto</i>, ou, comme dit
+Baudouin, dans sa traduction (1621), <i>le Frère indiscret,
+ou les Malheurs de la jalousie</i>; mais la ressemblance
+s'arrête à peu près là, malgré quelques
+personnages du même nom.</p>
+
+<p>Reste <i>le Juge de sa propre cause</i> (II, 14), qui,
+cette fois, n'est pas tiré du livre de Solorzano. Au
+premier coup d'oeil, même avant de l'avoir lu,
+l'origine espagnole n'en sauroit être douteuse pour
+qui se rappelle <i>le Médecin de son Honneur</i>, <i>le Geôlier
+de soi-même</i>, et tous ces titres par rapprochements
+et par antithèses que cette littérature affectionne.
+Lope de Vega a fait <i>el Juez en su causa</i>
+(V. <i>Las comedias del famoso</i>, etc., in-4, dern.
+vol., Bibl. imp.)<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a>
+<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>; mais la source immédiate de
+la nouvelle de Scarron doit être cherchée ailleurs:
+c'est le 9e récit des <i>Novelas exemplares y amorosas</i>,
+sorte de décaméron dû à la plume de dona Maria
+de Zayas (Barcelone, Joseph Giralt; l'approbation
+est de juin 1634): <i>el Juez de su causa</i>. Scarron a
+fait plus qu'imiter un modèle; sauf quelques interversions
+et quelques légers changements, portant
+soit sur les noms, soit sur les détails, qu'il modifie
+au goût du pays et de l'époque, il s'est borné à
+traduire, et souvent avec la plus complète exactitude.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35"
+name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">
+(retour) </a> Je trouve aussi, parmi les pièces de Calderon, <i>El
+gran principe de Fez</i>, dont plusieurs personnages portent
+les mêmes noms que ceux de Scarron, et dont l'action se passe
+au Maroc, comme dans la première partie du <i>Juge de sa
+propre cause</i> et dans beaucoup d'autres drames espagnols.</blockquote>
+
+<p>Voilà ce que Scarron a pris à l'Espagne dans
+son <i>Roman comique</i>; tout cela, je crois, sauf le
+<i>Voyage amusant</i>, n'avoit encore été signalé nulle
+part. On y pourroit joindre peut-être quelques
+courts passages, quelques réflexions, où l'on retrouve
+tantôt une phrase du <i>Nouvel an dramatique</i>
+de Lope, tantôt un ressouvenir de <i>Don Quichotte</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a>
+<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>,
+dont il parle plusieurs fois, du reste, dans son Roman,
+et dont les épisodes de la première partie surtout
+semblent l'avoir inspiré, etc. Encore ces endroits,
+fort rares en dehors des quatre nouvelles
+épisodiques, sont-ils plutôt, j'en suis convaincu,
+de brèves rencontres inspirées par une certaine
+analogie de situation que des imitations réelles.
+C'est, d'ailleurs, fort peu de chose dans l'ensemble
+du livre, et le <i>Roman comique</i> proprement
+dit est bien une composition originale, dont
+on n'est pas en droit de ravir la gloire à Scarron.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36"
+name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">
+(retour) </a> Les titres de plusieurs chapitres, en particulier, semblent
+calqués sur ceux de Cervantes. Tels sont ceux-ci, par
+exemple: «Qui ne contient pas grand chose,--Qui contient
+ce que vous verrez si vous prenez la peine de le lire,--Des
+moins divertissants du présent volume, etc.»</blockquote>
+
+<p>Un certain nombre d'écrivains ont succombé
+à la tentation de reprendre l'oeuvre interrompue
+de Scarron et de l'achever. De là plusieurs
+<i>Suites du Roman comique</i>, dont il est nécessaire
+que nous disions quelques mots. La première est
+celle que l'on désigne partout, dans les catalogues,
+dans les histoires de la littérature, dans
+les biographies, sous le nom d'A. Offray. Il y a là
+une erreur que nous devons relever en passant. En
+lisant la dédicace, on y trouve cette phrase, qui,
+avec un peu d'attention, eût dû suffire pour avertir
+de la méprise: «Mais, Monsieur, après avoir
+agréé mon présent, ne jugerez-vous pas favorablement
+de <i>mon</i> auteur, et le croirez-vous sans
+mérite? <i>Ses expressions sont naturelles, son style
+aisé; il étale partout un fond d'agrément qui lui tient
+lieu de force</i>, etc.» Cela est parfaitement clair, il
+me semble, et je m'étonne qu'aucun des éditeurs
+précédents n'y ait fait attention. Le nom d'A.
+Offray, qu'on lit au bas de cette dédicace, n'est
+pas celui de l'auteur, mais du libraire, comme
+il arrivoit souvent alors. Ce libraire, peu connu,
+et que j'eusse peut-être cherché longtemps encore
+sans grands résultats si M. Péricaud aîné
+ne m'avoit mis sur la voie par une indication précise,
+est bien certainement Antoine Offray, qui
+édita à Lyon, en 1661, le <i>Sésostris</i> de Françoise
+Pascal, in-12; en 1664, le <i>Vieillard amoureux ou
+l'Heureuse feinte</i>, pièce comique de la même; la <i>Vie
+de Calvin</i>, par Bolsec; la <i>Vie de Labadie</i>, par François
+Mauduict (petit in-8), qu'il a dédié (on voit
+qu'il avoit l'habitude des dédicaces) à Messieurs
+de la Propagation de la foi. Il demeuroit au Change.
+Il faut donc qu'on se décide à lui reprendre la
+gloire d'une composition qui n'est pas à lui, pour la
+reporter à un anonyme qui restera probablement
+inconnu; et peut-être, au fond, cette question
+de paternité littéraire ne mérite-t-elle pas, <i>dans
+l'espèce</i>, de susciter de bien grandes recherches.
+Ce n'est pas que cette suite soit absolument sans
+valeur; elle est faite avec quelque verve et quelque
+esprit, et l'auteur y a assez bien saisi le genre
+de Scarron; mais, en tâchant de la mettre en
+harmonie avec le reste de l'ouvrage et de se conformer
+au <i>génie</i> de son modèle, dont il est loin
+d'avoir la naturelle bonne humeur, il s'est rangé
+parmi les imitateurs les plus serviles, et s'est volontairement
+privé du libre usage de sa force de
+création. Il se traîne à la remorque de Scarron,
+répète et reprend ses inventions, y coud péniblement
+les siennes, et tombe souvent dans de
+bien plates et bien maladroites plaisanteries. Son
+style surtout, qui contient des phrases d'un enchevêtrement
+incroyable, est beaucoup plus lourd,
+plus vieux et plus embarrassé.</p>
+
+<p>Cette troisième partie, dont on ne connoît pas
+l'auteur, présente les mêmes obscurités quant à
+sa première édition. Une phrase de l'<i>Avis au lecteur</i>
+sembleroit faire entendre qu'elle remonte à
+trois ans environ après la mort de Scarron, qui
+eut lieu en 1660<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a>
+<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>; mais cette phrase est vague
+et peut s'expliquer aussi bien d'une autre manière.
+M. Brunet n'a découvert aucune trace
+d'une édition plus ancienne que celle qui se
+trouve dans le volume imprimé chez Wolfgang
+(Amsterd., 1680); mais il est évident, d'après le
+nom du libraire A. Offray, qui est Lyonnois, et la
+dédicace à M. Boullioud, écuyer et conseiller
+du roi en la sénéchaussée et siége présidial de
+<i>Lyon</i>, qu'il a dû en paroître une autre édition auparavant
+dans cette dernière ville. Or le catalogue
+manuscrit de l'ancienne bibliothèque de
+Saint-Vincent, au Mans, par le savant dom de
+Gennes, porte la mention suivante: «Le Roman
+comique (par M. Scarron), troisième et dernière
+partie; Lyon, 1678, 1 vol. in-12.» Selon
+toute probabilité, ce doit être là cette première
+édition, qui, par malheur, n'est pas venue entre
+les mains du bibliothécaire actuel, mais qu'il seroit
+possible, sans doute, de retrouver à Lyon.
+Avant cette date de 1678, le <i>Roman comique</i> de
+Scarron est toujours annoncé dans les catalogues
+en deux parties ou en deux volumes, ou au
+moins rien n'y fait supposer dès lors une troisième
+partie, une suite quelconque, et il seroit
+assez étonnant qu'on l'eût toujours négligée à
+cette époque, surtout si elle avoit suivi de si près
+l'ouvrage de notre auteur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37"
+name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">
+(retour) </a> Voici cette phrase: «Au reste, j'ai attendu longtemps
+à la donner au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un
+homme d'un mérite fort particulier y avoit travaillé sur les
+Mémoires de l'auteur.... mais, <i>après trois années</i> sans en
+avoir rien vu paroître, j'ai hasardé le mien.»</blockquote>
+
+<p>Il faut citer maintenant la suite de Preschac ou
+Prêchac (car il a écrit son nom des deux manières),
+fécond auteur de romans à titres étranges et cavaliers,
+tels que <i>l'Héroïne mousquetaire</i>, qui rentre
+dans notre cadre par la couleur bourgeoise, familière
+et comique de quelques pages; <i>le Beau Polonais</i>,
+<i>le Bâtard de Navarre</i>, etc. Prêchac a imité assez
+bien, et non sans esprit, le genre de Scarron;
+mais, au lieu de s'appliquer à poursuivre et à soutenir
+ses caractères, il s'est rejeté de préférence
+sur les petits côtés de l'oeuvre, sur les plaisanteries
+et les farces vulgaires. La première édition
+connue de cette suite est celle de Paris, Cl. Barbin,
+1679, in-12 (catal. de la Bibl. imp.).</p>
+
+<p>Ce sont là les deux principales suites et les
+plus célèbres, mais il y en a plusieurs autres encore.
+Telle est la <i>Suite et conclusion du Roman
+comique</i>, par M. D. L. (Amsterd., et se trouve à
+Rouen, chez Le Boucher fils, et à Paris, chez
+Pillot, 1771; mais nous ne sommes pas sûr que
+ce soit là la première édition). Cette <i>conclusion</i>,
+dont on peut voir l'analyse au deuxième volume
+de la <i>Bibliothèque universelle des romans</i>, est d'un
+genre tout à fait différent. L'avertissement prévient
+que, sans vouloir imiter le style ni la manière
+de Scarron, «on a suivi simplement l'histoire
+de Destin et de mademoiselle de l'Étoile,
+comme celle des deux personnages qui intéressent
+le plus». Et en effet cette conclusion, d'une rare
+inintelligence, a trouvé le moyen de transformer
+l'oeuvre de notre auteur en un vrai <i>roman romanesque</i>,
+bien sérieux, bien fade et bien ennuyeux.</p>
+
+<p>En ces derniers temps, M. Louis Barré a
+donné dans une édition populaire (chez Bry,
+1849) une suite et conclusion fort courte, et
+n'ayant d'autre but que de dénouer tous les fils
+entrecroisés, d'amener à terme tous les éléments
+de péripéties et de reconnaissances finales préparés
+par Scarron dans les deux premières parties.
+Enfin, peut-être faut-il joindre encore à tous ces
+noms celui de de La Croix<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a>
+<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, auteur de la <i>Guerre
+comique, ou la Défense de l'Escole des femmes</i>, spirituelle
+et judicieuse comédie en un acte, prose
+et vers, 1664, ou plutôt dialogue en 5 disputes.
+Le bibliophile Jacob, en mentionnant cette pièce
+dans le catalogue Soleinne (fin du premier volume),
+dit qu'il promettoit de mettre sous presse
+une troisième partie du <i>Roman comique</i>, mais
+qu'on ne sait s'il a tenu parole.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38"
+name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">
+(retour) </a> Suivant les uns, c'est C. S. Lacroix, avocat au Parlement,
+auteur de la <i>Climène</i> (1628), de l'<i>Inconstance punie</i>
+(1630); suivant d'autres, c'est un certain Pierre de Lacroix,
+sur lequel on a peu de renseignements.</blockquote>
+
+<p>D'autres oeuvres portent le même titre, mais
+dans un sens plus général, et sans se rattacher
+directement à l'ouvrage de Scarron. Tel est, par
+exemple, le <i>Supplément au Roman comique, ou
+Mémoires pour servir à la vie de Jean Monnet, ci-devant
+directeur de l'Opéra-Comique à Paris</i>, etc.,
+écrits par lui-même, 1773, Londres; in-12.</p>
+
+<p>Le <i>Roman comique</i> n'a pas inspiré seulement
+des suites. En 1684, La Fontaine et Champmeslé
+ont fait <i>Ragotin, ou le Roman comique</i>, comédie
+en 5 actes, en vers, jouée sous le nom de ce dernier,
+et qui n'eut pas beaucoup de succès. Ils ont
+tâché d'y réunir les mots, les traits, les événements
+les plus remarquables du livre de Scarron,
+en ajoutant quelquefois à l'intrigue, et quelquefois
+aussi en bouleversant l'ordre des incidents,
+en échangeant dans certaines parties les rôles
+de deux ou trois personnages. La pièce est intéressante
+et habilement versifiée, mais elle contient
+de trop longs récits; il a fallu trop y accumuler
+les incidents comiques pour les faire
+tenir dans les cinq actes, et elle manque un peu
+de verve comique, surtout quand on vient de lire
+notre auteur.</p>
+
+<p>En 1733, Le Tellier d'Orvilliers publia à Paris,
+chez Christophe David, le <i>Roman comique
+mis en vers</i>. C'étoit une étrange idée. Il avoit d'abord
+fait paroître quelques fragments dans le <i>Mercure</i>
+de décembre 1730, de janvier et février 1731,
+et il fut encouragé à poursuivre. Ses vers octosyllabiques
+suivent le texte original d'aussi près que
+possible, et cette extrême exactitude, ce frivole
+tour de force, est son plus grand mérite, si mérite
+il y a. Quelques passages sont rendus avec
+bonheur, mais on aimera toujours mieux les lire
+dans la prose de Scarron que dans les vers de
+Le Tellier.</p>
+
+<p>Il est inutile de poursuivre cette énumération
+dans ses moindres détails. Ce que j'ai dit
+suffit pour donner une idée de l'influence qu'a
+exercée le <i>Roman comique</i> et des travaux divers
+qu'il a suscités.</p>
+
+<p>Nous n'entrerons pas dans la bibliographie du
+<i>Roman comique</i>, qui n'en finiroit pas. La première
+partie parut pour la première fois en 1651, chez
+Toussaint Quinet (le privilége est du 20 août
+1650); la deuxième chez Guillaume de Luynes,
+(Quinet étant mort dans l'intervalle), en 1657
+seulement, quoique le privilége soit du 18 décembre
+1654. Cette première édition est fort rare; la
+bibliothèque de l'Arsenal, seule à Paris, possède
+la première édition de la première partie. Aussi
+est-elle restée inconnue à la plupart des éditeurs
+modernes, si bien même que fort peu de critiques
+ou de biographes semblent en avoir connu la date
+exacte, et, avant d'avoir eu les priviléges entre
+les mains, je n'avois pu en rencontrer nulle part
+une indication précise. Cette extrême rareté a entraîné
+des conséquences plus ou moins graves,
+par exemple des différences assez importantes
+dans certains passages entre la première édition
+et les éditions postérieures.</p>
+
+<p>Nous avons cru devoir joindre aux deux parties
+de Scarron la suite dite d'A. Offray, parceque cette
+suite, beaucoup plus répandue que les autres,
+en est venue aujourd'hui à faire corps, pour ainsi
+dire, avec le <i>Roman comique</i>, auquel elle est réunie,
+et qu'elle complète, dans presque toutes les
+éditions. C'est encore elle qui mérite le mieux cet
+honneur. Du reste, cette troisième partie, où
+l'auteur a abandonné, jusque dans les nouvelles
+intercalées, les traditions espagnoles de Scarron,
+abonde en allusions, en documents, en renseignements
+de toute sorte sur le bon vieux temps,
+et c'est surtout pour cela, plus que pour sa valeur
+littéraire, que je l'ai annotée aussi soigneusement
+que le livre de notre auteur.</p>
+
+<p>Si le lecteur trouve quelquefois les notes bien
+nombreuses, bien graves, bien minutieuses, pour
+un ouvrage de cette nature, qu'il ne se presse
+pas trop de me condamner. Il y a deux espèces
+de commentaires: celui qui s'attache aux chefs-d'oeuvre
+pour en faire ressortir les qualités et les
+défauts; celui qui s'attache surtout aux anciens
+livres pour en débrouiller les allusions, éclairer
+et compléter le texte par des rapprochements historiques
+et littéraires, s'en servir, en un mot,
+comme d'un thème, à faire connoître les moeurs,
+les usages, les ouvrages, etc., oubliés: c'est ce
+commentaire qui est particulier à la Bibliothèque
+elzevirienne, et c'étoit le seul qui pût convenir
+au <i>Roman comique</i>. Telle remarque qui paroîtra
+peut-être d'une utilité fort contestable en elle-même
+peut servir de point d'appui ou de repère
+à d'autres plus importantes. Tout s'enchaîne dans
+l'érudition, et c'est pour cela que rien n'y est
+petit: car les petites choses, erreurs ou découvertes,
+y conduisent à de plus grandes. J'ai cru
+devoir, à propos du vieux théâtre, entrer brièvement
+dans certains détails, que les érudits trouveront
+parfois inutiles pour être trop connus;
+mais je l'ai fait, d'abord parceque le <i>Roman comique</i>
+s'adresse à un public plus étendu et moins
+au courant de ces particularités, ensuite parceque
+cet ouvrage, par sa nature même, appeloit
+presque nécessairement tous ces détails: c'est
+l'épopée bouffonne des comédiens, et tout ce qui
+tient aux comédiens doit, à l'occasion, y trouver
+naturellement sa place, plus et mieux qu'ailleurs.</p>
+
+<p>En finissant, je dois remercier les diverses personnes
+qui m'ont aidé de leurs bienveillants conseils
+dans une tâche d'autant plus difficile que,
+n'ayant pas été précédé, je restois sans guide,--et
+surtout M. Anjubault, bibliothécaire du Mans,
+qui a mis son érudition à mon service avec une
+parfaite obligeance: c'est de lui que je tiens une
+bonne partie des renseignements locaux que j'ai
+donnés dans mes notes, et je suis heureux de lui
+en témoigner ici ma reconnoissance.</p>
+
+<p class="rig">VICTOR FOURNEL.</p><br><br><br><br>
+<a name="part1" id="part1"></a>
+<h4>LE</h4>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h3>Mr SCARRON</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3>
+
+<br><br><br>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p>
+
+<br><br>
+
+<h3>AU COADJUTEUR<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a>
+<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a></h3>
+
+<h4>C'EST TOUT DIRE.</h4>
+
+<p><img alt="" src="images/O.png">UI, MONSEIGNEUR,</p>
+
+<p><i>Votre nom seul porte avec soi tous les titres et tous
+les eloges que l'on peut donner aux personnes les plus
+illustres de notre siècle. Il fera passer mon livre pour
+bon, quelque mechant qu'il puisse être; et ceux mêmes
+qui trouveront que je le pouvois mieux faire seront
+contraints d'avouer que je ne le pouvois mieux
+dedier</i><a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a>
+<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. <i>Quand l'honneur que vous me faites de
+m'aimer, que vous m'avez temoigné par tant de bontés
+et tant de visites, ne porteroit pas mon inclination
+à rechercher soigneusement les moyens de vous plaire,
+elle s'y porteroit d'elle-même. Aussi vous ai-je destiné
+mon roman dès le temps que j'eus l'honneur de
+vous en lire le commencement, qui ne vous deplut
+pas</i><a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a>
+<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>. <i>C'est ce qui m'a donné courage de l'achever
+plus que toute autre chose, et ce qui m'empêche de
+rougir en vous faisant un si mauvais present. Si vous
+le recevez pour plus qu'il ne vaut, ou si la moindre
+partie vous en plaît, je ne me changerois pas au
+plus dispos homme de France. Mais, Monseigneur,
+je n'oserois espérer que vous le lisiez; ce seroit trop
+de temps perdu à une personne qui l'employe si utilement
+que vous faites et qui a bien autre chose à
+faire. Je serai assez recompensé de mon livre si vous
+daignez seulement le recevoir, et si vous croyez sur ma
+parole, puisque c'est tout ce qui me reste</i><a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a>
+<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, <i>que je
+suis de toute mon ame,</i></p>
+
+<p><i>Monseigneur,<br>
+Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,</i></p>
+
+<p class="rig">SCARRON.</p><br><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39"
+name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">
+(retour) </a> Paul de Gondi, cardinal de Retz, un des nombreux
+amis et protecteurs de Scarron, qu'il étoit venu voir bien des
+fois dans sa petite maison pour causer familièrement avec lui
+(V. plus bas, et <i>Lettres de Scarron</i>), et avec qui il s'étoit lié plus
+intimement encore dans leur guerre commune contre Mazarin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40"
+name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">
+(retour) </a> Tout le monde ne sera pas de cet avis. Quoique le <i>Roman
+comique</i> fût l'ouvrage d'un bénéficier, il semble d'abord
+étrange que cette première partie ait été dédiée au coadjuteur
+d'un archevêque; mais celui-ci n'y regardoit pas de si
+près, ni Scarron non plus. Du reste, vers la même époque,
+et ce n'est pas le seul exemple, le <i>Recueil des poésies choisies</i>,
+de Sercy, malgré plusieurs pièces plus que légères, paroissoit
+sous la dédicace de l'abbé de Saint-Germain Beaupré,
+aumônier du roi.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41"
+name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">
+(retour) </a> Nous savons par Segrais (<i>Mém. anecd.</i>) que Scarron
+avoit coutume d'essayer son Roman comique, comme il disoit,
+en le lisant à ses visiteurs, et qu'il auguroit bien de
+son succès futur en voyant qu'il faisoit rire de si habiles gens.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42"
+name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">
+(retour) </a> Le <i>Segraisiana</i> dit qu'il n'avoit d'autre mouvement libre
+que celui de la langue et de la main; mais lui-même fait
+bien voir par plusieurs passages de ses oeuvres que ses mains
+ne lui obéissoient pas toujours (<i>Épîtres à la comtesse de Fiesque</i>,
+<i>à Pélisson</i>; <i>Seconde légende de Bourbon</i>). Scarron revient
+sans cesse sur son infirmité, pour mieux exciter la
+compassion de ses protecteurs. On sait qu'il en a tracé lui-même,
+dans son épître à Sarrazin, et surtout dans l'avis
+précédant sa <i>Relation véritable sur la mort de Voiture</i>, un
+tableau plein de verve, qu'il est curieux de comparer à celui
+qu'en a laissé Cyrano de Bergerac, son ennemi intime, dans
+ses lettres <i>contre les Frondeurs</i>, et surtout <i>contre Ronscar</i>.</blockquote>
+
+<hr class="short">
+<br><br><br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head05.png"></p>
+<br><br>
+<h2>AU LECTEUR SCANDALISÉ</h2>
+
+
+<p class="mid"><i>Des fautes d'impression qui sont dans mon livre</i>.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e ne te donne point d'autre <i>errata</i> de mon livre
+que mon livre lui-même, qui est tout plein de
+fautes<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a>
+<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>. L'imprimeur y a moins failli que moi,
+qui ai la mauvaise coûtume de ne faire bien souvent
+ce que je donne à imprimer que la veille du
+jour que l'on l'imprime<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a>
+<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>; tellement, qu'ayant encore dans la
+tête ce qu'il y a peu de temps que j'ai composé, je relis les
+feuilles que l'on m'apporte à corriger à peu près de la même
+façon que je recitois, au collége, la leçon que je n'avois pas
+eu le temps d'apprendre: je veux dire, parcourant des yeux
+quelques lignes et passant par dessus ce que je n'avois pas
+encore oublié. Si tu es en peine de sçavoir pourquoi je me
+presse tant, c'est ce que je ne te veux pas dire; et si tu ne
+te soucies pas de le sçavoir, je me soucie encore moins de
+te l'apprendre. Ceux qui sçavent discerner le bon et le mauvais
+de ce qu'ils lisent reconnoîtront bientôt les fautes
+que je n'aurai pas eté capable de faire, et ceux qui n'entendent
+pas ce qu'ils lisent ne remarqueront pas que j'aurai
+failli. Voilà, Lecteur benevole ou malevole, tout ce que j'ai à
+te dire. Si mon livre te plaît assez pour te faire souhaiter de
+le voir plus correct, achètes-en assez pour le faire imprimer
+une seconde fois, et je te promets que tu le verras revu,
+augmenté et corrigé<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a>
+<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43"
+name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">
+(retour) </a> Le règlement donné aux libraires en 1649 se plaint fort vivement
+de l'incorrection habituelle des livres publiés à Paris. Tous
+ceux qui ont eu occasion de parcourir des éditions de cette époque
+reconnoîtront que la plainte est fondée.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44"
+name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">
+(retour) </a> C'est le mot de Trissotin:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">........................<i>Vous saurez</i></p>
+<p class="i10"><i>Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Au reste, les mots de ce genre sont communs parmi les auteurs
+d'alors. Voiture disoit d'une de ses pièces dont on lui avoit demandé
+copie que c'étoient les seuls vers qu'il eût écrits deux fois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45"
+name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">
+(retour) </a> Scarron n'a pas tenu sa promesse. Quoique cette première
+partie ait été réimprimée avant sa mort, elle n'a été, non plus que
+la seconde, ni corrigée ni augmentée par l'auteur.</blockquote>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p>
+
+<br><br><br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p>
+<br><br>
+
+
+<h4>LE</h4>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+<a name="ca1" id="ca1"></a>
+<hr>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Une troupe de comediens arrive dans la ville<br>
+du Mans.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e soleil avoit achevé plus de la moitié
+de sa course, et son char, ayant
+attrapé le penchant du monde, rouloit
+plus vite qu'il ne vouloit. Si ses
+chevaux eussent voulu profiter de la
+pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restoit
+du jour en moins d'un demi-quart d'heure,
+mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne
+s'amusoient qu'à faire des courbettes, respirant
+un air marin qui les faisoit hannir et les avertissoit
+que la mer etoit proche, où l'on dit que leur
+maître se couche toutes les nuits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a>
+<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>. Pour parler
+plus humainement et plus intelligiblement, il etoit
+entre cinq et six, quand une charrette entra dans
+les halles du Mans<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a>
+<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>. Cette charrette etoit attelée
+de quatre boeufs fort maigres, conduits par une
+jument poulinière, dont le poulain alloit et venoit
+à l'entour de la charrette, comme un petit fou
+qu'il etoit. La charrette etoit pleine de coffres, de
+malles et de gros paquets de toiles peintes qui
+faisoient comme une pyramide, au haut de laquelle
+paroissoit une demoiselle, habillée moitié
+ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi
+pauvre d'habits que riche de mine, marchoit à
+côté de la charrette; il avoit une grande emplâtre
+sur le visage, qui lui couvroit un oeil et la
+moitié de la joue<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a>
+<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>, et portoit un grand fusil sur
+son epaule, dont il avoit assassiné plusieurs pies,
+geais et corneilles, qui lui faisoient comme une
+bandoulière, au bas de laquelle pendoient par les
+pieds une poule et un oison, qui avoient bien la
+mine d'avoir eté pris à la petite guerre. Au lieu
+de chapeau il n'avoit qu'un bonnet de nuit, entortillé
+de jarretières de différentes couleurs; et cet
+habillement de tête etoit une manière de turban
+qui n'étoit encore qu'ebauché et auquel on n'avoit
+pas encore donné la dernière main. Son pourpoint
+etoit une casaque de grisette<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a>
+<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>, ceinte avec
+une courroie, laquelle lui servoit aussi à soutenir
+une epée qui etoit si longue qu'on ne s'en pouvoit
+aider adroitement sans fourchette<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a>
+<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>. Il portoit
+des chausses troussées à bas d'attache<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a>
+<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>,
+comme celle des comediens quand ils représentent
+un heros de l'antiquité<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a>
+<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>, et il avoit, au lieu
+de souliers, des brodequins à l'antique, que les
+boues avoient gâtés jusqu'à la cheville du pied.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46"
+name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">
+(retour) </a> Cette entrée en matière, ironiquement emphatique,
+comme celle du <i>Roman bourgeois</i> de Furetière, est évidemment
+la parodie des exordes pompeux qu'on mettoit aux
+grands romans de l'époque; peut-être même Scarron a-t-il
+eu particulièrement en vue le début de la <i>Clélie</i>, de mademoiselle
+de Scudéry, et de la <i>Cithérée</i>, de Gomberville. La seconde
+partie commence aussi d'une façon tout à fait analogue.
+Voyez également le début de <i>l'Heure du Berger</i> par C.
+Le Petit, 1662, in-12; de la <i>Prison sans chagrin</i>, histoire
+comiq. du temps, 1669, in-12, et dans le <i>Gage touché</i> de
+Lenoble (2e journée), les premières lignes de la <i>Rencontre
+ridicule</i>, qui semblent des ressouvenirs ou des imitations évidentes
+de ce passage.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47"
+name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">
+(retour) </a> Ces halles, en bois, construites en 1568, sur le côté S.-E.
+de la place des Halles, à laquelle elles donnèrent son nom,
+furent détruites en 1826, après la construction d'une nouvelle
+halle en pierres.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48"
+name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">
+(retour) </a> Ce genre de déguisement étoit fort en usage à cette
+époque. Voy. les comédies de Regnard. Les Mém. de P.
+Lenet (coll. Petitot, t. 53, p. 140), racontent que Henri IV s'y
+prit de cette façon pour n'être pas reconnu dans une visite
+d'amour. Bussy se déguisa aussi de la sorte dans son voyage en
+Bourgogne, pendant la Fronde (<i>Mém.</i>, éd. in-12, t. 1, p. 199-201).
+La plupart des Mémoires du temps sont remplis d'exemples
+analogues.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49"
+name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49">
+(retour) </a> Petite étoffe grise, d'où est venu le mot de <i>grisette</i>,
+pour désigner d'abord les femmes ainsi vêtues, puis, par extension,
+celles de basse condition.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50"
+name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50">
+(retour) </a> Scarron veut parler ici d'un bâton terminé par un fer
+fourchu, comme ceux dont on se servoit pour soutenir les
+mousquets quand on vouloit ajuster.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51"
+name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51">
+(retour) </a> On appeloit bas d'attache des bas qu'on attachoit au
+haut des chausses avec des rubans ou des aiguillettes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52"
+name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52">
+(retour) </a> Sorel, dans la <i>Maison des jeux</i> (Sercy, 1642, p. 453
+et suiv.), donne de curieux détails sur les accoutrements que
+revêtoient de méchants comédiens, de Paris même, pour représenter
+les héros de l'antiquité. «Apollon et Hercule y paroissoient
+en chausses et en pourpoint.» etc. Dans la parodie
+de la <i>Cléopâtre</i> de La Chapelle, au 4e acte du <i>Ragotin</i>,
+de La Fontaine et Champmeslé, on lit:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">En quel état ici paroissez-vous, hélas!</p>
+<p class="i10">Une reine d'Égypte en habit d'Espagnole!</p>
+<p class="i10">On va vous prendre ainsi pour Jeanneton la folle.</p>
+<p class="i30"> (IV, 2.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Un curieux passage du <i>Spectateur anglais</i> (1er volume) montre
+qu'il en étoit encore de même un peu plus tard sur le
+théâtre françois: «Les bergers y sont tout couverts de broderies...
+J'y ai vu deux fleuves en bas rouges, et Alphée,
+au lieu d'avoir la tête couverte de joncs, conter fleurettes
+avec une belle perruque blonde et un plumet... Dans l'<i>Enlèvement
+de Proserpine</i>, Pluton étoit équipé à la françoise.»
+La scène espagnole n'étoit pas plus avancée. Dans son <i>Nouvel
+art dramatique</i>, Lope dit que c'est une honte d'y voir un
+Turc portant une collerette à l'européenne, et un Romain en
+haut de chausses.</blockquote>
+
+<p>Un vieillard, vetu plus regulierement, quoique
+très mal, marchoit à côté de lui. Il portoit sur
+ses epaules une basse de viole, et, parcequ'il se
+courboit un peu en marchant, on l'eût pris de
+loin pour une grosse tortue qui marchoit sur les
+jambes de derrière. Quelque critique murmurera
+de la comparaison à cause du peu de proportion
+qu'il y a d'une tortue à un homme; mais j'entends
+parler des grandes tortues qui se trouvent dans
+les Indes, et de plus je m'en sers de ma seule
+autorité.</p>
+
+<p>Retournons à notre caravane. Elle passa devant
+le tripot de la Biche<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a>
+<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, à la porte duquel
+etoient assemblés quantité des plus gros bourgeois
+de la ville. La nouveauté de l'attirail et le
+bruit de la canaille qui s'etoit assemblée à l'entour
+de la charrette furent cause que tous ces honorables
+bourguemestres jetèrent les yeux sur nos
+inconnus. Un lieutenant de prévôt, entr'autres,
+nommé La Rappinière<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a>
+<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>, les vint accoster et leur
+demanda avec une autorité de magistrat quels
+gens ils etoient. Le jeune homme dont je vous viens
+de parler prit la parole, et, sans mettre les mains
+au turban (parceque de l'une il tenoit son fusil,
+et de l'autre la garde de son epée, de peur qu'elle
+ne lui battît les jambes), lui dit qu'ils etoient
+François de naissance, comediens de profession;
+que son nom de théâtre<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a>
+<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a> étoit le Destin, celui
+de son vieil camarade, la Rancune, et celui de la
+demoiselle qui etoit juchée comme une poule
+au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom
+bizarre fit rire quelques uns de la compagnie, sur
+quoi le jeune comedien ajouta que le nom de Caverne
+ne devoit pas sembler plus etrange à des
+hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la
+Valée, la Roze ou l'Epine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53"
+name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53">
+(retour) </a> On appeloit <i>tripots</i> des lieux disposés pour le jeu de
+paume. Furetière prétend dans son Dictionnaire que ce mot
+vient de <i>tripudia</i>, parceque les baladins et sauteurs, comme
+les comédiens, avoient coutume de louer les vastes et hautes
+salles des tripots pour leurs représentations. Il y avoit à Paris
+des théâtres établis dans des jeux de paume de la rue de
+Seine, de la Vieille rue du Temple, de la rue Bourg-l'Abbé,
+etc., et le 4 mars 1622 intervint une sentence défendant
+à tous les <i>paumiers</i> de louer leurs salles à aucune troupe de
+comédiens pour y représenter. L'hôtel de la Biche, qu'on a
+vu jusqu'à ces derniers temps sur le côté méridional de la
+place des Halles, au Mans, a été détruit il y a une douzaine
+d'années.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54"
+name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54">
+(retour) </a> Suivant la clef manuscrite, citée dans la <i>Notice</i>, La
+Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant du prévot
+du Mans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote55"
+name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55">
+(retour) </a> Les comédiens prenoient presque toujours un nom de
+guerre en montant sur la scène. Poquelin, en changeant son
+nom contre celui de Molière, n'avoit fait que suivre l'exemple
+donné par les comédiens italiens et par ceux de l'hôtel de
+Bourgogne. Quelques uns même avoient deux noms de théâtre:
+Ainsi Hugues Guéru s'appeloit Fléchelles dans les pièces
+nobles et Gautier-Garguille dans la farce; Legrand se nommoit
+Belleville, ou Turlupin, etc. Ils portoient souvent,
+comme les comédiens de Scarron, des noms expressifs, qui
+pouvoient leur venir soit d'un sobriquet pur et simple, soit
+de la nature de leurs rôles habituels. C'est ainsi qu'il y avoit
+Gros-Guillaume, Bellerose, Beausoleil, le Capitan Matamore,
+etc.</blockquote>
+
+<p>La conversation finit par quelques coups de
+poings et jurements de Dieu que l'on entendit
+au devant de la charrette: c'etoit le valet du
+tripot qui avoit battu le charretier sans dire
+gare, parceque ses boeufs et sa jument usoient
+trop librement d'un amas de foin qui etoit devant
+la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du
+tripot, qui aimoit la comedie plus que sermon ni
+vêpres, par une generosité inouïe en une maîtresse
+de tripot, permit au charretier de faire
+manger ses bêtes tout leur saoul. Il accepta l'offre
+qu'elle lui fit, et, ce pendant que ses bêtes mangèrent,
+l'auteur se reposa quelque temps et se
+mit à songer à ce qu'il diroit dans le second chapitre.</p>
+<a name="ca2" id="ca2"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Quel homme etoit le sieur de la Rappinière.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e sieur de la Rappinière etoit lors le
+rieur de la ville du Mans: il n'y a point
+de petite ville qui n'ait son rieur; la
+ville de Paris n'en a pas pour un, elle
+en a dans chaque quartier, et moi-même, qui vous
+parle, je l'aurois été du mien si j'avois voulu;
+mais il y a long-temps, comme tout le monde
+sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du
+monde<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a>
+<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>. Pour revenir au sieur de la Rappinière,
+il renoua bientôt la conversation que les coups de
+poing avoient interrompue, et demanda au jeune
+comedien si leur troupe n'etoit composée que de
+mademoiselle de la Caverne, de monsieur de la
+Rancune et de lui. «Notre troupe est aussi complète
+que celle du prince d'Orange ou de Son Altesse
+d'Epernon<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a>
+<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>, lui répondit-il; mais, par une
+disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre
+etourdi de Portier a tué un des fuseliers de l'intendant
+de la province<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a>
+<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>, nous avons eté contraints
+de nous sauver, un pied chaussé et l'autre
+nu, en l'equipage que vous nous voyez.--Ces
+fuseliers de M. l'intendant en ont fait autant
+à la Flèche, dit la Rappinière.--Que
+le feu saint Antoine<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a>
+<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a> les arde! dit la tripotière;
+ils sont cause que nous n'aurons pas la comedie.--Il
+ne tiendroit pas à nous, repondit le
+vieux comedien, si nous avions les clefs de nos
+coffres pour avoir nos habits, et nous divertirions
+quatre ou cinq jours messieurs de la ville
+devant que de gagner Alençon, où le reste de
+la troupe a le rendez-vous.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote56"
+name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56">
+(retour) </a> Scarron fait probablement allusion ici à sa cruelle infirmité.
+En 1651, date de l'impression de cette première
+partie, il y avoit plus de 12 ans qu'il en étoit atteint, car
+lui-même a déterminé clairement cette époque dans plusieurs
+pièces de vers (<i>À l'infante Descars</i>, <i>À madame de Hautefort</i>,
+<i>À M. le Prince</i>, au début du <i>Typhon</i>.) Mais il se flatte en
+disant qu'il avoit renoncé à toutes les vanités du monde, car,
+malgré son mal, il étoit toujours le <i>rieur</i> en titre de son
+quartier.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote57"
+name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57">
+(retour) </a> Guillaume de Nassau, prince d'Orange, à qui Scarron
+dédia un peu plus tard sa comédie de <i>l'Héritier ridicule</i>, et
+dont il déplora la mort dans des <i>stances</i> d'un plus haut
+style que d'ordinaire, lui avoit fait un présent, comme en
+porte témoignage un long <i>remercîment</i> de celui-ci (1651).
+La mention qu'il en fait dans cet endroit est peut-être un
+nouvel acte de courtisan. Du reste, nous verrons dans ce
+roman même (3e part., 8e ch.) que les comédiens françois
+alloient représenter jusqu'en Hollande. Plusieurs princes
+étrangers, entre autres l'électeur de Bavière, les ducs de
+Savoie, de Brunswick et de Lunebourg, avoient ainsi des
+troupes d'acteurs françois à leur service (Voy. Chappuzeau,
+<i>Théâtre fr.</i>, 1674, in-12). Quant à Son Altesse d'Epernon,
+son orgueil et sa magnificence bien connue peuvent servir à
+appuyer ce que Scarron, par la bouche de Destin, dit ici de
+sa troupe comique; c'est évidemment celle dont Molière étoit
+directeur, qui, quelques années avant de passer à Lyon, en
+1653, et d'aller trouver à Pézenas le prince de Conti, avoit
+été accueillie avec faveur à Bordeaux par le duc d'Epernon
+(<i>Mém. sur madame de Sévigné</i>, par Walcken., t. I, p. 492).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote58"
+name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58">
+(retour) </a> Il arrivoit souvent alors des désordres et des accidents
+du même genre, à la comédie, faute d'une surveillance et
+d'une organisation suffisantes. Il est encore question plus
+loin de troubles analogues (2e part., ch. 5). Guéret, dans le
+<i>Parnasse réformé</i>, fait dire à La Serre qu'on tua quatre portiers
+du théâtre la première fois que son <i>Thomas Morus</i> fut
+joué. On peut voir dans Chappuzeau (<i>Théâtre français</i>)
+combien le poste de portier de comédie étoit périlleux: «Les
+portiers sont commis, dit-il, pour empêcher les désordres qui
+pourroient survenir, et, pour cette fonction, avant les défenses
+étroites du roi d'entrer sans payer (9 janv. 1673),
+on faisoit choix d'un brave, etc.» Beaucoup de personnes
+vouloient s'attribuer le droit de ne pas payer en entrant, et
+c'étoient des rixes continuelles. On lit souvent dans le Registre
+de La Grange des frais de pansement pour portiers blessés
+(Taschereau, <i>Histoire de la troupe de Molière</i>, dans le journal
+<i>l'Ordre</i>, 24 janv, 1850).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote59"
+name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59">
+(retour) </a> Le feu Saint-Antoine, nommé aussi <i>feu infernal</i>, ou
+<i>mal des ardents</i>, étoit une espèce de lèpre brûlante et épidémique
+semblable à une flamme intérieure. Son nom de <i>Feu
+Saint-Antoine</i> lui vient de ce que les reliques de saint Antoine,
+lors de leur translation de la Palestine, au moyen
+âge, avoient guéri plusieurs personnes atteintes de ce mal.</blockquote>
+
+<p>La reponse du comedien fit ouvrir les oreilles à
+tout le monde. La Rappinière offrit une vieille robe
+de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou
+trois paires d'habits qu'elle avoit en gage, à Destin
+et à la Rancune. «Mais, ajouta quelqu'un de la
+compagnie, vous n'êtes que trois.--J'ai joué une
+pièce moi seul, dit la Rancune, et ai fait en
+même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je
+parlois en fausset quand je faisois la reine; je
+parlois du nez pour l'ambassadeur, et me tournois
+vers ma couronne, que je posois sur une
+chaise; et, pour le roi, je reprenois mon siége, ma
+couronne et ma gravité, et grossissois un peu
+ma voix; et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter
+notre charretier et payer notre depense en
+l'hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons
+devant que la nuit vienne, ou bien nous
+irons boire, avec votre permission, et nous reposer,
+car nous avons fait une grande journée.</p>
+
+<p>Le parti plut à la compagnie, et le diable de la
+Rappinière, qui s'avisoit toujours de quelque malice,
+dit qu'il ne falloit point d'autres habits que
+ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouoient
+une partie dans le tripot, et que mademoiselle
+de la Caverne, en son habit ordinaire, pourroit
+passer pour tout ce que l'on voudroit en une comedie.
+Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un
+demi-quart d'heure les comédiens eurent bu chacun
+deux ou trois coups, furent travestis, et l'assemblée,
+qui s'etoit grossie, ayant pris place en
+une chambre haute, on vit, derrière un drap sale
+que l'on leva, le comedien Destin couché sur un
+matelas, un corbillon<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a>
+<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a> dans la tête, qui lui servoit
+de couronne, se frottant un peu les yeux
+comme un homme qui s'eveille, et recitant du
+ton de Mondory le rôle d'Herode, qui commence
+par:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Fantôme injurieux, qui trouble mon repos</i><a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a>
+<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>,</p>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote60"
+name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60">
+(retour) </a> C'est-à-dire le petit panier d'osier où on présentoit les
+balles dans le jeu de paume.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote61"
+name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61">
+(retour) </a> C'est le début de la <i>Marianne</i>, de Tristan l'Hermite,
+pièce qui parut en même temps que le <i>Cid</i>, dont elle balança
+le succès. Elle fut représentée par la troupe du Marais,
+dont Mondory étoit le chef. Le rôle d'Hérode étoit le
+triomphe de cet excellent comédien, un peu emphatique,
+mais plein de force, de passion et d'intelligence; il le jouoit
+avec tant d'ardeur et d'énergie, qu'un jour il fut surpris
+d'une attaque d'apoplexie pendant la représentation, et qu'il
+resta dès lors paralytique d'une partie du corps; mais il n'en
+mourut pas, quoi qu'en aient dit Gueret, Bayle, et quelques
+autres. «Quand Mondory jouoit la <i>Marianne</i>, de Tristan,
+dit le père Rapin, le peuple n'en sortoit jamais que resveur
+et pensif, faisant reflexion à ce qu'il venoit de voir, et penetré
+à mesme temps d'un grand plaisir (<i>Réflexions sur la
+Poét. XXIX</i>).</blockquote>
+
+<p>L'emplâtre qui lui couvroit la moitié du visage
+ne l'empêcha point de faire voir qu'il etoit excellent
+comedien. Mademoiselle de la Caverne fit
+des merveilles dans les rôles de Marianne et de
+Salomé; la Rancune satisfit tout le monde dans
+les autres<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a>
+<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a> rôles de la pièce, et elle s'en alloit être
+conduite à bonne fin quand le diable, qui ne dort
+jamais, s'en mêla, et fit finir la tragedie non pas
+par la mort de Marianne et par les desespoirs
+d'Hérode, mais par mille coups de poing, autant
+de soufflets, un nombre effroyable de coups
+de pieds, des juremens qui ne se peuvent compter,
+et ensuite une belle information que fit faire
+le sieur de la Rappiniere, le plus expert de tous
+les hommes en pareille matière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote62"
+name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62">
+(retour) </a> Marianne est la femme et Salomé la soeur d'Hérode;
+elles paroissent ensemble sur la scène (II, 2). En dehors de
+ces rôles et de celui d'Hérode, il en restoit plus de dix,
+moins importants pour la plupart, que La Rancune devoit
+remplir à lui seul.</blockquote>
+<a name="ca3" id="ca3"></a>
+<hr class="full">
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Le deplorable succès</i><a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a>
+<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a> <i>qu'eut la comedie.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>ans toutes les villes subalternes du
+royaume il y a d'ordinaire un tripot où
+s'assemblent tous les jours les faineans
+de la ville, les uns pour jouer, les autres
+pour regarder ceux qui jouent. C'est là que
+l'on rime richement en Dieu<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a>
+<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>, que l'on epargne
+fort peu le prochain, et que les absens sont assassinés
+à coups de langue; on n'y fait quartier à
+personne, tout le monde y vit de Turc à Maure,
+et chacun y est reçu pour railler, selon le talent
+qu'il en a eu du Seigneur. C'est en un de ces tripots
+là, si je m'en souviens, que j'ai laissé trois
+personnes comiques, recitant <i>la Marianne</i> devant
+une honorable compagnie à laquelle presidoit le
+sieur de la Rappinière. Au même temps qu'Herode
+et Marianne s'entredisoient leurs verités<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a>
+<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>, les deux
+jeunes hommes de qui l'on avoit pris si librement
+les habits entrèrent dans la chambre en
+caleçons, et chacun sa raquette à la main; ils
+avoient negligé de se faire frotter<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a>
+<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>, pour venir entendre
+la comedie. Leurs habits, que portoient
+Herode et Pherore, leur frappèrent bientôt la
+vue; le plus colère des deux, s'adressant au valet
+du tripot: «Fils de chienne! lui dit-il, pourquoi
+as-tu donné mon habit à ce bateleur?» Le
+pauvre valet, qui le connoissoit pour un grand
+brutal, lui dit en toute humilité que ce n'etoit
+pas lui. «Et qui donc, barbe de cocu?» ajouta-t-il.
+Le pauvre valet n'osoit en accuser la Rappinière
+en sa présence; mais lui, qui etoit le plus
+insolent de tous les hommes, lui dit en se levant
+de sa chaise: «C'est moi; qu'en voulez-vous dire?--Que
+vous êtes un sot», repartit l'autre, en
+lui dechargeant un demesuré coup de sa raquette
+sur les oreilles. La Rappinière fut si surpris d'être
+prevenu d'un coup, lui qui avoit accoutumé d'en
+user ainsi, qu'il demeura comme immobile, ou
+d'admiration, ou parcequ'il n'etoit pas encore
+assez en colère et qu'il lui en falloit beaucoup
+pour se resoudre à se battre, ne fût-ce qu'à coups
+de poings, et peut-être que la chose en fût demeurée
+là, si son valet, qui avoit plus de colère
+que lui, ne se fût jeté sur l'agresseur, en lui donnant
+un coup de poing avec toutes ses circonstances
+dans le beau milieu du visage, ensuite
+une grande quantité d'autres où ils purent aller.
+La Rappinière le prit en queue et se mit à travailler
+sur lui en coups de poings comme un
+homme qui a eté offensé le premier. Un parent
+de son adversaire prit la Rappinière de la même
+façon; ce parent fut investi par un ami de la Rappinière
+pour faire diversion; celui-ci le fut d'un
+autre, et celui-là d'un autre. Enfin tout le monde
+prit parti dans la chambre; l'un juroit, l'autre injurioit,
+tous s'entrebattoient; la tripotière, qui
+voyoit rompre ses meubles, emplissoit l'air de
+cris pitoyables. Vraisemblablement ils devoient
+tous perir par coups d'escabeaux, de pieds et
+de poings, si quelques uns des magistrats de la
+ville qui se promenoient sous les halles avec le
+senechal du Maine<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a>
+<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>, des Essarts, ne fussent accourus
+à la rumeur. Quelques uns furent d'avis
+de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les combattans,
+et le remède eût peut-être réussi; mais
+ils se separèrent de lassitude, outre que deux
+pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le
+champ de bataille, mirent non pas une paix bien
+affermie entre les combattans, mais firent accorder
+quelques trèves pendant lesquelles on put
+negocier, sans prejudice des informations qui se
+firent de part et d'autre. Le comedien Destin fit
+des prouesses à coups de poings dont on parle
+encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en
+ont raconté les deux jouvenceaux auteurs de la
+querelle, avec lesquels il eut particulierement affaire,
+et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité
+d'autres du parti contraire qu'il mit hors de
+combat du premier coup. Il perdit son emplâtre
+durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avoit le
+visage aussi beau que la taille riche. Les museaux
+sanglans furent lavés d'eau fraîche, les collets
+dechirés furent changés, on appliqua quelques
+cataplasmes, et même l'on fit quelques points
+d'aiguille. Les meubles furent aussi remis en leur
+place, non pas du tout si entiers qu'alors qu'on
+les derangea. Enfin, un moment après, il ne resta
+plus rien du combat que beaucoup d'animosité,
+qui paroissoit sur le visage des uns et des autres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote63"
+name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63">
+(retour) </a> Dans le sens du latin <i>successus</i>: issue, résultat.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote64"
+name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64">
+(retour) </a> On se rappelle le vers de Gresset:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Vous la rima fort richement en <i>tain</i>.
+<p class="i20"> (<i>Vert-Vert</i>, ch. 4.)
+</div></div>
+
+<p>Il avoit déjà dit avant:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i20"> Les bateliers juroient,
+<p class="i10"><i>Rimoient en Dieu</i>.
+<p class="i30"> (Ch. 3.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote65"
+name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65">
+(retour) </a> Acte 3, sc. 3 et 4.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote66"
+name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66">
+(retour) </a> «Les joueurs de paume se font frotter par les marqueurs
+pour se nettoyer quand ils ont sué.» (Dict. de Furetière.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote67"
+name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67">
+(retour) </a> Voir le <i>Dict.</i> de Furetière pour les diverses fonctions du
+sénéchal. Le sénéchal du Maine étoit alors Tanneguy Lombelon,
+baron des Essarts, chaud partisan des frondeurs et du
+parlement, qui avoit succédé, en 1638, à J. B. L. de Beaumanoir,
+baron de Lavardin. Le gouverneur de la ville étoit
+M. de Tresmes.</blockquote>
+
+<p>Les pauvres comediens sortirent long-temps
+après avec la Rappinière, qui verbalisa le dernier.
+Comme ils passoient du tripot sous les Halles,
+ils furent investis par sept ou huit braves, l'epée
+à la main. La Rappinière, selon sa coutume, eut
+grand'peur et pensa bien avoir quelque chose
+de pis, si Destin ne se fût genereusement jeté au
+devant d'un coup d'epée qui lui alloit passer au
+travers du corps; il ne put pourtant si bien le
+parer qu'il ne reçût une legère blessure dans le
+bras. Il mit l'epée à la main en même temps, et
+en moins de rien fit voler à terre deux epées,
+ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur
+les oreilles, et deconfit si bien messieurs de l'embuscade
+que tous les assistans avouèrent qu'ils
+n'avoient jamais vu un si vaillant homme. Cette
+partie ainsi avortée avoit eté dressée à la Rappinière
+par deux petits nobles, dont l'un avoit
+epousé la soeur de celui qui commença le combat
+par un grand coup de raquette, et vraisemblablement
+la Rappinière etoit gâté sans le vaillant
+defenseur que Dieu lui suscita en notre vaillant
+comedien. Le bienfait trouva place en son coeur
+de roche, et sans vouloir permettre que ces pauvres
+restes d'une troupe delabrée allassent loger
+en une hôtellerie, il les emmena chez lui, où le
+charretier dechargea le bagage comique et s'en
+retourna en son village.</p>
+<a name="ca4" id="ca4"></a>
+<hr class="full">
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Dans lequel on continue à parler du sieur<br>
+la Rappinière, et de ce qui arriva<br>
+la nuit en sa maison.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/M.png"></span>ademoiselle de la Rappinière<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a>
+<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a> reçut
+la compagnie avec grande civilité,
+comme elle etoit la femme du monde
+qui se soumettoit le plus facilement.
+Elle n'etoit pas laide, quoique si maigre et si
+sèche qu'elle n'avoit jamais mouché de chandelle
+avec les doigts que le feu n'y prît. J'en
+pourrois dire cent choses rares, que je laisse de
+peur d'être trop long. En moins de rien les deux
+dames furent si grandes camarades qu'elles s'entre-appellèrent
+ma chère et ma fidèle. La Rappinière,
+qui avoit de la mauvaise gloire autant que
+barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât à
+la cuisine et à l'office faire hâter le souper. C'etoit
+une pure rodomontade: outre son vieil valet,
+qui pansoit même ses chevaux, il n'y avoit dans
+le logis qu'une jeune servante et une vieille boiteuse,
+qui avoit du mal comme un chien. Sa vanité
+fut punie par une grande confusion qui lui
+arriva. Il mangeoit d'ordinaire au cabaret aux
+depens des sots, sa femme et son train si reglé
+etoient reduits au potage aux choux, selon la coutume
+du pays<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a>
+<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>. Voulant paroître devant ses hôtes
+et les regaler, il pensa couler par derrière son
+dos quelque monnoie à son valet pour aller querir
+de quoi souper. Par la faute du valet ou du maître,
+l'argent tomba sur la chaise où il etoit assis,
+et puis de la chaise en bas. La Rappinière en devint
+tout violet, sa femme en rougit, le valet en
+jura, la Caverne en souffrit, la Rancune n'y prit
+peut-être pas garde, et pour Destin, je n'ai pas
+bien su l'effet que cela fit sur son esprit; l'argent
+fut ramassé, et en attendant le souper on fit conversation.
+La Rappinière demanda au Destin
+pourquoi il se deguisoit le visage d'un emplâtre;
+il lui dit qu'il en avoit bien du sujet, et que, se
+voyant travesti par accident, il avoit voulu ôter
+ainsi la connoissance de son visage à quelques
+ennemis qu'il avoit.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote68"
+name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68">
+(retour) </a> On sait que le nom de Madame étoit réservé aux personnes
+de condition noble. Le <i>de</i> placé devant un nom n'étoit
+point, à beaucoup près, un signe infaillible de noblesse véritable,
+jouissant des droits et des exemptions accordés à cet
+état; il étoit souvent usurpé, souvent employé par politesse,
+à l'égard des personnes qu'on vouloit honorer, ou qui étoient
+élevées, par leur position, au dessus des bourgeois ordinaires.
+Ainsi Jean <i>de</i> La Fontaine, malgré son <i>de</i>, étoit si peu noble
+qu'en 1669 il fut condamné à une amende de 3,000 fr.
+pour usurpation d'un titre qui ne lui appartenoit pas.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote69"
+name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69">
+(retour) </a> Il paroît que c'est là aujourd'hui encore le mets favori
+et le fonds des repas du paysan manceau (Pesche, <i>Dict. de
+la Sarthe</i>, t. 3, p. 48).</blockquote>
+
+<p>Enfin le souper vint, bon ou mauvais. La Rappinière
+but tant qu'il s'enivra; la Rancune s'en
+donna aussi jusques aux gardes; Destin soupa
+fort sobrement en honnête homme, la Caverne
+en comedienne affamée, et mademoiselle de la
+Rappinière en femme qui veut profiter de l'occasion,
+c'est-à-dire tant qu'elle en fut devoyée.
+Tandis que les valets mangèrent et que l'on
+dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent
+contes pleins de vanité. Destin coucha seul en
+une petite chambre, la Caverne avec la fille
+de chambre dans un cabinet, et la Rancune avec
+le valet je ne sais où. Ils avoient tous envie de
+dormir, les uns de lassitude, les autres d'avoir
+trop soupé, et cependant ils ne dormirent guères,
+tant il est vrai qu'il n'y a rien de certain en
+ce monde. Après le premier sommeil, mademoiselle
+de la Rappinière eut envie d'aller où les rois
+ne peuvent aller qu'en personne. Son mary se reveilla
+bientôt après; quoiqu'il fût bien soûl, il
+sentit bien qu'il etoit tout seul. Il appela sa femme;
+on ne lui repondit point. Avoir quelque soupçon,
+se mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut
+qu'une même chose. À la sortie de sa chambre,
+il entendit marcher devant lui; il suivit quelque
+temps le bruit qu'il entendoit. Au milieu d'une
+petite galerie qui conduisoit à la chambre de
+Destin, il se trouva si près de ce qu'il suivoit
+qu'il crut lui marcher sur les talons; il pensa se
+jeter sur sa femme et la saisit en criant: «Ah! putain!»
+Ses mains ne trouvèrent rien, et, ses pieds
+rencontrant quelque chose, il donna du nez en
+terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quelque
+chose de pointu. Il cria effroyablement: «Au meurtre!
+on m'a poignardé!» sans quitter sa femme,
+qu'il pensoit tenir par les cheveux et qui se debattoit
+sous lui. À ses cris, ses injures et ses juremens,
+toute la maison fut en rumeur et tout le
+monde vint à son aide en même temps: la servante
+avec une chandelle, la Rancune et le valet
+en chemises sales, la Caverne en jupe fort mechante,
+le Destin l'epée à la main, et mademoiselle
+la Rappinière toute la dernière, qui fut bien
+etonnée, aussi bien que les autres, de trouver son
+mari tout furieux luttant contre une chèvre qui
+allaitoit dans la maison les petits d'une chienne
+qui etoit morte. Jamais homme ne fut plus confus
+que la Rappinière. Sa femme, qui se douta
+bien de la pensée qu'il avoit eue, lui demanda s'il
+etoit fou. Il repondit, sans sçavoir quasi ce qu'il
+disoit, qu'il avoit pris la chèvre pour un voleur;
+le Destin devina ce qui en etoit; chacun regagna
+son lit et crut ce qu'il voulut de l'aventure, et la
+chèvre fut renfermée avec ses petits chiens.</p>
+<hr class="full">
+<a name="ca5" id="ca5"></a>
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui ne contient pas grand'chose.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e comedien la Rancune, un des principaux
+heros de notre roman, car il n'y
+en aura pas pour un dans ce livre-ci,
+et, puisqu'il n'y a rien de plus parfait
+qu'un heros de livre<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a>
+<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>, demi-douzaine de heros
+ou soi-disant tels feront plus d'honneur au mien
+qu'un seul, qui seroit peut-être celui dont on parleroit
+le moins, comme il n'y a qu'heur et malheur
+en ce monde. La Rancune donc etoit de ces
+misanthropes qui haïssent tout le monde et qui ne
+s'aiment pas eux-mêmes, et j'ai su de beaucoup
+de personnes qu'on ne l'avoit jamais vu
+rire. Il avoit assez d'esprit et faisoit assez bien
+de mechans vers<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a>
+<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>; d'ailleurs homme d'honneur
+en aucune façon, malicieux comme un vieil singe
+et envieux comme un chien. Il trouvoit à redire
+en tous ceux de sa profession: Belleroze etoit
+trop affecté, Mondory trop rude, Floridor trop
+froid<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a>
+<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, et ainsi des autres; et je crois qu'il eût
+aisement laissé conclure qu'il avoit eté le seul
+comedien sans defaut, et cependant il n'etoit plus
+souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avoit vieilli
+dans le metier. Au temps qu'on etoit reduit aux
+pièces de Hardy, il jouoit en fausset et sous le
+masque les rôles de nourrice<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a>
+<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a>; depuis qu'on
+commença à mieux faire la comedie, il etoit le
+surveillant du portier, jouoit les rôles de confidens,
+ambassadeurs et recors, quand il falloit accompagner
+un roi, assassiner quelqu'un ou donner
+bataille; il chantoit une mechante taille aux
+trios, et se farinoit à la farce<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a>
+<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>. Sur ces beaux talens-là
+il avoit fondé une vanité insupportable,
+laquelle etoit jointe à une raillerie continuelle,
+une medisance qui ne s'epuisoit point et une humeur
+querelleuse qui etoit pourtant soutenue par
+quelque valeur. Tout cela le faisoit craindre à ses
+compagnons; avec le seul Destin il etoit doux
+comme un agneau et se montroit raisonnable autant
+que son naturel le pouvoit permettre. On a
+voulu dire qu'il en avoit été battu; mais ce bruit-là
+n'a pas duré long-temps, non plus que celui
+de l'amour qu'il avoit pour le bien d'autrui jusqu'à
+s'en saisir furtivement: avec tout cela le
+meilleur homme du monde<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a>
+<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>. Je vous ai dit, ce
+me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière,
+qui s'appeloit Doguin. Soit que le lit où
+il coucha ne fût pas trop bon ou que Doguin ne
+fût pas bon coucheur, il ne put dormir toute la
+nuit. Il se leva dès le point du jour (aussi bien
+que Doguin, qui fut appelé par son maître), et,
+passant devant la chambre de la Rappinière, lui
+alla donner le bon jour. La Rappinière reçut son
+compliment avec un faste de prevôt provincial et
+ne lui rendit pas la dixième partie des civilités
+qu'il en reçut; mais, comme les comediens jouent
+toutes sortes de personnages, il ne s'en emut
+guères. La Rappinière lui fit cent questions sur
+la comedie, et de fil en aiguille (il me semble
+que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui
+demanda depuis quand ils avoient le Destin dans
+leur troupe, et ajouta qu'il etoit excellent comedien.
+«Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Rancune.
+Du temps que je jouois les premiers rôles,
+il n'eût joué que les pages; comment sçauroit-il
+un metier qu'il n'a jamais appris? Il y a fort peu
+de temps qu'il est dans la comedie: on ne devient
+pas comedien comme un champignon. Parcequ'il
+est jeune, il plaît; si vous le connoissiez comme
+moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au
+reste, il fait l'entendu comme s'il etoit sorti de la
+côte de saint Louis<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a>
+<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>, et cependant il ne decouvre
+point qui il est ni d'où il est, non plus qu'une
+belle Cloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa
+soeur, et Dieu veuille qu'elle le soit! Tel que je
+suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris aux depens
+de deux bons coups d'epée, et il en a eté si meconnoissant
+qu'au lieu de me faire porter chez
+un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les
+boues je ne sçais quel bijou de diamans d'Alençon<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a>
+<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a>
+qu'il disoit lui avoir eté pris par ceux qui
+nous attaquèrent.» La Rappinière demanda à la
+Rancune comment ce malheur-là lui etoit arrivé.
+«Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf», repondit
+la Rancune. Ces dernières paroles troublèrent
+extremement la Rappinière et son valet
+Doguin; ils pâlirent et rougirent l'un et l'autre, et
+la Rappinière changea de discours si vite et avec
+un si grand desordre d'esprit que la Rancune
+s'en etonna. Le bourreau de la ville et quelques
+archers, qui entrèrent dans la chambre, rompirent
+la conversation et firent grand plaisir à la Rancune,
+qui sentoit bien que ce qu'il avoit dit avoit
+frappé la Rappinière en quelque endroit bien
+tendre, sans pouvoir deviner la part qu'il y pouvoit
+prendre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote70"
+name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70">
+(retour) </a> Scarron revient encore plus loin sur cette remarque
+en disant fort justement que ces héros imaginaires «sont
+quelquefois incommodes à force d'être trop honnêtes gens».
+C'est là un reproche que les écrivains satiriques faisoient souvent
+aux romans d'alors.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote71"
+name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71">
+(retour) </a> Cette phrase, qui est, pour ainsi dire, passée en proverbe,
+se retrouve à peu près textuellement dans la <i>Satire des
+satires</i> de Boursault:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Je fais passablement de mechantes paroles,</p>
+</div></div>
+
+<p>dit le marquis, et le chevalier lui répond:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Tu fais de mechants vers admirablement bien.</p>
+<p class="i30"> (Sc. 3.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote72"
+name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72">
+(retour) </a> Nous avons déjà parlé de Mondory (V. page 16), dont
+Tallemant dit, ce qui fait comprendre le reproche de la
+Rancune, qu'il «etoit plus propre à faire un heros qu'un
+amoureux». Pierre le Messier, dit Belleroze, étoit un acteur
+de l'hôtel de Bourgogne, remarquable dans les rôles tragiques,
+bien que La Rancune le jugeât trop affecté, et que madame
+de Montbazon lui trouvât l'air trop fade (<i>Mém. du card.
+de Retz</i>). Tallemant s'exprime à peu près de même, le traitant
+de «comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son
+chapeau, de peur de gâter ses plumes». Floridor étoit un
+comédien de la même troupe, qui avoit pourtant commencé
+par faire partie de celle du Marais. Son vrai nom étoit Josias
+de Soulas, sieur de Prinefosse. Il étoit fort aimé du public;
+le roi le favorisoit, et Molière lui fit la grâce de ne pas le
+nommer parmi les acteurs de l'hôtel de Bourgogne qu'il critique
+dans <i>l'Impromptu de Versailles</i>. On peut voir le splendide
+éloge qu'en a fait de Visé, dans sa critique de la <i>Sophonisbe</i>
+de P. Corneille, où il le nomme «le plus grand comédien
+du monde». Néanmoins, le satirique Tallemant, à
+l'endroit même où il parle de Mondory et de Bellerose (Éd.
+Monmerqué, in-8, t. 6), se rapproche encore du sentiment
+de la Rancune: «C'est, dit-il, un médiocre comedien, quoi
+que le monde en veuille dire. Il est toujours pâle.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote73"
+name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73">
+(retour) </a> Le manque d'actrices sur les anciens théâtres étoit cause
+qu'on avoit dû les remplacer par des acteurs dans certains
+rôles de femmes, comme ceux de nourrices et de soubrettes;
+ces derniers rôles, du reste, étoient presque toujours si licencieux
+que des hommes seuls pouvoient s'en charger. Dès
+lors le masque et la voix de fausset étoient nécessaires. On
+nous a conservé les noms de quelques comédiens qui s'étoient
+rendus particulièrement célèbres dans ce genre, entre autres
+d'Alizon, qui jouoit à l'hôtel de Bourgogne dans la première
+moitié du XVIIe siècle. Personne n'ignore que ce fut P.
+Corneille qui, dans la <i>Galerie du Palais</i>, fit disparoître la
+nourrice du théâtre en la remplaçant par la suivante. Dès lors
+l'acteur se borna à certains rôles de vieilles et de ridicules,
+tels que celui de la comtesse d'Escarbagnas. Cet usage ne
+cessa entièrement au théâtre qu'après la retraite de Hubert
+(avril 1685), qui avoit rempli avec beaucoup de succès plusieurs
+de ces rôles de femmes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote74"
+name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74">
+(retour) </a> C'étoit une habitude répandue parmi les acteurs qui
+jouoient la farce: ainsi Gros-Guillaume, Jean-Farine, Jodelet,
+et tous ceux qui avoient le visage naturellement mobile
+et comique, s'enfarinoient; mais quelques uns, comme Guillot-Gorju,
+Gautier-Garguille et Turlupin, préféroient se couvrir
+d'un masque (<i>Hist. du Théât. franç.</i>, des frères Parfait);
+on sait, par le témoignage de Villiers (<i>Vengeance des marquis</i>),
+que Molière fit comme ces derniers, en jouant d'abord le rôle
+de Mascarille des <i>Précieuses ridicules</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote75"
+name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75">
+(retour) </a> C'est le: <i>au demeurant, le meilleur fils du monde</i>, de
+Clément Marot.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote76"
+name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76">
+(retour) </a> Molière a fait dire de même à madame Jourdain: «Est-ce
+que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis?»
+(<i>Bourg. gent.</i>, act. 3, sc. 12.) C'étoit une façon de parler fort
+usitée alors, et dont on devine facilement le sens.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote77"
+name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77">
+(retour) </a> On appeloit diamants d'Alençon de faux diamants qu'on
+recueilloit aux environs de cette ville, dans un terrain plein
+d'un sable fort luisant et de pierres grises et très dures. Quelques
+uns de ces diamants atteignoient la grosseur d'un oeuf,
+et ils étoient parfois aussi nets et aussi brillants que des diamants
+véritables. (<i>Dict.</i> de Furetière.)</blockquote>
+
+<p>Cependant le pauvre Destin, qui avoit eté
+si bien sur le tapis, etoit bien en peine: la Rancune
+le trouva avec mademoiselle de la Caverne,
+bien empêché à faire avouer à un vieil tailleur
+qu'il avoit mal ouï et encore plus mal travaillé.
+Le sujet de leur differend etoit qu'en dechargeant
+le bagage comique, le Destin avoit
+trouvé deux pourpoints et un haut-de-chausses
+fort usés, qu'il les avoit donnés à ce vieil tailleur
+pour en tirer une manière d'habit plus à la
+mode que les chausses de page<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a>
+<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a> qu'il portoit, et
+que le tailleur, au lieu d'employer un des pourpoints
+pour raccommoder l'autre et le haut de
+chausses aussi, par une faute de jugement indigne
+d'un homme qui avoit raccommodé des vieilles
+hardes toute sa vie, avoit rhabillé les deux
+pourpoints des meilleurs morceaux du haut-de-chausses;
+tellement que le pauvre Destin, avec
+tant de pourpoints et si peu de hauts-de-chausses,
+se trouvoit reduit à garder la chambre ou à faire
+courir les enfans après lui, comme il avoit fait
+dejà avec son habit comique. La liberalité de la
+Rappinière repara la faute du tailleur, qui profita
+des deux pourpoints rhabillés, et le Destin fut regalé
+de l'habit d'un voleur qu'il avoit fait rouer
+depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva present,
+et qui avoit laissé cet habit en garde à la servante
+de la Rappinière, dit fort insolemment que l'habit
+etoit à lui; mais la Rappinière le menaça de
+lui faire perdre sa charge. L'habit se trouva assez
+juste pour le Destin, qui sortit avec la Rappinière
+et la Rancune. Ils dînèrent en un cabaret aux depens
+d'un bourgeois qui avoit à faire de la Rappinière.
+Mademoiselle de la Caverne s'amusa à
+savonner son collet sale et tint compagnie à son
+hôtesse. Le même jour, Doguin fut rencontré par
+un des jeunes hommes qu'il avoit battus le jour
+de devant dans le tripot, et revint au logis avec
+deux bons coups d'epée et force coups de bâton;
+et, à cause qu'il etoit bien blessé, la Rancune,
+après avoir soupé, alla coucher dans une hôtellerie
+voisine, fort lassé d'avoir couru toute la ville,
+accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur
+de la Rappinière, qui vouloit avoir raison de son
+valet assassiné.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote78"
+name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78">
+(retour) </a> Les chausses de page, appelées aussi <i>grègues</i>, <i>trousses</i>, ou
+<i>culottes</i>, étoient des espèces de hauts-de-chausses d'ancienne
+mode, serrés et plissés, et qui, abandonnés depuis le siècle
+précédent, étoient réservés seulement aux pages.</blockquote>
+<a name="ca6" id="ca6"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+<p class="mid">
+<i>L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que<br>
+la Rancune donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une<br>
+partie de la troupe; mort de Doguin,<br>
+et autres choses memorables.</i>
+</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune entra dans l'hôtellerie un
+peu plus que demi-ivre. La servante
+de la Rappinière, qui le conduisoit, dit
+à l'hôtesse qu'on lui dressât un lit.
+«Voici le reste de notre ecu<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a>
+<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>, dit l'hôtesse; si
+nous n'avions point d'autre pratique que celle-là,
+notre louage seroit mal payé.--Taisez-vous,
+sotte, dit son mari; monsieur de la Rappinière
+nous fait trop d'honneur. Que l'on dresse un lit
+à ce gentilhomme.--Voire qui en auroit, dit
+l'hôtesse; il ne m'en restoit qu'un que je viens de
+donner à un marchand du bas Maine.» Le marchand
+entra là-dessus, et, ayant appris le sujet
+de la contestation, offrit la moitié de son lit à
+la Rancune, soit qu'il eût à faire à la Rappinière,
+ou qu'il fût obligeant de son naturel. La Rancune
+l'en remercia autant que sa secheresse de civilité
+le put permettre. Le marchand soupa, l'hôte lui
+tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier
+deux fois pour faire le troisième et se mettre à
+boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts,
+pestèrent contre les maltôtiers<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a>
+<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>, reglèrent
+l'Etat, et se reglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte
+tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa pochette
+et demanda à compter, ne se souvenant plus
+qu'il etoit chez lui. Sa femme et sa servante l'en
+traînèrent par les epaules dans sa chambre, et le
+mirent sur un lit tout habillé. La Rancune dit au
+marchand qu'il etoit affligé d'une difficulté d'urine
+et qu'il etoit bien fâché d'être contraint de
+l'incommoder; à quoi le marchand lui repondit
+qu'une nuit etoit bientôt passée. Le lit n'avoit
+point de ruelle et joignoit la muraille; la
+Rancune s'y jetta le premier, et, le marchand s'y
+etant mis après en la bonne place, la Rancune
+lui demanda le pot de chambre. «Et qu'en voulez-vous
+faire? dit le marchand.--Le mettre
+auprès de moi, de peur de vous incommoder»,
+dit la Rancune. Le marchand lui repondit qu'il
+lui donnerait quand il en auroit à faire, et la Rancune
+n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il
+etoit au desespoir de l'incommoder. Le marchand
+s'endormit sans lui repondre, et à peine commença-t-il
+à dormir de toute sa force que le malicieux
+comedien, qui etoit homme à s'eborgner
+pour faire perdre un oeil à un autre, tira le pauvre
+marchand par le bras, en lui criant: «Monsieur!
+ho! Monsieur!» Le marchand, tout endormi,
+lui demanda en bâillant: «Que vous plaît-il?--Donnez-moi
+un peu le pot de chambre»,
+dit la Rancune. Le pauvre marchand se pencha
+hors du lit, et, prenant le pot de chambre, le mit
+entre les mains de la Rancune, qui se mit en devoir
+de pisser, et, après avoir fait cent efforts ou
+fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses
+dents et s'être bien plaint de son mal, il rendit le
+pot de chambre au marchand sans avoir pissé
+une seule goutte. Le marchand le remit à terre,
+et dit, ouvrant la bouche aussi grande qu'un four
+à force de bâiller: «Vraiment, Monsieur, je vous
+plains bien», et se rendormit tout aussitôt. La
+Rancune le laissa embarquer bien avant dans
+le sommeil, et, quand il le vit ronfler comme s'il
+n'eût fait autre chose toute sa vie, le perfide l'eveilla
+encore et lui demanda le pot de chambre
+aussi mechamment que la première fois. Le marchand
+le lui mit entre les mains aussi bonnement
+qu'il avoit dejà fait, et la Rancune le porta à
+l'endroit par où l'on pisse, avec aussi peu d'envie
+de pisser que de laisser dormir le marchand. Il
+cria encore plus fort qu'il n'avoit fait et fut deux
+fois plus long-temps à ne point pisser, conjurant
+le marchand de ne prendre plus la peine de lui
+donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n'etoit
+pas la raison et qu'il le prendrait bien. Le
+pauvre marchand, qui eût lors donné tout son bien
+pour dormir son soûl, lui repondit, toujours en
+bâillant, qu'il en usât comme il lui plairoit, et remit
+le pot de chambre en sa place. Ils se donnèrent
+le bon soir fort civilement, et le pauvre
+marchand eût parié tout son bien qu'il alloit faire
+le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La
+Rancune, qui sçavoit bien ce qui en devoit arriver,
+le laissa dormir de plus belle; et, sans faire
+conscience d'eveiller un homme qui dormoit si
+bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de
+l'estomac, l'accablant de tout son corps et avançant
+l'autre bras hors du lit, comme on fait
+quand on veut amasser quelque chose qui est à
+terre. Le malheureux marchand, se sentant étouffer
+et ecraser la poitrine, s'eveilla en sursaut!
+criant horriblement: «Hé! morbleu! Monsieur,
+vous me tuez!» La Rancune, d'une voix aussi
+douce et posée que celle du marchand avoit eté
+vehemente, lui repondit: «Je vous demande pardon,
+je voulois prendre le pot de chambre.--Ah!
+vertubleu, s'écria l'autre, j'aime bien mieux
+vous le donner et ne dormir de toute la nuit.
+Vous m'avez fait un mal dont je me sentirai toute
+ma vie.» La Rancune ne lui repondit rien, et
+se mit à pisser si largement et si roide que le
+bruit seul du pot de chambre eût pu reveiller le
+marchand. Il emplit le pot de chambre, benissant
+le Seigneur avec une hypocrisie de scelerat. Le
+pauvre marchand le felicitoit le mieux qu'il pouvoit
+de sa copieuse ejaculation d'urine, qui lui
+faisoit esperer un sommeil qui ne seroit plus interrompu,
+quand le maudit la Rancune, faisant
+semblant de vouloir remettre le pot de chambre
+à terre, lui laissa tomber et le pot de chambre et
+tout ce qui etoit dedans sur le visage, sur la
+barbe et sur l'estomac, en criant en hypocrite:
+«Hé! Monsieur, je vous demande pardon.» Le
+marchand ne repondit rien à sa civilité; car, aussitôt
+qu'il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant
+comme un homme furieux et demandant de
+la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable
+de faire renier un theatin, lui disoit: «Voilà
+Un grand malheur!» Le marchand continua ses
+cris: l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les valets
+y vinrent. Le marchand leur dit qu'on l'avoit fait
+coucher avec un diable, et pria qu'on lui fît du
+feu autre part. On lui demanda ce qu'il avoit; il
+ne repondit rien, tant il etoit en colère, prit ses
+habits et ses hardes, et s'alla secher dans la cuisine,
+où il passa le reste de la nuit sur un banc,
+le long du feu. L'hôte demanda à la Rancune ce
+qu'il lui avoit foit. Il lui dit, feignant une grande
+ingenuité: «Je ne sçais de quoi il se peut plaindre.
+Il s'est eveillé et m'a reveillé, criant au meurtre:
+il faut qu'il ait fait quelque mauvais songe
+ou qu'il soit fou; et, de plus, il a pissé au lit.»
+L'hôtesse y porta la main et dit qu'il etoit vrai,
+que son matelas etoit tout percé, et jura son
+grand Dieu qu'il le paieroit<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a>
+<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>. Ils donnèrent le
+bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit
+aussi paisiblement qu'auroit fait un homme de
+bien, et se recompensa de celle qu'il avoit mal
+passée chez la Rappinière. Il se leva pourtant
+plus matin qu'il ne pensoit, parceque la servante
+de la Rappinière le vint querir à la hâte pour venir
+voir Doguin, qui se mouroit et qui demandoit
+à le voir devant que de mourir. Il y courut, bien
+en peine de sçavoir ce que lui vouloit un homme
+qui se mouroit et qui ne le connoissoit que du
+jour precedent. Mais la servante s'etoit trompée;
+ayant ouï demander le comedien au pauvre moribond,
+elle avoit pris la Rancune pour le Destin,
+qui venoit d'entrer dans la chambre de Doguin
+quand la Rancune arriva, et qui s'y etoit enfermé,
+ayant appris du prêtre qui l'avoit confessé
+que le blessé avoit quelque chose à lui dire qu'il
+lui importoit de sçavoir. Il n'y fut pas plus d'un
+demi-quart d'heure que la Rappinière revint de la
+ville, où il etoit allé dès la pointe du jour pour
+quelques affaires. Il apprit en arrivant que son
+valet se mouroit, qu'on ne lui pouvoit arrêter le
+sang parcequ'il avoit un gros vaisseau coupé, et
+qu'il avoit demandé à voir le comedien Destin
+devant que de mourir. «Et l'a-t-il vu?» demanda
+tout emu la Rappinière. On lui repondit qu'ils
+etoient enfermés ensemble. Il fut frappé de ces
+paroles comme d'un coup de massue, et s'en courut
+tout transporté frapper à la porte de la chambre
+où Doguin se mouroit, au même temps que
+le Destin l'ouvroit pour avertir que l'on vînt secourir
+le malade qui venoit de tomber en foiblesse.
+La Rappinière lui demanda, tout troublé, ce que
+lui vouloit son fou de valet. «Je crois qu'il rêve,
+repondit froidement le Destin, car il m'a demandé
+cent fois pardon, et je ne pense pas qu'il m'ait
+jamais offensé; mais qu'on prenne garde à lui, car
+il se meurt.» On s'approcha du lit de Doguin
+sur le point qu'il rendoit le dernier soupir, dont
+la Rappinière parut plus gai que triste. Ceux
+qui le connoissoient crurent que c'etoit à cause
+qu'il devoit les gages à son valet. Le seul Destin
+sçavoit bien ce qu'il en devoit croire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote79"
+name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79">
+(retour) </a> «Se dit de ceux qui surviennent en une compagnie, et
+qu'on n'attendoit pas.» (Leroux, <i>Dict. comiq.</i>)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote80"
+name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80">
+(retour) </a> Les plaintes, les imprécations de toute sorte, contre les
+maltôtiers et les partisans, qui se livroient souvent à des
+exactions et à des friponneries dont ils avoient à répondre devant
+les chambres de justice, remplissent les écrits de l'époque
+et les chansons manuscrites. V. La <i>Chasse aux larrons</i>, de
+J. Bourgoing, in-8; les <i>Satires</i> de Courval-Sonnet et de
+Gacon; beaucoup de <i>Mazarinades</i>; La Bruyère, <i>Des biens de
+fortune</i>, etc., etc.--Maltôte vient de <i>malè tolta</i> (tollir mal), et
+signifioit rigoureusement une imposition faite sans nécessité,
+sans droit et sans fondement; on appliquoit souvent ce terme
+aux subsides onéreux et extraordinaires, et même, par abus,
+le peuple l'étendoit à toute imposition nouvelle. Les maltôtiers
+étoient les financiers qui se chargeoient d'établir et de
+faire marcher les maltôtes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote81"
+name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81">
+(retour) </a> Segrais nous apprend que ce fut M. de Riandé, receveur
+des décimes, personnage fort goutteux, qui «donna occasion»
+à Scarron de raconter cette sale aventure du pot de chambre.
+(<i>Mém. anecd.</i>)</blockquote>
+
+<p>Là-dessus deux hommes entrèrent dans le logis
+qui furent reconnus par notre comedien pour
+être de ses camarades, desquels nous parlerons
+plus amplement au suivant chapitre.</p>
+<a name="ca7" id="ca7"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>L'aventure des brancards.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e plus jeune des comediens qui entrèrent
+chez la Rappinière etoit valet de
+Destin. Il apprit de lui que le reste de
+la troupe etoit arrivé, à la reserve de
+mademoiselle de l'Etoile, qui s'etoit demis un
+pied à trois lieues du Mans. «Qui vous a fait venir
+ici, et qui vous a dit que nous y etions? lui demanda
+le Destin.--La peste, qui etoit à Alençon,
+nous a empêchés d'y aller et nous a arrêtés à
+Bonnestable<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a>
+<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a>, repondit l'autre comedien, qui s'appeloit
+l'Olive, et quelques habitans de cette ville
+que nous avons trouvés nous ont dit que vous avez
+joué ici, que vous vous etiez battu et que vous
+aviez eté blessé. Mademoiselle de l'Etoile en est
+fort en peine, et vous prie de lui envoyer un brancard<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a>
+<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a>.»
+Le maître de l'hôtellerie voisine, qui etoit
+venu là au bruit de la mort de Doguin, dit qu'il y
+avoit un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le
+payât bien, qu'il seroit en etat de partir sur le midi,
+porté par deux bons chevaux. Les comediens arretèrent
+le brancard à un ecu, et des chambres
+dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rappinière
+se chargea d'obtenir du lieutenant general
+permission de jouer, et, sur le midi, le Destin et
+ses camarades prirent le chemin de Bonnestable.
+Il faisoit un grand chaud. La Rancune dormoit
+dans le brancard; l'Olive etoit monté sur le cheval
+de derrière, et un valet de l'hôte conduisoit
+celui de devant; le Destin alloit de son pied, un
+fusil sur l'epaule, et son valet lui contoit ce qui
+leur etoit arrivé depuis le Château du Loir<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a>
+<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a> jusqu'à
+un village auprès de Bonnestable, où mademoiselle
+de l'Etoile s'etoit demis un pied en descendant
+de cheval, quand deux hommes bien montés,
+et qui se cachèrent le nez de leur manteau en
+passant auprès de Destin, s'approchèrent du
+brancard du côté qu'il etoit decouvert, et, n'y
+trouvant qu'un vieil homme qui dormoit, le
+mieux monté de ces deux inconnus dit à l'autre:
+«Je crois que tous les diables sont aujourd'hui
+dechaînés contre moi et se sont deguisés en brancards
+pour me faire enrager.» Cela dit, il poussa
+son cheval à travers les champs, et son camarade
+le suivit. L'Olive appela le Destin, qui etoit
+un peu eloigné, et lui conta l'aventure, en laquelle
+il ne put rien comprendre et dont il ne
+se mit pas beaucoup en peine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote82"
+name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82">
+(retour) </a> Petite ville du Maine, sur la Dive, avec une forêt considérable.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote83"
+name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83">
+(retour) </a> Un brancard étoit une sorte de lit portatif, destiné surtout
+à voiturer les malades. Il étoit fait en forme de grande
+civière, avec des cerceaux en berceau, qu'on pouvoit garnir
+au besoin de matelas et de couvertures, et il étoit porté, comme
+une litière, sur des mulets ou des chevaux.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote84"
+name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84">
+(retour) </a> Petite ville du Maine, à onze lieues environ du Mans.</blockquote>
+
+<p>À un quart de lieue de là, le conducteur du
+brancard, que l'ardeur du soleil avoit assoupi,
+alla planter le brancard dans un bourbier,
+où la Rancune pensa se repandre. Les chevaux
+y brisèrent leurs harnois, et il les en fallut
+tirer par le cou et par la queue, après qu'on les
+eut detelés. Ils ramassèrent les debris du naufrage
+et gagnèrent le prochain village le mieux
+qu'ils purent. L'equipage du brancard avoit
+grand besoin de reparation. Tandis qu'on y travailla,
+la Rancune, l'Olive et le valet de Destin
+burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui
+se trouva dans le village. Là-dessus il arriva un
+autre brancard, conduit par deux hommes de
+pied, qui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. À
+peine fut-il arrivé qu'il en parut un autre, qui
+venoit cent pas après du même côté. «Je
+crois que tous les brancards de la province se
+sont ici donné rendez-vous pour une affaire
+d'importance ou pour un chapitre general, dit
+la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent
+leur conference, car il n'y a pas apparence qu'il
+en arrive davantage.--En voici pourtant un
+qui n'en quittera pas sa part», dit l'hôtesse.
+Et, en effet, ils en virent un quatrième qui venoit
+du côté du Mans. Cela les fit rire de bon
+courage, excepté la Rancune, qui ne rioit jamais,
+comme je vous ai déjà dit. Le dernier brancard
+s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit
+tant de brancards ensemble. «Si les chercheurs
+de brancards que nous avons trouvés tantôt
+etoient ici, ils auraient contentement, dit le
+conducteur du premier venu.--J'en ai trouvé
+aussi», dit le second. Celui des comediens dit
+la même chose, et le dernier venu ajouta
+qu'il en avoit pensé être battu. «Et pourquoi?
+lui demanda le Destin.--À cause, lui repondit-il,
+qu'ils en vouloient à une demoiselle qui
+s'etoit demis un pied et que nous avons menée
+au Mans. Je n'ai jamais vu des gens si colères;
+ils se prenoient à moi de ce qu'ils n'avoient pas
+trouvé ce qu'ils cherchoient.» Cela fit ouvrir les
+oreilles aux comediens, et, en deux ou trois interrogations
+qu'ils firent au brancardier, ils sçurent
+que la femme du seigneur du village où
+mademoiselle de l'Etoile s'etoit blessée lui avoit
+rendu visite, et l'avoit fait conduire au Mans
+avec grand soin.</p>
+
+<p>La conversation dura encore quelque temps
+entre les brancards, et ils sçurent les uns des
+autres qu'ils avoient eté reconnus en chemin
+par les mêmes hommes que les comediens avoient
+vus. Le premier brancard portoit le curé
+de Domfront, qui venoit des eaux de Bellesme<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a>
+<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a>
+et passoit au Mans pour faire faire une consultation
+de medecins sur sa maladie; le second
+portoit un gentilhomme blessé qui revenoit
+de l'armée. Les brancards se separèrent.
+Celui des comediens et celui du curé de
+Domfront retournèrent au Mans de compagnie,
+et les autres où ils avoient à aller. Le curé malade
+descendit en la même hôtellerie des comediens,
+qui etoit la sienne. Nous le laisserons
+reposer dans sa chambre, et verrons, dans le suivant
+chapitre, ce qui se passoit en celle des
+comediens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85"
+name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85">
+(retour) </a> Petite ville du Perche, à trois lieues sud de Mortagne,
+qui possède des eaux minérales.</blockquote>
+<a name="ca8" id="ca8"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires<br>
+à sçavoir pour l'intelligence du present livre.</i>
+</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a troupe comique etoit composée de
+Destin, de l'Olive et de la Rancune,
+qui avoient chacun un valet pretendant
+à devenir un jour comedien en chef.
+Parmi ces valets, il y en avoit quelques uns qui
+recitoient dejà sans rougir et sans se defaire<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a>
+<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>.
+Celui de Destin, entre autres, faisoit assez bien,
+entendoit assez ce qu'il disoit et avoit de l'esprit.
+Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle
+de la Caverne recitoient les premiers
+rôles; la Caverne representoit les reines et les
+mères et jouoit à la farce<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a>
+<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a>. Ils avoient de plus un
+poète, ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques
+d'epiciers du royaume etoient pleines de ses
+oeuvres<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a>
+<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a>, tant en vers qu'en prose. Ce bel esprit
+s'etoit donné à la troupe quasi malgré elle, et,
+parcequ'il ne partageoit point et mangeoit quelque
+argent avec les comediens, on lui donnoit
+les derniers rôles, dont il s'acquittoit très mal<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a>
+<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a>. On
+voyoit bien qu'il etoit amoureux de l'une des deux
+comediennes; mais il etoit si discret, quoiqu'un
+peu fou, qu'on n'avoit pu decouvrir encore laquelle
+des deux il devoit suborner sous esperance
+de l'immortalité. Il menaçoit les comediens de
+quantité de pièces, mais il leur avoit fait grâce
+jusqu'à l'heure; on savoit seulement par conjecture
+qu'il en faisoit une intitulée Martin Luther,
+dont on avoit trouvé un cahier, qu'il avoit pourtant
+desavoué, quoiqu'il fût de son ecriture<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a>
+<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote86"
+name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86">
+(retour) </a> C'est-à-dire sans se déconcerter, sans perdre contenance.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote87"
+name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87">
+(retour) </a> Cette réunion de rôles si divers joués par un même acteur
+étoit alors fort commune, même parmi les plus célèbres
+comédiens. Ainsi, pour ne citer qu'eux, les farceurs Gautier-Garguille
+et Turlupin étoient également distingués dans la
+tragédie. (V. plus haut, note 2 de la page 11, ch. I.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote88"
+name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88">
+(retour) </a> On retrouvera souvent cette plaisanterie chez Boileau
+quand il parle de ces auteurs
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Dont les vers en paquet se vendent à la livre,</p>
+</div></div>
+
+<p>et qu'on voit</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Suivre chez l'épicier Neuf-Germain et La Serre, etc.</p>
+<p class="i30"> (Sat. 9.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote89"
+name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89">
+(retour) </a> Il n'étoit pas rare alors de voir des poètes à la solde des
+troupes comiques. Ils les suivoient dans leurs excursions,
+soit pour les fournir de pièces ou pour modifier les comédies
+du répertoire suivant les désirs des acteurs et les besoins du
+moment, soit pour diriger les représentations. Ce fut ainsi
+que Hardy fit ses six cents pièces, et Tristan l'Hermite nous
+a raconté, dans sa curieuse autobiographie, la façon cavalière
+dont messieurs les comédiens traitoient leur poète ordinaire
+pour la moindre peccadille, ne fût-ce que pour avoir refusé de
+jouer à la boule avec eux pendant qu'il composoit des vers.
+Quelques uns de ces poètes étoient en même temps acteurs,
+comme Molière le fut plus tard. Les troupes ambulantes d'Espagne
+avoient aussi leur poète, et il y en a un dans le <i>Voyage
+amusant</i> de Rojas de Villandrado, ce <i>Roman comique</i> espagnol.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote90"
+name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90">
+(retour) </a> Suivant la clef manuscrite citée dans notre notice, l'original
+ du portrait du poète Roquebrune auroit été M. de Moutières,
+bailli de Touvoy (juridiction de Mgr l'évêque du
+Mans).</blockquote>
+
+<p>Quand nos comediens arrivèrent, la chambre
+des comediennes etoit dejà pleine des plus echauffés
+godelureaux de la ville, dont quelques uns
+etoient dejà refroidis du maigre accueil qu'on
+leur avoit fait. Ils parloient tous ensemble de la
+comedie, des bons vers, des auteurs et des romans:
+jamais on n'ouït plus de bruit en une chambre,
+à moins que de s'y quereller. Le poète, sur
+tous les autres, environné de deux ou trois qui
+devoient être les beaux esprits de la ville, se
+tuoit de leur dire qu'il avoit vu Corneille, qu'il
+avoit fait la debauche avec Saint-Amant et Beys,
+et qu'il avoit perdu un bon ami en feu Rotrou<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a>
+<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a>.
+Mademoiselle de la Caverne et mademoiselle Angelique,
+sa fille, arrangeoient leurs hardes avec
+une aussi grande tranquillité que s'il n'y eût eu
+personne dans la chambre. Les mains d'Angelique
+etoient quelquefois serrées ou baisées, car les
+provinciaux sont fort endemenés et patineurs<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a>
+<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a>;
+mais un coup de pied dans l'os des jambes, un
+soufflet ou un coup de dent, selon qu'il etoit à
+propos, la delivroient bientôt de ces galans à
+toute outrance. Ce n'est pas qu'elle fût devergondée,
+mais son humeur enjouée et libre l'empêchoit
+d'observer beaucoup de ceremonies; d'ailleurs
+elle avoit de l'esprit et etoit très honnête
+fille. Mademoiselle de l'Etoile etoit d'une humeur
+toute contraire: il n'y avoit pas au monde
+une fille plus modeste et d'une humeur plus douce;
+et elle fut lors si complaisante qu'elle n'eut
+pas la force de chasser tous ces gracieuseux hors
+de sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au
+pied qu'elle s'etoit demis, et qu'elle eût grand besoin
+d'être en repos. Elle etoit tout habillée sur
+un lit, environnée de quatre ou cinq des plus
+doucereux, etourdie de quantité d'equivoques
+qu'on appelle pointes dans les provinces<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a>
+<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>, et
+souriant bien souvent à des choses qui ne lui plaisoient
+guère. Mais c'est une des grandes incommodités
+du metier, laquelle, jointe à celle d'être
+obligé de pleurer et de rire lorsque l'on a envie
+de faire toute autre chose, diminue beaucoup le
+plaisir qu'ont les comediens d'être quelquefois
+empereurs et imperatrices, et être appelés beaux
+comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié,
+et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur
+le theâtre et que leurs cheveux et leurs dents fassent
+une partie de leurs hardes. Il y a bien d'autres
+choses à dire sur ce sujet; mais il faut les
+menager et les placer en divers endroits de mon
+livre pour diversifier.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote91"
+name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91">
+(retour) </a> On connoît Saint-Amant et Rotrou. Charles Beys (1610-1659),
+poète, auteur de quelques comédies, entre autres de
+<i>l'Hôpital des fous</i>, maître et ami de Scarron, qui a fait des
+vers pour mettre en tête de ses ouvrages, est moins connu.
+Loret, d'accord avec notre auteur sur les dispositions de Beys
+pour la débauche, nous dit, dans sa <i>Muse historique</i> (4 octobre
+1659), qu'il <i>faisoit gloire</i>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">De bien manger et de bien boire,
+</div></div>
+
+<p>et il ajoute:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Beys, qui n'eut jamais vaillant un jacobus,</p>
+<p class="i14"> Courtisa Bacchus et Phoebus,</p>
+<p class="i14"> Et leurs lois, voulut toujours suivre.</p>
+<p class="i10">Bacchus en usa mal, Phoebus en usa bien;</p>
+<p class="i10">Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien:</p>
+<p class="i10">Si l'un l'a fait mourir, l'autre l'a fait revivre.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote92"
+name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92">
+(retour) </a> <i>Endémenés</i>, lubriques, à peu près le même sens que
+<i>patineurs</i>. Voir, si l'on en est curieux, pour la justification
+de cette dernière épithète, <i>Dict.</i> de Furetière, art. <i>Patin</i>, et
+Dict. de Bayle, art. <i>Le Pays</i>, note 7. C'est un terme que
+Scarron aime; il y revient encore plus loin (ch. 10), ainsi
+que dans deux vers bien connus de l'<i>Épître chagrine</i> à M.
+d'Albret, qu'on a souvent attribués au chevalier de Boufflers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote93"
+name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93">
+(retour) </a> Scarron, qui n'étoit pas toujours fort sévère sur le choix
+de ses bouffonneries, n'aimoit pourtant pas les pointes, bien
+qu'elles fussent grandement à la mode dans la première moitié
+du XVIIe siècle, surtout parmi les écrivains burlesques. Aussi
+Cyrano, le classique du genre, lui reproche-t-il d'en être
+«venu à ce point de bestialité..... que de bannir les pointes
+de la composition des ouvrages.» (<i>Lettre contre Ronscar.</i>)</blockquote>
+
+<p>Revenons à la pauvre mademoiselle de l'Etoile,
+obsedée de provinciaux, la plus incommode nation
+du monde, tous grands parleurs, quelques
+uns très impertinens, et entre lesquels il s'en
+trouvoit de nouvellement sortis du collège. Il y
+avoit entre autres un petit homme veuf, avocat
+de profession, qui avoit une petite charge dans
+une petite juridiction voisine. Depuis la mort de
+sa petite femme, il avoit menacé les femmes de la
+ville de se remarier et le clergé de la province de
+se faire prêtre, et même de se faire prelat à beaux
+sermons comptans. C'etoit le plus grand petit fou
+qui ait couru les champs depuis Roland<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a>
+<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a>. Il avoit
+etudié toute sa vie, et, quoique l'étude aille
+à la connoissance de la verité, il etoit menteur
+comme un valet, presomptueux et opiniâtre
+comme un pedant<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a>
+<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>, et assez mauvais poète
+pour être etouffé s'il y avoit de la police dans le
+royaume<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a>
+<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a>. Quand le Destin et ses compagnons
+entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur dire,
+sans leur donner le temps de se reconnoître, une
+pièce de sa façon intitulée: Les faits et les gestes
+de Charlemagne, en vingt-quatre journées<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a>
+<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a>.
+Cela fit dresser les cheveux en la tête à tous les
+assistans, et le Destin, qui conserva un peu de
+jugement dans l'epouvante generale où la proposition
+avoit mis la compagnie, lui dit en souriant
+qu'il n'y avoit pas apparence de lui donner
+audience devant le souper. «Eh bien! ce dit-il,
+je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un
+livre espagnol<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a>
+<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a> qu'on m'a envoyé de Paris, dont
+je veux faire une pièce dans les règles.» On
+changea de discours deux ou trois fois pour se
+garantir d'une histoire que l'on croyoit devoir
+être une imitation de Peau-d'Ane<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a>
+<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>; mais le petit
+homme ne se rebuta point, et, à force de recommencer
+son histoire autant de fois que l'on l'interrompoit,
+il se fit donner audience, dont on ne
+se repentit point, parceque l'histoire se trouva
+assez bonne et dementit la mauvaise opinion que
+l'on avoit de tout ce qui venoit de Ragotin (c'etoit
+le nom du godenot<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a>
+<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a>). Vous allez voir cette
+histoire dans le suivant chapitre, non telle que
+la conta Ragotin, mais comme je la pourrai
+conter d'après un des auditeurs qui me l'a apprise.
+Ce n'est donc pas Ragotin qui parle, c'est
+moi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote94"
+name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94">
+(retour) </a> Allusion aux folies de Roland, dans le poème de l'Arioste.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote95"
+name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95">
+(retour) </a> Voilà un trait bien inoffensif, si on le compare à beaucoup
+d'autres, de la haine particulière de l'époque contre
+le pédant. C'étoit un des types favoris de la vieille comédie
+et du roman satirique au XVIIe siècle, où on l'avoit en horreur,
+comme plus tard le bourgeois. Larivey, Cyrano, Rotrou,
+Molière, Scarron lui-même (dans les <i>Boutades du capitan
+Matamore</i>), etc., l'ont mis en scène, avec une verve impitoyable,
+sous les traits d'un personnage sale, laid, avare, ridicule
+de tout point. Qu'on se souvienne aussi du Sidias de Théophile
+dans les <i>Fragments d'une histoire comique</i>, de l'Hortensius
+du <i>Francion</i> de Sorel, du <i>Barbon</i> de Balzac et du
+<i>Mamurra</i> de Ménage, qui s'attaque autant au pédant qu'au
+parasite dans la personne de Montmaur. Les précieuses elles-mêmes,
+ces pédantes du beau sexe, faisoient voeu de haïr
+les pédants, et, un peu plus tard, Richelet introduisoit cette
+définition dans son dictionnaire: «Pédant, mot qui vient du
+grec et qui est injurieux... De tous les animaux domestiques
+à deux pieds qu'on appelle vulgairement pédans, du Clérat
+est le plus misérable et le plus cancre.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote96"
+name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96">
+(retour) </a> Cf. les vers de Boileau sur les oeuvres des méchants
+poètes:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,</p>
+<p class="i10">Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,</p>
+<p class="i10">Retranché les auteurs ou supprimé la rime.</p>
+<p class="i30"> (Sat. 9.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote97"
+name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97">
+(retour) </a> Ne seroit-ce point là une épigramme indirecte contre
+quelques immenses pièces de théâtre du temps, par exemple,
+<i>les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée</i>, par
+Hardy, en huit poèmes dramatiques (1601), et d'autres un
+peu moins longues, mais d'une belle taille encore? Après la
+mort de Gustave-Adolphe, on joua en Espagne (1633), devant
+le roi et la reine, un drame sur ce sujet (<i>la Mort du
+roi de Suède</i>), dont la représentation dura douze jours (<i>Gaz.
+de Fr.</i> du 12 février 1633).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote98"
+name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98">
+(retour) </a> Effectivement, la nouvelle qui suit est tirée des <i>Alivios
+de Cassandra</i> de Solorzano; c'est la traduction du troisième
+récit de ce livre: <i>los Efectos que haze amor</i>, (V. notre
+notice.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote99"
+name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99">
+(retour) </a> Il ne s'agit point ici, bien entendu, du conte de Perrault,
+qui ne parut pour la première fois qu'en 1694. M.
+Walckenaër, dans ses <i>Lettr. sur l'orig. de la féerie et des
+contes de fées attribués à Perrault</i> (1826, in-12), a démontré
+clairement que la légende de <i>Peau d'Ane</i> étoit d'une origine
+beaucoup plus ancienne, et qu'elle étoit fort populaire
+déjà,--sans qu'on puisse la retrouver expressément dans aucun
+écrit,--avant que Perrault l'eût empruntée aux récits
+des nourrices pour la rédiger à sa manière, d'abord en vers,
+puis en prose. Beaucoup d'auteurs, du reste, ont parlé de
+<i>Peau-d'Ane</i> bien avant 1694: le cardinal de Retz dans ses
+<i>Mémoires</i>, Boileau dans sa <i>Dissertation sur Joconde</i> (1669),
+Molière dans <i>le Malade imaginaire</i> (act. 2, sc. 1.), La Fontaine
+dans <i>le Pouvoir des Fables</i>, Scarron non seulement dans le
+<i>Roman comique</i>, mais dans son <i>Virgile travesti</i> (liv. 2), Perrault
+lui-même dans son <i>Parallèle des anciens et des modernes</i>
+(1688). Quelques uns ont cru qu'il s'agissoit de la
+130e nouvelle de Bonaventure des Périers; mais il suffit
+d'avoir jeté un coup d'oeil sur ce conte, aussi court qu'insignifiant,
+pour s'assurer qu'il n'a pu avoir cette popularité et
+que ce n'est pas de là que Perrault a tiré le sien.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote100"
+name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100">
+(retour) </a> Ragotin est évidemment un diminutif de <i>ragot</i>, qui signifioit
+un petit homme, mal bâti, gros, court et membru.
+Il y a eu aussi à Paris, sous Louis XII et François Ier, un
+mendiant bouffon du nom de Ragot. On trouve encore dans
+Tallemant le mot <i>ragoter</i>, dans le sens de gronder avec
+mauvaise humeur (<i>Histor. de Niert</i>). Quant au mot <i>godenot</i>,
+il désignoit au propre un petit morceau de bois ayant la
+figure d'un marmouzet, et dont se servoient les joueurs de
+gobelets pour amuser le menu peuple, et au figuré les personnages
+mal dégrossis et d'un physique ridicule (<i>Dict. com.</i>
+de Leroux). Les chroniqueurs manceaux nous apprennent que
+René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, qui
+mourut en 1707, servit de modèle à Scarron pour le type de
+Ragotin (<i>Almanach manç.</i>, 1767; Lepaige, <i>Dict. du Mans</i>).</blockquote>
+<a name="ca9" id="ca9"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE IX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Histoire de l'amante invisible.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>om Carlos d'Aragon etoit un jeune gentilhomme
+de la maison dont il portoit
+le nom. Il fit des merveilles de sa
+personne dans les spectacles publics
+que le vice-roi de Naples donna au peuple aux
+noces de Philippe second, troisième ou quatrième,
+car je ne sais pas lequel. Le lendemain d'une
+course de bague dont il avoit emporté l'honneur,
+le vice-roi permit aux dames d'aller par la
+ville deguisées et de porter des masques à la
+françoise<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a>
+<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>, pour la commodité des étrangères que
+ces rejouissances avoient attirées dans la ville.
+Ce jour-là, dom Carlos s'habilla le mieux qu'il
+put, et se trouva avec quantité d'autres tyrans
+des coeurs dans l'eglise de la galanterie<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a>
+<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>. On
+profane les eglises en ce pays-là aussi bien
+qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous
+aux godelureaux et aux coquettes, à la
+honte de ceux qui ont la maudite ambition d'achalander
+leurs eglises et de s'ôter la pratique
+les uns aux autres. On y devroit donner ordre et
+etablir des chasse-godelureaux et des chasse-coquettes
+dans les eglises, comme des chasse-chiens
+et des chasse-chiennes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a>
+<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>. On dira ici de
+quoi je me mêle. Vraiment, on en verra bien
+d'autres! Sache le sot qui s'en scandalise que
+tout homme est sot en ce bas monde aussi bien
+que menteur<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a>
+<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, les uns plus, les autres moins, et
+moi, qui vous parle, peut-être plus sot que les
+autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer,
+et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises,
+j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère
+de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé
+de l'amour-propre. Dom Carlos donc, pour reprendre
+mon conte, etoit dans une eglise avec
+quantité d'autres gentilshommes italiens et espagnols,
+qui se miroient dans leurs belles plumes
+comme des paons, lorsque trois dames masquées
+l'accostèrent au milieu de tous ces Cupidons dechaînés,
+l'une desquelles lui dit ceci ou quelque
+chose qui en approche: «Seigneur dom Carlos,
+il y a une dame en cette ville à qui vous êtes
+bien obligé. Dans tous les combats de barrière<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a>
+<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a>
+et toutes les courses de bague, elle vous a souhaité
+d'en emporter l'honneur, comme vous avez
+fait.--Ce que je trouve de plus avantageux en
+ce que vous me dites, repondit dom Carlos,
+c'est que je l'apprends de vous, qui paroissez une
+dame de merite, et je vous avoue que, si j'eusse
+esperé que quelque dame se fût declarée pour
+moi, j'aurois apporté plus de soin que je n'ai fait
+à meriter son approbation.» La dame inconnue
+lui dit qu'il n'avoit rien oublié de tout ce qui
+le pouvoit faire paroître un des plus adroits hommes
+du monde, mais qu'il avoit fait voir par ses
+livrées de noir et de blanc qu'il n'etoit point
+amoureux<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a>
+<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>. «Je n'ai jamais bien su ce que signifioient
+les couleurs, repondit dom Carlos;
+mais je sais bien que c'est moins par insensibilité
+que je n'aime point que par la connoissance que
+j'ai que je ne merite pas d'être aimé.» Ils se dirent
+encore cent belles choses que je ne vous
+dirai point, parceque je ne les sçais pas<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a>
+<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a>, et que
+je n'ai garde de vous en composer d'autres, de
+peur de faire tort à dom Carlos et à la dame inconnue,
+qui avoient bien plus d'esprit que je
+n'en ai, comme j'ai sçu depuis peu d'un honnête
+Napolitain qui les a connus l'un et l'autre. Tant
+y a que la dame masquée declara à dom Carlos
+que c'etoit elle qui avoit eu inclination pour lui.
+Il demanda à la voir; elle lui dit qu'il n'en etoit
+pas encore là, qu'elle en chercheroit les occasions,
+et que, pour lui temoigner qu'elle ne craignoit
+point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui
+donnoit un gage. En disant cela, elle découvrit à
+l'Espagnol la plus belle main du monde et lui
+presenta une bague qu'il reçut, si surpris de l'aventure
+qu'il oublia quasi à lui faire la reverence
+lorsqu'elle le quitta. Les autres gentilshommes,
+qui s'etoient éloignés de lui par discretion, s'en
+approchèrent. Il leur conta ce qui lui etoit arrivé
+et leur montra la bague, qui etoit d'un prix assez
+considerable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en
+croyoit, et dom Carlos demeura aussi piqué de
+la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage,
+tant l'esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote101"
+name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101">
+(retour) </a> Il étoit alors d'usage, en France, que les femmes de
+condition portassent un masque de velours noir lorsqu'elles
+sortoient à pied (V. <i>la Promenade du Cours</i>, 1630, in-12,
+p. 12), et parfois même les bourgeoises en portoient aussi
+pour jouer aux grandes dames.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote102"
+name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102">
+(retour) </a> Sera-ce exagérer la portée des paroles de Scarron que de
+voir ici un petit trait décoché en passant contre le roman allégorique
+et contre ces rencontres amoureuses dans les temples,
+qui remplissent les romans de l'époque? «Nos galands.., quoyque
+d'ordinaire ils ayent assez de peine à estre devots..., ne
+laisseront pas de frequenter les eglises... Comme c'est aux
+dames que l'on desire plaire le plus..., il faut chercher l'endroit
+où elles se rangent.» (<i>Loix de la galanterie</i>.) On voit par
+là, comme par ce qu'ajoute Scarron, que cet usage des romans
+étoit fondé sur un fait de la vie réelle. La <i>traduction
+d'une lettre italienne..., contenant une critique agréable de
+Paris</i>, du même temps, à peu près, vient encore à l'appui:
+«Le peuple fréquente les églises avec piété. Il n'y a que les
+nobles et les grands qui y viennent pour se divertir, pour
+parler et se faire l'amour.» V. aussi Furet., le <i>Rom. bourg.</i>,
+p. 31 et 32, éd. Jannet.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote103"
+name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103">
+(retour) </a> On appeloit <i>chasse-chien</i>, et quelquefois <i>chasse-coquin</i>,
+le suisse ou bedeau, considéré dans l'exercice particulier des
+fonctions suffisamment déterminées par ce titre: «J'ay esté
+sans reproche marguillier, j'ay esté beguiau, j'ay esté portofrande,
+j'ay esté chasse-chien», dit Gareau, énumérant la
+série des honneurs de ce genre par lesquels il a passé. (Cyrano
+de Bergerac, <i>le Pédant joué</i>, acte. 2, sc. 2.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote104"
+name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104">
+(retour) </a> Allusion probable à l'<i>Omnis homo mendax</i> de l'Écriture.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote105"
+name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105">
+(retour) </a> C'est-à-dire ceux qui ont lieu dans une enceinte fermée
+de barrières, comme pour les combats de taureaux, les
+tournois, les courses de bague, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote106"
+name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106">
+(retour) </a> Dans les tournois et les carrousels, les chevaliers exprimoient
+leurs pensées et leurs sentiments par le moyen de
+livrées, de chiffres, d'armoiries ou de devises. On lit dans le
+père Ménestrier, qui a donné la signification des diverses
+couleurs en usage: «Le noir signifioit la douleur, le désespoir,
+etc.; le blanc signifioit la pureté, la sincérité, l'innocence
+et l'indifférence, la simplicité, la candeur, etc.» (<i>Traité
+des carrousels et tournois</i>.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote107"
+name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107">
+(retour) </a> Épigramme indirecte contre l'invraisemblance des romans,
+dont les auteurs semblent toujours connoître, on ne
+sait comment, les particularités les plus intimes de la vie de
+leurs héros. Déjà à la fin du ch. 8, Scarron avoit dit quelque
+chose d'approchant par l'intention: «Vous allez voir cette
+histoire, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la
+pourrai conter d'après un des auditeurs, qui me l'a apprise,
+etc.» V. encore, un peu plus loin, même chap., et beaucoup
+d'autres endroits. On retrouve quelques traits de satire
+analogues dans le <i>Roman bourgeois</i> de Furetière, celui-ci,
+par exemple: «Par malheur pour cette histoire, Lucrèce n'avoit
+point de confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils
+répétassent en propres termes leurs plus secrettes conversations.
+C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et
+aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d'ecrire leurs aventures
+et d'en faire de gros volumes! Le moyen qu'on pust sçavoir
+tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées! qu'on pust
+avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont
+envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir
+une intrigue!» Et plus loin: «Par malheur, on ne sçait rien
+de tout cela, parceque la chose se passa en secret.» (Édit.
+elzevir., p. 80 et 85.) Subligny s'exprime à peu près de même,
+dans <i>la Fausse Clélie</i> (édit. 1679, in-12, p. 222), à propos
+des lettres écrites par les héros des romans, et le Père Bougeant,
+dans son <i>Voyage du prince Fan-Férédin au pays de
+Romancie</i>, raille également les romanciers qui rapportent d'un
+bout à l'autre les entretiens de leurs personnages, comme
+s'ils en avoient pris copie à la façon des greffiers.
+
+<p>On lit aussi dans les Mémoires
+de Grammont, par Hamilton, ch. 13: «A Dieu ne plaise
+que cela nous regarde, nous qui faisons profession de ne
+coucher dans ces mémoires que ce que nous tenons de
+celui même dont nous écrivons les faits et les dits! Qui
+jamais, excepté l'écuyer Féraulas, a pu tenir compte
+des pensées, des soupirs et du nombre d'exclama</blockquote>
+
+<p>Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles
+de la dame, et je n'ai jamais su s'il s'en inquieta
+bien fort. Cependant il alloit tous les jours se divertir
+chez un capitaine d'infanterie, où plusieurs
+hommes de condition s'assembloient souvent pour
+jouer. Un soir qu'il n'avoit point joué et qu'il se
+retiroit de meilleure heure qu'il n'avoit accoutumé,
+il fut appelé par son nom d'une chambre
+basse d'une grande maison. Il s'approcha de la
+fenêtre, qui etoit grillée, et reconnut à la voix
+que c'etoit son amante invisible, qui lui dit d'abord:
+«Approchez-vous, dom Carlos; je vous
+attends ici pour vider le differend que nous avons
+ensemble.--Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit
+dom Carlos; vous defiez avec insolence et vous
+vous cachez huit jours pour ne paroître qu'à une
+fenêtre grillée.--Nous nous verrons de plus près
+quand il en sera temps, lui dit-elle. Ce n'est
+point faute de coeur que j'ai différé de me trouver
+avec vous; j'ai voulu vous connoître devant
+que de me laisser voir. Vous sçavez que dans les
+combats assignés il se faut battre avec armes pareilles:
+si votre coeur n'etoit pas aussi libre que
+le mien, vous vous battriez avec avantage; et
+c'est pour cela que j'ai voulu m'informer de vous.--Et
+qu'avez-vous appris de moi? lui dit dom
+Carlos.--Que nous sommes assez l'un pour l'autre»,
+repondit la dame invisible. Dom Carlos lui
+dit que la chose n'etoit pas egale: «Car, ajouta-t-il,
+vous me voyez et sçavez qui je suis; et moi, je
+ne vous vois point et ne sçais qui vous êtes. Quel
+jugement pensez-vous que je puisse faire du soin
+que vous apportez à vous cacher? On ne se cache
+guère quand on n'a que de bons desseins, et on
+peut aisement tromper une personne qui ne se
+tient pas sur ses gardes; mais on ne la trompe
+pas deux fois. Si vous vous servez de moi pour
+donner de la jalousie à un autre, je vous avertis
+que je n'y suis pas propre, et que vous ne devez
+pas vous servir de moi à autre chose qu'à vous
+aimer.--Avez-vous assez fait de jugemens temeraires?
+lui dit l'invisible.--Ils ne sont pas
+sans apparence, repondit dom Carlos.--Sçachez,
+lui dit-elle, que je suis très véritable, que vous
+me reconnoîtrez telle dans tous les procedés que
+nous aurons ensemble, et que je veux que vous
+le soyez aussi.--Cela est juste, lui dit dom Carlos;
+mais il est juste aussi que je vous voie et que je
+sçache qui vous êtes.--Vous le sçaurez bientôt, lui
+dit l'invisible; et cependant esperez sans impatience:
+c'est par là que vous pouvez meriter ce
+que vous pretendez de moi, qui vous assure
+(afin que votre galanterie ne soit pas sans fondement
+et sans espoir de recompense) que je vous
+egale en condition; que j'ai assez de bien pour
+vous faire vivre avec autant d'eclat que le plus
+grand prince du royaume; que je suis jeune, que
+je suis plus belle que laide; et, pour de l'esprit,
+vous en avez trop pour n'avoir pas decouvert si
+j'en ai ou non.» Elle se retira en achevant ces paroles,
+laissant dom Carlos la bouche ouverte et
+prêt à repondre, si surpris de la brusque declaration,
+si amoureux d'une personne qu'il ne voyoit
+point, et si embarrassé de ce procedé etrange et
+qui pouvoit aller à quelque tromperie, que, sans
+sortir d'une place, il fut un grand quart d'heure
+à faire divers jugemens sur une aventure si extraordinaire.
+Il sçavoit bien qu'il y avoit plusieurs
+princesses et dames de condition dans Naples;
+mais il sçavoit bien aussi qu'il y avoit force courtisanes
+affamées, fort âpres après les etrangers,
+grandes friponnes, et d'autant plus dangereuses
+qu'elles etoient belles<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a>
+<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>. Je ne vous dirai point
+exactement s'il avoit soupé et s'il se coucha sans
+manger, comme font quelques faiseurs de romans,
+qui règlent toutes les heures du jour de leurs
+heros, les font lever de bon matin, conter leur
+histoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort legerement,
+et après dîner reprendre leur histoire ou
+s'enfoncer dans un bois pour y parler tout seuls,
+si ce n'est quand ils ont quelque chose à dire aux
+arbres et aux rochers; à l'heure du souper, se
+trouver à point nommé dans le lieu où l'on mange,
+où ils soupirent et rêvent au lieu de manger<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a>
+<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>, et
+puis s'en vont faire des châteaux en Espagne sur
+quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu'un
+ecuyer revèle<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a>
+<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a> que son maître est un tel, fils
+d'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur prince
+au monde, et qu'encore qu'il soit pour lors le
+plus beau des mortels, qu'il etoit encore toute
+autre chose devant que l'amour l'eût defiguré<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a>
+<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote108"
+name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108">
+(retour) </a> Cette ville, qui, depuis les expéditions d'Italie, avoit
+donné son nom au <i>mal de Naples</i>, passoit en effet pour un
+réceptacle de courtisanes. Beaucoup des écrits du temps en
+portent témoignage.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote109"
+name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109">
+(retour) </a> Sorel raille de même ce dédain des choses positives et
+cet oubli des réalités vulgaires de la vie dans les romans héroïques
+(<i>Berg. extrav.</i>, liv. 10). Il parle aussi, un peu plus
+loin, de la facilité avec laquelle les romanciers font vivre leurs
+héros, sans un sou, en terre étrangère (liv. 11); et Cervantes
+avoit déjà fait le même reproche aux romans de chevalerie
+dans <i>Don Quichotte</i> (t. I, l. 3). On lit dans la première lettre
+de mademoiselle de Montpensier à madame de Motteville, où
+elle lui explique le plan d'une colonie qu'elle voudroit fonder
+pour vivre suivant le code de <i>l'Astrée</i>: «Je ne désapprouverois
+pas qu'on tirât les vaches, ni que l'on fît des fromages
+et des gâteaux, puisqu'il faut manger, et que je ne prétends
+pas que le plan de notre vie soit fabuleux, comme il est en
+ces romans où l'on observe un jeûne perpétuel et une si sévère
+abstinence.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote110"
+name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110">
+(retour) </a> Cf. dans Boileau (<i>Héros de rom.</i>). «Cyrus: Eh! de
+grâce, généreux Pluton, souffrez que j'aille entendre l'histoire
+d'Aglatidas et d'Amestris, qu'on me va conter... Cependant,
+voici le fidèle Féraulas (son écuyer), que je vous laisse, qui
+vous instruira positivement de l'histoire de ma vie et de l'impossibilité
+de mon bonheur.»
+
+<p>Hamilton se moqua aussi, à
+plusieurs reprises, de cet usage, dans les Mém. de
+Grammont (ch. 3, p. 15, et ch. 13, p. 320, édit.
+Paulin.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote111"
+name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111">
+(retour) </a> «Tous les hommes y sont faits à peindre, dit Sénecé en
+parlant des romans; on ne peut rien concevoir d'égal à leur
+bon air ni à leur mine relevée.» (<i>Lett. de Clém. Marot.</i>) Cette
+même raillerie revient souvent dans <i>Don Quichotte</i>.</blockquote>
+
+<p>Pour revenir à mon histoire, dom Carlos se
+trouva le lendemain à son poste. L'invisible etoit
+dejà au sien. Elle lui demanda s'il n'avoit pas eté
+bien embarrassé de la conversation passée, et s'il
+n'etoit pas vrai qu'il avoit douté de tout ce qu'elle
+avoit dit. Dom Carlos, sans repondre à sa demande,
+la pria de lui dire quel danger il y avoit
+pour elle à ne se montrer point, puisque les choses
+etoient egales de part et d'autre, et que leur
+galanterie ne se proposoit qu'une fin qui seroit
+approuvée de tout le monde. «Le danger y est
+tout entier, comme vous sçaurez avec le temps,
+lui dit l'invisible. Contentez-vous, encore un coup,
+que je suis veritable, et que, dans la relation que
+je vous ai faite de moi-même, j'ai eté très modeste.»
+Dom Carlos ne la pressa pas davantage.</p>
+
+<p>Leur conversation dura encore quelque temps;
+ils s'entredonnèrent de l'amour encore plus qu'ils
+n'avoient fait, et se separèrent avec promesse, de
+part et d'autre, de se trouver tous les jours à l'assignation.</p>
+
+<p>Le jour d'après il y eut un grand bal chez le
+vice-roi. Dom Carlos espera d'y reconnoître son
+invisible, et tâcha cependant d'apprendre à qui
+etoit la maison où l'on lui donnoit de si favorables
+audiences. Il apprit des voisins que la maison
+etoit à une vieille dame fort retirée, veuve
+d'un capitaine espagnol, et qu'elle n'avoit ni
+filles, ni nièces. Il demanda à la voir; elle lui fit
+dire que, depuis la mort de son mari, elle ne
+voyoit personne, ce qui l'embarrassa encore davantage.
+Dom Carlos se trouva le soir chez le
+vice-roi, où vous pouvez penser que l'assemblée
+fut fort belle. Il observa exactement toutes les
+dames de l'assemblée qui pouvoient être son inconnue;
+il fit conversation avec celles qu'il put
+joindre, et n'y trouva pas ce qu'il cherchoit;
+enfin il se tint à la fille d'un marquis de je ne sais
+quel marquisat, car c'est la chose du monde dont
+je voudrois le moins jurer, en un temps où tout
+le monde se marquise de soi-même, je veux dire
+de son chef<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a>
+<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>. Elle etoit jeune et belle, et avoit
+bien quelque chose du ton de voix de celle qu'il
+cherchoit; mais, à la longue, il trouva si peu de
+rapport entre son esprit et celui de son invisible
+qu'il se repentit d'avoir en si peu de temps assez
+avancé ses affaires auprès de cette belle personne
+pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il
+n'etoit pas mal avec elle. Ils dansèrent souvent
+ensemble, et le bal etant fini, avec peu de satisfaction
+de dom Carlos, il se separa de sa captive,
+qu'il laissa toute glorieuse d'avoir occupé seule,
+et en une si belle assemblée, un cavalier qui etoit
+envié de tous les hommes et estimé de toutes les
+femmes. À la sortie du bal, il s'en alla à la hâte
+en son logis prendre des armes, et de son logis à sa
+fatale grille, qui n'en etoit pas beaucoup eloignée.
+Sa dame, qui y etoit dejà, lui demanda des nouvelles
+du bal, encore qu'elle y eût eté. Il lui dit
+ingenûment qu'il avoit dansé plusieurs fois avec
+une fort belle personne, et qu'il l'avoit entretenue
+tant que le bal avoit duré. Elle lui fit là-dessus
+plusieurs questions qui decouvrirent assez qu'elle
+etoit jalouse. Dom Carlos, de son côté, lui fit
+connoître qu'il avoit quelque scrupule de ce qu'elle
+ne s'etoit point trouvée au bal, et que cela le faisoit
+douter de sa condition. Elle s'en aperçut, et,
+pour lui remettre l'esprit en repos, jamais elle ne
+fut si charmante, et elle le favorisa autant que
+l'on le peut en une conversation qui se fait au
+travers d'une grille, jusqu'à lui promettre qu'elle
+lui seroit bientôt visible. Ils se separerent là-dessus,
+lui fort en doute s'il la devoit croire, et elle
+un peu jalouse de la belle personne qu'il avoit
+entretenue tant que le bal avoit duré.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote112"
+name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112">
+(retour) </a> Scarron dit encore plus loin, en parlant du baron de
+Sigognac: «Au temps où nous sommes, il seroit pour le
+moins un marquis.» (L. 2, ch. 3.) Cette usurpation des titres
+étoit un effet que devoit naturellement produire l'influence
+exagérée de la cour et des grands seigneurs sous Louis XIV,
+ainsi que la haine professée par les écrivains, comme par les
+courtisans, contre les bourgeois, surtout à partir de 1650.
+Il est vrai que cette haine et ces attaques avoient pour cause,
+la plupart du temps, les envahissements continuels de la
+bourgeoisie. C'étoit surtout la Fronde qui avoit ouvert la
+voie à son ambition: plusieurs bourgeois étoient arrivés au
+pouvoir; beaucoup s'étoient trouvés en rapport avec les nobles,
+qu'ils avoient vus de près dans la grande salle du Palais,
+qu'ils avoient secondés à Paris et à Bordeaux. Ils avoient
+été éblouis autant de leurs défauts brillants que de leurs
+brillantes qualités, et ils en étoient venus à désirer les titres,
+et, par suite, à les prendre quelquefois, pour n'être pas rejetés
+en dehors de ce monde qui les charmoit. Ce n'étoit plus
+alors cette bourgeoisie rogue et ennemie de la noblesse du
+temps de la Ligue et de Richelieu. Aussi les écrivains de cette
+époque sont-ils pleins de témoignages analogues à celui de
+Scarron. Je ne parle pas de mademoiselle de Gournay, qui
+remonte aux premières années du siècle; mais Saint-Amant,
+par exemple, s'exprime en ces termes (1658): «Si je ne me
+suis pu résoudre jusqu'à présent à me <i>monsieuriser</i> moy-mesme
+dans les titres de tous mes ouvrages, je te prie de croire que
+ce n'est point par une modestie affectée, ou injurieuse à ceux
+qui en ont usé de la sorte dans les leurs, et que, quand on
+m'aura bien prouvé que j'ay mal fait, je ne me <i>monsieuriseray</i>
+pas seulement, mais, pour reparer ma faute, je me <i>messiriseray</i>
+et me <i>chevalieriseray</i> à tour de bras, <i>pour le moins avec
+autant de raison que la pluspart de nos galands d'aujourd'huy
+en ont à prendre la qualité ou de comte ou de marquis</i>. (Avis
+au lecteur précédant <i>la Généreuse</i>, édit. Jannet, 2e vol. p.
+355.) Le Pays raille également ces <i>marquis sans marquisats</i>
+dans la préface de ses <i>Amitiez</i>, <i>amours</i>, <i>amourettes</i> (1664).
+Et Molière, dans <i>l'École des Femmes</i> (1662):
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">De la plupart des gens c'est la démangeaison.</p>
+<p class="i10">Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre</p>
+<p class="i10">Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,</p>
+<p class="i10">Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,</p>
+<p class="i10">Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.</p>
+<p class="i30"> (Acte I, sc. 1.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Il a encore ridiculisé la même manie dans le <i>Bourgeois gentilhomme</i>
+et dans <i>George Dandin</i>. Ne peut-on dire aussi que
+La Fontaine, qui pourtant n'étoit pas lui-même tout à fait irréprochable
+(V. plus haut notre note, ch. 4, p. 21), pensoit à
+la même chose en écrivant ses fables de <i>la Grenouille qui veut
+se faire aussi grosse qu'un boeuf</i>, et du <i>Geai paré des plumes
+du paon</i>? Bussy-Rabutin fit également une chanson contre
+les faux nobles, et Claveret une comédie, <i>l'Écuyer, ou les
+Faux nobles mis au billon</i> (1665), dont il faut lire la dédicace
+aux <i>vrais nobles</i>. Mais les épigrammes ne suffirent pas: on
+fut obligé de sévir contre les faux nobles.</blockquote>
+
+<p>Le lendemain, dom Carlos, étant allé ouïr la
+messe en je ne sais quelle église, présenta de
+l'eau benite à deux dames masquées qui en
+vouloient prendre en même temps que lui. La
+mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle
+ne recevoit point de civilité d'une personne à
+qui elle vouloit faire un eclaircissement. «Si
+vous n'êtes point trop pressée, lui dit dom Carlos,
+vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.--Suivez-moi
+donc dans la prochaine chapelle»,
+lui repondit la dame inconnue. Elle s'y en alla
+la première, et dom Carlos la suivit, fort en
+doute si c'etoit sa dame, quoiqu'il la vît de
+même taille, parcequ'il trouvoit quelque différence
+en leurs voix, celle-ci parlant un peu gras.
+Voici ce qu'elle lui dit après s'être enfermée
+avec lui dans la chapelle. «Toute la ville de Naples,
+seigneur dom Carlos, est pleine de la
+haute reputation que vous y avez acquise depuis
+le peu de temps que vous y êtes, et vous y
+passez pour un des plus honnêtes hommes du
+monde. On trouve seulement etrange que vous
+ne vous soyez point aperçu qu'il y a en cette
+ville des dames de condition et de merite qui ont
+pour vous une estime particulière. Elles vous
+l'ont temoignée autant que la bienseance le peut
+permettre, et, bien qu'elles souhaitent ardemment
+de vous le faire croire, elles aiment pourtant
+mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par
+insensibilité que si vous le dissimuliez par indifference.
+Il y en a une entre autres, de ma connoissance,
+qui vous estime assez pour vous avertir,
+au peril de tout ce qu'on en pourra dire,
+que vos aventures de nuit sont decouvertes;
+que vous vous engagez imprudemment à aimer
+ce que vous ne connoissez point, et, puisque
+votre maîtresse se cache, qu'il faut qu'elle ait
+honte de vous aimer ou peur de n'être pas assez
+aimable. Je ne doute point que votre amour
+de contemplation n'ait pour objet une dame de
+grande qualité et de beaucoup d'esprit, et qu'il
+ne se soit figuré une maîtresse tout adorable;
+mais, seigneur dom Carlos, ne croyez pas votre
+imagination aux depens de votre jugement.
+Defiez-vous d'une personne qui se cache, et ne
+vous engagez pas plus avant dans ces conversations,
+nocturnes. Mais pourquoi me deguiser
+davantage? C'est moi qui suis jalouse de votre
+fantôme, qui trouve mauvais que vous lui parliez,
+et, puisque je me suis declarée, qui vais si
+bien lui rompre tous ses desseins que j'emporterai
+sur elle une victoire que j'ai droit de
+lui disputer, puisque je ne lui suis point inferieure,
+ni en beauté, ni en richesses, ni en qualité,
+ni en tout ce qui rend une personne aimable.
+Profitez de l'avis si vous êtes sage.» Elle s'en
+alla en disant ces dernières paroles, sans donner
+le temps à dom Carlos de lui repondre. Il la
+voulut suivre, mais il trouva à la porte de l'eglise
+un homme de condition qui l'engagea en une
+conversation qui dura assez long-temps et dont
+il ne se put defendre. Il rêva le reste du jour à
+cette aventure, et soupçonna d'abord la demoiselle
+du bal d'être la dernière dame masquée qui
+lui etoit apparue; mais, songeant qu'elle lui
+avoit fait voir beaucoup d'esprit, et se souvenant
+que l'autre n'en avoit guère, il ne sut
+plus ce qu'il en devoit croire, et souhaita quasi
+de n'être point engagé avec son obscure maîtresse,
+pour se donner tout entier à celle qui
+venoit de le quitter. Mais enfin, venant à considerer
+qu'elle ne lui etoit pas plus connue que
+son invisible, de qui l'esprit l'avoit charmé
+dans les conversations qu'il avoit eues avec elle,
+il ne balança point dans le parti qu'il devoit
+prendre, et ne se mit pas beaucoup en peine des
+menaces qu'on lui avoit faites, n'étant pas
+homme à être poussé par là.</p>
+
+<p>Ce jour-là même il ne manqua pas de se trouver
+à sa grille à l'heure accoutumée, et il ne
+manqua pas aussi, au fort de la conversation qu'il
+eut avec son invisible, d'être saisi par quatre
+hommes masqués, assez forts pour le desarmer et
+le porter quasi à force de bras dans un carrosse
+qui les attendoit au bout de la rue. Je laisse à
+juger au lecteur les injures qu'il leur dit et les reproches
+qu'il leur fit de l'avoir pris à leur avantage.
+Il essaya même de les gagner par promesses;
+mais, au lieu de les persuader, il ne les obligea
+qu'à prendre un peu plus garde à lui et à lui
+ôter tout à fait l'esperance de pouvoir s'aider de
+son courage et de sa force. Cependant le carrosse
+alloit toujours au grand trot de quatre chevaux.
+Il sortit de la ville, et, au bout d'une heure, il
+entra dans une superbe maison, dont l'on tenoit
+la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades
+descendirent du carrosse avec dom Carlos,
+le tenant par dessous les bras comme un ambassadeur
+introduit à saluer le Grand Seigneur.
+On le monta jusqu'au premier etage avec la même
+ceremonie, et là, deux demoiselles masquées le
+vinrent recevoir à la porte d'une grande salle,
+chacune un flambeau à la main. Les hommes
+masqués le laissèrent en liberté et se retirèrent,
+après lui avoir fait une profonde reverence. Il y
+a apparence qu'ils ne lui laissèrent ni pistolet
+ni epée, et qu'il ne les remercia pas de la peine
+qu'ils avoient prise à le bien garder. Ce n'est pas
+qu'il ne fût fort civil, mais on peut bien pardonner
+un manquement de civilité à un homme surpris.
+Je ne vous dirai point si les flambeaux que
+tenoient les demoiselles etoient d'argent: c'est
+pour le moins; ils étoient plutôt de vermeil doré
+ciselé, et la salle etoit la plus magnifique du
+monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée
+que quelques appartemens de nos romans, comme
+le vaisseau de Zelmatide dans le Polexandre, le
+palais d'Ibrahim dans l'Illustre Bassa, ou la
+chambre où le roi d'Assyrie reçut Mandane dans
+le Cyrus<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a>
+<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>, qui est sans doute, aussi bien que les
+autres que j'ai nommés, le livre du monde le
+mieux meublé. Representez-vous donc si notre
+Espagnol ne fut pas bien etonné, dans ce superbe
+appartement, avec deux demoiselles masquées
+qui ne parloient point et qui le conduisirent
+dans une chambre voisine, encore mieux meublée
+que la salle, où elles le laissèrent tout seul.
+S'il eût eté de l'humeur de don Quichotte, il
+eût trouvé là de quoi s'en donner jusqu'aux gardes<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a>
+<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>,
+et il se fût cru pour le moins Esplandian
+ou Amadis<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a>
+<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>. Mais notre Espagnol ne s'en emut
+non plus que s'il eût eté en son hôtellerie ou
+auberge. Il est vrai qu'il regretta beaucoup son
+invisible, et que, songeant continuellement en
+elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu'une
+prison, que l'on ne trouve jamais belle que par
+dehors. Il crut facilement qu'on ne lui vouloit
+point de mal où l'on l'avoit si bien logé, et ne
+douta point que la dame qui lui avoit parlé le
+jour d'auparavant dans l'eglise ne fût la magicienne
+de tous ces enchantemens. Il admira en
+lui-même l'humeur des femmes et combien tôt
+elles executent leurs resolutions, et il se resolut
+aussi de son côté à attendre patiemment la fin de
+l'aventure et de garder fidelité à sa maîtresse de
+la grille, quelques promesses et quelques menaces
+qu'on lui pût faire. À quelque temps de là, des
+officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre
+le couvert, et l'on servit ensuite le souper.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote113"
+name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113">
+(retour) </a> Le roi d'Assyrie est, dans le <i>Grand Cyrus</i>, le rival
+d'Artamène à l'amour de Mandane. Zelmatide, un des principaux
+personnages du <i>Polexandre</i> de Gomberville et l'ami
+du héros de ce roman, est le successeur des Incas, le fils
+et l'héritier du grand Guina-Capa: on conçoit, dès lors,
+qu'il devoit avoir un vaisseau meublé conformément à son
+rang et aux magnifiques traditions de ses prédécesseurs. Mais
+mademoiselle de Scudéry n'est pas en reste avec Gomberville:
+on peut voir dans <i>l'Illustre Bassa</i> (3e l.) la longue et
+opulente <i>Description du palais d'Ibrahim</i>, que celui-ci montre
+en détail à son ami Docria. Rien n'y a été épargné:
+
+<p class="mid">Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.</p>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote114"
+name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114">
+(retour) </a> Cette expression, qui s'emploie ordinairement pour
+«boire et manger son saoul, s'en donner à tirelarigot» (<i>Dict.
+com.</i> de Leroux), sens dans lequel Scarron s'en est servi plus
+haut (ch. 4), signifie ici <i>s'en faire accroire, s'enivrer d'imaginations
+vaniteuses</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote115"
+name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115">
+(retour) </a> Esplandian est le fils qu'Amadis de Gaule a eu en secret
+de la jeune princesse Oriane, fille du roi Lisuart, et,
+comme son père, c'est la terreur des géants et des chevaliers
+félons. V. <i>Amadis de Gaule</i>.</blockquote>
+
+<p>Tout en fut magnifique; la musique et les cassolettes
+n'y furent pas oubliées, et notre dom Carlos,
+outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, contenta
+aussi celui du goût, plus que je n'aurois
+pensé en l'etat où il etoit: je veux dire qu'il
+soupa fort bien. Mais que ne peut un grand courage?
+J'oubliois à vous dire que je crois qu'il se
+lava la bouche, car j'ai sçu qu'il avoit grand soin
+de ses dents. La musique dura encore quelque
+temps après le souper, et, tout le monde s'etant
+retiré, dom Carlos se promena long-temps, rêvant
+à tous ces enchantemens, ou à autre chose. Deux
+demoiselles masquées et un nain masqué, après
+avoir dressé une superbe toilette, le vinrent deshabiller,
+sans savoir de lui s'il avoit envie de se
+coucher. Il se soumit à tout ce que l'on voulut.
+Les demoiselles firent la couverture et se retirèrent;
+le nain le dechaussa ou debotta, et puis le
+deshabilla. Dom Carlos se mit au lit, et tout cela
+sans que l'on proferât la moindre parole de part et
+d'autre. Il dormit assez bien pour un amoureux.
+Les oiseaux d'une volière le reveillèrent au point
+du jour. Le nain masqué se presenta pour le servir,
+et lui fit prendre le plus beau linge du monde,
+le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons
+point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au dîner,
+qui valut bien le souper, et allons jusqu'à la rupture
+du silence que l'on avoit gardé jusques à
+l'heure. Ce fut une demoiselle masquée qui le
+rompit, en lui demandant s'il auroit agreable de
+voir la maîtresse du palais enchanté. Il dit
+qu'elle seroit la bien venue. Elle entra bientôt
+après, suivie de quatre demoiselles fort richement
+vêtues.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"><i>Telle n'est point la Cytherée</i></p>
+<p class="i10"><i>Quand, d'un nouveau feu s'allumant,</i></p>
+<p class="i10"><i>Elle sort pompeuse et parée</i></p>
+<p class="i10"><i>Pour la conquête d'un amant.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Jamais notre Espagnol n'avoit vu une personne
+de meilleure mine que cette Urgande la deconnue<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a>
+<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>.
+Il en fut si ravi et si etonné en même temps,
+que toutes les reverences et les pas qu'il fit, en
+lui donnant la main, jusqu'à une chambre prochaine,
+où elle le fit entrer, furent autant de
+bronchades. Tout ce qu'il avoit vu de beau dans la
+salle et dans la chambre dont je vous ai dejà
+parlé n'etoit rien à comparaison de ce qu'il trouva
+en celle-ci, et tout cela recevoit encore du lustre
+de la dame masquée. Ils passèrent sur le plus
+riche estrade que l'on ait jamais vu depuis qu'il
+y a des estrades au monde. L'Espagnol y fut mis
+en un fauteuil, en depit qu'il en eût, et, la dame
+s'etant assise sur je ne sais combien de riches
+carreaux, vis-à-vis de lui, elle lui fit entendre
+une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant
+à peu près ce que je vais vous dire:</p>
+
+<p>«Je ne doute point, seigneur dom Carlos, que
+vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est
+arrivé depuis hier en ma maison, et si cela n'a pas
+fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu
+par là que je sais tenir ma parole, et, par ce que
+j'ai dejà fait, vous aurez pu juger de tout ce que
+je suis capable de faire. Peut-être que ma rivale,
+par ses artifices et par le bonheur de vous avoir
+attaqué la première, s'est dejà rendue maîtresse
+absolue de la place que je lui dispute en votre
+coeur; mais une femme ne se rebute pas du
+premier coup, et si ma fortune, qui n'est pas à
+mepriser, et tout ce que l'on peut posseder avec
+moi, ne vous peuvent persuader de m'aimer,
+j'aurai la satisfaction de ne m'être point cachée
+par honte ou par finesse, et d'avoir mieux aimé
+me faire mepriser par mes defauts que me faire
+aimer par mes artifices.» En disant ces dernières
+paroles elle se demasqua, et fit voir à don Carlos
+les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en
+petit: la plus belle tête du monde, soutenue par
+un corps de la plus riche taille qu'il eût jamais admirée;
+enfin, tout cela joint ensemble, une personne
+toute divine. À la fraîcheur de son visage
+on ne lui eût pas donné plus de seize ans; mais,
+à je ne sais quel air galant et majestueux tout
+ensemble que les jeunes personnes n'ont pas encore,
+on connoissoit qu'elle pouvoit être en sa
+vingtième année. Dom Carlos fut quelque temps
+sans lui repondre, se fâchant quasi contre sa dame
+invisible qui l'empêchoit de se donner tout entier
+à la plus belle personne qu'il eût jamais vue, et hesitant
+en ce qu'il devoit dire et en ce qu'il devoit faire.
+Enfin, après un combat interieur, qui dura assez
+long-temps pour mettre en peine la dame du palais
+enchanté, il prit une forte resolution de ne
+lui point cacher ce qu'il avoit dans l'ame, et ce
+fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût
+jamais faites. Voici la reponse qu'il lui fit, que
+plusieurs personnes ont trouvée bien crue: «Je
+ne vous puis nier, Madame, que je ne fusse trop
+heureux de vous plaire, si je le pouvois être assez
+pour vous pouvoir aimer. Je vois bien que je
+quitte la plus belle personne du monde pour une
+autre qui ne l'est peut-être que dans mon imagination.
+Mais, Madame, m'auriez-vous trouvé digne
+de votre affection si vous m'aviez cru capable
+d'être infidèle? Et pourrois-je être fidèle si je
+vous pouvois aimer? Plaignez-moi donc, Madame,
+sans me blâmer, ou plutôt, plaignons-nous
+ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous
+desirez, et moi de ne voir point ce que j'aime.»
+Il dit cela d'un air si triste que la dame put
+aisement remarquer qu'il parloit selon ses veritables
+sentimens. Elle n'oublia rien de ce qui le
+pouvoit persuader; il fut sourd à ses prières et ne
+fut point touché de ses larmes. Elle revint à la
+charge plusieurs fois: à bien attaqué bien defendu.
+Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches,
+et lui dit</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"><i>Tout ce que fait dire la rage</i></p>
+<p class="i10"><i>Quand elle est maîtresse des sens</i><a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a>
+<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>,</p>
+</div></div>
+
+<p>et le laissa là, non pas pour reverdir<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a>
+<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>, mais pour
+maudire cent fois son malheur, qui ne lui venoit
+que de trop de bonnes fortunes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote116"
+name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116">
+(retour) </a> Urgande la déconnue est, avec la fée Morgain, la dame
+du Lac, les enchanteurs Medwin et Archalaüs, un des principaux
+personnages magiques de l'<i>Amadis</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote117"
+name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117">
+(retour) </a> Ces vers étoient, pour ainsi dire, passés en proverbe,
+et se citoient souvent. «Mademoiselle de ***, dit Voiture,
+a écrit à son déloyal <i>tout ce que fait dire la rage</i>, etc.» (Corresp.
+avec Costar, bill. 14.) Plus loin, Scarron emploie encore
+de la même manière une variante de ces vers, en remplaçant
+<i>la rage</i> par l'<i>amour</i>, dans la nouvelle intitulée: <i>Les
+Deux frères rivaux</i> (IIe p., ch. 19).»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote118"
+name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118">
+(retour) </a> On disoit proverbialement: <i>Planter un homme pour reverdir</i>,
+quand on le laissoit là et qu'on ne venoit point le retrouver.
+On conçoit que cette locution prêtât à des plaisanteries
+et à des équivoques comme celle de Scarron. Sorel, dans son
+<i>Berger extravagant</i>, fait dire par Carmelin à Lysis, qui lui
+conseille de se métamorphoser en arbre, en se fourrant dans
+un grand trou creusé exprès et en se faisant arroser: «Pensez-vous
+qu'il me seroit beau voir planter là pour reverdir?»
+Et il s'applaudit de cette équivoque comme d'une application
+fort ingénieuse du mot reçu.</blockquote>
+
+<p>Une demoiselle lui vint dire, un peu après,
+qu'il avoit la liberté de s'aller promener dans le
+jardin. Il traversa tous ces beaux appartemens
+sans trouver personne jusqu'à l'escalier, au bas
+duquel il vit dix hommes masqués qui gardoient
+la porte, armés de pertuisanes et de carabines.
+Comme il traversoit la cour pour s'aller promener
+dans ce jardin, qui etoit aussi beau que le
+reste de la maison, un de ces archers de la garde
+passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit,
+comme ayant peur d'être ouï, qu'un vieil gentilhomme
+l'avoit chargé d'une lettre pour lui, et
+qu'il avoit promis de la lui donner en main propre,
+quoiqu'il y allât de la vie s'il etoit decouvert,
+mais qu'un present de vingt pistoles et la
+promesse d'autant lui avoit fait tout hasarder.
+Dom Carlos lui promit d'être secret, et entra vitement
+dans le jardin pour lire cette lettre:</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span><i>epuis que je vous ai perdu, vous avez pu
+juger de la peine où je suis par celle où
+vous devez être, si vous m'aimez autant
+que je vous aime. Enfin, je me trouve
+un peu consolée depuis que j'ai découvert le lieu où
+vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous a enlevé;
+elle ne considère rien quand il va de se contenter,
+et vous n'êtes pas le premier Renaud de cette
+dangereuse Armide. Mais je romprai tous ses enchantemens
+et vous tirerai bientôt d'entre ses bras
+pour vous donner entre les miens ce que vous meritez,
+si vous êtes aussi constant que je le souhaite.</i><span class="rig">La Dame Invisible.</span></p>
+
+<br>
+
+<p>Dom Carlos fut si ravi d'apprendre des nouvelles
+de sa dame, dont il etoit veritablement amoureux,
+qu'il baisa cent fois la lettre, et revint trouver,
+à la porte du jardin, celui qui la lui avoit
+donnée, pour le recompenser d'un diamant qu'il
+avoit au doigt. Il se promena encore quelque
+temps dans le jardin, ne se pouvant assez etonner
+de cette princesse Porcia, dont il avoit souvent
+ouï parler comme d'une jeune dame fort riche,
+et pour être de l'une des meilleures maisons
+du royaume; et, comme il etoit fort vertueux, il
+conçut une telle aversion pour elle, qu'il resolut,
+au peril de la vie, de faire tout ce qu'il pourroit
+pour se tirer hors de sa prison. Au sortir du jardin
+il trouva une demoiselle demasquée, car on
+ne se masquoit plus dans le palais, qui lui venoit
+demander s'il auroit agreable que sa maîtresse
+mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser
+s'il dit qu'elle seroit la bienvenue. On servit
+quelque temps après pour souper ou pour dîner,
+car je ne me souviens plus lequel ce doit être.
+Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que
+la Citherée, il n'y a point d'inconvenient de dire
+ici, pour diversifier, plus belle que le jour ou que
+l'aurore. Elle fut toute charmante tandis qu'ils
+furent à table, et fit paroître tant d'esprit à l'Espagnol,
+qu'il eut un secret deplaisir de voir en une
+dame de si grande condition tant d'excellentes
+qualités si mal employées. Il se contraignit le
+mieux qu'il put pour paroître de belle humeur,
+quoiqu'il songeât continuellement en son inconnue
+et qu'il brûlât d'un violent desir de se revoir à
+sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, on les
+laissa seuls; et, dom Carlos ne parlant point, ou par
+respect, ou pour obliger la dame de parler la
+première, elle rompit le silence en ces termes:
+«Je ne sais si je dois esperer quelque chose de la
+gaîté que je pense avoir remarquée sur votre visage,
+et si le mien, que je vous ai fait voir, ne
+vous a point semblé assez beau pour vous faire
+douter si celui que l'on vous cache est plus capable
+de vous donner de l'amour. Je n'ai point deguisé
+ce que je vous ai voulu donner, parce-que
+je n'ai point voulu que vous vous pussiez
+repentir de l'avoir reçu, et, quoiqu'une personne
+accoutumée à recevoir des prières se puisse aisément
+offenser d'un refus, je n'aurai aucun ressentiment
+de celui que j'ai dejà reçu de vous, pourvu
+que vous le repariez en me donnant ce que je
+crois mieux meriter que votre Invisible. Faites-moi
+donc savoir votre dernière resolution, afin
+que, si elle n'est pas à mon avantage, je cherche
+dans la mienne des raisons assez fortes pour
+combattre celles que je pense avoir eues de vous
+aimer.» Don Carlos attendit quelque temps
+qu'elle reprît la parole, et, voyant qu'elle ne parloit
+plus, et que, les yeux baissés contre terre,
+elle attendoit l'arrêt qu'il alloit prononcer, il suivit
+la resolution qu'il avoit dejà prise de lui parler
+franchement et de lui ôter toute sorte d'esperance
+qu'il pût jamais être à elle. Voici comme il
+s'y prit: «Madame, devant que de repondre à ce
+que vous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la
+même franchise que vous voulez que je parle,
+vous me decouvriez sincèrement vos sentimens
+sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé
+une personne à vous aimer, ajouta-t-il, et que,
+par toutes les faveurs que peut accorder une dame
+sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à
+vous jurer une fidelité inviolable, ne le tiendriez-vous
+pas pour le plus lâche et le plus traître de
+tous les hommes s'il manquoit à ce qu'il vous
+auroit promis? et ne serois-je pas ce lâche et ce
+traître, si je quittois pour vous une personne qui
+doit croire que je l'aime?» Il alloit mettre quantité
+de beaux arguments en forme pour la convaincre,
+mais elle ne lui en donna pas le temps; elle
+se leva brusquement, en lui disant qu'elle voyoit
+bien où il en vouloit venir; qu'elle ne pouvoit
+s'empêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle
+fût si contraire à son repos; qu'elle le remettoit en
+liberté, et que, s'il la vouloit obliger, il attendroit
+que la nuit fût venue pour s'en retourner de
+la même façon qu'il etoit venu. Elle tint son mouchoir
+devant ses yeux tandis qu'elle parla, comme
+pour cacher ses larmes, et laissa l'Espagnol un
+peu interdit, et pourtant si ravi de joie de se voir
+en liberté, qu'il n'eût pu la cacher quand il eût
+eté le plus grand hypocrite du monde; et je crois
+que, si la dame y eût pris garde, elle n'eût pu
+s'empêcher de le quereller. Je ne sais si la nuit
+fut longue à venir, car, comme je vous ai dejà dit,
+je ne prends plus la peine de remarquer ni le
+temps, ni les heures. Vous saurez seulement
+qu'elle vint, et qu'il se mit en un carrosse fermé,
+qui le laissa en son logis après un assez long
+chemin. Comme il etoit le meilleur maître du
+monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand
+ils le virent et l'étouffer à force de l'embrasser.
+Mais ils n'en jouirent pas long-temps; il prit des
+armes, et, accompagné de deux des siens qui
+n'etoient pas gens à se laisser battre, il alla bien
+vite à sa grille, et si vite, que ceux qui l'accompagnoient
+eurent bien de la peine à le suivre. Il
+n'eut pas plus tôt fait le signal accoutumé, que sa
+deïté invisible se communiqua à lui. Ils se dirent
+mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux
+yeux toutes les fois que j'y pense. Enfin l'Invisible
+lui dit qu'elle venoit de recevoir un deplaisir
+sensible dans la maison où elle etoit; qu'elle
+avoit envoyé querir un carrosse pour en sortir;
+et, parcequ'il seroit long-temps à venir et que le
+sien pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le prioit
+de l'envoyer querir pour la mener en un lieu où
+elle ne lui cacheroit plus son visage. L'Espagnol
+ne se fit pas dire la chose deux fois; il courut
+comme un fou à ses gens, qu'il avoit laissés au
+bout de la rue, et envoya querir son carrosse.
+Le carrosse venu, l'Invisible tint sa parole et se
+mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse
+elle-même, enseignant au cocher le chemin qu'il
+devoit prendre, et le fit arrêter auprès d'une
+grande maison, dans laquelle il entra à la lueur
+de plusieurs flambeaux, qui furent allumés à leur
+arrivée. Le cavalier monta avec la dame par un
+grand escalier dans une salle haute, où il ne fut
+pas sans inquietude, voyant qu'elle ne se demasquoit
+point encore. Enfin, plusieurs demoiselles
+richement parées les etant venus recevoir,
+chacune un flambeau à la main, l'Invisible ne le
+fut plus, et, ôtant son masque, fit voir à dom
+Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia
+n'etoient qu'une même personne. Je ne vous
+representerai point l'agreable surprise de dom Carlos.
+La belle Neapolitaine lui dit qu'elle l'avoit enlevé
+une seconde fois pour savoir sa dernière resolution;
+que la dame de la grille lui avoit cedé
+les pretentions qu'elle avoit sur lui, et ajouta ensuite
+cent choses aussi galantes que spirituelles.
+Dom Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux,
+et lui pensa manger les mains à force de
+les baiser, s'exemptant par là de lui dire toutes
+les impertinences que l'on dit quand on est trop
+aise. Après que ses premiers transports furent passés,
+il se servit de tout son esprit et de toute sa
+cajolerie pour exagerer l'agreable caprice de sa
+maîtresse, et s'en acquitta en des façons de parler
+si avantageuses pour elle, qu'elle en fut encore
+plus assurée de ne s'être point trompée en
+son choix. Elle lui dit qu'elle ne s'etoit pas voulu
+fier à une autre personne qu'à elle-même d'une
+chose sans laquelle elle n'eût jamais pu l'aimer,
+et qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme
+moins constant que lui. Là-dessus les parents de la
+princesse Porcia, ayant eté avertis de son dessein,
+arrivèrent. Comme elle etoit une des plus considerées
+personnes du royaume et dom Carlos
+homme de condition, on n'avoit pas eu grand'peine
+à avoir dispense de l'archevêque pour leur
+mariage. Ils furent mariés la même nuit par le
+curé de la paroisse, qui etoit un bon prêtre et
+grand predicateur, et, cela etant, il ne faut pas
+demander s'il fit une belle exhortation. On dit
+qu'ils se levèrent bien tard le lendemain, ce que
+je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut
+bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui etoit proche
+parent de dom Carlos, fut si aise, que les rejouissances
+publiques recommencèrent dans Naples,
+où l'on parle encore de dom Carlos d'Aragon
+et de son amante invisible.</p>
+<a name="ca10" id="ca10"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE X.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Comment Ragotin eut un coup de busc<br>
+sur les doigts.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'histoire de Ragotin fut suivie de l'applaudissement
+de tout le monde. Il en
+devint aussi fier que si elle eût eté de
+son invention; et, cela ajouté à son
+orgueil naturel, il commença à traiter les comediens
+de haut en bas, et, s'approchant des comediennes,
+leur prit les mains sans leur consentement,
+voulut un peu patiner, galanterie provinciale
+qui tient plus du satyre que de l'honnête
+homme. Mademoiselle de l'Etoile se contenta
+de retirer ses mains blanches d'entre les
+siennes, crasseuses et velues, et sa compagne,
+mademoiselle Angelique, lui dechargea un grand
+coup de busc sur les doigts. Il les quitta sans
+rien dire, tout rouge de depit et de honte, et
+rejoignit la compagnie, où chacun parloit de
+toute sa force sans entendre ce que disoient les
+autres. Ragotin en fit taire la plus grande partie,
+tant il haussa sa voix pour leur demander ce
+qu'ils disoient de son histoire. Un jeune homme,
+dont j'ai oublié le nom, lui repondit qu'elle n'étoit
+pas à lui plutôt qu'à un autre, puisqu'il l'avoit
+prise dans un livre; et, en disant cela, il
+en fit voir un qui sortoit à demi hors de la pochette
+de Ragotin, et s'en saisit brusquement.
+Ragotin lui egratigna toutes les mains pour le
+ravoir; mais, malgré Ragotin, il le mit entre les
+mains d'un autre, que Ragotin saisit aussi vainement
+que le premier, le livre ayant dejà convolé
+en troisième main. Il passa de la même façon
+en cinq ou six mains différentes, auxquelles
+Ragotin ne put atteindre, parcequ'il etoit le plus
+petit de la compagnie. Enfin, s'etant allongé cinq
+ou six fois fort inutilement, ayant dechiré autant
+de manchettes et egratigné autant de mains, et
+le livre se promenant toujours dans la moyenne
+region de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit
+que tout le monde s'eclatoit de rire à ses depens,
+se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa
+confusion, et lui donna quelques coups de poing
+dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant
+pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui
+avoient l'avantage du lieu, tombèrent à plomb
+cinq ou six fois sur le haut de sa tête, et si pesamment
+qu'elle entra dans son chapeau jusques
+au menton, dont le pauvre petit homme eut le
+siège de la raison si ebranlé qu'il ne savoit plus
+où il en etoit. Pour dernier accablement, son
+adversaire, en le quittant, lui donna un coup de
+pied au haut de la tête qui le fit aller choir sur
+le cul, aux pieds des comediennes, après une
+retrogradation fort precipitée. Representez-vous,
+je vous prie, quelle doit être la fureur d'un petit
+homme, plus glorieux lui seul que tous les
+barbiers du royaume<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a>
+<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>, en un temps où il se faisoit
+tout blanc de son epée<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a>
+<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>, c'est-à-dire de son
+histoire, et devant des comediennes dont il vouloit
+devenir amoureux: car, comme vous verrez
+tantôt, il ignoroit encore laquelle lui touchoit le
+plus au coeur. En verité, son petit corps, tombé
+sur le cul, temoigna si bien la fureur de son ame
+par les divers mouvemens de ses bras et de ses
+jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son visage,
+à cause que sa tête etoit emboîtée dans son
+chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à
+propos de se joindre ensemble et de faire comme
+une barrière entre Ragotin et celui qui l'avoit
+offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitables
+comediennes relevèrent le petit homme,
+qui hurloit cependant comme un taureau dans
+son chapeau, parcequ'il lui bouchoit les yeux et
+la bouche et lui empêchoit la respiration. La difficulté
+fut de le lui ôter. Il etoit en forme de pot
+de beurre, et, l'entrée en etant plus etroite que
+le ventre, Dieu sait si une tête qui y etoit entrée
+de force, et dont le nez etoit très grand, en pouvoit
+sortir comme elle y etoit entrée! Ce malheur-là
+fut cause d'un grand bien, car vraisemblablement
+il etoit au plus haut point de sa colère,
+qui eût sans doute produit un effet digne
+d'elle, si son chapeau, qui le suffoquoit, ne l'eût
+fait songer à sa conservation plutôt qu'à la
+destruction d'un autre. Il ne pria point qu'on le
+secourût, car il ne pouvoit parler; mais, quand on
+vit qu'il portoit vainement ses mains tremblantes
+à sa tête pour se la mettre en liberté, et qu'il
+frappoit des pieds contre le plancher, de rage
+qu'il avoit de se rompre inutilement les ongles,
+on ne songea plus qu'à le secourir. Les premiers
+efforts que l'on fit pour le decoiffer furent si violens
+qu'il crut qu'on lui vouloit arracher la tête.
+Enfin, n'en pouvant plus, il fit signe avec les
+doigts que l'on coupât son habillement de tête
+avec des ciseaux. Mademoiselle de la Caverne
+detacha ceux de sa ceinture, et la Rancune, qui
+fut l'operateur de cette belle cure, après avoir
+fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage
+(ce qui ne lui fit pas une petite peur), fendit
+le feutre par derrière la tête depuis le bas
+jusqu'en haut. Aussitôt que l'on eut donné l'air
+à son visage, toute la compagnie s'eclata de rire
+de le voir aussi bouffi que s'il eût eté prêt à crever,
+pour la quantité d'esprits qui lui etoient
+montés au visage, et, de plus, de ce qu'il avoit
+le nez ecorché. La chose en fût pourtant demeurée
+là, si un mechant railleur ne lui eût dit
+qu'il falloit faire rentraire son chapeau. Cet avis
+hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n'etoit
+pas tout à fait eteinte, qu'il saisit un des
+chenets de la cheminée, et, faisant semblant de
+le jeter au travers de toute la troupe, causa une
+telle frayeur aux plus hardis, que chacun tâcha
+de gagner la porte pour eviter le coup de chenet;
+tellement qu'ils se pressèrent si fort qu'il n'y en
+eut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en tombant,
+ses jambes eperonnées s'etant embarrassées
+dans celles des autres. Ragotin se mit à rire
+à son tour, ce qui rassura tout le monde. On lui
+rendit son livre, et les comediens lui prêtèrent
+un vieil chapeau. Il s'emporta furieusement contre
+celui qui l'avoit si maltraité; mais, comme il
+etoit plus vain que vindicatif, il dit aux comediens,
+comme s'il leur eût promis quelque chose
+de rare, qu'il vouloit faire une comedie de son
+histoire, et que, de la façon qu'il la traiteroit, il
+etoit assuré d'aller d'un seul saut où les autres
+poètes n'etoient parvenus que par degrés. Le
+Destin lui dit que l'histoire qu'il avoit contée
+etoit fort agreable, mais qu'elle n'etoit pas bonne
+pour le theâtre. «Je crois que vous me l'apprendrez!
+dit Ragotin; ma mère etoit filleule du poète
+Garnier<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a>
+<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>, et moi, qui vous parle, j'ai encore
+chez moi son ecritoire.» Le Destin lui dit que le
+poète Garnier lui-même n'en viendroit pas à son
+honneur. «Et qu'y trouvez-vous de si difficile?
+lui demanda Ragotin.--Que l'on n'en peut faire
+une comedie dans les règles, sans beaucoup de
+fautes contre la bienseance et contre le jugement,
+repondit le Destin.--Un homme comme moi peut
+faire des règles quand il voudra<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a>
+<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>, dit Ragotin.
+Considerez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne
+seroit pas une chose nouvelle et magnifique tout
+ensemble de voir un grand portail d'eglise au
+milieu d'un theâtre devant lequel une vingtaine
+de cavaliers, tant plus que moins, avec autant
+de demoiselles, feroient mille galanteries. Cela
+raviroit tout le monde. Je suis de votre avis,
+continua-t-il, qu'il ne faut rien faire contre la
+bienseance ou les bonnes moeurs, et c'est pour
+cela que je ne voudrois pas faire parler mes acteurs
+au dedans de l'eglise.» Le Destin l'interrompit
+pour lui demander où ils pourroient trouver
+tant de cavaliers et tant de dames. «Et comment
+fait-on dans les collèges, où l'on donne des
+batailles? dit Ragotin. J'ai joué à La Flèche<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a>
+<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a> la
+déroute du Pont-de-Cé<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a>
+<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>, ajouta-t-il; plus de cent
+soldats du parti de la reine-mère parurent sur le
+theâtre, sans ceux de l'armée du roi, qui etoient
+encore en plus grand nombre; et il me souvient
+qu'à cause d'une grande pluie qui troubla la fête,
+on disoit que toutes les plumes de la noblesse du
+pays, que l'on avoit empruntées, n'en releveroient
+jamais.» Destin, qui prenoit plaisir à lui faire
+dire des choses si judicieuses, lui repartit que les
+collèges avoient assez d'ecoliers pour cela, et,
+pour eux, qu'ils n'etoient que sept ou huit quand
+leur troupe etoit bien forte. La Rancune, qui ne
+valoit rien, comme vous savez, se mit du côté
+de Ragotin pour aider à le jouer, et dit à son
+camarade qu'il n'etoit pas de son avis; qu'il etoit
+plus vieil comédien que lui; qu'un portail d'eglise
+seroit la plus belle decoration de theâtre que l'on
+eût jamais vue, et, pour la quantité necessaire de
+cavaliers et de dames, qu'on en loueroit une partie,
+et l'autre seroit faite de carton. Ce bel expedient
+de carton de la Rancune fit rire toute la
+compagnie; Ragotin en rit aussi et jura qu'il le
+sçavoit bien, mais qu'il ne l'avoit pas voulu dire.
+«Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nouveauté
+seroit-ce en une comedie! J'ai fait autrefois le
+chien de Tobie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a>
+<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>, et je le fis si bien que toute
+l'assistance en fut ravie. Et, pour moi, continua-t-il,
+si l'on doit juger des choses par l'effet qu'elles
+font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer
+Pyrame et Thisbé, je n'ai pas été tant touché de
+la mort de Pyrame qu'effrayé du lion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a>
+<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>.» La Rancune
+appuya les raisons de Ragotin par d'autres
+aussi ridicules, et se mit par là si bien en son esprit,
+que Ragotin l'emmena souper avec lui. Tous
+les autres importuns laissèrent aussi les comediens
+en liberté, qui avoient plus envie de souper
+que d'entretenir les faineans de la ville.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote119"
+name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119">
+(retour) </a> Nous avons déjà vu plus haut (ch. 4): «La Rappinière,
+qui avoit de la mauvaise gloire autant que barbier de la ville.»
+«Les barbiers ne sont pas les gens du monde les moins susceptibles
+de vanité», lit-on dans <i>Gil-Blas</i> (l. 2, ch. 7). On
+disoit, en façon de proverbe: «Glorieux comme un barbier.»
+Les barbiers, on le sait, remplissoient alors les fonctions de
+chirurgiens (ce ne fut qu'en décembre 1637 que la branche
+spéciale des barbiers perruquiers fut distraite de celle des
+barbiers chirurgiens). Or, les chirurgiens passoient pour gens
+fort glorieux, et l'on trouve des traces de cette accusation dans
+plus d'un livret satirique de l'époque: «Que ne dirai-je pas des
+chirurgiens, lit-on dans les <i>Caquets de l'Accouchée</i>, qui donnent
+des offices de contrôleurs, ou semblables, qui valent
+quinze à seize mil francs, à leurs fils? Et quant à leurs filles,
+il ne leur manque que le masque que l'on ne les prenne
+pour damoiselles.» (3e journ., p. 105, éd. Jannet.) Quoique
+l'origine du proverbe dont il s'agit ici remonte à une antiquité
+beaucoup plus reculée, il pourroit se faire néanmoins
+que ces prétentions des chirurgiens n'aient pas été sans influence
+sur cette façon de parler, et qu'elles aient contribué à
+l'affermir et à la répandre de plus en plus.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote120"
+name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120">
+(retour) </a> Où il étoit tout fier, tout glorieux. Cette phrase étoit
+fort usitée alors; on en peut voir le sens dans les Dictionnaires
+de Leroux et de Furetière.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote121"
+name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121">
+(retour) </a> Robert Garnier (1545-1601), poète tragique, étoit lieutenant
+général criminel au siège présidial et sénéchaussée du
+Maine; il etoit né dans cette province, à La Ferté-Bernard,
+et il mourut au Mans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote122"
+name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122">
+(retour) </a> Cette réponse en rappelle une qu'on attribue à Malherbe,
+dont elle semble même la parodie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote123"
+name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123">
+(retour) </a> Le collége de La Flèche, bâti sous Henri IV (1603)
+d'après les dons du monarque, étoit un des plus célèbres
+parmi ceux que les jésuites possédoient en France. Il étoit
+devenu bien vite florissant; les étrangers, jusqu'aux Indiens,
+Tartares et Chinois, y affluoient, et, vers le milieu du
+XVIIe siècle, il contenoit, sans compter ceux-ci, plus de
+1,000 écoliers françois et 120 jésuites. Brumoy, Porée, Ducerceau,
+etc., y professèrent successivement. Or, les révérends
+Pères avoient coutume de faire, à certains jours, jouer
+la comédie à leurs élèves sur un théâtre intérieur. Cet usage
+commença surtout à l'époque de la jeunesse de Racine par
+des tragédies latines et chrétiennes (V. Loret, 7 et 21 août
+1655). Le plus souvent, les représentations se composoient de
+pièces écrites par les jésuites eux-mêmes, comme furent plus
+tard celles du P. Ducerceau et du P. Porée. Ce n'étoient
+pas seulement les jésuites, mais quelquefois aussi d'autres
+congrégations religieuses, qui se livroient à ces passe-temps
+dramatiques. (V. <i>Richecourt</i>, trag.-com., 5 a., v., représentée
+par les pensionnaires des R. P. bénédictins de Saint-Nicolas,
+1628.) On sait, du reste, que la plupart des pièces de
+notre vieux théâtre furent représentées dans des colléges;
+ainsi <i>l'Achille</i> de Nicolas Filleul, au collége d'Harcourt, en
+1563; <i>la Trésorière</i>, <i>la Mort de César</i> et <i>les Esbahis</i> de
+Grevin, au collége de Beauvais, en 1558 et 1560; la <i>Cléopâtre</i>
+et l'<i>Eugène</i> de Jodelle au collége de Boncourt, en 1552.
+Jean Behourt, principal du collége des Bons-Enfants, à
+Rouen, fit aussi, vers la fin du XVIe siècle, jouer par ses
+élèves trois pièces françoises de sa composition. Cet usage
+avoit laissé des traces au siècle suivant. On peut voir dans
+<i>Francion</i> (l. 4, vers le commencement) le récit burlesque
+d'une représentation de ce genre au collége de Lisieux. (Cf.
+aussi Chappuzeau, <i>Le théâtre franç.</i>, l. 1, ch. 8.) Le <i>Ratio
+studiorum</i> autorisoit ces représentations à certaines conditions,
+qui n'étoient pas toutes strictement observées.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote124"
+name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124">
+(retour) </a> Dans la guerre civile qui suivit la mort de Concini, et
+qui fut soulevée par le mécontentement des grands et de la
+reine-mère contre le favori Albert de Luynes, les troupes de
+Marie de Médicis furent mises en pleine déroute au Pont-de-Cé,
+près d'Angers (1620). On peut voir sur cette <i>drôlerie</i>,
+comme on surnomma alors la débandade du Pont-de-Cé, de
+curieux détails dans le <i>Baron de Fæneste</i> (l. 4, ch. 2).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote125"
+name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125">
+(retour) </a> Peut-être dans la pièce de <i>Thobie</i>, tragi-comédie en
+5 actes, sans distinction de scènes, de J. Ouyn (1606), où l'on
+voit, en effet, le chien au cinquième acte: «Anne, mère de
+Thobie, sort du logis et avise venir le chien, qui estoit party
+quand et son fils.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote126"
+name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126">
+(retour) </a> Dans <i>Pyrame et Thisbé</i>, tragédie de Théophile (1617),
+le lion apparoît à la fin de l'acte 4, où Thisbé s'écrie en le
+voyant:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Hélas! qu'ay-je apperceu? Dieux! l'effroyable beste!</p>
+<p class="i10">Un lion affamé qui cherche ici sa quête.</p>
+</div></div>
+
+<p>Ne diroit-on pas, à ce passage, que Scarron avoit vu la
+fameuse scène du <i>Songe d'une nuit d'été</i>, où Lanavette,
+Lecoing, Vilbrequin et les autres se préparent à représenter
+<i>Pyrame et Thisbé</i>, en prenant leurs précautions pour que la
+mort de Pyrame et les rugissements du lion n'effraient pas
+trop les dames.</p></blockquote>
+<a name="ca11" id="ca11"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui contient ce que vous verrez si vous prenez<br>
+la peine de le lire.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/R.png"></span>agotin mena la Rancune dans un cabaret,
+où il se fit donner tout ce qu'il
+y avoit de meilleur. On a cru qu'il ne
+le mena pas chez lui, à cause que son
+ordinaire n'etoit pas trop bon; mais je n'en dirai
+rien de peur de faire des jugements temeraires,
+et je n'ai point voulu approfondir l'affaire, parcequ'elle
+n'en vaut pas la peine et que j'ai des
+choses à ecrire qui sont bien d'une autre consequence.
+La Rancune, qui etoit homme de grand
+discernement et qui connoissoit d'abord son monde,
+ne vit pas plus tôt servir deux perdrix et un
+chapon pour deux personnes, qu'il se douta que
+Ragotin ne le traitoit pas si bien pour son seul
+merite, ou pour le payer de la complaisance qu'il
+avoit eue pour lui en soutenant que son histoire
+etoit un beau sujet de theâtre, mais qu'il avoit
+quelque autre dessein. Il se prepara donc à ouïr
+quelque nouvelle extravagance de Ragotin, qui
+ne decouvrit pas d'abord ce qu'il avoit dans l'ame,
+et continua à parler de son histoire. Il recita
+force vers satiriques qu'il avoit faits contre la
+plupart de ses voisins, contre des cocus qu'il ne
+nommoit point et contre des femmes; il chanta
+des chansons à boire et lui montra quantité d'anagrammes:
+car d'ordinaire les rimailleurs, par
+de semblables productions de leur esprit mal fait,
+commencent à incommoder les honnêtes gens<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a>
+<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a>.
+La Rancune acheva de le gâter; il exagera tout
+ce qu'il ouït en levant les yeux au ciel; il jura
+comme un homme qui perd qu'il n'avoit jamais
+rien ouï de plus beau, et fit même semblant de
+s'en arracher les cheveux, tant il etoit transporté.
+Il lui disoit de temps en temps: «Vous êtes bien
+malheureux, et nous aussi, que vous ne vous
+donniez tout entier au theâtre: dans deux ans on
+ne parleroit non plus de Corneille que l'on fait
+à cette heure de Hardy. Je ne sais que c'est que
+de flatter, ajouta-t-il; mais, pour vous donner courage,
+il faut que je vous avoue qu'en vous voyant
+j'ai bien connu que vous etiez un grand poète,
+et vous pouvez savoir de mes camarades ce que
+je leur en ai dit. Je ne m'y trompe guère: je sens
+un poète de demi-lieue loin; aussi, d'abord que
+je vous ai vu, vous ai-je connu comme si je vous
+avois nourri. «Ragotin avaloit cela doux comme
+lait, conjointement avec plusieurs verres de vin,
+qui l'enivroient encore plus que les louanges de
+la Rancune, qui, de son côté, mangeoit et buvoit
+d'une grande force, s'ecriant de temps en temps:
+«Au nom de Dieu, Monsieur Ragotin, faites profiter
+le talent; encore un coup, vous êtes un méchant
+homme de ne vous enrichir pas, et nous
+aussi. Je brouille un peu du papier aussi bien que
+les autres; mais, si je faisois des vers aussi bons
+la moitié que ceux que vous me venez de lire, je
+ne serois pas reduit à tirer le diable par la queue
+et je vivrois de mes rentes aussi bien que Mondory<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a>
+<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a>.
+Travaillez donc, Monsieur Ragotin, travaillez;
+et, si dès cet hiver nous ne jetons de la
+poudre aux yeux de messieurs de l'hotel de Bourgogne
+et du Marais, je veux ne monter jamais
+sur le theâtre que je ne me rompe un bras ou une
+jambe; après cela je n'ai plus rien à dire, et buvons.»
+Il tint sa parole, et, ayant donné double
+charge à un verre, il porta la santé de monsieur
+Ragotin à monsieur Ragotin même, qui lui fit raison
+et renvia de la santé des comediennes, qu'il
+but tête nue et avec un si grand transport qu'en remettant
+son verre sur la table il en rompit la patte
+sans s'en aviser, tellement qu'il tâcha deux ou trois
+fois de le redresser, pensant l'avoir mis lui-même
+sur le côté. Enfin il le jeta par dessus sa tête et
+tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît garde,
+pour ne perdre pas la reputation d'avoir cassé un
+verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune
+n'en rit point; mais, comme je vous ai dejà dit,
+il etoit plutôt animal envieux qu'animal risible.
+La Rancune lui demanda ce qu'il disoit de leurs
+comediennes; le petit homme rougit sans lui repondre,
+et, la Rancune lui demandant encore la
+même chose, enfin, begayant, rougissant et
+s'exprimant très mal, il fit entendre à la Rancune
+qu'une des comediennes lui plaisoit infiniment.
+«Et laquelle?» lui dit la Rancune. Le petit homme
+etoit si troublé d'en avoir tant dit qu'il repondit:
+«Je ne sais.--Ni moi aussi,» dit la Rancune.
+Cela le troubla encore davantage et lui fit ajouter,
+tout interdit: «C'est... c'est...» Il repeta quatre
+ou cinq fois le même mot, dont le comedien s'impatientant,
+lui dit: «Vous avez raison, c'est une
+fort belle fille.» Cela acheva de le defaire. Il ne
+put jamais dire celle à qui il en vouloit; et
+peut-être qu'il n'en savoit rien encore, et qu'il
+avoit moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune
+lui nommant mademoiselle de l'Etoile, il
+dit que c'etoit elle dont il etoit amoureux. Et
+pour moi, je crois que, s'il lui eût nommé Angelique
+ou sa mère la Caverne, qu'il eût oublié
+le coup de busc de l'une et l'âge de l'autre, et se
+seroit donné corps et âme à celle que la Rancune
+lui auroit nommée, tant le bouquin avoit la conscience
+troublée. Le comedien lui fit boire un
+grand verre de vin qui lui fit passer une partie de
+sa confusion, et en but un autre de son coté,
+après lequel il lui dit, parlant bas par mystère et
+regardant par toute la chambre, quoiqu'il n'y
+eût personne: «Vous n'êtes pas blessé à mort et
+vous vous êtes adressé à un homme qui vous peut
+guerir, pourvu que vous le vouliez croire et que
+vous soyez secret. Ce n'est pas que vous n'entrepreniez
+une chose bien difficile: mademoiselle de
+l'Etoile est une tigresse et son frère Destin un
+lion; mais elle ne voit pas toujours des hommes
+qui vous ressemblent, et je sçais bien ce que je
+sçais faire. Achevons notre vin et demain il sera
+jour.» Un verre de vin bu de part et d'autre interrompit
+quelque temps la conversation. Ragotin
+reprit la parole le premier et conta toutes ses
+perfections et ses richesses; dit à la Rancune
+qu'il avoit un neveu commis d'un financier; que
+ce neveu avoit fait grande amitié avec le partisan
+la Raillière<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a>
+<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a> durant le temps qu'il avoit eté au
+Mans pour etablir une maltôte, et voulut faire
+esperer à la Rancune de lui faire donner une
+pension pareille à celle des comediens du roi<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a>
+<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>,
+par le credit de ce neveu; il lui dit encore que,
+s'il avoit des parens qui eussent des enfans, il
+leur feroit donner des benefices, parceque sa
+nièce avoit epousé le frère d'une femme qui etoit
+entretenue du maître d'hotel d'un abbé de la province
+qui avoit de bons benefices à sa collation<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a>
+<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote127"
+name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127">
+(retour) </a> Les anagrammes, cultivées dans l'antiquité par Lycophron,
+et mises surtout en honneur au XVIe siècle par Daurat,
+furent en grande vogue au XVIIe siècle. Jacques de
+Champ-Repus faisoit, en 1609, une <i>Éclogue enrichie de 30
+anagrammes sur cet illustre nom, Marguerite de Valois,
+Rouen, J. Petit</i>. Jean Douet (Tallemant, <i>Historiette de La Leu</i>)
+a fait aussi des volumes entiers d'anagrammes vers le milieu
+du XVIIe siècle. On peut voir dans le <i>Chevreana</i> que c'étoit
+là une vraie profession pour certaines gens. Le P. Pierre
+de Saint-Louis passa toute sa vie à en composer; il en avoit
+fait sur les noms des papes, des souverains, des généraux
+de l'ordre auquel il appartenoit, des saints et de beaucoup
+d'autres encore: il croyoit, dit-on, trouver la destinée des
+hommes dans leurs noms par ce moyen singulier, et il n'étoit
+pas le premier, comme on peut s'en convaincre en lisant
+la 3e partie de la <i>Cabale</i>. L'hôtel Rambouillet cultivoit
+le même genre, et l'on connoît les trois belles anagrammes
+(Arthénice, Eracinthe et Carinthée) composées par Racan
+et Malherbe, avec le nom de leurs maîtresses, qui se
+nommoient Catherine. C'étoit quelquefois une bonne spéculation:
+car, un nommé Billon ayant présenté à Louis XIII,
+lors de son entrée dans la ville d'Aix, 500 anagrammes qu'il
+avoit faites sur son nom, le roi, enchanté, lui octroya une
+grosse pension, reversible sur la tête de ses enfants. On
+faisoit même des ballets en anagrammes. Du reste, les autres
+petits genres littéraires n'étoient guère moins cultivés
+alors: avec Dulot régnoient les bouts-rimés; Neuf-Germain
+s'étoit consacré aux vers rimant sur chaque syllabe du
+nom des destinataires; Chabrol et beaucoup d'autres cultivoient
+les acrostiches, Montmaur les énigmes, charades et
+logogriphes, etc. Il y avoit encore les échos, les madrigaux,
+les devises, et mille autres <i>sottises laborieuses</i>, comme dit
+Sénecé dans une de ses épigrammes (p. 277, éd. Jannet).
+«Vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de
+Paris, 200 chansons, autant de sonnets, 400 épigrammes
+et plus de 1,000 madrigaux, sans compter les énigmes et les
+portraits», dit Mascarille (<i>Pr. rid.</i>, sc. 10). «Nous tenons,
+dit Colletet:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Que tous ces renverseurs de noms</p>
+<p class="i10">Ont la cervelle renversée.</p>
+</div></div>
+
+<p>Huet se plaignoit de ce goût exagéré pour les brimborions
+de la littérature. «Une ode, dit-il, nous ennuie par sa longueur;
+à peine peut-on souffrir un sonnet. Notre génie se
+borne à l'étendue du madrigal. Nous sommes dans le siècle
+des colifichets. Toute notre industrie ne va qu'à faire de fort
+grandes petites choses.» (<i>Huetiana</i>, XIX.) On trouve des traits
+analogues dans une foule de satires et de romans comiques
+du temps. (V. aussi Saint-Amant, <i>le Poète crotté</i>, t. I, p.
+220, éd. Jannet.)</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote128"
+name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128">
+(retour) </a> Mondory reçut, en 1637, une pension de 2,000 livres
+de Richelieu, après avoir joué, ou plutôt après avoir essayé
+de jouer le principal rôle de <i>l'Aveugle de Smyrne</i>, tragi-comédie
+des cinq auteurs. J'ai dit <i>après avoir essayé</i>: car, retiré
+du théâtre depuis quelque temps à cause de sa paralysie,
+il ne put dépasser le deuxième acte. Plusieurs grands seigneurs
+imitèrent la générosité du cardinal, en lui donnant
+également des pensions, de sorte qu'il jouit jusqu'à sa mort
+de 8 à 10,000 livres de rente. De pareilles fortunes n'étoient
+pas rares, même parmi les saltimbanques et charlatans d'alors.
+Ainsi Tabarin, devenu fort riche, se retira dans une
+terre, où il excita la jalousie des nobles ses voisins. Suivant
+Grimarest, Scaramouche avoit aussi amassé 10 à 12,000 livres
+de rentes. «Ils ont tiré des Parisiens, lit-on, au sujet des farceurs,
+dans <i>l'Anti-Caquet de l'Accouchée</i>, en pièces de cinq
+sols et huit sols... plus de trente mil livres, dont ils ont profité.»
+(Éd. Jannet, p. 250-252.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote129"
+name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129">
+(retour) </a> Le mot <i>partisan</i> signifioit «un financier, un homme
+qui fait des traitez, des partis avec le roy, qui prend ses revenus
+à ferme, le recouvrement des impôts, etc.» (Dictionnaire
+de Furetière.) Scarron devint lui-même plus tard une
+espèce de partisan, quand il prit à ferme l'entreprise des déchargeurs.
+La Raillière étoit un célèbre partisan de l'époque,
+qui avoit affermé la taxe établie sur les <i>aisés</i>, et
+l'un de ceux qui avoient le plus excité de haines par leurs
+malversations. Il «a esté fermier des aides, dit le <i>Catalogue
+des partisans</i> (1649), avec le nommé de Moussea, où ils
+ont volé les rentiers de l'Hôtel-de-Ville par les presens et
+corruptions qu'ils ont faits... Et outre, ledit La Raillière,
+avec le nommé Vanel, dit Trecourt, qui sont à present fermiers
+des entrées, ont fait le traité de quinze cent mil livres
+de rente sur lesdites entrées... Pour raison de quoy ils
+ont taxé, sous le titre d'<i>aysé</i>, qui bon leur a semblé, et sous
+de faux rooles ont exigé lesdites taxes avec des violences horribles
+en cette ville de Paris et en la campagne.» La Raillière
+fut arrêté et emprisonné à la Bastille en 1649. Le 1er volume
+du <i>Recueil des Mazarinades</i>, d'où j'extrais les lignes précédentes,
+renferme encore plusieurs pièces relatives à ce personnage:
+«<i>L'Adieu du sieur Catalan, envoyé de Saint-Germain,
+au sieur de la Rallière dans la Bastille.--La Response de
+la Rallière à l'Adieu de Catelan, son associé, ou l'Abrégé
+de la vie de ces deux infames ministres et autheurs des principaux
+brigandages, volleries et extorsions de la France.--Les
+Entretiens de Bonneau, de Catelan et de la Raillière, etc.</i>
+Peut-être, par l'établissement d'une maltôte,--mot pris
+en mauvaise part, et qui par là même ne dut figurer ni
+dans les prospectus du spéculateur, ni dans les actes officiels,--Scarron
+entend-il simplement l'établissement d'une loterie
+ou banque, opération financière dont l'usage étoit fort répandu
+au XVIIe siècle. M. Anjubault veut bien nous communiquer
+les extraits suivants des registres de l'hôtel-de-ville
+du Mans, les seuls, dit-il, qui puissent se rapporter à ce passage
+de Scarron: «Consentement du corps de ville à l'exposition
+d'une blanque, à condition qu'il assistera un officier
+dudit corps de ville à l'inventaire de la marchandise et distribution
+des billets d'icelle, et que la boîte soit apportée en
+la chambre de ville chaque soir.» (Fin de 1629, ou commencement
+de 1630).--«Sera signifié au procureur du roi
+de la sénéchaussée et de la prévôté l'opposition que forme le
+corps de ville à l'établissement d'une blanque. (Fin de 1635
+ou commencement de 1636.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote130"
+name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130">
+(retour) </a> Les comédiens de la troupe royale, ou de l'Hôtel-de-Bourgogne,
+nommés le plus souvent les grands comédiens du
+roi. Les frères Parfait disent des acteurs de cette troupe «qu'ils
+obtinrent les premiers le titre de comédiens du roi, avec une
+pension de 12,000 livres.» (T. 3, p. 249.) Les comédiens du
+Marais portoient aussi ce titre. Du reste, ceux de l'Hôtel-de-Bourgogne
+n'étoient pas les seuls à qui fût réservé le privilége
+de la pension, car Monsieur, frère du roi, avoit promis
+300 livres de traitement annuel à chaque acteur de la troupe
+de Molière, qui s'étoit mise sous le patronage de son nom;
+mais ce ne fut qu'une promesse.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote131"
+name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131">
+(retour) </a> On connoît le vers de Racine dans <i>les Plaideurs</i>:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.</p>
+<p class="i30"> (II, 9.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Les titres de faveur de Ragotin sont d'un genre tout à fait
+analogue à ceux que fait valoir l'Intimé.</p></blockquote>
+
+<p>Tandis que Ragotin contoit ses prouesses, la
+Rancune, qui s'etoit alteré à force de boire, ne
+faisoit autre chose qu'emplir les deux verres, qui
+etoient vidés en même temps, Ragotin n'osant
+rien refuser de la main d'un homme qui lui devoit
+faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, ils s'emplirent.
+La Rancune n'en fut que plus serieux,
+selon sa coutume, et Ragotin en fut si hebeté et
+si pesant qu'il se pencha sur la table et s'y endormit.
+La Rancune appela une servante pour se
+faire dresser un lit, parcequ'on etoit couché à son
+hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y auroit
+point de danger d'en dresser deux, et qu'en l'etat
+où etoit M. Ragotin il n'avoit pas besoin d'être
+veillé. Il ne veilloit pas cependant, et jamais on
+n'a mieux dormi ni ronflé. On mit des draps à
+deux lits, de trois qui etoient dans la chambre,
+sans qu'il s'éveillât; il dit cent injures à la servante
+et menaça de la battre quand elle l'avertit que son
+lit etoit prêt. Enfin, la Rancune l'ayant tourné
+dans sa chaise devers le feu, que l'on avoit allumé
+pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux et se
+laissa deshabiller sans rien dire. On le monta sur
+son lit le mieux que l'on put, et la Rancune se
+mit dans le sien après avoir fermé la porte. À une
+heure de là, Ragotin se leva et sortit hors de
+son lit, je n'ai pas bien su pourquoi. Il s'egara si
+bien dans la chambre qu'après en avoir renversé
+tous les meubles et s'être renversé lui-même
+plusieurs fois sans pouvoir trouver son lit, enfin
+il trouva celui de la Rancune, et l'eveilla en le
+decouvrant. La Rancune lui demanda ce qu'il
+cherchoit. «Je cherche mon lit, dit Ragotin.--Il
+est à la main gauche du mien», dit la Rancune.
+Le petit ivrogne prit à la droite, et s'alla fourrer
+entre la couverture et la paillasse du troisième,
+qui n'avoit ni matelas ni lit de plume, où il acheva
+de dormir fort paisiblement. La Rancune s'habilla
+devant que Ragotin fût eveillé. Il demanda
+au petit ivrogne si c'etoit par mortification qu'il
+avoit quitté son lit pour dormir sur une paillasse.
+Ragotin soutint qu'il ne s'etoit point levé, et
+qu'assurement il revenoit des esprits dans la
+chambre. Il eut querelle avec le cabaretier, qui
+prit le parti de sa maison et le menaça de le
+mettre en justice pour l'avoir decriée. Mais il
+n'y a que trop long-temps que je vous ennuie
+de la debauche de Ragotin: retournons à l'hôtellerie
+des comediens.</p>
+<a name="ca12" id="ca12"></a>
+
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Combat de nuit.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis trop homme d'honneur pour n'avertir
+pas le lecteur benevole que, s'il
+est scandalisé de toutes les badineries
+qu'il a vues jusqu'ici dans le present
+livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage:
+car, en conscience, il n'y verra pas d'autre chose<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a>
+<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a>,
+quand le livre seroit aussi gros que le Cyrus; et
+si, par ce qu'il a dejà vu, il a de la peine à se
+douter de ce qu'il verra, peut-être que j'en suis
+logé là aussi bien que lui, qu'un chapitre attire
+l'autre, et que je fais dans mon livre comme ceux
+qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux
+et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être
+aussi que j'ai un dessein arreté, et que, sans emplir
+mon livre d'exemples à imiter, par des peintures
+d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt
+blâmables, j'instruirai en divertissant<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a>
+<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a> de la même
+façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour
+son vice, et peut quelquefois donner du plaisir
+par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote132"
+name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132">
+(retour) </a> Scarron fait toujours bon marché de ses oeuvres et de
+son talent; il en parle sans cesse de cette façon détachée et cavalière.
+Il dit plus haut, mais, il est vrai, dans un sens différent,
+quoique sur un ton analogue, que son livre n'est
+qu'un amas de sottises; et, dans son <i>Ode à M. Maynard</i>
+(Rec. de 1651):
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Moi qui suis un demi-poète,</p>
+<p class="i10">Qui ne travaille qu'en sornette...</p>
+<p class="i10">Helas! je n'ai pour toute Muse</p>
+<p class="i10">Qu'une malheureuse camuse, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Il parle à peu près de même dans une de ses épîtres (1643),
+dans la dédicace du 5e liv. de son <i>Virgile travesti</i>, à Deslandes-Payen,
+etc. C'étoit là, du reste, une des nécessités
+du genre qu'il avoit adopté.</p>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote133"
+name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133">
+(retour) </a> C'est le <i>ridendo castigat mores</i> de Santeuil.
+</blockquote>
+
+<p>Finissons la moralité et reprenons nos comediens,
+que nous avons laissés dans l'hôtellerie.
+Aussitôt que leur chambre fut debarrassée et que
+Ragotin eut emmené la Rancune, le portier, qu'ils
+avoient laissé à Tours, entra dans l'hôtellerie,
+conduisant un cheval chargé de bagage. Il se
+mit à table avec eux, et, par sa relation et par ce
+qu'ils apprirent les uns des autres, on sut de
+quelle façon l'intendant de la province ne leur
+avoit pu faire de mal, ayant lui-même bien eu de
+la peine à se retirer des mains du peuple, lui et
+ses fuzeliers. Le Destin conta à ses camarades
+de quelle façon il s'etoit sauvé avec son habit à
+la turque, dont il pensoit representer le Soliman
+de Mairet<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a>
+<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>, et qu'ayant appris que la peste etoit
+à Alençon, il etoit venu au Mans avec la Caverne
+et la Rancune, en l'equipage que l'on a pu voir
+dans le commencement de ces très veritables et
+très peu heroïques aventures. Mademoiselle de
+l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle
+avoit reçues d'une dame de Tours dont le nom
+n'est pas venu à ma connoissance, et comme par
+son moyen elle avait eté conduite jusqu'à un village
+proche de Bonnestable, où elle s'etoit demis
+un pied en tombant de cheval. Elle ajouta
+qu'ayant appris que la troupe etoit au Mans, elle
+s'y etoit fait porter dans la litière de la dame du
+village, qui la lui avoit liberalement prêtée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote134"
+name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134">
+(retour) </a> Jean de Mairet (1604-1686) est un des plus célèbres
+tragiques de notre vieux théâtre, et sa <i>Silvie</i> (1621) passa
+long-temps pour un chef-d'oeuvre. La pièce dont il est ici
+question, jouée en 1630 et imprimée seulement en 1639, est
+intitulée: <i>Le grand et dernier Soliman, ou la Mort de Mustapha</i>.</blockquote>
+
+<p>Après le souper, le Destin seul demeura dans
+la chambre des dames. La Caverne l'aimoit comme
+son propre fils; mademoiselle de l'Etoile ne lui
+etoit pas moins chère, et Angelique, sa fille et
+son unique heritière, aimoit le Destin et l'Etoile
+comme son frère et sa soeur. Elle ne savoit pas
+encore au vrai ce qu'ils etoient et pourquoi ils
+faisoient la comedie; mais elle avoit bien reconnu,
+quoiqu'ils s'appelassent mon frère et ma soeur,
+qu'ils etoient plus grands amis que proches parents;
+que le Destin vivoit avec l'Etoile dans le
+plus grand respect du monde; qu'elle etoit fort
+sage, et que, si le Destin avoit bien de l'esprit et
+faisoit voir qu'il avoit eté bien elevé, mademoiselle
+de l'Etoile paroissoit plutôt fille de condition
+qu'une comedienne de campagne. Si le
+Destin et l'Etoile etoient aimés de la Caverne et
+de sa fille, ils s'en rendoient dignes par une amitié
+reciproque qu'ils avoient pour elles, et ils n'y
+avoient pas beaucoup de peine, puisqu'elles meritoient
+d'être aimées autant que comediennes
+de France, quoique, par malheur plutôt que
+faute de merite, elles n'eussent jamais eu l'honneur
+de monter sur le theâtre de l'hôtel de Bourgogne
+ou du Marais, qui sont l'un et l'autre le
+<i>non plus ultra</i> des comediens<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a>
+<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>. Ceux qui n'entendront
+pas ces trois petits mots latins (à qui je n'ai
+pu refuser place ici, tant ils se sont presentés à
+propos) se les feront expliquer, s'il leur plaît.
+Pour finir la digression, le Destin et l'Etoile ne
+se cachèrent point des deux comediennes pour se
+caresser après une longue absence. Ils s'exprimèrent
+le mieux qu'ils purent les inquietudes qu'ils
+avoient eues l'un pour l'autre. Le Destin apprit à
+mademoiselle de l'Etoile qu'il croyoit avoir vu,
+la dernière fois qu'ils avoient representé à Tours,
+leur ancien persecuteur; qu'il l'avoit discerné dans
+la foule de leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le
+visage de son manteau, et que, pour cette raison
+là, il s'etoit mis un emplâtre sur le visage à la
+sortie de Tours, pour se rendre meconnoissable
+à son ennemi, ne se trouvant pas alors en etat
+de s'en defendre s'il en etoit attaqué la force à la
+main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de
+brancards qu'ils avoient trouvés en allant au devant
+d'elle, et qu'il se trompoit fort si leur même
+ennemi n'etoit un homme inconnu qui avoit exactement
+visité les brancards, comme l'on a pu voir
+dans le septième chapitre. Tandis que le Destin
+parloit, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de
+repandre quelques larmes. Destin en fut extremement
+touché, et, après l'avoir consolée le mieux
+qu'il put, il ajouta que, si elle vouloit lui permettre
+d'apporter autant de soin à chercher leur ennemi
+commun qu'il en avoit eu jusque alors à
+l'eviter, elle se verrait bientot delivrée de ses
+persecutions, ou qu'il y perdroit la vie. Ces dernières
+paroles l'affligèrent encore davantage. Le
+Destin n'eut pas l'esprit assez fort pour ne s'affliger
+pas aussi, et la Caverne et sa fille, très pitoyables
+de leur naturel, s'affligèrent par complaisance
+ou par contagion, et je crois même
+qu'elles en pleurèrent. Je ne sçais si le Destin
+pleura, mais je sçais bien que les comediennes et
+lui furent assez long-temps à ne se rien dire, et
+cependant pleura qui voulut. Enfin la Caverne
+finit la pause que les larmes avoient fait faire, et
+reprocha à Destin et à l'Etoile que, depuis le temps
+qu'ils etoient ensemble, ils avoient pu reconnoître
+jusqu'à quel point elle etoit de leurs amies, et
+toutefois qu'ils avoient eu si peu de confiance en
+elle et en sa fille qu'elles ignoroient encore leur
+veritable condition; et elle ajouta qu'elle avoit eté
+assez persecutée en sa vie pour conseiller des malheureux
+tels qu'ils paroissoient être. À quoi Destin
+repondit que ce n'etoit point par defiance
+qu'ils ne s'etoient pas encore decouverts à elle,
+mais qu'il avoit cru que le recit de leurs malheurs
+ne pouvoit être que fort ennuyeux. Il lui
+offrit après cela de l'en entretenir quand elle voudroit,
+et quand elle auroit quelque temps à perdre.
+La Caverne ne differa pas davantage de satisfaire
+sa curiosité, et sa fille, qui souhaitoit ardemment
+la même chose, s'etant assise auprès
+d'elle sur le lit de l'Etoile, le Destin alloit commencer
+son histoire, quand ils entendirent une
+grande rumeur dans la chambre voisine. Destin
+prêta l'oreille quelque temps, mais le bruit et la
+noise, au lieu de cesser, augmentèrent, et même
+l'on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine!
+Le Destin, en trois sauts, fut hors de la chambre,
+aux depens de son pourpoint, que lui dechirèrent
+la Caverne et sa fille en voulant le retenir. Il entra
+dans la chambre d'où venoit la rumeur, où il
+ne vit goutte, et où les coups de poings, les soufflets,
+et plusieurs voix confuses d'hommes et de
+femmes qui s'entrebattoient, mêlées au bruit sourd
+de plusieurs pieds nus qui trepignoient dans la
+chambre, faisoient une rumeur epouvantable. Il
+s'alla mêler parmi les combattans imprudemment,
+et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et
+un soufflet de l'autre. Cela lui changea la bonne
+intention qu'il avoit de separer ses lutins en un
+violent desir de se venger: il se mit à jouer des
+mains, et fit un moulinet de ses deux bras, qui
+maltraita plus d'une mâchoire, comme il parut
+depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura
+encore assez long-temps pour lui faire recevoir
+une vingtaine de coups et en donner deux fois
+autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre
+au gras de la jambe; il y porta ses mains, et,
+rencontrant quelque chose de pelu, il crut être
+mordu d'un chien; mais la Caverne et sa fille, qui
+parurent à la porte de la chambre avec de la lumière,
+comme le feu Saint-Elme après une tempête<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a>
+<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>,
+virent Destin, et lui firent voir qu'il etoit
+au milieu de sept personnes en chemise, qui se
+defaisoient l'un l'autre très cruellement, et qui se
+decramponnèrent d'elles-mêmes aussitôt que la
+lumière parut. Le calme ne fut pas de longue durée:
+l'hôte, qui etoit un de ces sept penitens
+blancs<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a>
+<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>, se reprit avec le Poète; l'Olive, qui en
+etoit aussi, fut attaqué par le valet de l'hôte,
+autre penitent. Le Destin les voulut separer; mais
+l'hôtesse, qui etoit la bête qui l'avoit mordu, et
+qu'il avoit prise pour un chien, à cause qu'elle
+avoit la tête nue et les cheveux courts, lui sauta
+aux yeux, assistée de deux servantes, aussi nues
+et aussi decoiffées qu'elle. Les cris recommencèrent;
+les soufflets et les coups de poing sonnèrent
+de plus belle, et la mêlée s'echauffa encore
+plus qu'elle n'avoit fait. Enfin, plusieurs personnes
+qui s'etoient eveillées à ce bruit entrèrent
+dans le champ de bataille, deprirent les combattans
+les uns d'avec les autres, et furent cause de
+la seconde suspension d'armes. Il fut question de
+sçavoir la cause de la querelle, et quel etoit le differend
+qui avoit assemblé sept personnes nues en
+une même chambre. L'Olive, qui paroissoit le
+moins emu, dit que le Poète etoit sorti de la
+chambre et qu'il l'avoit vu revenir plus vite que
+le pas, suivi de l'hôte, qui le vouloit battre; que la
+femme de l'hôte avoit suivi son mari, et s'etoit
+jetée sur le Poète; que, les ayant voulu separer,
+un valet et deux servantes, s'etoient jetés sur lui,
+et que la lumière qui s'etoit eteinte là dessus etoit
+cause que l'on s'etoit battu plus long-temps que
+l'on n'eût fait. Ce fut au Poète à plaider sa cause:
+il dit qu'il avoit fait les deux plus belles stances
+que l'on eût jamais ouïes depuis que l'on en fait,
+et que, de peur de les perdre, il avoit eté demander
+de la chandelle aux servantes de l'hôtellerie,
+qui s'etoient moquées de lui; que l'hôte l'avoit
+appelé danseur de corde, et que, pour ne demeurer
+pas sans repartie, il l'avoit appelé cocu. Il
+n'eut pas plus tôt lâché le mot, que l'hôte, qui etoit
+en mesure, lui appliqua un soufflet. On eût dit
+qu'ils etoient concertés ensemble: car, tout aussitôt
+que le soufflet fut donné, la femme de
+l'hôte, son valet et ses servantes, se jetèrent sur
+les comediens, qui les reçurent à beaux coups de
+poings. Cette dernière rencontre fut plus rude et
+dura plus long-temps que les autres. Le Destin,
+s'etant acharné sur une grosse servante qu'il avoit
+troussée, lui donna plus de cent claques sur les
+fesses; l'Olive, qui vit que cela faisoit rire la
+compagnie, en fit autant à une autre. L'hôte etoit
+occupé par le Poète, et l'hôtesse, qui etoit la plus
+furieuse, avoit eté saisie par quelques uns des
+spectateurs, dont elle se mit en si grande colère,
+qu'elle cria: «Aux voleurs!» Ses cris eveillèrent la
+Rappinière, qui logeoit vis-à-vis de l'hôtellerie.
+Il en fit ouvrir les portes, et ne croyant pas, selon
+le bruit qu'il avoit entendu, qu'il n'y eût
+pour le moins sept ou huit personnes sur le carreau,
+il fit cesser les coups au nom du roi, et,
+ayant appris la cause de tout le desordre, il exhorta
+le Poète de ne faire plus de vers la nuit, et
+pensa battre l'hôte et l'hôtesse, parcequ'ils chantèrent
+cent injures aux pauvres comediens, les
+appelant bateleurs et baladins, et jurant de les
+faire deloger le lendemain; mais la Rappinière, à
+qui l'hôte devoit de l'argent, le menaça de le
+faire executer, et par cette menace lui ferma la
+bouche. La Rappinière s'en retourna chez lui; les
+autres s'en retournèrent dans leurs chambres, et
+Destin dans celle des comediennes, où la Caverne
+le pria de ne differer pas davantage de lui
+apprendre ses aventures et celles de sa soeur.
+Il leur dit qu'il ne demandoit pas mieux, et commença
+son histoire de la façon que vous allez voir
+dans le suivant chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote135"
+name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135">
+(retour) </a> Le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, sis rue Mauconseil,
+avoit été acheté en 1548 par les confrères de la Passion
+à Jean Rouvet, «marchand bourgeois de Paris». C'étoit
+alors, d'après les termes de l'acte de vente, «une mazure
+contenant 17 toises de long sur 16 de large», faisant
+partie de l'ancien hôtel de Bourgogne. Il passa, vers 1588,
+des mains des confrères à une nouvelle troupe. Quant au théâtre
+du Marais, il avoit été fondé en 1600 par une troupe de
+comédiens de province dans l'hôtel d'Argent, au coin de la
+rue de la Poterie, près de la Grève, d'où il fut transféré en
+1620 au haut de la vieille rue du Temple. On toléra leur établissement
+moyennant une redevance d'un écu tournois par
+représentation qu'ils devoient payer aux confrères. Ces deux
+théâtres étoient les mieux montés en bons acteurs et en bonnes
+pièces, et les plus suivis du public. (V., pour plus amples
+détails, les <i>Antiquités</i> de Sauval, Chappuzeau, le <i>Théâtre
+françois</i>, liv. III; les frères Parfait, t. 3.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote136"
+name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136">
+(retour) </a> Le feu Saint-Elme, qu'on nomme aussi quelquefois
+<i>feu Saint-Germain</i>, ou <i>feu Saint-Anselme</i>, est une sorte de
+flamme volante qui apparoît autour des mâts et des cordages
+d'un vaisseau, après une tempête. C'est un mauvais présage,
+dit-on, quand il n'y en a qu'un, et un présage favorable
+quand on en voit plusieurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote137"
+name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137">
+(retour) </a> Ce nom désigne une confrérie de gens séculiers qui
+s'assembloient à certains jours pour faire, suivant un ancien
+usage partagé par d'autres confréries, par exemple celle des
+capucins noirs, des processions, pieds nus et la face couverte
+d'un linge. Il y avoit des pénitents blancs à Avignon,
+à Lyon, etc., et il y en eut aussi à Paris.</blockquote>
+<a name="ca13" id="ca13"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<p class="mid">Plus long que le précédent.</p>
+
+<p class="mid"><i>Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis né dans un village auprès de
+Paris. Je vous ferais bien croire, si je
+voulois, que je suis d'une maison très
+illustre, comme il est fort aisé à ceux
+que l'on ne connoît point; mais j'ai trop de sincerité
+pour nier la bassesse de ma naissance.
+Mon père etoit des premiers et des plus accommodés
+de son village. Je lui ai ouï dire qu'il etoit
+né pauvre gentilhomme, et qu'il avoit eté à la
+guerre en sa jeunesse, où, n'ayant gagné que
+des coups, il s'etoit fait ecuyer ou meneur d'une
+dame de Paris assez riche<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a>
+<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, et qu'ayant amassé
+quelque chose avec elle, parcequ'il etoit aussi
+maître d'hotel et faisoit la depense, c'est-à-dire
+ferroit peut-être la mule, il s'etoit marié avec
+une vieille demoiselle de la maison, qui etoit
+morte quelque temps après et l'avoit fait son heritier.
+Il se lassa bientôt d'être veuf, et, n'etant
+guère moins las de servir, il epousa en secondes
+noces une femme des champs qui fournissoit de
+pain la maison de sa maîtresse; et c'est de ce
+dernier mariage que je suis sorti. Mon père s'appeloit
+Garigues; je n'ai jamais su de quel pays
+il etoit; et, pour le nom de ma mère, il ne fait
+rien à mon histoire: il suffit qu'elle etoit plus
+avare que mon père et mon père plus avare qu'elle,
+et l'un et l'autre de conscience assez large. Mon
+père a l'honneur d'avoir le premier retenu son
+haleine en se faisant prendre la mesure d'un habit,
+afin qu'il y entrât moins d'étoffe<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a>
+<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>. Je vous
+pourrois bien apprendre cent autres traits de lesine
+qui lui ont acquis à bon titre la reputation
+d'être homme d'esprit et d'invention; mais, de
+peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous
+en conter deux très difficiles à croire et neanmoins
+très veritables. Il avoit ramassé quantité
+de blé pour le vendre bien cher durant une année
+mauvaise. L'abondance ayant eté universelle
+et le blé etant amendé, il fut si possedé de desespoir
+et si abandonné de Dieu qu'il se voulut
+pendre. Une de ses voisines, qui se trouva dans
+la chambre quand il y entra pour ce noble dessein,
+et qui s'etoit cachée de peur d'être vue, je
+ne sais pas bien pourquoi, fut fort etonnée quand
+elle le vit pendu à un chevron de sa chambre.
+Elle courut à lui, criant: «Au secours!» coupa
+la corde, et, à l'aide de ma mère, qui arriva là-dessus,
+la lui ôta du cou. Elles se repentirent
+peut-être d'avoir fait une bonne action, car il les
+battit l'une et l'autre comme plâtre, et fit payer à
+cette pauvre femme la corde qu'elle avoit coupée,
+en lui retenant quelque argent qu'il lui devoit.
+L'autre prouesse n'est pas moins etrange.
+Cette même année que la cherté fut si grande
+que les vieilles gens du village ne se souviennent
+pas d'en avoir vu une plus grande, il avoit
+regret à tout ce qu'il mangeoit; et, sa femme
+etant accouchée d'un garçon, il se mit en la tête
+qu'elle avoit assez de lait pour nourrir son fils et
+pour le nourrir lui-même aussi, et espera que,
+tetant sa femme, il epargnerait du pain et se
+nourriroit d'un aliment aisé à digerer<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a>
+<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>. Ma mère
+avoit moins d'esprit que lui et n'avoit pas moins
+d'avarice, tellement qu'elle n'inventoit pas les
+choses comme mon père; mais, les ayant une
+fois conçues, elle les executoit encore plus exactement
+que lui. Elle tâcha donc de nourrir de son
+lait son fils et son mari en même temps, et hasarda
+aussi de s'en nourrir soi-même avec tant d'opiniâtreté
+que le petit innocent mourut martyr de
+pure faim, et mon père et ma mère furent si affoiblis,
+et ensuite si affamés, qu'ils mangèrent
+trop et eurent chacun une longue maladie. Ma
+mère devint grosse de moi quelque temps après,
+et, ayant accouché heureusement d'une très malheureuse
+creature, mon père alla à Paris pour
+prier sa maîtresse de tenir son fils avec un honnête
+ecclesiastique qui se tenoit dans son village,
+où il avoit un benefice. Comme il s'en retournoit
+la nuit pour eviter la chaleur du jour, et qu'il
+passoit par une grande rue du faubourg dont la
+plupart des maisons se bâtissoient encore, il aperçut
+de loin, aux rayons de la lune, quelque chose
+de brillant qui traversoit la rue. Il ne se mit pas
+beaucoup en peine de ce que c'etoit; mais, ayant
+entendu quelques gemissemens, comme d'une
+personne qui souffre, au même lieu où ce qu'il
+avoit vu de loin s'etoit derobé à sa vue, il entra
+hardiment dans un grand bâtiment qui n'etoit pas
+encore achevé, où il trouva une femme assise
+contre terre. Le lieu où elle etoit recevoit assez
+de clarté de la lune pour faire discerner à mon
+père qu'elle etoit fort jeune et fort bien vêtue, et
+c'etoit ce qui avoit brillé de loin à ses yeux, son
+habit etant de toile d'argent<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a>
+<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>. Vous ne devez
+point douter que mon père, qui etoit assez hardi
+de son naturel, ne fût moins surpris que cette
+jeune demoiselle; mais elle etoit en un etat où
+il ne lui pouvoit rien arriver de pis que ce qu'elle
+avoit. C'est ce qui la rendit assez hardie pour
+parler la première, et pour dire à mon père que,
+s'il etoit chretien, il eût pitié d'elle; qu'elle etoit
+prête d'accoucher; que, se sentant pressée de
+son mal et ne voyant point revenir une servante
+qui lui etoit allée querir une sage-femme affidée,
+elle s'etoit sauvée heureusement de sa maison
+sans avoir eveillé personne, sa servante ayant
+laissé la porte ouverte pour pouvoir rentrer sans
+faire de bruit. À peine achevoit-elle sa courte relation
+qu'elle accoucha heureusement d'un enfant
+que mon père reçut dans son manteau. Il fit
+la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune
+fille le conjura d'emporter vitement la petite creature,
+d'en avoir soin, et de ne manquer pas, à
+deux jours de là, d'aller voir un vieil homme
+d'eglise, qu'elle lui nomma, qui lui donneroit de
+l'argent et tous les ordres necessaires pour la
+nourriture de son enfant. À ce mot d'argent,
+mon père, qui avoit l'âme avare, voulut deployer
+son eloquence d'ecuyer; mais elle ne lui en donna
+pas le temps: elle lui mit entre les mains une
+bague pour servir d'enseigne au prêtre qu'il devoit
+aller trouver de sa part, lui fit envelopper
+son enfant dans son mouchoir de cou et le fit
+partir avec grande precipitation, quelque résistance
+qu'il fît pour ne l'abandonner pas en l'etat
+où elle etoit. Je veux croire qu'elle eut bien de la
+peine à regagner son logis. Pour mon père, il
+s'en retourna à son village, mit l'enfant entre les
+mains de sa femme, et ne manqua pas, deux
+jours après, d'aller trouver le vieil prêtre et de
+lui montrer la bague. Il apprit de lui que la mère
+de l'enfant etoit une fille de fort bonne maison et
+fort riche; qu'elle l'avoit eu d'un seigneur ecossois
+qui etoit allé en Irlande lever des troupes
+pour le service du roi<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a>
+<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, et que ce seigneur etranger
+lui avoit promis mariage. Ce prêtre lui dit,
+de plus, qu'à cause de son accouchement precipité,
+elle s'etoit trouvée malade jusqu'à faire douter
+de sa vie, et qu'en cette extremité elle avoit
+tout declaré à son père et à sa mère, qui l'avoient
+consolée au lieu de s'emporter contre elle, parcequ'elle
+etoit leur fille unique; que la chose etoit
+ignorée dans le logis; et ensuite il assura mon
+père que, pourvu qu'il eût soin de l'enfant et
+qu'il fût secret, sa fortune etoit faite. Là-dessus,
+il lui donna cinquante ecus et un petit paquet de
+toutes les hardes necessaires à un enfant. Mon
+père s'en retourna en son village, après avoir bien
+dîné avec le prêtre. Je fus mis en nourrice, et
+l'etranger fut mis en la place du fils de la maison.
+À un mois de là, le seigneur ecossois revint, et,
+ayant trouvé sa maîtresse en un si mauvais etat
+qu'elle n'avoit plus guère à vivre, il l'epousa un
+jour devant qu'elle mourût, et ainsi fut aussitôt
+veuf que marié. Il vint deux ou trois jours après
+en notre village, avec le père et la mère de sa
+femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa
+etouffer l'enfant à force de le baiser. Mon père
+eut sujet de se louer de la liberalité du seigneur
+ecossois, et les parens de l'enfant ne l'oublièrent
+pas. Ils s'en retournèrent à Paris fort satisfaits
+du soin que mon père et ma mère avoient de leur
+fils, qu'ils ne voulurent point faire venir à Paris
+encore, parceque le mariage etoit tenu secret
+pour des raisons que je n'ai pas sues.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote138"
+name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138">
+(retour) </a> Les dames de haute condition avoient des <i>meneurs</i> pour
+les aider à marcher en leur donnant la main. On appeloit
+particulièrement <i>écuyer</i> ou <i>écuyer de main</i> celui qui remplissoit
+cette charge près des princesses ou des plus grandes
+dames.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote139"
+name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139">
+(retour) </a> Il y a un trait analogue, mais moins plaisant parcequ'il
+est plus forcé, dans l'<i>Aulularia</i>. Plaute dit de son avare
+qu'en allant se coucher il mettoit une bourse devant sa bouche
+pour ne pas perdre de son haleine en dormant. On trouve
+ici une variante dans plusieurs éditions, entre autres dans
+celle de Pierre Mortier, d'Amsterdam. Au lieu de cette phrase,
+on y lit: «Mon père a l'honneur d'avoir <i>inventé le morceau
+de chair attaché à une corde qui tient à l'anse du pot, pour
+le retirer quand il a assez bouilli, afin qu'il serve plusieurs
+fois à faire du potage</i>.» Il semble que cette curieuse variante
+ait été inspirée par la manière dont on avoit représenté Scarron
+dans plusieurs de ses prétendus portraits, et sur laquelle
+il s'est égayé lui-même: «Les autres (disent) que mon chapeau
+tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je
+le hausse et baisse pour saluer ceux qui me visitent.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote140"
+name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140">
+(retour) </a> Ce passage semble burlesquement imité de deux anecdotes
+célèbres, racontées primitivement en quelques lignes
+par Valère Maxime (liv. 5, ch. 4), et souvent répétées depuis:--l'une,
+d'une jeune fille grecque nourrissant son
+père de son lait;--l'autre, d'une femme romaine nourrissant
+sa mère de la même manière.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote141"
+name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141">
+(retour) </a> Personne n'ignore,--ne fût-ce que pour l'avoir vu au
+théâtre, dans les comédies du XVIIe siècle,--que non seulement
+les dames, mais aussi les hommes de condition, portoient
+des habits de brocard, ou, comme on disoit alors, de
+<i>brocat</i> d'or ou d'argent, et quelquefois d'or <i>et</i> d'argent.
+«L'Italie, dit le <i>Nouveau règlement sur les marchandises</i>
+(1634), nous envoie et apporte une infinité de diverses sortes
+de draps de soye, comme toilles d'or et d'argent.» (Éd. Fournier,
+<i>Var. hist. et littér.</i>, t. 3, p. 112.) Madame de Nouveau,
+«la plus grande folle de France en <i>braverie</i>», regardoit,
+à ce que nous apprend Tallemant, une jupe de toile d'or
+avec quatre grandes dentelles comme une de ses <i>petites</i> jupes.
+(<i>Histor. de Villarceaux.</i>)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote142"
+name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142">
+(retour) </a> Il y eut souvent des troupes écossoises et irlandoises
+au service de France. Charles VII créa une compagnie de
+<i>gens d'armes écossois</i>, en souvenir du secours que Jean
+Stuart, comte de Boncan, et Douglas, lui avoient prêté, avec
+7,000 hommes de leurs compatriotes, à la bataille de Baugé;
+et cette compagnie subsista sous les règnes suivants avec des
+priviléges extraordinaires; mais peu à peu elle ne fut plus
+guère écossoise que de nom. Les régiments d'Écosse et d'Irlande
+figurent jusqu'au dernier jour de la monarchie parmi
+les corps étrangers; ils rendireut de grands services sous
+Louis XIII surtout, et aussi sous Louis XIV. (V. <i>Hist. des
+troupes étrang. au service de France</i>, de Fieffé, t. 1, ch. 2,
+p. 142, et p. 169-179.) Plusieurs généraux d'origine irlandoise
+ont laissé un nom glorieux dans notre histoire, par
+exemple le comte Dillon et le duc de Berwick.</blockquote>
+
+<p>Aussitôt que je pus marcher, mon père me retira
+en sa maison pour tenir compagnie au petit
+comte des Glaris (c'est ainsi que l'on l'appela du
+nom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir
+eté entre Jacob et Esaü, dès le ventre de leur
+mère, ne peut avoir eté plus grande que celle qui
+se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père
+et ma mère l'aimoient tendrement, et avoient de
+l'aversion pour moi, quoique je donnasse autant
+d'esperance d'être un honnête homme que Glaris
+en donnoit peu. Il n'y avoit rien que de très
+commun en lui; pour moi, je paroissois être ce
+que je n'étois pas, et bien moins le fils de Garigues
+que celui d'un comte. Et si je ne me trouve
+enfin qu'un malheureux comedien, c'est sans
+doute que la fortune s'est voulu venger de la nature,
+qui avoit voulu faire quelque chose de moi
+sans son consentement, ou, si vous voulez, que la
+nature prend quelquefois plaisir à favoriser ceux
+que la fortune a pris en aversion.</p>
+
+<p>Je passerai toute l'enfance de deux petits
+paysans (car Glaris l'etoit d'inclination plus que
+moi), et aussi bien nos plus belles aventures ne
+furent que force coups de poing. En toutes les
+querelles que nous avions ensemble, j'avois toujours
+de l'avantage, si ce n'est lorsque mon père et
+ma mère se mettoient de la partie; ce qu'ils faisoient
+si souvent et avec tant de passion que
+mon parrain, qui s'appeloit monsieur de Saint-Sauveur,
+s'en scandalisa et me demanda à mon
+père. Il lui fit un don de moi avec grand'joie,
+et ma mère eut encore moins de regret que lui à
+me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain,
+bien vêtu, bien nourri, fort caressé et point
+battu. Il n'epargna rien à me faire apprendre à
+lire et à ecrire; et sitôt que je fus assez avancé
+pour apprendre le latin, il obtint du seigneur du
+village, qui etoit un fort honnête gentilhomme et
+fort riche, que j'etudierois avec deux fils qu'il
+avoit, sous un homme savant qu'il avoit fait venir
+de Paris et à qui il donnoit de bons gages. Ce
+gentilhomme, qui s'appeloit le baron d'Arques,
+faisoit elever ses enfans avec grand soin. L'aîné
+avoit nom Saint-Far, assez bien fait de sa personne,
+mais brutal sans remède, s'il y en eut
+jamais au monde; et le cadet, en recompense,
+outre qu'il etoit mieux fait que son frère, avoit
+la vivacité de l'esprit et la grandeur de l'âme
+egales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois
+pas que l'on puisse voir un garçon donner de plus
+grandes esperances de devenir un fort honnête
+homme qu'en donnoit en ce temps-là ce jeune
+gentilhomme, qui s'appeloit Verville. Il m'honora
+de son amitié, et moi je l'aimois comme un frère
+et le respectois toujours comme un maître. Pour
+Saint-Far, il n'etoit capable que des passions
+mauvaises, et je ne puis mieux vous exprimer
+les sentimens qu'il avoit dans l'âme pour son
+frère et pour moi qu'en vous disant qu'il n'aimoit
+pas son frère plus que moi, qui lui etois
+fort indifferent, et qu'il ne me haïssoit pas plus que
+son frère, qu'il n'aimoit guère. Ses divertissemens
+etoient differens des nôtres. Il n'aimoit que la
+chasse et haïssoit fort l'etude; Verville n'alloit
+que rarement à la chasse et prenoit grand plaisir
+à etudier, en quoi nous avions ensemble une
+conformité merveilleuse aussi bien qu'en toute
+autre chose, et je puis dire que, pour m'accommoder
+à son humeur, je n'avois pas besoin de
+beaucoup de complaisance et n'avois qu'à suivre
+mon inclination.</p>
+
+<p>Le baron d'Arques avoit une bibliothèque de
+romans fort ample. Notre precepteur, qui n'en
+avoit jamais lu dans le pays latin<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a>
+<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, qui nous en
+avoit d'abord defendu la lecture, et qui les avoit
+cent fois blâmés devant le baron d'Arques pour
+les lui rendre aussi odieux qu'il les trouvoit divertissans,
+en devint lui-même si feru, qu'après
+avoir devoré les vieux et les modernes, il avoua
+que la lecture des bons romans instruisoit en divertissant,
+et qu'il ne les croyoit pas moins propres
+à donner de beaux sentimens aux jeunes
+gens que la lecture de Plutarque<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a>
+<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>. Il nous porta
+donc à les lire autant qu'il nous en avoit detournés,
+et nous proposa d'abord de lire les modernes;
+mais ils n'etoient pas encore selon notre
+goût, et jusqu'à l'âge de quinze ans nous nous plaisions
+bien plus à lire les Amadis de Gaule<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a>
+<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a> que
+les Astrées et les autres beaux romans que l'on a
+faits depuis, par lesquels les François ont fait voir,
+aussi bien que par mille autres choses, que, s'ils
+n'inventent pas tant que les autres nations, ils perfectionnent
+davantage<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a>
+<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a>. Nous donnions donc à
+la lecture des romans la plus grande partie du
+temps que nous avions pour nous divertir. Pour
+Saint-Far, il nous appeloit les liseurs, et s'en alloit
+à la chasse ou battre les paysans, à quoi il
+reussissoit admirablement bien. L'inclination que
+j'avois à bien faire m'acquit la bienveillance du
+baron d'Arques, et il m'aima autant que si j'eusse
+eté son proche parent. Il ne voulut point que je
+quittasse ses enfans quand il les envoya à l'Academie<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a>
+<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>;
+et ainsi j'y fus mis avec eux, plutôt
+comme un camarade que comme un valet. Nous
+y apprîmes nos exercices; on nous en tira au
+bout de deux ans, et, à la sortie de l'Academie, un
+homme de condition, parent du baron d'Arques,
+faisant des troupes pour les Venitiens, Saint-Far et
+Verville persuadèrent si bien leur père, qu'il les
+laissa aller à Venise avec son parent. Le bon
+gentilhomme voulut que je les accompagnasse
+encore, et monsieur de Saint-Sauveur, mon parrain,
+qui m'aimoit extrêmement, me donna liberalement
+une lettre de change assez considerable,
+pour m'en servir si j'en avois besoin et pour
+n'être pas à charge à ceux que j'avois l'honneur
+d'accompagner. Nous prîmes le plus long chemin,
+pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie,
+dans chacune desquelles nous fîmes quelque sejour,
+hormis dans celles dont les Espagnols sont les
+maîtres<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a>
+<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>. Dans Rome, je tombai malade, et les
+deux frères poursuivirent leur voyage, celui qui
+les menoit ne pouvant laisser echapper l'occasion
+des galères du pape qui alloient joindre l'armée
+des Venitiens au passage des Dardanelles,
+où elle attendoit celle des Turcs<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a>
+<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>. Verville eut
+tous les regrets du monde de me quitter, et moi
+je pensai desesperer d'être separé de lui en un
+temps où j'aurois pu par mes services me rendre
+digne de l'amitié qu'il me portoit. Pour Saint-Far,
+je crois qu'il me quitta comme s'il ne m'eût
+jamais vu, et je ne songeois en lui qu'à cause
+qu'il etoit frère de Verville, qui me laissa en se
+separant de moi le plus d'argent qu'il put; je ne
+sais pas si ce fut du consentement de son frère.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote143"
+name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143">
+(retour) </a> Le quartier latin, alors comme aujourd'hui, étoit le
+centre des colléges et le séjour des savants. Les libraires de
+ce quartier ne publioient généralement que des ouvrages
+d'érudition ou de nature sérieuse. «Il ne faut qu'aller à la
+rue Saint-Jacques, dit Sorel en parlant des pédants en <i>us</i>,
+l'on y verra leurs oeuvres, et l'on y apprendra qui ils sont.»
+(<i>Francion</i>, liv. 3.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote144"
+name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144">
+(retour) </a> C'étoit aussi l'opinion de Huet, le savant évêque d'Avranches
+(Voy. <i>De l'orig. des rom.</i>) et de plusieurs autres
+prélats du temps.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote145"
+name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145">
+(retour) </a> L'<i>Amadis de Gaule</i>, long-temps en honneur comme le
+type des romans chevaleresques, et dont la réputation avoit
+à peine été effleurée au XVIe siècle par La Noue (6e Disc.),
+par Brantôme (<i>Dam. gal.</i>, t. 7, p. 330) et quelques autres,
+avoit été détrôné par l'apparition des ouvrages de d'Urfé et
+de Mlle de Scudéry, bien qu'il se rattachât en plusieurs
+points (la galanterie raffinée, la valeur extraordinaire et les
+exploits des héros) à la <i>Clélie</i>, et surtout à l'<i>Astrée</i>, auxquels
+il a servi en quelque sorte de transition après les épopées de
+la Table ronde. En 1632, Du Verdier en fit une espèce de
+parodie dans son <i>Chevalier hypocondriaque</i>, qui est une imitation
+à la fois de <i>Don Quichotte</i> et du <i>Berger extravagant</i> de
+Sorel. Pourtant il ne faudroit pas croire que l'<i>Amadis</i> eût dès
+lors perdu toute considération; il inspira, durant la Fronde,
+plus d'un trait chevaleresque. On le lisoit, avec les romans
+du jour, dans la petite société de Mme de La Fayette, et
+plusieurs passages des lettres de Mme de Sévigné, comme
+les Mémoires de Mme de Motteville, témoignent assez qu'il
+étoit loin d'être entièrement dédaigné. Cervantès lui-même,
+quoiqu'il semble avoir surtout dirigé <i>Don Quichotte</i> contre cet
+ouvrage, le fait épargner par le curé et le barbier dans leur
+auto-da-fé de la bibliothèque du chevalier, comme le meilleur
+et le modèle des romans du même genre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote146"
+name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146">
+(retour) </a> Ce respect persistant pour l'<i>Astrée</i>, long-temps après
+son apparition, même de la part des auteurs comiques et satiriques
+qui professent peu de goût pour les romans héroïques
+et pastoraux, est une chose remarquable. Sorel lui-même,
+dans son <i>Berger extravagant</i>, qui est pourtant dirigé en particulier
+contre le livre de d'Urfé, en attaquant tous les autres
+sans distinction, conserve toujours certains égards pour cet
+ouvrage, et il prend soin, dans ses <i>Remarques</i> (sur le 1er liv.,
+sur le 2e liv., etc.), d'atténuer les railleries qu'il en a faites
+dans le cours de son roman, comme s'il étoit effrayé de son
+audace. Du reste, dans sa <i>Bibl. franç.</i>, il le comble de louanges,
+et le traite d'<i>ouvrage très exquis</i>. Tristan, dans le <i>Page
+disgracié</i>, sorte d'autobiographie romanesque, qui se rapproche
+souvent du roman familier et comique, professe une
+grande admiration pour l'<i>Astrée</i> (1er vol., p. 232). Furetière
+est plus sévère quand il en parle dans son <i>Roman bourgeois</i>,
+où il va jusqu'à l'accuser de corrompre les moeurs, reproche
+qui a quelque chose d'analogue à celui que lui fait Guéret
+dans le <i>Parnasse réformé</i> (p. 136). Huet, qui traite l'<i>Astrée</i>
+d'incomparable, et dit que cet ouvrage, «le plus ingénieux
+et le plus poli qui eût jamais paru en ce genre, a terni la
+gloire que la Grèce, l'Italie et l'Espagne s'y étoient acquise»,
+reconnoît qu'il est «un peu licencieux».</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote147"
+name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147">
+(retour) </a> <i>Académie</i> s'entend ici «des maisons, des écuries où la
+noblesse apprend à monter à cheval, et les autres exercices
+qui lui conviennent». (<i>Dict. de Fur.</i>) Les gentilshommes y
+entroient souvent au sortir du collége pour achever leur éducation.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote148"
+name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148">
+(retour) </a> Ils étoient alors maîtres en Italie des villes du royaume
+de Naples.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote149"
+name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149">
+(retour) </a> Le pape figura comme allié des Vénitiens dans leur
+guerre contre les Turcs, qui dura sans interruption de 1640
+à 1667, et dont le principal théâtre fut Candie.</blockquote>
+
+<p>Me voilà donc malade dans Rome, sans autre
+connoissance que celle de mon hôte, qui
+etoit un apothicaire flamand, et de qui je reçus
+toutes les assistances imaginables durant ma maladie.
+Il n'etoit pas ignorant de la medecine,
+et (autant que je suis capable d'en juger) je
+l'y trouvois plus entendu que le medecin italien
+qui me venoit voir. Enfin je gueris et repris
+assez de mes forces pour visiter les lieux remarquables
+de Rome, où les etrangers trouvent
+amplement de quoi satisfaire à leur curiosité. Je
+me plaisois extrêmement à visiter les Vignes.
+(C'est ainsi que l'on appelle plusieurs jardins plus
+beaux que le Luxembourg ou les Tuileries. Les
+cardinaux et autres personnes de condition les
+font entretenir avec grand soin, plutôt par vanité
+que par plaisir qu'ils y prennent, n'y allant jamais,
+au moins fort rarement.) Un jour que
+je me promenois dans une des plus belles, je
+vis au detour d'une allée deux femmes assez
+bien vêtues, que deux jeunes François avoient
+arrêtées et ne vouloient pas laisser passer outre,
+que la plus jeune ne levât un voile qui lui
+couvroit le visage. Un de ces François, qui
+paroissoit être le maître de l'autre, fut même
+assez insolent pour lui decouvrir le visage par
+force, cependant que celle qui n'etoit point voilée
+etoit retenue par son valet. Je ne consultai
+point ce que j'avois à faire; je dis d'abord à
+ces incivils que je ne souffrirois point la violence
+qu'ils vouloient faire à ces femmes. Ils
+se trouvèrent assez étonnés et l'un et l'autre,
+me voyant parler avec assez de resolution pour
+les embarrasser, quand ils auroient eu leurs epées
+comme j'avois la mienne. Les deux femmes se
+rangèrent auprès de moi, et ce jeune François,
+preferant le deplaisir d'un affront à celui de se
+faire battre, me dit en se separant: «Monsieur
+le brave, nous nous verrons autre part
+où les epées ne seront pas toutes d'un côté.» Je
+lui repondis que je ne me cacherois pas; son valet
+le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes.
+Celle qui n'etoit point voilée paroissoit
+avoir quelque trente-cinq ans. Elle me remercia
+en françois qui ne tenoit rien de l'italien, et me
+dit entre autres choses que, si tous ceux de ma
+nation me ressembloient, les femmes italiennes
+ne feroient point de difficulté de vivre à la françoise.
+Après cela, comme pour me recompenser
+du service que je lui avois rendu, elle ajouta
+qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille malgré
+elle, il etoit juste que je la visse de son bon gré.
+«Levez donc votre voile, Leonore, afin que
+monsieur sçache que nous ne sommes pas tout à
+fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de
+nous proteger.» Elle n'eut pas plutôt achevé de
+parler que sa fille leva son voile, ou plutôt m'eblouit.
+Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle
+leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme
+à la derobée, et, rencontrant toujours les miens,
+il lui monta au visage un rouge qui la fit plus
+belle qu'un ange. Je vis bien que la mère l'aimoit
+extrêmement, car elle me parut participer
+au plaisir que je prenois à regarder sa fille.
+Comme je n'etois pas accoutumé à pareilles rencontres,
+et que les jeunes gens se defont aisement
+en compagnie, je ne leur fis que de fort
+mauvais compliments quand elles s'en allèrent,
+et je leur donnai peut-être mauvaise opinion de
+mon esprit. Je me voulus mal de ne leur avoir
+pas demandé leur demeure et de ne m'être pas
+offert à les y conduire; mais il n'y avoit plus
+d'apparence de courir après. Je voulus m'enquerir
+du concierge s'il les connoissoit. Nous fûmes
+longtemps sans nous entendre, parce qu'il ne
+savoit pas mieux le françois que moi l'italien.
+Enfin, plutôt par signes qu'autrement, il me fit
+savoir qu'elles lui étoient inconnues, ou bien il
+ne voulut pas m'avouer qu'il les connoissoit. Je
+m'en retournai chez mon apothicaire flamand
+tout autre que je n'en etois sorti, c'est-à-dire
+fort amoureux et fort en peine de savoir si cette
+belle Leonore etoit courtisane ou honnête fille,
+et si elle avoit autant d'esprit que sa mère m'avoit
+temoigné d'en avoir. Je m'abandonnai à la rêverie,
+et me flattai de mille belles espérances qui
+me divertirent un peu de temps, et m'inquietèrent
+beaucoup après que j'en eus consideré l'impossibilité.
+Après avoir fait mille desseins inutiles,
+je m'arrêtai à celui de les chercher exactement,
+ne pouvant m'imaginer qu'elles pussent
+être long-temps invisibles, en une ville si peu
+peuplée que Rome et à un homme si amoureux
+que moi. Dès le jour même je cherchai partout
+où je crus les pouvoir trouver, et m'en revins au
+logis plus las et plus chagrin que je n'en etois
+parti. Le lendemain je cherchai encore avec plus
+de soin, et je ne fis que me lasser et m'inquieter
+davantage. De la façon que j'observois les jalousies
+et les fenêtres, et de l'impetuosité avec
+laquelle je courois après toutes les femmes qui
+avoient quelque rapport avec ma Leonore, on
+me prit cent fois dans les rues et dans les eglises
+pour le plus fou de tous les François qui ont le
+plus contribué dans Rome à decréditer leur nation.
+Je ne sais comment je pus reprendre mes
+forces en un temps où j'étois une vraie âme
+damnée<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a>
+<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a>. Je me gueris pourtant le corps parfaitement,
+tandis que mon esprit demeura malade,
+et si partagé entre l'honneur, qui m'appeloit
+en Candie, et l'amour, qui me retenoit à Rome,
+que je doutai quelquefois si j'obéirois aux lettres
+que je recevois souvent de Verville, qui me conjuroit
+par notre amitié de l'aller trouver, sans se
+servir du droit qu'il avoit de me commander.
+Enfin, ne pouvant avoir nouvelles de mes inconnues,
+quelque diligence que j'y apportasse, je
+payai mon hôte et preparai mon petit equipage
+pour partir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote150"
+name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150">
+(retour) </a> Expression reçue dans le sens de <i>misérable</i>, comme
+ici, et souvent aussi dans le sens de <i>scelérat</i>.</blockquote>
+
+<p>La veille de mon départ, le seigneur Stephano
+Vanbergue (c'est ainsi que s'appeloit mon hôte)
+me dit qu'il me vouloit donner à dîner chez une
+de ses amies, et me faire avouer qu'il ne l'avoit
+pas mal choisie pour un Flamand, ajoutant qu'il
+ne m'y avoit pas voulu mener qu'à la veille de
+mon depart, parcequ'il en etoit un peu jaloux. Je
+lui promis d'y aller, par complaisance plutôt qu'autrement,
+et nous y allâmes à l'heure de dîner. Le
+logis où nous entrâmes n'avoit ni la mine ni les
+meubles de celui de la maîtresse d'un apothicaire.
+Nous traversâmes une salle bien meublée,
+au sortir de laquelle j'entrai le premier dans une
+chambre fort magnifique, où je fus reçu par Leonore
+et par sa mère. Vous pouvez vous imaginer
+combien cette surprise me fut agreable. La mère
+de cette belle fille se presenta à moi pour être saluée
+à la françoise, et je vous avoue qu'elle me
+baisa plutôt que je ne la baisai. J'etois si interdit
+que je ne voyois goutte et que je n'entendis
+rien du compliment qu'elle me fit. Enfin l'esprit
+et la vue me revinrent, et je vis Leonore plus
+belle et plus charmante que je ne l'avois encore vue;
+mais je n'eus pas l'assurance de la saluer. Je reconnus
+ma faute aussitôt que je l'eus faite, et,
+sans songer à la reparer, la honte fit monter autant
+de rouge à mon visage que la pudeur avoit
+fait monter d'incarnat en celui de Leonore. Sa
+mère me dit que, devant que je partisse, elle avoit
+voulu me remercier du soin que j'avois eu de
+chercher sa demeure, et ce qu'elle me dit augmenta
+encore davantage ma confusion. Elle me
+traîna dans une ruelle, parée à la françoise<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a>
+<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a>, où
+sa fille ne nous accompagna point, me trouvant
+sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle
+demeura avec le seigneur Stephano, tandis que
+je faisois auprès de sa mère mon vrai personnage,
+c'est-à-dire le paysan. Elle eut la bonté
+de fournir à la conversation toute seule et s'en
+acquitta avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y
+ait rien de si difficile que d'en faire paroître avec
+une personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en
+eus jamais moins qu'en cette rencontre, et si elle
+ne s'ennuya pas alors, elle ne s'est jamais ennuyée
+avec personne. Elle me dit, après plusieurs
+choses auxquelles à peine repondis-je oui et
+non, qu'elle etoit Françoise de naissance et que
+je sçaurois du seigneur Stephano les raisons qui
+la retenoient dans Rome. Il fallut aller dîner et
+me traîner encore dans la salle comme on avoit
+fait dans la ruelle, car j'etois si troublé que je ne
+sçavois pas marcher. Je fus toujours le même stupide
+devant et après le dîner, durant lequel je ne
+fis rien avec assurance que regarder incessamment
+Leonore. Je crois qu'elle en fut importunée, et
+que, pour me punir, elle eut toujours les yeux
+baissés. Si la mère n'eût toujours parlé, le dîner
+se fût passé à la chartreuse; mais elle discourut
+avec le seigneur Stephano des affaires de Rome,
+au moins je me l'imagine, car je ne donnai pas
+assez d'attention à ce qu'elle dit pour en pouvoir
+parler avec certitude. Enfin on sortit de table,
+pour le soulagement de tout le monde, excepté
+de moi, qui empirois à vue d'oeil. Quand il fallut
+s'en aller, elles me dirent cent choses obligeantes,
+à quoi je ne repondis que ce que l'on met à la fin
+des lettres. Ce que je fis en sortant de plus que
+je n'avois fait en arrivant, c'est que je baisai Leonore
+et que je m'achevai de perdre. Stephano
+n'eut pas le credit de tirer une parole de moi en
+tout le temps que nous mîmes à retourner en son logis.
+Je m'enfermai dans ma chambre, où je me
+jetai sur mon lit sans quitter mon manteau ni mon
+epée. Là je fis reflexion sur tout ce qui m'etoit
+arrivé. Leonore se presenta à mon imagination
+plus belle qu'elle n'avoit fait à ma vue. Je me ressouvins
+du peu d'esprit que j'avois temoigné devant
+la mère et la fille, et, toutes les fois que cela
+me venoit dans l'esprit, la honte me mettoit le visage
+tout en feu. Je souhaitai d'être riche; je
+m'affligeai de ma basse naissance; je me forgeai
+cent belles aventures avantageuses à ma fortune
+et à mon amour. Enfin, ne songeant plus qu'à
+chercher un honnête pretexte de ne m'en aller pas
+et n'en trouvant aucun qui me contentât, je fus
+assez desesperé pour souhaiter de retomber malade,
+à quoi je n'etois dejà que trop disposé. Je
+lui voulus ecrire; mais tout ce que j'ecrivis ne me
+satisfit point et je remis dans mes poches le commencement
+d'une lettre que je n'aurois peut-être
+osé envoyer quand je l'aurois achevée. Après m'être
+bien tourmenté, ne pouvant plus rien faire que
+songer à Leonore, je voulus revoir le jardin où
+elle m'apparut la première fois, pour m'abandonner
+tout entier à ma passion, et je fis aussi dessein
+de repasser encore devant son logis. Ce jardin
+etoit en un lieu des plus ecartés de la ville, au
+milieu de plusieurs vieux bâtimens inhabitables.
+Comme je passois, en rêvant, sous les ruines d'un
+portique, j'entendis marcher derrière moi, et en
+même temps je me sentis donner un coup d'epée
+au dessous des reins. Je me tournai brusquement,
+mettant l'epée à la main, et, me trouvant en tête
+le valet du jeune François dont je vous ai tantôt
+parlé, je pensois bien lui rendre pour le moins le
+coup qu'il m'avoit donné en trahison; mais,
+comme je le poussois assez loin sans le pouvoir
+joindre, parcequ'il lâchoit le pied en parant, son
+maître sortit d'entre les ruines du portique, et,
+m'attaquant par derrière, me donna un grand
+coup sur la tête et un autre dans la cuisse qui me
+fit tomber. Il n'y avoit pas apparence que j'echappasse
+de leurs mains, ayant eté surpris de la sorte;
+mais, comme en une mauvaise action on ne
+conserve pas toujours beaucoup de jugement, le
+valet blessa le maître à la main droite; et en
+même-temps deux pères minimes de la Trinité du
+Mont<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a>
+<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a> qui passoient auprès de là, et qui virent
+de loin qu'on m'assassinoit, etant accourus à
+mon secours, mes assassins se sauvèrent, et me
+laissèrent blessé de trois coups d'epée. Ces bons
+religieux etoient François, pour mon grand bonheur,
+car, en un lieu si ecarté, un Italien qui
+m'auroit vu en si mauvais etat se seroit eloigné
+de moi plutôt que de me secourir, de peur qu'etant
+trouvé en me rendant ce bon office, on ne le
+soupçonnât d'être lui-même mon assassin. Tandis
+que l'un de ces deux charitables religieux me
+confessa, l'autre courut en mon logis avertir mon
+hôte de ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi, et
+me fit porter demi mort dans mon lit. Avec tant
+de blessures et tant d'amour, je ne fus pas longtemps
+sans avoir une fièvre très violente. On desespera
+de ma vie, et je n'en esperai pas mieux que
+les autres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote151"
+name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151">
+(retour) </a> On entendoit par ruelles «des alcôves et des lieux parés,
+où les dames reçoivent leurs visites, soit dans le lit, soit sur des
+siéges.» (Dict. de Furetière.) C'étoit proprement le large espace
+qu'on laissoit de chaque côté du lit pour les visiteurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote152"
+name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152">
+(retour) </a> Couvent sis sur le mont Pincio, et dominant la <i>piazza
+di Spagna</i>.</blockquote>
+
+<p>Cependant l'amour de Leonore ne me quittoit
+point; au contraire, il augmentoit toujours à mesure
+que mes forces diminuèrent. Ne pouvant
+donc plus supporter un fardeau si pesant sans
+m'en decharger, ni me resoudre à mourir sans
+faire savoir à Leonore que je n'aurois voulu vivre
+que pour elle, je demandai une plume et de
+l'encre. On crut que je rêvois; mais je le fis avec
+une si grande instance, et je protestai si bien que
+l'on me mettroit au desespoir si l'on me refusoit
+ce que je demandois, que le seigneur Stephano,
+qui avoit bien reconnu ma passion et qui etoit
+assez clairvoyant pour se douter à peu près de
+mon dessein, me fit donner tout ce qu'il me falloit
+pour ecrire, et, comme s'il eût su mon intention,
+il demeura seul dans ma chambre. Je relus
+les papiers que j'avois ecrits un peu auparavant,
+pour me servir des pensées que j'avois dejà eues
+sur le même sujet. Enfin voici ce que j'ecrivis à
+Leonore:</p>
+
+<blockquote>
+<i>Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'empêcher de
+vous aimer; ma raison ne s'y opposa point: elle me
+dit aussi bien que mes yeux que vous etiez la plus
+aimable personne du monde, au lieu de me representer
+que je n'etois pas digne de vous aimer; mais elle
+n'eût fait qu'irriter mon mal par des remèdes inutiles,
+et, après m'avoir fait faire quelque résistance,
+il auroit toujours fallu céder à la necessité de vous
+aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient.
+Je vous ai donc aimée, belle Leonore, et d'une amour
+si respectueuse que vous ne m'en devez pas haïr, bien
+que j'aie la hardiesse de vous la decouvrir. Mais le
+moyen de mourir pour vous et de ne s'en glorifier pas?
+et quelle peine pouvez-vous avoir à me pardonner un
+crime que vous aurez si peu de temps à me reprocher?
+Il est vrai que vous avoir pour la cause de sa mort
+est une recompense qui ne se peut meriter que par
+un grand nombre de services, et vous avez peut-être
+regret de m'avoir fait ce bien-là sans y penser.
+Ne me le plaignez point, aimable Leonore, puisque
+vous ne me le pouvez plus faire perdre et que c'est
+la seule faveur que j'aie jamais reçue de la Fortune,
+laquelle ne pourra jamais s'acquitter de ce qu'elle
+doit à votre merite qu'en vous donnant des adorateurs
+autant au dessus de moi que toutes les beautés
+du monde sont au dessous de la vôtre. Je ne suis
+donc pas assez vain pour esperer que le moindre sentiment
+de pitié.....</i>
+</blockquote>
+
+<p>Je ne pus achever ma lettre: tout d'un coup
+les forces me manquèrent et la plume me tomba
+de la main, mon corps ne pouvant suivre mon
+esprit, qui alloit si vîte; sans cela ce long commencement
+de lettre que je viens de vous reciter
+n'auroit été que la moindre partie de la mienne,
+tant la fièvre et l'amour m'avoient echauffé l'imagination.
+Je demeurai long-temps evanoui sans
+donner aucun signe de vie; le seigneur Stephano,
+qui s'en aperçut, ouvrit la porte de la chambre
+pour envoyer querir un prêtre. Au même temps,
+Leonore et sa mère me vinrent voir: elles avoient
+appris que j'avois eté assassiné, et parcequ'elles
+crurent que cela ne m'etoit arrivé que pour les
+avoir voulu servir, et ainsi qu'elles etoient la
+cause innocente de ma mort, elles n'avoient
+point fait difficulté de me venir voir en l'etat où
+j'etois. Mon evanouissement dura si long-temps
+qu'elles s'en allèrent devant que je fusse revenu
+à moi, fort affligées, à ce que l'on pût juger, et
+dans la croyance que je n'en reviendrois pas. Elles
+lurent ce que j'avois ecrit; et la mère, plus
+curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avois
+laissés sur mon lit, entre lesquels il y avoit
+une lettre de mon père, Garigues. Je fus longtemps
+entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse
+fut la plus forte. En quinze jours je fus
+hors de danger, et au bout de cinq ou six semaines
+je commençois à marcher par la chambre.
+Mon hôte me disoit souvent des nouvelles de
+Leonore; il m'apprit la charitable visite que sa
+mère et elle m'avoient rendue, dont j'eus une
+extrême joie; et, si je fus un peu en peine de ce
+qu'on avoit lu la lettre de mon père, je fus d'ailleurs
+fort satisfait de ce que la mienne avoit été lue aussi.
+Je ne pouvois parler d'autre chose que de Leonore
+toutes les fois que je me trouvois seul avec
+Stephano. Un jour, me souvenant que la mère de
+Leonore m'avoit dit qu'il me pourroit apprendre
+qui elle etoit et ce qui la retenoit dans Rome, je
+le priai de me faire part de ce qu'il en savoit. Il
+me dit qu'elle s'appeloit mademoiselle de la Boissière;
+qu'elle etoit venue à Rome avec la femme
+de l'ambassadeur de France; qu'un homme de
+condition, proche parent de l'ambassadeur, etoit
+devenu amoureux d'elle; qu'elle ne l'avoit pas
+haï, et que d'un mariage clandestin il en avoit
+eu cette belle Leonore. Il m'apprit de plus que
+ce seigneur en avoit eté brouillé avec toute la
+maison de l'ambassadeur; que cela l'avoit obligé
+de quitter Rome et d'aller demeurer quelque
+temps à Venise avec cette mademoiselle de la
+Boissière, pour laisser passer le temps de l'ambassade;
+que, l'ayant ramenée dans Rome, il lui
+avoit meublé une maison et donné tous les ordres
+necessaires pour la faire vivre en personne
+de condition tandis qu'il seroit en France, où son
+père le faisoit revenir et où il n'avoit osé mener
+sa maîtresse, ou, si vous voulez, sa femme, sçachant
+bien que son mariage ne seroit approuvé de
+personne. Je vous avoue que je ne pus m'empêcher
+de souhaiter quelquefois que ma Leonore
+ne fût pas fille legitime d'un homme de condition,
+afin que le defaut de sa naissance eût plus
+de rapport avec la bassesse de la mienne; mais je
+me repentois bientôt d'une pensée si criminelle, et
+lui souhaitois une fortune aussi avantageuse qu'elle
+la meritoit, quoique cette dernière pensée me causât
+un desespoir etrange: car, l'aimant plus que
+ma vie, je prevoyois bien que je ne pourrois jamais
+être heureux sans la posseder, ni la posseder sans
+la rendre malheureuse.</p>
+
+<p>Lorsque j'achevois de me guerir, et que d'un
+si grand mal il ne me restoit que beaucoup de
+pâleur sur le visage, causée par la grande quantité
+de sang que j'avois perdu, mes jeunes maîtres
+revinrent de l'armée des Venitiens, la peste,
+qui infectoit tout le Levant, ne leur ayant pas
+permis d'y exercer plus long-temps leur courage.
+Verville m'aimoit encore, comme il m'a toujours
+aimé, et Saint-Far ne me temoignoit point encore
+qu'il me haït comme il a fait depuis. Je leur
+fis le recit de tout ce qui m'etoit arrivé, à la reserve
+de l'amour que j'avois pour Leonore. Ils
+temoignèrent une extrême envie de la connoître,
+et je la leur augmentai en leur exagerant le merite
+de la mère et de la fille. Il ne faut jamais
+louer la personne que l'on aime devant ceux qui
+peuvent l'aimer aussi, puisque l'amour entre dans
+l'âme aussi bien par les oreilles que par les yeux.
+C'est un emportement qui a souvent bien fait du
+mal à ceux qui s'y sont laissé aller, et vous allez
+voir si j'en puis parler par experience. Saint-Far
+me demandoit tous les jours quand je le menerois
+chez mademoiselle de la Boissière. Un jour
+qu'il me pressoit plus qu'il n'avoit jamais fait, je
+lui dis que je ne sçavois pas si elle l'auroit agreable,
+parcequ'elle vivoit fort retirée. «Je vois bien
+que vous êtes amoureux de sa fille», me repartit-il;
+et, ajoutant qu'il iroit bien la voir sans moi, il
+me rompit si rudement en visière, et je parus si
+etonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être il
+ne soupçonnoit pas encore. Il me fit ensuite cent
+mauvaises railleries, et me mit en un tel desordre
+que Verville en eut pitié. Il me tira d'auprès
+de ce brutal et me mena au Cours, où je fus
+extrêmement triste, quelque peine que prît Verville
+à me divertir par une bonté extraordinaire à
+une personne de son âge et d'une condition si
+eloignée de la mienne. Cependant son brutal de
+frère travailloit à sa satisfaction, ou plutôt à ma
+ruine. Il s'en alla chez mademoiselle de la Boissière,
+où l'on le prit d'abord pour moi, parcequ'il
+avoit avec lui le valet de mon hôte, qui m'y avoit
+accompagné plusieurs fois; et je crois que sans
+cela on ne l'y auroit pas reçu. Mademoiselle de
+la Boissière fut fort surprise de voir un homme
+inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le connoissant
+point, elle ne savoit à quoi attribuer l'honneur
+qu'il lui faisoit de la visiter. Saint-Far lui dit sans
+marchander qu'il etoit le maître d'un jeune garçon
+qui avoit eté assez heureux pour avoir eté
+blessé en lui rendant un petit service. Ayant debuté
+par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni
+à la fille, comme j'ai sçu depuis, et ces deux spirituelles
+personnes ne se souciant pas beaucoup
+de hasarder la reputation de leur esprit avec un
+homme qui leur avoit d'abord fait voir qu'il n'en
+avoit guère, le brutal se divertit fort peu avec
+elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup avec lui.
+Ce qui le pensa faire enrager, c'est qu'il n'eut pas
+seulement la satisfaction de voir Leonore au visage,
+quelque instante prière qu'il lui fit de lever
+le voile qu'elle portoit d'ordinaire, comme font à
+Rome les filles de condition qui ne sont pas encore
+mariées. Enfin ce galant homme s'ennuya
+de les ennuyer; il les delivra de sa fâcheuse visite,
+et s'en retourna chez le seigneur Stephano,
+remportant fort peu davantage du mauvais office
+qu'il m'avoit rendu. Depuis ce temps-là, comme
+les brutaux sont fort portés à vouloir du mal à
+ceux à qui ils en ont fait, il eut pour moi des mepris
+si insupportables et me desobligea si souvent
+que j'eusse cent fois perdu le respect que je
+devois à sa condition, si Verville, par des bontés
+continuelles, ne m'eût aidé à souffrir les brutalités
+de son frère. Je ne sçavois point encore le
+mal qu'il m'avoit fait, quoique j'en ressentisse
+souvent les effets. Je trouvois bien mademoiselle
+de la Boissière plus froide qu'elle n'etoit au commencement
+de notre connoissance; mais, etant
+egalement civile, je ne remarquois point que je
+lui fusse à charge. Pour Leonore, elle me paroissoit
+fort rêveuse devant sa mère, et, quand elle
+n'en etoit pas observée, il me sembloit qu'elle en
+avoit le visage moins triste et que j'en recevois
+des regards plus favorables.</p>
+
+<p>Le Destin contoit ainsi son histoire, et les comediennes
+l'ecoutoient attentivement, sans temoigner
+qu'elles eussent envie de dormir, lorsque
+deux heures après minuit sonnèrent. Mademoiselle
+de la Caverne fit souvenir le Destin qu'il
+devoit le lendemain tenir compagnie à la Rappinière
+jusqu'à une maison qu'il avoit à deux ou
+trois lieues de la ville, où il avoit promis de leur
+donner le plaisir de la chasse. Le Destin prit
+donc congé des comediennes et se retira dans sa
+chambre, où il y a apparence qu'il se coucha. Les
+comediennes firent la même chose, et ce qui restoit
+de la nuit se passa fort paisiblement dans
+l'hôtellerie, le poète, par bonheur, n'ayant point
+enfanté de nouvelles stances.</p>
+<a name="ca14" id="ca14"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Enlevement du curé de Domfront.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>eux qui auront eu assez de temps à
+perdre pour l'avoir employé à lire les
+chapitres precedents doivent sçavoir,
+s'ils ne l'ont oublié, que le curé de
+Domfront etoit dans l'un des brancards qui se
+trouvèrent quatre de compagnie dans un petit
+village, par une rencontre qui ne s'etoit peut-être
+jamais faite. Mais, comme tout le monde sait,
+quatre brancards se peuvent plutôt rencontrer
+ensemble que quatre montagnes. Ce curé donc,
+qui s'etoit logé dans la même hôtellerie de nos
+comediens, fit consulter sa gravelle par les medecins
+du Mans, qui lui dirent en latin fort elegant
+qu'il avoit la gravelle (ce que le pauvre
+homme ne savoit que trop), et, ayant aussi achevé
+d'autres affaires qui ne sont pas venues à ma
+connoissance, il partit de l'hôtellerie sur les neuf
+heures du matin pour retourner à la conduite de
+ses ouailles. Une jeune nièce qu'il avoit, habillée
+en demoiselle<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a>
+<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>, soit qu'elle le fût ou non,
+se mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme,
+qui etoit gros et court. Un paysan,
+nommé Guillaume, conduisoit par la bride le
+cheval de devant, par l'ordre exprès du curé,
+de peur que ce cheval ne mît le pied en faute;
+et le valet du curé, nommé Jullian, avoit soin
+de faire aller le cheval de derrière, qui etoit si
+retif que Jullian etoit souvent contraint de le
+pousser par le cul. Le pot de chambre du curé,
+qui etoit de cuivre jaune, reluisant comme de
+l'or parcequ'il avoit été ecuré dans l'hôtellerie,
+etoit attaché au côté droit du brancard, ce qui le
+rendoit bien plus recommandable que le gauche,
+qui n'etoit paré que d'un chapeau dans un étui
+de carte<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a>
+<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a>, que le curé avoit retiré du messager
+de Paris pour un gentilhomme de ses amis qui
+avoit sa maison auprès de Domfront.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote153"
+name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153">
+(retour) </a> C'est-à-dire en femme de condition. «Ah! qu'une
+femme <i>demoiselle</i> est une étrange affaire!» dit G. Dandin
+(act. 1, sc. 1).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote154"
+name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154">
+(retour) </a> De carte, c'est-à-dire de petit carton, ou de plusieurs
+feuilles de papier collées ensemble. Ordinairement les <i>étuis
+de carte</i> étoient pour les manchons et autres objets semblables,
+et l'on en faisoit de bois pour les chapeaux.</blockquote>
+
+<p>À une lieue et demie de la ville, comme le
+brancard alloit son petit train dans un chemin
+creux revêtu de haies plus fortes que des murailles,
+trois cavaliers, soutenus de deux fantassins,
+arrêtèrent le venerable brancard. L'un
+d'eux, qui paroissoit être le chef de ces coureurs
+de grands chemins, dit d'une voix effroyable:
+«Par la mort! le premier qui soufflera, je le tue!»
+et presenta la bouche de son pistolet à deux doigts
+près des yeux du paysan Guillaume, qui conduisoit
+le brancard. Un autre en fit autant à Jullian, et un
+des hommes de pied coucha en joue la nièce du
+curé, qui cependant dormoit dans son brancard
+fort paisiblement, et ainsi fut exempté de l'effroyable
+peur qui saisit son petit train pacifique.
+Ces vilains hommes firent marcher le brancard
+plus vite que les mechans chevaux qui le portoient
+n'en avoient envie. Jamais le silence n'a
+eté mieux observé dans une action si violente.
+La nièce du curé etoit plus morte que vive; Guillaume
+et Jullian pleuroient sans oser ouvrir la
+bouche, à cause de l'effroyable vision des armes
+à feu, et le curé dormoit toujours, comme je
+vous ai dejà dit. Un des cavaliers se detacha
+du gros au galop et prit le devant. Cependant
+le brancard gagna un bois, à l'entrée duquel le
+cheval de devant, qui mouroit peut-être de peur
+aussi bien que celui qui le menoit, ou par belle
+malice, ou parceque l'on le faisoit aller plus vite
+qu'il ne lui etoit permis par sa nature pesante et
+endormie, ce pauvre cheval donc mit le pied
+dans une ornière et broncha si rudement que
+monsieur le curé s'en eveilla, et sa nièce tomba
+du brancard sur la maigre croupe de la haridelle.
+Le bonhomme appela Jullian, qui n'osa lui répondre;
+il appela sa nièce, qui n'avoit garde
+d'ouvrir la bouche; le paysan eut le coeur aussi
+dur que les autres, et le curé se mit en colère
+tout de bon. On a voulu dire qu'il jura Dieu,
+mais je ne puis croire cela d'un curé du Bas-Maine.
+La nièce du curé s'etoit relevée de dessus
+la croupe du cheval, et avoit repris sa place sans
+oser regarder son oncle, et le cheval, s'etant relevé
+vigoureusement, marchoit plus fort qu'il
+n'avoit jamais fait, nonobstant le bruit du curé,
+qui crioit de sa voix de lutrin: «Arrête, arrête!»
+Ses cris redoublés excitoient le cheval et le faisoient
+aller encore plus vite, et cela faisoit crier
+le curé encore plus fort. Il appeloit tantôt Jullian,
+tantôt Guillaume, et plus souvent que les autres
+sa nièce, au nom de laquelle il joignoit souvent
+l'epithète de double carogne. Elle eût pourtant
+bien parlé si elle eût voulu, car celui qui lui faisoit
+garder le silence si exactement etoit allé
+joindre les gens de cheval, qui avoient pris le
+devant et qui etoient eloignés du brancard de
+quarante ou cinquante pas; mais la peur de la
+carabine la rendoit insensible aux injures de son
+oncle, qui se mit enfin à hurler et à crier à l'aide
+et au meurtre, voyant qu'on lui desobeissoit si
+opiniâtrement. Là-dessus, les deux cavaliers
+qui avoient pris le devant, et que le fantassin
+avoit fait revenir sur leurs pas, rejoignirent le
+brancard et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyablement
+à Guillaume: «Qui est le fou qui
+crie là-dedans?--Helas! Monsieur, vous le sçavez
+mieux que moi», repondit le pauvre Guillaume.
+Le cavalier lui donna du bout de son
+pistolet dans les dents, et, le presentant à la
+nièce, lui commanda de se demasquer et de lui
+dire qui elle etoit. Le curé, qui voyoit de son
+brancard tout ce qui se passoit, et qui avoit un
+procès avec un gentilhomme de ses voisins nommé
+de Laune<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a>
+<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>, crut que c'etoit lui qui le vouloit assassiner.
+Il se mit donc à crier: «Monsieur de
+Laune, si vous me tuez, je vous cite devant Dieu.
+Je suis sacré prêtre indigne, et vous serez excommunié
+comme un loup-garou<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a>
+<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a>.» Cependant
+sa pauvre nièce se demasquoit, et faisoit voir au
+cavalier un visage effrayé qui lui etoit inconnu.
+Cela fit un effet à quoi l'on ne s'attendoit point.
+Cet homme colère lâcha son pistolet dans le ventre
+du cheval qui portoit le devant du brancard,
+et d'un autre pistolet qu'il avoit à l'arçon de sa
+selle donna droit dans la tête d'un de ses hommes
+de pied en disant: «Voilà comme il faut traiter
+ceux qui donnent de faux avis.» Ce fut alors
+que la frayeur redoubla au curé et à son train:
+il demanda confession; Jullian et Guillaume se
+mirent à genoux, et la nièce du curé se rangea
+auprès de son oncle. Mais ceux qui leur faisoient
+tant de peur les avoient dejà quittés, et s'etoient
+eloignés d'eux autant que leurs chevaux avoient
+pu courir, leur laissant en depôt celui qui avoit
+eté tué d'un coup de pistolet. Jullian et Guillaume
+se levèrent en tremblant, et dirent au
+curé et à sa nièce que les gendarmes s'en etoient
+allés. Il fallut deteler le cheval de derrière, afin
+que le brancard ne penchât pas tant sur le devant,
+et Guillaume fut envoyé en un bourg prochain
+pour trouver un autre cheval. Le curé ne
+sçavoit que penser de ce qui lui etoit arrivé; il
+ne pouvoit deviner pourquoi on l'avoit enlevé,
+pourquoi on l'avoit quitté sans le voler,
+et pourquoi ce cavalier avoit tué un des siens
+mêmes, dont le curé n'etoit pas si scandalisé
+que de son pauvre cheval tué, qui vraisemblablement
+n'avoit jamais rien eu à demêler avec cet
+etrange homme. Il concluoit toujours que c'etoit
+de Laune qui l'avoit voulu assassiner, et qu'il
+en auroit la raison. Sa nièce lui soutenoit que
+ce n'etoit point de Laune, qu'elle connoissoit
+bien; mais le curé vouloit que ce fût lui, pour
+lui faire un bon grand procès criminel, se fiant
+peut-être aux temoins à gages<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a>
+<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a> qu'il esperoit
+de trouver à Goron<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a>
+<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>, où il avoit des parens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote155"
+name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155">
+(retour) </a> De Laune est un nom assez commun dans le pays, et il
+appartient à une ancienne famille du Maine. On trouve, vers
+1670, un chanoine de ce nom au Mans, et il y a encore aujourd'hui
+la forge de l'Aune sur la rivière d'Orthe, dans les
+communes de Douillet et de Montreuil.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote156"
+name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156">
+(retour) </a> Un loup-garou étoit proprement un homme ou une femme
+métamorphosé en loup par sorcellerie. On croyoit encore aux
+loups-garous au XVIIe siècle. Bodin, Boguet, Delancre, en
+rapportent des histoires qui se sont passées de leur temps.
+En 1615, J. de Nynauld publia un traité complet de la <i>Lycanthropie</i>.
+Vers la fin du XVIe siècle, Claude, prieur de Laval,
+<i>dans le Maine</i>, avoit mis au jour des <i>Dialogues</i> sur le même
+sujet. Les loups-garous passoient surtout pour fort communs
+dans le Poitou, province assez voisine du Maine.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote157"
+name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157">
+(retour) </a> Les témoins du Maine, pays processif par excellence,
+n'étoient pas en bonne réputation, et c'est à leur
+mauvaise renommée que Racine fait allusion dans <i>les Plaideurs</i>:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>DANDIN.</p>
+
+<p>Pourquoi les récuser?</p>
+
+<p>L'INTIMÉ.</p>
+
+<p class="i20"> Monsieur, ils sont du Maine.</p>
+
+<p>DANDIN.</p>
+
+<p>Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.</p>
+<p class="i20"> (Acte 3, sc. 3.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote158"
+name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158">
+(retour) </a> Bourg à cinq lieues N.-O. de Mayenne.</blockquote>
+
+<p>Comme ils contestoient là-dessus, Jullian, qui
+vit paroître de loin quelque cavalerie, s'enfuit
+tant qu'il put. La nièce du curé, qui vit fuir Jullian,
+crut qu'il en avoit du sujet et s'enfuit aussi, ce
+qui fit perdre au curé la tramontane, ne sçachant
+plus ce qu'il devoit penser de tant d'evenemens
+extraordinaires; enfin, il vit aussi la cavalerie
+que Jullian avoit vue, et, qui pis est, il vit qu'elle
+venoit droit à lui. Cette troupe etoit composée de
+neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelle il y
+avoit un homme lié et garrotté sur un mechant
+cheval et defait comme ceux qu'on mène pendre.
+Le curé se mit à prier Dieu et se recommanda
+de bon coeur à sa toute bonté, sans oublier le
+cheval qui lui restoit; mais il fut bien etonné et
+rassuré tout ensemble quand il reconnut la Rappinière
+et quelques uns de ses archers. La Rappinière
+lui demanda ce qu'il faisoit là, et si c'etoit
+lui qui avoit tué l'homme qu'il voyoit roide
+mort auprès du corps d'un cheval. Le curé lui
+conta ce qui lui etoit arrivé, et conclut encore
+que c'etoit de Laune qui l'avoit voulu assassiner:
+de quoi la Rappinière verbalisa amplement. Un
+des archers courut au prochain village pour faire
+enlever le corps mort, et revint avec la nièce du
+curé et Jullian, qui s'etoient rassurés et qui avoient
+rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le
+brancard. Le curé s'en retourna à Domfront sans
+aucune mauvaise rencontre, où, tant qu'il vivra,
+il contera son enlèvement<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a>
+<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>. Le cheval mort fut
+mangé des loups ou des mâtins; le corps de celui
+qui avoit eté tué fut enterré je ne sais où,
+et la Rappinière, le Destin, la Rancune et l'Olive,
+les archers et le prisonnier, s'en retournèrent
+au Mans. Et voilà le succès de la chasse de la
+Rappinière et des comediens, qui prirent un homme
+au lieu de prendre un lièvre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote159"
+name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159">
+(retour) </a> Le curé de Domfront, pendant le séjour de Scarron au
+Mans, étoit, nous apprend Michel Gomboust, fils de M. de La
+Tousche, que notre auteur peut avoir connu. Il est possible
+que, placé dans une situation équivoque par la possession
+irrégulière de son bénéfice, Scarron ait eu maille à partir
+avec lui, comme avec quelques autres ecclésiastiques, et
+qu'il ait voulu s'en venger à sa manière en le faisant figurer
+dans une scène burlesque.</blockquote>
+<a name="ca15" id="ca15"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Arrivée d'un operateur</i><a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a>
+<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a> <i>dans l'hôtellerie.<br> Suite de
+l'histoire de Destin et de l'Etoile.</i></p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote160"
+name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160">
+(retour) </a> Les <i>opérateurs</i> étoient des médecins empiriques qui
+couroient la France pour débiter leurs drogues, en se faisant
+souvent accompagner d'acteurs chargés d'attirer le public
+autour d'eux. Voy. <i>Rom. com.</i>, 3e partie, ch. 4 et 13.
+Ainsi Tabarin étoit associé de Mondor, fameux opérateur
+qui vendoit du baume sur la place Dauphine; Bruscambille
+fut long-temps acteur de Jean Farine, un des plus célèbres
+opérateurs du temps, et Guillot-Gorju fit aussi le même métier
+avant d'entrer à l'hôtel de Bourgogne. On peut voir dans
+la <i>Maison des jeux</i>, l. 1. p. 121 et suiv. (Sercy, 1642), d'intéressants
+détails sur un merveilleux opérateur du temps.</blockquote>
+
+<h3>SERENADE.</h3>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l vous souviendra, s'il vous plaît, que,
+dans le precedent chapitre, l'un de
+ceux qui avoient enlevé le curé de
+Domfront avoit quitté ses compagnons
+etoit allé au galop je ne sais où. Comme
+il pressoit extremement son cheval dans un
+chemin fort creux et fort etroit, il vit de loin
+quelques gens de cheval qui venoient à lui. Il
+voulut retourner sur ses pas pour les eviter et
+tourna son cheval si court et avec tant de precipitation,
+qu'il se cabra et se renversa sur son
+maître. La Rappinière et sa troupe (car c'etoient
+ceux qu'il avoit vus) trouvèrent fort etrange qu'un
+homme qui venoit à eux si vite eût voulu s'en retourner
+de la même façon; cela donna quelque
+soupçon à la Rappinière, qui de son naturel en
+etoit fort susceptible, outre que sa charge l'obligeoit
+à croire plutôt le mal que le bien; son soupçon
+s'augmenta beaucoup quand, etant auprès
+de cet homme, qui avoit une jambe sous son
+cheval, il vit qu'il ne paroissoit pas tant effrayé
+de sa chute que de ce qu'il en avoit des temoins.
+Comme il ne hasardoit rien en augmentant sa
+peur, et qu'il sçavoit faire sa charge mieux que prevôt
+du royaume, il lui dit en l'approchant:
+«Vous voilà donc pris, homme de bien; ah! je
+vous mettrai en lieu d'où vous ne tomberez pas si
+lourdement.» Ces paroles etourdirent le malheureux
+bien plus que n'avoit fait sa chute, et la
+Rappinière et les siens remarquèrent sur son visage
+de si grandes marques d'une conscience
+bourrelée que tout autre moins entreprenant
+que lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il commanda
+donc à ses archers de lui aider à se relever
+et le fit lier et garotter sur son cheval. La rencontre
+qu'il fit un peu après du curé de Domfront
+dans le désordre que vous avez vu, auprès d'un
+homme mort et d'un cheval tué d'un coup de
+pistolet, lui assurèrent<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a>
+<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a> qu'il ne s'etoit pas mepris,
+à quoi contribua beaucoup la frayeur du
+prisonnier, qui augmenta visiblement à son arrivée.
+Le Destin le regardoit plus attentivement
+que les autres, pensant le reconnoître, et ne pouvant
+se remettre en mémoire où il l'avoit vu; il
+travailla en vain sa réminiscence durant le chemin,
+il ne put y retrouver ce qu'il cherchoit.
+Enfin, ils arrivèrent au Mans, où la Rappinière
+fit emprisonner le prétendu criminel; et les comédiens,
+qui devoient commencer le lendemain à
+représenter, se retirèrent en leur hôtellerie pour
+donner ordre à leurs affaires. Ils se réconcilièrent
+avec l'hôte, et le poète, qui etoit liberal comme
+un poète, voulut payer le souper. Ragotin, qui se
+trouva dans l'hôtellerie et qui ne s'en pouvoit eloigner
+depuis qu'il etoit amoureux de l'Etoile, en
+fut convié par le poète, qui fut assez fou pour y
+convier aussi tous ceux qui avoient été spectateurs
+de la bataille qui s'etoit donnée la nuit précédente
+en chemise entre les comédiens et la famille
+de l'hôte.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote161"
+name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161">
+(retour) </a> Il faudroit lire <i>assura</i>. Mais je trouve cette faute dans
+l'édition originale, et je ne crois pas devoir la corriger: c'est
+une conséquence naturelle de la rapidité avec laquelle travailloit
+Scarron.</blockquote>
+
+<p>Un peu devant le souper, la bonne compagnie
+qui etoit déjà dans l'hôtellerie augmenta d'un
+operateur et de son train, qui etoit composé de sa
+femme, d'une vieille servante maure, d'un singe<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a>
+<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a>
+et de deux valets. La Rancune le connoissoit il y
+avoit long-temps; ils se firent force caresses, et
+le poète, qui faisoit aisement connoissance, ne
+quitta point l'operateur et sa femme qu'à force de
+compliments pompeux, et qui ne disoient pourtant
+pas grand chose, s'il ne leur eût fait promettre
+qu'ils lui feroient l'honneur de souper avec lui<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a>
+<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>.
+On soupa; il ne s'y passa rien de remarquable;
+on y but beaucoup et on n'y mangea pas moins.
+Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile,
+ce qui l'enivra autant que le vin qu'il avala, et il
+parla fort peu durant le souper, quoique le poète
+lui donnât une belle matière à contester, blâmant
+tout net les vers de Theophile, dont Ragotin etoit
+grand admirateur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a>
+<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>. Les comédiennes firent quelque
+temps conversation avec la femme de l'operateur,
+qui etoit Espagnole et n'etoit pas desagreable.
+Elles se retirèrent ensuite dans leur
+chambre, où le Destin les conduisit pour achever
+son histoire, que la Caverne et sa fille mouroient
+d'impatience d'entendre. L'Etoile cependant
+se mit à etudier son rôle, et le Destin, ayant
+pris une chaise auprès d'un lit où la Caverne et
+sa fille s'assirent, reprit son histoire en cette
+sorte:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote162"
+name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162">
+(retour) </a> Comme aujourd'hui, les charlatans et saltimbanques
+aimoient à s'entourer d'un attirail bizarre, destiné à capter
+l'attention du populaire. Le singe, en particulier, étoit recherché
+pour cet usage. On connoît le fameux singe de
+Brioché, Fagotin, dont a parlé La Fontaine, et que Cyrano,
+dit-on, tua d'un coup d'épée. Voy. Éd. Fournier, <i>Variét. hist.</i>,
+P. Jannet, t. 1, p. 277, etc. Il étoit d'usage aussi que
+les opérateurs eussent avec eux un <i>Marocain</i>, nègre vrai ou
+faux, plus souvent faux que vrai, qui remplissoit les fonctions
+de valet et leur servoit à attirer la foule.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote163"
+name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163">
+(retour) </a> On peut voir dans l'<i>Histoire de Barry, de Filandre et
+d'Alison</i> (1704, in-12), les relations intimes qui existoient
+alors entre les comédiens et les opérateurs, et la familiarité
+dans laquelle ils vivoient ensemble, comme gens de métier
+analogue.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote164"
+name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164">
+(retour) </a> «Dans ma jeunesse, dit Saint-Evremont, on admiroit
+Théophile, malgré ses irrégularités et ses négligences.... Je
+l'ai vu décrié depuis par tous les versificateurs» (<i>Quelques observations
+sur le goût et le discernement des François</i>). Cette
+remarque est d'accord avec le passage de Scarron; seulement,
+il est naturel que Ragotin admire beaucoup ce poète,
+en sa double qualité de provincial arriéré et d'esprit fort.</blockquote>
+
+<p>Vous m'avez vu jusques ici fort amoureux et
+bien en peine de l'effet que ma lettre auroit fait
+dans l'esprit de Leonore et de sa mère; vous
+m'allez voir encore plus amoureux et le plus desesperé
+de tous les hommes. J'allois voir tous les
+jours mademoiselle de la Boissière et sa fille, si
+aveuglé de ma passion que je ne remarquois point
+la froideur que l'on avoit pour moi, et considerois
+encore moins que mes trop frequentes visites pouvoient
+leur être à la fin incommodes. Mademoiselle
+de la Boissière s'en trouvoit fort importunée
+depuis que Saint-Far lui avoit appris qui j'etois;
+mais elle ne pouvoit civilement me defendre
+sa maison après ce qui m'etoit arrivé pour elle.
+Pour sa fille, à ce que je puis juger par ce qu'elle
+a fait depuis, je lui faisois pitié, et elle ne suivoit
+pas en cela les sentimens de sa mère, qui ne la
+perdoit jamais de vue, afin que je ne pusse me
+trouver en particulier avec elle. Mais, pour vous
+dire le vrai, quand cette belle fille eût voulu me
+traiter moins froidement que sa mère, elle n'eût
+osé l'entreprendre devant elle. Ainsi je souffrois
+comme une âme damnée, et mes frequentes visites
+ne me servoient qu'à me rendre plus odieux
+à ceux à qui je voulois plaire. Un jour que mademoiselle
+de la Boissière reçut des lettres de
+France qui l'obligeoient à sortir, aussitôt qu'elle
+les eût lues elle envoya louer un carrosse et chercher
+le seigneur Stephano pour s'en faire accompagner,
+n'osant pas aller seule depuis la fâcheuse
+rencontre où je l'avois servie. J'etois plus prêt et
+plus propre à lui servir d'ecuyer que celui qu'elle
+envoyoit chercher; mais elle ne vouloit pas recevoir
+le moindre service d'une personne dont elle
+se vouloit defaire. Par bonheur Stephano ne se
+trouva point, et elle fut contrainte de temoigner
+devant moi la peine où elle etoit de n'avoir personne
+pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce
+que je fis avec autant de joie qu'elle avoit de depit
+d'être reduite de me mener avec elle. Je la
+menai chez un cardinal qui etoit lors protecteur
+de France<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a>
+<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>, et qui lui donna heureusement audience
+aussitôt qu'elle la lui eut fait demander.
+Il falloit que son affaire fût d'importance et qu'elle
+ne fût pas sans difficulté, car elle fut long-temps
+à lui parler en particulier dans une espèce de
+grotte, ou plutôt une fontaine couverte, qui etoit
+au milieu d'un fort beau jardin. Cependant tous ceux
+qui avoient suivi ce cardinal se promenoient dans
+les endroits du jardin qui leur plaisoient le plus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote165"
+name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165">
+(retour) </a> Tous les pays avoient à la cour de Rome des cardinaux
+protecteurs, c'est-à-dire chargés d'y représenter leurs
+intérêts spirituels.</blockquote>
+
+<p>Me voilà donc dans une grande allée d'orangers,
+seul avec la belle Leonore, comme j'avois tant
+souhaité de fois, et pourtant encore moins hardi
+que je n'avois jamais eté. Je ne sais si elle s'en
+aperçut et si ce fut par bonté qu'elle parla la première:
+«Ma mère, me dit-elle, aura bien du
+sujet de quereller le seigneur Stephano de nous
+avoir aujourd'hui manqué et d'être cause que
+nous vous donnons tant de peine.--Et moi
+je lui serai bien obligé, lui repondis-je, de m'avoir
+procuré, sans y penser, la plus grande felicité
+dont je jouirai jamais.--Je vous ai assez d'obligation,
+repartit-elle, pour prendre part à tout
+ce qui vous est avantageux: dites-moi donc,
+je vous prie, la felicité qu'il vous a procurée, si
+c'est une chose qu'une fille puisse sçavoir, afin
+que je m'en rejouisse.--J'aurois peur, lui dis-je,
+que vous ne la fissiez cesser?--Moi! reprit-elle.
+Je ne fus jamais envieuse, et, quand je le serois
+pour tout autre, je ne le serois jamais pour une
+personne qui a mis sa vie en hasard pour moi.--Vous
+ne le feriez pas par envie, lui repondis-je.--Et
+par quel autre motif m'opposerois-je à votre
+felicité? reprit-elle.--Par mepris, lui dis-je.--Vous
+me mettez bien en peine, ajouta-t-elle, si
+vous ne m'apprenez ce que je mepriserois, et de
+quelle façon le mepris que je ferois de quelque
+chose vous la rendroit moins agreable?--Il m'est
+bien aisé de m'expliquer, lui repondis-je, mais
+je ne sais si vous voudriez bien m'entendre.--Ne
+me le dites donc point, me dit-elle: car, quand
+on doute si on voudra bien entendre une chose,
+c'est signe qu'elle n'est pas intelligible ou qu'elle
+peut deplaire.» Je vous avoue que je me suis
+etonné cent fois comment je lui pouvois repondre,
+songeant bien moins à ce qu'elle me disoit qu'à
+sa mère, qui pouvoit revenir et me faire perdre
+l'occasion de lui parler de mon amour. Enfin je
+m'enhardis, et, sans employer plus de temps en
+une conversation qui ne me conduisoit pas assez
+vite où je voulois aller, je lui dis, sans repondre
+à ses dernières paroles, qu'il y avoit long-temps
+que je cherchois l'occasion de lui parler pour lui
+confirmer ce que j'avois pris la hardiesse de lui
+ecrire, et que je ne me serois jamais hasardé à
+cela si je n'avois sçu qu'elle avoit lu ma lettre.
+Je lui redis ensuite une grande partie de ce que
+je lui avois ecrit, et ajoutai qu'etant prêt de partir
+pour la guerre que le pape faisoit à quelques
+princes d'Italie<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a>
+<a href="#footnote166"><sup class="sml">166</sup></a>, et etant resolu d'y mourir, puisque
+je n'etois pas digne de vivre pour elle, je la
+priois de m'apprendre les sentimens qu'elle auroit
+eus pour moi si ma fortune eût eu plus de rapport
+avec la hardiesse que j'avois eue de l'aimer. Elle
+m'avoua en rougissant que ma mort ne lui seroit
+pas indifferente. «Et si vous êtes homme à
+faire quelque chose pour vos amis, ajouta-t-elle,
+conservez-nous en un qui nous a eté si utile; ou
+du moins, si vous êtes si pressé de mourir par une
+raison plus forte que celle que vous me venez de
+dire, differez votre mort jusques à tant que nous
+soyons revenus en France, où je dois bientôt
+retourner avec ma mère.» Je la pressai de me
+dire plus clairement les sentimens qu'elle avoit
+pour moi. Mais sa mère se trouva lors si près de
+nous qu'elle n'eût pu me repondre quand elle
+l'eût voulu. Mademoiselle de la Boissière me fit
+une mine assez froide, à cause peut-être que
+j'avois eu le temps d'entretenir Leonore en particulier,
+et cette belle fille même me parut en être
+un peu en peine. Cela fut cause que je n'osai
+être que fort peu de temps chez elles. Je les quittai
+le plus content du monde, et tirant des consequences
+fort avantageuses à mon amour de la
+reponse de Leonore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote166"
+name="footnote166"><b>Note 166: </b></a><a href="#footnotetag166">
+(retour) </a> Cette guerre n'étoit en réalité qu'une lutte entre les Farnèse,
+représentés par Odoardo Farnèse, prince de Parme, et
+les Barberini, représentés par Urbain VIII. Lorsque le pape
+eut essayé d'attaquer Parme et Plaisance (1641), les princes
+italiens rassemblèrent une armée dans le Modenois pour arrêter
+ses envahissements. Après des péripéties diverses, la
+paix se fit par la médiation de la France.</blockquote>
+
+<p>Le lendemain, je ne manquai pas de les aller
+voir, suivant ma coutume. On me dit qu'elles
+etoient sorties, et on me dit la même chose trois
+jours de suite que j'y retournai sans me rebuter.
+Enfin le seigneur Stephano me conseilla de n'y
+aller plus, parceque mademoiselle de la Boissière
+ne permettroit pas que je visse sa fille, ajoutant
+qu'il me croyoit trop raisonnable pour m'aller
+faire donner un refus. Il m'apprit la cause de ma
+disgrace: la mère de Leonore l'avoit trouvée
+qui m'ecrivoit une lettre, et, après l'avoit fort
+maltraitée, elle avoit donné ordre à ses gens de
+me dire qu'elles n'y etoient pas, toutes les fois
+que je les viendrois voir. Ce fut alors que j'appris
+le mauvais office que m'avoit rendu Saint-Far,
+et que depuis ce temps-là mes visites
+avoient fort importuné la mère. Pour la fille, Stephano
+m'assura de sa part que mon merite lui
+eût fait oublier ma fortune si sa mère eût été
+aussi peu interessée qu'elle.</p>
+
+<p>Je ne vous dirai point le desespoir où me mirent
+ces fâcheuses nouvelles; je m'affligeai autant
+que si on m'eût refusé Leonore injustement, quoique
+je n'eusse jamais esperé de la posseder; je
+m'emportai contre Saint-Far, et je songeai même
+a me battre contre lui; mais enfin, me remettant
+devant les yeux ce que je devois à son père et à
+son frère, je n'eus recours qu'à mes larmes. Je
+pleurai comme un enfant, et je m'ennuyai partout
+où je ne fus pas seul. Il fallut partir sans voir
+Leonore. Nous fîmes une campagne dans l'armée
+du pape, où je fis tout ce que je pus pour
+me faire tuer. La fortune me fut contraire en
+cela comme elle avoit toujours eté en autres choses.
+Je ne pus trouver la mort que je cherchois,
+et j'acquis quelque reputation que je ne cherchois
+point, et qui m'auroit satisfait en un autre
+temps; mais, pour lors, rien ne me pouvoit satisfaire
+que le souvenir de Leonore. Verville et
+Saint-Far furent obligés de retourner en France,
+où le baron d'Arques les reçut en père idolâtre de
+ses enfans. Ma mère me reçut fort froidement;
+pour mon père, il se tenoit à Paris chez le comte de
+Glaris, qui l'avoit choisi pour être le gouverneur
+de son fils. Le baron d'Arques, qui avoit sçu ce que
+j'avois fait dans la guerre d'Italie, où même j'avois
+sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à
+lui en qualité de gentilhomme. Il me permit d'aller
+voir mon père à Paris, qui me reçut encore
+plus mal que n'avoit fait sa femme. Un autre
+homme de sa condition, qui eût eu un fils aussi
+bien fait que moi, l'eût presenté au comte Ecossois;
+mais mon père me tira hors de son logis
+avec empressement, comme s'il eût eu peur que
+je l'eusse deshonoré. Il me reprocha cent fois,
+durant le chemin que nous fîmes ensemble, que
+j'etois trop brave, que j'avois la mine d'être glorieux
+et que j'aurois mieux fait d'apprendre un
+metier que d'être un traîneur d'epée. Vous pouvez
+penser que ces discours-là n'etoient guère
+agreables à un jeune homme qui avoit eté bien
+elevé, qui s'etoit mis en quelque reputation à la
+guerre, et enfin qui avoit osé aimer une fort belle
+fille, et même lui decouvrir sa passion. Je vous
+avoue que les sentimens de respect et d'amitié
+que l'on doit avoir pour un père n'empêchèrent
+point que je ne le regardasse comme un très fâcheux
+vieillard. Il me promena dans deux ou
+trois rues, me caressant de la sorte que je vous
+viens de dire, et puis me quitta tout d'un coup,
+me defendant expressement de le revenir voir.
+Je n'eus pas grand'peine à me resoudre de lui
+obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de
+Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut fort
+indigné de la brutalité du mien, et me promit de
+ne me point abandonner. Le baron d'Arques eut
+des affaires qui l'obligèrent d'aller demeurer à
+Paris. Il se logea à l'extremité du faubourg Saint-Germain,
+en une fort belle maison que l'on avoit
+bâtie depuis peu avec beaucoup d'autres qui ont
+rendu ce faubourg-là aussi beau que la ville<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a>
+<a href="#footnote167"><sup class="sml">167</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote167"
+name="footnote167"><b>Note 167: </b></a><a href="#footnotetag167">
+(retour) </a> Ce fut surtout dans la première moitié du XVIIe siècle,
+sous Louis XIII et Louis XIV, que l'emplacement du <i>Pré-aux-Clercs</i>
+se recouvrit peu à peu de constructions monumentales,
+et que le faubourg Saint-Germain se trouva construit
+comme par enchantement. «On a commencé, dit Sauval,
+à y bâtir en 1630; et quoique, depuis, tant Louis XIII que
+Louis XIV aient souvent fait défense de passer certaines limites,
+on ne laisse pas néanmoins d'avancer toujours... Tous
+les jours on y entreprend de grands logis et beaux.» (<i>Antiq.</i>,
+l. 8.) Corneille lui-même va nous servir de témoin:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Paris voit tous les jours de ces métamorphoses;</p>
+<p class="i10">Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses:</p>
+<p class="i10">Toute une ville entière, avec pompe bâtie,</p>
+<p class="i10">Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,</p>
+<p class="i10">Et nous fait présumer, à ses superbes toits,</p>
+<p class="i10">Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.</p>
+
+<p class="i30"> (<i>Menteur</i>, II, 5.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Voir aussi le début de <i>l'Esprit follet</i> de d'Ouville (1642).
+Ce ne fut que vers 1620 qu'on commença à bâtir le quai
+Malaquais, sur une partie du terrain occupé jadis par le palais,
+ou plutôt par les jardins de la reine Marguerite, première
+femme de Henri IV. Jusque là, en sortant de la porte
+de Nesle, située à peu près où est maintenant l'Institut, on
+entroit en pleine campagne, dans le Pré-aux-Clercs. Cet
+emplacement, où se voyoient à peine quelques rues, composées
+de maisons éparses que séparoient des prés et des jardins,
+fut peu à peu sillonné par les rues Jacob, des Saints-Pères,
+du Bac, de l'Université, de Verneuil, etc.</blockquote>
+
+<p>Saint-Far et Verville faisoient leur cour, alloient
+au Cours<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a>
+<a href="#footnote168"><sup class="sml">168</sup></a> ou en visite, et faisoient tout ce que
+font les jeunes gens de leur condition en cette
+grande ville, qui fait passer pour campagnards
+les habitans des autres villes du royaume. Pour
+moi, quand je ne les accompagnois point, je m'allois
+exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes,
+ou bien j'allois à la comedie, ce qui est cause,
+peut-être, de ce que je suis passable comedien.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote168"
+name="footnote168"><b>Note 168: </b></a><a href="#footnotetag168">
+(retour) </a> Le mot <i>Cours</i> signifioit alors un «lieu qui sert de rendez-vous
+au beau monde pour la promenade» (Dictionn. de
+Furetière). Quand on l'employoit sans autre désignation,
+pour Paris, il indiquoit le plus célèbre de tous: le Cours-la-Reine,
+ouvert sous la régence de Marie de Médicis, en
+1628, date des <i>Lettres patentes</i>, au lieu où il est encore aujourd'hui,
+et qui fut bien vite adopté par la mode. V. Le
+Maire, <i>Paris ancien et moderne</i>, t. 3, p. 386. Le Cours hors
+la porte Saint-Antoine partageoit avec le Cours-la-Reine les
+préférences du beau monde. «Les vrais galands seront curieux
+de dresser un almanach où ils verront..... quand commence
+le Cours hors la porte Saint-Antoine, et quand c'est
+que celuy de la Reyne-Mère a la vogue.» (<i>Lois de la galant.</i>)</blockquote>
+
+<p>Un jour Verville me tira en particulier, et
+me decouvrit qu'il etoit devenu fort amoureux
+d'une demoiselle qui demeuroit dans la même
+rue. Il m'apprit qu'elle avoit un frère nommé
+Saldagne, qui etoit aussi jaloux d'elle et d'une
+autre soeur qu'elle avoit que s'il eût eté leur mari,
+et il me dit de plus qu'il avoit fait assez de progrès
+auprès d'elle pour l'avoir persuadée de lui
+donner, la nuit suivante, entrée dans son jardin,
+qui repondoit par une porte de derrière à la
+campagne, comme celui du baron d'Arques. Après
+m'avoir fait cette confidence, il me pria de l'y accompagner,
+et de faire tout ce que je pourrois
+pour me mettre aux bonnes grâces de la fille
+qu'elle devoit avoir avec elle. Je ne pouvois refuser
+à l'amitié que m'avoit toujours temoignée Verville
+de faire tout ce qu'il vouloit. Nous sortîmes
+par la porte de derrière de notre jardin sur
+les dix heures du soir, et fûmes reçus dans celui
+où l'on nous attendoit par la maîtresse et la
+suivante. La pauvre mademoiselle de Saldagne
+trembloit comme la feuille et n'osoit parler; Verville
+n'etoit guère plus assuré; la suivante ne disoit
+mot, et moi, qui n'etois là que pour accompagner
+Verville, je ne parlois point et n'en avois
+pas envie. Enfin, Verville s'evertua et mena sa
+maîtresse dans une allée couverte, après avoir
+bien recommandé à la suivante et à moi de faire
+bon guet; ce que nous fîmes avec tant d'attention,
+que nous nous promenâmes assez longtemps
+sans nous dire la moindre parole l'un à
+l'autre. Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes
+avec les jeunes amans. Verville me demanda
+assez haut si j'avois bien entretenu madame
+Madelon. Je lui repondis que je ne croyois
+pas qu'elle eût sujet de s'en plaindre. «Non
+assurément, dit aussitôt la soubrette, car il ne
+m'a encore rien dit.» Verville s'en mit à rire et
+assura cette Madelon que je valois bien la peine
+que l'on fît conversation avec moi, quoique je fusse
+fort melancolique. Mademoiselle de Saldagne prit
+la parole, et dit que sa femme de chambre n'etoit
+pas aussi une fille à mepriser. Et là dessus, ces
+amans bienheureux nous quittèrent, nous recommandant
+de bien prendre garde que l'on ne les
+surprît point. Je me preparai alors à m'ennuyer
+beaucoup avec une servante qui m'alloit demander
+sans doute combien je gagnois de gages,
+quelles servantes je connoissois dans le quartier,
+si je savois des chansons nouvelles, et si j'avois
+bien des profits avec mon maître. Je m'attendois
+après cela d'apprendre tous les secrets de la
+maison de Saldagne, et tous les defauts tant de
+lui que de ses soeurs, car peu de suivans se rencontrent
+ensemble sans se dire tout ce qu'ils sçavent
+de leur maître, et sans trouver à redire au
+peu de soin qu'ils ont de faire leur fortune et celle
+de leurs gens; mais je fus bien etonné de me
+voir en conversation avec une servante qui me
+dit d'abord: «Je te conjure, esprit muet, de me
+confesser si tu es valet, et, si tu es valet, par
+quelle vertu admirable tu t'es empêché jusqu'à
+cette heure de me dire du mal de ton maître.»
+Ces paroles si extraordinaires en la bouche d'une
+femme de chambre me surprirent; je lui demandai
+de quelle autorité elle se mêloit de m'exorciser.
+«Je vois bien, me dit-elle, que tu es un
+esprit opiniâtre, et qu'il faut que je redouble
+mes conjurations. Dis-moi donc, esprit rebelle,
+par la puissance que Dieu m'a donnée sur les valets
+suffisans et glorieux, dis-moi qui tu es.--Je
+suis un pauvre garçon, lui repondis-je, qui
+voudrois bien être endormi dans mon lit.--Je
+vois bien, repartit-elle, que j'aurai bien de la
+peine à te connoître; au moins ai-je dejà decouvert
+que tu n'es guères galant: car, ajouta-t-elle,
+ne me devois-tu pas parler le premier, me dire
+cent douceurs, me vouloir prendre la main, te
+faire donner deux ou trois soufflets, autant de
+coups de pied, te faire bien egratigner, enfin
+t'en retourner chez toi comme un homme à bonne
+fortune<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a>
+<a href="#footnote169"><sup class="sml">169</sup></a>?--Il y a des filles dans Paris, interrompis-je,
+dont je serois ravi de porter les marques;
+mais il y en a aussi que je ne voudrois pas
+seulement envisager, de peur d'avoir de mauvais
+songes.--Tu veux dire, reprit-elle, que je suis
+peut-être laide. Hé! monsieur le difficile, ne sais-tu
+pas bien que la nuit tous les chats sont gris?--Je
+ne veux rien faire la nuit, lui repondis-je, dont
+je me puisse repentir le jour.--Et si je suis belle!
+me dit-elle.--Je ne vous aurois pas porté assez
+de respect, lui dis-je; outre qu'avec l'esprit que
+vous me faites paroître, vous meriteriez d'être
+servie et galantisée par les formes.--Et servirois-tu
+bien une fille de merite par les formes?
+me demanda-t-elle.--Mieux qu'homme du
+monde, lui dis-je, pourvu que je l'aimasse.--Que
+t'importe? ajouta-t-elle, pourvu que tu en
+fusses aimé.--Il faut que l'un et l'autre se rencontre
+dans une galanterie où je m'embarquerois,
+lui repartis-je.--Vraiment, dit-elle, si je dois
+juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien
+choisi en monsieur de Verville, et la servante
+pour qui tu te radoucirois auroit grand sujet de
+faire l'importante.--Ce n'est pas assez de m'ouïr
+parler, lui dis-je, il faut aussi me voir.--Je
+crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'autre.»</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote169"
+name="footnote169"><b>Note 169: </b></a><a href="#footnotetag169">
+(retour) </a> Scarron a tracé lui-même, plus d'une fois, des scènes
+de ce genre dans ses comédies, où il va du moins jusqu'aux
+injures, s'il ne va pas jusqu'aux coups. Voyez, par exemple,
+<i>l'Héritier ridicule</i> (II, 3, et V, 5).</blockquote>
+
+<p>Notre conversation ne put durer davantage,
+car M. de Saldagne heurtoit à grands coups à la
+porte de la rue, que l'on ne se hâtoit point d'ouvrir,
+par l'ordre de sa soeur, qui vouloit avoir le
+temps de gagner sa chambre. La demoiselle et la
+femme de chambre se retirèrent si troublées et
+avec tant de precipitation, qu'elles ne nous dirent
+pas adieu en nous mettant hors du jardin. Verville
+voulut que je l'accompagnasse en sa chambre
+aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais
+je ne vis un homme plus amoureux et plus
+satisfait; il m'exagera l'esprit de sa maîtresse et
+me dit qu'il n'auroit point l'esprit content que je
+ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la nuit à me
+redire cent fois les mêmes choses, et je ne pus
+m'aller coucher qu'alors que le point du jour commença
+de paroître. Pour moi, j'etois fort etonné
+d'avoir trouvé une servante de si bonne conversation,
+et je vous avoue que j'eus quelque envie
+de sçavoir si elle etoit belle, quoique le souvenir
+de ma Leonore me donnât une extrême indifference
+pour toutes les belles filles que je voyois
+tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville
+et moi, jusqu'à midi. Il ecrivit, aussitôt qu'il
+fut eveillé, à mademoiselle de Saldagne, et envoya
+sa lettre par son valet, qui en avoit dejà porté
+d'autres, et qui avoit correspondance avec sa
+femme de chambre. Ce valet etoit Bas-Breton,
+d'une figure fort desagreable et d'un esprit qui
+l'etoit encore plus. Il me vint en l'esprit, quand je
+le vis partir, que, si la fille que j'avois entretenue le
+voyoit vilain comme il etoit et parloit un moment à
+lui, qu'assurement elle ne le soupçonneroit point
+d'être celui qui avoit accompagné Verville. Ce gros
+sot s'acquitta assez bien de sa commission, pour
+un sot. Il trouva mademoiselle de Saldagne avec
+sa soeur aînée, qui s'appeloit mademoiselle de Lery,
+à qui elle avoit fait confidence de l'amour que
+Verville avoit pour elle. Comme il attendoit sa
+reponse, M. de Saldagne fut ouï chanter sur le
+degré; il venoit à la chambre de ses soeurs, qui
+cachèrent à la hâte notre Breton dans une garde-robe.
+Le frère ne fut pas long-temps avec ses
+soeurs, et le Breton fut tiré de sa cachette. Mademoiselle
+de Saldagne s'enferma dans un petit
+cabinet pour faire reponse à Verville, et mademoiselle
+de Lery fit conversation avec le Breton,
+qui sans doute ne la divertit guère. Sa soeur, qui
+avoit achevé sa lettre, la delivra de notre lourdaut,
+le renvoyant à son maître avec un billet par
+lequel elle lui promettoit de l'attendre à la même
+heure, dans le même jardin. Aussitôt que la nuit
+fut venue, vous pouvez penser que Verville se
+tint prêt pour aller à l'assignation qu'on lui avoit
+donnée. Nous fûmes introduits dans le jardin, et
+je me vis en tête la même personne que j'avois
+entretenue et que j'avois trouvée si spirituelle.
+Elle me la parut encore plus qu'elle n'avoit fait,
+et je vous avoue que le son de sa voix, et la façon
+dont elle disoit les choses, me firent souhaiter
+qu'elle fût belle. Cependant elle ne pouvoit croire
+que je fusse le Bas-Breton qu'elle avoit vu, ni
+comprendre pourquoi j'avois plus d'esprit la nuit
+que le jour: car, le Breton nous ayant conté que
+l'arrivée de Saldagne dans la chambre de ses
+soeurs lui avoit fait grand' peur, je m'en fis honneur
+devant cette spirituelle servante, en lui protestant
+que je n'avois pas tant eu de peur pour moi
+que pour mademoiselle de Saldagne. Cela lui ôta
+tout le doute qu'elle pouvoit avoir que je ne fusse
+pas le valet de Verville, et je remarquai que, depuis
+cela, elle commença à me tenir de vrais discours
+de servante. Elle m'apprit que ce monsieur
+de Saldagne etoit un terrible homme, et que,
+s'etant trouvé fort jeune sans père ni mère, avec
+beaucoup de bien et peu de parens, il exerçoit
+une grande tyrannie sur ses soeurs pour les obliger
+à se faire religieuses, les traitant non pas
+seulement en père injuste, mais en mari jaloux et
+insupportable. Je lui allois parler à mon tour du
+baron d'Arques et de ses enfans, quand la porte
+du jardin, que nous n'avions point fermée, s'ouvrit,
+et nous vîmes entrer M. de Saldagne, suivi
+de deux laquais, dont l'un lui portoit un flambeau.
+Il revenoit d'un logis qui etoit au bout de
+la rue, dans la même ligne du sien et du nôtre,
+où l'on jouoit tous les jours, et où Saint-Far alloit
+souvent se divertir. Ils y avoient joué ce jour-là
+l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son argent
+de bonne heure, etoit rentré dans son logis
+par la porte de derrière, contre sa coutume, et,
+l'ayant trouvée ouverte, nous avoit surpris,
+comme je vous viens de dire. Nous etions alors
+tous quatre dans une allée couverte, ce qui nous
+donna moyen de nous derober à la vue de Saldagne
+et de ses gens. La demoiselle demeura
+dans le jardin sous pretexte de prendre le frais,
+et, pour rendre la chose plus vraisemblable, elle
+se mit à chanter, sans en avoir grande envie,
+comme vous pouvez penser. Cependant Verville,
+ayant escaladé la muraille par une treille, s'etoit
+jeté de l'autre côté; mais un troisième laquais de
+Saldagne, qui n'etoit pas encore entré, le vit sauter,
+et ne manqua pas de venir dire à son maître
+qu'il venoit de voir sauter un homme de la muraille
+du jardin dans la rue. En même temps on
+m'ouït tomber dans le jardin fort rudement, la
+même treille par laquelle s'etoit sauvé Verville
+s'etant malheureusement rompue sous moi. Le
+bruit de ma chute, joint au rapport du laquais,
+emut tous ceux qui etoient dans le jardin. Saldagne
+courut au bruit qu'il avoit entendu, suivi
+de ses trois laquais, et, voyant un homme
+l'epée à la main (car aussitôt que je fus relevé
+je m'etois mis en etat de me defendre), il m'attaqua
+à la tête des siens. Je lui fis bientôt voir
+que je n'etois pas aisé à battre. Le laquais qui
+portoit le flambeau s'avança plus que les autres;
+cela me donna moyen de voir Saldagne au
+visage, que je reconnus pour le même François
+qui m'avoit autrefois voulu assassiner dans Rome
+pour l'avoir empêché de faire une violence à
+Leonore, comme je vous ai tantôt dit. Il me reconnut
+aussi, et, ne doutant point que je ne fusse
+venu là pour lui rendre la pareille, il me cria que
+je ne lui echapperois pas cette fois-là. Il redoubla
+ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé,
+outre que je m'etois quasi rompu une jambe en
+tombant. Je gagnai en lâchant le pied un cabinet
+dans lequel j'avois vu entrer la maîtresse de
+Verville fort eplorée. Elle ne sortit point de ce
+cabinet, quoique je m'y retirasse, soit qu'elle
+n'en eût pas le temps ou que la peur la rendît immobile.
+Pour moi, je me sentis augmenter le courage
+quand je vis que je ne pouvois être attaqué
+que par la porte du cabinet, qui etoit assez etroite.
+Je blessai Saldagne en une main et le plus opiniâtre
+de ses laquais en un bras, ce qui me fit
+donner un peu de relâche. Je n'esperois pas pourtant
+en echapper, m'attendant qu'à la fin on me tueroit
+à coups de pistolets, quand je leur aurois bien
+donné de la peine à coups d'épée. Mais Verville
+vint à mon secours. Il ne s'etoit point voulu retirer
+dans son logis sans moi, et, ayant ouï la
+rumeur et le bruit des epées, il etoit venu me tirer
+du peril où il m'avoit mis, ou le partager avec
+moi. Saldagne, avec qui il avoit dejà fait connoissance,
+crut qu'il le venoit secourir comme
+son ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et
+lui dit, en l'abordant: «Vous voyez, Monsieur,
+comme je suis assassiné dans mon logis!» Verville,
+qui connut sa pensée, lui repondit sans hesiter
+qu'il etoit son serviteur contre tout autre,
+mais qu'il n'etoit là qu'en l'intention de me servir
+contre qui que ce fût. Saldagne, enragé de s'être
+trompé, lui dit en jurant qu'il viendroit bien à
+bout lui seul de deux traîtres, et, en même temps,
+chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureusement.
+Je sortis de mon cabinet pour aller joindre
+mon ami, et, surprenant le laquais qui portoit
+le flambeau, je ne le voulus pas tuer; je me
+contentai de lui donner un estramaçon sur la
+tête qui l'effraya si fort qu'il s'enfuit hors du jardin,
+bien avant dans la campagne, criant: «Aux
+voleurs!» Les autres laquais s'enfuirent aussi.
+Pour ce qui est de Saldagne, au même temps
+que la lumière du flambeau nous manqua, je le
+vis tomber dans une palissade, soit que Verville
+l'eût blessé ou par un autre accident. Nous ne jugeâmes
+pas à propos de le relever, mais bien de
+nous retirer bien vite. La soeur de Saldagne que
+j'avois vue dans le cabinet, et qui savoit bien
+que son frère etoit homme à lui faire de grandes
+violences, en sortit alors et vint nous prier, parlant
+bas et fondant toute en larmes, de l'emmener avec
+nous. Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa
+puissance. Nous trouvâmes la porte de notre jardin
+entr'ouverte comme nous l'avions laissée, et
+nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas la
+peine de l'ouvrir si nous étions obligés de sortir.</p>
+
+<p>Il y avoit dans notre jardin une salle basse,
+peinte et fort enjolivée, où l'on mangeoit en eté
+et qui étoit detachée du reste de la maison. Mes
+jeunes maîtres et moi y faisions quelquefois des
+armes, et, comme c'etoit le lieu le plus agreable
+de la maison, le baron d'Arques, ses enfans et
+moi, en avions chacun une clef, afin que les valets
+n'y entrassent point et que les livres et les meubles
+qui y etoient fussent en sûreté. Ce fut là où
+nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvoit se
+consoler. Je lui dis que nous allions songer à sa
+sûreté et à la nôtre, et que nous reviendrions à
+elle dans un moment. Verville fut un gros quart
+d'heure à reveiller son valet breton, qui avoit fait
+la debauche. Aussitôt qu'il nous eut allumé de la
+chandelle, nous songeâmes quelque temps à ce
+que nous ferions de la soeur de Saldagne; enfin
+nous resolûmes de la mettre dans ma chambre,
+qui etoit au haut du logis et qui n'etoit frequentée
+que de mon valet et de moi. Nous retournâmes
+à la salle du jardin avec de la lumière. Verville
+fit un grand cri en y entrant, ce qui me surprit
+fort. Je n'eus pas le temps de lui demander ce
+qu'il avoit, car j'ouïs parler à la porte de la salle,
+que quelqu'un ouvrit à l'instant que j'eteignois
+ma chandelle. Verville demanda: «Qui va là?»
+Son frère Saint-Far nous repondit: «C'est moi.
+Que diable faites-vous ici sans chandelle à l'heure
+qu'il est?--Je m'entretenois avec Garigues, parceque
+je ne puis dormir, lui repondit Verville.--Et
+moi, dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et
+viens occuper la salle à mon tour; je vous prie de
+m'y laisser tout seul.» Nous ne nous fîmes pas
+prier deux fois. Je fis sortir notre demoiselle le
+plus adroitement que je pus, m'etant mis entre
+elle et Saint-Far, qui entroit en même-temps. Je
+la menai dans ma chambre, sans qu'elle cessât
+de se desesperer, et revins trouver Verville dans
+la sienne, où son valet ralluma de la chandelle.
+Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il falloit
+necessairement qu'il retournât chez Saldagne.
+«Et qu'en voulez-vous faire? lui dis-je; l'achever?--Ha,
+mon pauvre Garigues! s'écria-t-il, je
+suis le plus malheureux homme du monde si je
+ne tire mademoiselle de Saldagne d'entre les
+mains de son frère.--Et y est-elle encore, puis
+qu'elle est dans ma chambre? lui repondis-je.--Plût
+à Dieu que cela fût, me dit-il en soupirant.--Je
+crois que vous rêvez, lui repartis-je.--Je ne
+rêve point, reprit-il; nous avons pris la soeur aînée
+de mademoiselle de Saldagne pour elle.--Quoi!
+lui dis-je aussitôt, n'etiez-vous pas ensemble
+dans le jardin?--Il n'y a rien de plus assuré,
+me dit-il.--Pourquoi voulez-vous donc vous
+aller faire assommer chez son frère? lui repondis-je,
+puisque la soeur que vous demandez est dans
+ma chambre.--Ha! Garigues, s'ecria-t-il encore,
+je sais bien ce que j'ai vu.--Et moi aussi,
+lui dis-je, et, pour vous montrer que je ne me
+trompe point, venez voir mademoiselle de Saldagne.»
+Il me dit que j'etois fou, et me suivit le
+plus affligé homme du monde. Mais mon etonnement
+ne fut pas moindre que son affliction quand
+je vis dans ma chambre une demoiselle que je
+n'avois jamais vue, et qui n'etoit point celle que
+j'avois amenée. Verville en fut aussi etonné que
+moi, mais, en recompense, le plus satisfait homme
+du monde, car il se trouvoit avec mademoiselle
+de Saldagne. Il m'avoua que c'etoit lui qui s'étoit
+trompé; mais je ne pouvois lui repondre, ne
+pouvant comprendre par quel enchantement une
+demoiselle que j'avois toujours accompagnée s'etoit
+transformée en une autre, à venir de la
+salle du jardin à ma chambre. Je regardois attentivement
+la maîtresse de Verville, qui n'etoit point
+assûrement celle que nous avions tirée de chez
+Saldagne, et qui même ne lui ressembloit pas. Verville
+me voyant si eperdu: «Qu'as-tu donc? me
+dit-il. Je te confesse encore une fois que je me
+suis trompé.--Je le suis plus que vous si mademoiselle
+de Saldagne est entrée céans avec
+nous, lui repondis-je.--Et avec qui donc? reprit-il.--Je
+ne sçais, lui dis-je, ni qui le peut sçavoir,
+que mademoiselle même.--Je ne sçais pas aussi
+avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur,
+nous dit alors mademoiselle de Saldagne, parlant
+de moi: car, continua-t-elle, ce n'est pas monsieur
+de Verville qui m'a tirée de chez mon frère;
+c'est un homme qui est entré chez nous un moment
+après que vous en êtes sorti. Je ne sais pas
+si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si
+nos laquais, qui entrèrent en même-temps que
+lui, l'avoient averti de ce qui s'etoit passé. Il fit
+porter mon frère dans sa chambre, et, ma femme
+de chambre m'etant venue apprendre ce que je
+vous viens de dire, et qu'elle avoit remarqué que
+cet homme etoit de la connoissance de mon frère
+et de nos voisins, je l'allai attendre dans le jardin,
+où je le conjurai de me mener chez lui jusqu'au
+lendemain, que je me ferois mener chez une dame
+de mes amies, pour laisser passer la furie de mon
+frère, que je lui avouai avoir tous les sujets du
+monde de redouter. Cet homme m'offrit assez
+civilement de me conduire partout où je voudrois,
+et me promit de me proteger contre mon frère,
+même au peril de sa vie. C'est sous sa conduite
+que je suis venue en ce logis, où Verville, que j'ai
+bien connu à la voix, a parlé à ce même homme;
+en suite de quoi on m'a mise dans la chambre où
+vous me voyez.»</p>
+
+<p>Ce que nous dit Mademoiselle de Saldagne
+ne m'eclaircit pas entièrement; mais au moins
+aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu
+près de quelle façon la chose etoit arrivée. Pour
+Verville, il avoit eté si attentif à considerer sa
+maîtresse, qu'il ne l'avoit eté que fort peu à tout
+ce qu'elle nous dit. Il se mit à lui dire cent douceurs,
+sans se mettre beaucoup en peine de sçavoir
+par quelle voie elle etoit venue dans ma
+chambre. Je pris de la lumière, et, les laissant
+ensemble, je retournai dans la salle du jardin,
+pour parler à Saint-Far, quand bien il me devroit
+dire quelque chose de desobligeant, selon sa
+coutume. Mais je fus bien etonné de trouver, au
+lieu de lui, la même demoiselle que je savois très
+certainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce
+qui augmenta mon etonnement, ce fut de la voir
+tout en desordre, comme une personne à qui on
+a fait une violence: sa coiffure etoit toute defaite,
+et le mouchoir qui lui couvroit la gorge etoit sanglant
+en quelques endroits, aussi bien que son
+visage.</p>
+
+<p>«Verville, me dit-elle aussitôt qu'elle me
+vit paroître, ne m'approche point, si ce n'est
+pour me tuer; tu feras bien mieux que d'entreprendre
+une seconde violence. Si j'ai eu assez
+de force pour me defendre de la première, Dieu
+m'en donnera encore assez pour t'arracher les
+yeux, si je ne puis t'ôter la vie. C'est donc là,
+ajouta-t-elle en pleurant, cet amour violent que
+tu disois avoir pour ma soeur? Oh! que la complaisance
+que j'ai eue pour ses folies me coûte bon,
+et, quand on ne fait pas ce qu'on doit, qu'il est
+bien juste de souffrir les maux que l'on craint le
+plus! Mais que delibères-tu? me dit-elle encore,
+me voyant tout etonné. As-tu quelque remords
+de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublierai
+de bon coeur: tu es jeune, et j'ai eté trop imprudente
+de me fier en la discretion d'un homme de
+ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je
+t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains
+moins que toi, qui n'es qu'un brutal, ou plutôt un
+ennemi mortel de notre maison; qui n'as pu être
+satisfait d'une fille seduite et d'un gentilhomme
+assassiné, si tu n'y ajoutois un plus grand crime.»</p>
+
+<p>En achevant ces paroles, qu'elle prononça avec
+beaucoup de vehemence, elle se mit à pleurer
+avec tant de violence que je n'ai jamais vu une
+affliction pareille. Je vous avoue que ce fut là où
+j'achevai de perdre le peu d'esprit que j'avois
+conservé en une si grande confusion; et si elle
+n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais
+osé l'interrompre, de la façon que j'etois
+etonné et de l'autorité avec laquelle elle m'avoit
+fait tous ces reproches. «Mademoiselle, lui repondis-je,
+non seulement je ne suis point Verville,
+mais aussi j'ose vous assurer qu'il n'est
+point capable d'une mauvaise action comme celle
+dont vous vous plaignez.--Quoi! reprit-elle, tu
+n'es point Verville? Je ne t'ai point vu aux mains
+avec mon frère? Un gentilhomme n'est point venu
+à ton secours, et tu ne m'as point conduite ceans
+à ma prière, où tu m'as voulu faire une violence
+indigne de toi et de moi?» Elle ne put me rien
+dire davantage, tant la douleur la suffoquoit. Pour
+moi, je ne fus jamais en plus grande peine, ne
+pouvant comprendre comme elle connoissoit Verville
+et ne le connoissoit point. Je lui dis que
+la violence qu'on lui avoit faite m'etoit inconnue,
+et, puisqu'elle etoit soeur de M. de Saldagne,
+que je la menerois, si elle vouloit, où etoit sa soeur.
+Comme j'achevois de parler, je vis entrer dans la
+salle Verville et mademoiselle de Saldagne, qui
+vouloit absolument qu'on la ramenât chez son
+frère. Je ne sais pas d'où lui etoit venue une si
+dangereuse fantaisie. Les deux soeurs s'embrassèrent
+aussitôt qu'elles se virent, et se remirent à
+pleurer à l'envi l'une de l'autre. Verville les pria
+instamment de retourner dans ma chambre, leur
+représentant la difficulté qu'il y auroit de faire
+ouvrir chez Monsieur de Saldagne, la maison
+etant alarmée comme elle etoit, outre le péril
+qu'il y avoit pour elles entre les mains d'un brutal;
+que dans son logis elles ne pouvoient être
+decouvertes; que le jour alloit bientôt paroître,
+et que, selon les nouvelles que l'on auroit de
+Saldagne, on aviseroit à ce que l'on auroit à faire.
+Verville n'eut pas grand'peine à les faire condescendre
+à ce qu'il voulut, ces pauvres demoiselles
+se trouvant toutes rassurées de se voir ensemble.
+Nous montâmes en ma chambre, où,
+après avoir bien examiné les etranges succès qui
+nous mettoient en peine, nous crûmes, avec autant
+de certitude que si nous l'eussions vu, que
+la violence que l'on avoit faite à mademoiselle
+de Lery venoit infailliblement de Saint-Far, ne sachant
+que trop, Verville et moi, qu'il etoit encore
+capable de quelque chose de pire. Nous ne nous
+trompions point en nos conjectures: Saint-Far
+avoit joué dans la même maison où Saldagne avoit
+perdu son argent, et, passant devant son jardin
+un moment après le desordre que nous y avions
+fait, il s'etoit rencontré avec les laquais de Saldagne,
+qui lui avoient fait le recit de ce qui etoit
+arrivé à leur maître, qu'ils assuroient avoir eté
+assassiné par sept ou huit voleurs, pour excuser
+la lâcheté qu'ils avoient faite en l'abandonnant.
+Saint-Far se crut obligé de lui aller offrir son service
+comme à son voisin, et ne le quitta point
+qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir
+de laquelle mademoiselle de Saldagne l'avoit
+prié de la mettre à couvert des violences de son
+frère, et etoit venue avec lui, comme avoit fait sa
+soeur avec nous. Il avoit donc voulu la mettre
+dans la salle du jardin, où nous etions, comme je
+vous ai dit; et parcequ'il n'avoit pas moins de
+peur que nous vissions sa demoiselle que nous
+en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par hasard
+les deux soeurs se trouvèrent l'une auprès de
+l'autre quand il entra et quand nous sortîmes,
+je trouvai sous ma main la sienne, au même
+temps qu'il se trompa de la même façon avec la
+nôtre, et ainsi les demoiselles furent troquées, ce
+qui fut d'autant plus faisable que j'avois eteint
+la lumière et qu'elles etoient vêtues l'une comme
+l'autre, et si eperdues, aussi bien que nous,
+qu'elles ne savoient ce qu'elles faisoient. Aussitôt
+que nous l'eûmes laissé dans la salle, se voyant
+seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus
+d'instinct que de raison, ou, pour parler de lui
+comme il merite, etant la brutalité même, il avoit
+voulu profiter de l'occasion, sans considerer ce
+qui en pourroit arriver, et qu'il faisoit un outrage
+irreparable à une fille de condition qui s'etoit mise
+entre ses bras comme dans un asile. Sa brutalité
+fut punie comme elle meritoit: mademoiselle de
+Lery se defendit en lionne, le mordit, l'egratigna
+et le mit tout en sang. À tout cela il ne fit
+autre chose que s'aller coucher, et s'endormir
+aussi tranquillement que s'il n'eût pas fait l'action
+du monde la plus deraisonnable.</p>
+
+<p>Vous êtes peut-être en peine de savoir comment
+mademoiselle de Lery se trouvoit dans le
+jardin quand son frère nous y surprit; elle qui
+n'y etoit point venue comme avoit fait sa soeur.
+C'est ce qui m'embarrassoit aussi bien que vous;
+mais j'appris de l'une et de l'autre que mademoiselle
+de Lery avoit accompagné sa soeur dans
+le jardin pour ne se fier pas à la discretion d'une
+servante, et c'etoit elle que j'avois entretenue
+sous le nom de Madelon. Je ne m'etonnai donc
+plus si j'avois trouvé tant d'esprit en une femme
+de chambre, et mademoiselle de Lery m'avoua
+qu'après avoir fait conversation avec moi dans
+le jardin et m'avoir trouvé plus spirituel que ne
+l'est d'ordinaire un valet, celui de Verville, qui
+lui avoit fait voir qu'il n'avoit guère d'esprit, et
+qu'elle prenoit encore le lendemain pour moi,
+l'avoit extrêmement etonnée. Depuis ce temps-là,
+nous eûmes l'un pour l'autre quelque chose
+de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle etoit
+pour le moins aussi aise que moi de ce que nous
+nous pouvions aimer avec plus d'egalité et de
+proportion que si l'un de nous deux eût eté valet
+ou servante.</p>
+
+<p>Le jour parut que nous etions encore ensemble.
+Nous laissâmes nos demoiselles dans ma
+chambre, où elles s'endormirent si elles voulurent,
+et nous allâmes songer, Verville et moi, à
+ce que nous avions à faire. Pour moi, qui n'etois
+pas amoureux comme Verville, je mourois d'envie
+de dormir; mais il n'y avoit pas apparence
+d'abandonner mon ami dans un si grand accablement
+d'affaires. J'avois un laquais aussi avisé
+que le valet de chambre de Verville etoit maladroit;
+je l'instruisis autant que je pus, et l'envoyai
+decouvrir ce qui se passoit chez Saldagne.
+Il s'acquitta de sa commission avec esprit, et
+nous rapporta que les gens de Saldagne disoient
+que des voleurs l'avoient fort blessé, et que l'on
+ne parloit non plus de ses soeurs que si jamais
+il n'en eût eu, soit qu'il ne se souciât point
+d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en
+parler, pour etouffer le bruit d'une chose qui lui
+etoit si desavantageuse. «Je vois bien qu'il y
+aura ici du duel, me dit alors Verville.--Et
+peut-être de l'assassinat», lui repondis-je; et là-dessus
+je lui appris que Saldagne etoit le même
+qui m'avoit voulu assassiner dans Rome; que
+nous nous etions reconnus l'un l'autre, et j'ajoutai
+que, s'il croyoit que ce fût moi qui eût attenté
+sur sa vie, comme il y avoit grande apparence,
+qu'assurement il ne soupçonnoit rien encore de
+l'intelligence que ses soeurs avoient avec nous.
+J'allai rendre compte à ces pauvres filles de ce
+que nous avions appris, et cependant Verville
+alla trouver Saint-Far pour decouvrir ses sentiments
+et si nous avions bien deviné. Il trouva
+qu'il avoit le visage fort egratigné; mais, quelque
+question que Verville lui pût faire, il n'en put
+tirer autre chose, sinon que, revenant de jouer,
+il avoit trouvé la porte du jardin de Saldagne
+ouverte, sa maison en rumeur et lui fort blessé
+entre les bras de ses gens, qui le portoient dans
+sa chambre. «Voilà un grand accident, lui dit
+Verville, et ses soeurs en seront bien affligées:
+ce sont de fort belles filles; je veux leur aller
+rendre visite.--Que m'importe?» lui répondit ce
+brutal, qui se mit ensuite à siffler, sans plus rien
+repondre à son frère pour tout ce qu'il lui put
+dire. Verville le quitta et revint dans ma chambre,
+où j'employois toute mon eloquence pour
+consoler nos belles affligées. Elles se desesperoient
+et n'attendoient que des violences extrêmes
+de l'etrange humeur de leur frère, qui etoit
+sans doute l'homme du monde le plus esclave
+de ses passions. Mon laquais leur alla querir à
+manger dans le prochain cabaret<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a>
+<a href="#footnote170"><sup class="sml">170</sup></a>, ce qu'il continua
+de faire quinze jours durant que nous les
+tînmes cachées dans ma chambre, où par bonheur
+elles ne furent point decouvertes, parcequ'elle
+etoit au haut du logis et eloignée des
+autres. Elles n'eussent point eu de repugnance à
+se mettre dans quelque maison religieuse; mais,
+à cause de l'aventure fâcheuse qui leur etoit arrivée,
+elles avoient grand sujet de craindre de
+ne sortir pas d'un couvent quand elles voudroient,
+après s'y être renfermées d'elles-mêmes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote170"
+name="footnote170"><b>Note 170: </b></a><a href="#footnotetag170">
+(retour) </a> On donnoit à manger aussi bien qu'à boire dans les cabarets,
+tandis qu'on ne donnoit qu'à boire dans les tavernes,
+débits de plus bas étage.</blockquote>
+
+<p>Cependant, les blessures de Saldagne se guerissoient,
+et Saint-Far, que nous observions, l'alloit
+visiter tous les jours. Verville ne bougeoit de
+ma chambre, à quoi on ne prenoit pas garde
+dans le logis, ayant accoutumé d'y passer souvent
+les jours entiers à lire ou à s'entretenir avec
+moi. Son amour augmentoit tous les jours pour
+mademoiselle de Saldagne, et elle l'aimoit autant
+qu'elle en etoit aimée. Je ne deplaisois pas à
+sa soeur aînée, et elle ne m'etoit pas indifferente.
+Ce n'est pas que la passion que j'avois pour Leonore
+fût diminuée; mais je n'esperois plus rien
+de ce côté-là, et, quand je l'aurois pu posseder,
+j'aurais fait conscience de la rendre malheureuse.</p>
+
+<p>Un jour Verville reçut un billet de Saldagne, qui
+le vouloit voir l'epée à la main, et qui l'attendoit
+avec un de ses amis dans la plaine de Grenelle<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a>
+<a href="#footnote171"><sup class="sml">171</sup></a>.
+Par le même billet Verville etoit prié de ne se
+servir point d'un autre que de moi, ce qui me
+donna quelque soupçon que peut-être il nous
+vouloit prendre tous deux d'un coup de filet. Ce
+soupçon etoit assez bien fondé, ayant dejà experimenté
+ce qu'il savoit faire; mais Verville ne s'y
+voulut pas arrêter, ayant resolu de lui donner toutes
+sortes de satisfactions, et d'offrir même d'epouser
+sa soeur. Il envoya querir un carrosse de
+louage, quoiqu'il y en eût trois dans le logis.
+Nous allâmes où Saldagne nous attendoit, et où
+Verville fut bien etonné de trouver son frère qui
+servoit son ennemi. Nous n'oubliâmes ni soumissions
+ni prières pour faire passer les choses par
+accommodement; il fallut absolument se battre
+avec les deux moins raisonnables hommes du
+monde. Je voulus protester à Saint-Far que j'etois
+au desespoir de tirer l'epée contre lui, et je ne
+repondis qu'avec des soumissions et des paroles
+respectueuses à toutes les choses outrageantes
+dont il exerça ma patience. Enfin, il me dit brutalement
+que je lui avois toujours deplu, et que,
+pour regagner ses bonnes grâces, il falloit que je
+reçusse de lui deux ou trois coups d'epée. En disant
+cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer
+quelque temps, resolu d'essayer d'en venir
+aux prises au peril de quelques blessures. Dieu
+favorisa ma bonne intention, il tomba à mes
+pieds. Je le laissai relever, et cela l'anima encore
+davantage contre moi. Enfin, m'ayant blessé
+legèrement à une epaule, il me cria, comme auroit
+fait un laquais, que j'en tenois, avec un emportement
+si insolent que ma patience se lassa. Je
+le pressai, et, l'ayant mis en desordre, je passai
+si heureusement sur lui que je pus lui saisir la
+garde de son epée. «Cet homme que vous haïssez
+tant, lui dis-je alors, vous donnera neanmoins
+la vie.» Il fit cent efforts hors de saison
+sans jamais vouloir parler, comme un brutal qu'il
+etoit, quoique je lui representasse que nous devions
+aller separer son frère et Saldagne, qui se
+rouloient l'un sur l'autre; mais je vis bien qu'il
+falloit agir autrement avec lui. Je ne l'epargnai
+plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand
+effort que je fis en lui arrachant son epée, que je
+jetai assez loin de lui. Je courus aussitôt au secours
+de Verville, qui etoit aux prises avec son
+homme. En les approchant, je vis de loin des
+gens de cheval qui venoient à nous. Saldagne fut
+desarmé, et en même temps je me sentis donner
+un coup d'epée par derrière. C'etoit le genereux
+Saint-Far qui se servoit si lâchement de l'epée
+que je lui avois laissée. Je ne fus plus maître de
+mon ressentiment: je lui en portai un qui lui fit
+une grande blessure. Le baron d'Arques, qui survint
+à l'heure même et qui vit que je blessois son
+fils, m'en voulut d'autant plus de mal qu'il m'avoit
+toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa
+son cheval sur moi et me donna un coup d'epée
+sur la tête. Ceux qui etoient venus avec lui fondirent
+sur moi à son exemple. Je me demêlai assez
+heureusement de tant d'ennemis; mais il eût
+fallu ceder au nombre si Verville, le plus genereux
+ami du monde, ne se fût mis entre eux et
+moi au peril de sa vie. Il donna un grand estramaçon
+sur les oreilles de son valet, qui me pressoit
+plus que les autres, pour se faire de fête. Je
+presentai mon epée par la garde au baron d'Arques:
+cela ne le flechit point. Il m'appela coquin,
+ingrat, et me dit toutes les injures qui lui vinrent
+à la bouche, jusqu'à me menacer de me faire
+pendre. Je repondis avec beaucoup de fierté que,
+tout coquin et tout ingrat que j'etois, j'avois donné
+la vie à son fils, et que je ne l'avois blessé
+qu'après en avoir eté frappé en trahison. Verville
+soutint à son père que je n'avois pas tort; mais il
+dit toujours qu'il ne me vouloit jamais voir. Saldagne
+monta avec le baron d'Arques dans le carrosse
+où l'on avoit mis Saint-Far; et Verville,
+qui ne me voulut point quitter, me reçut dans
+l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans
+l'hôtel d'un de nos princes, où il avoit des amis,
+et se retira chez son père. M. de Saint-Sauveur
+m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut
+en son logis secretement, où il eut soin de moi
+comme si j'eusse eté son fils. Verville me vint
+voir le lendemain, et me conta que son père
+avoit eté averti de notre combat par les soeurs de
+Saldagne, qu'il avoit trouvées dans ma chambre.
+Il me dit ensuite avec grande joie que l'affaire
+s'accommoderoit par un double mariage,
+aussitôt que son frère seroit gueri, qui n'etoit
+pas blessé en un lieu dangereux; qu'il ne tiendroit
+qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne,
+et, pour son père, qu'il n'etoit plus en colère
+et etoit bien fâché de m'avoir maltraité. Il
+souhaita ensuite que je fusse bientôt gueri pour
+avoir part à tant de rejouissance; mais je lui repondis
+que je ne pouvois plus demeurer dans un pays
+où l'on pouvoit me reprocher ma basse naissance,
+comme avoit fait son père<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a>
+<a href="#footnote172"><sup class="sml">172</sup></a>, et que je quitterois
+bientôt le royaume pour me faire tuer à la guerre,
+ou pour m'elever à une fortune proportionnée
+aux sentiments d'honneur que son exemple m'avoit
+donnés. Je veux croire que ma resolution
+l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas
+long-temps occupé par une autre passion que
+l'amour.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote171"
+name="footnote171"><b>Note 171: </b></a><a href="#footnotetag171">
+(retour) </a> C'étoit un des rendez-vous favoris des bretteurs, avec la
+porte Saint-Honoré, le boulevard de la porte Saint-Antoine,
+le pré du Marché-aux-Chevaux, et la place Royale, qu'il ne
+faut pas oublier, car il étoit presque devenu de mode parmi
+les gentilshommes de la choisir pour y vider leurs querelles
+d'honneur. On se battoit parfois en pleine rue et dans les passages
+les plus fréquentés. Nous pourrions citer, par exemple,
+le duel, si ce mot est juste, de Chalais et du comte de Pontgibault
+dans la rue Croix-des-Petits-Champs, ou, selon
+Tallemant, sur le Pont-Neuf; celui de Darquy et de Baronville
+sur ce même pont, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote172"
+name="footnote172"><b>Note 172: </b></a><a href="#footnotetag172">
+(retour) </a> En l'appelant coquin, car ce mot se trouve souvent employé
+à cette époque pour désigner injurieusement les <i>petites
+gens</i>, les hommes de naissance vile, faisant partie, comme on
+disoit, de la <i>canaille</i>. N'est-ce point en ce sens que Cyrano
+de Bergerac a dit: «L'ingratitude est un vice de <i>coquin</i> dont
+la noblesse est incapable (<i>Lett. cont. les frond.</i>)», et qu'ailleurs
+il fait dire au Sommeil: «J'élève aussi, quand il me
+plaît, un <i>coquin</i> sur le trône.» (<i>Énigme.</i>) Le P. Garasse,
+dans sa <i>Doctrine curieuse</i>, s'attache à faire voir que tous les
+libertins et hérésiarques sont <i>coquins et bélitres d'extraction</i>.
+Scarron lui-même a dit ailleurs:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Je suis pauvre par le courroux</p>
+<p class="i10">Qu'a contre moi dame Fortune...</p>
+<p class="i10">Tant il est vrai que le Destin</p>
+<p class="i10">En me faisant fit un <i>coquin</i>.</p>
+
+<p class="i20"> (<i>Étrennes à Mlle Descars.</i>)</p>
+</div></div>
+
+<p>Ce mot a pu venir de <i>coquus</i>, pour désigner les gueux, en
+tant que hantant les cuisines. Voyez, d'ailleurs, la ressemblance
+de <i>queux</i> et de <i>gueux</i>.</p></blockquote>
+
+<p>Le Destin continuoit ainsi son histoire, quand
+on ouït tirer dans la rue un coup d'arquebuse,
+et tout aussitôt jouer des orgues. Cet instrument,
+qui peut-être n'avoit point encore eté ouï à la
+porte d'une hôtellerie, fit courir aux fenêtres
+tous ceux que le coup d'arquebuse avoit eveillés.
+On continuoit toujours de jouer des orgues, et
+ceux qui s'y connoissoient remarquèrent même
+que l'organiste jouoit un chant d'eglise. Personne
+ne pouvoit rien comprendre en cette devote serenade,
+qui pourtant n'etoit pas encore bien reconnue
+pour telle; mais on n'en douta plus
+quand on ouït deux mechantes voix dont l'une
+chantoit le dessus et l'autre râloit une basse. Ces
+deux voix de lutrin se joignirent aux orgues, et
+firent un concert à faire hurler tous les chiens du
+pays; ils chantèrent:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"><i>Allons de nos voix et de nos luths d'ivoire</i></p>
+<p class="i30"><i> Ravir les esprits,</i></p>
+</div></div>
+
+<p>(On peut voir
+cette chanson, au moins en partie, dans la <i>Coméd. de
+chans.</i>, IV, sc. 3. <i>Ancien Th. franç.</i>, édit. Jannet,
+t. 9, p. 195).</p>
+
+<p>et le reste de la chanson. Après que cet air suranné
+fut mal chanté, on ouït la voix de quelqu'un
+qui parloit bas, le plus haut qu'il pouvoit, en reprochant
+aux chantres qu'ils chantoient toujours
+une même chose; les pauvres gens repondirent
+qu'ils ne savoient pas ce qu'on vouloit qu'ils chantassent.
+«Chantez ce que vous voudrez, repondit
+à demi-haut la même personne; il faut chanter,
+puisqu'on vous paie bien!» Après cet arrêt
+definitif les orgues changèrent de ton, et on ouït
+un bel <i>Exaudiat</i><a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a>
+<a href="#footnote173"><sup class="sml">173</sup></a>, qui fut chanté fort devotement.
+Personne des auditeurs n'avoit encore osé parler,
+de peur d'interrompre la musique, quand la
+Rancune, qui ne se fut pas tu en une pareille occasion
+pour tous les biens du monde, cria tout
+haut: «On fait donc ici le service divin dans les
+rues?» Quelqu'un des ecoutans prit la parole et
+dit que l'on pouvoit proprement appeler cela chanter tenèbres;
+un autre ajouta que c'etoit une procession
+de nuit. Enfin, tous les facetieux de l'hôtellerie
+se rejouirent sur la musique sans que pas un
+d'eux pût deviner celui qui la donnoit, et, encore
+moins, à qui ni pourquoi. Cependant l'<i>Exaudiat</i>
+avançoit toujours chemin, lorsque dix ou douze
+chiens, qui suivoient une chienne de mauvaise
+vie, vinrent, à la suite de leur maîtresse,
+se mêler parmi les jambes des musiciens; et,
+comme plusieurs rivaux ensemble ne sont pas
+long-temps d'accord, après avoir grondé et juré
+quelque temps les uns contre les autres, enfin,
+tout d'un coup, ils se pillèrent avec tant d'animosité
+et de furie que les musiciens craignirent
+pour leurs jambes et gagnèrent au pied, laissant
+leurs orgues à la discretion des chiens. Ces amans
+immoderés n'en usèrent pas bien: ils renversèrent
+une table à treteaux qui soutenoit la machine
+harmonieuse, et je ne voudrois pas jurer que
+quelques uns de ces maudits chiens ne levassent
+la jambe et ne pissassent contre les orgues renversées,
+ces animaux etant fort diuretiques de
+leur nature, principalement quand quelque chienne
+de leur connoissance a envie de proceder à la
+multiplication de son espèce. Le concert etant
+ainsi deconcerté, l'hôte fit ouvrir la porte de l'hôtellerie
+et voulut mettre à couvert le buffet d'orgues,
+la table et les treteaux. Comme ses valets
+et lui s'occupoient à cette oeuvre charitable, l'organiste
+revint à ses orgues, accompagné de trois
+personnes, entre lesquelles il y avoit une femme
+et un homme qui se cachoit le nez de son manteau.
+Cet homme etoit le veritable Ragotin, qui avoit
+voulu donner une serenade à mademoiselle de
+l'Etoile, et s'etoit adressé pour cela à un petit
+châtré, organiste d'une église<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a>
+<a href="#footnote174"><sup class="sml">174</sup></a>. Ce fut ce monstre,
+ni homme ni femme, qui chanta le dessus
+et qui joua des orgues, que sa servante avoit apportées;
+un enfant de choeur qui avoit dejà mué
+chanta la basse; et tout cela pour le prix et somme
+de deux testons<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a>
+<a href="#footnote175"><sup class="sml">175</sup></a>, tant il faisoit dejà cher vivre
+dans ce bon pays du Maine. Aussitôt que
+l'hôte eut reconnu les auteurs de la serenade, il
+dit, assez haut pour être entendu de tous ceux
+qui etoient aux fenêtres de l'hôtellerie: «C'est
+donc vous, Monsieur Ragotin, qui venez chanter
+vêpres à ma porte; vous feriez bien mieux de
+dormir et de laisser dormir mes hôtes!» Ragotin
+lui repondit qu'il le prenoit pour un autre; mais
+ce fut d'une façon à faire croire encore davantage
+ce qu'il feignoit de vouloir nier. Cependant l'organiste,
+qui trouva ses orgues rompues et qui
+etoit fort colère, comme sont tous les animaux imberbes,
+dit à Ragotin, en jurant, qu'il les lui falloit
+payer. Ragotin lui repondit qu'il se moquoit
+de cela. «Ce n'est pourtant pas moquerie, repartit
+le châtré, je veux être payé!» L'hôte et
+ses valets donnèrent leurs voix pour lui; mais Ragotin
+leur apprit, comme à des ignorans, que
+cela ne se pratiquoit point en serenade, et, cela
+dit, s'en alla tout fier de sa galanterie. La musique
+chargea les orgues sur le dos de la servante
+du châtré, qui se retira en son logis de fort mauvaise
+humeur, la table sur l'epaule et suivi de l'enfant
+de choeur, qui portoit les deux treteaux.
+L'hôtellerie fut refermée; le Destin donna le
+bonsoir aux comediennes, et remit la fin de son
+histoire à la première occasion.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote173"
+name="footnote173"><b>Note 173: </b></a><a href="#footnotetag173">
+(retour) </a> Psaume XIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote174"
+name="footnote174"><b>Note 174: </b></a><a href="#footnotetag174">
+(retour) </a> On sait que l'usage, venu d'Italie, d'employer des castrats
+comme chanteurs et musiciens, se répandit dans les
+autres contrées, et dura même long-temps en France. On connoît
+Berthod l'<i>incommodé</i>, qui faisoit partie de la musique du
+roi. (V. Tallemant, historiette de Bertaut.) C'étoient de semblables
+<i>incommodés</i> qui chantoient dans les opéras que faisoit
+jouer Mazarin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote175"
+name="footnote175"><b>Note 175: </b></a><a href="#footnotetag175">
+(retour) </a> Un teston est une ancienne monnoie, remontant au règne
+de Louis XII, qui valoit d'abord quinze sous six deniers,
+et qui subit de grandes variations dans sa valeur. Il fut supprimé
+par Henri III. Son nom venoit de la <i>tête</i> du roi qu'il
+portoit sur une de ses faces.</blockquote>
+<a name="ca16" id="ca16"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>L'ouverture du theâtre, et autres choses qui<br>
+ne sont pas de moindre consequence.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e lendemain, les comediens s'assemblèrent
+dès le matin en une des chambres
+qu'ils occupoient dans l'hôtellerie,
+pour repeter la comedie qui se devoit
+representer après-dîner. La Rancune, à qui Ragotin
+avoit dejà fait confidence de la serenade,
+et qui avoit fait semblant d'avoir de la peine à le
+croire, avertit ses compagnons que le petit homme
+ne manqueroit pas de venir bientôt recueillir
+les louanges de sa galanterie raffinée, et ajouta
+que, toutes les fois qu'il en voudrait parler, il falloit
+en detourner le discours malicieusement. Ragotin
+entra dans la chambre en même temps, et,
+après avoir salué les comediens en general, il
+voulut parler de sa serenade à mademoiselle de
+l'Etoile, qui fut alors pour lui une etoile errante:
+car elle changea de place sans lui repondre,
+autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle
+s'etoit couchée et comment elle avoit passé la
+nuit. Il la quitta pour mademoiselle Angelique,
+qui, au lieu de lui parler, ne fit qu'etudier son
+rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda
+seulement pas. Tous les comediens, l'un après
+l'autre, suivirent exactement l'ordre qu'avoit
+donné la Rancune, et ne repondirent point à ce
+que leur dit Ragotin, ou changèrent de discours
+autant de fois qu'il voulut parler de la nuit precedente.
+Enfin, pressé de sa vanité et ne pouvant
+laisser languir sa reputation davantage, il
+dit tout haut, parlant à tout le monde: «Voulez-vous
+que je vous avoue une verité?--Vous en
+userez comme il vous plaira, repondit quelqu'un.--C'est
+moi, ajouta-t-il, qui vous ai donné cette
+nuit une serenade.--On les donne donc en ce
+pays avec des orgues? lui dit le Destin. Et à qui
+la donniez-vous? N'est-ce point, continua-t-il, à
+la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens
+ensemble?--Il n'en faut pas douter, dit l'Olive: car
+ces animaux de nature mordante n'eussent pas
+troublé une musique si harmonieuse à moins que
+d'être rivaux, et même jaloux, de monsieur Ragotin.»
+Un autre de la compagnie prit la parole et
+dit qu'il ne doutoit point qu'il ne fût bien avec sa
+maîtresse et qu'il ne l'aimât à bonne intention,
+puisqu'il y alloit si ouvertement. Enfin tous ceux
+qui etoient dans la chambre poussèrent à bout
+Ragotin sur la serenade, à la reserve de la Rancune,
+qui lui fit grâce, ayant eté honoré de l'honneur
+de sa confidence; et il y a apparence que
+cette belle raillerie de chien eût épuisé tous ceux
+qui etoient dans la chambre, si le poète, qui en
+son espèce etoit aussi sot et aussi vain que Ragotin,
+et qui de toutes les choses tiroit matière
+de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens
+en disant du ton d'un homme de condition, ou
+plutôt qui le fait à fausses enseignes: «À propos
+de serenade, il me souvient qu'à mes noces on
+m'en donna une quinze jours de suite, qui etoit
+composée de plus de cent sortes d'instruments.
+Elle courut par tout le Marais; les plus galantes
+dames de la place Royale<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a>
+<a href="#footnote176"><sup class="sml">176</sup></a> l'adoptèrent; plusieurs
+galants s'en firent honneur, et elle donna
+même de la jalousie à un homme de condition,
+qui fit charger par ses gens ceux qui me la donnoient.
+Mais ils n'y trouvèrent par leur compte,
+car ils etoient tous de mon pays, braves gens s'il
+en est au monde, et dont la plus grande partie
+avoient eté officiers dans un regiment que je mis
+sur pied quand les communes de nos quartiers<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a>
+<a href="#footnote177"><sup class="sml">177</sup></a> se
+soulevèrent. La Rancune, qui avoit contraint son
+naturel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas
+la même bonté pour le poète, qu'il persecutoit continuellement.
+Il prit donc la parole et dit au nourrisson
+des Muses: «Votre serenade, de la façon
+que vous nous la representez, etoit plutôt un charivari
+dont un homme de condition fut importuné,
+et envoya la canaille de sa maison pour le
+faire taire ou pour le chasser plus loin. Ce qui me
+le fait croire encore davantage, c'est que votre
+femme est morte de vieillesse, et six mois après
+votre hymenée, pour parler en vos termes.--Elle
+mourut pourtant du mal de mère, dit le poète.--Dites
+plutôt de grand'mère, d'aïeule ou de
+bisaïeule, repondit la Rancune. Dès le regne
+d'Henry quatrième, la mère ne lui faisoit plus de
+mal, ajouta-t-il; et, pour vous montrer que j'en
+sais plus de nouvelles que vous-même, quoique
+vous nous la prôniez si souvent, je vous veux apprendre
+une chose d'elle qui n'est jamais venue à
+votre connoissance: Dans la cour de la reine
+Marguerite...<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a>
+<a href="#footnote178"><sup class="sml">178</sup></a>» Ce beau commencement d'histoire
+attira auprès de la Rancune tous ceux qui
+etoient dans la chambre, qui savoient bien qu'il
+avoit des memoires contre tout le genre humain.
+Le poète, qui le redoutoit extrêmement, l'interrompit
+en lui disant: «Je gage cent pistoles que
+non.» Ce defi de gager fait si à propos fit rire
+toute la compagnie et le fit sortir hors de la chambre.
+C'etoit toujours ainsi par des gageures de
+sommes considerables que le pauvre homme defendoit
+ses hyperboles quotidiennes, qui pouvoient bien
+monter chaque semaine à la somme
+de mille ou douze cents impertinences, sans y
+comprendre les menteries. La Rancune etoit le
+contrôleur general tant de ses actions que de ses
+paroles, et l'ascendant qu'il avoit sur lui etoit si
+grand que je l'ose comparer à celui du genie d'Auguste
+sur celui d'Antoine, cela s'entend prix
+pour prix, et sans faire comparaison de deux comediens
+de campagne à deux Romains de ce calibre-là. La
+Rancune ayant donc commencé son
+conte, et en ayant eté interrompu par le poète,
+comme je vous ai dit, chacun, le pria instamment
+de l'achever; mais il s'en excusa, promettant de
+leur conter une autre fois la vie du poète tout entière,
+et que celle de sa femme y seroit comprise.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote176"
+name="footnote176"><b>Note 176: </b></a><a href="#footnotetag176">
+(retour) </a> Sous la régence d'Anne d'Autriche, la place Royale et le
+Marais étoient le centre où se réunissoit, comme de concert,
+cette société épicurienne de grands seigneurs et de grandes
+dames qui a laissé tant de traces dans les mémoires du temps,
+et dont Saint-Évremont a célébré le souvenir dans son <i>Épître
+à Ninon</i>. Il s'y tenoit des assemblées auxquelles Marion Delorme
+et Ninon de Lenclos, les deux plus <i>galantes dames</i> du
+quartier, donnoient naturellement le ton. Aussi un proverbe,
+rapporté par Saint-Simon, disoit-il: «Henri IV avec son
+peuple sur le Pont-Neuf; Louis XIII avec les gens de qualité
+à la place Royale.» Du reste, les <i>dames galantes</i> devoient y
+être attirées par le voisinage des financiers, qui logeoient
+alors en grand nombre au Marais. (V. <i>Catal. des partisans</i>, t. 1,
+p. 113 du <i>Rec. des Mazarinades</i>.) «Mesdames de Rohan <i>et les
+autres galantes</i> de la place, dit Tallemant, ne craignoient rien
+tant que madame Pilon, bien loin qu'elle les servît en leurs
+amourettes.» (<i>Hist. de madame Pilon.</i>) Le Marais, voisin de
+la place où logeoit Scarron, étoit considéré comme un pays de
+Cocagne, comme l'île des plaisirs et des ris. Aussi Louis XIII,
+reprochant à Cinq-Mars sa paresse, lui disoit-il «que ce vice
+n'étoit bon qu'à ceux du Marais, où il avoit été nourri, qui
+étoient surtout adonnés à leurs plaisirs, et que, s'il vouloit
+continuer cette vie, il falloit qu'il y retournât». (Lett. de
+Louis XIII à Richel., 4 janv. 1641.) Dans son <i>Adieu au Marais
+et à la Place-Royale</i>, Scarron s'exprime ainsi:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Adieu, beau quartier favori,</p>
+<p class="i10">Des honnestes gens tant chéri,</p>
+<p class="i10">Adieu, belle place où n'habite</p>
+<p class="i10">Que mainte personne d'élite, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Parmi les hauts et illustres personnages dont il nous a laissé
+la liste dans cette pièce, et qui donnoient son principal lustre
+à cette place et aux alentours, on peut citer MM. de Villequier
+de Courcy, le prince de Gourné, le prince de Guemenée, Sarrazin,
+La Ménardière, etc.; mais ce sont surtout les dames qu'il
+énumère complaisamment:--La princesse de Guéménée, la
+duchesse de Rohan et sa fille, les marquises de Piennes et
+de Grimault; mesdames de Bassompierre, de Blerancourt, de
+Maugiron, de Martel, de Choisy, de Boisdauphine, de Gourné;
+les comtesses de Belin, du Lude, de La Suze;--sans parler de
+Ninon et de Marion.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote177"
+name="footnote177"><b>Note 177: </b></a><a href="#footnotetag177">
+(retour) </a> Des bords de la Garonne. Roquebrune est Gascon,
+comme on a pu s'en apercevoir déjà à sa confiance en lui-même
+et à ses hâbleries; Scarron, d'ailleurs, le dit plus loin
+(l. 1, ch. 19).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote178"
+name="footnote178"><b>Note 178: </b></a><a href="#footnotetag178">
+(retour) </a> La première femme de Henri IV.</blockquote>
+
+<p>Il fut question de repeter la comedie qu'on devoit
+jouer le jour même dans un tripot voisin. Il
+n'arriva rien de remarquable pendant la repetition.
+On joua après dîner et on joua fort bien. Mademoiselle
+de l'Etoile y ravit tout le monde par sa
+beauté; Angelique eut des partisans pour elle, et
+l'une et l'autre s'acquitta de son personnage à la
+satisfaction de tout le monde; le Destin et ses
+camarades firent aussi des merveilles, et ceux de
+l'assistance qui avoient souvent ouï la comedie
+dans Paris avouèrent que les comediens du roi
+n'eussent pas mieux representé. Ragotin ratifia
+en sa tête la donation qu'il avoit faite de son
+corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile,
+passée par devant la Rancune, qui lui promettoit
+tous les jours de la faire accepter à la comedienne.
+Sans cette promesse, le desespoir eût bientôt
+fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un
+méchant petit avocat. Je ne dirai point si les comediens
+plurent autant aux dames du Mans que les
+comediennes avoient fait aux hommes, quand j'en
+saurois quelque chose je n'en dirais rien; mais,
+parceque l'homme le plus sage n'est pas quelquefois
+maître de sa langue, je finirai le present
+chapitre, pour m'ôter tout sujet de tentation.</p>
+<a name="ca17" id="ca17"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>ussitôt que Destin eut quitté sa vieille
+broderie et repris son habit de tous les
+jours, la Rappinière le mena aux prisons
+de la ville, à cause que l'homme
+qu'ils avoient pris le jour que le curé de Domfront
+fut enlevé demandoit à lui parler. Cependant les
+comediennes s'en retournèrent en leur hôtellerie
+avec un grand cortége de Manceaux. Ragotin,
+s'etant trouvé auprès de mademoiselle de la Caverne
+dans le temps qu'elle sortoit du jeu de
+paume, où l'on avoit joué, lui presenta la main
+pour la ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre
+ce service-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant à
+mademoiselle Angelique, tellement qu'il se trouva
+ecuyer à droit<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a>
+<a href="#footnote179"><sup class="sml">179</sup></a> et à gauche. Cette double civilité
+fut cause d'une incommodité triple, car la
+Caverne, qui avoit le haut de la rue, comme de
+raison, etoit pressée par Ragotin, afin qu'Angelique
+ne marchât point dans le ruisseau. De
+plus, le petit homme, qui ne leur venoit qu'à la
+ceinture, tiroit si fort leurs mains en bas, qu'elles
+avaient bien de la peine à s'empêcher de tomber
+sur lui. Ce qui les incommodoit encore davantage,
+c'est qu'il se retournoit à tout moment
+pour regarder mademoiselle de l'Etoile, qu'il entendoit
+parler derrière lui à deux godelureaux qui
+la ramenoient malgré elle. Les pauvres comediennes
+essayèrent souvent de se deprendre les
+mains, mais il tint toujours si ferme qu'elles eussent
+autant aimé avoir les osselets<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a>
+<a href="#footnote180"><sup class="sml">180</sup></a>. Elles le prièrent
+cent fois de ne prendre pas tant de peine; il leur
+repondit seulement: «Serviteur, serviteur» (c'etoit
+son compliment ordinaire), et leur serra les
+mains encore plus fort. Il fallut donc prendre patience
+jusqu'à l'escalier de leur chambre, où elles
+esperèrent d'être remises en liberté; mais Ragotin
+n'etoit pas homme à cela. En disant toujours:
+«Serviteur, serviteur», à tout ce qu'elles
+lui purent dire, il essaya premièrement de monter
+de front avec les deux comediennes, ce qui
+s'etant trouvé impossible parceque l'escalier etoit
+trop etroit, la Caverne se mit le dos contre la
+muraille, et monta la première, tirant après soi
+Ragotin, qui tiroit après soi Angelique, qui ne tiroit
+rien et qui rioit comme une folle. Pour nouvelle
+incommodité, à quatre ou cinq degrés de
+leur chambre, ils trouvèrent un valet de l'hôte
+chargé d'un sac d'avoine d'une pesanteur excessive,
+qui leur dit à grand'peine, tant il etoit accablé
+de son fardeau, qu'ils eussent à descendre,
+parcequ'il ne pouvoit remonter, chargé comme il
+etoit. Ragotin voulut repliquer; le valet jura tout
+net qu'il laisseroit tomber son sac sur eux. Ils
+defirent donc avec precipitation ce qu'ils avoient
+fait fort posément, sans que Ragotin voulût encore
+quitter les mains des comediennes. Le valet
+chargé d'avoine les pressoit etrangement, ce qui
+fut cause que Ragotin fit un faux pas, qui ne l'eût
+pas pourtant fait tomber, se tenant comme il faisoit
+aux mains des comediennes; mais il s'attira
+sur le corps la Caverne, laquelle le soutenoit davantage
+que sa fille, à cause de l'avantage du
+lieu. Elle tomba donc sur lui, et lui marcha sur
+l'estomac et sur le ventre, se donnant de la tête
+contre celle de sa fille si rudement qu'elles en
+tombèrent et l'une et l'autre. Le valet, qui crut
+que tant de monde ne se releveroit pas si tôt, et
+qui ne pouvoit plus supporter la pesanteur de son
+sac d'avoine, le dechargea enfin sur les degrés,
+jurant comme un valet d'hôtellerie. Le sac se delia
+ou se rompit par malheur. L'hôte y arriva, qui
+pensa enrager contre son valet; le valet enrageoit
+contre les comediennes, les comediennes enrageoient
+contre Ragotin, qui enrageoit plus que
+pas un de ceux qui enragèrent, parceque mademoiselle
+de l'Etoile, qui arriva en même temps,
+fut encore temoin de cette disgrâce, presque
+aussi fâcheuse que celle du chapeau que l'on lui
+avoit coupé avec des ciseaux quelques jours auparavant.
+La Caverne jura son grand serment
+que Ragotin ne la mènerait jamais, et montra à
+mademoiselle de l'Etoile ses mains, qui etoient
+toutes meurtries. L'Etoile lui dit que Dieu l'avoit
+punie de lui avoir ravi M. Ragotin, qui l'avoit
+retenue devant la comedie pour la ramener, et
+ajouta qu'elle etoit bien aise de ce qui etoit arrivé
+au petit homme, puisqu'il lui avoit manqué de
+parole. Il n'entendit rien de tout cela, car l'hôte
+parloit de lui faire payer le dechet de son avoine,
+ayant déjà, pour le même sujet, voulu battre son
+valet, qui appela Ragotin avocat de causes perdues.
+Angelique lui fit la guerre à son tour, et lui reprocha
+qu'elle avoit eté son pis-aller. Enfin, la fortune
+fit bien voir jusque là qu'elle ne prenoit encore
+nulle part dans les promesses que la Rancune
+avoit faites à Ragotin de le rendre le plus heureux
+amant de tout le pays du Maine, à y comprendre
+même le Perche et Laval. L'avoine fut
+ramassée, et les comediennes montèrent dans leur
+chambre l'une après l'autre, sans qu'il leur arrivât
+aucun malheur. Ragotin ne les y suivit point, et
+je n'ai pas bien sçu où il alla. L'heure du souper
+vint: on soupa dans l'hôtellerie; chacun prit parti
+après le souper, et le Destin s'enferma avec les
+comediennes pour continuer son histoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote179"
+name="footnote179"><b>Note 179: </b></a><a href="#footnotetag179">
+(retour) </a> Se disoit alors pour <i>droite</i>:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i30">............On prend la tabatière;</p>
+<p class="i8">Soudain, à gauche, à <i>droit</i>, par devant, par derrière, etc.</p>
+
+<p class="i10"> (<i>Le Festin de Pierre</i>, de Th. Corneille, acte <i>I</i>, sc. 1.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Il se trouve même dans Boileau:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,</p>
+<p class="i10">L'un à <i>droit</i>, l'autre à gauche.....</p>
+
+<p class="i30"> (Sat. 4.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote180"
+name="footnote180"><b>Note 180: </b></a><a href="#footnotetag180">
+(retour) </a> Donner les <i>osselets</i> à quelqu'un, c'étoit lui mettre au
+pouce ou au poignet un noeud coulant, qu'on serroit à l'aide
+d'un os de pied de mouton. On employoit surtout les <i>osselets</i>
+avec les prisonniers, pour les obliger à suivre ceux qui les
+conduisoient.</blockquote>
+<a name="ca18" id="ca18"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Suite de l'histoire de Destin et de l'Etoile.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>'ai fait le precedent chapitre un peu
+court; peut-être que celui-ci sera plus
+long; je n'en suis pourtant pas bien
+assuré: nous allons voir. Le Destin se
+mit en sa place accoutumée et reprit son histoire
+en cette sorte: Je m'en vais vous achever le plus
+succinctement que je pourrai une vie qui ne vous
+a dejà ennuyées que trop long-temps. Verville m'etant
+venu voir, comme je vous ai dit, et n'ayant
+pu me persuader de retourner chez son père, il
+me quitta fort affligé de ma resolution, à ce qu'il
+me parut, et s'en retourna chez lui, où quelque
+temps après il se maria avec mademoiselle de Saldagne,
+et Saint-Far en fit autant avec mademoiselle
+de Lery. Elle etoit aussi spirituelle que
+Saint-Far l'etoit peu, et j'ai bien de la peine à
+m'imaginer comment deux esprits si disproportionnés
+se seront accordés ensemble. Cependant
+je me gueris entierement, et le genereux monsieur
+de Saint-Sauveur, ayant approuvé la resolution
+que j'avois prise de m'en aller hors du
+royaume, me donna de l'argent pour mon voyage,
+et Verville, qui ne m'oublia point pour s'être marié,
+me fit present d'un bon cheval et de cent
+pistoles. Je pris le chemin de Lyon pour retourner
+en Italie, à dessein de repasser par Rome, et, après
+y avoir vu ma Leonore pour la dernière fois, de
+m'aller faire tuer en Candie<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a>
+<a href="#footnote181"><sup class="sml">181</sup></a>, pour n'être pas
+long-temps malheureux. À Nevers, je logeai dans
+une hôtellerie qui etoit proche de la rivière. Etant
+arrivé de bonne heure et ne sçachant à quoi me
+divertir en attendant le souper, j'allai me promener
+sur un grand pont de pierre qui traverse la
+rivière de Loire. Deux femmes s'y promenoient
+aussi, dont l'une, qui paroissoit être malade, s'appuyoit
+sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher.
+Je les saluai, sans les regarder, en passant
+auprès d'elles, et me promenai quelque temps
+sur le pont, songeant à ma malheureuse fortune
+et plus souvent à mon amour. J'etois assez bien
+vêtu, comme il est necessaire de l'être à ceux de
+qui la condition ne peut faire excuser un mechant
+habit. Quand je repassai auprès de ces femmes,
+j'entendis dire à demi-haut: «Pour moi, je croirois
+que ce fût lui s'il n'etoit point mort.» Je ne
+sçais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet
+de prendre ces paroles-là pour moi. On ne les
+avoit pourtant pas dites pour un autre. Je vis mademoiselle
+de la Boissière, le visage fort pâle et
+defait, qui s'appuyoit sur sa fille Leonore. J'allai
+droit à elles avec plus d'assurance que je n'eusse
+fait dans Rome, m'etant beaucoup formé le corps
+et l'esprit durant le temps que j'avois demeuré à
+Paris. Je les trouvai si surprises et si effrayées,
+que je crois qu'elles se fussent mises en fuite si
+mademoiselle de la Boissière eût pu courir. Cela
+me surprit aussi. Je leur demandai par quelle
+heureuse rencontre je me trouvois avec les personnes
+du monde qui m'etoient les plus chères. Elles
+se rassurèrent à mes paroles. Mademoiselle de la
+Boissière me dit que je ne devois point trouver
+etrange si elles me regardoient avec quelque sorte
+d'etonnement; que le seigneur Stefano leur avoit
+fait voir des lettres de l'un des gentilshommes que
+j'accompagnois dans Rome, par lesquelles on lui
+mandoit que j'avois eté tué durant la guerre de
+Parme<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a>
+<a href="#footnote182"><sup class="sml">182</sup></a>, et ajouta qu'elle etoit ravie de ce qu'une
+nouvelle qui l'avoit si fort affligée ne se trouvoit
+pas veritable. Je lui repondis que la mort
+n'etoit pas le plus grand malheur qui me pouvoit
+arriver, et que je m'en allois à Venise faire courir
+le même bruit avec plus de verité. Elles s'attristèrent
+de ma resolution, et la mère me fit alors
+des caresses extraordinaires dont je ne pouvois
+deviner la cause. Enfin, j'appris d'elle-même ce
+qui la rendoit si civile. Je pouvois encore lui rendre
+service, et l'etat où elle se trouvoit ne lui
+permettoit pas de me mepriser et de me faire mauvais
+visage, comme elle avoit fait dans Rome. Il
+leur etoit arrivé un malheur assez grand pour les
+mettre en peine. Ayant fait argent de tous leurs
+meubles, qui etoient fort beaux et en quantité,
+elles etoient parties de Rome avec une servante
+françoise qui les servoit il y avoit long-temps, et
+le seigneur Stefano leur avoit donné son valet,
+qui etoit Flamand comme lui et qui vouloit retourner
+en son pays. Ce valet et cette servante
+s'aimoient à dessein de se marier ensemble, et
+leur amour n'etoit connu de personne. Mademoiselle
+de la Boissière, etant arrivée à Rouane, se
+mit sur la rivière. A Nevers, elle se trouva si mal
+qu'elle ne put passer outre. Durant sa maladie,
+elle fut assez difficile à servir, et sa servante s'en
+acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le
+valet et la servante ne se trouvèrent plus, et, ce
+qui fut de plus fâcheux, l'argent de la pauvre demoiselle
+disparut aussi. Le deplaisir qu'elle en
+eut augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de
+s'arrêter à Nevers pour attendre des nouvelles
+de Paris, d'où elle esperoit recevoir de quoi continuer
+son voyage. Mademoiselle de la Boissière
+m'apprit en peu de mots cette fâcheuse aventure.
+Je les ramenai en leur hôtellerie, qui etoit aussi la
+mienne, et, après avoir eté quelque temps avec
+elles, je me retirai en ma chambre pour les laisser
+souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je crus
+avoir eté à table cinq ou six heures pour le moins.
+Je les allai voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire
+que j'y serois le bien venu. Je trouvai la mère
+dans son lit, et la fille me parut avec un visage
+aussi triste que je l'avois trouvée gaie un moment
+auparavant. Sa mère etoit encore plus triste
+qu'elle, et je le devins aussi. Nous fûmes quelque
+temps à nous regarder sans rien dire. Enfin,
+mademoiselle de la Boissière me montra des lettres
+qu'elle avoit reçues de Paris, qui la rendoient,
+sa fille et elle, les plus affligées personnes du
+monde. Elle m'apprit le sujet de son affliction
+avec une si grande effusion de larmes, et sa fille,
+que je vis pleurer aussi fort que sa mère, me toucha
+tellement, que je ne crus pas leur temoigner
+assez bien mon ressentiment, quoique je leur offrisse
+tout ce qui dependoit de moi, d'une façon à
+ne les point faire douter de ma franchise. «Je ne
+sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur
+dis-je; mais, s'il ne faut que ma vie pour diminuer
+la peine où je vous vois, vous pouvez vous
+mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, Madame,
+ce qu'il faut que je fasse. J'ai de l'argent si vous
+en manquez, j'ai du courage si vous avez des ennemis,
+et je ne pretends de tous les services que
+je vous offre que la satisfaction de vous avoir
+servie.» Mon visage et mes paroles leur firent si
+bien voir ce que j'avois dans l'ame, que leur grande
+affliction se modera un peu. Mademoiselle de
+la Boissière me lut une lettre par laquelle une
+femme de ses amies lui mandoit qu'une personne
+qu'elle ne nommoit point, et que je m'aperçus
+bien être le père de Leonore, avoit eu commandement
+de se retirer de la cour et qu'il s'en étoit
+allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoiselle se
+trouvoit dans un pays inconnu, sans argent et
+sans esperance d'en avoir. Je lui offris de nouveau
+ce que j'en avois, qui pouvoit monter à cinq
+cens ecus, et lui dis que je la conduirois en Hollande
+et au bout du monde, si elle y vouloit aller.
+Enfin, je l'assurai qu'elle avoit retrouvé en moi
+une personne qui la serviroit comme un valet et
+de qui elle seroit aimée et respectée comme d'un
+fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot
+de fils; mais je n'etois plus cet homme odieux à
+qui l'on avoit refusé la porte dans Rome et pour
+qui Leonore n'étoit pas visible, et mademoiselle
+de la Boissière n'etoit plus pour moi une mère
+sevère. A toutes les offres que je lui fis elle me
+repondit toujours que Leonore me seroit fort obligée.
+Tout se passoit au nom de Leonore, et vous
+eussiez dit que sa mère n'etoit plus qu'une suivante
+qui parloit pour sa maîtresse: tant il est
+vrai que la plupart du monde ne considère les
+personnes que selon qu'elles leur sont utiles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote181"
+name="footnote181"><b>Note 181: </b></a><a href="#footnotetag181">
+(retour) </a> Dans la guerre que Venise, assistée du pape, y soutenoit
+contre les Turcs. Voir notre note plus haut, I. 1,
+ch. 13.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote182"
+name="footnote182"><b>Note 182: </b></a><a href="#footnotetag182">
+(retour) </a> Voir plus haut notre note (1re partie, chapitre 15).</blockquote>
+
+<p>Je les laissai fort consolées, et me retirai en ma
+chambre le plus satisfait homme du monde. Je
+passai la nuit fort agreablement, quoiqu'en veillant,
+ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant
+commencé à dormir qu'à la pointe du jour. Leonore
+me parut ce jour-là habillée avec plus de
+soin qu'elle n'étoit le jour de devant, et elle put
+bien remarquer que je ne m'etois pas negligé. Je
+la menai à la messe sans sa mère, qui etoit encore
+trop foible. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce
+temps-là nous ne fûmes plus qu'une même famille.
+Mademoiselle de la Boissière me temoignoit
+beaucoup de reconnoissance des services que je
+lui rendois, et me protestoit souvent qu'elle n'en
+mourroit pas ingrate. Je vendis mon cheval, et,
+aussitôt que la malade fut assez forte, nous prîmes
+une cabane<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a>
+<a href="#footnote183"><sup class="sml">183</sup></a> et baissâmes jusqu'à Orleans.
+Durant le temps que nous fûmes sur l'eau, je
+jouis de la conversation de Leonore, sans qu'une
+si grande felicité fût troublée par sa mère. Je trouvai
+des lumières dans l'esprit de cette belle fille
+aussi brillantes que celles de ses yeux, et le mien,
+dont peut-être elle avoit pu douter dans Rome,
+ne lui deplut pas alors. Que vous dirai-je davantage?
+elle vint à m'aimer autant que je l'aimois,
+et vous avez bien pu reconnoître depuis le temps
+que vous nous voyez l'un et l'autre, que cette
+amour reciproque n'est point encore diminuée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote183"
+name="footnote183"><b>Note 183: </b></a><a href="#footnotetag183">
+(retour) </a> Ce mot désigne ici un bateau à fond plat et couvert,
+dont on se servoit principalement sur la Loire. (<i>Dict. de Furetière.</i>)</blockquote>
+
+<p>«Quoi! interrompit Angelique, mademoiselle
+de l'Etoile est donc Leonore?--Et qui donc?»
+lui repondit le Destin. Mademoiselle de l'Etoile
+prit la parole, et dit que sa compagne avoit raison
+de douter qu'elle fût cette Leonore dont le Destin
+avoit fait une beauté de roman. «Ce n'est
+point par cette raison-là, repartit Angelique, mais
+c'est à cause que l'on a toujours de la peine à
+croire une chose que l'on a beaucoup désirée.»
+Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avoit
+point douté, et ne voulut pas que ce discours allât
+plus avant, afin que le Destin poursuivît son
+histoire, qu'il reprit de cette sorte.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes à Orleans, où notre entrée fut
+si plaisante que je vous en veux apprendre les
+particularités. Un tas de faquins qui attendent sur
+le port ceux qui viennent par eau, pour porter
+leurs hardes, se jetèrent à la foule dans notre cabane.
+Ils se presentèrent plus de trente à se charger
+de deux ou trois petits paquets que le moins
+fort d'entre eux eût pu porter sous ses bras. Si
+j'eusse eté seul, je n'eusse pas peut-être eté assez
+sage pour ne m'emporter point contre ces insolens.
+Huit d'entre eux saisirent une petite cassette
+qui ne pesoit pas vingt livres, et ayant fait
+semblant d'avoir bien de la peine à la lever de
+terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux,
+par dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant
+que du bout du doigt. Toute la canaille qui etoit
+sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints
+d'en faire autant. J'etois pourtant tout rouge de
+honte d'avoir à traverser toute une ville avec tant
+d'appareil, car le reste de nos hardes, qu'un seul
+homme pouvoit porter, en occupa une vingtaine,
+et mes seuls pistolets furent portés par quatre
+hommes. Nous entrâmes dans la ville dans l'ordre
+que je vais vous dire: huit grands pendards
+ivres, ou qui le devoient être, portoient au milieu
+d'eux une petite cassette, comme je vous ai dejà
+dit. Mes pistolets suivoient l'un après l'autre, chacun
+porté par deux hommes. Mademoiselle de la
+Boissière, qui enrageoit aussi bien que moi, alloit
+immédiatement après. Elle etoit assise dans
+une grande chaise de paille, soutenue sur deux
+grands bâtons de batelier, et portée par quatre
+hommes<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a>
+<a href="#footnote184"><sup class="sml">184</sup></a> qui se relayoient les uns les autres, et
+qui lui disoient cent sottises en la portant. Le
+reste de nos bardes suivoit, qui etoit composé
+d'une petite valise et d'un paquet couvert de toile,
+que sept ou huit de ces coquins se jetoient
+l'un à l'autre durant le chemin, comme quand
+on joue au pot cassé.<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a>
+<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a> Je conduisois la queue du
+triomphe, tenant Leonore par la main, qui rioit
+si fort qu'il falloit malgré moi que je prisse plaisir
+à cette friponnerie. Durant notre marche, les
+passans s'arrêtoient dans les rues pour nous considerer,
+et le bruit que l'on y faisoit à cause de
+nous attiroit tout le monde aux fenêtres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote184"
+name="footnote184"><b>Note 184: </b></a><a href="#footnotetag184">
+(retour) </a> On reconnoît ici la chaise à porteurs, travestie en caricature.
+La chaise à porteurs, qui étoit, avec le brancard pour
+les malades et les vieillards, la litière, la vinaigrette, etc.,
+sans parler des coches et carrosses pour les voyageurs, un des
+moyens de locomotion les plus répandus et celui qu'avoient
+adopté les gens du bel air, fut d'abord découvert, et Sauval
+nous apprend (<i>Antiq.</i>, t. i, p. 192) que c'étoit la reine Marguerite
+qui en avoit introduit l'usage. Montbrun-Souscarrière
+rapporta d'Angleterre la mode des chaises couvertes, suivant
+Tallemant et le <i>Ménagiana</i>, et en 1649 il en obtint le privilége
+pour 40 ans, avec madame de Cavoye.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA"
+name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA">
+(retour) </a> Rabelais mentionne
+parmi les jeux de Gargantua le casse-pot (<i>Garg.</i>, I, 22).
+Voici la note de Le Duchat sur ce passage: «Au pot
+cassé, dit Mathurin Cordier, ch. 38, nº 26, de son De
+<i>corrupt. serm. emend.</i> On pend au plancher, avec une
+corde, un vieux pot de terre, puis on bande les yeux à
+tous ceux de la compagnie, lesquels, en cet état, vont
+tour à tour, un bâton à la main, tâcher d'atteindre le
+pot, au hasard que les éclats en volent sur eux, ce
+qui cause un tintamarre où il y a toujours du danger.
+Scarron, ch. 18 de la 1re partie de son <i>Roman comique</i>,
+parle d'une autre manière de jouer au pot cassé.» Effectivement,
+le jeu auquel notre auteur fait ici allusion
+seroit plutôt une espèce de palet, un de ces jeux où les
+enfants se divertissent à lancer des tessons de pots les
+uns contre les autres. C'est, d'ailleurs, ce que semblent
+indiquer les termes de Mathurin Cordier à l'endroit
+mentionné: «<i>Ludamus ollâ pertusâ. Certemus ruptis
+fictilibus.</i>»</blockquote>
+
+<p>Enfin nous arrivâmes au faubourg qui est du
+côté de Paris, suivis de force canaille, et nous
+logeâmes à l'enseigne des Empereurs. Je fis entrer
+mes dames dans une salle basse, et menaçai
+ensuite ces coquins si serieusement qu'ils furent
+trop aises de recevoir fort peu de chose que je
+leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés.
+Mademoiselle de la Boissière, que la joie de
+n'être plus sans argent avoit guérie plutôt qu'autre
+chose, se trouva assez forte pour aller en carrosse.
+Nous arrêtâmes trois places dans celui qui
+partoit le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes
+heureusement à Paris. En descendant
+à la maison des coches, je fis connoissance avec
+la Rancune, qui etoit venu d'Orleans aussi bien
+que nous, dans un coche qui accompagna notre
+carrosse. Il ouït que je demandois où etoit l'hôtellerie
+des coches de Calais: il me dit qu'il y alloit
+à l'heure même, et que, si nous n'avions point
+de logis arrêté, qu'il nous meneroit loger, si nous
+voulions, chez une femme de sa connoissance,
+qui logeoit en chambre garnie, où nous serions
+fort commodément. Nous le crûmes, et nous
+nous en trouvâmes fort bien. Cette femme etoit
+veuve d'un homme qui avoit eté, toute sa vie,
+tantôt portier, et tantôt decorateur d'une troupe
+de comediens<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a>
+<a href="#footnote185"><sup class="sml">185</sup></a>, et même avoit tâché autrefois de
+reciter, et n'y avoit pas reussi. Ayant amassé
+quelque chose en servant les comediens, il s'etoit
+mêlé de loger en chambre garnie et de prendre
+des pensionnaires, et par-là s'etoit mis à son
+aise. Nous louâmes deux chambres assez commodes.
+Mademoiselle de la Boissière fut confirmée
+dans les mauvaises nouvelles qu'elle avoit eues
+du père de Leonore, et en apprit d'autres qu'elle
+nous cacha, qui l'affligèrent assez pour la faire
+retomber malade. Cela nous fit differer quelque
+temps notre voyage de Hollande, où elle avoit
+resolu que je la conduirois, et la Rancune, qui
+alloit y joindre une troupe de comediens<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a>
+<a href="#footnote186"><sup class="sml">186</sup></a>, voulut
+bien nous attendre après que je lui eus promis de
+le defrayer.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote185"
+name="footnote185"><b>Note 185: </b></a><a href="#footnotetag185">
+(retour) </a> Nous avons déjà dit quelles étoient les fonctions du portier
+de comédie; pour celles du décorateur, on peut consulter
+le <i>Théâtre français</i> de Chappuzeau, liv. 3.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote186"
+name="footnote186"><b>Note 186: </b></a><a href="#footnotetag186">
+(retour) </a> Sans doute la troupe du prince d'Orange, dont il est
+question dans le premier chapitre de ce roman.</blockquote>
+
+<p>Mademoiselle de la Boissière etoit souvent visitée
+par une de ses amies, qui avoit servi en
+même temps qu'elle la femme de l'ambassadeur
+de Rome en qualité de femme de chambre, et qui
+avoit même eté sa confidente pendant le temps
+qu'elle fut aimée du père de Leonore. C'etoit d'elle
+qu'elle avoit appris l'eloignement de son pretendu
+mari, et nous en reçûmes plusieurs bons offices
+pendant le temps que nous fûmes à Paris. Je
+ne sortois que le moins souvent que je pouvois,
+de peur d'être vu de quelqu'un de ma connoissance,
+et je n'avois pas grand'peine à garder le
+logis, puisque j'etois avec Leonore, et que, par
+les soins que je rendois à sa mère, je me mettois
+toujours de mieux en mieux en son esprit. À la
+persuasion de cette femme dont je vous viens de
+parler, nous allâmes un jour nous promener à
+Saint-Cloud pour faire prendre l'air à notre malade.
+Notre hôtesse fut de la partie et la Rancune
+aussi. Nous prîmes un bateau. Nous nous promenâmes
+dans les plus beaux jardins, et, après
+avoir fait collation, la Rancune conduisit notre
+petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurai
+à compter dans un cabaret avec une hôtesse
+fort déraisonnable<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a>
+<a href="#footnote187"><sup class="sml">187</sup></a>, qui me retint plus long-temps
+que je ne pensois. Je sortis d'entre ses
+mains au meilleur marché que je pus, et m'en retournai
+rejoindre ma compagnie. Mais je fus bien
+etonné de voir notre bateau fort avant dans la
+rivière, qui ramenoit mes gens à Paris sans moi
+et sans me laisser même un petit laquais qui portoit
+mon epée et mon manteau<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a>
+<a href="#footnote188"><sup class="sml">188</sup></a>. Comme j'etois
+sur le bord de l'eau, bien en peine de sçavoir
+pourquoi on ne m'avoit pas attendu, j'ouïs
+une grande rumeur dans une cabane; et, m'en
+etant approché, je vis deux ou trois gentilshommes,
+ou qui avoient la mine de l'être, qui
+vouloient battre un batelier parcequ'il refusoit
+d'aller après notre bateau. J'entrai à tout hasard
+dans cette cabane dans le temps qu'elle quittoit
+le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu.
+Mais, si j'avois eté en peine de ce que ma compagnie
+m'avoit laissé à Saint-Cloud, je ne fus
+pas moins embarrassé de voir que celui qui faisoit
+cette violence etoit le même Saldagne à qui
+j'avois tant de sujet de vouloir du mal. Dans le
+moment que je le reconnus, il passa du bout du
+bateau où il etoit à celui où j'etois, fort empêché
+de ma contenance. Je lui cachai mon visage le
+mieux que je pus; mais, me trouvant si près de
+lui qu'il etoit impossible qu'il ne me reconnût, et,
+me trouvant sans epée, je pris la resolution la
+plus desesperée du monde, dont la haine seule
+ne m'eût pas rendu capable si la jalousie ne s'y
+fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il
+me reconnoissoit et me jetai dans la rivière avec
+lui. Il ne put se prendre à moi, soit que ses gants
+l'en empêchassent<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a>
+<a href="#footnote189"><sup class="sml">189</sup></a>, ou parcequ'il fut surpris. Jamais
+homme ne fut plus près de se noyer que lui.
+La plupart des bateaux allèrent à son secours,
+chacun croyant que nous etions tombés dans l'eau
+par quelque accident, et Saldagne seul sçachant
+de quelle façon la chose etoit arrivée, et n'etant
+pas en etat de s'en plaindre sitôt ou de faire courir
+après moi. Je regagnai donc le bord sans beaucoup
+de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne
+m'empêcha point de nager; et, l'affaire valant
+bien la peine d'aller vite, je fus fort eloigné de
+Saint-Cloud devant que Saldagne fût pêché. Si
+on eut bien de la peine à le sauver, je pense qu'on
+n'en eut pas moins à le croire lorsqu'il declara
+de quelle façon je m'etois hasardé pour le perdre,
+car je ne vois pas pourquoi il en auroit fait un
+secret. Je fis un grand tour pour regagner Paris,
+où je n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de
+me faire secher, le soleil et l'exercice violent que
+j'avois fait en courant n'ayant laissé que fort peu
+d'humidité dans mes habits. Enfin, je me revis
+avec ma chère Leonore, que je trouvai veritablement
+affligée. La Rancune et notre hôtesse
+eurent une extrême joie de me voir, aussi bien
+que mademoiselle de la Boissière, qui, pour
+mieux faire croire que j'etois son fils à la Rancune
+et à notre hôtesse, avoit bien fait de la mère affligée.
+Elle me fit des excuses en particulier de ce que
+l'on ne m'avoit pas attendu, et m'avoua que la
+peur qu'elle avoit eue de Saldagne l'avoit empêchée
+de songer en moi, outre qu'à la reserve de
+la Rancune, le reste de notre troupe n'eût fait que
+m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Saldagne.
+J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie ou du
+cabaret où nous avions mangé, ce galant homme
+les avoit suivis jusqu'au bateau; qu'il avoit
+prié fort incivilement Leonore de se demasquer,
+et que, sa mère l'ayant reconnu pour le même
+homme qui avoit attenté la même chose dans
+Rome, elle avoit regagné son bateau fort effrayée,
+et l'avoit fait avancer dans la rivière sans
+m'attendre. Saldagne cependant avoit eté joint
+par deux hommes de même trempe, et, après avoir
+quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau,
+il etoit entré avec eux dans le bateau, où je le
+trouvai menaçant le batelier pour le faire aller
+après Leonore. Cette aventure fut cause que je
+sortis encore moins que je n'avois fait. Mademoiselle
+de la Boissière devint malade quelque
+temps après, la melancolie y contribuant
+beaucoup, et cela fut cause que nous passâmes à
+Paris une partie de l'hiver. Nous fûmes avertis
+qu'un prelat italien, qui revenoit d'Espagne, passoit
+en Flandre par Peronne. La Rancune eut assez
+de credit pour nous faire comprendre dans
+son passeport en qualité de comediens<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a>
+<a href="#footnote190"><sup class="sml">190</sup></a>. Un jour
+que nous allâmes chez ce prelat italien, qui etoit
+logé dans la rue de Seine, nous soupâmes par
+complaisance, dans le faubourg Saint-Germain,
+avec des comediens de la connoissance de la
+Rancune<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a>
+<a href="#footnote191"><sup class="sml">191</sup></a>. Comme nous passions, lui et moi, sur
+le Pont-Neuf, bien avant dans la nuit, nous fûmes
+attaqués par cinq ou six tire-laine<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a>
+<a href="#footnote192"><sup class="sml">192</sup></a>. Je me defendis
+le mieux que je pus, et, pour la Rancune, je
+vous avoue qu'il fit tout ce qu'un homme de coeur
+pouvoit faire, et me sauva même la vie. Cela
+n'empêcha pas que je ne fusse saisi par ces voleurs,
+mon epée m'étant malheureusement tombée. La
+Rancune, qui se demêla vaillamment d'entre eux,
+en fut quitte pour un mechant manteau. Pour
+moi, j'y perdis tout, à la reserve de mon habit;
+et, ce qui me pensa desesperer, ils me prirent une
+boîte de portrait dans laquelle celui du père de
+Leonore etoit en email<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a>
+<a href="#footnote193"><sup class="sml">193</sup></a>, et dont mademoiselle de
+la Boissière m'avoit prié de vendre les diamans.
+Je retrouvai la Rancune chez un chirurgien au
+bout du Pont-Neuf; il etoit blessé au bras et au
+visage, et moi je l'etois fort legerement à la tête.
+Mademoiselle de la Boissière s'affligea fort de la
+perte de son portrait; mais l'esperance d'en revoir
+bientôt l'original la consola. Enfin, nous partîmes
+de Paris pour Peronne; de Peronne, nous
+allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à La Haye.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote187"
+name="footnote187"><b>Note 187: </b></a><a href="#footnotetag187">
+(retour) </a> Saint-Cloud, lieu de rendez-vous favori des promeneurs,
+étoit renommé pour ses cabarets, et rempli de <i>maisons de
+bouteilles</i>, où les gens du bon ton alloient faire la débauche.
+Le plus célèbre étoit celui de la Duryer (V. son Hist. dans
+Tallemant). La plupart de ces cabarets étoient chers, en raison
+du beau monde qui les fréquentoit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote188"
+name="footnote188"><b>Note 188: </b></a><a href="#footnotetag188">
+(retour) </a> Le <i>petit laquais</i> étoit de rigueur, comme aujourd'hui le
+groom microscopique, pour toute personne qui se respectoit.
+On en trouve la preuve dans une foule de comédies et de romans
+comiques du temps. Aussi la comtesse d'Escarbagnas,
+qui s'étoit formée à Paris, n'avoit-elle pas négligé ce point important
+(V. <i>la Comt. d'Escarb.</i>, sc. 5 et 6). Mais, par la suite,
+les femmes changèrent de mode, et, vers la fin du XVIIe siècle,
+elles se mirent sur le pied d'avoir, au contraire, un grand
+laquais.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote189"
+name="footnote189"><b>Note 189: </b></a><a href="#footnotetag189">
+(retour) </a> À cette époque, les gants étoient quelquefois surchargés
+de franges et de broderies qui les rendoient aussi incommodes
+que brillants:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Encor cela est-il peu prisé si l'on n'a</p>
+<p class="i10">Le satin verd aux gants ou velours incarna,</p>
+<p class="i10">Ou bien de franges d'or une paire bordée</p>
+<p class="i10">Qui porte sur le bras une demi-coudée.</p>
+<br>
+<p>(<i>Le Satyr. de la court</i> [<i>Variétés histor. et littér.</i>, Janne
+t. 3], 1624.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote190"
+name="footnote190"><b>Note 190: </b></a><a href="#footnotetag190">
+(retour) </a> Il n'y avoit alors rien d'impossible ni de contraire aux
+usages reçus à ce que des comédiens fussent compris dans la
+suite d'un prélat. V. plus loin notre note, 3e part., chap. 8.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote191"
+name="footnote191"><b>Note 191: </b></a><a href="#footnotetag191">
+(retour) </a> Beaucoup de comédiens logeoient dans le faubourg Saint-Germain,
+à cause du voisinage d'un des principaux théâtres
+de Paris, sis vis-à-vis la rue Guénégaud, à peu près à l'endroit
+que recouvre maintenant le passage du Pont-Neuf, et
+transféré de là, par la suite, dans la rue des Fossés-Saint-Germain.
+Les tavernes et cabarets, où l'on pouvoit boire ou
+manger à tout prix, étoient en très grand nombre autour des
+théâtres; en particulier, aux alentours de celui-ci, il y avoit
+l'hôtel d'Anjou, rue Dauphine, où l'on dînoit à bon marché;
+l'hôtel de France, rue Guénégaud, où l'on dînoit à 40
+sous, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote192"
+name="footnote192"><b>Note 192: </b></a><a href="#footnotetag192">
+(retour) </a> Voleurs, ainsi nommés de ce qu'ils <i>tiroient</i> de dessus
+les épaules des passants leurs manteaux et vêtements de
+<i>laine</i>. C'est à une étymologie analogue qu'il faut rapporter,
+par exemple, le nom de la rue Tirechappe. Le Pont-Neuf étoit,
+pendant la nuit, le rendez-vous de prédilection de ces hardis
+filous, grisons et rougets, comme, pendant le jour, des
+charlatans, chanteurs et bateleurs, parcequ'il étoit aussi le
+rendez-vous des oisifs et le lieu de passage le plus fréquenté
+de Paris. Les voleurs n'avoient même pas attendu qu'on eût
+achevé de le bâtir pour en faire un lieu de repaire fort dangereux,
+comme d'Aubigné nous l'apprend dans un passage
+de la <i>Confession de Sancy</i>; mais à peine eut-il été terminé
+que ce fut bien pis, et que les coupeurs de bourse en firent le
+théâtre habituel de leurs exploits, en concurrence avec les
+industriels, qui leur cédoient la place à la tombée de la nuit.
+De grands seigneurs même, à l'exemple du prince Henri et
+de Falstaff, dans le <i>Henri IV</i> de Shakespeare, trouvoient
+quelquefois plaisant de se métamorphoser en filous, sous la
+conduite ou d'après l'exemple de Gaston d'Orléans, comme
+l'attestent les témoignages de Sandras de Courtilz, de Sorel,
+dans <i>Francion</i> (2e liv.), etc. Ceux-là étoient les <i>tire-soie</i>.
+Comment la police eût-elle pu y mettre ordre, elle qui, en
+1634, ne disposoit encore que de 240 archers pour faire le
+guet, moitié le jour et moitié la nuit, dans une ville sans réverbères; et
+qui d'ailleurs, jusqu'au traité des Pyrénées,
+exerça ses fonctions avec si peu de vigilance? V. <i>Hist. du
+Pont-Neuf</i>, par Éd. Fournier (<i>Rev. fr.</i>, 1 et 10 octobre 1855).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote193"
+name="footnote193"><b>Note 193: </b></a><a href="#footnotetag193">
+(retour) </a> La peinture sur émail, telle qu'elle se pratique aujourd'hui,
+étoit nouvelle alors. Ce fut vers 1632 que Jean Toutin,
+orfèvre de Châteaudun, parvint à faire des émaux de
+belles couleurs opaques, portraits et sujets historiques. Il eut
+pour disciple Gribelin, qui perfectionna ses procédés. Puis
+vinrent dans le même siècle l'orfèvre Dubié, qui logeoit aux
+galeries du Louvre; Morlière (d'Orléans), qui travailloit à
+Blois; et, à Blois encore, Robert Vauquier et Pierre Chartier;
+enfin, Petitot et Bordier. C'étoit probablement dans ce
+nouveau genre qu'avoit été fait le portrait de Mlle de La
+Boissière.</blockquote>
+
+<p>Le père de Leonore en etoit parti quinze jours
+auparavant pour aller en Angleterre, où il etoit
+allé servir le roi<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a>
+<a href="#footnote194"><sup class="sml">194</sup></a> contre les parlementaires. La
+mère de Leonore en fut si affligée qu'elle en
+tomba malade et en mourut. Elle me vit en mourant
+aussi affligé que si j'eusse eté son fils. Elle
+me recommanda sa fille, et me fit promettre que
+je ne l'abandonnerois point et que je ferois ce
+que je pourrois pour trouver son père et la lui
+remettre entre les mains. À quelque temps de là,
+je fus volé par un François de tout ce qui me
+restoit d'argent, et la necessité où je me trouvai
+avec Leonore fut telle, que nous prîmes parti
+dans votre troupe, qui nous reçut par l'entremise
+de la Rancune. Vous sçavez le reste de mes aventures;
+elles ont eté, depuis ce temps-là, communes
+avec les vôtres jusques à Tours, où je
+pense avoir vu encore le diable de Saldagne; et,
+si je ne me trompe, je ne serai pas long-temps
+en ce pays sans le trouver, ce que je crains
+moins pour moi que pour Leonore, qui seroit
+abandonnée d'un serviteur fidèle si elle me perdoit,
+ou si quelque malheur me separoit d'avec
+elle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote194"
+name="footnote194"><b>Note 194: </b></a><a href="#footnotetag194">
+(retour) </a> Charles I. On se souvient que le père de Léonore étoit
+un seigneur écossois.</blockquote>
+
+<p>Le Destin finit ainsi son histoire, et, après avoir
+consolé quelque temps mademoiselle de l'Etoile,
+que le souvenir de ses malheurs faisoit alors autant
+pleurer que si elle n'eût fait que commencer
+d'être malheureuse, il prit congé des comediennes
+et s'alla coucher.</p>
+<a name="ca19" id="ca19"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos.<br>
+Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses<br>
+que vous lirez, s'il vous plaît.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'amour, qui fait tout entreprendre aux
+jeunes et tout oublier aux vieux, qui a
+eté cause de la guerre de Troie<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a>
+<a href="#footnote195"><sup class="sml">195</sup></a> et
+de tant d'autres dont je ne veux pas
+prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors
+faire voir, dans la ville du Mans, qu'il n'est pas
+moins redoutable dans une mechante hôtellerie
+qu'en quelque autre lieu que ce soit. Il ne se
+contenta donc pas de Ragotin, amoureux à perdre
+l'appetit: il inspira cent mille desirs dereglés
+à la Rappinière, qui en etoit fort susceptible, et
+rendit Roquebrune amoureux de la femme de
+l'operateur, ajoutant à sa vanité, bravoure<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a>
+<a href="#footnote196"><sup class="sml">196</sup></a> et
+poesie, une quatrième folie, ou plutôt lui faisant
+faire une double infidelité, car il avoit parlé
+d'amour long-temps auparavant à l'Etoile et à
+Angelique, qui lui avoient conseillé l'une et
+l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer.
+Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je
+vais vous dire. Il triompha aussi de l'insensibilité
+et de la misanthropie de la Rancune, qui devint
+amoureux de l'operatrice; et ainsi le poète
+Roquebrune, pour ses pechés et pour l'expiation
+des livres reprouvés qu'il avoit mis en lumière,
+eut pour rival le plus mechant homme
+du monde. Cette operatrice avoit nom dona Inezilla
+del Prado, native de Malaga, et son mari,
+ou soi-disant tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi,
+gentilhomme venitien, natif de Caen en
+Normandie<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a>
+<a href="#footnote197"><sup class="sml">197</sup></a>. Il y eut encore dans la même hôtellerie
+d'autres personnes atteintes du même
+mal, aussi dangereusement pour le moins que
+ceux dont je viens de vous reveler le secret;
+mais nous vous les ferons connoître en temps et
+lieu. La Rappinière étoit devenu amoureux de
+mademoiselle de l'Etoile en lui voyant representer
+Chimène, et avoit fait dessein en même temps
+de decouvrir son mal à la Rancune, qu'il jugeoit
+capable de tout faire pour de l'argent. Le divin
+Roquebrune s'etoit imaginé la conquête d'une
+Espagnole digne de son courage. Pour la Rancune,
+je ne sçais pas bien par quels charmes
+cette etrangère put rendre capable d'aimer un
+homme qui haïssoit tout le monde. Ce vieil comedien,
+devenu âme damnée devant le temps,
+je veux dire amoureux devant sa mort, etoit encore
+au lit quand Ragotin, pressé de son amour
+comme d'un mal de ventre, le vint trouver pour
+le prier de songer à son affaire et d'avoir pitié de
+lui. La Rancune lui promit que le jour ne se
+passeroit pas qu'il ne lui eût rendu un service signalé
+auprès de sa maîtresse. La Rappinière entra
+en même temps dans la chambre de la Rancune,
+qui achevoit de s'habiller, et, l'ayant tiré à
+part, lui avoua son infirmité, et lui dit que, s'il le
+pouvoit mettre aux bonnes grâces de mademoiselle
+de l'Etoile, il n'y avoit rien en sa puissance
+qu'il ne pût esperer de lui, jusqu'à une charge
+d'archer et une sienne nièce en mariage, qui seroit
+son héritière parce qu'il n'avoit point d'enfans.
+Le fourbe la Rancune lui promit encore
+plus qu'il n'avoit fait à Ragotin, dont cet avant-coureur
+du bourreau ne conçut pas de petites
+esperances. Roquebrune vint aussi consulter
+l'oracle. Il etoit le plus incorrigible presomptueux
+qui soit jamais venu des bords de la Garonne,
+et il s'etoit imaginé que l'on croyoit tout
+ce qu'il disoit de sa bonne maison, richesse,
+poesie et valeur: si bien qu'il ne s'offensoit point
+des persecutions et des rompemens de visière que
+lui faisoit continuellement la Rancune. Il croyoit
+que ce qu'il en faisoit n'etoit que pour allonger
+la conversation, outre qu'il entendoit la raillerie
+mieux qu'homme du monde, et la souffroit
+en philosophe chretien, quand même elle alloit
+au solide. Il se croyoit donc admiré de tous
+les comediens, voire de la Rancune, qui avoit
+assez d'experience pour n'admirer guère de choses,
+et qui, bien loin d'avoir bonne opinion
+de ce mâche-laurier, s'etoit instruit amplement
+de ce qu'il etoit, pour sçavoir si les evêques et
+grands seigneurs de son pays, qu'il alleguoit à
+tous momens comme ses parens, etoient veritablement
+des branches d'un arbre genealogique
+que ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien
+que de beaucoup d'autres choses, avoit fait faire
+en vieil parchemin. Il fut bien fâché de trouver
+la Rancune en compagnie, quoique cela le dût
+embarrasser moins qu'un autre, ayant la mauvaise
+coutume de parler toujours aux oreilles
+des personnes et de faire secret de tout, et fort
+souvent de rien<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a>
+<a href="#footnote198"><sup class="sml">198</sup></a>. Il tira donc la Rancune en particulier,
+et n'en fit point à deux fois pour lui dire
+qu'il etoit bien en peine de sçavoir si la femme de
+l'operateur avoit beaucoup de l'esprit, parcequ'il
+avoit aimé des femmes de toutes les nations,
+excepté des Espagnoles, et si elle valoit la peine
+qu'il s'y amusât; qu'il ne seroit pas plus pauvre
+quand il lui auroit fait un present des cent pistoles
+qu'il offroit de gager à toutes rencontres, ce
+qui lui arrivoit aussi souvent que de parler de sa
+bonne maison. La Rancune lui dit qu'il ne connoissoit
+pas assez la dona Inezilla pour lui repondre
+de son esprit; qu'il s'etoit trouvé souvent
+avec son mari dans les meilleures villes du
+royaume, où il vendoit le mithridate<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a>
+<a href="#footnote199"><sup class="sml">199</sup></a>, et que, pour
+s'informer de ce qu'il desiroit sçavoir, il n'y avoit
+qu'à faire conversation avec elle, puisqu'elle
+parloit françois passablement. Roquebrune lui
+voulut confier sa genealogie en parchemin, pour
+faire valoir à l'Espagnole la splendeur de sa race;
+mais la Rancune lui dit que cela etoit meilleur à
+faire un chevalier de Malte qu'à se faire aimer.
+Roquebrune, là-dessus, fit l'action d'un homme
+qui compte de l'argent en sa main, et dit à la
+Rancune: «Vous sçavez bien quel homme je
+suis.--Oui, oui, lui repondit la Rancune, je
+sçais bien quel homme vous êtes et quel homme
+vous serez toute votre vie.» Le poète s'en retourna
+comme il etoit venu, et la Rancune, son
+rival et son confident tout ensemble, se rapprocha
+de la Rappinière et de Ragotin, qui etoient
+rivaux aussi sans le sçavoir. Pour le vieil la
+Rancune, outre que l'on hait facilement ceux
+qui ont pretention sur ce que l'on destine pour
+soi, et que naturellement il haïssoit tout le
+monde, il avoit de plus toujours eu grande aversion
+pour le poète, qui sans doute ne la fit point
+cesser par cette confidence. La Rancune fit donc
+dessein à l'heure même de lui faire tous les plus
+mechans tours qu'il pourroit, à quoi son esprit
+de singe etoit fort propre. Pour ne perdre point
+de temps, il commença dès le jour même, par
+une insigne mechanceté, à lui emprunter de l'argent,
+dont il se fit habiller depuis les pieds jusqu'à
+la tête, et se donna du linge. Il avoit eté
+malpropre toute sa vie; mais l'amour, qui fait
+de plus grands miracles, le rendit soigneux de
+sa personne sur la fin de ses jours. Il prit du
+linge blanc plus souvent qu'il n'appartenoit à un
+vieil comedien de campagne<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a>
+<a href="#footnote200"><sup class="sml">200</sup></a>, et commença
+de se teindre et raser le poil si souvent et avec
+tant de soin, que ses camarades s'en aperçurent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote195"
+name="footnote195"><b>Note 195: </b></a><a href="#footnotetag195">
+(retour) </a>
+
+<p class="mid">Amour, tu perdis Troie</p>
+
+<p>a dit plus tard La Fontaine, dans <i>les Deux Coqs</i> (liv. 7,
+f. 12).</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote196"
+name="footnote196"><b>Note 196: </b></a><a href="#footnotetag196">
+(retour) </a> <i>Bravoure</i> est mis ici pour <i>braverie</i>, dans le sens de mauvaise
+gloire, recherche dans la parure, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote197"
+name="footnote197"><b>Note 197: </b></a><a href="#footnotetag197">
+(retour) </a> Ch. Sorel introduit de même dans <i>Francion</i> un opérateur
+qui se fait passer pour Italien, quoiqu'il soit Normand
+(liv. 10). C'étoit une imposture assez en usage parmi les charlatans,
+pour se donner plus de prestige auprès du populaire. Du
+reste, suivant Calepin et le Dictionnaire de Furetière, ceux-ci
+venoient originairement d'Italie, et, toujours suivant eux, le
+nom même de charlatan dérivoit, par l'italien <i>ceretano</i>, de celui
+de <i>Coeretum</i>, bourg proche de Spolète, d'où étoient sortis
+les premiers de ces opérateurs qui eussent couru les villes de
+France. Un des plus célèbres étoit Caretti, dont parle La
+Bruyère (<i>De quelques usages</i>) sous le nom de Carro-Carri:
+«L'émulation de cet homme, dit-il, a peuplé le monde de
+noms en O et en I, noms vénérables qui en imposent aux
+malades et aux maladies.» On voit que ce passage et le nom
+créé par La Bruyère s'appliquent parfaitement ici.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote198"
+name="footnote198"><b>Note 198: </b></a><a href="#footnotetag198">
+(retour) </a> Théodote... s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille:
+«Voilà un beau temps, voilà un grand dégel.» (<i>Car. de La
+Bruyère</i>, De la cour.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote199"
+name="footnote199"><b>Note 199: </b></a><a href="#footnotetag199">
+(retour) </a> C'étoit une composition qui servoit de remède ou de
+préservatif contre les poisons. Est-il besoin d'ajouter que le
+nom de cet antidote, dont on peut voir la recette dans les
+vieux livres de pharmacie, vient de Mithridate, le grand roi
+de Pont? On étendoit souvent ce terme à toutes les drogues
+vendues par les opérateurs et les charlatans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote200"
+name="footnote200"><b>Note 200: </b></a><a href="#footnotetag200">
+(retour) </a> Mettre souvent du linge blanc étoit en effet un luxe
+peu usité alors, même parmi des personnes de plus haute
+condition que la Rancune. Dans son <i>Epître</i> à madame de
+Hautefort (1651), Scarron dit des demoiselles les plus distinguées
+du Mans
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Que sur elles blanche chemise</p>
+<p class="i10">N'est point que de mois en mois mise,</p>
+<p class="i10">Et qu'elles prennent seulement</p>
+<p class="i10">Le linge blanc pour l'ornement.</p>
+</div></div>
+
+<p>Il semble que la propreté ne fût pas la vertu dominante de
+la belle société, non plus que du peuple, au XVIIe siècle.
+Tallemant dit de plusieurs des plus hauts personnages du
+temps, comme un grand éloge, qu'ils étoient fort propres.
+Il dit de madame de Sablé: «Elle est toujours sur son lit,
+faite comme quatre oeufs, et le lit est propre comme la dame.»
+«L'on peut, lit-on dans une pièce curieuse qui s'adresse aux
+<i>dandys</i> de 1644, aller <i>quelquefois</i> chez les baigneurs, pour
+avoir le corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se
+laver les mains avec le pain d'amende. Il faut aussi se faire
+laver le visage <i>presque aussi souvent</i>» (<i>Lois de la galanterie</i>).
+V. les <i>Stances</i> de Voiture <i>à une demoiselle qui avoit les manches
+de sa chemise retroussées et sales</i>.</blockquote>
+
+<p>Ce jour-là, les comediens avoient eté retenus
+pour representer une comedie chez un des plus
+riches bourgeois de la ville, qui faisoit un grand
+festin et donnoit le bal aux noces d'une demoiselle
+de ses parentes dont il etoit tuteur. L'assemblée
+se faisoit dans une maison des plus belles
+du pays, qu'il avoit quelque part à une lieue de
+la ville, je n'ai pas bien sçu de quel côté. Le decorateur
+des comediens et un menuisier y etoient
+allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute
+la troupe s'y en alla en deux carrosses, et partit
+du Mans sur les deux heures du matin, pour arriver
+à l'heure du dîner où ils devoient jouer la
+comedie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la partie,
+aux prières des comediennes et de la Rancune.
+Ragotin, qui en fut averti, alla attendre le
+carrosse en une hôtellerie qui etoit au bout du
+faubourg, et attacha un beau cheval qu'il avoit
+emprunté aux grilles d'une salle basse qui repondoit
+sur la rue. A peine se mettoit-il à table pour
+dîner qu'on l'avertit que les carrosses approchoient.
+Il vola à son cheval sur les ailes de son
+amour, une grande epée à son côté et une carabine
+en bandoulière. Il n'a jamais voulu declarer
+pourquoi il alloit à une noce avec une si
+grande munition d'armes offensives, et la Rancune
+même, son cher confident, ne l'a pu sçavoir.
+Quand il eut detaché la bride de son cheval,
+les carrosses se trouvèrent si près de lui qu'il
+n'eut pas le temps de chercher de l'avantage pour
+s'eriger en petit saint George. Comme il n'etoit
+pas fort bon ecuyer et qu'il ne s'etoit pas preparé
+à montrer sa disposition devant tant de monde,
+il s'en acquitta de fort mauvaise grâce, le cheval
+etant aussi haut de jambes qu'il en etoit court.
+Il se guinda pourtant vaillamment sur l'etrier, et
+porta la jambe droite de l'autre côté de la selle;
+mais les sangles, qui etoient un peu lâches, nuisirent
+beaucoup au petit homme: car la selle
+tourna sur le cheval quand il pensa monter dessus.
+Tout alloit pourtant assez bien jusque là;
+mais la maudite carabine qu'il portoit en bandoulière
+et qui lui pendoit au col comme un collier,
+s'etoit mise malheureusement entre ses jambes
+sans qu'il s'en aperçût, tellement qu'il s'en falloit
+beaucoup que son cul ne touchât au siège de
+la selle, qui n'etoit pas fort rase, et que la carabine
+traversoit depuis le pommeau jusqu'à la croupière.
+Ainsi il ne se trouva pas à son aise et ne put pas
+seulement toucher les etriers du bout des pieds.
+Là-dessus, les eperons qui armoient ses jambes
+courtes se firent sentir au cheval en un endroit où
+jamais eperon n'avoit touché. Cela le fit partir plus
+gaîment qu'il n'etoit necessaire à un petit homme
+qui ne posoit que sur une carabine. Il serra les
+jambes; le cheval leva le derrière, et Ragotin,
+suivant la pente naturelle des corps pesans, se
+trouva sur le col du cheval et s'y froissa le nez,
+le cheval ayant levé la tête pour une furieuse saccade
+que l'imprudent lui donna; mais, pensant reparer
+sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval en
+sauta, ce qui fit franchir au cul du patient toute l'etendue
+de la selle et le mit sur la croupe, toujours
+la carabine entre les jambes. Le cheval, qui n'etoit
+pas accoutumé d'y porter quelque chose, fit
+une croupade<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a>
+<a href="#footnote201"><sup class="sml">201</sup></a> qui remit Ragotin en selle. Le
+mechant ecuyer resserra les jambes, et le cheval
+releva le cul encore plus fort, et alors le malheureux
+se trouva le pommeau entre les fesses, où
+nous le laisserons comme sur un pivot pour
+nous reposer un peu: car, sur mon honneur,
+cette description m'a plus coûté que tout le reste
+du livre, et encore n'en suis-je pas trop bien satisfait.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote201"
+name="footnote201"><b>Note 201: </b></a><a href="#footnotetag201">
+(retour) </a> «Terme de manége. C'est un saut plus relevé que la
+courbette, et qui tient le devant et le derrière du cheval en
+une égale hauteur, en sorte qu'il trousse ses jambes de derrière
+sous le ventre, sans allonger ni montrer ses fers.» (<i>Dict.
+de Fur.</i>)</blockquote>
+<a name="ca20" id="ca20"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XX.</h3>
+
+<p class="mid">Le plus court du present livre.</p>
+
+<p class="mid"><i>Suite du trebuchement de Ragotin, et quelque chose<br>
+de semblable qui arriva, à Roquebrune.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/N.png"></span>ous avons laissé Ragotin assis sur le
+pommeau d'une selle, fort empêché de
+sa contenance et fort en peine de ce
+qui arriveroit de lui. Je ne crois pas
+que defunt Phaeton, de malheureuse memoire,
+ait eté plus empêché après les quatre chevaux fougueux
+de son père<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a>
+<a href="#footnote202"><sup class="sml">202</sup></a>, que le fut alors notre petit
+avocat sur un cheval doux comme un âne; et s'il
+ne lui en coûta pas la vie, comme à ce fameux
+temeraire, il s'en faut prendre à la Fortune, sur
+les caprices de laquelle j'aurois un beau champ
+pour m'etendre, si je n'etois obligé, en conscience,
+de le tirer vitement du peril où il se trouve: car
+nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre
+troupe comique sera dans la ville du Mans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote202"
+name="footnote202"><b>Note 202: </b></a><a href="#footnotetag202">
+(retour) </a> Voy. Métamorphoses d'Ovide, liv. 2, f. 1</blockquote>
+
+<p>Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit
+qu'un pommeau de selle entre les deux parties
+de son corps qui etoient les plus charnues, et sur
+lesquelles il avoit accoutumé de s'asseoir, comme
+font tous les autres animaux raisonnables; je veux
+dire qu'aussitôt qu'il se sentit n'être assis que sur
+fort peu de chose, il quitta la bride en homme
+de jugement et se prit aux crins du cheval, qui
+se mit aussitôt à courre. Là-dessus la carabine
+tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps;
+son cheval crut la même chose, et broncha si
+rudement que Ragotin en perdit le pommeau
+qui lui servoit de siége, tellement qu'il pendit
+quelque temps aux crins du cheval, un pied
+accroché par son eperon à la selle, et l'autre pied
+et le reste du corps attendant le décrochement
+de ce pied accroché pour donner en terre, de
+compagnie avec la carabine, l'epée et le baudrier,
+et la bandoulière. Enfin le pied se decrocha,
+ses mains lâchèrent le crin, et il fallut tomber,
+ce qu'il fit bien plus adroitement qu'il n'avoit
+monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses,
+qui s'etoient arrêtés pour le secourir, ou plutôt
+pour en avoir le plaisir. Il pesta contre le cheval,
+qui ne branla pas depuis sa chute; et, pour le consoler,
+on le reçut dans l'un des carrosses en la
+place du poète, qui fut bien aise d'être à cheval
+pour galantiser à la portière où etoit Inezille. Ragotin
+lui resigna l'epée et l'arme à feu, qu'il se
+mit sur le corps d'une façon toute martiale. Il
+allongea les etriers, ajusta la bride, et se prit sans
+doute mieux que Ragotin à monter sur sa bête.
+Mais il y avoit quelque sort jeté sur ce malencontreux
+animal: la selle, mal sanglée, tourna
+comme à Ragotin, et, ce qui attachoit ses chausses
+s'etant rompu, le cheval l'emporta quelque
+temps un pied dans l'etrier, l'autre servant de
+cinquième jambe au cheval, et les parties de derrière
+du citoyen de Parnasse fort exposées aux
+yeux des assistans, ses chausses lui etant tombées
+sur les jarrets. L'accident de Ragotin n'avoit
+fait rire personne, à cause de la peur qu'on
+avoit eue qu'il ne se blessât; mais celui de Roquebrune
+fut accompagné de grands eclats de
+risée que l'on fit dans les carrosses. Les cochers
+en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl,
+et tous les spectateurs firent une grande huée
+après Roquebrune, au bruit de laquelle il se sauva
+dans une maison, laissant le cheval sur sa
+bonne foi<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a>
+<a href="#footnote203"><sup class="sml">203</sup></a>. Mais il en usa mal, car il s'en retourna
+vers la ville. Ragotin, qui eut peur d'avoir
+à le payer, se fit descendre de carrosse et
+alla après; et le poète, qui avoit recouvert ses
+posterieures, rentra dans un des carrosses, fort
+embarrassé et embarrassant les autres de l'equipage
+de guerre de Ragotin, qui eut encore cette
+troisième disgrâce devant sa maîtresse, par où
+nous finirons le vingtième chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote203"
+name="footnote203"><b>Note 203: </b></a><a href="#footnotetag203">
+(retour) </a> Expression proverbiale qu'on appliquoit particulièrement
+aux chevaux, pour dire qu'on les laissoit en liberté
+d'aller où ils voudroient.</blockquote>
+<a name="ca21" id="ca21"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XXI</h3>
+
+<p class="mid"><i>qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es comediens furent fort bien reçus du
+maître de la maison, qui etoit honnête
+homme et des plus considerés du pays.
+On leur donna deux chambres pour
+mettre leurs hardes et pour se preparer en liberté
+à la comedie, qui fut remise à la nuit. On les fit
+aussi dîner en particulier, et, après dîner, ceux
+qui voulurent se promener eurent à choisir d'un
+grand bois et d'un beau jardin. Un jeune conseiller
+du parlement de Rennes, proche parent
+du maître de la maison, accosta nos comediens
+et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant
+reconnu que le Destin avoit de l'esprit et que les
+comediennes, outre qu'elles etoient fort belles,
+etoient capables de dire autre chose que des vers
+appris par coeur. On parla des choses dont l'on
+parle d'ordinaire avec des comediens, de pièces
+de théâtre et de ceux qui les font<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a>
+<a href="#footnote204"><sup class="sml">204</sup></a>. Ce jeune conseiller
+dit entre autres choses que les sujets connus
+dont on pouvoit faire des pièces regulières
+avoient tous eté mis en oeuvre, que l'histoire
+etoit epuisée, et que l'on seroit reduit à la fin à
+se dispenser de la règle des vingt-quatre heures;
+que le peuple et la plus grande partie du monde
+ne sçavoient point à quoi étoient bonnes les règles
+sevères du théâtre; que l'on prenoit plus de
+plaisir à voir representer les choses qu'à ouïr des
+recits; et, cela etant, que l'on pourroit faire des
+pièces qui seraient fort bien reçues, sans tomber
+dans les extravagances des Espagnols et sans se
+gehenner par la rigueur des règles d'Aristote<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a>
+<a href="#footnote205"><sup class="sml">205</sup></a>. De
+la comedie on vint à parler des romans. Le conseiller
+dit qu'il n'y avoit rien de plus divertissant
+que quelques romans modernes; que les François
+seuls en savoient faire de bons, et que les Espagnols
+avoient le secret de faire de petites histoires,
+qu'ils appellent Nouvelles, qui sont bien
+plus à notre usage et plus selon la portée de l'humanité
+que ces heros imaginaires de l'antiquité,
+qui sont quelquefois incommodes à force d'être
+trop honnêtes gens; enfin, que les exemples imitables
+etoient pour le moins d'aussi grande utilité
+que ceux que l'on avoit presque peine à
+concevoir; et il conclut que, si l'on faisoit des
+nouvelles en françois aussi bien faites que quelques
+unes de celles de Michel de Cervantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a>
+<a href="#footnote206"><sup class="sml">206</sup></a>,
+elles auroient cours autant que les romans heroïques<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a>
+<a href="#footnote207"><sup class="sml">207</sup></a>.
+Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit
+fort absolument qu'il n'y avoit point de plaisir
+à lire des romans s'ils n'etoient composés d'aventures
+de princes, et encore de grands princes,
+et que, par cette raison-là, l'Astrée ne lui avoit
+plu qu'en quelques endroits<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a>
+<a href="#footnote208"><sup class="sml">208</sup></a>. «Et dans quelles
+histoires trouveroit-on assez de rois et d'empereurs
+pour vous faire des romans nouveaux? lui
+repartit le conseiller.--Il en faudroit faire, dit Roquebrune,
+comme dans les romans tout à fait fabuleux
+et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire.--Je
+vois bien, repartit le conseiller, que le
+livre de Dom Quichotte n'est pas trop bien avec
+vous.--- C'est le plus sot livre que j'aie jamais vu,
+reprit Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité
+de gens d'esprit.--Prenez garde, dit le Destin,
+qu'il ne vous deplaise par votre faute plutôt que
+par la sienne». Roquebrune n'eût pas manqué de
+repartie s'il eût ouï ce qu'avoit dit le Destin;
+mais il etoit occupé à conter ses prouesses à
+quelques dames qui s'etoient approchées des comediennes,
+auxquelles il ne promettoit pas
+moins que de faire un roman en cinq parties,
+chacune de dix volumes, qui effaceroit les Cassandres,
+Cleopâtre, Polexandre et Cyrus<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a>
+<a href="#footnote209"><sup class="sml">209</sup></a>,
+quoique ce dernier ait le surnom de Grand, aussi
+bien que le fils de Pepin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote204"
+name="footnote204"><b>Note 204: </b></a><a href="#footnotetag204">
+(retour) </a> Cette courte discussion sur les pièces de théâtre et les
+romans n'est-elle point un ressouvenir de Cervantes, qui a
+également mis dans son <i>Don Quichotte</i> des entretiens fort
+remarquables entre le chanoine et don Quichotte, et entre le
+curé et le barbier, sur le roman chevaleresque et les pièces
+de théâtre (IIe part.)?</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote205"
+name="footnote205"><b>Note 205: </b></a><a href="#footnotetag205">
+(retour) </a> Cela, du reste, avoit déjà été fait ou tenté avec plus ou
+moins de bonheur, et pas aussi rarement qu'on le croit; mais,
+au moment où écrivoit Scarron, ces règles étoient dans toute
+leur puissance, quoiqu'elles ne l'aient jamais beaucoup gêné
+lui-même. Dans notre vieux théâtre, il n'étoit guère question
+des unités de temps et de lieu, qu'on s'est long-temps obstiné
+à regarder comme des règles imposées par Aristote. En 1597,
+Pierre de Laudun d'Aigaliers, dans sa <i>Poétique</i>, argumente
+en forme contre les vingt-quatre heures, et F. Ogier fait de
+même, en 1628, dans la préface du <i>Tyr et Sidon</i> de Schelandre.
+En 1625, Mairet, en tête de <i>Silvanire</i>, ne plaidoit que
+fort timidement encore pour les deux unités, se bornant à en
+prouver la convenance, sans vouloir en imposer la domination
+absolue. Lui-même attachoit si peu d'importance réelle
+à ce demi-manifeste, qu'il fut loin de les observer toujours.
+Mais, un jour, Chapelain, le grand arbitre du goût, se plaignant
+devant Richelieu des difficultés que la règle des vingt-quatre
+heures avoit à s'établir, on décida, sous l'inspiration
+du cardinal, tyran dans les lettres comme dans la politique,
+qu'elle auroit désormais force de loi. On a dit et répété,--de
+sorte que cette assertion est devenue un lieu commun littéraire,--que
+la <i>Sophonisbe</i> de Mairet (1629) est la première
+où elle fut observée; mais, en y regardant de près, on arrive
+à concevoir au moins quelques doutes, et, pour l'unité de
+lieu, elle n'y est certainement pas encore. Il seroit plus juste
+de substituer à la <i>Sophonisbe l'Amour tyrannique</i> de Scudéry.
+Ces lois arbitraires furent assez long-temps à s'établir, même
+après la décision de Richelieu, comme on peut le voir, pour l'unité
+de lieu, par plusieurs pièces de Rotrou, par le <i>Ravissement
+de Proserpine</i>, de Claveret (1639), <i>le Jugement de Pâris</i>,
+de Sallebray (1639), etc.;--pour l'unité de temps, par
+les batailles en forme que lui livrèrent Claveret, dans son
+<i>Traité de la disposition du poème dramatique</i>; Durval, dans
+la préface de sa <i>Panthée</i> (1638), etc. En outre, on peut facilement
+trouver dans notre ancien théâtre des exemples
+nombreux de toutes les formes du drame moderne alliées à
+toutes les licences anti-aristotéliques. Nous renvoyons le lecteur
+curieux d'étudier cette question à un travail étendu que
+nous publierons prochainement sur les <i>Origines du drame
+moderne</i> V. aussi <i>Rom. com.</i>, 3e part., ch. 13, à la fin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote206"
+name="footnote206"><b>Note 206: </b></a><a href="#footnotetag206">
+(retour) </a> Les <i>Nouvelles</i> de Cervantes avoient été traduites et publiées
+pour la première fois probablement en 1615 (le privilége
+est de novembre 1614),--les six premières par Rosset,
+et les six autres par d'Audiguier. Pour donner une idée
+de la vogue des romans espagnols et de la rapidité avec laquelle
+on les traduisoit pour satisfaire à l'avide curiosité des
+lecteurs françois, j'ajouterai que la première édition espagnole
+de <i>Persilès et Sigismonde</i> est de 1617, et que le privilége pour
+la traduction françoise est de la même année.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote207"
+name="footnote207"><b>Note 207: </b></a><a href="#footnotetag207">
+(retour) </a> C'est ce que Scarron lui-même a essayé, et souvent
+avec succès, dans les histoires tirées de l'espagnol qu'il
+fait raconter aux personnages de son roman, et dans ses
+<i>Nouvelles tragi-comiques</i>, qu'il avoit peut-être composées ou
+traduites avec l'intention de les encadrer également dans un
+récit de plus longue haleine. On voit que ce genre de travail
+n'étoit pas seulement chez Scarron le résultat d'un goût naturel
+et instinctif, mais aussi celui de la réflexion. D'autres
+écrivains, au XVIIe siècle, ont également essayé, avec plus
+ou moins de succès, de remplacer le roman héroïque par la
+nouvelle bourgeoise et familière (V. notre <i>Notice</i> en tête du
+volume).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote208"
+name="footnote208"><b>Note 208: </b></a><a href="#footnotetag208">
+(retour) </a> Contrairement, en effet, aux <i>Cyrus</i>, aux <i>Polexandre</i>, etc.,
+<i>l'Astrée</i> retraçoit surtout des aventures de bergers: de sorte
+qu'à la rigueur il se rattachoit en quelque point, par le
+sujet, sinon par le ton, au roman familier et bourgeois. Il est
+vrai qu'en réalité les bergers qu'il met en scène n'étoient
+point de ces bergers nécessiteux «qui, pour gagner leur vie,
+conduisent les troupeaux aux pâturages», mais plutôt de
+vrais gentilshommes, qui n'avoient pris cette condition «que
+pour vivre plus doucement et sans contrainte.» (Préface de
+l'<i>Astrée</i>.) Il y a aussi des chevaliers, des hommes du monde,
+des princesses sous la figure de nymphes, comme Lindamor,
+Bélisard, Galathée.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote209"
+name="footnote209"><b>Note 209: </b></a><a href="#footnotetag209">
+(retour) </a> <i>Cassandre</i> et <i>Cléopâtre</i> sont des romans de La Calprenède,
+dont le premier a 10 volumes in-8, et le second 12
+tomes en 23 volumes. C'est de la <i>Cléopâtre</i> que madame de
+Sévigné écrivoit à madame de Grignan, le 5 juillet 1671,
+qu'elle s'y laissoit «prendre comme à de la glu», et que
+cette lecture l'entraînoit «comme une petite fille.» Le <i>Cyrus</i>
+de Mlle de Scudéry ne dépassait pas dix <i>in-octavo</i>. Le <i>Polexandre</i>
+de Gomberville est le moins long. Scarron s'est déjà
+moqué de la longueur de ces romans, et Boileau a fait de
+même, dans son dialogue des <i>Héros de romans</i>.</blockquote>
+
+<p>Cependant le conseiller disoit à Destin et aux
+comediennes qu'il avoit essayé de faire des
+nouvelles à l'imitation des Espagnols, et qu'il
+leur en vouloit communiquer quelques unes.
+Inezilla prit la parole, et dit en françois qui tenoit
+plus du gascon que de l'espagnol, que son
+premier mari avoit eu la reputation de bien ecrire
+dans la cour d'Espagne; qu'il avoit composé
+quantité de nouvelles qui y avoient eté bien
+reçues, et qu'elle en avoit encore d'ecrites à la
+main qui reussiroient en françois si elles etoient
+bien traduites. Le conseiller etoit fort curieux de
+cette sorte de livres; il temoigna à l'Espagnole
+qu'elle lui feroit un extrême plaisir de lui en donner
+la lecture, ce qu'elle lui accorda fort civilement.
+«Et même, ajouta-t-elle, je pense en sçavoir
+autant que personne du monde; et, comme
+quelques femmes de notre nation se mêlent d'en
+faire, et des vers aussi<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a>
+<a href="#footnote210"><sup class="sml">210</sup></a>, j'ai voulu l'essayer
+comme les autres, et je vous en puis montrer
+quelques unes de ma façon.» Roquebrune s'offrit
+temerairement, selon sa coutume, à les mettre
+en françois. Inezilla, qui etoit peut-être la plus
+deliée Espagnole qui jamais ait passé les Pyrenées
+pour venir en France, lui repondit que ce
+n'etoit pas assez de bien sçavoir le françois, qu'il
+falloit sçavoir egalement l'espagnol, et qu'elle ne
+feroit point difficulté de lui donner de ses nouvelles
+à traduire quand elle sçauroit assez de
+françois pour juger s'il en etoit capable. La Rancune,
+qui n'avoit point encore parlé, dit qu'il
+n'en falloit point douter, puisqu'il avoit eté
+correcteur d'imprimerie. Il n'eut pas plutôt lâché
+la parole qu'il se ressouvint que Roquebrune lui
+avoit prêté de l'argent. Il ne le poussa donc
+point selon sa coutume, le voyant dejà tout defait
+de ce qu'il avoit dit, et avouant avec grande
+confusion qu'il avoit veritablement corrigé quelque
+temps, chez les imprimeurs<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a>
+<a href="#footnote211"><sup class="sml">211</sup></a>, mais que ce
+n'avoit eté que ses propres ouvrages. Mademoiselle
+de l'Etoile dit alors à la dona Inezilla que,
+puisqu'elle sçavoit tant d'historiettes, elle l'importuneroit
+souvent de lui en conter. L'Espagnole
+s'y offrit à l'heure même. On la prit au
+mot; tous ceux de la compagnie se mirent à l'entour
+d'elle, et alors elle commença une histoire,
+non pas du tout dans les termes que vous
+l'allez lire dans le suivant chapitre, mais pourtant
+assez intelligiblement pour faire voir qu'elle
+avoit bien de l'esprit en espagnol, puisqu'elle
+en faisoit beaucoup paroître en une langue dont
+elle ne sçavoit pas les beautés.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote210"
+name="footnote210"><b>Note 210: </b></a><a href="#footnotetag210">
+(retour) </a> Il n'y a pas beaucoup de ces femmes dont l'histoire
+littéraire ait conservé les noms. Voici les plus célèbres
+qui eussent paru jusqu'à cette époque: Mariana de Carbajal
+y Saavedra avoit publié, en 1633, huit <i>Nouvelles amusantes</i>;
+Maria de Zayas donna au public, en 1637 et 1647, deux
+recueils, dont l'un intitulé <i>Contes</i>, et l'autre <i>Bals</i> (Saraos).
+Pour la poésie, les seuls noms à peu près qu'on puisse indiquer,
+après celui de sainte Thérèse, sont ceux de Narvaëz et
+de dona Christovalina, qu'on trouve citées dans les <i>Fleurs des
+plus fameux poètes de l'Espagne</i> (1605), par P. Espinosa.
+Ajoutons-y deux Portugaises: Violante del Cielo, qui publia
+ses <i>Rimes</i> en 1646, et Bernarda Ferreira, auteur de <i>l'Espagne
+délivrée</i>, sorte de poème épique, dont la première partie avoit
+paru en 1618.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote211"
+name="footnote211"><b>Note 211: </b></a><a href="#footnotetag211">
+(retour) </a> On ne voit pas trop, en somme, ce que cet aveu avoit
+d'humiliant. Roquebrune auroit pu penser, pour se consoler,
+que Lascaris, Etienne Dolet, Juste-Lipse, Erasme, Mélanchton,
+Scaliger, et d'autres non moins célèbres, avoient fait
+ce métier avant lui; mais c'étoit là une ressource à laquelle
+avoient souvent recours, pour vivre, les pauvres écrivains
+et les <i>poètes crottés</i>. «Pour le jour, lit-on dans l'<i>Histoire du
+poète Sibus</i>, il le passoit ou à porter ses ouvrages au tiers et
+au quart, ou à corriger les fautes dans une imprimerie.»
+(<i>Rec. en prose</i> de Sercy, 2e vol.) C'est pour cela que le glorieux
+Roquebrune est honteux de la révélation de la Rancune.</blockquote>
+<a name="ca22" id="ca22"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XXII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>A trompeur trompeur et demi</i><a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a>
+<a href="#footnote212"><sup class="sml">212</sup></a>.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/U.png"></span>ne jeune dame de Tolède, nommée
+Victoria, de l'ancienne maison de Portocarrero<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a>
+<a href="#footnote213"><sup class="sml">213</sup></a>,
+s'etoit retirée en une maison
+qu'elle avoit sur les bords du Tage,
+à demi-lieue de Tolède, en l'absence de son
+frère, qui etoit capitaine de cavalerie dans les
+Pays-Bas. Elle etoit demeurée veuve, à l'âge de
+dix-sept ans, d'un vieil gentilhomme qui s'etoit
+enrichi aux Indes<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a>
+<a href="#footnote214"><sup class="sml">214</sup></a>, et qui, s'etant perdu en mer
+six mois après son mariage, avoit laissé beaucoup
+de bien à sa femme. Cette belle veuve, depuis
+la mort de son mari, s'etoit retirée auprès de
+son frère, et y avoit vecu d'une façon si approuvée
+de tout le monde, qu'à l'âge de vingt ans
+les mères la proposoient à leurs filles comme un
+exemple, les maris à leurs femmes, et les galans
+à leurs desirs, comme une conquête digne de leur
+merite. Mais, si sa vie retirée avoit refroidi l'amour
+de plusieurs, elle avoit, d'un autre côté,
+augmenté l'estime que tout le monde avoit pour
+elle. Elle goûtoit en liberté les plaisirs de la campagne
+dans cette maison des champs, quand, un
+matin, ses bergers lui amenèrent deux hommes
+qu'ils avoient trouvés dépouillés de tous leurs
+habits et attachés à des arbres où ils avoient
+passé la nuit. On leur avoit donné à chacun une
+mechante cape de berger pour se couvrir, et ce
+fut en ce bel equipage-là qu'ils parurent devant
+la belle Victoria. La pauvreté de leur habit ne
+lui cacha point la riche mine du plus jeune, qui
+lui fit un compliment en honnête homme, et lui
+dit qu'il etoit un gentilhomme de Cordoue appelé
+dom Lopez de Gongora; qu'il venoit de
+Seville, et qu'allant à Madrid pour des affaires
+d'importance et s'etant amusé à jouer à une demi-journée
+de Tolède, où il avoit dîné le jour
+auparavant, que la nuit l'avoit surpris; qu'il s'etoit
+endormi, et son valet aussi, en attendant un
+muletier qui etoit demeuré derrière, et que des
+voleurs, l'ayant trouvé comme il dormoit, l'avoient
+lié à un arbre, et son valet aussi, après les avoir
+depouillés jusqu'à la chemise. Victoria ne douta
+point de la verité de ses paroles: sa bonne mine
+parloit en sa faveur, et il y avoit toujours de la
+generosité à secourir un etranger reduit à une si
+fâcheuse necessité. Il se rencontra heureusement
+que, parmi les hardes que son frère lui avoit laissées
+en garde, il y avoit quelques habits: car les
+Espagnols ne quittent point leurs vieux habits
+pour jamais quand ils en prennent de neufs<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a>
+<a href="#footnote215"><sup class="sml">215</sup></a>.
+On choisit le plus beau et le mieux fait à la taille
+du maître, et le valet fut aussi revêtu de ce que
+l'on put trouver sur-le-champ de plus propre pour
+lui. L'heure du dîner etant venue, cet etranger,
+que Victoria fit manger à sa table, parut à ses
+yeux si bien fait et l'entretint avec tant d'esprit,
+qu'elle crut que l'assistance qu'elle lui rendoit ne
+pouvoit jamais être mieux employée. Ils furent
+ensemble le reste du jour, et se plurent tellement
+l'un à l'autre que la nuit même ils en dormirent
+moins qu'ils n'avoient accoutumé. L'etranger
+voulut envoyer son valet à Madrid querir de l'argent
+et faire faire des habits, ou du moins il en
+fit semblant; la belle veuve ne le voulut pas permettre,
+et lui en promit pour achever son voyage.
+Il lui parla d'amour dès le jour même, et elle l'ecouta
+favorablement. Enfin, en quinze jours, la
+commodité du lieu, le merite egal en ces deux
+jeunes personnes, quantité de sermens d'un côté,
+trop de franchise et de credulité de l'autre,
+une promesse de mariage offerte et la foi
+reciproquement donnée en presence d'un vieil
+ecuyer et d'une suivante de Victoria, lui firent
+faire une faute dont jamais on ne l'eût crue capable,
+et mirent ce bienheureux etranger en possession
+de la plus belle dame de Tolède. Huit
+jours durant, ce ne fut que feu et flammes entre
+les jeunes amans. Il fallut se separer: ce ne furent
+que larmes. Victoria eût eu droit de le retenir;
+mais, l'etranger lui ayant fait valoir qu'il
+laissoit perdre une affaire de grande importance
+pour l'amour d'elle, lui protestant que le gain
+qu'il avoit fait de son coeur lui faisoit negliger
+celui d'un procès qu'il avoit à Madrid, et même
+ses pretentions de la Cour, elle fut la première à
+hâter son départ, ne l'aimant pas assez aveuglement
+pour preferer le plaisir d'être avec lui à son
+avancement. Elle fit faire des habits à Tolède
+pour lui et pour son valet, et lui donna de l'argent
+autant qu'il en voulut. Il partit pour Madrid
+monté sur une bonne mule, et son valet sur une
+autre, la pauvre dame veritablement accablée
+de douleur quand il partit, et lui, s'il ne fut pas
+beaucoup affligé, le contrefaisant avec la plus
+grande hypocrisie du monde. Le jour même qu'il
+partit, une servante, faisant la chambre où il avoit
+couché, trouva une boîte de portrait enveloppée
+dans une lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse,
+qui vit dans la boîte un visage parfaitement beau
+et fort jeune, et lut dans la lettre ces paroles, ou
+d'autres qui voulaient dire la même chose:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote212"
+name="footnote212"><b>Note 212: </b></a><a href="#footnotetag212">
+(retour) </a> Traduit de la deuxième nouvelle des <i>Alivios de Cassandra</i>,
+de don Alonzo Castillo Solorzano, intitulée: <i>A un engano otro
+mayor.</i> V. notre <i>Notice</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote213"
+name="footnote213"><b>Note 213: </b></a><a href="#footnotetag213">
+(retour) </a> La maison de Portocarrero, une des plus considérables
+d'Espagne, s'étoit divisée en plusieurs branches importantes,
+sur lesquelles on peut consulter le <i>Dict. généal.</i> de La Chesnaie
+des Bois, et le <i>Nobiliario genealogico de Espana</i> de Haro
+(2e vol.).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote214"
+name="footnote214"><b>Note 214: </b></a><a href="#footnotetag214">
+(retour) </a> C'est-à-dire en Amérique, car on sait que, lorsque
+Christophe Colomb découvrit ce continent, il le prit d'abord
+pour une prolongation des Indes, et que l'usage subsista
+long-temps de confondre ces deux noms. Scarron, ici, a
+probablement en vue le Mexique ou le Pérou, qui étoient
+des possessions espagnoles.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote215"
+name="footnote215"><b>Note 215: </b></a><a href="#footnotetag215">
+(retour) </a> A cause, probablement, de l'habitude où sont beaucoup
+de peuples méridionaux, les Italiens aussi bien que les
+Espagnols, de garder long-temps leurs domestiques et de ne
+s'en point séparer, même quand l'âge les a rendus impropres
+au service, ce qui leur fournit un usage tout prêt pour leurs
+vieux habits.</blockquote>
+
+<blockquote>
+<p><i>Monsieur mon cousin,</i></p>
+
+<p><i>Je vous envoie le portrait de la belle Elvire de
+Silva. Quand vous la verrez, vous la trouverez encore
+plus belle que le peintre ne l'a sçu faire. Dom Pedro
+de Silva, son père, vous attend avec impatience. Les
+articles de votre mariage sont tels que vous les avez
+souhaités, et ils vous sont fort avantageux, à ce qu'il
+me semble. Tout cela vaut bien la peine que vous hâtiez
+votre voyage.</i></p>
+
+<p>De Madrid, ce, etc.</p>
+
+<p>Dom Antoine de Ribera.
+</blockquote>
+
+<p>La lettre s'adressoit à Fernand de Ribera, à
+Seville. Representez-vous, je vous prie, l'etonnement
+de Victoria à la lecture d'une telle lettre,
+qui, selon toutes les apparences du monde, ne
+pouvoit être ecrite à un autre qu'à son Lopez de
+Gongora. Elle voyoit, mais trop tard, que cet
+etranger qu'elle avoit si fort obligé, et si vite, lui
+avoit deguisé son nom; et, par ce deguisement-là,
+elle devoit être toute assurée de son infidelité.
+La beauté de la dame du portrait ne la devoit
+pas moins mettre en peine, et ce mariage dont
+les articles etoient dejà passés achevoit de la
+desesperer. Jamais personne ne s'affligea tant;
+ses soupirs la pensèrent suffoquer, et elle pleura
+jusqu'à s'en faire mal à la tête. «Miserable que je
+suis! disoit-elle quelquefois en elle-même, et
+quelquefois aussi devant son vieil ecuyer et sa
+suivante, qui avoient eté temoins de son mariage;
+ai-je eté si long-temps sage pour faire une
+faute irreparable! et devois-je refuser tant de
+personnes de condition de ma connoissance qui
+se fussent estimés heureux de me posseder, pour
+me donner à un inconnu, qui se moque peut-être
+de moi après m'avoir rendue malheureuse pour
+toute ma vie! Que dira-t-on dans Tolède, et
+que dira-t-on dans toute l'Espagne? Un jeune
+homme lâche et trompeur sera-t-il discret? Devois-je
+lui temoigner que je l'aimois devant que
+de sçavoir si j'en etois aimée? M'auroit-il caché
+son nom s'il avoit eté sincère, et dois-je esperer,
+après cela, qu'il cache les avantages qu'il a sur
+moi? Que ne fera point mon frère contre moi,
+après ce que j'ai fait moi-même? et de quoi lui
+sert l'honneur qu'il acquiert en Flandre, tandis
+que je le deshonore en Espagne? Non, non,
+Victoria, il faut tout entreprendre, puisque nous
+avons tout oublié; mais, devant que d'en venir
+à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut,
+essayer de gagner par adresse ce que nous
+avons mal conservé par imprudence. Il sera toujours
+assez à temps de se perdre quand il n'y
+aura plus rien à esperer.»</p>
+
+<p>Victoria avoit l'esprit bien fort, d'être capable
+de prendre sitôt une bonne resolution dans une
+si mauvaise affaire. Son vieil ecuyer et sa suivante
+la voulurent conseiller. Elle leur dit qu'elle
+sçavoit bien tout ce qu'on lui pouvoit dire, mais
+qu'il n'etoit plus question que d'agir. Dès le jour
+même, un chariot et une charrette furent chargés
+de meubles et de tapisseries, et Victoria, faisant
+courir le bruit parmi ses domestiques qu'il
+falloit qu'elle allât à la cour pour les affaires
+pressantes de son frère, elle monta en carrosse
+avec son ecuyer et sa suivante, prit le chemin
+de Madrid et se fit suivre par son bagage. Aussitôt
+qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis
+de dom Pedro de Silva, et, l'ayant appris, elle
+en loua un dans le même quartier. Son vieil
+ecuyer avoit nom Rodrigue Santillane; il avoit
+eté nourri jeune par le père de Victoria, et il aimoit
+sa maîtresse comme si elle eût eté sa fille.
+Ayant force habitudes dans Madrid, où il avoit
+passé sa jeunesse, il sçut en peu de temps que la
+fille de dom Pedro de Silva se marioit à un gentilhomme
+de Seville, qu'on appeloit Fernand de
+Ribera; qu'un de ses cousins, de même nom que
+lui, avoit fait ce mariage, et que dom Pedro songeoit
+dejà aux personnes qu'il mettroit auprès de
+sa fille. Dès le lendemain, Rodrigue Santillane,
+honnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve
+de mediocre condition, et Beatris, sa suivante,
+faisant le personnage de sa belle-mère, femme
+de Rodrigue, allèrent chez dom Pedro et demandèrent
+à lui parler. Dom Pedro les reçut fort
+civilement, et Rodrigue lui dit avec beaucoup
+d'assurance, qu'il etoit un pauvre gentilhomme
+des montagnes de Tolède; qu'il avoit eu une fille
+unique de sa première femme, qui etoit Victoria,
+dont le mari etoit mort depuis peu à Seville où
+il demeuroit; et que, voyant sa fille veuve avec
+peu de bien, il l'avoit amenée à la cour pour
+lui chercher condition; qu'ayant ouï parler de
+lui et de sa fille qu'il etoit prêt de marier, il
+avoit cru lui faire plaisir en lui venant offrir une
+jeune veuve très propre à servir de duegna à la
+nouvelle mariée, et ajouta que le merite de sa
+fille le rendoit hardi à la lui offrir, et qu'il en seroit
+pour le moins aussi satisfait qu'il l'avoit pu être
+de sa bonne mine. Devant que d'aller plus avant,
+il faut que j'apprenne à ceux qui ne le sçavent pas
+que les dames en Espagne ont des duegnas auprès
+d'elles, et ces duegnas sont à peu près la
+même chose que les gouvernantes ou dames
+d'honneur que nous voyons auprès des femmes
+de grand condition. Il faut que je dise encore
+que ces duegnas ou duègnes sont animaux rigides
+et fâcheux, aussi redoutés pour le moins
+que des belles-mères<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a>
+<a href="#footnote216"><sup class="sml">216</sup></a>. Rodrigue joua si bien son
+personnage, et Victoria, belle comme elle etoit,
+parut, en son habit simple, si agreable et de si
+bon augure aux yeux de dom Pedro de Silva,
+qu'il la retint à l'heure même pour sa fille. Il offrit
+même à Rodrigue et à sa femme place dans sa
+maison. Rodrigue s'en excusa, et lui dit qu'il
+avoit quelques raisons pour ne recevoir pas
+l'honneur qu'il lui vouloit faire; mais que, logeant
+dans le même quartier, il seroit prêt à lui
+rendre service toutes les fois qu'il le voudroit
+employer.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote216"
+name="footnote216"><b>Note 216: </b></a><a href="#footnotetag216">
+(retour) </a> Cette boutade satirique a une signification particulière
+sous la plume de Scarron, qui n'avoit pas eu à se louer de sa
+propre belle-mère, Françoise de Plaix, dans ses rapports de
+famille, pas plus que dans ses affaires d'intérêt: V. <i>Factum,
+ou Requête, ou tout ce qu'il vous plaira</i>, en tête de la 3e part.
+de ses vers burlesques. Aussi ne l'a-t-il point ménagée. Les
+traits contre les belles-mères abondent dans ses oeuvres.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Elle fit, et n'y gagna guère,</p>
+<p class="i10">Des plaintes dont le seul récit,</p>
+<p class="i10">A ce que sa servante a dit,</p>
+<p class="i10">Toucheroit une belle-mère,</p>
+</div></div>
+
+<p>dit-il dans son <i>ode burlesque</i> sur Léandre et Héro. Il a également
+semé les allusions dans une foule d'autres pièces,
+(A. M. du Laurant, <i>Recommandat</i>.--<i>Impréc. contre celui
+qui a pris son Juvén.</i>, etc.)</blockquote>
+
+<p>Voilà donc Victoria dans la maison de dom Pedro,
+fort aimée de lui et de sa fille Elvire, et fort
+enviée de tous les valets. Dom Antoine de Ribera,
+qui avoit fait le mariage de son infidèle cousin
+avec la fille de dom Pedro de Silva, lui venoit
+souvent dire que son cousin etoit en chemin et
+qu'il lui avoit ecrit en partant de Seville; et cependant
+ce cousin ne venoit point. Cela le mettoit
+bien en peine. Dom Pedro et sa fille ne sçavoient
+qu'en penser, et Victoria y prenoit encore
+plus de part. Dom Fernand n'avoit garde de venir
+si vite: le jour même qu'il partit de chez
+Victoria, Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant
+à Illescas, un chien qui sortit d'une maison à
+l'improviste fit peur à son mulet, qui lui froissa
+une jambe contre une muraille et le jeta par
+terre. Dom Fernand se demit une cuisse, et se
+trouva si mal de sa chute qu'il ne put passer outre.
+Il fut sept ou huit jours entre les mains des
+medecins et chirurgiens du pays, qui n'etoient
+pas des meilleurs, et, son mal devenant tous les
+jours plus dangereux, il fit sçavoir à son cousin
+son infortune, et le pria de lui envoyer un brancard.
+A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute
+et on se rejouit de ce que l'on sçavoit enfin ce qu'il
+etoit devenu. Victoria, qui l'aimoit encore, en
+fut fort inquietée. Don Antoine envoya querir don
+Fernand. Il fut amené à Madrid, où, tandis que
+l'on fit des habits pour lui et pour son train, qui
+fut fort magnifique (car il etoit aîné de sa maison
+et fort riche), les chirurgiens de Madrid, plus habiles
+que ceux d'Illescas, le guerirent parfaitement.
+Dom Pedro de Silva et sa fille Elvire furent
+avertis du jour, que dom Antoine de Ribera leur
+devoit amener son cousin dom Fernand. Il y a
+apparence que la jeune Elvire ne se negligea pas
+et que Victoria ne fut pas sans emotion. Elle vit
+entrer son infidèle paré comme un nouveau marié,
+et, s'il lui avoit plu mal vêtu et mal en ordre,
+elle le trouva l'homme du monde de la meilleure
+mine en ses habits de noces. Dom Pedro n'en fut
+pas moins satisfait, et sa fille eût eté bien difficile
+si elle y eût trouvé quelque chose à redire.
+Tous les domestiques regardèrent le serviteur de
+leur jeune maîtresse de toute la grandeur de leurs
+yeux, et tout le monde de la maison en eut le
+coeur epanoui, à la reserve de Victoria, qui sans
+doute l'eut bien serré. Dom Fernand fut charmé
+de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle
+etoit encore plus belle que son portrait. Il lui fit
+ses premiers complimens en homme d'esprit, et,
+parlant à elle et à son père, s'abstint le plus qu'il
+put de toutes les sottises que dit ordinairement à
+un beau-père et à une maîtresse un homme qui
+demande à se marier. Dom Pedro de Silva s'enferma
+dans un cabinet avec les deux cousins et
+avec un homme d'affaires pour ajouter quelque
+chose qui manquoit aux articles. Cependant Elvire
+demeura dans la chambre environnée de toutes
+ses femmes, qui se rejouissoient devant elle de
+la bonne mine de son serviteur. La seule Victoria
+demeura froide et serieuse dans les emportemens
+des autres. Elvire le remarqua et la tira à
+part pour lui dire qu'elle s'etonnoit de ce qu'elle
+ne lui disoit rien de l'heureux choix que son père
+avoit fait d'un gendre qui paroissoit avoir tant de
+merite, et ajouta qu'au moins par flatterie ou par
+civilité elle lui en devoit dire quelque chose.
+«Madame, lui dit Victoria, ce qui paroît de votre
+serviteur est si fort à son avantage qu'il n'est
+point necessaire de vous le louer. Ma froideur,
+que vous avez remarquée, ne vient point d'indifference;
+et je serois indigne des bontés que vous
+avez pour moi, si je ne prenois part en tout ce
+qui vous touche. Je me serois donc rejouie de
+votre mariage, aussi bien que les autres, si je connoissois
+moins celui qui doit être votre mari. Le
+mien etoit de Seville, et sa maison n'etoit pas
+eloignée de celle du père de votre serviteur. Il
+est de bonne maison, il est riche, il est bien fait,
+et je veux croire qu'il a de l'esprit; enfin, il est
+digne de vous. Mais vous meritez l'affection toute
+entière d'un homme, et il ne vous peut donner ce
+qu'il n'a pas. Je m'empêcherois bien de vous dire
+des choses qui peuvent vous deplaire; mais, je ne
+m'acquitterois pas de tout ce que je vous dois
+si je ne vous decouvrois tout ce que je sçais de
+dom Fernand, en une affaire d'où depend le bonheur
+ou le malheur de votre vie.» Elvire fut fort
+etonnée de ce que lui dit sa gouvernante; elle la
+pria de ne differer pas davantage à lui eclaircir
+les doutes qu'elle lui avoit mis dans l'esprit. Victoria
+lui dit que cela ne se pouvoit dire devant
+ses servantes, ni en peu de paroles. Elvire feignit
+d'avoir affaire en sa chambre, où Victoria lui dit,
+aussitôt qu'elle se vit seule avec elle, que Fernand
+de Ribera etoit amoureux à Seville d'une
+Lucrèce de Monsalve, demoiselle fort aimable,
+quoique fort pauvre; qu'il en avoit trois enfans
+sous promesse de mariage; que, du vivant du père
+de Ribera, la chose avoit eté tenue secrète, et
+qu'après sa mort, Lucrèce lui ayant demandé
+l'accomplissement de sa promesse, il s'etoit extrêmement
+refroidi; qu'elle avoit remis cette affaire
+entre les mains de deux gentilshommes de
+ses parens; que cela avoit fait grand eclat dans
+Seville, et que dom Fernand s'en etoit absenté
+quelque temps, par le conseil de ses amis, pour
+eviter les parens de cette Lucrèce, qui le cherchoient
+partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire
+etoit en cet etat-là quand elle quitta Seville,
+il y avoit un mois, et que le bruit couroit en même
+temps que dom Fernand alloit se marier à Madrid.
+Elvire ne put s'empêcher de lui demander si cette
+Lucrèce etoit fort belle. Victoria lui dit qu'il ne
+lui manquoit que du bien, et la laissa fort rêveuse
+et faisant dessein d'informer promptement
+son père de ce qu'elle venoit d'apprendre. On la
+vint appeler en même temps pour revenir trouver
+son serviteur, qui avoit achevé avec son père ce
+qui les avoit fait retirer en particulier. Elvire s'y
+en alla, et cependant Victoria demeura dans l'antichambre,
+où elle vit entrer ce même valet qui
+accompagnoit son infidèle quand elle le reçut si
+genereusement en sa maison auprès de Tolède.
+Ce valet apportoit à son maître un paquet de lettres
+qu'on lui avoit donné à la poste de Seville.
+Il ne put reconnoître Victoria, que la coiffure de
+veuve avoit fort deguisée. Il la pria de le faire
+parler à son maître pour lui donner ses lettres.
+Elle lui dit qu'il ne lui pourroit parler de long-temps,
+mais que, s'il lui vouloit confier son paquet,
+elle iroit le lui porter quand on pourroit
+parler à lui. Le valet n'en fit point de difficulté,
+et, lui ayant mis son paquet entre les mains, s'en
+retourna où il avoit affaire. Victoria, qui n'avoit
+rien à negliger, monta dans sa chambre, ouvrit
+le paquet, et, en moins de rien, le referma, y
+ajoutant une lettre qu'elle ecrivit à la hate. Cependant
+les deux cousins achevèrent leur visite.
+Elvire vit le paquet de dom Fernand entre les
+mains de sa gouvernante, et lui demanda ce que
+c'etoit. Victoria lui dit indifferemment que le valet
+de dom Fernand le lui avoit donné pour le rendre
+à son maître, et qu'elle alloit envoyer après, parcequ'elle
+ne s'etoit point trouvée quand il etoit
+sorti. Elvire lui dit qu'il n'y avoit point de danger
+de l'ouvrir, et que l'on y trouveroit peut-être
+quelque chose de l'affaire qu'elle lui avoit apprise.
+Victoria, qui ne demandoit pas autre chose,
+l'ouvrit encore une fois. Elvire en regarda toutes
+les lettres, et ne manqua pas de s'arrêter sur celle
+qu'elle vit ecrite en lettre de femme qui s'adressoit
+à Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce
+qu'elle y lut:</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>otre absence et la nouvelle que j'ai apprise
+que l'on vous marioit à la cour
+vous feront bientôt perdre une personne
+qui vous aime plus que sa vie, si vous ne
+venez bientôt la desabuser, et accomplir ce que vous
+ne pouvez differer ou lui refuser sans une froideur
+ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit de vous
+est veritable, et si vous ne songez plus que vous ne
+faites en moi et en nos enfans, au moins devriez-vous
+songer à votre vie, que mes cousins sçauront bien
+vous faire perdre quand vous me reduirez à les en
+prier, puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.</i>
+</p>
+
+<p>De Seville</p>
+
+<p>LUCRÈCE DE MONSALVE.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Elvire ne douta plus de tout ce que lui avoit
+dit sa gouvernante, après la lecture de cette lettre.
+Elle la fit voir à son père, qui ne put assez s'etonner
+qu'un gentilhomme de condition fût assez
+lâche pour manquer de fidelité à une demoiselle
+qui le valoit bien et de qui il avoit eu des enfans.
+A l'heure même il alla s'en informer plus
+amplement d'un gentilhomme de Seville de ses
+grands amis, par lequel il avoit dejà eté instruit
+du bien et des affaires de dom Fernand. A peine
+fut-il sorti que dom Fernand vint demander ses
+lettres, suivi de son valet, qui lui avoit dit que
+la gouvernante de sa maîtresse s'etoit chargée de
+les lui rendre. Il trouva Elvire dans la salle, et
+lui dit qu'encore que deux visites lui fussent pardonnables
+dans les termes où il etoit avec elle,
+qu'il ne venoit pas tant pour la voir que pour
+demander ses lettres, que son valet avoit laissées
+à sa gouvernante. Elvire lui repondit qu'elle
+les lui avoit prises, qu'elle avoit eu la curiosité
+d'ouvrir le paquet, ne doutant point qu'un homme
+de son âge n'eût quelque attachement de galanterie
+dans une grande ville comme Seville,
+et que si sa curiosité ne l'avoit pas beaucoup
+satisfaite, qu'elle lui avoit appris, en recompense,
+que ceux qui se marioient ensemble devant que
+de se connoître hasardoient beaucoup. Elle ajouta
+ensuite qu'elle ne vouloit pas lui retarder davantage
+le plaisir de lire ses lettres, les lui remit
+entre les mains, et, lui faisant la reverence, le
+quitta sans attendre reponse. Dom Fernand demeura
+fort etonné de ce qu'il entendit dire à sa
+maîtresse. Il lut la lettre supposée, et vit bien que
+l'on vouloit troubler son mariage par une fourbe.
+Il s'adressa à Victoria, qui etoit demeurée dans
+la salle, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à son
+visage, que quelque rival ou quelque personne
+malicieuse avoit supposé la lettre qu'il venoit de
+lire. «Moi une femme dans Seville! s'ecrioit-il tout
+etonné; moi des enfans! Ah! si ce n'est la plus
+impudente imposture du monde, je veux qu'on
+me coupe la tête!» Victoria lui dit qu'il pouvoit
+bien être innocent, mais que sa maîtresse ne pouvoit
+moins faire que de s'en eclaircir, et que
+très assurement le mariage ne passeroit pas outre
+que dom Pedro ne fût assuré par un gentilhomme
+de Seville de ses amis, qu'il etoit allé
+chercher exprès, que ce pretendu intrigue fût
+supposé<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a>
+<a href="#footnote217"><sup class="sml">217</sup></a>. «C'est ce que je souhaite, lui repondit
+dom Fernand, et, s'il y a seulement dans Seville
+une dame qui ait nom Lucrèce de Monsalve, je
+veux ne passer jamais pour un homme d'honneur!
+Et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes
+bien dans l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute
+pas, de me l'avouer, afin que je vous conjure de
+me rendre de bons offices auprès d'elle.--Je
+crois, sans vanité, lui repondit Victoria, qu'elle
+ne fera pas pour un autre ce qu'elle m'aura refusé;
+mais je connois aussi son humeur: on ne
+l'apaise pas aisement quand elle se croit desobligée;
+et, comme toute l'esperance de ma fortune
+n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a
+pour moi, je n'irai pas lui manquer de complaisance
+pour en avoir trop pour vous, et hasarder
+de me mettre mal auprès d'elle en tâchant de lui
+ôter la mauvaise opinion qu'elle a de votre sincerité.
+Je suis pauvre, ajouta-t-elle, et c'est à moi
+beaucoup perdre que de ne gagner pas. Si ce
+qu'elle m'a promis pour me remarier m'alloit
+manquer, je serois veuve toute ma vie, quoique,
+jeune comme je suis, je puisse encore plaire à
+quelque honnête homme. Mais on dit bien vrai,
+que sans argent...» Elle alloit enfiler un long
+prône de gouvernante, car pour la bien contrefaire
+il falloit parler beaucoup; mais dom Fernand
+lui dit en l'interrompant: «Rendez-moi
+le service que je vous demande, et je vous mettrai
+en etat de vous pouvoir passer des recompenses
+de votre maîtresse; et, pour vous montrer,
+ajouta-t-il, que je vous veux donner autre
+chose que des paroles, donnez-moi du papier
+et de l'encre, et je vous ferai une promesse de
+ce que vous voudrez.--Jesus! Monsieur, lui dit
+la fausse gouvernante, la parole d'un honnête
+homme suffit; mais, pour vous plaire, je m'en vais
+querir ce que vous demandez.» Elle revint avec
+ce qu'il falloit pour faire une promesse de plus
+de cent millions d'or, et dom Fernand fut si galant
+homme, ou plutôt il avoit la possession d'Elvire
+tellement à coeur, qu'il lui ecrivit son nom en
+blanc, dans une feuille de papier, pour l'obliger
+par cette confiance à le servir de bonne façon.
+Voilà Victoria sur les nues; elle promit des merveilles
+à dom Fernand, et lui dit qu'elle vouloit
+être la plus malheureuse du monde si elle n'alloit
+travailler en cette affaire comme pour elle-même,
+et elle ne mentoit pas. Dom Fernand la
+quitta rempli d'esperance, et Rodrigue Santillane,
+son ecuyer, qui passoit pour son père, l'etant
+venu voir pour apprendre ce qu'elle avoit avancé
+pour son dessein, elle lui en rendit compte et
+lui montra le blanc signé, dont il loua Dieu avec
+elle, et lui fit remarquer que tout sembloit contribuer
+à sa satisfaction. Pour ne point perdre de
+temps, il s'en retourna à son logis, que Victoria
+avoit loué auprès de celui de dom Pedro, comme
+je vous ai dejà dit; et là il ecrivit au dessus
+du seing de dom Fernand, une promesse de mariage,
+attestée de temoins et datée du temps que
+Victoria reçut cet infidèle dans sa maison des
+champs. Il ecrivoit aussi bien qu'homme qui fût
+en Espagne, et avoit si bien etudié la lettre de
+dom Fernand sur des vers qu'il avoit ecrits de sa
+main et qu'il avoit laissés à Victoria, que dom
+Fernand même s'y fût trompé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote217"
+name="footnote217"><b>Note 217: </b></a><a href="#footnotetag217">
+(retour) </a> On faisoit quelquefois ce mot du masculin au XVIIe
+siècle. (V. le <i>Dict.</i> de Furetière.)</blockquote>
+
+<p>Dom Pedro de Silva ne trouva point le gentilhomme
+qu'il etoit allé chercher pour s'informer
+du mariage de dom Fernand; il lui laissa un
+billet en son logis et revint au sien, où, le soir
+même, Elvire ouvrit son coeur à sa gouvernante,
+et lui assura qu'elle desobeiroit plutôt à son père
+que d'epouser jamais dom Fernand, lui avouant
+de plus qu'elle etoit engagée d'affection avec
+un Diego de Maradas il y avoit long-temps;
+qu'elle avoit assez deferé à son père en forçant
+son inclination pour lui plaire, et, puisque Dieu
+avoit permis que la mauvaise foi de dom Fernand
+fût decouverte, qu'elle croyoit, en le refusant,
+obeir à la volonté divine, qui sembloit lui destiner
+un autre epoux. Vous devez croire que Victoria
+fortifia Elvire dans ses bonnes resolutions,
+et ne lui parla pas alors selon l'intention de dom
+Fernand. «Dom Diègue de Maradas, lui dit
+alors Elvire, est mal satisfait de moi à cause que
+je l'ai quitté pour obeir à mon père; mais, aussitôt
+que je le favoriserai seulement d'un regard,
+je suis assurée de le faire revenir, quand il seroit
+aussi eloigné de moi que dom Fernand l'est presentement
+de sa Lucrèce.--Ecrivez-lui, mademoiselle,
+lui dit Victoria, et je m'offre à lui porter
+votre lettre.» Elvire fut ravie de voir sa gouvernante
+si favorable à ses desseins; elle fit mettre
+les chevaux au carrosse pour Victoria, qui
+monta dedans avec un beau poulet pour dom
+Diego, et, s'etant fait descendre chez son père
+Santillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse,
+disant au cocher qu'elle iroit bien à pied où elle
+vouloit aller. Le bon Santillane lui fit voir la promesse
+de mariage qu'il avoit faite, et elle ecrivit
+aussitôt deux billets: l'un à Diego de Maradas,
+et l'autre à Pedro de Silva, père de sa maîtresse.
+Par ces billets, signés Victoria Portocarrero, elle
+leur enseignoit son logis et les prioit de la venir
+trouver pour une affaire qui leur etoit de grande
+importance. Tandis que l'on porta ces billets à
+ceux à qui ils etoient adressés, Victoria quitta
+son habit simple de veuve, s'habilla richement,
+fit paroître ses cheveux, que l'on m'a assuré
+avoir eté des plus beaux, et se coiffa en dame
+fort galante. Dom Diègue de Maradas la vint
+trouver un moment après, pour sçavoir ce que
+lui vouloit une dame dont il n'avoit jamais ouï
+parler. Elle le reçut fort civilement, et à peine
+avoit-il pris un siége auprès d'elle qu'on lui vint
+dire que Pedro de Silva demandoit à la voir.
+Elle pria dom Diègue de se cacher dans son alcôve,
+en l'assurant qu'il lui importoit extrêmement
+d'entendre la conversation qu'elle alloit avoir
+avec dom Pedro. Il fit sans resistance ce que
+voulut une dame si belle et de si bonne mine,
+et dom Pedro fut introduit dans la chambre de
+Victoria, qu'il ne put reconnoître, tant sa coiffure,
+differente de celle qu'elle portoit chez lui,
+et la richesse de ses habits, avoient augmenté sa
+bonne mine et changé l'air de son visage. Elle
+fit asseoir dom Pedro en un lieu d'où dom Diègue
+pouvoit entendre tout ce qu'elle lui disoit,
+et lui parla en ces termes: «Je crois, Monsieur,
+que je dois vous apprendre d'abord qui je suis,
+pour ne vous laisser pas plus long-temps dans
+l'impatience où vous devez être de le sçavoir. Je
+suis de Tolède, de la maison de Porto-Carrero;
+j'ai eté mariée à seize ans, et me suis trouvée
+veuve six mois après mon mariage. Mon père
+portoit la croix de saint Jacques, et mon frère
+est de l'ordre de Calatrava.» Dom Pedro l'interrompit
+pour lui dire que son père avoit eté de ses
+intimes amis. «Ce que vous m'apprenez là me
+rejouit extrêmement, lui repondit Victoria, car
+j'aurai besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire
+dont j'ai à vous parler.» Elle apprit ensuite à
+dom Pedro ce qui lui étoit arrivé avec dom Fernand,
+et lui mit entre les mains la promesse
+qu'avoit contrefaite Santillane. Aussitôt qu'il
+l'eût lue, elle reprit la parole et lui dit: «Vous
+sçavez, Monsieur, à quoi l'honneur oblige une
+personne de ma condition: quand la justice ne
+seroit pas de mon côté, mes parens et mes amis
+ont beaucoup de crédit et sont assez intéressés
+dans mon affaire pour la porter au plus loin
+qu'elle puisse aller. J'ai cru, Monsieur, que je
+devois vous avertir de mes pretentions, afin que
+vous ne passiez pas outre dans le mariage de
+mademoiselle votre fille; elle merite mieux qu'un
+homme infidèle, et je vous crois trop sage pour
+vous opiniâtrer à lui donner un mari qu'on lui
+pourroit disputer.--Quand il seroit un grand
+d'Espagne, répondit dom Pedro, je n'en voudrois
+point s'il etoit injuste: non seulement il
+n'epousera point ma fille, mais encore je lui defendrai
+ma maison; et pour vous, Madame, je vous
+offre ce que j'ai de credit et d'amis. J'avois déjà
+eté averti qu'il etoit homme à prendre son plaisir
+partout où il le trouve, et même de le chercher
+aux depens de sa reputation. Etant de cette
+humeur-là, quand bien il ne seroit pas à vous,
+il ne seroit jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à
+Dieu! ne manquera point de mari dans la cour
+d'Espagne.»</p>
+
+<p>Dom Pedro ne demeura pas davantage avec
+Victoria, voyant qu'elle n'avoit rien davantage à
+lui dire, et Victoria fit sortir dom Diègue de derrière
+son alcôve, d'où il avoit ouï toute la conversation
+qu'elle avoit eue avec le père de sa maîtresse.
+Elle ne lui fit donc point une seconde relation
+de son histoire; elle lui donna la lettre d'Elvire,
+qui le ravit d'aise; et, parcequ'il eût pu être
+en peine de sçavoir par quelle voie elle etoit venue
+entre ses mains, elle lui fit confidence de sa metamorphose
+en duègne, sçachant bien qu'il avoit
+autant d'interêt qu'elle à tenir la chose secrète.
+Dom Diègue, devant que de quitter Victoria,
+ecrivit à sa maîtresse une lettre où la joie de
+voir ses esperances ressuscitées faisoit bien juger
+du deplaisir qu'il avoit eu quand il les avoit crues
+perdues. Il se separa de la belle veuve, qui prit
+aussitôt son habit de gouvernante et s'en retourna
+chez dom Pedro.</p>
+
+<p>Cependant dom Fernand de Ribera etoit allé
+chez sa maîtresse et y avoit mené son cousin dom
+Antoine, pour tâcher de raccommoder ce qu'avoit
+gâté la lettre contrefaite par Victoria. Dom
+Pedro les trouva avec sa fille, qui etoit bien empêchée
+à leur repondre, quand, pour la justification
+de dom Fernand, ils ne demandoient pas
+mieux que l'on s'informât dans Seville même s'il
+y avoit jamais eu une Lucrèce de Monsalve.
+Ils redirent devant dom Pedro tout ce qui pouvoit
+servir à la decharge de dom Fernand, à
+quoi il repondit que si l'attachement avec la
+dame de Seville etoit une fourbe, qu'il etoit aisé
+de la detruire; mais qu'il venoit de voir une dame
+de Tolède, nommée Victoria Porto-Carrero,
+à qui dom Fernand avoit promis mariage, et à
+qui il devoit encore davantage, pour en avoir eté
+genereusement assisté sans en être connu; qu'il
+ne le pouvoit nier, puisqu'il lui avoit donné une
+promesse ecrite de sa main; et ajouta qu'un gentilhomme
+d'honneur ne devoit point songer à se
+marier à Madrid l'etant dejà dans Tolède. En
+achevant ces paroles, il fit voir aux deux cousins,
+la promesse de mariage en bonne forme. Dom
+Antoine reconnut l'ecriture de son cousin, et
+dom Fernand, qui s'y trompoit lui-même, quoiqu'il
+sçût bien qu'il ne l'avoit jamais ecrite, devint
+l'homme du monde le plus confus. Le père
+et la mère se retirèrent après les avoir salués assez
+froidement. Dom Antoine querella son cousin
+de l'avoir employé dans une affaire tandis qu'il
+songeoit à une autre. Ils remontèrent dans leur
+carrosse, où dom Antoine, ayant fait avouer à
+dom Fernand son mechant procedé avec Victoria,
+lui reprocha cent fois la noirceur de son action
+et lui representa les fâcheuses suites qu'elle
+pouvoit avoir. Il lui dit qu'il ne falloit plus songer
+à se marier, non seulement dans Madrid, mais
+dans toute l'Espagne, et qu'il seroit bien heureux
+d'en être quitte pour epouser Victoria sans
+qu'il lui en coûtât du sang ou peut-être la vie,
+le frère de Victoria n'etant pas un homme à se
+contenter d'une simple satisfaction dans une affaire
+d'honneur. Ce fut à dom Fernand à se taire,
+tandis que son cousin lui fit tant de reproches.
+Sa conscience le convainquoit suffisamment d'avoir
+trompé et trahi une personne qui l'avoit obligé,
+et cette promesse le faisoit devenir fou,
+ne pouvant comprendre par quel enchantement
+on la lui avoit fait ecrire.</p>
+
+<p>Victoria, etant revenue chez dom Pedro en son
+habit de veuve, donna la lettre de dom Diègue
+à Elvire, laquelle lui conta que les deux cousins
+etoient venus pour se justifier; mais qu'il y avoit
+bien autre chose à reprocher à dom Fernand que
+ses amours avec la dame de Seville. Elle lui apprit
+ensuite ce qu'elle sçavoit mieux qu'elle, dont
+elle fit bien l'etonnée, detestant cent fois la mechante
+action de dom Fernand. Ce jour-là même,
+Elvire fut priée d'aller voir representer une comedie
+chez une de ses parentes. Victoria, qui ne
+songeoit qu'à son affaire, espera que, si Elvire la
+vouloit croire, cette comedie ne seroit pas inutile
+à ses desseins. Elle dit à sa jeune maîtresse que,
+si elle se vouloit voir avec dom Diègue, il n'y
+avoit rien de si aisé; que la maison de son père
+Santillane etoit le lieu le plus commode du monde
+pour cette entrevue, et que, la comedie ne commençant
+qu'à minuit, elle pouvoit partir de bonne
+heure et avoir vu dom Diègue sans arriver trop
+tard chez sa parente. Elvire, qui aimoit veritablement
+dom Diègue, et qui ne s'etoit laissée aller à
+epouser dom Fernand que par la deference
+qu'elle avoit aux volontés de son père, n'eut
+point de repugnance à ce que lui proposa Victoria.
+Elles montèrent en carrosse aussitôt que dom
+Pedro fut couché, et allèrent descendre au logis
+que Victoria avoit loué. Santillane, comme maître
+de la maison, en fit les honneurs, secondé de Beatris,
+qui jouoit le personnage de sa femme, belle-mère
+de Victoria. Elvire ecrivit un billet à dom
+Diègue, qui lui fut porté à l'heure même, et Victoria,
+en particulier, en fit un à dom Fernand au
+nom d'Elvire, par lequel elle lui mandoit qu'il
+ne tiendroit qu'à lui que leur mariage ne s'achevât;
+qu'elle y etoit engagée par son merite, et
+qu'elle ne vouloit point se rendre malheureuse
+pour être trop complaisante à la mauvaise humeur
+de son père. Par le même billet, elle lui
+donnoit des enseignes si remarquables pour trouver
+sa maison qu'il etoit impossible de la manquer.
+Ce second billet partit quelque temps après
+celui qu'Elvire avoit ecrit à dom Diègue. Victoria
+en fit un troisième, que Santillane porta lui-même
+à Pedro de Silva, par lequel elle lui donnoit
+avis, en gouvernante de bien et d'honneur, que
+sa fille, au lieu d'aller à la comedie, s'etoit absolument
+fait mener à la maison où logeoit son père;
+qu'elle avoit envoyé querir dom Fernand pour
+l'epouser, et que, sçachant bien qu'il n'y consentiroit
+jamais, elle avoit cru l'en devoir avertir
+pour lui temoigner qu'il ne s'etoit point trompé
+dans la bonne opinion qu'il avoit eue d'elle en la
+choisissant pour gouvernante d'Elvire. Santillane,
+de plus, avertit dom Pedro de ne venir point
+sans un alguazil, que nous appelons à Paris un
+commissaire. Dom Pedro, qui etoit dejà couché,
+se fit habiller à la hâte, l'homme du monde le
+plus en colère. Cependant qu'il s'habillera et
+qu'il enverra querir un commissaire, retournons
+voir ce qui se passe chez Victoria.</p>
+
+<p>Par une heureuse rencontre, les billets furent
+reçus par les deux amoureux. Dom Diègue, qui
+avoit reçu le sien le premier, arriva aussi le premier
+à l'assignation. Victoria le reçut et le mit
+dans une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai
+point à vous dire les caresses que ces jeunes
+amans se firent. Dom Fernand, qui frappe à la
+porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria lui
+alla ouvrir elle-même, après lui avoir bien fait
+valoir le service qu'elle lui rendoit, dont l'amoureux
+gentilhomme lui fit cent remerciments, lui
+promettant encore davantage qu'il ne lui avoit
+donné. Elle le mena dans une chambre, où elle
+le pria d'attendre Elvire, qui alloit arriver, et l'enferma
+sans lui laisser de la lumière, lui disant
+que sa maîtresse le vouloit ainsi et qu'ils n'auroient
+pas eté un moment ensemble qu'elle ne
+se rendît visible; mais qu'il falloit donner cela à
+la pudeur d'une jeune fille de condition, laquelle,
+dans une action si hardie, auroit peine à s'accoutumer
+d'abord à la vue de celui même pour
+l'amour de qui elle la faisoit. Cela fait, Victoria,
+le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit
+extrêmement leste<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a>
+<a href="#footnote218"><sup class="sml">218</sup></a>, et s'ajusta autant que le
+peu de temps qu'elle avoit le put permettre. Elle
+entra dans la chambre où etoit Dom Fernand,
+qui n'eut pas la moindre défiance qu'elle ne fût
+Elvire, n'etant pas moins jeune qu'elle et ayant
+sur elle des habits et des parfums à la mode
+d'Espagne<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a>
+<a href="#footnote219"><sup class="sml">219</sup></a>, qui eussent fait passer la moindre
+servante pour une personne de condition. Là-dessus
+Dom Pedro, le commissaire et Santillane
+arrivent. Ils entrent dans la chambre où etoit
+Elvire avec son serviteur. Les jeunes amans furent
+extrêmement surpris. Dom Pedro, dans les
+premiers mouvements de sa colère, en fut si
+aveuglé qu'il pensa donner de son epée à celui
+qu'il croyoit être Dom Fernand. Le commissaire,
+qui avoit reconnu Dom Diègue, lui cria, en lui
+arrêtant le bras, qu'il prît bien garde à ce qu'il
+faisoit, et que ce n'etoit pas Fernand de Ribera
+qui etoit avec sa fille, mais Dom Diègue de
+Maradas, homme d'aussi grande condition et
+aussi riche que lui. Dom Pedro en usa en homme
+sage et releva lui-même sa fille, qui s'etoit
+jetée à genoux, devant lui. Il considera que, s'il
+lui donnoit de la peine en s'opposant à son mariage,
+il s'en donneroit aussi, et qu'il ne lui auroit
+pas trouvé un meilleur parti, quand il l'auroit
+choisi lui-même. Santillane pria Dom Pedro, le
+commissaire et tous ceux qui etoient dans la
+chambre, de le suivre, et les mena dans celle où
+Dom Fernand etoit enfermé avec Victoria. On la
+fit ouvrir au nom du Roi. Dom Fernand l'ayant
+ouverte et voyant Dom Pedro accompagné d'un
+commissaire, il leur dit avec beaucoup d'assurance
+qu'il etoit avec sa femme Elvire de Silva.
+Dom Pedro lui repondit qu'il se trompoit, que
+sa fille etoit mariée à un autre. «Et pour vous,
+ajouta-t-il, vous ne pouvez plus desavouer que
+Victoria Porto-Carrero ne soit votre femme.»
+Victoria se fit alors connoître à son infidèle, qui
+se trouva le plus confus homme du monde. Elle
+lui reprocha son ingratitude; à quoi il n'eut rien
+à repondre, et encore moins au commissaire, qui
+lui dit qu'il ne pouvoit pas faire autrement que
+de le mener en prison. Enfin le remords de sa
+conscience, la peur d'aller en prison, les exhortations
+de Dom Pedro, qui lui parla en homme
+d'honneur, les larmes de Victoria, sa beauté, qui
+n'etoit pas moindre que celle d'Elvire, et, plus
+que toute autre chose, un reste de generosité,
+qui s'etoit conservée dans l'ame de Dom Fernand
+malgré toutes les debauches et les emportements
+de sa jeunesse, le forcèrent de se rendre
+à la raison et au merite de Victoria. Il l'embrassa
+avec tendresse; elle pensa s'evanouir entre
+ses bras, et il y a apparence que les baisers de
+Dom Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher.
+Dom Pedro, Dom Diegue et Elvire prirent
+part au bonheur de Victoria, et Santillane et
+Beatris en pensèrent mourir de joie. Dom Pedro
+donna force louanges à Dom Fernand d'avoir
+si bien reparé sa faute. Les deux jeunes dames
+s'embrassèrent avec autant de temoignages d'amitié
+que si elles eussent baisé leurs amans.
+Dom Diègue de Maradas fit cent protestations
+d'obéissance à son beau-père, ou du moins qui
+le devoit bientôt être. Dom Pedro, devant que de
+s'en retourner chez lui avec sa fille, prit parole
+des uns et des autres que le lendemain ils viendroient
+tous dîner chez lui, où quinze jours
+durant il vouloit que la rejouissance fît oublier
+les inquietudes que l'on avoit souffertes. Le
+commissaire en fut instamment prié; il promit de
+s'y trouver. Dom Pedro le ramena chez lui, et
+Dom Fernand demeura avec Victoria, qui eut
+alors autant de sujet de se rejouir qu'elle en
+avoit eu de s'affliger.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote218"
+name="footnote218"><b>Note 218: </b></a><a href="#footnotetag218">
+(retour) </a> «Leste, qui est <i>brave</i>, en bon état et en bon équipage
+pour paroître» (<i>Dict. de Furetière</i>),--bien vêtu, pimpant.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote219"
+name="footnote219"><b>Note 219: </b></a><a href="#footnotetag219">
+(retour) </a> Les parfums à la mode d'Espagne étoient renommés
+pour leur finesse et leur suavité. Ils formoient une des branches
+les plus importantes de la composition des essences,
+même en dehors de l'Espagne. V. le <i>Parfumeur françois</i> de
+Simon Barbe; Lyon, 1693, pet. in-12. Tallemant nous apprend
+(<i>Histor. de Bullion</i>) que le chancelier portoit toujours
+au conseil des gants d'Espagne, c'est-à-dire imprégnés des
+parfums d'Espagne. Ces gants étoient un des cadeaux les plus
+galants qu'on pût faire à une dame. Les bouquetières espagnoles
+étoient à la mode. «Il tenoit, dit C. Le Petit, une
+bouquetière espagnole à gage, pour lui faire tous les jours
+des bouquets de jasmin pour son beau nez.» (<i>L'Heure du
+berger</i>, 1662, p. 84.)</blockquote>
+<a name="ca23" id="ca23"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XXIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Malheur imprévu qui fut cause qu'on ne joua<br>
+point la comedie.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>nezilla conta son histoire avec une
+grâce merveilleuse. Roquebrune en fut
+si satisfait qu'il lui prit la main et la
+lui baisa par force. Elle lui dit en espagnol
+que l'on souffroit tout des grands seigneurs
+et des fous, de quoi la Rancune lui sçut fort
+bon gré en son ame. Le visage de cette Espagnole
+commençoit à se passer; mais on y voyoit
+encore de beaux restes; et, quand elle eût eté
+moins belle, son esprit l'eût rendue preferable
+à une plus jeune. Tous ceux qui avoient ouï son
+histoire demeurèrent d'accord qu'elle l'avoit rendue
+agreable en une langue qu'elle ne sçavoit
+pas encore, et dans laquelle elle etoit contrainte
+de mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol
+pour se bien faire entendre. L'Etoile lui dit qu'au
+lieu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait
+parler, elle attendoit des remercîmens d'elle,
+pour lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle
+avoir beaucoup d'esprit. Le reste de l'après-dîner
+se passa en conversation; le jardin fut plein de
+dames et des plus honnêtes gens de la ville jusqu'à
+l'heure du souper. On soupa à la mode du
+Mans, c'est-à-dire que l'on fit fort bonne chère<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a>
+<a href="#footnote220"><sup class="sml">220</sup></a>,
+et tout le monde prit place pour entendre la comedie.
+Mais mademoiselle de la Caverne et sa
+fille ne s'y trouvèrent point. On les envoya chercher;
+on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelle.
+Enfin on ouït une grande rumeur hors de
+la salle, et presque en même temps on y vit entrer
+la pauvre la Caverne, echevelée, le visage meurtri
+et sanglant, et criant comme une femme furieuse
+que l'on avoit enlevé sa fille. A cause
+des sanglots qui la suffoquoient, elle avoit tant
+de peine à parler qu'on en eut beaucoup à apprendre
+d'elle que des hommes qu'elle ne connoissoit
+point etoient entrés dans le jardin par
+une porte de derrière, comme elle repetoit son
+role avec sa fille; que l'un d'eux l'avoit saisie,
+auquel elle avoit pensé arracher les yeux, voyant
+que deux autres emmenoient sa fille; que cet
+homme l'avoit mise en l'etat où l'on la voyoit,
+et s'etoit remis à cheval, et ses compagnons aussi,
+dont l'un tenoit sa fille devant lui. Elle dit encore
+qu'elle les avoit suivis long-temps criant
+aux voleurs; mais que, n'etant ouïe de personne,
+elle etoit revenue demander du secours. En achevant
+de parler, elle se mit si fort à pleurer
+qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute l'assemblée
+s'en emut. Le Destin monta sur un cheval
+sur lequel Ragotin venoit d'arriver du Mans (je
+ne sçais pas au vrai si c'etoit le même qui
+l'avoit dejà jeté par terre). Plusieurs jeunes hommes
+de la compagnie montèrent sur les premiers
+chevaux qu'ils trouvèrent, et coururent après le
+Destin, qui etoit dejà bien loin. La Rancune et
+l'Olive allèrent à pied, après ceux qui alloient à
+cheval. Roquebrune demeura avec l'Etoile et
+Inezille, qui consoloient la Caverne le mieux
+qu'elles pouvoient. On a trouvé à redire de ce
+qu'il ne suivit pas ses compagnons. Quelques
+uns ont cru que c'etoit par poltronnerie, et d'autres,
+plus indulgens, ont trouvé qu'il n'avoit pas
+mal fait de demeurer auprès des dames. Cependant
+on fut reduit dans la compagnie à danser
+aux chansons, le maître de la maison n'ayant
+point fait venir de violons, à cause de la comedie.
+La pauvre Caverne se trouva si mal qu'elle se
+coucha dans un des lits de la chambre où etoient
+leurs hardes. L'Etoile en eut soin comme si elle
+eût eté sa mère, et Inezille se montra fort officieuse.
+La malade pria qu'on la laissât seule, et
+Roquebrune mena les deux dames dans la salle
+où etoit la compagnie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote220"
+name="footnote220"><b>Note 220: </b></a><a href="#footnotetag220">
+(retour) </a> Scarron semble parler ici d'après son expérience et ses
+souvenirs personnels. Il déclare également plus loin que le
+Maine «abonde en personnes ventrues». Avant d'aller prendre
+possession de son bénéfice, en 1646, ou même plus tôt,
+il avoit déjà résidé au Mans, chez le comte de Tessé, chez
+son amie et protectrice, mademoiselle d'Hautefort, et dans
+ses poésies il mentionne ce séjour comme un souvenir délicieux
+(1re <i>légende de Bourbon</i>). Il y avoit sans doute fait
+plus d'une fois la débauche. En outre, mademoiselle d'Hautefort
+et sa soeur, mademoiselle Descars, recevoient souvent de
+leurs terres du Maine des chapons excellents, dont il avoit sa
+part--car on le connoissoit fort gourmand, et doué d'un
+excellent estomac,--et dont il avoit, sans doute, le souvenir
+présent à l'esprit en écrivant cette phrase. V. son <i>Epître à
+l'infante Descars</i>, au sujet d'un pâté de six perdrix et deux
+chapons qu'elle lui avoit envoyés. Son continuateur est du
+même avis que lui, car il dit de Ragotin et de la Rancune:
+«Ils déjeunèrent à la mode du Mans, c'est-à-dire fort bien.»
+(3e. part., ch. 2.) La gourmandise fut regardée de tout temps
+comme un des péchés favoris des Manceaux, et il faut convenir
+que tout dans leur contrée, gibier nombreux, basses-cours
+renommées, fruits de toute espèce, contribuoit à la
+favoriser. Costar, qui résidoit au Mans, étoit recherché autant
+pour la réputation de ses bons dîners que pour celle de son
+esprit et de sa politesse. L'évêque du Mans, Philibert-Emmanuel
+de Lavardin, étoit également renommé pour les délices
+de sa table.</blockquote>
+
+<p>A peine y avoient-elles pris place qu'une des
+servantes de la maison vint dire à l'Etoile que
+la Caverne la demandoit. Elle dit au poète et à
+l'Espagnole qu'elle alloit revenir, et alla trouver
+sa compagne. Il y a apparence que, si Roquebrune
+fut habile homme, il profita de l'occasion, et representa
+ses necessités à l'agreable Inezille. Cependant,
+aussitôt que la Caverne vit l'Etoile, elle
+la pria de fermer la porte de la chambre, et de
+s'approcher de son lit. Aussitôt qu'elle la vit auprès
+d'elle, la première chose qu'elle fit, ce fut
+de pleurer, comme si elle n'eût fait que commencer,
+et de lui prendre les mains, qu'elle lui
+mouilla de ses larmes, pleurant et sanglotant de
+la plus pitoyable façon du monde. L'Etoile la
+voulut consoler en lui faisant esperer que sa fille
+seroit bientôt trouvée, puisque tant de gens
+etoient allés après les ravisseurs. «Je voudrois
+qu'elle n'en revînt jamais, lui repondit la Caverne,
+en pleurant encore plus fort; je voudrois
+qu'elle n'en revînt jamais, repeta-t-elle, et que
+je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut que je
+la blâme, il faut que je la haïsse et que je me
+repente de l'avoir mise au monde. Tenez, dit-elle,
+donnant un papier à l'Etoile, voyez l'honnête
+compagne que vous aviez, et lisez dans
+cette lettre l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma
+fille.» La Caverne se remit à pleurer, et l'Etoile
+lut ce que vous allez lire, si vous en voulez
+prendre la peine.</p>
+
+<blockquote>
+<span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>ous ne devez point douter de tout ce que
+je vous ai dit de ma bonne maison et de
+mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence
+que je trompe par une imposture une
+personne à qui je ne puis me rendre recommandable
+que par ma sincerité. C'est par là, belle Angelique,
+que je vous puis meriter. Ne differez donc point de
+me promettre ce que je vous demande, puis que vous
+n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne pourrez
+plus douter de ce que je suis.</i>
+</blockquote>
+
+<p>Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette lettre,
+la Caverne lui demanda si elle en connoissoit
+l'ecriture: «Comme la mienne propre, lui dit l'Etoile:
+c'est de Leandre, le valet de mon frère,
+qui ecrit tous nos roles.--C'est le traître qui me
+fera mourir, lui repondit la pauvre comedienne.
+Voyez s'il ne s'y prend pas bien, ajouta-t-elle
+encore, en mettant une autre lettre du même
+Leandre, entre les mains de l'Etoile.» La voici
+mot pour mot:</p>
+
+<blockquote>
+<span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span><i>l ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux,
+si vous êtes encore dans la resolution
+où vous etiez il y a deux jours. Ce
+fermier de mon père qui me prête de l'argent
+m'a envoyé cent pistoles et deux bons chevaux:
+c'est plus qu'il ne nous faut pour passer en Angleterre,
+d'où je me trompe fort si un père qui aime son
+fils unique plus que sa vie ne condescend à tout ce
+qu'il voudra pour le faire bientôt revenir.</i>
+</blockquote>
+
+<p>«Eh bien! que dites-vous de votre compagne
+et de votre valet, de cette fille que j'avois si
+bien elevée et de ce jeune homme dont nous admirions
+tous l'esprit et la sagesse? Ce qui m'etonne
+le plus, c'est qu'on ne les a jamais vus parler
+ensemble et que l'humeur enjouée de ma fille
+ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir devenir
+amoureuse; et cependant elle l'est, ma chère
+l'Etoile, et si eperdûment qu'il y a plutôt de
+la furie que de l'amour. Je l'ai tantôt surprise qui
+ecrivoit à son Leandre en des façons de parler
+si passionnées que je ne pourrois le croire si je
+ne l'avois vu. Vous ne l'avez jamais ouïe parler
+serieusement. Ha! vraiment, elle parle bien un
+autre langage dans ses lettres, et, si je n'avois
+dechiré celle que je lui ai prise, vous m'avoueriez
+qu'à l'âge de seize ans elle en sçait autant que
+celles qui ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avois
+menée dans ce petit bois où elle a eté enlevée
+pour lui reprocher, sans temoins, qu'elle me recompensoit
+mal de toutes les peines que j'ai souffertes
+pour elle. Je vous les apprendrai, ajouta-t-elle,
+et vous verrez si jamais fille a eté plus obligée
+à aimer sa mère.» L'Estoile ne sçavoit que
+repondre à de si justes plaintes, et puis il etoit
+bon de laisser un peu prendre cours à une si grande
+affliction. «Mais, reprit la Caverne, s'il aimoit
+tant ma fille, pourquoi assassiner sa mère<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a>
+<a href="#footnote221"><sup class="sml">221</sup></a>? Car
+celui de ses compagnons qui m'a saisie m'a cruellement
+battue, et s'est même acharné sur moi long-temps
+après que je ne lui faisois plus de resistance;
+et, si ce malheureux garçon est si riche,
+pourquoi enlève-t-il ma fille comme un voleur?»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote221"
+name="footnote221"><b>Note 221: </b></a><a href="#footnotetag221">
+(retour) </a> On a déjà vu deux ou trois fois le mot <i>assassiner</i> employé
+par Scarron dans une acception un peu plus large que
+celle qu'il a aujourd'hui, où il ne s'entend que des meurtres accomplis
+et suivis de mort. Ici il est pris en un sens plus faible encore
+qu'auparavant, comme on le voit par la phrase suivante.
+Au XVIIe siècle, en effet, cette expression s'appliquoit aussi
+bien aux simples tentatives d'assassinat, et même à toute espèce
+d'attentat d'un genre analogue. On disoit, par exemple,
+d'un homme moulu de coups de bâton, qu'il avoit été assassiné.
+C'est ainsi que Malherbe parle de ses assassins, dans
+ses <i>Lettres à Peiresc</i> (Lettre du 4 octobre 1627).</blockquote>
+
+<p>La Caverne fut encore long-temps à se plaindre,
+l'Estoile la consolant le mieux qu'elle pouvoit.
+Le maître de la maison vint voir comment
+elle se portoit, et pour lui dire qu'il y avoit un
+carrosse prêt, si elle vouloit retourner au Mans.
+La Caverne le pria de trouver bon qu'elle passât
+la nuit en sa maison, ce qu'il lui accorda de bon
+coeur. L'Etoile demeura pour lui tenir compagnie,
+et quelques dames du Mans reçurent dans
+leur carrosse Inezille, qui ne voulut pas être si
+long-temps eloignée de son mari. Roquebrune,
+qui n'osa honnêtement quitter les comediennes,
+en fut bien fâché; mais on n'a pas en ce monde
+tout ce que l'on désire.</p>
+
+<p class="mid">FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p>
+<br><br><br><br><br><br>
+<a name="part2" id="part2"></a>
+<h3>LE</h3>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h3>Mr SCARRON</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<h4>DEUXIÈME PARTIE</h4>
+
+<br><br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p>
+<br><br>
+
+<h4>A MADAME LA SURINTENDANTE<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a>
+<a href="#footnote222"><sup class="sml">222</sup></a>.</h4>
+
+<p><img alt="" src="images/M.png">ADAME,</p>
+
+<p><i>Si vous êtes de l'humeur de monsieur le surintendant,
+qui ne prend pas plaisir à être loué, je vous fais
+mal ma cour en vous dediant un livre. On n'en dedie
+point sans louer</i><a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a>
+<a href="#footnote223"><sup class="sml">223</sup></a>, <i>et, sans même vous dedier de livre,
+on ne peut parler de vous qu'on ne vous loue. Les personnes
+qui, comme vous, servent d'exemple au public,
+doivent souffrir les louanges de tout le monde, parce
+qu'on les leur doit. Il leur est même permis de se louer,
+parce qu'elles ne font rien que de louable; qu'elles
+doivent être aussi equitables pour elles-mêmes que
+pour les autres, et qu'on pardonneroit plutôt de n'être
+pas quelquefois modeste que de n'être pas toujours
+veritable. De mon naturel, sans avoir bien
+examiné si je suis juge competent de la reputation
+d'autrui, bonne ou mauvaise, j'exerce de tout temps
+une justice bien sevère sur tout ce qui merite de l'estime
+ou du blâme. Je punis une sottise bien averée, c'est-à-dire
+je la taille en pièces d'une rude manière; mais
+aussi je recompense magnifiquement le merite où je
+le trouve</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a>
+<a href="#footnote224"><sup class="sml">224</sup></a>; <i>je ne me lasse point d'en parler avec beaucoup
+de chaleur, et je me crois par là aussi bon ami,
+quoique inutile, que grand ennemi, quoique peu à
+craindre. C'est donc tout ce que vous pourriez faire,
+avec tout le pouvoir que vous avez sur moi, que de
+m'empêcher de vous donner des louanges autant
+que je le puis, si ce n'est autant que vous en meritez.
+Vous êtes belle sans être coquette; vous êtes jeune
+sans être imprudente, et vous avez beaucoup d'esprit
+sans ambition de le faire paroître. Vous êtes vertueuse
+sans rudesse, pieuse sans ostentation, riche
+sans orgueil, et de bonne maison sans mauvaise
+gloire</i><a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a>
+<a href="#footnote225"><sup class="sml">225</sup></a>. <i>Vous avez pour mari un des plus illustres
+hommes du siècle, dont les honneurs et les emplois ne
+recompensent pas encore assez la vertu; qui est estimé
+de tout le monde et n'est haï de personne, et qui
+de tout temps a eu l'ame si grande qu'il ne s'est servi
+de son bien qu'à en faire comme s'il ne s'etoit reservé
+que l'esperance. Enfin, Madame, vous êtes parfaitement
+heureuse, et ce n'est pas la moindre de
+toutes les louanges qu'on vous peut donner, puisque
+le bonheur est un bien que le ciel ne donne pas toujours
+à ceux à qui, comme à vous, il a donné tous les
+autres. Après vous avoir dit à vous-même ce que tout le
+monde en dit, il faut que je m'acquitte d'une obligation
+particulière que je vous ai, et que je vous remercie
+de l'honneur que vous m'avez fait de me venir
+voir. Je proteste, Madame, que je ne l'oublierai jamais,
+et, quoique je reçoive souvent de pareilles faveurs de
+plusieurs personnes de condition de l'un et de l'autre
+sexe</i><a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a>
+<a href="#footnote226"><sup class="sml">226</sup></a>, <i>que je n'ai jamais reçu de visite qui m'ait eté
+si agreable que la votre; aussi suis-je plus que personne
+du monde,</i></p>
+
+<p><i>Madame,</i></p>
+
+<p><i>Votre très humble et très obeissant serviteur,</i></p>
+
+<p>SCARRON.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote222"
+name="footnote222"><b>Note 222: </b></a><a href="#footnotetag222">
+(retour) </a> «Cette madame Fouquet étoit soeur de Castille, père du
+père de madame de Guise; il s'appeloit Montjeu, étoit trésorier
+de l'épargne, et sa mère étoit fille du célèbre président
+Jeannin (Saint-Simon, ch. 150). Le surintendant Fouquet,
+«non moins surintendant des belles-lettres que des finances
+(Corn.)», Mécène en titre des écrivains, avec qui Scarron étoit
+déjà entièrement lié lorsqu'il n'étoit que procureur général,
+lui avoit fait une pension de 1600 livres pour remplacer celle
+de 500 écus qu'il recevoit de la reine, et que lui avoit retirée
+définitivement le cardinal après sa <i>Mazarinade</i>. Scarron lui-même
+nous a laissé le témoignage de ces actes de munificence
+dans les premières stances de <i>Léandre et Héro</i>, ode
+burlesque, et dans sa <i>Lettre à</i>***. Madame Scarron se lia très
+intimement avec la surintendante, et devint toute puissante
+auprès d'elle peu de temps après son mariage: l'amitié de
+Mme Fouquet et celle de Pélisson ne furent pas inutiles à
+Scarron pour lui attirer de nouveaux témoignages de générosité
+de la part du surintendant.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote223"
+name="footnote223"><b>Note 223: </b></a><a href="#footnotetag223">
+(retour) </a> Surtout à l'époque de Scarron, où l'art des dédicaces
+étoit devenu une industrie organisée de façon à rapporter le
+plus possible à l'auteur. V. <i>Notes de l'art</i>. Rangouze, Dict.
+de Bayle. Le grand Corneille n'a-t-il pas comparé à Auguste
+le financier Montauron? Ch. Sorel, dans l'Avertissement
+qui termine le premier volume de sa <i>Science universelle</i>,
+et dans <i>Francion</i> (ch. 11); Mademoiselle de Scudéry, dans ses
+<i>Conversations sur divers sujets</i> (t. 1); l'auteur anonyme de
+l'<i>Histoire du poète Sibus</i> (Rec. en prose de Sercy, t. 2); Furetière,
+en traçant, dans le <i>Roman bourgeois</i>, le modèle d'une
+épître dédicatoire au bourreau;--Scarron lui-même, en
+beaucoup d'endroits, entre autres dans l'<i>Ode à Guillaume de
+Nassau, prince d'Orange</i>, et dans la Dédicace de ses oeuvres
+burlesques à sa chienne Guillemette, qu'il écrivit sans doute,--il
+semble le faire entendre,--après un mécompte comme il
+en éprouva plus d'une fois, ont attaqué et raillé cet usage.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote224"
+name="footnote224"><b>Note 224: </b></a><a href="#footnotetag224">
+(retour) </a> Scarron se flatte comme il flattoit les autres; il fait sans
+doute allusion,--quand il parle de la magnifique récompense
+qu'il accorde au mérite,--à ses dédicaces et à ses nombreuses
+pièces de vers, où fourmillent les flatteries pour tout le monde;--quand
+il parle de la rude manière dont il taille en pièces
+tout ce qui mérite du blâme, à sa <i>Mazarinade</i>, à sa <i>Baronade</i>,
+etc. Il étoit extrêmement redouté pour son humeur satirique;
+Tallemant raconte que Chapelain réunissoit deux personnes
+pour leur envoyer un exemplaire de sa <i>Pucelle</i>; «mais,
+ajoute-t-il, à ceux qu'il craignoit, à des <i>pestes</i>, il leur en a
+donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière
+et autres» (<i>Histor. de Chapel.</i>). Du reste, bien ou mal
+exercée, cette justice étoit du goût des lecteurs, et l'empressement
+du public à acheter toutes les feuilles volantes signées
+du nom de Scarron pouvoit lui donner une assez grande
+portée. C'étoit en 1654, date du privilége de cette seconde
+partie, et en 1655, que Scaron publioit sa gazette burlesque,
+<i>la Muse de la Cour</i>, hebdomadaire et anonyme. V. <i>Le burlesque
+malade, ou les Colporteurs affligez des nouvelles de la griève et
+perilleuse maladie de M. Scaron... Dialogue des deux compères
+gazetiers, Paris</i>, 1660.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote225"
+name="footnote225"><b>Note 225: </b></a><a href="#footnotetag225">
+(retour) </a> Madame Fouquet méritoit en effet ces éloges: c'étoit
+une femme de beaucoup de sagesse et de piété, et elle le montra
+bien par la vie exemplaire qu'elle mena dans la retraite après
+la disgrâce de son mari.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote226"
+name="footnote226"><b>Note 226: </b></a><a href="#footnotetag226">
+(retour) </a> Les logis qu'habita successivement Scarron, rue des
+Douze-Portes, au Marais, puis rue de la Tixeranderie, où il
+étoit venu s'établir récemment après une courte excursion
+dans la rue des Saints-Pères, étoient le rendez-vous et le
+centre de réunion non seulement de beaucoup de littérateurs,
+mais d'une foule de hauts personnages, comme le cardinal
+de Retz, et les <i>petits-maîtres</i> qui furent les héros de la Fronde,
+le maréchal d'Albret, le duc de Vivonne, le commandeur
+de Souvré, les comtes de Selles, du Lude et de Villarceaux,
+D'Elbène, Mata, Grammont, Châtillon, le marquis
+de la Sablière. Quelquefois même de grandes dames ne dédaignoient
+pas de se montrer chez le cul-de-jatte, telles que
+madame de la Sablière, la marquise de Sévigné, la comtesse
+de La Suze, la duchesse de Lesdiguières; mais il faut avouer
+qu'il y recevoit surtout soit des femmes de réputation équivoque,
+comme Marion Delorme et Ninon, soit des femmes
+auteurs, comme mademoiselle de Scudéry et madame Deshoulières.</blockquote>
+<hr class="short">
+<br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head03.png"></p>
+<br><br>
+
+<h3>LE</h3>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+
+
+<h3>SECONDE PARTIE</h3>
+<br>
+<a name="cb1" id="cb1"></a>
+<hr class="full">
+<h3>CHAPITRE PREMIER,</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui ne sert que d'introduction aux autres.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e soleil donnoit à plomb sur nos antipodes
+et ne prêtoit à sa soeur qu'autant
+de lumière qu'il lui en falloit pour
+se conduire dans une nuit fort obscure.
+Le silence regnoit sur toute la terre, si ce n'etoit
+dans les lieux où se rencontroient des grillons,
+des hiboux et des donneurs de serenades. Enfin
+tout dormoit dans la nature, ou du moins tout
+devoit dormir, à la reserve de quelques poètes
+qui avoient dans la tête des vers difficiles à tourner,
+de quelques malheureux amans, de ceux
+qu'on appelle âmes damnées, et de tous les animaux,
+tant raisonnables que brutes, qui cette
+nuit-là avoient quelque chose à faire. Il n'est pas
+necessaire de vous dire que le Destin etoit de
+ceux qui ne dormoient pas, non plus que les
+ravisseurs de mademoiselle Angelique, qu'il poursuivoit
+autant que pouvoit galoper un cheval à
+qui les nuages deroboient souvent la foible clarté
+de la lune. Il aimoit tendrement mademoiselle
+de la Caverne, parce qu'elle etoit fort aimable
+et qu'il etoit assuré d'en être aimé, et sa
+fille ne lui etoit pas moins chere; outre que
+mademoiselle de l'Etoile, ayant de necessité à
+faire la comedie, n'eût pu trouver en toutes les
+caravanes des comediens de campagne deux comediennes
+qui eussent plus de vertus que ces
+deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en ait de
+la profession qui n'en manquent point; mais
+dans l'opinion du monde, qui se trompe peut-être,
+elles en sont moins chargées que de vieille
+broderie et de fard.</p>
+
+<p>Notre genereux comedien couroit donc après
+ces ravisseurs, plus fort et avec plus d'animosité
+que les Lapithes ne coururent après les Centaures<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a>
+<a href="#footnote227"><sup class="sml">227</sup></a>.
+Il suivit d'abord une longue allée sur laquelle repondoit
+la porte du jardin par où Angelique avoit
+eté enlevée, et, après avoir galopé quelque temps,
+il enfila au hasard un chemin creux comme le sont
+la plupart de ceux du Maine<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a>
+<a href="#footnote228"><sup class="sml">228</sup></a>. Ce chemin etoit
+plein d'ornières et de pierres, et, bien qu'il fît clair
+de lune, l'obscurité y etoit si grande que le Destin
+ne pouvoit faire aller son cheval plus vite que le
+pas. Il maudissoit interieurement un si mechant
+chemin, quand il se sentit sauter en croupe quelque
+homme ou quelque diable, qui lui passa les
+bras à l'entour du col. Le Destin eut grand'peur,
+et son cheval en fut si fort effrayé qu'il l'eût jeté
+par terre si le fantôme qui l'avoit investi, et qui
+le tenoit embrassé, ne l'eût affermi dans la selle.
+Son cheval s'emporta comme un cheval qui avoit
+peur, et le Destin le hâta à coups d'eperons sans
+savoir ce qu'il faisoit, fort mal satisfait de sentir
+deux bras nus à l'entour de son col et contre sa
+joue un visage froid qui souffloit à reprises à la
+cadence du galop du cheval. La carrière fut
+longue, parce que ce chemin n'etoit pas court.
+Enfin, à l'entrée d'une lande, le cheval modera
+sa course impetueuse et le Destin sa peur, car
+on s'accoutume à la longue aux maux les plus
+insupportables. La lune luisoit alors assez pour
+lui faire voir qu'il avoit un grand homme nu en
+croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne
+lui demanda point qui il etoit (je ne sais si ce
+fut par discretion). Il fit toujours continuer le
+galop à son cheval, qui etoit fort essoufflé; et,
+lorsqu'il l'esperoit le moins, le chevaucheur croupier
+se laissa tomber à terre et se mit à rire. Le
+Destin repoussa son cheval de plus belle, et, regardant
+derrière lui, il vit son fantôme qui couroit
+à toutes jambes vers le lieu d'où il etoit venu. Il
+a avoué depuis que l'on ne peut avoir plus de
+peur qu'il en eut. A cent pas de là il trouva un
+grand chemin qui le conduisit dans un hameau,
+dont il trouva tous les chiens eveillés, ce qui lui
+fit croire que ceux qu'il suivoit pouvoient y avoir
+passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce qu'il put pour
+eveiller les habitans endormis de trois ou quatre
+maisons qui etoient sur le chemin. Il n'en put
+avoir audience et fut querellé de leurs chiens. Enfin,
+ayant ouï crier des enfants dans la dernière
+maison qu'il trouva, il en fit ouvrir la porte à
+force de menaces, et apprit d'une femme en chemise,
+qui ne lui parla qu'en tremblant, que les
+gendarmes avoient passé par leur village il n'y
+avoit pas longtemps, et qu'ils emmenoient avec
+eux une femme qui pleuroit bien fort et qu'ils
+avoient bien de la peine à faire taire. Il conta
+à la même femme la rencontre qu'il avoit faite
+de l'homme nu, et elle lui apprit que c'etoit un
+paysan de leur village qui etoit devenu fou et qui
+couroit les champs. Ce que cette femme lui dit
+de ces gens de cheval qui avoient passé par son
+hameau lui donna courage de passer outre et
+lui fit hâter le train de sa bête. Je ne vous dirai
+point combien de fois elle broncha et eut peur de
+son ombre. Il suffit que vous sachiez qu'il s'egara
+dans un bois, et que, tantôt ne voyant goutte et
+tantôt etant eclairé de la lune, il trouva le jour
+auprès d'une metairie, où il jugea à propos de
+faire repaître son cheval, et où nous le laisserons.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote227"
+name="footnote227"><b>Note 227: </b></a><a href="#footnotetag227">
+(retour) </a> Lors du combat qui troubla les noces de Pirithoüs et
+d'Hippodamie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote228"
+name="footnote228"><b>Note 228: </b></a><a href="#footnotetag228">
+(retour) </a> V. <i>Dict. du Maine</i> de Lepaige, t. 2, p. 28.</blockquote>
+<a name="cb2" id="cb2"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Des bottes.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>ependant que le Destin couroit a tâtons
+après ceux qui avoient enlevé Angelique,
+la Rancune et l'Olive, qui
+n'avoient pas si à coeur que lui cet enlevement,
+ne coururent pas si vite que lui après
+les ravisseurs, outre qu'ils etoient à pied. Ils
+n'allèrent donc pas loin, et, ayant trouvé dans le
+prochain bourg une hôtellerie qui n'etoit pas encore
+fermée, ils y demandèrent à coucher. On
+les mit dans une chambre où etoit dejà couché
+un hôte, noble ou roturier, qui y avoit soupé, et
+qui, ayant à faire diligence pour des affaires qui
+ne sont pas venues à ma connoissance, faisoit
+etat de partir à la pointe du jour. L'arrivée des
+comediens ne servit pas au dessein qu'il avoit
+d'être à cheval de bonne heure: car il en fut eveillé,
+et peut-être en pesta-t-il en son ame; mais la
+presence de deux hommes d'assez bonne mine
+fut possible cause qu'il n'en temoigna rien. La
+Rancune, qui etoit d'une accostante manière,
+lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troubloient
+son repos, et lui demanda ensuite d'où il venoit.
+Il lui dit qu'il venoit d'Anjou et qu'il s'en alloit
+en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune,
+en se deshabillant et pendant qu'on chauffoit
+des draps, continuoit ses questions; mais
+comme elles n'etoient utiles ni à l'un ni à l'autre,
+et que le pauvre homme qu'on avoit eveillé n'y
+trouvoit pas son compte, il le pria de le laisser
+dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort
+cordiales, et en même temps, l'amour-propre
+lui faisant oublier celui du prochain, il fit dessein
+de s'approprier une paire de bottes neuves
+qu'un garçon de l'hôtellerie venoit de rapporter
+dans la chambre après les avoir nettoyées<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a>
+<a href="#footnote229"><sup class="sml">229</sup></a>. L'Olive,
+qui n'avoit alors autre envie que de bien
+dormir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeura
+auprès du feu, non tant pour voir la fin
+du fagot qu'on avoit allumé que pour contenter
+la noble ambition d'avoir une paire de bottes
+neuves aux depens d'autrui. Quand il crut l'homme
+qu'il alloit voler bien et dûment endormi, il prit
+ses bottes, qui etoient au pied de son lit, et, les
+ayant chaussées à cru, sans oublier de s'attacher
+les eperons, s'alla mettre, ainsi botté et eperonné
+qu'il etoit, auprès de l'Olive. Il faut croire
+qu'il se tint sur le bord du lit, de peur que ses
+jambes armées ne touchassent aux jambes nues
+de son camarade, qui ne se fût pas tu d'une si
+nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et
+ainsi auroit pu faire avorter son entreprise.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote229"
+name="footnote229"><b>Note 229: </b></a><a href="#footnotetag229">
+(retour) </a> Rojas, dans son <i>Viage entretenido</i>, raconte des escroqueries
+semblables de ses deux compagnons les comédiens
+ambulants Rios et Solano, qui essaient de voler les tapisseries
+d'une auberge, se sauvent avec la recette, etc. Les Chroniques
+du Maine--et ce ne sont pas les seules--nous apprennent
+que les troupes d'acteurs nomades de bas étage, qui
+parcouroient sans cesse les villes et les bourgades, avoient
+souvent des démêlés avec la police.</blockquote>
+
+<p>Le reste de la nuit se passa assez paisiblement.
+La Rancune dormit, ou en fit le semblant.
+Les coqs chantèrent, le jour vint, et
+l'homme qui couchoit dans la chambre de nos
+comediens se fit allumer du feu et s'habilla. Il
+fut question de se botter: une servante lui presenta
+les vieilles bottes de la Rancune, qu'il rebuta
+rudement; on lui soutint qu'elles etoient à
+lui; il se mit en colère et fit une rumeur diabolique.
+L'hôte monta dans la chambre et lui jura,
+foi de maître cabaretier, qu'il n'y avoit point
+d'autres bottes que les siennes non seulement
+dans la maison, mais aussi dans le village, le
+curé même n'allant jamais à cheval<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a>
+<a href="#footnote230"><sup class="sml">230</sup></a>. Là-dessus,
+il lui voulut parler des bonnes qualités de son
+curé, et lui conter de quelle façon il avoit eu sa
+cure, et depuis quand il la possedoit. Le babil
+de l'hôte acheva de lui faire perdre patience. La
+Rancune et l'Olive, qui s'etoient eveillés au
+bruit, prirent connoissance de l'affaire, et la
+Rancune exagera l'enormité du cas et dit à l'hôte
+que cela etoit bien vilain. «Je me soucie d'une
+paire de bottes neuves comme d'une savate, disoit
+le pauvre debotté à la Rancune; mais il y
+va d'une affaire de grande importance pour un
+homme de condition à qui j'aimerois moins avoir
+manqué qu'à mon propre père, et, si je trouvois
+les plus mechantes bottes du monde à vendre,
+j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderoit.»
+La Rancune, qui s'etoit mis le corps hors du lit,
+haussoit les epaules de temps en temps et ne lui
+repondoit rien, se repaissant les yeux de l'hôte
+et de la servante, qui cherchoient inutilement
+les bottes, et du malheureux qui les avoit perdues,
+qui cependant maudissoit sa vie et meditoit
+peut-être quelque chose de funeste, quand
+la Rancune, par une generosité sans exemple et
+qui ne lui etoit pas ordinaire, dit tout haut, en
+s'enfonçant dans son lit, comme un homme qui
+meurt d'envie de dormir: «Morbleu! Monsieur,
+ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et
+prenez les miennes, mais à condition que vous
+nous laisserez dormir, comme vous voulûtes hier
+que j'en fisse autant.» Le malheureux, qui ne
+l'etoit plus puisqu'il retrouvoit des bottes, eut
+peine à croire ce qu'il entendoit; il fit un grand
+galimatias de mauvais remercîment, d'un ton de
+voix si passionné que la Rancune eut peur qu'à
+la fin il ne le vînt embrasser dans son lit. Il
+s'ecria donc en colère, et jurant doctement:
+«Eh! morbleu! Monsieur, que vous êtes fâcheux,
+et quand vous perdez vos bottes, et quand vous
+remerciez ceux qui vous en donnent! Au nom
+de Dieu, prenez les miennes encore un coup, et
+je ne vous demande autre chose sinon que vous
+nous laissiez dormir, ou bien rendez-moi mes
+bottes et faites tant de bruit que vous voudrez.»
+Il ouvroit la bouche pour repliquer, quand la
+Rancune s'ecria: «Ah! mon Dieu! que je dorme
+ou que mes bottes me demeurent!» Le maître
+du logis, à qui une façon de parler si absolue
+avoit donné beaucoup de respect pour la Rancune,
+poussa hors de la chambre son hôte, qui
+n'en eût pas demeuré là, tant il avoit de ressentiment<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a>
+<a href="#footnote231"><sup class="sml">231</sup></a>
+d'une paire de bottes si genereusement
+donnée. Il fallut pourtant sortir de la chambre et
+s'aller botter dans la cuisine, et lors la Rancune
+se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il
+n'avoit fait la nuit, sa faculté de dormir n'etant
+plus combattue du desir de voler des bottes et de
+la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive, qui
+avoit mieux employé la nuit que lui, il se leva
+de grand matin, et, s'etant fait tirer du vin, s'amusa
+à boire, n'ayant rien de meilleur à faire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote230"
+name="footnote230"><b>Note 230: </b></a><a href="#footnotetag230">
+(retour) </a> Les bottes ne servoient proprement que pour cet usage.
+Le mot <i>botte</i>, dit Furetière, «signifie une chaussure de cuir
+dont on se sert quand on monte à cheval, tant pour y être
+plus ferme que pour se garantir des injures du temps.»
+(Dict.) V. encore <i>Roman comique</i>, l. 2, ch. 6. L'auteur des
+<i>Loix de la galanterie</i> mentionne comme une étrange nouveauté,
+dont il se moque, «que la mode est venue d'être
+botté, si l'on veut, six mois durant, sans monter à cheval».
+C'étoit là le grand ton depuis assez long-temps déjà, mais
+seulement dans la haute compagnie, et surtout à Paris. Cf.
+<i>le Satyrique de la Court</i> (<i>Variétés hist. et litt.</i>, de M. Ed.
+Fournier, chez Jannet, t. 3, p. 250, 251); <i>La grande propriété
+des bottes sans cheval</i> (<i>Id.</i>, t. 6, p. 29); et ce que
+dit Tallemant de cet usage, dans l'<i>Histor. de M. d'Aumont</i>.
+Les bottes étoient un des ornements les plus recherchés
+par ceux qui vouloient <i>paroître</i>, et on en étoit venu
+à être botté et éperonné même pour aller à pied. V. <i>Baron
+de Fæneste</i>, l. 1, ch. 2, p. 15, édit. Jannet; la <i>Mode qui
+court à présent</i>, 1613, in-12, p. 12; le <i>Francion</i> de Sorel,
+l. 10, p. 601 et suiv., éd. 1660.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote231"
+name="footnote231"><b>Note 231: </b></a><a href="#footnotetag231">
+(retour) </a> Ce mot veut dire ici <i>reconnoissance</i>, signification qu'il
+a souvent au XVIIe siècle, et même dans Racine:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée</p>
+<p class="i10">Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,</p>
+<p class="i10">Est-il juste, seigneur, que seul, en ce moment,</p>
+<p class="i10">Je demeure sans voix et sans <i>ressentiment</i>!</p>
+</div></div>
+
+<p>V. aussi l'<i>Epître dédicat</i>. d'Offray en tête de la troisième
+partie.</p></blockquote>
+
+<p>La Rancune dormit jusqu'à onze heures. Comme
+il s'habilloit, Ragotin entra dans la chambre; il
+avoit le matin visité les comediennes, et, mademoiselle
+de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne
+le croyoit guère de ses amis, puisqu'il n'etoit pas
+de ceux qui couroient après sa compagne, il lui
+promit de ne retourner point dans le Mans qu'il
+n'en eût appris des nouvelles; mais, n'ayant pu
+trouver de cheval ni à louer ni à emprunter, il n'eût
+pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût
+prêté son mulet, sur lequel il monta sans bottes, et
+arriva, comme je vous viens de dire, dans le bourg
+où avoient couché les deux comediens. La Rancune
+avoit l'esprit fort present; il ne vit pas plutôt
+Ragotin en souliers qu'il crut que le hasard lui
+fournissoit un beau moyen de cacher son larcin,
+dont il n'etoit pas peu en peine. Il lui dit donc
+d'abord qu'il le prioit de lui prêter ses souliers
+et de vouloir prendre ses bottes, qui le blessoient
+à un pied à cause qu'elles etoient neuves. Ragotin
+prit le parti avec grande joie: car, en chevauchant
+son mulet, un ardillon qui avoit percé son bas,
+lui avoit fait regretter de n'être pas botté.</p>
+
+<p>Il fut question de dîner. Ragotin paya pour les
+comediens et pour son mulet. Depuis son trebuchement,
+quand la carabine tira entre ses jambes,
+il fit serment de ne monter jamais sur un animal
+chevauchable sans prendre toutes ses sûretés. Il
+prit donc avantage pour monter sur sa bête; mais,
+avec toute sa précaution, il eut bien de la peine
+à se placer dans le bas du mulet. Son esprit vif
+ne lui permettoit pas d'être judicieux, et il avoit
+inconsiderement relevé les bottes de la Rancune,
+qui lui venoient jusqu'à la ceinture, et lui empêchoient
+de plier son petit jarret, qui n'etoit
+pas le plus vigoureux de la province. Enfin donc,
+Ragotin sur son mulet et les comediens à pied
+suivirent le premier chemin qu'ils trouvèrent,
+et, chemin faisant, Ragotin decouvroit aux comediens
+le dessein qu'il avoit de faire la comedie
+avec eux, leur protestant qu'encore qu'il fût
+assuré d'être bientôt le meilleur comedien de
+France, il ne pretendoit tirer aucun profit de son
+metier, qu'il vouloit le faire seulement par curiosité,
+et pour faire voir qu'il etoit né à tout ce
+qu'il vouloit entreprendre. La Rancune et l'Olive
+le fortifièrent dans sa noble envie, et, à force de
+le louer et de lui donner courage, le mirent en
+si belle humeur qu'il se prit à reciter de dessus
+son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du
+poète Theophile<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a>
+<a href="#footnote232"><sup class="sml">232</sup></a>. Quelques paysans, qui accompagnoient
+une charrette chargée et qui faisoient
+le même chemin, crurent qu'il prêchoit la parole
+de Dieu, le voyant declamer là comme un forcené.
+Tandis qu'il recita, ils eurent toujours la tête
+nue et le respectèrent comme un predicateur de
+grands chemins.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote232"
+name="footnote232"><b>Note 232: </b></a><a href="#footnotetag232">
+(retour) </a> V. plus haut, page 82, note 2; page 137, note 3.</blockquote>
+<a name="cb3" id="cb3"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="mid"><i>L'Histoire de la Caverne.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es deux comediennes que nous avons
+laissées dans la maison où Angelique
+avoit eté enlevée n'avoient pas dormi
+davantage que le Destin. Mademoiselle
+de l'Etoile s'etoit mise dans le même lit que la
+Caverne, pour ne la laisser pas seule avec son
+desespoir, et pour tâcher de lui persuader de ne
+s'affliger pas tant qu'elle faisoit. Enfin, jugeant
+qu'une affliction si juste ne manquoit pas de raisons
+pour se defendre, elle ne les combattit plus
+avec les siennes; mais, pour faire diversion, elle
+se mit à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi
+fort que sa compagne faisoit de la sienne, et ainsi
+l'engagea adroitement à lui conter ses aventures,
+d'autant plus aisement que la Caverne ne pouvoit
+souffrir alors que quelqu'un se dît plus malheureux
+qu'elle. Elle s'essuya donc les larmes qui
+lui mouilloient le visage en grande abondance,
+et, soupirant une bonne fois pour n'avoir pas si tôt
+à y retourner, elle commença ainsi son histoire:</p>
+
+<p>Je suis née comedienne, fille d'un comedien,
+à qui je n'ai jamais ouï dire qu'il eût des parens
+d'autre profession que de la sienne. Ma
+mère etoit fille d'un marchand de Marseille, qui
+la donna à mon père en mariage pour le recompenser
+d'avoir exposé sa vie pour sauver la sienne
+qu'avoit attaquée à son avantage un officier des
+galères, aussi amoureux de ma mère qu'il en
+etoit haï. Ce fut une bonne fortune pour mon
+père: car on lui donna, sans qu'il la demandât,
+une femme jeune, belle et plus riche qu'un comedien
+de campagne ne la pouvoit esperer. Son
+beau-père fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa
+profession, lui proposant et plus d'honneur et
+plus de profit dans celle de marchand; mais ma
+mère, qui etoit charmée de la comedie, empêcha
+mon père de la quitter. Il n'avoit point de repugnance
+à suivre l'avis que lui donnoit le père
+de sa femme, sçachant mieux qu'elle que la vie
+comique n'est pas si heureuse qu'elle le paroît.
+Mon père sortit de Marseille un peu après ses
+noces, emmena ma mère faire sa première campagne,
+qui en avoit plus grande impatience que
+lui, et en fit en peu de temps une excellente comedienne.
+Elle fut grosse dès la première année
+de son mariage, et accoucha de moi derrière le
+théâtre. J'eus un frère un an après, que j'aimois
+beaucoup et qui m'aimoit aussi. Notre troupe
+etoit composée de notre famille et de trois comediens,
+dont l'un etoit marié avec une comedienne
+qui jouoit les seconds rôles. Nous passions un
+jour de fête par un bourg de Perigort, et ma
+mère, l'autre comedienne et moi etions sur la
+charrette qui portoit notre bagage, et nos hommes
+nous escortoient à pied, quand notre petite caravane
+fut attaquée par sept ou huit vilains hommes,
+si ivres qu'ayant fait dessein de tirer en l'air un
+coup d'arquebuze pour nous faire peur, j'en fus
+toute couverte de dragées, et ma mère en fut blessée
+au bras. Ils saisirent mon père et deux de ses
+camarades, devant qu'ils se pussent mettre en
+defense, et les batirent cruellement. Mon frère et
+le plus jeune de nos comediens s'enfuirent, et
+depuis ce temps-là je n'ai pas ouï parler de mon
+frère. Les habitans du bourg se joignirent à ceux
+qui nous faisoient une si grande violence, et firent
+retourner notre charrette sur ses pas. Ils marchoient
+fièrement et à la hâte, comme des gens
+qui ont fait un grand butin et le veulent mettre
+en sûreté, et ils faisoient un bruit à ne s'entendre
+pas les uns les autres. Après une heure de chemin,
+ils nous firent entrer dans un château, où, aussitôt
+que nous fûmes entrés, nous ouïmes plusieurs
+personnes crier avec grande joie que les
+Bohemiens etoient pris. Nous reconnûmes par là
+qu'on nous prenoit pour ce que nous n'etions
+pas, et cela nous donna quelque consolation. La
+jument qui traînoit notre charrette tomba morte
+de lassitude, ayant eté trop pressée et trop battue.
+La comedienne à qui elle etoit, et qui la
+louoit à la troupe, en fit des cris aussi pitoyables
+que si elle eût vu mourir son mari. Ma mère en
+même temps s'evanouit de la douleur qu'elle sentoit
+en son bras, et les cris que je fis pour elle
+furent encore plus grands que ceux que la comedienne
+avoit faits pour la jument. Le bruit que
+nous faisions, et que faisoient les brutaux et les
+ivrognes qui nous avoient amenés, fit sortir d'une
+salle basse le seigneur du château, suivi de quatre
+ou cinq casaques ou manteaux rouges de fort
+mauvaise mine<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a>
+<a href="#footnote233"><sup class="sml">233</sup></a>. Il demanda d'abord où etoient
+les voleurs de Bohemiens, et nous fit grand'peur.
+Mais, ne voyant entre nous que des personnes
+blondes<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a>
+<a href="#footnote234"><sup class="sml">234</sup></a>, il demanda à mon père qui il etoit, et
+n'eut pas plutôt appris que nous etions de malheureux
+comediens, qu'avec une impetuosité qui
+nous surprit, et jurant de la plus furieuse façon
+que j'aie jamais ouï jurer, il chargea à grands
+coups d'epée ceux qui nous avoient pris, qui
+disparurent en un moment, les uns blessés, les
+autres fort effrayés. Il fit delier mon père et ses
+compagnons, commanda qu'on menât les femmes
+dans une chambre et qu'on mît nos hardes en
+lieu sûr. Des servantes se presentèrent pour nous
+servir, et dressèrent un lit à ma mère, qui se trouvoit
+fort mal de la blessure de son bras. Un
+homme qui avoit la mine d'un maître d'hôtel
+nous vint faire des excuses de la part de son
+maître de ce qui s'etoit passé. Il nous dit que
+les coquins qui s'etoient si malheureusement mépris
+avoient eté chassés, la plupart battus ou
+estropiés; que l'on alloit envoyer querir un chirurgien
+dans le prochain bourg pour panser le
+bras de ma mère, et nous demanda instamment
+si l'on ne nous avoit rien pris, nous conseillant
+de faire visiter nos hardes pour sçavoir s'il y manquoit
+quelque chose.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote233"
+name="footnote233"><b>Note 233: </b></a><a href="#footnotetag233">
+(retour) </a> La casaque rouge étoit l'uniforme des archers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote234"
+name="footnote234"><b>Note 234: </b></a><a href="#footnotetag234">
+(retour) </a> Les Bohémiens ont la peau cuivrée et les cheveux noirs.
+Tallemant raconte dans une note (<i>Histor. de Saint-Germain
+Beaupré</i>) que madame Perrochel, une fois, chez madame de
+Rohan, voyant des portraits, demanda de qui ils étoient.
+«Des princesses de Bohême, lui dit-on.--Jésus! vous m'étonnez,
+répondit-elle: ils sont blancs comme neige.» Elle
+croyoit qu'il s'agissoit de Bohémiennes. Il parle en plusieurs
+autres endroits de leurs cheveux noirs comme d'un caractère
+bien connu de cette race. (Histor. de d'Alincourt, de M. du
+Bellay, roi d'Yvetot.)</blockquote>
+
+<p>A l'heure du souper on nous apporta à manger
+dans notre chambre; le chirurgien qu'on avoit
+envoyé chercher arriva; ma mère fut pansée et se
+coucha avec une violente fièvre. Le jour suivant,
+le seigneur du château fit venir devant lui les comediens.
+Il s'informa de la santé de ma mère, et
+dit qu'il ne vouloit pas la laisser sortir de chez lui
+qu'elle ne fût guerie. Il eut la bonté de faire chercher
+dans les lieux d'alentour mon frère et le
+jeune comedien qui s'etoient sauvés; ils ne se
+trouvèrent point, et cela augmenta la fièvre de ma
+mère. On fit venir d'une petite ville prochaine un
+medecin et un chirurgien plus experimenté que
+celui qui l'avoit pansée la première fois. Et enfin
+les bons traitemens qu'on nous fit nous firent
+bientôt oublier la violence qu'on nous avoit faite.</p>
+
+<p>Ce gentilhomme chez qui nous etions etoit fort
+riche, plus craint qu'aimé dans tout le pays, violent
+dans toutes ses actions comme un gouverneur
+de place frontière<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a>
+<a href="#footnote235"><sup class="sml">235</sup></a>, et qui avoit la reputation
+d'être vaillant autant qu'on le pouvoit être.
+Il s'appeloit le baron de Sigognac. Au temps où
+nous sommes, il seroit pour le moins un marquis,
+et en ce temps-là il etoit un vrai tyran de Perigord.
+Une compagnie de bohemiens qui avoient
+logé sur ses terres avoient volé les chevaux d'un
+haras qu'il avoit à une lieue de son château<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a>
+<a href="#footnote236"><sup class="sml">236</sup></a>, et
+ses gens, qu'il avoit envoyés après, s'etoient mepris
+à nos depens, comme je vous ai dejà dit.
+Ma mère se guérit parfaitement, et mon père et
+ses camarades, pour se montrer reconnoissans,
+autant que de pauvres comediens pouvoient le faire,
+du bon traitement qu'on leur avoit fait, offrirent
+de jouer la comedie dans le château tant que le
+baron de Sigognac l'auroit agreable. Un grand
+page, âgé pour le moins de vingt-quatre ans,
+qui devoit être sans doute le doyen des pages du
+royaume, et une manière de gentilhomme suivant,
+apprirent les rôles de mon frère et du comedien
+qui s'etoit enfui avec lui. Le bruit se repandit
+dans le pays qu'une troupe de comediens
+devoient representer une comedie chez le baron
+de Sigognac. Force noblesse perigourdine y fut
+conviée; et, lorsque le page sçut son rôle, qui lui
+fut si difficile à apprendre qu'on fut contraint
+d'en couper et de le reduire à deux vers, nous
+representâmes Roger et Bradamante, du poète
+Garnier<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a>
+<a href="#footnote237"><sup class="sml">237</sup></a>. L'assemblée etoit fort belle, la salle
+bien eclairée, le theâtre fort commode et la decoration
+accommodée au sujet. Nous nous efforçâmes
+tous de bien faire, et nous y reussîmes. Ma
+mère parût belle comme un ange, armée en amazone,
+et sortant d'une maladie qui l'avoit un peu
+pâlie, son teint eclata plus que toutes les lumières
+dont la salle etoit eclairée. Quelque grand sujet
+que j'aie d'être fort triste, je ne puis songer à
+ce jour-là que je ne rie de la plaisante façon dont
+le grand page s'acquitta de son rôle. Il ne faut
+pas que ma mauvaise humeur vous cache une chose
+si plaisante; peut-être que vous ne la trouverez
+pas telle, mais je vous assure qu'elle fit bien rire
+toute la compagnie et que j'en ai bien ri depuis,
+soit qu'il y eût veritablement de quoi en rire, ou
+que je sois de celles qui rient de peu de chose. Il
+jouoit le page du vieil duc Aymon, et n'avoit
+que deux vers à reciter en toute la pièce: c'est
+alors que ce vieillard s'emporte terriblement contre
+sa fille Bradamante de ce qu'elle ne veut point
+epouser le fils de l'empereur<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a>
+<a href="#footnote238"><sup class="sml">238</sup></a>, etant amoureuse
+de Roger. Le page dit à son maître:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"><i>Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez;</i></p>
+<p class="i10"><i>Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Ce grand sot de page, encore que son rôle fût
+aisé à retenir, ne laissa pas de le corrompre, et
+dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme
+un criminel:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"><i>Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez,</i></p>
+<p class="i10"><i>Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a>
+<a href="#footnote239"><sup class="sml">239</sup></a>.</i></p>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote235"
+name="footnote235"><b>Note 235: </b></a><a href="#footnotetag235">
+(retour) </a> La <i>Relation des grands jours d'Auvergne</i>, de Fléchier,
+nous montre quelles étoient les violences, les exactions, les
+tyrannies, des gentilshommes et gouverneurs, même dans les
+provinces centrales, comme l'Auvergne; il en devoit être
+ainsi à bien plus forte raison dans les provinces frontières,
+dont la situation donnoit plus de sécurité aux coupables, en
+cas de recherche. V., dans Tallemant, l'Histor. de Saint-Germain
+Beaupré, gouverneur de la Marche; du duc de
+Brézé, gouverneur de Brouage; du maréchal de la Meilleraye,
+gouverneur de Nantes, etc., etc.; et ce qu'il raconte,
+dans celle de M. d'Alincourt, de la mode despotique de certains
+gouverneurs de frontières. Ailleurs: «Ce fut alors, dit-il
+de Courtenan, gouverneur de Mantes, qu'il fit le petit tyran
+avec autant d'impunité que si c'eût été dans le Bigorre.»
+(Histor. de Courtenan.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote236"
+name="footnote236"><b>Note 236: </b></a><a href="#footnotetag236">
+(retour) </a> On peut voir dans les <i>Recherches</i> de Pasquier le récit
+de la première apparition des Bohémiens aux portes de
+Paris, en 1427. Ils reparurent au XVIe siècle, plus nombreux
+que jamais, et furent condamnés au bannissement par
+les États de Blois en 1560. Au XVIIe siècle, leurs apparitions
+furent plus rares et leurs bandes moins nombreuses;
+mais ils continuèrent à signaler leur passage par des vols et
+des escroqueries, malgré un nouvel arrêt contre eux, prononcé,
+par le Parlement de Paris en 1612.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote237"
+name="footnote237"><b>Note 237: </b></a><a href="#footnotetag237">
+(retour) </a> Le vrai titre de la pièce est <i>Bradamante, tragi-comédie</i>,
+(1582): elle présente, en certaines scènes, comme le drame
+moderne, l'alliance du comique au sérieux (V. acte 2, sc. 2).
+Ce sujet étoit un de ceux que traitoient le plus souvent et le
+plus volontiers nos vieux poètes tragiques, comme l'attestent
+encore <i>la Rodomontade</i> de Méliglosse, <i>la Mort de Roger</i> et
+<i>la Mort de Bradamante</i>, par un anonyme (1622); <i>la Bradamante</i>
+de La Calprenède (1636), etc. On n'avoit pas eu beaucoup
+à retrancher au rôle du page La Roque pour le réduire
+à deux vers, car il n'en a que quatre ou cinq dans l'original;
+mais il avoit fallu plus d'industrie pour faire jouer par six
+comédiens une pièce qui renferme douze rôles d'hommes,
+sans parler des ambassadeurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote238"
+name="footnote238"><b>Note 238: </b></a><a href="#footnotetag238">
+(retour) </a> Léon, fils de l'empereur de Byzance (acte 2, sc. 2).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote239"
+name="footnote239"><b>Note 239: </b></a><a href="#footnotetag239">
+(retour) </a> Les Mémoires de la princesse Palatine citent un exemple
+de distraction analogue, et encore plus plaisante, de la
+pari d'un acteur jouant, dans le <i>Médecin malgré lui</i>, le rôle de
+Géronte (Lettre du 8 mars 1701). Il seroit facile de réunir bon
+nombre d'autres anecdotes du même genre, plus ou moins
+authentiques.</blockquote>
+
+<p>Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le
+comedien qui faisoit le personnage d'Aymon s'en
+eclata de rire et ne put plus representer un vieillard
+en colère. Toute l'assistance n'en rit pas
+moins; et pour moi, qui avois la tête passée
+dans l'ouverture de la tapisserie pour voir le
+monde et pour me faire voir, je pensai me laisser
+choir à force de rire. Le maître de la maison, qui
+etoit de ces melancoliques qui ne rient que rarement
+et ne rient pas pour peu de chose, trouva
+tant de quoi rire dans le defaut de memoire de
+son page et dans sa mauvaise manière de reciter
+des vers qu'il pensa crever à force de se contraindre
+à garder un peu de gravité; mais enfin
+il falloit rire aussi fort que les autres, et ses gens
+nous avouèrent qu'ils ne lui en avoient jamais vu
+tant faire. Et, comme il s'etoit acquis une grande
+autorité dans le pays, il n'y eut personne de la
+compagnie qui ne rit autant ou plus que lui, ou
+par complaisance ou de bon courage.</p>
+
+<p>«J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne, d'avoir
+fait ici comme ceux qui disent: «Je m'en vais
+vous faire un conte qui vous fera mourir de rire»,
+et qui ne tiennent pas leur parole: car j'avoue que
+je vous ai fait trop de fête de celui de mon page.--Non,
+lui repondit l'Etoile, je l'ai trouvé tel que
+vous me l'aviez fait esperer. Il est bien vrai que la
+chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la
+virent qu'elle ne le sera à ceux à qui on en fera
+le recit, la mauvaise action du page servant
+beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le
+lieu et la pente naturelle que nous avons à nous
+laisser aller au rire des autres peuvent lui avoir
+donné des avantages qu'elle n'a pu avoir depuis.»</p>
+
+<p>La Caverne ne fit pas davantage d'excuses pour
+son conte, et, reprenant son histoire où elle
+l'avoit laissée: Après, continua-t-elle, que les
+acteurs et les auditeurs eurent ri de toutes les
+forces de leur faculté risible, le baron de Sigognac
+voulut que son page reparût sur le theatre
+pour y reparer sa faute, ou plutôt pour faire rire
+encore la compagnie; mais le page, le plus
+grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut rien
+faire, quelque commandement que lui fît un des
+plus rudes maîtres du monde. Il prit la chose
+comme il etoit capable de la prendre, c'est-à-dire
+fort mal; et son deplaisir, qui ne devoit être
+que très leger, s'il eût eté raisonnable, nous
+causa depuis le plus grand malheur qui nous
+pouvoit arriver. Notre comedie eut l'applaudissement
+de toute l'assemblée. La farce divertit
+encore plus que la comedie, comme il arrive
+d'ordinaire partout ailleurs hors de Paris<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a>
+<a href="#footnote240"><sup class="sml">240</sup></a>. Le
+baron de Sigognac et les autres gentilshommes
+ses voisins y prirent tant de plaisir qu'ils eurent
+envie de nous voir jouer encore; chaque gentilhomme
+se cotisa pour les comediens, selon qu'il
+eut l'ame liberale; le baron se cotisa le premier
+pour montrer l'exemple aux autres, et la comedie
+fut annoncée pour la premiere fête. Nous jouâmes
+un mois durant devant cette noblesse perigourdine,
+regalés à l'envi des hommes et des
+femmes, et même la troupe en profita de quelques
+habits demi-usés. Le baron nous faisoit manger
+à sa table; ses gens nous servoient avec empressement
+et nous disoient souvent qu'ils nous etoient
+obligés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils
+trouvoient tout changé depuis que la comedie
+l'avoit humanisé. Le page seul nous regardoit
+comme ceux qui l'avoient perdu d'honneur, et
+le vers qu'il avoit corrompu et que tout le monde
+de la maison, jusqu'au moindre marmiton, lui
+recitoit à toute heure, lui etoit, toutes les fois
+qu'il en etoit persecuté, un cruel coup de poignard,
+dont enfin il resolut de se venger sur
+quelqu'un de notre troupe. Un jour que le baron
+de Sigognac avoit fait une assemblée de ses
+voisins et de ses paysans pour delivrer ses bois
+d'une grande quantité de loups qui s'y etoient
+adonnés, et dont le pays etoit fort incommodé,
+mon père et ses camarades y portèrent chacun
+une arquebuse, comme firent aussi tous les domestiques
+du baron. Le mechant page en fut
+aussi, et, croyant avoir trouvé l'occasion qu'il
+cherchoit d'executer le mauvais dessein qu'il
+avoit contre nous, il ne vit pas plutôt mon père
+et ses camarades separés des autres, qui rechargeoient
+leurs arquebuses et s'entrefournissoient
+l'un à l'autre de la poudre et du plomb, qu'il
+leur tira la sienne de derriere un arbre et perça
+mon malheureux père de deux balles. Ses compagnons,
+bien empêchés à le soutenir, ne songèrent
+point d'abord à courir après cet assassin,
+qui s'enfuit et depuis quitta le pays. A deux jours
+de là, mon père mourut de sa blessure. Ma mère
+en pensa mourir de deplaisir, en retomba malade,
+et j'en fus affligée autant qu'une fille de mon
+âge le pouvoit être. La maladie de ma mère tirant
+en longueur, les comediens et les comediennes de
+notre troupe prirent congé du baron de Sigognac
+et allèrent quelque part ailleurs chercher à se
+remettre dans une autre troupe. Ma mère fut malade
+plus de deux mois, et enfin elle se guerit,
+après avoir reçu du baron de Sigognac des marques
+de generosité et de bonté qui ne s'accordoient
+pas avec la reputation qu'il avoit dans
+le pays d'être le plus grand tyran qui se soit
+jamais fait craindre dans un pays où la plupart
+des gentilshommes se mêlent de l'être. Ses valets,
+qui l'avoient toujours vu sans humanité et sans
+civilité, etoient etonnés de le voir vivre avec
+nous de la manière la plus obligeante du monde.
+On eût pu croire qu'il etoit amoureux de ma
+mère; mais il ne parloit presque point à elle et
+n'entroit jamais dans notre chambre, où il nous
+faisoit servir à manger depuis la mort de mon
+père. Il est bien vrai qu'il envoyoit souvent
+sçavoir de ses nouvelles. On ne laissa pas d'en
+medire dans le pays, ce que nous sçûmes depuis.
+Mais ma mère, ne pouvant demeurer plus longtemps
+avec bienseance dans le château d'un
+homme de cette condition-là, avoit dejà songé
+à en sortir et avoit fait dessein de se retirer à
+Marseille chez son père. Elle le fit donc sçavoir
+au baron de Sigognac, le remercia de tous les
+bienfaits que nous en avions reçus, et le pria
+d'ajouter à toutes les obligations qu'elle lui avoit
+dejà celle de lui faire avoir des montures pour
+elle et pour moi jusqu'à je ne sçais quelle ville,
+et une charrette pour porter notre petit bagage,
+qu'elle vouloit tâcher de vendre au premier marchand
+qu'elle trouveroit, si peu qu'on lui en
+voulût donner. Le baron parut fort surpris du
+dessein de ma mère, et elle ne fut pas peu surprise
+de n'avoir pu tirer de lui ni un consentement
+ni un refus.</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote240"
+name="footnote240"><b>Note 240: </b></a><a href="#footnotetag240">
+(retour) </a> L'usage étoit, à l'époque où se passe l'histoire de la
+Caverne, d'accompagner les grandes pièces d'une farce pour
+varier l'amusement; cette coutume se perdit un peu plus tard,
+au moins à Paris. «Aujourd'hui la farce est comme abolie»,
+dit Scarron lui-même (2e part., ch. 8). Quand Molière vint
+s'établir à Paris avec sa troupe, en 1658, l'hôtel de Bourgogne
+y avoit complétement renoncé, et ce fut lui qui la rétablit
+d'abord devant le roi, puis pour le public. (Grimarest, <i>Vie
+de Molière</i>.--Préf. des oeuv. de Molière, éd. 1682.) Mais cet
+usage subsista encore quelque temps en province, où, d'ailleurs,
+la plupart des acteurs réussissoient beaucoup mieux dans la
+farce que dans la comédie, comme ceux que Fléchier vit à
+Clermont pendant les grands jours, «qui estropioient Corneille,
+dit-il, mais qui représentoient assez bien le burlesque.»</blockquote>
+
+<p>Le jour d'après, le curé d'une des paroisses
+dont il etoit seigneur nous vint voir dans notre
+chambre. Il etoit accompagné de sa nièce,
+une bonne et agreable fille avec qui j'avois
+fait une grande connoissance. Nous laissâmes
+son oncle et ma mère ensemble et allâmes nous
+promener dans le jardin du château. Le curé fut
+long-temps en conversation avec ma mère et ne
+la quitta qu'à l'heure du souper. Je la trouvai
+fort rêveuse; je lui demandai deux ou trois fois
+ce qu'elle avoit, sans qu'elle me repondît. Je la
+vis pleurer, et je me mis à pleurer aussi. Enfin,
+après m'avoir fait fermer la porte de la chambre,
+elle me dit, pleurant encore plus fort qu'elle n'avoit
+fait, que ce curé lui avoit appris que le baron
+de Sigognac etoit eperdument amoureux
+d'elle, et lui avoit de plus assuré qu'il l'estimoit
+si fort qu'il n'avoit jamais osé lui dire ou lui faire
+dire qu'il l'aimât qu'en même temps il ne lui offrît
+de l'epouser. En achevant de parler, ses soupirs
+et ses sanglots la pensèrent suffoquer. Je lui
+demandai encore une fois ce qu'elle avoit. «Quoi!
+ma fille! me dit-elle, ne vous en ai-je pas
+assez dit, pour vous faire voir que je suis la plus
+malheureuse personne du monde?» Je lui dis
+que ce n'etoit pas un si grand malheur à une
+comedienne que de devenir femme de condition.
+«Ha! pauvre petite, me dit-elle, que tu parles
+bien comme une jeune fille sans experience! S'il
+trompe ce bon curé pour me tromper, ajouta-t-elle;
+s'il n'a pas dessein de m'epouser comme il
+me le veut faire accroire, quelles violences ne
+dois-je pas craindre d'un homme tout à fait esclave
+de ses passions! S'il veut veritablement
+m'epouser et que j'y consente, quelle misère
+dans le monde approchera de la mienne quand sa
+fantaisie sera passée, et combien pourra-t-il me
+haïr s'il se repent un jour de m'avoir aimée!
+Non, non, ma fille, la bonne fortune ne me
+vient pas chercher comme tu penses; mais un
+effroyable malheur, après m'avoir ôté un mari qui
+m'aimoit et que j'aimois, m'en veut donner un
+par force qui peut-être me haïra et m'obligera à
+le haïr.» Son affliction, que je trouvois sans
+raison, augmenta si fort sa violence qu'elle pensa
+etouffer pendant que je lui aidai à se deshabiller.
+Je la consolois du mieux que je pouvois, et je
+me servois contre son deplaisir de toutes les raisons
+dont une fille de mon âge etoit capable,
+n'oubliant pas à lui dire que la manière obligeante
+et respectueuse dont le moins caressant
+de tous les hommes avoit toujours vecu avec
+nous me sembloit de bon presage, et surtout le
+peu de hardiesse qu'il avoit eue à declarer sa
+passion à une femme d'une profession qui n'inspire
+pas toujours le respect. Ma mère me laissa
+dire tout ce que je voulus, se mit au lit fort
+affligée et s'y affligea toute la nuit au lieu de
+dormir. Je voulus resister au sommeil; mais il
+fallut se rendre, et je dormis autant qu'elle dormit
+peu. Elle se leva de bonne heure, et quand
+je m'eveillai je la trouvai habillée et assez tranquille.
+J'etois bien en peine de sçavoir quelle résolution
+elle avoit prise: car, pour vous dire la verité,
+je flattois mon imagination de la future grandeur
+où j'esperois de voir arriver ma mère si le
+baron de Sigognac parloit selon ses veritables
+sentimens, et si ma mère pouvoit reduire les
+siens à lui accorder ce qu'il vouloit obtenir d'elle.
+La pensée d'ouïr appeler ma mère madame la
+baronne occupoit agreablement mon esprit, et
+l'ambition s'emparoit peu à peu de ma jeune tête.</p>
+
+<p>La Caverne contoit ainsi son histoire, et l'Etoile
+l'ecoutoit attentivement, quand elles ouïrent
+marcher dans leur chambre, ce qui leur sembla
+d'autant plus etrange qu'elles se souvenoient fort
+bien d'avoir fermé leur porte au verrou. Cependant
+elles entendoient toujours marcher. Elles
+demandèrent qui etoit là. On ne leur repondit rien,
+et un moment après la Caverne vit au pied du lit,
+qui n'etoit point fermé, la figure d'une personne
+qu'elle ouït soupirer, et qui, s'appuyant sur le
+pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à
+demi pour voir de plus près ce qui commençoit à
+lui faire peur, et, resolue à lui parler, elle avança
+la tête dans la chambre, et ne vit plus rien.
+La moindre compagnie donne quelquefois de
+l'assurance, mais quelquefois aussi la peur ne diminue
+pas pour être partagée. La Caverne s'effraya
+de n'avoir rien vu, et l'Etoile s'effraya de
+ce que la Caverne s'effrayoit. Elles s'enfoncèrent
+dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture
+et se serrèrent l'une contre l'autre, ayant
+grand'peur, et ne s'osant presque parler. Enfin la
+Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille etoit
+morte et que c'etoit son âme qui etoit venue soupirer
+auprès d'elle. L'Etoile alloit peut-être lui repondre,
+quand elles entendirent encore marcher dans la
+chambre. L'Etoile s'enfonça encore plus avant
+dans le lit qu'elle n'avoit fait, et la Caverne, devenue
+plus hardie par la pensée qu'elle avoit que
+c'etoit l'ame de sa fille, se leva encore sur son lit
+comme elle avoit fait, et, voyant encore paroître
+la même figure qui soupiroit encore et s'appuyoit
+sur ses pieds, elle avança la main et en toucha
+une fort velue qui lui fit faire un cri effroyable et
+la fit tomber sur le lit à la renverse. Dans le même
+temps elles ouïrent aboyer dans leur chambre,
+comme quand un chien a peur la nuit de ce qu'il
+rencontre. La Caverne fut encore assez hardie pour
+regarder ce que c'etoit, et alors elle vit un grand
+levrier qui aboyoit contre elle. Elle le menaça
+d'une voix forte, et il s'enfuit en aboyant vers un
+coin de la chambre, où il disparut. La courageuse
+comedienne sortit hors du lit, et, à la clarté de la
+lune qui perçoit les fenetres, elle decouvrit, au
+coin de la chambre où le fantôme levrier avoit
+disparu, une petite porte d'un petit escalier derobé.
+Il lui fut aisé de juger que c'etoit un levrier
+de la maison qui etoit entré par là dans leur
+chambre. Il avoit eu envie de se coucher sur
+leur lit, et, ne l'osant faire sans le consentement
+de ceux qui y etoient couchés, avoit soupiré en
+chien, et s'etoit appuyé des jambes de devant
+sur le lit, qui etoit haut sur les siennes, comme
+sont tous les lits à l'antique, et s'etoit caché
+dessous quand la Caverne avança la tête dans
+la chambre la première fois. Elle n'ôta pas d'abord
+à l'Etoile la croyance qu'elle avoit que c'etoit
+un esprit, et fut long-temps à lui faire comprendre
+que c'etoit un levrier. Tout affligée
+qu'elle etoit, elle railla sa compagne de sa poltronnerie,
+et remit la fin de son histoire à quelque
+autre temps que le sommeil ne leur seroit pas si
+necessaire qu'il leur etoit alors. La pointe du jour
+commençoit à paroître; elles s'endormirent, et se
+levèrent sur les dix heures, qu'on les vint avertir
+que le carrosse qui les devoit mener au Mans
+etoit prêt de partir quand elles voudroient.</p>
+<a name="cb4" id="cb4"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Le Destin trouve Leandre.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin cependant alloit de village en
+village, s'informant de ce qu'il cherchoit
+et n'en apprenant aucunes nouvelles.
+Il battit un grand pays, et ne
+s'arrêta point que sur les deux ou trois heures,
+que sa faim et la lassitude de son cheval le firent
+retourner dans un gros bourg qu'il venoit de
+quitter. Il y trouva une assez bonne hôtellerie,
+parce qu'elle etoit sur le grand chemin, et n'oublia
+pas de s'informer si on n'avoit point ouï
+parler d'une troupe de gens de cheval qui enlevoient
+une femme. «Il y a un gentilhomme là-haut
+qui vous en peut dire des nouvelles, dit le
+chirurgien du village, qui se trouva là; je crois,
+ajouta-t-il, qu'il a eu quelques demêlés avec eux
+et en a eté maltraité. Je lui viens d'appliquer un
+cataplasme anodin et resolutif sur une tumeur
+livide qu'il a sur les vertèbres du col, et je lui ai
+pansé une grande plaie qu'on lui a faite à l'occiput.
+Je l'ai voulu saigner, parce qu'il a le corps
+tout couvert de contusions, mais il n'a pas voulu;
+il en a pourtant bien besoin. Il faut qu'il ait fait
+quelque lourde chute et qu'il ait eté excedé de
+coups.» Ce chirurgien de village prenoit tant de
+plaisir à debiter les termes de son art qu'encore
+que le Destin l'eût quitté et qu'il ne fût ecouté
+de personne, il continua longtemps le discours
+qu'il avoit commencé<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a>
+<a href="#footnote241"><sup class="sml">241</sup></a>, jusqu'à tant que l'on le
+vint querir pour saigner une femme qui se mouroit
+d'une apoplexie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote241"
+name="footnote241"><b>Note 241: </b></a><a href="#footnotetag241">
+(retour) </a> Molière n'est pas le seul ni le premier qui se soit moqué
+des médecins d'alors. Indépendamment de Boileau, et de La
+Fontaine, Scarron, dans ce passage et dans plusieurs autres
+(V. l. 1, ch. 14, p. 128; l. 2, ch. 9); Barclay, dans <i>Euphormion</i>;
+Cyrano de Bergerac dans sa <i>Lettre contre les médecins</i>,
+etc., l'ont fait presque dans les mêmes termes que Molière.
+On peut voir ce qu'en dit La Bruyère (<i>De quelques
+usages</i>). Cf. aussi <i>l'Ombre de Molière</i>, comédie de Brécourt,
+1674, etc., etc. Les médecins se discréditoient eux-mêmes
+par leurs querelles et leurs discussions, et, en se traitant entre
+eux de charlatans et d'imposteurs, ils apprenoient aux autres
+à les traiter de même. V. Lettres de Gui-Patin.</blockquote>
+
+<p>Cependant le Destin montoit dans la chambre
+de celui dont le chirurgien lui avoit parlé.
+Il y trouva un jeune homme bien vêtu, qui
+avoit la tête bandée, et qui s'etoit couché sur
+un lit pour reposer. Le Destin lui voulut faire
+des excuses de ce qu'il etoit entré dans sa
+chambre devant que d'avoir sceu s'il l'auroit
+agreable: mais il fut bien surpris quand, aux
+premières paroles de son compliment, l'autre se
+leva de son lit et le vint embrasser, se faisant
+connoître à lui pour son valet Leandre, qui l'avoit
+quitté depuis quatre ou cinq jours sans prendre
+congé de lui, et que la Caverne croyoit être le
+ravisseur de sa fille. Le Destin ne sçavoit de
+quelle façon il lui devoit parler, le voyant bien
+vêtu et de fort bonne mine. Pendant qu'il le
+considera, Leandre eut le temps de se rassurer,
+car il avoit paru d'abord fort interdit. «J'ai beaucoup
+de confusion, dit-il au Destin, de n'avoir
+pas eu pour vous toute la sincerité que je devois
+avoir, vous estimant comme je fais; mais vous
+excuserez un jeune homme sans experience, qui,
+devant que de vous bien connoître, vous croyoit
+fait comme le sont d'ordinaire ceux de votre
+profession, et qui n'osoit pas vous confier un
+secret d'où depend tout le bonheur de sa vie.»
+Le Destin lui dit qu'il ne pouvoit sçavoir que de
+lui-même en quoi il lui avoit manqué de sincerité.
+«J'ai bien d'autres choses à vous apprendre,
+si peut-être vous ne les sçavez dejà, lui repondit
+Leandre; mais auparavant il faut que je sçache
+ce qui vous amène ici.» Le Destin lui conta
+de quelle façon Angelique avoit été enlevée; il
+lui dit qu'il couroit après ses ravisseurs, et qu'il
+avoit appris, en entrant dans l'hôtellerie, qu'il
+les avoit trouvés et lui en pourroit apprendre des
+nouvelles. «Il est vrai que je les ai trouvés, lui
+repondit Leandre en soupirant, et que j'ai fait
+contre eux ce qu'un homme seul pouvoit faire
+contre plusieurs; mais, mon epée s'etant rompue
+dans le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai
+pu rien faire pour le service de mademoiselle Angelique,
+ni mourir en la servant, comme j'etois
+resolu à l'un ou à l'autre evenement. Ils m'ont
+mis en l'etat où vous me voyez. J'ai été etourdi
+du coup d'estramaçon que j'ai reçu sur la tête;
+ils m'ont cru mort, et ont passé outre à grand
+hâte. Voilà tout ce que je sçais de mademoiselle
+Angelique. J'attends ici un valet qui vous en
+apprendra davantage: il les a suivis de loin,
+après m'avoir aidé à reprendre mon cheval,
+qu'ils m'ont peut-être laissé à cause qu'il ne valoit
+pas grand chose.» Le Destin lui demanda
+pourquoi il l'avoit quitté sans l'en avertir, d'où
+il venoit et qui il etoit, ne doutant plus qu'il ne
+lui eût caché son nom et sa condition. Leandre
+lui avoua qu'il en etoit quelque chose, et, s'etant
+recouché à cause que les coups qu'il avoit reçus
+lui faisoient beaucoup de douleur, le Destin
+s'assit sur le pied du lit, et Leandre lui dit ce
+que vous allez lire dans le suivant chapitre.</p>
+<a name="cb5" id="cb5"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Histoire de Leandre.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis un gentilhomme d'une maison
+assez connue dans la province. J'espère
+un jour d'avoir pour le moins
+douze mille livres de rente, pourvu
+que mon père meure: car, encore qu'il y ait
+quatre-vingts ans qu'il fait enrager tous ceux qui
+dependent de lui ou qui ont affaire à lui, il se
+porte si bien qu'il y a plus à craindre pour moi
+qu'il ne meure jamais qu'à esperer que je lui
+succède un jour en trois fort belles terres qui sont
+tout son bien. Il me veut faire conseiller au Parlement
+de Bretagne contre mon inclination, et
+c'est pour cela qu'il m'a fait etudier de bonne
+heure. J'etois ecolier à la Flèche quand votre
+troupe y vint representer. Je vis mademoiselle
+Angelique, et j'en devins tellement amoureux que
+je ne pus plus faire autre chose que de l'aimer.
+Je fis bien davantage, j'eus l'assurance de lui
+dire que je l'aimois; elle ne s'en offensa point;
+je lui écrivis, elle reçut ma lettre et ne m'en fit
+pas plus mauvais visage. Depuis ce temps-là une
+maladie qui fit garder la chambre à mademoiselle
+de la Caverne, pendant que vous fûtes à la Flèche,
+facilita beaucoup les conversations que sa
+fille et moi eûmes ensemble. Elle les auroit sans
+doute empêchées, trop sevère comme elle est
+pour être d'une profession qui semble dispenser
+du scrupule et de la severité ceux qui la suivent.
+Depuis que je devins amoureux de sa fille, je
+n'allai plus au collége et ne manquai pas un jour
+d'aller à la comedie. Les pères jesuites me voulurent
+remettre dans mon devoir; mais je ne
+voulus plus obeir à de si mal-plaisans maîtres,
+après avoir choisi la plus charmante maîtresse du
+monde. Votre valet fut tué à la porte de la comedie
+par des ecoliers bretons, qui firent cette
+année-là beaucoup de desordre à la Flèche,
+parce qu'ils y etoient en grand nombre et que le
+vin y fut à bon marché<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a>
+<a href="#footnote242"><sup class="sml">242</sup></a>. Cela fut cause en partie
+que vous quittâtes la Flèche pour aller à Angers.
+Je ne dis point adieu à mademoiselle Angélique,
+sa mère ne la perdant point de vue. Tout ce que
+je pus faire, ce fut de paroître devant elle, en la
+voyant partir, le desespoir peint sur le visage et
+les yeux mouillés de larmes. Un regard triste
+qu'elle me jeta me pensa faire mourir. Je m'enfermai
+dans ma chambre; je pleurai le reste du
+jour et toute la nuit; et, dès le matin, changeant
+mon habit en celui de mon valet, qui etoit de ma
+taille, je le laissai à la Flèche pour prendre mon
+equipage d'ecolier et lui laissai une lettre pour
+un fermier de mon père qui me donne de l'argent
+quand je lui en demande, avec ordre de me venir
+trouver à Angers. J'en pris le chemin après vous
+et vous attrapai à Duretail<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a>
+<a href="#footnote243"><sup class="sml">243</sup></a>, où plusieurs personnes
+de condition qui y couroient le cerf vous
+arrêtèrent sept ou huit jours. Je vous offris mon
+service, et vous me prîtes pour votre valet, soit
+que vous fussiez incommodé de n'en avoir point,
+ou que ma mine et mon visage, qui peut-être ne
+vous deplurent pas, vous obligeassent à me prendre.
+Mes cheveux, que j'avois fait couper fort
+courts, me rendirent meconnaissable à ceux qui
+m'avoient vu souvent auprès de mademoiselle
+Angelique, outre que le mechant habit de mon
+valet que j'avois pris pour me deguiser me rendoient
+bien different de ce que je paraissois avec
+le mien, qui etoit plus beau que ne l'est d'ordinaire
+celui d'un ecolier. Je fus d'abord reconnu
+de mademoiselle Angelique, qui m'avoua depuis
+qu'elle n'avoit point douté que la passion que
+j'avois pour elle ne fût très violente, puisque je
+quittois tout pour la suivre. Elle fut assez genereuse
+pour m'en vouloir dissuader et pour me
+faire retrouver ma raison, qu'elle voyoit bien que
+j'avois perdue. Elle me fit long-temps eprouver
+des rigueurs qui eussent refroidi un moins amoureux
+que moi. Mais enfin, à force de l'aimer, je
+l'engageai à m'aimer autant que je l'aimois.
+Comme vous avez l'ame d'une personne de condition
+qui l'auroit fort belle, vous reconnûtes
+bientôt que je n'avois pas celle d'un valet. Je
+gagnai vos bonnes graces, je me mis bien dans
+l'esprit de tous les messieurs de votre troupe, et
+même je ne fus pas haï de la Rancune, qui passe
+parmi vous pour n'aimer personne et pour haïr
+tout le monde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote242"
+name="footnote242"><b>Note 242: </b></a><a href="#footnotetag242">
+(retour) </a> On peut lire dans une foule d'écrivains du temps le récit
+des prouesses en ce genre de messieurs les écoliers. Sorel,
+dans <i>Francion</i> (liv. 4, etc.), nous parle au long et au large
+de leur turbulence, et Tristan nous raconte, dans le <i>Page disgracié</i>,
+une lutte terrible aux environs de Bordeaux entre
+les écoliers de la ville et des paysans, dont vingt ou vingt-cinq
+restèrent morts sur le carreau, sans compter les blessés
+(ch. 38 et 39). Souvent même ils se faisoient tire-laines pendant
+la nuit, quoiqu'il ne faille pas croire aveuglément à tout
+ce qu'on en rapporte: car, dit l'auteur des <i>Caquets de l'accouchée</i>,
+«une infinité de vagabonds et de courreurs..., pillent,
+voilent, destroussent..., et, qui pis est, ils empruntent
+le nom des escoliers et font semblant d'estre de leur cabale»
+(p. 70, éd. Foumier, chez Jannet).--Quoi qu'il en soit, les armes
+offensives, et en particulier les épées et les pistolets, furent
+sévèrement interdites aux écoliers par le règlement général
+pour la police de Paris du 30 mars 1635, qui avoit déjà
+été précédé d'autres ordonnances particulières dans le même
+sens en 1604, 1619, 1621 et 1623. On prit contre eux de
+nouvelles mesures encore plus rigoureuses, qui montrent
+combien ils étoient dangereux pour la sûreté publique: ainsi
+il leur fut fait défense, sous peine de la prison, de vaguer par
+les rues passé cinq heures du soir en hiver et neuf heures en été.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote243"
+name="footnote243"><b>Note 243: </b></a><a href="#footnotetag243">
+(retour) </a> Petite ville d'Anjou, à quatre lieues d'Angers et à deux
+et demie de La Flèche.</blockquote>
+
+<p>Je ne perdrai point le temps à vous redire
+tout ce que deux jeunes personnes qui s'entr'aiment
+se sont pu dire toutes les fois qu'elles se
+sont trouvées ensemble, vous le sçavez assez
+par vous-même; je vous dirai seulement que mademoiselle
+de la Caverne, se doutant de notre
+intelligence, ou plutôt n'en doutant plus, defendit
+à sa fille de me parler; que sa fille ne lui obeït
+pas, et que, l'ayant surprise qui m'ecrivoit, elle
+la traita si cruellement, et en public et en particulier,
+que je n'eus pas depuis grande peine à la
+faire resoudre de se laisser enlever. Je ne crains
+point de vous l'avouer, vous connoissant genereux
+autant qu'on le peut être, et amoureux pour
+le moins autant que moi. Le Destin rougit à
+ces dernières paroles de Leandre, qui continua
+son discours et dit au Destin qu'il n'avoit quitté
+la compagnie que pour s'aller mettre en etat
+d'executer son dessein; qu'un fermier de son père
+lui avoit promis de lui donner de l'argent, et qu'il
+esperoit encore d'en recevoir à Saint-Malo du fils
+d'un marchand de qui l'amitié lui etoit assurée,
+et qui etoit depuis peu maître de son bien par la
+mort de ses parents. Il ajouta que par le moyen
+de son ami il esperoit de passer facilement en
+Angleterre, et là de faire sa paix avec son père
+sans exposer à sa colère mademoiselle Angelique,
+contre laquelle, vraisemblablement, aussi bien
+que contre sa mère, il auroit exercé toutes sortes
+d'actes d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un
+homme riche et de condition peut avoir sur deux
+pauvres comediennes. Le Destin fit avouer à
+Leandre qu'à cause de sa jeunesse et de sa condition
+son père n'auroit pas manqué d'accuser de
+rapt mademoiselle de la Caverne; il ne tâcha
+point de lui faire oublier son amour, sçachant
+bien que les personnes qui aiment ne sont pas
+capables de croire d'autres conseils que ceux de
+leur passion et sont plus à plaindre qu'à blâmer;
+mais il desapprouva fort le dessein qu'il avoit de
+se sauver en Angleterre, et lui representa ce
+qu'on pourroit s'imaginer de deux jeunes personnes
+ensemble qui seroient dans un pays etranger,
+les fatigues et les hasards d'un voyage par
+mer, la difficulté de recouvrer de l'argent s'il
+leur arrivoit d'en manquer, et enfin les entreprises
+que feroient faire sur eux et la beauté de mademoiselle
+Angelique et la jeunesse de l'un et de
+l'autre. Leandre ne defendit point une mauvaise
+cause; il demanda encore une fois pardon au
+Destin de s'être si long-temps caché de lui, et
+le Destin lui promit qu'il se serviroit de tout le
+pouvoir qu'il croyoit avoir sur l'esprit de mademoiselle
+de la Caverne pour le lui rendre favorable.
+Il lui dit encore que, s'il etoit tout à fait resolu
+à n'avoir jamais d'autre femme que mademoiselle
+Angelique, il ne devoit point quitter la
+troupe. Il lui representa que cependant son père
+pouvoit mourir, ou sa passion se ralentir, ou peut-être
+se passer. Leandre s'ecria là-dessus que cela
+n'arriveroit jamais. «Eh bien donc! dit le Destin,
+de peur que cela n'arrive à votre maîtresse,
+ne la perdez point de vue, faites la comedie
+avec nous; vous n'êtes pas le seul qui la ferez et
+qui pourriez faire quelque chose de meilleur.
+Ecrivez à votre père, faites-lui croire que vous
+êtes à la guerre, et tâchez d'en tirer de l'argent<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a>
+<a href="#footnote244"><sup class="sml">244</sup></a>.
+Cependant je vivrai avec vous comme avec un
+frère, et tâcherai par là de vous faire oublier les
+mauvais traitements que vous pouvez avoir reçus
+de moi tandis que je n'ai pas connu ce que vous
+étiez.» Leandre se fût jeté à ses pieds si la
+douleur que les coups qu'il avoit reçus lui faisoient
+sentir par tout son corps lui eût permis de
+le faire. Il le remercia au moins en des termes si
+obligeans, et lui fit des protestations d'amitié si
+tendres, qu'il en fut aimé dès ce temps-là autant
+qu'un honnête homme le peut être d'un autre.
+Ils parlèrent ensuite de chercher mademoiselle
+Angelique; mais une grande rumeur qu'ils entendirent
+interrompit leur conversation et fit
+descendre le Destin dans la cuisine de l'hôtellerie,
+où il se passoit ce que vous allez voir dans le
+suivant chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote244"
+name="footnote244"><b>Note 244: </b></a><a href="#footnotetag244">
+(retour) </a> C'étoient là des expédients reçus même dans la bonne
+société, et dont on ne songeoit pas à se scandaliser beaucoup,
+comme le prouvent les <i>Historiettes</i> de Tallemant et les comédies
+de Molière.</blockquote>
+<a name="cb6" id="cb6"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Combat à coups de poings. Mort de l'hôte et autres<br>
+choses memorables.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>eux hommes, l'un vêtu de noir comme
+un magister de village, et l'autre de
+gris, qui avoit bien la mine d'un sergent<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a>
+<a href="#footnote245"><sup class="sml">245</sup></a>,
+se tenoient aux cheveux et à la
+barbe et s'entredonnoient de temps en temps
+des coups de poings d'une très cruelle manière.
+L'un et l'autre etoient ce que leurs habits et leur
+mine vouloient qu'ils fussent. Le vêtu de noir,
+magister de village, etoit frère du curé, et le vêtu
+de gris, sergent du même village, etoit frère de
+l'hôte. Cet hôte etoit alors dans une chambre à
+côté de la cuisine prêt à rendre l'ame, d'une
+fièvre chaude qui lui avoit si fort troublé l'esprit
+qu'il s'etoit cassé la tête contre une muraille; et
+sa blessure, jointe à sa fièvre, l'avoit mis si bas
+qu'alors que sa frenesie le quitta, il se vit contraint
+de quitter la vie, qu'il regrettoit peut-être
+moins que son argent mal acquis. Il avoit porté
+les armes long-temps, et etoit enfin revenu dans
+son village chargé d'ans et de si peu de probité
+qu'on pouvoit dire qu'il en avoit encore moins
+que d'argent, quoiqu'il fût extrêmement pauvre.
+Mais, comme les femmes se prennent souvent
+par où elles devroient moins se laisser prendre,
+ses cheveux de drille<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a>
+<a href="#footnote246"><sup class="sml">246</sup></a> plus longs que ceux des
+autres paysans du village, ses sermens à la soldate,
+une plume herissée qu'il mettoit les fêtes<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a>
+<a href="#footnote247"><sup class="sml">247</sup></a>,
+quand il ne pleuvoit point, et une epée rouillée
+qui lui battoit de vieilles bottes, encore qu'il
+n'eût point de cheval, tout cela donna dans la vue
+d'une vieille veuve qui tenoit hôtellerie. Elle avoit
+eté recherchée par les plus riches fermiers du
+pays, non tant pour sa beauté que pour le bien
+qu'elle avoit amassé avec son defunt mari à
+vendre bien cher et à faire mauvaise mesure de
+vin et d'avoine. Elle avoit constamment resisté à
+tous ses pretendans; mais enfin un vieil soldat
+avoit triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage
+de cette nymphe tavernière etoit le plus petit, et
+son ventre etoit le plus grand du Maine, quoique
+cette province abonde en personnes ventrues.
+Je laisse aux naturalistes le soin d'en chercher la
+raison, aussi bien que de la graisse des chapons du
+pays. Pour revenir à cette grosse petite femme,
+qu'il me semble que je vois toutes les fois que j'y
+songe, elle se maria avec son soldat sans en parler
+à ses parens, et, après avoir achevé de vieillir
+avec lui et bien souffert aussi, elle eut le plaisir
+de le voir mourir la tête cassée, ce qu'elle attribuoit
+à un juste jugement de Dieu, parcequ'il avoit
+souvent joué à casser la sienne. Quand le Destin
+entra dans la cuisine de l'hôtellerie, cette hôtesse
+et sa servante aidoient au vieil curé du bourg à
+separer les combattans, qui s'etoient cramponnés
+comme deux vaisseaux; mais les menaces du
+Destin et l'autorité avec laquelle il parla achevèrent
+ce que les exhortations du bon pasteur
+n'avoient pu faire, et les deux mortels ennemis
+se separèrent crachant la moitié de leurs dents
+sanglantes, saignant du nez, et le menton et la
+tête pelés. Le curé etoit honnête homme et sçavoit
+bien son monde. Il remercia le Destin fort
+civilement, et le Destin, pour lui faire plaisir, fit
+embrasser en bonne amitié ceux qui un moment
+auparavant ne s'embrassoient que pour s'etrangler.
+Pendant l'accommodement, l'hôte acheva
+son obscure destinée, sans en avertir ses amis;
+tellement qu'on trouva qu'il n'y avoit plus qu'à
+l'ensevelir, quand on entra dans sa chambre
+après que la paix fut conclue. Le curé fit des
+prières sur le mort, et les fit bonnes, car il les
+fit courtes. Son vicaire le vint relayer, et cependant
+la veuve s'avisa de hurler, et le fit avec
+beaucoup d'ostentation et de vanité. Le frère du
+mort fit semblant d'être triste ou le fut veritablement,
+et les valets et servantes s'en acquittèrent
+presque aussi bien que lui. Le curé suivit le
+Destin dans sa chambre, lui faisant des offres de
+service. Il en fit autant à Leandre, et ils le retinrent
+à manger avec eux. Le Destin, qui n'avoit
+pas mangé de tout le jour et avoit fait beaucoup
+d'exercice, mangea très avidement. Leandre se
+reput d'amoureuses pensées plus que de viandes,
+et le curé parla plus qu'il ne mangea; il leur fit
+cent contes plaisans de l'avarice du defunt, et leur
+apprit les plaisans differens que cette passion dominante
+lui avoit fait avoir, tant avec sa femme
+qu'avec ses voisins. Il leur fit le recit entre autres
+d'un voyage qu'il avoit fait à Laval avec sa femme,
+au retour duquel, le cheval qui les portoit
+tous deux s'etant déferré de deux pieds, et, qui
+pis est, les fers s'etant perdus, il laissa sa femme
+tenant son cheval par la bride au pied d'un
+arbre, et retourna jusqu'à Laval, cherchant exactement
+ses fers partout où il crut avoir passé;
+mais il perdit sa peine, tandis que sa femme
+pensa perdre patience à l'attendre: car il etoit
+retourné sur ses pas de deux grandes lieues, et
+elle commençoit d'en être en peine quand elle le
+vit revenir les pieds nus, tenant ses bottes et
+ses chausses dans ses mains. Elle s'etonna fort
+de cette nouveauté; mais elle n'osa lui en demander
+la raison, tant, à force d'obeir à la guerre,
+il s'etoit rendu capable de bien commander dans
+sa maison. Elle n'osa pas même repartir, quand
+il la fit dechausser aussi, ni lui en demander le
+sujet. Elle se douta seulement que ce pouvoit
+être par devotion. Il fit prendre à sa femme son
+cheval par la bride, marchant derrière pour le
+hâter, et ainsi l'homme et la femme sans chaussure,
+et le cheval déferré de deux pieds, après
+avoir bien souffert, gagnèrent la maison bien
+avant dans la nuit, les uns et les autres fort las,
+et l'hôte et l'hôtesse ayant les pieds si ecorchés
+qu'ils furent près de quinze jours sans pouvoir
+presque marcher. Jamais il ne se sceut si bon
+gré de quelque autre chose qu'il eût faite; et,
+quand il y songeoit, il disoit en riant à sa femme
+que, s'ils ne se fussent dechaussés en revenant
+de Laval, ils en eussent eu pour deux paires
+de souliers, outre deux fers d'un cheval. Le
+Destin et Leandre ne s'emurent pas beaucoup
+du conte que le curé leur donnoit pour bon, soit
+qu'ils ne le trouvassent pas si plaisant qu'il leur
+avoit dit, ou qu'ils ne fussent pas alors en humeur
+de rire. Le curé, qui etoit grand parleur,
+n'en voulut pas demeurer là, et, s'adressant au
+Destin, lui dit que ce qu'il venoit d'entendre ne
+valoit pas ce qu'il avoit encore à lui dire de la
+belle manière dont le defunt s'etoit preparé à la
+mort. «Il y a quatre ou cinq jours, ajouta-t-il,
+qu'il sçait bien qu'il n'en peut échapper. Il ne s'est
+jamais plus tourmenté de son menage; il a eu
+regret à tous les oeufs frais qu'il a mangés pendant
+sa maladie. Il a voulu sçavoir à quoi monteroit
+son enterrement, et même l'a voulu marchander
+avec moi le jour que je l'ai confessé<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a>
+<a href="#footnote248"><sup class="sml">248</sup></a>.
+Enfin, pour achever comme il avoit commencé,
+deux heures devant que de mourir, il ordonna
+devant moi à sa femme de l'ensevelir dans un
+certain vieil drap de sa connoissance qui avoit
+plus de cent trous. Sa femme lui representa qu'il
+y seroit fort mal enseveli; il s'opiniâtra à n'en
+vouloir point d'autre. Sa femme ne pouvoit y
+consentir, et, parcequ'elle le voyoit en etat de ne
+la pouvoir battre, elle soutint son opinion plus
+vigoureusement qu'elle n'avoit jamais fait avec
+lui, sans pourtant sortir du respect qu'une honnête
+femme doit à un mari, fâcheux ou non. Elle
+lui demanda enfin comment il pourroit paroître
+dans la vallée de Josaphat, un mechant drap
+tout troué sur les épaules, et en quel equipage
+il pensoit ressusciter. Le malade s'en mit en colère,
+et, jurant comme il avoit accoutumé en sa
+santé: «Eh morbleu! vilaine, s'ecria-t-il, je ne
+veux point ressusciter.» J'eus autant de peine à
+m'empêcher de rire qu'à lui faire comprendre
+qu'il avoit offensé Dieu, se mettant en colère, et
+plus encore par ce qu'il avoit dit à sa femme, qui
+etoit en quelque façon une impiété. Il en fit un
+acte de contrition tel quel, et encore lui fallut-il
+donner parole qu'il ne seroit point enseveli dans
+un autre drap que celui qu'il avoit choisi. Mon
+frère, qui s'etoit eclaté de rire quand il avoit renoncé
+si hautement et si clairement à sa resurrection,
+ne pouvoit s'empêcher d'en rire encore
+toutes les fois qu'il y songeoit. Le frère du defunt
+s'en etoit formalisé, et, de paroles en paroles,
+mon frère et lui, tous deux aussi brutaux
+l'un que l'autre, s'etoient entre-harpés après
+s'être donné mille coups de poings, et se battroient
+peut-être encore si on ne les avoit separés.
+Le curé acheva ainsi sa relation, adressant
+sa parole au Destin, parceque Leandre ne lui
+donnoit pas grande attention. Il prit congé des
+comediens, après leur avoir encore offert son service,
+et le Destin tâcha de consoler l'affligé
+Leandre, lui donnant les meilleures esperances
+dont il se put aviser. Tout brisé qu'etoit le pauvre
+garçon, il regardoit de temps en temps par
+la fenêtre pour voir si son valet ne venoit point,
+comme s'il en eût dû venir plus tôt. Mais, quand
+on attend quelqu'un avec impatience, les plus
+sages sont assez sots pour regarder souvent du
+côté qu'il doit venir. Et je finirai par là mon sixième
+chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote245"
+name="footnote245"><b>Note 245: </b></a><a href="#footnotetag245">
+(retour) </a> Le sergent correspondoit à peu près à l'huissier d'aujourd'hui:
+c'étoit un officier subalterne de la justice, chargé
+de faire exécuter ses ordres, en employant, au besoin, l'aide
+des recors. Les sergents n'avoient guère meilleure réputation
+que les prévôts et autres officiers de justice.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote246"
+name="footnote246"><b>Note 246: </b></a><a href="#footnotetag246">
+(retour) </a> C'est-à-dire de coureur, vaurien, vagabond. Ce terme
+s'est conservé jusqu'à nos jours dans le langage populaire.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote247"
+name="footnote247"><b>Note 247: </b></a><a href="#footnotetag247">
+(retour) </a> On peut voir par les estampes du temps combien cette
+mode étoit répandue, en dehors même des cavaliers et des
+fanfarons, à qui cette habitude avoit acquis le surnom de
+<i>Plumets</i> (<i>Dict. de Fur.</i>). Les gens du bel air portoient de
+longues plumes blanches sur leurs chapeaux. «Voudriez-vous,
+faquins, dit Mascarille à ses porteurs, que j'exposasse
+l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison
+pluvieuse?» (<i>Précieuses ridic.</i>, sc. 8.) La Fontaine
+raille aussi ce <i>plumail</i> et ces aigrettes, dans le <i>Combat des
+rats et des belettes</i> (liv. 4, fab. 6).--V. également Somaize,
+<i>Procès des Précieuses</i> (1660), p. 51; <i>Récit de la farce des
+Précieuses</i>, Anvers, 1660, in-12, p. 19, et les couplets de La
+Sablière:
+
+<p class="mid">Votre audace est sans seconde, etc.</p>
+
+<p>Cet ornement étoit interdit aux bourgeois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote248"
+name="footnote248"><b>Note 248: </b></a><a href="#footnotetag248">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> ....Tu règles jusqu'au convoi,</p>
+<p class="i14"> Jusqu'aux frais de tes funérailles,</p>
+<p class="i10">Dans la peur qu'à ta mort on ne gagne avec toi,</p>
+</div></div>
+
+<p>dit Chevreau dans sa fable <i>Le Renard et le Dragon</i>, imitée
+de Phèdre (<i>Chevriana</i>). «L'avare dépense plus, mort, en un
+jour, qu'il ne faisoit vivant en dix années.» (La Bruyère, <i>Des
+biens de fortune</i>.) On peut encore voir plusieurs traits d'avarice
+analogues à celui que Scarron prête à l'hôte dans l'<i>Harpagoniana</i>
+de Cousin d'Avallon, p. 25, 66, 87 (1801, in-18).
+L'avarice est un des ridicules que les écrivains du XVIIe
+siècle ont traité le plus souvent et le plus volontiers, et
+Scarron lui-même, qui y avoit déjà touché dans sa 1re partie
+(ch. 13), y est revenu plus au long dans le <i>Châtiment de
+l'avarice</i>, une de ses meilleures <i>nouvelles tragi-comiques</i>. Les
+satires et les comédies de ce temps, Boileau comme Molière,
+Cyrano de Bergerac comme Larochefoucault et comme
+Guy Patin, sans parler des recueils de pièces détachées (V.
+<i>Commentaire sur la lésine</i>, t. 3 du <i>Recueil pen rose</i> de Sercy),
+s'y étendent complaisamment, ainsi que tous les romans
+comiques, satiriques et bourgeois d'alors. Qu'il me suffise
+de citer Ch. Sorel dans <i>Francion</i> (l. 3 et 8); le marquis
+d'Argentuare, du <i>Roman satirique</i> de Lannel; le procureur
+Vollichon, du <i>Roman bourgeois</i> de Furetière; Tristan, avec
+l'<i>Avare libéral</i> de son <i>Page disgracié</i> (p. 86); le Noble, avec
+son <i>Avare généreux</i>, etc. C'est que, malgré la prodigalité des
+brillants courtisans de Versailles, l'avarice paroît avoir été
+un vice très répandu au XVIIe siècle. (V. surtout Tallemant,
+<i>passim.</i>)</blockquote>
+<a name="cb7" id="cb7"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces.<br>
+Aventure du corps mort. Orage de coups<br>
+de poings et autres accidens surprenans<br>
+dignes d'avoir place en cette<br>
+veritable histoire.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>eandre regardoit donc par la fenêtre
+de sa chambre du côté qu'il attendoit
+son valet, quand, tournant la tête de
+l'autre côté, il vit arriver le petit Ragotin,
+botté jusqu'à la ceinture, monté sur un
+petit mulet, et ayant à ses étriers, comme deux
+estafiers<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a>
+<a href="#footnote249"><sup class="sml">249</sup></a>, la Rancune d'un côté et l'Olive de
+l'autre. Ils avoient appris de village en village des
+nouvelles du Destin, et, à force de l'avoir suivi,
+l'avoient enfin trouvé. Le Destin descendit en
+bas au devant d'eux et les fit monter dans la
+chambre. Ils ne reconnurent point d'abord le
+jeune Leandre, qui avoit changé de mine aussi
+bien que d'habit. Afin qu'on ne le connût pas
+pour ce qu'il etoit, le Destin lui commanda
+d'aller faire apprêter le souper avec la même
+autorité dont il avoit coutume de lui parler; et
+les comediens, qui le reconnurent par là, ne lui
+eurent pas plutôt dit qu'il etoit bien brave que
+le Destin repondit pour lui et leur dit qu'un oncle
+riche qu'il avoit au bas Maine l'avoit equipé de
+pied en cap comme ils le voyoient, et même lui
+avoit donné de l'argent pour l'obliger à quitter la
+comedie, ce qu'il n'avoit pas voulu faire, et ainsi
+l'avoit laissé sans lui dire adieu. Le Destin et les
+autres s'entredemandèrent des nouvelles de leur
+quête et ne s'en dirent point. Ragotin assura le
+Destin qu'il avoit laissé les comediennes en bonne
+santé, quoique fort affligées de l'enlevement de
+mademoiselle Angelique. La nuit vint; on soupa,
+et les nouveaux venus burent autant que les autres
+burent peu. Ragotin se mit en bonne humeur,
+défia tout le monde à boire, comme un fanfaron
+de taverne qu'il etoit, fit le plaisant et chanta
+des chansons en depit de tout le monde; mais,
+n'etant pas secondé, et le beau-frere de l'hôtesse
+ayant representé à la compagnie que ce n'etoit
+pas bien fait de faire la debauche<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a>
+<a href="#footnote250"><sup class="sml">250</sup></a> auprès d'un
+mort, Ragotin en fit moins de bruit et en but
+plus de vin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote249"
+name="footnote249"><b>Note 249: </b></a><a href="#footnotetag249">
+(retour) </a> Un estafier étoit un grand valet de pied qui suivoit un
+homme à cheval.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote250"
+name="footnote250"><b>Note 250: </b></a><a href="#footnotetag250">
+(retour) </a> Le mot <i>débauche</i> n'avoit pas, au XVIIe siècle, un sens
+aussi fort qu'aujourd'hui, et même il ne se prenoit pas toujours
+dans une mauvaise signification; c'est un de ces mots
+nombreux dont la valeur s'est modifiée en chemin. Quelquefois
+on le prenoit simplement dans le sens du <i>comessatio</i> des
+Latins, ou de ce que nous appelons familièrement un <i>extra</i>.
+C'est ainsi que nous lisons dans une lettre de Boileau à
+Racine (1687), à propos du verre de quinquina que Monseigneur
+avoit bu après déjeuner chez la princesse de Conti,
+sans être malade: «J'ai été fort frappé de l'<i>agréable débauche</i>
+de Monseigneur.»</blockquote>
+
+<p>On se coucha: le Destin et Leandre dans
+la chambre qu'ils avoient dejà occupée, Ragotin,
+la Rancune et l'Olive dans une petite
+chambre qui etoit auprès de la cuisine et à côté
+de celle où etoit le corps du defunt, qu'on n'avoit
+pas encore commencé d'ensevelir. L'hôtesse coucha
+dans une chambre haute, qui etoit voisine
+de celle où couchoient le Destin et Leandre, et
+elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux
+l'objet funeste d'un mari mort et pour recevoir
+les consolations de ses amies, qui la vinrent visiter
+en grand nombre: car elle etoit une des plus
+grosses dames du bourg, et y avoit toujours eté
+autant aimée de tout le monde que son mari y
+avoit toujours eté haï. Le silence regnoit dans
+l'hôtellerie; les chiens y dormoient, puisqu'ils
+n'aboyoient point; tous les autres animaux y
+dormoient aussi, ou le devoient faire; et cette
+tranquillité-là duroit encore entre deux et trois
+heures du matin, quand tout à coup Ragotin se
+mit à crier de toute sa force que la Rancune etoit
+mort. Tout d'un temps il eveilla l'Olive, alla
+faire lever le Destin et Leandre et les fit descendre
+dans sa chambre pour venir pleurer, ou du
+moins voir la Rancune, qui venoit de mourir subitement
+à son côté, à ce qu'il disoit. Le Destin et
+Leandre le suivirent, et la première chose qu'ils
+virent en entrant dans la chambre, ce fut la
+Rancune qui se promenoit dans la chambre en
+homme qui se porte bien, quoi que cela soit assez
+difficile après une mort subite. Ragotin, qui entroit
+le premier, ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il
+se retira en arrière comme s'il eût eté prêt de
+marcher sur un serpent ou de mettre le pied
+dans un trou. Il fit un grand cri, devint pâle
+comme un mort et heurta si rudement le Destin
+et Leandre, lorsqu'il se jeta hors de la chambre
+à corps perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne
+les portât par terre. Cependant que sa peur le
+fait fuir jusque dans le jardin de l'hôtellerie, où
+il hasarde de se morfondre, le Destin et Leandre
+demandent à la Rancune des particularités de
+sa mort; la Rancune leur dit qu'il n'en sçavoit
+pas tant que Ragotin, et ajouta qu'il n'etoit pas
+sage<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a>
+<a href="#footnote251"><sup class="sml">251</sup></a>. L'Olive cependant rioit comme un fol, la
+Rancune demeuroit froid sans parler, selon sa
+coutume, et l'Olive et lui ne se declaroient pas
+davantage. Leandre alla après Ragotin et le
+trouva caché derrière un arbre, tremblant de
+peur plus que de froid, quoiqu'il fût en chemise.
+Il avoit l'imagination si pleine de la Rancune
+mort qu'il prit d'abord Leandre pour son fantôme
+et pensa s'enfuir quand il s'approcha de
+lui. Là-dessus le Destin arriva, qui lui parut aussi
+un autre fantôme; ils n'en purent tirer la moindre
+parole, quelque chose qu'ils lui pussent dire, et
+enfin ils le prirent sous les bras pour le remener
+dans sa chambre. Mais, dans le temps qu ils alloient
+sortir du jardin, la Rancune s'etant presenté
+pour y entrer, Ragotin se defit de ceux qui
+le tenoient et s'alla jeter, regardant derrière lui
+d'un oeil egaré, dans une grosse touffe de rosiers
+où il s'embarrassa depuis les pieds jusqu'à la tête,
+et ne s'en put tirer assez vite pour s'empêcher
+d'être joint par la Rancune, qui l'appela cent fois
+fol et lui dit qu'il le falloit enchaîner. Ils le tirèrent
+à trois hors de la touffe de rosiers où il s'etoit
+fourré. La Rancune lui donna une claque sur
+la peau nue, pour lui faire voir qu'il n'etoit pas
+mort, et enfin le petit homme effrayé fut remené
+dans sa chambre et remis dans son lit. Mais à
+peine y fut-il qu'une clameur de voix feminines
+qu'ils entendirent dans la chambre voisine leur
+donna à deviner ce que ce pouvoit être. Ce n'etoient
+point les plaintes d'une femme affligée, c'etoient
+des cris effroyables de plusieurs femmes
+ensemble comme quand elles ont peur. Le Destin
+y alla et trouva quatre ou cinq femmes avec
+l'hôtesse, qui cherchoient sous les lits, regardoient
+dans la cheminée et paroissoient fort effrayées.
+Il leur demanda ce qu'elles avoient, et
+l'hôtesse, moitié hurlant, moitié parlant, lui dit
+qu'elle ne sçavoit ce qu'etoit devenu le corps
+de son pauvre mari. En achevant de parler, elle
+se mit à hurler, et les autres femmes, comme de
+concert, lui repondirent en choeur, et toutes ensemble
+firent un bruit si grand et si lamentable
+que tout ce qu'il y avoit de gens dans l'hôtellerie
+entra dans la chambre, et ce qu'il y avoit de
+voisins et de passans entra dans l'hôtellerie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote251"
+name="footnote251"><b>Note 251: </b></a><a href="#footnotetag251">
+(retour) </a> «N'être pas sage» est un euphémisme qui s'employoit
+fréquemment alors pour «être fou.»--«Bref, on dit que
+vous n'estes pas sage.» (Responce du sieur Hydaspe au sieur
+de Balzac, 1624.)</blockquote>
+
+<p>Dans ce temps-là, un maître chat s'etoit saisi
+d'un pigeon qu'une servante avoit laissé demi-lardé
+sur la table de la cuisine, et, se sauvant avec
+sa proie dans la chambre de Ragotin, s'etoit caché
+sous le lit où il avoit couché avec la Rancune.
+La servante le suivit un bâton de fagot à la main,
+et, regardant sous le lit pour voir ce qu'etoit devenu
+son pigeon, elle se mit à crier tant qu'elle
+put qu'elle avoit trouvé son maître, et le repeta si
+souvent que l'hôtesse et les autres femmes vinrent
+à elle. La servante sauta au col de sa maîtresse,
+lui disant qu'elle avoit trouvé son maître,
+avec un si grand transport de joie que la pauvre
+veuve eut peur que son mari ne fût ressuscité:
+car on remarqua qu'elle devint pâle comme un
+criminel qu'on juge. Enfin la servante les fit regarder
+sous le lit, où ils aperçurent le corps
+mort dont ils etoient tant en peine. La difficulté
+ne fut pas si grande à le tirer de là, quoiqu'il
+fût bien pesant, qu'à sçavoir qui l'y avoit mis.
+On le rapporta dans la chambre, où l'on commença
+de l'ensevelir. Les comediens se retirèrent
+dans celle où avoit couché le Destin, qui ne pouvoit
+rien comprendre dans ces bizarres accidens.
+Pour Leandre, il n'avoit dans la tête que sa
+chère Angelique, ce qui le rendoit aussi rêveur
+que Ragotin etoit fâché de ce que la Rancune
+n'etoit pas mort, dont les railleries l'avoient si
+fort mortifié qu'il ne parloit plus, contre sa coutume
+de parler incessamment et de se mêler en
+toutes sortes de conversations à propos ou non.
+La Rancune et l'Olive s'etoient si peu etonnés et
+de la terreur panique de Ragotin et de la transmigration
+d'un corps mort d'une chambre à l'autre
+sans aucun secours humain, au moins dont
+on eût connaissance, que le Destin se douta
+qu'il avoient grande part dans le prodige. Cependant
+l'affaire s'eclaircissoit dans la cuisine
+de l'hôtellerie: un valet de charrue revenu des
+champs pour dîner, ayant ouï conter à une servante
+avec grande frayeur que le corps de son
+maître s'etoit levé de lui-même et avoit marché,
+lui dit qu'en passant par la cuisine à la pointe
+du jour, il avoit vu deux hommes en chemise qui
+le portoient sur leurs epaules dans la chambre
+où l'on l'avoit trouvé. Le frère du mort ouït ce que
+disoit le valet et trouva l'action fort mauvaise.
+La veuve le sçut aussitôt, et ses amies aussi; les
+uns et les autres s'en scandalisèrent bien fort, et
+conclurent tous d'une voix qu'il falloit que ces
+hommes-là fussent des sorciers qui vouloient
+faire quelque mechanceté de ce corps mort<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a>
+<a href="#footnote252"><sup class="sml">252</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote252"
+name="footnote252"><b>Note 252: </b></a><a href="#footnotetag252">
+(retour) </a> Les cadavres servoient à divers usages dans les pratiques
+de sorcellerie. Suivant quelques uns, ils étoient magnétiques
+et jouissoient des propriétés de l'aimant ou de la boussole.
+Mais c'étoit surtout dans les superstitions de l'anthropomancie
+et de la nécromancie qu'on en faisoit usage. Les
+Thessaliens arrosoient un cadavre de sang chaud pour en recevoir
+des oracles sur l'avenir. Les Syriens vénéroient et
+consultoient des têtes d'enfants coupées. Ménélas, suivant
+Hérodote,--Héliogabale, et aussi, dit-on, Julien l'Apostat,
+recherchoient leur destinée dans les entrailles fumantes de
+malheureux qu'ils faisoient égorger, etc. On croyoit encore,
+dans le peuple, que les sorciers du temps n'avoient point
+laissé perdre les anciens usages. V. plus loin une note de la
+3e partie, ch. 8.</blockquote>
+
+<p>Dans le temps que l'on jugeoit si mal de la Rancune,
+il entra dans la cuisine pour faire porter à
+dejeuner dans leur chambre. Le frère du defunt
+lui demanda pourquoi il avoit porté le corps de
+son frère dans sa chambre; la Rancune, bien
+loin de lui repondre, ne le regarda pas seulement.
+La veuve lui fit la même question; il eut la même
+indifference pour elle, ce que la bonne dame
+n'eut pas pour lui. Elle lui sauta aux yeux, furieuse
+comme une lionne à qui on a ravi ses petits
+(j'ai peur que la comparaison ne soit ici trop
+magnifique). Son beau-frère donna un coup de
+poing à la Rancune; les amies de l'hôtesse ne
+l'epargnèrent pas; les servantes s'en mêlèrent,
+les valets aussi. Mais il n'y avoit pas place en un
+homme seul pour tant de frappeurs, et ils s'entrenuisoient
+les uns aux autres. La Rancune seul
+contre plusieurs, et par consequent plusieurs contre
+lui, ne s'etonna point du nombre de ses ennemis,
+et, faisant de necessité vertu, commença à
+jouer des bras de toute la force que Dieu lui
+avoit donnée, laissant le reste au hazard. Jamais
+combat inegal ne fut plus disputé. Mais aussi la
+Rancune, conservant son jugement dans le peril,
+se servoit de son adresse aussi bien que de sa
+force, menageoit ses coups et les faisoit profiter
+le plus qu'il pouvoit. Il donna tel soufflet qui, ne
+donnant pas à plomb sur la première joue qu'il
+rencontroit, et ne faisant que glisser, s'il faut
+ainsi dire, alloit jusqu'à la seconde, même troisième
+joue, parcequ'il donnoit la plupart de ses
+coups en faisant la demi-pirouette, et tel soufflet
+tira trois sons differens de trois differentes
+mâchoires. Au bruit des combattans, l'Olive descendit
+dans la cuisine, et à peine eut-il le temps
+de discerner son compagnon d'entre tous ceux
+qui se battoient qu'il se vit battre, et même plus
+que lui, de qui la vigoureuse resistance commençoit
+à se faire craindre. Deux ou trois donc des
+plus maltraités par la Rancune se jetèrent sur
+l'Olive, peut-être pour se racquitter; le bruit en
+augmenta, et en même temps l'hôtesse reçut un
+coup de poing dans son petit oeil qui lui fit voir
+cent mille chandelles (c'est un nombre certain pour
+un incertain) et la mit hors de combat. Elle
+hurla plus fort et plus franchement qu'elle n'avoit
+fait à la mort de son mari. Ses hurlemens attirèrent
+les voisins dans la maison, et firent descendre dans
+la cuisine le Destin et Leandre. Quoi
+qu'ils y vinssent avec un esprit de pacification,
+on leur fit d'abord la guerre sans la leur declarer;
+les coups de poings ne leur manquèrent pas,
+et ils n'en laissèrent point manquer ceux qui leur
+en donnèrent. L'hôtesse, ses amies et ses servantes
+crioient aux voleurs et n'etoient plus que
+les spectatrices du combat: les unes, les yeux
+pochés; les autres, le nez sanglant; les autres,
+les mâchoires brisées, et toutes decoiffées. Les
+voisins avoient pris parti pour la voisine contre
+ceux qu'elle appeloit voleurs. Il faudroit une
+meilleure plume que la mienne pour bien representer
+les beaux coups de poings qui s'y donnèrent.
+Enfin, l'animosité et la fureur se rendant
+maîtresses des uns et des autres, on commençoit
+à se saisir des broches et des meubles qui se
+peuvent jeter à la tête, quand le curé entra dans
+la cuisine et tâcha de faire cesser le combat. En
+verité, quelque respect que l'on eût pour lui, il
+eût bien eu de la peine à separer les combattans,
+si leur lassitude ne s'en fût mêlée. Tous actes
+d'hostilité cessèrent donc de part et d'autre, et
+non pas le bruit: car, chacun voulant parler le
+premier, et les femmes plus que les hommes,
+avec leurs voix de fausset, le pauvre bonhomme
+fut contraint de se boucher les oreilles et de gagner
+la porte; cela fit taire les plus tumultueux.
+Il entra dans le champ de bataille, et le frère de
+l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui fit
+des plaintes du corps mort transporté d'une
+chambre à l'autre. Il eût exageré la mechante
+action plus qu'il ne fit s'il eût eu moins de sang
+à cracher qu'il n'en avoit, outre celui qui sortoit
+de son nez, qu'il ne pouvoit arrêter. La Rancune
+et l'Olive avouèrent ce qu'on leur imputoit, et
+protestèrent qu'ils ne l'avoient pas fait à mauvaise
+intention, mais seulement pour faire peur à
+un de leurs camarades, comme ils avoient fait.
+Le curé les en blâma fort, et leur fit comprendre
+la consequence d'une telle entreprise, qui passoit
+la raillerie; et, comme il etoit homme d'esprit
+et avoit grand credit parmi ses paroissiens, il
+n'eut pas grand'peine à pacifier le differend, et
+qui plus y mit plus y perdit. Mais la Discorde aux
+crins de couleuvres<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a>
+<a href="#footnote253"><sup class="sml">253</sup></a> n'avoit pas encore fait dans
+cette maison-là tout ce qu'elle avoit envie d'y
+faire. On ouït dans la chambre haute des hurlemens
+non guère differens de ceux que fait un
+pourceau qu'on egorge, et celui qui les faisoit
+n'etoit autre que le petit Ragotin. Le curé, les
+comediens et plusieurs autres coururent à lui et
+le trouvèrent tout le corps, à la reserve de la
+tête, enfoncé dans un grand coffre de bois qui
+servoit à serrer le linge de l'hôtellerie, et, ce qui
+etoit de plus fâcheux pour le pauvre encoffré, le
+dessus du coffre, fort pesant et massif, etoit
+tombé sur ses jambes et les pressoit d'une manière
+fort douloureuse à voir. Une puissante servante,
+qui n'etoit pas loin du coffre quand ils
+entrèrent, et qui leur paroissoit fort emue, fut
+soupçonnée d'avoir si mal placé Ragotin. Il etoit
+vrai, et elle en etoit toute fière, si bien que, s'occupant
+à faire un des lits de la chambre, elle ne
+daigna pas regarder de quelle façon on tiroit Ragotin
+du coffre, ni même repondre à ceux qui
+lui demandèrent d'où venoit le bruit qu'on avoit
+entendu. Cependant le demi-homme fut tiré de
+sa chausse-trape, et ne fut pas plutôt sur ses
+pieds qu'il courut à une epée. On l'empêcha de
+la prendre; mais on ne put l'empêcher de joindre
+la grande servante, qu'il ne put aussi empêcher
+qu'elle ne lui donnât un si grand coup sur la tête
+que tout le vaste siége de son etroite raison en
+fut ebranlé. Il en fit trois pas en arrière; mais
+c'eût eté reculer pour mieux sauter, si l'Olive ne
+l'eût retenu par ses chausses comme il s'alloit
+elancer comme un serpent contre sa redoutable
+ennemie. L'effort qu'il fit, quoique vain, fut fort
+violent: la ceinture de ses chausses s'en rompit,
+et le silence aussi de l'assistance, qui se mit à
+rire. Le curé en oublia sa gravité, et le frère de
+l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'avoit
+pas envie de rire, et sa colère s'etoit tournée
+contre l'Olive, qui, s'en sentant injurié, le prit
+tout brandi<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a>
+<a href="#footnote254"><sup class="sml">254</sup></a>, comme l'on dit à Paris, le jeta sur le
+lit que faisoit la servante, et là, d'une force d'Hercule,
+il acheva de faire tomber ses chausses, dont
+la ceinture etoit dejà rompue, et, haussant et
+baissant les mains dru et menu sur ses cuisses
+et sur les lieux voisins, en moins de rien les
+rendit rouges comme de l'ecarlate. Le hasardeux
+Ragotin se precipita courageusement du lit en
+bas, mais un coup si hardi n'eut pas le succès
+qu'il meritoit: son pied entra dans un pot de
+chambre que l'on avoit laissé dans la ruelle du
+lit pour son grand malheur, et y entra si avant
+que, ne l'en pouvant retirer à l'aide de son autre
+pied, il n'osa sortir de la ruelle du lit où il
+etoit, de peur de divertir davantage la compagnie
+et d'attirer sur soi la raillerie, qu'il entendoit
+moins que personne du monde. Chacun s'etonnoit
+fort de le voir si tranquille après avoir eté si
+emu; la Rancune se douta que ce n'etoit pas
+sans cause; il le fit sortir de la ruelle du lit moitié
+bon gré, moitié par force, et lors tout le
+monde vit où etoit l'enclouure, et personne ne
+se put empêcher de rire en voyant le pied de
+metal que s'etoit fait le petit homme. Nous le
+laisserons foulant l'etain d'un pied superbe, pour
+aller recevoir un train qui entra au même temps
+dans l'hôtellerie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote253"
+name="footnote253"><b>Note 253: </b></a><a href="#footnotetag253">
+(retour) </a> C'est le <i>Discordia, vipereum crinem vittis innexa cruentis</i>,
+de Virgile, traduit en langue burlesque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote254"
+name="footnote254"><b>Note 254: </b></a><a href="#footnotetag254">
+(retour) </a> C'est-à-dire malgré lui, de vive force.</blockquote>
+<a name="cb8" id="cb8"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Ce qui arriva du pied de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/S.png"></span>i Ragotin eût pu de son chef et sans
+l'aide de ses amis se depoter le pied,
+je veux dire le tirer hors du mechant
+pot de chambre où il etoit si malheureusement
+entré, sa colère eût pour le moins
+duré le reste du jour; mais il fut contraint de rabattre
+quelque chose de son orgueil naturel et
+de filer doux, priant humblement le Destin et la
+Rancune de travailler à la liberté de son pied
+droit ou gauche, je n'ai pas su lequel. Il ne s'adressa
+pas à l'Olive, à cause de ce qui s'etoit
+passé entre eux; mais l'Olive vint à son secours
+sans se faire prier, et ses deux camarades et lui
+firent ce qu'ils purent pour le soulager. Les efforts
+que le petit homme avoit faits pour tirer son
+pied hors du pot l'avoient enflé, et ceux que
+faisoient le Destin et l'Olive l'enfloient encore davantage.
+La Rancune y avoit d'abord mis la
+main, mais si maladroitement, ou plutôt si malicieusement,
+que Ragotin crut qu'il le vouloit
+estropier à perpétuité; il l'avoit prié instamment
+de ne s'en mêler plus; il pria les autres de la
+même chose, se coucha sur un lit en attendant
+qu'on lui eût fait venir un serrurier pour lui limer
+le pot de chambre sur le pied. Le reste du jour
+se passa assez pacifiquement dans l'hôtellerie, et
+assez tristement entre le Destin et Leandre: l'un
+fort en peine de son valet, qui ne revenoit point
+lui apprendre des nouvelles de sa maîtresse,
+comme il lui avoit promis, et l'autre ne se pouvant
+réjouir eloigné de sa chère mademoiselle de
+l'Etoile, outre qu'il prenoit part à l'enlèvement
+de mademoiselle Angelique, et que Leandre lui
+faisoit pitié, sur le visage duquel il voyoit toutes
+les marques d'une extrême affliction. La Rancune
+et l'Olive prirent bientôt parti avec quelques
+habitans du bourg qui jouoient à la boule,
+et Ragotin, après avoir fait travailler à son pied,
+dormit le reste du jour, soit qu'il en eût envie,
+ou qu'il fût bien aise de ne paroître pas en public,
+après les mauvaises affaires qui lui etoient arrivées.
+Le corps de l'hôte fut porté à sa dernière
+demeure, et l'hôtesse, nonobstant les belles pensées
+de la mort que lui devoit avoir données celle
+de son mari, ne laissa pas de faire payer en Arabe
+deux Anglois qui alloient de Bretagne à Paris.</p>
+
+<p>Le soleil venoit de se coucher quand le Destin
+et Léandre, qui ne pouvoient quitter la fenêtre
+de leur chambre, virent arriver dans l'hôtellerie
+un carrosse à quatre chevaux, suivi de trois
+hommes de cheval et de quatre ou cinq laquais.
+Une servante les vint prier de vouloir ceder leur
+chambre au train qui venoit d'arriver, et ainsi
+Ragotin fut obligé de se faire voir, quoiqu'il eût
+envie de garder la chambre, et suivit le Destin
+et Leandre dans celle où, le jour precédent, il
+avoit cru avoir vu mort la Rancune. Le Destin
+fut reconnu dans la cuisine de l'hôtellerie par un
+des messieurs du carrosse, ce même conseiller du
+parlement de Rennes avec qui il avoit fait connaissance
+pendant les noces qui furent si malheureuses
+à la pauvre la Caverne. Ce senateur breton
+demanda au Destin des nouvelles d'Angelique,
+et lui temoigna d'avoir du deplaisir de ce qu'elle
+n'etoit point retrouvée. Il se nommoit La Garouffière,
+ce qui me fait croire qu'il etoit plutôt angevin
+que breton, car on ne voit pas plus de
+noms bas-bretons commencer par <i>Ker</i> que l'on
+en voit d'angevins terminer en <i>ière</i>, de normands
+en <i>ville</i>, de picards en <i>cour</i>, et des peuples voisins
+de la Garonne en <i>ac</i>. Pour revenir à M. de
+la Garouffière, il avoit de l'esprit, comme je
+vous ai dejà dit, et ne se croyoit point homme
+de province en nulle manière, venant d'ordinaire,
+hors de son semestre, manger quelque argent
+dans les auberges de Paris, et prenant le deuil
+quand la Cour le prenoit, ce qui, bien verifié et
+enregistré, devroit être une lettre non pas de noblesse
+tout à fait, mais de non-bourgeoisie, si
+j'ose ainsi parler. De plus, il etoit bel esprit, par
+la raison que tout le monde presque se pique
+d'être sensible aux divertissemens de l'esprit,
+tant ceux qui les connoissent que les ignorants
+presomptueux ou brutaux qui jugent temerairement
+des vers et de la prose, encore qu'ils
+croient qu'il y a du deshonneur à bien ecrire, et
+qu'ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme,
+qu'il fait des livres<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a>
+<a href="#footnote255"><sup class="sml">255</sup></a>, comme ils lui reprocheroient
+qu'il fait de la fausse monnoie<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a>
+<a href="#footnote256"><sup class="sml">256</sup></a>. Les comédiens
+s'en trouvent bien. Ils en sont caressés
+davantage dans les villes où ils representent: car,
+etant les perroquets ou sansonnets des poètes,
+et même quelques uns d'entr'eux, qui sont nés
+avec de l'esprit, se mêlant quelquefois de faire
+des comedies, ou de leur propre fonds, ou de
+parties empruntées<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a>
+<a href="#footnote257"><sup class="sml">257</sup></a>, il y a quelque sorte d'ambition
+à les connoître ou à les hanter. De nos jours
+on a rendu en quelque façon justice à leur profession,
+et on les estime plus que l'on ne faisoit
+autrefois<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a>
+<a href="#footnote258"><sup class="sml">258</sup></a>. Aussi est-il vrai qu'en la comedie le
+peuple trouve un divertissement des plus innocents,
+et qui peut à la fois peut instruire et plaire. Elle
+est aujourd'hui purgée, au moins à Paris, de tout
+ce qu'elle avoit de licencieux[<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a>
+<a href="#footnote259"><sup class="sml">259</sup></a>. Il seroit à souhaiter
+qu'elle le fût aussi des filous, des pages et
+des laquais, et autres ordures du genre humain<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a>
+<a href="#footnote260"><sup class="sml">260</sup></a>,
+que la facilité de prendre des manteaux y attire
+encore plus que ne faisoient autrefois les mauvaises
+plaisanteries des farceurs; mais aujourd'hui
+la farce est comme abolie<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a>
+<a href="#footnote261"><sup class="sml">261</sup></a>, et j'ose dire qu'il y
+a des compagnies particulières où l'on rit de bon
+coeur des équivoques basses et sales qu'on y débite,
+desquelles on se scandaliseroit dans les premières
+loges de l'hôtel de Bourgogne.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote255"
+name="footnote255"><b>Note 255: </b></a><a href="#footnotetag255">
+(retour) </a> Même au temps de la plus grande faveur des beaux
+esprits, les auteurs, au XVIIe siècle, étoient considérés
+comme des personnages subalternes et traités comme tels;
+il en étoit encore ainsi à l'époque où écrit Scarron; ce ne
+fut que plus tard que la condition des écrivains se releva un
+peu, mais non complétement. Ce discrédit devoit être le plus
+souvent imputé aux auteurs eux-mêmes, qui vivoient sans
+dignité littéraire, et se plioient, vis-à-vis des grands seigneurs,
+à une sorte de domesticité commode et salariée.
+Ducs et marquis étoient fort ignorants pour la plupart. «Du
+latin! s'écrioit le commandeur de Jars; de mon temps,
+d'homme d'honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme»
+(Saint-Evrem., lettre à M. D***.) Suivant le chevalier
+de Méré, il n'y avoit que les docteurs qui connussent le latin
+et le grec. M. de Montbazon, qui n'avoit «rien à mespris
+comme un homme sçavant», n'étoit nullement une exception.
+V. l'<i>Onozandre</i>, satire de Bautru. Néanmoins ces messieurs
+prétendoient juger les oeuvres d'esprit, et souvent même
+faisoient de petits vers galants, où ils cherchoient à attraper
+l'<i>air de cour</i>, tout en s'excusant de déroger ainsi. Le mot de
+Mascarille: «Cela est au dessous de ma condition, mais je
+le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me
+persécutent» (Pr. rid., 10), avoit plus d'un pendant historique,
+ne fût-ce que dans les préfaces de M. de Scudéry. «On
+s'étonnera peut-être qu'un homme de ma naissance et de ma
+profession se soit donné le loisir de s'attacher à cet ouvrage»,
+écrivoit en 1668 le marquis de Villennes, en tête des Elégies
+choisies des <i>Amours d'Ovide</i>. Souvent même la plus grande
+préoccupation des gens de lettres étoit de faire croire qu'ils
+écrivoient par délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer
+pour auteurs de profession. V. Gueret, <i>Parn. réf.</i>, p. 65.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote256"
+name="footnote256"><b>Note 256: </b></a><a href="#footnotetag256">
+(retour) </a> La fabrication de la fausse monnoie étoit un crime fort
+commun à cette epoque, et l'on voyoit même des gentilshommes
+s'en rendre coupables, témoin le marquis de Pomenars.
+D'après Tallemant, M. d'Angoulême, et le surintendant
+des finances de la Vieuville, ainsi que la Montarbault,
+Saint-Aunais, etc., s'en occupoient également: cette accusation
+revient très souvent dans ses historiettes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote257"
+name="footnote257"><b>Note 257: </b></a><a href="#footnotetag257">
+(retour) </a> Cela n'etoit pas rare, soit alors, soit un peu plus tard,
+sans parler des farceurs dont les <i>drôleries</i> ont eté imprimées:
+je citerai, par exemple, Zach. Jac. Montfleury, à qui Cyrano
+reproche précisément que sa tragédie «est la corneille d'Esope»,
+et qu'elle est «tirée de l'<i>Aminte</i>, du <i>Pastor fido</i>,
+de Guarini, du cavalier Marin et de cent autres». (<i>Lett. cont.
+un gros homme</i>); puis Chevalier, Legrand, Baron, Brecourt,
+Dorimon, Hauteroche, Villiers, la Thuillerie, Rosimond,
+la Thorillière, Poisson, Champmeslé, Dancourt, enfin Molière.
+«La plupart d'entre eux, dit Chappuzeau en parlant
+des comédiens, sont aussi auteurs.... Dans la seule troupe
+royale il y en a cinq dont les ouvrages sont bien reçus.» (<i>Le
+th. fr.</i>, l. 2, 9.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote258"
+name="footnote258"><b>Note 258: </b></a><a href="#footnotetag258">
+(retour) </a> Grâce à la renaissance du théâtre, qui venoit de s'élever
+à une hauteur nouvelle, surtout avec Corneille; grâce
+aux excellents acteurs qui honoroient la scène par leur jeu
+et même par leurs ouvrages; grâce au goût de Richelieu, de
+Mazarin et de Louis XIV pour les représentations dramatiques;
+grâce enfin à l'organisation meilleure et plus stable des
+comédiens. V. Chappuzeau, <i>Le th. fr.</i>, p. 139-185; <i>Mém. de
+Mme de Sév.</i>, par Walck., t. 2,. p. 180-2. Aussi Floridor,
+sieur de Prinefosse, ne crut-il pas, en montant sur le théâtre,
+déshonorer son titre d'écuyer, qu'il accoloit fièrement à son
+titre d'acteur, et le roi vouloit bien ne pas le juger déchu
+par cela même qu'il étoit comédien. La Thorillière et Beauchâteau
+étoient gentilshommes; les actrices La Mothe, La
+Chassaigne et Beaumenard étoient <i>demoiselles</i>. Enfin en
+1669 alloit venir un arrêt du conseil, précédé d'un autre
+dans le même sens, en 1641, portant qu'on ne déroge pas en
+s'attachant au théâtre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote259"
+name="footnote259"><b>Note 259: </b></a><a href="#footnotetag259">
+(retour) </a> On n'a qu'à parcourir, dans les frères Parfait, pour
+s'en convaincre, la liste des pièces de cette époque, où l'on
+ne trouvera presque plus rien qui rappelle la licence du vieux
+théâtre de Hardy et de Larivey, du <i>Tyr et Sidon</i> de Schelandre,
+des <i>Corrivaux</i>, de Pierre Troterel, de l'<i>Impuissance</i>
+de Véronneau, du <i>Pédant joué</i>, de Cyrano de Bergerac,
+et même des premières pièces de Rotrou, quoique
+celui-ci se vantât d'avoir rendu la muse si modeste que
+«d'une profane il en avoit fait une religieuse». (<i>Ep. dédic. de
+la Bague de l'oubli.</i>) Dans les premières années du siècle,
+les pièces de l'hôtel de Bourgogne en particulier étoient encore
+si licencieuses que le P. Garasse, dans sa <i>Doctrine
+curieuse</i>, a pu reprocher aux beaux esprits de fréquenter
+ce théâtre, comme il leur reproche de fréquenter la Pomme
+de Pin et les mauvais lieux. «Mais, dit Saint-Evremont,
+en parlant de la licence des anciens auteurs, depuis que
+Voiture.. eut évité cette basse manière avec assez d'exactitude,
+le théâtre même n'a plus souffert que ses auteurs
+aient écrit une parole trop libre.» (T. 9, p. 58.) On trouve
+partout des témoignages analogues:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Quoi! fais-je une action trop libre et trop hardie,</p>
+<p class="i10">Si je me plais parfois à voir la comedie,</p>
+<p class="i10">Qu'on a mise à tel point, pour en pouvoir jouir,</p>
+<p class="i10">Que la plus chaste oreille aujourd'hui peut l'ouïr?</p>
+</div></div>
+
+<p>dit Angélique, I, 6, dans l'<i>Esprit follet</i>de d'Ouville (1642). Ce
+qui n'empêcha pas qu'en 1653 et 1654, Quinault, dans ses <i>Rivales</i>,
+La Fontaine, dans son <i>Eunuque</i>, etc., n'aient encore hasardédes passages fort licencieux; mais, à cette époque, cela
+devient une exception, tandis qu'il n'en étoit pas ainsi auparavant.
+V. <i>Hist. de Corneille</i>, de Taschereau, éd. Jannet,
+p. 16 et suiv. Seulement, il faut convenir que ce n'est pas
+Scarron lui-même qui a beaucoup contribué à cette épuration
+de la comédie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote260"
+name="footnote260"><b>Note 260: </b></a><a href="#footnotetag260">
+(retour) </a> Le parterre de la comédie, où les spectateurs se tenoient
+debout et souvent entassés les uns sur les autres, étoit
+par la même le rendez-vous des filous--qui pouvoient d'autant
+mieux y prendre des manteaux que les vestiaires n'étoient
+pas encore établis--ainsi que des pages et laquais,
+qui trouvoient amplement matière à y exercer leur turbulence
+naturelle, et à qui on fut obligé, en 1635, de ne plus
+permettre d'entrer avec leurs épées. L'épée fut même complétement
+interdite aux laquais à partir de 1654, à la suite
+d'une échauffourée dans laquelle plusieurs d'entre eux avoient
+tué un capitaine aux gardes:--car ils ne se contentoient pas
+de se faire «guetteurs d'un coing de ruë» (<i>Anticaquet de
+l'accouchée</i>, éd. Jannet, p. 257), ils alloient parfois jusqu'à
+l'assassinat. Qu'on ne s'étonne pas de voir Scarron ranger les
+pages entre les filoux et les laquais, au nombre des ordures
+du genre humain: de tous les témoignages du temps, aucun
+ne le contredit sur ce point. V. <i>Francion</i>; <i>le Page disgracié</i>,
+de Tristan, <i>passim.</i> Ils avoient droit d'entrer gratuitement
+avec les grands seigneurs. V. Scarron, <i>Dédic. à Guillemette</i>.
+Rojas, dans son <i>Viage entretenido</i>, raconte également
+les troubles qu'occasionnoient au théâtre les pages, laquais,
+etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote261"
+name="footnote261"><b>Note 261: </b></a><a href="#footnotetag261">
+(retour) </a> La plupart des principaux farceurs, Bruscambille,
+Turlupin, Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju,
+etc., étoient morts ou avoient disparu de la scène,
+en sorte que la farce proprement dite, telle qu'ils l'avoient
+créée et fait fleurir, avoit quitté avec eux l'hôtel de Bourgogne,
+dont ils étoient le principal appui au commencement
+du XVIIe siècle. Grimarest, dans sa Vie de Molière, et La
+Grange, dans la préface des Oeuvres de Molière, éd. 1682,
+témoignent que, lorsque celui-ci joua le <i>Docteur amoureux</i>
+devant le roi (1658), l'usage des petites comédies étoit perdu
+depuis long-temps. C'étoit par une espèce de tradition empruntée
+à leur prédécesseurs, les Enfants sans soucy, que
+les acteurs de l'hôtel de Bourgogne s'étoient d'abord spécialement
+consacrés à la farce. V. plus haut, p. 276, note 1.</blockquote>
+
+<p>Finissons la digression. Monsieur de la Garouffière
+fut ravi de trouver le Destin dans l'hôtellerie,
+et lui fit promettre de souper avec la compagnie
+du carrosse, qui etoit composée du nouveau
+marié du Mans et de la nouvelle mariée, qu'il menoit
+en son pays de Laval; de madame sa mère,
+j'entends du marié, d'un gentilhomme de la province,
+d'un avocat du conseil et de monsieur de
+la Garouffière, tous parens les uns des autres et
+que le Destin avoit vus à la noce où mademoiselle
+Angelique avoit eté enlevée. Ajoutez à tous
+ceux que je viens de nommer une servante ou
+femme de chambre, et vous trouverez que le carrosse
+qui les portoit etoit bien plein, outre que
+madame Bouvillon<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a>
+<a href="#footnote262"><sup class="sml">262</sup></a>, c'est ainsi que s'appeloit la
+mère du marié, etoit une des plus grosses femmes
+de France, quoique des plus courtes, et l'on
+m'a assuré qu'elle portoit d'ordinaire sur elle,
+bon an mal an, trente quintaux de chair, sans
+les autres matières pesantes ou solides qui entrent
+dans la composition d'un corps humain.
+Après ce que je viens de vous dire, vous n'aurez
+pas peine à croire qu'elle etoit très succulente,
+comme sont toutes les femmes ragottes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote262"
+name="footnote262"><b>Note 262: </b></a><a href="#footnotetag262">
+(retour) </a> Suivant une clef manuscrite, Scarron auroit voulu railler,
+sous le nom de madame Bouvillon, une madame Bautru,
+femme d'un trésorier de France à Alençon, morte en
+mars 1709. Elle étoit mère de madame Bailly, femme de
+M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand'mère de
+M. le président Bailly. V. la notice.</blockquote>
+
+<p>On servit à souper. Le Destin y parut avec sa
+bonne mine, qui ne le quittoit point, et qui n'etoit
+point alterée alors par du linge sale, Leandre luy
+en ayant prêté du blanc. Il parla peu, selon sa coutume,
+et, quand il eût parlé autant que les autres,
+qui parlèrent beaucoup, il n'eût peut-être pas tant
+dit de choses inutiles qu'ils en dirent. La Garouffière
+lui servit de tout ce qu'il y avoit de meilleur
+sur la table; madame Bouvillon en fit de
+même à l'envi de la Garouffière, avec si peu
+de discretion, que tous les plats de la table se
+trouvèrent vides en un moment, et l'assiette du
+Destin si pleine d'ailes et de cuisses de poulets
+que je me suis souvent etonné depuis comment
+on avoit pu faire par hazard une si haute pyramide
+de viande sur si peu de base qu'est le cul
+d'une assiette. La Garouffière n'y prenoit pas
+garde, tant il etoit attentivement occupé à parler
+de vers au Destin et à lui donner bonne opinion
+de son esprit. Madame Bouvillon, qui avoit aussi
+son dessein, continuoit toujours ses bons offices
+au comedien, et, ne trouvant plus de poulets à
+couper, fut reduite à lui servir des tranches de
+gigot de mouton. Il ne sçavoit où les mettre, et
+en tenoit une en chacune de ses mains pour leur
+trouver place quelque part, quand le gentilhomme,
+qui ne s'en voulut pas taire au prejudice de
+son appetit, demanda au Destin, en souriant,
+s'il mangeroit bien tout ce qui etoit sur son assiette.
+Le Destin y jeta les yeux et fut bien etonné
+d'y voir presque au niveau de son menton la pile
+de poulets depecés dont la Garouffière et la Bouvillon
+avoient erigé un trophée à son merite. Il
+en rougit et ne put s'empêcher d'en rire; la Bouvillon
+en fut defaite; la Garouffière en rit bien
+fort, et donna si bien le branle à toute la compagnie
+qu'elle en eclata à quatre ou cinq reprises.
+Les valets reprirent où leurs maîtres avoient
+quitté et rirent à leur tour. Ce que la jeune mariée
+trouva si plaisant, que, s'ebouffant<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a>
+<a href="#footnote263"><sup class="sml">263</sup></a> de rire
+en commençant de boire, elle couvrit le visage
+de sa belle-mère et celui de son mari de la plus
+grande partie de ce qui etoit dans son verre, et
+distribua le reste sur la table et sur les habits de
+ceux qui y etoient assis. On recommença à rire,
+et la Bouvillon fut la seule qui n'en rit point, mais
+qui rougit beaucoup et regarda d'un oeil courroucé
+sa pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa joie.
+Enfin on acheva de rire, parceque l'on ne peut
+pas rire toujours, on s'essuya les yeux, la Bouvillon
+et son fils s'essuyèrent le vin qui leur degouttoit
+des yeux et du visage, et la jeune mariée
+leur en fit des excuses, ayant encore bien de la
+peine à s'empêcher de rire. Le Destin mit son
+assiette au milieu de la table et chacun y prit
+ce qui lui appartenoit. On ne put parler d'autre
+chose tant que le souper dura, et la raillerie,
+bonne ou mauvaise, en fut poussée bien loin,
+quoique le sérieux dont s'arma mal à propos madame
+Bouvillon troublât, en quelque façon, la
+gaité de la compagnie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote263"
+name="footnote263"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag263">
+(retour) </a> Et non <i>s'étouffant</i> ou <i>s'epouffant</i>, comme mettent la
+plupart des éditions. <i>S'ebouffer de rire</i> se disoit dans le style
+burlesque et familier pour éclater de rire:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Ne manque donc pas de les dire,</p>
+<p class="i10">Dit Mome; <i>s'ébouffant</i> de rire.</p>
+
+<p class="i30"> (<i>Typhon</i>, ch. 2.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<p>Aussitôt qu'on eut desservi, les dames se retirèrent
+dans leur chambre; l'avocat et le gentilhomme
+se firent donner des cartes et jouèrent au
+piquet. La Garouffière et le Destin, qui n'etoient
+pas de ceux qui ne sçavent que faire quand ils
+ne jouent point, s'entretinrent ensemble fort spirituellement,
+et firent peut-être une des plus
+belles conversations qui se soit jamais faite dans
+une hôtellerie du bas Maine. La Garouffière parla
+à dessein de tout ce qu'il croyoit devoir être le
+plus caché à un comédien, de qui l'esprit a ordinairement
+de plus etroites limites que la memoire,
+et le Destin en discourut comme un homme
+fort eclairé et qui sçavoit bien son monde.
+Entr'autres choses, il fit avec tout le discernement
+imaginable la distinction des femmes qui
+ont beaucoup d'esprit et qui ne le font paroître
+que quand elles ont à s'en servir d'avec celles
+qui ne s'en servent que pour le faire paroître<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a>
+<a href="#footnote264"><sup class="sml">264</sup></a>,
+et de celles qui envient aux mauvais plaisans leurs
+qualités de drôles et de bons compagnons, qui
+rient des allusions et equivoques licencieuses, qui
+en font elles-mêmes, et, pour tout dire, qui sont
+des rieuses de quartier, d'avec celles qui font la
+plus aimable partie du beau monde et qui sont de
+la bonne cabale<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a>
+<a href="#footnote265"><sup class="sml">265</sup></a>. Il parla aussi des femmes qui
+sçavent aussi bien ecrire que les hommes qui
+s'en mêlent, et quand elles ne donnent point au
+public les productions de leur esprit, qui ne le
+font que par modestie<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a>
+<a href="#footnote266"><sup class="sml">266</sup></a>. La Garouffière, qui etoit
+fort honnête homme et qui se connoissoit bien
+en honnêtes gens, ne pouvoit comprendre comment
+un comedien de campagne pouvoit avoir
+une si parfaite connoissance de la veritable honnêteté<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a>
+<a href="#footnote267"><sup class="sml">267</sup></a>.
+Cependant qu'il admire en soi-même,
+et que l'avocat et le gentilhomme, qui ne jouoient
+plus parcequ'ils s'étoient querellés sur une carte
+tournée, bâilloient frequemment de trop grande
+envie de dormir, on leur vint dresser trois lits
+dans la chambre où ils avoient soupé, et le Destin
+se retira dans celle de ses camarades, où il coucha
+avec Leandre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote264"
+name="footnote264"><b>Note 264: </b></a><a href="#footnotetag264">
+(retour) </a> Scarron fait probablement allusion ici à la surintendante,
+à qui cette seconde partie est dédiée, et à qui il a dit
+dans son épître liminaire: «Vous avez beaucoup d'esprit,
+sans ambition de le faire paroître.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote265"
+name="footnote265"><b>Note 265: </b></a><a href="#footnotetag265">
+(retour) </a> De la bonne société.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote266"
+name="footnote266"><b>Note 266: </b></a><a href="#footnotetag266">
+(retour) </a> Cette modestie dont parle Scarron se remarque en effet
+dans plusieurs femmes célèbres du temps, qui donnèrent au
+public les productions de leur esprit, mais sans les signer de
+leurs noms et sous le couvert de tel ou tel écrivain de profession.
+Telles furent mademoiselle de Scudéry, madame de
+La Fayette, mademoiselle de Montpensier, etc. Mais étoit-ce
+bien modestie de la part de la grande Mademoiselle?</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote267"
+name="footnote267"><b>Note 267: </b></a><a href="#footnotetag267">
+(retour) </a> Bussy, qui devoit s'y connoître, a donné, dans une de
+ses lettres à Corbinelli (6 mars 1679), une définition de ce
+qu'on entendoit au XVIIe siècle par ce mot d'honnête homme,
+qui se rencontre si souvent dans le <i>Roman comique</i>: «L'honnête
+homme, dit-il, est un homme poli et qui sçait vivre.»
+Mais il faut bien saisir la signification et l'étendue du mot
+<i>poli</i>, qui comprenoit l'instruction, l'éducation, d'un homme
+fait aux belles manières et à la bonne société, en un mot
+l'<i>humanitas</i> et l'<i>urbanitas</i> des Latins. Cf. La Bruyère, <i>Des
+jugements</i>, et les <i>Loix de la galanterie</i>, dont l'auteur définit
+l'honnête homme «un vrai galant».</blockquote>
+<a name="cb9" id="cb9"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE IX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Autre disgrace de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune et Ragotin couchèrent ensemble;
+pour l'Olive, il passa une partie
+de la nuit à recoudre son habit,
+qui s'étoit decousu en plusieurs endroits
+quand il s'etoit harpé avec le colère Ragotin.
+Ceux qui ont connu particulierement ce petit
+Manceau ont remarqué que toutes les fois qu'il
+avoit à se gourmer contre quelqu'un, ce qui lui
+arrivoit souvent, il avoit toujours decousu ou dechiré
+les habits de son ennemi, en tout ou en
+partie. C'etoit son coup sûr, et qui eût eu à
+faire contre lui à coups de poings en combat assigné,
+eût pu defendre son habit comme on defend
+le visage en faisant des armes. La Rancune lui
+demanda, en se couchant, s'il se trouvoit mal,
+parcequ'il avoit fort mauvais visage; Ragotin lui
+dit qu'il ne s'etoit jamais mieux porté. Ils ne furent
+pas long-temps à s'endormir, et bien en prit à
+Ragotin de ce que la Rancune respecta la bonne
+compagnie qui etoit arrivée dans l'hôtellerie et
+n'en voulut pas troubler le repos; sans cela le
+petit homme eût mal passé la nuit. L'Olive cependant
+travailloit à son habit, et après y avoir
+fait tout ce qu'il y avoit à faire, il prit les habits
+de Ragotin, et aussi adroitement qu'auroit fait un
+tailleur il en etrecit le pourpoint et les chausses,
+et les remit en leur place, et ayant passé la plus
+grande partie de la nuit à coudre et à decoudre,
+se coucha dans le lit où dormoient Ragotin et la
+Rancune.</p>
+
+<p>On se leva de bonne heure, comme on fait
+toujours dans les hôtelleries, où le bruit commence
+avec le jour. La Rancune dit encore à
+Ragotin qu'il avoit mauvais visage; l'Olive lui
+dit la même chose. Il commença de le croire, et,
+trouvant en même temps son habit trop etroit de
+plus de quatre doigts, il ne douta plus qu'il n'eût
+enflé d'autant dans le peu de temps qu'il avoit
+dormi, et s'effraya fort d'une enflure si subite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a>
+<a href="#footnote268"><sup class="sml">268</sup></a>.
+La Rancune et l'Olive lui exageroient toujours
+son mauvais visage, et le Destin et Leandre,
+qu'ils avoient avertis de la tromperie, lui dirent
+aussi qu'il etoit fort changé. Le pauvre Ragotin
+en avoit la larme à l'oeil; le Destin ne put s'empêcher
+d'en sourire, dont il se fâcha bien fort. Il
+alla dans la cuisine de l'hôtellerie, où tout le
+monde lui dit ce que lui avoient dit les comediens,
+même les gens du carrosse, qui, ayant une grande
+traite à faire, s'etoient levés de bonne heure. Ils
+firent dejeuner les comediens avec eux, et tout
+le monde but à la santé de Ragotin malade, qui,
+au lieu de leur en faire civilité, s'en alla grondant
+contre eux et fort desolé chez le chirurgien du
+bourg, à qui il rendit compte de son enflure. Le
+chirurgien discourut de la cause et de l'effet de
+son mal, qu'il connoissoit aussi peu que l'algèbre,
+et lui parla un quart d'heure durant en termes de
+son art, qui n'etoient non plus à propos au sujet
+que s'il lui eût parlé du prêtre Jean<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a>
+<a href="#footnote269"><sup class="sml">269</sup></a>. Ragotin
+s'en impatienta, et lui demanda, jurant Dieu
+admirablement bien pour un petit homme, s'il
+n'avoit autre chose à lui dire. Le chirurgien vouloit
+encore raisonner; Ragotin le voulut battre, et
+l'eût fait s'il ne se fût humilié devant ce colère
+malade, à qui il tira trois palettes de sang et lui
+ventouza les épaules, vaille que vaille. La cure
+venoit d'être achevée quand Leandre vint dire à
+Ragotin que, s'il lui vouloit promettre de ne se
+fâcher point, il lui apprendroit une mechanceté
+qu'on lui avoit faite. Il promit plus que Leandre
+ne voulut, et jura sur sa damnation eternelle de
+tenir tout ce qu'il promettoit. Leandre dit qu'il
+vouloit avoir des temoins de son serment, et le
+remena dans l'hôtellerie, où, en la presence de
+tout ce qu'il y avoit de maîtres et de valets, il le
+fit jurer de nouveau, et lui apprit qu'on lui avoit
+etreci ses habits. Ragotin d'abord en rougit de
+honte, et puis, pâlissant de colère, il alloit enfreindre
+son horrible serment, quand sept ou
+huit personnes se mirent à lui faire des remontrances
+à la fois, avec tant de vehemence, que,
+bien qu'il jurât de toute sa force, on n'en entendit
+rien. Il cessa de parler, mais les autres ne cessèrent
+pas de lui crier aux oreilles, et le firent si
+long-temps que le pauvre homme en pensa perdre
+l'ouïe. Enfin, il s'en tira mieux qu'on ne
+pensoit, et se mit à chanter de toute sa force les
+premières chansons qui lui vinrent à la bouche,
+ce qui changea le grand bruit de voix confuses
+en de grands eclats de risées, qui passèrent des
+maîtres aux valets, et du lieu où se passa l'action
+dans tous les endroits de l'hôtellerie, où
+differents sujets attiroient differentes personnes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote268"
+name="footnote268"><b>Note 268: </b></a><a href="#footnotetag268">
+(retour) </a> Tallemant nous apprend qu'une des malices favorites de
+la marquise de Rambouillet envers les habitués de son hôtel
+étoit de leur jouer le même tour que l'Olive et la Rancune
+jouent ici à Ragotin. On étrécit une nuit tous les pourpoints
+du comte de Guiche; puis, le lendemain, on lui fit croire
+qu'il étoit enflé pour avoir trop mangé de champignons la
+veille au soir, et, comme Ragotin, il crut à une maladie
+sérieuse, jusqu'à ce qu'on lui eût découvert la vérité. (<i>Histor.
+de la marq. de Rambouillet.</i>) C'étoit peut-être aux traditions
+du lieu que Scarron avoit emprunté cette plaisanterie,
+souvent répétée depuis, et que Paul de Kock s'est bien gardé
+de négliger dans ses romans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote269"
+name="footnote269"><b>Note 269: </b></a><a href="#footnotetag269">
+(retour) </a> La tradition du <i>Prêtre Jean</i>, c'est-à-dire d'un souverain
+de l'extrémité de l'Orient qui réunissoit l'autorité du sacerdoce
+à celle de l'empire, commença à se répandre vers
+1145, et s'accrédita bientôt sans la moindre contestation.
+Depuis lors, les allusions au <i>Prêtre Jean</i>, dont le nom étoit
+pour ainsi dire passé en proverbe, fourmillent dans notre littérature,
+surtout dans les écrivains comiques et satiriques.
+V. les <i>Nouvelles de la terre de Prestre Jehan</i>, avec le <i>Préliminaire</i>,
+à la suite de la <i>Nouvelle fabrique des excellens traits
+de verité</i>, édit. Jannet.</blockquote>
+
+<p>Tandis que le bruit de tant de personnes qui
+rioient ensemble diminue peu à peu et se perd
+dans l'air, de la façon à peu près que fait la voix
+des echos, le chronologiste fidèle finira le present
+chapitre sous le bon plaisir du lecteur benevole
+ou malevole, ou tel que le ciel l'aura fait
+naître.</p>
+<a name="cb10" id="cb10"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE X.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Comment madame Bouvillon ne put resister à une<br>
+tentation et eut une bosse au front.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e carrosse, qui avoit à faire une grande
+journée, fut prêt de bonne heure. Les
+sept personnes qui l'emplissoient à
+bonne mesure s'y entassèrent; il partit,
+et à dix pas de l'hôtellerie l'essieu se rompit
+par le milieu. Le cocher en maudit sa vie; on le
+gronda comme s'il eût eté responsable de la durée
+d'un essieu. Il se fallut tirer du carrosse un à
+un et reprendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitans
+du carrosse echoué furent fort embarrassés
+quand on leur dit qu'en tout le pays il n'y
+avoit point de charron plus près que celui d'un
+gros bourg à trois lieues de là. Ils tinrent conseil
+et ils ne resolurent rien, voyant bien que
+leur carrosse ne seroit pas en etat de rouler que
+le jour suivant. La Bouvillon, qui s'etoit conservé
+une grande autorité sur son fils, parceque tout le
+bien de la maison venoit d'elle, lui commanda de
+monter sur un des chevaux qui portoient les valets
+de chambre, et de faire monter sa femme sur
+l'autre, pour aller rendre visite à un vieil oncle
+qu'elle avoit, curé du même bourg où on etoit
+allé chercher un charron. Le seigneur de ce bourg
+etoit parent du conseiller et connu de l'avocat et
+du gentilhomme. Il leur prit envie de l'aller voir
+de compagnie. L'hôtesse leur fit trouver des montures
+en les louant un peu cher, et ainsi la Bouvillon,
+seule de sa troupe, demeura dans l'hôtellerie,
+se trouvant un peu fatiguée ou feignant de l'être,
+outre que sa taille ronde ne lui permettoit pas de
+monter même sur un âne, quand on en auroit pu
+trouver d'assez forts pour la porter. Elle envoya
+sa servante au Destin le prier de venir dîner avec
+elle, et en attendant le dîner se recoiffa, frisa et
+poudra, se mit un tablier et un peignoir à dentelle,
+et d'un collet de point de Gênes de son
+fils<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a>
+<a href="#footnote270"><sup class="sml">270</sup></a> se fit une cornette. Elle tira d'une cassette
+une des jupes de noce de sa bru et s'en para;
+enfin elle se transforma en une petite nymphe
+replette. Le Destin eût bien voulu dîner en liberté
+avec ses camarades; mais comment eût-il
+refusé sa très humble servante madame Bouvillon,
+qui l'envoya querir pour dîner aussitôt
+que l'on eût servi? Le Destin fut surpris de la
+voir si gaillardement vêtue. Elle le reçut d'un
+visage riant, lui prit les mains pour les faire
+laver, et les lui serra d'une manière qui vouloit
+dire quelque chose. Il songeoit moins à
+dîner qu'au sujet pourquoi il en avoit eté prié;
+mais la Bouvillon lui reprocha si souvent qu'il
+ne mangeoit point qu'il ne s'en put defendre. Il
+ne sçavoit que lui dire, outre qu'il parloit peu
+de son naturel. Pour la Bouvillon, elle n'etoit
+que trop ingenieuse à trouver matière de parler.
+Quand une personne qui parle beaucoup se rencontre
+tête à tête avec une autre qui ne parle
+guère et qui ne lui repond pas, elle en parle davantage:
+car, jugeant d'autrui par soi-même et
+voyant qu'on n'a point reparti à ce qu'elle a
+avancé comme elle auroit fait en pareille occasion,
+elle croit que ce qu'elle a dit n'a pas assez
+plu à son indifferent auditeur; elle veut reparer
+sa faute par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent
+encore moins que ce qu'elle a dejà dit, et
+ne deparle point tant qu'on a de l'attention pour
+elle. On s'en peut separer; mais, parcequ'il se
+trouve de ces infatigables parleurs qui continuent
+de parler seuls quand ils s'en sont mis en humeur
+en compagnie, je crois que le mieux que l'on
+puisse faire avec eux, c'est de parler autant et
+plus qu'eux, s'il se peut. Car tout le monde ensemble
+ne retiendra pas un grand parleur auprès
+d'un autre qui lui aura rompu le dé et le
+voudra faire auditeur par force. J'appuie cette
+reflexion-là sur plusieurs experiences, et même
+je ne sçais si je ne suis point de ceux que je
+blâme. Pour la non-pareille Bouvillon, elle etoit
+la plus grande diseuse de rien qui ait jamais eté;
+et non seulement elle parloit seule, mais aussi
+elle se repondoit. La taciturnité du Destin lui
+faisant beau jeu, et ayant dessein de lui plaire,
+elle battit un grand pays. Elle lui conta tout ce
+qui se passoit dans la ville de Laval, où elle faisoit
+sa demeure, lui en fit l'histoire scandaleuse,
+et ne dechira point de particulier ou de famille
+entière qu'elle ne tirât du mal qu'elle en disoit
+matière de dire du bien d'elle, protestant à chaque
+defaut qu'elle remarquoit en son prochain
+que, pour elle, encore qu'elle eût plusieurs defauts,
+elle n'avoit pas celui dont elle parloit. Le
+Destin en fut fort mortifié au commencement et
+ne lui repondoit point; mais enfin il se crut obligé
+de sourire de temps en temps et de dire quelquefois
+ou: «Cela est fort plaisant», ou: «Cela
+est fort etrange»; et le plus souvent il dit l'un
+et l'autre fort mal à propos.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote270"
+name="footnote270"><b>Note 270: </b></a><a href="#footnotetag270">
+(retour) </a> La vogue des dentelles d'Italie,--point de Gênes, point
+de Venise, point de Raguse,--commencée vers la fin du XVIe
+siècle, se prolongea jusqu'à la fin du XVIIe. «On portoit en
+ce temps-là, dit Saint-Simon en parlant de l'année 1640,
+force points de Gênes, qui étoient extrêmement chers. C'étoit
+la grande parure et la parure de tout âge.» Les choses en
+vinrent si loin qu'on fut obligé de refréner ce luxe par l'édit
+du 27 novembre 1660. V. Molière, <i>Ecole des Maris</i>, act. 2,
+sc. 9, et la <i>Revolte des passemens</i>, dans le 1er vol. des <i>Var.
+hist. et litt.</i>, chez M. Jannet. Le collet de point de Gênes que
+portoit le fils de madame Bouvillon étoit sans doute un «de
+ces grands collets jusqu'au nombril pendants» dont parle
+Sganarelle.</blockquote>
+
+<p>On desservit quand le Destin cessa de manger.
+Madame Bouvillon le fit asseoir auprès d'elle
+sur le pied d'un lit, et sa servante, qui laissa sortir
+celles de l'hôtellerie les premières, en sortant de
+la chambre tira la porte après elle. La Bouvillon,
+qui crut peut-être que le Destin y avoit pris
+garde, lui dit: «Voyez un peu cette etourdie qui
+a fermé la porte sur nous!--Je l'irai ouvrir s'il vous
+plaît, lui repondit le Destin.--Je ne dis pas cela,
+repondit la Bouvillon en l'arrêtant; mais vous
+sçavez bien que deux personnes seules enfermées
+ensemble, comme ils peuvent faire ce qu'il leur
+plaira, on en peut aussi croire ce que l'on voudra.--Ce
+n'est pas des personnes qui vous ressemblent
+que l'on fait des jugemens temeraires, lui
+repartit le Destin.--Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon;
+mais on ne peut avoir trop de precaution
+contre la medisance.--Il faut qu'elle ait quelque
+fondement, lui repartit le Destin, et pour ce qui est
+de vous et de moi, l'on sçait bien le peu de proportion
+qu'il y a entre un pauvre comedien et une
+femme de votre condition. Vous plaît-il donc, continua-t-il,
+que j'aille ouvrir la porte?--Je ne dis
+pas cela<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a>
+<a href="#footnote271"><sup class="sml">271</sup></a>, dit la Bouvillon en l'allant fermer au verrou:
+car, ajouta-t-elle, peut-être qu'on ne prendra
+pas garde si elle est fermée ou non, et, fermée pour
+fermée, il vaut mieux qu'elle ne se puisse ouvrir
+que de notre consentement.» L'ayant fait comme
+elle l'avoit dit, elle approcha du Destin son gros
+visage fort enflammé et ses petits yeux fort etincelans,
+et lui donna bien à penser de quelle façon
+il se tireroit à son honneur de la bataille que
+vraisemblablement elle lui alloit presenter. La
+grosse sensuelle ôta son mouchoir de col et etala
+aux yeux du Destin (qui n'y prenoit pas grand
+plaisir) dix livres de tetons pour le moins, c'est
+à dire la troisième partie de son sein, le reste
+etant distribué à poids egal sous ses deux aisselles.
+Sa mauvaise intention la faisant rougir
+(car elles rougissent aussi, les devergondées), sa
+gorge n'avoit pas moins de rouge que son visage,
+et l'un et l'autre ensemble auroient été pris de
+loin pour un tapabor<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a>
+<a href="#footnote272"><sup class="sml">272</sup></a> d'écarlate. Le Destin rougissoit
+aussi, mais de pudeur, au lieu que la
+Bouvillon, qui n'en avoit plus, rougissoit je vous
+laisse à penser de quoi. Elle s'ecria qu'elle avoit
+quelque petite bête dans le dos, et, se remuant en
+son harnois, comme quand on y sent quelque
+demangeaison, elle pria le Destin d'y fourrer la
+main. Le pauvre garçon le fit en tremblant, et
+cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au
+defaut du pourpoint, lui demanda s'il n'etoit
+point chatouilleux. Il falloit combattre ou se
+rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté
+de la porte, frappant des pieds et des mains
+comme s'il l'eût voulu rompre et criant au Destin
+qu'il ouvrît promptement. Le Destin tira sa main
+du dos suant de la Bouvillon pour aller ouvrir à
+Ragotin, qui faisoit toujours un bruit de diable;
+et voulant passer entre elle et la table assez adroitement
+pour ne la pas toucher, il rencontra du
+pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua
+la tête contre un banc assez rudement pour
+en être quelque temps etourdi. La Bouvillon
+cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte,
+alla ouvrir à l'impetueux Ragotin, qui en même
+temps, poussant la porte de l'autre côté de toute
+sa force, la fit donner si rudement contre le
+visage de la pauvre dame qu'elle en eut le nez
+ecaché et de plus une bosse au front grosse
+comme le poing. Elle cria qu'elle etoit morte. Le
+petit etourdi ne lui en fit pas la moindre excuse,
+et, sautant et repetant: «Mademoiselle Angelique
+est trouvée, mademoiselle Angelique est ici»,
+pensa mettre en colère le Destin, qui appeloit tant
+qu'il pouvoit la servante de la Bouvillon au secours
+de sa maîtresse et n'en pouvoit être entendu,
+à cause du bruit de Ragotin. Cette servante
+enfin apporta de l'eau et une serviette
+blanche. Le Destin et elle reparèrent le mieux
+qu'ils purent le dommage que la porte trop rudement
+poussée avoit fait à la pauvre dame.
+Quelque impatience qu'eût le Destin de sçavoir
+si Ragotin disoit vrai, il ne suivit point son impetuosité,
+et ne quitta point la Bouvillon que son
+visage ne fût lavé et essuyé et la bosse de son
+front bandée, non sans appeler souvent Ragotin
+etourdi, qui pour tout cela ne laissa pas de le
+tirailler pour le faire venir où il avoit envie de
+le conduire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote271"
+name="footnote271"><b>Note 271: </b></a><a href="#footnotetag271">
+(retour) </a> Est-ce à Mme Bouvillon qu'Alceste auroit emprunté la
+répétition de son fameux «Je ne dis pas cela?»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote272"
+name="footnote272"><b>Note 272: </b></a><a href="#footnotetag272">
+(retour) </a> Espèce de bonnet à l'angloise, qui servoit pour le jour
+et la nuit, et dont on abattoit les bords pour se garantir le
+visage. (<i>Dict.</i> de Leroux et de Furetière.) Scarron, dans le
+<i>Virgile travesti</i> (liv. 8), cite les tapabors parmi les seize espèces
+de couvre-chefs qu'il énumère.
+
+<p>Ce mot de <i>tapabor</i>, comme
+celui de <i>tabar</i> (manteau), venoit probablement de l'espagnol
+<i>tapar</i> (courir), en provençal <i>tapa</i>. V. <i>Rev. fr.</i>,
+nouv. série, no 78, p. 367, art. de M. Th. Bernard.</p></blockquote>
+<a name="cb11" id="cb11"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Des moins divertissans du present volume.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l etoit vrai que mademoiselle Angelique
+venoit d'arriver, conduite par le
+valet de Leandre. Ce valet eut assez
+d'esprit pour ne donner point à connoître
+que Leandre fût son maître, et mademoiselle
+Angelique fit l'etonnée de le voir si
+bien vêtu, et fit par adresse ce que la Rancune
+et l'Olive avoient fait tout de bon. Leandre
+demandoit à mademoiselle Angelique et à son
+valet, qu'il faisoit passer pour un de ses amis,
+où et comment il l'avoit trouvée, lorsque Ragotin
+entra, menant le Destin comme en triomphe,
+ou plutôt le traînant après soi, parcequ'il
+n'alloit pas assez vite au gré de son esprit chaud.
+Le Destin et Angelique s'embrassèrent avec de
+grands temoignages d'amitié, et avec cette tendresse
+que ressentent les personnes qui s'aiment
+quand, après une longue absence, ou quand n'esperant
+plus de se revoir, elles se trouvent ensemble
+par une rencontre inopinée. Leandre et elle
+ne se caressèrent que de leurs yeux, qui se dirent
+bien des choses, si peu qu'ils se regardèrent,
+remettant le reste à la première entrevue particulière.</p>
+
+<p>Cependant le valet de Leandre commença sa
+narration, et dit à son maître, comme s'il eût
+parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté pour
+suivre les ravisseurs d'Angelique, comme il l'en
+avoit prié, il ne les avoit perdus de vue qu'à la
+couchée, et le lendemain jusqu'à un bois, à
+l'entrée duquel il avoit eté etonné d'y trouver
+mademoiselle Angelique seule, à pied et fort
+eplorée. Et il ajouta que, lui ayant dit qu'il etoit
+ami de Leandre et que c'etoit à sa prière qu'il la
+suivoit, elle s'etoit fort consolée et l'avoit conjuré
+de la conduire au Mans ou de la mener auprès
+de Leandre, s'il sçavoit où le trouver. «C'est,
+continua-t-il, à mademoiselle à vous dire pourquoi
+ceux qui l'enlevoient l'ont ainsi abandonnée:
+car je ne lui en ai osé parler, la voyant si affligée
+pendant le chemin que nous avons fait ensemble
+que j'ai eu souvent peur que ses sanglots
+ne la suffoquassent.»</p>
+
+<p>Les moins curieux de la compagnie eurent
+grande impatience d'apprendre de mademoiselle
+Angelique une aventure qui leur sembloit si etrange.
+Car que pouvoit-on se figurer d'une fille enlevée
+avec tant de violence, et rendue ou bien
+abandonnée si facilement, et sans que les ravisseurs
+y fussent forcés? Mademoiselle Angelique
+pria qu'on fît en sorte qu'elle se pût coucher;
+mais, l'hôtellerie etant pleine, le bon curé lui fit
+donner une chambre chez sa soeur<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a>
+<a href="#footnote273"><sup class="sml">273</sup></a>, qui logeoit
+dans la maison voisine, et qui etoit veuve d'un
+des plus riches fermiers du pays. Angelique n'avoit
+pas si grand besoin de dormir que de se reposer;
+c'est pourquoi le Destin et Leandre l'allèrent
+trouver aussitôt qu'ils sçurent qu'elle etoit
+dans son lit. Encore qu'elle fût bien aise que le
+Destin fût confident de son amour, elle ne le
+pouvoit regarder sans rougir. Le Destin eut pitié
+de sa confusion, et, pour l'occuper à autre chose
+qu'à se defaire, la pria de leur conter ce que le
+valet de Leandre ne leur avoit pu dire; ce qu'elle
+fit en cette sorte:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote273"
+name="footnote273"><b>Note 273: </b></a><a href="#footnotetag273">
+(retour) </a> Pour la justification de ces bons rapports que Scarron
+établit entre des comédiens et des gens d'église, on peut consulter
+Chappuzeau (<i>Le théât. fr.</i>, liv. 3, 5): <i>leur assiduité</i>
+(des acteurs) <i>aux exercices pieux</i>. De même les acteurs nomades
+que nous montre Rojas dans le <i>Voyage amusant</i>, au
+milieu de leur vie peu réglée, sont dévots, assistent à la
+messe et font partie de confréries pieuses. V. aussi plus loin
+une de nos notes, 3e part, du <i>Rom. com.</i>, ch. 6.</blockquote>
+
+<p>«Vous vous pouvez bien figurer quelle fut la
+surprise de ma mère et la mienne, lorsque, nous
+promenant dans le parc de la maison où nous
+etions, nous en vîmes ouvrir une petite porte qui
+donnoit dans la campagne, et entrer par là cinq ou
+six hommes qui se saisirent de moi, sans presque
+regarder ma mère, et m'emportèrent demi-morte
+de frayeur jusque auprès de leurs chevaux. Ma
+mère, que vous sçavez être une des plus resolues
+femmes du monde, se jeta toute furieuse sur le
+premier qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable
+etat que, ne pouvant se tirer de ses mains, il fut
+contraint d'appeler ses compagnons à son aide.
+Celui qui le secourut, et qui fut assez lâche pour
+battre ma mère; comme je l'en ouïs vanter par le
+chemin, etoit l'auteur de l'entreprise. Il ne s'approcha
+point de moi tant que la nuit dura, pendant
+laquelle nous marchâmes comme des gens
+qui fuient et que l'on suit. Si nous eussions passé
+par des lieux habités, mes cris etoient capables de
+les faire arrêter; mais ils se detournèrent autant
+qu'ils purent de tous les villages qu'ils trouvèrent,
+à la reserve d'un hameau, dont je reveillai
+tous les habitans par mes cris. Le jour vint; mon
+ravisseur s'approcha de moi, et ne m'eut pas sitôt
+regardée au visage que, faisant un grand cri, il
+assembla ses compagnons et tint avec eux un
+conseil qui dura à mon avis près d'une demi-heure.
+Mon ravisseur me paroissoit aussi enragé
+que j'etois affligée. Il juroit à faire peur à tous
+ceux qui l'entendoient, et querella presque tous
+ses camarades. Enfin leur conseil tumultueux finit,
+et je ne sçais ce qu'on y avoit resolu. On se
+remit à marcher, et je commençai à n'être plus
+traitée si respectueusement que je l'avois eté.
+Ils me querelloient toutes les fois qu'ils m'entendoient
+plaindre, et faisoient des imprecations
+contre moi, comme si je leur eusse fait bien du
+mal. Ils m'avoient enlevée comme vous avez vu
+avec un habit de theâtre, et, pour le cacher, ils
+m'avoient couverte d'une de leurs casaques. Ils
+trouvèrent un homme sur le chemin, de qui ils
+s'informèrent de quelque chose. Je fus bien etonnée
+de voir que c'etoit Leandre, et je crois qu'il
+fut bien surpris de me reconnoître, ce qu'il fit
+aussitôt que mon habit, que je decouvris exprès
+et qui lui etoit fort connu, lui frappa la vue en
+même temps qu'il me vit au visage. Il vous aura
+dit ce qu'il fit. Pour moi, voyant tant d'epées tirées
+sur Leandre, je m'evanouis entre les mains
+de celui qui me tenoit embrassée sur son cheval,
+et, quand je revins de mon evanouissement, je vis
+que nous marchions, et ne vis plus Leandre. Mes
+cris en redoublèrent, et mes ravisseurs, dont il
+y en avoit un de blessé, prirent leur chemin à
+travers les champs et s'arrêtèrent hier dans un
+village, où ils couchèrent comme des gens de
+guerre. Ce matin, à l'entrée d'un bois, ils ont
+rencontré un homme qui conduisoit une demoiselle
+à cheval. Ils l'ont demasquée, l'ont reconnue,
+et, avec toute la joie que font paroître ceux
+qui trouvent ce qu'ils cherchent, l'ont emmenée,
+après avoir donné quelques coups à celui qui la
+conduisoit. Cette demoiselle faisoit des cris autant
+que j'en avois fait, et il me sembloit que sa
+voix ne m'etoit pas inconnue. Nous n'avions pas
+avancé cinquante pas dans le bois que celui que
+je vous ai dit paroître le maître des autres s'approcha
+de l'homme qui me tenoit, et lui dit
+parlant de moi: «Fais mettre pied à terre à cette
+crieuse.» Il fut obéi; ils me laissèrent, se derobèrent
+à ma vue, et je me trouvai seule et à pied.
+L'effroi que j'eus de me voir seule eût eté capable
+de me faire mourir, si monsieur, qui m'a conduite
+ici, et qui nous suivoit de loin, comme il
+vous a dit, ne m'eût trouvée. Vous savez tout le
+reste; mais, continua-t-elle, adressant la parole
+au Destin, je crois vous devoir dire que la demoiselle
+qu'ils m'ont ainsi preferée ressemble à
+votre soeur ma compagne, a même son de voix,
+et que je ne sçais qu'en croire: car l'homme qui
+etoit avec elle ressemble au valet que vous avez
+pris depuis que Leandre vous a quitté, et je ne
+puis m'ôter de l'esprit que ce ne soit lui-même.
+--Que me dites-vous là! dit alors le Destin,
+fort inquiet.--Ce que je pense, lui repondit
+Angelique. On peut, continua-t-elle, se tromper
+à la ressemblance des personnes, mais j'ai grand'peur
+de ne m'être pas trompée.--J'en ai grand'peur
+aussi, repartit le Destin, le visage tout
+changé, et je crois avoir un ennemi dans la province
+de qui je dois tout craindre. Mais qui auroit
+mis à l'entrée de ce bois ma soeur, que Ragotin
+quitta hier au Mans? Je vais prier quelqu'un de
+mes camarades d'y aller en diligence, et je l'attendrai
+ici pour determiner ce que j'aurai à faire
+selon les nouvelles qu'il m'apprendra.»</p>
+
+<p>Comme il achevoit ces paroles, il s'ouït appeler
+dans la rue; il regarda par la fenêtre, et vit
+M. de la Garouffière qui etoit revenu de sa visite
+et qui lui dit qu'il avoit une importante affaire à
+lui communiquer. Il l'alla trouver et laissa Leandre
+et Angelique ensemble, qui eurent ainsi la
+liberté de se caresser après une fâcheuse absence
+et de se faire part des sentimens qu'ils avoient
+eus l'un pour l'autre. Je crois qu'il y eût eu bien
+du plaisir à les entendre, mais il vaut mieux
+pour eux que leur entrevue ait eté secrète. Cependant
+le Destin demandoit à la Garouffière ce
+qu'il desiroit de lui. «Connoissez-vous un gentilhomme
+nommé Verville et est-il de vos amis?
+lui dit la Garouffière.--C'est la personne du
+monde à qui je suis le plus obligé et que j'honore
+le plus, et je crois n'en être pas haï, dit le
+Destin.--Je le crois, repartit la Garouffière; je
+l'ai vu aujourd'hui chez le gentilhomme que
+j'etois allé voir; en dînant on a parlé de vous,
+et Verville depuis n'a pu parler d'autre chose: il
+m'a fait cent questions sur vous dont je ne l'ai
+pu satisfaire, et, sans la parole que je lui ai donnée
+que je vous enverrois le trouver, ce qu'il
+ne doute point que vous ne fassiez, il seroit venu
+ici, quoiqu'il ait des affaires où il est.»</p>
+
+<p>Le Destin le remercia des bonnes nouvelles
+qu'il lui apprenoit, et, s'etant informé du lieu où
+il trouveroit Verville, se resolut d'y aller, esperant
+d'apprendre de lui des nouvelles de son ennemi
+Saldagne, qu'il ne doutoit point être l'auteur de
+l'enlevement d'Angelique, et qu'il n'eût aussi
+entre ses mains sa chère l'Etoile, s'il etoit vrai
+que ce fût elle qu'Angelique pensoit avoir reconnue.
+Il pria ses camarades de retourner au
+Mans rejouir la Caverne des nouvelles de sa fille
+retrouvée, et leur fit promettre de lui renvoyer
+un homme exprès, ou que quelqu'un d'eux reviendroit
+lui-même lui dire en quel etat seroit
+mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la Garouffière
+du chemin qu'il devoit prendre et du
+nom du bourg où il devoit trouver Verville; il fit
+promettre au curé que sa soeur auroit soin d'Angelique
+jusqu'à tant qu'on la vînt querir du Mans,
+prit le cheval de Leandre et arriva devers le soir
+dans le bourg qu'il cherchoit. Il ne jugea pas à
+propos d'aller chercher lui-même Verville, de
+peur que Saldagne, qu'il croyoit dans le pays,
+ne se rencontrât avec lui quand il l'aborderoit.
+Il descendit donc dans une mechante hôtellerie,
+d'où il envoya un petit garçon dire à M. de Verville
+que le gentilhomme qu'il avoit souhaité de
+voir le demandoit. Verville le vint trouver, se
+jeta à son col et le tint long-temps embrassé
+sans lui pouvoir parler, de trop de tendresse.</p>
+
+<p>Laissons-les s'entrecaresser comme deux personnes
+qui s'aiment beaucoup et qui se rencontrent
+après avoir cru qu'elles ne se verroient jamais,
+et passons au suivant chapitre.</p>
+<a name="cb12" id="cb12"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>erville et le Destin se rendirent compte
+de tout ce qu'ils ignoroient des affaires
+de l'un et de l'autre. Verville lui dit des
+merveilles de la brutalité de son frère
+Saint-Far et de la vertu de sa femme à la souffrir;
+il exagera la felicité dont il jouissoit en possedant
+la sienne, et lui apprit des nouvelles du
+baron d'Arques et de M. de Saint-Sauveur. Le
+Destin lui conta toutes ses aventures sans lui
+rien cacher, et Verville lui avoua que Saldagne
+etoit dans le pays, toujours un fort malhonnête
+homme et fort dangereux, et lui promit, si mademoiselle
+de l'Etoile etoit entre ses mains, de
+faire tout son possible pour le decouvrir, et de
+servir le Destin et de sa personne et de tous ses
+amis en tout ce qu'il en auroit affaire pour la delivrer.
+«Il n'a point d'autre retraite dans le pays,
+lui dit Verville, que chez mon père et chez je ne
+sçais quel gentilhomme qui ne vaut pas mieux
+que lui, et qui n'est pas maître en sa maison,
+etant cadet des cadets. Il faut qu'il nous revienne
+voir s'il demeure dans la province; mon
+père et nous le souffrons à cause de l'alliance;
+Saint-Far ne l'aime plus, quelque rapport qu'il
+y ait entre eux. Je suis donc d'avis que vous
+veniez demain avec moi; je sçais où je vous mettrai;
+vous n'y serez vu que de ceux que vous
+voudrez voir, et cependant je ferai observer Saldagne,
+et on l'eclairera de si près qu'il ne fera
+rien que nous ne le sçachions.» Le Destin trouva
+beaucoup de raison dans le conseil que lui donnoit
+son ami, et resolut de le suivre. Verville
+retourna souper avec le seigneur du bourg, vieil
+homme, son parent, et dont il pensoit heriter,
+et le Destin mangea ce qu'il trouva dans son
+hôtellerie et se coucha de bonne heure pour ne
+faire pas attendre Verville, qui faisoit etat de
+partir de grand matin pour retourner chez son
+père.</p>
+
+<p>Ils partirent à l'heure arrêtée, et, durant trois
+lieues qu'ils firent ensemble, s'entr'apprirent plusieurs
+particularités qu'ils n'avoient pas eu le
+temps de se dire. Verville mit le Destin chez un
+valet qu'il avoit marié dans le bourg, et qui y
+avoit une petite maison fort commode, à cinq
+cents pas du château du baron d'Arques. Il donna
+ordre qu'il y fût secretement, et lui promit de
+le revenir trouver bientôt. Il n'y avoit pas plus
+de deux heures que Verville l'avoit quitté quand
+il le vint retrouver, et lui dit en l'abordant qu'il
+avoit bien des choses à lui dire. Le Destin pâlit
+et s'affligea par avance, et Verville, par avance, lui
+fit esperer un remède au malheur qu'il lui alloit
+apprendre. «En mettant pied à terre, lui dit-il,
+j'ai trouvé Saldagne, que l'on portoit à quatre
+dans une chambre basse. Son cheval s'est abattu
+sous lui à une lieue d'ici et l'a tout brisé; il m'a
+dit qu'il avoit à me parler, et m'a prié de le venir
+trouver dans sa chambre aussitôt qu'un chirurgien
+qui etoit present auroit vu sa jambe, qui
+est fort foulée de sa chute. Lorsque nous avons
+eté seuls: «Il faut, m'a-t-il dit, que je vous revèle
+toujours mes fautes, encore que vous soyez
+le moins indulgent de mes censeurs et que votre
+sagesse fasse toujours peur à ma folie. Ensuite de
+cela il m'a avoué qu'il avoit enlevé une comedienne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a>
+<a href="#footnote274"><sup class="sml">274</sup></a>
+
+dont il avoit eté toute sa vie amoureux, et qu'il
+me conteroit des particularités de cet enlevement
+qui me surprendroient. Il m'a dit que ce gentilhomme
+que je vous ai dit être de ses amis ne lui
+avoit pu trouver de retraite en toute la province,
+et avoit eté obligé de le quitter et d'emmener
+avec lui les hommes qu'il lui avoit fournis pour
+le servir dans son entreprise, à cause qu'un de
+ses frères, qui se mêloit de faire des convois de
+faux sel, etoit guetté par les archers des gabelles
+et avoit besoin de ses amis pour se mettre à couvert.
+Tellement, m'a-t-il dit, que, n'osant paroître
+dans la moindre ville, à cause que mon affaire
+a fait grand bruit, je suis venu ici avec ma proie.
+J'ai prié ma soeur, votre femme, de la retirer dans
+son appartement, loin de la vue du baron d'Arques,
+dont je redoute la severité, et je vous conjure,
+puisque je ne la puis garder ceans, et que
+je n'ai que deux valets, les plus sots du monde,
+de me prêter le vôtre pour la conduire avec les
+miens jusqu'en la terre que j'ai en Bretagne, où
+je me ferai porter aussitôt que je pourrai monter
+à cheval. Il m'a demandé si je ne lui pourrois
+point donner quelques hommes, outre mon valet:
+car, tout étourdi qu'il est, il voit bien qu'il
+est bien difficile à trois hommes de mener loin
+une fille enlevée sans son consentement. Pour
+moi, je lui ai fait la chose fort aisée, ce qu'il a
+cru bientôt, comme les fous espèrent facilement.
+Ses valets ne vous connaissent point, le mien
+est fort habile et m'est fort fidèle. Je lui ferai dire
+à Saldagne qu'il aura avec lui un homme de resolution
+de ses amis, ce sera vous; votre maîtresse
+en sera avertie, et cette nuit, qu'ils font
+etat de faire grande traite à la clarté de la lune,
+elle se feindra malade au premier village. Il faudra
+s'arrêter; mon valet tâchera d'enivrer les
+hommes de Saldagne, ce qui est fort aisé; il vous
+facilitera les moyens de vous sauver avec la demoiselle,
+et, faisant accroire aux deux ivrognes
+que vous êtes dejà allé après, il les menera par
+un chemin contraire au vôtre.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote274"
+name="footnote274"><b>Note 274: </b></a><a href="#footnotetag274">
+(retour) </a> Il y a beaucoup d'enlèvements soit dans le <i>Roman comique</i>
+proprement dit, soit dans les histoires subsidiaires qui
+y sont intercalées. On aimeroît à voir dans les premiers une
+satire ou une parodie comme Sorel en a fait en passant
+dans <i>Le Berger extravagant</i> (liv. II), s'ils n'étoient racontés
+si sérieusement; mais il faut simplement y voir une influence
+des romans héroïques à laquelle n'ont pas su se dérober
+Scarron et son continuateur. Dans le <i>Cyrus</i>, Mandane
+est enlevée quatre fois, et par quatre amoureux différents, ou
+même huit fois, suivant Boileau. Aussi Minos s'écrie-t-il:
+«Voilà une beauté qui a passé par bien des mains!» (<i>Hér.
+de rom.</i>). Et, dans <i>Le Parnasse réformé</i>, Guéret, se ressouvenant
+de cet abus des enlèvements, prononce cet arrêt:
+«Déclarons que nous ne reconnoissons pas pour héroïnes toutes
+les femmes qui auront eté enlevées plus d'une fois.» (Art. 19.)
+Sarrazin a fait une ballade pour chanter la mode des enlèvements
+par amour. Il faut dire que les chroniqueurs du XVIIe
+siècle justifient sur ce point les romanciers du reproche d'invraisemblance.</blockquote>
+
+<p>Le Destin trouva beaucoup de vraisemblance
+en ce que lui proposa Verville, dont le valet, qu'il
+avoit envoyé querir, entra à l'heure même dans
+la chambre. Ils concertèrent ensemble ce qu'ils
+avoient à faire. Verville fut enfermé le reste du
+jour avec le Destin, ayant peine à le quitter
+après une si longue absence, qui possible devoit
+être bientôt suivie d'une autre plus longue encore.
+Il est vrai que le Destin espera de voir Verville à
+Bourbon, où il devoit aller, et où le Destin lui
+promit de faire aller sa troupe.</p>
+
+<p>La nuit vint. Le Destin se trouva au lieu assigné
+avec le valet de Verville; les deux valets de
+Saldagne n'y manquèrent pas, et Verville lui-même
+leur mit entre les mains mademoiselle de
+l'Etoile. Figurez-vous la joie de deux jeunes
+amans, qui s'aimoient autant qu'on se peut aimer,
+et la violence qu'ils se firent à ne se parler point.
+A demi-lieue de là, l'Etoile commença de se plaindre;
+on l'exhorta d'avoir courage jusqu'à un
+bourg distant de deux lieues, où l'on lui fit esperer
+qu'elle se reposeroit. Elle feignit que son mal
+augmentoit toujours. Le valet de Verville et le
+Destin en faisoient fort les empêchés pour preparer
+les valets de Saldagne à ne trouver pas etrange
+que l'on s'arrêtât si près du lieu d'où ils etoient
+partis. Enfin on arriva dans le bourg, et on demanda
+à loger dans l'hôtellerie, qui heureusement
+se trouva pleine d'hôtes et de buveurs.
+Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la malade
+à la chandelle qu'elle ne l'avoit fait dans
+l'obscurité. Elle se coucha tout habillée et pria
+qu'on la laissât reposer seulement une heure, et
+dit qu'après cela elle croyoit pouvoir monter à
+cheval. Les valets de Saldagne, de francs ivrognes,
+laissèrent tout faire au valet de Verville,
+qui etoit chargé des ordres de leur maître, et
+s'attachèrent bientôt à quatre ou cinq paysans,
+ivrognes aussi grands qu'eux. Les uns et les autres
+se mirent à boire sans songer à tout le reste du
+monde. Le valet de Verville de temps en temps
+buvoit un coup avec eux pour les mettre en train,
+et, sous prétexte d'aller voir comment se portoit
+la malade pour partir le plus tôt qu'elle le pourroit,
+il l'alla faire remonter à cheval, et le Destin aussi,
+qu'il informa du chemin qu'il devoit prendre. Il
+retourna à ses buveurs, leur dit qu'il avoit trouvé
+leur demoiselle endormie, et que c'etoit signe
+qu'elle seroit bientôt en etat de monter à cheval.
+Il leur dit aussi que le Destin s'etoit jeté sur un
+lit, et puis se mit à boire et à porter des santés
+aux deux valets de Saldagne, qui avoient dejà la
+leur fort endommagée. Ils burent avec excès,
+s'enivrèrent de même et ne purent jamais se lever
+de table. On les porta dans une grange, car ils
+eussent gâté les lits où on les eût couchés. Le
+valet de Verville fit l'ivrogne, et, ayant dormi
+jusqu'au jour, reveilla brusquement les valets de
+Saldagne, leur disant d'un visage fort affligé que
+leur demoiselle s'etoit sauvée, qu'il avoit fait
+partir après son camarade, et qu'il falloit monter
+à cheval et se separer pour ne la manquer pas.
+Il fut plus d'une heure à leur faire comprendre ce
+qu'il leur disoit, et je crois que leur ivresse dura
+plus de huit jours. Comme toute l'hôtellerie s'etoit
+enivrée cette nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux
+servantes, on ne songea seulement pas à s'informer
+ce qu'etoient devenus le Destin et sa demoiselle,
+et même je crois que l'on ne se souvint
+non plus d'eux que si on ne les eût jamais
+vus.</p>
+
+<p>Cependant que tant de gens cuvent leur vin,
+que le valet de Verville fait l'inquieté et presse
+les valets de Saldagne de partir, et que ces deux
+ivrognes ne s'en hâtent pas davantage, le Destin
+gagne pays avec sa chère mademoiselle de
+l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrouvée et ne
+doutant point que le valet de Verville n'eût fait
+prendre à ceux de Saldagne un chemin contraire
+au sien. La lune etoit alors fort claire, et ils etoient
+dans un grand chemin aisé à suivre et qui les
+conduisoit à un village où nous les allons faire
+arriver dans le suivant chapitre.</p>
+<a name="cb13" id="cb13"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Mechante action du sieur de la Rappinière.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin avoit grande impatience de
+sçavoir de sa chère l'Etoile par quelle
+aventure elle s'etoit trouvée dans le
+bois où Saldagne l'avoit prise, mais il
+avoit encore plus grande peur d'être suivi. Il ne
+songea donc qu'à piquer sa bête, qui n'etoit pas
+fort bonne, et à presser de la voix et d'une
+houssine qu'il rompit à un arbre le cheval de l'Etoile,
+qui etoit une puissante haquenée<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a>
+<a href="#footnote275"><sup class="sml">275</sup></a>. Enfin, les
+deux jeunes amans se rassurèrent, et, s'étant dit
+quelques douces tendresses (car il y avoit lieu d'en
+dire après ce qui venoit d'arriver; et, pour moi,
+je n'en doute point, quoique je n'en sçache rien
+de particulier); après donc s'être bien attendri le
+coeur l'un à l'autre, l'Etoile fit sçavoir au Destin
+tous les bons offices qu'elle avoit rendus à la
+Caverne: «Et je crains bien, lui dit-elle, que son
+affliction ne la fasse malade, car je n'en vis jamais
+une pareille. Pour moi, mon cher frère,
+vous pouvez bien penser que j'eus autant besoin
+de consolation qu'elle, depuis que votre valet,
+m'ayant amené un cheval de votre part, m'apprit
+que vous aviez trouvé les ravisseurs d'Angelique
+et que vous en aviez eté fort blessé.--Moi
+blessé! interrompit le Destin; je ne l'ai point eté
+ni en danger de l'être, et je ne vous ai point envoyé
+de cheval: il y a quelque mystère ici que
+je ne comprends point. Je me suis aussi tantôt
+etonné de ce que vous m'avez si souvent demandé
+comment je me portois et si je n'etois point
+incommodé d'aller si vite.--Vous me rejouissez
+et m'affligez tout ensemble, lui dit l'Etoile; vos
+blessures m'avoient donné une terrible inquietude,
+et ce que vous me venez de dire me fait
+croire que votre valet a eté gagné par nos ennemis
+pour quelque mauvais dessein qu'on a contre
+nous.--Il a plutôt eté gagné par quelqu'un qui
+est trop de nos amis, lui dit le Destin. Je n'ai
+point d'ennemi que Saldagne, mais ce ne peut
+être lui qui ait fait agir mon traître de valet, puisque
+je sçais qu'il l'a battu quand il vous a trouvée.--Et
+comment le sçavez-vous? lui demanda
+l'Etoile, car je ne me souviens pas de vous en
+avoir rien dit.--Vous le sçaurez aussitôt que
+vous m'aurez appris de quelle façon on vous a
+tirée dû Mans.--Je ne vous en puis apprendre
+autre chose que ce que je vous viens de dire, reprit
+l'Etoile. Le jour d'après que nous fûmes revenues
+au Mans, la Caverne et moi, votre valet
+m'amena un cheval de votre part, et me dit, faisant
+fort l'affligé, que vous aviez eté blessé par
+les ravissurs d'Angelique et que vous me priiez de
+vous aller trouver. Je montai à cheval dès l'heure
+même, encore qu'il fût bien tard; je couchai à
+cinq lieues du Mans, en un lieu dont je ne sçais
+pas le nom, et le lendemain, à l'entrée d'un bois,
+je me trouvai arrêtée par des personnes que je ne
+connoissois point. Je vis battre votre valet et j'en
+fus fort touchée. Je vis jeter fort rudement une
+femme de dessus un cheval, et je reconnus que
+c'etoit ma compagne; mais le pitoyable état où
+je me trouvois et l'inquietude que j'avois pour
+vous m'empêchèrent de songer davantage à
+elle. On me mit en sa place, et on marcha jusqu'au
+soir; après avoir fait beaucoup de chemin,
+le plus souvent au travers des champs, nous arrivâmes
+bien avant dans la nuit auprès d'une gentilhommière<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a>
+<a href="#footnote276"><sup class="sml">276</sup></a>,
+où je remarquai qu'on ne nous
+voulut pas recevoir. Ce fut là que je reconnus
+Saldagne, et sa vue acheva de me desesperer.
+Nous marchâmes encore long-temps, et enfin on
+me fit entrer comme en cachette dans la maison
+d'où vous m'avez heureusement tirée.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote275"
+name="footnote275"><b>Note 275: </b></a><a href="#footnotetag275">
+(retour) </a> On sait qu'on appeloit <i>haquenée</i> un cheval qui alloit
+l'amble.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote276"
+name="footnote276"><b>Note 276: </b></a><a href="#footnotetag276">
+(retour) </a> Maison de campagne d'un gentilhomme.</blockquote>
+
+<p>L'Etoile achevoit la relation de ses aventures
+quand le jour commença de paroître. Ils se trouvèrent
+alors dans le grand chemin du Mans, et
+pressèrent leurs bêtes plus fort qu'ils n'avoient
+fait encore, pour gagner un bourg qu'ils voyoient
+devant eux. Le Destin souhaitoit ardemment
+d'attraper son valet, pour decouvrir de quel ennemi,
+outre le mechant Saldagne, ils avoient à se
+garder dans le pays; mais il n'y avoit pas grande
+apparence qu'après le mechant tour qu'il lui
+avoit fait, il se remît en lieu où il le pût trouver.
+Il apprenoit à sa chère l'Etoile tout ce
+qu'il sçavoit de sa compagne Angelique, quand
+un homme etendu de son long auprès d'une
+haie fit si grand'peur à leurs chevaux que celui
+du Destin se deroba presque de dessous lui et
+celui de mademoiselle de l'Etoile la jeta par terre.
+Le Destin, effrayé de sa chute, l'alla relever aussi
+vite que le lui put permettre son cheval, qui reculoit
+toujours ronflant, soufflant et bronchant
+comme un cheval effarouché qu'il etoit. La demoiselle
+n'etoit point blessée; les chevaux se
+rassurèrent, et le Destin alla voir si l'homme
+gisant etoit mort ou endormi. On peut dire qu'il
+etoit l'un et l'autre, puisqu'il etoit si ivre qu'encore
+qu'il ronflât bien fort, marque assurée qu'il
+etoit en vie, le Destin eût bien de la peine à
+l'eveiller. Enfin, à force d'être tiraillé, il ouvrit
+les yeux et se decouvrit au Destin pour être son
+même valet qu'il avoit si grande envie de trouver.
+Le coquin, tout ivre qu'il etoit, reconnut bientôt
+son maître, et se troubla si fort en le voyant que
+le Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui
+avoit faite, dont il ne l'avoit encore que soupçonné.
+Il lui demanda pourquoi il avoit dit à
+mademoiselle de l'Etoile qu'il etoit blessé; pourquoi
+il l'avoit fait sortir du Mans; où il l'avoit
+voulu mener; qui lui avoit donné un cheval.
+Mais il n'en put tirer la moindre parole, soit qu'il
+fût trop ivre, ou qu'il le contrefît plus qu'il ne
+l'etoit. Le Destin se mit en colère, lui donna
+quelques coups de plat d'epée, et, lui ayant lié les
+mains du licol de son cheval, se servit de celui
+du cheval de mademoiselle de l'Etoile pour mener
+en lesse le criminel. Il coupa une branche d'arbre
+dont il se fit un bâton de taille considerable pour
+s'en servir en temps et lieu, quand son valet refuseroit
+de marcher de bonne grace. Il aida à sa
+demoiselle à monter à cheval; il monta sur le
+sien et continua son chemin, son prisonnier à son
+côté en guise de limier.</p>
+
+<p>Le bourg qu'avoit vu le Destin etoit le même
+d'où il etoit parti deux jours devant et où il avoit
+laissé monsieur de la Garouffière et sa compagnie,
+qui y etoit encore, à cause que madame Bouvillon
+avoit eté malade d'un furieux <i>colera morbus</i><a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a>
+<a href="#footnote277"><sup class="sml">277</sup></a>.
+Quand le Destin y arriva, il n'y trouva plus la
+Rancune, l'Olive et Ragotin, qui etoient retournés
+au Mans. Pour Leandre, il ne quitta point
+sa chère Angelique. Je ne vous dirai point de
+quelle façon elle reçut mademoiselle de l'Etoile.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote277"
+name="footnote277"><b>Note 277: </b></a><a href="#footnotetag277">
+(retour) </a> Ces mots <i>colera morbus</i> se prenoient quelquefois alors
+comme synonyme de colique violente.</blockquote>
+
+<p>On peut aisement se figurer les caresses que se
+devoient faire deux filles qui s'aimoient beaucoup,
+et même après les dangers où elles s'etoient trouvées.
+Le Destin informa monsieur de la Garouffière
+du succès de son voyage, et, après l'avoir
+quelque temps entretenu en particulier, on fit
+entrer dans une chambre de l'hôtellerie le valet
+du Destin. Là il fut interrogé de nouveau, et, sur
+ce qu'il voulut encore faire le muet, on fit apporter
+un fusil pour lui serrer les pouces. A
+l'aspect de la machine, il se mit à genoux, pleura
+bien fort, demanda pardon à son maître et lui
+avoua que la Rappinière lui avoit fait faire tout
+ce qu'il avoit fait et lui avoit promis en recompense
+de le prendre à son service. On sçut aussi
+de lui que la Rappinière etoit en une maison à
+deux lieues de là, qu'il avoit usurpée sur une
+pauvre veuve. Le Destin parla encore en particulier
+à monsieur de la Garouffière, qui envoya
+en même temps un laquais dire à la Rappinière
+qu'il le vînt trouver pour une affaire de consequence.
+Ce conseiller de Rennes avoit grand
+pouvoir sur ce prevôt du Mans. Il l'avoit empêché
+d'être roué en Bretagne et l'avoit toujours
+protegé dans toutes les affaires criminelles qu'il
+avoit eues. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un
+grand scelerat, mais la femme de la Rappinière
+etoit un peu sa parente. Le laquais qu'on avoit
+envoyé à la Rappinière le trouva prêt à monter
+à cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il eut
+appris que monsieur de la Garouffière le demandoit,
+il partit pour le venir trouver. Cependant
+la Garouffière, qui pretendoit fort au bel esprit,
+s'etoit fait apporter un portefeuille, d'où il tira
+des vers de toutes les façons, tant bons que mauvais.
+Il les lut au Destin, et ensuite une historiette
+qu'il avoit traduite de l'espagnol, que vous allez
+lire dans le suivant chapitre.</p>
+<br>
+<p class="mid">FIN DU CHAPITRE XIII<br>
+ET DU TOME PREMIER.</p>
+<br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco02.png"></p>
+<br><br><br><br><br>
+
+
+
+<a name="tome2" id="tome2"></a>
+<h3>LE</h3>
+
+<h1>ROMAN COMIQUE</h1>
+
+<h3>PAR SCARRON</h3>
+
+<h4>NOUVELLE ÉDITION</h4>
+
+<h4><i>Revue, annotée et précédée d'une Introduction</i></h4>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+<h3>M. VICTOR FOURNEL</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<h3>TOME II</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+
+<p class="mid">A PARIS<br>
+
+Chez P. JANNET, Libraire</p>
+<hr class="short">
+
+<p class="mid">MDCCCLVII</p>
+
+<br><br><br>
+<hr class="full">
+<p>Paris, imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré,
+avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.</p>
+
+<br><br><br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p>
+
+<h3>LE</h3>
+
+<h1>ROMAN COMIQUE</h1>
+<a name="cb14" id="cb14"></a>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Le juge de sa propre cause</i><a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a>
+<a href="#footnote278"><sup class="sml">278</sup></a>.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>e fut en Afrique, entre des rochers voisins
+de la mer, et qui ne sont eloignés
+de la grande ville de Fez que d'une
+heure de chemin, que le prince Mulei,
+fils du roi de Maroc, se trouva seul et à la nuit,
+après s'être egaré à la chasse. Le ciel etoit sans
+le moindre nuage, la mer etoit calme, et la lune
+et les etoiles la rendoient toute brillante; enfin,
+il faisoit une de ces belles nuits des pays chauds
+qui sont plus agreables que les plus beaux jours
+de nos regions froides. Le prince maure, galopant
+le long du rivage, se divertissoit à regarder la
+lune et les étoiles, qui paroissoient sur la surface
+de la mer comme dans un miroir, quand des
+cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui donnèrent
+la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où il
+croyoit qu'ils pouvoient partir. Il y poussa son
+cheval, qui sera si l'on veut un barbe, et trouva
+entre des rochers une femme qui se defendoit,
+autant que ses forces le pouvoient permettre,
+contre un homme qui s'efforçoit de lui lier les
+mains, tandis qu'une autre femme tâchoit de lui
+fermer la bouche d'un linge. L'arrivée du jeune
+prince empêcha ceux qui faisoient cette violence
+de la continuer, et donna quelque relâche à celle
+qu'ils traitoient si mal. Mulei lui demanda ce
+qu'elle avoit à crier, et aux autres ce qu'ils lui
+vouloient faire; mais, au lieu de lui repondre, cet
+homme alla à lui le cimeterre à la main, et lui
+en porta un coup qui l'eût dangereusement blessé
+s'il ne l'eût evité par la vitesse de son cheval.
+«Mechant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer
+au prince de Fez!--Je t'ai bien reconnu
+pour tel, lui repondit le Maure; mais c'est à
+cause que tu es mon prince et que tu me peux
+punir qu'il faut que j'aie ta vie ou que je perde
+la mienne.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote278"
+name="footnote278"><b>Note 278: </b></a><a href="#footnotetag278">
+(retour) </a> Traduit du neuvième récit des <i>Novelas exemplares y
+amorosas</i> de dona Maria de Zayas. Le titre seul de cette
+nouvelle indique suffisamment son origine. On connoît, dans
+la littérature espagnole, <i>le Geôlier de soi-même</i>, de Caldéron;
+<i>le Médecin de son honneur</i> et <i>le Peintre de son déshonneur</i>,
+du même; <i>le Vengeur de son injure</i>, de Moreto; sans parler
+du <i>Fils de soi-même</i>, de Lope, et bien d'autres pièces portant
+des titres analogues. Lope de Vega a fait un drame intitulé:
+<i>El juez en su causa</i>. (V. notre notice.)</blockquote>
+
+<p>En achevant ces paroles, il se lança contre
+Mulei avec tant de furie que le prince, tout vaillant
+qu'il etoit, fut reduit à songer moins à attaquer
+qu'à se defendre d'un si dangereux ennemi.
+Les deux femmes cependant etoient aux mains,
+et celle qui un moment auparavant se croyoit
+perdue empêchoit l'autre de s'enfuir, comme si
+elle n'eût point douté que son defenseur n'emportât
+la victoire. Le desespoir augmente le courage,
+et en donne même quelquefois à ceux qui
+en ont le moins. Quoique la valeur du prince
+fût incomparablement plus grande que celle de
+son ennemi et fût soutenue d'une vigueur et
+d'une adresse qui n'etoient pas communes, la
+punition que meritoit le crime du Maure lui fit
+tout hasarder et lui donna tant de courage et de
+force que la victoire demeura long-temps douteuse
+entre le prince et lui; mais le ciel, qui protège
+d'ordinaire ceux qu'il elève au dessus des
+autres, fit heureusement passer les gens du prince
+assez près de là pour ouïr le bruit des combattans
+et les cris des deux femmes. Ils y coururent
+et reconnurent leur maître dans le temps qu'ayant
+choqué celui qu'ils virent les armes à la main
+contre lui, il l'avoit porté par terre, où il ne le
+voulut pas tuer, le reservant à une punition
+exemplaire. Il defendit à ses gens de lui faire
+autre chose que de l'attacher à la queue d'un
+cheval, de façon qu'il ne pût rien entreprendre
+contre soi-même ni contre les autres. Deux cavaliers
+portèrent les deux femmes en croupe, et
+en cet equipage-là Mulei et sa troupe arrivèrent
+à Fez à l'heure que le jour commençoit de paroître.</p>
+
+<p>Ce jeune prince commandoit dans Fez aussi
+absolument que s'il en eût dejà eté roi. Il fit venir
+devant lui le Maure, qui s'appeloit Amet, et
+qui etoit fils d'un des plus riches habitans de Fez.
+Les deux femmes ne furent connues de personne
+à cause que les Maures, les plus jaloux de tous
+les hommes, ont un extrême soin de cacher aux
+yeux de tout le monde leurs femmes et leurs esclaves.
+La femme que le prince avoit secourue
+le surprit, et toute sa cour aussi, par sa beauté,
+plus grande que quelque autre qui fût en Afrique,
+et par un air majestueux, que ne put cacher aux
+yeux de ceux qui l'admirèrent un mechant habit
+d'esclave. L'autre femme etoit vêtue comme
+le sont les femmes du pays qui ont quelque qualité,
+et pouvoit passer pour belle, quoiqu'elle le
+fût moins que l'autre; mais, quand elle auroit pu
+entrer en concurrence de beauté avec elle, la
+pâleur que la crainte faisoit paroître sur son visage
+diminuoit autant ce qu'elle y avoit de beau que
+celui de la première recevoit d'avantage d'un beau
+rouge qu'une honnête pudeur y faisoit eclater.
+Le Maure parut devant Mulei avec la contenance
+d'un criminel, et tint toujours les yeux
+attachés contre terre. Mulei lui commanda de
+confesser lui-même, son crime s'il ne vouloit mourir
+dans les tourmens. «Je sais bien ceux qu'on
+me prepare et que j'ai merités, repondit-il fièrement,
+et, s'il y avoit quelque avantage pour moi
+à ne rien avouer, il n'y a point de tourmens qui
+me le fissent faire; mais je ne puis eviter la
+mort, puisque je te l'ai voulu donner, et je veux
+bien que tu sçaches que la rage que j'ai de ne
+t'avoir pas tué me tourmente davantage que ne
+fera tout ce que tes bourreaux pourront inventer
+contre moi. Ces Espagnoles, ajouta-t-il, ont
+eté mes esclaves: l'une a su prendre un bon
+parti et s'accommoder à la fortune, se mariant
+avec mon frère Zaïde; l'autre n'a jamais voulu
+changer de religion ni me savoir bon gré de
+l'amour que j'avois pour elle.» Il ne voulut pas
+parler davantage, quelque menace qu'on lui pût
+faire. Mulei le fit jeter dans un cachot, chargé
+de fers; la renegate, femme de Zaïde, fut mise
+en une prison séparée; la belle esclave fut conduite
+chez un Maure nommé Zulema, homme de
+condition, Espagnol d'origine, qui avoit abandonné
+l'Espagne pour n'avoir pu se resoudre à
+se faire chretien. Il etoit de l'illustre maison de
+Zegris, autrefois si renommée dans Grenade<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a>
+<a href="#footnote279"><sup class="sml">279</sup></a>,
+et sa femme, Zoraïde, qui etoit de la même
+maison, avoit la reputation d'être la plus belle
+femme de Fez, et aussi spirituelle que belle. Elle
+fut d'abord charmée de la beauté de l'esclave
+chretienne, et le fut aussi de son esprit dès les
+premières conversations qu'elle eut avec elle. Si
+cette belle chretienne eût eté capable de consolation,
+elle en eût trouvé dans les caresses de
+Zoraïde; mais, comme si elle eût evité tout ce qui
+pouvoit soulager sa douleur, elle ne se plaisoit
+qu'à être seule, pour pouvoir s'affliger davantage,
+et, quand elle etoit avec Zoraïde, elle se faisoit
+une extrême violence pour retenir devant elle
+ses soupirs et ses larmes. Le prince Mulei avoit
+une extrême envie d'apprendre ses aventures; il
+l'avoit fait connoître à Zulema, et, comme il ne
+lui cachoit rien, il lui avoit aussi avoué qu'il se
+sentoit porté à aimer la belle chrétienne et qu'il
+le lui auroit dejà fait sçavoir si la grande affliction
+qu'elle faisoit paroître ne lui eût fait craindre
+d'avoir un rival inconnu en Espagne, qui, tout
+eloigné qu'il eût eté, l'eût pu empêcher d'être heureux,
+même en un pays où il etoit absolu. Zulema
+donna bon ordre à sa femme d'apprendre
+de la chretienne les particularités de sa vie, et
+par quel accident elle etoit devenue esclave
+d'Amet. Zoraïde en avoit autant d'envie que le
+prince, et n'eut pas grande peine à y faire resoudre
+l'esclave espagnole, qui crut ne devoir rien
+refuser à une personne qui lui donnoit tant de
+marques d'amitié et de tendresse. Elle dit à Zoraïde
+qu'elle contenteroit sa curiosité quand elle
+voudroit, mais que, n'ayant que des malheurs à
+lui apprendre, elle craignoit de lui faire un recit
+fort ennuyeux. «Vous verrez bien qu'il ne me le
+sera pas, lui repondit Zoraïde, par l'attention
+que j'aurai à l'ecouter; et, par la part que j'y prendrai,
+vous connoîtrez que vous ne pouvez en confier
+le secret à personne qui vous aime plus que
+moi.» Elle l'embrassa en achevant ces paroles,
+la conjurant de ne differer pas plus long-temps à
+lui donner la satisfaction qu'elle lui demandoit.
+Elles etoient seules, et la belle esclave, après
+avoir essuyé les larmes que le souvenir de ses
+malheurs lui faisoit repandre, elle en commença
+le recit, comme vous l'allez lire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote279"
+name="footnote279"><b>Note 279: </b></a><a href="#footnotetag279">
+(retour) </a> Zegris est le nom plus ou moins défiguré d'une prétendue
+famille, originaire d'Afrique, qui, avec celle des
+Abencerrages, auroit joué un grand rôle dans Grenade. Les
+Abencerrages et les Zegris figurent pour la première fois dans
+un roman chevaleresque de Ginez Pérès de Hita. D'après
+une tradition qui paroît plus romanesque qu'historique, ces
+deux maisons rivales auroient été tour-à-tour maîtresses de
+l'Alhambra et de l'Albaycin, les deux principales forteresses
+de Grenade, s'y seroient livré les assauts les plus terribles,
+et auroient hâte, par leurs divisions, la chute de la ville et
+du royaume (1480-92).</blockquote>
+
+<p>Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole, née à
+Valence et elevée avec tout le soin que des personnes
+riches et de qualité, comme etoient mon
+père et ma mère, devoient avoir d'une fille qui
+etoit le premier fruit de leur mariage, et qui dès
+son bas âge paroissoit digne de leur plus tendre
+affection. J'eus un frère plus jeune que moi d'une
+année; il etoit aimable autant qu'on le pouvoit
+être, il m'aima autant que je l'aimai, et notre
+amitié mutuelle alla jusqu'au point que, lorsque
+nous n'etions pas ensemble, on remarquoit sur
+nos visages une tristesse et une inquietude que
+les plus agreables divertissemens des personnes
+de notre âge ne pouvoient dissiper. On n'osa
+donc plus nous séparer; nous apprîmes ensemble
+tout ce qu'on enseigne aux enfans de bonne maison
+de l'un et de l'autre sexe, et ainsi il arriva
+qu'au grand etonnement de tout le monde, je
+n'etois pas moins adroite que lui dans tous les
+exercices violens d'un cavalier, et qu'il reussissoit
+egalement bien dans tout ce que les filles de
+condition sçavent le mieux faire. Une education
+si extraordinaire fit souhaiter à un gentilhomme
+des amis de mon père que ses enfans fussent
+elevés avec nous; il en fit la proposition à mes
+parens, qui y consentirent, et le voisinage des
+maisons facilita le dessein des uns et des autres.
+Ce gentilhomme egaloit mon père en bien et ne
+lui cedoit pas en noblesse; il n'avoit aussi qu'un
+fils et qu'une fille, à peu près de l'âge de mon
+frère et de moi, et l'on ne doutoit point dans
+Valence que les deux maisons ne s'unissent un
+jour par un double mariage. Dom Carlos et Lucie
+(c'etoit le nom du frère et de la soeur) etoient
+egalement aimables: mon frère aimoit Lucie et
+en etoit aimé, dom Carlos m'aimoit et je l'aimois
+aussi. Nos parens le sçavoient bien, et, loin d'y
+trouver à redire, ils n'eussent pas differé de nous
+marier ensemble si nous eussions eté moins jeunes
+que nous etions. Mais l'etat heureux de
+nos amours innocentes fut troublé par la mort de
+mon aimable frère: une fièvre violente l'emporta
+en huit jours, et ce fut là le premier de mes
+malheurs. Lucie en fut si touchée qu'on ne put
+jamais l'empêcher de se rendre religieuse; j'en
+fus malade à la mort, et dom Carlos le fut assez
+pour faire craindre à son père de se voir sans
+enfans, tant la perte de mon frère, qu'il aimoit,
+le peril où j'etois et la resolution de sa soeur, lui
+furent sensibles. Enfin la jeunesse nous guerit,
+et le temps modera notre affliction.</p>
+
+<p>Le père de dom Carlos mourut à quelque temps
+de là, et laissa son fils fort riche et sans dettes.
+Sa richesse lui fournit de quoi satisfaire son humeur
+magnifique. Les galanteries qu'il inventa
+pour me plaire flattèrent ma vanité, rendirent son
+amour publique et augmentèrent la mienne. Dom
+Carlos etoit souvent aux pieds de mes parens,
+pour les conjurer de ne differer pas davantage
+de le rendre heureux en lui donnant leur fille.
+Il continuoit cependant ses depenses et ses galanteries.
+Mon père eut peur que son bien n'en
+diminuât à la fin, et c'est ce qui le fit resoudre à
+me marier avec lui. Il fit donc esperer à dom
+Carlos qu'il seroit bientôt son gendre, et dom
+Carlos m'en fit paroître une joie si extraordinaire
+qu'elle m'eût pu persuader qu'il m'aimoit plus
+que sa vie, quand je n'en aurois pas eté aussi assurée
+que je l'etois. Il me donna le bal, et toute
+la ville en fut priée. Pour son malheur et pour le
+mien, il s'y trouva un comte napolitain<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a>
+<a href="#footnote280"><sup class="sml">280</sup></a> que des
+affaires d'importance avoient amené en Espagne.
+Il me trouva assez belle pour devenir amoureux
+de moi, et pour me demander en mariage à mon
+père, après avoir eté informé du rang qu'il tenoit
+dans le royaume de Valence. Mon père se laissa
+eblouir au bien et à la qualité de cet etranger; il
+lui promit tout ce qu'il lui demanda, et dès le
+jour même il declara à dom Carlos qu'il n'avoit
+rien plus à pretendre en sa fille, me defendit de
+recevoir ses visites, et me commanda en même
+temps de considerer le comte italien comme un
+homme qui me devoit epouser au retour d'un
+voyage qu'il alloit faire à Madrid. Je dissimulai
+mon deplaisir devant mon père; mais, quand je
+fus seule, dom Carlos se representa à mon souvenir
+comme le plus aimable homme du monde. Je
+fis reflexion sur tout ce que le comte italien avoit
+de desagreable; je conçus une furieuse aversion
+pour lui, et je sentis que j'aimois dom Carlos plus
+que je n'eusse jamais cru l'aimer, et qu'il m'etoit
+egalement impossible de vivre sans lui et d'être
+heureuse avec son rival. J'eus recours à mes larmes,
+mais c'etoit un foible remède pour un mal
+comme le mien. Dom Carlos entra là-dessus dans
+ma chambre, sans m'en demander la permission,
+comme il avoit accoutumé. Il me trouva fondant
+en pleurs, et il ne put retenir les siens, quelque
+dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il avoit
+dans l'ame, jusqu'à tant qu'il eût reconnu les véritables
+sentimens de la mienne. Il se jeta à mes
+pieds, me prenant les mains, et qu'il mouilla de
+ses larmes:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote280"
+name="footnote280"><b>Note 280: </b></a><a href="#footnotetag280">
+(retour) </a> On n'ignore pas qu'à cette époque l'Espagne étoit
+maîtresse du royaume de Naples, et que, par conséquent,
+les deux pays entretenoient des relations fréquentes.</blockquote>
+
+<p>«Sophie, me dit-il, je vous perds donc, et un
+etranger, qui à peine vous est connu, sera plus
+heureux que moi parcequ'il aura eté plus riche.
+Il vous possedera, Sophie, et vous y consentez!
+vous que j'ai tant aimée, qui m'avez voulu faire
+croire que vous m'aimiez, et qui m'etiez promise
+par un père! mais, helas! un père injuste, un
+père interessé, et qui m'a manqué de parole! Si
+vous etiez, continua-t-il, un bien qui se pût mettre
+à prix, c'est ma seule fidelité qui vous pouvoit
+acquerir, et c'est par elle que vous seriez encore
+à moi plutôt qu'à personne du monde, si
+vous vous souveniez de celle que vous m'avez
+promise. Mais, s'ecria-t-il, croyez-vous qu'un
+homme qui a eu assez de courage pour elever ses
+desirs jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se
+venger de celui que vous lui preferez, et trouverez-vous
+etrange qu'un malheureux qui a tout
+perdu entreprenne toutes choses? Ah! si vous
+voulez que je perisse seul, il vivra, ce rival bienheureux,
+puisqu'il a pu vous plaire, et que vous
+le protegez; mais dom Carlos, qui vous est odieux,
+et que vous avez abandonné à son desespoir,
+mourra d'une mort assez cruelle pour assouvir la
+haine que vous avez pour lui.»</p>
+
+<p>«Dom Carlos, lui repondis-je, vous joignez-vous
+à un père injuste et à un homme que je ne
+puis aimer pour me persecuter, et m'imputez-vous
+comme un crime particulier un malheur qui nous
+est commun? Plaignez-moi au lieu de m'accuser,
+et songez aux moyens de me conserver pour vous
+plutôt que de me faire des reproches. Je pourrois
+vous en faire de plus justes, et vous faire avouer
+que vous ne m'avez jamais assez aimée, puisque
+vous ne m'avez jamais assez connue. Mais nous
+n'avons point de temps à perdre en paroles inutiles.
+Je vous suivrai partout où vous me menerez;
+je vous permets de tout entreprendre, et
+vous promets de tout oser pour ne me separer
+jamais de vous.»</p>
+
+<p>Dom Carlos fut si consolé de mes paroles que
+sa joie le transporta aussi fort qu'avoit fait sa
+douleur. Il me demanda pardon de m'avoir accusée
+de l'injustice qu'il croyoit qu'on lui faisoit,
+et, m'ayant fait comprendre qu'à moins que de
+me laisser enlever, il m'etoit impossible de n'obéir
+pas à mon père, je consentis à tout ce qu'il
+me proposa, et je lui promis que, la nuit du jour
+suivant, je me tiendrois prête à le suivre partout
+où il voudroit me mener.</p>
+
+<p>Tout est facile à un amant. Dom Carlos en un
+jour donna ordre à ses affaires, fit provision d'argent
+et d'une barque de Barcelone<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a>
+<a href="#footnote281"><sup class="sml">281</sup></a> qui devoit se
+mettre à la voile à telle heure qu'il voudroit. Cependant
+j'avois pris sur moi toutes mes pierreries
+et tout ce que je pus assembler d'argent; et, pour
+une jeune personne, j'avois su si bien dissimuler
+le dessein que j'avois que l'on ne s'en douta
+point. Je ne fus donc pas observée, et je pus sortir
+la nuit par la porte d'un jardin, où je trouvai
+Claudio, un page qui etoit cher à Carlos, parcequ'il
+chantoit aussi bien qu'il avoit la voix belle,
+et faisoit paroître dans sa manière de parler et
+dans toutes ses actions plus d'esprit, de bon sens
+et de politesse que l'âge et la condition d'un page
+n'en doivent ordinairement avoir. Il me dit que
+son maître l'avoit envoyé au devant de moi pour
+me conduire où l'attendoit une barque, et qu'il
+n'avoit pu me venir prendre lui-même pour des
+raisons que je sçaurois de lui. Un esclave de dom
+Carlos qui m'etoit fort connu nous vint joindre.
+Nous sortîmes de la ville sans peine, parle bon ordre
+qu'on y avoit donné, et nous ne marchâmes pas
+long-temps sans voir un vaisseau à la rade et une
+chaloupe qui nous attendoit au bord de la mer. On
+me dit que mon cher dom Carlos viendroit bientôt,
+et que je n'avois cependant qu'à passer dans le vaisseau.
+L'esclave me porta dans la chaloupe, et plusieurs
+hommes que j'avois vus sur le rivage, et que
+j'avois pris pour des matelots, firent aussi entrer
+dans la chaloupe Claudio, qui me sembla comme
+s'en defendre et faire quelques efforts pour n'y entrer
+pas. Cela augmenta la peine que me donnoit
+dejà l'absence de dom Carlos. Je le demandai à l'esclave,
+qui me dit fierement qu'il n'y avoit plus de
+Carlos pour moi. Dans le même temps j'ouïs Claudio
+criant les hauts cris, et qui disoit en pleurant
+à l'esclave: «Traître Amet! est-ce là ce que tu
+m'avois promis, de m'ôter une rivale et de me
+laisser avec mon amant?--Imprudente Claudia,
+lui repondit l'esclave, est-on obligé de tenir sa
+parole à un traître, et ai-je dû esperer qu'une personne
+qui manque de fidelité à son maître m'en
+gardât assez pour n'avertir pas les gardes de la
+côte de courir après moi et de m'ôter Sophie, que
+j'aime plus que moi-même?» Ces paroles, dites à
+une femme que je croyois un homme, et dans lesquelles
+je ne pouvois rien comprendre, me causèrent
+un si furieux deplaisir, que je tombai comme
+morte entre les bras du perfide Maure, qui ne
+m'avoit point quittée. Ma pâmoison fut longue,
+et, lorsque j'en fus revenue, je me trouvai dans
+une chambre du vaisseau, qui etoit dejà bien avant
+en mer.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote281"
+name="footnote281"><b>Note 281: </b></a><a href="#footnotetag281">
+(retour) </a> Barcelone, un des principaux ports d'Espagne, renommée
+pour ses barques, étoit célèbre dans les fastes de la navigation.
+C'est là que, vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque
+où se passe cette histoire, Blasco de Garay fit, dit-on,
+le premier essai d'un bateau à vapeur, sous les yeux de
+Charles-Quint.</blockquote>
+
+<p>Figurez-vous quel dut être mon desespoir, me
+voyant sans dom Carlos et avec des ennemis de ma
+loi, car je reconnus que j'etois au pouvoir des Maures,
+que l'esclave Amet avoit toute sorte d'autorité
+sur eux, et que son frère Zaïde etoit le maître du
+vaisseau. Cet insolent ne me vit pas plutôt en etat
+d'entendre ce qu'il me diroit, qu'il me declara en
+peu de paroles qu'il y avoit long-temps qu'il etoit
+amoureux de moi, et que sa passion l'avoit forcé
+à m'enlever et à me mener à Fez, où il ne tiendroit
+qu'à moi que je ne fusse aussi heureuse que
+j'aurois eté en Espagne, comme il ne tiendroit
+pas à lui que je n'eusse point à y regretter dom
+Carlos. Je me jetai sur lui, nonobstant la foiblesse
+que m'avoit laissée ma pâmoison, et avec une
+adresse vigoureuse à quoi il ne s'attendoit pas,
+et que j'avois acquise par mon education, comme
+je vous ai dejà dit, je lui tirai le cimeterre du
+fourreau, et je m'allois venger de sa perfidie, si
+son frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à temps
+pour lui sauver la vie. On me desarma facilement,
+car, ayant manqué mon coup, je ne fis point de
+vains efforts contre un si grand nombre d'ennemis.
+Amet, à qui ma resolution avoit fait peur,
+fit sortir tout le monde de la chambre où l'on
+m'avoit mise et me laissa dans un desespoir tel
+que vous vous le pouvez figurer, après le cruel
+changement qui venoit d'arriver en ma fortune.
+Je passai la nuit à m'affliger, et le jour qui la suivit
+ne donna pas le moindre relâche à mon affliction.
+Le temps, qui adoucit souvent de pareils deplaisirs,
+ne fit aucun effet sur les miens, et au
+second jour de notre navigation j'etois encore
+plus affligée que je ne la fus la sinistre nuit que
+je perdis, avec ma liberté, l'esperance de revoir
+dom Carlos et d'avoir jamais un moment de repos
+le reste de ma vie. Amet m'avoit trouvée si terrible
+toutes les fois qu'il avoit osé paroître devant
+moi, qu'il ne s'y presentoit plus. On m'apportoit
+de temps en temps à manger, que je refusois avec
+une opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'avoir
+enlevée inutilement.</p>
+
+<p>Cependant le vaisseau avoit passé le detroit et
+n'etoit pas loin de la côte de Fez quand Claudio
+entra dans ma chambre. Aussitôt que je le vis:
+«Mechant! qui m'as trahie, lui dis-je, que t'avois-je
+fait pour me rendre la plus malheureuse personne
+du monde, et pour m'ôter dom Carlos?--Vous
+en étiez trop aimée, me repondit-il, et,
+puisque je l'aimois aussi bien que vous, je n'ai pas
+fait un grand crime d'avoir voulu eloigner de lui
+une rivale. Mais si je vous ai trahie, Amet m'a trahie
+aussi, et j'en serois peut être aussi affligée que
+vous, si je ne trouvois quelque consolation à n'être
+pas seule miserable.--Explique-moi ces enigmes,
+lui dis-je, et m'apprends qui tu es, afin que je
+sçache si j'ai en toi un ennemi ou une ennemie.--Sophie,
+me dit-il alors, je suis d'un même sexe que
+vous, et comme vous j'ai eté amoureuse de dom
+Carlos; mais si nous avons brûlé d'un même feu,
+ce n'a pas eté avec un même succès. Dom Carlos
+vous a toujours aimée et a toujours cru que vous
+l'aimiez, et il ne m'a jamais aimée, et n'a même
+jamais dû croire que je pusse l'aimer, ne m'ayant
+jamais connue pour ce que j'etois. Je suis de Valence
+comme vous, et je ne suis point née avec
+si peu de noblesse et de bien, que dom Carlos,
+m'ayant epousée, n'eût pu être à couvert des reproches
+que l'on fait à ceux qui se mesallient.
+Mais l'amour qu'il avoit pour vous l'occupoit tout
+entier, et il n'avoit des yeux que pour vous seule.
+Ce n'est pas que les miens ne fissent ce qu'ils
+pouvoient pour exempter ma bouche de la confession
+honteuse de ma foiblesse. J'allois partout
+où je le croyois trouver; je me plaçois où il me
+pouvoit voir, et je faisois pour lui toutes les diligences
+qu'il eût dû faire pour moi, s'il m'eût aimée
+comme je l'aimois. Je disposois de mon bien
+et de moi-même, etant demeurée sans parens dès
+mon bas âge, et l'on me proposoit souvent des
+partis sortables; mais l'esperance que j'avois toujours
+eue d'engager enfin dom Carlos à m'aimer
+m'avoit empêchée d'y entendre. Au lieu de me
+rebuter de la mauvaise destinée de mon amour,
+comme auroit fait toute autre personne qui eût eu
+comme moi assez de qualités aimables pour n'être
+pas meprisée, je m'excitois à l'amour de dom Carlos
+par la difficulté que je trouvois à m'en faire aimer.
+Enfin, pour n'avoir pas à me reprocher d'avoir
+negligé la moindre chose qui pût servir à mon
+dessein, je me fis couper les cheveux, et m'etant
+deguisée en homme, je me fis presenter à dom
+Carlos par un domestique qui avoit vieilli dans ma
+maison et qui se disoit mon père, pauvre gentilhomme
+des montagnes de Tolède<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a>
+<a href="#footnote282"><sup class="sml">282</sup></a>. Mon visage
+et ma mine, qui ne deplurent pas à votre amant,
+le disposèrent d'abord à me prendre. Il ne me reconnut
+point, encore qu'il m'eût vue tant de fois,
+et il fut bientôt aussi persuadé de mon esprit que
+satisfait de la beauté de ma voix, de ma methode
+de chanter et de mon adresse à jouer de tous les
+instrumens de musique dont les personnes de
+condition peuvent se divertir sans honte<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a>
+<a href="#footnote283"><sup class="sml">283</sup></a>. Il crut
+avoir trouvé en moi des qualités qui ne se trouvent
+pas d'ordinaire en des pages, et je lui donnai
+tant de preuves de fidelité et de discretion,
+qu'il me traita bien plus en confident qu'en domestique.
+Vous sçavez mieux que personne du
+monde si je m'en fais accroire dans ce que je vous
+viens de dire à mon avantage. Vous-même m'avez
+cent fois louée à dom Carlos en ma presence, et
+m'avez rendu de bons offices auprès de lui; mais
+j'enrageois de les devoir à une rivale, et dans le
+temps qu'ils me rendoient plus agreable à dom
+Carlos, ils vous rendoient plus haïssable à la malheureuse
+Claudia (car c'est ainsi que l'on m'appelle).
+Votre mariage cependant s'avançoit, et
+mes esperances reculoient; il fut conclu, et elles
+se perdirent. Le comte italien qui devint en ce
+temps-là amoureux de vous, et dont la qualité et
+le bien donnèrent autant dans les yeux de votre
+père que sa mauvaise mine et ses defauts vous
+donnèrent d'aversion pour lui, me fit du moins
+avoir le plaisir de vous voir troublée dans les vôtres,
+et mon âme alors se flatta de ces esperances
+folles que les changemens font toujours avoir aux
+malheureux. Enfin votre père prefera l'etranger,
+que vous n'aimiez pas, à dom Carlos, que vous
+aimiez. Je vis celui qui me rendoit malheureuse
+malheureux à son tour, et une rivale que je haïssois
+encore plus malheureuse que moi, puisque
+je ne perdois rien en un homme qui n'avoit jamais
+eté à moi, que vous perdiez dom Carlos, qui etoit
+tout à vous, et que cette perte, quelque grande
+qu'elle fût, vous etoit peut-être encore un moindre
+malheur que d'avoir pour votre tyran eternel
+un homme que vous ne pouviez aimer. Mais ma
+prosperité, ou, pour mieux dire, mon esperance,
+ne fut pas longue. J'appris de dom Carlos que
+vous vous etiez resolue à le suivre, et je fus même
+employée à donner les ordres necessaires au
+dessein qu'il avoit de vous emmener à Barcelone,
+et, de là, de passer en France ou en Italie. Toute
+la force que j'avois eue jusque alors à souffrir ma
+mauvaise fortune m'abandonna après un coup si
+rude, et qui me surprit d'autant plus que je n'avois
+jamais craint un pareil malheur. J'en fus affligée
+jusqu'à en être malade, et malade jusqu'à en
+garder le lit. Un jour que je me plaignois à moi-même
+de ma triste destinée, et que la croyance
+de n'être ouïe de personne me faisoit parler aussi
+haut que si j'eusse parlé à quelque confident de
+mon amour, je vis paroître devant moi le Maure
+Amet, qui m'avoit ecoutée, et qui, après que le
+trouble où il m'avoit mise fut passé, me dit ces
+paroles: «Je te connois, Claudia, et dès le temps
+que tu n'avois point encore deguisé ton sexe pour
+servir de page à dom Carlos; et si je ne t'ai jamais
+fait sçavoir que je te connusse, c'est que j'avois
+un dessein aussi bien que toi. Je te viens d'ouïr
+prendre des resolutions desesperées: tu veux te
+decouvrir à ton maître pour une jeune fille qui
+meurt d'amour pour lui et qui n'espère plus d'en
+être aimée, et puis tu te veux tuer à ses yeux pour
+meriter au moins des regrets de celui de qui tu
+n'as pu gagner l'amour. Pauvre fille! que vas-tu
+faire, en te tuant, que d'assurer davantage à Sophie
+la possession de dom Carlos? J'ai bien un
+meilleur conseil à te donner, si tu es capable de
+le prendre. Ote ton amant à ta rivale: le moyen en
+est aisé si tu me veux croire, et, quoiqu'il demande
+beaucoup de resolution, il ne t'est pas besoin d'en
+avoir davantage que celle que tu as eue à t'habiller
+en homme et à hasarder ton honneur pour
+contenter ton amour. Ecoute-moi donc avec attention,
+continua le Maure; je te vais reveler un
+secret que je n'ai jamais decouvert à personne,
+et si le dessein que je te vais proposer ne te plaît
+pas, il dependra de toi de ne le pas suivre. Je suis
+de Fez, homme de qualité en mon pays; mon
+malheur me fit esclave de dom Carlos, et la beauté
+de Sophie me fit le sien. Je t'ai dit en peu de paroles
+bien des choses. Tu crois ton mal sans remède,
+parce que ton amant enlève sa maîtresse
+et s'en va avec elle à Barcelone. C'est ton
+bonheur et le mien, si tu te sais servir de l'occasion.
+J'ai traité de ma rançon, et l'ai payée.
+Une galiotte<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a>
+<a href="#footnote284"><sup class="sml">284</sup></a> d'Afrique m'attend à la rade, assez
+près du lieu où dom Carlos en fait tenir une
+toute prête pour l'exécution de son dessein. Il
+l'a differé d'un jour; prévenons-le avec autant de
+diligence que d'adresse. Va dire à Sophie, de la
+part de ton maître, qu'elle se tienne prête à partir
+cette nuit à l'heure que tu la viendras querir,
+amène la dans mon vaisseau; je l'emmenerai en
+Afrique, et tu demeureras à Valence, seule à posséder
+ton amant, qui peut-être t'auroit aimée
+aussitôt que Sophie, s'il avoit su que tu l'aimasses.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote282"
+name="footnote282"><b>Note 282: </b></a><a href="#footnotetag282">
+(retour) </a> Nous avons déjà trouvé plus haut une invention analogue,
+dans la nouvelle intitulée: <i>A trompeur trompeur et
+demi</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote283"
+name="footnote283"><b>Note 283: </b></a><a href="#footnotetag283">
+(retour) </a> En Espagne, comme en France, il y avoit certains
+instruments de musique exclusivement réservés aux personnes
+de basse condition, et dont l'usage auroit en quelque
+façon déshonoré un gentilhomme: chez nous, par exemple,
+le violon étoit de ce nombre; il étoit réservé aux laquais, et
+souvent même ils avoient charge expresse d'en jouer pour
+divertir leurs maîtres: «Les violons se sont rendus si communs,--dit
+Mlle de Montpensier dans sa première lettre à
+Mme de Motteville,--que, sans avoir beaucoup de domestiques,
+chacun en ayant quelques-uns auxquels il auroit
+fait apprendre, il y auroit moyen de faire une fort bonne
+bande.» Dans <i>le Grondeur</i> de Brueys et Palaprat, Grichard
+dit à son valet L'Olive: «Je t'ai défendu cent fois de râcler
+de ton maudit violon.» (I, 6.) Tallemant raconte que
+Montbrun Souscarrière avoit des valets de chambre chargés
+spécialement de lui jouer de cet instrument. On sait que
+c'étoit parmi les pages et les valets de pied de Mademoiselle
+que Lully avoit pris les premières teintures et donné
+les premières révélations de son talent sur le violon. Le célèbre
+Beaujoyeux (Baltazirini) étoit de même un des valets
+de chambre de Catherine de Médicis. De là l'expression de
+<i>violon</i> pour désigner un sot, un pied-plat:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Ho! vraiment, messire Apollon,</p>
+<p class="i10">Vous êtes un bon violon.</p>
+
+<p class="i20">(Scarr., <i>Poés.</i>)</p>
+</div></div>
+
+<p>Il en étoit de même de la viole, instrument que Scarron
+nous montre sur le dos du comédien La Rancune, au premier
+chapitre du <i>Roman comique</i>. Le hautbois, le fifre, le
+tabourin, la musette, le cistre et la guitare étoient encore des
+instruments réservés aux gens de basse condition, par exemple
+aux bohémiens et aux farceurs: «Pour ce qu'elle a accoustumé
+de servir aux basteleurs, elle ne se peut tenir de mesdire»,
+dit le Luth, en parlant de la Guitare, dans la <i>Dispute
+du Luth et de la Guitare</i>. (<i>Maison des jeux</i>, 3e part.) Au contraire,
+l'épinette, «la reine de tous les instruments de musique»;
+le luth, qui étoit en fort grande faveur, quoiqu'il
+servît aux débauchés dans leurs orgies et leurs sérénades; le
+théorbe, qui l'avoit remplacé, le clavecin, etc., étoient réservés
+aux personnes de condition. V. cette même pièce et
+la première lettre de Mademoiselle à madame de Motteville.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote284"
+name="footnote284"><b>Note 284: </b></a><a href="#footnotetag284">
+(retour) </a> Petite galère fort légère et propre pour aller en course.
+(Dict. de Furetière.)</blockquote>
+
+<p>A ces dernières paroles de Claudia, je fus si
+pressée de ma juste douleur, qu'en faisant un
+grand soupir je m'evanouis encore, sans donner
+le moindre signe de vie. Les cris que fit Claudia,
+qui se repentoit peut-être lors de m'avoir rendue
+malheureuse sans cesser de l'être, attirèrent
+Amet et son frère dans la chambre du vaisseau
+où j'etois. On me fit tous les remèdes qu'on
+me put faire; je revins à moi, et j'ouïs Claudia
+qui reprochoit encore au Maure la trahison qu'il
+nous avoit faite. «Chien infidèle, lui disoit-elle,
+pourquoi m'as-tu conseillé de reduire cette belle
+fille au deplorable etat où tu la vois, si tu ne me
+voulois pas laisser auprès de mon amant? Et
+pourquoi m'as-tu fait faire à un homme qui me
+fut si cher une trahison qui me nuit autant qu'à
+lui? Comment oses-tu dire que tu es de noble
+naissance dans ton pays, si tu es le plus traître et
+le plus lâche de tous les hommes?--Tais-toi,
+folle, lui répondit Amet; ne me reproche point un
+crime dont tu es complice. Je t'ai déjà dit que
+qui a pu trahir un maître comme toi meritoit
+bien d'être trahie, et que, t'emmenant avec moi,
+j'assurois ma vie et peut-être celle de Sophie,
+puisqu'elle pourrait mourir de douleur, quand
+elle sçauroit que tu serois demeurée avec dom
+Carlos.»</p>
+
+<p>Le bruit que firent en même temps les matelots
+qui étoient prêts d'entrer dans le port de la
+ville de Salé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a>
+<a href="#footnote285"><sup class="sml">285</sup></a>, et l'artillerie du vaisseau, à laquelle
+repondit celle du port, interrompirent les reproches
+que se faisoient Amet et Claudia et me delivrèrent
+pour un temps de la vue de ces deux
+personnes odieuses. On se debarqua; on nous
+couvrit les visages d'un voile, à Claudia et à moi,
+et nous fûmes logées avec le perfide Amet chez
+un Maure de ses parens. Dès le jour suivant on
+nous fit monter dans un chariot couvert, et prendre
+le chemin de Fez, où, si Amet y fut reçu de
+son père avec beaucoup de joie, j'y entrai la plus
+affligée et la plus désespérée personne du monde.
+Pour Claudia, elle eut bientôt pris parti, renonçant
+au christianisme et epousant Zaïde, le frère de
+l'infidèle Amet. Cette mechante personne n'oublia
+aucun artifice pour me persuader de changer
+aussi de religion et d'epouser Amet, comme elle
+avoit fait Zaïde, et elle devint la plus cruelle de
+mes tyrans, lorsque, après avoir en vain essayé de
+me gagner par toute sorte de promesses, de
+bons traitemens et de caresses, Amet et tous les
+siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont
+ils etoient capables. J'avois tous les jours à
+exercer ma constance contre tant d'ennemis, et
+j'etois plus forte à souffrir mes peines que je ne
+le souhaitois, quand je commençai à croire que
+Claudia se repentoit d'être mechante. En public,
+elle me persécutoit apparemment avec plus d'animosité
+que les autres, et en particulier elle me
+rendoit quelquefois de bons offices, qui me la
+faisoient considérer comme une personne qui
+eût pu être vertueuse, si elle eût été élevée à la
+vertu. Un jour que toutes les autres femmes de
+la maison etoient allées aux bains publics,
+comme c'est la coutume de vous autres mahometans,
+elle me vint trouver où j'etois, ayant le visage
+composé à la tristesse, et me parla en ces
+termes:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote285"
+name="footnote285"><b>Note 285: </b></a><a href="#footnotetag285">
+(retour) </a> Salé, à l'embouchure de la rivière de Baragray, étoit
+jadis le siège d'une petite république de pirates. L'entrée de
+son port est fermée par une barre de sable qui ne laisse passer
+que les vaisseaux de petite dimension.</blockquote>
+
+<p>«Belle Sophie! quelque sujet que j'aie eu autrefois
+de vous haïr, ma haine a cessé en perdant
+l'espoir de posséder jamais celui qui ne m'aimoit
+pas assez, à cause qu'il vous aimoit trop.
+Je me reproche sans cesse de vous avoir rendue
+malheureuse et d'avoir abandonné mon Dieu
+pour la crainte des hommes. Le moindre de ces
+remords seroit capable de me faire entreprendre
+les choses du monde les plus difficiles à mon
+sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne et
+de toute terre chretienne avec des infidèles, entre
+lesquels je sais bien qu'il est impossible que
+je trouve mon salut, ni pendant ma vie, ni après
+ma mort. Vous pouvez juger de mon veritable
+repentir par le secret que je vous confie, qui vous
+rend maîtresse de ma vie et qui vous donne
+moyen de vous venger de tous les maux que j'ai
+été forcée de vous faire. J'ai gagné cinquante
+esclaves chretiens, la plupart Espagnols et tous
+gens capables d'une grande entreprise. Avec
+l'argent que je leur ai secrètement donné, ils se
+sont assurés d'une barque capable de nous porter
+en Espagne, si Dieu-favorise un si bon dessein.
+Il ne tiendra qu'à vous de suivre ma fortune, de
+vous sauver si je me sauve, ou, perissant
+avec moi, de vous tirer d'entre les mains de vos
+cruels ennemis et de finir une vie aussi malheureuse
+qu'est la vôtre. Determinez-vous donc,
+Sophie, et tandis que nous ne pouvons être soupçonnées
+d'aucun dessein, delibérons sans perdre
+de temps sur la plus importante action de votre
+vie et de la mienne.»</p>
+
+<p>Je me jetai aux pieds de Claudia, et, jugeant
+d'elle par moi-même, je ne doutai point de la
+sincerité de ses paroles. Je la remerciai de toutes
+les forces de mon expression et de toutes celles
+de mon âme; je ressentis la grâce que je croyois
+qu'elle me vouloit faire. Nous prîmes jour pour
+notre fuite vers un lieu du rivage de la mer où
+elle me dit que des rochers tenoient notre petit
+vaisseau à couvert. Ce jour, que je croyois bienheureux,
+arriva. Nous sortîmes heureusement et
+de la maison et de la ville. J'admirois la bonté
+du ciel, dans la facilité que nous trouvions à faire
+reussir notre dessein, et j'en benissois Dieu sans
+cesse. Mais la fin de mes maux n'etoit pas si
+proche que je pensois. Claudia n'agissoit que
+par l'ordre du perfide Amet, et, encore plus
+perfide que lui, elle ne me conduisoit en un lieu
+écarté et la nuit que pour m'abandonner à la
+violence du Maure, qui n'eût rien osé entreprendre
+contre ma pudicité dans la maison de son
+père, quoique mahometan, moralement homme
+de bien. Je suivois innocemment celle qui me
+menoit perdre, et je ne pensois pas pouvoir jamais
+être assez reconnoissante envers elle de la
+liberté que j'esperois bientôt avoir par son moyen.
+Je ne me lassois point de l'en remercier ni de
+marcher bien vite dans des chemins rudes, environnés
+de rochers, où elle me disoit que ses
+gens l'attendoient, quand j'ouïs du bruit derrière
+moi, et, tournant la tête, j'aperçus Amet le cimeterre
+à la main. «Infâmes esclaves, s'écria-t-il,
+c'est donc ainsi que l'on se derobe à son
+maître?» Je n'eus pas le temps de lui repondre;
+Claudia me saisit les bras par derrière, et Amet,
+laissant tomber son cimeterre, se joignit à la renégate,
+et tous deux ensemble firent ce qu'ils
+purent pour me lier les mains avec des cordes
+dont ils s'etoient pourvus pour cet effet. Ayant
+plus de vigueur et d'adresse que les femmes n'en
+ont d'ordinaire, je resistai longtemps aux efforts
+de ces deux mechantes personnes; mais à la longue
+je me sentis affoiblir, et, me defiant de mes
+forces, je n'avois presque plus recours qu'à mes
+cris, qui pouvoient attirer quelque passant en ce
+lieu solitaire, ou plutôt je n'esperois plus rien,
+quand le prince Mulei survint lorsque je l'esperois
+le moins. Vous avez sçu de quelle façon il
+me sauva l'honneur, et je puis dire la vie, puisque
+je serais assurement morte de douleur si le
+detestable Amet eût contenté sa brutalité.»</p>
+
+<p>Sophie acheva ainsi le récit de ses aventures,
+et l'aimable Zoraïde l'exhorta d'espérer de la generosité
+du prince les moyens de retourner en
+Espagne, et dès le jour même elle apprit à son
+mari tout ce qu'elle a voit appris de Sophie, dont
+il alla informer Mulei. Encore que tout ce qu'on
+lui conta de la fortune de la belle chretienne ne
+flattât point la passion qu'il avoit pour elle, il fut
+pourtant bien aise, vertueux comme il etoit,
+d'en avoir eu connaissance et d'apprendre qu'elle
+etoit engagée d'affection en son pays, afin de
+n'avoir point à tenter une action blâmable par
+l'espérance d'y trouver de la facilité. Il estima
+la vertu de Sophie, et fut porté par la sienne à
+tâcher de la rendre moins malheureuse qu'elle
+n'etoit. Il lui fit dire par Zoraïde qu'il la renverroit
+en Espagne quand elle le voudroit, et, depuis
+qu'il en eut pris la résolution, il s'empêcha
+de la voir, se defiant de sa propre vertu et de la
+beauté de cette aimable personne. Elle n'etoit
+pas peu empêchée à prendre ses sûretés pour son
+retour: le trajet etoit long jusqu'en Espagne,
+dont les marchands ne trafiquoient point à Fez<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a>
+<a href="#footnote286"><sup class="sml">286</sup></a>;
+et quand elle eût pu trouver un vaisseau chrétien,
+belle et jeune comme elle etoit, elle pouvoit
+trouver entre les hommes de sa loi ce qu'elle
+avoit eu peur de trouver entre des Maures. La
+probité ne se rencontre guère sur un vaisseau;
+la bonne foi n'y est guère mieux gardée qu'à la
+guerre, et, en quelque lieu que la beauté et l'innocence
+se trouvent les plus foibles, l'audace
+des mechans se sert de son avantage et se porte
+facilement à tout entreprendre. Zoraïde conseilla
+à Sophie de s'habiller en homme, puisque sa
+taille, avantageuse plus que celle des autres femmes,
+facilitoit ce deguisement. Elle lui dit que
+c'etoit l'avis de Mulei, qui ne trouvoit personne
+dans Fez à qui il la pût sûrement confier, et elle
+lui dit aussi qu'il avoit eu la bonté de pourvoir à
+la bienséance de son sexe, lui donnant une compagne
+de sa croyance, et travestie comme elle,
+et qu'elle seroit ainsi garantie de l'inquietude
+qu'elle pourroit avoir de se voir seule dans un
+vaisseau entre des soldats et des matelots. Ce
+prince maure avoit acheté d'un corsaire une prise
+qu'il avoit faite sur mer<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a>
+<a href="#footnote287"><sup class="sml">287</sup></a>: c'étoit d'un vaisseau
+du gouverneur d'Oran, qui portoit la famille entière
+d'un gentilhomme espagnol, que par animosité
+ce gouverneur envoyoit prisonnier en Espagne<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a>
+<a href="#footnote288"><sup class="sml">288</sup></a>.
+Mulei avait su que ce chrétien étoit un
+des plus grands chasseurs du monde, et, comme
+la chasse étoit la plus forte passion de ce jeune
+prince, il avoit voulu l'avoir pour esclave, et,
+afin de le mieux conserver, ne l'avoit point voulu
+separer de sa femme, de son fils et de sa fille.
+En deux ans qu'il vécut dans Fez au service de
+Mulei, il apprit à ce prince à tirer parfaitement
+de l'arquebuse sur toute sorte de gibier qui court
+sur la terre ou qui s'elève dans l'air, et plusieurs
+chasses inconnues aux Maures. Il avoit par là si
+bien merité les bonnes grâces du prince et s'etoit
+rendu si nécessaire à son divertissement, qu'il
+n'avoit jamais voulu consentir à sa rançon, et
+par toutes sortes de bienfaits avoit tâché de lui
+faire oublier l'Espagne. Mais le regret de n'être
+pas en sa patrie et de n'avoir plus d'espérance
+d'y retourner lui avoit causé une melancolie qui
+finit bientôt par sa mort, et sa femme n'avoit
+pas vécu long-temps après son mari. Mulei se
+sentoit du remords de n'avoir pas remis en liberté,
+quand ils la lui avoient demandée, des personnes
+qui l'avoient merité par leurs services, et il
+voulut, autant qu'il le pouvoit, reparer envers
+leurs enfans le tort qu'il croyoit leur avoir fait.
+La fille s'appeloit Dorothée, etoit de l'âge de
+Sophie, belle, et avoit de l'esprit; son frère
+n'avoit pas plus de quinze ans et s'appeloit Sanche.
+Mulei les choisit l'un et l'autre pour tenir
+compagnie à Sophie, et se servit de cette occasion-là
+pour les envoyer ensemble en Espagne.
+On tint l'affaire secrète; on fit faire des habits
+d'homme à l'espagnole pour les deux demoiselles
+et pour le petit Sanche. Mulei fit paroître sa magnificence
+dans la quantité de pierreries qu'il
+donna à Sophie; il fit aussi à Dorothée de beaux
+presens, qui, joints à tous ceux que son père
+avoit déjà reçus de la liberalité du prince, la rendirent
+riche pour le reste de sa vie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote286"
+name="footnote286"><b>Note 286: </b></a><a href="#footnotetag286">
+(retour) </a> A cause de l'hostilité qui devoit régner naturellement
+entre les Espagnols et les fils des Maures expulsés d'Espagne,
+lesquels s'étoient réfugiés dans cette ville.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote287"
+name="footnote287"><b>Note 287: </b></a><a href="#footnotetag287">
+(retour) </a> C'est vers cette époque, à peu près, que les Barbaresques
+avoient commencé à faire la traite des blancs; la rapide
+extension de ce fléau fut même une des principales causes
+de l'expédition de Charles-Quint contre Tunis.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote288"
+name="footnote288"><b>Note 288: </b></a><a href="#footnotetag288">
+(retour) </a> L'Espagne possédoit alors en Afrique Oran, Tanger et
+plusieurs autres places par exemple Tlemcen et le royaume
+dont cette ville étoit la capitale, qu'elle eut quelque temps
+en sa domination au commencement du XVIe siècle. Oran,
+construite par les Maures chassés d'Espagne, avoit été prise
+par les Espagnols en 1509, mais fut reprise par les Maures
+en 1708, pour leur echapper encore en 1732.</blockquote>
+
+<p>Charles-Quint, en ce temps-là, faisoit la guerre
+en Afrique et avoit assiegé la ville de Tunis<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a>
+<a href="#footnote289"><sup class="sml">289</sup></a>. Il
+avoit envoyé un ambassadeur à Mulei pour traiter
+de la rançon de quelques Espagnols de qualité
+qui avoient fait naufrage à la côte de Maroc.
+Ce fut à cet ambassadeur que Mulei recommanda
+Sophie sous le nom de dom Fernand, gentilhomme
+de qualité qui ne vouloit pas être connu
+par son nom véritable, et Dorothée et son frère
+passoient pour être de son train, l'un en qualité
+de gentilhomme et l'autre de page. Sophie et Zoraïde
+ne se purent quitter sans regret, et il y eut
+bien des larmes versées de part et d'autre. Zoraïde
+donna à la belle chretienne un rang de perles
+si riche, qu'elle ne l'eût point reçu si cette aimable
+Maure et son mari Zulema, qui n'aimoit pas
+moins Sophie que faisoit sa femme, ne lui eussent
+fait connoître qu'elle ne pouvoit davantage les
+desobliger qu'en refusant ce gage de leur amitié.
+Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire sçavoir
+de temps en temps de ses nouvelles par la voie
+de Tanger, d'Oran ou des autres places que l'empereur
+possedoit en Afrique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote289"
+name="footnote289"><b>Note 289: </b></a><a href="#footnotetag289">
+(retour) </a> Le dey de Tunis étoit alors le fameux Barberousse,
+amiral de Soliman, qui ravageoit la mer par ses pirateries.
+Charles-Quint, pour le vaincre à coup sûr, transporta en
+Afrique trente mille hommes sur cinq cents vaisseaux, et se
+mit à leur tête. Le fort de la Goulette fut enlevé d'assaut,
+Tunis se rendit, et Muley-Hassan fut rétabli sur le trône
+(1535).
+
+<p>Après sa victoire, Charles-Quint délivra de l'esclavage
+et fit ramener à ses frais dans leur patrie environ vingt mille
+chrétiens.</p></blockquote>
+
+<p>L'ambassadeur chretien s'embarqua à Salé,
+emmenant avec lui Sophie, qu'il faut desormais
+appeler dom Fernand; il joignit l'armée de l'empereur,
+qui etoit encore devant Tunis. Notre Espagnole
+deguisée lui fut presentée comme un gentilhomme
+d'Andalousie qui avoit eté long-temps
+esclave du prince de Fez. Elle n'avoit pas assez
+de sujet d'aimer sa vie pour craindre de la hasarder
+à la guerre, et, voulant passer pour un
+cavalier, elle n'eût pu avec honneur n'aller pas
+souvent au combat, comme faisoient tant de
+vaillans hommes dont l'armée de l'empereur etoit
+pleine. Elle se mit donc entre les volontaires,
+ne perdit pas une occasion de se signaler, et le
+fit avec tant d'eclat que l'empereur ouït parler
+du faux dom Fernand. Elle fut assez heureuse
+pour se trouver auprès de lui lorsque, dans
+l'ardeur d'un combat dont les chretiens eurent
+tout le desavantage, il donna dans une embuscade
+de Maures, fut abandonné des siens et environné
+des infidèles, et il y a apparence qu'il
+eût eté tué, son cheval l'ayant dejà eté sous
+lui, si notre amazone ne l'eût remonté sur le
+sien, et, secondant sa vaillance par des efforts
+difficiles à croire, n'eût donné aux chretiens le
+temps de se reconnoître et de venir degager ce
+vaillant empereur. Une si belle action ne fut pas
+sans recompense. L'empereur donna à l'inconnu
+dom Fernand une commanderie de grand revenu<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a>
+<a href="#footnote290"><sup class="sml">290</sup></a>,
+et le regiment de cavalerie d'un seigneur
+espagnol qui avoit eté tué au dernier combat; il
+lui fit donner aussi tout l'equipage d'un homme
+de qualité, et depuis ce temps-là il n'y eut personne
+dans l'armée qui fut plus estimé et plus
+consideré que cette vaillante fille. Toutes les
+actions d'un homme lui etoient si naturelles,
+son visage etoit si beau et la faisoit paroître si
+jeune, sa vaillance etoit si admirable en une si
+grande jeunesse et son esprit etoit si charmant,
+qu'il n'y avoit pas une personne de qualité ou
+de commandement dans les troupes de l'empereur
+qui ne recherchât son amitié. Il ne faut
+donc pas s'etonner si, tout le monde parlant
+pour elle, et plus encore ses belles actions,
+elle fut en peu de temps en faveur auprès de son
+maître.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote290"
+name="footnote290"><b>Note 290: </b></a><a href="#footnotetag290">
+(retour) </a> Une commanderie étoit une espèce de bénéfice ou revenu
+attaché aux ordres militaires de chevalerie, et qu'on
+conféroit à ceux des chevaliers qui s'étoient distingués.</blockquote>
+
+<p>Dans ce temps là, de nouvelles troupes arrivèrent
+d'Espagne sur les vaisseaux qui apportoient
+de l'argent et des munitions pour l'armée.
+L'empereur les voulut voir sous les armes, accompagné
+de ses principaux chefs, desquels etoit
+notre guerrière. Entre ces soldats nouveaux venus,
+elle crut avoir vu dom Carlos, et elle ne s'etoit
+pas trompée. Elle en fut inquiète le reste du
+jour, le fit chercher dans le quartier de ces nouvelles
+troupes, et on ne le trouva pas, parce
+qu'il avoit changé de nom. Elle n'en dormit
+point toute la nuit, se leva aussi tôt que le soleil
+et alla chercher elle-même ce cher amant
+qui lui avoit tant fait verser de larmes. Elle le
+trouva et n'en fut point reconnue, ayant changé
+de taille parce qu'elle avoit crû, et de visage
+parce que le soleil d'Afrique avoit changé la
+couleur du sien. Elle feignit de le prendre pour
+un autre de sa connoissance, et lui demanda
+des nouvelles de Seville et d'une personne qu'elle
+lui nomma du premier nom qui lui vint dans
+l'esprit. Dom Carlos lui dit qu'elle se meprenoit,
+qu'il n'avoit jamais eté à Seville, et qu'il étoit
+de Valence. «Vous ressemblez extrêmement à
+une personne qui m'etoit fort chère, lui dit Sophie,
+et, à cause de cette ressemblance, je veux
+bien être de vos amis, si vous n'avez point de
+repugnance à devenir des miens.--La même
+raison, lui repondit dom Carlos, qui vous oblige
+à m'offrir votre amitié, vous auroit déjà acquis la
+mienne si elle etoit du prix de la vôtre. Vous ressemblez
+à une personne que j'ai longtemps aimée;
+vous avez son visage et sa voix, mais vous
+n'êtes pas de son sexe, et assurément, ajouta-t-il
+en faisant un grand soupir, vous n'êtes pas de
+son humeur.» Sophie ne put s'empêcher de rougir
+à ces dernières paroles de dom Carlos; à quoi
+il ne prit pas garde, à cause peut-être que ses
+yeux, qui commençoient à se mouiller de larmes,
+ne purent voir les changements du visage
+de Sophie. Elle en fut emue, et, ne pouvant plus
+cacher cette emotion, elle pria dom Carlos de la
+venir voir en sa tente, où elle l'alloit attendre,
+et le quitta après lui avoir appris son quartier,
+et qu'on l'appeloit dans l'armée le mestre de
+camp<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a>
+<a href="#footnote291"><sup class="sml">291</sup></a> dom Fernand. A ce nom là, dom Carlos
+eut peur de ne lui avoir pas fait assez d'honneur.
+Il avoit déjà su à quel point il etoit estimé de l'empereur,
+et que, tout inconnu qu'il etoit, il partageoit
+la faveur de son maître avec les premiers
+de la cour. Il n'eut pas grande peine à trouver
+son quartier et sa tente, qui n'etoient ignorés de
+personne, et il en fut reçu autant bien qu'un simple
+cavalier le pouvoit être d'un des principaux
+officiers du camp. Il reconnut encore le visage
+de Sophie dans celui de dom Fernand, en fut
+encore plus etonné qu'il ne l'avoit eté, et il le
+fut encore davantage du son de sa voix, qui lui
+entroit dans l'âme et y renouveloit le souvenir
+de la personne du monde qu'il avoit le plus aimée.
+Sophie, inconnue à son amant, le fit manger avec
+lui, et, après le repas, ayant fait retirer les domestiques
+et donné ordre de n'être visitée de personne,
+se fit redire encore une fois par ce cavalier
+qu'il etoit de Valence, et ensuite se fit conter
+ce qu'elle savoit aussi bien que lui de leurs
+aventures communes, jusqu'au jour qu'il avoit
+fait dessein de l'enlever.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote291"
+name="footnote291"><b>Note 291: </b></a><a href="#footnotetag291">
+(retour) </a> Un mestre de camp étoit le chef d'un régiment de cavalerie.</blockquote>
+
+<p>«Croiriez-vous, lui dit dom Carlos, qu'une
+fille de condition qui avoit tant reçu de preuves
+de mon amour et qui m'en avoit tant donné de
+la sienne fut sans fidélité et sans honneur, eut
+l'adresse de me cacher de si grands défauts, et
+fut si aveuglée dans son choix qu'elle me preféra
+un jeune page que j'avois, qui l'enleva un jour
+devant celui que j'avois choisi pour l'enlever?--Mais
+en êtes-vous bien assuré? lui dit Sophie. Le
+hasard est maître de toutes choses, et prend souvent
+plaisir à confondre nos raisonnements par
+des succès les moins attendus. Votre maîtresse
+peut avoir été forcée à se séparer de vous, et
+est peut-être plus malheureuse que coupable.--Plût
+à Dieu, lui répondit dom Carlos, que j'eusse
+pu douter de sa faute! Toutes les pertes et les
+malheurs qu'elle m'a causés ne m'auroient pas
+eté difficiles à souffrir, et même je ne me croirois
+pas malheureux si je pouvois croire qu'elle me
+fût encore fidèle; mais elle ne l'est qu'au perfide
+Claudio, et n'a jamais feint d'aimer le malheureux
+dom Carlos que pour le perdre.--Il paroît
+par ce que vous dites, lui repartit Sophie, que
+vous ne l'avez guère aimée, de l'accuser ainsi
+sans l'entendre, et de la publier encore plus méchante
+que legère.--Et peut-on l'être davantage,
+s'ecria dom Carlos, que l'a eté cette imprudente
+fille, lorsque, pour ne faire pas soupçonner
+son page de son enlèvement, elle laissa
+dans sa chambre, la nuit même qu'elle disparut
+de chez son père, une lettre qui est de la dernière
+malice, et qui m'a rendu trop miserable
+pour n'être pas demeurée dans mon souvenir.
+Je vous la veux faire entendre, et vous faire
+juger par là de quelle dissimulation cette jeune
+fille etoit capable.</p>
+
+<h3>LETTRE.</h3>
+
+<blockquote>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>ous n'avez pas dû me defendre d'aimer
+dom Carlos, après me l'avoir donné. Un
+merite aussi grand que le sien ne me
+pouvoit donner que beaucoup d'amour, et
+quand l'esprit d'une jeune personne en est prevenu,
+l'interêt n'y peut trouver de place. Je m'enfuis donc
+avec celui que vous avez trouvé bon que j'aimasse
+dès ma jeunesse, et sans qui il me seroit autant impossible
+de vivre que de ne mourir pas mille fois le
+jour avec un etranger que je ne pourrois aimer,
+quand il seroit encore plus riche qu'il n'est pas.
+Notre faute, si c'en est une, merite votre pardon;
+si vous nous l'accordez, nous reviendrons le recevoir
+plus vite que nous n'avons fui l'injuste violence que
+vous nous vouliez faire.</i><span class="rig">SOPHIE.</span></p>
+
+<br>
+
+</blockquote>
+
+<p>--Vous vous pouvez figurer, poursuivit dom
+Carlos, l'extrême douleur que sentirent les parents
+de Sophie quand ils eurent lu cette lettre.
+Ils esperèrent que je serois encore avec leur fille
+caché dans Valence, ou que je n'en serois pas
+loin. Ils tinrent leur perte secrète à tout le monde,
+hormis au vice-roi, qui etoit leur parent, et à
+peine le jour commençoit-il de paroître que la
+justice entra dans ma chambre et me trouva endormi.
+Je fus surpris d'une telle visite autant que
+j'avois sujet de l'être, et quand, après qu'on
+m'eut demandé où etoit Sophie, je demandai
+aussi où elle etoit, mes parties s'en irritèrent
+et me firent conduire en prison avec une extrême
+violence. Je fus interrogé et je ne pus rien
+dire pour ma defense contre la lettre de Sophie.
+Il paroissoit par là que je l'avois voulu enlever;
+mais il paroissoit encore plus que mon
+page avoit disparu en même temps qu'elle. Les
+parents de Sophie la faisoient chercher, et mes
+amis, de leur côté, faisoient toutes sortes de diligences
+pour découvrir où ce page l'avoit emmenée.
+C'étoit le seul moyen de faire voir mon innocence;
+mais on ne put jamais apprendre des
+nouvelles de ces amants fugitifs, et mes ennemis
+m'accusèrent alors de la mort de l'un et de l'autre.
+Enfin l'injustice, appuyée de la force, l'emporta
+sur l'innocence opprimée; je fus averti que
+je serois bientôt jugé, et que je le serois à mort.
+Je n'esperai pas que le ciel fît un miracle en ma
+faveur, et je voulus donc hasarder ma delivrance
+par un coup de desespoir. Je me joignis à des
+bandolliers<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a>
+<a href="#footnote292"><sup class="sml">292</sup></a>, prisonniers comme moi et tous
+gens de résolution. Nous forçâmes les portes de
+notre prison, et, favorisés de nos amis, nous
+eûmes plus tôt gagné les montagnes les plus proches
+de Valence que le vice-roi n'en pût être
+averti. Nous fûmes longtemps maîtres de la campagne.
+L'infidélité de Sophie, la persécution de
+ses parents, tout ce que je croyois que le vice-roi
+avoit fait d'injuste contre moi, et enfin la
+perte de mon bien me mirent dans un tel desespoir
+que je hasardai ma vie dans toutes les rencontres
+où mes camarades et moi trouvâmes de
+la résistance, et je m'acquis par là une telle réputation
+parmi eux qu'ils voulurent que je fusse
+leur chef. Je le fus avec tant de succès que notre
+troupe devint redoutable aux royaumes d'Aragon
+et de Valence, et que nous eûmes l'insolence
+de mettre ces pays à contribution. Je vous fais
+ici une confidence bien délicate, ajouta dom
+Carlos; mais l'honneur que vous me faites et mon
+inclination me donnent tellement à vous que je
+veux bien vous faire maître de ma vie, vous en
+revélant des secrets si dangereux. Enfin, poursuivit-il,
+je me lassai d'être méchant; je me dérobai
+de mes camarades, qui ne s'y attendoient
+pas, et je pris le chemin de Barcelone, où je
+fus reçu simple cavalier dans les recrues qui s'embarquoient
+pour l'Afrique, et qui ont joint depuis
+peu l'armée. Je n'ai pas sujet d'aimer la vie, et,
+après m'être mal servi de la mienne, je ne la
+puis mieux employer que contre les ennemis de
+ma loi et pour votre service, puisque la bonté
+que vous avez pour moi m'a causé la seule joie
+dont mon âme ait eté capable depuis que la plus
+ingrate fille du monde m'a rendu le plus malheureux
+de tous les hommes.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote292"
+name="footnote292"><b>Note 292: </b></a><a href="#footnotetag292">
+(retour) </a> Vagabonds, voleurs de campagnes qui font leurs expéditions
+par troupes et avec des armes à feu. (Dict. de
+Furetière.) Le mot <i>bandoulier</i> a précédé <i>bandit</i>, et venoit,
+comme lui, des <i>bandes</i> que formoient les voleurs.</blockquote>
+
+<p>Sophie inconnue prit le parti de Sophie injustement
+accusée, et n'oublia rien pour persuader
+à son amant de ne point faire de mauvais jugements
+de sa maîtresse avant que d'être mieux
+informé de sa faute. Elle dit au malheureux cavalier
+qu'elle prenoit grande part dans ses infortunes,
+qu'elle voudroit de bon coeur les adoucir,
+et pour lui en donner des marques plus effectives
+que des paroles, qu'elle le prioit de vouloir être
+à elle, et que, lorsque l'occasion s'en presenteroit,
+elle emploieroit auprès de l'empereur son
+credit et celui de tous ses amis pour le delivrer
+de la persecution des parents de Sophie et du
+vice-roi de Valence. Dom Carlos ne se rendit jamais
+à tout ce que le faux dom Fernand lui put
+dire pour la justification de Sophie; mais il se
+rendit à la fin aux offres qu'il lui fit de sa table
+et de sa maison. Dès le jour même cette fidèle
+amante parla au mestre de camp de dom Carlos
+et lui fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui
+dit être son parent, prît parti avec lui; je veux
+dire avec elle.</p>
+
+<p>Voilà notre amant infortuné au service de sa
+maîtresse, qu'il croyoit morte ou infidèle. Il se
+voit, dès le commencement de sa servitude, tout
+à fait bien avec celui qu'il croit son maître, et
+est en peine lui-même de savoir comment il a pu
+faire en si peu de temps pour s'en faire tant aimer.
+Il est à la fois son intendant, son secretaire,
+son gentilhomme et son confident. Les autres
+domestiques n'ont guère moins de respect
+pour lui que pour dom Fernand, et il seroit sans
+doute heureux, se connoissant aimé d'un maître
+qui lui paroît tout aimable, et qu'un secret instinct
+le force d'aimer, si Sophie perdue, si Sophie
+infidèle ne lui revenoit sans cesse à la pensée et
+ne lui causoit une tristesse que les caresses d'un
+si cher maître et sa fortune rendue meilleure ne
+pouvoient vaincre. Quelque tendresse que Sophie
+eût pour lui, elle etoit bien aise de le voir affligé,
+ne doutant point qu'elle ne fût la cause de son
+affliction. Elle lui parloit si souvent de Sophie,
+et justifioit quelquefois avec tant d'emportement
+et même de colère et d'aigreur celle que dom
+Carlos n'accusoit pas moins que d'avoir manqué
+à sa fidelité et à son honneur, qu'enfin il vint à
+croire que ce dom Fernand, qui le mettoit toujours
+sur le même sujet, avoit peut-être eté autrefois
+amoureux de Sophie, et peut-être l'etoit
+encore.</p>
+
+<p>La guerre d'Afrique s'acheva de la façon qu'on
+le voit dans l'histoire. L'empereur la fit depuis
+en Allemagne, en Italie, en Flandres et en divers
+lieux. Notre guerrière, sous le nom de dom
+Fernand, augmenta sa reputation de vaillant et
+experimenté capitaine par plusieurs actions de
+valeur et de conduite<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a>
+<a href="#footnote293"><sup class="sml">293</sup></a>, quoique la dernière de
+ces qualités-là ne se rencontre que rarement en
+une personne aussi jeune que le sexe de cette
+vaillante fille la faisoit paroître.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote293"
+name="footnote293"><b>Note 293: </b></a><a href="#footnotetag293">
+(retour) </a> <i>Conduite</i> signifie ici <i>prudence</i>, <i>esprit de suite</i>, sens qu'il
+a très souvent au XVIIe siècle, par exemple dans Bossuet.</blockquote>
+
+<p>L'empereur fut obligé d'aller en Flandres<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a>
+<a href="#footnote294"><sup class="sml">294</sup></a> et
+de demander au roi de France passage par ses
+Etats. Le grand roi qui regnoit alors<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a>
+<a href="#footnote295"><sup class="sml">295</sup></a> voulut
+surpasser en generosité et en franchise un mortel
+ennemi qui l'avoit toujours surmonté en bonne
+fortune et n'en avoit pas toujours bien usé.
+Charles-Quint fut reçu dans Paris comme s'il
+eût eté roi de France. Le beau dom Fernand fut
+du petit nombre des personnes de qualité qui
+l'accompagnèrent, et si son maître eût fait un
+plus long sejour dans la Cour du monde la plus
+galante, cette belle Espagnole, prise pour un
+homme, eût donné de l'amour à beaucoup de
+dames françoises, et de la jalousie aux plus accomplis
+de nos courtisans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote294"
+name="footnote294"><b>Note 294: </b></a><a href="#footnotetag294">
+(retour) </a> Pour réprimer la révolte des Gantois, qui ne vouloient
+point payer les impôts votés par les états.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote295"
+name="footnote295"><b>Note 295: </b></a><a href="#footnotetag295">
+(retour) </a> François Ier.</blockquote>
+
+<p>Cependant le vice-roi de Valence mourut en
+Espagne. Dom Fernand espera assez de son merite
+et de l'affection que lui portoit son maître
+pour lui oser demander une si importante charge,
+et il l'obtint sans qu'elle lui fût enviée. Il fit savoir
+le plus tôt qu'il put le bon succès de sa pretention
+à dom Carlos, et lui fit esperer qu'aussitôt
+qu'il auroit pris possession de sa vice-royauté
+de Valence, il feroit sa paix avec les parens de
+Sophie, obtiendroit sa grâce de l'empereur pour
+avoir eté chef de bandolliers, et même essaieroit
+de le remettre dans la possession de son bien,
+sans cesser de lui en faire dans toutes les occasions
+qui s'en presenteroient. Dom Carlos eût
+pu recevoir quelque consolation de toutes ces
+belles promesses, si le malheur de son amour lui
+eût permis d'être consolable.</p>
+
+<p>L'empereur arriva en Espagne et alla droit à
+Madrid, et dom Fernand alla prendre possession
+de son gouvernement. Dès le jour qui suivit celui
+de son entrée dans Valence, les parens de
+Sophie presentèrent requête contre dom Carlos,
+qui faisoit auprès du vice-roi la charge d'intendant
+de sa maison et de secretaire de ses commandemens.
+Le vice-roi promit de leur rendre
+justice et à dom Carlos de protéger son innocence.
+On fit de nouvelles informations contre
+lui; l'on fit ouïr des temoins une seconde fois,
+et enfin les parens de Sophie, animés par le regret
+qu'ils avoient de la perte de leur fille, et
+par un desir de vengeance qu'ils croyoient legitime,
+pressèrent si fort l'affaire, qu'en cinq ou
+six jours elle fut en etat d'être jugée. Ils demandèrent
+au vice-roi que l'accusé entrât en prison.
+Il leur donna sa parole qu'il ne sortiroit pas de
+son hôtel, et leur marqua un jour pour le juger.
+La veille de ce jour fatal, qui tenoit en suspens
+toute la ville de Valence, dom Carlos demanda
+une audience particulière au vice-roi, qui la lui
+accorda. Il se jeta à ses pieds et lui dit ces paroles:
+«C'est demain, monseigneur, que vous devez
+faire connoître à tout le monde que je suis
+innocent. Quoique les temoins que j'ai fait ouïr
+me dechargent entièrement du crime dont on
+m'accuse, je viens encore jurer à Votre Altesse,
+comme si j'etois devant Dieu, que non seulement
+je n'ai pas enlevé Sophie, mais que le jour
+devant celui qu'elle fut enlevée, je ne la vis
+point; je n'eus point de ses nouvelles, et n'en ai
+pas eu depuis. Il est bien vrai que je la devois
+enlever; mais un malheur qui jusqu'ici m'est inconnu
+la fit disparoître, ou pour ma perte ou
+pour la sienne.--C'est assez, dom Carlos, lui dit
+le vice-roi, va dormir en repos. Je suis ton maître
+et ton ami, et mieux informé de ton innocence
+que tu ne penses; et quand j'en pourrois
+douter, je serois obligé à n'être pas exact à m'en
+eclaircir, puisque tu es dans ma maison, et de
+ma maison, et que tu n'es venu ici avec moi
+que sous la promesse que je t'ai faite de te proteger.»</p>
+
+<p>Dom Carlos remercia un si obligeant maître
+de tout ce qu'il eut d'éloquence. Il s'alla coucher,
+et l'impatience qu'il eut de se voir bientôt
+absous ne lui permit pas de dormir. Il se leva
+aussitôt que le jour parut, et, propre et paré plus
+qu'à l'ordinaire, se trouva au lever de son maître.
+Mais je me trompe, il n'entra dans sa chambre
+qu'après qu'il fut habillé; car depuis que
+Sophie avoit deguisé son sexe, la seule Dorothée,
+deguisée comme elle, et la confidente de son deguisement,
+couchoit dans sa chambre et lut rendoit
+tous les services qui, rendus par un autre,
+lui eussent pu donner connoissance de ce qu'elle
+vouloit tenir si caché. Dom Carlos entra donc dans
+la chambre du vice-roi quand Dorothée l'eut
+ouverte à tout le monde, et le vice-roi ne le vit
+pas plus tôt qu'il lui reprocha qu'il s'etoit levé
+bien matin pour un homme accusé qui se vouloit
+faire croire innocent, et lui dit qu'une personne
+qui ne dormoit point devoit sentir sa
+conscience chargée. Dom Carlos lui repondit, un
+peu troublé, que la crainte d'être convaincu ne
+l'avoit pas tant empêché de dormir que l'esperance
+de se voir bientôt à couvert des poursuites
+de ses ennemis par la bonne justice que lui rendroit
+Son Altesse. «Mais vous êtes bien paré et
+bien galant, lui dit encore le vice-roi, et je vous
+trouve bien tranquille le jour que l'on doit deliberer
+sur votre vie. Je ne sais plus ce que je dois
+croire du crime dont on vous accuse. Toutes les
+fois que nous nous entretenons de Sophie, vous
+en parlez avec moins de chaleur et plus d'indifference
+que moi: on ne m'accuse pourtant pas
+comme vous d'en avoir eté aimé et de l'avoir
+tuée, et possible le jeune Claudio aussi, sur qui
+vous voulez faire tomber l'accusation de son enlevement.
+Vous me dites que vous l'avez aimée,
+continua le vice-roi, et vous vivez après l'avoir
+perdue, et vous n'oubliez rien pour vous voir
+absous et en repos, vous qui devriez haïr la vie
+et tout ce qui vous la pourroit faire aimer. Ah!
+inconstant dom Carlos! il faut bien qu'une autre
+amour vous ait fait oublier celle que vous deviez
+conserver à Sophie perdue, si vous l'aviez veritablement
+aimée, quand elle etoit toute à vous
+et osoit tout faire pour vous.» Dom Carlos, demi-mort
+à ces paroles du vice-roi, voulut y repondre;
+mais il ne le lui permit pas. «Taisez-vous, lui
+dit-il d'un visage sevère, et reservez votre éloquence
+pour vos juges; car pour moi je n'en
+serai pas surpris, et je n'irai pas pour un de mes
+domestiques donner à l'empereur mauvaise opinion
+de mon equité. Et cependant, ajouta le
+vice-roi, se tournant vers le capitaine de ses gardes,
+que l'on s'assure de lui: qui a rompu sa
+prison peut bien manquer à la parole qu'il m'a
+donnée de ne chercher point son impunité dans
+sa fuite. On ôta aussitôt l'epée à dom Carlos,
+qui fit grand'pitié à tous ceux qui le virent environné
+de gardes, pâle et defait, et qui avoit bien
+de la peine à retenir ses larmes.</p>
+
+<p>Cependant que le pauvre gentilhomme se repent
+de ne s'être pas assez defié de l'esprit changeant
+des grands seigneurs<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a>
+<a href="#footnote296"><sup class="sml">296</sup></a>, les juges qui le
+devoient juger entrèrent dans la chambre et
+prirent leurs places, après que le vice-roi eut pris
+la sienne. Le comte italien, qui etoit encore à
+Valence, et le père et la mère de Sophie, parurent
+et produisirent leurs temoins contre l'accusé,
+qui etoit si desesperé de son procès, qu'il n'avoit
+pas quasi le courage de repondre. On lui fit reconnoître
+les lettres qu'il avoit autrefois ecrites
+à Sophie; on lui confronta les voisins et les domestiques
+de la maison de Sophie, et enfin on
+produisit contre lui la lettre qu'elle avoit laissée
+dans sa chambre le jour que l'on pretendoit qu'il
+l'avoit enlevée. L'accusé fit ouïr ses domestiques,
+qui temoignèrent d'avoir vu coucher leur maître;
+mais il pouvoit s'être levé après avoir fait semblant
+de s'endormir. Il juroit bien qu'il n'avoit
+pas enlevé Sophie et representoit aux juges qu'il
+ne l'auroit pas enlevée pour se separer d'elle;
+mais on ne l'accusoit pas moins que de l'avoir tuée
+et le page aussi, le confident de son amour. Il
+ne restoit plus qu'à le juger, et il alloit être condamné
+tout d'une voix, quand le vice-roi le fit
+approcher et lui dit: «Malheureux dom Carlos!
+tu peux bien croire, après toutes les marques
+d'affection que je t'ai données, que, si je t'eusse
+soupçonné, d'être coupable du crime dont on
+t'accuse, je ne t'aurois pas amené à Valence.
+Il m'est impossible de ne te condamner pas, si
+je ne veux commencer l'exercice de ma charge
+par une injustice, et tu peux juger du deplaisir
+que j'ai de ton malheur par les larmes qui m'en
+viennent aux yeux. On pourroit rechercher d'accorder
+tes parties, si elles etoient de moindre
+qualité, ou moins animées à ta perte. Enfin, si
+Sophie ne paroît elle-même pour te justifier, tu
+n'as qu'à te preparer à bien mourir.» Carlos, desesperé
+de son salut, se jeta aux pieds du vice-roi
+et lui dit: «Vous vous souvenez bien, Monseigneur,
+qu'en Afrique et dès le temps que j'eus
+l'honneur d'entrer au service de Votre Altesse, et
+toutes les fois qu'elle m'a engagé au récit ennuyeux
+de mes infortunes, que je les lui ai toujours
+contées d'une même manière, et elle doit
+croire qu'en ce pays-là, et partout ailleurs, je
+n'aurois pas avoué à un maître qui me faisoit
+l'honneur de m'aimer ce qu'ici j'aurois dû nier
+devant un juge. J'ai toujours dit la vérité à Votre
+Altesse comme à mon Dieu, et je lui dis encore
+que j'aimai, que j'adorai Sophie.--Dis que tu l'abhorres,
+ingrat! interrompit le vice-roi, surprenant
+tout le monde.--Je l'adore, reprit dom Carlos,
+fort étonné de ce que le vice-roi venoit de
+dire. Je lui ai promis de l'épouser, continua-t-il,
+et je suis convenu avec elle de l'emmener à Barcelone.
+Mais si je l'ai enlevée, si je sais où elle se
+cache, je veux qu'on me fasse mourir de la mort
+la plus cruelle. Je ne puis l'éviter; mais je mourrai
+innocent, si ce n'est mériter la mort que d'avoir
+aimé plus que ma vie une fille inconstante
+et perfide.--Mais, s'écria le vice-roi, le visage
+furieux, que sont devenus cette fille et ton page?
+Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous
+terre?--Le page etoit galant, lui repondit dom
+Carlos, elle etoit belle; il etoit homme, elle etoit
+femme.--Ah! traître! lui dit le vice-roi, que tu
+découvres bien ici tes lâches soupçons et le peu
+d'estime que tu as eu pour la malheureuse Sophie!
+Maudite soit la femme qui se laisse aller
+aux promesses des hommes et s'en fait mepriser
+par sa trop facile croyance! Ni Sophie n'etoit
+point une femme de vertu commune, mechant!
+ni ton page Claudio un homme. Sophie etoit une
+fille constante, et ton page une fille perdue,
+amoureuse de toi et qui t'a volé Sophie, qu'elle
+trahissoit comme une rivale. Je suis Sophie, injuste
+amant, amant ingrat! Je suis Sophie, qui
+ai souffert des maux incroyables pour un homme
+qui ne méritoit pas d'être aimé et qui m'a cru capable
+de la dernière infamie.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote296"
+name="footnote296"><b>Note 296: </b></a><a href="#footnotetag296">
+(retour) </a> Scarron pouvoit parler ici d'après sa propre expérience.
+Peut-être songeoit-il alors à Mazarin, dont le changement
+à son égard étoit, du reste, parfaitement justifié. Mais, sans
+nous occuper de Mazarin, combien de fois n'avoit-il pas
+vu de belles paroles et de belles protestations d'amitié de la
+part des grands seigneurs se changer en indifférence, dès
+qu'il avoit fallu en venir au fait! Ses oeuvres sont remplies
+de plaintes sur ce sujet. V. en particulier sa deuxième Requête
+à la reine, recueil de 1648; <i>Remerciements au prince
+d'Orange</i>, 1651; les premières strophes de <i>Héro et Léandre</i>,
+etc.</blockquote>
+
+<p>Sophie n'en put pas dire davantage. Son père,
+qui la reconnut, la prit entre ses bras; sa mère se
+pâma d'un côté, et dom Carlos de l'autre. Sophie
+se debarrassa des bras de son père pour courir
+aux deux personnes evanouies, qui reprirent
+leurs esprits tandis qu'elle douta à qui des deux
+elle courroit. Sa mère lui mouilla le visage de
+larmes; elle mouilla de larmes le visage de sa
+mère; elle embrassa, avec toute la tendresse imaginable,
+son cher Dom Carlos, qui pensa en evanouir
+encore. Il tint pourtant bon pour ce coup, et,
+n'osant pas encore baiser Sophie de toute sa force,
+se recompensa sur ses mains, qu'il baisa
+mille fois l'une après l'autre. Sophie pouvoit à
+peine suffire à toutes les embrassades et à tous
+les complimens qu'on lui fit. Le comte italien, en
+faisant le sien comme les autres, lui voulut parler
+des pretentions qu'il avoit sur elle, comme lui
+ayant eté promise par son père et par sa mère.
+Dom Carlos, qui l'ouït, en quitta une des mains
+de Sophie, qu'il baisoit alors avidement, et, portant
+la sienne à son epée, qu'on lui venoit de
+rendre, se mit en une posture qui fit peur à tout
+le monde, et, jurant à faire abimer la ville de Valence,
+fit bien connoître que toutes les puissances
+humaines ne lui oteroient pas Sophie, si elle-même
+ne lui defendoit de songer davantage en
+elle; mais elle declara qu'elle n'auroit jamais d'autre
+mari que son cher dom Carlos, et conjura son
+père et sa mère de le trouver bon, ou de se resoudre
+à la voir enfermer dans un couvent pour
+toute sa vie. Ses parens lui laissèrent la liberté
+de choisir tel mari qu'elle voudrait, et le comte
+italien, dès le jour même, prit la poste pour
+l'Italie ou pour tout autre pays où il voulut aller.
+Sophie conta toutes ses aventures, qui furent admirées
+de tout le monde. Un courrier alla porter la
+nouvelle de cette grande merveille à l'empereur,
+qui conserva à dom Carlos, après qu'il auroit
+epousé Sophie, la vice-royauté de Valence et tous
+les bienfaits que cette vaillante fille avoit merités
+sous le nom de dom Fernand, et donna à ce bienheureux
+amant une principauté dont ses descendans
+jouissent encore. La ville de Valence fit la
+dépense des noces avec toute sorte de magnificence,
+et Dorothée, qui reprit ses habits de femme
+en même temps que Sophie, fut mariée en même
+temps qu'elle avec un cavalier proche parent
+de dom Carlos.</p>
+<a name="cb15" id="cb15"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Effronterie du sieur de la Rappinière.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e conseiller de Rennes achevoit de lire
+sa nouvelle, quand la Rappinière arriva
+dans l'hôtellerie. Il entra en étourdi
+dans la chambre où on lui avoit dit
+qu'etoit M. de la Garouffière; mais son visage
+epanoui se changea visiblement quand il vit le
+Destin dans un coin de la chambre, et son valet
+qui etoit aussi defait et effrayé qu'un criminel que
+l'on juge. La Garouffière ferma la porte de la
+chambre par dedans, et ensuite demanda au brave
+la Rappinière s'il ne devinoit pas bien pourquoi
+il l'avoit envoyé querir. «N'est-ce pas à cause
+d'une comedienne dont j'ai voulu avoir ma part?
+repondit en riant le scelerat.--Comment, votre
+part! lui dit la Garouffière, prenant un visage
+serieux: sont-ce là les discours d'un juge comme
+vous êtes, et avez-vous jamais fait pendre un
+si mechant homme que vous?» La Rappinière
+continua de tourner la chose en raillerie et de la
+vouloir faire passer pour un tour de bon compagnon;
+mais le senateur le prit toujours d'un ton
+si sevère, qu'enfin il avoua son mauvais dessein,
+et en fit de mauvaises excuses au Destin, qui
+avoit eu besoin de toute sa sagesse pour ne se
+pas faire raison d'un homme qui l'avoit voulu offenser
+si cruellement, après lui être obligé de la
+vie, comme l'on a pu voir au commencement de
+ces aventures comiques. Mais il avoit encore à
+demêler avec cet inique prevôt une autre affaire
+qui lui etoit de grande importance et qu'il avoit
+communiquée à M. de la Garouffière, qui lui
+avoit promis de lui faire avoir raison de ce mechant
+homme.</p>
+
+<p>Quelque peine que j'aie prise à bien etudier la
+Rappinière, je n'ai jamais pu decouvrir s'il etoit
+moins mechant envers Dieu qu'envers les hommes,
+et moins injuste envers son prochain que
+vicieux en sa personne<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a>
+<a href="#footnote297"><sup class="sml">297</sup></a>. Je sais seulement avec
+certitude que jamais homme n'a eu tant de vices
+ensemble et en plus eminent degré. Il avoua qu'il
+avoit eu envie d'enlever mademoiselle de l'Etoile
+aussi hardiment que s'il fût vanté d'une
+bonne action, et il dit effrontement au conseiller
+et au comedien que jamais il n'avoit moins douté
+du succès d'une pareille entreprise: «car, continua-t-il,
+se tournant vers le Destin, j'avois gagné
+votre valet, votre soeur avoit donné dans le
+panneau, et, pensant vous venir trouver où je
+lui avois fait dire que vous etiez blessé, elle
+n'etoit pas à deux lieues de la maison où je l'attendois
+quand je ne sais qui diable l'a otée à ce
+grand sot qui me l'amenoit, et qui m'a perdu un
+bon cheval, après s'être bien fait battre. «Le Destin
+palissoit de colère, et quelquefois aussi rougissoit
+de honte de voir de quel front ce scélérat
+lui osoit parler à lui-même de l'offense qu'il lui
+avoit voulu faire, comme s'il lui eût conté une
+chose indifferente. La Garouffière s'en scandalisoit
+aussi et n'avoit pas une moindre indignation
+contre un si dangereux homme. «Je ne sais pas,
+lui dit-il, comment vous osez nous apprendre si
+franchement les circonstances d'une mauvaise action
+pour laquelle M. le Destin vous auroit donné
+cent coups, si je ne l'en eusse empêché. Mais je
+vous avertis qu'il le pourra bien faire encore, si
+vous ne lui restituez une boîte de diamans que
+vous lui avez autrefois volée dans Paris dans le
+temps que vous y tiriez la laine. Doguin, votre
+complice alors et depuis votre valet, lui a avoué
+en mourant que vous l'aviez encore; et moi je
+vous déclare que, si vous faites la moindre difficulté
+de la rendre, vous m'avez pour aussi dangereux
+ennemi que je vous ai eté utile protecteur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote297"
+name="footnote297"><b>Note 297: </b></a><a href="#footnotetag297">
+(retour) </a> Scarron n'a pas commis la moindre invraisemblance en
+prêtant tous ces crimes à une personne qui a pour charge de
+réprimer les crimes d'autrui. La police étoit souvent faite
+avec la négligence la plus coupable, et pendant assez longtemps
+elle avoit presque abandonné le soin de la surveillance
+publique. Ce ne fut guère qu'après l'apaisement des troubles
+de la Fronde, et même après la conclusion du traité des
+Pyrénées, que le roi put enfin s'occuper de la réorganiser
+sur de meilleures bases. V. <i>Correspondance administrative
+de Louis XIV</i>, t. 2, p. 605, etc.; <i>Traité de la police</i> de de La
+Mare, 1705, in-fol., I. 1, tit. 8, ch. 3. Bien plus, à cette
+négligence se joignit parfois la connivence avec les filous.
+Le lieutenant-criminel Tardieu, dont Boileau a immortalisé
+la sordide avarice, fut un de ceux qui prêtèrent le plus à
+cette accusation, même après la réorganisation de la police;
+et l'on sait que, lorsqu'il fut assassiné, en 1665, on alloit
+informer contre lui à cause de ses malversations. (<i>Not. de
+Brossette</i>, sur les v. 308 et 337 de la sat. X de Boielau) «Il a
+mérité d'être pendu deux ou trois mille fois, dit Tallemant:
+il n'y a pas un plus grand voleur au monde.» (Histor. de
+Ferrier, sa fille, et Tardieu.) Vavasseur, le commissaire du
+Marais, faisoit sous main cause commune avec les filles de
+sa juridiction. Malherbe parle, dans ses <i>Lettres</i> (26 juin
+1610), d'un prévôt de Pithiviers qui s'étrangla dans sa
+prison, où il étoit enfermé comme coupable de complicité
+dans l'assassinat de Henri IV, de magie et de fausse monnoie.
+Sur les malversations de toutes sortes des gens de police
+et des officiers de justice, on peut voir les <i>Caquets de
+l'accouchée</i>, 1re journ., p. 37, 1er janv., et surtout les <i>Grands
+jours d'Auvergne</i>, de Fléchier, où l'on trouvera plusieurs
+exemples du même genre. Les choses en étoient venues au
+point qu'on lit dans le <i>Procès-verbal des confér. tenues pour
+l'exam. des articl. proposés pour la composit. de l'ordonn.
+crimin. de 1670</i>, sur l'art. XII: «M. le premier président
+a dit que l'intention qu'on avoit, lorsqu'on a institué les
+prévôts des maréchaux, étoit bonne; mais que... la plupart
+de ces officiers sont plus à craindre que les voleurs mêmes,
+et qu'on a reproché aux Grands jours de Clermont que toutes
+les affaires criminelles les plus atroces avoient été éludées
+et couvertes par les mauvaises procédures des prévôts
+des maréchaux. L'on a fait le procès a plusieurs officiers de
+la maréchaussée, mais on a été persuadé d'ailleurs qu'il n'y
+en avoit pas un seul dont la conduite fût innocente.»</blockquote>
+
+<p>La Rappinière fut foudroyé de ce discours, à
+quoi il ne s'attendoit pas. Son audace à nier absolument
+une mechanceté qu'il avoit faite lui
+manqua au besoin. Il avoua en begayant, comme
+un homme qui se trouble, qu'il avoit cette boîte
+au Mans, et promit de la rendre avec des sermens
+execrables qu'on ne lui demandoit point,
+tant on faisoit peu de cas de tous ceux qu'il eût
+pu faire. Ce fut peut-être là une des plus ingénues
+actions qu'il fit de sa vie, et encore n'etoit-elle
+pas nette; car il est bien vrai qu'il rendit la boîte
+comme il l'avoit promis, mais il n'etoit pas vrai
+qu'elle fût au Mans, puisqu'il l'avoit sur lui à
+l'heure même, à dessein d'en faire un present à
+Mademoiselle de l'Etoile, en cas qu'elle n'eût pas
+voulu se donner à lui pour peu de chose. C'est
+ce qu'il confessa en particulier à M. de la Garouffière,
+dont il voulut par là regagner les bonnes grâces,
+lui mettant entre les mains cette boîte de portrait
+pour en disposer comme il lui plairoit. Elle etoit
+composée de cinq diamans d'un prix considerable.
+Le père de mademoiselle de l'Etoile y etoit
+peint en email, et le visage de cette belle fille
+avoit tant de rapport à ce portrait, que cela seul
+pouvoit suffire pour la faire reconnoître à son
+père. Le Destin ne savoit comment remercier assez
+M. de la Garouffière quand il lui donna la
+boîte de diamans. Il se voyoit exempté par là
+d'avoir à se la faire rendre par force de la Rappinière,
+qui ne savoit rien moins que de restituer,
+et qui eût pu se prevaloir contre un pauvre comedien
+de sa charge de prevôt, qui est un dangereux
+baton entre les mains d'un mechant homme.
+Quand cette boîte fut otée au Destin, il en
+avoit eu un deplaisir très grand, qui s'augmenta
+encore par celui qu'en eut la mère de l'Etoile,
+qui gardoit cherement ce bijou comme un gage
+de l'amitié de son mari. On peut donc aisément
+se figurer qu'il eut une extrême joie de l'avoir recouvrée.
+Il alla en faire part à l'Etoile, qu'il
+trouva chez la soeur du curé du bourg, en la
+compagnie d'Angelique et de Leandre. Ils deliberèrent
+ensemble de leur retour au Mans, qui fut
+resolu pour le lendemain. M. de la Garouffière
+leur offrit un carrosse, qu'ils ne voulurent pas
+prendre. Les comédiens et les comédiennes soupèrent
+avec M. de la Garouffière et sa compagnie.
+On se coucha de bonne heure dans l'hotellerie,
+et, dès la pointe du jour, le Destin et Leandre,
+chacun sa maîtresse en croupe, prirent le
+chemin du Mans, où Ragotin, la Rancune et
+l'Olive etoient déjà retournés. M. de la Garouffière
+fit cent offres de services au Destin; pour la
+Bouvillon, elle fit la malade plus qu'elle ne l'etoit,
+pour ne point recevoir l'adieu du comedien, dont
+elle n'etoit pas satisfaite.</p>
+<a name="cb16" id="cb16"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Disgrace de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es deux comediens qui retournèrent au
+Mans avec Ragotin furent detournés
+du droit chemin par le petit homme,
+qui les voulut traiter dans une petite
+maison de campagne, qui etoit proportionnée à
+sa petitesse. Quoiqu'un fidèle et exact historien
+soit obligé à particulariser les accidens importans
+de son histoire, et les lieux où ils se sont passés,
+je ne vous dirai pas au juste en quel endroit
+de notre hemisphère etoit la maisonnette où Ragotin
+mena ses confrères futurs, que j'appelle
+ainsi parcequ'il n'etoit pas encore reçu dans l'ordre
+vagabond des comediens de campagne. Je
+vous dirai donc seulement que la maison etoit
+au deçà du Gange, et n'etoit pas loin de Silléle-Guillaume<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a>
+<a href="#footnote298"><sup class="sml">298</sup></a>.
+Quand il y arriva, il la trouva
+occupée par une compagnie de bohemiens, qui,
+au grand deplaisir de son fermier, s'y etoient arretés
+sous pretexte que la femme du capitaine
+avoit eté pressée d'accoucher, ou plutôt par la
+facilité que ces voleurs espererent de trouver à
+manger impunement des volailles d'une metairie
+ecartée du grand chemin. D'abord Ragotin se
+fâcha en petit homme fort colère, menaça les
+bohemiens du prevôt du Mans, dont il se dit allié,
+à cause qu'il avoit epousé une Portail<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a>
+<a href="#footnote299"><sup class="sml">299</sup></a>, et
+là dessus il fit un long discours pour apprendre
+aux auditeurs de quelle façon les Portails etoient
+parens des Ragotins, sans que son long discours
+apportât aucun temperament à sa colère immoderée,
+et l'empechât de jurer scandaleusement.
+Il les menaça aussi du lieutenant de prevôt la
+Rappinière, au nom duquel tout genou flechissoit;
+mais le capitaine boheme le fit enrager à
+force de lui parler civilement, et fut assez effronté
+pour le louer de sa bonne mine, qui sentoit
+son homme de qualité, et qui ne le faisoit pas
+peu repentir d'être entré par ignorance dans son
+château (c'est ainsi que le scelerat appeloit sa
+maisonnette, qui n'etoit fermée que de haies). Il
+ajouta encore que la dame en mal d'enfant seroit
+bientôt delivrée du sien, et que la petite
+troupe delogeroit après avoir payé à son fermier
+ce qu'il leur avoit fourni pour eux et pour leurs
+bêtes: Ragotin se mouroit de depit de ne pouvoir
+trouver à quereller avec un homme qui lui
+rioit au nez et lui faisoit mille reverences; mais ce
+flegme du bohemien alloit enfin echauffer la bile
+de Ragotin, quand la Rancune et le frère du
+capitaine se reconnurent pour avoir eté autrefois
+grands camarades, et cette reconnoissance fit
+grand bien à Ragotin, qui s'alloit sans doute engager
+en une mauvaise affaire, pour l'avoir prise
+d'un ton trop haut. La Rancune le pria donc de
+s'apaiser, ce qu'il avoit grande envie de faire,
+et ce qu'il eût fait de lui-même si son orgueil
+naturel eût pu y consentir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote298"
+name="footnote298"><b>Note 298: </b></a><a href="#footnotetag298">
+(retour) </a> Petite ville à 7 lieues N.-O. du Mans. Scarron introduit
+volontiers la scène aux alentours de cette ville; c'est peut-être
+à cause de ses rapports fréquents avec la famille des
+Lavardin: Sillé étoit fort près des paroisses dont les Lavardin
+étoient seigneurs. M. Anjubault croit aussi que deux
+petites métairies dépendantes du bénéfice de Scarron s'y
+trouvoient situées.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote299"
+name="footnote299"><b>Note 299: </b></a><a href="#footnotetag299">
+(retour) </a> Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, dont le fils,
+Daniel II, occupa également cette charge, épousa, en 1626,
+Marie Portail. V. Lepaige, art. Neuvillette. C'est là probablement
+le prévôt dont parle Scarron et dont La Rappinière
+étoit lieutenant. Ce nom de Portail est celui d'une famille
+célèbre dans la magistrature, et originaire du Mans.
+M. Anjubault nous apprend qu'en 1595 Antoine Portail étoit
+procureur du roi au Mans, et qu'on retrouve encore ce nom
+dans la même ville en 1670; plusieurs membres de la même
+famille et du même nom ont rempli les charges d'avocat général,
+de premier président et de président à mortier du Parlement
+de Paris.</blockquote>
+
+<p>Dans ce même temps la dame bohemienne accoucha
+d'un garçon. La joie en fut grande dans
+la petite troupe, et le capitaine pria à souper les
+comediens et Ragotin, qui avoit dejà fait tuer
+des poulets pour en faire une fricassée. On se mit
+à table. Les bohemiens avoient des perdrix et
+des lievres qu'ils avoient pris à la chasse, et deux
+poulets d'Inde et autant de cochons de lait
+qu'ils avoient volés. Ils avoient aussi un jambon
+et des langues de boeuf, et on y entama un pâté
+de lièvre dont la croûte même fut mangée par
+quatre ou cinq bohemillons qui servirent à table.
+Ajoutez à cela la fricassée de six poulets de Ragotin,
+et vous avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise
+chair. Les convives, outre les comediens,
+etoient au nombre de neuf, tous bons
+danseurs et encore meilleurs larrons. On commença
+des santés par celle du Roi et de messieurs
+les Princes, et on but en general celle de tous
+les bons seigneurs qui recevoient dans leurs villages
+les petites troupes. Le capitaine pria les
+comediens de boire à la memoire de defunt
+Charles Dodo, oncle de la dame accouchée, et
+qui fut pendu pendant le siege de La Rochelle
+par la trahison du capitaine la Grave. On fit de
+grandes imprecations contre ce capitaine faux
+frère et contre tous les prevôts, et on fit une
+grande dissipation du vin de Ragotin, dont la
+vertu fut telle que la debauche fut sans noise, et
+que chacun des conviés, sans même en excepter
+le misanthrope la Rancune, fit des protestations
+d'amitié à son voisin, le baisa de tendresse et lui
+mouilla le visage de larmes. Ragotin fit tout à
+fait bien les honneurs de sa maison, et but comme
+une eponge. Après avoir bu toute la nuit, ils
+devoient vraisemblablement se coucher quand le
+soleil se leva; mais ce même vin qui les avoit
+rendus si tranquilles buveurs leur inspira à tous
+en même temps un esprit de separation, si j'ose
+ainsi dire. La caravane fit ses paquets, non sans
+y comprendre quelques guenilles du fermier de
+Ragotin, et le joli seigneur monta sur son mulet,
+et, aussi serieux qu'il avoit eté emporté pendant
+le repas, prit le chemin du Mans, sans se
+mettre en peine si la Rancune et l'Olive le suivoient,
+et n'ayant de l'attention qu'à sucer une
+pipe à tabac qui etoit vide il y avoit plus d'une
+heure. Il n'eut pas fait demi-lieue, toujours suçant
+sa pipe vide qui ne lui rendoit aucune fumée,
+que celles du vin lui etourdirent tout à coup
+la tête. Il tomba de son mulet, qui retourna avec
+beaucoup de prudence à la metairie d'où il etoit
+parti, et pour Ragotin, après quelques soulevemens
+de son estomac trop chargé, qui fit ensuite
+parfaitement son devoir, il s'endormit au milieu
+du chemin. Il n'y avoit pas long-temps qu'il dormoit,
+ronflant comme une pedale d'orgue, quand
+un homme nu, comme on peint notre premier
+père, mais effroyablement barbu, sale et crasseux,
+s'approcha de lui et se mit à le deshabiller.
+Cet homme sauvage fit de grands efforts
+pour ôter à Ragotin les bottes neuves que dans
+une hôtellerie la Rancune s'etoit appropriées par
+la supposition des siennes, de la manière que je
+vous l'ai conté en quelque endroit de cette veritable
+histoire, et tous ces efforts, qui eussent eveillé
+Ragotin s'il n'eût pas eté mort ivre (comme on
+dit), et qui l'eussent fait crier comme un homme
+que l'on tire à quatre chevaux, ne firent autre effet
+que de le traîner à ecorche-cul la longueur de sept
+ou huit pas. Un couteau en tomba de la poche
+du beau dormeur; ce vilain homme s'en saisit, et
+comme s'il eût voulu ecorcher Ragotin, il lui
+fendit sur la peau sa chemise, ses bottes, et tout
+ce qu'il eut de la peine à lui ôter de dessus le
+corps, et, ayant fait un paquet de toutes les hardes
+de l'ivrogne depouillé, l'emporta, fuyant
+comme un loup avec sa proie.</p>
+
+<p>Nous laisserons courir avec son butin cet
+homme, qui etoit le même fou qui avoit autrefois
+fait si grand peur au Destin quand il commença
+la quête de mademoiselle Angelique, et ne quitterons
+point Ragotin, qui ne veille pas et qui a
+grand besoin d'être reveillé. Son corps nu, exposé
+au soleil, fut bientôt couvert et piqué de
+mouches et de moucherons de differentes espèces,
+dont pourtant il ne fut point eveillé; mais il
+le fut quelque temps après par une troupe de
+paysans qui conduisoient une charrette. Le corps
+nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la
+vue qu'ils s'ecrièrent: Le voilà! et s'approchant
+de lui, faisant le moins de bruit qu'ils purent,
+comme s'ils eussent eu peur de l'eveiller, ils s'assurèrent
+de ses pieds et de ses mains, qu'ils lièrent
+avec de grosses cordes, et, l'ayant ainsi garrotté,
+le portèrent dans leur charrette, qu'ils firent
+aussitôt partir avec autant de hâte qu'en a un
+galant qui enlève une maîtresse contre son gré
+et celui de ses parens. Ragotin etoit si ivre que
+toutes les violences qu'on lui fit ne le purent
+eveiller, non plus que les rudes cahots de la charrette,
+que ces paysans faisoient aller fort vite et
+avec tant de precipitation qu'elle versa en un
+mauvais pas plein d'eau et de boue, et Ragotin
+par consequent versa aussi. La fraîcheur du lieu
+où il tomba, dont le fond avoit quelques pierres
+ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle
+de sa chute, l'eveillèrent, et l'etat surprenant où
+il se trouva l'etonna furieusement. Il se voyoit
+lié pieds et mains et tombé dans la boue, il se
+sentoit la tête toute etourdie de son ivresse et de
+sa chute, et ne savoit que juger de trois ou quatre,
+paysans qui le relevoient, et d'autant d'autres
+qui relevoient une charrette. Il etoit si effrayé
+de son aventure, que même il ne parla pas en un
+si beau sujet de parler, lui qui etoit grand parleur
+de son naturel, et un moment après il n'eût
+pu parler à personne quand il l'eût voulu: car les
+paysans, ayant tenu ensemble un conseil secret,
+delièrent le pauvre petit homme des pieds seulement,
+et, au lieu de lui en dire la raison ou de lui
+en faire quelque civilité, observant entre eux un
+grand silence, tournèrent la charrette du côté
+qu'elle etoit venue, et s'en retournèrent avec autant
+de precipitation qu'ils en avoient eu à venir
+là.</p>
+
+<p>Le lecteur discret est possible en peine de
+sçavoir ce que les paysans vouloient à Ragotin,
+et pourquoi ils ne lui firent rien. L'affaire est assurément
+difficile à deviner, et ne se peut sçavoir
+à moins que d'être revelée. Et pour moi,
+quelque peine que j'y aie prise, et après y avoir
+employé tous mes amis, je ne l'ai sçu depuis peu
+de temps que par hasard, et lorsque je l'esperois
+le moins, de la façon que je vous le vais dire.
+Un prêtre du bas Maine, un peu fou melancolique,
+qu'un procès avoit fait venir à Paris, en
+attendant que son procès fût en etat d'être jugé
+voulut faire imprimer quelques pensées creuses
+qu'il avoit eues sur l'Apocalypse. Il etoit si fecond
+en chimères et si amoureux des dernières
+productions de son esprit, qu'il en haïssoit les
+vieilles, et ainsi pensa faire enrager un imprimeur,
+à qui il faisoit vingt fois refaire une même
+feuille. Il fut obligé par là d'en changer souvent,
+et enfin il s'etoit adressé à celui qui a imprimé le
+present livre<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a>
+<a href="#footnote300"><sup class="sml">300</sup></a>, chez qui il lut une fois quelques
+feuilles<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a>
+<a href="#footnote301"><sup class="sml">301</sup></a> qui partoient de cette même aventure
+que je vous raconte. Ce bon prêtre en avoit plus
+de connaissance que moi, ayant sçu des mêmes
+paysans qui enlevèrent Ragotin de la façon que
+je vous ai dit le motif de leur entreprise, que je
+n'avois pu sçavoir. Il connut donc d'abord où
+l'histoire etoit defectueuse, et, en ayant donné
+connoissance à mon imprimeur, qui en fut fort
+etonné, car il avoit cru comme beaucoup d'autres
+que mon roman etoit un livre fait à plaisir,
+il ne se fit pas beaucoup prier par l'imprimeur
+pour me venir voir. Lors j'appris du veritable
+Manceau que les paysans qui lièrent Ragotin endormi
+etoient les proches parens du pauvre fou
+qui couroit les champs, que le Destin avoit rencontré
+de nuit, et qui avoit depouillé Ragotin
+en plein jour. Ils avoient fait dessein d'enfermer
+leur parent, avoient souvent essayé de le faire,
+et avoient souvent eté bien battus par le fou,
+qui etoit un fort et puissant homme. Quelques
+personnes du village, qui avoient vu de loin reluire
+au soleil le corps de Ragotin, le prirent pour le
+fou endormi, et, n'en ayant osé approcher de
+peur d'être battues, elles en avoient averti ces
+paysans, qui vinrent avec toutes les précautions
+que vous avez vues, prirent Ragotin sans
+le reconnoître, et, l'ayant reconnu pour n'être
+pas celui qu'ils cherchoient, le laissèrent les
+mains liées, afin qu'il ne pût rien entreprendre
+contre eux. Les Memoires que j'eus de ce prêtre
+me donnèrent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il
+me rendit un grand service; mais je ne lui en
+rendis pas un petit en lui conseillant en ami de
+ne pas faire imprimer son livre, plein de visions
+ridicules.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote300"
+name="footnote300"><b>Note 300: </b></a><a href="#footnotetag300">
+(retour) </a> Le libraire qui avoit imprimé on fait imprimer la première
+partie du <i>Romant comique</i> étoit Toussaint Quinet (au
+Palais, sous la montée de la cour des Aydes), bien connu
+par le mot de Scarron sur les revenus de son marquisat de
+Quinet, et que notre auteur fait volontiers intervenir dans
+ses oeuvres, en s'égayant quelquefois sur son compte. V.
+<i>Aux vermiss. Dédic. de ses oeuvr. burlesq. à Guillemette</i>, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote301"
+name="footnote301"><b>Note 301: </b></a><a href="#footnotetag301">
+(retour) </a> Les boutiques des libraires servoient souvent alors de
+centres de réunions où se tenoient des espèces d'assemblées
+littéraires, et où même les auteurs lisoient leurs oeuvres.
+Ainsi, dans <i>le Berger extravagant</i> (l. 3), Sorel fait lire à
+Montenor son <i>Banquet des dieux</i> chez un libraire. On peut
+surtout trouver des renseignements fort curieux sur cette
+coutume, et un piquant tableau de ces assemblées, dans le
+5e livre de <i>Francion</i>, du même.</blockquote>
+
+<p>Quelqu'un m'accusera peut-être d'avoir conté
+ici une particularité fort inutile; quelque autre
+m'en louera de beaucoup de sincérité. Retournons
+à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la
+bouche sèche, la tête pesante et les mains liées
+derrière le dos. Il se leva le mieux qu'il put, et
+ayant porté sa vue de part et d'autre, le plus loin
+qu'elle se put etendre, sans voir ni maisons ni
+hommes, il prit le premier chemin battu qu'il
+trouva, bandant tous les ressorts de son esprit<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a>
+<a href="#footnote302"><sup class="sml">302</sup></a>
+pour connoître quelque chose en son aventure.
+Ayant les mains liées comme il avoit, il recevoit
+une furieuse incommodité de quelques moucherons
+opiniâtres qui s'attachoient par malheur aux
+parties de son corps où ses mains garrottées ne
+pouvoient aller, et l'obligeoient quelquefois à se
+coucher par terre pour s'en délivrer en les écrasant,
+ou en leur faisant quitter prise. Enfin il
+attrapa un chemin creux, revêtu de haies et plein
+d'eau, et ce chemin alloit au gué d'une petite
+rivière. Il s'en rejouit, faisant etat de se laver le
+corps, qu'il avoit plein de boue; mais en approchant
+du gué, il vit un carrosse versé, d'où le
+cocher et un paysan tiroient, par les exhortations
+d'un venerable homme d'eglise, cinq ou
+six religieuses fort mouillées. C'etoit la vieille
+abbesse d'Estival<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a>
+<a href="#footnote303"><sup class="sml">303</sup></a>, qui revenoit du Mans, où une
+affaire importante l'avoit fait aller, et qui, par
+la faute de son cocher, avoit fait naufrage. L'abbesse
+et les religieuses, tirées du carrosse, aperçurent
+de loin la figure nue de Ragotin qui
+venoit droit à elles, dont elles furent fort scandalisées,
+et encore plus qu'elles le père Gifflot,
+directeur discret de l'abbaye. Il fit tourner vitement
+le dos aux bonnes mères, de peur d'irregularité,
+et cria de toute sa force à Ragotin qu'il
+n'approchât pas de plus près. Ragotin poussa
+toujours en avant, et commença d'enfiler une
+longue planche qui etoit là pour la commodité des
+gens de pied, et le père Gifflot vint au devant de
+lui, suivi du cocher et du paysan, et douta d'abord
+s'il le devoit exorciser, tant il trouvoit sa
+figure diabolique. Enfin il lui demanda qui il
+etoit, d'où il venoit, pourquoi il etoit nu, pourquoi
+il avoit les mains liées, et lui fit toutes ces
+questions-là avec beaucoup d'eloquence, et ajoutant
+à ses paroles le ton de la voix et l'action
+des mains. Ragotin lui repondit incivilement.
+«Qu'en avez-vous à faire?» Et voulant passer
+outre sur la planche, il poussa si rudement le reverend
+père Gifflot qu'il le fit choir dans l'eau.
+Le bon prêtre entraîna avec lui le cocher et le
+paysan, et Ragotin trouva leur manière de tomber
+dans l'eau si divertissante qu'il en eclata de rire. Il
+continua son chemin vers les religieuses, qui, le
+voile baissé, lui tournèrent le dos en haie, toutes
+le visage tourné vers la campagne. Ragotin eut
+beaucoup d'indifference pour les visages des religieuses,
+et passoit outre, pensant en être quitte,
+ce que ne pensoit pas le père Gifflot. Il suivit
+Ragotin, secondé du paysan et du cocher, qui, le
+plus en colère des trois, et dejà de mauvaise humeur
+à cause que madame l'abbesse l'avoit grondé,
+se detacha du gros, joignit Ragotin, et à grands
+coups de fouet se vengea sur la peau d'autrui de
+l'eau qui avoit mouillé la sienne. Ragotin n'attendit
+pas une seconde decharge; il s'enfuit
+comme un chien qu'on fouette, et le cocher, qui
+n'etoit pas satisfait d'un seul coup de fouet, le
+hâta d'aller de plusieurs autres, qui tous tirèrent
+le sang de la peau du fustigé. Le père Gifflot, quoique
+essoufflé d'avoir couru, ne se lassoit pas de
+crier: «Fouettez, fouettez!» de toute sa force,
+et le cocher, de toute la sienne, redoubloit ses
+coups sur Ragotin, et commençoit à s'y plaire,
+quand un moulin se presenta au pauvre homme
+comme un asile. Il y courut ayant toujours son
+bourreau à ses trousses, et, trouvant la porte
+d'une basse-cour ouverte, y entra et y fut reçu
+d'abord par un mâtin qui le prit aux fesses. Il en
+jeta des cris douloureux et gagna un jardin ouvert
+avec tant de precipitation, qu'il renversa six
+ruches de mouches à miel qui y etoient posées à
+l'entrée, et ce fut là le comble de ses infortunes<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a>
+<a href="#footnote304"><sup class="sml">304</sup></a>.
+Ces petits elephans ailés, pourvus de proboscides
+et armés d'aiguillons, s'acharnèrent sur ce
+petit corps nu, qui n'avoit point de mains pour
+se defendre, et le blessèrent d'une horrible manière.
+Il en cria si haut que le chien qui le mordoit
+s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt
+des mouches. Le cocher impitoyable fit comme
+le chien, et le pere Gifflot, à qui la colère avoit
+fait oublier pour un temps la charité, se repentit
+d'avoir eté trop vindicatif, et alla lui-même hâter
+le meunier et ses gens, qui à son gré venoient
+trop lentement au secours d'un homme qu'on assassinoit
+dans leur jardin. Le meunier retira Ragotin
+d'entre les glaives pointus et venimeux de
+ces ennemis volans, et quoiqu'il fût enragé de la
+chute de ses ruches, il ne laissa pas d'avoir pitié
+du miserable. Il lui demanda où diable il se
+venoit fourrer nu et les mains liées entre des paniers
+à mouches; mais quand Ragotin eût voulu
+lui repondre, il ne l'eût pu dans l'extrême douleur
+qu'il sentoit par tout son corps. Un petit ours
+nouveau-né, qui n'a point encore eté leché de
+sa mère, est plus formé en sa figure oursine que
+ne le fut Ragotin en sa figure humaine, après
+que les piqûres des mouches l'eurent enflé depuis
+les pieds jusqu'à la tête. La femme du meunier,
+pitoyable comme une femme, lui fit dresser un
+lit et le fit coucher. Le père Gifflot, le cocher et
+le paysan retournèrent à l'abbesse d'Estival et à
+ses religieuses, qui se rembarquèrent dans leur
+carrosse, et, escortées du reverend père Gifflot
+monté sur une jument, continuèrent leur chemin.
+Il se trouva que le moulin etoit à l'elu<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a>
+<a href="#footnote305"><sup class="sml">305</sup></a> du Rignon<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a>
+<a href="#footnote306"><sup class="sml">306</sup></a>
+ou à son gendre Bagottière (je n'ai pas
+bien sçu lequel). Ce du Rignon etoit parent de
+Ragotin, qui, s'etant fait connoître au meunier et
+à sa femme, en fut servi avec beaucoup de soin
+et pansé heureusement jusqu'à son entière convalescence
+par le chirurgien d'un bourg voisin.
+Aussitôt qu'il put marcher, il retourna au Mans,
+où la joie de savoir que la Rancune et l'Olive
+avoient trouvé son mulet et l'avoient ramené
+avec eux lui fit oublier la chute de la charrette,
+les coups de fouet du cocher, les morsures du
+chien et les piqûres des mouches.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote302"
+name="footnote302"><b>Note 302: </b></a><a href="#footnotetag302">
+(retour) </a> Cette tournure de phrase se trouve en propres termes
+dans les <i>Hist. comiq.</i> de Cyrano de Bergerac.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote303"
+name="footnote303"><b>Note 303: </b></a><a href="#footnotetag303">
+(retour) </a> Il s'agit ici de l'abbaye d'Estival en Charnie, à 8 lieues
+du Mans, fondée en 1109 par Raoul II de Beaumont, vicomte
+du Mans, et qu'il ne faut pas confondre avec celle
+d'Estival-lez-le-Mans, fondée par saint Bertrand. L'abbesse
+d'Estival-en-Charnie étoit alors, comme nous l'apprend M.
+Anjubault, Claire Nau, qui conserva cette dignité de 1627 à
+1660. Claire Nau étoit élève de l'abbaye du Pont-aux-Dames,
+de l'ordre de Cîteaux, renommée surtout pour sa grande régularité,
+qu'elle aura tenu, sans doute, à transporter dans
+la maison d'Estival. C'est là peut-être ce qui a pu suggérer
+à Scarron la plaisanterie qu'on lit quelques lignes plus loin:
+«Il fit tourner vitement le dos aux bonnes mères, <i>de peur
+d'irregularité</i>.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote304"
+name="footnote304"><b>Note 304: </b></a><a href="#footnotetag304">
+(retour) </a> Cette succession d'infortunes burlesques ne fait-elle pas
+songer à celles de Nicodème, dans le <i>Roman bourgeois</i> de
+Furetière, quand il se heurte rudement contre le front de
+Javotte, casse une porcelaine en voulant se retirer, glisse
+sur le parquet, se rattrape à un miroir qu'il fait tomber, et
+brise avec la porte un théorbe qui étoit contre la muraille?
+(P. 98 de l'édit. Jannet.) C'est là un des lieux communs
+auxquels a le plus souvent recours le roman comique et familier
+de cette époque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote305"
+name="footnote305"><b>Note 305: </b></a><a href="#footnotetag305">
+(retour) </a> Un élu étoit un officier royal subalterne, qui connoissoit
+en première instance de l'assiette des tailles, aides,
+subsides, et des différends qui y étoient relatifs. (Dict. de
+Furetière.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote306"
+name="footnote306"><b>Note 306: </b></a><a href="#footnotetag306">
+(retour) </a> On trouve au Mans, en 1620, un François de l'Epinay,
+sieur du Bignon, élu, membre du conseil de l'hôtel de ville.
+Il suffiroit d'un tout petit trait de plume à la premiere lettre
+pour en faire notre personnage.</blockquote>
+<a name="cb17" id="cb17"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand<br>
+Baguenodière.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin et l'Etoile, Leandre et Angelique,
+deux couples de beaux et parfaits
+amans, arrivèrent dans la capitale
+du Maine sans faire de mauvaise rencontre.
+Le Destin remit Angelique dans les bonnes
+grâces de sa mère, à qui il sçut si bien faire
+valoir le merite, la condition et l'amour de
+Leandre, que la bonne Caverne commença d'approuver
+la passion que ce jeune garçon et sa
+fille avoient l'un pour l'autre autant qu'elle s'y
+etoit opposée. La pauvre troupe n'avoit pas encore
+bien fait ses affaires dans la ville du Mans;
+mais un homme de condition qui aimoit fort la
+comedie supplea à l'humeur chiche des Manceaux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a>
+<a href="#footnote307"><sup class="sml">307</sup></a>.
+Il avoit la plus grande partie de son bien
+dans le Maine, avoit pris une maison dans le
+Mans et y attiroit souvent des personnes de condition
+de ses amis, tant courtisans que provinciaux,
+et même quelques beaux esprits de Paris,
+entre lesquels il se trouvoit des poètes du premier
+ordre, et enfin il étoit une manière de Mecenas
+moderne. Il aimoit passionnément la comedie
+et tous ceux qui s'en mêloient, et c'est ce
+qui attiroit tous les ans dans la capitale du
+Maine les meilleures troupes de comediens du
+royaume<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a>
+<a href="#footnote308"><sup class="sml">308</sup></a>. Ce seigneur que je vous dis arriva
+au Mans dans le temps que nos pauvres comediens
+en vouloient sortir, mal satisfaits de l'auditoire
+manceau. Il les pria d'y demeurer encore
+quinze jours pour l'amour de lui, et pour les y
+obliger leur donna cent pistoles, et leur en promit
+autant quand ils s'en iroient. Il etoit bien
+aise de donner le divertissement de la comedie à
+plusieurs personnes de qualité, de l'un et de l'autre
+sexe, qui arrivèrent au Mans dans le même
+temps et qui y devoient faire sejour à sa prière.
+Ce seigneur, que j'appellerai le marquis d'Orsé<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a>
+<a href="#footnote309"><sup class="sml">309</sup></a>,
+etoit grand chasseur et avoit fait venir au Mans
+son équipage de chasse, qui etoit des plus beaux
+qui fût en France. Les landes et les forêts du
+Maine font un des plus agreables pays de chasse
+qui se puisse trouver dans tout le reste de la
+France, soit pour le cerf, soit pour le lièvre, et
+en ce temps-là la ville du Mans se trouva pleine
+de chasseurs, que le bruit de cette grande fête
+y attira, la plupart avec leurs femmes, qui furent
+ravies de voir des dames de la cour pour en pouvoir
+parler le reste de leurs jours auprès de leur
+feu. Ce n'est pas une petite ambition aux provinciaux
+que de pouvoir dire quelquefois qu'ils
+ont vu en tel lieu et en tel temps des gens de la
+cour, dont ils prononcent toujours le nom tout
+sec, comme par exemple: Je perdis mon argent
+contre Roquelaure,--Crequi a tant gagné,--Coaquin<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a>
+<a href="#footnote310"><sup class="sml">310</sup></a>
+court le cerf en Touraine. Et si on leur
+laisse quelquefois entamer un discours de politique
+ou de guerre, ils ne deparlent pas (si j'ose
+ainsi dire) tant qu'ils aient epuisé la matière autant
+qu'ils en sont capables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote307"
+name="footnote307"><b>Note 307: </b></a><a href="#footnotetag307">
+(retour) </a> Scarron fait encore allusion à cette avarice dont il accuse
+les Manceaux dans son <i>Epistre à Madame d'Hautefort</i>
+(1651), où il dit, en parlant des coquettes du Mans:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Elles portent panne et velours,</p>
+<p class="i10">Mais ce n'est pas à tous les jours,</p>
+<p class="i10">Mais seulement aux bonnes fêtes...</p>
+<p class="i10">Parlerai-je de leur chaussure</p>
+<p class="i10">Si haute, et qui si longtemps dure,</p>
+<p class="i10">Car leurs souliers, quoique dorés,</p>
+<p class="i10">Ont l'honneur d'être un peu ferrés;</p>
+<p class="i10">Que sur elles blanche chemise</p>
+<p class="i10">N'est point que de mois en mois mise, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Les Manceaux avoient généralement, au 17e siècle, une
+assez mauvaise réputation. Ecoutez Regnard:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Crispin, roux et Manceau, vient d'épouser Julie;</p>
+<p class="i10">Il est du genre humain et l'opprobre et la lie;</p>
+<p class="i10">On trouveroit encore à quelque vieux pilier</p>
+<p class="i10">Son dernier habit vert pendu chez le fripier, etc.</p>
+
+<p class="i20"><p> (Satire contre les maris.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Cette avarice, du reste, s'allie bien avec le goût prononcé
+pour la chicane dont on les accusoit. (V. notre note, 3e part.,
+ch. 5.)</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote308"
+name="footnote308"><b>Note 308: </b></a><a href="#footnotetag308">
+(retour) </a> Ce goût prononcé pour la comédie étoit répandu parmi
+les hautes classes, surtout vers l'époque de la Fronde. Aussi
+les grands personnages se faisoient-ils souvent suivre, comme
+la cour elle-même, de leurs troupes comiques, dans leurs
+voyages. Loret nous apprend (<i>Muse hist.</i>, IV, p. 94 et 95;
+V. p. 19 et 24) qu'il n'y avoit pas alors de grande fête, ni
+même de grand repas, sans une représentation théâtrale.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote309"
+name="footnote309"><b>Note 309: </b></a><a href="#footnotetag309">
+(retour) </a> M. Anjubault croit qu'il est probablement question ici
+du comte de Tessé, allié à la famille des Lavardin en 1638:
+«Les membres de ces puissantes familles, nous écrit-il, ont
+occupé les premiers rangs dans le Maine. Ils avoient au Mans
+l'hôtel de Tessé, qui vient d'être remplacé par le nouveau
+palais épiscopal. Scarron eut des rapports avec ces personnages...
+Il est certain qu'ils le traitèrent bien, qu'il les divertit,
+et qu'ils prirent plaisir à garder sous leurs yeux un
+souvenir de sa facétieuse imagination.» C'étoit, en effet, au
+château de Vernie, appartenant au comte de Tessé, que figuroit,
+avant la révolution, la série de 27 tableaux tirés du
+<i>Roman comique</i>, aujourd'hui au musée communal. Scarron
+a fait l'épithalame du comte de Tessé.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote310"
+name="footnote310"><b>Note 310: </b></a><a href="#footnotetag310">
+(retour) </a> Jean-Baptiste Gaston, duc de Roquelaure, pair de
+France, maître de la garde-robe du roi, fameux par ses
+saillies, étoit grand joueur et fort heureux au jeu. V. son
+historiette dans Tallemant. Charles, duc de Créqui, pair de
+France, premier gentilhomme de la chambre du roi, l'un des
+courtisans les plus assidus de Louis XIV, étoit également connu
+comme un beau joueur. Coaquin, dont on trouve souvent
+le nom écrit, à cette époque, de la même maniére, est probablement
+le marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo,
+dont il est question dans Saint-Simon et les Lettres de Mme
+de Sévigné.--Je ne sais si c'est la même famille que celle-ci
+nomme Coaquin, comme Scarron, dans la généalogie de
+la maison de Sévigné adressée à Bussy (lettre du 4 déc.
+1668).</blockquote>
+
+<p>Finissons la digression. Le Mans donc se
+trouva plein de noblesse, grosse et menue. Les
+hôtelleries furent pleines d'hôtes, et la plupart
+des gros bourgeois qui logèrent des personnes
+de qualité ou des nobles campagnards de leurs
+amis salirent en peu de temps tous leurs draps
+fins et leur linge damassé. Les comediens ouvrirent
+leur theâtre en humeur de bien faire, comme
+des comediens payés par avance. Le bourgeois
+du Mans se rechauffa pour la comedie. Les dames
+de la ville et de la province etoient ravies d'y
+voir tous les jours des dames de la cour, de qui
+elles apprirent à se bien habiller, au moins mieux
+qu'elles ne faisoient, au grand profit de leurs
+tailleurs, à qui elles donnèrent à reformer quantité
+de vieilles robes. Le bal se donnoit tous les
+soirs, où de très mechans danseurs dansèrent de
+très mauvaises courantes<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a>
+<a href="#footnote311"><sup class="sml">311</sup></a>, et où plusieurs jeunes
+gens de la ville dansèrent en bas de drap d'Hollande
+ou d'Usseau et en souliers cirés<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a>
+<a href="#footnote312"><sup class="sml">312</sup></a>. Nos comediens
+furent souvent appelés pour jouer en
+visite. L'Etoile et Angelique donnèrent de l'amour
+aux cavaliers et de l'envie aux dames.
+Inezille, qui dansa la sarabande<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a>
+<a href="#footnote313"><sup class="sml">313</sup></a>, à la prière des
+comediens, se fit admirer: Roquebrune en pensa
+mourir de repletion d'amour, tant le sien augmenta
+tout à coup, et Ragotin avoua à la Rancune
+que, s'il differoit plus longtemps à le mettre
+bien dans l'esprit de l'Etoile, la France alloit
+être sans Ragotin. La Rancune lui donna de
+bonnes esperances, et, pour lui temoigner l'estime
+particulière qu'il faisoit de lui, le pria de lui prêter
+pour vingt cinq ou trente francs de monnoie.
+Ragotin pâlit à cette prière incivile, se repentit
+de ce qu'il lui venoit de dire, et renonça quasi à
+son amour. Mais enfin, en enrageant tout vif, il
+fit la somme en toutes sortes d'espèces, qu'il tira
+de differens boursons, et la donna fort tristement
+à la Rancune, qui lui promit que dès le jour d'après
+il entendroit parler de lui.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote311"
+name="footnote311"><b>Note 311: </b></a><a href="#footnotetag311">
+(retour) </a> La courante, rangée par nos pères parmi les danses
+<i>basses</i> ou danses <i>nobles</i>, devoit son nom aux nombreux
+mouvements d'allée et de venue dont elle étoit remplie, sans
+pourtant jamais sortir de cette gravité quelque peu majestueuse
+qui la faisoit préférer par Louis XIV à toutes les autres
+danses.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote312"
+name="footnote312"><b>Note 312: </b></a><a href="#footnotetag312">
+(retour) </a> Le drap de Hollande et le drap d'Usseau (ainsi nommé
+d'un village de Languedoc, près Carcassonne, où il étoit manufacturé)
+étoient des draps relativement communs. Du
+reste, tout homme de qualité et de bel air portoit des bas de
+soie:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>On le montre du doigt.....</p>
+<p>Ainsi qu'un qui voudroit, en la salle d'un grand,</p>
+<p>Avec un bas de drap tenir le premier rang,</p>
+<p>Ou bien qui oseroit, avec un bas d'estame,</p>
+<p>En quelque bal public caresser une dame,</p>
+<p>Car il faut maintenant, qui veut se faire voir,</p>
+<p>Aux jambes aussi bien qu'ailleurs la soye avoir.</p>
+<p class="i6"> (<i>Le Satyr. de la Court</i>, 3e vol. <i>Var. hist. et littér.</i>, éd.</p>
+<p class="i30"> Jannet.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Avec les bas de drap, on laissoit aussi aux provinciaux les
+souliers cirés; les courtisans et gentilshommes portoient des
+souliers en castor, en maroquin ou en cuir dit de Roussi,
+qui, au lieu de se cirer, s'éclaircissoient avec des jaunes
+d'oeuf. On lit dans le <i>Récit en prose et en vers de la farce des
+Précieuses</i> (Paris, 1660), où est décrit l'accoutrement à la
+dernière mode du marquis de Mascarille: «Ses souliers
+étoient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de
+vous dire s'ils étoient de Roussi, de vache d'Angleterre ou
+de maroquin.» V. aussi le <i>Banq. des Muses, d'Auvray</i>, p.
+191.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote313"
+name="footnote313"><b>Note 313: </b></a><a href="#footnotetag313">
+(retour) </a> La sarabande étoit venue d'Espagne, comme quelques
+autres danses du temps, entre autres la pavanne; il étoit donc
+naturel qu'on la fît danser par Inézille, Espagnole d'origine.
+Des Yveteaux, s'il faut en croire le récit de Saint-Evremont,
+se fit jouer une sarabande par sa <i>bergère</i> à son lit de mort,
+pour que son âme passât <i>allegramente</i>. Segrais ne désigne
+pas la sarabande; mais peu importe. On la dansoit à la cour,
+de même que la courante (V. Bonnet, <i>Hist. gén. de la
+danse</i>), et l'on sait que Richelieu, suivant les <i>Mémoires de
+Brienne</i>, en exécuta une devant la reine, croyant par-là
+conquérir ses bonnes grâces. Beaucoup de poètes du temps,
+et en particulier Scarron, ont publié dans leurs oeuvres des
+vers pour courantes et sarabandes.</blockquote>
+
+<p>Ce jour-là on joua le Dom Japhet, ouvrage de
+theâtre aussi enjoué que celui qui l'a fait a sujet
+de l'être peu<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a>
+<a href="#footnote314"><sup class="sml">314</sup></a>. L'auditoire fut nombreux; la pièce
+fut bien representée, et tout le monde fut satisfait,
+à la reserve du desastreux Ragotin. Il vint
+tard à la comedie, et, pour la punition de ses pechés,
+il se plaça derrière un gentilhomme provincial
+à large echine et couvert d'une grosse
+casaque qui grossissoit beaucoup sa figure. Il
+etoit d'une taille si haute au dessus des plus grandes,
+qu'encore qu'il fût assis, Ragotin, qui n'etoit
+separé de lui que d'un rang de siéges, crut
+qu'il etoit debout et lui cria incessamment qu'il
+s'assît comme les autres, ne pouvant croire qu'un
+homme assis ne dût pas avoir sa tête au niveau de
+toutes celles de la compagnie. Ce gentilhomme,
+qui se nommoit la Baguenodière<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a>
+<a href="#footnote315"><sup class="sml">315</sup></a>, ignora longtemps
+que Ragotin parlât à lui. Enfin Ragotin
+l'appela Monsieur à la plume verte, et comme
+veritablement il en avoit une bien touffue, bien
+sale et peu fine, il tourna la tête et vit le petit
+impatient, qui lui dit assez rudement qu'il s'assît.
+La Baguenodière en fut si peu emu, qu'il se retourna
+vers le theâtre comme si de rien n'eût eté.
+Ragotin lui recria encore qu'il s'assît. Il tourna
+encore la tête devers lui, le regarda, et se retourna
+vers le theâtre. Ragotin recria; Baguenodière
+tourna la tête pour la troisième fois, pour la
+troisième fois regarda son homme, et, pour la
+troisième fois, se retourna vers le theâtre. Tant
+que dura la comedie, Ragotin lui cria de même
+force qu'il s'assît, et la Baguenodière le regarda
+toujours d'un même flegme, capable de faire enrager
+tout le genre humain. On eût pu comparer
+la Baguenodière à un grand dogue et Ragotin à
+un roquet qui aboie après lui, sans que le dogue
+en fasse autre chose que d'aller pisser contre une
+muraille. Enfin tout le monde prit garde à ce
+qui se passoit entre le plus grand homme et le
+plus petit de la compagnie, et tout le monde
+commença d'en rire dans le temps que Ragotin
+commença d'en jurer d'impatience, sans que la
+Baguenodière fit autre chose que de le regarder
+froidement. Ce Baguenodière etoit le plus grand
+homme et le plus grand brutal du monde. Il demanda
+avec sa froideur accoutumée à deux
+gentilshommes qui etoient auprès de lui de quoi
+ils rioient; ils lui dirent ingenument que c'etoit
+de lui et de Ragotin, et pensoient bien par là le
+congratuler plutôt que lui deplaire. Ils lui deplurent
+pourtant, et un <i>Vous êtes de bons sots</i>, que
+la Baguenodière d'un visage refrogné leur lâcha
+assez mal à propos, leur apprit qu'il prenoit mal
+la chose et les obligea à lui repartir chacun pour
+sa part d'un grand soufflet. La Baguenodière ne
+put d'abord que les pousser des coudes à droite
+et à gauche, ses mains etant embarrassées dans
+sa casaque, et, devant qu'il les eût libres, les gentilshommes,
+qui etoient frères et fort actifs de leur
+naturel, lui purent donner demi-douzaine de
+soufflets, dont les intervalles furent par hasard
+si bien compassés, que ceux qui les ouïrent sans
+les voir donner crurent que quelqu'un avoit
+frappé six fois des mains l'une contre l'autre à
+égaux intervalles. Enfin la Baguenodière tira ses
+mains de dessous sa lourde casaque; mais, pressé
+comme il etoit des deux frères, qui le gourmoient
+comme des lions, ses longs bras n'eurent pas
+leurs mouvemens libres. Il se voulut reculer et il
+tomba à la renverse sur un homme qui etoit derrière
+lui, et le renversa lui et son siége sur le
+malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre,
+qui fut aussi renversé sur un autre, et ainsi
+de même jusqu'où finissoient les siéges, dont une
+file entière fut renversée comme des quilles. Le
+bruit des tombans, des dames foulées, des belles
+qui avoient peur, des enfans qui crioient, des
+gens qui parloient, de ceux qui rioient, de ceux
+qui se plaignoient et de ceux qui battoient des
+mains, fit une rumeur infernale. Jamais un aussi
+petit sujet ne causa de plus grands accidens, et
+ce qu'il y eut de merveilleux, c'est qu'il n'y eut
+pas une epée tirée, quoique le principal demêlé
+fût entre des personnes qui en portoient, et qu'il
+y en eût plus de cent dans la compagnie. Mais
+ce qui fut encore plus merveilleux, c'est que
+la Baguenodière se gourma et fut gourmé sans
+s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde la
+plus indifferente, et de plus on remarqua que de
+toute l'après-dînée il n'avoit pas ouvert la bouche
+que pour dire les quatre malheureux mots qui lui
+attirèrent cette grêle de souffletades, et ne l'ouvrit
+pas jusqu'au soir, tant ce grand homme avoit
+flegme et une taciturnité proportionnée à sa taille.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote314"
+name="footnote314"><b>Note 314: </b></a><a href="#footnotetag314">
+(retour) </a> <i>Don Japhet d'Arménie</i>, comédie de Scarron, représentée
+pour la première fois en 1652, imprimée en 1653, avoit eu
+un fort grand succès, et avoit disputé la vogue à <i>Nicomède</i>.
+On a remarqué sans doute la réflexion que Scarron ajoute,
+après avoir nommé sa pièce. C'est un des rares endroits où
+la douleur semble prendre le dessus sur la bonne humeur et
+la force d'âme du patient, et elle se manifeste simplement,
+sans la moindre affectation. On peut rapprocher cette
+phrase de son épitaphe, et surtout de cette lettre à Marigny,
+où il écrit: «Je vous jure, mon cher amy, que, s'il
+m'étoit permis de me supprimer moi-même, qu'il y a longtemps
+que je me serois empoisonné.» De même, dans une
+de ses requêtes à la reine (1651), il dit de lui:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Souffrant beaucoup, dormant bien peu,</p>
+<p class="i10">Et pourtant faisant par courage</p>
+<p class="i10">Bonne mine à fort mauvais jeu.</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote315"
+name="footnote315"><b>Note 315: </b></a><a href="#footnotetag315">
+(retour) </a> Suivant une clef manuscrite, l'original du type de la Baguenodière
+auroit été le fils de M. Pilon, avocat au Mans.</blockquote>
+
+<p>Ce hideux chaos de tant de personnes et de
+siéges mêlés les uns dans les autres fut longtemps
+à se debrouiller. Tandis que l'on y travailloit
+et que les plus charitables se mettoient
+entre la Baguenodière et ses deux ennemis, on
+entendoit des hurlemens effroyables qui sortoient
+comme de dessous terre. Qui pouvoit-ce être
+que Ragotin? En verité, quand la fortune a
+commencé de persecuter un miserable, elle le
+persecute toujours. Le siége du pauvre petit
+etoit justement posé sur l'ais qui couvre l'egoût
+du tripot. Cet egoût est toujours au milieu, immediatement
+sous la corde<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a>
+<a href="#footnote316"><sup class="sml">316</sup></a>. Il sert à recevoir
+l'eau de la pluie, et l'ais qui le couvre se lève
+comme un dessus de boîte. Comme les ans
+viennent à bout de toutes choses<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a>
+<a href="#footnote317"><sup class="sml">317</sup></a>, l'ais de
+ce tripot où se faisoit la comedie etoit fort
+pourri et s'etoit rompu sous Ragotin, quand un
+homme honnêtement pesant l'accabla de son
+corps et de son siége. Cet homme fourra une
+jambe dans le trou où Ragotin etoit tout entier;
+cette jambe etoit bottée et l'eperon en piquoit
+Ragotin à la gorge, ce qui lui faisoit faire ces
+furieux hurlemens qu'on ne pouvoit deviner.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote316"
+name="footnote316"><b>Note 316: </b></a><a href="#footnotetag316">
+(retour) </a> On tendoit une corde au milieu des jeux de paume, pour
+servir «à marquer les fautes qu'on <i>faisoit</i> en mettant dessous»
+(Dict. de Fur.), c'est-à-dire en envoyant la balle au-dessous
+de la corde. V. <i>Le jeu roy. de la paume</i>, dans la
+<i>Maison académiq.</i>, 1659, in-12.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote317"
+name="footnote317"><b>Note 317: </b></a><a href="#footnotetag317">
+(retour) </a> Cette phrase de Scarron rappelle le vers de son sonnet
+burlesque sur son pourpoint troué:
+
+<p class="mid">Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude,
+</p>
+
+<p>Et celui de Saint-Amant, dans <i>le Poète crotté</i>:</p>
+
+<p class="mid">«Mais qu'est-ce que le temps ne lime?»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Quelqu'un donna la main à cet homme, et dans
+le temps que sa jambe engagée dans le trou
+changea de place, Ragotin lui mordit le pied si
+serré, que cet homme crut être mordu d'un serpent
+et fit un cri qui fit tressaillir celui qui le
+secouroit, qui de peur en lâcha prise. Enfin il se
+reconnut, redonna la main à son homme, qui ne
+crioit plus parce que Ragotin ne le mordoit
+plus, et tous deux ensemble deterrèrent le petit
+homme, qui ne vit pas plus tôt la lumière du
+jour, que, menaçant tout le monde de la tête et
+des yeux et principalement ceux qu'il vit rire
+en le regardant, il se fourra dans la presse de
+ceux qui sortoient, meditant quelque chose de
+bien glorieux pour lui et bien funeste pour la
+Baguenodière. Je n'ai pas sçu de quelle façon
+la Baguenodière fut accommodé avec les deux
+frères; tant y a qu'il le fut, du moins n'ai-je
+pas ouï dire qu'ils se soient depuis rien fait les
+uns aux autres. Et voilà ce qui troubla en quelque
+façon la première representation que firent nos
+comediens devant l'illustre compagnie qui se
+trouvoit lors dans la ville du Mans.</p>
+<a name="cb18" id="cb18"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui n'a pas besoin de titre.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/O.png"></span>n representa le jour suivant le Nicomède
+de l'inimitable M. de Corneille<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a>
+<a href="#footnote318"><sup class="sml">318</sup></a>.
+Cette comedie<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a>
+<a href="#footnote319"><sup class="sml">319</sup></a> est admirable,
+à mon jugement, et celle de cet
+excellent poète de theâtre en laquelle il a plus
+mis du sien et a plus fait paroître la fecondité et
+la grandeur de son genie, donnant à tous les acteurs
+des caractères fiers, tous differens les uns
+des autres. La representation n'en fut point troublée,
+et ce fut peut-être à cause que Ragotin ne
+s'y trouva pas. Il ne se passoit guère de jour
+qu'il ne s'attirât quelque affaire, à quoi sa mauvaise
+gloire et son esprit violent et presomptueux
+contribuoient autant que sa mauvaise fortune, qui
+jusqu'alors ne lui avoit point fait de quartier. Le
+petit homme avoit passé l'après-dînée dans la
+chambre du mari d'Inezille, l'operateur Ferdinando
+Ferdinandi, Normand, se disant Venitien, comme
+je vous ai déjà dit, medecin spagyrique<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a>
+<a href="#footnote320"><sup class="sml">320</sup></a> de profession,
+et, pour dire franchement ce qu'il etoit,
+grand charlatan, et encore plus grand fourbe. La
+Rancune, pour se donner quelque relâche des
+importunités que lui faisoit sans cesse Ragotin,
+à qui il avoit promis de le faire aimer de mademoiselle
+de l'Etoille, lui avoit fait accroire que
+l'operateur etoit un grand magicien, qui pouvoit
+faire courir en chemise, après un homme, la
+femme du monde la plus sage; mais qu'il ne faisoit
+de semblables merveilles que pour ses amis
+particuliers dont il connoissoit la discretion, à
+cause qu'il s'étoit mal trouvé d'avoir fait agir son
+art pour des plus grands seigneurs de l'Europe.
+Il conseilla à Ragotin de mettre tout en usage
+pour gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui assura
+ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur
+étant homme d'esprit, qui devenoit aisément
+amoureux de ceux qui en avoient, et qui, quand
+une fois il aimoit quelqu'un, n'avoit plus rien
+de reservé pour lui. Il n'y a qu'à louer ou à respecter
+un homme glorieux, on lui fait faire ce
+que l'on veut. Il n'en est pas de même d'un
+homme patient, il n'est pas aisé à gouverner, et
+l'expérience apprend qu'une personne humble,
+et qui a le pouvoir sur soi de remercier quand
+on l'a refusée, vient plutôt à bout de ce qu'elle
+entreprend que celle qui s'offense d'un refus.
+La Rancune persuada à Ragotin ce qu'il voulut,
+et Ragotin, dès l'heure même, alla persuader à
+l'operateur qu'il étoit un grand magicien. Je ne
+vous redirai point ce qu'il lui dit; il suffit que
+l'operateur, qui avoit été averti par la Rancune,
+joua bien son personnage et nia qu'il fût
+magicien d'une manière à faire croire qu'il l'étoit.
+Ragotin passa l'après-dînée auprès de lui,
+qui avoit un matras sur le feu pour quelque operation
+chimique, et pour ce jour-là n'en put rien
+tirer d'affirmatif, dont l'impatient Manceau passa
+une nuit fort mauvaise. Le jour suivant, il entra
+dans la chambre de l'opérateur, qui etoit encore
+dans le lit. Inezille le trouva fort mauvais; car
+elle n'etoit plus d'âge à sortir de son lit fraîche
+comme une rose, et elle avoit besoin tous les
+matins d'être longtemps enfermée en particulier,
+devant que d'être en etat de paroître en public.
+Elle se coula donc dans un petit cabinet, suivie
+de sa servante Morisque, qui lui porta toutes ses
+munitions d'amour<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a>
+<a href="#footnote321"><sup class="sml">321</sup></a>, et cependant Ragotin remit
+le sieur Ferdinandi sur la magie, et le sieur Ferdinandi
+s'ouvrit plus qu'il n'avoit fait, mais sans
+lui vouloir rien promettre. Ragotin lui voulut
+donner des marques de sa largesse. Il fit fort bien
+apprêter le dîner, et y convia les comediens et les
+comediennes. Je ne vous dirai point les particularités
+du repas; vous sçaurez seulement qu'on
+s'y rejouit beaucoup et qu'on y mangea de grande
+force. Après dîner, Inezille fut priée par le Destin
+et les comediennes de leur dire quelque historiette
+espagnole de celles qu'elle composoit ou
+traduisoit tous les jours, à l'aide du divin<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a>
+<a href="#footnote322"><sup class="sml">322</sup></a> Roquebrune,
+qui lui avoit juré par Apollon et les neuf
+Soeurs qu'il lui apprendroit dans six mois toutes
+les grâces et les finesses de notre langue. Inezille
+ne se fit point prier, et, tandis que Ragotin
+fit la cour au magicien Ferdinandi, elle lut d'un
+ton de voix charmant la Nouvelle que vous allez
+lire dans le suivant chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote318"
+name="footnote318"><b>Note 318: </b></a><a href="#footnotetag318">
+(retour) </a> À cette époque, la réputation de Corneille avoit entièrement,
+et depuis long-temps, triomphé des premières attaques,
+et le public ne se souvenoit plus des critiques de
+l'Académie, de Mairet, de Scudéry et de Claveret. Corneille
+n'étoit plus alors que <i>l'admirable</i>, <i>l'inimitable</i> et <i>l'incomparable</i>;
+son nom ne paroissoit guère sans être escorté de ces
+épithètes, qui sembloient en être devenues partie intégrante.
+V. encore Rom. com., III, 8. On peut lire, dans <i>la Prétieuse,
+ou le mystère des ruelles</i>, de l'abbé de Pure, un curieux
+éloge du même poète, qui vient à l'appui de notre remarque.
+(I, p. 357).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote319"
+name="footnote319"><b>Note 319: </b></a><a href="#footnotetag319">
+(retour) </a> Ce nom de <i>comédie</i> s'appliquoit, même encore long-temps
+après Corneille, comme un terme générique, aux
+pièces de théâtre, sans en excepter les tragédies proprement
+dites. On le trouve en ce sens dans Mme de Sévigné: «Les
+<i>comédies</i> de Corneille, dit le P. Bouhours, ont un caractère
+romain et je ne sais quoi d'héroïque; les <i>comédies</i> de Racine
+ont quelque chose de fort touchant, etc.» Du reste, quoique
+<i>Nicomède</i> ait porté dès son origine le titre de tragédie, le
+ton général et le caractère de cette pièce, qui ne renferme
+pas de catastrophe tragique, sont plutôt d'une comédie
+héroïque que d'une tragédie: on sait, sans parler du rôle
+de Prusias, que celui du héros principal n'est autre chose
+que le caractère du railleur mis en scène. Aussi, quand on
+reprit <i>Nicomède</i> pour la première fois, après plus de quatre-vingts
+ans d'interruption, en 1756, les acteurs ne lui donnèrent
+d'abord que le titre de tragi-comédie. Du reste,
+Scarron se trouve ici d'accord, probablement sans s'en douter,
+pour le nom qu'il donne à cette pièce, avec les principes
+exposés par Corneille lui-même dans son <i>Epître dédicatoire</i>
+de don <i>Sanche d'Aragon</i>, où, expliquant pourquoi
+il a intitulé cet ouvrage <i>comédie</i> héroïque, il en prend occasion
+de développer ce qui fait, suivant lui, la base essentielle
+et la différence constitutive de la tragédie et de la
+comédie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote320"
+name="footnote320"><b>Note 320: </b></a><a href="#footnotetag320">
+(retour) </a> Epithète savante et prétentieuse, tirée de deux mots
+grecs ([Greek: span ageirein]), dont s'affubloient les médecins <i>chimiques</i>
+qui n'étoient pas de la Faculté, à l'encontre des médecins
+<i>galéniques</i>.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i20"> Le trop lent <i>galénique</i>,</p>
+<p>Le chimique trop prompt, l'impudent <i>spagirique</i>,</p>
+<p>Auront chacun leur dupe, et, par divers chemins,</p>
+<p>Feront expérience aux frais des corps humains.</p>
+
+<p class="i20"> (Sénecé, <i>Les trav. d'Apollon</i>, sat.)</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote321"
+name="footnote321"><b>Note 321: </b></a><a href="#footnotetag321">
+(retour) </a> Voir, sur ces <i>medicamenta faciei</i>, dont usoient les dames
+du 17e siècle autant que celles du nôtre, un endroit du
+<i>Roman satyrique</i> de Jean de Lannel, 1624 (l. II, p. 194 et
+suiv.).--V. aussi, dans Scarron, <i>l'Héritier ridicule</i> (V. 1), un
+passage qui semble fait exprès pour cette note:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Blanc, perles, coques d'oeufs, lard et pieds de mouton,</p>
+<p class="i10">Baume, lait virginal, et cent mille autres drogues,</p>
+<p class="i10">De testes sans cheveux, aussi razes que gogues,</p>
+<p class="i10">Font des miroirs d'amour, de qui les faux appas</p>
+<p class="i10">Estallent des beautez qu'ils ne possèdent pas.</p>
+<p class="i10">On les peut appeler visages de moquette:</p>
+<p class="i10">Un tiers de leur personne est dessous la toilette,</p>
+<p class="i10">L'autre dans les patins; le pire est dans le lit;</p>
+</div></div>
+
+<p>et Molière, <i>Préc. rid.</i>, IV, sans parler de quelques ouvrages
+plus autorisés sur la matière, tels que le <i>Parfumeur françois</i>,
+de Simon Barbe, 1693, etc.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote322"
+name="footnote322"><b>Note 322: </b></a><a href="#footnotetag322">
+(retour) </a> On prodiguoit alors cette épithète aux poètes, surtout
+dans les madrigaux, odes et sonnets qu'on leur adressoit
+pour être insérés en tête de leurs oeuvres. Le duc de Saint-Aignan,
+flatté d'avoir été nommé dans la <i>Légende de Bourbon</i>,
+traita Scarron lui-même de <i>divin</i> dans une épître en
+vers. Ailleurs Mlle Descars lui parle de sa <i>divine</i> plume.
+(<i>Oeuvr. de Scarr.</i>, rec. de 1648.)</blockquote>
+<a name="cb19" id="cb19"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Les deux Frères rivaux.</i><a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a>
+<a href="#footnote323"><sup class="sml">323</sup></a></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>orothée et Feliciane de Montsalve
+etoient les deux plus aimables filles de
+Seville, et, quand elles ne l'eussent pas
+été, leur bien et leur condition les
+eussent fait rechercher de tous les cavaliers qui
+avoient envie de se bien marier. Dom Manuel,
+leur père, ne s'etoit point encore declaré en faveur
+de personne, et Dorothée, sa fille, qui, comme
+aînée, devoit être mariée devant sa soeur, avoit
+comme elle si bien menagé ses regards et ses
+actions, que le plus presomptueux de ses pretendans
+avoit encore à douter si ses promesses
+amoureuses en etoient bien ou mal reçues. Cependant
+ces belles filles n'alloient point à la
+messe sans un cortége d'amans bien parés; elles
+ne prenoient point d'eau benite que plusieurs
+mains, belles ou laides, ne leur en offrissent à
+la fois; leurs beaux yeux ne se pouvoient lever
+de dessus leurs livres de prières qu'ils ne se
+trouvassent le centre de je ne sais combien de
+regards immoderés, et elles ne faisoient pas un
+pas dans l'eglise qu'elles n'eussent des reverences
+à rendre. Mais si leur merite leur causoit
+tant de fatigues dans les lieux publics et dans les
+eglises, il leur attiroit souvent devant les fenêtres
+de la maison de leur père des divertissemens qui
+leur rendoient supportable la sevère clôture à
+quoi les obligeoient leur sexe et la coutume de
+la nation. Il ne se passoit guère de nuit qu'elles ne
+fussent regalées de quelque musique, et l'on
+couroit fort souvent la bague devant leurs fenêtres,
+qui donnoient sur une place publique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote323"
+name="footnote323"><b>Note 323: </b></a><a href="#footnotetag323">
+(retour) </a> Traduite librement de la première nouvelle des <i>Alivios
+de Cassandra</i>, intitulée: <i>La confusion de una noche</i>. V. notre
+notice en tête du volume.</blockquote>
+
+<p>Un jour, entre autres, un etranger s'y fit admirer
+par son adresse sur tous les cavaliers de la
+ville, et fut remarqué pour un homme parfaitement
+bien fait par les deux belles soeurs. Plusieurs
+cavaliers de Seville, qui l'avoient connu
+en Flandre, où il avoit commandé un regiment de
+cavalerie, le convièrent de courir la bague avec
+eux; ce qu'il fit habillé à la soldate. À quelques
+jours de là, on fit dans Seville la ceremonie de sacrer
+un evêque. L'etranger, qui se faisoit appeler dom
+Sanche de Sylva, se trouva dans l'eglise où se
+faisoit la ceremonie, avec les plus galans de Seville,
+et les belles soeurs de Monsalve s'y trouvèrent
+aussi, entre plusieurs dames deguisées
+comme elles à la mode de Seville, avec une mante
+de grosse etoffe et un petit chappeau couvert de
+plumes sur la tête. Dom Sanche se trouva par
+hasard entre les deux belles soeurs et une dame,
+qu'il accosta, mais qui le pria civilement de ne
+parler point à elle et de laisser libre la place qu'il
+occupoit à une personne qu'elle attendoit. Dom
+Sanche lui obéit, et, s'approchant de Dorothée
+de Montsalve, qui étoit plus près de lui que sa
+soeur et qui avoit vu ce qui s'étoit passé entre
+cette dame et lui: «J'avois espéré, lui dit-il,
+qu'etant etranger, la dame à qui j'ai voulu parler
+ne me refuseroit pas sa conversation; mais elle
+m'a puni d'avoir cru trop temerairement que la
+mienne n'etoit pas à mepriser. Je vous supplie,
+continua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur
+qu'elle pour un etranger qu'elle vient de maltraiter,
+et, pour la gloire des dames de Seville, de
+lui donner sujet de se louer de leur bonté.--Vous
+m'en donnez un bien grand de vous traiter
+aussi mal qu'a fait cette dame, lui repondit Dorothée,
+puisque vous n'avez recours à moi qu'à
+son refus; mais, afin que vous n'ayez pas à vous
+plaindre des dames de mon pays, je veux bien
+ne parler qu'avec vous tant que durera la ceremonie,
+et par là vous jugerez que je n'ai point
+donné ici de rendez-vous à personne.--C'est
+de quoi je suis etonné, faite comme vous êtes,
+lui dit dom Sanche, et il faut que vous soyez
+bien à craindre ou que les galans de cette ville
+soient bien timides, ou plutôt que celui dont
+j'occupe le poste soit absent.--Et pensez-vous,
+lui dit Dorothée, que je sçache si peu comment il
+faut aimer qu'en l'absence d'un galant je ne
+m'empêchasse pas bien d'aller en une assemblée
+où je le trouverois à redire? Ne faites pas une autre
+fois un si mauvais jugement d'une personne que
+vous ne connoissez pas.--Vous connoîtriez bien,
+répliqua dom Sanche, que je juge de vous plus
+avantageusement que vous ne pensez, si vous
+me permettiez de vous servir autant que mon
+inclination m'y porte.--Nos premiers mouvemens
+ne sont pas toujours bons à suivre, lui dit
+Dorothée, et de plus il se trouve une grande
+difficulté dans ce que vous me proposez.--Il
+n'y en a point que je ne surmonte pour meriter
+d'être à vous, lui repartit dom Sanche.--Ce
+n'est pas un dessein de peu de jours, lui repondit
+Dorothée; vous ne songez peut-être pas que
+vous ne faites que passer par Seville, et peut-être
+ne sçavez-vous pas aussi que je ne trouverois pas
+bon qu'on ne m'aimât qu'en passant.--Accordez-moi
+seulement ce que je vous demande, lui
+dit-il, et je vous promets que je serai dans Seville
+toute ma vie.--Ce que vous me dites là est
+bien galant, repartit Dorothée, et je m'etonne
+fort qu'un homme qui sçait dire de pareilles choses
+n'ait point encore ici choisi de dame à qui il
+pût debiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne
+croit point qu'elles en valent la peine?--C'est
+plutôt qu'il se defie de ses forces, lui dit dom
+Sanche.--Repondez-moi precisément à ce que
+je vous demande, lui dit Dorothée, et m'apprenez
+confidemment celle de nos dames qui auroit
+le pouvoir de vous arrêter dans Seville.--Je
+vous ai dejà dit que vous m'y arrêteriez si vous
+vouliez, lui repondit dom Sanche.--Vous ne
+m'avez jamais vue, lui dit Dorothée; declarez-vous
+donc sur quelque autre.--Je vous avouerai
+donc, puisque vous me l'ordonnez, lui dit
+dom Sanche, que, si Dorothée de Montsalve avoit
+autant d'esprit que vous, je croirois un homme
+heureux dont elle estimeroit le merite et souffriroit
+les soins.--Il se trouve dans Seville plusieurs
+dames qui l'egalent et même qui la surpassent,
+lui dit Dorothée; mais, ajouta-t-elle,
+n'avez-vous point ouï dire qu'entre ses galans il
+s'en trouvât quelqu'un qu'elle favorisât plus que
+les autres?--Comme je me suis vu fort eloigné
+de la meriter, lui dit dom Sanche, je ne me suis
+pas beaucoup mis en peine de m'informer de ce
+que vous dites.--Pourquoi ne la meriteriez-vous
+pas aussitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée.
+Le caprice des dames est quelquefois
+étrange, et souvent le premier abord d'un nouveau
+venu fait plus de progrès que plusieurs années
+de service des galans qui sont tous les jours
+devant leurs yeux.--Vous vous defaites de moi
+adroitement, dit dom Sanche, en me donnant
+courage d'en aimer une autre que vous, et je
+vois bien par là que vous ne considéreriez guère
+les services d'un nouveau galant, au prejudice
+de celui avec qui il y a longtemps que vous êtes
+engagée.--Ne vous mettez pas cela dans l'esprit,
+lui repondit Dorothée, et croyez plutôt que
+je ne suis pas assez facile à persuader par une
+simple cajolerie pour croire la vôtre l'effet d'une
+inclination naissante, et même ne m'ayant jamais
+vue.--S'il ne manque que cela à la declaration
+d'amour que je vous fais pour la rendre recevable,
+repartit dom Sanche, ne vous cachez pas
+davantage à un étranger qui est déjà charmé de
+votre esprit.--Le vôtre ne le seroit pas de mon
+visage, lui repondit Dorothée.--Ah! vous ne
+pouvez être que fort belle, repliqua dom Sanche,
+puisque vous avouez si franchement que
+vous ne l'êtes pas, et je ne doute plus à cette
+heure que vous ne vous vouliez défaire de moi
+parceque je vous ennuie, ou que toutes les places
+de votre coeur ne soient dejà prises. Il n'est donc
+pas juste, ajouta-t-il, que la bonté que vous
+avez eue à me souffrir se lasse davantage, et je
+ne veux pas vous laisser croire que je n'aie eu
+dessein que de passer mon temps, lorsque je
+vous offrois tout celui de ma vie.--Pour vous
+témoigner, lui dit Dorothée, que je ne veux pas
+avoir perdu celui que j'ai employé à m'entretenir
+avec vous, je serai bien aise de ne m'en separer
+point que je ne sache qui vous êtes.--Je ne
+puis faillir en vous obeissant. Sachez donc, aimable
+inconnue, lui dit-il, que je porte le nom de
+Sylva, qui est celui de ma mère; que mon père
+est gouverneur de Quito dans le Perou, que je
+suis dans Seville par son ordre, et que j'ai passé
+toute ma vie en Flandre, où j'ai merité des plus
+beaux emplois de l'armée et une commanderie
+de Sainte-Jacques. Voilà en peu de paroles ce que
+je suis, continua-t-il, et il ne tiendra desormais
+qu'à vous que je ne vous puisse faire sçavoir, en
+un lieu moins public, ce que je veux être toute
+ma vie.--Ce sera le plus tôt que je pourrai,
+lui dit Dorothée, et cependant, sans vous mettre
+en peine de me connoître davantage, si vous ne
+voulez vous mettre en danger de ne me connoître
+jamais, contentez-vous de savoir que je suis
+de qualité et que mon visage ne fait pas peur.»</p>
+
+<p>Dom Sanche la quitta, lui faisant une profonde
+reverence, et alla joindre un grand nombre de
+galans à louer qui s'entretenoient ensemble. Quelques
+dames tristes, de celles qui sont toujours
+en peine de la conduite des autres et fort en repos
+de la leur, qui se font d'elles-mêmes arbitres
+du mal et du bien, quoiqu'on puisse faire des
+gageures sur leur vertu comme sur tout ce qui
+n'est pas bien averé, et qui croient qu'avec un
+peu de rudesse brutale et de grimace devote
+elles ont de l'honneur à revendre, quoique l'enjoûment
+de leur jeunesse ait eté plus scandaleux
+que le chagrin de leurs rides n'a eté de bon exemple,
+ces dames donc, le plus souvent de connoissance
+très courte, diront ici que mademoiselle
+Dorothée est pour le moins une etourdie, non
+seulement d'avoir si brusquement fait de si grandes
+avances à un homme qu'elle ne connoissoit
+que de vue, mais aussi d'avoir souffert qu'on lui
+parlât d'amour, et que, si une fille sur qui elles
+auroient du pouvoir en avoit fait autant, elle
+ne seroit pas un quart d'heure dans le monde.
+Mais que les ignorantes sachent que chaque pays
+a ses coutumes particulières, et que, si en France
+les femmes, et même les filles, qui vont partout
+sur leur bonne foi, s'offensent, ou du moins le
+doivent faire, de la moindre declaration d'amour,
+qu'en Espagne, où elles sont resserrées comme
+des religieuses, on ne les offense point de leur
+dire qu'on les aime, quand celui qui le leur diroit
+n'auroit pas de quoi se faire aimer. Elles font bien
+davantage: ce sont toujours presque les dames
+qui font les premières avances, et qui sont les premières
+prises, parcequ'elles sont les dernières à
+être vues des galans qu'elles voient tous les jours
+dans les églises, dans le cours, et de leurs balcons
+et jalousies<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a>
+<a href="#footnote324"><sup class="sml">324</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote324"
+name="footnote324"><b>Note 324: </b></a><a href="#footnotetag324">
+(retour) </a> C'est du moins ainsi que les choses se passent presque
+toujours dans les romans, nouvelles et drames espagnols ou
+imités de l'espagnol.</blockquote>
+
+<p>Dorothée fit confidence à sa soeur Feliciane de
+la conversation qu'elle avoit eue avec dom Sanche,
+et lui avoua que cet etranger lui plaisoit davantage
+que tous les cavaliers de Seville; et sa soeur
+approuva fort le dessein qu'elle avoit fait sur sa
+liberté. Les deux belles soeurs moralisèrent longtemps
+sur les priviléges avantageux qu'avoient
+les hommes par dessus les femmes, qui n'etoient
+presque jamais mariées qu'au choix de leurs parens,
+qui n'etoit pas toujours à leur gré, au lieu
+que les hommes se pouvoient choisir des femmes
+aimables. «Pour moi, disoit Dorothée à sa
+soeur, je suis bien assurée que l'amour ne me fera
+jamais rien faire contre mon devoir; mais je suis
+aussi bien resolue de ne me marier jamais avec
+un homme qui ne possedera pas lui seul tout ce
+que j'aurois à chercher en plusieurs autres, et
+j'aime bien mieux passer ma vie dans un couvent
+qu'avec un mari que je ne pourrois pas aimer.»
+Feliciane dit à sa soeur qu'elle avoit pris cette
+resolution-là aussi bien qu'elle, et elles s'y fortifièrent
+l'une l'autre par tous les raisonnemens que
+leurs beaux esprits leur fournirent sur ce sujet.</p>
+
+<p>Dorothée trouvoit de la difficulté à tenir à dom
+Sanche la parole qu'elle lui avoit donnée de se
+faire connoître à lui, et elle en temoignoit à sa
+soeur beaucoup d'inquietude; mais Feliciane, qui
+etoit heureuse à trouver des expediens, fit souvenir
+à sa soeur qu'une dame de leurs parentes, et
+de plus de leurs intimes amies (car toutes les parentes
+n'en sont pas)<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a>
+<a href="#footnote325"><sup class="sml">325</sup></a>, la serviroit de tout son
+coeur dans une affaire où il y alloit de son repos.
+«Vous sçavez bien, lui disoit cette bonne soeur, la
+plus commode du monde, que Marine, qui nous
+a servies si long-temps, est mariée à un chirurgien
+qui loue de notre parente une petite maison
+jointe à la sienne, et que les deux maisons ont
+une entrée l'une dans l'autre. Elles sont dans un
+quartier eloigné, et quand on remarqueroit que
+nous irions visiter notre parente plus souvent que
+nous n'aurions jamais fait, on ne prendra pas
+garde que ce dom Sanche entre chez un chirurgien,
+outre qu'il y peut entrer de nuit et deguisé.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote325"
+name="footnote325"><b>Note 325: </b></a><a href="#footnotetag325">
+(retour) </a> Nouvelle allusion probablement à sa belle-mère, et
+sans doute aussi à ses soeurs et à son frère du second lit,
+Madeleine, Claude et Nicolas Scarron, dont il eut beaucoup
+à se plaindre, et contre qui il fut obligé de plaider. V.
+<i>factum</i> ou <i>requête</i>, etc.</blockquote>
+
+<p>Cependant que Dorothée dresse à l'aide de sa
+soeur le plan de son intrigue amoureuse, qu'elle
+dispose sa parente à la servir et instruit Marine
+de ce qu'elle a à faire, dom Sanche songe en son
+inconnue, ne sçait si elle lui a promis de lui faire
+sçavoir de ses nouvelles pour se moquer de lui, et
+la voit tous les jours sans la connoître, ou dans
+les églises, ou à son balcon, recevant les adorations
+de ses galans, qui sont tous de la connoissance
+de dom Sanche, et les plus grands amis qu'il
+ait dans Seville. Il s'habilloit un matin, songeant
+à son inconnue, quand on lui vint dire qu'une
+femme voilée le demandoit. On la fit entrer, et il
+en reçut le billet que vous allez lire:</p>
+
+<h3>BILLET.</h3>
+
+<blockquote><i>Je vous aurois plus tôt fait sçavoir de mes nouvelles
+si je l'avois pu. Si l'envie que vous avez eue de me connoître
+vous dure encore, trouvez-vous, au commencement
+de la nuit, où celle qui vous a donné mon billet
+vous dira, et d'où elle vous conduira où je vous attendrai.</i></blockquote>
+
+<p>Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut. Il
+embrassa avec emportement la bienheureuse ambassadrice,
+et lui donna une chaîne d'or, qu'elle
+prit après quelque petite ceremonie. Elle lui donna
+heure au commencement de la nuit en un lieu
+ecarté, qu'elle lui marqua, où il se devoit rendre
+sans suite, et prit congé de lui, le laissant l'homme
+du monde le plus aise et le plus impatient. Enfin
+la nuit vint: il se trouva à l'assignation embelli et
+parfumé, où l'attendoit l'ambassadrice du matin.
+Il fut introduit par elle dans une petite maison de
+mauvaise mine, et ensuite en un fort bel appartement,
+où il trouva trois dames, toutes le visage
+couvert d'un voile. Il reconnut son inconnue à sa
+taille, et lui fit d'abord des plaintes de ce qu'elle,
+ne levoit pas son voile. Elle ne fit point de façons,
+et sa soeur et elle se decouvrirent au bienheureux
+dom Sanche pour les belles dames de Montsalve.
+«Vous voyez, lui dit Dorothée en ôtant son voile,
+que je disois la verité quand je vous assurois qu'un
+etranger obtenoit quelquefois en un moment ce
+que des galans qu'on voyoit tous les jours ne
+meritoient pas en plusieurs années; et vous seriez,
+ajouta-t-elle, le plus ingrat de tous les hommes
+si vous n'estimiez pas la faveur que je vous fais,
+ou si vous en faisiez des jugemens à mon desavantage.--J'estimerai
+toujours tout ce qui me
+viendra de vous comme s'il me venoit du Ciel,
+lui dit le passionné dom Sanche, et vous verrez
+bien par le soin que j'aurai à me conserver le
+bien que vous me ferez que, si jamais je le perds,
+ce sera plutôt par mon malheur que par ma faute.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">Ils se dirent en peu de temps</p>
+<p class="i16">Tout ce que l'amour nous fait dire</p>
+<p class="i16">Quand il est maître de nos sens.</p>
+</div></div>
+
+<p>La maîtresse du logis et Feliciane, qui sçavoient
+bien vivre, s'etoient eloignées d'une honnête
+distance de nos deux amans, et ainsi ils eurent
+toute la commodité qu'il leur falloit pour
+s'entredonner de l'amour encore plus qu'ils n'en
+avoient, quoiqu'ils en eussent dejà beaucoup, et
+prirent jour pour s'en donner, s'il se pouvoit, encore
+davantage. Dorothée promit à dom Sanche
+de faire ce qu'elle pourroit pour se voir souvent
+avec lui; il l'en remercia le plus spirituellement
+qu'il put; les deux autres dames se mêlèrent en
+même temps dans leur conversation, et Marine les
+fit souvenir de se separer quand il en fut temps.
+Dorothée en fut triste, dom Sanche en changea
+de visage; mais il fallut pourtant se dire adieu.
+Le brave cavalier ecrivit dès le jour suivant à sa
+belle dame, qui lui fit une reponse telle qu'il la
+pouvoit souhaiter. Je ne vous ferai point voir ici
+de leurs billets amoureux, car il n'en est point
+tombé entre mes mains. Ils se virent souvent
+dans le même lieu et de la même façon qu'ils s'etoient
+vus la première fois, et vinrent à s'aimer
+si fort, que, sans repandre leur sang comme Pirame
+et Tisbé, ils ne leur en durent guère en tendresse
+impetueuse.</p>
+
+<p>On dit que l'amour, le feu et l'argent ne se
+peuvent long-temps cacher. Dorothée, qui avoit
+son galant etranger dans la tête, n'en pouvoit
+parler petitement, et elle le mettoit si haut au
+dessus de tous les gentilshommes de Seville, que
+quelques dames qui avoient leurs interêts cachés
+aussi bien qu'elle, et qui l'entendoient incessamment
+parler de dom Sanche et l'elever au mepris
+de ce qu'elles aimoient, y prirent garde et s'en
+piquèrent. Feliciane l'avoit souvent avertie en
+particulier d'en parler avec plus de retenue, et
+cent fois, en compagnie, quand elle la voyoit se
+laisser emporter au plaisir qu'elle prenoit de parler
+de son galant, lui avoit marché sur les pieds
+jusqu'à lui faire mal. Un cavalier amoureux de
+Dorothée en fut averti par une dame de ses intimes
+amies, et n'eut point de peine à croire que
+Dorothée aimoit dom Sanche, parcequ'il se souvint
+que depuis que cet etranger etoit dans Séville,
+les esclaves de cette belle fille, desquels il
+etoit le plus enchaîné, n'en avoient pas reçu le
+moindre petit regard favorable. Ce rival de dom
+Sanche etoit riche, de bonne maison, et etoit
+agreable de dom Manuel, qui ne pressoit pourtant
+pas sa fille de l'epouser, à cause que toutes les
+fois qu'il lui en parloit elle le conjuroit de ne la
+marier pas si jeune. Ce cavalier (je me viens de
+souvenir qu'il s'appeloit dom Diègue) voulut s'assurer
+davantage de ce qu'il ne faisoit encore que
+soupçonner. Il avoit un valet de chambre de ceux
+qu'on appelle braves garçons, qui ont d'aussi
+beau linge que leurs maîtres ou qui portent le
+leur, qui font les modes entre les autres valets,
+et qui en sont autant enviés qu'estimés des servantes.
+Ce valet se nommoit Gusman, et, ayant
+eu du ciel une demi-teinture de poesie, faisoit la
+plupart des romances de Seville<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a>
+<a href="#footnote326"><sup class="sml">326</sup></a>, ce qui est à
+Paris des chansons de Pont-Neuf<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a>
+<a href="#footnote327"><sup class="sml">327</sup></a>; il les chantoit
+sur sa guitare, et ne les chantoit pas toutes
+unies et sans y faire de la broderie des lèvres ou
+de la langue. Il dansoit la sarabande, n'etoit jamais
+sans castagnettes, avoit eu envie d'être comedien,
+et faisoit entrer dans la composition de
+son merite quelque bravoure, mais, pour vous
+dire les choses comme elles sont, un peu filoutière.
+Tous ces beaux talens, joints à quelque éloquence
+de memoire que lui avoit communiquée
+celle de son maître, l'avoient rendu sans contredit
+le blanc<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a>
+<a href="#footnote328"><sup class="sml">328</sup></a> (si je l'ose ainsi dire) de tous les desirs
+amoureux des servantes qui se croyoient aimables<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a>
+<a href="#footnote329"><sup class="sml">329</sup></a>.
+Dom Diègue lui commanda de se radoucir,
+pour Isabelle, jeune fille qui servoit les dames
+de Montsalve. Il obeit à son maître. Isabelle
+s'en aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de
+Gusman, qu'elle aima en peu de temps, et qui, de
+son côté, vint aussi à l'aimer et à continuer tout
+de bon ce qu'il n'avoit commencé que pour obeir
+à son maître. Si Gusman eveilloit la convoitise
+des servantes de la plus grande ambition, Isabelle
+etoit un parti avantageux pour le valet d'Espagne
+qui eût eu les pensées les plus hautes.
+Elle etoit aimée de ses maîtresses, qui etoient
+fort liberales, et avoit quelque bien à attendre de
+son père, qui etoit un honnête artisan. Gusman
+songea donc serieusement à être son mari; elle
+l'agrea pour tel; ils se donnèrent mutuellement
+la foi de mariage, et vecurent depuis ensemble
+comme s'ils eussent eté mariés. Isabelle avoit
+bien du deplaisir de ce que Marine, la femme du
+chirurgien chez qui Dorothée et dom Sanche se
+voyoient secrètement, et qui avoit servi sa maîtresse
+devant elle, etoit encore sa confidente dans
+une affaire de cette nature, où la liberalité d'un
+amant se faisoit toujours paroître. Elle avoit eu
+connoissance de la chaîne d'or que dom Sanche
+avoit donnée à Marine, de plusieurs autres presens
+qu'il lui avoit faits, et s'imaginoit qu'elle
+en avoit reçu bien d'autres. Elle en haïssoit Marine
+à mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la
+belle fille etoit un peu interessée. Il ne faut donc
+pas s'etonner si, à la première prière que lui fit
+Gusman de lui avouer s'il etoit vrai que Dorothée
+aimât quelqu'un, elle fit part du secret de sa maîtresse
+à un homme à qui elle s'etoit donnée tout
+entière. Elle lui apprit tout ce qu'elle savoit de
+l'intrigue de nos jeunes amans, et exagera long-temps
+la bonne fortune de Marine, que dom
+Sanche enrichissoit, et ensuite pesta contre elle
+d'emporter ainsi des profits qui etoient mieux
+dus à une servante de la maison. Gusman la pria
+de l'avertir du jour que Dorothée se trouveroit
+avec son galant. Elle le fit, et il ne manqua pas
+d'en avertir son maître, à qui il apprit tout ce
+qu'il avoit appris de la peu fidèle Isabelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote326"
+name="footnote326"><b>Note 326: </b></a><a href="#footnotetag326">
+(retour) </a> L'Andalousie, et en particulier Séville, sa capitale, furent
+de tout temps, dans la réalité comme dans les romans et
+la poésie, l'asile favori de la bohème espagnole, des vagabonds
+et joueurs de guitare. Ce n'est pas sans raison
+que Beaumarchais en a fait le séjour de son Figaro, et que
+la même ville est restée le lieu privilégié des sérénades dans
+toutes les romances. Il y avoit surtout le faubourg Triana,
+qui, à peu près comme notre Pont-Neuf, étoit le centre de
+réunion de ces personnages, le quartier-général de leurs
+tours, de leurs exercices de toutes sortes et de leurs vols.
+Dans la Nouvelle de Cervantes intitulée: <i>Rinconet et Cortadille</i>,
+qui «contient toutes les ruzes et les subtilitez des
+plus fins et des plus madrez coupeurs de bourses» (trad.
+de Rosset), le lieu de la scène est à Séville. Cette nouvelle
+peut même nous donner une idée de ce que Scarron appelle
+les romances de Séville (qu'il compare d'ailleurs aux chansons
+du Pont-Neuf; voir la note suiv.), par les chants populaires
+que Cervantes fait exécuter à ses voleurs et à ses
+vagabonds, s'accompagnant, l'un d'un balai de palme verte
+en guise de violon, l'autre d'un patin sur lequel il frappe
+comme sur un tambour, un autre encore de fragments de
+plats qui lui servent de castagnettes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote327"
+name="footnote327"><b>Note 327: </b></a><a href="#footnotetag327">
+(retour) </a> Les écrivains comiques et satyriques du temps, Sorel,
+Cyrano, Scarron, d'Assoucy, Boileau, Saint-Amant, Naudé
+dans le <i>Mascurat</i>, Tallemant, etc., etc., font souvent allusion
+aux chantres et poètes du Pont-Neuf, les hôtes quotidiens
+du Cheval de bronze. Dès le matin, on entendoit retentir
+les refrains, parmi les cris des marchands de libelles et de
+poésies, qui en étoient quelquefois les auteurs eux-mêmes.
+«Contraint par la nécessité, lit-on dans l'<i>Histoire du poète
+Sibus</i> (recueil en prose de Sercy, 2e v.), il alla encore sur le
+Pont-Neuf chanter quelques chansons qu'il avoit faites.»
+Maillet, le <i>poète crotté</i>, y heurtoit maître Guillaume, et le
+comte de Permission y coudoyoit le Savoyard. Celui-ci (de
+son vrai nom Philippot) étoit le plus célèbre de tous, et il
+chantoit, en bouffonnant et en se faisant accompagner de
+jeunes garçons, tantôt des chansons burlesques de Gautier
+Garguille, tantôt des siennes propres, qu'on a recueillies
+dans un volume curieux. D'Assoucy, dans ses <i>Aventures</i> (p. 247
+et suiv.), donne d'intéressants détails sur ce personnage.
+V. également <i>Dict.</i> de Bayle, édit., 1741, t. 2, p. 249 N.C.
+La muse du Pont-Neuf embouchoit aussi quelquefois la
+trompette pour célébrer à sa manière les événements nationaux.
+Les mots <i>chansons du Pont-Neuf</i> étoient passés en
+proverbe, pour désigner, dit Furetière, «les chansons communes
+qui se chantent parmi le peuple, avec grande facilité
+et sans art.» On dit encore aujourd'hui: un pont-neuf.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote328"
+name="footnote328"><b>Note 328: </b></a><a href="#footnotetag328">
+(retour) </a> C'est-à-dire le but, la cible.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote329"
+name="footnote329"><b>Note 329: </b></a><a href="#footnotetag329">
+(retour) </a> C'est là le type du valet des romans picaresques, tel
+qu'on le retrouve aussi dans quelques pages de <i>Francion</i>,
+dans <i>Gil-Blas</i> et <i>le Mariage de Figaro</i>. Les Crispins et les
+Frontins de notre comédie classique ont également plusieurs
+traits de cette physionomie, comme aussi le Mascarille de
+Molière: «J'ai un certain valet... qui passe, au sentiment
+de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit, etc.»
+(<i>Préc. rid.</i> I.)</blockquote>
+
+<p>Dom Diègue, habillé en pauvre, se posta aupres
+de la porte du logis de Marine la nuit que
+lui marqua son valet, y vit entrer son rival, et,
+à quelque temps de là, arrêter un carrosse devant
+la maison de la parente de Dorothée, d'où cette
+belle fille et sa soeur descendirent, laissant dom Diègue
+dans la rage que vous pouvez vous imaginer.
+Il fit dessein, dès lors, de se delivrer d'un si
+redoutable rival en l'ôtant du monde, s'assura
+d'assassins de louage, attendit dom Sanche plusieurs
+nuits de suite, et enfin le trouva et l'attaqua,
+secondé de deux braves bien armés aussi
+bien que lui. Dom Sanche, de son côté, etoit en
+etat de se bien defendre, et, outre le poignard et
+l'epée, avoit deux pistolets à sa ceinture. Il se
+defendit d'abord comme un lion, et connut bien
+que ses ennemis en vouloient à sa vie et etoient
+couverts à l'epreuve des coups d'epée. Dom Diègue
+le pressoit plus que les autres, qui n'agissoient
+qu'au prix de l'argent qu'ils en avoient
+reçu. Il lâcha quelque temps le pied devant ses
+ennemis pour tirer le bruit du combat loin de la
+maison où etoit sa Dorothée; mais enfin, craignant
+de se faire tuer à force d'être discret, et se
+voyant trop pressé de dom Diègue, il lui tira un
+de ses pistolets et l'etendit par terre demi-mort
+et demandant un prêtre à haute voix. Au bruit du
+coup de pistolet les braves disparurent. Dom
+Sanche se sauva chez lui, et les voisins sortirent
+dans la rue et trouvèrent dom Diègue, qu'ils reconnurent,
+tirant à sa fin, et qui accusa dom
+Sanche de sa mort. Notre cavalier en fut averti
+par ses amis, qui lui dirent que, quand la justice
+ne le chercheroit pas, les parens de dom Diègue
+ne laisseroient pas la mort de leur parent impunie,
+et tâcheroient assurément de le tuer, en quelque
+lieu qu'ils le trouvassent. Il se retira donc
+dans un couvent, d'où il fit savoir de ses nouvelles
+à Dorothée, et donna ordre à ses affaires
+pour pouvoir sortir de Seville quand il le pourroit
+faire sûrement.</p>
+
+<p>La justice cependant fit ses diligences, chercha
+dom Sanche et ne le trouva point. Après que
+la première ardeur des poursuites fut passée, et
+que tout le monde fut persuadé qu'il s'etoit sauvé,
+Dorothée et sa soeur, sous un pretexte de devotion,
+se firent mener par leur parente dans le
+couvent où s'etoit retiré dom Sanche, et là, par
+l'entremise d'un bon père, les deux amans se virent
+dans une chapelle, se promirent une fidelité
+à toutes epreuves, et se separèrent avec tant de
+regret, et se dirent des choses si pitoyables, que
+sa soeur, sa parente et le bon religieux, qui en
+furent temoins, en pleurèrent, et en ont toujours
+pleuré depuis toutes les fois qu'ils y ont songé.
+Il sortit deguisé de Seville, et laissa, devant que
+de partir, des lettres au facteur de son père, pour
+les lui faire tenir aux Indes. Par ces lettres, il lui
+faisoit savoir l'accident qui l'obligeoit à s'absenter
+de Seville, et qu'il se retiroit à Naples. Il y
+arriva heureusement, et fut bien venu auprès du
+vice-roi, à qui il avoit l'honneur d'appartenir.
+Quoiqu'il en reçût toutes sortes de faveurs, il
+s'ennuya dans la ville de Naples pendant une
+année entière, puisqu'il n'avoit point de nouvelles
+de Dorothée.</p>
+
+<p>Le vice-roi arma six galères qu'il envoya en
+course contre le Turc. Le courage de dom Sanche
+ne lui laissa pas negliger une si belle occasion
+de l'exercer, et celui qui commandoit ces
+galères le reçut dans la sienne et le logea dans
+la chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un
+homme de sa condition et de son merite. Les six
+galères de Naples en trouvèrent huit turques
+presque à la vue de Messine et n'hesitèrent point
+à les attaquer. Après un long combat, les chretiens
+prirent trois galères ennemies et en coulèrent
+deux à fond. La patronne des galères chretiennes
+s'étoit attachée à celle des Turcs, qui,
+pour être mieux armée que les autres, avoit fait
+aussi plus de resistance. La mer cependant etoit
+devenue grosse, et l'orage s'etoit augmenté si
+furieusement, qu'enfin les chretiens et les Turcs
+songèrent moins à s'entrenuire qu'à se garantir
+de l'orage. On deprit donc de part et d'autre
+les crampons de fer dont les galères avoient eté
+accrochées, et la patronne turque s'eloigna de la
+chretienne dans le temps que le trop hardi dom
+Sanche s'etoit jeté dedans et n'avoit été suivi de
+personne. Quand il se vit lui seul au pouvoir des
+ennemis, il prefera la mort à l'esclavage, et, au
+hasard de tout ce qui en pourroit arriver, se
+lança dans la mer, esperant en quelque façon,
+comme il etoit grand nageur, de gagner à la nage
+les galères chretiennes; mais le mauvais temps
+empêcha qu'il n'en fût aperçu, quoique le general
+chretien, qui avoit été temoin de l'action de
+dom Sanche, et qui se desesperoit de sa perte,
+qu'il croyoit inevitable, fît revirer sa galère du
+côté qu'il s'etoit jeté dans la mer. Dom Sanche
+cependant fendoit les vagues de toute la force de
+ses bras, et après avoir nagé quelque temps vers
+la terre, où le vent et la marée le portoient, il
+trouva heureusement une planche des galères
+turques que le canon avoit brisées, et se servit
+utilement de ce secours, venu à propos, qu'il crut
+que le ciel lui avoit envoyé. Il n'y avoit pas plus
+d'une lieue et demie du lieu où le combat s'etoit
+fait jusqu'à la côte de Sicile, et dom Sanche y
+aborda plus vite qu'il ne l'esperoit, aidé comme
+il etoit du vent et de la marée. Il prit terre sans
+se blesser contre le rivage, et après avoir remercié
+Dieu de l'avoir tiré d'un peril si evident, il
+alla plus avant en terre, autant que sa lassitude
+le put permettre, et d'une eminence qu'il monta
+aperçut un hameau habité de pêcheurs, qu'il
+trouva les plus charitables du monde. Les efforts
+qu'il avoit faits pendant le combat, qui l'avoient
+fort echauffé, et ceux qu'il avoit faits dans
+la mer, et le froid qu'il y avoit souffert et ensuite
+dans ses habits mouillés, lui causèrent une violente
+fièvre qui lui fit longtemps garder le lit;
+mais enfin il guerit sans y faire autre chose que
+de vivre de regime. Pendant sa maladie, il fit
+dessein de laisser tout le monde dans la croyance
+qu'on devoit avoir de sa mort, pour n'avoir plus
+tant à se garder de ses ennemis les parens de
+dom Diègue, et pour eprouver la fidelité de Dorothée.</p>
+
+<p>Il avoit fait grande amitié en Flandre avec un
+marquis sicilien, de la maison de Montalte, qui
+s'appeloit Fabio. Il donna ordre à un pêcheur
+de s'informer s'il etoit à Messine, où il savoit
+qu'il demeuroit, et ayant sçu qu'il y etoit, il y alla
+en habit de pêcheur, et entra la nuit chez ce
+marquis, qui l'avoit pleuré avec tous ceux qui
+avoient été affligés de sa perte. Le marquis Fabio
+fut ravi de retrouver un ami qu'il avoit cru perdu.
+Dom Sanche lui apprit de quelle façon il s'etoit
+sauvé, et lui conta son aventure de Seville, sans
+lui cacher la violente passion qu'il avoit pour
+Dorothée. Le marquis sicilien s'offrit d'aller en
+Espagne, et même d'enlever Dorothée, si elle y
+consentoit, et de l'amener en Sicile. Dom Sanche
+ne voulut pas recevoir de son ami de si perilleuses
+marques d'amitié; mais il eut une extrême
+joie de ce qu'il vouloit bien l'accompagner en
+Espagne. Sanchez, valet de dom Sanche, avoit
+été si affligé de la perte de son maître, que, quand
+les galères de Naples vinrent se rafraîchir à Messine,
+il entra dans un couvent pour y passer le
+reste de ses jours. Le marquis Fabio l'envoya
+demander au superieur, qui l'avoit reçu à la recommandation
+de ce seigneur sicilien, et qui ne
+lui avoit pas encore donné l'habit de religieux.
+Sanchez pensa mourir de joie quand il revit son
+cher maître, et ne songea plus à retourner dans
+son couvent. Dom Sanche l'envoya en Espagne
+preparer ses voies et pour lui faire savoir des
+nouvelles de Dorothée, qui cependant avoit cru
+avec tout le monde que dom Sanche etoit mort.
+Le bruit en alla jusqu'aux Indes; le père de dom
+Sanche en mourut de regret et laissa à un autre
+fils qu'il avoit quatre cent mille ecus de bien, à
+condition d'en donner la moitié à son frère si la
+nouvelle de sa mort se trouvoit fausse. Le frère
+de dom Sanche se nommoit dom Juan de Peralte,
+du nom de son père. Il s'embarqua pour l'Espagne,
+avec tout son argent, et arriva à Seville
+un an après l'accident qui y etoit arrivé à dom
+Sanche. Ayant un nom different du sien, il lui fut
+aisé de cacher qu'il fût son frère, ce qu'il lui etoit
+important de tenir secret, à cause du long sejour
+que ses affaires l'obligèrent de faire dans
+une ville où son frère avoit des ennemis. Il vit
+Dorothée et en devint amoureux comme son
+frère; mais il n'en fut pas aimé comme lui. Cette
+belle fille affligée ne pouvoit rien aimer après
+son cher dom Sanche: tout ce que dom Juan de
+Peralte faisoit pour lui plaire l'importunoit, et
+elle refusoit tous les jours les meilleurs partis
+de Seville, que son père, dom Manuel, lui proposoit.</p>
+
+<p>Dans ce temps-là, Sanchez arriva à Seville,
+et, suivant les ordres que lui avoit donnés son
+maître, il voulut s'informer de la conduite de
+Dorothée. Il sçut du bruit de la ville qu'un cavalier
+fort riche, venu depuis peu des Indes, en
+etoit amoureux et faisoit pour elle toutes les galanteries
+d'un amant bien raffiné. Il l'ecrivit à
+son maître et lui fit le mal plus grand qu'il n'etoit,
+et son maître se l'imagina encore plus grand
+que son valet ne le lui avoit fait. Le marquis
+Fabio et dom Sanche s'embarquèrent à Messine
+sur les galères d'Espagne qui y retournoient, et
+arrivèrent heureusement à Saint-Lucar, où ils
+prirent la poste jusqu'à Seville. Ils y entrèrent de
+nuit et descendirent dans le logis que Sanchez
+leur avoit arrêté. Ils gardèrent la chambre le lendemain,
+et la nuit dom Sanche et le marquis Fabio
+allèrent faire la ronde dans le quartier de dom
+Manuel. Ils ouïrent accorder des instrumens sous
+les fenêtres de Dorothée, et ensuite une excellente
+musique, après laquelle une voix seule,
+accompagnée d'un theorbe, se plaignit long-temps
+des rigueurs d'une tigresse deguisée en
+ange. Dom Sanche fut tenté de charger Messieurs
+de la serenade; mais le marquis Fabio l'en empêcha,
+lui representant que c'etoit tout ce qu'il
+pourroit faire si Dorothée avoit paru à son balcon
+pour obliger son rival, ou si les paroles de
+l'air qu'on avoit chanté etoient des remercîmens
+de faveurs reçues plutôt que des plaintes d'un
+amant qui n'etoit pas content. La serenade se
+retira peut-être assez mal satisfaite, et dom Sanche
+et le marquis Fabio se retirèrent aussi.</p>
+
+<p>Cependant Dorothée commençoit à se trouver
+importunée de l'amour du cavalier indien. Son
+père dom Manuel avoit une extrême passion de
+la voir mariée, et elle ne doutoit point que, si cet
+Indien, dom Juan de Peralte, riche et de bonne
+maison comme il etoit, s'offroit à lui pour son
+gendre, il ne fût preferé à tous les autres, et elle
+plus pressée de son père qu'elle n'avoit encore
+eté. Le jour qui suivit la serenade dont le marquis
+Fabio et dom Sanche avoient eu leur part,
+Dorothée s'en entretint avec sa soeur et lui dit
+qu'elle ne pouvoit plus souffrir les galanteries de
+l'Indien, et qu'elle trouvoit étrange qu'il les fît si
+publiques devant que d'avoir fait parler à son
+père. «C'est un procedé que je n'ai jamais approuvé,
+lui dit Feliciane, et, si j'etois en votre
+place, je le traiterois si mal la première fois que
+l'occasion s'en presenteroit, qu'il seroit bientôt
+desabusé de l'esperance qu'il a de vous plaire.
+Pour moi, il ne m'a jamais plu, ajouta-t-elle; il
+n'a point ce bon air qu'on ne prend qu'à la
+Cour<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a>
+<a href="#footnote330"><sup class="sml">330</sup></a>, et la grande depense qu'il fait dans Seville
+n'a rien de poli et rien qui ne sente son
+etranger.» Elle s'efforça ensuite de faire une fort
+desagreable peinture de dom Juan de Peralte,
+ne se souvenant pas qu'au commencement qu'il
+parut dans Seville elle avoit avoué à sa soeur qu'il
+ne lui deplaisoit pas, et que toutes les fois qu'elle
+avoit eu à en parler elle l'avoit fait en le louant
+avec quelque sorte d'emportement. Dorothée, remarquant
+sa soeur si changée, ou qui feignoit de
+l'être, dans les sentimens qu'elle avoit eus autrefois
+pour ce cavalier, la soupçonna d'avoir de
+l'inclination pour lui, autant qu'elle lui vouloit
+faire croire de n'en avoir point, et pour s'en
+eclaircir elle lui dit qu'elle n'etoit point offensée
+des galanteries de dom Juan par l'aversion
+qu'elle eût pour sa personne, et qu'au contraire,
+lui trouvant dans le visage quelque air de celui
+de dom Sanche, il auroit été plus capable de
+lui plaire qu'aucun autre cavalier de Seville, outre
+qu'elle savoit bien qu'etant riche et de bonne
+maison il obtiendroit aisément le consentement
+de son père. «Mais, ajouta-t-elle, je ne puis rien
+aimer après dom Sanche, et, puisque je n'ai pu
+être sa femme, je ne la serai jamais d'un autre, et
+je passerai le reste de mes jours dans un couvent.--Quand
+vous ne seriez pas encore bien resolue
+à un si etrange dessein, lui dit Feliciane, vous ne
+pouvez m'affliger davantage que de me le dire.--N'en
+doutez point, ma soeur, lui repondit Dorothée;
+vous serez bientôt le plus riche parti de
+Seville, et c'est ce qui me faisoit avoir envie de
+voir dom Juan pour lui persuader d'avoir pour
+vous les sentimens d'amour qu'il a pour moi,
+après l'avoir desabusé de l'esperance qu'il a que
+je puisse jamais consentir à l'épouser; mais je
+ne le verrai que pour le prier de ne m'importuner
+plus de ses galanteries, puisque je vois que vous
+avez tant d'aversion pour lui. Et en verité, continua-t-elle,
+j'en ai du deplaisir: car je ne vois
+personne dans Seville avec qui vous puissiez être
+aussi bien mariée que vous le seriez avec lui.--Il
+m'est plus indifferent que haïssable, lui dit Feliciane,
+et si je vous ai dit qu'il me deplaisoit,
+ç'a été plutôt par quelque complaisance que j'ai
+voulu avoir pour vous, que par une veritable aversion
+que j'eusse pour lui.--Avouez plutôt, ma
+chère soeur, lui repondit Dorothée, que vous ne
+me parlez pas ingenuement, et quand vous m'avez
+temoigné peu d'estime pour dom Juan, que
+vous ne vous êtes pas souvenue que vous me
+l'avez quelquefois extrêmement loué, ou que
+vous avez plutôt craint qu'il ne me plût trop, que
+decouvert qu'il ne vous plaisoit guère.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote330"
+name="footnote330"><b>Note 330: </b></a><a href="#footnotetag330">
+(retour) </a> On reconnoît là, appliquée à la cour d'Espagne, l'opinion
+commune à toute la <i>bonne cabale</i> et à la plupart des
+écrivains courtisans du XVIIe siècle. Ce n'étoit pas seulement
+Mascarille qui tenoit «que, hors de Paris, il n'y avoit point
+de salut pour les honnêtes gens.» (<i>Préc. rid.</i>, sc. 10.) Bussy-Rabutin
+a dit de même que partout ailleurs qu'à Versailles
+on devient ridicule.</blockquote>
+
+<p>Feliciane rougit à ces dernières paroles de
+Dorothée et se defit extrêmement. Elle lui dit,
+l'esprit fort troublé, quantité de choses mal arrangées,
+qui la defendirent moins qu'elles ne la
+convainquirent de ce que l'accusoit sa soeur, et
+enfin elle lui confessa qu'elle aimoit dom Juan.
+Dorothée ne desapprouva pas son amour, et lui
+promit de la servir de tout son pouvoir. Dès le
+jour même, Isabelle, qui avoit rompu tout commerce
+avec son Gusman depuis l'accident arrivé
+à dom Sanche, eut ordre de Dorothée d'aller
+trouver dom Juan, de lui porter la clef d'une
+porte du jardin de dom Manuel, et de lui dire
+que Dorothée et sa soeur l'y attendroient, et qu'il
+se rendît à l'assignation à minuit, quand leur
+père seroit couché. Isabelle, qui avoit été gagnée
+de dom Juan, et qui avoit fait ce qu'elle avoit
+pu pour le mettre bien dans l'esprit de sa maîtresse,
+sans y avoir reussi, fut fort surprise de la
+voir si changée et fort aise de porter une bonne
+nouvelle à une personne à qui elle n'en avoit encore
+porté que de mauvaises, et de qui elle avoit
+dejà reçu beaucoup de presens. Elle vola chez
+ce cavalier, qui eût eu peine à croire sa bonne
+fortune, sans la fatale clef du jardin qu'elle lui
+remit entre les mains. Il mit dans les siennes une
+petite bourse de senteur<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a>
+<a href="#footnote331"><sup class="sml">331</sup></a>, pleine de cinquante
+pistoles, dont elle eut pour le moins autant de
+joie qu'elle venoit de lui en donner.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote331"
+name="footnote331"><b>Note 331: </b></a><a href="#footnotetag331">
+(retour) </a> C'est-à-dire une bourse parfumée, remplie de senteurs. On
+disoit, dans le même sens et de la même manière: des
+peaux, des gants de senteur.</blockquote>
+
+<p>Le hasard voulut que, la même nuit que dom
+Juan devoit avoir entrée dans le jardin du père
+de Dorothée, dom Sanche, accompagné de son
+ami le marquis, vint encore faire la ronde à l'entour
+du logis de cette belle fille pour s'assurer
+davantage des desseins de son rival. Le marquis
+et lui etoient sur les onze heures dans la rue de
+Dorothée, quand quatre hommes bien armés
+s'arrêtèrent auprès d'eux. L'amant jaloux crut
+que c'etoit son rival; il s'approcha de ces hommes
+et leur dit que le poste qu'ils occupoient lui etoit
+commode pour un dessein qu'il avoit, et qu'il les
+prioit de le lui céder. «Nous le ferions par civilité,
+lui repondirent les autres, si le même poste
+que vous nous demandez n'etoit absolument nécessaire
+à un dessein que nous avons aussi, et
+qui sera executé assez tôt pour ne retarder pas
+longtemps l'exécution du vôtre.» La colère de
+dom Sanche etoit dejà au plus haut point où elle
+pouvoit aller: mettre donc l'epée à la main et
+charger ces hommes, qu'il trouvoit incivils, fut
+presque la même chose. Cette attaque imprevue
+de dom Sanche les surprit et les mit en desordre,
+et le marquis les chargeant d'aussi grande vigueur
+qu'avoit fait son ami, ils se defendirent
+mal et furent poussés plus vite que le pas jusqu'au
+bout de la rue. Là dom Sanche reçut une
+legère blessure dans un bras, et perça celui qui
+l'avoit blessé d'un si grand coup qu'il fut longtemps
+à retirer son épée du corps de son ennemi,
+et crut l'avoir tué. Le marquis, cependant, s'etoit
+opiniâtré à poursuivre les autres, qui fuirent devant
+lui de toute leur force aussitôt qu'ils virent
+tomber leur camarade. Dom Sanche vit à l'un
+des deux bouts de la rue des gens avec de la
+lumière qui venoient au bruit du combat; il eut
+peur que ce ne fût la justice, et c'etoit elle. Il
+se retira en diligence dans la rue où le combat
+avoit commencé, et de cette rue dans une autre,
+au milieu de laquelle il trouva tête pour
+tête un vieux cavalier qui s'eclairoit d'une lanterne,
+et qui avoit mis l'epée à la main au bruit
+que faisoit dom Sanche, qui venoit à lui en courant.
+Ce vieux cavalier etoit dom Manuel, qui
+revenoit de jouer chez un de ses voisins, comme
+il faisoit tous les soirs, et alloit entrer chez lui
+par la porte de son jardin, qui etoit proche du
+lieu où le trouva dom Sanche. Il cria à notre
+amoureux cavalier: «Qui va là?--Un homme,
+lui repondit dom Sanche, à qui il importe de
+passer vite si vous ne l'en empêchez.--Peut-être,
+lui dit dom Manuel, vous est-il arrivé
+quelque accident qui vous oblige à chercher un
+asile; ma maison, qui n'est pas eloignée, vous
+en peut servir.--Il est vrai, lui repondit dom
+Sanche, que je suis en peine de me cacher à la
+justice, qui peut-être me cherche, et puisque vous
+êtes assez généreux pour offrir votre maison à
+un etranger, il vous fie son salut en toute assurance,
+et vous promet de n'oublier jamais la grâce
+que vous lui faites, et de ne s'en servir qu'autant
+de temps qu'il lui est nécessaire pour laisser
+passer outre ceux qui le cherchent.» Dom
+Manuel, là dessus, ouvrit sa porte d'une clef
+qu'il avoit sur lui, et, ayant fait entrer dom Sanche
+dans son jardin, le mit dans un bois de lauriers
+en attendant qu'il iroit donner ordre à le
+cacher mieux dans sa maison sans qu'il fût vu de
+personne.</p>
+
+<p>Il n'y avoit pas longtemps que dom Sanche
+etoit caché entre ces lauriers, quand il vit venir
+à lui une femme qui lui dit en l'approchant: «Venez,
+mon cavalier, ma maîtresse Dorothée vous
+attend.» A ce nom-là, dom Sanche pensa qu'il
+pouvoit bien être dans la maison de sa maîtresse,
+et que le vieux cavalier etoit son père. Il soupçonna
+Dorothée d'avoir donné assignation dans
+le même lieu à son rival, et suivit Isabelle plus
+tourmenté de sa jalousie que de la peur de la
+justice. Cependant dom Juan vint à l'heure qu'on
+lui avoit donnée, ouvrit la porte du jardin de dom
+Manuel avec la clef qu'Isabelle lui avoit donnée,
+et se cacha dans les mêmes lauriers d'où dom
+Sanche venoit de sortir. Un moment après, il
+vit venir un homme droit à lui; il se mit en état
+de se defendre s'il etoit attaqué, et fut bien surpris
+quand il reconnut cet homme pour dom Manuel,
+qui lui dit qu'il le suivît et qu'il l'alloit
+mettre en un lieu où il n'auroit pas à craindre
+d'être pris. Dom Juan conjectura des paroles de
+dom Manuel qu'il pouvoit avoir fait sauver dans
+son jardin quelque homme poursuivi de la justice.
+Il ne put faire autre chose que de le suivre, en
+le remerciant du plaisir qu'il lui faisoit, et l'on
+peut croire qu'il ne fut pas moins troublé du peril
+qu'il couroit que fâché de l'obstacle qui faisoit
+manquer son amoureux dessein. Don Manuel
+le conduisit dans sa chambre, et l'y laissa
+pour s'aller faire dresser un lit dans une autre.</p>
+
+<p>Laissons-le dans la peine où il doit être, et
+reprenons son frère dom Sanche de Sylva. Isabelle
+le conduisit dans une chambre basse, qui
+donnoit sur le jardin, où Dorothée et Feliciane
+attendoient dom Juan de Peralte, l'une comme
+un amant à qui elle a grande envie de plaire,
+l'autre pour lui declarer qu'elle ne peut l'aimer,
+et qu'il feroit mieux de tâcher de plaire à sa soeur.
+Dom Sanche entra donc où etoient les deux belles
+soeurs, qui furent bien surprises de le voir.
+Dorothée en demeura sans sentiment, comme
+une personne morte, et si sa soeur ne l'eût soutenue
+et ne l'eût mise dans une chaise, elle seroit
+tombée de sa hauteur. Dom Sanche demeura
+immobile; Isabelle pensa mourir de peur et crut
+que dom Sanche mort leur apparoissoit pour
+venger le tort que lui faisoit sa maîtresse. Feliciane,
+quoique fort effrayée de voir dom Sanche
+ressuscité, etoit encore plus en peine de l'accident
+de sa soeur, qui reprit enfin ses esprits, et alors
+dom Sanche lui dit ces paroles: «Si le bruit qui a
+couru de ma mort, ingrate Dorothée, n'excusoit
+en quelque façon votre inconstance, le desespoir
+qu'elle me cause ne me laisseroit pas assez de
+vie pour vous en faire des reproches. J'ai voulu
+faire croire à tout le monde que j'etois mort pour
+être oublié de mes ennemis, et non pas de vous,
+qui m'avez promis de n'aimer jamais que moi,
+et qui avez si tôt manqué à votre promesse. Je
+me pourrois venger, et faire tant de bruit par mes
+cris et par mes plaintes que votre père s'en eveilleroit
+et trouveroit l'amant que vous cachez dans
+sa maison; mais, insensé que je suis, j'ai peur
+encore de vous deplaire, et je m'afflige davantage
+de ce que je ne dois plus vous aimer, que de
+ce que vous en aimez un autre. Jouissez, belle infidèle,
+jouissez de votre cher amant; ne craignez
+plus rien dans vos nouvelles amours: je
+vous delivrerai bientôt d'un homme qui vous
+pourroit reprocher toute votre vie que vous l'avez
+trahi lorsqu'il exposoit sa vie pour vous venir revoir.»</p>
+
+<p>Dom Sanche voulut s'en aller après ces paroles;
+mais Dorothée l'arrêta, et alloit tâcher de se
+justifier, quand Isabelle lui dit, fort effrayée, que
+dom Manuel la suivoit. Dom Sanche n'eut que le
+temps de se mettre derrière la porte. Le vieillard
+fit une reprimande à ses filles de ce qu'elles n'etoient
+pas encore couchées, et, cependant qu'il
+eut le dos tourné vers la porte de la chambre,
+dom Sanche en sortit, et, gagnant le jardin,
+s'alla remettre dans le même bois de lauriers où
+il s'etoit dejà mis, et où, preparant son courage
+à tout ce qui lui pourroit arriver, il attendit une
+occasion de sortir quand elle se presenteroit.
+Dom Manuel etoit entré dans la chambre de ses
+filles pour y prendre de la lumière et pour aller
+de là ouvrir la porte de son jardin aux officiers
+de la justice, qui y frappoient pour la faire ouvrir,
+parcequ'on leur avoit dit que dom Manuel
+avoit retiré dans sa maison un homme qui pouvoit
+être de ceux qui venoient de se battre dans
+la rue. Dom Manuel ne fit point de difficulté de
+les laisser chercher dans sa maison, croyant bien
+qu'ils ne feroient pas ouvrir sa chambre, et que le
+cavalier qu'ils cherchoient y etoit enfermé. Dom
+Sanche, voyant qu'il ne pouvoit eviter d'être
+trouvé par le grand nombre de sergens qui s'etoient
+repandus par le jardin, sortit du bois de
+lauriers où il etoit, et, s'approchant de dom Manuel,
+qui etoit fort surpris de le voir, lui dit à
+l'oreille qu'un cavalier d'honneur gardoit sa parole
+et n'abandonnoit jamais une personne qu'il
+avoit prise en sa protection. Dom Manuel pria le
+prevôt, qui etoit son ami, de lui laisser dom Sanche
+en sa garde, ce qui lui fut aisement accordé,
+et à cause de sa qualité, et parceque le blessé ne
+l'etoit pas dangereusement. La justice se retira,
+et dom Manuel ayant reconnu, par les mêmes
+discours qu'il avoit tenus à dom Sanche quand il
+le trouva et que ce cavalier lui redit, que c'etoit
+veritablement celui qu'il avoit reçu dans son jardin,
+ne douta point que l'autre ne fût quelque galant
+introduit dans sa maison par ses filles ou par
+Isabelle. Pour s'en eclaircir, il fit entrer dom
+Sanche de Sylva dans une chambre, et le pria
+d'y demeurer jusqu'à ce qu'il le vînt trouver. Il
+alla dans celle où il avoit laissé dom Juan de Peralte,
+à qui il feignit que son valet etoit entré en même
+temps que les officiers de la justice, et qu'il demandoit
+à parler à lui. Dom Juan savoit bien que son
+valet de chambre etoit fort malade et peu en
+etat de le venir trouver, outre qu'il ne l'eût pas
+fait sans son ordre quand il eût su où il etoit, ce
+qu'il ignoroit. Il fut donc fort troublé de ce que
+lui dit dom Manuel, à qui, à tout hasard, il repondit
+que son valet n'avoit qu'à l'aller attendre
+dans son logis. Dom Manuel le reconnut alors
+pour ce jeune gentilhomme indien qui faisoit tant
+de bruit dans Seville, et, etant bien informé de
+sa qualité et de son bien, resolut de ne le laisser
+point sortir de sa maison qu'il n'eût epousé celle de
+ses filles avec qui il auroit le moindre commerce. Il
+s'entretint quelque temps avec lui pour s'eclaircir
+davantage des doutes dont il avoit l'esprit agité.
+Isabelle, du pas de la porte, les vit parlant ensemble
+et l'alla dire à sa maîtresse. Dom Manuel
+entrevit Isabelle et crut qu'elle venoit de faire
+quelque message à dom Juan de la part de sa
+fille. Il le quitta pour courir après elle dans le
+temps que le flambeau qui eclairoit la chambre
+acheva de brûler et s'eteignit de lui-même.</p>
+
+<p>Cependant que le vieillard ne trouve pas Isabelle
+où il la cherche, cette fille apprend à Dorothée
+et à Feliciane que dom Sanche etoit dans
+la chambre de leur père, et qu'elle les avoit vus
+parler ensemble. Les deux soeurs y coururent sur
+sa parole. Dorothée ne craignoit point de trouver
+son cher dom Sanche avec son père, resolue
+qu'elle etoit de lui confesser qu'elle l'aimoit et
+qu'elle en avoit eté aimée, et de lui dire à quelle
+intention elle avoit donné assignation à dom
+Juan. Elle entra donc dans la chambre, qui etoit
+sans lumière, et s'etant rencontrée avec dom
+Juan dans le temps qu'il en sortoit, elle le prit
+pour dom Sanche, l'arrêta par le bras, et lui
+parla en cette sorte: «Pourquoi me fuis-tu,
+cruel dom Sanche, et pourquoi n'as-tu pas voulu
+entendre ce que j'aurois pu repondre aux injustes
+reproches que tu m'as faits? J'avoue que tu ne
+m'en pourrois faire d'assez grands si j'etois aussi
+coupable que tu as en quelque façon sujet de le
+croire; mais tu sçais bien qu'il y a des choses fausses
+qui ont quelquefois plus d'apparence de verité
+que la verité même, et qu'elle se decouvre
+toujours avec le temps; donne-moi donc celui de
+te la faire voir en debrouillant la confusion où ton
+malheur et le mien, et peut-être celui de plusieurs
+autres, nous vient de mettre. Aide-moi à me justifier,
+et ne hasarde pas d'être injuste pour être
+trop precipité à me condamner devant que de m'avoir
+convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un
+cavalier m'aime, mais as-tu ouï dire que je l'aime
+aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il est
+vrai que je l'y ai fait venir; mais quand tu sçauras
+à quel dessein je l'ai fait, je suis assurée
+que tu auras un cruel remords de m'avoir offensée
+lorsque je te donne la plus grande marque de
+fidelité que je te puis donner. Que n'est-il en ta
+presence, ce cavalier dont l'amour m'importune?
+Tu connoîtrois par ce que je lui dirois si
+jamais il a pu dire qu'il m'aimât, et si j'ai jamais
+voulu lire les lettres qu'il m'a ecrites. Mais mon
+malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa
+vue m'a pu nuire, m'empêche de le voir quand
+il me pourroit servir à te desabuser.»</p>
+
+<p>Dom Juan eut la patience de laisser parler Dorothée
+sans l'interrompre, pour en apprendre
+encore davantage qu'elle ne lui en devoit decouvrir.
+Enfin, il alloit peut-être la quereller,
+quand dom Sanche, qui cherchoit de chambre en
+chambre le chemin du jardin, qu'il avoit manqué,
+et qui ouït la voix de Dorothée qui parloit à dom
+Juan, s'approcha d'elle avec le moindre bruit
+qu'il put et fut pourtant ouï de dom Juan et des
+deux soeurs. Dans ce même temps dom Manuel
+entra dans la même chambre avec de la lumière,
+que portoient devant lui quelques uns de ses
+domestiques. Les deux rivaux se virent et furent
+vus se regardant fierement l'un l'autre, la
+main sur la garde de leurs epées. Dom Manuel
+se mit au milieu d'eux et commanda à sa fille
+d'en choisir un pour mari, afin qu'il se battît contre
+l'autre. Dom Juan prit la parole et dit que,
+pour lui, il cedoit toutes ses pretentions, s'il
+en pouvoit avoir, au cavalier qu'il voyoit devant
+lui. Dom Sanche dit la même chose et ajouta
+que, puisque dom Juan avoit eté introduit chez
+dom Manuel par sa fille, il y avoit apparence
+qu'elle l'aimoit et en etoit aimée; que, pour
+lui, il mourroit mille fois plutôt que de se marier
+avec le moindre scrupule. Dorothée se jeta aux
+pieds de son père et le conjura de l'entendre.
+Elle lui conta tout ce qui s'etoit passé entre elle
+et dom Sanche de Sylva devant qu'il eût tué dom
+Diègue pour l'amour d'elle. Elle lui apprit que
+dom Juan de Peralte etoit ensuite devenu amoureux
+d'elle, le dessein qu'elle avoit eu de le desabuser
+et de lui proposer de demander sa soeur
+en mariage, et elle conclut que, si elle ne pouvoit
+persuader son innocence à dom Sanche, elle
+vouloit dès le jour suivant entrer dans un couvent
+pour n'en sortir jamais. Par sa relation les
+deux frères se reconnurent: dom Sanche se raccommoda
+avec Dorothée, qu'il demanda en mariage
+à dom Manuel; dom Juan lui demanda aussi
+Feliciane, et dom Manuel les reçut pour ses gendres
+avec une satisfaction qui ne se peut exprimer.</p>
+
+<p>Aussitôt que le jour parut, dom Sanche envoya
+querir le marquis Fabio, qui vint prendre
+part en la joie de son ami. On tint l'affaire secrète
+jusqu'à tant que dom Manuel et le marquis
+eurent disposé un cousin, heritier de dom Diègue,
+à oublier la mort de son parent et à s'accommoder
+avec dom Sanche. Pendant la negociation,
+le marquis Fabio devint amoureux de la
+soeur de ce cavalier et la lui demanda en mariage.
+Il reçut avec beaucoup de joie une proposition
+si avantageuse à sa soeur, et dès lors se
+laissa aller à tout ce qu'on lui proposa en faveur
+de dom Sanche. Les trois mariages se firent en
+un même jour; tout y alla bien de part et d'autre,
+et même longtemps, ce qui est à considerer.</p>
+<a name="cb20" id="cb20"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>De quelle façon le sommeil de Ragotin fut
+interrompu.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'agreable Inezille acheva de lire sa
+nouvelle et fit regretter à tous, ses auditeurs
+de ce qu'elle n'etoit pas plus
+longue. Tandis qu'elle la lut, Ragotin,
+qui, au lieu de l'ecouter, s'etoit mis à entretenir
+son mari sur le sujet de la magie, s'endormit
+dans une chaise basse où il etoit, ce que
+l'operateur fit aussi. Le sommeil de Ragotin
+n'etoit pas tout à fait volontaire, et s'il eût pu resister
+aux vapeurs des viandes qu'il avoit mangées
+en grande quantité, il eut été attentif par bienséance à
+la lecture de la nouvelle d'Inezille. Il
+ne dormoit donc pas de toute sa force, laissant
+souvent aller sa tête jusqu'à ses genoux, et
+la relevant, tantôt demi endormi, et tantôt se
+reveillant en sursaut, comme on fait plus souvent
+qu'ailleurs au sermon, quand on s'y ennuie.</p>
+
+<p>Il y avoit un belier dans l'hôtellerie, à qui la
+canaille qui va et vient d'ordinaire en de semblables
+maisons avoit accoutumé de presenter la
+tête, les mains devant, contre lesquelles le belier
+prenoit sa course, et choquoit rudement de
+la sienne, je veux dire de sa tête, comme tous
+les beliers font de leur naturel. Cet animal alloit
+sur sa bonne foi par toute l'hôtellerie, et entroit
+même dans les chambres, où l'on lui donnoit
+souvent à manger. Il etoit dans celle de l'operateur
+dans le temps qu'Inezille lisoit sa nouvelle.
+Il aperçut Ragotin à qui le chapeau etoit tombé
+de la tête, et qui, comme je vous ai dejà dit, la
+haussoit et baissoit souvent. Il crut que c'etoit
+un champion qui se presentoit à lui pour exercer
+sa valeur contre la sienne. Il recula quatre ou cinq
+pas en arrière, comme l'on fait pour mieux sauter,
+et partant comme un cheval dans une carrière,
+alla heurter de sa tête armée de cornes
+celle de Ragotin, qui etoit chauve par en haut. Il
+la lui auroit cassée comme un pot de terre, de
+la force qu'il la choqua: mais, par bonheur pour
+Ragotin, il la prit dans le temps qu'il la haussoit,
+et ainsi ne fit que lui froisser superficiellement
+le visage. L'action du belier surprit tellement
+ceux qui la virent qu'ils en demeurèrent
+comme en extase, sans toutefois oublier d'en
+rire; si bien que le belier, qu'on faisoit toujours
+choquer plus d'une fois, put sans empêchement
+reprendre autant de champ qu'il lui en falloit
+pour une seconde course, et vint inconsiderement
+donner dans les genoux de Ragotin, dans
+le temps que, tout etourdi du choc du belier et
+le visage ecorché et sanglant en plusieurs endroits,
+il avoit porté ses mains à ses yeux, qui lui faisoient
+grand mal, ayant eté egalement foulés l'un et
+l'autre chacun de sa corne en particulier, parce-que
+celles du belier etoient entre elles à la même
+distance qu'etoient entre eux les yeux du malheureux
+Ragotin. Cette seconde attaque du belier
+les lui fit ouvrir, et il n'eut pas plutôt reconnu
+l'auteur de son dommage, qu'en la colère où il
+etoit il frappa de sa main fermée le belier par la
+tête, et se fit grand mal contre ses cornes. Il en
+enragea beaucoup, et encore plus d'ouïr rire
+toute l'assistance, qu'il querella en general, et
+sortit de la chambre en furie. Il sortoit aussi de
+l'hôtellerie, mais l'hôte l'arrêta pour compter,
+ce qui lui fut peut-être aussi fâcheux que les
+coups de cornes du belier.</p>
+
+<p class="mid">FIN DE LA SECONDE PARTIE.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p>
+<br><br><br><br>
+
+<h3>LE</h3>
+
+<h1>ROMAN COMIQUE</h1>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h3>Mr SCARRON</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<h4>TROISIÈME PARTIE.</h4>
+
+<br><br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p>
+<br><br>
+
+<h4>A MONSIEUR</h4>
+
+<h2>MONSIEUR BOULLIOUD</h2>
+
+<p class="mid">Ecuyer et Conseiller du Roi<br>
+en la senechaussée et siége presidial de Lyon<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a>
+<a href="#footnote332"><sup class="sml">332</sup></a>.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p><img alt="" src="images/M.png">ONSIEUR,</p>
+
+<p>Je ne sçais si c'est vous donner une grande marque
+de mon respect que de vous interesser dans le bon ou
+dans le mauvais accueil que le public pourra faire à cet
+ouvrage. Comme je ne vous offre rien du mien, je ne
+devrois pas pretendre que vous me sçussiez gré de mon
+present, et, puisqu'il n'est peut-être pas digne de vous,
+il est encore à craindre que vous n'ayez point pour lui
+toute l'indulgence que j'oserai m'en promettre. En effet,
+Monsieur, vous pourriez bien vous faire le juge
+d'une chose dont je ne vous fais que le protecteur,
+et desavouer le dessein de celui qui vous la presente,
+si vous ne trouvez pas qu'elle merite votre approbation.
+Je l'expose beaucoup en l'exposant aux yeux d'un
+homme aussi sage et aussi eclairé que vous, et toute la
+bonne opinion que j'en ai conçue ne me persuade pas
+que vous en deveniez plus favorable à un <i>Roman comique</i>.
+Car enfin ce n'est pas dans ces sortes de livres
+que l'on recherche le solide ou le delicat; il semble
+qu'ils ne tiennent ordinairement ni de l'un ni de l'autre,
+et tout l'avantage que l'on se propose dans leur lecture,
+c'est d'y perdre assez agreablement quelques momens
+et de s'y delasser l'esprit d'une occupation ou plus importante
+ou plus serieuse. Ainsi, comme le vôtre ne
+s'attache qu'à ce qui a de la force ou de l'elevation,
+ne vous surprendrai-je point lorsque je vous demanderai
+votre aveu pour cette production d'un esprit
+enjoué, et que je l'autoriserai de votre nom pour la
+rendre recommandable? Non, Monsieur, il ne faut pas
+que vous condamniez d'abord ma liberté, ou (pour
+mieux dire) que vous desapprouviez ce temoignage public
+de ma reconnoissance; je vous ai de si singulières
+obligations et je suis à vous en tant de manières, qu'il
+me falloit satisfaire à tous ces devoirs, et joindre à mon
+ressentiment des marques de la fidèle passion que je
+vous ai vouée. Ce n'etoit pas repondre tout-à-fait à
+vos bontés que d'en conserver un juste souvenir; elles
+exigeoient de moi quelque chose de plus particulier,
+et je n'ai pas cru, enfin, pouvoir les reconnoître par
+une plus forte preuve de mon respect, dans l'impuissance
+où je me vois de les reconnoître autant que j'y
+suis sensible. Aussi osai-je me flatter que vous la recevrez
+de fort bonne grâce et qu'elle achèvera de vous
+persuader que l'on ne peut pas vous honorer avec plus
+de zèle ni avec une plus parfaite deference. Mais,
+Monsieur, après avoir agrée mon present, ne jugerez-vous
+pas favorablement de mon auteur, et le croirez-vous
+sans merite, puisque je ne doute presque plus
+que vous ne l'estimiez? Ses expressions sont naturelles,
+son style est aisé, ses aventures ne sont point mal
+imaginées, et, pour s'accommoder à son sujet, il
+etale partout un tour d'agrement qui lui tient lieu de
+force et de delicatesse. En un mot, il vient de fournir
+une carrière qu'un illustre de notre temps avoit
+laissée imparfaite, et il a fouillé jusque dans ses cendres,
+pour y reprendre son genie et pour nous le redonner
+après sa mort. C'est de la sorte que l'on peut
+parler des deux premiers volumes du <i>Roman comique</i>,
+et c'est dans ce troisième que M. Scarron revivra tout
+entier, ou du moins par la meilleure partie de lui-même.
+Il est peu de gens qui ne sçachent que cet homme
+eut un talent merveilleux pour tourner toutes choses
+au plaisant, et qu'il s'est rendu inimitable dans cette
+ingenieuse et charmante manière d'ecrire. Elle a eté
+reçue avec applaudissement de tout le monde; les esprits
+forts, qui s'offensent de tout ce qui semble opposé
+à une vertu sevère, n'ont pu s'empêcher de la goûter,
+et les moins raisonnables ont eté forcés de l'approuver
+malgré leur caprice<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a>
+<a href="#footnote333"><sup class="sml">333</sup></a>. Si bien que vous me
+permettrez, Monsieur, d'esperer un heureux succès
+dans mon dessein, et de croire non seulement que ma
+liberté ne vous deplaira pas, mais même que vous appuierez
+avec joie la suite d'un ouvrage dont la reputation
+est si bien etablie. Après tout, ne sera-ce pas
+votre interêt plutôt que le mien? et depuis que de mes
+mains elle sera passée dans les vôtres, pourrez-vous
+la regarder que comme une chose qui est absolument
+à vous? Aussi n'aura-t-elle point de meilleur titre
+pour s'autoriser ou pour se produire avec avantage.
+Un magistrat d'un caractère tout à fait singulier, et
+qui, dans un âge si peu avancé, possède des lumières
+et des qualités que l'on admire, fera sa plus grande
+recommandation, et son aveu lui procurera celui de
+tous les esprits raisonnables. Mais, puisqu'elle peut
+servir à votre gloire et qu'elle publiera à son tour les
+bontés et le merite de son protecteur, souffrez qu'elle
+soit aujourd'hui un hommage que je vous rends et un
+temoignage eclatant de la respectueuse passion avec
+laquelle je me dois dire,</p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,<span class="rig">A. OFFRAY.</span></p>
+
+<br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote332"
+name="footnote332"><b>Note 332: </b></a><a href="#footnotetag332">
+(retour) </a> C'est peut-être Guillaume Bollioud (<i>sic</i>), qui succéda
+à son père Pierre Bollioud dans les charges d'auditeur de
+camp, de conseiller au parlement de Dombes et au présidial
+de Lyon, et qui fut également échevin en 1678 et 1679. Ces
+fonctions étoient pour ainsi dire héréditaires dans la famille.
+V. Pernety, <i>Lyonn. dign. de mém.</i> Cependant voici
+ce que m'écrit M. Péricaud aîné: «Je viens de recevoir de
+M. Belin, magistrat à Lyon, une lettre où se trouve le passage
+suivant: «Lettres de provisions du conseiller du roi à la
+Cour des Monnoies de Lyon, données à Paris, le 12 décembre
+1720, à Jean-François Boullioud de Chanzieu,
+(Chanzieu, fief situé sur la paroisse d'Oullins, limitrophe de
+Saint-Genis-Laval), avocat, en remplacement de Claude
+Boullioud de Festans, son père, entré en fonctions le 22
+mars 1706.» Un de mes amis possède la Suite d'Offray,
+Amst. 1705. On a ajouté â la main, sur la dédicace: «Bouilloud
+de Chanzieu, de Saint-Genis-Laval.» On trouve encore
+d'autres traces historiques de cette famille à Lyon.--En
+1649, il y avoit un Pierre Scarron qui portoit le même titre
+de conseiller en la sénéchaussée et siége présidial de Lyon,
+et qui étoit en même temps aumônier du roi, chanoine et
+sacristain en l'église de Saint-Paul. Ce Pierre Scarron devoit
+être de la famille de notre auteur, laquelle étoit venue s'établir
+à Lyon, attirée par l'industrie de la ville, puis étoit allée
+se fixer à Paris, mais en conservant des liaisons avec
+Lyon et les Lyonnois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote333"
+name="footnote333"><b>Note 333: </b></a><a href="#footnotetag333">
+(retour) </a> Boileau,--un de ces <i>esprits forts</i> dont parle Offray,--quoiqu'il
+condamnât sévèrement le genre adopté par Scarron,
+ne laissoit pas de se relâcher de sa rigueur en faveur
+du <i>Roman comique</i>. L'auteur de <i>la Pompe funébre de M.
+Scarron</i> (Paris, Ribou, 1660) fait prononcer l'éloge de l'écrivain
+burlesque, en guise de réparation d'honneur, par le
+poète satirique, et il lui fait dire que le défunt a été le plus
+galant et le plus agréable homme de son siècle.</blockquote>
+<hr class="short">
+<br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head04.png"></p>
+<br>
+<h3>AVIS AU LECTEUR.</h3>
+<br>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span><i>ecteur, qui que tu sois, qui verras cette
+troisième partie du Roman comique paroître
+au jour après la mort de l'incomparable
+Monsieur Scarron, auteur des deux
+premières, ne t'etonne pas si un genie beaucoup au
+dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever.
+Il avoit promis de te le faire voir revu, corrigé et
+augmenté</i><a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a>
+<a href="#footnote334"><sup class="sml">334</sup></a>, <i>mais la mort le prevint dans ce dessein
+et l'empêcha de continuer les histoires du Destin et
+de Leandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il
+fait paroître au Mans sans dire de quelle manière
+elle et sa mère sortirent du château du baron de Sigognac,
+et c'est sur quoi tu seras eclairci dans cette
+troisième partie. Je ne doute point que l'on ne m'accuse
+de temerité d'avoir voulu en quelque sorte donner
+la perfection à l'ouvrage d'un si grand homme, mais
+sçache que pour peu d'esprit que l'on ait, on peut bien
+inventer des histoires fabuleuses telles que sont celles
+qu'il nous a données dans les deux premières parties
+de ce roman. J'avoue franchement que ce que tu y
+verras n'est pas de sa force, et qu'il ne repond pas
+ni au sujet ni à l'expression de son discours; mais
+sçache du moins que tu y pourras satisfaire ta curiosité,
+si tu en as assez pour desirer une conclusion
+au dernier ouvrage d'un esprit si agreable et si ingenieux.
+Au reste j'ai attendu longtemps à la donner
+au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un
+homme d'un merite fort particulier y avoit travaillé
+sur les Mémoires de l'auteur: s'il l'eût entrepris, il
+auroit sans doute beaucoup mieux reussi que moi;
+mais, après trois années d'attente sans en avoir rien
+vu paroître, j'ai hasardé le mien, nonobstant la censure
+des critiques. Je te le donne donc, tout defectueux
+qu'il est, afin que, quand tu n'auras rien de
+meilleur à faire, tu prennes la peine de le lire.</i></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote334"
+name="footnote334"><b>Note 334: </b></a><a href="#footnotetag334">
+(retour) </a> Dans l'avis <i>au lecteur scandalisé des fautes d'impression</i>,
+qui précède la 1re partie.</blockquote>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco02.png"></p>
+<br><br><br><br>
+<a name="part3" id="part3"></a>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p>
+<br>
+<h3>LE</h3>
+
+<h1>ROMAN COMIQUE</h1>
+
+<h2>TROISIÈME PARTIE.</h2>
+<br>
+<a name="cc1" id="cc1"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Qui fait l'ouverture de cette troisième partie.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>ous avez vu en la seconde partie de
+ce roman le petit Ragotin, le visage
+tout sanglant du coup que le belier lui
+avoit donné quand il dormoit assis sur
+une chaise basse dans la chambre des comediens,
+d'où il etoit sorti si fort en colère que l'on
+ne croyoit point qu'il y retournât jamais; mais
+il etoit trop piqué de mademoiselle de l'Etoile,
+et il avoit trop d'envie de sçavoir le succès de la
+magie de l'operateur, ce qui l'obligea (après
+s'être lavé la face) à retourner sur ses pas, pour
+voir quel effet auroit la promesse del signore
+Ferdinando Ferdinandi, qu'il crut avoir trouvé
+en la personne d'un avocat qu'il rencontra et qui
+alloit au palais. Il etoit si etourdi du coup du
+belier, et avoit l'esprit si troublé de celui que
+l'Etoile lui avoit donné au coeur sans y penser,
+qu'il se persuada facilement que cet avocat etoit
+l'operateur; aussi il l'aborda fort civilement et
+lui tint ce discours: «Monsieur, je suis ravi d'une
+si heureuse rencontre; je la cherchois avec tant
+d'impatience que je m'en allois exprès à votre
+logis pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou
+de ma mort. Je ne doute pas que vous n'ayez
+employé tout ce que votre science magique vous
+a pu suggerer pour me rendre le plus fortuné de
+tous les hommes; aussi ne serai-je pas ingrat à
+le reconnoître. Dites-moi donc si cette miraculeuse
+Etoile me departira de ses benignes influences?»
+L'avocat, qui n'entendoit rien en tout ce
+beau discours, non plus que de raillerie, l'interrompit
+aussitôt, et lui dit fort brusquement:
+«Monsieur Ragotin, s'il etoit un peu plus tard,
+je croirois que vous êtes ivre<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a>
+<a href="#footnote335"><sup class="sml">335</sup></a>; mais il faut que
+vous soyez fou tout à fait. Eh! à qui pensez-vous
+parler? Que diable m'allez-vous dire de
+magie et d'influence des astres? Je ne suis ni sorcier
+ni astrologue; eh quoi! ne me connoissez-vous
+pas?--Ah! monsieur, repartit Ragotin,
+que vous êtes cruel! vous êtes si bien informé
+de mon mal, et vous m'en refusez le remède!
+Ah! je...» Il alloit poursuivre, quand l'avocat le
+laissa là en lui disant: «Vous êtes un grand extravagant
+pour un petit homme; adieu!» Ragotin
+le vouloit suivre, mais il s'aperçut de sa méprise,
+dont il fut bien honteux; aussi il ne s'en
+vanta pas, et vous ne la liriez pas ici, si je ne
+l'avois apprise de l'avocat même, qui s'en divertit
+bien avec ses amis.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote335"
+name="footnote335"><b>Note 335: </b></a><a href="#footnotetag335">
+(retour) </a> D'un bout à l'autre du <i>Roman comique</i>, le petit avocat
+Ragotin nous est présenté comme un ivrogne fieffé, et en
+cela il ne dérogeoit pas aux habitudes de la plupart des avocats
+et hommes de loi d'alors. V. <i>l'Adieu du plaideur à son
+argent</i> (<i>Var. histor.</i> de Fournier, éd. Jannet, t. 2, p. 205), et
+aussi un passage des <i>Grands jours tenus à Paris</i> (<i>id.</i>, t. 1,
+p. 196).</blockquote>
+
+<p>Ce petit fou continua son chemin, et alla au
+logis des comediens, où il ne fut pas plutôt entré
+qu'il ouït la proposition que la Caverne et le
+Destin faisoient de quitter la ville du Mans et de
+chercher quelque autre poste, ce qui le demonta
+si fort qu'il pensa tomber de son haut, et dont la
+chute n'eût pas eté perilleuse (quand cet accident
+lui fût arrivé) à cause de la modification<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a>
+<a href="#footnote336"><sup class="sml">336</sup></a>
+de son individu; mais ce qui l'acheva tout à fait,
+ce fut la resolution qui fut prise de dire adieu
+le lendemain à la bonne ville du Mans, c'est-à-dire
+à ses habitans, et notamment à ceux qui
+avoient eté leurs fidèles auditeurs, et de prendre
+la route d'Alençon à l'ordinaire<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a>
+<a href="#footnote337"><sup class="sml">337</sup></a>, sur l'assurance
+qu'ils avoient eue que le bruit de peste qui avoit
+couru etoit faux. J'ai dit à l'ordinaire, car cette
+sorte de gens (comme beaucoup d'autres) ont
+leur cours limité, comme celui du soleil dans
+le Zodiaque. En ce pays-là ils viennent de Tours
+à Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au
+Mans, du Mans à Alençon, d'Alençon à Argentan
+ou à Laval, selon la route qu'ils prennent de
+Paris ou de Bretagne; quoi qu'il en soit, cela ne
+fait guère à notre roman. Cette deliberation
+ayant eté prise unanimement par les comediens
+et comediennes, ils se resolurent de representer
+le lendemain quelque excellente pièce,
+pour laisser bonne bouche à l'auditoire manceau.
+Le sujet n'en est pas venu à ma connoissance.
+Ce qui les obligea de quitter si promptement, ce
+fut que le marquis d'Orsé (qui avoit obligé la
+troupe à continuer la comedie) fut pressé de s'en
+aller en Cour; tellement que, n'ayant plus de
+bienfaiteur, et l'auditoire du Mans diminuant
+tous les jours, ils se disposèrent à en sortir. Ragotin
+voulut s'ingerer d'y former une opposition,
+apportant beaucoup de mauvaises raisons, dont
+il etoit toujours pourvu, auxquelles l'on ne fit
+nulle consideration, ce qui fâcha fort le petit
+homme, lequel les pria de lui faire au moins la
+grâce de ne sortir point de la province du Maine,
+ce qui etoit très facile, en prenant le jeu de
+paume qui est au faubourg de Mont-Fort, lequel
+en depend, tant au spirituel qu'au temporel, et
+que de là ils pourroient aller à Laval (qui est
+aussi du Maine), d'où ils se rendroient facilement
+en Bretagne, suivant la promesse qu'ils
+en avoient faite à monsieur de la Garouffière;
+mais le Destin lui rompit les chiens en disant
+que ce ne seroit point le moyen de faire affaires,
+car, ce mechant tripot etant, comme il est, fort
+eloigné de la ville et au deçà de la rivière, la
+belle compagnie ne s'y rendroit que rarement, à
+cause de la longueur du chemin; que le grand
+jeu de paume du marché aux moutons etoit environné
+de toutes les meilleures maisons d'Alençon,
+et au milieu de la ville; que c'etoit là où il
+se falloit placer, et payer plutôt quelque chose de
+plus que de ce malotru tripot de Mont-Fort, le
+bon marché duquel etoit une des plus fortes raisons
+de Ragotin; ce qui fut deliberé d'un commun
+accord, et qu'il falloit donner ordre d'avoir
+une charrette pour le bagage et des chevaux
+pour les demoiselles. La charge en fut donnée à
+Leandre, parce qu'il avoit beaucoup d'intrigues
+dans le Mans, où il n'est pas difficile à un honnête
+homme de faire en peu de temps des connoissances.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote336"
+name="footnote336"><b>Note 336: </b></a><a href="#footnotetag336">
+(retour) </a> C'est-à-dire de la manière d'être.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote337"
+name="footnote337"><b>Note 337: </b></a><a href="#footnotetag337">
+(retour) </a> On lit dans Chappuzeau, au sujet des acteurs de province:
+«Leurs troupes, pour la plupart, changent souvent,
+et presque tous les carêmes. Elles ont si peu de fermeté
+que, dès qu'il s'en est fait une, elle parle de se désunir.»
+(III, 13.)</blockquote>
+
+<p>Le lendemain l'on representa la comedie,
+tragedie pastorale, ou tragicomedie, car je ne
+sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès
+que vous pouvez penser. Les comediennes furent
+admirées de tout le monde. Le Destin y
+réussit à merveille, surtout au compliment duquel
+il accompagna leur adieu<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a>
+<a href="#footnote338"><sup class="sml">338</sup></a>: car il temoigna
+tant de reconnoissance, qu'il exprima avec tant
+de douceur et de tendresse, qui furent suivies de
+tant de grands remerciments, qu'il charma toute
+la compagnie. L'on m'a dit que plusieurs personnes
+en pleurèrent, principalement des jeunes
+demoiselles qui avoient le coeur tendre. Ragotin
+en devint si immobile, que tout le monde
+etoit dejà sorti qu'il demeuroit toujours dans sa
+chaise, où il auroit peut-être encore demeuré, si
+le marqueur du tripot<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a>
+<a href="#footnote339"><sup class="sml">339</sup></a> ne l'eût averti qu'il n'y
+avoit plus personne, ce qu'il eut bien de la peine
+à lui faire comprendre. Il se leva enfin, et s'en
+alla dans sa maison, où il prit la resolution d'aller
+trouver les comediens de bon matin, pour leur
+decouvrir ce qu'il avoit sur le coeur et dont il
+s'en etoit expliqué à la Rancune et à l'Olive.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote338"
+name="footnote338"><b>Note 338: </b></a><a href="#footnotetag338">
+(retour) </a> Le Destin étoit l'orateur de la troupe, car c'étoit là une
+charge officielle. V. Chapp., <i>Le Th. fr.</i>, l. 3, 49, Fonct. de
+l'orat.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote339"
+name="footnote339"><b>Note 339: </b></a><a href="#footnotetag339">
+(retour) </a> On entendoit par <i>marqueur</i> le «valet du jeu de paume
+qui marque les chasses et qui compte le jeu des joueurs,
+qui les sert, qui les frotte.» (Dict. de Furet.)</blockquote>
+<a name="cc2" id="cc2"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Où vous verrez le dessein de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es crieurs d'eau-de-vie n'avoient pas
+encore reveillé ceux qui dormoient
+d'un profond sommeil<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a>
+<a href="#footnote340"><sup class="sml">340</sup></a> (qui est souvent
+interrompu par cette canaille,
+qui est, à mon avis, la plus importune engeance
+qui soit dans la république humaine) que Ragotin
+etoit dejà habillé, à dessein d'aller proposer
+à la troupe comique celui qu'il avoit fait d'y être
+admis. Il s'en alla donc au logis des comediens
+et comediennes, qui n'etoient pas encore levés
+ni levées, ni même eveillés ni eveillées. Il eut la
+discretion de les laisser reposer; mais il entra
+dans la chambre où l'Olive etoit couché avec la
+Rancune, lequel il pria de se lever, pour faire
+une promenade jusques à la Couture<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a>
+<a href="#footnote341"><sup class="sml">341</sup></a>, qui est une
+très belle abbaye située au faubourg qui porte
+le même nom, et qu'après ils iroient déjeuner à
+la grande Etoile d'or, où il l'avoit fait apprêter.
+La Rancune, qui etoit du nombre de ceux qui
+aiment les repues franches, fut aussitôt habillé
+que la proposition en fut faite; ce qui ne vous
+sera pas difficile à croire, si vous considerez que
+ces gens-là sont si accoutumes à s'habiller et
+deshabiller derrière les tentes<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a>
+<a href="#footnote342"><sup class="sml">342</sup></a> du theâtre, sur
+tout quand il faut qu'un seul acteur represente
+deux personnages, que cela est aussitôt fait que
+dit. Ragotin donc, avec la Rancune, s'acheminèrent
+à l'abbaye de la Couture; il est à croire
+qu'ils entrèrent dans l'église, où ils firent courte
+prière, car Ragotin avoit bien d'autres choses
+en tête. Il n'en dit pourtant rien à la Rancune
+pendant le cours du chemin, jugeant bien qu'il
+eût trop retardé le déjeuner, que la Rancune
+aimoit beaucoup mieux que tous ses compliments.
+Ils entrèrent dans le logis, où le petit
+homme commença à crier de ce que l'on n'avoit
+encore apporté les petits pâtés qu'il avoit commandés;
+à quoi l'hôtesse (sans se bouger de
+dessus le siége où elle etoit) lui repartit: «Vraiement,
+monsieur Ragotin, je ne suis pas devine,
+pour sçavoir l'heure que vous deviez venir ici;
+à présent que vous y êtes, les pâtés y seront
+bientôt. Passez à la salle où l'on a mis la nappe;
+il y a un jambon, donnez dessus en attendant
+le reste.» Elle dit cela d'un ton si gravement
+cabaretique, que la Rancune jugea qu'elle avoit
+raison, et, s'adressant à Ragotin, lui dit: «Monsieur,
+passons deçà et buvons un coup en attendant.»
+Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui fut
+un peu de temps après couverte, et ils dejeunèrent
+à la mode du Mans, c'est à dire fort bien; ils
+burent de même, et se le portèrent à la santé de
+plusieurs personnes. Vous jugez bien, mon lecteur,
+que celle de l'Etoile ne fut pas oubliée: le
+petit Ragotin la but une douzaine de fois, tantôt
+sans bouger de sa place, tantôt debout et le
+chapeau à la main; mais la dernière fois il la but
+à genoux et tête nue, comme s'il eût fait amende
+honorable à la porte de quelque église. Ce fut
+alors qu'il supplia très instamment la Rancune
+de lui tenir la parole qu'il lui avoit donnée, d'être
+son guide et son protecteur en une entreprise si
+difficile, telle qu'etoit la conquête de mademoiselle
+de l'Etoile. Sur quoi la Rancune lui repondit
+à demi en colère, ou feignant de l'être: «Sçachez,
+monsieur Ragotin, que je suis homme qui
+ne m'embarque point sans biscuit, c'est-à-dire
+que je n'entreprends jamais rien que je ne sois
+assuré d'y reussir: soyez le de la bonne volonté
+que j'ai de vous servir utilement. Je vous le dis
+encore, j'en sais les moyens, que je mettrai en
+usage quand il sera temps. Mais je vois un grand
+obstacle à votre dessein, qui est notre depart; et
+je ne vois point de jour pour vous, si ce n'est en
+executant ce que je vous ai dejà dit une autre
+fois, de vous resoudre à faire la comedie avec
+nous. Vous y avez toutes les dispositions imaginables;
+vous avez grande mine, le ton de voix
+agréable, le langage fort bon et la mémoire encore
+meilleure; vous ne ressentez point du tout
+le provincial<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a>
+<a href="#footnote343"><sup class="sml">3430</sup></a>, il semble que vous ayez passé
+toute votre vie à la Cour: vous en avez si fort
+l'air, que vous le sentez d'un quart de lieue.
+Vous n'aurez pas représenté une douzaine de fois
+que vous jetterez de la poussière aux yeux de
+nos jeunes godelureaux, qui font tant les entendus
+et qui seront obligés à vous céder les premiers
+rôles, et après cela laissez-moi faire; car
+pour le present (je vous l'ai dejà dit) nous
+avons à faire à une etrange tête; il faut se menager
+avec elle avec beaucoup d'adresse. Je sçais
+bien qu'il ne vous en manque pas, mais un peu
+d'avis ne gâte pas les choses. D'ailleurs raisonnons
+un peu: si vous faisiez connoître votre
+dessein amoureux avec celui d'entrer dans la
+troupe, ce serait le moyen de vous faire refuser;
+il faut donc cacher votre jeu.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote340"
+name="footnote340"><b>Note 340: </b></a><a href="#footnotetag340">
+(retour) </a> Les crieurs d'eau-de-vie parcouroient les rues avant
+l'aube pour annoncer leur marchandise: «Elle amenoit pour
+tesmoins de cecy,--lisons-nous dans les <i>Amours de Vertumne</i>,--quelques
+crieurs d'eau-de-vie qui l'avoient trouvé
+en cet estat, lorsqu'ils avoient commencé d'aller par les
+rues, estant ceux qui sortoient le plus matin.» (<i>Maison des
+jeux</i>, 3e part.) Tallemant raconte que le baron de Clinchamp,
+à ce qu'on disoit, appeloit le matin un crieur d'eau-de-vie,
+qu'il forçoit, le pistolet à la main, de lui allumer un fagot
+pour se lever (<i>Historiette</i> de Clinchamp), et on lit une chose
+pareille dans la nouvelle d'Oudin intitulée: <i>le Chevalier d'industrie</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote341"
+name="footnote341"><b>Note 341: </b></a><a href="#footnotetag341">
+(retour) </a> C'étoit une abbaye de bénédictins, fondée en 595, par
+saint Bertrand, évêque du Mans, et qui avoit droit de haute,
+moyenne et basse justice.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote342"
+name="footnote342"><b>Note 342: </b></a><a href="#footnotetag342">
+(retour) </a> C'est-à-dire les tapisseries, les tentures.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote343"
+name="footnote343"><b>Note 343: </b></a><a href="#footnotetag343">
+(retour) </a> Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se moque des provinciaux
+et que ce titre est regardé comme une espèce d'injure.
+Il devoit en être naturellement ainsi en un temps où Versailles
+et la cour étoient toute la France. On peut lire dans
+la <i>Précieuse</i> de l'abbé de Pure (2e v., p. 119-134) un portrait
+du provincial assez vivement touché. Molière a repris
+un sujet analogue dans <i>Monsieur de Pourceaugnac</i> et la <i>Comtesse
+d'Escarbagnas</i>: «Me prenez-vous pour une provinciale,
+madame!» dit la comtesse à Julie (VII). <i>Le Chevræana</i>
+dit que les provinciaux sont les singes de la cour, et ne
+paroissent jamais plus bêtes que quand ils sont travestis en
+hommes. Tallemant a beaucoup de traits à leur adresse.
+«Les provinciaux et les sots, écrit La Bruyère, sont toujours
+prêts à se fâcher... Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie,
+même la plus douce et la plus permise, qu'avec des
+gens polis ou qui ont de l'esprit.» (<i>De la société et de la
+cour.</i>) Il y a aussi quelques épigrammes contre eux dans les
+vers de Boileau: «M. Tiercelin est gentil, dit-il dans une
+lettre à Costar, mais il est provincial.» Ce qui rappelle la
+phrase de Mademoiselle, dans ses <i>Mémoires</i>, en parlant de
+deux femmes de Lyon: «Elles sont bien faites et spirituelles,
+pour femmes de province»; et le vers de Regnard: «Elle
+a de fort beaux yeux, pour des yeux de province.» Chapelle
+et Bachaumont se sont également moqués des provinciaux
+en plus d'un endroit de leur voyage, et, par exemple,
+en parlant des précieuses de Montpellier; de même Fléchier,
+dans ses <i>Grands jours d'Auvergne</i>. Scarron y est revenu à
+plusieurs reprises dans son livre, entre autres, I, 8, et II, 17.</blockquote>
+
+<p>Le petit bout d'homme avoit eté si attentif au
+discours de la Rancune, qu'il en etoit tout à fait
+extasié, s'imaginant de tenir dejà (comme l'on
+dit) le loup par les oreilles, quand, se reveillant
+comme d'un profond sommeil, il se leva de table
+et passa de l'autre côté pour embrasser la
+Rancune, qu'il remercia en même temps et supplia
+de continuer, lui protestant qu'il ne l'avoit
+convié à dejeuner que pour lui declarer le dessein
+qu'il avoit de suivre son sentiment touchant la
+comedie, à quoi il etoit tellement resolu qu'il n'y
+avoit personne au monde qui l'en pût divertir;
+qu'il ne falloit que le faire sçavoir à la troupe et
+en obtenir la faveur de l'association, ce qu'il
+desiroit faire à la même heure. Ils comptèrent
+avec l'hôtesse; Ragotin paya, et, etant sortis, ils
+prirent le chemin du logis des comediens, qui
+n'etoit pas fort eloigné de celui où ils avoient
+dejeuné. Ils trouvèrent les demoiselles habillées;
+mais comme la Rancune eut ouvert le discours
+du dessein de Ragotin de faire la comedie, il
+en fut interrompu par l'arrivée d'un des fermiers
+du père de Leandre, qu'il lui envoyoit pour l'avertir
+qu'il étoit malade à la mort, et qu'il desiroit
+de le voir devant que de lui payer le tribut
+que tous les hommes lui doivent, ce qui obligea
+tous ceux de la troupe à conferer ensemble pour
+deliberer sur un evènement si inopiné. Leandre
+tira Angelique à part et lui dit que le temps etoit
+venu pour vivre heureux, si elle avoit la bonté
+d'y contribuer; à quoi elle repondit qu'il ne tiendroit
+jamais à elle, et toutes les choses que vous
+verrez au chapitre suivant.</p>
+<a name="cc3" id="cc3"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Dessein de Leandre.--Harangue et reception<br>
+de Ragotin à la troupe comique.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es jesuites de la Flèche n'ayant rien
+pu gagner sur l'esprit de Leandre pour
+lui faire continuer ses etudes, et voyant
+son assiduité à la comedie, jugèrent
+aussitôt qu'il etoit amoureux de quelqu'une des
+comediennes; en quoi ils furent confirmés quand,
+après le depart de la troupe, ils apprirent qu'il
+l'avoit suivie à Angers. Ils ne manquèrent pas
+d'en avertir son père par un messager exprès,
+et qui arriva en même temps que la lettre de
+Leandre lui fut rendue, par laquelle il lui marquoit
+qu'il alloit à la guerre et lui demandoit
+de l'argent, comme il l'avoit concerté avec le
+Destin quand il lui decouvrit sa qualité dans
+l'hôtellerie où il etoit blessé. Son père, reconnoissant
+la fourbe, se mit en une furieuse colère,
+qui, jointe à une extrême vieillesse, lui
+causa une maladie qui fut assez longue, mais
+qui se termina pourtant par la mort, de laquelle
+se voyant proche, il commanda à un de ses
+fermiers de chercher son fils pour l'obliger
+de se retirer auprès de lui, lui disant qu'il le
+pourroit trouver en s'enquerant où il y avoit des
+comediens (ce que le fermier sçavoit assez, car
+c'etoit celui qui lui fournissoit de l'argent après
+qu'il eut quitté le college); aussi, ayant apris qu'il
+y en avoit une troupe au Mans, il s'y achemina, et
+y trouva Leandre, comme vous avez vu au precedent
+chapitre. Ragotin fut prié par tous ceux
+de la troupe de les laisser conferer un moment
+sur le sujet du fermier nouvellement arrivé; ce
+qu'il fit, se retirant dans une autre chambre, où
+il demeura avec l'impatience qu'on peut s'imaginer.
+Aussitôt qu'il fut sorti, Leandre fit entrer
+le fermier de son père, lequel leur declara l'etat
+où il etoit et le desir qu'il avoit de voir son fils
+devant que de mourir. Leandre demanda congé
+pour y satisfaire, ce que tous ceux de la troupe
+jugèrent très raisonnable. Ce fut alors que le
+Destin declara le secret qu'il avoit tenu caché
+jusque alors touchant la qualité de Leandre,
+ce qu'il n'avoit appris qu'après le ravissement de
+mademoiselle Angelique (comme vous avez vu
+en la seconde partie de cette veritable histoire),
+ajoutant qu'ils avoient bien pu s'apercevoir qu'il
+n'agissoit pas avec lui, depuis qu'il l'avoit appris,
+comme il faisoit auparavant, puisque même il
+avoit pris un autre valet; que si quelquefois il
+etoit contraint de lui parler en maître, c'etoit
+pour ne le decouvrir pas; mais qu'à present il
+n'etoit plus temps de le celer, tant pour desabuser
+mademoiselle de la Caverne, qui n'avoit
+pu ôter de son esprit que Leandre ne fût complice
+de l'enlèvement de sa fille, ou peut-être
+l'auteur, que pour l'assurer de l'amour sincère
+qu'il lui portoit et pour laquelle il s'etoit reduit
+à lui servir de valet, ce qu'il auroit continué
+s'il n'eût eté obligé de lui declarer le secret,
+lorsqu'il le trouva dans l'hôtellerie, quand il
+alloit à la quête de mademoiselle Angelique. Et
+tant s'en faut qu'il fût consentant à son enlèvement,
+qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avoit
+hasardé sa vie pour la secourir; mais qu'il n'avoit
+pu resister à tant de gens, qui l'avoient furieusement
+blessé et laissé pour mort sur la place.
+Tous ceux de la troupe lui demandèrent pardon
+de ce qu'ils ne l'avoient pas traité selon sa qualité,
+mais qu'ils etoient excusables, puisqu'ils
+n'en avoient pas la connoissance. Mademoiselle
+de l'Etoile ajouta qu'elle avoit remarqué beaucoup
+d'esprit et de merite en sa personne, ce
+qui l'avoit fait longtemps soupçonner quelque
+chose, en quoi elle avoit eté comme confirmée
+depuis son retour, à cela joint les lettres que la
+Caverne lui avoit fait voir; mais que pourtant
+elle ne savoit quel jugement en faire, le voyant
+si soumis au service de son frère; mais qu'à
+présent il n'y avoit pas lieu de douter de sa
+qualité. Alors la Caverne prit la parole, et, s'adressant
+à Leandre, lui dit: «Vraiment, monsieur,
+après avoir connu, en quelque façon,
+votre condition par le contenu des lettres que
+vous ecriviez à ma fille, j'avois toujours un juste
+sujet de me défier de vous, n'y ayant point
+d'apparence que l'amour que vous dites avoir
+pour elle fût legitime, comme le dessein que
+vous aviez formé de la mener en Angleterre me
+le temoigne assez. Et en effet, monsieur, quelle
+apparence qu'un seigneur si relevé, comme vous
+esperez d'être après la mort de monsieur votre
+père, voulût songer à epouser une pauvre comedienne
+de campagne? Je loue Dieu que le
+temps est venu que vous pourrez vivre content
+dans la possession de ces belles terres qu'il vous
+laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin vous
+ne me jouassiez quelque mauvais tour.»</p>
+
+<p>Leandre, qui s'etoit fort impatienté en écoutant
+ce discours de la Caverne, lui repondit: «Tout ce
+que vous dites, mademoiselle, que je suis sur le
+point de posseder, ne sauroit me rendre heureux,
+si je ne suis assuré en même temps de la possession
+de mademoiselle Angelique, votre fille;
+sans elle je renonce à tous les biens que la nature,
+ou plutôt la mort de mon père, me donne,
+et je vous declare que je ne m'en vais recueillir
+sa succession qu'à dessein de revenir aussitôt
+pour accomplir la promesse que je fais devant
+cette honorable compagnie de n'avoir jamais
+pour femme autre que mademoiselle Angelique,
+votre fille, pourvu qu'il vous plaise me la donner
+et qu'elle y consente, comme je vous en
+supplie très humblement toutes deux. Et ne vous
+imaginez pas que je la veuille emmener chez moi,
+c'est à quoi je ne pense point du tout: j'ai trouvé
+tant de charme en la vie comique que je ne m'en
+sçaurois distraire, et non plus que de me separer
+de tant d'honnêtes gens qui composent cette illustre
+troupe.» Après cette franche declaration, les
+comediens et comediennes, parlant tous ensemble,
+lui dirent qu'ils lui avoient de grandes obligations
+de tant de bonté, et que mademoiselle de la Caverne
+et sa fille seroient bien delicates si elles
+ne lui donnoient la satisfaction qu'il pretendoit.
+Angelique ne repondit que comme une fille qui
+dependoit de la volonté de sa mère, laquelle finit
+la conversation en disant à Leandre que, si à
+son retour il etoit dans les mêmes sentimens, il
+pouvoit tout esperer. Ensuite il y eut de grands
+embrassemens et quelques larmes jetées, les uns
+par un motif de joie et les autres par la tendresse,
+qui fait ordinairement pleurer ceux qui en sont
+si susceptibles qu'ils ne sçauroient s'en empêcher
+quand ils voient ou entendent dire quelque chose
+de tendre.</p>
+
+<p>Après tous ces beaux complimens, il fut conclu
+que Leandre s'en iroit le lendemain, et qu'il
+prendroit un des chevaux que l'on avoit loués;
+mais il dit qu'il monteroit celui de son fermier, qui
+se serviroit du sien, qui le porteroit assez bien chez
+lui. «Nous ne prenons pas garde, dit le Destin,
+que M. Ragotin s'impatiente; il le faut faire entrer.
+Mais, à propos, n'y a-t-il personne qui sçache
+quelque chose de son dessein?» La Rancune, qui
+avoit demeuré sans parler, ouvrit la bouche pour
+dire qu'il le sçavoit, et que le matin il lui avoit
+donné à dîner pour lui declarer qu'il desiroit de
+s'associer à la troupe et faire la comedie, sans
+prétendre de lui être à charge, d'autant qu'il
+avoit assez de bien, qu'il aimoit autant le depenser
+en voyant le monde que de demeurer au
+Mans, à quoi il l'avoit fort persuadé. Aussitôt Roquebrune
+s'avança pour dire poetiquement qu'il
+n'etoit pas d'avis qu'on le reçût, en etant des
+poetes comme des femmes: quand il y en a deux
+dans une maison, il y en a une de trop; que deux
+poètes dans une troupe y pourroient exciter des
+tempêtes dont la source viendroit des contrariétés
+du Parnasse; d'ailleurs, que la taille de Ragotin
+etoit si defectueuse, qu'au lieu d'apporter de l'ornement
+au theâtre il en seroit deshonoré. «Et
+puis, quel personnage pourra-t-il faire? Il n'est
+pas capable des premiers rôles: M. le Destin s'y
+opposeroit, et l'Olive pour les seconds; il ne
+sçauroit representer un roi, non plus qu'une
+confidente, car il auroit aussi mauvaise mine
+sous le masque qu'à visage découvert; et partant
+je conclus qu'il ne soit pas reçu.--Et
+moi, repartit la Rancune, je soutiens qu'on le
+doit recevoir, et qu'il sera fort propre pour
+representer un nain<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a>
+<a href="#footnote344"><sup class="sml">344</sup></a>, quand il en sera besoin,
+ou quelque monstre, comme celui de l'Andromède<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a>
+<a href="#footnote345"><sup class="sml">345</sup></a>:
+cela sera plus naturel que d'en faire d'artificiels.
+Et quant à la declamation, je puis vous
+assurer que ce sera un autre Orphée qui attirera
+tout le monde après lui. Dernièrement, quand
+nous cherchions mademoiselle Angelique, l'Olive
+et moi, nous le rencontrâmes monté sur un mulet
+semblable à lui, c'est-à-dire petit. Comme
+nous marchions, il se mit à déclamer des vers de
+Pyrame avec tant d'emphase, que des passans
+qui conduisoient des ânes s'approchèrent du mulet
+et l'ecoutèrent avec tant d'attention qu'ils ôtèrent
+leurs chapeaux de leurs têtes pour le mieux
+ouïr, et le suivirent jusques au logis où nous
+nous arrêtâmes pour boire un coup. Si donc il a
+été capable d'attirer l'attention de ces âniers,
+jugez ce que ne feront pas ceux qui sont capables
+de faire le discernement des belles choses.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote344"
+name="footnote344"><b>Note 344: </b></a><a href="#footnotetag344">
+(retour) </a> Dans les comédies, ou plutôt dans les farces, il y avoit
+souvent des rôles de nains ou de godenots,--celui du
+zani, par exemple.--Les nains étoient alors fort à la mode.
+Mademoiselle avoit une naine célèbre. (Loret, 4, p. 22.)
+La reine Anne d'Autriche en avoit reçu une de l'infante
+Claire-Eugénie. V. Tallem., <i>Nains, naines</i>.--<i>Journal de
+Richelieu.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote345"
+name="footnote345"><b>Note 345: </b></a><a href="#footnotetag345">
+(retour) </a> Tragédie à machines, ou plutôt opéra, de P. Corneille
+(1650), qui eut un très grand succès, et dans lequel, au
+lieu de mettre l'événement principal en récit, il l'avoit mis
+en action, en montrant (III, 3) Persée combattant le monstre
+qui devoit dévorer Andromède. Le titre de l'édition de
+1651, in-8, Rouen, porte: «...contenant... la description des
+monstres et des machines, et les <i>paroles qui se chantent en musique</i>.»
+C'est donc véritablement le premier opéra françois,
+puisque la pastorale d'Issy, de Perrin et de Cambert, qu'on
+cite ordinairement comme le premier, n'est que de 1659.</blockquote>
+
+<p>Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avoient
+entendue, et l'on fut d'avis de faire entrer Ragotin
+pour l'entendre lui-même. On l'appela, il
+vint, il entra, et, après avoir fait une douzaine
+de reverences, il commença sa harangue en
+cette sorte: «Illustres personnages, auguste senat
+du Parnasse (il s'imaginoit sans doute d'être
+dans le barreau du presidial du Mans, où il n'étoit
+guère entré depuis qu'il y avoit été reçu avocat,
+ou dans l'Academie des Puristes)<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a>
+<a href="#footnote346"><sup class="sml">346</sup></a>, l'on dit
+en commun proverbe que les mauvaises compagnies
+corrompent les bonnes moeurs, et, par un
+contraire, les bonnes dissipent les mauvaises et
+rendent les personnes semblables à ceux qui les
+composent.» Cet exorde si bien debité fit croire
+aux comediennes qu'il alloit faire un sermon, car
+elles tournèrent la tête et eurent beaucoup de
+peine à s'empêcher de rire. Quelque critique glosera
+peut-être sur ce mot de sermon; mais
+pourquoi Ragotin n'eût-il pas été capable d'une
+telle sottise, puisqu'il avoit bien fait chanter des
+chants d'eglise en serenade avec des orgues?
+Mais il continua: «Je me trouve si destitué de
+vertus, que je desire m'associer à votre illustre
+troupe pour en apprendre et pour m'y façonner,
+car vous êtes les interprètes des Muses, les echos
+vivans de leurs chers nourrissons, et vos merites
+sont si connus à toute la France que l'on vous
+admire jusques au-delà des poles. Pour vous,
+mesdemoiselles, vous charmez tous ceux qui
+vous considèrent, et l'on ne sçauroit ouïr l'harmonie
+de vos belles voix sans être ravi en admiration:
+aussi, beaux anges en chair et en os, tous
+les plus doctes poètes ont rempli leurs vers de
+vos louanges; les Alexandre et les Cesar n'ont
+jamais egalé la valeur de M. le Destin et des autres
+heros de cette illustre troupe. Il ne faut donc
+pas vous etonner si je desire avec tant de passion
+d'en accroître le nombre, ce qui vous sera facile
+si vous me faites l'honneur de m'y recevoir, vous
+protestant, au reste, de ne vous être point à
+charge, ni pretendre de participer aux emolumens
+du theâtre, mais seulement vous être très-humble
+et très-obeissant serviteur.» On le pria
+de sortir pour un moment, afin que l'on pût resoudre
+sur le sujet de sa harangue et y proceder
+avec les formes. Il sortit, et l'on commençoit
+d'opiner quand le poète se jeta à la traverse, pour
+former une seconde opposition. Mais il fut relancé
+par la Rancune, qui l'eût encore mieux
+poussé, s'il n'eût regardé son habit neuf, qu'il
+avoit acheté de l'argent qu'il lui avoit prêté. Enfin,
+il fut conclu qu'il seroit reçu pour être le
+divertissement de la compagnie. On l'appela, et
+quand il fut entré, le Destin prononça en sa faveur.
+L'on fit les ceremonies accoutumées: il fut
+ecrit sur le registre, prêta le serment de fidelité;
+l'on lui donna le mot avec lequel tous les comediens
+se reconnoissent<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a>
+<a href="#footnote347"><sup class="sml">347</sup></a>, et il soupa ce soir-là
+avec toute la caravane.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote346"
+name="footnote346"><b>Note 346: </b></a><a href="#footnotetag346">
+(retour) </a> L'auteur veut sans doute désigner par là l'Académie
+françoise, qui se distinguoit, en effet, par le purisme exagéré
+de beaucoup de ses membres. V. la <i>Requête du dictionn.</i>
+de Ménage et la comédie des <i>Académist.</i> de Saint-Evremont.
+On peut consulter aussi le <i>Rôle des présentat. faites aux
+grands jours de l'éloq. fr.</i>, de Sorel. (<i>Var. hist. et litt.</i>, chez
+Jannet, 1er vol.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote347"
+name="footnote347"><b>Note 347: </b></a><a href="#footnotetag347">
+(retour) </a> Cette espèce de franc-maçonnerie mystérieuse à laquelle
+il est fait ici allusion existoit réellement entre les
+comédiens d'alors, et elle semble avoir eu pour signe de reconnoissance
+un argot semblable dans sa substance, sinon
+de tous points, à celui que parloient les voleurs, et qui s'étoit
+continué jusqu'à la fin du siècle suivant. «A cette
+époque (c'est-à-dire à époque de la jeunesse de mademoiselle
+Clairon), lisons-nous dans les Mémoires de mademoiselle
+Dumesnil, les comédiens en avoient encore un (argot)
+comme les voleurs.» Et l'auteur en cite des exemples:
+«Cette dialecte, si je puis m'exprimer ainsi, continue-t-elle,
+étoit très abondante; elle comprenoit à peu près tout ce
+qui peut se dire en françois. Préville la jargonnoit encore à
+merveille.» (Edit. in-8, note de la p. 222.) Or, à ce que
+nous apprend M. Ed. Fournier, du temps de Préville, et à
+côté de lui, vivoit un très vieux comédien qui avoit joué
+avec Molière et qui relioit en quelque sorte sa troupe aux
+traditions du XVIIe siècle. C'étoit lui qui pouvoit avoir appris
+au célèbre acteur, dont l'apprentissage, du reste, s'étoit
+fait assez longtemps en province, cet argot qu'il parloit si
+bien.</blockquote>
+<a name="cc4" id="cc4"></a>
+<hr class="full">
+
+
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Départ de Leandre et de la troupe comique pour<br>
+aller à Alençon. Disgrâce de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>près le souper, il n'y eut personne qui ne
+felicitât Ragotin de l'honneur qu'on lui avoit fait
+de le recevoir dans la troupe, de quoi il s'enfla
+si fort que son pourpoint s'en ouvrit en deux
+endroits. Cependant Leandre prit occasion d'entretenir
+sa chère Angelique, à laquelle il reitera
+le dessein qu'il avoit fait de l'epouser; mais il le
+dit avec tant de douceurs, qu'elle ne lui repondit
+que des yeux, d'où elle laissa couler quelques
+larmes. Je ne sçais si ce fut de joie des
+belles promesses de Leandre, ou de tristesse de
+son depart; quoi qu'il en soit, ils se firent beaucoup
+de caresses, la Caverne n'y apportant plus
+d'obstacle. La nuit etant dejà fort avancée, il
+fallut se retirer. Leandre prit congé de toute la
+compagnie et s'en alla coucher. Le lendemain il
+se leva de bon matin, partit avec le fermier de
+son père, et fit tant par ses journées qu'il arriva
+en la maison de son père, qui etoit malade, lequel
+lui temoigna d'être bien aise de sa venue,
+et, selon que ses forces le lui permirent, lui exprima
+la douleur que lui avoit causée son absence,
+et lui dit ensuite qu'il avoit bien de la
+joie de le revoir pour lui donner sa dernière benediction,
+et avec elle tous ses biens, nonobstant
+l'affliction qu'il avoit eue de sa mauvaise
+conduite, mais qu'il croyoit qu'il en useroit
+mieux à l'avenir. Nous apprendrons la suite à
+son retour.</p>
+
+<p>Les comediens et comediennes etant habillés
+et habillées, chacun amassa ses nippes, l'on remplit
+les coffres, l'on fit les balles du bagage comique,
+et l'on prepara tout pour partir. Il manquoit
+un cheval pour une des demoiselles, parce
+que l'un de ceux qui les avoient loués s'etoit
+dedit; l'on prioit l'Olive d'en chercher un autre,
+quand Ragotin entra, lequel, ayant ouï cette proposition,
+dit qu'il n'en etoit pas besoin, parce qu'il
+en avoit un pour porter mademoiselle de l'Etoile
+ou Angelique en croupe, attendu qu'à son avis
+l'on ne pourroit pas aller en un jour à Alençon,
+y ayant dix grandes lieues du Mans; qu'en y
+mettant deux jours, comme nécessairement il le
+falloit, son cheval ne seroit pas trop fatigué de
+porter deux personnes. Mais l'Etoile, l'interrompant,
+lui dit qu'elle ne pourroit pas se tenir en
+croupe; ce qui affligea fort le petit homme, qui
+fut un peu consolé quand Angelique dit que si
+feroit bien elle. Ils dejeunèrent tous, et l'opérateur
+et sa femme furent de la partie; mais pendant
+que l'on apprêtoit le dejeuner, Ragotin prit
+l'occasion pour parler au seigneur Ferdinandi,
+auquel il fit la même harangue qu'il avoit faite à
+l'avocat dont nous avons parlé, quand il le prenoit
+pour lui, à laquelle il repondit qu'il n'avoit
+rien oublié à mettre tous les secrets de la magie
+en pratique, mais sans aucun effet; ce qui l'obligeoit
+à croire que l'Etoile etoit plus grande
+magicienne que lui n'etoit magicien, qu'elle
+avoit des charmes beaucoup plus puissans que
+les siens, et que c'étoit une dangereuse personne,
+qu'il avoit grand sujet de craindre. Ragotin vouloit
+repartir; mais on les pressa de laver les
+mains et de se mettre à table, ce qu'ils firent
+tous. Après le dejeuner, Inezille temoigna à tous
+ceux de la troupe, et principalement aux demoiselles,
+le deplaisir qu'elle et son mari avoient
+d'un si prompt départ, leur protestant qu'ils eussent
+bien desiré de les suivre à Alençon pour
+avoir l'honneur de leur conversation plus longtemps,
+mais qu'ils seroient obligés de monter en
+theatre pour debiter leurs drogues, et par conséquent
+faire des farces; que, cela etant public et
+ne coûtant rien, le monde y va plus facilement
+qu'à la comedie, où il faut bailler de l'argent, et
+qu'ainsi au lieu de les servir ils leur pourroient
+nuire, et que, pour l'eviter, ils avoient resolu de
+monter au Mans après leur depart. Alors ils
+s'embrassèrent les uns les autres et se dirent
+mille douceurs. Les demoiselles pleurèrent, et
+enfin tous se firent de grands complimens, à la
+reserve du poète, qui, en d'autres occasions, eût
+parlé plus que quatre, et en celle-ci il demeura
+muet, la separation d'Inezille lui ayant eté un si
+furieux coup de foudre, qu'il ne le put jamais
+parer, nonobstant qu'il s'estimât tout couvert
+des lauriers du Parnasse<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a>
+<a href="#footnote348"><sup class="sml">348</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote348"
+name="footnote348"><b>Note 348: </b></a><a href="#footnotetag348">
+(retour) </a> Le laurier, comme on sait, passoit chez les anciens
+pour garantir de la foudre.</blockquote>
+
+<p>La charrette etant chargée et prête à partir, la
+Caverne y prit place au même endroit que vous
+avez vu au commencement de ce roman. L'Etoile
+monta sur un cheval que le Destin conduisoit,
+et Angelique se mit derrière Ragotin, qui
+avoit pris avantage<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a>
+<a href="#footnote349"><sup class="sml">349</sup></a>, en montant à cheval, pour
+éviter un second accident de sa carabine, qu'il
+n'avoit pourtant pas oubliée, car il l'avoit pendue
+à sa bandoulière; tous les autres allèrent à pied,
+au même ordre que quand ils arrivèrent au Mans.
+Quand ils furent dans un petit bois qui est au
+bout du pavé, environ une lieue de la ville, un
+cerf, qui etoit poursuivi<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a>
+<a href="#footnote350"><sup class="sml">350</sup></a> par les gens de monsieur
+le marquis de Lavardin<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a>
+<a href="#footnote351"><sup class="sml">351</sup></a>, leur traversa le
+chemin et fit peur au cheval de Ragotin, qui
+alloit devant, ce qui lui fit quitter l'etrier et mettre
+à même temps la main à sa carabine; mais
+comme il le fit avec precipitation, le talon se trouva
+justement sous son aisselle, et comme il avoit la
+main à la detente, le coup partit, et parce qu'il
+l'avoit beaucoup chargée, et à balle, elle repoussa
+si furieusement qu'elle le renversa par terre; et en
+tombant, le bout de la carabine donna contre les
+reins d'Angelique qui tomba aussi, mais sans se
+faire aucun mal, car elle se trouva sur ses pieds.
+Pour Ragotin, il donna de la tête contre la souche
+d'un vieil arbre pourri qui etoit environ un pied
+hors de terre, qui lui fit une assez grosse bosse
+au dessus de la tempe; l'on y mit une pièce d'argent
+et on lui banda la tête avec un mouchoir,
+ce qui excita de grands éclats de rire à tous
+ceux de la troupe, ce qu'ils n'eussent peut-être
+pas fait s'il y eût eu un plus grand mal; encore
+ne sçait-on, car il est bien difficile de s'en empêcher
+en de pareilles occasions; aussi ils s'en
+regalèrent comme il faut, ce qui pensa faire enrager
+le petit homme, lequel fut remonté sur son
+cheval, et semblablement Angelique, qui ne lui
+permit pas de recharger sa carabine, comme il
+le vouloit faire; et l'on continua de marcher jusqu'à
+la Guerche<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a>
+<a href="#footnote352"><sup class="sml">352</sup></a>, où l'on fit repaître la charrette,
+c'est-à-dire les quatre chevaux qui y etoient
+attelés, et les deux autres porteurs. Tous les comediens
+goûtèrent; pour les demoiselles, elles se
+mirent sur un lit, tant pour se reposer que pour
+considerer les hommes, qui buvoient à qui mieux
+mieux, et surtout la Rancune et Ragotin (à qui
+l'on avoit debandé la tête, à laquelle la pièce
+d'argent avoit repercuté la contusion), qui se le
+portoient à une santé qu'ils s'imaginoient que
+personne n'entendoit, ce qui obligea Angelique
+de crier à Ragotin: «Monsieur, prenez garde à
+vous, et songez à bien conduire votre voiture»,
+ce qui demonta un peu le petit avocat encomedienné,
+lequel fit aussitôt cessation d'armes, ou
+plutôt de verres, avec la Rancune.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote349"
+name="footnote349"><b>Note 349: </b></a><a href="#footnotetag349">
+(retour) </a> C'est-à-dire qui avoit pris ses précautions, qui s'étoit
+aidé, en montant sur une pierre ou en se faisant donner la
+main par quelqu'un pour se mettre en selle.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote350"
+name="footnote350"><b>Note 350: </b></a><a href="#footnotetag350">
+(retour) </a> Le divertissement de courre le cerf étoit un des plus à
+la mode, surtout à la cour et parmi les grands seigneurs;
+il se pratiquoit souvent avec pompe et en grand appareil.
+Les lettres de la princesse Palatine sont remplies du recit de
+ces chasses, et Molière s'est moqué de la passion de certains
+gentilshommes pour ce divertissement, dans ses <i>Fâcheux</i>
+(II, 7). Cette chasse étoit quelquefois dangereuse, et le cerf
+poursuivi ne se bornoit pas toujours, comme ici, à effrayer
+un cheval et à faire tomber un cavalier, témoin les comtes
+de Saint-Hérem et de Melun, qui furent tués par deux de
+ces bêtes aux abois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote351"
+name="footnote351"><b>Note 351: </b></a><a href="#footnotetag351">
+(retour) </a> «Il y a dans le Maine, près Montoire, un lieu appelé
+Lavardin, qui a donné son nom à une très illustre famille
+du Vendômois.» (<i>Ménagiana.</i>) Il y avoit encore, à cinq
+lieues du Mans, un autre Lavardin, dont les seigneurs avoient
+pour surnom de Beaumanoir. L'évêque du Mans Charles
+de Lavardin, comme son neveu Philibert-Emmanuel (né au
+château de Malicorne), également évêque du Mans, étoit de
+cette derniere maison, à laquelle appartenoit aussi le marquis
+de Lavardin, lieutenant du roi dans le Maine.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote352"
+name="footnote352"><b>Note 352: </b></a><a href="#footnotetag352">
+(retour) </a> A deux lieues et demie du Mans, sur la Sarthe.</blockquote>
+
+<p>L'on paya l'hôtesse, l'on remonta à cheval et la
+caravane comique marcha. Le temps etoit beau
+et le chemin de même, ce qui fut cause qu'ils
+arrivèrent de bonne heure à un bourg qu'on appelle
+Vivain<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a>
+<a href="#footnote353"><sup class="sml">353</sup></a>. Ils descendirent au Coq-Hardi, qui
+est le meilleur logis; mais l'hôtesse (qui n'etoit
+pas la plus agreable du pays du Maine) fit quelque
+difficulté de les recevoir, disant qu'elle avoit
+beaucoup de monde, entre autres un receveur
+des tailles de la province et un autre receveur
+des epices<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a>
+<a href="#footnote354"><sup class="sml">354</sup></a> du presidial du Mans, avec quatre ou
+cinq marchands de toile. La Rancune, qui songea
+aussitôt à faire quelque tour de son metier, lui
+dit qu'ils ne demandoient qu'une chambre pour
+les demoiselles, et que pour les hommes, ils se
+coucheroient comme que ce fût, et qu'une nuit
+etoit bientôt passée; ce qui adoucit un peu la
+fierté de la dame cabaretière. Ils entrèrent donc,
+et l'on ne dechargea point la charrette: car il y
+avoit dans la basse-cour une remise de carrosse
+où on la mit, et on la ferma à clef; et l'on donna
+une chambre aux comediennes, où tous ceux de
+la troupe soupèrent, et quelque temps après les
+demoiselles se couchèrent dans deux lits qu'il y
+avoit, savoir, l'Etoile dans un et la Caverne et
+sa fille Angelique dans l'autre. Vous jugez bien
+qu'elles ne manquèrent pas à fermer la porte,
+aussi bien que les deux receveurs, qui se retirèrent
+aussi dans une autre chambre, où ils firent
+porter leurs valises, qui etoient pleines d'argent,
+sur lequel la Rancune ne put pas mettre la main,
+car ils se precautionnèrent bien; mais les marchands
+payèrent pour eux. Ce mechant homme eut
+assez de prevoyance pour être logé dans la même
+chambre où ils avoient fait porter leurs balles.
+Il y avoit trois lits, dont les marchands en occupoient
+deux, et l'Olive et la Rancune l'autre, lequel
+ne dormit point; mais quand il connut que
+les autres dormoient ou devoient dormir, il se
+leva doucement pour faire son coup, qui fut interrompu
+par un des marchands auquel il étoit
+survenu un mal de ventre avec une envie de le
+decharger, ce qui l'obligea à se lever et la Rancune
+à regagner le lit. Cependant le marchand,
+qui logeoit ordinairement dans ce logis et qui
+en sçavoit toutes les issues, alla par la porte qui
+conduisoit à une petite galerie au bout de laquelle
+etoient les lieux communs (ce qu'il fit
+pour ne donner pas mauvaise odeur aux venerables
+comediens). Quand il se fut vidé, il retourna
+au bout de la galerie; mais, au lieu de
+prendre le chemin qui conduisoit à la chambre
+d'où il etoit parti, il prit de l'autre côté et descendit
+dans la chambre où les receveurs etoient
+couchés (car les deux chambres et les montées etoient
+disposées de la sorte). Il s'approcha du premier
+lit qu'il rencontra, croyant que ce fût le sien,
+et une voix à lui inconnue lui demanda: «Qui est
+là?» Il passa sans rien dire à l'autre lit, où on
+lui dit de même, mais d'un ton plus elevé et en
+criant: «L'hôte, de la chandelle! il y a quelqu'un
+dans notre chambre!» L'hôte fit lever une servante;
+mais devant qu'elle fût en etat de comprendre
+qu'il falloit de la lumière, le marchand eut loisir
+de remonter et de descendre par où il etoit allé.
+La Rancune, qui entendoit tout ce debat (car il
+n'y avoit qu'une simple cloison d'ais entre les
+deux chambres) ne perdit pas temps, mais denoua
+habilement les cordes de deux balles, dans
+chacune desquelles il prit deux pièces de toile, et
+renoua les cordes, comme si personne n'y eût
+touché, car il sçavoit le secret, qui n'est connu que
+de ceux du metier, non plus que leur numero et
+leurs chiffres. Il en vouloit attaquer une autre,
+quand le marchand entra dedans la chambre, et, y
+ayant ouï marcher, dit: «Qui est là?» La Rancune,
+qui ne manquoit point de repartie (après avoir
+fourré les quatre pièces de toile dans le lit), dit
+que l'on avoit oublié à mettre un pot de chambre,
+et qu'il cherchoit la fenêtre pour pisser. Le
+marchand, qui n'etoit pas encore recouché, lui dit:
+«Attendez, monsieur, je la vais ouvrir, car je sçais
+mieux où elle est que vous.» Il l'ouvrit et se remit
+au lit. La Rancune s'approcha de la fenêtre,
+par laquelle il pissa aussi copieusement que
+quand il arrosa un marchand du bas Maine avec
+lequel il etoit couché dans un cabaret de la
+ville du Mans, comme vous avez vu dans le
+sixième chapitre de la première partie de ce roman;
+après quoi il se retourna coucher sans
+fermer la fenêtre. Le marchand lui cria qu'il ne
+devoit pas l'avoir laissée ouverte, et l'autre lui
+cria encore plus haut qu'il la fermât s'il vouloit;
+que pour lui, il n'eût pas pu retrouver son
+lit dans l'obscurité, ce qui n'etoit pas quand elle
+etoit ouverte, parce que la lune luisoit bien fort
+dans la chambre. Le marchand, apprehendant
+qu'il ne lui voulût faire une querelle d'Allemand<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a>
+<a href="#footnote355"><sup class="sml">355</sup></a>,
+se leva sans lui repartir, ferma la fenêtre et se remit
+au lit, où il ne dormoit pas, dont bien lui
+prit, car sa balle n'eût pas eu meilleur marché
+que les deux autres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote353"
+name="footnote353"><b>Note 353: </b></a><a href="#footnotetag353">
+(retour) </a> A une demi-lieue N. E. de Beaumont-le-Vicomte.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote354"
+name="footnote354"><b>Note 354: </b></a><a href="#footnotetag354">
+(retour) </a> «<i>Epices</i> aujourd'hui se dit au Palais des salaires que
+les juges se taxent en argent, au bas des jugements, pour
+leur peine d'avoir travaillé au rapport et à la visitation des
+procès par écrit.» (Dict. de Fur.) L'abus des <i>épices</i> en étoit
+venu au point que Saint-Amant, à propos de l'incendie du
+Palais en 1618, put dire, dans une épigramme bien connue
+et souvent citée:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">... Dame Justice,</p>
+<p class="i10">Pour avoir mangé trop d'épice</p>
+<p class="i10">Se mit tout le palais en feu.</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote355"
+name="footnote355"><b>Note 355: </b></a><a href="#footnotetag355">
+(retour) </a> La réputation des Allemands avoit été fort compromise
+chez nous par celle des reîtres et des lansquenets; et les
+guerres récemment soutenues contre eux, en donnant lieu à
+un grand débordement de chansons satiriques, avoient encore
+contribué à rendre leur nom synonyme de soudard, de
+grossier et brutal personnage. L'épithète d'Allemand renfermoit,
+en France, une injure analogue à celle de Génois chez
+les Espagnols. Théophile, dans son <i>Fragm. d'une hist. com.</i>,
+parle de la stupidité et de l'ivrognerie des Allemands, qu'il
+traite de gros <i>bouffetripes</i>. «Voilà, dit Garasse dans sa <i>Doctrine
+curieuse</i> (VI, 10), le but auquel visent les axiomes des
+beaux esprits... faire le saut de l'Allemand, du lit à la table
+et de la table au lit.» Leur esprit n'étoit pas en plus haute estime
+que leur caractère: «Gretzer a bien de l'esprit pour un
+Allemand», disoit le cardinal Du Perron, et le P. Bouhours,
+qui rapporte cette parole, met en question, dans ses <i>Entret.
+d'Ariste et d'Eugène</i> (sur le bel esprit), si un Allemand peut
+être bel esprit. On lit dans le <i>Chevræana</i>, qui, du reste, entreprend
+la défense de cette nation: «Les François disent:
+C'est un Allemand, pour exprimer un homme pesant, brutal.»
+Plus tard, Grimm écrivoit encore: «Je crois avoir vu
+le temps où un Allemand donnant quelques symptômes d'esprit
+étoit regardé comme un prodige.» On comprend maintenant
+la portée de cette expression proverbiale: faire une
+querelle d'Allemand.</blockquote>
+
+<p>Cependant l'hôte et l'hôtesse crioient à la
+chambrière d'allumer vite de la chandelle. Elle
+s'en mettoit en devoir; mais comme il arrive ordinairement
+que plus l'on s'empresse moins l'on
+avance, aussi cette miserable servante souffla
+les charbons plus d'une heure sans la pouvoir
+allumer. L'hôte et l'hôtesse lui disoient mille maledictions,
+et les receveurs crioient toujours plus fort:
+«De la chandelle!» Enfin, quand elle fut allumée,
+l'hôte et l'hôtesse et la servante montèrent à leur
+chambre, où n'ayant trouvé personne, ils leur dirent
+qu'ils avoient grand tort de mettre ainsi
+tous ceux du logis en alarme. Eux soutenoient
+toujours d'avoir vu et ouï un homme et de lui
+avoir parlé. L'hôte passa de l'autre côté et demanda
+aux comediens et aux marchands si quelqu'un
+d'eux etoit sorti. Ils dirent tous que non,
+«à la reserve de monsieur, dit un des marchands,
+parlant de la Rancune, qui s'est levé pour pisser
+par la fenêtre, car l'on n'a point donné de
+pot de chambre.» L'hôte cria fort la servante de
+ce manquement, et alla retrouver les receveurs,
+auxquels il dit qu'il falloit qu'ils eussent fait
+quelque mauvais songe, car personne n'avoit
+bougé; et après leur avoir dit qu'ils dormissent
+bien, et qu'il n'etoit pas encore jour, ils se retirèrent.
+Sitôt qu'il fut venu, je veux dire le jour,
+la Rancune se leva et demanda la clef de la remise,
+où il entra pour cacher les quatre pièces de
+toile qu'il avoit derobées, et qu'il mit dans une
+des balles de la charrette.</p>
+<a name="cc5" id="cc5"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Ce qui arriva aux comediens entre Vivain et Alençon.<br>
+Autre disgrace de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/T.png"></span>ous les heros et heroïnes de la troupe
+comique partirent de bon matin et
+prirent le grand chemin d'Alençon et
+arrivèrent heureusement au Bourg-le-Roi<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a>
+<a href="#footnote356"><sup class="sml">356</sup></a>,
+que le vulgaire appelle le Boulerey, où
+ils dînèrent et se reposèrent quelque temps, pendant
+lequel on mit en avant si l'on passeroit
+par Arsonnay, qui est un village à une lieue d'Alençon,
+ou si l'on prendroit de l'autre côté pour
+éviter Barrée, qui est un chemin où pendant les
+plus grandes chaleurs de l'été il y a de la boue
+où les chevaux enfoncent jusqu'aux sangles.
+L'on consulta là-dessus le charretier, lequel assura
+qu'il passeroit partout, ses quatre chevaux
+etant les meilleurs de tous les attelages du Mans;
+d'ailleurs, qu'il n'y avoit qu'environ cinq cents
+pas de mauvais chemin, et que celui des communes
+de Saint-Pater, où il faudroit passer,
+n'étoit guère plus beau et beaucoup plus long;
+qu'il n'y auroit que les chevaux et la charrette
+qui entreroient dans la boue, parce que les gens
+de pied passeroient dans les champs, quittes
+pour ajamber certaines fascines qui ferment les
+terres afin que les chevaux n'y puissent pas entrer:
+on les appelle en ce pays-là des éthaliers.
+Ils enfilèrent donc ce chemin-là. Mademoiselle
+de l'Etoile dit qu'on l'avertît quand l'on en seroit
+près, parce qu'elle aimoit mieux aller à pied
+en beau chemin, qu'à cheval dans la boue. Angelique
+en dit autant, et semblablement la Caverne,
+qui apprehenda que la charrette ne versât. Quand
+ils furent sur le point d'entrer dans ce mauvais
+chemin, Angelique descendit de la croupe du
+cheval de Ragotin. Le Destin fit mettre pied
+à terre à l'Etoile, et l'on aida à la Caverne à
+descendre de la charrette. Roquebrune monta
+sur le cheval de l'Etoile et suivit Ragotin, qui
+alloit après la charrette. Quand ils furent au plus
+boueux du chemin et à un lieu où il n'y avoit
+d'espace que pour la charrette, quoique le chemin
+fût fort large, ils firent rencontre d'une
+vingtaine de chevaux de voiture, que cinq ou
+six paysans conduisoient, qui se mirent à crier
+au charretier de reculer. Le charretier leur crioit
+encore plus fort: «Reculez vous-mêmes, vous le
+ferez plus aisement que moi.» De detourner ni à
+droit ni à gauche, cela ne se pouvoit nullement,
+car de chaque côté il n'y avoit que des fondrières
+insondables. Les voituriers, voulant faire les mauvais,
+s'avancèrent si brusquement contre la charrette,
+en criant si fort, que les chevaux en prirent
+tant de peur qu'ils en rompirent leurs traits et
+se jetèrent dans les fondrières; le timonier se
+detourna tant soit peu sur la gauche, ce qui fit
+avancer la roue du même côté, qui, pour ne trouver
+point de ferme, fit verser la charrette. Ragotin,
+tout bouffi d'orgueil et de colère, crioit
+comme un demoniaque contre les voituriers,
+croyant pouvoir passer au côté droit, où il sembloit
+y avoir du vide: car il vouloit joindre les
+voituriers, qu'il menaçoit de sa carabine pour les
+faire reculer. Il s'avança donc; mais son cheval
+s'embourba si fort, que tout ce qu'il put faire, ce
+fut de desetriver promptement et desarçonner à
+même temps et de mettre pied à terre; mais il enfonça
+jusqu'aux aisselles, et s'il n'eût pas étendu
+les bras il fût enfoncé jusqu'au menton. Cet accident
+si imprevu fit arrêter tous ceux qui passoient
+dans les champs, pour penser à y remedier. Le
+poète, qui avoit toujours bravé la fortune, s'arrêta
+doucement et fit reculer son cheval jusqu'à ce qu'il
+eût trouvé le sec. Les voituriers, voyant tant
+d'hommes qui avoient tous chacun un fusil sur
+l'épaule et une epée au côté, reculèrent sans
+bruit, de peur d'être battus, et prirent un autre
+chemin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote356"
+name="footnote356"><b>Note 356: </b></a><a href="#footnotetag356">
+(retour) </a> A huit lieues N.-E. du Mans; ainsi nommé d'un château
+qu'y fit bâtir, vers 1099, Guillaume Le Roux, pour tenir
+les Manceaux en respect et se ménager une entrée facile
+dans la province.</blockquote>
+
+<p>Cependant il fallut songer à remedier à tout
+ce desordre, et l'on dit qu'il falloit commencer
+par M. Ragotin et par son cheval, car ils etoient
+tous deux en grand peril. L'Olive et la Rancune
+furent les premiers qui s'en mirent en devoir;
+mais, quand ils s'en voulurent approcher, ils enfoncèrent
+jusqu'aux cuisses, et ils auroient encore
+enfoncé s'ils eussent avancé davantage, tellement
+qu'après avoir sondé en plusieurs endroits
+sans y trouver du ferme, la Rancune, qui avoit
+toujours des expediens d'un homme de son naturel,
+dit sans rire qu'il n'y avoit point d'autre
+remède pour sortir M. Ragotin du danger où il
+etoit, que de prendre la corde de la charrette
+(qu'aussi bien il la falloit decharger) et la lui
+attacher au cou et le faire tirer par les chevaux,
+qui s'etoient remis dans le grand chemin. Cette
+proposition fit rire tous ceux de la compagnie,
+mais non pas Ragotin, qui en eut autant de peur
+comme quand la Rancune lui vouloit couper son
+chapeau sur le visage, quand il l'avoit enfoncé
+dedans. Mais le charretier, qui s'etoit hasardé
+pour relever les chevaux, le fit encore pour Ragotin:
+il s'approcha de lui, et à diverses reprises
+le sortit et le conduisit dans le champ où etoient
+les comediennes, qui ne purent s'empêcher de
+rire, le voyant en si bel equipage; elles s'en
+contraignirent pourtant tant qu'elles purent.
+Cependant le charretier retourna à son cheval,
+qui, etant assez vigoureux, sortit avec un peu
+d'aide et alla trouver les autres; en suite de quoi
+l'Olive et la Rancune, et le même charretier, qui
+etoient déjà tous gâtés de la boue, dechargèrent
+la charrette, la remuèrent et la rechargèrent. Elle
+fut aussitôt reattelée, et les chevaux la sortirent
+de ce mauvais pas. Ragotin remonta sur son cheval
+avec peine, car le harnois etoit tout rompu;
+mais Angelique ne voulut pas se remettre derrière
+lui, pour ne gâter ses habits. La Caverne
+dit qu'elle iroit bien à pied, ce que fit aussi l'Etoile,
+que le Destin continua de conduire jusqu'aux
+Chênes-Verts, qui est le premier logis
+que l'on trouve en venant du Mans au faubourg
+de Mont-Fort, où ils s'arrêtèrent, n'osant
+pas entrer dans la ville dans un si étrange
+désordre.</p>
+
+<p>Après que ceux qui avoient travaillé eurent
+bu, ils employèrent le reste du jour à faire secher
+leurs habits, après en avoir pris d'autres
+dans les coffres que l'on avoit dechargés: car ils
+en avoient eu chacun en present de la noblesse
+mancelle<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a>
+<a href="#footnote357"><sup class="sml">357</sup></a>. Les comediennes soupèrent legèrement,
+à cause de la lassitude du chemin qu'elles
+avoient été contraintes de faire à pied, ce qui
+les obligea aussi à se coucher de bonne heure.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote357"
+name="footnote357"><b>Note 357: </b></a><a href="#footnotetag357">
+(retour) </a> Ces sortes de présents étoient admis chez les acteurs,
+et s'acceptoient sans honte. Molière fit, à ce que raconter Grimarest,
+cadeau à l'un de ses anciens camarades, le comédien
+Mondorge, de 24 pistoles et d'un habit magnifique, et il avoit
+auparavant agi de la même manière envers Baron, encore
+enfant, mais déjà acteur dans la troupe de la Raisin. On lit
+dans le Ragotin de La Fontaine:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>La Baguenaudière.</i> ...Que dites-vous de mon habit de chasse?</p>
+<p><i>La Rancune.</i> Qu'il est beau pour jouer un baron de la Crasse.</p>
+<p><i>La Baguenaudière.</i> Je vous en fais présent, etc.</p>
+<p class="i20"> Cet habit est pour toi; fais m'en venir à bout.</p>
+<p class="i30"> (II,4.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Et dans les <i>Visionnaires</i> de Desmarets:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>Ces vers valent cent francs, à vingt francs le couplet:</p>
+<p>Allez, je vous promets un habit tout complet.</p>
+</div></div>
+
+<p>dit-on au poète. Chappuzeau (l. III, ch. 18, du <i>Théâtre
+franç.</i>) donne de curieux détails sur les dépenses extraordinaires
+que les comédiens devoient faire pour leurs habits, tant
+à la ville qu'au théâtre, «étant obligés de paroître souvent
+à la cour, et de voir à toute heure des personnes de qualité.»
+Il nous apprend aussi, au même endroit, qu'en certaines
+circonstances les gentilshommes de la chambre avoient ordre
+de contribuer aux frais de ces habits.</p></blockquote>
+
+<p>Les comediens ne se couchèrent qu'après avoir
+bien soupé. Les uns et les autres etoient à leur
+premier sommeil, environ les onze heures, quand
+une troupe de cavaliers frappèrent à la porte de
+l'hôtellerie. L'hôte repondit que son logis etoit
+plein, et d'ailleurs qu'il etoit heure indue. Ils recommencèrent
+à frapper plus fort, en menaçant
+d'enfoncer la porte. Le Destin, qui avoit toujours
+Saldagne en tête, crut que c'etoit lui qui venoit
+à force ouverte pour enlever l'Etoile; mais, ayant
+regardé par la fenêtre, il aperçut, à la faveur
+de la clarté de la lune, un homme qui avoit les
+mains liées par derrière; ce qu'ayant dit fort bas
+à ses compagnons, qui etoient tous aussi bien
+que lui en etat de le bien recevoir, Ragotin dit
+assez haut que c'etoit M. de la Rappinière qui
+avoit pris quelque voleur, car il en etoit à la
+quête. Ils furent confirmés en cette opinion
+quand ils ouïrent faire commandement à l'hôte
+d'ouvrir de par le Roi. «Mais pourquoi diable
+(dit la Rancune) ne l'a-t-il mené au Mans, ou
+à Beaumont-le-Vicomte, ou, au pis aller, à
+Fresnay<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a>
+<a href="#footnote358"><sup class="sml">358</sup></a>? car, encore que ce faubourg soit du
+Maine, il n'y a point de prisons; il faut qu'il y
+ait là du mystère!» L'hôte fut contraint d'ouvrir
+à la Rappinière, qui entra avec dix archers, lesquels
+menoient un homme attaché, comme je
+vous viens de dire, et qui ne faisoit que rire,
+surtout quand il regardoit la Rappinière, ce qu'il
+faisoit fixement, contre l'ordinaire des criminels;
+et c'est la première raison pourquoi il ne le mena
+pas au Mans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote358"
+name="footnote358"><b>Note 358: </b></a><a href="#footnotetag358">
+(retour) </a> Petite ville du Maine, sur la Sarthe, à six lieues S.-O.
+de Mamers.</blockquote>
+
+<p>Or vous sçaurez que, la Rappinière ayant appris
+que l'on avoit fait plusieurs voleries et pillé
+quelques maisons champêtres, il se mit en devoir
+de chercher les malfaiteurs. Comme lui et ses archers
+approchoient de la forêt de Persaine, ils
+virent un homme qui en sortoit; mais quand il
+aperçut cette troupe d'hommes à cheval, il reprit
+le chemin du bois, ce qui fit juger à la Rappinière
+que ce pouvoit en être un. Il piqua si fort et ses
+gens aussi, qu'ils attrapèrent cet homme, qui ne
+repondit qu'en termes confus aux interrogats que
+la Rappinière lui fit, mais qui ne parut point de
+l'être; au contraire, il se mit à rire et à regarder
+fixement la Rappinière, lequel tant plus il le consideroit,
+tant plus il s'imaginoit de l'avoir vu autrefois,
+et il ne se trompoit pas; mais du temps
+qu'ils s'etoient vus, l'on portoit les cheveux courts
+et de grandes barbes<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a>
+<a href="#footnote359"><sup class="sml">359</sup></a>, et cet homme-là avoit la
+chevelure fort longue et point de barbe, et d'ailleurs
+les habits differents; tout cela lui en ôtoit
+la connoissance. Il le fit neanmoins attacher à un
+banc de la table de la cuisine qui etoit à dossier
+à l'antique, et le laissa en la garde de deux archers,
+et s'en alla coucher après avoir fait un peu
+de collation.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote359"
+name="footnote359"><b>Note 359: </b></a><a href="#footnotetag359">
+(retour) </a> Tallemant dit de même en parlant du grand-père du
+marquis de Rambouillet: «On portoit la barbe longuette en
+ce temps-là et les cheveux courts.» (<i>Hist. du marq. de
+Ramb.</i>) C'étoit la mode encore sous le règne de Henri IV,
+comme on peut le voir par les gravures et les portraits du
+temps. François 1er avoit commencé à mettre en faveur les
+cheveux courts et la barbe longue, pour cacher, dit-on, une
+blessure qu'il avoit reçue au bas de la joue. Cette mode se
+transforma peu à peu sous les règnes suivants, les cheveux
+s'allongeant et la barbe se rétrécissant par degrés. Sous
+Henri IV on portoit les cheveux plus longs que sous François
+1er, mais courts encore, surtout relativement à l'immense
+chevelure et à la non moins immense perruque qui
+alloient les remplacer sous Louis XIII et Louis XIV. Quant à
+la barbe, qui alloit bientôt devenir la maigre <i>royale</i> que chacun
+sait, elle gardoit encore quelque chose de son ancienne
+prestance; elle prenoit dessus et dessous le menton, pour descendre
+en s'effilant en pointe. Aussi Bassompierre, en sortant
+de la Bastille, s'étonnoit-il de ne plus retrouver les barbes de
+son temps. «Louis XIII, dit Dulaure, monta imberbe sur le
+trône de son glorieux père. Les courtisans, voyant leur jeune
+roi sans barbe, trouvèrent la leur trop longue: ils la réduisirent
+bientôt, etc.» (<i>Pogonologie</i>, p. 37.) V., dans Tallemant,
+<i>Historiette de Louis XIII</i>, la chanson:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i12"> Hélas! ma pauvre barbe.</p>
+<p class="i10">Qu'est-ce qui t'a faite ainsi?</p>
+<p class="i12"> C'est le grand roi Louis</p>
+<p class="i10">Treizième de ce nom,</p>
+<p class="i10">Qui toute a ébarbé sa maison, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Le même Louis XIII portoit d'abord les cheveux courts dans
+sa première jeunesse, comme le prouve une médaille frappée
+à cette époque, mais bientôt il laissa croître sa chevelure,
+qu'il ne tarda pas à porter dans toute sa longueur.</p></blockquote>
+
+<p>Le lendemain, le Destin se leva le premier, et,
+en passant par la cuisine, il vit les archers endormis
+sur une mechante paillasse, et un homme
+attaché à un des bancs de la table, lequel lui fit
+signe de s'approcher, ce qu'il fit; mais il fut fort
+etonné quand le prisonnier lui dit: «Vous souvient-il
+quand vous fûtes attaqué à Paris sur le
+Pont-Neuf, où vous fûtes volé, et principalement
+d'une boîte de portrait? J'etois alors avec le sieur
+de la Rappinière, qui etoit notre capitaine. Ce fut
+lui qui me fit avancer pour vous attaquer; vous
+sçavez tout ce qui se passa. J'ai appris que vous
+avez tout sçu de Doguin à l'heure de sa mort,
+et que la Rappinière vous a rendu votre boîte. Vous
+avez une belle occasion de vous venger de lui,
+car, s'il me mène au Mans, comme il fera peut-être,
+j'y serai pendu sans doute; mais il ne tiendra
+qu'à vous qu'il ne soit de la danse: il ne faudra
+que joindre votre deposition à la mienne, et puis
+vous sçavez comme va la justice du Mans<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a>
+<a href="#footnote360"><sup class="sml">360</sup></a>.» Le
+Destin le quitta, et attendit que la Rappinière fût
+levé. Ce fut pour lors qu'il temoigna bien qu'il
+n'etoit pas vindicatif, car il l'avertit du dessein
+du criminel, en lui disant tout ce qu'il avoit dit
+de lui, et ensuite lui conseilla de s'en retourner
+et de laisser ce miserable. Il vouloit attendre que
+les comediennes fussent levées pour leur donner
+le bon jour; mais le Destin lui dit franchement
+que l'Etoile ne le pourroit pas voir sans s'emporter
+furieusement contre lui avec justice; il lui dit
+de plus que, si le vice-bailli d'Alençon (qui est le
+prevôt de ce bailliage-là) sçavoit tout ce manége,
+il le viendroit prendre. Il le crut, fit detacher le
+prisonnier, qu'il laissa en liberté, monta à cheval
+avec ses archers, et s'en alla sans payer l'hôtesse
+(ce qui lui etoit assez ordinaire) et sans remercier
+le Destin, tant il etoit troublé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote360"
+name="footnote360"><b>Note 360: </b></a><a href="#footnotetag360">
+(retour) </a> La justice du Mans devoit sans doute avoir acquis une
+grande habileté et une promptitude remarquable, grâce à
+l'exercice que lui donnoit l'esprit processif et litigieux des
+Manceaux. On sait, en effet, qu'ils ont été renommés de
+tout temps, non moins que les Normands, pour leurs habitudes
+chicanières. Boileau les associe à ceux-ci dans ses <i>Satires</i>
+(XII, 341) et ses <i>Epîtres</i> (II, 31); il y revient encore
+dans <i>le Lutrin</i> (I, 31). De même Racine dans <i>les Plaideurs</i>
+(III, 3), Dufresnoy dans <i>la Réconciliation normande</i> (IV, 3),
+etc., ont fait allusion à leur goût bien connu pour les procès.
+«Un Manceau vaut un Normand et demi», dit le proverbe.</blockquote>
+
+<p>Après son depart, le Destin appela Roquebrune,
+l'Olive et le Décorateur, qu'il mena dans la
+ville, et allèrent directement au grand jeu de
+paume, où ils trouvèrent six gentilshommes qui
+jouoient partie. Il demanda le maître du tripot, et
+ceux qui etoient dans la galerie, ayant connu que
+c'étoient des comediens, dirent aux joueurs que
+c'etoient des comediens, et qu'il y en avoit un qui
+avoit fort bonne mine. Les joueurs achevèrent
+leur partie et montèrent dans une chambre pour
+se faire frotter, tandis que le Destin traitoit avec
+le maître du jeu de paume. Ces gentilhommes,
+etant descendus à demi vêtus, saluèrent le Destin
+et lui demandèrent toutes les particularités de la
+troupe, de quel nombre de personnes elle etoit
+composée, s'il y avoit de bons acteurs, s'ils
+avoient de beaux habits, et si les femmes etoient
+belles. Le Destin repondit sur tous ces chefs; en
+suite de quoi ces gentilshommes lui offrirent service,
+et prièrent le maître de les accommoder,
+ajoutant que, s'ils avoient patience qu'ils fussent
+tout à fait habillés, qu'ils boiroient ensemble; ce
+que le Destin accepta pour faire des amis en cas
+que Saldagne le cherchât encore, car il en avoit
+toujours de l'apprehension.</p>
+
+<p>Cependant il convint du prix pour le louage
+dû tripot, et ensuite le Decorateur alla chercher
+un menuisier pour bâtir le theâtre suivant le modèle
+qu'il lui bailla; et les joueurs etant habillés,
+le Destin s'approcha d'eux de si bonne grâce, et
+avec sa grande mine leur fit paroître tant d'esprit,
+qu'ils conçurent de l'amitié pour lui. Ils lui demandèrent
+où la troupe etoit logée, et lui leur
+ayant repondu qu'elle etoit aux Chênes-Verts en
+Mont-Fort, ils lui dirent: «Allons boire dans un
+logis qui sera votre fait; nous voulons vous aider
+à faire le marché.» Ils y allèrent, furent d'accord
+du prix pour trois chambres, et y dejeunèrent très
+bien. Vous pouvez bien croire que leur entretien
+ne fut que de vers et de pièces de theâtre, en
+suite de quoi ils firent grande amitié, et allèrent
+avec lui voir les comediennes, qui etoient sur le
+point de dîner, ce qui fut cause que ces gentilshommes
+ne demeurèrent pas longtemps avec elles.
+Ils les entretinrent pourtant agreablement pendant
+le peu de temps qu'ils y furent; ils leur offrirent
+service et protection, car c'etoient des
+principaux de la ville. Après le dîner l'on fit porter
+le bagage comique à la Coupe-d'Or, qui etoit
+le logis que le Destin avoit retenu, et quand le
+theâtre fut en etat, ils commencèrent à representer.</p>
+
+<p>Nous les laisserons dans cet exercice, dans lequel
+ils firent tous voir qu'ils n'etoient pas apprentis,
+et retournerons voir ce que fait Saldagne
+depuis sa chute.</p>
+<a name="cc6" id="cc6"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Mort de Saldagne.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>ous avez vu dans le douzième chapitre
+de la seconde partie de ce Roman
+comme Saldagne etoit demeuré dans
+un lit, malade de sa chute, dans la maison
+du baron d'Arques, à l'appartement de Verville,
+et ses valets si ivres dans une hôtellerie
+d'un bourg distant de deux lieues de la dite maison,
+que celui de Verville eut bien de la peine à leur
+faire comprendre que la demoiselle s'etoit sauvée,
+et que l'autre homme que son maître leur avoit
+donné la suivoit avec l'autre cheval. Après qu'ils
+se furent bien frotté les yeux, et bâillé chacun
+trois ou quatre fois, et allongé les bras en s'etirant,
+ils se mirent en devoir de la chercher. Ce
+valet leur fit prendre un chemin par lequel il sçavoit
+bien qu'ils ne la trouveroient pas, suivant
+l'ordre que son maître lui en avoit donné; aussi
+ils roulèrent trois jours, au bout desquels ils s'en
+retournèrent trouver Saldagne, qui n'etoit pas
+encore gueri de sa chute, ni même en etat de
+quitter le lit, auquel ils dirent que la fille s'etoit
+sauvée, mais que l'homme que M. de Verville
+leur avoit baillé la suivoit à cheval. Saldagne
+pensa enrager à la reception de cette nouvelle,
+et bien prit à ses valets qu'il etoit au lit et attaché
+par une jambe, car s'il eût eté debout, ou
+s'il eût pu se lever, ils n'eussent pas seulement essuyé
+des paroles, comme ils firent, mais il les
+auroit roués de coups de bâton, car il pesta si furieusement
+contre eux, leur disant toutes les injures
+imaginables, et se mit si fort en colère, que
+son mal augmenta et la fièvre le reprit, en sorte
+que, quand le chirurgien vint pour le panser, il
+apprehenda que la gangrène ne se mît à sa jambe,
+tant elle etoit enflammée, et même il y avoit quelque
+lividité, ce qui l'obligea d'aller trouver Verville,
+auquel il conta cet accident, lequel se
+douta bien de ce qui l'avoit causé, et qui alla
+aussitôt voir Saldagne, pour lui demander la
+cause de son alteration, ce qu'il savoit assez,
+car il avoit eté averti par son valet de tout le succès
+de l'affaire; et, l'ayant appris de lui-même,
+il lui redoubla sa douleur en lui disant que c'etoit
+lui qui avoit tramé cette pièce pour lui eviter la
+plus mauvaise affaire qui lui pût jamais arriver:
+«Car, lui dit-il, vous voyez bien que personne
+n'a voulu retirer cette fille, et je vous declare que,
+si j'ai souffert que ma femme, votre soeur, l'ait
+logée ceans, ce n'a eté qu'à dessein de la remettre
+entre les mains de son frère et de ses amis.
+Dites-moi un peu, que seriez-vous devenu si l'on
+avoit fait des informations contre vous pour un
+rapt, qui est un crime capital et que l'on ne pardonne
+point<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a>
+<a href="#footnote361"><sup class="sml">361</sup></a>? Vous croyez peut-être que la bassesse
+de sa naissance et la profession qu'elle fait
+vous auroient excusé de cette licence, et en cela
+vous vous flattez, car apprenez qu'elle est fille
+de gentilhomme et de demoiselle, et qu'au bout
+vous n'y auriez pas trouvé votre compte. Et après
+tout, quand les moyens de la justice auroient manqué,
+sçachez qu'elle a un frère qui s'en seroit
+vengé; car c'est un homme qui a du coeur, et
+vous l'avez eprouvé en plusieurs rencontres, ce
+qui vous devroit obliger à avoir de l'estime pour
+lui, plutôt que de le persecuter comme vous faites.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote361"
+name="footnote361"><b>Note 361: </b></a><a href="#footnotetag361">
+(retour) </a> Quelquefois pourtant, surtout quand ces violences
+étoient exercées par des personnages puissants contre des
+femmes de classe inférieure. (<i>Mém.</i> de Chavagnac, 1699,
+in-12, p. 100.) Il y a, à cette époque, bien des faits historiques
+qui peuvent servir d'excuse et de justification au grand
+nombre de rapts, de violences, de meurtres, qu'on trouve
+dans le <i>Roman comique</i>, et à la facilité avec laquelle la justice
+passe par-dessus. Qu'il me suffise de citer, outre l'enlèvement,
+par le père du comte de Chavagnac, de la veuve
+d'un sieur de Montbrun, celui de madame de Miramion, dans
+le bois de Boulogne, aux portes mêmes de Paris, et son audacieuse
+séquestration par Bussy au château de Launay, près
+de Sens, crime qui, malgré un commencement de poursuites,
+finit par rester impuni. (V. <i>Mém.</i> de Bussy, éd. Amst,, 1731,
+p. 160 et suiv.) Il y avoit là un reste des habitudes féodales
+et une dernière trace de l'ancien respect pour le droit du
+plus fort et la légitimité de l'épée. C'est surtout dans Brantôme
+qu'on peut lire le récit des attentats les plus fréquents
+et les plus audacieux commis sur les personnes les plus illustres,
+sans que la justice intervînt pour les punir. Ces
+violences sembloient admises par les moeurs. Les Mémoires
+contemporains et les <i>Historiettes</i> de Tallemant des Réaux
+pourroient nous fournir à l'appui plus d'un trait, que leurs
+narrateurs racontent comme une chose toute simple, et que
+nous serions loin de trouver tels aujourd'hui. Vouloit-on se
+défaire de Jacques de Lafin, qui avoit révélé au roi le complot
+du maréchal de Biron, et de Concini, on les assassinoit
+en plein jour, sur un pont, sans qu'on songeât à poursuivre
+les meurtriers. Saint-Germain Beaupré faisoit assassiner par
+son laquais, dans la rue Saint-Antoine, un gentilhomme
+nommé Villepréau. D'Harcourt et d'Hocquincourt proposoient
+à Anne d'Autriche de la défaire ainsi de Condé. Le
+chevalier de Guise ne faisoit pas plus de cérémonies pour
+passer son épée au travers du corps, en pleine rue Saint-Honoré,
+au vieux baron de Luz, à peu près comme son frère
+aîné avoit fait pour Saint-Paul; et ce crime non seulement
+demeuroit impuni, mais valoit au meurtrier les plus chaleureuses
+félicitations des plus grands personnages. (<i>Lett.</i> de
+Malh., 1er févr. 1613.) On peut lire les <i>Grands jours d'Auvergne</i>
+pour avoir une idée des actes incroyables que se permettoient
+les gentilshommes d'alors. La justice, dans ces
+cas-là, ne demandoit pas mieux que de faire comme nous le
+dit l'auteur (ch. 6) à propos de la mort de Saldagne: «Personne
+ne se plaignant, <i>d'ailleurs que ceux qui pouvoient
+être soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la
+ville</i>, cela demeura dans le silence.» Bossuet lui-même, parlant
+de ceux qui offroient à Charles II d'assassiner Cromwell,
+se borne à dire: «Sa grande âme a <i>dédaigné</i> ces moyens
+trop <i>bas</i>; il a cru qu'en quelque état que fussent les rois, il
+étoit de leur <i>majesté</i> de n'agir que par les lois ou par les
+armes.» V. <i>Orais. fun. de la reine d'Anglet.</i>, vers la fin.</blockquote>
+
+<p>Il est temps de cesser ces vaines poursuites, où
+vous pourriez à la fin succomber, car vous sçavez
+bien que le desespoir fait tout hasarder; il vaut
+donc mieux pour vous le laisser en paix.»</p>
+
+<p>Ce discours, qui devoit obliger Saldagne à rentrer
+en lui-même, ne servit qu'à lui redoubler sa
+rage et à lui faire prendre d'etranges resolutions,
+qu'il dissimula en presence de Verville, et qu'il
+tâcha depuis à executer. Il se depêcha de guerir,
+et sitôt qu'il fut en etat de pouvoir monter à cheval
+il prit congé de Verville, et à même temps il
+prit le chemin du Mans, où il croyoit trouver
+la troupe; mais ayant appris qu'elle en etoit partie
+pour aller à Alençon, il se resolut d'y aller. Il
+passa par Vivain, où il fit repaître ses gens et trois
+coupe-jarrets qu'il avoit pris avec lui<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a>
+<a href="#footnote362"><sup class="sml">362</sup></a>. Quand il
+entra au logis du Coq-Hardi, où il mit pied à
+terre, il entendit une grande rumeur: c'etoient les
+marchands de toile, qui, etant allés au marché à
+Beaumont, s'etoient aperçus du larcin que leur
+avoit fait la Rancune, et etoient revenus s'en
+plaindre à l'hôtesse, qui, en criant bien fort, leur
+soutenoit qu'elle n'en etoit pas responsable, puisqu'ils
+ne lui avoient pas baillé leurs balles à garder,
+mais les avoient fait porter dans leurs chambres;
+et les marchands repliquoient: «Cela est
+vrai; mais que diable aviez-vous affaire d'y mettre
+coucher ces bateleurs? car, sans doute, c'est eux
+qui nous ont volés.--Mais, repartit l'hôtesse,
+trouvâtes-vous vos balles crevées, ou les cordes
+defaites?--Non, disoient les marchands; et c'est
+ce qui nous etonne, car elles etoient nouées comme
+si nous-mêmes l'eussions fait!--Or, allez
+vous promener!» dit l'hôtesse. Les marchands
+vouloient repliquer, quand Saldagne jura qu'il
+les battroit s'ils menoient plus de bruit. Ces pauvres
+marchands, voyant tant de gens, et de si
+mauvaise mine, furent contraints de faire silence,
+et attendirent leur depart pour recommencer leur
+dispute avec l'hôtesse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote362"
+name="footnote362"><b>Note 362: </b></a><a href="#footnotetag362">
+(retour) </a> On voit dans la <i>Relation des grands jours d'Auvergne</i> et
+dans beaucoup de tragi-comédies du temps que c'étoit l'usage
+des gentilshommes de recourir à des spadassins qu'ils payoient
+pour leurs guet-apens. Ce n'étoit pas seulement pour les
+assassinats qu'ils en agissoient ainsi, mais pour leurs distributions
+de coups de bâton et leurs menues vengeances. Le
+duc d'Epernon, non content de ses laquais, avoit ses donneurs
+d'étrivières gagés.</blockquote>
+
+<p>Après que Saldagne et ses gens et ses chevaux
+eurent repu, il prit la route d'Alençon, où il
+arriva fort tard. Il ne dormit point de toute la
+nuit, qu'il employa à penser aux moyens de se
+venger sur le Destin de l'affront qu'il lui avoit
+fait de lui avoir ravi sa proie; et comme il etoit
+fort brutal, il ne prit que des resolutions brutales.
+Le lendemain il alla à la comedie avec ses compagnons,
+qu'il fit passer devant, et paya pour quatre.
+Ils n'etoient connus de personne: ainsi il
+leur fut facile de passer pour etrangers. Pour
+lui, il entra le visage couvert de son manteau
+et la tête enfoncée dans son chapeau, comme
+un homme qui ne veut pas être connu. Il s'assit
+et assista à la comedie, où il s'ennuya autant
+que les autres y eurent de satisfaction,
+car tous admirèrent l'Etoile, qui representa ce
+jour-là la Cleopâtre de la pompeuse tragedie du
+grand <i>Pompée</i>, de l'inimitable Corneille. Quand
+elle fut finie, Saldagne et ses gens demeurèrent
+dans le jeu de paume, resolus d'y attaquer le
+Destin. Mais cette troupe avoit si fort gagné les
+bonnes grâces de toute la noblesse et de tous les
+honnêtes bourgeois d'Alençon, que ceux et celles
+qui la composoient n'alloient point au theâtre
+ni ne s'en retournoient point à leur logis qu'avec
+grand cortège.</p>
+
+<p>Ce jour-là une jeune dame veuve fort galante,
+qu'on appeloit madame de Villefleur, convia les
+comediennes à souper (ce que Saldagne put facilement
+entendre). Elles s'en excusèrent civilement,
+mais, voyant qu'elle persistoit de si bonne
+grâce à les en prier, elles lui promirent d'y aller.
+Ensuite elles se retirèrent, mais très bien accompagnées,
+et notamment de ces gentilshommes
+qui jouoient à la paume quand le Destin vint
+pour louer le tripot, et d'un grand nombre d'autres;
+ce qui rompit le mauvais dessein de Saldagne,
+qui n'osa éclater devant tant d'honnêtes
+gens, avec lesquels il n'eût pas trouvé son compte.
+Mais il s'avisa de la plus insigne méchanceté
+que l'on puisse imaginer, qui fut d'enlever l'Etoile
+quand elle sortiroit de chez madame de Villefleur,
+et de tuer tous ceux qui voudroient s'y opposer,
+à la faveur de la nuit. Les trois comediennes
+y allèrent souper et passer la veillée. Or,
+comme je vous ai dejà dit, cette dame étoit
+jeune et fort galante, ce qui attiroit à sa maison
+toute la belle compagnie, qui augmenta ce soir-là
+à cause des comediennes. Or Saldagne s'etoit
+imaginé d'enlever l'Etoile avec autant de facilité
+que quand il l'avoit ravie lorsque le valet du
+Destin la conduisoit, suivant la maudite invention
+de la Rappinière. Il prit donc un fort cheval,
+qu'il fit tenir par un de ses laquais, lequel il
+posta à la porte de la maison de ladite dame de
+Villefleur, qui etoit située dans une petite rue
+proche du Palais, croyant qu'il lui seroit facile
+de faire sortir l'Etoile sous quelque prétexte,
+et la monter promptement sur le cheval, avec
+l'aide de ses trois hommes, qui battoient l'estrade<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a>
+<a href="#footnote363"><sup class="sml">363</sup></a>
+dans la grande place, pour la mener après où il
+lui plairoit. Enfin il se repaissoit de ses vaines chimères
+et tenoit dejà la proie en imagination;
+mais il arriva qu'un homme d'eglise (qui n'etoit
+pas de ceux qui font scrupule de tout et bien
+souvent de rien, car il frequentoit les honorables
+compagnies et aimoit si fort la comedie qu'il faisoit
+connoissance avec tous les comediens qui
+venoient à Alençon<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a>
+<a href="#footnote364"><sup class="sml">364</sup></a>, et l'avoit fait fort etroitement
+avec ceux de notre illustre troupe<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a>
+<a href="#footnote365"><sup class="sml">365</sup></a>) alloit
+veiller ce soir-là chez madame de Villefleur, et
+ayant aperçu un laquais (qu'il ne connoissoit
+point, non plus que la livrée qu'il portoit) tenant
+un cheval par la bride, et l'ayant enquis à qui il
+etoit et ce qu'il faisoit là, et si son maître etoit
+dans la maison, et ayant trouvé beaucoup d'obscurité
+en ses reponses, il monta à la salle où etoit
+la compagnie, à laquelle il raconta ce qu'il avoit
+vu, et qu'il avoit ouï marcher des personnes à
+l'entrée de la petite rue. Le Destin, qui avoit
+observé cet homme qui se cachoit le visage de
+son manteau, et qui avoit toujours l'imagination
+frappée de Saldagne, ne douta point que ce ne
+fût lui; pourtant il n'en avoit rien dit à personne,
+mais il avoit mené tous ses compagnons chez
+madame de Villefleur, pour faire escorte aux
+demoiselles qui y veilloient. Mais ayant appris
+de la bouche de l'ecclésiastique ce que vous venez
+d'ouïr, il fut confirmé dans la croyance que
+c'etoit Saldagne qui vouloit hasarder un second
+enlèvement de sa chère l'Etoile. L'on consulta ce
+que l'on devoit faire, et l'on conclut que l'on attendroit
+l'evenement, et que, si personne ne paroissoit
+devant l'heure de la retraite l'on sortiroit
+avec toute la précaution que l'on peut prendre
+en pareilles occasions. Mais l'on ne demeura
+pas longtemps qu'un homme inconnu entra et
+demanda mademoiselle de l'Etoile, à laquelle il
+dit qu'une demoiselle de ses amies lui vouloit
+dire un mot à la rue, et qu'elle la prioit de descendre
+pour un moment. L'on jugea alors que
+c'etoit par ce moyen que Saldagne vouloit reussir
+à son dessein, ce qui obligea tous ceux de la
+compagnie à se mettre en état de le bien recevoir.
+L'on ne trouva pas bon qu'aucune des comediennes
+descendît, mais l'on fit avancer une
+des femmes de chambre de madame de Villefleur,
+que Saldagne saisit aussitôt, croyant que ce fût
+l'Etoile<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a>
+<a href="#footnote366"><sup class="sml">366</sup></a>. Mais il fut bien etonné quand il se
+trouva investi d'un grand nombre d'hommes armés,
+car il en etoit passé une partie par une
+porte qui est sur la grande place, et les autres
+par la porte ordinaire. Mais comme il n'avoit du
+jugement qu'autant qu'un brutal en peut avoir,
+et sans considerer si ses gens etoient joints à lui,
+il tira un coup de pistolet dont un des comediens
+fut blessé legèrement, mais qui fut suivi
+d'une demi-douzaine qu'on dechargea sur lui.
+Ses gens, qui ouïrent le bruit, au lieu de s'approcher
+pour le secourir, firent comme font ordinairement
+ces canailles que l'on emploie pour
+assassiner quelqu'un, qui s'enfuient quand ils
+trouvent de la resistance; autant en firent les
+compagnons de Saldagne, qui etoit tombé, car
+il avoit un coup de pistolet à la tête et deux dans
+le corps. L'on apporta de la lumière pour le regarder,
+mais personne ne le connut que les comediens
+et comediennes, qui assurèrent que c'etoit
+Saldagne. On le crut mort, quoiqu'il ne le fût
+pas, ce qui fut cause que l'on aida à son laquais
+à le mettre de travers sur son cheval; il le mena à
+son logis, où on lui reconnut encore quelque signe
+de vie, ce qui obligea l'hôte à le faire panser;
+mais ce fut inutilement, car il mourut le lendemain.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote363"
+name="footnote363"><b>Note 363: </b></a><a href="#footnotetag363">
+(retour) </a> C'est-à-dire qui se tenoient aux aguets et alloient à la
+découverte.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote364"
+name="footnote364"><b>Note 364: </b></a><a href="#footnotetag364">
+(retour) </a> Cela n'étoit pas alors fort rare ni extraordinaire. Racine,
+dans l'<i>Abrégé de l'histoire de Port-Royal</i> (1re partie), rapporte
+un mot du fameux partisan Jean de Werth (prisonnier de 1638
+à 1642), qui s'étonnoit de voir en France les saints en prison
+et les évêques à la comédie. Renaudot nous apprend de
+même que les ecclésiastiques, aussi bien que les hommes du
+monde, assistèrent en foule à l'<i>Andromède</i> de Corneille (Gaz.
+de France, 1650). L'abbé de Marolles raconte, dans ses Mémoires,
+que les cardinaux, le nonce apostolique et les prélats
+les plus pieux assistoient aux ballets de la cour (<i>Neuvième
+discours sur les ballets</i>); qu'on y préparoit des places pour
+les abbés, les confesseurs et les aumôniers de Richelieu, et
+qu'après la représentation de <i>Mirame</i>, on vit l'évêque de
+Chartres, Valançay, «le maréchal de camp comique», descendre
+de dessus le théâtre pour présenter la collation à la reine.
+Ce fut le même prélat qui fut l'ordonnateur du ballet de la
+Félicité, à l'hôtel de Richelieu. Cospéan lui-même, le saint
+évêque de Lisieux, ne reculoit pas devant ce divertissement
+profane, et le cardinal de Retz rapporte dans ses Mémoires
+qu'il accepta un jour, sans la moindre difficulté, la proposition
+que lui firent mesdames de Choisy et de Vendôme de
+lui donner la comédie dans la maison de l'archevêque de
+Paris, à Saint-Cloud. Fléchier raconte, dans la <i>Relation des
+grands jours d'Auvergne</i>, que, sous l'épiscopat de Joachim
+d'Estaing, à Clermont, on voyoit, après le sermon ou l'office,
+les chanoines «courir aux comédies avec des dames».
+Lui-même déclare qu'il n'est pas ennemi juré de ces divertissements.
+D'après Tallemant, la femme du lieutenant criminel
+Tardieu se fit un jour conduire par l'évêque de Rennes
+à l'hôtel de Bourgogne, pour y voir l'Oedipe de Corneille.
+Quand deux cardinaux, Richelieu et Mazarin, favorisoient
+particulièrement ce genre de spectacle, les évêques
+mondains et les abbés beaux esprits, comme il n'en manquoit
+pas, devoient se croire suffisamment autorisés à les
+fréquenter.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote365"
+name="footnote365"><b>Note 365: </b></a><a href="#footnotetag365">
+(retour) </a> Plusieurs troupes comiques se donnoient ainsi le nom
+d'<i>illustres</i>. Le théâtre sur lequel Molière commença à jouer,
+sous la direction des Béjart (1645), s'intituloit l'<i>illustre
+théâtre</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote366"
+name="footnote366"><b>Note 366: </b></a><a href="#footnotetag366">
+(retour) </a> On lit une anecdote historique tout à fait analogue dans
+les <i>Lettres</i> de Malherbe à Peiresc (4 juillet 1614).</blockquote>
+
+<p>Son corps fut porté en son pays, où il fut reçu
+par ses soeurs et leurs maris. Elles le pleurèrent
+par contenance, mais dans leur coeur elles furent
+très aises de sa mort; et j'oserois croire que madame
+de Saint-Far eût bien voulu que son brutal
+de mari eût eu un pareil sort, et il le devoit
+avoir à cause de la sympathie; pourtant je ne
+voudrois pas faire de jugement temeraire. La
+justice se mit en devoir de faire quelques formalités;
+mais n'ayant trouvé personne et personne
+ne se plaignant, d'ailleurs que ceux qui pouvoient
+être soupçonnés etoient des principaux
+gentilshommes de la ville, cela demeura dans le
+silence. Les comediennes furent conduites à
+leur logis, où elles apprirent le lendemain la
+mort de Saldagne, dont elles se rejouirent fort,
+etant alors en assurance; car partout elles n'avoient
+que des amis, et partout ce seul ennemi,
+car il les suivoit partout.</p>
+<a name="cc7" id="cc7"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Suite de l'histoire de la Caverne.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin avec l'Olive allèrent le lendemain
+chez le prêtre, que l'on appeloit
+M. le prieur<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a>
+<a href="#footnote367"><sup class="sml">367</sup></a> de Saint-Louis (qui
+est un titre, plutôt honorable que lucratif,
+d'une petite eglise qui est située dans une
+île que fait la rivière de Sarthe entre les ponts
+d'Alençon), pour le remercier de ce que par
+son moyen ils avoient évité le plus grand malheur
+qui leur pût jamais arriver, et qui ensuite
+les avoit mis dans un parfait repos, puisqu'ils
+n'avoient plus rien à craindre après la mort funeste
+du miserable Saldagne, qui continuoit toujours à
+les troubler. Vous ne devez pas vous etonner si les
+comediens et comediennes de cette troupe avoient
+reçu le bienfait d'un prêtre, puisque vous avez
+pu voir dans les aventures comiques de cette illustre
+histoire les bons offices que trois ou quatre
+curés leur avoient rendus dans le logis où
+l'on se battoit la nuit, et le soin qu'ils avoient
+eu de loger et garder Angelique après qu'elle
+fut retrouvée, et autres que vous avez pu remarquer
+et que vous verrez encore à la suite. Ce
+prieur, qui n'avoit fait que simplement connoissance
+avec eux, fit alors une fort etroite amitié,
+en sorte qu'ils se visitèrent depuis et mangèrent
+souvent ensemble. Or, un jour que M. de Saint-Louis
+etoit dans la chambre des comediennes
+(c'étoit un vendredi, que l'on ne representoit pas<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a>
+<a href="#footnote368"><sup class="sml">368</sup></a>)
+le Destin et l'Etoile prièrent la Caverne d'achever
+son histoire. Elle eut un peu de peine à s'y
+resoudre, mais enfin elle toussa trois ou quatre
+fois et cracha bien autant; l'on dit qu'elle se
+moucha aussi et se mit en etat de parler, quand
+M. de Saint-Louis voulut sortir, croyant qu'il
+y eût quelque secret mystère qu'elle n'eût pas
+voulu que tout le monde eût entendu; mais il
+fut arrêté par tous ceux de la troupe, qui l'assurèrent
+qu'ils seroient très aises qu'il apprît leurs
+aventures. «Et j'ose croire, dit l'Etoile (qui
+avoit l'esprit fort eclairé), que vous n'êtes pas
+venu jusqu'à l'âge où vous êtes sans en avoir
+eprouvé quelques-unes; car vous n'avez pas la
+mine d'avoir toujours porté la soutane.» Ces
+paroles demontèrent un peu le prieur, qui leur
+avoua franchement que ses aventures ne rempliroient
+pas mal une partie de roman, au lieu des
+histoires fabuleuses que l'on y met le plus souvent.
+L'Etoile lui repartit qu'elle jugeoit bien
+qu'elles etoient dignes d'être ouïes, et l'engageaà les raconter à la première requisition qui lui
+en seroit faite; ce qu'il promit fort agreablement.
+Alors la Caverne reprit son histoire en cette
+sorte:</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote367"
+name="footnote367"><b>Note 367: </b></a><a href="#footnotetag367">
+(retour) </a> Il y avoit des prieurés de diverses sortes: par exemple
+les prieurés simples, qui n'obligeoient qu'à la récitation du
+bréviaire, et les prieurés conventuels, qu'on ne pouvoit posséder
+sans être prêtre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote368"
+name="footnote368"><b>Note 368: </b></a><a href="#footnotetag368">
+(retour) </a> Les troupes de Paris, au contraire, représentoient toujours
+le vendredi, sauf dans les temps de relâche nécessaire.
+Du reste, aucune troupe ne jouoit tous les jours; on ne représentoit,
+à Paris, que trois fois la semaine: les vendredi,
+dimanche et mardi, sans parler des jours de fêtes non solennelles
+qui se rencontroient en dehors. (Chappuz., 2e, l., 15.)</blockquote>
+
+<p>«Le levrier qui nous fit peur interrompit ce que
+vous allez apprendre. La proposition que le baron
+de Sigognac fit faire à ma mère (par le bon
+curé) de l'épouser la rendit aussi affligée que
+j'en etois joyeuse, comme je vous ai dejà dit; et
+ce qui augmentoit son affliction, c'etoit de ne
+savoir par quel moyen sortir de son château: de
+le faire seules, nous n'eussions pu aller guère
+loin qu'il ne nous eût fait suivre et reprendre,
+et ensuite peut-être maltraiter. D'ailleurs c'etoit
+hasarder à perdre nos nippes, qui etoient le seul
+moyen qui nous restoit pour subsister; mais le
+bonheur nous en fournit un tout à fait plausible.
+Ce baron, qui avoit toujours eté un homme farouche
+et sans humanité, ayant passé de l'excès de
+l'insensibilité brutale à la plus belle de toutes les
+passions, qui est l'amour, qu'il n'avoit jamais ressentie,
+ce fut avec tant de violence, qu'il en fut
+malade, et malade à la mort. Au commencement
+de sa maladie, ma mère s'entremit de le servir;
+mais son mal augmentoit toutes les fois qu'elle
+approchoit de son lit, ce qu'elle ayant aperçu,
+comme elle etoit femme d'esprit, elle dit à ses
+domestiques qu'elle et sa fille leur etoient plutôt
+des sujets d'empêchemens que necessaires, et
+partant qu'elle les prioit de leur procurer des
+montures pour nous porter et une charrette pour
+le bagage. Ils eurent un peu de peine à s'y resoudre;
+mais le curé survenant et ayant reconnu
+que monsieur le baron etoit en rêverie<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a>
+<a href="#footnote369"><sup class="sml">369</sup></a>, se mit
+en devoir d'en chercher. Enfin il trouva ce qui
+nous etoit necessaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote369"
+name="footnote369"><b>Note 369: </b></a><a href="#footnotetag369">
+(retour) </a> Dans le délire.</blockquote>
+
+<p>«Le lendemain nous fîmes charger notre equipage,
+et après avoir pris congé des domestiques,
+et principalement de cet obligeant curé, nous
+allâmes coucher à une petite ville de Perigord
+dont je n'ai pas retenu le nom; mais je sçais bien
+que c'etoit celle où l'on alla querir un chirurgien
+pour panser ma mère, qui avoit eté blessée quand
+les gens du baron de Sigognac nous prirent pour
+les bohemiens. Nous descendîmes dans un logis
+où l'on nous prit aussitôt pour ce que nous etions,
+car une chambrière dit assez haut: «Courage! l'on
+fera la comedie, puisque voici l'autre partie de la
+troupe arrivée.» Ce qui nous fit connoître qu'il y
+avoit là déjà quelque débris de caravane comique,
+dont nous fûmes très aises, parce que nous pourrions
+faire troupe et ainsi gagner notre vie. Nous
+ne nous trompâmes point, car le lendemain (après
+que nous eûmes congédié la charrette et les chevaux)
+deux comediens, qui avoient appris notre
+arrivée, nous vinrent voir, et nous apprirent qu'un
+de leurs compagnons avec sa femme les avoit
+quittés, et que, si nous voulions nous joindre à
+eux, nous pourrions faire affaires. Ma mère, qui
+etoit encore fort belle, accepta l'offre qu'ils nous
+firent, et l'on fut d'accord qu'elle auroit les premiers
+rôles, et l'autre femme qui etoit restée les
+seconds, et moi je ferois ce que l'on voudroit,
+car je n'avois pas plus de treize ou quatorze ans.</p>
+
+<p>Nous representâmes environ quinze jours, cette
+ville-là n'etant pas capable de nous entretenir
+davantage de temps. D'ailleurs, ma mère pressa
+d'en sortir et de nous eloigner de ce pays-là, de
+crainte que ce baron, etant gueri, ne nous cherchât
+et ne nous fît quelque insulte. Nous fîmes
+environ quarante lieues sans nous arrêter, et, à la
+première ville où nous representâmes, le maître
+de la troupe, que l'on appeloit Bellefleur<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a>
+<a href="#footnote370"><sup class="sml">370</sup></a>, parla
+de mariage à ma mère; mais elle le remercia et
+le conjura à même temps de ne prendre pas
+la peine d'être son galant, parce qu'elle etoit
+dejà avancée en âge et qu'elle avoit resolu de ne
+se remarier jamais. Bellefleur, ayant appris une
+si ferme resolution, ne lui en parla plus depuis.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote370"
+name="footnote370"><b>Note 370: </b></a><a href="#footnotetag370">
+(retour) </a> Les noms de ce genre, tirés du règne végétal, étoient
+fort communs parmi les comédiens; on connoît, par exemple,
+Bellerose et mademoiselle Bellerose, Floridor, mademoiselle
+La Fleur, plus tard Fleuri, sans parler de Des OEillets, etc.</blockquote>
+
+<p>«Nous roulâmes trois ou quatre années avec
+succès. Je devins grande, et ma mère si valétudinaire
+qu'elle ne pouvoit plus representer.
+Comme j'avois exercé avec la satisfaction des
+auditeurs et l'approbation de la troupe, je fus subrôgée
+en sa place. Bellefleur, qui ne l'avoit pu
+avoir en mariage, me demanda à elle pour être sa
+femme; mais elle ne lui repondit pas selon son
+desir, car elle eût bien voulu trouver quelque
+occasion pour se retirer à Marseille. Mais etant
+tombée malade à Troyes en Champagne, et apprehendant
+de me laisser seule, elle me communiqua
+le dessein de Bellefleur. La necessité
+presente m'obligea de l'accepter. D'ailleurs c'etoit
+un fort honnête homme; il est vrai qu'il eût pu
+être mon père. Ma mère eut donc la satisfaction
+de me voir mariée et de mourir quelques jours
+après. J'en fus affligée autant qu'une fille le peut
+être; mais comme le temps guérit tout, nous
+reprîmes notre exercice, et quelque temps après
+je devins grosse. Celui de mon accouchement
+etant venu, je mis au monde cette fille que vous
+voyez, Angelique, qui m'a tant coûté de larmes,
+et qui m'en fera bien verser, si je demeure encore
+quelque temps en ce monde.»</p>
+
+<p>Comme elle alloit poursuivre, le Destin l'interrompit,
+lui disant qu'elle ne pouvoit esperer
+à l'avenir que toute sorte de satisfaction, puisqu'un
+seigneur tel qu'etoit Leandre la vouloit
+pour femme. L'on dit en commun proverbe que
+<i>lupus in fabula</i><a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a>
+<a href="#footnote371"><sup class="sml">371</sup></a> (excusez ces trois mots de latin,
+assez faciles à entendre); aussi, comme la Caverne
+alloit achever son histoire, Leandre entra,
+et salua tous ceux de la compagnie. Il etoit vêtu
+de noir et suivi de trois laquais aussi vêtus de
+noir, ce qui donna assez à connoître que son
+père etoit mort. Le prieur de Saint-Louis sortit
+et s'en alla, et je finis ici ce chapitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote371"
+name="footnote371"><b>Note 371: </b></a><a href="#footnotetag371">
+(retour) </a> Proverbe latin, qu'on trouve dans Plaute (<i>Stich. IV</i>, I, v.
+71), Térence (<i>Adelph. IV</i>, I, v. 21), Cicéron (lettres à <i>Attic.</i>,
+I. XIII, lett. 33), etc. Il s'employoit dans l'origine pour désigner
+un interlocuteur qui forçoit les autres à se taire, en
+survenant dans une conversation, semblable au loup, qui,
+selon la croyance des anciens, rendoit muet l'homme qui le
+rencontroit d'abord. V. Virg., 9e égl., v. 53: <i>Lupi Moerin
+videre priores</i>. C'étoit là son sens primitif, mais il s'étendit
+peu à peu jusqu'à une signification analogue à celle de notre
+proverbe populaire: Quand on parle du loup, etc.</blockquote>
+<a name="cc8" id="cc8"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE VIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Fin de l'histoire de la Caverne.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>près que Leandre eut fait toutes les
+ceremonies de son arrivée, le Destin
+lui dit qu'il se falloit consoler de la
+mort de son père, et se féliciter des
+grands biens qu'il lui avoit laissés. Leandre le
+remercia du premier, avouant que pour la mort
+de son père, il y avoit longtemps qu'il l'attendoit
+avec impatience<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a>
+<a href="#footnote372"><sup class="sml">372</sup></a>. «Toutefois, leur dit-il, il ne
+seroit pas seant que je parusse sur le theâtre si tôt
+et si près de mon pays natal; il faut donc, s'il
+vous plaît, que je demeure dans la troupe sans
+representer jusqu'à ce que nous soyons eloignés
+d'ici.» Cette proposition fut approuvée de tous;
+en suite de quoi l'Etoile lui dit: «Monsieur, vous
+agreerez donc que je vous demande vos titres, et
+comme il vous plaît que nous vous appelions à
+present.» Sur quoi Leandre lui repondit: «Le titre
+de mon père etoit le baron de Rochepierre, lequel
+je pourrais porter; mais je ne veux point que l'on
+m'appelle autrement que Leandre, nom sous lequel
+j'ai eté si heureux que d'agreer à ma chère
+Angelique. C'est donc ce nom-là que je veux
+porter jusques à la mort, tant pour cette raison que
+pour vous faire voir que je veux executer ponctuellement
+la resolution que je pris à mon départ
+et que je communiquai à tous ceux de la troupe.»
+En suite de cette declaration, les embrassades
+redoublèrent, beaucoup de soupirs furent poussés,
+quelques larmes coulèrent des plus beaux
+yeux, et tous approuvèrent la resolution de Leandre,
+lequel, s'etant approché d'Angelique, lui
+conta mille douceurs, auxquelles elle repondit
+avec tant d'esprit que Leandre en fut d'autant
+plus confirmé en sa resolution. Je vous aurois
+volontiers fait le recit de leur entretien et de la
+manière qu'il se passa, mais je ne suis pas amoureux
+comme ils etoient.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote372"
+name="footnote372"><b>Note 372: </b></a><a href="#footnotetag372">
+(retour) </a> L'aveu est au moins singulier, et l'auteur le donne
+comme une chose toute simple, voulant sans doute par là
+imiter Scarron, qui, dans les deux premières parties, mentionne
+les vices et les actes les moins excusables de ses personnages,
+sans avoir l'air de les blâmer, et se conformer au
+ton d'un roman comique et <i>réaliste</i>, qui doit prendre les
+moeurs telles qu'elles sont, sans vouloir moraliser ni sermonner
+hors de propos et à contresens. C'est là une observation
+qu'on peut faire dans la plupart des romans comiques et familiers
+du temps, dont les auteurs, peu sensibles aux délicatesses
+du sentiment, semblent en général remplis d'indulgence
+pour tout ce qui n'est pas ridicule, mais simplement
+malhonnête. C'est ainsi que Sorel, dans <i>Francion</i> (l. VIII),
+a l'air de trouver fort joli le bon tour par lequel son héros
+assoupit un créancier, puis lui prend ses créances dans sa
+poche et les brûle; que Tristan, dans <i>le Page disgracié</i>, laisse
+en paiement, dans une auberge, une meute de chiens qui ne
+lui appartient pas, et traite la chose comme une simple plaisanterie
+(ch. 30). Ce caractère se retrouve dans les pièces de
+Dancourt et de Regnard, comme dans le <i>Gil-Blas</i> de Le Sage;
+et, du reste, il est commun aux romans picaresques et aux
+comédies de tous les temps et de tous les pays. Personne
+n'ignore que le comte de Grammont, et bien d'autres, trichoient
+au jeu, sans perdre pour cela beaucoup de consideration,
+aux yeux mêmes des plus honnêtes gens (V. Tallemant,
+historiette de Beaulieu Picart, au début), et que l'honnête
+Gourville, si estimé de ses contemporains, enleva un jour un
+riche directeur des postes, pour lui faire racheter sa liberté à
+beaux deniers comptants.</blockquote>
+
+<p>Leandre leur dit de plus qu'il avoit donné
+ordre à toutes ses affaires, qu'il avoit mis des
+fermiers dans toutes ses terres, et qu'il leur avoit
+tait avancer chacun six mois, ce qui pouvoit
+monter à six mille livres, qu'il avoit apportées afin
+que la troupe ne manquât de rien. A ce discours,
+grands remerciements. Alors Ragotin (qui n'avoit
+point paru en tout ce que nous avons dit en ces
+deux derniers chapitres) s'avança pour dire que
+puisque M. Leandre ne vouloit pas representer
+en ce pays, qu'on pouvoit bien lui bailler ses
+rôles et qu'il s'en acquitteroit comme il faut.
+Mais Roquebrune (qui etoit son antipode) dit
+que cela lui appartenoit bien mieux qu'à un petit
+bout de flambeau. Cette epithète fit rire toute la
+compagnie; en suite de quoi le Destin dit que
+l'on y aviseroit, et qu'en attendant la Caverne
+pourroit achever son histoire, et qu'il seroit bon
+d'envoyer querir le prieur de Saint-Louis, afin
+qu'il en ouît la fin comme il avoit fait la suite,
+et afin que plus facilement il nous debitât la
+sienne. Mais la Caverne repondit qu'il n'etoit
+pas necessaire, parce qu'en deux mots elle auroit
+achevé. On lui donna audience, et elle continua
+ainsi:</p>
+
+<p>«Je suis demeurée au temps de mon accouchement
+d'Angelique; je vous ai dit aussi que
+deux comediens nous vinrent trouver pour nous
+persuader de faire troupe avec eux; mais je ne
+vous ai pas dit que c'etoient l'Olive et un autre
+qui nous quitta depuis, en la place duquel nous
+reçûmes notre poète. Mais me voici au lieu de
+mes plus sensibles malheurs. Un jour que nous
+allions representer la comedie du <i>Menteur</i>, de
+l'incomparable M. Corneille, dans une ville de
+Flandre où nous etions alors, un laquais d'une
+dame, qui avoit charge de garder sa chaise, la
+quitta pour aller ivrogner, et aussitôt une autre
+dame prit la place. Quand celle à qui elle appartenoit
+vint pour s'y asseoir et la trouva prise,
+elle dit civilement à celle qui l'occupoit que c'étoit
+là sa chaise et qu'elle la prioit de la lui laisser;
+l'autre repondit que si cette chaise etoit sienne
+qu'elle la pourroit prendre, mais qu'elle ne bougeroit
+pas de cette place-là. Les paroles augmentèrent,
+et des paroles l'on en vint aux mains.
+Les dames se tiroient les unes les autres, ce qui
+auroit été peu, mais les hommes s'en mêlèrent;
+les parens de chaque parti en formèrent un chacun;
+l'on crioit, l'on se poussoit, et nous regardions
+le jeu par les ouvertures des tentes du
+théâtre. Mon mari, qui devoit faire le personnage
+de Dorante, avoit son epée au côté; quand
+il en vit une vingtaine de tirées hors du fourreau,
+il ne marchanda point, il sauta du theâtre en bas
+et se jeta dans la mêlée, ayant aussi l'epée à la
+main, tâchant d'apaiser le tumulte, quand quelqu'un
+de l'un des partis (le prenant sans doute pour
+être du contraire au sien) lui porta un grand coup
+d'epée que mon mari ne put parer; car s'il s'en
+fût aperçu, il lui eût bien baillé le change, car il
+etoit fort adroit aux armes. Ce coup lui perça le
+coeur; il tomba, et tout le monde s'enfuit. Je me
+jetai en bas du theâtre et m'approchai de mon
+mari, que je trouvai sans vie. Angelique (qui pouvoit
+avoir alors treize ou quatorze ans) se joignit
+à moi avec tous ceux de la troupe. Notre recours
+fut à verser des larmes, mais inutilement. Je fis
+enterrer le corps de mon mari après qu'il eut été
+visité par la justice, qui me demanda si je me
+voulois faire partie, à quoi je repondis que je
+n'en avois pas le moyen. Nous sortîmes de la
+ville, et la necessité nous contraignit de representer
+pour gagner notre vie, bien que notre
+troupe ne fût guère bonne, le principal acteur
+nous manquant. D'ailleurs j'etois si affligée que
+je n'avois pas le courage d'etudier mes rôles;
+mais Angelique, qui se faisoit grande, suppléa
+à mon defaut. Enfin nous etions dans une ville
+de Hollande où vous nous vîntes trouver, vous,
+monsieur le Destin, mademoiselle votre soeur et
+la Rancune; vous vous offrîtes de representer
+avec nous, et nous fûmes ravis de vous recevoir
+et d'avoir le bonheur de votre compagnie. Le
+reste de mes aventures a eté commun entre nous,
+comme vous ne sçavez que trop, au moins depuis
+Tours, où notre portier tua un des fusiliers de
+l'intendant, jusques en cette ville d'Alençon.»</p>
+
+<p>La Caverne finit ainsi son histoire, en versant
+beaucoup de larmes, ce que fit l'Etoile en l'embrassant
+et la consolant du mieux qu'elle put de
+ces malheurs, qui veritablement n'etoient pas
+mediocres; mais elle lui dit qu'elle avoit sujet
+de se consoler, attendu l'alliance de Leandre.
+La Caverne sanglotoit si fort qu'elle ne put lui
+repartir, non plus que moi continuer ce chapitre.</p>
+<a name="cc9" id="cc9"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE IX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile,<br>
+et l'arrivée d'un carrosse plein de noblesse,<br>
+et autres aventures de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a comedie alloit toujours avant, et l'on
+representoit tous les jours avec grande
+satisfaction de l'auditoire, qui etoit
+toujours beau et fort nombreux; il n'y
+arrivoit aucun desordre, parce que Ragotin tenoit
+son rang derrière la scène, lequel n'etoit
+pourtant pas content de ce qu'on ne lui donnoit
+point de rôle, et dont il grondoit souvent; mais
+on lui donnoit esperance que, quand il seroit
+temps, on le feroit representer. Il s'en plaignoit
+presque tous les jours à la Rancune, en qui il
+avoit une grande confiance, quoique ce fût le
+plus mefiable de tous les hommes. Mais comme
+il l'en pressoit une fois extraordinairement, la
+Rancune lui dit: «Monsieur Ragotin, ne vous
+ennuyez pas encore, car apprenez qu'il y a grande
+différence du barreau au theâtre: si l'on n'y est
+bien hardi, l'on s'interrompt facilement; et puis
+la declamation des vers est plus difficile que
+vous ne pensez. Il faut observer la ponctuation
+des periodes et ne pas faire paroître que ce soit
+de la poésie, mais les prononcer comme si c'etoit
+de la prose; et il ne faut pas les chanter ni s'arrêter
+à la moitié ni à la fin des vers, comme
+fait le vulgaire, ce qui a très mauvaise grâce;
+et il y faut être bien assuré; en un mot, il les
+faut animer par l'action<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a>
+<a href="#footnote373"><sup class="sml">373</sup></a>. Croyez-moi donc, attendez
+encore quelque temps, et, pour vous
+accoutumer au theâtre, representez sous le masque
+à la farce: vous y pourrez faire le second
+zani<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a>
+<a href="#footnote374"><sup class="sml">374</sup></a>. Nous avons un habit qui vous sera propre
+(c'etoit celui d'un petit garçon qui faisoit
+quelquefois ce personnage-là, et que l'on appeloit
+Godenot); il en faut parler à M. le Destin et
+à mademoiselle de l'Etoile»; ce qu'ils firent le
+jour même, et fut arrêté que le lendemain Ragotin
+feroit ce personnage-là. Il fut instruit par la Rancune
+(qui, comme vous avez vu au premier
+tome de ce roman, s'enfarinoit à la farce) de ce
+qu'il devoit dire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote373"
+name="footnote373"><b>Note 373: </b></a><a href="#footnotetag373">
+(retour) </a> Voilà des préceptes aussi sensés que ceux que donne
+Hamlet aux comédiens. La Rancune recommande la déclamation
+telle qu'elle a prévalu aujourd'hui, et non telle qu'elle
+régnoit encore au commencement de ce siècle, avec Talma,
+sur notre théâtre. Molière fait à peu près les mêmes recommandations
+dans <i>l'Impromptu de Versailles</i>, en se moquant de
+la manière ampoulée de l'acteur Montfleury (I, 1), et dans
+les <i>Préc. rid.</i> (X). «Les autres (comédiens), dit Mascarille,
+sont des ignorants, qui récitent comme l'on parle; ils ne
+savent pas faire ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit.»
+Cervantes, dans une de ses comédies (<i>Pedro de Urdemalas</i>,
+jorn. 3), met en scène un directeur et un comédien qui
+veut être engagé, et il fait répondre par celui-ci aux interrogations
+de l'autre qu'un bon acteur ne doit pas déclamer.
+Rojas nous apprend que les comédiens espagnols de cette
+époque déclamoient jusque dans la conversation familière.
+Les acteurs qui jouoient les pièces de Montchrestien, de
+Garnier, de Hardy, de Mairet, etc., avoient besoin d'une déclamation
+emphatique pour faire valoir leurs médiocres
+pièces et en racheter les défauts: ce ne fut guère qu'à partir
+de Corneille qu'on commença à raisonner un rôle et à le
+jouer avec naturel et vérité. V. Grimarest, <i>Vie de Mol.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote374"
+name="footnote374"><b>Note 374: </b></a><a href="#footnotetag374">
+(retour) </a> Le rôle de zani,--mot qui en italien veut dire
+bouffon,--étoit celui d'un intrigant spirituel, d'un fourbe
+tantôt valet et tantôt aventurier, d'un Scapin, en un mot.
+C'étoit un des types de la comédie italienne. Trivelin et
+Briguelle remplirent successivement, au XVIIe siècle, le
+rôle du <i>primo zani</i> dans la troupe du Petit-Bourbon; celui
+du second zani étoit rempli par des acteurs moins célèbres.
+On disoit quelquefois <i>faire le zani</i>, pour faire le bouffon.</blockquote>
+
+<p>Le sujet de celle qu'ils jouèrent fut une intrigue
+amoureuse que la Rancune demêloit en faveur
+du Destin. Comme il se preparoit à exécuter
+ce négoce, Ragotin parut sur la scène,
+auquel la Rancune demanda en ces termes:
+«Petit garçon, mon petit Godenot, où vas-tu
+si empressé?» Puis s'adressant à la compagnie
+(après lui avoir passé la main sous le menton et
+trouvé sa barbe): «Messieurs, j'avois toujours
+cru que ce que dit Ovide de la métamorphose
+des fourmis en pygmées<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a>
+<a href="#footnote375"><sup class="sml">375</sup></a> (auxquels les grues
+font la guerre) etoit une fable; mais à present
+je change de sentiment, car sans doute en voici
+un de la race, ou bien ce petit homme, ressuscité,
+pour lequel l'on a fait (il y a environ sept
+ou huit cents ans) une chanson que je suis resolu
+de vous dire; ecoutez bien:</p>
+
+<h4>CHANSON.</h4>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"> Mon pere m'a donné mari.
+<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme si petit?
+<p class="i10"> Il n'est pas plus grand qu'un fourmi.
+<p class="i6">Hé! qu'est ce? qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ce?</p>
+
+<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme,
+<p class="i10"> S'il n'est, s'il n'est homme?
+<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme si petit<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a>
+<a href="#footnote376"><sup class="sml">376</sup></a>?
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote375"
+name="footnote375"><b>Note 375: </b></a><a href="#footnotetag375">
+(retour) </a> L. VII, fable 25, des <i>Métamorphoses</i>.</blockquote>
+
+<p>A chaque vers la Rancune tournoit et retournoit
+le pauvre Ragotin et faisoit des postures
+qui faisoient bien rire la compagnie. L'on n'a
+pas mis le reste de la chanson, comme chose
+superflue à notre roman.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote376"
+name="footnote376"><b>Note 376: </b></a><a href="#footnotetag376">
+(retour) </a> Cette chanson, effectivement fort ancienne dans les
+provinces, faisoit partie d'une série de chants satiriques
+dirigés contre les maris, et qui étoient chantés les jours de
+noces. Les variations sur ce thème sont fort nombreuses; on
+peut en voir une plus longue dans la <i>Comédie des chansons</i>,
+III, 1. Elle s'est perpétuée, à peu près telle que la cite l'auteur,
+jusqu'à nos jours; les petites filles, en dansant aux
+Tuileries ou dans le jardin du Palais-Royal, chantent encore
+la ronde suivante, qui n'est qu'une variante brodée sur
+le texte original:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Mon père m'a donné un mari.</p>
+<p class="i14"> Mon Dieu! quel homme!</p>
+<p class="i14"> Quel petit homme!</p>
+<p class="i10">Mon père m'a donné un mari;</p>
+<p class="i10">Mon Dieu! quel homme! qu'il est petit!</p>
+<br>
+<p class="i10">D'une feuille on fit son habit.</p>
+<p class="i14"> Mon Dieu! etc.</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<p>Après que la Rancune eut achevé sa chanson,
+il montra Ragotin et dit: «Le voici ressuscité»,
+et en disant cela il denoua le cordon avec lequel
+son masque etoit attaché, de sorte qu'il
+parut à visage decouvert, non pas sans rougir
+de honte et de colère tout ensemble. Il fit pourtant
+de necessité vertu, et pour se venger il dit
+à la Rancune qu'il etoit un franc ignorant d'avoir
+terminé tous les vers de sa chanson en <i>i</i>, comme
+<i>cribli</i>, <i>trouvi</i>, etc., et que c'etoit très mal parlé,
+qu'il falloit dire <i>trouva</i> ou <i>trouvai</i>. Mais la Rancune
+lui repartit: «C'est vous, Monsieur, qui
+êtes un grand ignorant, pour un petit homme,
+car vous n'avez pas compris ce que j'ai dit, que
+c'etoit une chanson si vieille que, si l'on faisoit
+un rôle de toutes les chansons que l'on a faites en
+France depuis que l'on y fait des chansons, ma
+chanson seroit en chef. D'ailleurs ne voyez-vous
+pas que c'est l'idiome de cette province de Normandie
+où cette chanson a eté faite, et qui n'est
+pas si mal à propos comme vous vous imaginez?
+Car, puisque, selon ce fameux Savoyard M. de
+Vaugelas, qui a reformé la langue française, l'on
+ne sauroit donner de raison pourquoi l'on prononce
+certains termes, et qu'il n'y a que l'usage
+qui les fait approuver<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a>
+<a href="#footnote377"><sup class="sml">377</sup></a>, ceux du temps que l'on
+fit cette chanson etoient en usage; et, comme ce
+qui est le plus ancien est toujours le meilleur,
+ma chanson doit passer, puisqu'elle est la plus
+ancienne. Je vous demande, Monsieur Ragotin,
+pourquoi est-ce que, puisque l'on dit de quelqu'un
+«il monta à cheval et il entra en sa maison»,
+que l'on ne dit pas <i>il descenda</i> et <i>il sorta</i>,
+mais il descendit et il sortit? Il s'ensuit donc
+que l'on peut dire <i>il entrit</i> et <i>il montit</i>, et ainsi de
+tous les termes semblables. Or, puisqu'il n'y a
+que l'usage qui leur donne le cours, c'est aussi
+l'usage qui fait passer ma chanson.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote377"
+name="footnote377"><b>Note 377: </b></a><a href="#footnotetag377">
+(retour) </a> Vaugelas, ce <i>Savoyard</i> (il étoit né à Bourg-en-Bresse,
+appartenant, avant 1600, à la Savoie) qui réforma la langue
+<i>françoise</i>, comme le dit l'auteur, non sans qu'il y ait, ce
+semble, une nuance d'ironie dans ce rapprochement (ironie
+qui, du reste, ne prouveroit rien, car la Savoie a produit
+plusieurs autres écrivains,--dont quelques-uns comptent parmi
+les premiers de notre langue, par exemple saint François
+de Sales, Saint-Réal, Ducis, Michaud et les frères de Maistre),
+préconise partout, et même à satiété, la toute-puissance et
+les droits de l'usage, dans ses <i>Remarques sur la langue françoise</i>.
+Il lui arrive continuellement de parler comme il fait
+dans les lignes suivantes, après avoir cité des locutions qui
+semblent fautives et sont pourtant reçues: «On pourroit en
+rendre quelque raison, mais il seroit superflu, puisqu'il est
+constant que l'usage fait parler ainsi, et qu'il fait plusieurs
+choses sans raison et même contre la raison, auxquelles
+néanmoins il faut obéir en matière de langage.» Du reste,
+les remarques de la Rancune présentent, sous une forme
+plaisante, une critique sérieuse.</blockquote>
+
+<p>Comme Ragotin vouloit repartir, le Destin entra
+sur la scène, se plaignant de la longueur de
+son valet la Rancune, et, l'ayant trouvé en differend
+avec Ragotin, il leur demanda le sujet
+de leur dispute, qu'il ne put jamais apprendre:
+car ils se mirent à parler tous à la fois, et si haut
+qu'il s'impatienta et poussa Ragotin contre la
+Rancune, qui le lui renvoya de même, en telle
+sorte qu'ils le ballotèrent longtemps d'un bout
+du theâtre à l'autre, jusqu'à ce que Ragotin tomba
+sur les mains et marcha ainsi jusques aux tentes
+du theâtre, sous lesquelles il passa. Tous les auditeurs
+se levèrent pour voir cette badinerie, et
+sortirent de leurs places, protestant aux comediens
+que cette saillie valoit mieux que leur farce,
+qu'aussi bien ils n'auroient pu achever, car les
+demoiselles et les autres acteurs, qui regardoient
+par les ouvertures des tentes du theâtre, rioient
+si fort qu'il leur eût eté impossible.</p>
+
+<p>Nonobstant cette boutade, Ragotin persécutoit
+sans cesse la Rancune de le mettre aux
+bonnes grâces de l'Etoile, et pour ce sujet il lui
+donnoit souvent des repas, ce qui ne deplaisoit
+pas à la Rancune, qui tenoit toujours le bec en
+l'eau au petit homme; mais, comme il etoit frappé
+d'un même trait, il n'osoit parler à cette belle
+ni pour lui ni pour Ragotin, lequel le pressa une
+fois si fort qu'il fut obligé de lui dire: «Monsieur
+Ragotin, cette Etoile est sans doute de la
+nature de celles du ciel que les astrologues appellent
+errantes: car, aussitôt que je lui ouvre le
+discours de votre passion, elle me laisse sans
+me repondre; mais comment me repondroit-elle,
+puisqu'elle ne m'ecoute pas? Mais je crois avoir
+decouvert le sujet qui la rend de si difficile abord;
+ceci vous surprendra sans doute, mais il faut
+être preparé à tout evenement. Ce monsieur le
+Destin, qu'elle appelle son frère, ne lui est rien
+moins que cela; je les surpris il y a quelques
+jours se faisant des caresses fort éloignées d'un
+frère et d'une soeur, ce qui m'a depuis fait conjecturer
+que c'etoit plutôt son galant; et je suis
+le plus trompé du monde si, quand Leandre et
+Angelique se marieront, ils n'en font de même.
+Sans cela, elle seroit bien degoûtée de mepriser
+votre recherche, vous qui êtes un homme de qualité
+et de merite, sans compter la bonne mine.
+Je vous dis ceci afin que vous tâchiez à chasser
+de votre coeur cette passion, puisqu'elle ne peut
+servir qu'à vous tourmenter comme un damné.»
+Le petit poète et avocat fut si assommé de ce
+discours qu'il quitta la Rancune en branlant la
+tête et en disant sept ou huit fois, à son ordinaire:
+«Serviteur, serviteur, etc.»</p>
+
+<p>Ensuite Ragotin s'avisa d'aller faire un voyage
+à Beaumont-le-Vicomte, petite ville distante
+d'environ cinq lieues d'Alençon, et où l'on tient
+un beau marché tous les lundis de chaque semaine;
+il voulut choisir ce jour-là pour y aller,
+ce qu'il fit sçavoir à tous ceux de la troupe, leur
+disant que c'etoit pour retirer quelque somme
+d'argent qu'un des marchands de cette ville-là
+lui devoit, ce que tous trouvèrent bon, «Mais, lui
+dit la Rancune, comment pensez-vous faire? car
+votre cheval est encloué, il ne pourra pas vous
+porter.--Il n'importe (dit Ragotin); j'en prendrai
+un de louage, et si je n'en puis trouver j'irai
+bien à pied, il n'y a pas si loin; je profiterai de
+la compagnie de quelqu'un des marchands de
+cette ville, qui y vont presque tous de la sorte.» Il
+en chercha un partout sans en pouvoir trouver;
+ce qui l'obligea à demander à un marchand de
+toiles, voisin de leur logis, s'il iroit lundi prochain
+au marché à Beaumont; et, ayant appris
+que c'etoit sa resolution, il le pria d'agréer qu'il
+l'accompagnât, ce que le marchand accepta, à
+condition qu'ils partiroient aussitôt que la lune
+seroit levée, qui etoit environ une heure après
+minuit, ce qui fut executé.</p>
+
+<p>Or, un peu devant qu'ils se missent en chemin,
+il etoit parti un pauvre cloutier, lequel avoit
+accoutumé de suivre les marchés pour debiter
+ses clous et des fers de cheval, quand il les avoit
+faits, et qu'il portoit sur son dos dans une besace.
+Ce cloutier etant en chemin, et n'entendant
+ni ne voyant personne devant ni derrière
+lui, jugea qu'il etoit encore trop tôt pour partir.
+D'ailleurs une certaine frayeur le saisit
+quand il pensa qu'il lui falloit passer tout proche
+des fourches patibulaires, où il y avoit alors un
+grand nombre de pendus<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a>
+<a href="#footnote378"><sup class="sml">378</sup></a>; ce qui l'obligea à
+s'écarter un peu du chemin et se coucher sur
+une petite motte de terre, où etoit une haie, en
+attendant que quelqu'un passât, et où il s'endormit.
+Quelque peu de temps après, le marchand
+et Ragotin passèrent; il alloient au petit pas et
+ne disoient mot, car Ragotin revoit au discours
+que lui avoit fait la Rancune. Comme ils furent
+proche du gibet, Ragotin dit qu'il falloit compter
+les pendus; à quoi le marchand s'accorda par
+complaisance. Ils avancèrent jusqu'au milieu des
+piliers pour compter, et aussitôt ils aperçurent
+qu'il en etoit tombé un qui etoit fort sec. Ragotin,
+qui avoit toujours des pensées dignes de
+son bel esprit, dit au marchand qu'il lui aidât à
+le relever, et qu'il le vouloit appuyer tout droit
+contre un des piliers, ce qu'ils firent facilement
+avec un bâton: car, comme j'ai dit, il etoit roide
+et fort sec; et, après avoir vu qu'il y en avoit
+quatorze de pendus, sans celui qu'ils avoient relevé,
+ils continuèrent leur chemin. Ils n'avoient
+pas fait vingt pas quand Ragotin arrêta le marchand
+pour lui dire qu'il falloit appeler ce mort,
+pour voir s'il voudroit venir avec eux, et se mit
+à crier bien fort: «Holà ho! veux-tu venir avec
+nous?» Le cloutier, qui ne dormoit pas ferme, se
+leva aussitôt de son poste, et, en se levant, cria
+aussi bien fort: «J'y vais, j'y vais, attendez-moi»,
+et se mit à les suivre. Alors le marchand et Ragotin,
+croyant que ce fût effectivement le pendu,
+se mirent à courir bien fort; et le cloutier se
+mit aussi à courir, en criant toujours plus fort:
+«Attendez-moi!» Et, comme il couroit, les fers
+et les clous qu'il portoit faisoient un grand bruit,
+ce qui redoubla la peur de Ragotin et du marchand:
+car ils crurent pour lors que c'etoit véritablement
+le mort qu'ils avoient relevé, ou
+l'ombre de quelque autre, qui traînoit des chaînes
+(car le vulgaire croit qu'il n'apparoît jamais de
+spectre qui n'en traîne après soi); ce qui les mit
+en état de ne plus fuir, un tremblement les ayant
+saisis, en telle sorte que, leurs jambes ne les pouvant
+plus soutenir, ils furent contraints de se
+coucher par terre, où le cloutier les trouva, et qui
+fit deloger la peur de leur coeur par un bonjour
+qu'il leur donna, ajoutant qu'ils l'avoient bien
+fait courir. Ils eurent de la peine à se rassurer;
+mais, après avoir reconnu le cloutier, ils se levèrent
+et continuèrent heureusement leur chemin
+jusqu'à Beaumont, où Ragotin fit ce qu'il y avoit
+à faire, et le lendemain s'en retourna à Alençon.
+Il trouva tous ceux de la troupe qui sortoient de
+table, auxquels il raconta son aventure, qui les
+pensa faire mourir de rire. Les demoiselles en
+faisoient de si grands eclats qu'on les entendoit
+de l'autre bout de la rue, et qui furent interrompus
+par l'arrivée d'un carrosse rempli de noblesse
+campagnarde. C'etoit un gentilhomme
+qu'on appeloit M. de la Fresnaye. Il marioit sa
+fille unique, et il venoit prier les comediens de
+representer chez lui le jour de ses noces. Cette
+fille, qui n'etoit pas des plus spirituelles du monde,
+leur dit qu'elle desiroit que l'on jouât la Silvie
+de Mairet. Les comediennes se contraignirent
+beaucoup pour ne rire pas, et lui dirent qu'il
+falloit donc leur en procurer une, car ils ne l'avoient
+plus<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a>
+<a href="#footnote379"><sup class="sml">379</sup></a>. La demoiselle repondit qu'elle leur
+en bailleroit une, ajoutant qu'elle avoit toutes
+les Pastorales: celles de Racan, la Belle Pêcheuse,
+le Contraire en Amour, Ploncidon, le
+Mercier<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a>
+<a href="#footnote380"><sup class="sml">380</sup></a>, et un grand nombre d'autres dont je
+n'ai pas retenu les titres. «Car, disoit-elle, cela est
+propre à ceux qui, comme nous, demeurent dans
+des maisons aux champs; et d'ailleurs les habits
+ne coûtent guère: il ne se faut point mettre en
+peine d'en avoir de somptueux, comme quand il
+faut representer la mort de Pompée, le Cinna,
+Heraclius ou la Rodogune. Et puis les vers des
+Pastorales ne sont pas si ampoulés comme ceux
+des poèmes graves; et ce genre pastoral est plus
+conforme à la simplicité de nos premiers parents,
+qui n'etoient habillés que de feuilles de figuier,
+même après leur peché<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a>
+<a href="#footnote381"><sup class="sml">381</sup></a>». Son père et sa mère
+ecoutoient ce discours avec admiration, s'imaginant
+que les plus excellents orateurs du
+royaume n'auroient sçu debiter de si riches pensées,
+ni en termes si relevés.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote378"
+name="footnote378"><b>Note 378: </b></a><a href="#footnotetag378">
+(retour) </a> On laissoit les pendus accrochés en permanence aux
+fourches patibulaires. Cet usage donna lieu à une anecdote
+assez plaisante, racontée par Tallemant: «Les habitants de
+Saint-Maixent, en Poitou, quand le feu roi y passa, dit-il,
+mirent une belle chemise blanche à un pendu qui etoit à leurs
+justices, à cause que c'etoit sur le chemin.» (<i>Histor., naïvet.
+et bons mots</i>, t. 10, p. 186.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote379"
+name="footnote379"><b>Note 379: </b></a><a href="#footnotetag379">
+(retour) </a> La <i>Silvie</i>, tragi-comédie pastorale (1621). Il y avoit
+longtemps que Mairet et ses oeuvres, en particulier la <i>Silvie</i>,
+qui pourtant avoit eu un succès extraordinaire et qui avoit
+été «tant récitée, dit Fontenelle dans l'<i>Histoire du théâtre
+françois</i>, par nos pères et nos mères à la bavette», étoient
+privés des honneurs du théâtre; la demande de cette fille
+sentoit sa provinciale arriérée, ce qui fait rire les comédiennes.
+On a pu voir, par divers endroits du <i>Roman comique</i>,
+que même les acteurs de province étoient au courant des
+oeuvres du jour, puisque Scarron leur fait jouer <i>Nicomède</i>,
+qui étoit de 1652, et <i>Don Japhet</i>, de 1653; on peut remarquer,
+en outre, que Corneille fait presqu'à lui seul les frais
+de leurs représentations en dehors de la farce: car ils donnent
+successivement ou ils parlent de donner <i>le Menteur</i>, <i>Pompée</i>,
+<i>Nicomède</i>, <i>Andromède</i>, et les pièces que cite la demoiselle,
+un peu plus loin, sont toutes des pièces de Corneille.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote380"
+name="footnote380"><b>Note 380: </b></a><a href="#footnotetag380">
+(retour) </a> Les <i>Bergeries</i> de Racan (1625). Quant aux quatre autres
+pastorales dont les noms suivent, il n'en est que deux dont,
+après les plus minutieuses et les plus longues recherches dans
+les répertoires les plus complets, j'aie retrouvé les titres, ou à
+peu près. <i>Le Mercier</i> est évidemment <i>le Mercier inventif</i>, pastorale
+en 5 actes, en vers, publiée à Troyes, chez Oudot
+(1632, in-12), pièce bizarre et fort libre. <i>Le Contraire en
+amour</i> ne peut être que <i>les Amours contraires</i> de du Ryer,
+pastorale en 3 actes, en vers (1610), à moins que ce ne soit
+<i>Philine, ou l'Amour contraire</i>, autre pastorale de la Morelle
+(5 a., vers 1630). Je n'ai pu trouver la moindre trace de <i>Ploncidon</i>,
+non plus que de la Belle pêcheuse (il y a la <i>Belle
+plaideuse</i>, tragic. de Boisrobert; <i>les Pêcheurs illustres</i>, de
+Marcassus, et autres pièces dont le titre se rapproche plus
+ou moins de celui que donne notre auteur, mais pas de <i>Belle
+pêcheuse</i>). Du reste, la façon dont sont tronqués ou dénaturés
+les deux autres titres indique assez que l'auteur les a
+donnés à peu près, sans vérifier, et qu'il a bien pu dénaturer
+ceux-ci de même; peut-être a-t-il désigné les pièces par le
+nom d'un de leurs principaux personnages, ou par toute
+autre circonstance qui lui revenoit à l'esprit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote381"
+name="footnote381"><b>Note 381: </b></a><a href="#footnotetag381">
+(retour) </a> Il est à croire que nos vieux auteurs dramatiques, Hardy,
+Racan, Mairet, etc., partageoient l'opinion de mademoiselle
+de la Fresnaye, car les pastorales abondent au
+théâtre à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe
+siècle, où <i>l'Astrée</i>, si souvent mis à contribution pour la
+scène, leur avoit donné une vogue extraordinaire. Mais elles
+finirent par se perdre dans la tragédie ou la comédie, dont
+elles n'etoient pas séparées par des frontières assez nettement
+tranchées. En outre, le ridicule les tua. On peut voir,
+dans <i>le Berger extravagant</i> de Sorel (1627), et dans la pastorale
+burlesque qu'en a extraite Thomas Corneille, combien ce genre
+étoit venu à être décrié par ses fadeurs et son absence de toute
+vérité. Dès lors la pastorale mourut, pour renaître un peu
+plus tard, mais en dehors du théâtre, avec Segrais et madame
+Deshoulières; néanmoins Molière, qui a recueilli, sans
+en négliger aucune, toutes les traditions théâtrales, a fait
+quelques pastorales, qui sont loin d'être des chefs-d'oeuvre.</blockquote>
+
+<p>Les comediens demandèrent du temps pour
+se preparer, et on leur donna huit jours. La
+compagnie s'en alla après avoir dîné, quand le
+prieur de Saint-Louis entra. L'Etoile lui dit
+qu'il avoit bien fait de venir, car il avoit ôté la
+peine à l'Olive de l'aller querir, pour s'acquitter
+de sa promesse, à quoi il ne lui falloit guère de
+persuasion, puisqu'il venoit pour ce sujet. Les
+comediennes s'assirent sur un lit et les comediens
+dans des chaises. L'on ferma la porte,
+avec commandement au portier de dire qu'il n'y
+avoit personne, s'il fût survenu quelqu'un. L'on
+fit silence, et le prieur debuta comme vous allez
+voir au suivant chapitre, si vous prenez la peine
+de le lire.</p>
+<a name="cc10" id="cc10"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE X.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée<br>
+de M. de Verville.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e commencement de cette histoire ne
+peut vous être qu'ennuyeux, puisqu'il
+est genealogique; mais cet exorde est,
+ce me semble, necessaire pour une
+plus parfaite intelligence de ce que vous y entendrez.
+Je ne veux point deguiser ma condition,
+puisque je suis dans ma patrie; peut-être
+qu'ailleurs j'aurois pu passer pour autre que
+je ne suis, bien que je ne l'aie jamais fait. J'ai
+toujours été fort sincère en ce point-là. Je suis
+donc natif de cette ville: les femmes de mes
+deux grands-pères etoient demoiselles, et il y
+avoit du <i>de</i> à leur surnom. Mais, comme vous
+sçavez que les fils aînés emportent presque tout
+le bien et qu'il en reste fort peu pour les autres
+garçons et pour les filles (suivant l'ordre du
+Coutumier<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a>
+<a href="#footnote382"><sup class="sml">382</sup></a> de cette province), on les loge
+comme l'on peut, ou en les mettant en l'ordre
+ecclesiastique ou religieux, ou en les mariant à
+des personnes de moindre condition, pourvu
+qu'ils soient honnêtes gens et qu'ils aient du bien,
+suivant le proverbe qui court en ce pays: «Plus de
+profit et moins d'honneur», proverbe qui depuis
+longtemps a passé les limites de cette province
+et s'est repandu par tout le royaume<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a>
+<a href="#footnote383"><sup class="sml">383</sup></a>. Aussi
+mes grand'mères furent mariées à de riches
+marchands, l'un de draps de laine et l'autre de
+toiles. Le père de mon père avoit quatre fils, dont
+mon père n'etoit pas l'aîné. Celui de ma mère
+avoit deux fils et deux filles, dont elle en etoit
+une. Elle fut mariée au second fils de ce marchand
+drapier, lequel avoit quitté le commerce
+pour s'adonner à la chicane: ce qui est cause
+que je n'ai pas eu tant de bien que j'eusse pu
+avoir. Mon père, qui avoit beaucoup gagné au
+commerce et qui avoit epousé en premières noces
+une femme fort riche qui mourut sans enfans,
+etoit dejà fort avancé en âge quand il epousa
+ma mère, qui consentit à ce mariage plutôt par
+obeissance que par inclination: aussi il y avoit
+plutôt de l'aversion de son côté que de l'amour;
+ce qui fut sans doute la cause qu'ils demeurèrent
+treize ans mariés et quasi hors d'esperance d'avoir
+des enfans; mais enfin ma mère devint enceinte.
+Quand le terme fut venu de produire son
+fruit, ce fut avec une peine extrême, car elle
+demeura quatre jours au mal de l'enfantement;
+à la fin elle accoucha de moi sur le soir du quatrième
+jour. Mon père, qui avoit eté occupé pendant
+ce temps-là à faire condamner un homme
+à être pendu (parce qu'il avoit tué un sien frère)
+et quatorze faux temoins au fouet<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a>
+<a href="#footnote384"><sup class="sml">384</sup></a>, fut ravi de
+joie quand les femmes qu'il avoit laissées dans sa
+maison pour secourir ma mère le félicitèrent de
+la naissance de son fils. Il les regala du mieux
+qu'il put, et en enivra quelques-unes, auxquelles
+il fit boire du vin blanc en guise de cidre poiré:
+lui-même me l'a raconté plusieurs fois.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote382"
+name="footnote382"><b>Note 382: </b></a><a href="#footnotetag382">
+(retour) </a> Le Coutumier étoit le recueil des coutumes et usages
+qui régissoient une contrée; on appeloit pays coutumier
+celui où la <i>coutume</i> avoit force de loi, par opposition au
+pays de <i>droit écrit</i>, qui étoit soumis au droit romain.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote383"
+name="footnote383"><b>Note 383: </b></a><a href="#footnotetag383">
+(retour) </a> Ces mésalliances intéressées étoient, en effet, fort
+communes. Si George Dandin avoit épousé mademoiselle de
+Sotenville pour son titre, celle-ci l'avoit épousé pour son argent.
+Les filles des partisans et financiers, par exemple,
+étoient fort recherchées, même par les plus hauts personnages;
+ainsi, celle de la Raillière, dont il est question dans le
+<i>Roman comique</i>, épousa le comte de Saint-Aignan, de la
+maison d'Amboise; celle de Feydeau épousa le comte de
+Lude, gouverneur de Gaston, duc d'Orléans. Mademoiselle
+de Chemeraut se maria au fils d'un paysan enrichi qui avoit
+quatre millions. «Le bien est depuis longtemps ce que l'on
+considère le plus en fait de mariage», dit plus loin l'auteur
+de cette 3e partie.
+
+<p>Mademoiselle de Gournay,
+dans son <i>Traité de la néantise de la commune vaillance
+de ce temps et du peu de prix de la qualité de la noblesse</i>,
+écrit: «Ceux mesmes de qui la noblesse est franche à
+leur mode du costé des pères sont presque tous meslez
+à ceste condition citoyenne qu'ils appellent roturière,
+par les mères, femmes ou maris d'eux, ou leurs proches,
+ou sont... prêts de s'y mesler, rebuttans fort et
+ferme les alliances de leur ordre, si les richesses y sont
+plus courtes de dix escus... Et faut noter en passant
+que bien souvent ils désirent en vain ces affinitez, estans
+eux-mesmes fort peu desirez par elles.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote384"
+name="footnote384"><b>Note 384: </b></a><a href="#footnotetag384">
+(retour) </a> On employoit souvent le fouet dans la pénalité de l'ancienne
+jurisprudence; ce n'est qu'à partir de 1789 que ce
+genre de châtiment a été légalement aboli. Le faux témoignage
+n'étoit pas toujours puni du fouet, mais tantôt par
+la loi du talion, tantôt par des peines arbitraires qui allèrent
+plus d'une fois jusqu'à la mort.</blockquote>
+
+<p>Je fus baptisé deux jours après ma naissance;
+le nom que l'on m'imposa ne fait rien à mon histoire.
+J'eus pour parrain un seigneur de place
+fort riche, dont mon père etoit voisin, lequel ayant
+appris de madame sa femme la grossesse de
+ma mère, après un si long temps de mariage,
+comme j'ai dit, il lui demanda son fruit pour
+le presenter au baptême: ce qui lui fut accordé
+fort agreablement. Comme ma mère n'avoit que
+moi, elle m'eleva avec grand soin, et un peu
+trop delicatement pour un enfant de ma condition.
+Quand je fus un peu grand, je fis paroître
+que je ne serois pas sot, ce qui me fit aimer de
+tous ceux de qui j'etois connu, et principalement
+de mon parrain, lequel n'avoit qu'une fille unique
+mariée à un gentilhomme parent de ma mère. Elle
+avoit deux fils, un plus âgé d'un an que moi, et
+l'autre moins âgé d'un an, mais qui etoient aussi
+brutaux que je faisois paroître d'esprit; ce qui
+obligeoit mon parrain à m'envoyer querir quand
+il avoit quelque illustre compagnie, car c'etoit
+un homme splendide et qui traitoit tous les princes
+et grands seigneurs qui passoient par cette
+ville. Il me faisoit chanter, danser et caqueter
+pour les divertir, et j'etois toujours assez bien
+vêtu pour avoir entrée partout. J'aurois fait fortune
+avec lui, si la mort ne me l'eût ravi trop
+tôt, à un voyage qu'il fit à Paris. Je ne ressentis
+point alors cette mort comme j'ai fait depuis.
+Ma mère me fit etudier, et je profitois beaucoup;
+mais, quand elle aperçut que j'avois de l'inclination
+à être d'église, elle me retira du collège et
+me jeta dans le monde, où je pensai me perdre,
+nonobstant le voeu qu'elle avoit fait à Dieu de
+lui consacrer le fruit qu'elle produiroit s'il lui
+accordoit la prière qu'elle lui faisoit de lui en
+donner. Elle etoit tout au contraire des autres
+mères, qui ôtent à leurs enfans les moyens de se
+debaucher: car elle me bailloit (tous les dimanches
+et fêtes) de l'argent pour jouer et aller au
+cabaret. Neanmoins, comme j'avois le naturel
+bon, je ne faisois point d'excès, et tout se terrminoit
+à me rejouir avec mes voisins. J'avois fait
+grande amitié avec un jeune garçon âgé de quelques
+années plus que moi, fils d'un officier de la
+reine mère du roi Louis treizième, de glorieuse
+memoire, lequel avoit aussi deux filles. Il faisoit
+sa residence dans une maison située dans ce
+beau parc, lequel (comme vous pouvez sçavoir)
+a eté autrefois le lieu de delices des anciens ducs
+d'Alençon. Cette maison lui avoit eté donnée,
+avec un grand enclos, par la reine sa maîtresse,
+qui jouissoit alors en apanage de ce duché. Nous
+passions agreablement le temps dans ce parc,
+mais comme des enfans, sans penser à ce qui
+arriva depuis. Cet officier de la reine, que l'on
+appeloit M. du Fresne, avoit un frère aussi officier
+dans la maison du roi, lequel lui demanda
+son fils, ce que du Fresne n'osa refuser. Devant
+que de partir pour la cour il me vint dire adieu,
+et j'avoue que ce fut la première douleur que je
+ressentis en ma vie. Nous pleurâmes bien fort
+en nous separant; mais je pleurai bien davantage
+quand, trois mois après son depart, sa mère
+m'apprit la nouvelle de sa mort. Je ressentis
+cette affliction autant que j'en etois capable, et
+je m'en allai le pleurer avec ses soeurs, qui en
+étoient sensiblement touchées. Mais, comme le
+temps modère tout, quand ce triste souvenir fut
+un peu passé, mademoiselle du Fresne vint un
+jour prier ma mère d'agréer que j'allasse donner
+quelques exemples d'ecriture à sa jeune fille,
+que l'on appeloit mademoiselle du Lys, pour la
+discerner de son aînée, qui portoit le nom de la
+maison. «D'autant, lui dit-elle, que l'ecrivain qui
+l'enseignoit s'en est allé»; ajoutant qu'il y en
+avoit beaucoup d'autres, mais qu'ils ne vouloient
+pas aller montrer en ville, et que sa fille n'etoit
+pas de condition à rouler les ecoles. Elle s'excusa
+fort de cette liberté; mais elle dit qu'avec
+les amis l'on en use facilement. Elle ajouta que
+cela pourroit se terminer à quelque chose de plus
+important, sous-entendant notre mariage, qu'elles
+conclurent depuis secretement entre elles. Ma
+mère ne m'eut pas plutôt proposé cet emploi
+que l'après-dînée j'y allai, ressentant dejà quelque
+secrète cause qui me faisoit agir, sans y
+faire pourtant guère de reflexion. Mais je n'eus
+pas demeuré huit jours en la pratique de cet
+exercice que la du Lys, qui etoit la plus jolie
+des deux filles, se rendit fort familière avec moi,
+et souvent par raillerie m'appeloit mon petit
+maître. Ce fut pour lors que je commençai à
+ressentir quelque chose dans mon coeur, qu'il
+avoit ignoré jusque alors, et il en fut de même
+de la du Lys. Nous etions inséparables, et nous
+n'avions point de plus grande satisfaction que
+quand on nous laissoit seuls, ce qui arrivoit
+assez souvent. Ce commerce dura environ six
+mois, sans que nous nous parlassions de ce qui
+nous possedoit; mais nos yeux en disoient assez.
+Je voulus un jour essayer à faire des vers à sa
+louange, pour voir si elle les recevroit agreablement;
+mais, comme je n'en avois point encore
+composé, je ne pus pas y reussir. Je commençois
+à lire les bons romans et les bons poètes,
+ayant laissé les Melusines,<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a>
+<a href="#footnote385"><sup class="sml">385</sup></a> Robert-le-Diable, les
+Quatre fils Aymon, la Belle Maguelonne, Jean
+de Paris, etc., qui sont les romans des enfans.
+Or, en lisant les oeuvres de Marot, j'y trouvai
+un triolet qui convenoit merveilleusement bien à
+mon dessein. Je le transcrivis mot à mot. Voici
+comme il y avoit:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Votre bouche petite et belle,</p>
+<p class="i10">Est si agréable entretien,</p>
+<p class="i10">Qui parfois son maître m'appelle,</p>
+<p class="i10">Et l'alliance j'en retiens:</p>
+<p class="i10">Car ce m'est honneur et grand bien;</p>
+<p class="i10">Mais, quand vous me prîtes pour maître,</p>
+<p class="i10">Que ne disiez-vous aussi bien:</p>
+<p class="i10">Votre maîtresse je veux être.<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a>
+<a href="#footnote386"><sup class="sml">386</sup></a></p>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote385"
+name="footnote385"><b>Note 385: </b></a><a href="#footnotetag385">
+(retour) </a> <i>Le roman de Mélusine</i> (vers 1478) a pour auteur Jean
+d'Arras (Voy. édit. Jannet). On lit: <i>les Mélusines</i>, parce que
+les diverses éditions de ce roman célèbre diffèrent considérablement
+entre elles. <i>La Vie du terrible Robert le Diable</i>,
+qui est aujourd'hui encore un des livres les plus populaires
+de la bibliothèque du colportage, remonte à la fin du XVe
+siècle (1496). <i>Les Quatre fils Aymon</i> ont pour auteur Huon
+de Villeneuve: c'est une espèce d'épopée de la Table ronde.
+<i>L'Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne</i>,
+dont l'auteur est inconnu, et la 1re édition sans date, mais
+à peu près de 1490, a de l'intérêt dans sa naïveté: il en
+existe, dit-on, divers manuscrits antérieurs à cette époque,
+en vers et prose. Quant à <i>Jean de Paris</i>, c'est un roman plein
+de verve gauloise et de patriotisme narquois, qui remonte
+aux premières années du XVIe siècle, et dont l'auteur est inconnu.
+(Voy. édit. Jannet.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote386"
+name="footnote386"><b>Note 386: </b></a><a href="#footnotetag386">
+(retour) </a> Ces vers, dans Marot, sont adressés à Jeanne d'Albret,
+princesse de Navarre, son amie et son disciple en poésie
+(éd. Rapilly, t. 2, p. 484). La pièce est rangée parmi les
+épigrammes. Je ne sais pourquoi l'auteur donne ce nom à
+cette petite pièce, sinon peut-être parce qu'elle est composée
+de huit vers. On sait aussi que Boileau dit de Marot qu'il
+<i>tourna des triolets</i>, quoiqu'il n'y en ait pas un seul dans
+ses oeuvres. Mais ce mot de triolet se prenoit quelquefois
+dans des sens très étendus; ainsi, je trouve dans les pièces
+manuscrites de Fr. Colletet: <i>Athanatus converti, triolet
+tragi-grotesque, ou Fantaisie récréative pour servir d'entr'acte
+à la tragédie du Triomphe de Clovis.</i></blockquote>
+
+<p>Je lui donnai ces vers, qu'elle lut avec joie,
+comme je connus sur son visage; après quoi elle
+les mit dans son sein, d'où elle les laissa tomber
+un moment après, et qui furent relevés par sa
+soeur aînée sans qu'elle s'en aperçût, et dont elle
+fut avertie par un petit laquais. Elle les lui demanda,
+et, voyant qu'elle faisoit quelque difficulté
+de les lui rendre, elle se mit furieusement
+en colère et s'en plaignit à sa mère, qui commanda
+à sa fille de les lui bailler, ce qu'elle fit. Ce
+procedé me donna de bonnes esperances, quoique
+ma condition me rebutât.</p>
+
+<p>Or, pendant que nous passions ainsi agreablement
+le temps, mon père et ma mère, qui etoient
+fort avancés en âge, deliberèrent de me marier,
+et ils m'en firent un jour la proposition. Ma mère
+decouvrit à mon père le projet qu'elle avoit fait
+avec mademoiselle du Fresne, comme je vous ai
+dit; mais, comme c'etoit un homme fort interessé,
+il lui repondit que cette fille-là etoit d'une
+condition trop relevée pour moi, et, d'ailleurs,
+qu'elle avoit trop peu de bien, nonobstant quoi
+elle voudroit trop trancher de la dame. Comme
+j'etois fils unique, et que mon père etoit fort riche
+selon sa condition, et semblablement un
+mien oncle, qui n'avoit point d'enfans, et duquel
+il n'y avoit que moi qui en pût être heritier, selon
+la coutume de Normandie, plusieurs familles me
+regardoient comme un objet digne de leur alliance,
+et même l'on me fit porter trois ou quatre enfans
+au baptême avec des filles des meilleures
+maisons de notre voisinage (qui est ordinairement
+par où l'on commence pour reussir aux mariages);
+mais je n'avois dans la pensée que ma
+chère du Lys. J'en etois neanmoins si persecuté
+de tous mes parens que je pris resolution de
+m'en aller à la guerre, quoique je n'eusse que
+seize ou dix-sept ans. L'on fit des levées en cette
+ville pour aller en Danemark sous la conduite de
+M. le comte de Montgommeri. Je me fis enroler
+secretement avec trois cadets, mes voisins, et
+nous partîmes de même en fort bon equipage;
+mon père et ma mère en furent fort affligés, et
+ma mère en pensa mourir de douleur. Je ne pus
+sçavoir alors quel effet ce depart inopiné fit sur
+l'esprit de la du Lys, car je ne lui en dis rien
+du tout; mais je l'ai sçu depuis par elle-même.
+Nous nous embarquâmes au Havre-de-Grâce et
+voguâmes assez heureusement jusqu'à ce que
+nous fussions près du Sund; mais alors il se leva
+la plus furieuse tempête que l'on ait jamais vue
+sur la mer océane; nos vaisseaux furent jetés
+par la tourmente en divers endroits, et celui de
+M. de Montgommeri, dans lequel j'etois, vint
+aborder heureusement à l'embouchure de la Tamise,
+par laquelle nous montâmes, à l'aide du
+reflux, jusqu'à Londres, capitale d'Angleterre,
+où nous sejournâmes environ six semaines, pendant
+lequel temps j'eus le loisir de voir une partie
+des raretés de cette superbe ville, et l'illustre
+cour de son roi, qui etoit alors Charles Stuart,
+premier du nom. M. de Montgommeri s'en retourna
+dans sa maison de Pont-Orson, en Basse-Normandie,
+où je ne voulus pas le suivre. Je le
+suppliai de me permettre de prendre la route de
+Paris, ce qu'il fit. Je m'embarquai dans un vaisseau
+qui alloit à Rouen, où j'arrivai heureusement,
+et de là je me mis sur un bateau qui me remonta
+jusqu'à Paris, où je trouvai un mien parent
+fort proche, qui etoit ciergier du Roi. Je le
+priai que par son moyen je pusse entrer au régiment
+des gardes; il s'y employa et fut mon repondant,
+car en ce temps-là il en falloit avoir pour
+y être reçu, ce que je fus en la compagnie de
+M. de la Rauderie. Mon parent me bailla de quoi
+me remettre en equipage (car en ce voyage de
+mer j'avois gâté mes habits) et de l'argent, ce qui
+me faisoit faire paroli<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a>
+<a href="#footnote387"><sup class="sml">387</sup></a> à une trentaine de cadets
+de grande maison<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a>
+<a href="#footnote388"><sup class="sml">388</sup></a>, qui portoient tous le mousquet
+aussi bien que moi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote387"
+name="footnote387"><b>Note 387: </b></a><a href="#footnotetag387">
+(retour) </a> Aller de pair, faire tête, égaler. (<i>Dict. com.</i> de Leroux.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote388"
+name="footnote388"><b>Note 388: </b></a><a href="#footnotetag388">
+(retour) </a> Le régiment des gardes étoit la ressource ordinaire des
+cadets de grandes familles qui ne se faisoient point d'église.
+De là l'expression fréquente: un cadet aux gardes.</blockquote>
+
+<p>En ce temps-là les princes et grands seigneurs
+de France se soulevèrent contre le roi, et même
+Mgr le duc d'Orléans, son frère; mais Sa Majesté,
+par l'adresse ordinaire du grand cardinal de
+Richelieu, rompit leurs mauvais desseins, ce qui
+obligea Sa Majesté de faire un voyage en Bretagne
+avec une puissante armée<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a>
+<a href="#footnote389"><sup class="sml">389</sup></a>. Nous arrivâmes
+à Nantes, où l'on fit la première execution des rebelles
+sur la personne du comte de Chalais, qui
+y eut la tête tranchée<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a>
+<a href="#footnote390"><sup class="sml">390</sup></a>; ce qui donna de la terreur
+à tous les autres, qui moyennèrent leurs paix avec
+le roi, lequel s'en retourna à Paris. Il passa par
+la ville du Mans, où mon père me vint trouver,
+tout vieux qu'il etoit (car il avoit eté averti par
+mon cousin, ce ciergier du Roi, que j'etois au
+régiment des gardes); il me demanda à mon capitaine,
+lequel lui accorda mon congé. Nous
+nous en revînmes en cette ville, où mes parens
+resolurent que, pour m'arrêter, il me falloit lier
+avec une femme; celle d'un chirurgien voisin
+d'une mienne cousine germaine fit venir pendant
+le carême (sous pretexte d'ouïr les prédications)
+la fille d'un lieutenant de bailli<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a>
+<a href="#footnote391"><sup class="sml">391</sup></a> d'un
+bourg distant de trois lieues d'ici. Ma cousine
+me vint querir à notre maison pour me la faire
+voir; mais, après une heure de conversation que
+j'eus avec elle dans la maison de madite cousine,
+où elle etoit venue, elle se retira, et alors l'on me
+dit que c'etoit une maîtresse pour moi; à quoi je
+repondis froidement qu'elle ne m'agréoit pas. Ce
+n'est pas qu'elle ne fût assez belle et riche, mais
+toutes les beautés me sembloient laides en comparaison
+de ma chère du Lys, qui seule occupoit
+toutes mes pensées. J'avois un oncle, frère
+de ma mère, homme de justice, et que je craignois
+beaucoup, lequel s'en vint un soir à notre
+maison, et, après m'avoir fort bravé sur le mepris
+que j'avois temoigné faire de cette fille, me
+dit qu'il falloit me resoudre à l'aller voir chez
+elle aux prochaines fêtes de Pâques, et qu'il y
+avoit des personnes qui valoient plus que moi qui
+se tiendroient bien honorées de cette alliance. Je
+ne repondis ni oui ni non; mais, les fêtes suivantes,
+il fallut y aller avec ma cousine, cette
+chirurgienne et un sien fils. Nous fûmes agreablement
+reçus, et l'on nous regala trois jours durant.
+L'on nous mena aussi à toutes les metairies
+de ce lieutenant, dans toutes lesquelles il y
+avoit festin. Nous fûmes aussi à un gros bourg,
+distant d'une lieue de cette maison, voir le curé
+du lieu, qui etoit frère de la mère de cette fille,
+lequel nous fit un fort gracieux accueil. Enfin
+nous nous en retournâmes comme nous etions
+venus, c'est-à-dire, pour ce qui me regardoit,
+aussi peu amoureux que devant. Il fut pourtant
+resolu que dans une quinzaine de jours on parleroit
+à fond de ce mariage. Le terme etant expiré,
+j'y retournai avec trois de mes cousins germains,
+deux avocats et un procureur en ce presidial;
+mais, par bonheur, on ne conclut rien, et l'affaire
+fut remise aux fêtes de mai prochaines. Mais
+le proverbe est bien veritable, que l'homme
+propose et Dieu dispose, car ma mère tomba
+malade quelques jours devant lesdites fêtes et
+mon père quatre jours après; l'une et l'autre maladie
+se terminèrent par la mort. Celle de ma mère
+arriva un mardi, et celle de mon père le jeudi de
+la même semaine, et je fus aussi fort malade;
+mais je me levai pour aller voir cet oncle sevère,
+qui etoit aussi fort malade, et qui mourut
+quinze jours après. A quelque temps de là, l'on
+me reparla de cette fille du lieutenant que j'etois
+allé voir; mais je n'y voulus pas entendre, car je
+n'avois plus de parens qui eussent droit de me
+commander; d'ailleurs que mon coeur etoit toujours
+dans ce parc, où je me promenois ordinairement,
+mais bien plus souvent en imagination.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote389"
+name="footnote389"><b>Note 389: </b></a><a href="#footnotetag389">
+(retour) </a> V., sur tous ces événements, l'<i>Histoire de France sous
+Louis XIII</i>, par Bazin, t. 2, année 1626. Le roi avoit d'abord
+passé par Blois, et le cardinal le rejoignit à Nantes,
+où il alloit ouvrir les Etats de Bretagne.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote390"
+name="footnote390"><b>Note 390: </b></a><a href="#footnotetag390">
+(retour) </a> Chalais, le membre le plus important <i>du parti de l'aversion</i>, fut condamné à mort, malgré l'humilité de ses
+aveux et de son repentir, par arrêt du 18 août 1626.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote391"
+name="footnote391"><b>Note 391: </b></a><a href="#footnotetag391">
+(retour) </a> Les baillis étoient des officiers chargés de rendre la justice
+dans un certain ressort. Cette fonction passa peu à peu
+aux mains de leurs lieutenants. «Le bailli, dit Furetière dans
+son Dictionnaire, est aujourd'hui dépouillé de toute sa fonctîon,
+et toute l'autorité de cette charge a été transférée à
+son lieutenant.»</blockquote>
+
+<p>Un matin, que je ne croyois pas qu'il y eût
+encore personne de levé dans la maison du sieur
+Dufresne, je passai devant, et je fus bien etonné
+quand j'ouïs la du Lys qui chantoit, sur son balcon,
+cette vieille chanson qui a pour reprise:
+«Que n'est-il auprès de moi, celui que mon coeur
+aime!» Ce qui m'obligea à m'approcher d'elle
+et à lui faire une profonde reverence, que j'accompagnai
+de telles ou semblables paroles: «Je
+souhaiterois de tout mon coeur, mademoiselle,
+que vous eussiez la satisfaction que vous desirez,
+et je voudrois y pouvoir contribuer: ce seroit
+avec la même passion que j'ai toujours été votre
+très humble serviteur.» Elle me rendit bien mon
+salut, mais elle ne me repondit pas, et, continuant
+à chanter, elle changea la reprise de la
+chanson en ces paroles: «Le voici auprès de moi
+celui que mon coeur aime.» Je ne demeurai pas
+court, car je m'etois un peu ouvert à la guerre
+et à la cour, et, quoique le procedé fût capable
+de me demonter, je lui dis: «J'aurai sujet de le
+croire si vous me faites ouvrir la porte.» A même
+temps elle appela le petit laquais dont j'ai
+dejà parlé, auquel elle commanda de me l'ouvrir,
+ce qu'il fit. J'entrai, et je fus reçu avec tous
+les temoignages de bienveillance du père, de la
+mère et de la soeur aînée, mais encore plus de la
+du Lys. La mère me demanda pourquoi j'etois si
+sauvage et que je ne les visitois pas si souvent
+que j'avois accoutumé, qu'il ne falloit pas que
+le deuil de mes parens m'en empêchât, et qu'il
+falloit se divertir comme auparavant; en un mot,
+que je serois toujours le bienvenu dans leur maison.
+Ma reponse ne fut que pour faire paroître
+mon peu de merite, en disant quelque peu de
+paroles aussi mal rangées que celles que je vous
+debite. Mais enfin tout se termina à un dejeuner
+de laitage, qui est en ce pays un grand regal,
+comme vous savez.--«Et qui n'est pas desagreable,
+repondit l'Etoile; mais poursuivez.»--Quand
+je pris congé pour sortir, la mère me demanda
+si je ne m'incommoderois point d'accompagner
+elle et ses filles chez un vieux gentilhomme,
+leur parent, qui demeuroit à deux lieues
+d'ici. Je lui repondis qu'elle me faisoit tort de me
+le demander, et qu'un commandement absolu
+m'eût eté plus agreable. Le voyage fut conclu au
+lendemain. La mère monta un petit mulet, qui
+etoit dans la maison; la fille aînée monta le cheval
+de son père, et je portois en croupe sur le
+mien, qui etoit fort, ma chère du Lys; je vous
+laisse à penser quel fut notre entretien le long
+du chemin, car, pour moi, je ne m'en souviens
+plus. Tout ce que je vous puis dire, c'est que
+nous nous separâmes, la du Lis et moi, fort amoureux;
+depuis ce temps-là mes visites furent fort
+frequentes, ce qui dura tout le long de l'eté et de
+l'automne. De vous dire tout ce qui se passa, je
+vous serois trop ennuyeux; seulement vous dirai-je
+que nous nous derobions souvent de la compagnie
+et nous allions demeurer seuls à l'ombrage
+de ce bois de haute futaie, et toujours sur le
+bord de la belle petite rivière qui passe au milieu,
+où nous avions la satisfaction d'ouïr le ramage
+des oiseaux, qu'ils accordoient au doux murmure
+de l'eau, parmi lequel nous mêlions mille douceurs
+que nous nous disions, et nous nous faisions
+ensuite autant d'innocentes caresses. Ce fut
+là où nous prîmes resolution de nous bien divertir
+le carnaval prochain.</p>
+
+<p>Un jour que j'etois occupé à faire faire du cidre
+à un pressoir du faubourg de la Barre, qui
+est tout joignant le parc, la du Lys m'y vint trouver;
+à son abord je connus qu'elle avoit quelque
+chose sur le coeur, en quoi je ne me trompais pas;
+car, après qu'elle m'eut un peu raillé sur l'equipage
+où j'etois, elle me tira à part et me dit que
+le gentilhomme dont la fille etoit chez M. de
+Planche-Panète, son beau-frère, en avoit amené
+un autre, qu'il pretendoit lui faire donner pour
+mari, et qu'ils etoient à la maison, dont elle
+s'etoit derobée pour m'en avertir. «Ce n'est pas,
+ajouta-t-elle, que je favorise jamais sa recherche
+et que je consente à quoi que ce soit, mais j'aimerois
+mieux que tu trouvasses quelque moyen de
+le renvoyer que s'il venoit de moi.» Je lui dis
+alors: «Va-t-en, et lui fais bonne mine, pour
+ne rien alterer; mais sçache qu'il ne sera pas ici
+demain à midi.» Elle s'en alla plus joyeuse, attendant
+l'evenement. Cependant je quittai tout et
+abandonnai mon cidre à la discretion des valets,
+et m'en allai à ma maison, où je pris du linge et
+un autre habit, et m'en allai chercher mes camarades:
+car vous devez sçavoir que nous etions
+une quinzaine de jeunes hommes qui avions tous
+chacun notre maîtresse, et tellement unis, que
+qui en offensoit un avoit offensé tous les autres;
+et nous etions tous resolus que, si quelque
+etranger venoit pour nous les ravir, de le mettre
+en etat de n'y reussir jamais<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a>
+<a href="#footnote392"><sup class="sml">392</sup></a>. Je leur proposai ce
+que vous venez d'ouïr, et aussitôt tous conclurent
+qu'il falloit aller trouver ce galant (qui etoit
+un gentilhomme de la plus petite noblesse du
+bas Maine) et l'obliger à s'en retourner comme il
+etoit venu. Nous allâmes donc à son logis, où il
+soupoit avec l'autre gentilhomme son conducteur.
+Nous ne marchandâmes point à lui dire qu'il se
+pouvoit bien retirer, et qu'il n'y avoit rien à gagner
+pour lui en ce pays. Alors le conducteur repartit
+que nous ne sçavions pas leur dessein, et
+que, quand nous le sçaurions, nous n'y avions
+aucun interêt. Alors je m'avançai, et, mettant la
+main sur la garde de mon epée, je lui dis: «Si
+ai bien moi, j'y en ai, et, si vous ne le quittez, je
+vous mettrai en etat de n'en faire plus.» L'un
+d'eux repartit que la partie n'etoit pas egale, et
+que, si j'etois seul, je ne parlerois pas ainsi.
+Alors je lui dis: «Vous êtes deux, et je sors avec
+celui-ci», en prenant un de mes camarades, «suivez-nous».
+Ils s'en mirent en devoir; mais l'hôte
+et un sien fils les en empêchèrent, et leur firent
+connoître que le meilleur pour eux etoit de se retirer,
+et qu'il ne faisoit pas bon de se frotter avec
+nous. Ils profitèrent de l'avis, et l'on n'en ouït
+plus parler depuis. Le lendemain j'allai voir la du
+Lys, à laquelle je racontai l'action que j'avois
+faite, dont elle fut très contente et m'en remercia
+en des termes fort obligeans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote392"
+name="footnote392"><b>Note 392: </b></a><a href="#footnotetag392">
+(retour) </a> Sorel parle de même, dans <i>Francion</i>, d'une société de
+<i>bravi</i> formée entre jeunes gens pour redresser les torts,
+châtier les fats et les insolents, etc., sans préjudice de la
+débauche à laquelle ils se livroient en commun. (7e liv.)</blockquote>
+
+<p>L'hiver approchoit, les veillées etoient fort longues,
+et nous les passions à jouer à des petits jeux
+d'esprit<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a>
+<a href="#footnote393"><sup class="sml">393</sup></a>; ce qui etant souvent reiteré ennuya;
+ce qui me fit resoudre à lui donner le bal. J'en
+conferai avec elle, et elle s'y accorda. J'en demandai
+la permission à M. du Fresne, son père,
+et il me la donna. Le dimanche suivant nous dansâmes,
+et continuâmes plusieurs fois; mais il y
+avoit toujours une si grande foule de monde,
+que la du Lys me conseilla de ne faire plus danser,
+mais de penser à quelque autre divertissement.
+Il fut donc resolu d'etudier une comedie,
+ce qui fut executé.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote393"
+name="footnote393"><b>Note 393: </b></a><a href="#footnotetag393">
+(retour) </a> Par exemple, au <i>jeu des proverbes</i>, aux jeux de conversation,
+des éléments, des compliments ou flatteries, des
+mathematiques, et autres dont on peut voir la description
+dans la <i>Maison des jeux</i>, 1642, in-8.</blockquote>
+
+<p>L'Etoile l'interrompit en lui disant: «Puisque
+vous en êtes à la comedie, dites-moi si cette histoire
+est encore guère longue, car il se fait tard,
+et l'heure du souper approche.--Ha! dit le prieur,
+il y en a encore deux fois autant pour le moins.»
+L'on jugea donc qu'il la falloit remettre à une autre
+fois, pour donner le temps aux acteurs d'etudier
+leurs rôles; et, quand ce n'eût pas eté pour
+ces raisons, il eût fallu cesser à cause de l'arrivée
+de M. de Verville, qui entra dans la chambre
+facilement, car le portier s'etoit endormi. Sa venue
+surprit bien fort toute la compagnie. Il fit
+de grandes caresses à tous les comediens et comediennes,
+et principalement au Destin, qu'il
+embrassa à diverses reprises, et leur dit le sujet
+de son voyage, comme vous verrez au chapitre
+suivant, qui est fort court.</p>
+<a name="cc11" id="cc11"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile,<br>
+et de Leandre avec Angelique.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e prieur de Saint-Louis voulut prendre
+congé, mais le Destin l'arrêta, lui disant
+que dans peu de temps il faudroit
+souper, et qu'il tiendroit compagnie à
+monsieur de Verville, qu'il pria de leur faire
+l'honneur de souper avec eux. L'on demanda à
+l'hôtesse si elle avoit quelque chose d'extraordinaire;
+elle dit que oui. L'on mit du linge blanc,
+et l'on servit quelque temps après. L'on fit bonne
+chère, l'on but à la santé de plusieurs personnes
+et l'on parla beaucoup. Après le dessert, le
+Destin demanda à Verville le sujet de son voyage
+en ces quartiers, et il lui repondit que ce n'etoit
+pas la mort de son beau-frère Saldagne, que ses
+soeurs ne plaignoient guère non plus que lui;
+mais qu'ayant une affaire d'importance à Rennes,
+en Bretagne, il s'etoit detourné exprès pour avoir
+le bien de les voir, dont il fut grandement remercié;
+ensuite il fut informé du mauvais dessein
+de Saldagne et du succès, et enfin de tout
+ce que vous avez vu au sixième chapitre. Verville
+plia les epaules en disant qu'il avoit trouvé
+ce qu'il cherchoit avec trop de soin. Après souper,
+Verville fit connoissance avec le prieur, duquel
+tous ceux de la troupe dirent beaucoup de
+bien, et, après avoir un peu veillé, il se retira.
+Alors Verville tira le Destin à part et lui demanda
+pourquoi Leandre étoit vêtu de noir et
+pourquoi tant de laquais vêtus de même. Il lui
+en apprit le sujet, et le dessein qu'il avoit fait d'epouser
+Angelique. «Et vous, dit Verville, quand
+vous marierez-vous? Il est, ce me semble temps
+de faire connoître au monde qui vous êtes, ce
+qui ne se peut que par un mariage»; ajoutant que
+s'il n'etoit pressé, qu'il demeureroit pour assister
+à l'un et à l'autre. Le Destin dit qu'il falloit sçavoir
+le sentiment de l'Etoile; ils l'appelèrent et
+lui proposèrent le mariage, à quoi elle repondit
+qu'elle suivroit toujours le sentiment de ses amis.
+Enfin il fut conclu que, quand Verville auroit mis
+fin aux affaires qu'il avoit à Rennes, qui seroit
+dans une quinzaine de jours au plus tard, qu'il
+repasseroit par Alençon, et que l'on executeroit la
+proposition. Il en fut autant conclu entre eux et
+la Caverne, pour Leandre et Angelique.</p>
+
+<p>Verville donna le bonsoir à la compagnie et se
+retira à son logis. Le lendemain il partit pour la
+Bretagne, et il arriva à Rennes, où il alla voir
+monsieur de la Garouffière, lequel, après les
+complimens accoutumés, lui dit qu'il y avoit dans
+la ville une troupe de comediens, l'un desquels
+avoit beaucoup de traits du visage de la Caverne:
+ce qui l'obligea d'aller le lendemain à la
+comedie, où ayant vu le personnage, il fut tout
+persuadé que c'etoit son parent (je dis de la Caverne).
+Après la comedie il l'aborda, et s'enquit
+de lui d'où il etoit, s'il y avoit longtemps qu'il
+etoit dans la troupe et par quels moyens il y
+etoit venu; il repondit sur tous les chefs en sorte
+qu'il fut facile à Verville de connoître qu'il etoit
+le frère de la Caverne, qui s'etoit perdu quand
+son père fut tué en Perigord par le page du baron
+de Sigognac, ce qu'il avoua franchement, en
+ajoutant qu'il n'avoit jamais pu sçavoir ce que sa
+soeur etoit devenue. Lors Verville lui apprit
+qu'elle etoit dans une troupe de comediens qui
+etoit à Alençon; qu'elle avoit eu beaucoup de
+disgrâces, mais qu'elle avoit sujet d'en être consolée,
+parce qu'elle avoit une très belle fille
+qu'un seigneur de douze mille livres de rentes
+etoit sur le point d'epouser, et qu'il faisoit la
+comedie avec eux et qu'à son retour il assisteroit
+au mariage, et qu'il ne tiendroit qu'à lui de s'y
+trouver, pour rejouir sa soeur, qui etoit fort en
+peine de lui, n'en ayant eu aucunes nouvelles
+depuis sa fuite. Non-seulement le comedien accepta
+cette offre, mais il supplia instamment
+monsieur de Verville de souffrir qu'il l'accompagnât,
+ce qu'il agréa. Cependant il mit ordre à
+ses affaires, que nous lui laisserons negocier, et
+retournerons à Alençon.</p>
+
+<p>Le prieur de Saint-Louis alla, le même jour
+que partit Verville, trouver les comediens et
+comediennes, pour leur dire que monseigneur
+l'evêque de Sées l'avoit envoyé querir pour lui
+communiquer quelque affaire d'importance, et
+qu'il etoit bien marri de ne se pouvoir acquitter
+de sa promesse; mais qu'il n'y avoit rien de
+perdu; que cependant qu'il seroit à Sées, ils iroient
+à la Fresnaye, representer <i>Silvie</i> aux noces de la
+fille du seigneur du lieu, et qu'à leur retour et
+au sien, il achèveroit ce qu'il avoit commencé.
+Il s'en alla, et les comediens se disposèrent à
+partir.</p>
+<a name="cc12" id="cc12"></a>
+<hr class="mid">
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye;<br>
+autre disgrâce de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a veille de la noce l'on envoya un
+carrosse et des chevaux de selle aux
+comediens. Les comediennes s'y placèrent
+dedans avec le Destin, Leandre
+et l'Olive; les autres montèrent les chevaux,
+et Ragotin le sien, qu'il avoit encore, pour n'avoir
+pu le vendre, et qui etoit gueri de son enclouure.
+Il voulut persuader à l'Etoile ou à
+Angelique de se mettre en croupe derrière lui,
+disant qu'elles seroient plus à leur aise que dans
+le carrosse, qui ebranle beaucoup les personnes;
+mais ni l'une ni l'autre n'en voulurent rien faire.
+Pour aller d'Alençon à la Fresnaye il faut passer
+une partie de la forêt de Persaine, qui est au pays
+du Maine. Ils n'eurent pas fait mille pas dans
+cette forêt que Ragotin, qui alloit devant, cria au
+cocher d'arrêter, «parce, dit-il, qu'il voyoit une
+troupe d'hommes à cheval». L'on ne trouva pas
+bon d'arrêter, mais de se tenir chacun sur ses
+gardes. Quand ils furent près de ces cavaliers,
+Ragotin dit que c'etoit la Rappinière avec ses
+archers. L'Etoile pâlit; mais le Destin, qui s'en
+aperçut, l'assura en lui disant qu'il n'oseroit
+leur faire insulte en la presence de ses archers
+et des domestiques de monsieur de la Fresnaye,
+et si près de sa maison. La Rappinière connut
+bien que c'etoit la troupe comique; aussi il s'approcha
+du carrosse avec son effronterie ordinaire
+et salua les comediennes, auxquelles il fit d'assez
+mauvais complimens, à quoi elles repondirent
+avec une froideur capable de demonter un moins
+effronté que ce levrier de bourreau; lequel leur
+dit qu'il cherchoit des brigands qui avoient volé
+des marchands du côté de Balon<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a>
+<a href="#footnote394"><sup class="sml">394</sup></a>, et qu'on lui
+avoit dit qu'ils avoient pris cette route. Comme
+il entretenoit la compagnie, le cheval d'un de
+ses archers, qui etoit fougueux, sauta sur le col
+du cheval de Ragotin, auquel il fit si grand'peur
+qu'il recula et enfonça dans une touffe d'arbres,
+dont il y en avoit quelques-uns dont les
+branches etoient sèches, l'une desquelles se
+trouva sous le pourpoint de Ragotin et qui lui
+piqua le dos, en sorte qu'il y demeura pendu:
+car, voulant se degager de parmi ces arbres, il
+avoit donné des deux talons à son cheval, qui
+avoit passé et l'avoit laissé ainsi en l'air, criant
+comme un petit fou qu'il etoit: «Je suis mort,
+l'on m'a donné un coup d'epée dans les reins<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a>
+<a href="#footnote395"><sup class="sml">395</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote394"
+name="footnote394"><b>Note 394: </b></a><a href="#footnotetag394">
+(retour) </a> Petite ville du Maine, sur l'Orne, à 4 lieues et demie
+du Mans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote395"
+name="footnote395"><b>Note 395: </b></a><a href="#footnotetag395">
+(retour) </a> Cette plaisanterie paroît imitée d'un passage de l'<i>Euphormion</i>
+de Barclay, où César, l'un des personnages, se
+croit mort, comme Ragotin, parce que, comme lui, à peu
+près, il a été piqué par une épine à la fesse. (1re part.,
+ch. 30.)</blockquote>
+
+<p>L'on rioit si fort de le voir en cette posture que
+l'on ne songeoit à rien moins qu'à le secourir.
+L'on crioit bien aux laquais de le dependre;
+mais il s'enfuyoient d'un autre côté en riant. Cependant
+son cheval gagnoit toujours pays, sans
+se laisser prendre. Enfin, après avoir bien ri, le
+cocher, qui etoit un grand et fort garçon, descendit
+de dessus son siége et s'approcha de Ragotin,
+le souleva et le dependit. On le visita et
+on lui fit accroire qu'il etoit fort blessé, mais
+qu'on ne pouvoit le panser que l'on ne fût au
+village, où il y avoit un fort bon chirurgien; en
+attendant, on lui appliqua quelques feuilles fraîches
+pour le soulager. On le plaça dans le carrosse,
+dont l'Olive sortit, tandis que les laquais
+passèrent au travers du bois pour gagner le devant
+du cheval, qui ne vouloit pas se laisser
+prendre, et qui fut pourtant pris, et l'Olive monta
+dessus. La Rappinière continua son chemin, et la
+troupe arriva au château, d'où l'on envoya
+querir le chirurgien, auquel l'on donna le mot.
+Il fit semblant de sonder la plaie imaginaire de
+Ragotin, que l'on avoit fait mettre dans le lit. Il
+le pansa de même qu'il l'avoit sondé, après lui
+avoir dit que son coup etoit favorable, et que
+deux doigts plus à côté il n'y avoit plus de Ragotin.
+Il lui ordonna le regime ordinaire et le
+laissa reposer. Ce petit bout d'homme avoit l'imagination
+si frappée de tout ce qu'on lui avoit
+dit qu'il crut toujours d'être fort blessé. Il ne se
+leva point pour voir le bal qui fut tenu le soir
+après souper: car l'on avoit fait venir la grande
+bande de violons du Mans, celle d'Alençon etant
+à une autre noce, à Argentan. L'on dansa à la
+mode du pays, et les comediens et comediennes
+dansèrent à la mode de la cour. Le Destin
+et l'Etoile dansèrent la sarabande, avec l'admiration
+de toute la compagnie, qui etoit composée
+de la noblesse campagnarde et des plus
+gros manans du village.</p>
+
+<p>Le lendemain l'on joua la pastorale que l'épousée
+avoit demandée; Ragotin s'y fit porter en
+chaise avec son bonnet de nuit. Ensuite l'on fit
+bonne chère, et le lendemain, après avoir bien
+dejeûné, l'on paya et remercia la troupe. Le carrosse
+et les chevaux furent prêts, et l'on tâcha
+à desabuser Ragotin de sa pretendue blessure;
+mais on ne lui put jamais persuader le contraire,
+car il disoit toujours qu'il sentoit bien son mal.
+On le mit dans le carrosse, et toute la troupe
+arriva heureusement à Alençon. Le lendemain
+on ne representa point, car les comediennes se
+voulurent reposer. Cependant le prieur de Saint-Louis
+etoit de retour de son voyage de Sées. Il
+alla voir la troupe, et l'Etoile lui dit qu'il ne
+trouveroit point d'occasion plus favorable pour
+achever son histoire; il ne s'en fit point prier,
+et il poursuivit comme vous allez voir au suivant
+chapitre.</p>
+<a name="cc13" id="cc13"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/S.png"></span>i le commencement de cette histoire
+(où vous n'avez vu que de la joie et
+des contentemens) vous a eté ennuyeux,
+ce que vous allez ouïr le sera
+bien davantage, puisque vous n'y verrez que des
+revers de la fortune, des douleurs et des desespoirs
+qui suivront les plaisirs et les satisfactions
+où vous me verrez encore, mais pour fort peu
+de temps. Pour donc reprendre au même lieu
+où je finis le recit, après que mes camarades et
+moi eûmes appris nos rôles et exercé plusieurs
+fois, un jour de dimanche au soir nous representâmes
+notre pièce dans la maison du sieur du
+Fresne, ce qui fit un grand bruit dans le voisinage;
+quoique nous eussions pris tous les soins
+de faire tenir les portes du parc bien fermées,
+nous fûmes accablés de tant de monde, qui avoit
+passé le château ou escaladé les murailles,
+que nous eûmes toutes les peines imaginables à
+gagner le theâtre, que nous avions fait dresser
+dans une salle de mediocre grandeur; aussi il
+resta les deux tiers du monde dehors. Pour obliger
+ces gens-là à se retirer, nous leur fîmes promesse
+que le dimanche suivant nous la representerions
+dans la ville et dans une plus grande
+salle. Nous fîmes passablement bien pour des
+apprentis, excepté un de nos acteurs qui faisoit
+le personnage du secretaire du roi Darius (la
+mort de ce monarque etoit le sujet de notre pièce<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a>
+<a href="#footnote396"><sup class="sml">396</sup></a>):
+car il n'avoit que huit vers à dire, ce qu'il faisoit
+assez bien entre nous; mais, quand il fallut representer
+tout à bon, il le fallut pousser sur la
+scène par force, et ainsi il fut obligé de parler,
+mais si mal que nous eûmes beaucoup de peine
+à faire cesser les éclats de rire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote396"
+name="footnote396"><b>Note 396: </b></a><a href="#footnotetag396">
+(retour) </a> Il s'agit probablement de <i>La Mort de Daire</i>, tragédie
+de Hardy (1619), où Masoee, qui peut passer en effet pour
+le secrétaire de Darius, a non pas huit vers, mais dix en
+tout à prononcer, dans la 1re scène du 2e acte.</blockquote>
+
+<p>La tragedie etant finie, je commençai le bal
+avec la du Lys, et qui dura jusqu'à minuit. Nous
+prîmes goût à cet exercice, et sans en rien dire
+à personne nous etudiâmes une autre pièce. Cependant
+je ne desistois point de mes visites ordinaires.
+Or, un jour que nous etions assis auprès
+du feu, il arriva un jeune homme auquel l'on y
+fit prendre place; après un quart d'heure d'entretien,
+il sortit de sa poche une boîte dans laquelle
+il y avoit un portrait de cire en relief,
+très bien fait, qu'il dit être celui de sa maîtresse.
+Après que toutes les demoiselles l'eurent vu et
+dit qu'elle etoit fort belle, je le pris à mon tour,
+et, en le considerant avec attention, je m'imaginai
+qu'il ressembloit à la du Lys, et que ce
+galant-là avoit quelque pensée pour elle. Je ne
+marchandai point à jeter cette boîte dans le feu,
+où la petite statue se fondit bientôt: car, quand
+il se mit en devoir de l'en tirer, je l'arrêtai et le
+menaçai de le jeter par la fenêtre. M. du Fresne
+(qui m'aimoit autant alors comme il m'a haï depuis)
+jura qu'il lui feroit sauter l'escalier, ce qui
+obligea ce malheureux à sortir confusement. Je
+le suivis sans que personne de la compagnie
+m'en pût empêcher, et je lui dis que, s'il avoit
+quelque chose sur le coeur, que nous avions chacun
+une epée et que nous etions en beau lieu
+pour se satisfaire; mais il n'en eut pas le courage.
+Or le dimanche suivant nous jouâmes la
+même tragedie que nous avions dejà representée,
+mais dans la salle d'un de nos voisins qui etoit
+assez grande, et par ce moyen nous eûmes
+quinze jours pour étudier l'autre pièce. Je m'avisai
+de l'accompagner de quelques entrées de ballet<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a>
+<a href="#footnote397"><sup class="sml">397</sup></a>,
+et je fis choix de six de mes camarades qui
+dansoient le mieux, et je fis le septième. Le sujet
+du ballet etoit les bergers et les bergères soumis
+à l'Amour: car à la première entrée paroissoit
+un Cupidon, et aux autres des bergers et des
+bergères, tous vêtus de blanc, et leurs habits
+tout parsemés de noeuds de petit ruban bleu,
+qui etoit la couleur de la du Lys, et que j'ai
+aussi toujours portée depuis; il est vrai que j'y ai
+ajouté la feuille<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a>
+<a href="#footnote398"><sup class="sml">398</sup></a> morte, pour les raisons que je
+vous dirai à la fin de cette histoire. Ces bergers
+et bergères faisoient deux à deux chacun une
+entrée, et, quand ils paroissoient tous ensemble,
+ils formoient les lettres du nom de la du Lys, et
+l'amour decochoit une flèche à chaque berger et
+jetoit des flammes de feu aux bergères, et tous
+en signe de soumission flechissoient le genou.
+J'avois composé quelques vers sur le sujet du
+ballet, que nous recitâmes; mais la longueur
+du temps me les a fait oublier, et, quand je m'en
+souviendrois encore, je n'aurois garde de vous
+les dire, car je suis assuré qu'ils ne vous agréeroient
+pas, à présent que la poësie françoise est
+au plus haut degré où elle puisse monter. Comme
+nous avions tenu la chose secrète, il nous fut
+facile de n'avoir que de nos amis particuliers,
+qui insensiblement et sans que l'on s'en aperçût
+entrèrent dans le parc, où nous representâmes à
+notre aise les <i>Amours d'Angelique et de Sacripant,
+roi de Circassie</i>, sujet tiré de l'Arioste<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a>
+<a href="#footnote399"><sup class="sml">399</sup></a>; ensuite
+nous dansâmes notre ballet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote397"
+name="footnote397"><b>Note 397: </b></a><a href="#footnotetag397">
+(retour) </a> Le ballet, que Benserade devoit élever à un si haut
+point de gloire, et que Molière même ne dédaigna pas de
+cultiver, étoit déjà, à cette époque, en grande faveur.
+V. <i>le Mercure</i> du temps et les <i>Mémoires</i> de Marolles, <i>passim.</i>
+En 1630, le fameux ballet préparé par le comte de
+Soissons pour le retour de Louis XIII à Paris mit la cour
+et la ville en émoi et préoccupa les esprits plus encore que
+le procès du maréchal de Marillac. Les ballets de <i>Maître Galimathias</i>,
+des <i>Goutteux</i> (1630), du <i>Monde</i>, de la <i>Prospérité
+des armes de France</i>, du <i>Triomphe de la beauté</i> (1640), etc.,
+n'excitoient guère moins l'attention publique. Déjà, même
+sous Henri IV, il y avoit eu à la cour plus de 80 ballets.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote398"
+name="footnote398"><b>Note 398: </b></a><a href="#footnotetag398">
+(retour) </a> On peut consulter le <i>Jeu du galant</i> (<i>Maison des jeux</i>, 3e p.) pour la signification attachée alors à la couleur des
+rubans. Voici d'abord pour le bleu: «Doriclas, commençant,
+dit qu'il choisissoit le bleu à cause qu'etant une couleur
+attribuée au ciel, elle temoignoit que l'on ne vouloit
+avoir que des affections celestes.» Quant à la couleur feuille
+morte, elle signifioit la mort de l'espérance, ou au moins
+d'une espérance.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote399"
+name="footnote399"><b>Note 399: </b></a><a href="#footnotetag399">
+(retour) </a> Encore un sujet emprunté au <i>Roland furieux</i>, qui étoit
+alors mis à contribution par le théâtre presque autant que
+l'<i>Astrée</i>. Je serois assez porté à croire que l'auteur a commis
+une erreur dans la désignation de cette pièce, car l'Arioste
+nous montre bien Sacripant amoureux d'Angélique, mais
+non Angélique amoureuse de Sacripant; d'ailleurs, je ne
+connois pas, dans notre ancien théâtre, de pièce intitulée
+ainsi. Il y en a deux, l'une publiée à Troyes, chez Noël
+Laudereau, l'autre probablement de Ch. Bauter, dit Méliglosse,
+publiée chez Oudot (1614), qui portent ce titre: <i>Tragédie
+françoise des amours d'Angelique et de Medor, avec les
+furies de Rolland et la mort de Sacripant</i>, etc. Peut-être
+l'auteur a-t-il fait une confusion involontaire.</blockquote>
+
+<p>Je voulus commencer le bal à l'ordinaire,
+mais M. du Fresne ne le voulut pas permettre,
+disant que nous etions assez fatigués de la comedie
+et du ballet; il nous donna congé et nous
+nous retirâmes. Nous resolûmes de rendre cette
+comedie publique et de la representer dans la
+ville, ce que nous fîmes le dimanche gras, dans
+la salle de mon parrain, et en plein jour. La
+du Lys me dit que, si je commençois le bal,
+que ce fût avec une fille de notre voisinage qui
+etoit vêtue de taffetas bleu tout de même qu'elle,
+ce que je fis. Mais il s'eleva un murmure sourd
+dans la compagnie, et il y en eut qui dirent
+assez haut: «Il se trompe, il se manque», ce
+qui excita le rire à la du Lys et à moi; de quoi
+la fille s'etant aperçue, me dit: «Ces gens ont
+raison, car vous avez pris l'une pour l'autre.»
+Je lui repondis succinctement: «Pardonnez-moi,
+je sçais fort bien ce que je fais.» Le soir je me
+masquai avec trois de mes camarades, et je portois
+le flambeau, croyant que par ce moyen je
+ne serois pas connu<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a>
+<a href="#footnote400"><sup class="sml">400</sup></a>, et nous allâmes dans le
+parc. Quand nous fûmes entrés dans la maison,
+la du Lys regarda attentivement les trois masques,
+et, ayant reconnu que je n'y etois pas, elle s'approcha
+de moi à la porte où je m'etois arrêté
+avec le flambeau, et, me prenant par la main, me
+dit ces obligeantes paroles: «Deguise-toi de
+toutes les façons que tu pourras t'imaginer, je
+te connoîtrai toujours facilement.» Après avoir
+eteint le flambeau, je m'approchai de la table,
+sur laquelle nous posâmes nos boîtes de dragées
+et jetâmes les dés. La du Lys me demanda à qui
+j'en voulois, et je lui fis signe que c'etoit à elle;
+elle me repliqua qu'est-ce que je voulois qu'elle
+mît au jeu, et je lui montrai un noeud de ruban
+que l'on appelle à present <i>galant</i><a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a>
+<a href="#footnote401"><sup class="sml">401</sup></a>, et un bracelet
+de corail qu'elle avoit au bras gauche. Sa
+mère ne vouloit pas qu'elle le hasardât; mais
+elle eclata de rire, en disant qu'elle n'apprehendoit
+pas de me le laisser. Nous jouâmes et je gagnai,
+et je lui fis un present de mes dragées.
+Autant en firent mes compagnons avec la fille
+aînée et d'autres demoiselles qui y etoient venues
+passer la veillée. Après quoi nous prîmes
+congé. Mais, comme nous allions sortir, la du Lys
+s'approcha de moi, et mit la main aux cordons
+qui tenoient mon masque attaché, qu'elle denoua
+promptement, en disant: «Est-ce ainsi que l'on
+fait de s'en aller si vite?» Je fus un peu honteux,
+mais pourtant bien aise d'avoir un si beau pretexte
+de l'entretenir. Les autres se demasquèrent
+aussi, et nous passâmes la veillée fort agreablement.
+Le dernier soir du carnaval je lui donnai
+le bal avec la petite bande de violons, la
+grande etant employée pour la noblesse. Pendant
+le carême il fallut faire trève de divertissemens
+pour vaquer à la piété, et je vous puis assurer
+que nous ne manquions pas un sermon, la
+du Lys et moi. Nous passions les autres heures
+du jour en visites continuelles et en promenades,
+ou à ouïr chanter les filles de la ville sur le derrière
+du château, où il y a un excellent echo, où
+elles provoquoient cette nymphe imaginaire à
+leur repondre<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a>
+<a href="#footnote402"><sup class="sml">402</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote400"
+name="footnote400"><b>Note 400: </b></a><a href="#footnotetag400">
+(retour) </a> Ce ne fut que peu d'années avant la composition de
+cette 3e partie que la cour commença à répandre la mode
+des mascarades. V. <i>Mém.</i> de madem. de Montp., coll. Petitot,
+XLII, p. 408, et une note de Walckenaër, <i>Mém.</i> de
+Madame de Sévigné, II, p. 481.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote401"
+name="footnote401"><b>Note 401: </b></a><a href="#footnotetag401">
+(retour) </a> On appeloit <i>galants</i> des rubans noués, servant à orner
+les habits ou la tête tant des hommes que des femmes: «Il
+y a de certaines petites choses qui coûtent peu, et neanmoins
+parent extrêmement un homme,... comme par exemple
+d'avoir un beau ruban d'or et d'argent au chapeau, quelquefois
+entremeslé de soie de quelque belle couleur, et d'avoir
+aussi au devant des chausses sept ou huit des plus
+beaux rubans satinés et des couleurs les plus eclatantes qui
+se voient.... Pour montrer que toutes ces manières de rubans
+contribuent beaucoup à faire parestre la galanterie d'un
+homme, ils ont emporté le nom de galands, par preference
+sur toute autre chose.» (<i>Loix de la galant.</i>) On peut voir
+aussi, dans <i>la Maison des jeux</i>, la pièce suivante, intitulée:
+<i>le Jeu du galand</i>, et dans le <i>Recueil en prose</i> de Sercy (1642),
+t. 1er, <i>l'Origine et le progrès des rubans</i>. Les <i>galants</i> qui
+ornoient la toilette des femmes prenoient différents noms,
+suivant la place qu'ils occupoient: on les appeloit le <i>mignon</i>,
+le <i>badin</i>, l'<i>assassin des dames</i>, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote402"
+name="footnote402"><b>Note 402: </b></a><a href="#footnotetag402">
+(retour) </a> Voilà un ressouvenir de ces <i>échos</i> qui avoient fait les
+délices des cours de François Ier et de Henri II. V. un curieux
+écho dans les oeuvres de Joach. du Bellay, et dont les pastorales
+avoient tellement mis l'usage à la mode qu'on les retrouve
+parfois jusque dans les romans comiques et satiriques,
+bien que ceux-ci tournent en ridicule la plupart des inventions
+de la pastorale, comme du roman héroïque et chevaleresque.
+Ainsi Sorel, dans <i>Le Berger extravagant</i>, manifeste lui-même
+un certain foible pour les échos. (<i>Remarq.</i> sur le 1er l.)
+Boileau se moque de cet usage, à plusieurs reprises, dans les
+<i>Héros de roman</i>.</blockquote>
+
+<p>Les fêtes de Pâques approchoient, quand un
+jour mademoiselle du Fresne, la fille, me dit en
+riant: «Me meneras-tu à Saint-Pater<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a>
+<a href="#footnote403"><sup class="sml">403</sup></a>?» C'est
+une petite paroisse qui est à un quart de lieue du
+faubourg de Montfort, où l'on va en devotion le
+lundi de Pâques, après dîner, et c'est là aussi
+où l'on voit tous les galans et galantes. Je lui
+repondis qu'il ne tiendroit qu'à elle. Le jour
+venu, comme je me disposois à les aller prendre,
+au sortir de ma maison je rencontrai un mien
+voisin, jeune homme fort riche, lequel me demanda
+où j'allois si empressé. Je lui dis que
+j'allois au Parc querir les demoiselles du Fresne
+pour les accompagner à Saint-Pater. Alors il
+me repondit que je pouvois bien rentrer, car il
+sçavoit de bonne part que leur mère avoit dit
+qu'elle ne vouloit pas que ses filles y allassent
+avec moi. Ce discours m'assomma si fort que je
+ne pus lui rien repliquer; mais je rentrai dans ma
+maison, où etant, je me mis à penser d'où pouvoit
+venir un si prompt changement; après y
+avoir bien rêvé, je n'en trouvai autre sujet que
+mon peu de merite et ma condition. Pourtant
+je ne pus m'empêcher de declamer contre leur
+procédé, de m'avoir souffert tandis que je les
+avois diverties par des bals, ballets, comedies et
+serenades, car je leur en donnois souvent, en
+toutes lesquelles choses j'avois fait de grandes
+depenses, et qu'à present l'on me rebutoit. La
+colère où j'etois me fis resoudre d'aller à l'assemblée
+avec quelques-uns de mes voisins, ce
+que je fis. Cependant l'on m'attendoit au Parc,
+et, quand le temps fut passé que je devois m'y
+rendre, la du Lys et sa soeur, avec quelques
+autres demoiselles du voisinage, y allèrent.
+Après avoir fait leur devotion dans l'eglise, elles
+se placèrent sur la muraille du cimetière, au devant
+d'un ormeau qui leur donnoit de l'ombrage.
+Je passai devant elles, mais d'assez loin, et la
+du Fresne me fit signe d'approcher, et je fis
+semblant de ne les pas voir. Ceux qui etoient
+avec moi m'en avertirent et je feignis de ne
+l'entendre pas et passai outre, leur disant: «Allons
+faire collation au logis des Quatre-Vents»;
+ce que nous fîmes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote403"
+name="footnote403"><b>Note 403: </b></a><a href="#footnotetag403">
+(retour) </a> Ou plutôt <i>Saint-Paterne</i>, qui est le vrai nom. V. <i>Dict.</i>
+de Pesche.</blockquote>
+
+<p>Je ne fus pas plustôt retourné chez moi qu'une
+femme veuve (qui etoit notre confidente) me vint
+trouver et me demanda fort brusquement quel
+sujet m'avoit obligé de fuir l'honneur d'accompagner
+les demoiselles du Fresne à Saint-Pater;
+que la du Lis en etoit outrée de colère au dernier
+point, et ajouta que je pensasse à reparer
+cette faute. Je fus fort surpris de ce discours, et,
+après lui avoir fait le recit de ce que je vous
+viens de dire, je l'accompagnai à la porte du Parc,
+où elles etoient. Je la laissai faire mes excuses,
+car j'etois si troublé que je n'aurois pu leur dire
+que de mauvaises raisons. Alors la mère, s'adressant
+à moi, me dit que je ne devois pas être si
+credule; que c'etoit quelqu'un qui vouloit troubler
+notre contentement, et que je fusse assuré que
+je serois toujours le bienvenu dans leur maison,
+où nous allâmes. J'eus l'honneur de donner la
+main à la du Lys, qui m'assura qu'elle avoit
+eu bien de l'inquietude, surtout quand j'avois
+feint de ne pas voir le signe que sa soeur m'avoit
+fait. Je lui demandai pardon et lui fis de mauvaises
+excuses, tant j'etois transporté d'amour
+et de colère. Je me voulois venger de ce jeune
+homme; mais elle me commanda de n'en pas
+parler seulement, ajoutant que je devois être
+content d'experimenter le contraire de ce qu'il
+m'avoit dit. Je lui obéis, comme je fis toujours
+depuis.</p>
+
+<p>Nous passions le temps le plus doucement
+qu'on puisse imaginer, et nous eprouvions par
+de véritables effets ce que l'on dit que le mouvement
+des yeux est le langage des amans;
+car nous l'avions si familier, que nous nous faisions
+entendre tout ce que nous voulions. Un
+dimanche au soir, au sortir de Vêpres, nous nous
+dîmes, avec ce langage muet, qu'il falloit aller
+après souper nous promener sur la rivière et n'avoir
+que telles personnes que nous designâmes.
+J'envoyai aussitôt retenir un bateau. A l'heure
+dite, je me transportai, avec ceux qui devoient
+être de la promenade, à la porte du Parc, où
+les demoiselles nous attendoient; mais trois jeunes
+hommes, qui n'etoient pas de notre cabale,
+s'arrêtèrent avec elles. Elles firent bien tout ce
+qu'elles purent pour s'en defaire; mais eux s'en
+etant aperçus, ils s'opiniâtrèrent à demeurer, ce
+qui fut cause que quand nous abordâmes la porte
+du Parc, nous passâmes outre sans nous y arrêter,
+et nous nous contentâmes de leur faire signe
+de nous suivre, et nous les allâmes attendre au
+bateau. Mais quand nous aperçûmes ces fâcheux
+avec elles, nous avançâmes sur l'eau et allâmes
+aborder à un autre lieu, proche d'une des portes
+de la ville, où nous rencontrâmes le sieur du
+Fresne, lequel me demanda où j'avais laissé ses
+filles. Je ne pensai pas bien à ce que je lui devois
+repondre, mais lui dis franchement que je
+n'avois pas eu l'honneur de les voir ce soir-là.
+Après nous avoir donné le bon soir, il prit le
+chemin du Parc, à la porte duquel il trouva ses
+filles, auxquelles il demanda d'où elles venoient
+et avec qui. La du Lys lui repondit: «Nous
+venons de nous promener avec un tel», et me
+nomma. Alors son père lui accompagna un: «Vous
+en avez menti», d'un soufflet, ajoutant que si
+j'eusse eté avec elles (quand même il auroit eté
+plus tard) il ne s'en fût pas mis en peine. Le lendemain,
+cette veuve dont je vous ai dejà parlé me
+vint trouver pour me dire ce qui s'etoit passé le
+soir précédent, et que la du Lys en etoit fort en
+colère, non pas tant du soufflet comme de ce
+que je ne l'avois pas attendue, parce qu'au bateau
+son intention etoit de se defaire accortement
+de ces fâcheux. Je m'excusai du mieux
+que je pus, et je passai quatre jours sans l'aller
+voir. Mais un jour qu'elle et sa soeur et quelques
+demoiselles etoient assises sur un banc de
+boutique, dans la rue la plus prochaine de la
+porte de la ville par laquelle j'allois sortir pour
+aller au faubourg, je passai devant elles en levant
+un peu le chapeau, mais sans les regarder
+ni leur rien dire. Les autres demoiselles leur demandèrent
+ce que vouloit dire ce procédé, qui paroissoit
+incivil. La du Lys ne repondit rien; mais
+sa soeur aînée dit qu'elle en ignoroit la cause et
+qu'il la falloit sçavoir de lui-même: «Et pour ne
+le pas manquer, allons, dit-elle, nous poster
+un peu plus près de la porte, au-delà de cette
+petite rue par où il nous pourroit éviter»; ce
+qu'elles firent. Comme je repassois devant elles,
+cette bonne soeur se leva de sa place et me prit
+par mon manteau, en me disant: «Depuis quand,
+monsieur le glorieux, fuyez-vous l'honneur de
+voir votre maîtresse?» et à même temps me fit
+asseoir auprès d'elle. Mais quand je la voulus caresser
+et lui dire quelques douceurs, elle fut toujours
+muette et me rebuta furieusement. Je demeurai
+là quelque peu de temps bien entrepris<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a>
+<a href="#footnote404"><sup class="sml">404</sup></a>, après
+quoi je les accompagnai jusqu'à la porte du Parc,
+d'où je me retirai, resolu de n'y aller plus. Je
+demeurai donc encore quelques jours sans y aller,
+et qui me furent autant de siècles; mais un
+matin j'eus une rencontre de mademoiselle du
+Fresne la mère, laquelle m'arrêta et me demanda
+pourquoi l'on ne me voyoit plus. Je lui repondis
+que c'etoit la mauvaise humeur de sa cadette.
+Elle me repliqua qu'elle vouloit faire notre accord,
+et que je l'allasse attendre à la maison.
+J'en mourais d'impatience et je fus ravi de cette
+ouverture. J'y allai donc, et comme je montois
+à la chambre, la du Lys, qui m'avoit aperçu, en
+descendit si brusquement que je ne la pus jamais
+arrêter. J'y entrai et je trouvai sa soeur, qui se
+mit à sourire, à laquelle je dis le procedé de sa
+cadette, et elle m'assura que tout cela n'etoit
+que feinte et qu'elle avoit regardé plus de cent
+fois par la fenêtre pour voir si je paroîtrois, et
+qu'elle en temoignoit une grande inquietude;
+qu'elle etoit sans doute dans le jardin, où je
+pouvois aller. Je descendis l'escalier et m'approchai
+de la porte du jardin, que je trouvai fermée
+par dedans. Je la priai plusieurs fois de l'ouvrir,
+ce qu'elle ne voulut point faire. Sa soeur, qui
+l'entendoit du haut de l'escalier, descendit et
+me la vint ouvrir, car elle en sçavoit le secret.
+J'entrai, et la du Lys se mit à fuir; mais je la
+poursuivis si bien, que je la pris par une des
+manches de son corps de jupe, et je l'assis sur
+un siege de gazon où je me mis aussi. Je lui fis
+mes excuses du mieux qu'il me fut possible; mais
+elle me parut toujours plus sevère. Enfin, après
+plusieurs contestations, je lui dis que ma passion
+ne souffroit point de mediocrité et qu'elle
+me porteroit à quelque desespoir, de quoi elle se
+repentiroit après, ce qui ne la rendit pas plus
+exorable. Alors je tirai mon epée du fourreau et
+la lui presentai, la suppliant de me la plonger
+dans le corps, lui disant qu'il m'etoit impossible
+de vivre privé de l'honneur de ses bonnes grâces;
+elle se leva pour s'enfuir, en me repondant
+qu'elle n'avoit jamais tué personne, et que, quand
+elle en auroit quelque pensée, elle ne commenceroit
+pas par moi. Je l'arrêtai en la suppliant de
+me permettre de l'executer moi-même, et elle
+me repondit froidement qu'elle ne m'en empêcheroit
+pas. Alors j'appuyai la pointe de mon
+epée contre ma poitrine, et me mis en posture
+pour me jeter dessus, ce qui la fit pâlir, et à
+même temps elle donna un coup de pied contre
+la garde de l'epée, qu'elle fit tomber à terre,
+m'assurant que cette action l'avoit beaucoup
+troublée, et me disant que je ne lui fisse plus
+voir de tels spectacles. Je lui repliquai: «Je vous
+obeirai, pourvu que vous ne me soyez plus si
+cruelle»; ce qu'elle me promit. Ensuite nous nous
+caressâmes si amoureusement, que j'eusse bien
+souhaité d'avoir tous les jours une querelle avec
+elle pour l'appointer<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a>
+<a href="#footnote405"><sup class="sml">405</sup></a> avec tant de douceur.
+Comme nous etions dans ces transports, sa mère
+entra dans le jardin, et nous dit qu'elle seroit
+bien venue plus tôt, mais qu'elle avoit bien jugé
+que nous n'avions pas besoin de son entremise
+pour nous accorder.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote404"
+name="footnote404"><b>Note 404: </b></a><a href="#footnotetag404">
+(retour) </a> Perclus, impotent, paralytique, au propre; et, par
+conséquent, tout interdit, au figuré.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote405"
+name="footnote405"><b>Note 405: </b></a><a href="#footnotetag405">
+(retour) </a> L'arranger, la terminer, terme tiré du langage juridique.</blockquote>
+
+<p>Or, un jour que nous nous promenions dans
+une des allées du parc, le sieur du Fresne, sa
+femme, la du Lys et moi, qui allions après eux
+et qui ne pensions qu'à nous entretenir, cette
+bonne mère se tourna vers nous et nous dit
+qu'elle plaidoit bien notre cause. Elle le put dire
+sans que son mari l'entendît, car il etoit fort
+sourd; nous la remerciâmes plutôt d'action que
+de parole. Un peu de temps après, M. du
+Fresne me tira à part et me decouvrit le dessein
+que lui et sa femme avoient formé de me donner
+leur plus jeune fille en mariage, devant qu'il
+partît pour aller en cour servir son quartier<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a>
+<a href="#footnote406"><sup class="sml">406</sup></a>, et
+qu'il ne falloit plus faire de depenses en serenades
+ni autrement pour ce sujet. Je ne lui fis que
+des remerciemens confus: car j'etois si transporté
+de joie d'un bonheur si inopiné et qui faisoit le
+comble de ma felicité, que je ne savois ce que
+je disois. Il me souvient bien que je lui dis que
+je n'eusse pas eté si temeraire que de la lui demander,
+attendu mon peu de merite et l'inegalité
+des conditions; à quoi il me repondit que pour
+du merite, il en avoit assez reconnu en moi, et
+que pour la condition j'avois de quoi suppléer à
+ce defaut, sous-entendant du bien. Je ne sçais ce
+que je lui repliquai, mais je sçais bien qu'il me
+convia à souper, après quoi il fut conclu que le
+dimanche suivant nous assemblerions nos parents
+pour faire les fiançailles. Il me dit aussi quel
+dot<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a>
+<a href="#footnote407"><sup class="sml">407</sup></a> il pouvoit donner à sa fille; mais à cela je
+repondis que je ne lui demandois que la personne
+et que j'avois assez de bien pour elle et pour
+moi. J'etois le plus content homme du monde, et
+la du Lys aussi contente, ce que nous connûmes
+dans la conversation que nous eûmes ce soir-là,
+et qui fut la plus agreable que l'on puisse imaginer.
+Mais ce plaisir ne dura guères; car l'avant-veille
+du jour que nous devions nous fiancer,
+nous etions, la du Lys et moi, assis sur l'herbe,
+quand nous aperçûmes de loin un conseiller du
+presidial<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a>
+<a href="#footnote408"><sup class="sml">408</sup></a>, proche parent du sieur du Fresne, lequel
+lui venoit rendre visite. Nous en conçûmes
+une même pensée, elle et moi, et nous nous en
+affligeâmes sans savoir au vrai ce que nous apprehendions;
+ce que l'evènement ne nous fit que
+trop connoître: car le lendemain, comme j'allois
+prendre l'heure de l'assemblée, je fus furieusement
+surpris quand je trouvai, à la porte de la
+basse-cour, la du Lys qui pleuroit. Je lui dis
+quelque chose et elle ne me repondit rien. J'entrai
+plus avant, et je trouvai sa soeur au même
+etat. Je lui demandai que vouloient dire tant de
+pleurs, et elle me repondit, en redoublant ses
+sanglots, que je ne le sçaurois que trop. Je montois
+à la chambre quand la mère en sortoit, laquelle
+passa sans me rien dire, car les larmes, les sanglots
+et les soupirs la suffoquoient si fort, que tout
+ce qu'elle put faire, ce fut de me regarder pitoyablement
+et dire: «Ha! pauvre garçon!» Je
+ne comprenois rien en un si prompt changement;
+mais mon coeur me presageoit tous les malheurs
+que j'ai ressentis depuis. Je me resolus d'en apprendre
+le sujet, et je montai à la chambre,
+où je trouvai M. du Fresne assis dans une
+chaise, lequel me dit fort brusquement qu'il
+avoit changé d'avis et qu'il ne vouloit pas marier
+sa cadette devant son aînée; que quand il la
+marieroit, ce ne seroit qu'après le retour de son
+voyage de la cour. Je lui repondis sur ces deux
+chefs: au premier, que sa fille aînée n'avoit aucune
+repugnance que sa soeur fût mariée la première,
+pourvu que ce fût avec moi, parce qu'elle
+m'avoit toujours aimé comme un frère; que pour
+un autre elle s'y seroit opposée (je vous puis
+assurer qu'elle m'en avoit fait la protestation
+plusieurs fois); et sur le second, que j'attendrois
+aussi bien dix ans que les trois mois qu'il seroit
+à la cour. Mais il me dit tout net que je ne pensasse
+plus au mariage de sa fille. Ce discours si
+surprenant et prononcé du ton que je vous
+viens de dire me jeta dans un si horrible desespoir
+que je sortis sans lui repliquer et sans rien
+dire aux demoiselles, qui ne me purent rien dire
+aussi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote406"
+name="footnote406"><b>Note 406: </b></a><a href="#footnotetag406">
+(retour) </a> Il y avoit, à la cour, des gentilshommes <i>ordinaires</i> et
+des gentilshommes de <i>quartier</i>, c'est-à-dire qui venoient y
+remplir, durant trois mois, les devoirs de leur charge.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote407"
+name="footnote407"><b>Note 407: </b></a><a href="#footnotetag407">
+(retour) </a> Dot étoit du masculin dans la vieille langue. V. Nicot,
+<i>Trésor de la langue franç.</i> On a déjà pu remarquer que
+l'auteur de cette 3e partie écrit d'un style plus ancien que
+Scarron.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote408"
+name="footnote408"><b>Note 408: </b></a><a href="#footnotetag408">
+(retour) </a> On entendoit par <i>présidial</i> un tribunal établi dans les
+villes considérables pour y prononcer sur les appellations
+des juges subalternes, dans les causes de médiocre importance.
+(<i>Dict.</i> de Fur.)</blockquote>
+
+<p>Je m'en allai à ma maison, resolu de me
+donner la mort; mais comme je tirois mon epée
+à dessein de me la plonger dans le corps, cette
+veuve confidente entra chez moi et empêcha
+l'execution de ce mortel dessein, en me disant
+de la part de la du Lys que je ne m'affligeasse
+point, qu'il falloit avoir patience, et qu'en pareilles
+affaires il arrivoit toujours du trouble;
+mais que j'avois un grand avantage d'avoir sa
+mère et sa soeur aînée pour moi, et elle plus que
+tous, qui etoit la principale partie; qu'elles
+avoient resolu que quand son père seroit parti,
+qui seriit dans huit ou dix jours, que je pourrois
+continuer mes visites, et que le temps etoit un
+grand operateur. Ce discours etoit fort obligeant,
+mais je n'en pus point être consolé; aussi je m'abandonnai
+à la plus noire melancolie que l'on
+puisse imaginer, et qui me jeta enfin dans un si
+furieux desespoir que je me resolus de consulter
+les demons. Quelques jours devant le depart de
+M. du Fresne, je m'en allai à demi-lieue de
+cette ville, dans un lieu où il y a un bois, taillis
+de fort grande etendue, dans lequel la croyance
+du vulgaire est qu'il y habite de mauvais esprits,
+d'autant que ç'a eté autrefois la demeure de certaines
+fées (qui etoient sans doute de fameuses
+magiciennes)<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a>
+<a href="#footnote409"><sup class="sml">409</sup></a>. Je m'enfonce dans le bois, appelant
+et invoquant ces esprits, et les suppliant de
+me secourir en l'extrême affliction où j'etois;
+mais après avoir bien crié, je ne vis ni n'ouïs
+que des oiseaux qui par leur ramage sembloient
+me temoigner qu'ils etoient touchés de mes malheurs.
+Je retournai à ma maison, où je me mis
+au lit, atteint d'une si etrange frenesie, que l'on
+ne croyoit pas que j'en pusse rechapper, car j'en
+fus jusques à perdre la parole. La du Lys fut
+malade à même temps et de la même manière
+que moi; ce qui m'a obligé depuis de croire à
+la sympathie: car comme nos maladies procedoient
+d'une même cause, elles produisoient
+aussi en nous de semblables effets; ce que nous
+apprenions par le medecin et l'apothicaire, qui
+etoient les mêmes qui nous servoient; pour les
+chirurgiens, nous avions chacun le nôtre en particulier.
+Je gueris un peu plus tôt qu'elle, et je
+m'en allai, ou, pour mieux dire, je me traînai à
+sa maison, où je la trouvai dans le lit (son père
+etoit parti pour la cour). Sa joie ne fut pas mediocre,
+comme la suite me le fit connoître: car,
+après avoir demeuré environ une heure avec elle,
+il me sembla qu'elle n'avoit plus de mal; ce qui
+m'obligea à la presser de se lever, ce qu'elle fit
+pour me satisfaire. Mais si tôt qu'elle fut hors
+du lit elle evanouit entre mes bras. Je fus bien
+marri de l'en avoir pressée, car nous eûmes beaucoup
+de peine à la remettre. Quand elle fut revenue
+de son evanouissement, nous la remîmes
+dans le lit, où je la laissai pour lui donner moyen
+de reposer, ce qu'elle n'eût peut-être pas fait en
+ma presence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote409"
+name="footnote409"><b>Note 409: </b></a><a href="#footnotetag409">
+(retour) </a> On a dejà rencontré, dans le <i>Roman comique</i>, d'assez
+nombreuses traces des croyances superstitieuses d'alors,
+qu'avoient partagées, du reste, au dernier siècle surtout, et
+au commencement du XVIIe, les plus graves et les plus savants
+esprits, Postel, Bacon, de Thou, Porta, d'Aubigné,
+Bodin, Malherbe (V. ses <i>Lettres</i>), Fléchier (V. sa <i>Relat. des
+grands jours</i>), Richelieu, l'abbé Arnauld, etc. La <i>Démonomanie</i>
+de Bodin, et d'autres livres alors plus récents, tels que
+le <i>Discours des sorciers</i>, de Boguet (Paris, 1603); le <i>Discours
+et histoire des spectres</i>, de P. Le Loyer (1605); l'<i>Incrédulité
+et mécréance du sortilège</i>, et le <i>Tableau de l'inconstance
+des mauvais anges et démons</i>, de Delancre (1612), sont
+les monuments les plus complets comme les plus terribles de
+ces superstitions. On croyoit à la sorcellerie, à l'astrologie,
+comme à l'alchimie et au pouvoir mystérieux des Rosecroix;
+après Gauric, Agrippa, Cardan, Paracelse et le grand Nostradamus,
+étoient venus d'autres sorciers non moins célèbres,
+qui vécurent plus ou moins avant dans le XVIIe siècle,--César
+(de son vrai nom Jean du Chastel), Cosme Ruggieri
+(V. <i>Var. histor.</i>, édit. Jannet, I, 25), Palma-Cayet (mort en
+1610), le fameux astrologue J. B. Morin, Marie Boudin, l'abbé
+Brigalier, sur lequel Segrais a donné de curieux détails dans
+ses <i>Mémoires anecdot.</i> (t. 2, p. 35 et suiv.), les prophètes et
+astrologues célèbres Mauregard, Jean Petit, et Belot, le curé
+de Mi-Monts. Ces comédies tournoient souvent au tragique, et
+c'est la meilleure preuve de la ténacité avec laquelle cette superstition
+étoit enracinée dans les esprits. Il n'y avoit pas encore
+bien longtemps que le peuple de Calais avoit voulu jeter
+d'Assoucy à la mer comme sorcier, si du moins nous pouvons
+l'en croire lui-même; et les supplices récents des prêtres
+Louis Gaufridy et Urbain Grandier, du médecin Poirot,
+de quatre sorciers espagnols brûlés à Bordeaux en 1610,
+d'Adrien Bouchard et de Gargan, de Didyme, l'une des trois
+possédées de Flandres, de la femme Cathin (1640), sans
+parler de bien d'autres, prouvoient assez que les magistrats
+eux-mêmes partageoient sur ce point les croyances du peuple.
+En 1670 encore, le Parlement de Rouen supplioit Louis XIV
+de ne rien changer à la jurisprudence reçue dans les tribunaux
+en matière de sorcellerie; ce ne fut qu'en 1672 que le
+roi fit défense d'admettre les accusations de ce genre, ce qui
+n'empêcha pas qu'il n'y eût en 1682 un nouvel édit pour la
+punition des maléfices. Les forêts, en particulier, étoient la
+demeure privilégiée des sorciers et le domaine des légendes
+extraordinaires: c'est dans un bois enchanté, séjour des fées
+et de l'enchanteur Merlin, que Jeanne d'Arc eut ses visions;
+c'est là aussi que Cyrano place l'apparition de Corneille
+Agrippa (<i>Lettres sur les sorc.</i>). Le Tasse, en créant la forêt
+magique de sa <i>Jérusalem</i>, n'a fait que donner un corps splendide
+aux imaginations populaires. La magie joue un grand
+rôle dans les pastorales et les romans héroïques du XVIIe
+siècle; les romans comiques ou satiriques l'emploient aussi,
+parfois sérieusement, comme l'<i>Euphormion</i> de Barclay, souvent
+dans une intention de raillerie et de parodie, comme
+les <i>Histoires comiques</i> de Cyrano, le <i>Francion</i> et le <i>Berger
+extravagant</i> de Sorel, et le <i>Roman comique</i>. V., par exemple,
+plus haut, l'anecdote des pendus, IIIe part., ch. 9.</blockquote>
+
+<p>Nous guerîmes entièrement, et nous passâmes
+agréablement le temps, tout celui que son père
+demeura à la cour. Mais quand il fut revenu,
+il fut averti par quelques ennemis secrets que
+j'avois toujours frequenté dans sa maison et
+pratiqué familièrement sa fille, à laquelle il fit
+de rigoureuses défenses de me voir, et se fâcha
+fort contre sa femme et sa fille aînée de ce
+qu'elles avoient favorisé nos entrevues; ce que
+j'appris par notre confidente, ensemble la resolution
+qu'elles avoient prise de me voir toujours,
+et par quels moyens. Le premier fut que je prenois
+garde quand cet injuste père venoit à la
+ville, car aussitôt j'allois dans sa maison, où je
+demeurois jusqu'à son retour, que nous connoissions
+facilement à sa manière de frapper à la
+porte, et aussitôt je me cachois derrière une pièce
+de tapisserie, et, quand il entroit, un valet ou
+une servante, ou quelquefois une de ses filles lui
+ôtoit son manteau, et je sortois facilement sans
+qu'il le pût ouïr, car, comme je vous ai dejà dit,
+il etoit fort sourd, et en sortant la du Lys m'accompagnoit
+toujours jusqu'à la porte de la basse-cour.
+Ce moyen fut découvert, et nous eûmes
+recours au jardin de notre confidente, dans lequel
+je me rendois par un autre de nos voisins,
+ce qui dura assez, mais à la fin il fut encore découvert.
+Nous nous servîmes ensuite des églises,
+tantôt l'une, tantôt l'autre; ce qui fut encore
+connu, tellement que nous n'avions plus que le
+hasard, quand nous pouvions nous rencontrer
+dans quelques-unes des allées du parc; mais il
+falloit user de grande précaution. Un jour que
+j'y avois demeuré assez longtemps avec la du
+Lys (car nous nous etions entretenus à fond de
+nos communs malheurs et avions pris de fortes
+résolutions de les surmonter), je la voulus accompagner
+jusqu'à la porte de la basse-cour, où
+etant, nous aperçûmes de loin son père qui venoit
+de la ville et tout droit à nous. De fuir, il n'y
+avoit lieu, car il nous avoit vus. Elle me dit alors
+de faire quelque invention pour nous excuser;
+mais je lui repondis qu'elle avoit l'esprit plus
+present et plus subtil que moi, et qu'elle y pensât.
+Cependant il arriva, et, comme il commençoit
+à se fâcher, elle lui dit que j'avois appris
+qu'il avoit apporté des bagues et autres joailleries
+(car il employoit ses gages en orfevrerie
+pour y faire quelque profit, etant aussi avare qu'il
+etoit sourd), et que je venois pour voir s'il voudroit
+m'accommoder de quelques-unes pour donner
+à une fille du Mans à laquelle je me mariois.
+Il le crut facilement: nous montâmes, et il me
+montra ses bagues. J'en choisis deux, un petit
+diamant et une rose d'opale. Nous fûmes d'accord
+du prix, que je lui payai à l'heure même.
+Cet expedient me facilita la continuation de mes
+visites; mais quand il vit que je ne me hâtois
+point d'aller au Mans, il en parla à sa jeune fille,
+comme se doutant de quelque fourbe, et elle me
+conseilla d'y faire un voyage, ce que je fis. Cette
+ville-là est une des plus agreables du royaume, et
+où il y a du plus beau monde et du mieux civilisé,
+et où les filles y sont les plus accortes et les plus
+spirituelles<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a>
+<a href="#footnote410"><sup class="sml">410</sup></a>, comme vous sçavez fort bien; aussi
+j'y fis en peu de temps de grandes connoissansances.
+J'etois logé au logis des Chênes-Verts,
+où etoit aussi logé un operateur qui debitoit ses
+drogues en public sur le theâtre, en attendant
+l'issue d'un projet qu'il avoit fait de dresser une
+troupe de comediens. Il avoit déjà avec lui des
+personnes de qualité, entr'autres le fils d'un
+comte que je ne nomme pas par discretion, un
+jeune avocat du Mans qui avoit déjà eté en troupe,
+sans compter un sien frère et un autre vieux comedien
+qui s'enfarinoit à la farce, et il attendoit
+une jeune fille de la ville de Laval qui lui avoit
+promis de se derober de la maison de son père
+et de le venir trouver. Je fis connoissance avec
+lui, et un jour, faute de meilleur entretien, je
+lui fis succinctement le recit de mes malheurs;
+en suite de quoi il me persuada de prendre parti
+dans sa troupe, et que ce seroit le moyen de me
+faire oublier mes disgrâces. J'y consentis volontiers,
+et si la fille fût venue, j'aurois certainement
+suivi; mais les parens en furent avertis, ils prirent
+garde à elle, ce qui fut la cause que le dessein
+ne reussit pas, ce qui m'obligea à m'en revenir.
+Mais l'amour me fournit une invention
+pour pratiquer encore la du Lys sans soupçon, qui
+fut de mener avec moi cet avocat dont je vous
+viens de parler, et un autre jeune homme de ma
+connoissance, auxquels je decouvris mon dessein,
+et qui furent ravis de me servir en cette occasion.
+Ils parurent en cette ville sous le titre l'un
+de frère et l'autre de cousin germain d'une maîtresse
+imaginaire. Je les menai chez le sieur du
+Fresne, que j'avois prié de me traiter de parent,
+ce qu'il fit. Il ne manqua pas aussi à leur dire
+mille biens de moi, les assurant qu'ils ne pouvoient
+pas mieux loger leur parente, et ensuite
+nous donna à souper. L'on but à la santé de ma
+maîtresse, et la du Lys en fit raison. Après qu'ils
+eurent demeuré cinq ou six jours en cette ville,
+ils s'en retournèrent au Mans. J'avois toujours
+libre accès chez le sieur du Fresne, lequel me
+disoit sans cesse que je tardois trop à aller au
+Mans achever mon mariage, ce qui me fit apprehender
+que la feinte ne fût à la fin découverte et
+qu'il ne me chassât encore une fois honteusement
+de sa maison; ce qui me fit prendre la
+plus cruelle resolution qu'un homme desesperé
+puisse jamais avoir, qui fut de tuer la du Lys, de
+peur qu'un autre n'en fût possesseur. Je m'armai
+d'un poignard et l'allai trouver, la priant de venir
+avec moi faire une promenade, ce qu'elle m'accorda.
+Je la menai insensiblement dans un lieu
+fort écarté des allées du parc, où il y avoit
+des broussailles; ce fut là où je lui découvris le
+cruel dessein que le desespoir de la posseder
+m'avoit fait concevoir, tirant à même temps le
+poignard de ma poche. Elle me regarda si tendrement
+et me dit tant de douceurs, qu'elle accompagna
+de protestations de constance et de
+belles promesses, qu'il lui fut facile de me desarmer.
+Elle saisit mon poignard, que je ne pus retenir,
+et le jeta au travers des broussailles, et
+me dit qu'elle s'en vouloit aller et qu'elle ne se
+trouveroit plus seule avec moi. Elle me vouloit
+dire que je n'avois pas sujet d'en user ainsi,
+quand je l'interrompis pour la prier de se trouver
+le lendemain chez notre confidente, où je me
+tendrais, et que là nous prendrions les dernières
+resolutions. Nous nous y rencontrâmes à l'heure
+dite. Je la saluai et nous pleurâmes nos communes
+misères, et, après de longs discours,
+elle me conseilla d'aller à Paris, me protestant
+qu'elle ne consentiroit jamais à aucun mariage,
+et quand je demeurerois dix ans qu'elle m'attendroit.
+Je lui fis des promesses reciproques, que
+j'ai mieux tenues qu'elle n'a fait. Comme je voulois
+prendre congé d'elle (ce qui ne fut pas sans
+verser beaucoup de larmes), elle fut d'avis que
+sa mère et sa soeur fussent de la confidence.
+Cette veuve les alla querir, et je demeurai seul
+avec la du Lys. Ce fut alors que nous nous ouvrîmes
+nos coeurs mieux que nous n'avions jamais
+fait; et elle en vint jusques à me dire que si
+je la voulois enlever elle y consentiroit volontiers
+et me suivroit partout, et que, si l'on venoit
+après nous et que l'on nous attrapât, elle feindroit
+d'être enceinte. Mais mon amour étoit si
+pur que je ne voulus jamais mettre son honneur
+en compromis, laissant l'evénement à la conduite
+du sort. Sa mère et sa soeur arrivèrent et
+nous leur declarâmes nos resolutions, ce qui fit
+redoubler les pleurs et les embrassemens. Enfin
+je pris congé d'elles pour aller à Paris. Devant
+que de partir j'écrivis une lettre à la du Lys, des
+termes de laquelle je ne me sçaurois souvenir;
+mais vous pouvez bien vous imaginer que j'y
+avois mis tout ce que je m'etois figuré de tendre
+pour leur donner de la compassion. Aussi notre
+confidente, qui porta la lettre, m'assura qu'après
+la lecture de cette lettre la mère et les deux
+filles avoient eté si affligées de douleur que la
+du Lys n'avoit pas eu le courage de me faire reponse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote410"
+name="footnote410"><b>Note 410: </b></a><a href="#footnotetag410">
+(retour) </a> Ce n'étoit pas là l'opinion de Scarron, au moins quand
+il alla prendre possession de son bénéfice. Qu'on voie en
+quels termes irrévérencieux il traite les habitants du lieu:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Parleray-je des jouvenceaux...</p>
+<p class="i10">Ayant tous canon trop plissé,</p>
+<p class="i10">Rond de botte trop compassé,</p>
+<p class="i10">Souliers trop longs, grègue trop large,</p>
+<p class="i10">Chapeaux à trop petite marge...?</p>
+<p class="i10">Parleray-je des damoiselles,</p>
+<p class="i10">Aux très redoutables aisselles? etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Et ailleurs (rondeau redoublé à mademoiselle Descart, recueil
+de 1648), il dit:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10">Le Mans seroit un séjour, bien hideux</p>
+<p class="i10">Sans votre soeur, sans vous, sans votre frère.</p>
+</div></div>
+
+<p>Mais ce ne sont là que des boutades; Scarron, à ses premiers
+voyages, avoit mieux parlé du Mans. Du reste, c'étoit en
+effet une ville où il y avoit alors du <i>beau monde</i>, et du monde
+<i>civilisé</i>: ainsi le gouverneur, M. de Tresmes, le baron de
+Lavardin, lieutenant du roi, le baron des Essarts, sénéchal,
+l'archidiacre Costar et Louis Pauquet, les Portail, les Denisot,
+les Levayer, la famille des Tessé et des Beaumanoir,
+l'évêque M. de Lavardin, mademoiselle de Hautefort, qui
+faisoit sans doute, de temps à autre, des excursions au Mans,
+de son château sis dans le Maine, etc. La <i>préciosité</i> s'étoit
+répandue au Mans et dans la province, et, à en croire <i>le
+Procès des pretieuses</i>, de Somaize, c'étoit un des pays où
+le langage quintessencié des ruelles avoit le plus pris racine.
+V. Somaize, Bibl. elzev., t. 2, p. 59, 68, etc. On conçoit
+donc qu'il pût y avoir beaucoup de filles <i>accortes et spirituelles</i>.</p></blockquote>
+
+<p>J'ai supprimé beaucoup d'aventures, qui nous
+arrivèrent pendant le cours de nos amours (pour
+n'abuser pas de votre patience), comme les jalousies
+que la du Lys conçut contre moi pour une
+demoiselle sa cousine germaine qui l'etoit venue
+voir, et qui demeura trois mois dans la maison;
+la même chose pour la fille de ce gentilhomme
+qui avoit amené ce galant que je fis en aller,
+non plus que plusieurs querelles que j'eus à démêler,
+et des combats en des rencontres de nuit,
+où je fus blessé par deux fois au bras et à la
+cuisse. Je finis donc ici la digression, pour vous
+dire que je partis pour Paris, où j'arrivai heureusement
+et où je demeurai environ une année.
+Mais ne pouvant pas y subsister comme je faisois
+en cette ville, tant à cause de la cherté des
+vivres<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a>
+<a href="#footnote411"><sup class="sml">411</sup></a> que pour avoir fort diminué mes biens à
+la recherche de la du Lys, pour laquelle j'avois
+fait de grandes dépenses, comme vous avez pu
+apprendre de ce que je vous ai dit, je me mis
+en condition en qualité de secretaire d'un secretaire
+de la chambre du roi<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a>
+<a href="#footnote412"><sup class="sml">412</sup></a>, lequel avoit épousé
+la veuve d'un autre secretaire aussi du roi. Je
+n'y eus pas demeuré huit jours que cette dame
+usa avec moi d'une familiarité extraordinaire, à
+laquelle je ne fis point pour lors de reflexion;
+mais elle continua si ouvertement que quelques-uns
+des domestiques s'en aperçurent, comme
+vous allez voir.</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote411"
+name="footnote411"><b>Note 411: </b></a><a href="#footnotetag411">
+(retour) </a> C'est peut-être une allusion à l'horrible famine qui,
+par suite des guerres civiles et des troubles de la Fronde, désola
+Paris entre 1649 et 1655. La cherté des vivres augmentoit
+dans une progression si rapide que le setier de froment,
+fixé à 13 livres le 2 janvier 1649, étoit à 30 le 9 et à 60 au
+commencement de mars. Malgré toutes les précautions prises,
+la famine devint bientôt intolérable. En 1652, le pain se
+vendoit 10 sous la livre; les pauvres mangeoient de la chair
+de cheval, des boyaux de bêtes mortes, etc. V. Moreau,
+<i>Bibliogr. des Mazar.</i>, no 1408, le <i>Franc bourg</i>.--<i>Rec. des
+relations contenant ce qui s'est fait pour l'assistance des pauvres,
+de 1650 à 1654</i>, etc.</blockquote>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote412"
+name="footnote412"><b>Note 412: </b></a><a href="#footnotetag412">
+(retour) </a> On sait qu'on appeloit <i>chambre du roi</i>, ou simplement
+la chambre, l'ensemble des officiers et des meubles de la maison
+royale.</blockquote>
+
+<p>Un jour qu'elle m'avoit donné une commission
+pour faire dans la ville, elle me dit de prendre
+le carrosse, dans lequel je montai seul, et je
+dis au cocher de me mener par le Marais du Temple,
+tandis que son mari alloit par la ville à cheval,
+suivi d'un seul laquais: car elle lui avoit persuadé
+qu'il feroit mieux ses affaires de la sorte
+que de traîner un carrosse, qui est toujours embarrassant.
+Quand je fus dans une longue rue
+où il n'y avoit que des portes cochères, et par
+conséquent l'on n'y voyoit guère de monde, le
+cocher arrêta le carrosse et en descendit. Je lui
+criai pourquoi il arrêtoit. Il s'approcha de la
+portière et me pria de l'écouter, ce que je fis.
+Alors il me demanda si je n'avois point pris garde
+au procédé de madame sur mon sujet; à quoi je
+lui répondis que non, et qu'est-ce qu'il vouloit
+dire. Il me répondit alors que je ne connoissois
+pas ma fortune, et, qu'il y avoit beaucoup de
+personnes à Paris qui eussent bien voulu en
+avoir une semblable. Je ne raisonnai guère
+avec lui; mais je lui commandai de remonter sur
+son siége et me conduire à la rue Saint-Honoré.
+Je ne laissai pas de rêver profondément à ce qu'il
+m'avoit dit, et quand je fus de retour à la maison
+j'observai plus exactement les actions de
+cette dame, dont quelques-unes me confirmèrent
+en la croyance de ce que m'avoit dit le cocher.</p>
+
+<p>Un jour que j'avois acheté de la toile et de la
+dentelle pour des collets que j'avois baillés à faire
+à ses filles de service, comme elles y travailloient,
+elle leur demanda pour qui etoient ces collets.
+Elles repondirent que c'etoit pour moi, et alors
+elle leur dit qu'elles les achevassent, mais que
+pour la dentelle, elle la vouloit mettre. Un jour
+qu'elle l'attachoit, j'entrai dans sa chambre, et
+elle me dit qu'elle travailloit pour moi, dont je
+fus si confus que je ne fis que des remerciemens
+de même. Mais un matin que j'ecrivois dans ma
+chambre, qui n'etoit pas eloignée de la sienne,
+elle me fit appeler par un laquais, et quand j'en
+approchai j'entendis qu'elle crioit furieusement
+contre sa demoiselle suivante et contre sa femme
+de chambre; elle disait: «Ces chiennes, ces vilaines,
+ne sçauroient rien faire adroit! Sortez de ma
+chambre.» Comme elles en sortoient, j'y entrai, et
+elle continua à declamer contre elles, et me dit
+de fermer la porte et de lui aider à s'habiller; et
+aussitôt elle me dit de prendre sa chemise qui
+étoit sur la toilette et de la lui donner, et à même
+temps elle depouilla celle qu'elle avoit et s'exposa
+à ma vue toute nue, dont j'eus une si grande
+honte que je lui dis que je ferois encore plus
+mal que ces filles, qu'elle devoit faire revenir, à
+quoi elle fut obligée par l'arrivée de son mari. Je
+ne doutai donc plus de son intention; mais comme
+j'etois jeune et timide, j'apprehendai quelque sinistre
+accident: car, quoiqu'elle fût dejà avancée
+en âge, elle avoit pourtant encore des beaux restes;
+ce qui me fit resoudre à demander mon congé,
+ce que je fis un soir après que l'on eut servi le
+souper. Alors, sans me rien repondre, son mari se
+retira à sa chambre, et elle tourna sa chaise du
+côté du feu, disant au maître d'hôtel de remporter
+la viande. Je descendis pour souper avec lui.
+Comme nous etions à table, une sienne nièce, âgée
+d'environ douze ans, descendit, et, s'adressant à
+moi, me dit que madame sa tante l'envoyoit pour
+sçavoir si j'avois bien le courage de souper, elle ne
+soupant point. Je ne me souviens pas bien de ce
+que je lui repondis; mais je sçais bien que la dame
+se mit au lit et qu'elle fut extremement malade.
+Le lendemain, de grand matin, elle me fit appeler
+pour donner ordre d'avoir des medecins; comme
+j'approchai de son lit, elle me donna la main et
+me dit ouvertement que j'etois la cause de son
+mal, ce qui fit redoubler mon apprehension, en
+sorte que le même jour je me mis dans des
+troupes qu'on faisoit à Paris pour le duc de Mantoue<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a>
+<a href="#footnote413"><sup class="sml">413</sup></a>,
+et je partis sans en rien dire à personne.
+Notre capitaine ne vint pas avec nous, laissant
+la conduite de sa compagnie à son lieutenant,
+qui etoit un franc voleur, aussi bien que les deux
+sergens: car ils brûloient presque tous les logemens
+et nous faisoient souffrir; aussi ils furent
+pris par le prevôt de Troye en Champagne, lequel
+les y fit pendre<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a>
+<a href="#footnote414"><sup class="sml">414</sup></a>, excepté l'un des sergens,
+qui se trouva frère d'un des valets de chambre
+de monseigneur le duc d'Orleans, lequel le sauva.
+Nous demeurâmes sans chef, et les soldats, d'un
+commun accord, firent election de ma personne
+pour commander la compagnie, qui etoit composée
+de quatre-vingts soldats. J'en pris la conduite
+avec autant d'autorité que si j'en eusse
+eté le capitaine en chef. Je passai en revue et
+tirai la montre<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a>
+<a href="#footnote415"><sup class="sml">415</sup></a>, que je distribuai, aussi bien que
+les armes, que je pris à Sainte-Reine en Bourgogne<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a>
+<a href="#footnote416"><sup class="sml">416</sup></a>.
+Enfin nous filâmes jusqu'à Embrun, en
+Dauphiné, où notre capitaine nous vint trouver,
+dans l'apprehension qu'il n'y avoit pas un soldat
+à sa compagnie. Mais quand il apprit ce qui s'etoit
+passé, et que je lui en fis paroître soixante-huit
+(car j'en avois perdu douze dans la marche)
+il me caressa fort et me donna son drapeau et sa
+table.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote413"
+name="footnote413"><b>Note 413: </b></a><a href="#footnotetag413">
+(retour) </a> A qui les Espagnols et le duc de Savoie vouloient enlever
+le duché de Montferrat</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414"
+name="footnote414"><b>Note 414: </b></a><a href="#footnotetag414">
+(retour) </a> Ces vols et ces abus étoient choses continuelles, dont
+se rendoient fréquemment coupables les plus bas comme les
+plus hauts officiers de l'armée. Ainsi le maréchal de Marillac
+fut mis en jugement (1630) et exécuté à raison des malversations
+de ce genre «par lui commises dans sa charge de
+général d'armée en Champagne.» Tallemant raconte qu'un
+nommé du Bois, qui commandoit les chevau-légers du prince
+de Conti, avoit énormément volé, également en Champagne,
+et qu'il fut quitte pour rendre la moitié de ce qu'il avoit
+pris. (<i>Historiette</i> de Sarrazin.) «Partout où les armées ont
+passé, écrit un peu plus tard Vincent de Paul à l'évêque de
+Dax, elles y ont commis les sacriléges, les vols et les impiétés
+que votre diocèse a soufferts; et non seulement dans
+la Guienne et le Périgord, mais aussi en Saintonge, Poitou,
+Bourgogne, Champagne et Picardie, et en beaucoup d'autres.»
+Les pillages et dévastations des troupes produisoient
+des effets d'autant plus terribles que la plupart de ces provinces,
+surtout la Picardie et la Champagne, étoient alors
+dans une horrible misère.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote415"
+name="footnote415"><b>Note 415: </b></a><a href="#footnotetag415">
+(retour) </a> Ce mot se dit de la solde qu'on paie aux soldats dans
+les revues. (Dict. de Fur.).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote416"
+name="footnote416"><b>Note 416: </b></a><a href="#footnotetag416">
+(retour) </a> Sainte-Reine ou Alise est un bourg, avec eaux minérales,
+à une lieue de Flavigny.</blockquote>
+
+<p>L'armée, qui etoit la plus belle qui fût jamais
+sortie de France, eut le mauvais succès que vous
+avez pu sçavoir; ce qui arriva par la mauvaise
+intelligence des generaux<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a>
+<a href="#footnote417"><sup class="sml">417</sup></a>. Après son debris je
+m'arrêtai à Grenoble, pour laisser passer la fureur
+des paysans de Bourgogne et de Champagne, qui
+tuoient tous les fugitifs, et le massacre en fut si
+grand que la peste se mit si furieusement dans
+ces deux provinces, qu'elle s'epandit par tout
+le royaume<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a>
+<a href="#footnote418"><sup class="sml">418</sup></a>. Après que j'eus demeuré quelque
+temps à Grenoble, où je fis de grandes connoissances,
+je resolus de me retirer dans cette ville,
+ma patrie. Mais en passant par des lieux ecartés
+du grand chemin, pour la raison que j'ai dite,
+j'arrivai à un petit bourg appelé Saint-Patrice,
+où le fils puîné de la dame du lieu, qui etoit
+veuve, faisoit une compagnie de fantassins pour
+le siége de Montauban<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a>
+<a href="#footnote419"><sup class="sml">419</sup></a>. Je me mis avec lui, et
+il reconnut quelque chose sur mon visage qui
+n'etoit pas rebutant. Après m'avoir demandé d'où
+j'etois, et que je lui eus dit franchement la verité,
+il me pria de prendre le soin de conduire
+un sien frère, jeune garçon, chevalier de Malte,
+auquel il avoit donné son enseigne, ce que j'acceptai
+volontiers. Nous partîmes pour aller à
+Noves, en Provence, qui etoit le lieu d'assemblée
+du regiment, mais nous n'y eûmes pas demeuré
+trois jours que le maître d'hôtel de ce capitaine
+le vola et s'enfuit. Il donna ordre qu'il fût
+suivi, mais en vain; ce fut alors qu'il me pria de
+prendre les clefs de ses coffres, que je ne gardai
+guères, car il fut deputé du corps du regiment
+pour aller trouver le grand cardinal de Richelieu,
+lequel conduisoit l'armée pour le siége de Montauban
+et autres villes rebelles de Guyenne et
+Languedoc. Il me mena avec lui, et nous trouvâmes
+Son Eminence dans la ville d'Albi; nous
+la suivîmes jusqu'à cette ville rebelle, qui ne le
+fut plus à l'arrivée de ce grand homme, car elle se
+rendit, comme vous avez pu sçavoir. Nous eûmes
+pendant ce voyage un grand nombre d'aventures
+que je ne vous dis point, pour ne vous être pas
+ennuyeux, ce que j'ai peut-être dejà trop eté.»</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote417"
+name="footnote417"><b>Note 417: </b></a><a href="#footnotetag417">
+(retour) </a> Cette armée, qui étoit sous les ordres du marquis
+d'Uxelles, fut complétement battue, malgré l'avantage du
+nombre, par les troupes du duc de Savoie, à l'affaire de
+Saint-Pierre, dans le marquisat de Saluces (1628). Sur la
+mauvaise intelligence qui régnoit entre les chefs et les directeurs
+de l'entreprise, on peut voir, outre les histoires spéciales,
+les <i>Mémoires</i> de l'abbé Marolles (édit. d'Amst., 1755,
+t. I, p. 146 et 7).</blockquote>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote418"
+name="footnote418"><b>Note 418: </b></a><a href="#footnotetag418">
+(retour) </a> Les paysans étoient irrités des ravages qu'avoit faits
+l'armée sur la route, des pillages des soldats, des concussions
+des généraux. La peste dont il s'agit ici fut, en plusieurs
+endroits, l'occasion d'un nouveau soulèvement contre les réformés,
+qu'on soupçonna «de propager l'infection au moyen
+d'un onguent appliqué sur les portes des maisons; on en
+avoit massacré plusieurs dans les rues, et les magistrats eux-mêmes
+s'étoient vus forcés de faire exécuter juridiquement
+quelques malheureux désignés par le cri général comme <i>engraisseurs
+de portes et infecteurs publics</i>.» (Bazin, Histoire de
+France sous Louis XIII.)</blockquote>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote419"
+name="footnote419"><b>Note 419: </b></a><a href="#footnotetag419">
+(retour) </a> La principale place qui restât aux réformés en France,
+après la prise de La Rochelle, et la dernière qui se soumit;
+ce ne fut qu'en 1629 qu'elle se rendit définitivement.</blockquote>
+
+<p>Alors l'Etoile lui dit que ce seroit les priver
+d'un agreable divertissement s'il ne continuoit
+jusqu'à la fin. Il poursuivit donc ainsi:</p>
+
+<p>«Je fis des grandes connoissances dans la
+maison de cet illustre cardinal, et principalement
+avec les pages, dont il y en avoit dix-huit de
+Normandie, et qui me faisoient de grandes caresses,
+aussi bien que les autres domestiques de
+sa maison. Quand la ville fut rendue, notre regiment
+fut licencié, et nous nous en revînmes à
+Saint-Patrice. La dame du lieu avoit un procès
+contre son fils aîné, et se preparoit pour aller le
+poursuivre à Grenoble. Quand nous arrivâmes, je
+fus prié de l'accompagner; à quoi j'eus un peu
+de repugnance, car je voulois me retirer, comme
+je vous ai dit; mais je me laissai gagner, dont je
+ne me repentis pas, car, quand nous fûmes arrivés
+à Grenoble, où je sollicitai fortement le procès,
+le roi Louis treizième, de glorieuse memoire,
+y passa pour aller en Italie<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a>
+<a href="#footnote420"><sup class="sml">420</sup></a>, et j'eus l'honneur
+de voir à sa suite les plus grands seigneurs de ce
+pays<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a>
+<a href="#footnote421"><sup class="sml">421</sup></a>, et entre autres le gouverneur de cette
+ville, lequel connoissoit fort M. de Saint-Patrice,
+auquel il me recommanda, et, après m'avoir offert
+de l'argent, lui dit qui j'etois, ce qui l'obligea
+à faire plus d'estime de moi qu'il n'avoit pas fait,
+bien que je n'eusse pas sujet de me plaindre.
+Je vis encore cinq jeunes hommes de cette ville
+qui etoient au regiment des gardes, trois desquels
+etoient gentilshommes, et auxquels j'avois
+l'honneur d'appartenir; je les traitai du mieux
+qu'il me fut possible, et à la maison et au cabaret.
+Un jour que nous venions de déjeuner d'un
+logis du faubourg de Saint-Laurent, qui est au
+delà du pont, nous nous arrêtâmes dessus pour
+voir passer des bateaux, et alors un d'eux me
+dit qu'il s'etonnoit fort que je ne leur demandasse
+point de nouvelles de la du Lys. Je leur dis
+que je n'avois osé de peur de trop apprendre. Ils
+me repartirent que j'avois bien fait, et que je
+devois l'oublier, puisqu'elle ne m'avoit pas tenu
+parole. Je pensai mourir à cette nouvelle; mais
+enfin il fallut tout sçavoir. Ils m'apprirent donc
+qu'aussitôt que l'on eut appris mon depart pour
+l'Italie, qu'on l'avoit mariée à un jeune homme
+qu'ils me nommèrent, et qui etoit celui de tous
+ceux qui y pouvoient pretendre pour qui j'avois
+le plus d'aversion. Alors j'eclatai, et dis contre
+elle tout ce que la colère me suggera. Je l'appelai
+tigresse, felonne, perfide, traîtresse; qu'elle
+n'eût pas osé se marier me sçachant si près,
+etant bien assurée que je la serois allé poignarder
+avec son mari, jusques dedans son lit. Après,
+je sortis de ma poche une bourse d'argent et de
+soie bleue, à petit point, qu'elle m'avoit donnée,
+dans laquelle je conservois le bracelet et le ruban
+que je lui avois gagné. Je mis une pierre dedans
+et la jetai avec violence dans la rivière, en disant:
+«Ainsi se puisse effacer de ma memoire celle
+à qui ont appartenu ces choses, de même qu'elles
+s'enfuiront au gré des ondes!» Ces messieurs furent
+etonnés de mon procedé, et me protestèrent
+qu'ils etoient bien marris de me l'avoir dit, mais
+qu'ils croyoient que je l'eusse sçu d'ailleurs. Ils
+ajoutèrent, pour me consoler, qu'elle avoit eté
+forcée à se marier, et qu'elle avoit bien fait paroître
+l'aversion qu'elle avoit pour son mari: car
+elle n'avoit fait que languir depuis son mariage,
+et etoit morte quelque temps après. Ce discours
+redoubla mon deplaisir et me donna à même
+temps quelque espèce de consolation. Je pris
+congé de ces messieurs et me retirai à la maison,
+mais si changé que mademoiselle de Saint-Patrice,
+fille de cette bonne dame, s'en aperçut.
+Elle me demanda ce que j'avois, à quoi je ne
+repondis rien; mais elle me pressa si fort que je
+lui dis succinctement mes aventures et la nouvelle
+que je venois d'apprendre. Elle fut touchée de
+ma douleur, comme je le connus par les larmes
+qu'elle versa. Elle le fit sçavoir à sa mère et à ses
+frères, qui me temoignèrent de participer à mes
+deplaisirs, mais qu'il falloit se consoler et prendre
+patience.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote420"
+name="footnote420"><b>Note 420: </b></a><a href="#footnotetag420">
+(retour) </a> Il y passa en février 1629, pour diriger la guerre de
+la succession de Mantoue et de Montferrat, légués par le
+dernier duc à un prince françois, le duc de Nevers, et que
+les Espagnols, secondés des Savoyards, ne vouloient pas
+céder.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote421"
+name="footnote421"><b>Note 421: </b></a><a href="#footnotetag421">
+(retour) </a>chelle,
+un grand nombre de seigneurs avoient tenu à honneur
+d'accompagner le roi dans cette nouvelle expédition:
+les maréchaux de Bassompierre, de Schomberg, de Créqui;
+le chevalier de Valançay; les ducs de Longueville et de La
+Trémouille; les comtes d'Harcourt, de Soissons, de Moret;
+les marquis de La Meilleraye, de Brézé, de La Valette, etc.</blockquote>
+
+<p>Le procès de la mère et du fils termina par
+un accord, et nous nous en retournâmes. Ce fut
+alors que je commençai à penser à une retraite.
+La maison où j'etois etoit assez puissante pour
+me faire trouver de bons partis, et l'on m'en
+proposa plusieurs; mais je ne pus jamais me resoudre
+au mariage. Je repris le premier dessein
+que j'avois eu autrefois, de me rendre capucin,
+et j'en demandai l'habit; mais il y survint tant
+d'obstacles, dont la deduction ne vous seroit
+qu'ennuyeuse, que je cessai cette poursuite.</p>
+
+<p>En ce temps-là, le roi commanda l'arrière-ban
+de la noblesse du Dauphiné pour aller à Casal<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a>
+<a href="#footnote422"><sup class="sml">422</sup></a>.
+M. de Saint-Patrice me pria de faire encore ce
+voyage-là avec lui, ce que je ne pus honorablement
+refuser. Nous partîmes, et nous y arrivâmes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote422"
+name="footnote422"><b>Note 422: </b></a><a href="#footnotetag422">
+(retour) </a> Casal, ville du Montferrat, étoit occupée par les troupes
+du marquis de Spinola, et la citadelle par les François,
+sous les ordres du comte de Toiras. L'armée françoise marcha
+sur cette place, guidée par les maréchaux de La Force,
+de Schomberg et de Marillac (1630). V. Bazin, <i>Hist. de
+Louis XIII</i>, t. 3, p. 87 et suiv.</blockquote>
+
+<p>Vous sçavez ce qu'il en réussit. Le siége fut levé,
+la ville rendue et la paix faite par l'entremise de
+Mazarin<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a>
+<a href="#footnote423"><sup class="sml">423</sup></a>. Ce fut le premier degré par où il monta
+au cardinalat, et à cette prodigieuse fortune qu'il
+a eue ensuite du gouvernement de la France.
+Nous nous en retournâmes à Saint-Patrice, où je
+persistai toujours à me rendre religieux. Mais la
+divine Providence en disposoit autrement. Un
+jour M. de Saint-Patrice me dit, voyant ma resolution,
+qu'il me conseilloit de me faire prêtre seculier;
+mais j'apprehendai de n'avoir pas assez de
+capacité, et il me repartit qu'il y en avoit de moindres.
+Je m'y resolus, et je pris les ordres sur un
+patrimoine, que madame sa mère me donna, de
+cent livres de rente, qu'elle m'assigna sur le plus
+liquide de son revenu. Je dis ma première messe
+dans l'eglise de la paroisse, et ladite dame en usa
+comme si j'eusse été son propre enfant; car elle
+traita splendidement une trentaine de prêtres qui
+s'y trouvèrent et plusieurs gentilshommes du voisinage.
+J'etois dans une maison trop puissante pour
+manquer de benefices; aussi six mois après j'eus
+un prieuré assez considerable, avec deux autres
+petits benefices. Quelques années après j'eus un
+gros prieuré et une fort bonne cure: car j'avois
+pris grande peine à etudier, et je m'etois rendu
+jusqu'au point de monter en chaire avec succès,
+devant les beaux auditoires et en presence même
+de prelats. Je menageai mes revenus et amassai
+une notable somme d'argent, avec laquelle je me
+retirai dans cette ville, où vous me voyez maintenant
+ravi du bonheur de la connoissance d'une
+si charmante compagnie et d'avoir eté assez
+heureux de lui rendre quelque petit service.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote423"
+name="footnote423"><b>Note 423: </b></a><a href="#footnotetag423">
+(retour) </a> Mazarin étoit alors «un officier de guerre au service
+du pape, que le nonce de Sa Sainteté avoit employé d'abord
+pour porter ses paroles de médiation, et qui, un an durant,
+n'avoit cessé de courir d'un camp à l'autre, accrédité partout
+comme courtier de propositions et messager de réponses.»
+(Bazin, <i>Hist. de France sous Louis XIII</i>.) Au moment où
+les deux armées alloient se heurter, on le vit sortir des retranchements,
+agitant un mouchoir blanc au bout d'un bâton;
+il venoit apporter au maréchal de Schomberg les conditions
+auxquelles les Espagnols consentoient à quitter la
+ville.</blockquote>
+
+<p>L'Etoile prit la parole, disant: «Mais le plus
+grand que vous sçauriez nous avoir jamais rendu...»
+Elle vouloit continuer, quand Ragotin se
+leva pour dire qu'il vouloit faire une comedie de
+cette histoire, et qu'il n'y auroit rien de plus beau
+que la decoration du theâtre: un beau parc avec
+son grand bois et une rivière; pour le sujet, des
+amans, des combats, et une première messe.
+Tout le monde se mit à rire, et Roquebrune, qui
+le contrarioit toujours, lui dit: «Vous n'y entendez
+rien; vous ne sçauriez mettre cette pièce dans
+les règles, d'autant qu'il faudroit changer la scène
+et demeurer trois ou quatre ans dessus.» Alors
+le prieur leur dit: «Messieurs, ne disputez point
+pour ce sujet, j'y ai donné ordre il y a longtemps.
+Vous savez que M. du Hardi n'a jamais observé
+cette rigide règle des vingt-quatre heures, non
+plus que quelques-uns de nos poètes modernes,
+comme l'auteur de <i>Saint-Eustache</i><a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a>
+<a href="#footnote424"><sup class="sml">424</sup></a>], etc.; et M.
+Corneille ne s'y seroit pas attaché, sans la censure
+que M. Scudery voulut faire du <i>Cid</i><a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a>
+<a href="#footnote425"><sup class="sml">425</sup></a>: aussi tous
+les honnêtes gens appellent ces manquements
+de belles fautes. J'en ai donc composé une comedie
+que j'ai intitulée: <i>La Fidélité conservée
+après l'esperance perdue</i>; et depuis j'ai pris pour
+devise un arbre depouillé de sa parure verte<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a>
+<a href="#footnote426"><sup class="sml">426</sup></a>, et
+où il ne reste que quelques feuilles mortes (qui
+est la raison pourquoi j'ai ajouté cette couleur à
+la bleue), avec un petit chien barbet au pied et
+ces paroles pour âme de la devise: «Privé d'espoir,
+je suis fidèle.» Cette pièce roule les theâtres
+il y a fort longtemps.--Le titre en est aussi à
+propos que vos couleurs et votre devise, dit l'Etoile,
+car votre maîtresse vous à trompé, et vous
+lui avez toujours gardé la fidelité, n'en ayant
+point voulu epouser d'autre.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote424"
+name="footnote424"><b>Note 424: </b></a><a href="#footnotetag424">
+(retour) </a> Probablement Baro, qui fit, vers 1639, une tragédie
+de <i>Saint Eustache</i>, imprimée seulement en 1659. Il dit lui-même,
+dans son avertissement: «Cher lecteur, je ne te
+donne pas ce poème comme une pièce de théâtre où toutes
+les règles soient observées, le sujet ne s'y pouvant accommoder.»
+Desfontaines fit aussi un <i>Martyre de saint Eustache</i>
+(1642), qui n'est pas plus régulier que la pièce de Baro.
+V. la note 1 de la page 211, 1er vol.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote425"
+name="footnote425"><b>Note 425: </b></a><a href="#footnotetag425">
+(retour) </a> Les premières pièces de Corneille, sauf quelques-unes,
+telles que <i>Clitandre</i> et <i>La Suivante</i>, sont fort peu dans les
+règles, comme il l'avoue lui-même dans ses examens, et
+violent surtout celle des vingt-quatre heures. Pour <i>Mélite</i>, il
+doit s'être passé, dit-il, huit ou quinze jours entre le 1er et
+le second acte, et autant entre le 2e et le 3e. <i>La Veuve</i> se
+prolonge pendant cinq jours consécutifs. <i>L'Illusion comique</i>
+a l'unité de lieu, mais non celle de temps, etc. Quant au
+<i>Cid</i>, Scudéry ne lui reprocha pas précisément, dans ses
+<i>Observations</i>, d'avoir enfreint cette règle, comme on pourroit
+le comprendre d'après la phrase de notre auteur, mais
+d'avoir enfermé «plusieurs années dans ses vingt-quatre
+heures», en accumulant, contre toute vraisemblance et tout
+naturel, les accidents de l'action, pour les faire tenir dans
+les bornes légales.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote426"
+name="footnote426"><b>Note 426: </b></a><a href="#footnotetag426">
+(retour) </a> Personne n'ignore que la couleur verte est le symbole
+de l'espérance. C'etoit la nuance préférée des amants. «Il
+n'y a aucune couleur qui leur (aux galants) soit si propre
+que le vert, témoin la façon de parler proverbiale, qui dit:
+Un vert galant.» (<i>Le jeu du gal.</i>)</blockquote>
+
+<p>La conversation finit par l'arrivée de M. de
+Verville et de M. de la Garouffière. Et je finis
+aussi ce chapitre, qui, sans doute, a eté bien ennuyeux,
+tant pour sa longueur que pour son
+sujet.</p>
+<a name="cc14" id="cc14"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière;<br>
+mariage des comediens et comediennes,<br>
+et autres aventures de Ragotin.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/T.png"></span>ous ceux de la troupe furent etonnés
+de voir M. de la Garouffière; pour
+Verville, il etoit attendu avec impatience,
+principalement de ceux et celles qui
+se devoient marier. Ils lui demandèrent quels
+bons affaires<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a>
+<a href="#footnote427"><sup class="sml">427</sup></a> il avoit en cette ville, et il leur
+repondit qu'il n'en avoit aucuns, mais que, M. de
+Verville lui ayant communiqué quelque chose
+d'importance, il avoit eté ravi de trouver une
+occasion si favorable pour les revoir encore une
+fois, et leur offrit la continuation de ses services.
+Verville lui fit signe qu'il n'en falloit parler qu'en
+secret, et, pour lui en rompre les discours, il lui
+presenta le prieur de Saint-Louis, avec lequel il
+avoit fait grande amitié, lui disant que c'etoit
+un fort galant homme. Alors l'Etoile leur dit qu'il
+venoit d'achever une histoire aussi agreable que
+l'on en pût ouïr. Ces deux messieurs témoignèrent
+avoir du regret de n'être venus plus tôt pour
+avoir eu la satisfaction de l'entendre. Alors Verville
+passa dans une autre chambre, où le Destin
+le suivit, et, après y avoir demeuré quelques
+momens, ils appelèrent l'Etoile et Angelique, et
+ensuite Leandre et la Caverne, que M. de la
+Garouffière suivit. Quand ils furent assemblés,
+Verville leur dit qu'etant à Rennes il avoit communiqué
+au sieur de la Garouffière le dessein
+qu'ils avoient fait de se marier, et qu'il devoit
+repasser par Alençon pour être de la noce, et
+qu'il avoit temoigné vouloir être de la partie. Il en
+fût très humblement remercié, et on lui temoigna
+de même l'obligation qu'on lui avoit d'avoir
+voulu prendre cette peine. «Mais à propos, dit
+M. de Verville, il faudroit faire monter cet honnête
+homme qui est en bas»; ce que l'on fit.
+Quand il fut entré, la Caverne le regarda fixement,
+et la force du sang fit un si merveilleux
+effet en elle qu'elle s'attendrit et pleura sans en
+sçavoir la cause. On lui demanda si elle connoissoit
+cet homme-là, et elle repondit qu'elle ne
+croyoit pas de l'avoir jamais vu. On lui dit de
+le regarder avec attention, ce qu'elle fit, et pour
+lors elle trouva sur son visage tant de traits du
+sien qu'elle s'ecria: «Seroit-ce point mon frère?»
+Alors il s'approcha d'elle et l'embrassa, l'assurant
+que c'etoit lui-même, que le malheur avoit eloigné
+si longtemps de sa presence. Il salua sa nièce
+et tous ceux de la compagnie, et assista à la
+conference secrète, où il fut conclu que l'on celebreroit
+les deux mariages, sçavoir: du Destin
+avec l'Etoile et de Leandre avec Angelique.
+Toute la difficulté consistoit à sçavoir quel prêtre
+les epouseroit; alors le prieur de Saint-Louis
+(que l'on avoit aussi appelé à la conference)
+leur dit qu'il se chargeoit de cela et qu'il en
+parleroit aux curés des deux paroisses de la ville
+et à celui du faubourg de Montfort; que, s'ils
+en faisoient quelque difficulté, il retourneroit à
+Sées et qu'il en obtiendroit la permission du
+seigneur evêque; que, s'il ne vouloit pas la lui
+accorder, il iroit trouver monseigneur l'evêque
+du Mans, de qui il avoit l'honneur d'être connu,
+d'autant que sa petite eglise etoit de sa juridiction,
+et qu'il ne croyoit pas d'en être refusé. Il
+fut donc prié de prendre ce soin-là. Cependant
+l'on fit secretement venir un notaire et l'on passa
+les contrats de mariage. Je ne vous en dis point
+les clauses (car cette particularité n'est pas venue
+à ma connoissance), oui bien qu'ils se marièrent.
+MM. de Verville, de la Garouffière et de Saint-Louis
+furent les temoins. Ce dernier alla parler aux curés,
+mais aucun d'eux ne voulut les epouser,
+alleguant beaucoup de raisons que le prieur ne
+put surmonter, parce qu'il n'en etoit peut-être
+pas capable, ce qui le fit resoudre d'aller à Sées.
+Il prit le cheval de Leandre et un de ses laquais,
+et alla trouver le seigneur evêque, lequel repugna
+un peu lui accorder sa requête; mais le prieur lui
+remontra que ces gens-là n'etoient veritablement
+de nulle paroisse, car ils etoient aujourd'hui dans
+un lieu et demain dans un autre; que pourtant l'on
+ne pouvoit pas les mettre au rang des vagabonds
+et gens sans aveu (qui etoit la plus forte raison sur
+laquelle les curés avoient fondé leur refus), car ils
+avoient bonne permission du roi et avoient leur
+menage, et par consequent etoient censés sujets
+des evêques dans le diocèse desquels ils se trouvoient
+lors de leur residence en quelque ville;
+que ceux pour qui il demandoit la dispense
+etoient dans celle d'Alençon, où il avoit juridiction,
+tant sur eux que sur les autres habitans, et
+que partant il les pouvoit dispenser, comme il
+l'en supplioit très humblement, parce que d'ailleurs
+ils etoient fort honnêtes gens. L'evêque
+donna les mains et pouvoir au prieur de les epouser
+en quelle eglise qu'il voudroit; il vouloit appeler
+son secretaire pour faire la dispense en
+forme, mais le prieur lui dit qu'un mot de sa
+main suffisoit, ce que le bon seigneur fit aussi
+agreablement qu'il lui donna à souper.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote427"
+name="footnote427"><b>Note 427: </b></a><a href="#footnotetag427">
+(retour) </a> <i>Affaire</i> étoit quelquefois du masculin alors. Dans le
+<i>Rôle des présentations faites aux grands jours de l'éloquence
+françoise</i>, de Sorel, nous lisons: «S'est presenté un novice
+en poésie, requérant... qu'il plaise à la compagnie déclarer
+quel genre sont les mots <i>navire</i> et <i>affaire</i>.»</blockquote>
+
+<p>Le lendemain il s'en retourna à Alençon, où
+il trouva les fiancés qui preparoient tout ce qui
+etoit necessaire pour les noces. Les autres comediens
+(qui n'avoient point eté du secret) ne
+sçavoient que penser de tant d'appareil, et Ragotin
+en etoit le plus en peine. Ce qui les obligeoit
+à tenir la chose ainsi secrète n'etoit que ce que
+vous avez appris du Destin: car, pour Leandre
+et Angelique, cela etoit connu de tous, et aussi
+la crainte de ne réussir pas à la dispense. Mais,
+quand ils en furent assurés, l'on rendit la chose
+publique, et l'on recita les contrats de mariage
+devant tous, et l'on prit jour pour epouser. Ce
+fut un furieux coup de foudre pour le pauvre Ragotin,
+auquel la Rancune dit tout bas: «Ne vous
+l'avois-je pas bien dit? Je m'en etois toujours defié.»
+Le pauvre petit homme entra en la plus profonde
+melancolie que l'on puisse imaginer, laquelle
+le precipita dans un furieux desespoir,
+comme vous apprendrez au dernier chapitre de ce
+roman. Il devint si troublé que, passant devant
+la grande eglise de Notre-Dame un jour de fête
+que l'on carillonnoit, il tomba dans l'erreur de
+la plupart des gens du vulgaire, qui croient que
+les cloches disent tout ce qu'ils s'imaginent. Il
+s'arrêta pour les ecouter, et il se persuada facilement
+qu'elles disoient:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i18"> Ragotin, ce matin,</p>
+<p class="i16">A bu tant de pots de vin,</p>
+<p class="i18"> Qu'il branle, qu'il branle.</p>
+</div></div>
+
+<p>Il entra en une si furieuse colère contre le campanier
+qu'il cria tout haut: «Tu as menti! je n'ai
+pas bu aujourd'hui extraordinairement! Je ne me
+serois pas fâché si tu leur faisois dire:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">Le mutin de Destin</p>
+<p class="i16">A ravi à Ragotin</p>
+<p class="i16">L'Etoile, l'Etoile<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a>
+<a href="#footnote428"><sup class="sml">428</sup></a>,</p>
+</div></div>
+
+<p>car j'aurois eu la consolation de voir les choses
+inanimées temoigner avoir du ressentiment de ma
+douleur; mais de m'appeler ivrogne! ha! tu la
+payeras!» Et aussitôt il enfonça son chapeau, et
+entra dans l'eglise par une des portes où il y a un
+degré en vis par lequel il monta à l'orgue. Quand
+il vit que cette montée n'alloit pas au clocher, il
+la suivit jusqu'au plus haut, où il trouva une
+porte fort basse, par laquelle il entra, et suivit
+sous le toit des chapelles, sous lequel il faut que
+ceux qui y passent se baissent; mais lui y trouva
+un plancher fort elevé. Il chemina jusqu'au bout,
+où il trouva une porte qui va au clocher, où il
+monta. Quand il fut au lieu où les cloches sont
+pendues, il trouva le campanier qui carillonnoit
+toujours, et qui ne regardoit point derrière lui.
+Alors il se mit à lui crier des injures, l'appelant
+insolent, impertinent, sot, brutal, maroufle, etc.;
+mais le bruit des cloches l'empêchoit de l'entendre.
+Ragotin s'imagina qu'il le meprisoit, ce qui
+le fit impatienter et s'approcher de lui, et à même
+temps lui baillier un grand coup de poing sur le
+dos. Le campanier, se sentant frappé, se tourna,
+et, voyant Ragotin, lui dit: «Hé! petit escargot!
+qui diable t'a mené ici pour me frapper?» Ragotin
+se mit en devoir de lui en dire le sujet et de
+lui faire ses plaintes; mais le campanier, qui n'entendoit
+point de raillerie, sans le vouloir ecouter,
+le prit par un bras, et à même temps lui bailla un
+coup de pied au cul, qui le fit culbuter le long
+d'un petit degré de bois jusques sur le plancher
+d'où l'on sonne les cloches à branle. Il tomba si
+rudement, la tête la première, qu'il donna du visage
+contre une des boîtes par où l'on passe les
+cordes, et se mit tout en sang. Il pesta comme
+un petit demon, et descendit promptement; il
+passa au travers de l'eglise, d'où il alla trouver le
+lieutenant criminel pour se plaindre à lui de l'excès
+que le campanier avoit commis en sa personne.
+Ce magistrat, le voyant ainsi sanglant, crut
+facilement ce qu'il disoit; mais après en avoir appris
+le sujet, il ne put s'empêcher de rire, et
+connut bien que le petit homme avoit le cerveau
+mal timbré. Pourtant, pour le contenter, il
+lui dit qu'il feroit justice et envoya un laquais
+dire au campanier qu'il le vînt trouver. Quand il
+fut venu, il lui demanda pourquoi il faisoit injurier
+cet honnête homme par ses cloches? A quoi
+il lui repondit qu'il ne le connoissoit point et
+qu'il carillonoit à son ordinaire:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">Orléans, Beaugenci,</p>
+<p class="i16">Notre-Dame de Cleri,</p>
+<p class="i16">Vendôme, Vendôme;</p>
+</div></div>
+
+<p>mais qu'ayant eté frappé de lui et injurié, il l'avoit
+poussé, et qu'ayant rencontré le haut de l'escalier,
+il en etoit tombé. Le lieutenant criminel lui
+dit: «Une autre fois soyez plus avisé», et à Ragotin:
+«Soyez plus sage et ne croyez pas votre
+imagination touchant le son des cloches.» Ragotin
+s'en retourna à la maison, où il ne se vanta pas
+de son accident. Mais les comediens, voyant
+son visage ecorché en trois ou quatre endroits,
+lui en demandèrent la raison, ce qu'il ne voulut
+pas dire; mais ils l'apprirent par la voix commune,
+car cette disgrâce avoit eclaté, et dont ils
+rirent bien fort, aussi bien que MM. de Verville
+et de La Garouffière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote428"
+name="footnote428"><b>Note 428: </b></a><a href="#footnotetag428">
+(retour) </a> Ce passage semble un ressouvenir de Rabelais et des
+paroles que les cloches de Varennes prononcent aux oreilles
+de Panurge: «Marie-toy, marie-toy; marie, marie; si tu
+te maries, maries, maries, très bien t'en trouveras, veras, veras.»
+(<i>Pantag.</i>, III, 26.) On raconte semblable chose de
+Withington, qui entendit les cloches lui prédire qu'il seroit
+maire de Londres.</blockquote>
+
+<p>A propos de la chanson des cloches, M. Ed.
+Fournier veut bien nous communiquer la note suivante,
+extraite d'un grand travail qu'il prépare sur nos airs et
+chansons populaires:</p>
+
+<p>«Cette chanson, que les cloches chantent seules aujourd'hui,
+est une chanson historique. Elle date du
+temps où Charles VII n'avoit pour tout royaume qu'un
+petit coin de la France. On n'en connoît qu'un seul
+couplet, encore fut-on longtemps à n'en savoir que les
+derniers mots. C'est Brazier qui le retrouva. Le voici,
+tel qu'il le donne dans sa notice sur les <i>sociétés chantantes</i>,
+qui se trouve à la fin de son <i>Histoire des petits
+théâtres de Paris</i>, 1838, in-12, t. 2, p. 192:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">Mes amis, que reste-t-il</p>
+<p class="i16">A ce dauphin si gentil?</p>
+<p class="i18"> Orléans, Beaugency,</p>
+<p class="i16">Notre-Dame de Cléry,</p>
+<p class="i18"> Vendôme, Vendôme.</p>
+</div></div>
+
+<p>«Mon ami Adolphe Duchalais, qui s'occupoit d'une histoire
+de Beaugency, sa ville natale, ayant eu connoissance
+de ce couplet, alla voir Brazier pour savoir où
+il l'avoit trouvé. «Je le tiens de ma nourrice, qui étoit
+de votre pays, lui répondit le chansonnier; elle me l'a
+tant chanté, en me berçant, que je ne l'ai jamais oublié.»
+Duchalais n'eut plus de cesse qu'il n'eût consulté toutes
+les paysannes des environs de Beaugency, et il en découvrit
+enfin qui savoient le fameux couplet. M. Philipon
+de la Madeleine avoit fait la même trouvaille; aussi,
+parlant de la détresse de Charles VII dans son livre de
+<i>l'Orléanois</i>, p. 213, il cite la chanson en note, en l'accompagnant
+de ces lignes: «Le souvenir de ses malheurs
+et de l'affection du peuple se retrouve dans ce
+couplet, avec lequel nos paysannes des hameaux de
+Villemarceaux et de Cravant bercent et endorment
+leurs enfants.» L'air est resté; c'est, comme vous
+savez, celui du <i>Carillon de Vendôme</i>.»</p>
+
+<p>Le jour des epousailles des comediennes etant
+venu, le prieur de Saint-Louis leur dit qu'il
+avoit fait choix de son eglise pour les epouser.
+Ils y allèrent à petit bruit, et il benit les mariages
+après avoir fait une très belle exhortation aux
+mariés, lesquels se retirèrent à leur logis, où ils
+dînèrent. Après quoi l'on demanda à quoi l'on
+passeroit le temps jusqu'au souper. La comedie,
+les ballets et les bals leur etoient si ordinaires, que
+l'on trouva bon de faire le recit de quelque histoire.
+Verville dit qu'il n'en sçavoit point. Si
+Ragotin n'eût pas eté dans sa noire melancolie,
+il se fût sans doute offert à en debiter quelqu'une;
+mais il etoit muet. L'on dit à la Rancune de raconter
+celle du poète Roquebrune, puisqu'il l'avoit
+promis quand l'occasion s'en presenteroit, et
+qu'il n'en pourroit jamais trouver de plus belle,
+la compagnie etant beaucoup plus illustre que
+quand il la vouloit commencer. Mais il repondit
+qu'il avoit quelque chose dans l'esprit qui le
+troubloit, et que, quand il l'auroit assez libre,
+qu'il ne vouloit pas rendre ce mauvais office au
+poète de faire son eloge, dans lequel il faudroit
+comprendre sa maison, et qu'il etoit trop de ses
+amis pour debiter une juste satire. Roquebrune
+pensa troubler la fête, mais le respect qu'il eut
+pour les etrangers qui etoient dans la compagnie
+calma tout cet orage. En suite de quoi M. de la
+Garouffière dit qu'il sçavoit beaucoup d'aventures
+dont il avoit eté temoin oculaire. On le pria d'en
+faire le recit; ce qu'il fit, comme vous verrez au
+chapitre suivant.</p>
+<a name="cc15" id="cc15"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Histoire des deux jalouses.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es divisions qui mirent la maîtresse
+ville du monde au rang des plus malheureuses
+furent une semence qui s'epandit
+partout l'univers, et en un
+temps où les hommes ne doivent avoir qu'une
+âme, comme au berceau de l'eglise, puisqu'ils
+avoient l'honneur d'être les membres de ce sacré
+corps. Mais elles ne laissèrent pas d'eclore celles
+des Guelfes et des Gibelins, et, quelques années
+après, celles des Capelets et des Montesches.
+Ces divisions, qui ne devoient point sortir
+de l'Italie, où elles avoient eu leur origine, ne
+laissèrent pas de se dilater par tout le monde,
+et notre France n'en a pas eté exempte; et il
+semble même que c'est dans son sein où la
+pomme de discorde a plus fait eclater ses funestes
+effets; ce qu'elle fait encore à present, car il n'y
+a ville, bourg ni village où il n'y ait divers partis,
+d'où il arrive tous les jours de sinistres accidens.
+Mon père, qui etoit conseiller au Parlement
+de Rennes, et qui m'avoit destiné pour
+être, comme je suis, son successeur, me mit au
+collége pour m'en rendre capable; mais, comme
+j'etois dans ma patrie, il s'aperçut que je ne
+profitois pas, ce qui le fit resoudre à m'envoyer
+à La Flèche (où est, comme vous sçavez, le plus
+fameux college que les Jesuites aient dans ce
+royaume de France). Ce fut dans cette petite
+ville-là où arriva ce que je vous vais apprendre,
+et au même temps que j'y faisois mes etudes.</p>
+
+<p>Il y avoit deux gentilshommes, qui etoient les
+plus qualifiés de la ville, dejà avancés en âge,
+sans être pourtant mariés, comme il arrive souvent
+aux personnes de condition, ce que l'on dit
+en proverbe: «Entre qui nous veut et que nous
+ne voulons pas, nous demeurons sans nous marier.»
+A la fin tous deux se marièrent. L'un, qu'on
+appeloit M. de Fons-Blanche, prit une fille de
+Châteaudun, laquelle etoit de fort petite noblesse,
+mais fort riche. L'autre, qu'on appeloit
+M. du Lac, epousa une demoiselle de la ville de
+Chartres, qui n'etoit pas riche, mais qui etoit
+très belle, et d'une si illustre maison qu'elle appartenoit
+à des ducs et pairs et à des marechaux
+de France. Ces deux gentilshommes, qui pouvoient
+partager la ville, furent toujours de fort
+bonne intelligence; mais elle ne dura guère après
+leurs mariages: car leurs deux femmes commencèrent
+à se regarder d'un oeil jaloux, l'une se
+tenant fière de son extraction et l'autre de ses
+grands biens. Madame de Fons-Blanche n'etoit
+pas belle de visage; mais elle avoit grand'mine,
+bonne grâce et etoit fort propre; elle avoit beaucoup
+d'esprit et etoit fort obligeante. Madame
+du Lac etoit très belle, comme j'ai dit, mais sans
+grâce; elle avoit de l'esprit infiniment, mais si
+mal tourné que c'etoit une artificieuse et dangereuse
+personne. Ces deux dames etoient de
+l'humeur de la plupart des femmes de ce temps,
+qui ne croiroient pas être du grand monde si
+elles n'avoient chacune une douzaine de galans<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a>
+<a href="#footnote429"><sup class="sml">429</sup></a>;
+aussi elles faisoient tous leurs efforts et
+employoient tous leurs soins pour faire des conquêtes,
+à quoi la du Lac reussissoit beaucoup
+mieux que la Fons-Blanche: car elle tenoit sous
+son empire toute la jeunesse de la ville et du
+voisinage; s'entend des personnes très qualifiées,
+car elle n'en souffroit point d'autres. Mais cette
+affectation causa des murmures sourds, qui eclatèrent
+enfin ouvertement en medisance, sans que
+pour cela elle discontinuât de sa manière d'agir;
+au contraire, il semble que ce lui fût un sujet
+pour prendre plus de soin à faire des nouveaux
+galans. La Fons-Blanche n'etoit pas du tout si
+soigneuse d'en avertir, et elle en avoit pourtant
+quelques-uns qu'elle retenoit avec adresse, entre
+lesquels etoit un jeune gentilhomme très bien
+fait, dont l'esprit correspondoit au sien, et qui
+etoit un des braves du temps. Celui-là en etoit
+le plus favori: aussi son assiduité causa des
+soupçons, et la medisance eclata hautement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote429"
+name="footnote429"><b>Note 429: </b></a><a href="#footnotetag429">
+(retour) </a> Ce n'est pas là une exagération aussi grande qu'on
+pourroit croire. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir Tallemant
+des Réaux, les <i>Mémoires</i> du chevalier de Grammont,
+et surtout l'<i>Histoire amoureuse des Gaules</i>, de Bussy-Rabutin.</blockquote>
+
+<p>Ce fut là la source de la rupture entre ces deux
+dames: car auparavant elles se visitoient civilement,
+mais, comme j'ai dit, toujours avec une jalouse
+envie. La du Lac commença à medire de la
+Fons-Blanche, fit epier ses actions et fit mille
+pieces artificieuses pour la perdre de reputation,
+notamment sur le sujet de ce gentilhomme,
+que l'on appeloit M. du Val-Rocher; ce qui vint
+aux oreilles de la Fons-Blanche, qui ne demeura
+pas muette: car elle disoit par raillerie que, si
+elle avoit des galans, ce n'etoit pas par douzaines
+comme la du Lac, qui faisoit toujours de nouvelles
+impostures. L'autre, en se defendant, lui
+bailloit le change, si bien qu'elles vivoient comme
+deux demons. Quelques personnes charitables
+essayèrent à les mettre d'accord; mais ce fut
+inutilement, car elles ne les purent jamais obliger
+à se voir. La du Lac, qui ne pensoit à autre
+chose qu'à causer du deplaisir à la Fons-Blanche,
+crut que le plus sensible qu'elle pourroit lui faire
+ressentir, ce seroit de lui ôter le plus favori de
+ses galans, ce du Val-Rocher. Elle fit dire à
+M. de Fons-Blanche, par des gens qui lui etoient
+affidés, que quand il etoit hors de sa maison (ce
+qui arrivoit souvent, car il etoit continuellement
+à la chasse ou en visite chez des gentilshommes
+voisins de la ville), que le du Val-Rocher couchoit
+avec sa femme, et que des gens dignes de foi
+l'avoient vu sortir de son lit, où elle etoit. M. de
+Fons-Blanche, qui n'en avoit jamais eu aucun
+soupçon, fit quelque réflexion à ce discours, et
+ensuite fit connoître à sa femme qu'elle l'obligeroit
+si elle faisoit cesser les visites du Val-Rocher.
+Elle repliqua tant de choses et le paya de
+si fortes raisons qu'il ne s'y opiniâtra pas, la
+laissant dans la liberté d'agir comme auparavant.
+La du Lac, voyant que cette invention n'avoit
+pas eu l'effet qu'elle desiroit, trouva moyen de
+parler à du Val-Rocher. Elle etoit belle et accorte,
+qui sont deux fortes machines pour gagner la
+forteresse d'un coeur le mieux muni; aussi, encore
+qu'il eût de grands attachemens à la Fons-Blanche,
+la du Lac rompit tous ces liens et lui
+donna des chaînes bien plus fortes; ce qui causa
+une sensible douleur à la Fons-Blanche (surtout
+quand elle apprit que du Val-Rocher parloit d'elle
+en des termes fort insolens), laquelle augmenta
+par la mort de son mari, qui arriva quelques
+mois après. Elle en porta le deuil fort austerement;
+mais la jalousie la surmonta et fut la plus forte.
+Il n'y avoit que quinze jours que l'on avoit enterré
+son mari qu'elle pratiqua une entrevue secrète
+avec du Val-Rocher. Je n'ai pas sçu quel
+fut leur entretien, mais l'evenement le fit assez
+connoître, car une douzaine de jours après leur
+mariage fut publié, quoi qu'ils l'eussent contracté
+fort secretement, et ainsi dans moins d'un
+mois elle eut deux maris, l'un qui mourut en
+l'espace de ce temps-là, et l'autre vivant. Voilà,
+ce me semble, le plus violent effet de jalousie
+qu'on puisse imaginer, car elle oublia la bienséance
+du veuvage et ne se soucia pas de tous les
+insolens discours que du Val-Rocher avoit faits
+d'elle à la persuasion de la du Lac; ce qui justifie
+assez ce que l'on dit, qu'une femme hasarde
+tout quand il s'agit de se venger, mais vous le
+verrez encore mieux par ce que je vous vais dire.
+La du Lac pensa enrager quand elle apprit cette
+nouvelle, mais elle dissimula son ressentiment
+tant qu'elle put, et qu'elle fut pourtant sur le
+point de faire eclater, ayant fait dessein de le
+faire assassiner en un voyage qu'il devoit faire
+en Bretagne; dont il fut averti par des personnes
+à qui elle s'en etoit decouverte, ce qui l'obligea
+à se bien precautionner. D'ailleurs elle considera
+que ce seroit mettre ses plus chers amis en grand
+hasard, ce qui la fit penser à un moyen le plus
+etrange que la jalousie puisse susciter, qui fut
+de brouiller son mari avec du Val-Rocher par ses
+pernicieux artifices. Aussi ils se querellèrent furieusement
+plusieurs fois, et en furent jusqu'au
+point de se battre en duel, à quoi la du Lac
+poussa son mari (qui n'etoit pas des plus adroits
+du monde), jugeant bien qu'il ne dureroit guère
+à du Val-Rocher, lequel, comme j'ai dit, etoit un
+des braves du temps, se figurant qu'après la mort
+de son mari elle le pourroit encore ôter à la Fons-Blanche,
+de laquelle elle se pourroit facilement
+defaire ou par poison ou par le mauvais traitement
+qu'elle lui feroit donner. Mais il en arriva
+tout autrement qu'elle n'avoit projeté: car du
+Val-Rocher, se fiant en son adresse, meprisa
+du Lac (qui au commencement se tenoit sur la
+defensive), ne croyant pas qu'il osât lui porter;
+et ainsi il se negligeoit, en sorte que du Lac, le
+voyant un peu hors de garde, lui porta si justement
+qu'il lui mit son epée au travers du corps et
+le laissa sans vie, et s'en alla à sa maison, où il
+trouva sa femme, à laquelle il raconta l'action, dont
+elle fut bien etonnée et marrie tout ensemble de
+cet evenement si inopiné. Il s'enfuit secretement
+et s'en alla dans la maison d'un des parens de sa
+femme, lesquels, comme j'ai dit, etoient des
+grands et puissants seigneurs, qui travaillèrent à
+obtenir sa grâce du roi. La Fons-Blanche fut fort
+etonnée quand on lui annonça la mort de son
+mari, et qu'on lui dit qu'il ne falloit pas s'amuser
+à verser d'inutiles larmes, mais qu'il falloit le
+faire enterrer secretement, pour eviter que la
+justice n'y mît pas la main, ce qui fut fait; et ainsi
+elle fut veuve en moins de six semaines.</p>
+
+<p>Cependant du Lac eut sa grâce, qui fut enterinée
+au Parlement de Paris, nonobstant toutes
+les oppositions de la veuve du mort, qui vouloit
+faire passer l'action pour un assassinat; ce qui la
+fit resoudre à la plus étrange resolution qui puisse
+jamais entrer dans l'esprit d'une femme irritée.
+Elle s'arma d'un poignard, et, passant une fois
+par devant du Lac, qui se promenoit à la place
+avec quelques-uns de ses amis, elle l'attaqua si
+furieusement et si inopinement qu'elle lui ôta le
+moyen de se mettre en defense, et lui donna à
+même temps deux coups de poignard dans le
+corps, dont il mourut trois jours après. Sa femme
+la fit poursuivre et mettre en prison. On lui fit
+son procès, et la plupart des juges opinèrent à la
+mort, à quoi elle fut condamnée. Mais l'execution
+en fut retardée, car elle declara qu'elle étoit
+grosse, et, ce qui est à remarquer, c'est qu'elle
+ne sçavoit duquel de ses deux maris. Elle demeura
+donc prisonnière. Mais, comme c'etoit une
+personne fort delicate, l'air renfermé et puant de
+la Conciergerie, avec les autres incommodités
+que l'on y souffre, lui causèrent une maladie et
+sa delivrance avant le terme, et ensuite sa mort;
+neanmoins le fruit eut baptême, et après avoir
+vecu quelques heures il mourut aussi. La du Lac
+fut touchée de Dieu; elle rentra en soi-même, fit
+reflexion sur tant de sinistres accidens dont elle
+etoit cause, mit ordre aux affaires de sa maison,
+et entra dans un monastère de religieuses reformées
+de l'ordre de Saint-Benoît, au lieu d'Almenesche<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a>
+<a href="#footnote430"><sup class="sml">430</sup></a>,
+au diocèse de Sées. Elle voulut s'éloigner
+de sa patrie pour vivre avec plus de
+quietude et faire plus facilement penitence de
+tant de maux qu'elle avoit causés. Elle est encore
+dans ce monastère, où elle vit dans une
+grande austerité, si elle n'est morte depuis quelques
+mois.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote430"
+name="footnote430"><b>Note 430: </b></a><a href="#footnotetag430">
+(retour) </a> Bourg à 2 lieues S.-E. d'Argentan.</blockquote>
+
+<p>Les comediens et comediennes ecoutoient encore,
+quoique M. de la Garouffière ne dît plus
+mot, quand Roquebrune s'avanca pour dire à
+son ordinaire que c'etoit là un beau sujet pour
+un poème grave, et qu'il en vouloit composer
+une excellente tragedie, qu'il mettroit facilement
+dans les règles d'un poème dramatique. L'on ne
+repondit pas à sa proposition; mais tous admirèrent
+le caprice des femmes quand elles sont
+frappées de jalousie, et comme elles se portent
+aux dernières extrémités. Ensuite de quoi l'on
+discuta si c'etoit une passion; mais les sçavans
+conclurent que c'etoit la destruction de la plus
+belle de toutes les passions, qui est l'amour. Il
+y avoit encore beaucoup de temps jusqu'au souper,
+et tous trouvèrent bon d'aller faire une promenade
+dans le parc, où etant ils s'assirent sur
+l'herbe. Lors le Destin dit qu'il n'y avoit rien de
+plus agreable que le recit des histoires. Leandre
+(qui n'avoit point entré dans la belle conversation<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a>
+<a href="#footnote431"><sup class="sml">431</sup></a>
+depuis qu'il etoit dans la troupe, y ayant toujours
+paru en qualité de valet) prit la parole, disant
+que, puisque l'on avoit fini par le caprice des
+femmes, si la compagnie agréoit, qu'il feroit le
+recit de ceux d'une fille qui ne demeuroit pas
+loin d'une de ses maisons. Il en fut prié de tous,
+et, après avoir toussé cinq ou six fois, il debuta
+comme vous allez voir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote431"
+name="footnote431"><b>Note 431: </b></a><a href="#footnotetag431">
+(retour) </a> C'est-à-dire dans la conversation raffinée, subtile et
+galante. C'étoient là des façons de parler mises à la mode par
+l'hôtel Rambouillet, et dont nous avons déjà vu plusieurs
+traces dans cet ouvrage, par exemple l'<i>illustre</i> troupe, la
+<i>bonne cabale</i>, etc.</blockquote>
+<a name="cc16" id="cc16"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Histoire de la capricieuse amante.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l y avoit dans une petite ville de Bretagne
+qu'on appelle Vitré un vieux
+gentilhomme, lequel avoit longtemps
+demeuré marié avec une très vertueuse
+demoiselle sans avoir des enfans. Entre plusieurs
+domestiques qui le servoient étoient un maître
+d'hôtel et une gouvernante, par les mains desquels
+passoit tout le revenu de la maison. Ces deux
+personnages, qui faisoient comme font la plupart
+des valets et servantes (c'est-à-dire l'amour),
+se promirent mariage et tirèrent si bien chacun
+de son côté que le bon vieux gentilhomme et sa
+femme moururent fort incommodés, et les deux
+domestiques vecurent fort riches et mariés. Quelques
+années après il arriva une si mauvaise affaire
+à ce maître d'hôtel qu'il fut obligé de s'enfuir,
+et, pour être en assurance, d'entrer dans
+une compagnie de cavalerie et de laisser sa femme
+seule et sans enfans, laquelle ayant attendu environ
+deux ans sans avoir aucune de ses nouvelles,
+elle fit courir le bruit de sa mort et en
+porta le deuil. Quand il fut un peu passé, elle
+fut recherchée en mariage de plusieurs personnes,
+entre lesquels se presenta un riche marchand,
+lequel l'epousa, et au bout de l'année
+elle accoucha d'une fille, laquelle pouvoit avoir
+quatre ans quand le premier mari de sa mère arriva
+à la maison. De vous dire quels furent les
+plus etonnés des deux maris ou de la femme,
+c'est ce que l'on ne peut sçavoir; mais, comme
+la mauvaise affaire du premier subsistoit toujours,
+ce qui l'obligeoit à se tenir caché, et d'ailleurs
+voyant une fille de l'autre mari, il se contenta
+de quelque somme d'argent qu'on lui donna, et
+ceda librement sa femme au second mari, sans
+lui donner aucun trouble. Il est vrai qu'il venoit
+de temps en temps et toujours fort secretement
+querir de quoi subsister, ce qu'on ne lui refusoit
+point.</p>
+
+<p>Cependant la fille (que l'on appeloit Marguerite)
+se faisoit grande, et avoit plus de bonne
+grâce que de beauté, et de l'esprit assez pour
+une personne de sa condition. Mais, comme vous
+sçavez que le bien est depuis longtemps ce que
+l'on considere le plus en fait de mariage, elle ne
+manquoit pas de galans, entre lesquels etoit le
+fils d'un riche marchand, qui ne vivoit pas
+comme tel, mais en demi-gentilhomme, car il
+frequentoit les plus honorables compagnies, où il
+ne manquoit pas de trouver sa Marguerite, qui
+y etoit reçue à cause de sa richesse. Ce jeune
+homme (que l'on appeloit le sieur de Saint-Germain)
+avoit bonne mine, et tant de coeur qu'il
+etoit souvent employé en des duels, qui en ce
+temps-là etoient fort frequents<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a>
+<a href="#footnote432"><sup class="sml">432</sup></a>. Il dansoit de
+bonne grâce, et jouoit dans les grandes compagnies,
+et etoit toujours bien vêtu. Dans tant de
+rencontres qu'il eut avec cette fille, il ne manqua
+pas à lui offrir ses services et à lui temoigner sa
+passion et le desir qu'il avoit de la rechercher en
+mariage; à quoi elle ne repugna point, et même
+lui permit de la voir chez elle; ce qu'il fit avec
+l'agrement de son père et de sa mère, qui favorisoient
+sa recherche de tout leur pouvoir. Mais,
+au temps qu'il se disposoit pour la leur demander
+en mariage, il ne le voulut pas faire sans son
+consentement, croyant qu'elle n'y apporteroit
+aucun obstacle; mais il fut fort etonné quand elle
+le rebuta si furieusement de parole et d'action
+qu'il s'en alla le plus confus homme du monde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote432"
+name="footnote432"><b>Note 432: </b></a><a href="#footnotetag432">
+(retour) </a> Cette histoire, comme on peut le voir à l'une des pages
+suivantes, se passe à l'époque du siége de La Rochelle, c'est-à-dire
+en 1627. A cette époque, les duels, en effet, étoient
+des plus fréquents, et souvent pour des motifs tout aussi
+futiles que celui qui est mentionné plus loin; on se battoit
+pour un oui, pour un non, pour rien du tout. Il y avoit encore
+de ces <i>raffinés d'honneur</i> qui avoient surtout fleuri sous
+le règne de Henri IV, «gens, dit d'Aubigné, qui se vattent
+pour un clin d'uil, si on ne les salue que par acquit, pour une
+fredur, si le manteau d'un autre touche le lur, si on crache à
+quatre pieds d'ux..., sur un rapport, vien qu'il se troube
+faux.» (<i>Le Bar. de Fæn.</i>, éd. Jannet, I, 9.) Cela étoit devenu
+une affaire de mode et de bon ton, tellement que les laquais
+même, dit Sauval, se portoient sur le pré. On sait
+avec quelle rigueur Richelieu fut obligé de sévir contre ce
+cruel et frénétique divertissement, et comment il punit Bouteville
+de lui avoir désobéi. La fureur des duels étoit telle,
+d'après Savaron, qu'en vingt ans huit mille lettres de grâce
+avoient été octroyées à des gens qui avoient tué leurs adversaires
+en champ-clos (<i>Traité contre les duels</i>, 1612). «Un
+gentilhomme, dit Sorel, n'estoit point prisé s'il ne s'estoit
+battu en duel.» (<i>Franc.</i>, VII.) Et quelques pages plus loin
+il revient encore sur cet engouement des combats singuliers.
+Louis XIV lui-même avoit eu velléité d'envoyer un cartel à
+l'empereur Léopold. (<i>Lettres</i> de Pellisson.) V. aussi ce que
+dit de la même manie le cavalier Marin dans sa Lettre sur les
+moeurs parisiennes. C'étoit un dernier reste des usages de la
+chevalerie, entretenu par l'habitude des guerres civiles.</blockquote>
+
+<p>Il laissa passer quelques jours sans la voir,
+croyant de pouvoir etouffer cette passion; mais
+elle avoit pris de trop profondes racines, ce qui
+l'obligea à retourner la voir. Il ne fut pas plutôt
+entré dans la maison qu'elle en sortit et alla se
+mettre en une compagnie de filles du voisinage,
+où il la suivit, après avoir fait des plaintes au
+père et à la mère du mauvais traitement que lui
+faisoit leur fille, sans lui en avoir donné aucun
+sujet; de quoi ils temoignèrent être marris, et lui
+promirent de la rendre plus sociable. Mais comme
+elle etoit fille unique, ils n'osèrent lui contredire,
+ni la presser sur cette matière-là, se contentant
+de lui remontrer doucement le tort qu'elle avoit
+de traiter ce jeune homme avec tant de rigueur,
+après avoir temoigné de l'aimer. A tout cela elle
+ne repondoit rien, et continuoit dans sa mauvaise
+humeur: car, quand il vouloit approcher
+d'elle, elle changeoit de place; et il la suivoit,
+mais elle le fuyoit toujours, en sorte qu'un jour
+il fut obligé, pour l'arrêter, de la prendre par la
+manche de son corps de jupe, dont elle cria,
+lui disant qu'il avoit froissé ses bouts de manche,
+et que s'il y retournoit, qu'elle lui donneroit un
+soufflet, et qu'il feroit beaucoup mieux de la laisser.
+Enfin, tant plus il s'empressoit pour l'accoster,
+plus elle faisoit de diligence pour le fuir;
+et quand on alloit à la promenade, elle aimoit
+mieux aller seule que de lui donner la main. Si
+elle etoit dans un bal et qu'il la voulût prendre
+pour la faire danser, elle lui faisoit affront, disant
+qu'elle se trouvoit mal, et à même temps elle
+dansoit avec un autre. Elle en vint jusqu'à lui
+susciter des querelles, et elle fut cause que par
+quatre fois il se porta sur le pré, d'où il sortit
+toujours glorieusement, ce qui la faisoit enrager,
+au moins en apparence. Tous ces mauvais traitemens
+n'etoient que jeter de l'huile sur la braise,
+car il en etoit toujours plus transporté et ne relâchoit
+point du tout de ses visites. Un jour il
+crut que sa perseverance l'avoit un peu adoucie,
+car elle se laissa approcher de lui et ecouta attentivement
+les plaintes qu'il lui fit de son injuste
+procedé, en telles ou semblables paroles:
+«Pourquoi fuyez-vous celui qui ne sçauroit vivre
+sans vous? Si je n'ai pas assez de merite
+pour être souffert de vous, au moins considerez
+l'excès de mon amour et la patience que j'ai à
+endurer toutes les indignités dont vous usez envers
+moi, qui ne respire qu'à vous faire paroître
+à quel point je suis à vous.--Eh bien! lui repondit-elle,
+vous ne me le sçauriez mieux persuader
+qu'en vous eloignant de moi; et, parceque
+vous ne le pourriez pas faire si vous demeuriez
+en cette ville, s'il est vrai, comme vous dites,
+que j'aie quelque pouvoir sur vous, je vous ordonne
+de prendre parti dans les troupes qu'on
+lève; quand vous aurez fait quelques campagnes,
+peut-être me trouverez-vous plus flexible à vos
+desirs. Ce peu d'esperance que je vous donne
+vous y doit obliger; sinon, perdez-la tout à fait.»
+Alors elle tira une bague de son doigt, la lui
+presenta en lui disant: «Gardez cette bague,
+qui vous fera souvenir de moi, et je vous defends
+de me venir dire adieu; en un mot ne me voyez
+plus.» Elle souffrit qu'il la saluât d'un baiser, et
+le laissa, passant dans une autre chambre, dont
+elle ferma la porte.</p>
+
+<p>Ce miserable amant prit congé du père et de
+la mère, qui ne purent contenir leurs larmes et
+qui l'assurèrent de lui être toujours favorables
+pour ce qu'il souhaitoit. Le lendemain il se mit
+dans une compagnie de cavalerie qu'on levoit
+pour le siége de La Rochelle. Comme elle lui
+avoit defendu de la plus voir, il n'osa pas l'entreprendre;
+mais, la nuit devant le jour de son
+depart, il lui donna des serenades, à la fin desquelles
+il chanta cette complainte, qu'il accorda
+aux tristes et doux accens de son luth, en cette
+sorte:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16"> Iris, maîtresse inexorable,</p>
+<p class="i16"> Sans amour et sans amitié,</p>
+<p class="i16"> Helas! n'auras-tu point pitié</p>
+<p class="i12">D'un si fidèle amant que tu rends miserable?</p>
+<br>
+<p class="i16"> Seras-tu toujours inflexible?</p>
+<p class="i16"> Ton coeur sera-t-il de rocher?</p>
+<p class="i16"> Ne le pourrai-je point toucher?</p>
+<p class="i12">Ne sera-t-il jamais à mon amour sensible?</p>
+<br>
+<p class="i16"> Je t'obéis, fille cruelle;</p>
+<p class="i16"> Je te dis le dernier adieu;</p>
+<p class="i16"> Jamais, dedans ce triste lieu,</p>
+<p class="i12">Tu ne verras de moi que mon coeur trop fidèle.</p>
+<br>
+<p class="i16"> Lorsque mon corps sera sans ame,</p>
+<p class="i16"> Quelque mien ami l'ouvrira,</p>
+<p class="i16"> Et mon coeur il en sortira</p>
+<p class="i12">Pour t'en faire un present où tu verras ma flamme.</p>
+</div></div>
+
+<p>Cette capricieuse fille s'etoit levée et avoit
+ouvert le volet d'une fenêtre, n'ayant laissé que
+la vitre, au travers de laquelle elle se fit ouïr,
+faisant un si grand eclat de rire que cela acheva
+de desesperer le pauvre Saint-Germain, lequel
+voulut dire quelque chose; mais elle referma le
+volet en disant tout haut: «Tenez votre promesse
+pour votre profit»; ce qui l'obligea à se
+retirer. Il partit quelques jours après avec la
+compagnie, qui se rendit au camp de La Rochelle,
+là où, comme vous avez pu sçavoir, le
+siége fut fort opiniâtre, le roi à l'attaquer et les
+assiegés à se defendre. Mais enfin il fallut se
+rendre à la discretion d'un monarque auquel les
+vents et les elemens rendoient obeissance.</p>
+
+<p>Après que la ville fut rendue, on licencia plusieurs
+troupes, du nombre desquelles fut la compagnie
+où etoit Saint-Germain, lequel s'en retourna
+à Vitré, où il ne fut pas plutôt qu'il alla
+voir sa rigoureuse Marguerite, laquelle souffrit
+d'en être saluée; mais ce ne fut que pour lui dire
+que son retour etoit bien prompt, et qu'elle n'etoit
+pas encore disposée à le souffrir, et qu'elle le
+prioit de ne la point voir. Il lui repondit ces tristes
+paroles: «Il faut avouer que vous êtes une
+dangereuse personne, et que vous ne desirez que
+la mort du plus fidèle amant qui soit au monde:
+car vous m'avez par quatre fois procuré des
+moyens d'eprouver sa rigueur, quoique glorieusement,
+mais qui eût pourtant eté pour moi très
+funeste. Je la suis allé chercher là où des plus
+malheureux que moi l'ont fatalement trouvée,
+sans que je l'aie jamais pu rencontrer; mais, puisque
+vous la desirez avec tant d'ardeur, je la
+chercherai en tant de lieux qu'à la fin elle sera
+obligée de me satisfaire pour vous contenter;
+mais peut-être ne pourrez-vous pas vous empêcher
+de vous repentir de me l'avoir causée, car
+elle sera d'un genre si etrange que vous en serez
+touchée de pitié. Adieu donc, la plus cruelle
+qui soit dans l'univers.» Il se leva et la vouloit
+laisser, quand elle l'arrêta pour lui dire qu'elle
+ne souhaitoit du tout point sa mort, et que, si
+elle lui avoit procuré des combats, ce n'avoit
+eté que pour avoir des preuves certaines de sa
+valeur, et afin qu'il fût plus digne de la posseder;
+mais qu'elle n'etoit pas encore en etat de
+souffrir sa recherche; que peut-être le temps la
+pourroit adoucir. Et elle le laissa sans lui en dire
+davantage. Ce peu d'esperance l'obligea à user
+d'un moyen qui pensa tout gâter, qui fut de lui
+donner de la jalousie. Il raisonnoit en lui-même
+que, puisqu'elle avoit encore quelque bonne volonté
+pour lui, elle ne manqueroit pas d'en prendre
+s'il lui en donnoit le sujet. Il avoit un camarade
+qui avoit une maîtresse dont il etoit autant
+cheri que lui etoit maltraité de la sienne. Il le
+pria de souffrir qu'il accostât cette bonne maîtresse,
+et que lui pratiquât la sienne pour voir
+quelle mine elle tiendroit. Son camarade ne voulut
+pas lui accorder sans en avoir averti sa maîtresse,
+laquelle y consentit. La première conversation
+qu'ils eurent ensemble (car ces deux
+filles n'etoient guère l'une sans l'autre), ces deux
+amans firent echange: car Saint-Germain approcha
+de la maîtresse de son camarade, lequel accosta
+cette fière Marguerite, laquelle le souffrit
+fort agréablement. Mais, quand elle vit que les
+autres rioient, elle s'imagina que ce changement
+etoit concerté, de quoi elle entra en de si furieux
+transports qu'elle dit tout ce qu'une amante irritée
+peut dire en cas pareil. Elle fut outrée à tel
+point qu'elle laissa la compagnie en versant beaucoup
+de larmes; ce qui fit que cette obligeante
+maîtresse alla auprès d'elle et lui remontra le
+tort qu'elle avoit d'en user de la sorte; qu'elle
+ne pouvoit esperer plus de bonheur que la recherche
+d'un si honnête homme et si passionné
+pour elle, et que sa politique etoit tout à fait extraordinaire
+et inusitée entre des amans; qu'elle
+pouvoit bien voir de quelle manière elle en usoit
+avec le sien; qu'elle apprehendoit si fort de le
+desobliger qu'elle ne lui avoit jamais donné aucun
+sujet de se rebuter. Tout cela ne fit aucun
+effet sur l'esprit de cette bizarre Marguerite, ce
+qui jeta le malheureux Saint-Germain dans un
+si furieux desespoir qu'il ne chercha depuis que
+des occasions de faire paroître à cette cruelle la
+violence de son amour par quelque sinistre mort,
+comme il la pensa trouver: car, un soir que lui et
+sept de ses camarades sortoient d'un cabaret
+ayant tous l'epée au côté, ils firent rencontre de
+quatre gentilshommes dont il y en avoit un qui
+etoit capitaine de cavalerie, lesquels leur voulurent
+disputer le haut du pavé dans une rue etroite
+où ils passoient; mais ils furent contraints de
+ceder, en disant que leur nombre seroit bientôt
+egal, et du même pas allèrent prendre quatre ou
+cinq autres gentilshommes, lesquels se mirent à
+chercher ceux qui les avoient fait quitter le haut
+du pavé, et qu'ils rencontrèrent dans la Grande-Rue.
+Comme Saint-Germain s'etoit le plus avancé
+dans la dispute, il avoit eté remarqué par ce capitaine
+à son chapeau bordé d'argent, qui brilloit
+dans l'obscurité; aussi, dès qu'il l'eut remarqué,
+il s'adressa à lui en lui donnant un coup de coutelas
+sur la tête qui lui coupa son chapeau et une
+partie du crâne. Ils crurent qu'il etoit mort et
+qu'ils etoient assez vengés, ce qui les fit retirer, et
+les compagnons de Saint-Germain songèrent moins
+à aller après ces braves qu'à le relever. Il etoit
+sans pouls et sans mouvement, ce qui les obligea
+à l'emporter à sa maison, où il fut visité par
+les chirurgiens, qui lui trouvèrent encore de la vie.
+Ils le pansèrent, remirent le crâne et mirent le
+premier appareil.</p>
+
+<p>La première dispute avoit causé de la rumeur
+dans le voisinage; mais ce coup fatal y en apporta
+bien davantage. Tous les voisins se levèrent,
+et chacun en parloit diversement, mais tous
+concluoient que Saint-Germain etoit mort. Le
+bruit en alla jusques à la maison de cette cruelle
+Marguerite, laquelle se leva aussitôt du lit et s'en
+alla en deshabillé chez son galant, qu'elle trouva
+en l'etat où je viens de vous le representer.
+Quand elle vit la mort peinte sur son visage,
+elle tomba evanouie, en telle sorte que l'on eut
+peine à la faire revenir. Quand elle fut remise,
+tous ceux du voisinage l'accusèrent de ce
+desastre, et lui representèrent que, si elle l'eût
+souffert auprès d'elle, elle auroit evité cet accident.
+Alors elle se mit à arracher ses cheveux et
+à faire des actions d'une personne touchée de
+douleur. Ensuite elle le servit avec une telle assiduité
+(tout le temps qu'il fut hors de connoissance)
+qu'elle ne se depouilla ni coucha pendant
+ce temps-là, et ne permit pas à ses propres
+soeurs de lui rendre aucun service. Quand il
+commença à connoître, l'on jugea que sa presence
+lui seroit plus prejudiciable qu'utile, pour
+les raisons que vous pouvez entendre. Enfin il
+guerit, et, quand il fut en parfaite convalescence,
+on le maria avec sa Marguerite, au grand contentement
+des parens, et beaucoup plus des
+mariés.</p>
+
+<p>Après que Leandre eut fini son histoire, ils
+retournèrent à la ville, où etant ils soupèrent,
+et, après avoir un peu veillé, l'on coucha les
+epousés.</p>
+
+<p>Ces mariages avoient eté faits à petit bruit,
+ce qui fut cause qu'ils n'eurent point de visites
+ce jour-là, ni le lendemain; mais deux jours
+après ils en furent tellement accablés qu'ils avoient
+peine à trouver quelques momens de
+relâche pour etudier leurs rôles: car tout le beau
+monde les vint feliciter, et durant huit jours ils
+reçurent des visites. Après la fête passée, ils
+continuèrent leur exercice avec plus de quietude,
+excepté Ragotin, lequel se precipita dans l'abîme
+du desespoir, comme vous allez voir dans ce
+dernier chapitre.</p>
+<a name="cc17" id="cc17"></a>
+<hr class="full">
+
+<h3>CHAPITRE XVII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Desespoir de Ragotin et fin du Roman comique.</i></p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune, se voyant hors d'esperance
+de reussir en l'amour qu'il portoit à
+l'Etoile, aussi bien que Ragotin, se
+leva de bonne heure et alla trouver le
+petit homme, qu'il trouva aussi levé et qui ecrivoit,
+lequel lui dit qu'il faisoit sa propre epitaphe.
+«Eh quoi! dit la Rancune, l'on n'en fait
+que pour les morts, et vous êtes encore en vie!
+Et ce que je trouve le plus etrange, c'est que
+vous-même la faites!--Oui, dit Ragotin, et je
+vous la veux faire voir.»</p>
+
+<p>Il ouvrit le papier, qu'il avoit plié, et lui fit lire
+ces vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16"> Ci gît le pauvre Ragotin,
+<p class="i12">Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile
+<p class="i16"> Que lui enleva le Destin,
+<p class="i14"> Ce qui lui fit faire promptement voile
+<p class="i16"> En l'autre monde, où il sera
+<p class="i16"> Autant de temps qu'il durera.
+<p class="i16"> Pour elle il fit la comedie
+<p class="i12">Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie.
+</div></div>
+
+<p>«Voilà qui est magnifique, dit la Rancune, mais
+vous n'aurez pas la satisfaction de la voir dessus
+votre sepulture: car l'on dit que les morts ne
+voient ni n'entendent rien.--Ha! dit Ragotin,
+que vous êtes en partie cause de mon desastre!
+car vous me donniez toujours de grandes esperances
+de flechir cette belle, et vous sçaviez bien tout
+le secret.» Alors la Rancune lui jura serieusement
+qu'il n'en sçavoit rien positivement, mais qu'il
+s'en doutoit, comme il lui avoit dit, quand il lui
+conseilloit d'etouffer cette passion, lui remontrant
+que c'etoit la plus fière fille du monde. «Et
+il semble (ajouta-t-il) que la profession qu'elle
+fait doive licencier les femmes et les filles de cet
+orgueil, qui est ordinaire à celles d'autres condition.
+Mais il faut avouer qu'en toutes les caravanes
+de comediens l'on n'en trouvera point une
+si retenue et qui ait tant de vertu; et elle a mis
+Angelique à ce pli-là, car de son naturel elle a
+une autre pente, et son enjouement le temoigne
+assez. Mais enfin il faut que je vous decouvre
+une chose que je vous ai tenue cachée jusqu'à
+present: c'est que j'etois aussi amoureux d'elle
+que vous, et je ne sçais qui seroit l'homme qui,
+après l'avoir pratiquée comme j'ai fait, s'en seroit
+pu empêcher. Mais, comme je me vois hors
+d'esperance aussi bien que vous, je suis resolu
+de quitter la troupe, d'autant qu'on y a reçu
+le frère de la Caverne. C'est un homme qui ne
+sçauroit faire d'autres personnages que ceux que
+je représente, et ainsi l'on me congediera sans
+doute; mais je ne veux pas attendre cela, je les
+veux prevenir et m'en aller à Rennes trouver la
+troupe qui y est, où je serai assurement reçu,
+puisqu'il y manque un acteur.» Alors Ragotin lui
+dit: «Puisque vous etiez frappé d'un même
+trait, vous n'aviez garde de parler pour moi à
+l'Etoile.» Mais la Rancune jura comme un demon
+qu'il etoit homme d'honneur et qu'il n'avoit
+pas laissé de lui en faire des ouvertures; mais,
+comme il lui avoit dejà dit, elle n'avoit jamais
+voulu ecouter. «Eh bien! dit Ragotin, vous avez
+resolu de quitter la troupe, et moi aussi. Mais je
+veux bien faire un plus grand abandonnement,
+car je veux quitter tout à fait le monde.» La Rancune
+ne fit point de reflexion sur son epitaphe,
+qu'il lui avoit baillée; il crut seulement qu'il avoit
+fait resolution d'entrer dans un couvent, ce qui
+fut cause qu'il ne prit point garde à lui, ni n'en
+avertit personne que le poète, auquel il en bailla
+une copie.</p>
+
+<p>Quand Ragotin fut seul, il songea au moyen
+qu'il pourroit tenir pour sortir du monde. Il prit
+un pistolet, qu'il chargea, et y mit deux balles
+pour s'en donner dans la tête; mais il jugea que
+cela feroit trop de bruit. Ensuite il mit la pointe
+de son épée contre sa poitrine, dont la piqûre
+lui fit mal, ce qui l'empêcha de l'enfoncer. Enfin
+il descendit à l'ecurie cependant que les valets
+dejeunoient. Il prit des cordes qui etoient attachées
+au bât d'un cheval de voiture et en accommoda
+une au râtelier et la mit autour de son
+cou; mais, quand il voulut se laisser aller, il n'en
+eut pas le courage et attendit que quelqu'un entrât.
+Il y arriva un cavalier etranger, et alors il se
+laissa aller, tenant toujours un pied sur le bord
+de la crèche. Pourtant, s'il y fût demeuré long-temps,
+il se seroit enfin etranglé. Le valet d'etable,
+qui etoit descendu pour prendre le cheval
+du cavalier, voyant Ragotin ainsi pendu, le crut
+mort, et cria si fort que tous ceux du logis descendirent.
+On lui ôta la corde du cou et on le fit
+revenir, ce qui fut assez facile. On lui demanda
+quel sujet il avoit de prendre une si etrange resolution;
+mais il ne le voulut pas dire. Alors la
+Rancune tira à part mademoiselle de l'Etoile
+(que je pourrois appeler mademoiselle du Destin,
+mais, etant si près de la fin de ce roman, je
+ne suis point d'avis de lui changer de nom),
+à laquelle il decouvrit tout le mystère, de quoi
+elle fut fort etonnée. Mais elle le fut bien davantage
+quand ce mechant homme fut assez temeraire
+pour lui dire qu'il etoit aux mêmes termes,
+mais qu'il ne prenoit pas une si sanglante
+resolution, se contentant de demander son congé.
+A tout cela elle ne repondit pas une parole, et le
+laissa.</p>
+
+<p>Quelque peu de temps après, Ragotin declara
+à la troupe le dessein qu'il avoit d'accompagner
+le lendemain M. de Verville et de se retirer au
+Mans. Cette circonstance fit que tous y consentirent;
+ce qu'ils n'eussent pas fait s'il eût voulu
+s'en aller seul, attendu ce qui etoit arrivé. Ils
+partirent le lendemain de bon matin, après que
+monsieur de Verville eut fait mille protestations
+de continuation d'amitié aux comediens et comediennes,
+et principalement au Destin, qu'il embrassa,
+lui temoignant la joie qu'il avoit de voir
+l'accomplissement de ses desirs. Ragotin fit un
+grand discours en forme de compliment, mais si
+confus que je ne le mets point ici. Quand ils furent
+au point de partir, Verville demanda si les
+chevaux avoient bu; le valet d'etable repondit
+qu'il etoit trop matin, et qu'ils les pourroient faire
+boire en passant la rivière. Ils montèrent à cheval
+après avoir pris congé de M. de la Garouffière,
+lequel s'etoit aussi disposé à partir, et qui
+fut civilement remercié par les nouveaux mariés
+de la peine qu'il s'etoit donnée de venir de si
+loin pour honorer leurs noces de sa presence.
+Après cent protestations de services reciproques,
+il monta à cheval, et la Rancune le suivit, lequel,
+nonobstant son insensibilité, ne put pas empêcher
+le cours de ses larmes, qui attirèrent celles
+du Destin, se ressouvenant (nonobstant le naturel
+farouche de la Rancune) des services qu'il
+lui avoit rendus, et principalement à Paris sur le
+Pont-Neuf, lorsqu'il y fut attaqué et volé par la
+Rappinière. Quand Verville et Ragotin eurent
+passé les ponts, ils descendirent à la rivière pour
+faire boire leurs chevaux; Ragotin s'avança par
+un endroit où il y avoit une rive taillée, où son
+cheval broncha si rudement, que le petit bout
+d'homme perdit les etriers et sauta par dessus la
+tête du cheval dans la rivière, qui etoit fort profonde
+en cet endroit-là. Il ne sçavoit pas nager,
+et, quand il l'auroit sçu, l'embarras de sa carabine,
+de son epée et de son manteau l'auroient fait
+demeurer au fond, comme il fit. Un des valets
+de Verville etoit allé prendre le cheval de Ragotin,
+qui etoit sorti de l'eau, et un autre se
+depouilla promptement et se jeta dans la rivière
+au lieu où il etoit tombé; mais il le trouva mort.
+L'on appela du monde, et on le sortit. Cependant
+Verville envoya avertir les comediens de ce
+malheur, et à même temps son cheval. Tous y
+accoururent, et, après avoir plaint son sort, ils le
+firent enterrer dans le cimetière d'une chapelle
+de sainte Catherine, qui n'est guère eloignée de
+la rivière.</p>
+
+<p>Cet evenement funeste verifie bien le proverbe
+commun: <i>Qui a pendre n'a pas noyer.</i> Ragotin n'avoit
+pas le premier, puisqu'il ne put s'etrangler;
+mais il avoit le second, puisqu'il fut effectivement
+noyé.</p>
+
+<p>Ainsi finit ce petit bout d'avocat comique,
+dont les aventures, disgrâces, accidens, et la
+funeste mort, seront dans la memoire des habitans
+du Mans et d'Alençon, aussi bien que les
+faits heroïques de ceux qui composoient cette
+illustre troupe. Roquebrune, voyant le corps
+mort de Ragotin, dit qu'il falloit changer deux
+vers à son epitaphe, dont la Rancune lui avoit
+baillé une copie, comme je vous ai dejà dit, et
+qu'il falloit la mettre comme il s'ensuit:</p>
+
+<p>/*
+ Ci gît le pauvre Ragotin,
+Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile
+ Que lui enleva le Destin,
+ Ce qui lui fit faire promptement voile
+ En l'autre monde sans bateau;
+ Pourtant il y alla par eau.
+ Pour elle il fit la comedie
+Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie.
+*/</p>
+
+<p>Les comediens et comediennes s'en retournèrent
+à leur logis, et continuèrent leur exercice
+avec l'admiration ordinaire.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">FIN DU TOME SECOND.</p>
+<br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco03.png"></p>
+
+<br><br><br><br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head04.png"></p>
+
+<br><br>
+
+<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4>
+
+
+
+<h5>du</h5>
+
+<h2>ROMAN COMIQUE</h2>
+<br>
+<hr class="short">
+<br>
+<pre>
+ <a href="#tome1">TOME Ier.</a>
+
+<a href="#intro">INTRODUCTION.</a>--Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe
+siècle, et en particulier du <i>Roman comique</i> de Scarron.
+
+ <a href="#part1">PREMIÈRE PARTIE.</a>
+
+Au coadjuteur, c'est tout dire.
+Au lecteur scandalisé des fautes d'impression qui sont dans mon livre.
+
+<a href="#ca1">CHAPITRE Ier.</a>--Une troupe de comediens arrive dans la ville du Mans.
+
+<a href="#ca2">CHAP. II.</a>--Quel homme etoit le sieur de la Rappinière.
+
+<a href="#ca3">CHAP. III.</a>--Le déplorable sucées qu'eut la comédie.
+
+<a href="#ca4">CHAP. IV.</a>--Dans lequel on continue à parler du sieur la Rappinière, et
+de ce qui arriva la nuit en sa maison.
+
+<a href="#ca5">CHAP. V.</a>--Qui ne contient pas grand'chose.
+
+<a href="#ca6">CHAP. VI.</a>--L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que la Rancune
+donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une partie de la troupe; mort de
+Doguin, et autres choses mémorables.
+
+<a href="#ca7">CHAP. VII.</a>--L'aventure des brancards.
+
+<a href="#ca8">CHAP. VIII.</a>--Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires à savoir
+pour l'intelligence du présent livre.
+
+<a href="#ca9">CHAP. IX.</a>--Histoire de l'amante invisible.
+
+<a href="#ca10">CHAP. X.</a>--Comment Ragotin eut un coup de busc sur les doigts.
+
+<a href="#ca11">CHAP. XI.</a>--Qui contient ce que vous verrez si vous prenez la peine de le
+lire.
+
+<a href="#ca12">CHAP. XII.</a>--Combat de nuit.
+
+<a href="#ca13">CHAP. XIII.</a>--Plus long que le precedent. Histoire de Destin et de
+mademoiselle de l'Etoile.
+
+<a href="#ca14">CHAP. XIV.</a>--Enlevement du curé de Domfront.
+
+<a href="#ca15">CHAP. XV.</a>--Arrivée d'un operateur dans l'hôtellerie; suite de l'histoire
+de Destin et de l'Etoile; serenade.
+
+<a href="#ca16">CHAP. XVI.</a>--L'ouverture du theâtre, et autres choses qui ne sont pas de
+moindre consequence.
+
+<a href="#ca17">CHAP. XVII.</a>--Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.
+
+<a href="#ca18">CHAP. XVIII.</a>--Suite dé l'histoire de Destin et de l'Etoile.
+
+<a href="#ca19">CHAP. XIX.</a>--Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos; nouvelle
+disgrâce de Ragotin, et autres choses, que vous lirez s'il vous plaît.
+
+<a href="#ca20">CHAP. XX.</a>--Le plus court du present livre. Suite du trebuchement de
+Ragotin, et quelque chose de semblable qui arriva à Roquebrune.
+
+<a href="#ca21">CHAP. XXI.</a>--Qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant.
+
+<a href="#ca22">CHAP. XXII.</a>--A trompeur trompeur et demi.
+
+<a href="#ca23">CHAP. XXIII.</a>--Malheur imprevu qui fut cause qu'on ne joua point la
+comédie.
+
+ <a href="#part2">SECONDE PARTIE.</a>
+
+<a href="#cb1">CHAP. Ier.</a>--Qui ne sert que d'introduction aux autres.
+
+<a href="#cb2">CHAP. II.</a>--Des bottes.
+
+<a href="#cb3">CHAP. III.</a>--L'histoire de la Caverne.
+
+<a href="#cb4">CHAP. IV.</a>--Le Destin trouve Leandre.
+
+<a href="#cb5">CHAP. V.</a>--Histoire de Leandre.
+
+<a href="#cb6">CHAP. VI.</a>--Combat à coups de poings; mort de l'hôte, et autres choses
+memorables.
+
+<a href="#cb7">CHAP. VII.</a>--Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces; aventure
+du corps mort; orage de coups de poings, et autres accidens surprenans
+dignes d'avoir place en cette véritable histoire.
+
+<a href="#cb8">CHAP. VIII.</a>--Ce qui arriva du pied de Ragotin.
+
+<a href="#cb9">CHAP. IX.</a>--Autre disgrâce de Ragotin.
+
+<a href="#cb10">CHAP. X.</a>--Comment madame Bouvillon ne put resister à une tentation et
+eut une bosse au front.
+
+<a href="#cb11">CHAP. XI.</a>--Des moins divertissans du présent volume.
+
+<a href="#cb12">CHAP. XII.</a>--Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent.
+
+<a href="#cb13">CHAP. XIII.</a>--Mechante action du sieur de la Rappinière.
+
+ <a href="#tome2">TOME II.</a>
+
+<a href="#cb14">CHAP. XIV.</a>--Le juge de sa propre cause.
+
+<a href="#cb15">CHAP. XV.</a>--Effronterie du sieur de la Rappinière.
+
+<a href="#cb16">CHAP. XVI.</a>--Disgrâce de Ragotin.
+
+<a href="#cb17">CHAP. XVII.</a>--Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand
+Baguenodière.
+
+<a href="#cb18">CHAP. XVIII.</a>--Qui n'a pas besoin de titre.
+
+<a href="#cb19">CHAP. XIX.</a>--Les deux frères rivaux.
+
+<a href="#cb20">CHAP. XX.</a>--De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu.
+
+ <a href="#part3">TROISIÈME PARTIE.</a>
+
+<a href="#cc1">CHAP. Ier.</a>--Qui fait l'ouverture de cette troisième partie.
+
+<a href="#cc2">CHAP. II.</a>--Où vous verrez le dessein de Ragotin.
+
+<a href="#cc3">CHAP. III.</a>--Dessein de Leandre, harangue et reception de Ragotin à la
+troupe comique.
+
+<a href="#cc4">CHAP. IV.</a>--Départ de Leandre et de la troupe comique pour aller à
+Alençon; disgrâce de Ragotin.
+
+<a href="#cc5">CHAP. V.</a>--Ce qui arriva aux comédiens entre Vivain et Alençon; autre
+disgrâce de Ragotin.
+
+<a href="#cc6">CHAP. VI.</a>--Mort de Saldagne.
+
+<a href="#cc7">CHAP. VII.</a>--Suite de l'histoire de la Caverne.
+
+<a href="#cc8">CHAP. VIII.</a>--Fin de l'histoire de la Caverne.
+
+<a href="#cc9">CHAP. IX.</a>--La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile, et
+l'arrivée d'un carrosse plein de noblesse, et autres aventures de
+Ragotin.
+
+<a href="#cc10">CHAP. X.</a>--Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée de M. de
+Verville.
+
+<a href="#cc11">CHAP. XI.</a>--Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile et de Leandre
+avec Angelique.
+
+<a href="#cc12">CHAP. XII.</a>-Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye; autre disgrâce de
+Ragotin.
+
+<a href="#cc13">CHAP. XIII.</a>--Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis.
+
+<a href="#cc14">CHAP. XIV.</a>--Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière;
+mariage des comédiens et comédiennes; autre disgrâce de Ragotin.
+
+<a href="#cc15">CHAP. XV.</a>--Histoire des deux jalouses.
+
+<a href="#cc16">CHAP. XVI.</a>--Histoire de l'amante capricieuse.
+
+<a href="#cc17">CHAP. XVII.</a>--Désespoir de Ragotin et fin du <i>Roman comique</i>.
+</pre>
+
+<br>
+<p class="mid">FIN DE LA TABLE.</p>
+<br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco04.png"></p>
+
+<br><br><br><br><br>
+
+
+
+<h2>CATALOGUE</h2>
+
+<h5>DE LA</h5>
+
+<h1>BIBLIOTHÈQUE</h1>
+
+<h2>ELZEVIRIENNE</h2>
+
+<h4>Et des autres ouvrages</h4>
+
+<h3>DU FONDS DE P. JANNET</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+
+<p class="mid">A PARIS<br>
+
+Chez P. Jannet, Libraire<br>
+
+<i>Rue de Richelieu</i>, 15</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p class="mid">Juin 1857</p>
+
+<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3>
+
+<p>
+<pre>
+Avertissement.
+Théologie.
+Morale.
+Beaux-Arts.
+Belles-Lettres:
+ I Linguistique.
+ II Poésie.
+ III Théâtre.
+ IV Romans.
+ V Contes et Nouvelles.
+ VI Facéties.
+ VII Polygraphes et Mélanges.
+Histoire:
+ I Voyages.
+ II Histoire de France (<i>Collection générale de Chroniques et
+ Mémoires</i>).
+ III Histoire étrangère.
+Ouvrages de différents formats.
+La Propriété littéraire et artistique, Courrier de la librairie.
+Manuel de l'amateur d'estampes.
+Recueil de Maurepas.
+La <i>Muse historique</i> de Loret.
+Library of old authors.
+
+Tous les volumes de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i> se vendent
+reliés en percaline, non rognés et non coupés, sans augmentation de
+prix.
+
+Il a été tiré de chaque volume quelques exemplaires sur <i>papier fort</i>,
+qui se vendent le double du prix des exemplaires ordinaires.
+</pre>
+
+<br><br><br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p>
+<br>
+<h3>AVERTISSEMENT (Août 1856).</h3>
+<br>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>u mois de septembre 1852, je fis
+imprimer un prospectus dans lequel
+je disais:</p>
+
+<p>«Pour un très grand nombre de
+personnes--et de personnes instruites--la
+littérature française se compose des ouvrages
+d'une vingtaine d'auteurs du XVIIe siècle
+et du XVIIIe; la poésie française commence avec
+Boileau, le théâtre avec Corneille, le roman avec
+Le Sage. Tout ce qui est antérieur est dédaigné
+comme produit d'une époque barbare.....</p>
+
+<p>«En fixant ainsi au milieu du dix-septième
+siècle l'origine de notre littérature, on supprime
+précisément ce qu'elle a de spontané, de vraiment
+national. A partir de cette époque, en effet,
+nos écrivains, familiarisés avec les lettres grecques
+et latines, ne songent plus qu'à imiter les
+modèles d'Athènes et de Rome, et l'on voit tomber
+dans un oubli profond tout ce qui constitue
+notre littérature du moyen âge, si riche et si variée,
+ces légendes naïves, ces épopées chevaleresques,
+ces mystères, et, enfin, ces poésies légères
+ou satiriques, ces contes, ces facéties, partie
+d'autant plus importante de notre littérature
+qu'elle représente plus essentiellement le côté
+saillant de l'esprit national.</p>
+
+<p>«Si ces richesses littéraires sont généralement
+ignorées, ce n'est pas, il faut être juste, qu'on
+n'ait rien fait pour les tirer de l'oubli: quelques
+écrivains de la fin du siècle dernier y ont travaillé
+avec plus de bonne volonté que de bonheur. Plus
+tard, d'importantes publications ont eu lieu; mais
+il s'en faut que la mine soit épuisée. Ajoutons
+que la plupart des ouvrages du moyen âge publiés
+dans ces derniers temps ont été tirés à petit nombre,
+se vendent fort cher, et ne sont pas réellement
+à la portée du vrai public.</p>
+
+<p>«Aujourd'hui cependant l'élan est donné. Le
+public veut connaître cette époque ignorée et si
+long-temps calomniée, le moyen âge.»</p>
+
+<p>Ce prospectus annonçait une Revue mensuelle
+qui devait paraître à partir du mois de janvier
+1853, et reproduire les principaux monuments de
+la littérature du moyen âge. Mais je ne tardai pas
+à abandonner le projet de cette publication périodique.
+Je pensai qu'il valait mieux publier chaque
+ouvrage séparément, en volumes d'un format
+commode, dignes de tous par leur exécution matérielle,
+à la portée de tous par la modicité de
+leur prix. Le plan de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i>
+était trouvé, du moins quant à la partie matérielle.
+Au point de vue littéraire, il fallait le compléter.
+Il ne s'agissait plus exclusivement du
+moyen âge: avec ma nouvelle combinaison, il
+devenait possible d'étendre considérablement mon
+cadre, et de reproduire une foule d'ouvrages postérieurs
+au moyen âge, mais précieux pour l'étude
+des moeurs, de la littérature et de l'histoire; de placer
+dans un nouveau jour, au moyen de travaux
+consciencieux, les chefs-d'oeuvre de notre littérature
+classique.</p>
+
+<p>Je me mis immédiatement à l'oeuvre. En donnant
+à ma collection le titre de <i>Bibliothèque elzevirienne</i>,
+je m'imposais des obligations difficiles
+à remplir. Les petits volumes sortis des presses
+des Elzevier sont imprimés avec une perfection
+qui fera toujours l'admiration des connaisseurs.
+La netteté des caractères, l'élégance des ornements,
+la qualité du papier, tout concourt à faire
+de ces volumes des livres admirables. La typographie
+a fait d'immenses progrès depuis deux
+siècles sous le rapport des moyens d'exécution;
+mais quant aux résultats, il n'en est pas de même.
+Les plus beaux livres de notre époque sont imprimés
+dans un format peu commode, sur du papier
+très blanc, brillant, glacé, satiné, mais brûlé,
+cassant et d'une qualité déplorable, avec des caractères
+mal proportionnés et difficiles à lire. Rien
+de tout cela ne pouvait me convenir. Je n'eus
+pas grand'peine à trouver le format: c'est celui
+des Elzevier un peu agrandi, avec cette différence
+que la feuille est tirée in-16, ce qui donne
+des volumes plus réguliers que l'in-12 des Elzevier.
+Le papier, il fallut le faire fabriquer, car on
+ne fait plus guère de papier de fil; le filigrane,
+qui reproduit mon nom, prouve la destination de
+celui que j'emploie. Quant aux caractères, je fis
+faire des fontes de ceux qui me parurent les plus
+convenables, en attendant qu'il me fût possible
+d'employer ceux que je devais faire graver. Les
+ornements furent copiés par M. Le Maire, un
+graveur habile, sur ceux dont se servaient les Elzevier.
+Les imprimeurs se prêtèrent à des modifications
+qui assuraient la régularité du tirage.
+Tout cela prit beaucoup de temps, et les neuf
+premiers volumes de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i> furent
+mis en vente seulement au mois d'août 1853.</p>
+
+<p>Ma collection fut accueillie avec faveur. Le
+public se chargea de prouver qu'elle répondait à
+un besoin. La critique se montra d'une extrême
+bienveillance. Bref, le succès de la <i>Bibliothèque
+elzevirienne</i> fut assuré dès l'apparition des premiers
+volumes, et depuis il ne s'est pas démenti.</p>
+
+<p>Je n'ai pas voulu jusqu'ici donner un catalogue
+détaillé des ouvrages qui doivent composer
+la <i>Bibliothèque elzevirienne</i>. Je craignais de fournir
+des indications utiles à des concurrents peu
+scrupuleux. C'est un fait malheureusement trop
+connu que, lorsqu'une nouvelle combinaison de
+librairie réussit, chacun se croit autorisé à marcher
+dans la voie de l'inventeur. Mais, pour
+moi, le danger s'amoindrit chaque jour: le nombre
+des volumes déjà publiés et des volumes prêts
+à paraître, le matériel dont je dispose, l'affection
+des érudits qui veulent bien concourir à l'accroissement
+de ma collection, et, enfin, la bienveillance
+du public, tout tend à me rassurer contre
+les résultats d'une concurrence déloyale. Aussi je
+n'hésite plus à donner le plan de la <i>Bibliothèque
+elzevirienne</i>, plan qui n'est pas absolument définitif,
+mais qui, s'il n'annonce pas tous les volumes
+que je dois publier, n'en comprend guère sur
+lesquels il n'ait déjà été fait pour mon compte des
+travaux préparatoires, et qui ne doivent voir le
+jour dans un délai plus ou moins rapproché.<span class="rig">P. JANNET.</span></p>
+
+<br><br><br><br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p>
+<br><br>
+
+<h2> CATALOGUE<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a>
+<a href="#footnote433"><sup class="sml">433</sup></a></h2>
+<hr class="short">
+
+<h3> THÉOLOGIE<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a>
+<a href="#footnote434"><sup class="sml">434</sup></a></h3>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote433"
+name="footnote433"><b>Note 433: </b></a><a href="#footnotetag433">
+(retour) </a> Les ouvrages déjà publiés sont désignés par un astérisque*.
+Ceux dont le titre n'est pas précédé de ce signe
+sont sous presse ou en préparation.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote434"
+name="footnote434"><b>Note 434: </b></a><a href="#footnotetag434">
+(retour) </a> La partie religieuse de ce catalogue est encore fort
+incomplète, mais elle ne tardera pas à recevoir d'assez grands
+développements.</blockquote>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span><i>égendes en prose, du XIIIe siècle</i>, recueillies
+et annotées par M. L. MOLAND.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Légendes en vers</i>, recueillies et annotées
+par MM. CH. D'HÉRICAULT et L. Moland.
+2 Vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>L'Internelle Consolation</i>, première version
+françoise de l'Imitation de Jesus-Christ. Nouvelle
+édition, publiée par MM. L. Moland
+et Ch. d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Les Pensées de</i> Pascal. Edition de M. Prosper
+Faugère. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Les Provinciales de</i> Pascal. Edition de M. Prosper
+Faugère. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<h3> MORALE.</h3>
+
+<p><i>Les Essais de Michel de</i> Montaigne.
+Edition revue et annotée par M. le
+Dr J.-F. Payen. 4 vol. 20 fr.</p>
+
+<p><i>La Sagesse</i>, de Charron, 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Réflexions, Sentences et Maximes morales</i> de
+La Rochefoucauld. Nouvelle édition, conforme
+à celle de 1678, et à laquelle on a joint
+les Annotations d'un contemporain sur chaque
+maxime, les variantes des premières éditions
+et des notes nouvelles, par G. Duplessis.
+Préface par Sainte-Beuve. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+<i>Les Annotations d'un contemporain</i> sur les <i>Maximes</i>
+de La Rochefoucauld ont été attribuées à Mme de La
+Fayette. Elles paraissent ici pour la première fois.
+Quelques unes seulement avaient été publiées par Aimé
+Martin.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Les Caractères</i> de Théophraste, traduits du
+grec, avec les <i>Caractères ou les moeurs de ce
+siècle</i>, par La Bruyère. Nouvelle édition,
+collationnée sur les éditions données par l'auteur,
+avec toutes les variantes, une lettre inédite
+de La Bruyère et des notes littéraires et
+historiques, par Adrien Destailleur. 2 volumes. 10 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Cette édition est le fruit de plusieurs années de travail.
+M. Destailleur s'est attaché à reproduire toutes
+les variantes des éditions données par l'auteur. Il a
+indiqué avec soin les passages des moralistes anciens
+et modernes qui se sont rencontrés avec La Bruyère.
+Il a fait assez pour que M. S. de Sacy ait pu dire:
+«Voilà enfin un La Bruyère auquel il ne manque rien.»
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Vauvenargues.</p>
+
+<p><i>Le livre du chevalier de la Tour Landry</i> pour
+l'enseignement de ses filles; publié d'après
+les manuscrits de Paris et de Londres, par M.
+Anatole de Montaiglon, membre résidant
+de la Société des Antiquaires de France. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Ce livre, oeuvre d'un gentilhomme du XIVe siècle,
+contient de précieux renseignements sur les moeurs du
+moyen âge. Les sentiments du chevalier sur l'éducation
+des filles, déduits avec une naïveté, une liberté
+d'expressions qui paraissent étranges aux lecteurs de
+notre époque, sont appuyés du récit d'aventures empruntées
+à la Bible, aux chroniques et aux souvenirs
+personnels du chevalier de la Tour, récits souvent piquants
+et toujours gracieux, qui assignent à son livre
+une place distinguée parmi les oeuvres des conteurs
+français.
+</blockquote>
+<hr class="short">
+
+<h3> BEAUX-ARTS.</h3>
+
+<p class="lef">*<p>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/M.png"></span><i>emoires pour servir à l'Histoire de
+l'Academie royale de peinture et de
+sculpture</i>, depuis 1648 jusqu'en
+1664, publiés pour la première fois,
+d'après le manuscrit de la Bibliothèque Impériale,
+par M. Anatole de Montaiglon, volumes. 8 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Epuisé.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Le livre des peintres et graveurs</i>, par Michel
+de Marolles, abbé de Villeloin. Nouvelle
+édition, revue par M. Georges Duplessis. 1
+vol. 3 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Epuisé.
+</blockquote>
+
+<h3> BELLES-LETTRES.</h3>
+
+<p class="mid"> I. LINGUISTIQUE.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/R.png"></span><i><br><br>ecueil des Grammairiens français
+du XVIe siècle,</i> avec introduction
+et notes par M. Guessard. 3 volumes. 15 fr.</p>
+
+<h3> II. POÉSIE.</h3>
+
+<p class="mid"> 1. <i>Poétique.</i></p>
+
+<p><i>Recueil d'anciens traités de poétique française</i>,
+avec introduction et notes par M. Servois.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p class="mid"> 2. <i>Poèmes chevaleresques.</i></p>
+
+<p>* <i>Gerard de Rossillon</i>, chanson de geste publiée
+en provençal et en français, d'après les manuscrits
+de Paris et de Londres, par M. Francisque-Michel.
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Floire et Blanceflor</i>, poèmes du XIIIe siècle,
+publiés d'après les manuscrits, avec une Introduction,
+des Notes et un Glossaire, par
+M. Edelestand du Méril. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dôle</i>,
+en vers, du XIIIe siècle, publié pour la première
+fois d'après le manuscrit unique du Vatican,
+par M. Gustave Servois. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p class="mid"> 3. <i>Poésies de différents genres.</i></p>
+
+<p><i>Recueil général des Fabliaux et Contes</i> des poètes
+françois, revus sur les manuscrits et annotés
+par M. A. de Montaiglon.</p>
+
+<blockquote>
+Ce Recueil formera quatre volumes à 5 fr.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Le Dolopathos</i>, recueil de contes en vers, du
+XIIe siècle, par Herbers, publié d'après les
+manuscrits par MM. Ch. Brunet et A. de
+Montaiglon. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies du Roi de Navarre.</i> 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Marie de France.</i> 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Rutebeuf. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Le Roman de la Rose</i>, par Guillaume de Lorris
+et Jean de Meung. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de</i>
+Lescurel, poète françois du XIVe siècle,
+publiés d'après le manuscrit unique par M. A.
+de Montaiglon. 1 vol. 2 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Dans sa préface, l'éditeur s'est attaché à faire ressortir
+l'importance de ces poésies, d'ailleurs très remarquables,
+comme spécimen de la langue du XIVe siècle,
+«langue plus claire, plus intelligible, plus voisine
+de notre langue actuelle que celle de bien des oeuvres
+postérieures».
+</blockquote>
+
+<p><i>Poésies de Jean</i> Froissart. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Christine</i> de Pisan. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies d'Eustache</i> Deschamps. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies d'Alain</i> Chartier. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Charles</i> d'Orléans. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p> <i>OEuvres complètes de</i> François Villon. Nouvelle
+édition, revue, corrigée et mise en ordre,
+avec des notes historiques et littéraires, par
+P. L.-Jacob, bibliophile, 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe
+siècles</i>, morales, facétieuses, historiques, réunies
+et annotées par M. A. de Montaiglon.
+Tomes I à V. Chaque volume: 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Dans ce recueil figureront les pièces anonymes piquantes
+et devenues rares, les oeuvres de poètes qui
+n'ont laissé que peu de vers, les pièces les plus remarquables
+d'écrivains féconds, mais qu'on ne peut
+réimprimer en entier.
+</blockquote>
+
+<p>Le premier volume contient:</p>
+
+<p>1. Le Debat de l'homme et de la femme (par frère Guillaume
+Alexis).</p>
+
+<p>2. Le Monologue des Nouveaulx Sotz de la joyeuse
+Bende.</p>
+
+<p>3. Les Tenèbres de Mariage.</p>
+
+<p>4. Les Ditz de maistre Aliborum, qui de tout se mesle.</p>
+
+<p>5. S'ensuit le mistère de la saincte Lerme, comment elle
+fut apportée de Constantinople à Vendosme.</p>
+
+<p>6. Les Regretz de messire Barthelemy d'Alvienne, et la
+Chançon de la defense des Venitiens.</p>
+
+<p>7. La Patenostre des Verollez.</p>
+
+<p>8. Varlet à louer à tout faire (par Christophe de Bordeaux,
+Parisien).</p>
+
+<p>9. Chambrière à louer à tout faire (par le même).</p>
+
+<p>10. S'ensuyvent les Regretz et Complainte de Nicolas
+Clereau, avec la mort d'iceluy (par Gilles Corrozet).</p>
+
+<p>11. Dyalogue d'ung Tavernier et d'un Pyon, en françoys
+et en latin.</p>
+
+<p>12. Le Pater noster des Angloys.</p>
+
+<p>13. Le Doctrinal des nouveaux mariés.</p>
+
+<p>14. La piteuse desolation du monastère des Cordeliers de
+Maulx, mis à feu et bruslé.</p>
+
+<p>15. Discours joyeux des Friponniers et Friponnières,
+ensemble la Confrairie desdits Friponniers et les Pardons
+de ladite Confrairie.</p>
+
+<p>16. La vraye medecine qui guarit de tous maux et de
+plusieurs autres.</p>
+
+<p>17. La medecine de maistre Grimache, avec plusieurs
+receptes et remèdes contre plusieurs et diverses maladies,
+toutes vrayes et approuvées.</p>
+
+<p>18. La grande et triumphante monstre et bastillon de six
+mille Picardz, faicte à Amiens, à l'honneur et louenge de
+nostre sire le Roy, le XX juing mil cinq cens XXXV.</p>
+
+<p>19. La Replicque des Normands contre la Chanson des
+Picardz.</p>
+
+<p>20. Les Contenances de table.</p>
+
+<p>21. Le Testament de Martin Leuther.</p>
+
+<p>22. Sermon joyeulx de la vie Saint Ongnon, comment
+Nabuzardan, le maistre cuisinier, le fit martirer, avec les
+miracles qu'il faict chacun jour.</p>
+
+<p>23. Les Commandements de Dieu et du Dyable.</p>
+
+<p>24. La Complaincte du nouveau marié, avec le Dit de
+chascun, lequel marié se complainct des extenciles qui
+luy fault avoir à son mesnaige, et est en manière de chanson,
+avec la Loyauté des hommes.</p>
+
+<p>25. De la Nativité de Monseigneur le Duc, filz premier
+de Monseigneur le Dauphin.</p>
+
+<p>26. Sermon joyeulx d'un Ramonneur de cheminées.</p>
+
+<p>27. Eglogue sur le retour de Bacchus, en laquelle sont
+introduits deux vignerons, assavoir: Colinot de Beaulne et
+Jaquinot d'Orleans, composé par Calvi de la Fontaine.</p>
+
+<p>28. Les Ditz des bestes et aussy des oiseaulx.</p>
+
+<p>29. La legende et description du Bonnet carré, avec les
+proprietez, composition et vertus d'icelluy.</p>
+
+<p>30. Le Discours du trespas de Vert Janet.</p>
+
+<p>31. Le Blason des Basquines et Vertugalles.</p>
+
+<p>32. Les Souhaitz du monde.</p>
+
+<p>Le second volume contient:</p>
+
+<p>33. Sermon nouveau et fort joyeulx auquel est contenu
+tous les maulx que l'homme a en mariage. Nouvellement
+composé à Paris.</p>
+
+<p>34. Le Doctrinal des filles à marier.</p>
+
+<p>35. Nuptiaux virelays du mariage du roy d'Escosse et de
+madame Magdeleine, première fille de France, ensemble
+une ballade de l'apparition des trois deesses, avec le Blazon
+de la cosse en laquelle a tousjours germiné la belle
+fleur de lys. Faict par Jean Leblond, sieur de Branville.</p>
+
+<p>36. La Loyaulté des femmes, avec les Neuf preux de gourmandise
+et aussi une bonne recepte pour guerir les yvrongnes.</p>
+
+<p>37. Les moyens d'eviter merencolie, soy conduire et enrichir
+en tous estatz par l'ordonnance de Raison, composé
+nouvellement par Dadouville.</p>
+
+<p>38. Le Courroux de la Mort contre les Angloys, donnant
+proesse et couraige aux François.</p>
+
+<p>39. La Pronostication des anciens laboureurs.</p>
+
+<p>40. Les sept marchans de Naples, c'est assavoir: l'adventurier,
+le religieux, l'escolier, l'aveugle, le villageois,
+le marchant et le bragart.</p>
+
+<p>41. S'ensuit le Sermon fort joyeux de saint Raisin.</p>
+
+<p>42. La Complainte de Nostre-Dame, tenant son chier filz
+entre ses bras, descendu de la croix.</p>
+
+<p>43. Les droits nouveaulx establis sur les femmes.</p>
+
+<p>44. S'ensuyt le Doctrinal des bons serviteurs.</p>
+
+<p>45. S'ensuyt ung Sermon fort joyeulx pour l'entrée de
+table.</p>
+
+<p>46. La Complaincte de Monsieur le Cul contre les inventeurs
+des vertugalles.</p>
+
+<p>47. La Prinse de Pavie par Monsieur d'Anguien, accompaigné
+du duc d'Urbin et plusieurs capitaines envoyez par
+le Pape.</p>
+
+<p>48. La Boutique des usuriers, avec le recouvrement et
+abondance des vins, composé par M. Claude Mermet, notaire
+de Sainct-Rambert en Savoye, 1574.</p>
+
+<p>49. Bigorne qui mange tous les hommes qui font le commandement
+de leurs femmes.
+--Note sur Bigorne et sur Chicheface.</p>
+
+<p>50. La Remembrance de la Mort.</p>
+
+<p>51. Le Blason des barbes de maintenant, chose très
+joyeuse et recreative.</p>
+
+<p>52. La Reformation des tavernes et destruction de Gormandise,
+en forme de dialogue.</p>
+
+<p>53. La Plaincte du Commun contre les boulengers et ces
+brouillons taverniers ou cabaretiers et autres, avec la Desesperance
+des usuriers.</p>
+
+<p>54. La Doctrine du père au fils.</p>
+
+<p>55. Monologue nouveau et fort joyeulx de la Chambrière
+desproveue du mal d'amours.</p>
+
+<p>56. La Folye des Angloys, composée par Me L. D.</p>
+
+<p>57. Apologie des Chambrières qui ont perdu leur mariage
+à la blancque.</p>
+
+<p>58. L'Heur et guain d'une Chambrière qui a mis son mariage
+à la blanque pour soy marier, repliquant à celles qui
+y ont le leur perdu.</p>
+
+<p>59. Le Banquet des chambrières fait aux Estuves le jeudy
+gras, 1541.</p>
+
+<p>60. Prosa cleri parisiensis ad ducem de Mena, post cædem
+regis Henrici III.--Prose du clergé de Paris addressée
+au duc de Mayne après le meurtre du roy Henry III.
+traduite en françois par Pierre Pighenat, curé de Saint-Nicollas-des-Champs,
+1589.</p>
+
+<p>61. Le Debat de la Vigne et du Laboureur.</p>
+
+<p>62. La Vie de saint Harenc, glorieux martir, et comment
+il fut pesché en la mer et porté à Dieppe.</p>
+
+<p>Le tome III contient:</p>
+
+<p>63. Sermon joyeulx d'ung fiancé qui emprunte ung pain
+sur la fournée à rabattre sur le temps advenir.</p>
+
+<p>64. Le monologue des sots joyeulx de la nouvelle bande,
+la declaration du preparatif de leur festin, mis en lumière
+par le seigneur du Rouge et Noir, adressant à tous joyeux
+sotz et aultres.</p>
+
+<p>65. Epistre envoyée par feu Henry, roy d'Angleterre, à
+Henry, son fils, huytiesme de ce nom, à presant regnant
+audict royaulme (1512).</p>
+
+<p>66. Le danger de se marier, par lequel on peut cognoistre
+les perils qui en peuvent advenir, tesmoins ceux qui ont
+esté les premiers trompez.</p>
+
+<p>67. Le grant testament de Taste-Vin, roy des pions.</p>
+
+<p>68. Le debat et procès de Nature et de Jeunesse, à deux
+personnages, c'est assavoir Jeunesse, Nature. Avec les
+joyeulx commandemens de la table et plusieurs nouveaulx
+ditiés.</p>
+
+<p>69. Les Omonimes, satire des moeurs corrompues de ce siècle,
+par Antoine du Verdier, homme d'armes de la compagnie
+de monsieur le seneschal de Lyon (1572).</p>
+
+<p>70. L'art de rhetorique pour rimer en plusieurs sortes
+de rimes.</p>
+
+<p>71. La resolution de Ny Trop Tost Ny Trop Tard Marié.</p>
+
+<p>72. Les souhaitz des hommes.</p>
+
+<p>73. Les souhaitz des femmes.</p>
+
+<p>74. La voye de paradis, avec aucunes louanges de Nostre-Dame.</p>
+
+<p>76. Le jaloux qui bat sa femme.</p>
+
+<p>76. Les secrets et loix de mariage, par Jehan Divry.</p>
+
+<p>77. Le songe doré de la Pucelle.</p>
+
+<p>78. Les presomptions des femmes mondaines.</p>
+
+<p>79. La deploration des trois Estatz de France sur l'entreprise
+des Anglois et Suisses, par Pierre Vachot (1513).</p>
+
+<p>80. Sermon joyeux de la patience des femmes obstinées
+contre leurs marys, fort joyeux et recreatif à toutes gens.</p>
+
+<p>81. L'epistre du Chevalier gris à la très noble et très superillustre
+princesse et très sacrée vierge Marie, fille et
+mère du très grant et très souverain monarche universel
+Jesus de Nazareth.</p>
+
+<p>82. Deploration et complaincte de la mère Cardine de Paris,
+cy-devant gouvernante du Huleu, sur l'abolition d'iceluy.</p>
+
+<p>83. L'Enfer de la mère Cardine.</p>
+
+<p>Le tome IV contient:</p>
+
+<p>84. La complainte douloureuse du Nouveau Marié.</p>
+
+<p>85. La fontaine d'Amours et sa description. Nouvellement
+imprimé.</p>
+
+<p>86. La singerie des huguenots, marmots et guenons de
+la nouvelle derrision Theodobezienne, contenant leurs arrests
+et sentences par jugement de raison naturelle. Composée
+par Me Artus Desiré (1574).</p>
+
+<p>87. La doctrine des princes et des servans en court.</p>
+
+<p>88. Pronostication generalle pour quatre cens quatre
+vingt-dix-neuf ans, calculée sur Paris et autres lieux de
+mesme longitude. Imprimée nouvellement à Paris, mille
+cinq cens soixante et un.</p>
+
+<p>89. L'Aigle qui a fait la poule devant le Coq à Landrecy.
+Imprimé à Lyon, chez le Prince, près Nostre-Dame de
+Confort (par Claude Chapuis, 1543).</p>
+
+<p>90. La deffaicte des faulx monnoyeurs, par Dadonville.</p>
+
+<p>91. Les estrennes des filles de Paris, par Jean Divry.</p>
+
+<p>92. Le sermon de l'Endouille.</p>
+
+<p>93. La deploration de la cité de Genefve sur le faict des
+heretiques qui l'ont tiranniquement opprimée.</p>
+
+<p>94. Le debat du Vin et de l'Eau (par Pierre Jamec).</p>
+
+<p>95. La venue et resurrection de Bon-Temps, avec le
+bannissement de Chière-Saison. A Lyon, par Grand Jean
+Pierre, près Nostre Dame de Confort.</p>
+
+<p>96. Les moyens très utiles et necessaires pour rendre le
+monde paisible et faire revenir le Bon-Temps.</p>
+
+<p>97. Le debat de la Dame et de l'Escuyer (par maître
+Henri Baude).</p>
+
+<p>98. Epistre envoiée de Paradis au très chrestien roy de
+France François premier du nom, de par les empereurs
+Pepin et Charlemagne, ses magnifiques predecesseurs, et
+presentée audit seigneur par le Chevallier Transfiguré,
+porteur d'icelle (1515).</p>
+
+<p>99. Le testament d'un amoureux qui mourut par amour.
+Ensemble son epitaphe, composé nouvellement.</p>
+
+<p>100. Le <i>De profundis</i> des amoureux.</p>
+
+<p>101. La fuitte des Bourguignons devant la ville de Bourg
+en Bresse, le quinziesme d'octobre mil cinq cens cinquante
+sept, regnant Henry roy de France, second du nom
+(1557).</p>
+
+<p>102. Le triomphe de très haulte et puissante dame Verolle,
+royne du Puy d'Amours, nouvellement composé par
+l'inventeur des menus plaisirs honnestes. Lyon, François
+Juste, 1539.</p>
+
+<p>103. Le pourpoinct fermant à boutons.</p>
+
+<p>104. Description de la prinse de Calais et de Guynes,
+composée par forme et stile de procès par M. G. de M... A
+Paris, chez Barbe Regnault.</p>
+
+<p>105. Hymne à la louange de Monseigneur le duc de
+Guyse, par Jean de Amelin. A Paris, en la boutique de
+Federic Morel, 1558.</p>
+
+<p>106. Epitaphe de la ville de Calais, faicte par Anthoine
+Fauquel, natif de la ville d'Amiens, plus une chanson sur la
+prinse dudict Calais (par Jacques Pierre, dit Château-Gaillard).
+A Paris, par Jean Caveiller, 1558.</p>
+
+<p>107. Le discours du testament de la prinse de la ville de
+Guynes, composé par maistre Anthoine Fauquel, prebstre,
+natif de la ville et cité d'Amiens. A Paris, à l'imprimerie
+d'Olivier de Harsy, 1558.</p>
+
+<p>108. Ballade sur la mode des haulx bonnets.</p>
+
+<p>Le tome V contient:</p>
+
+<p>109. Le Debat de la Demoiselle et de la Bourgoise,
+nouvellement imprimé à Paris, très bon et joïeulx.</p>
+
+<p>110. La Complainte de France. Imprimé nouvellement.
+1568.</p>
+
+<p>111. Ode sacrée de l'Eglise françoyse sur les misères de
+ces troubles huictiesmes depuis vingt-cinq ans en ça. Imprimée
+nouvellement. 1586.</p>
+
+<p>112. Les trois Mors et les trois Vifz, avec la Complaincte
+de la Damoyselle.</p>
+
+<p>113. Le Caquet des bonnes Chamberières, declairant
+aulcunes finesses dont elles usent envers leurs maistres et
+maistresses. Imprimé par le commandement de leur secretaire
+maistre Pierre Babillet, avec la manière pour connoistre
+de quel boys se chauffe Amour.</p>
+
+<p>114. La presentation de mes seigneurs les Enfants de
+France, faicte par très haulte princesse madame Alienor,
+royne de France, avec l'accomplissement de la paix et
+proufitz de mariage. Avec privilége (1530).</p>
+
+<p>115. La Complainte du commun peuple à l'encontre
+des boulangers qui font du petit pain et des taverniers
+qui brouillent le bon vin, lesquelz seront damnez au grant
+diable s'ilz ne s'amendent. Avec la louange de tous ceux
+qui vivent bien et la chanson des brouilleurs de vin. A
+Paris, pour Nicolas le Heudier, rue Saint Jacques, près le
+collége de Marmontier.</p>
+
+<p>116. Le Dict des pays, avec les Conditions des femmes
+et plusieurs autres belles balades.</p>
+
+<p>117. La Complainte de Venise (1508).</p>
+
+<p>118. L'Amant despourveu de son esperit, escripvant à
+sa mye, voulant parler le courtisan, avec la reponse de la
+dame. On les vend à Paris en la rue Neufve Notre-Dame,
+à l'ansaigne Sainct Nicolas.</p>
+
+<p>119. Le grand regret et complainte du preux et vaillant
+capitaine Ragot, très scientifique en l'art de parfaicte
+belistrerie (avec une note historique de l'éditeur sur Ragot).</p>
+
+<p>120. Le testament de Jehan Ragot.</p>
+
+<p>121. Dialogue plaisant et recreatif entremeslé de plusieurs
+discours plaisans et facetieux en forme de coq à
+l'asne.</p>
+
+<p>122. Le rousier des Dames, sive le Pelerin d'amours,
+nouvellement composé par Messire Bertrand Desmarins de
+Masan.</p>
+
+<p>123. Les Ditz et ventes d'amours.</p>
+
+<p>124. La Prognostication des prognostications, non seulement
+de ceste presente année M.D.XXXVII, mais aussi
+des aultres à venir, voire de toutes celles qui sont passées,
+composée par maistre Sarcomoros, natif de Tartarie, et
+secretaire du très illustre et très puissant roy de Cathai,
+serf de vertus. M.D.XXXVII.</p>
+
+<p>125. Deploration sur le trespas de très noble princesse
+Madame Magdelaine de France, royne d'Escoce. Au Palais,
+par Gilles Corrozet et Jehan André, libraires. Avec privilége
+(1537).</p>
+
+<p>126. La Deploration de Robin (1556).</p>
+
+<p>127. Le debat de deux Damoyselles, l'une nommée la
+Noire et l'autre la Tannée.</p>
+
+<p>128. La grant malice des Femmes.</p>
+
+<p>129. Les Merveilles du monde selon le temps qui court,
+une ballade Francisque, et une aultre ballade de l'esperance
+des Hennoyers.</p>
+
+<p>Le tome VI est sous presse.</p>
+
+<p><i>OEuvres de Jehan</i> Regnier. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Le Livre de Matheolus et le Rebours de Matheolus</i>.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>Poésies de Martial de Paris <i>dit</i> d'Auvergne.
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres de Guillaume</i> Coquillart, revues et
+annotées par M. Charles d'Héricault. 2 volumes. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Guillaume</i> Cretin, 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de Pierre</i> Gringore, avec
+des notes par MM. Anatole de Montaiglon
+et Charles d'Héricault. 4 vol. 20 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Roger de Collerye.
+Edition revue et annotée par M. Charles
+d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Poésies de Bonaventure</i> des Periers, suivies
+du <i>Cymbalum mundi</i>, revues sur les éditions
+originales et annotées par M. Louis Lacour,
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voyez Page 35 de Ce Catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres de Clément</i> Marot, de Jean Marot et
+de Michel Marot, avec variantes et notes par
+M. Georges Guiffrey. 4 vol. 20 fr.</p>
+
+<p><i>Poesies d'Etienne</i> Dolet. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Marguerite D'Angoulême,
+reine de Navarre. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voy. page 35 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>Poésies de</i> François Ier. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de Jacques</i> Tahureau. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de</i> Mellin de Saint-Gelais, avec un
+commentaire inédit de Bernard de la Monnoye.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de Joachim</i> du Bellay, revues et annotées
+ par M. J. Boulmier. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies d'Olivier</i> de Magny. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de Louise</i> Labé. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Jacques</i> Grevin. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Jacques</i> Pelletier, du Mans. 2 volumes. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de Remy</i> Belleau. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies d'Amadis</i> Jamyn. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Ronsard, avec variantes
+et notes par M. Prosper Blanchemain. Chaque
+volume. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+L'édition formera six volumes à 5 fr. Les tomes I et
+II sont en vente.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres de J.A.</i> de Baïf. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de Philippe</i> Desportes. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>OEuvres de Vauquelin de la Fresnaye.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de</i> Bertaut. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres de Mathurin</i> Regnier, avec les commentaires
+revus et corrigés, précédées de l'Histoire
+de la Satire en France, pour servir de
+discours préliminaire, par M. Viollet le
+Duc. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Le travail de M. Viollet Le Duc, publié pour la première
+fois en 1822, a été revu et modifié par lui pour
+la nouvelle édition. <i>L'Histoire de la satire</i> a reçu des
+additions.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Les Tragiques</i>, de Théodore-Agrippa d'Aubigné.
+Edition annotée par M. Ludovic Lalanne.
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Théophile, revues et
+annotées par M. Alleaume. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Malherbe. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de</i> Maynard. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de</i> Sarazin. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Saint-Amant, revues et
+annotées par Ch. L. Livet. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Cette édition est le résultat d'un travail de plusieurs
+années. M. Livet a réuni dans ces deux volumes tous
+les ouvrages de Saint-Amant, imprimés et inédits.
+De nombreuses notes expliquent les allusions, éclaircissent
+les passages difficiles, et font connaître les
+nombreux personnages nommés dans ces oeuvres.
+</blockquote>
+
+<p><i>Poésies de maître Adam</i> Billaut. 2 vol. 10 fr</p>
+
+<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Racan, revues et annotées
+par M. Tenant de Latour. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies du chevalier de</i> Cailly. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Extrait abrégé des vieux Memoriaux de l'abbaye
+de Saint-Aubin-des-Boys, en Bretagne.</i>
+1 vol. 2 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Epuisé.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>OEuvres de</i> Chapelle <i>et de</i> Bachaumont.
+Nouvelle édition, revue et corrigée sur les meilleurs
+textes, notamment sur l'édition de 1732,
+précédée d'une notice par M. Tenant De
+Latour. 1 vol. 4 fr.</p>
+
+<p><i>Poésies de</i> Furetière. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres de</i> Segrais. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p> <i>OEuvres complètes de</i> La Fontaine, revues et
+annotées par M. Marty-Laveaux. Tome II
+(Contes et nouvelles). 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+L'édition formera quatre volumes.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres de</i> Boileau, commentées par les collaborateurs
+de la <i>Bibliothèque Elzevirienne</i>.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres choisies de</i> Senecé, revues sur les diverses
+éditions et sur les manuscrits originaux,
+par M. E. Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>OEuvres posthumes de</i> Senecé, publiées d'après
+les manuscrits autographes, par M. Emile
+Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>La Fleur des Chansons</i>, d'après les livres manuscrits
+et imprimés.</p>
+
+<p><i>Recueil des Noels</i> composés dans les divers idiomes
+de la France, par M. Albert de la Fizelière.
+3 vol. 15 fr.</p>
+
+<h3> III. THÉATRE.</h3>
+
+<p><i>Recueil de pièces relatives à l'histoire du théâtre
+en France</i>, 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Ancien théâtre françois</i>, ou Collection des ouvrages
+dramatiques les plus remarquables depuis
+les mystères jusqu'à Corneille, publié avec
+des notices et éclaircissements. 10 volumes.
+Chaque vol. 5 fr.</p>
+
+<p>Les trois premiers volumes sont la reproduction d'un
+recueil unique, conservé au Musée Britannique, à Londres,
+contenant 64 pièces, dont voici les titres:</p>
+
+<p class="mid">Tome I.</p>
+
+<p>1. Le Conseil du Nouveau marié, à deux personnages,
+c'est assavoir: le Mary et le Docteur.</p>
+
+<p>2. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Nouveau
+marié qui ne peult fournir à l'appoinctement de sa femme,
+à quatre personnages, c'est assavoir: le Nouveau Marié, la
+Femme, la Mère et le Père.</p>
+
+<p>3. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de l'Obstination
+des femmes, à deux personnaiges, c'est assavoir: le
+Mari et la Femme.</p>
+
+<p>4. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Cuvier,
+à troys personnages, c'est assavoir: Jaquinot, sa Femme et
+la Mère de sa femme.</p>
+
+<p>5. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys
+personnages, c'est assavoir: Jolyet, la Femme et le Père.</p>
+
+<p>6. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, des Femmes qui
+font refondre leurs maris, c'est assavoir: Thibault, Collart,
+Jennette, Pernette et le Fondeur.</p>
+
+<p>7. Farce nouvelle et fort joyeuse du Pect, à quatre personnages,
+c'est assavoir: Hubert, la Femme, le Juge et le
+Procureur.</p>
+
+<p>8. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, des Femmes
+qui demandent les arrerages de leurs maris, et les font obliger
+par <i>nisi</i>, à cinq personnages, c'est assavoir: le Mary,
+la Dame, la Chambrière et le Voysin.</p>
+
+<p>9. Farce nouvelle d'ung Mary jaloux qui veult esprouver
+sa femme, à quatre personnages, c'est assavoir: Colinet, la
+Tante, le Mary et sa Femme.</p>
+
+<p>10. Farce moralisée, à quatre personnaiges, c'est assavoir:
+deux Hommes et leurs deux Femmes, dont l'une a
+malle teste et l'autre est tendre du cul.</p>
+
+<p>11. Farce nouvelle et fort joyeuse, à quatre personnages,
+c'est assavoir: le Mary, la Femme, le Badin qui se loue et
+l'Amoureux.</p>
+
+<p>12. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Pernet
+qui va au vin, à troys personnaiges, c'est assavoir: Pernet,
+sa Femme et l'Amoureux.</p>
+
+<p>13. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, d'un
+Amoureux, à quatre personnages, c'est assavoir: l'Homme,
+la Femme, l'Amoureux et le Médecin.</p>
+
+<p>14. Colin qui loue et despite Dieu, en ung moment à
+cause de sa femme, à troys personnages, c'est assavoir:
+Colin, sa Femme et l'Amant.</p>
+
+<p>15. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à quatre
+personnaiges, c'est assavoir: le Gentilhomme, Lison, Naudet,
+la Damoyselle.</p>
+
+<p>16. Farce nouvelle à troys personnages, c'est assavoir:
+le Badin, la Femme et la Chambrière.</p>
+
+<p>17. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jeninot
+qui fist un roy de son chat, par faulte d'autre compagnon,
+en criant: Le roy boit! et monta sur sa maistresse
+pour la mener à la messe, à troys personnaiges, c'est assavoir:
+le Mary, la Femme et Jeninot.</p>
+
+<p>18. Farce nouvelle de frère Guillebert, très bonne et fort
+joyeuse, à quatre personnages, c'est assavoir: Frère Guillebert,
+l'Homme vieil, sa Femme jeune, la Commère.</p>
+
+<p>19. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Guillerme
+qui mangea les figues du curé, à quatre personnaiges,
+c'est assavoir: le Curé, Guillerme, le Voysin et sa
+Femme.</p>
+
+<p>20. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jenin
+filz de rien, à quatre personnaiges, c'est assavoir: la Mère
+et Jenin, son fils, le Prestre et ung Devin.</p>
+
+<p>21. La Confession Margot, à deux personnaiges, c'est
+assavoir: le Curé et Margot.</p>
+
+<p>22. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de George
+le Veau, à quatre personnaiges, c'est assavoir: George le
+Veau, sa Femme, le Curé et son Clerc.</p>
+
+<p class="mid">TOME II.</p>
+
+<p>23. Sermon joyeux de bien boire, à deux personnaiges,
+c'est assavoir: le Prescheur et le Cuysinier.</p>
+
+<p>24. Farce nouvelle, très bonne et très joyeuse, de la Résurrection
+de Jenin-Landore, à quatre personnaiges, c'est
+assavoir: Jenin, sa Femme, le Curé et le Clerc.</p>
+
+<p>25. Farce nouvelle, fort joyeuse, du Pont aux Asgnes, à
+quatre personnages, c'est assavoir: Le Mary, la Femme,
+Messire <i>Domine de</i> et le Boscheron.</p>
+
+<p>26. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys
+personnages, d'un Pardonneur, d'un Triacleur et d'une Tavernière,
+c'est assavoir: le Triacleur, le Pardonneur et la
+Tavernière.</p>
+
+<p>27. Farce nouvelle du Pasté et de la Tarte, à quatre personnaiges,
+c'est assavoir: deux Coquins, le Paticier et sa
+Femme.</p>
+
+<p>28. Farce nouvelle de Mahuet, badin, natif de Baignolet,
+qui va à Paris au marché pour vendre ses oeufz et sa cresme,
+et ne les veult donner sinon au pris du marché, et est
+à quatre personnages, c'est assavoir: Mahuet, sa Mère,
+Gaultier et la Femme.</p>
+
+<p>29. Farce nouvelle et fort joyeuse des Femmes qui font
+escurer leurs chaulderons et deffendent que on ne mette la
+pièce auprès du trou, à troys personnages, c'est assavoir:
+la première Femme, la seconde et le Maignen.</p>
+
+<p>30. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys
+personnages, d'un Chauldronnier, c'est assavoir: l'Homme,
+la Femme et le Chauldronnier.</p>
+
+<p>31. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois personnaiges,
+c'est assavoir: le Chauldronnier, le Savetier et
+le Tavernier.</p>
+
+<p>32. Farce joyeuse, très bonne et recreative pour rire, du
+Savetier, à troys personnaiges, c'est assavoir: Audin, savetier;
+Audette, sa Femme, et le Curé.</p>
+
+<p>33. Farce nouvelle d'ung Savetier nommé Calbain, fort
+joyeuse, lequel se maria à une savetière, à troys personnaiges,
+c'est assavoir: Calbain, la Femme et le Galland.</p>
+
+<p>34. Farce nouvelle, à quatre personnaiges, c'est assavoir:
+le Cousturier, Esopet, le Gentilhomme et la Chambrière.</p>
+
+<p>35. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois
+personnaiges, c'est assavoir: Maistre Mimin le Gouteux,
+son varlet Richard le Pelé, sourd, et le Chaussetier.</p>
+
+<p>36. Farce nouvelle d'ung Ramoneur de cheminées, fort
+joyeuse, à quatre personnaiges, c'est assavoir: le Ramoneur,
+le Varlet, la Femme et la Voysine.</p>
+
+<p class="lef">37.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p> Sermon joyeux et de grande value</p>
+<p> A tous les foulx qui sont dessoubz la nue,</p>
+<p> Pour leur monstrer à saiges devenir,</p>
+<p> Moyennant ce que, le temps advenir,</p>
+<p> Tous sotz tiendront mon conseil et doctrine,</p>
+<p> Puis congnoistront clerement, sans urine,</p>
+<p> Que le monde pour sages les tiendra</p>
+<p> Quand ils auront de quoy: notez cela.</p>
+</div></div>
+
+<p>38. Sottie nouvelle, à six personnaiges, c'est assavoir:
+le Roy des Sotz, Triboulet, Mitouflet, Sottinet, Coquibus,
+Guippelin.</p>
+
+<p>39. Sottie nouvelle, à cinq personnages, des Trompeurs,
+c'est assavoir: Sottie, Teste Verte, Fine Mine, Chascun et
+le Temps.</p>
+
+<p>40. Farce nouvelle, très bonne, de Folle Bobance, à
+quatre personnaiges, c'est assavoir: Folle Bobance, le
+premier Fol, gentilhomme; le second Fol, marchant, et le
+tiers Fol, laboureux.</p>
+
+<p>41. Farce joyeuse, très bonne, à deux personnaiges,
+du Gaudisseur qui se vante de ses faictz, et ung Sot qui
+lui respond au contraire, c'est assavoir: le Gaudisseur et
+le Sot.</p>
+
+<p>42. Farce nouvelle, très bonne et fort recreative pour
+rire, des cris de Paris, à troys personnaiges, c'est assavoir:
+le premier Gallant, le second Gallant et le Sot.</p>
+
+<p>43. Farce nouvelle du Franc Archier de Baignolet.</p>
+
+<p>44. Farce joyeuse de Maistre Mimin, à six personnaiges,
+c'est assavoir: le Maistre d'escolle; Maistre Mimin, estudiant;
+Raulet, son père; Lubine, sa mère; Raoul Machue,
+et la Bru Maistre Mimin.</p>
+
+<p>45. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys
+personnaiges, de Pernet qui va à l'escolle, c'est assavoir:
+Pernet, la Mère, le Maistre.</p>
+
+<p>46. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys
+personnaiges, c'est assavoir: la Mère, le Filz et l'Examinateur.</p>
+
+<p>47. Farce nouvelle de Colin, filz de Thevot le Maire,
+qui vient de Naples et amène ung Turc prisonnier, à quatre
+personnaiges, c'est assavoir: Thevot le Mère, Colin son
+filz, la Femme, le Pelerin.</p>
+
+<p>48. Farce nouvelle, à trois personnaiges, c'est assavoir:
+Tout Mesnaige, Besogne faicte, la Chamberière qui est malade
+de plusieurs maladies, comme vous verrez ci dedans,
+et le Fol qui faict du médecin pour la guarir.</p>
+
+<p>49. Le Debat de la Nourrice et de la Chamberière, à
+troys personnaiges, c'est assavoir: la Nourrisse, la Chamberière,
+Johannes.</p>
+
+<p>50. Farce nouvelle des Chamberières qui vont à la messe
+de cinq heures pour avoir de l'eaue beniste, à quatre personnaiges,
+c'est assavoir: Domine Johannes, Troussetaqueue,
+la Nourrice et Saupiquet.</p>
+
+<p class="mid">TOME III.</p>
+
+<p>51. Moralité nouvelle des Enfans de Maintenant, qui
+sont des escoliers de Jabien, qui leur monstre à jouer aux
+cartes et aux dez et entretenir Luxures, dont l'ung vient à
+Honte, et de Honte à Desespoir, et de Desespoir au gibet
+de Perdition, et l'aultre se convertist à bien faire. Et est à
+treize personnages, c'est assavoir: le Fol, Maintenant,
+Mignotte, Bon Advis, Instruction, Finet, premier enfant;
+Malduict, second enfant; Discipline, Jabien, Luxure,
+Honte, Desespoir, Perdition.</p>
+
+<p>/*
+52. Moralité nouvelle, contenant
+ Comment Envie, au temps de Maintenant,
+ Fait que les Frères que Bon Amour assemble
+ Sont ennemys et ont discord ensemble,
+ Dont les parens souffrent maint desplaisir,
+ Au lieu d'avoir de leurs enfans plaisir.
+ Mais à la fin Remort de conscience,
+ Vueillant user de son art et science,
+ Les fait renger en paix et union
+ Et tout leur temps vivre en communion.
+*/</p>
+
+<p>A neuf personnaiges, c'est assavoir: le Preco, le Père,
+la Mère, le premier Filz, le second Filz, le tiers Filz,
+Amour fraternel, Envie, et Remort de conscience.</p>
+
+<p>53. Moralité nouvelle d'ung Empereur qui tua son
+nepveu qui avoit prins une fille à force; et comment, ledict
+Empereur estant au lict de la mort, la sainte Hostie luy fut
+apportée miraculeusement. Et est à dix personnaiges, c'est
+assavoir: l'Empereur, le Chappelain, le Duc, le Conte, le
+Nepveu de l'Empereur, l'Escuyer, Bertaut et Guillot, serviteurs
+du Nepveu; la Fille violée, la Mère de la Fille, avec
+la sainte Hostie qui se présenta à l'Empereur.</p>
+
+<p>54. Moralité ou histoire rommaine d'une Femme qui avoit
+voulu trahir la cité de Romme, et comment sa Fille la nourrit
+six sepmaines de son lait en prison, à cinq personnaiges,
+c'est assavoir: Oracius, Valerius, le Sergent, la Mère et la
+Fille.</p>
+
+<p>55. Farce nouvelle, fort joyeuse et morale, à quatre personnaiges,
+c'est assavoir: Bien Mondain, Honneur spirituel,
+Pouvoir Temporel et la Femme.</p>
+
+<p>56. Farce nouvelle, très bonne, morale et fort joyeuse,
+à troys personnaiges, c'est assavoir: Tout, Rien et Chascun.</p>
+
+<p>57. Bergerie nouvelle, fort joyeuse et morale, de Mieulx
+que devant, à quatre personnaiges, c'est assavoir: Mieulx
+que devant, Plats Pays, Peuple pensif et la Bergière.</p>
+
+<p>58. Farce nouvelle moralisée des Gens Nouveaulx qui
+mangent le monde et le logent de mal en pire, à quatre
+personnaiges, c'est assavoir: le premier Nouveau, le second
+Nouveau, le tiers Nouveau et le Monde.</p>
+
+<p>59. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, c'est assavoir:
+Marchandise et Mestier, Pou d'Acquest, le Temps qui
+court et Grosse Despense.</p>
+
+<p>60. La vie et l'histoire du Maulvais Riche, à traize personnaiges,
+c'est assavoir: le Maulvais Riche, la Femme du
+Maulvais Riche, le Ladre, le Prescheur, Trotemenu, Tripet,
+cuisinier; Dieu le Père, Raphaël, Abraham, Lucifer, Sathan,
+Rahouart, Agrappart.</p>
+
+<p>61. Farce nouvelle des Cinq Sens de l'Homme, moralisée
+et fort joyeuse pour rire et recréative, et est à sept
+personnaiges, c'est assavoir: l'Homme, la Bouche, les
+Mains, les Yeulx, les Piedz, l'Ouye et le Cul.</p>
+
+<p>62. Débat du Corps et de l'Ame.</p>
+
+<p>63. Moralité nouvelle, très bonne et très excellente, de
+Charité, ou est demontré les maulx qui viennent aujourd'huy
+au Monde par faulte de Charité, à douze personnaiges: le
+Monde, Charité, Jeunesse, Vieillesse, Tricherie, le Pouvre,
+le Religieux, la Mort, le Riche Avaricieux et son Varlet, le
+Bon Riche vertueux et le Fol.</p>
+
+<p>64. Le Chevalier qui donna sa Femme au Dyable, à dix
+personnaiges, c'est assavoir: Dieu le Père, Nostre Dame,
+Gabriel, Raphael, le Chevalier, sa Femme, Amaury, escuyer;
+Anthenor, escuyer; le Pipeur et le Dyable.</p>
+
+<p>Le tome IV contient les oeuvres dramatiques d'Etienne
+Jodelle; les <i>Esbahis</i>, de Jacques Grevin; la
+<i>Reconnue</i>, de Remy Belleau.--Les tomes V et VI contiennent
+les huit premières comédies de Pierre de Larivey.
+La dernière pièce fait partie du tome VII, qui
+contient en outre <i>les Contens</i>, par Odet de Tournebu;
+<i>les Neapolitaines</i>, par François d'Amboise; <i>les Déguisez</i>,
+par Jean Godard; <i>la nouvelle Tragi-comique</i> du Capitaine
+Lasphrise.--Le tome VIII contient <i>Tyr et
+Sidon</i>, par Jean de Schelandre; <i>les Corrivaux</i>, par
+Pierre Troterel, sieur d'Aves; <i>l'Impuissance</i>, par Veronneau;
+<i>Alizon</i>, par L. C. Discret.--Le tome IX
+contient la <i>Comédie des proverbes</i>, la <i>Comédie de chansons</i>, la
+<i>Comédie des comédies</i>, la Comédie des comédiens,
+de Gougenot, le <i>Galimatias</i> de Deroziers-Beaulieu.--Le
+tome X et dernier contient un Glossaire.</p>
+
+<p><i>Recueil général des farces</i> qui ne font point partie
+de l'<i>Ancien theâtre français</i>, publié d'après
+les manuscrits et les imprimés par M. A.
+de Montaiglon. 5 vol. 25 fr.</p>
+
+<p><i>Mystère de la Passion</i>, par Arnoul Gréban,
+publié d'après les manuscrits par MM. C.
+d'Héricault et L. Moland. 3 vol. l5 fr.</p>
+
+<p>*<i>Les Comédies de Pierre de</i> Larivey, Champenois,
+2 vol. 20 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Ces deux volumes contiennent les neuf comédies
+de Pierre de Larivey. C'est un tirage à part, à cent
+exemplaires, avec titre particulier, des tomes V et VI
+et de partie du tome VII de l'<i>Ancien théâtre françois</i>.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Histoire de la vie et des ouvrages de</i> Corneille,
+par M. J. Taschereau. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Introduction aux <i>OEuvres complètes de Pierre</i> Corneille.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres complètes de Pierre</i> Corneille, publiées
+d'après le système orthographique de
+l'auteur et annotées par M. J. Taschereau.
+6 vol. 30 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Le tome Ier paraîtra incessamment.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Molière, revues et annotées
+par M. J. Taschereau. 4 vol. 20 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de Jean</i> Racine, revues et
+annotées par M. Emile Chasles. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Theâtre historique</i>, ou Recueil de pièces anciennes
+relatives à l'histoire de France, avec des
+notes. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<h3> IV. ROMANS.</h3>
+
+<p>* <i>Melusine</i>, par Jehan d'Arras; nouvelle édition,
+publiée d'après l'édition originale de Genève,
+1478, in-fol., par M. Ch. Brunet. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Le Roman de Jehan de Paris</i>, publié d'après les
+premières éditions, et précédé d'une notice par
+M. Emile Mabille. 1 vol. 3 fr.</p>
+
+<p>* <i>Le Roman bourgeois</i>, ouvrage comique, par Antoine
+Furetière. Nouvelle édition, avec des
+notes historiques et littéraires par M. Edouard
+Fournier, précédée d'une Notice par M. Ch.
+Asselineau. 1 Vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+<i>Le Roman bourgeois</i>, décrié au XVIIe siècle par les
+ennemis de l'auteur, mal réimprimé au XVIIIe, était
+à peine connu au XIXe. L'édition publiée par MM. Asselineau
+et Fournier a révélé à nos contemporains un
+des livres les plus sensés, les plus amusants, les mieux
+écrits, du siècle de Louis XIV, le plus précieux peut-être
+pour l'étude des moeurs bourgeoises et littéraires
+à cette époque.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Le Roman comique</i>, par Scarron, revu et annoté
+par M. Victor Fournel. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Histoire amoureuse des Gaules</i>, par Bussy-Rabutin,
+revue et annotée par M. Paul Boiteau,
+suivie des Romans historico-satiriques
+du XVIIe siècle, recueillis et annotés par M.
+C.-l. Livet. 3 vol. 15 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Deux volumes sont en vente.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Six mois de la vie d'un jeune homme</i> (1797),
+par Viollet le Duc. 1 vol. 4 fr.</p>
+
+<p><i>Les Aventures de Don Juan de</i> Vargas, racontées
+par lui-même, traduites de l'espagnol,
+sur le manuscrit inédit, par Charles Navarin.
+1 vol. 3 fr.</p>
+
+<blockquote>
+A tort ou à raison, on regarde généralement cet ouvrage
+comme un livre apocryphe, un pastiche, une
+imitation des romans de Le Sage et des contes de Voltaire.
+Ajoutons qu'on déclare l'imitation très heureuse;
+partant, le livre d'une lecture agréable et facile, écrit
+avec beaucoup d'esprit et de talent.
+</blockquote>
+
+<h3> V. CONTES ET NOUVELLES.</h3>
+
+<p>* <i>Hitopadésa</i>, ou l'Instruction utile, recueil d'apologues
+et de contes, traduit du sanscrit, avec
+des notes historiques et littéraires et un Appendice
+contenant l'indication des sources et
+des imitations, par M. Ed. Lancereau, membre
+de la Société Asiatique. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+On trouve dans ce volume beaucoup de fables et de
+contes qui ont passé dans les littératures modernes,
+particulièrement dans la nôtre.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XIIIe siècle,
+avec Notices et notes par MM. Moland et Ch.
+d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XIVe siècle,
+publiées par les mêmes. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XVe siècle,
+publiées par les mêmes. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Le Livre du chevalier de la Tour Landry</i>, pour
+l'enseignement de ses filles, publié par M. A.
+de Montaiglon. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voyez page 9 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>Le Violier des histoires romaines</i>, ancienne traduction
+françoise des <i>Gesta Romanorum</i>. 2 volumes. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Les Cent nouvelles nouvelles</i>, publiées d'après le
+seul manuscrit connu, avec introduction et
+notes par M. Thomas Wright, membre correspondant
+de l'Institut de France. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Recueil de petits contes latins</i>, tirés des manuscrits
+et annotés par M. Thomas Wright,
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* Morlini <i>novellæ, fabulæ et Comoedia</i>. Editio
+tertia, emendata et aucta. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Ouvrage peu connu, par suite de l'extrême rareté
+des éditions précédentes, et précieux pour l'histoire
+des contes et des fables. La <i>Comédie</i> a trait à l'expédition
+envoyée par Louis XII à la conquête du royaume
+de Naples.
+</blockquote>
+
+<p><i>Les Contes de Pogge</i>, Florentin. Traduction
+française du XVe siècle, 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p> <i>Les nouvelles recreations et joyeux devis</i> de
+Bonaventure Des Periers, revus sur les éditions
+originales et annotées par M. Louis Lacour,
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Tome II des Oeuvres. Voy. page 35.
+</blockquote>
+
+<p><i>L'Heptameron de la reine de Navarre</i>. 2 volumes. 10 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voy. page 35 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>Propos rustiques, Baliverneries, contes et discours
+d'Eutrapel</i>, par Noel du Faïl, sieur
+de la Hérissaye. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Les Serées de Guillaume Bouchet</i>. 3 vol. 15 fr.</p>
+
+<p><i>Le Decameron de Boccace</i>, traduction d'Antoine
+Le Maçon. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Les facetieuses nuits du seigneur Straparole</i>,
+traduites par Jean Louveau et Pierre de
+Larivey. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>La Philosophie fabuleuse</i>, par Pierre de Larivey,
+édition revue et annotée par M. Ed.
+Lancereau. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<h3> VI. FACÉTIES.</h3>
+
+<p>* Morlini <i>novellæ, fabulæ et comoedia</i>. Editio
+tertia, emendata et aucta. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voy. page 31 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Les quinze Joyes de mariage.</i> 2e édition, de la
+Bibliothèque elzevirienne, conforme au manuscrit
+de la Bibliothèque publique de Rouen,
+avec les variantes des anciennes éditions et des
+notes. 1 vol. 3 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Cet ouvrage si remarquable, qu'on attribue à l'auteur
+du <i>Petit Jehan de Saintré</i>, Antoine de la Sale, a toujours
+eu de nombreux admirateurs, au nombre desquels
+se trouvent Rabelais et Molière. Il a été imprimé
+plusieurs fois; l'éditeur a reconnu l'existence de quatre
+textes différents, tous plus ou moins tronqués. En
+s'aidant des anciennes éditions et du manuscrit de la
+Bibliothèque publique de Rouen, il est parvenu à rétablir
+le texte tel qu'il a dû sortir de la plume de l'auteur.
+Les variantes recueillies à la fin du volume justifient
+pleinement ce travail, et les notes placées au bas
+des pages rendent l'intelligence du texte facile aux personnes
+même les moins versées dans la connaissance
+de notre littérature du moyen âge.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Les Evangiles des Quenouilles.</i> Nouvelle édition,
+revue sur les éditions anciennes et les manuscrits,
+avec Préface, Glossaire et Table analytique.
+1 vol. 3 fr.</p>
+
+<blockquote>
+«Ceci n'est pas seulement un livre amusant: c'est
+encore un des livres les plus précieux pour l'histoire
+des moeurs, des opinions et des préjugés... C'est le
+répertoire le plus curieux des croyances, des erreurs
+et des préjugés répandus au moyen âge parmi le peuple.»
+(<i>Extrait de la Préface.</i>)
+</blockquote>
+
+<p>* <i>La Nouvelle Fabrique des excellens traits de
+vérité</i>, par Philippe d'Alcripe, sieur de Neri
+en Verbos. Nouvelle édition, augmentée des
+<i>Nouvelles de la terre de Prestre Jehan.</i> 1 volume. 4 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Cet ouvrage, de la fin du XVIe siècle, est le type et
+la source de ces nombreuses histoires où l'exagération
+joue un si grand rôle. De ce volume viennent en droite
+ligne les <i>Facetieux devis et plaisans contes du sieur du
+Moulinet</i>, les histoires, de M. de Crac et de sa famille,
+et les célèbres <i>Aventures du baron de Münchhausen</i>. En
+somme, c'est un livre fort amusant, et qui fait connaître
+un des côtés de l'esprit railleur de nos pères.
+</blockquote>
+
+<p><i>Oeuvres de</i> Rabelais, seule édition conforme
+aux derniers textes revus par l'auteur, avec les
+variantes des anciennes éditions, des notes et
+un Glossaire. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Les Contes de Pogge, florentin</i>, traduction française
+du XVe siècle. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voy. page 31 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>Les Bigarrures et touches du seigneur des Accords,</i>
+avec les contes du sieur Gaulard et
+les Escraignes dijonnoises. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Tabarin</i>, 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p><i>Bruscambille</i>. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Recueil general des Caquets de l'Accouchée.</i>
+Nouvelle édition, revue sur les pièces originales
+et annotée par M. Edouard Fournier,
+avec une Introduction par M. Le Roux de
+Lincy. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Dans cet ouvrage, les moeurs, les usages, les abus
+du premier quart du XVIIe siècle, sont passés en revue
+avec autant de liberté que de malice. Grâce aux notes
+dont cette édition est accompagnée, ce livre facétieux
+sera désormais un de ceux que l'on consultera avec le
+plus de fruit sur l'histoire du temps.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Le Dictionnaire des Pretieuses</i>, par le sieur de
+Somaize. Nouvelle édition, augmentée de divers
+opuscules du même auteur relatifs aux
+Précieuses, et d'une clef historique et anecdotique
+par M. C. L. Livet. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<h3> VII. POLYGRAPHES ET MÉLANGES.</h3>
+
+<p><i>Oeuvres complètes de Pierre</i> de Bourdeilles
+abbé de Branthome, et d'André de Bourdeilles,
+son frère aîné, publiées pour la première
+fois selon le plan de l'auteur, augmentées
+de nombreux fragments inédits, et annotées
+par M. Prosper Mérimée, de l'Académie
+française, et M. Louis Lacour, archiviste paléographe.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de</i> Marguerite d'Angoulême,
+reine de Navarre. 4 vol. 20 fr.</p>
+
+<blockquote>
+OEuvres diverses, 2 vol.--Heptameron, 2 vol.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres françaises de Bonaventure</i> Des Periers,
+revues sur les éditions originales et annotées
+par M. Louis Lacour. 2 vol. 10 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Tome I: Poésies, <i>Cymbalum Mundi</i>, Opuscules.--Tome
+II: Nouvelles Recreations et joyeux devis.
+</blockquote>
+
+<p><i>OEuvres complètes de la Fontaine</i>, revues et
+annotées par M. Marty-Laveaux. 4 volumes. 20 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Le tome I contiendra les <i>Fables</i>, le tome II les <i>Contes</i>,
+les tomes III et IV le Théâtre et les autres oeuvres.
+</blockquote>
+
+<p><i>Croniques des Samedis de Mlle de Scudéry</i>, recueillies
+par Conrart, annotées par Pellisson-Fontanier,
+et publiées par M. F.
+Feuillet de Conches. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Variétés historiques et littéraires</i>, recueil de
+pièces volantes rares et curieuses, en prose et
+en vers, avec des notes par M. Edouard Fournier.
+Tomes I à VII. Le volume, 5 fr.</p>
+
+
+<p>Le 1er volume contient:</p>
+
+<p>1. Ensuit une remonstrance touchant la garde de la
+librairie du Roy, par Jean Gosselin, garde d'icelle librairie.</p>
+
+<p>2. Le Diogène françois, ou Les facétieux discours dn
+vray anti-dotour comique blaisois.</p>
+
+<p>3. Histoires espouvautables de deux magiciens qui ont
+esté estranglez par le diable, dans Paris, la semaine
+saincte.</p>
+
+<p>4. Discours faict au parlement de Dijon sur la presentation
+des Lettres d'abolition obtenues par Helène Gillet,
+condamnée à mort pour avoir celé sa grossesse et sou
+fruict.</p>
+
+<p>5. Histoire veritable de la conversion et repentance
+d'une courtisane venitienne.</p>
+
+<p>6. Les singeries des femmes de ce temps descouvertes,
+et particulièrement d'aucunes bourgeoises de Paris.</p>
+
+<p>7. La Chasse et l'Amour, à Lysidor.</p>
+
+<p>8. Dialogue fort plaisant et recreatif de deux marchands:
+l'un est de Paris et l'autre de Pontoise, sur ce
+que le Parisien l'avoit appelé Normand.</p>
+
+<p>9. Discours prodigieux et espouvantable de trois Espaignols
+et une Espagnolle, magiciens et sorciers, qui se
+faisoient porter par les diables de ville en ville.</p>
+
+<p>10. Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la
+personne d'un favory de la cour d'Espagne.</p>
+
+<p>11. Examen sur l'inconnue et nouvelle caballe des frèyes
+de la Rozée-Croix.</p>
+
+<p>12. Role des présentations faictes au Grand Jour de l'Eloquence
+françoise.</p>
+
+<p>13. Recit veritable du grand combat arrivé sur mer,
+aux Indes Occidentales, entre la flotte espagnole et les navires
+hollandois, conduits par l'amiral Lhermite, devant la
+ville de Lyma, en l'année 1624.</p>
+
+<p>14. Discours veritable de l'armée du très vertueux et illustre
+Charles, duc de Savoye et prince de Piedmont, contre
+la ville de Genève.</p>
+
+<p>15. Histoire miraculeuse et admirable de la contesse de
+Hornoc, flamande, estranglée par le diable, dans la ville
+d'Anvers, pour n'avoir trouvé son rabat bien godronné, le
+15 avril 1616.</p>
+
+<p>16. Discours au vray des troubles naguères advenus au
+royaume d'Arragon.</p>
+
+<p>17. Recit naïf et veritable du cruel assassinat et horrible
+massacre commis le 26 aoust 1652, par la Compagnie
+des frippiers de la Tonnellerie, en la personne de Jean
+Bourgeois.</p>
+
+<p>18. Les Grands Jours tenus à Paris par M. Muet, lieutenant
+du petit criminel.</p>
+
+<p>19. La révolte des Passemens.</p>
+
+<p>20. Ordonnance pour le faict de la police et reglement
+du camp.</p>
+
+<p>21. Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de
+Brioché, au bout du Pont-Neuf.</p>
+
+<p>22. La prinse et deffaicte du capitaine Guillery.</p>
+
+<p>23. Le bruit qui court de l'Espousée.</p>
+
+<p>24. La conference des servantes de la ville de Paris.</p>
+
+<p>25. Le triomphe admirable observé en l'aliance de Betheleem
+Gabor, prince de Transilvanie, avec la princesse
+Catherine de Brandebourg.</p>
+
+<p>26. La descouverture du style impudique des courtisannes
+de Normandie à celles de Paris, envoyée pour estrennes,
+de l'invention d'une courtisanne angloise.</p>
+
+<p>27. La Rubrique et fallace du monde.</p>
+
+<p>28. Plaidoyers plaisans dans une cause burlesque.</p>
+
+<p>29. Les merveilles et les excellences du Salmigondis de
+l'aloyau, avec les Confitures renversées.</p>
+
+<p>Le second volume contient:</p>
+
+<p>1. Mémoire sur l'état de l'Académie françoise, remis à
+Louis XIV vers l'an 1696.</p>
+
+<p>2. Le Miroir de contentement, baillé pour estrenne à
+tous les gens mariez.</p>
+
+<p>3. Le Patissier de Madrigal en Espagne, estimé estre
+Dom Carles, fils du roy Philippe.</p>
+
+<p>4. Discours sur l'apparition et faits pretendus de l'effroyable
+Tasteur, dédié à mesdames les poissonnières, harengères,
+fruitières et autres qui se lèvent le matin d'auprès
+de leurs maris, par l'Angoulevent.</p>
+
+<p>5. La Destruction du nouveau moulin à barbe.</p>
+
+<p>6. Dissertation sur la véritable origine des moulins à
+barbe.</p>
+
+<p>7. Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard,
+Bourguignon, vray martyr, souffertz en l'execution de sa
+glorieuse et memorable mort, pour avoir tué Guillaume de
+Nassau, prince d'Orenge.</p>
+
+<p>8. Histoire des insignes faussetez et suppositions de
+Francesco Fava, medecin italien.</p>
+
+<p>9. Histoire veritable et divertissante de la naissance de
+mie Margot et de ses aventures.</p>
+
+<p>10. Le caquet des poissonnières sur le departement du
+roy et de la cour.</p>
+
+<p>11. La Moustache des filous arrachée, par le sieur du
+Laurens.</p>
+
+<p>12. Accident merveilleux et espouvautable du desastre
+arrivé le 7 mars 1618 d'un feu inremediable lequel a bruslé
+et consommé tout le Palais de Paris.</p>
+
+<p>13. Ordonnances generales d'amour.</p>
+
+<p>14. L'Adieu du plaideur à son argent.</p>
+
+<p>15. Rencontre et naufrage de trois astrologues judiciaires,
+Mauregard, J. Petit et P. Larivey, nouvellement arrivez
+en l'autre monde.</p>
+
+<p>16. Discours de l'inondation arrivée au fauxbourg S.-Marcel-lez-Paris,
+par la rivière de Bièvre, 1625.</p>
+
+<p>17. La Permission aux servantes de coucher avec leurs
+maistres, ensemble l'Arrést de la part de leurs maistresses.</p>
+
+<p>18. La muse infortunée contre les froids amis du temps.</p>
+
+<p>19. Remonstrance aux nouveaux mariez et mariées et
+ceux qui desirent de l'estre, ensemble pour cognoistre les
+humeurs des femmes.</p>
+
+<p>20. Le Tocsin des filles d'amour.</p>
+
+<p>21. Plaisant galimatias d'un Gascon et d'un Provençal,
+nommez Jacques Chagrin et Ruffin Allegret.</p>
+
+<p>22. Particularitez de la conspiration et la mort du chevalier
+de Rohan, de la marquise de Villars, de Van den
+Ende, etc.</p>
+
+<p>23. Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec
+la dissection de leur humeur espagnole.</p>
+
+<p>24. Le hazard de la blanque renversé et la consolation
+des marchands forains.</p>
+
+<p>25. Sermon du cordelier aux soldats, ensemble la responce
+des soldats au cordelier.</p>
+
+<p>26. L'ouverture des jours gras, ou l'entretien du carnaval.</p>
+
+<p>27. Histoire véritable du combat et duel assigné entre
+deux demoiselles sur la querelle de leurs amours.</p>
+
+<p>28. L'innocence d'amour, à Lysandre.</p>
+
+<p>Le tome III contient:</p>
+
+<p>1. Placet des amans au roy contre les voleurs de nuit et
+les filoux.</p>
+
+<p>2. Reponse des filoux (par Mlle de Scudery).</p>
+
+<p>3. Recit veritable de l'attentat fait sur le precieux corps
+de N.-S. Jesus-Christ entre les mains du prestre disant la
+messe, le 24 mai 1649, en l'église de Sannois.</p>
+
+<p>4. Histoire prodigieuse du fantome cavalier solliciteur qui
+s'est battu en duel le 27 janvier 1615, près Paris.</p>
+
+<p>5. La chasse au vieil grognard de l'antiquité. 1622.</p>
+
+<p>6. L'Onophage, ou le mangeur d'asne, histoire veritable
+d'un procureur qui a mangé un asne.</p>
+
+<p>7. Les Regrets des filles de joie de Paris sur le subject de
+leur bannissement.</p>
+
+<p>8. Histoire joyeuse et plaisante de M. de Basseville et
+d'une jeune demoiselle, fille du ministre de St-Lo, laquelle
+fut prise et emportée subtilement de la maison de la maison de
+son père.</p>
+
+<p>9. L'ordre du combat de deux gentilshommes faict en la
+ville de Moulins, accordé par le roy nostre sire.</p>
+
+<p>10. La Response des servantes aux langues calomnieuses
+qui ont frollé sur l'ance du panier ce caresme; avec
+l'advertissement des servantes bien mariées et mal pourveues
+à celles qui sont à marier, et prendre bien garde à
+eux avant que de leur mettre en mesnage.</p>
+
+<p>11. Nouveau reglement general sur toutes sortes de marchandises
+et manufactures qui sont utiles et necessaires dans
+ce royaume, par de la Gomberdière.</p>
+
+<p>12. Le Trebuchement de l'ivrongne, par G. Colletet.</p>
+
+<p>13. Lettres nouvelles contenant le privilége et l'auctorité
+d'avoir deux femmes.</p>
+
+<p>14. Règles, Statuts et Ordonnances de la caballe des filous
+reformez appuis huict jours dans Paris, ensemble leur
+police, estat, gouvernement, et le moyen de les cognoistre
+d'une lieue loing sans lunettes.</p>
+
+<p>i5. Privilège des Enfans Sans-Souci, qui donne lettre
+patente à madame la comtesse de Gosier Sallé... pour aller
+et venir par sous les vignobles de France.</p>
+
+<p>i6. La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec maistre
+Guillaume revenant des Champs-Elizée, avec la genealogique
+des coquilberts.</p>
+
+<p>17. Le Ballieux des ordures du monde.</p>
+
+<p>18. Discours veritable des visions advenues au premier
+et second jour d'aoust 1589 à la personne de l'empereur
+des Turcs, sultan Amurat, en la ville de Constantinople,
+avec les protestations qu'il a fait pour la manutention du
+christianisme.</p>
+
+<p>19. Le Pasquil du rencontre des cocus à Fontainebleau.</p>
+
+<p>20. Exemplaire punition du violement et assassinat commis
+par François de La Motte, lieutenant du sieur de Montestruc,
+en la garnison de Metz en Lorraine, à la fille d'un
+bourgeois de ladite ville, et executé à Paris le 5 décembre
+1607.</p>
+
+<p>21. Le Satyrique de la cour, 1624.</p>
+
+<p>22. Les Estranges tromperies de quelques charlatans nouvellement
+arrivez à Paris, descouvertes aux despens d'un
+plaideur, par C. F. Duppé.</p>
+
+<p>23. La Pièce de cabinet, dédiée aux poètes du temps (par
+E. Carneau).</p>
+
+<p>24. Priviléges et reglemens de l'Archiconfrérie vulgairement
+dite des Cervelles emouquées ou des Ratiers.</p>
+
+<p>26. Advis de Guillaume de la Porte, hotteux ès halles de
+la ville de Paris.</p>
+
+<p>26. Les Misères de la femme mariée, où se peuvent voir les
+peines et tourmens qu'elle reçoit durant sa vie, mis en forme
+de stances par Mme Liebault.</p>
+
+<p>27. Les Priviléges et fidelitez des Chastrez, ensemble la
+responce aux griefs proposez en l'arrest donné contre eux
+au profit des femmes.</p>
+
+<p>28. Le Pont-Neuf frondé.</p>
+
+<p>29. La Tromperie faicte à un marchand par son apprenty,
+lequel coucha avec sa femme, qui avoit peur de nuict, et
+de ce qui en advint, avec le testament du martyr amoureux.</p>
+
+<p>30. Legat testamentaire du prince des Sots à M. C. d'Acreigne,
+Tullois, pour avoir descrit la défaite de deux mille
+hommes de pied, avec la prise de vingt-cinq enseignes, par
+Monseigneur le duc de Guyse.</p>
+
+<p>31. Oraison funèbre de Caresme prenant, composée par
+le serviteur du roy des Melons andardois.</p>
+
+<p>Le tome IV contient:</p>
+
+<p>1. Brief discours de la reformation des mariages.</p>
+
+<p>2. Les jeux de la cour.</p>
+
+<p>3. Songe.</p>
+
+<p>4. Le tableau des ambitieux de la cour, nouvellement
+tracé par maistre Guillaume à son retour de l'autre
+monde.</p>
+
+<p>5. Lettre d'ecorniflerie et declaration de ceux qui n'en
+doivent jouir.</p>
+
+<p>6. L'estrange ruse d'un filou habillé en femme, ayant
+duppé un jeune homme d'assez bon lieu soubs apparence de
+mariage.</p>
+
+<p>7. Le passe-port des bons beuveurs.</p>
+
+<p>8. Factum du procez d'entre messire Jean et dame Renée.</p>
+
+<p>9. Le purgatoire des hommes mariez, avec les peines et
+les tourmentz qu'ils endurent incessamment au subject de
+la malice et mechanceté des femmes.</p>
+
+<p>10. Mémoire touchant la seigneurie du Pré-aux-Clercs,
+appartenant à l'Université de Paris, pour servir d'instruction
+à ceux qui doivent entrer dans les charges de l'Université.</p>
+
+<p>11. Histoire horrible et effroyable d'un homme plus
+qu'enragé qui a esgorgé et mangé sept enfans dans la ville
+de Chaalons en Champagne. Ensemble l'execution memorable
+qui s'en est ensuivie.</p>
+
+<p>12. L'entrée de Gaultier Garguille en l'autre monde,
+poème satyrique.</p>
+
+<p>i3. Les estrennes du Gros Guillaume à Perrine, presentées
+aux dames de Paris et aux amateurs de la vertu.</p>
+
+<p>14. La lettre consolatoire escripte par le general de la
+compagnie des Crocheteurs de France à ses confrères, sur
+son restablissement au dessus de la Samaritaine du Pont-Neuf,
+narratifve des causes de son absence et voyages pendant
+icelle.</p>
+
+<p>15. Les plaisantes ephemerides et pronostications très certaines
+pour six années.</p>
+
+<p>16. Epitaphe du petit chien Lyco-phagos, par Courtault,
+son conculinaire et successeur en charge d'office, à toutes
+les legions des chiens academiques, par Vincent Denis
+Perigordien.</p>
+
+<p>17. La grande cruauté et tirannie exercée par Mustapha,
+nouvellement empereur de Turquie, à l'endroit des ambassadeurs
+chrestiens, tant de France, d'Espaigne et d'Angleterre.
+Ensemble tout ce qui s'est passé au tourment par
+luy exercé à l'endroit de son nepveu, lui ayant fait crever
+les yeux.</p>
+
+<p>18. Le different des Chapons et des Coqs touchant l'alliance
+des Poulles, avec la conclusion d'yceux.</p>
+
+<p>19. Recit en vers et en prose de la farce des Precieuses.</p>
+
+<p>20. Histoire miraculeuse de trois soldats punis divinement
+pour les forfaits, violences, irreverences et indignités
+par eux commises avec blasphèmes execrables contre l'image
+de monsieur saint Antoine, à Soulcy, près Chastillon-sur-Seine,
+le 21e jour de juin dernier passé (1576).</p>
+
+<p>21. Le fantastique repentir des mal mariez.</p>
+
+<p>22. Le grand procez de la querelle des femmes du faux-bourg
+Saint-Germain avec les filles du faux-bourg de Montmartre,
+sur l'arrivée du regiment des Gardes. Avec l'arrest
+des commères du faux-bourg Saint-Marceau intervenu en
+ladicte cause.</p>
+
+<p>23. Les contre-veritez de la court, avec le dragon à trois
+testes.</p>
+
+<p>24. Le coq-à-l'asne, ou le pot aux roses, adressé aux
+financiers.</p>
+
+<p>25. Traduction d'une lettre envoyée à la reine d'Angleterre
+par son ambassadeur, surprise près le Mouy par la garnison
+du Havre de Grâce, 15 juin 1590.</p>
+
+<p>26. Remonstrance aux femmes et filles de la France.
+Extrait du prophète Esaye, au chapitre III de ses propheties.</p>
+
+<p>27. Histoire veritable du combat et duel assigné entre
+deux demoiselles sur la querelle de leurs amours.</p>
+
+<p>28. L'Innocence d'amour, à Lysandre.</p>
+
+<p>Le tome V contient:</p>
+
+<p>i. Les Triolets du temps. 1649.</p>
+
+<p>2. Discours sur la mort du chapelier.</p>
+
+<p>3. Reglement d'accord sur la preference des savetiers cordonniers.</p>
+
+<p>4. L'OEuf de Pasques ou pascal, à M. le lieutenant civil,
+par Jacques de Fonteny.</p>
+
+<p>5. Catechisme des Courtisans, ou les Questions de la cour,
+et autres galanteries.</p>
+
+<p>6. Exil de Mardy-Gras.</p>
+
+<p>7. Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux.</p>
+
+<p>8. L'Anatomie d'un Nez à la mode, dedié aux bons
+beuveurs.</p>
+
+<p>9. Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres
+de M. le chevalier de Guise, par Mlle d'Entraigne, et
+mis en lumière par M. de Bassompierre.</p>
+
+<p>10. Les nouvelles admirables lesquelles ont envoyées les
+patrons des gallées qui ont esté transportées du vent en plusieurs
+et divers pays et ysles de la mer, et principalement
+ès parties des Yndes.</p>
+
+<p>11. Le Gan de Jan Godard, Parisien.</p>
+
+<p>12. Discours de deux marchants fripiers et de deux
+tailleurs, avec les propos qu'ils ont tenus touchant leur
+estat.</p>
+
+<p>13. Discours admirable d'un magicien de la ville de
+Moulins qui avoit un demon dans une phiole, condamné
+d'estre bruslé tout vif par arrest de la Cour de Parlement.</p>
+
+<p>14. Vraye Pronostication de Me Gonin pour les mal-mariez,
+plates-bourses et morfondus, et leur repentir.</p>
+
+<p>15. La misère des apprentis imprimeurs, appliquée par
+le detail à chaque fonction de ce pénible estat.</p>
+
+<p>16. Arrest de la Cour de Parlement qui fait deffenses à
+tous pastissiers et boulangers de fabriquer ni vendre, à
+l'occasion de la feste des Rois aucuns gasteaux.</p>
+
+<p>17. La Maltote des Cuisinières, ou la Manière de bien
+ferrer la mule.</p>
+
+<p>18. Cas merveilleux d'un bastelier de Londres, lequel,
+sous ombre de passer les passans outre la rivière de Thames,
+les estrangloit.</p>
+
+<p>19. Les de Relais, ou le Purgatoire des bouchers, poulayers,
+paticiers, cuisiniers, joueurs d'instrumens, comiques
+et autres gens de mesme farine.</p>
+
+<p>20. Discours de la mort de très haute et très illustre princesse
+madame Marie Stuard, royne d'Escosse.</p>
+
+<p>21. L'Onozandre, ou le Grossier, satyre.</p>
+
+<p>22. Le Conseil tenu en une assemblée des dames et bourgeoises
+de Paris.</p>
+
+<p>23. Vengeance des femmes contre les hommes.</p>
+
+<p>24. Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les
+dames d'amour Ensemble leurs complaintes adressées aux
+courtisanes de Venus à Paris.</p>
+
+<p>25. Satyre contre l'indecence des questeuses.</p>
+
+<p>26. Les contens et mescontens sur le sujet du temps.</p>
+
+<p>27. Vers pour Monseigneur le Dauphin au sujet d'une
+aventure arrivée entre lui et le petit Brancas.</p>
+
+<p>28. La Vraye Pierre philosophale, ou le moyen de devenir
+riche à bon conte.</p>
+
+<p>Le tome VIe contient:</p>
+
+<p>1. Les estranges et desplorables accidens arrivez en divers
+endroits sur la rivière de Loire et lieux circonvoisins
+par l'effroyable desbordement des eaux et l'espouvantable
+tempeste des vents, le 19 et 20 janvier 1633. Ensemble
+les miracles qui sont arrivez à des personnes de qualité et
+autres qui ont esté sauvées de ces perilleux dangers.</p>
+
+<p>2. Le feu royal, faict par le sieur Jumeau, arquebusier
+ordinaire de Sa Majesté.</p>
+
+<p>3. Histoire veritable du prix excessif des vivres de la
+Rochelle pendant le siège.</p>
+
+<p>4. La grande proprieté des bottes sans cheval en tout
+temps, nouvellement descouverte, avec leurs appartenances,
+dans le grand magazin des esprits curieux.</p>
+
+<p>5. Les estrennes de Herpinot, presentées aux dames de
+Paris, desdiez aux amateurs de la vertu, par C. D. P.,
+comedien françois.</p>
+
+<p>6. Harangue de Turlupin le souffreteux, 1615.</p>
+
+<p>7. Sommaire traicté du revenu et despence des finances
+de France, ensemble les pensions de nosseigneurs et dames
+de la Cour, escrit par Nicolas Remond, secretaire d'Estat.</p>
+
+<p>8. Quatrains au roy sur la façon des harquebuses et pistolets,
+enseignans le moyen de recognoistre la bonté et le
+vice de toutes sortes d'armes à feu et les conserver en leur
+lustre et bonté, par François Poumerol, arquebusier.</p>
+
+<p>9. Zest-Pouf, historiette du temps.</p>
+
+<p>10. Catechisme des Normands.</p>
+
+<p>11. Edit du roy portant suppression des charges de capitaines
+des levrettes de la chambre du roy.</p>
+
+<p>12. Histoire veritable de la mutinerie, tumulte et sedition
+faite par les prestres Sainct-Medard contre les fidèles,
+le samedy XXVIIe jour de decembre 1561.</p>
+
+<p>13. Les choses horribles contenues en une lettre envoyée
+à Henry de Valois par un enfant de Paris le vingt-huitième
+de janvier 1589.</p>
+
+<p>14. Le Cochon mitré, dialogue.</p>
+
+<p>15. Stances sur le retranchement des festes, en 1666.</p>
+
+<p>16. Le Pont-Breton des procureurs.</p>
+
+<p>17. La plaisante nouvelle apportée sur tout ce qui se
+passe en la guerre de Piedmont, avec la harangue du capitaine
+Picotin faicte au duc de Savoye sur le mescontentement
+des soldats françois.</p>
+
+<p>18. Le Carquois satyrique.</p>
+
+<p>19. L'estrange et veritable accident arrivé en la ville de
+Tours, où la royne couroit grand danger de sa vie sans le
+marquis de Rouillac et de M. de Vignolles, le vendredy
+vingt-neufviesme janvier 1616.</p>
+
+<p>20. Arrest notable donné au profit des femmes contre
+l'impuissance des maris, avec le plaidoyé et conclusion
+de Messieurs les gens du roy.</p>
+
+<p>2i. Satyre sur la barbe de M. le president Molé.</p>
+
+<p>22. Recit veritable de l'execution faite du capitaine Carrefour,
+general des voleurs de France, rompu vif à Dijon
+le 12e jour de decembre 1622.</p>
+
+<p>23. Brief dialogue, exemplaire et recreatif, entre le vray
+soldat et le marchand françois, faisant mention du temps
+qui court.</p>
+
+<p>24. La musique de la taverne et les propheties du cabaret,
+ensemble le Mepris des Muses.</p>
+
+<p>Le tome VII contient:</p>
+
+<p>1. Manifeste et prédictions des plus véritables affaires qui
+se doibvent passer en France cette année 1620, par le
+sieur de La Bourdanière.</p>
+
+<p>2. La faiseuse de mouches.</p>
+
+<p>3. Les plaisantes ruses et cabales de trois bourgeoises de
+Paris.</p>
+
+<p>4. L'Archi-Sot, écho satyrique.</p>
+
+<p>5. Sur les revenus des Pasteurs.</p>
+
+<p>6. La Requeste présentée à Nosseigneurs du Parlement...
+pour la diminution d'une demie année des loyers des
+maisons, chambres et boutiques (19 juin 1652).</p>
+
+<p>7. Reproches du capitaine Guillery faits aux carabins,
+picoreurs et pillards de l'armée de messieurs les Princes.</p>
+
+<p>8. Manifeste de Pierre du Jardin, capitaine de la Garde,
+prisonnier en la Conciergerie du Palais.</p>
+
+<p>9. Histoire du poète Sibus.</p>
+
+<p>10. Discours sur les causes de l'extresme cherté qui est
+aujourd'hui en France (1586).</p>
+
+<p>11. Le May de Paris.</p>
+
+<p>12. Le pot aux rozes decouvert du plaisant voyage fait
+par quelques curieux au bois de Vincennes, à dessein de
+voir Jean de Werth.</p>
+
+<p>13. Edict du Roy pour contenir les serviteurs et servantes
+en leurs devoirs.</p>
+
+<p>14. Discours de la deffaicte qu'a faict M. le duc de
+Joyeuse et le sieur de Laverdin contre les ennemis du Roy
+à La Motte Sainct-Eloy.</p>
+
+<p>15. Lettre de Calvin, apportée des enfers par l'esprit du
+sieur Groyer, aux pasteurs du petit Troupeau.</p>
+
+<p>16. Discours de la prinse du capitaine Chapeau et du
+capitaine la Callande, ensemble l'exécution qui en a esté
+faicte à Montargy.</p>
+
+<p>17. Sur l'enlèvement des reliques de saint Fiacre, apportées
+de la ville de Meaux pour la guérison du derrière
+du C. de R.</p>
+
+<p>18. Institution de l'Ordre des Chevaliers de la Joye,
+établi à Mézières.</p>
+
+<p>19. La grande division arrivée ces derniers jours entre
+les femmes et les filles de Montpellier.</p>
+
+<p>20. Discours de la fuyte des impositeurs italiens.</p>
+
+<p>21. Les ceremonies faites dans la nouvelle chapelle du
+chasteau de Bissestre le 25 aoust 1634.</p>
+
+<p>22. Discours nouveau de la grande science des femmes,
+trouvé dans un des sabots de maistre Guillaume.</p>
+
+<p>23. Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du
+Soleil et de l'Ombre.</p>
+
+<p>24. Ennuis des paysans champestres.</p>
+
+<p>25. Le plaisir de la noblesse, sur la preuve certaine et
+profict des estauffes et soyes..., par B. de Laffémas.</p>
+
+<p>26. Conspiration faite en Picardie (1576).</p>
+
+<p>27. La nouvelle defaitte des Croquans en Quercy, par
+M. le mareschal de Themines.</p>
+
+<p>28. Les vertus et propriétés des Mignons.</p>
+
+<p>29. Passage du cardinal de Richelieu à Viviers.</p>
+
+<p>30. Le vray Discours des grandes processions qui se font depuis
+les frontières de l'Allemagne jusques à la France (1584).</p>
+
+<p>31. Le Canard qui mange cinq de ses frères et qui est
+mangé à son tour par un colonel.</p>
+
+<h2> HISTOIRE.</h2>
+
+<h3> I. VOYAGES.</h3>
+
+<p class="lef">*</p>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/H.png"></span> <i>istoire notable de la Floride</i>, contenant
+les trois voyages faits en icelle
+par certains capitaines et pilotes
+françois, descrits par le capitaine
+Laudonnière; à laquelle a été ajousté un
+<i>Quatriesme voyage, fait par le capitaine</i>
+Gourgues. 1 volume. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Epuisé.
+</blockquote>
+
+<p><i>Mémoires des Voyages du sieur Demarez</i>, revus
+sur le seul exemplaire connu de l'édition originale,
+et annotés par M. Charles Navarin.
+1 vol. 4 fr.</p>
+
+<p>* <i>Relation des trois ambassades</i> du comte de Carlisle,
+de la part de Charles II, vers Alexey
+Michailowitz, czar de Moscovie, Charles, roy
+de Suède, et Frederic III, roy de Danemarck.
+Nouvelle édition, avec préface, notes et glossaire
+par le prince Augustin Galitzin. 1 volume. 5 fr.</p>
+
+<h3> II. HISTOIRE DE FRANCE.</h3>
+
+<p><i>Collection générale de Chroniques et Mémoires
+relatifs à l'histoire de France.</i> 200 vol.</p>
+
+
+<p>Cette collection comprendra les ouvrages qui font
+partie des diverses collections publiées jusqu'à ce jour,
+et plusieurs autres imprimés ou inédits. Chaque ouvrage,
+revu sur les manuscrits et les éditions anciennes,
+accompagné de notes et d'une table des matières,
+se vendra séparément. Il n'y aura ni faux-titre,
+ni indication quelconque qui puisse obliger les amateurs
+à prendre les volumes dont ils n'auraient pas
+besoin. Les ouvrages divers ne seront rattachés entr'eux
+que par le plan de la collection et la <i>Table générale
+des matières</i>.</p>
+
+<p>De cette collection feront partie:</p>
+
+
+<p>* <i>Les Aventures du baron de Fæneste</i>, par Théodore-Agrippa
+d'Aubigné. Edition revue et
+annotée par M. Prosper Mérimée, de l'Académie
+françoise. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Mémoires de la Reine</i> Marguerite, suivis des
+<i>Anecdotes tirées de la bouche de</i> M. du Vair.
+Notes par M. Ludovic Lalanne. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Mémoires de</i> Henri de Campion, suivis d'un
+choix des <i>Lettres</i> d'Alexandre de Campion.
+Notes par M. C. Moreau. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p>* <i>Les Courriers de la Fronde en vers burlesques</i>,
+par Saint-Julien, annotés par M. C. Moreau.
+2 vol. 10 fr.</p>
+
+<p>* <i>Mémoires et Journal du marquis</i> d'Argenson,
+ministre des Affaires Etrangères sous Louis XV,
+annotés par M. le marquis d'Argenson. Tomes
+I et II. Le volume à 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+L'ouvrage formera 5 volumes.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Mémoires de la Marquise de Courcelles</i>, écrits par
+elle-même, précédés d'une Notice et accompagnés
+de notes par M. Paul Pougin. 1 vol. 4 fr.</p>
+
+<p>* <i>Mémoires de Madame de la Guette.</i> Edition revue
+et annotée par M. C. Moreau. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>Souvenirs de madame de Caylus.</i> l vol.</p>
+
+<p><i>Mémoires de l'abbé de Choisy</i>, suivis de l'<i>Histoire
+de la Comtesse des Barres</i>, avec préface
+et notes par M. Gustave Desnoiresterres.
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<p><i>OEuvres complètes de Branthome.</i></p>
+
+<blockquote>
+Voyez page 34 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p><i>Chroniques des Samedis de Mlle de Scudéry</i>, recueillies
+par Conrart, annotées par Pellisson-Fontanier,
+et publiées par M. F.
+Feuillet de Conches. 1 vol. 5 fr.</p>
+
+<h3> III. HISTOIRE ÉTRANGÈRE.</h3>
+
+<p>* <i>Histoire notable de la Floride.</i> l vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voyez page 46 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Relation des trois ambassades du comte de Carlisle.</i>
+1 vol. 5 fr.</p>
+
+<blockquote>
+Voyez page 46 de ce catalogue.
+</blockquote>
+
+<p>* <i>Histoire du Pérou</i>, traduite de l'espagnol sur le
+manuscrit inédit du P. Anello Oliva, par M.
+H. Ternaux-Compans. 1 vol. 3 fr.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/deco05.png"></p>
+<br><br><br>
+
+<h2> OUVRAGES DE DIFFÉRENTS FORMATS</h2>
+
+<p class="mid">Qui font partie du Fonds de P. JANNET.</p>
+<hr class="short">
+
+<pre>
+<i>Bibliographie lyonnaise du xve siècle</i>, par M. A. Péricaud aîné. Nouv.
+édit. Lyon, imprimerie de Louis Perrin,
+ 1851, in-8. 1re partie. 7 50
+ 2e partie. 4 »
+ 3e partie. 2 »
+
+<i>Catalogue de la bibliothèque lyonnaise de M. Coste</i>, rédigé et mis
+en ordre par Aimé Vingtrinier, son bibliothécaire.
+ Lyon, 1853, 2 vol. gr. in-8. (18,641 articles.) 12 »
+
+<i>Catalogue</i> des livres imprimés, manuscrits, estampes, dessins et
+cartes à jouer composant la bibliothèque de M. C. Leber, avec des notes par
+le collecteur. Tome IV, contenant le supplément et la table des auteurs et
+des livres anonymes. <i>Paris</i>, 1852, in-8, avec 6 grav. 8 »
+ Grand papier, fig. col. 25 »
+ Grand papier vélin, fig. col. 30 »
+
+<i>Choix de fables de La Fontaine</i>, traduites en vers basques par J.-B.
+Archu. <i>La Reole</i>, 1848, in-8. 7 50
+
+<i>Chronique et hystoire</i> faicte et composee par reverend pere en Dieu
+Turpin, contenant les prouesses et faiciz darmes advenuz en son temps du
+tres magnanime Roy Charlemaigne et de son nepveu Raouland. (<i>Paris</i>,
+1835,) in-4 goth. à 2 col., avec lettres initiales fleuries et tourneures.
+ 20 »
+ Pap. de Hollande. 25 »
+
+<i>Dialogue (Le) du fol et du sage.</i> (<i>Paris</i>, 1833,) pet. in-8 goth. 9 »
+ Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 »
+ Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 »
+
+<i>Dialogue</i> facetieux d'un gentilhomme françois se compiaignant de
+l'amour, et d'un berger qui, le trouvant dans un bocage, le reconforta,
+parlant à luy en son patois. Le tout fort plaisant. <i>Metz</i>, 1671
+(1847), in-16 oblong. 9 »
+
+<i>Dictionnaire</i> pour l'intelligence des auteurs classiques grecs
+et latins, tant sacrés que profanes, par Fr. Sabbathier. <i>Paris</i>,
+1818, in-8. (Tome 37e et dernier.) 6 »
+
+<i>Dit (Le) de Menage</i>, pièce en vers du XIVe siècle, publié, pour la
+première fois par M. G.-S. Trebutien. (<i>Paris</i>, 1835,) in-8 goth. 2 50
+ Pap. de Holl. 4 »
+
+<i>Dit (Un) d'aventures</i>, pièce burlesque et satirique du XIIIe
+siècle, publiée pour la première fois par M. G.-S. Trebutien. (<i>Paris</i>,
+1855.) in-8 goth. 2 50
+
+<i>Essai</i> synthétique sur l'origine et la formation des langues
+(par Copineau). <i>Paris</i>, 1774, in-8. 4 »
+
+<i>Histoire</i> des campagnes d'Annibal en Italie pendant la deuxième guerre
+punique, suivie d'un abrégé de la tactique des Romains et des Grecs, par
+Fréd. Guillaume, général de brigade. <i>Milan</i>, de l'impr. royale, 1812,
+3 vol. gr. in-4 et atlas de 49 planches gr. in-fol. 20 »
+
+<i>Histoire du Mexique</i>, par don Alvaro Tezozomoc, trad. sur un
+manuscrit inédit par H. Ternaux-Campans. <i>Paris</i>, 1853, 2 vol. in-8. 15 »
+
+<i>Lai d'Ignaurès</i>, en vers, du XIIe siècle, par Renaut, suivi des lais
+de Melion et du Trot, en vers, du XIIIe siècle, publiés pour la première
+fois par MM. Monmerqué et Francisque Michel. <i>Paris</i>, 1832, gr. in-8,
+pap. vél., avec deux <i>fac-simile</i> color. 9 »
+ Pap. de Holl. 15 »
+ Pap. de Chine. 15 »
+
+<i>Lettre</i> d'un gentilhomme portugais à un de ses amis de Lisbonne
+sur l'exécution d'Anne Boleyn, publiée par M. Francisque Michel. <i>Paris</i>,
+1832, br. in-8, pap. vélin. 3 »
+
+<i>Manuel du libraire et de l'amateur de livres</i>, par M. Jacq.-Ch.
+Brunet, quatrième édition originale. <i>Paris</i>, 1842-1844, 5 vol. in-8
+à deux colonnes. 200 »
+
+<i>Moralité</i> de la rendition de Joseph, filz du patriarche Jacob;
+comment ses frères, esmeuz par envye, s'assemblèrent pour le faire mourir...
+<i>Paris</i>, 1835, in-4 goth. format d'agenda, pap. de Holl. 36 »
+
+<i>Moralité</i> de Mundus, Caro, Demonia, à cinq personnages.--Farce des
+deux savetiers, à trois personnages. <i>Paris</i>, Silvestre, 1838,
+in-4 goth. format d'agenda. 12 »
+
+<i>Moralité nouvelle du mauvais riche et du ladre</i>, à douze personnages.
+<i>Paris</i>, 1833, petit in-8 goth. 9 »
+ Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 »
+ Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 »
+
+<i>Moralité très singulière et très bonne des blasphémateurs du
+nom de Dieu.</i> (<i>Paris</i>, 1831), pet. in-4 goth. format d'agenda,
+ pap. de Holl. 36 »
+
+<i>Mystère de saint Crespin et de saint Crespinien</i>, publié pour la
+première fois par L. Dessalles et P. Chabaille. <i>Paris</i>, 1836, gr.
+in-8 orné d'un <i>fac-simile</i>. 14 »
+ Pap. de Holl. (<i>fac-simile</i> sur Vélin). 30 »
+ Pap. de Chine. 30 »
+
+</pre><hr class="short"><pre>
+ PAYEN (Dr J. F.)--- <b>Publications relatives
+ à Montaigne.</b>
+
+1º <i>Notice bibliographique sur Montaigne.</i> Paris, 1837, in-8.
+(<i>Epuisée.</i>)
+
+2º <i>Documents inédits ou peu connus sur Montaigne.</i> Paris,
+1847, in-8, portrait, <i>fac-simile</i>. (<i>Epuisés.</i>)
+
+3º <i>Nouveaux documents inédits ou peu connus sur Montaigne.</i> 1850,
+in-8, <i>fac-simile</i>. 3 fr.
+
+4º <i>De Christophe Kormart et de son analyse sur les Essais de
+Montaigne.</i> Paris, 1849, in-8. (<i>Epuisé.</i>)
+
+5º <i>Documents inédits sur Montaigne</i>, no 3.--Éphémérides, Lettres, et
+autres Pièces autographes et <i>inédites</i> de Montaigne et de sa fille
+Eléonore. <i>Paris</i>, Jannet, 1855, in-8, <i>fac-simile</i>. 3 fr.
+
+6º <i>Recherches sur Montaigne, documents inédits</i>, no 4.--Examen de la
+Vie publique de Montaigne, par M. Grün.--Lettres et remontrances
+nouvelles.--Bourgeoisie romaine.--Habitation et tombeau à Bordeaux.--Vues,
+plans, cachets, <i>fac-simile</i>.--R. Sebon. <i>Paris</i>, 1856,
+in-8. 5 fr.
+
+</pre><hr class="short"><pre>
+
+<i>Poésies françoises de</i> J.-G. Alione (d'Asti), composées de 1494 à
+1520, avec une notice biographique et bibliographique par M. J.-C.
+Brunet. <i>Paris</i>, 1836, pet. in-8 goth. orné d'un <i>fac-simile</i>. 15 »
+
+<i>Proverbes basques</i>, recueillis (et publiés avec une traduction
+française par Arnauld Oihénart. <i>Bordeaux</i>, 1847, in-8.) 10 »
+
+<i>Recueil</i> de réimpressions d'opuscules rares ou curieux relatifs
+à l'histoire des beaux-arts en France, publié par les soins de MM. T.
+Arnauldet, Paul Chéron, Anatole de Montaiglon. In 8, papier de Hollande.
+(Tirage à 100 exemplaires.)
+
+ I. Ludovicus Henricvs Lomenius, Briennæ comes, de pinacotheca sua. 1 50
+
+ II. Vie de François Chauveau, graveur, et de ses deux fils, Evrard,
+ peintre, et René, sculpteur, par J.-M. Papillon. 3 50
+
+<i>Relation</i> des principaux événements de la vie de Salvaing de Boissieu,
+premier président en la chambre des comptes de Dauphiné, suivie d'une
+critique de sa généalogie et précédée d'une Notice historique, par Alfred
+de Terrebasse. <i>Lyon</i>, impr. de Louis Perrin, 1850, in-8, fig. 7 »
+
+<i>Roman de Mahomet</i>, en vers, du XIIIe siècle, par Alex. du Pont, et
+livre de la loi au Sarrazin, en prose, du XIVe siècle, par Raymond Lulle;
+publiés pour la première fois et accompagnés de notes par MM. Reinaud et
+Francisque Michel. <i>Paris</i>, 1831, gr. in-8 pap. vél., avec deux
+<i>fac-simile</i> coloriés. 12 »
+
+<i>Roman de la Violette</i> ou de Gérard de Nevers, en vers, du XIIIe
+siècle, par Gibert de Montreuil, publié pour la première fois par M.
+Francisque Michel. Paris, 1834, gr. in-8 pap. vél. avec trois <i>fac-simile</i>
+et six gravures entourées d'arabesques et tirées sur papier de Chine. 36 »
+ Pap. de Chine. 60 »
+
+ <i>Roman (Le) de Robert le Diable</i>, en vers, du XIIIe siècle, publié
+pour la première fois par G.-S. Trébutien. <i>Paris</i>, 1837, pet. in-4 goth.
+à deux col., avec lettres tourneures et grav. en bois. 20 »
+ Pap. de Holl. 30 »
+ Pap. de Chine. 36 »
+
+
+<i>Roman du Saint-Graal</i>, publié pour la première fois par Francisque
+Michel. <i>Bordeaux</i>, 1841, in-12. 4»
+
+<i>Table</i> des auteurs et des prix d'adjudication des livres composant
+la bibliothèque de M. le comte de La B*** (La Bédoyère).
+Gr. in-8, pap. vél. 2 50
+
+<i>Table</i> des prix d'adjudication des livres composant la bibliothèque
+de M. L*** (Libri). <i>Paris</i>, 1847, in-8. 1 50
+
+<i>Table</i> des prix d'adjudication des livres de M.I.m.d.R. (du Roure).
+<i>Paris</i>, 1848, in-8. 1 25
+
+<i>Trésor</i> des origines, ou Dictionnaire grammatical raisonné de la
+langue française, par Ch. Pougens. <i>Paris</i>, imprimerie royale, 1819,
+in-4. 6 »
+</pre><hr class="short"><pre>
+<i>Manuel-Annuaire de l'imprimerie, de la librairie et de la presse</i>,
+par F. Grimont, avocat, s. Chef du bureau de la librairie au Ministère de
+l'intérieur. In-12. 4 »
+
+ Sous presse le <i>Manuel</i> pour 1857, complément de la 1re édition,
+ avec tables analytiques de toutes les matières contenues dans les
+ deux volumes.
+</pre><hr class="short"><pre>
+</pre>
+
+<h3>LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE</h3>
+
+<h2>COURRIER DE LA LIRRAIRIE</h2>
+
+<p>Ce Journal paraît tous les samedis. Il contient les documents
+officiels concernant l'imprimerie, la librairie, et tout ce qui s'y rattache,--une
+Chronique judiciaire,--le Catalogue, d'après les
+documents officiels, des livres, cartes, estampes, oeuvres de musique,
+etc., imprimés en France.--A titre de prime, les abonnés
+reçoivent: 1o le <i>Catalogue général de la librairie française au
+XIXe siècle</i>, par M. Paul Chéron, ouvrage exclusivement imprimé
+pour eux, et qui ne sera pas mis dans le commerce; 2o un
+bon de vingt francs de livres à prendre dans la <i>Bibliothèque Elzevirienne</i>,
+à leur choix.--Prix de l'abonnement pour un an:
+Paris, 20 fr.; départements, 22 fr.; Etranger, 20 fr., et le port
+en sus.--Bureaux, à Paris, rue de Richelieu, 15; à Leipzig, chez
+T. O. Weigel; à Londres, chez John Russell Smith.--Rédacteur
+en chef, P. Boiteau. Propriétaire-Gérant, P. Jannet.</p>
+<br>
+<hr class="short">
+<br>
+
+<h1>MANUEL</h1>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h2>L'AMATEUR D'ESTAMPES</h2>
+
+<h3>PAR M. CH. LE BLANC</h3>
+
+<p class="mid">OUVRAGE DESTINÉ A FAIRE SUITE AU</p>
+
+<h5>Manuel du Libraire et de l'Amateur de Livres</h5>
+
+<p class="mid">PAR M. J.-CH. BRUNET</p>
+
+<h5>Conditions de la Publication.</h5>
+
+<p>Le <i>Manuel de l'Amateur d'Estampes</i> sera publié en 16 livraisons,
+composées chacune de dix feuilles, ou 160 pages gr. in-8, à deux
+colonnes, imprimées sur papier vergé, avec monogrammes intercalés
+dans le texte. Le prix de chaque livr. est fixé à 4 fr. 50 c.; il est tiré
+quelques exempl. sur <i>papier vélin</i> au prix de <i>huit francs</i> la livraison.</p>
+
+<p>LES 8 PREMIÈRES LIVRAISONS (A-Melar) SONT EN VENTE</p>
+
+<p class="sml"><i>Ces livraisons forment deux volumes, la moitié de l'ouvrage.</i></p>
+
+<p class="sml">La 9e livraison paraîtra le 15 juin 1857, les suivantes dans un délai
+rapproché.</p>
+<br>
+<hr class="short">
+<br>
+<h3>RECUEIL</h3>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h2>CHANSONS, SATIRES, ÉPIGRAMMES</h2>
+
+<p class="mid">Et autres poésies relatives à l'histoire des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles</p>
+
+<h5>CONNU SOUS LE NOM DE</h5>
+
+<h3>RECUEIL DE MAUREPAS</h3>
+
+<h4>PUBLIÉ PAR M. ANATOLE DE MONTAIGLON</h4>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Ancien Elève de l'Ecole des Chartes<br>
+Membre résidant de la Société des Antiquaires de France.</span>
+</p>
+
+<p>Le Recueil de Maurepas sera publié en six forts volumes
+grand in-8o à 2 colonnes, imprimés sur beau papier
+vergé, en caractères neufs. Il paraîtra un volume tous les deux
+mois. Le prix est fixé à 25 fr. par volume, ou 150 fr. pour
+l'ouvrage complet. Chaque volume sera payé au moment de
+la livraison. Il ne sera tiré que 300 exemplaires. La souscription
+sera close prochainement, et le prix sera augmenté
+pour les personnes qui n'auront pas souscrit.</p>
+<br><br>
+
+<h1>LA MUSE HISTORIQUE</h1>
+
+<h5>ou</h5>
+
+<h3>RECUEIL DES LETTRES EN VERS</h3>
+
+
+<p class="mid">CONTENANT LES NOUVELLES DU TEMPS, ÉCRITES A SON ALTESSE<br>
+MADEMOISELLE DE LONGUEVILLE, DEPUIS DUCHESSE<br>
+DE NEMOURS (1650--1665)
+</p>
+
+<h4>Par. J. LORET.</h4>
+
+<p class="mid"><i>Nouv. édition, revue sur les manuscrits et sur les éditions originales<br>
+et augmentée d'une table générale des matières,<br>
+par</i> ED. V. de La Pelouze et J. Ravenel.</p>
+
+<p class="sml">Les Lettres en vers de Loret sont assurément un des ouvrages les
+plus curieux à consulter, une des sources les plus abondantes en précieux
+renseignements auxquelles il soit possible de puiser, pour quiconque
+veut étudier avec soin l'histoire politique ou littéraire de la
+France pendant la période de temps qu'embrasse cette gazette rimée.
+Pour seize années de la vie du grand siècle, on y trouve, en effet,
+outre la relation de tous les actes importants de la minorité et des premiers
+jours du règne de Louis XIV, le récit détaillé de ces mille petits
+faits divers qui préparent, qui expliquent les grands événements; qui
+ont passé presque inaperçus des contemporains eux-mêmes, et dont
+les plus pénibles et les plus minutieuses recherches n'amèneraient pas
+toujours l'historien à saisir la trace ailleurs. Là, toutefois, ne se borne
+pas le mérite de la <i>Muse historique</i>. Un certain attrait nous pousse
+tous, plus ou moins, à rechercher les particularités intimes de la
+vie des personnages que l'histoire fait poser devant nous; cette curiosité
+est, ici, très amplement satisfaite. Bruits de la ville, nouvelles
+de la cour, entrées princières, fêtes publiques, festins royaux, représentations
+théâtrales, bals et ballets, mystères de la ruelle et parfois
+de l'alcôve, Loret tient note de tout, révèle tout, décrit tout en vers
+abondants et faciles, spirituels et naïfs, burlesques mais pleins de bon
+sens, libres mais non effrontés, empreints toujours d'un profond respect
+pour la vérité.</p>
+
+<p class="sml">Ces qualités, aujourd'hui bien reconnues, et le haut prix qu'atteignent
+dans les ventes publiques les exemplaires même imparfaits de la
+<i>Muse historique</i>, nous ont décidé à réimprimer ce livre. Les éditeurs,
+indépendamment de ce qu'il leur a été possible de se procurer des lettres
+originales imprimées, ont fort utilement consulté deux manuscrits
+des bibliothèques impériale et de l'Arsenal. Un troisième, inappréciable
+volume relié aux armes de Fouquet et de la comtesse de Verrue,
+auxquels il a successivement appartenu, a été mis à leur disposition
+avec la plus gracieuse obligeance par son possesseur actuel, M. Grangier
+de la Marinière, le zélé bibliophile. Ces diverses communications,
+la dernière surtout, ont permis de faire disparaître presque entièrement
+les voiles souvent bien épais que, lors de l'impression de sa gazette,
+Loret a jetés, par prudence, sur un grand nombre de figures de
+son musée historique.</p>
+
+<p class="sml">Rien n'a été négligé, sous le rapport des soins littéraires, pour que
+cette nouvelle édition soit digne des amateurs auxquels elle est destinée.
+L'exécution matérielle sera dirigée de manière à satisfaire les
+plus difficiles.</p>
+
+<p class="sml">L'ouvrage, sous presse, se composera de 4 forts volumes grand in-8
+à 2 colonnes.--Prix de chaque volume: 15 fr.</p>
+<br>
+
+<h3>LIBRARY OF OLD AUTHORS.</h3>
+
+<p class="sml">M. John Russel Smith, libraire à Londres, publie une collection
+destinée à prendre en Angleterre la place occupée en France par
+la <i>Bibliothèque elzevirienne</i>. Plusieurs ouvrages sont en vente ou
+sous presse. Tous les volumes sont imprimés uniformément et avec
+soin, avec des fleurons et lettres ornées, reliés en percaline, et
+se vendent à des prix modérés. Voici la liste des premières publications.</p>
+
+<pre>
+ <b>En vente:</b>
+
+The Dramatic and Poetical Works of John Marston. Now first collected
+and edited by J. O. Halliwell. 3 vols. cart. en toile. 22 50
+The Vision and Creed of Piers Ploughman. Edited by Thomas Wright; a
+new edition, revised, with additions to the Notes and Glossary.
+2 vols. cart. 15 »
+John Selden's Table Talk. A new and improved Edition, by S. W. Singer,
+1 vol. 7 50
+Francis Quarle's Enchiridion. 1 vol. cart. 4 50
+Increase Mather's Remarkable Providences of the Earlier Days of American
+Colonization. With Introductory Preface by George Offor. Portrait. 7 50
+The Poetical Works of William Drummond of Hawthornden. Edited by W. B.
+Turnbull. Portrait. 7 50
+George Wither's Hymns and Songs of the Church. 7 50
+The Miscellanies of John Aubrey, F.R.S. 6 »
+The Miscellaneous Works of Sir Thomas Overbury, 1 vol. 7 50
+The Poetical Works of the Rev. Robert Southwell. 1 v. 6 »
+The Iliads and the Odysseys of Homer, translated by George
+Chapman. 2 vol. 18 »
+
+ <b>Sous presse:</b>
+
+The Journal of a Barrister of the name of Manningham, for the years
+1600, 1601 and 1602; containing Anecdotes of Shakespeare, Ben Johnson,
+Marston, Spenser, Sir W. Raleigh, Sir John Davys, etc. Edited from the
+ms. in the British Museum, by Thomas Wright.
+
+The Rev. Joseph Spence's Anecdotes of Books and Men, about the time of
+Pope and Swift. A new Edition by S. W. Singer.
+
+The Prose Works of Geoffrey Chaucer, including the Translation of Boethius,
+the Testament of Love, and the Treatise on the Astrolabe. Edited by T. Wright.
+
+King James' Treatise on Demonology. With Notes.
+
+The Poems, Letters and Plays of Sir John Suckling.
+
+Thomas Carew's Poems and Masque.
+</pre>
+
+<i>Dépôt à Paris, chez</i> P. Jannet, <i>éditeur de la Bibliothèque
+Elzevirenne, rue Richelieu, 15.</i>
+
+
+<hr class="short">
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Roman Comique, by Paul Scarron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE ***
+
+***** This file should be named 27772-h.htm or 27772-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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+http://gutenberg.org/license).
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+
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+electronic works
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+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
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+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
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+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
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