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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Roman Comique + +Author: Paul Scarron + +Annotator: Victor Fournel + +Release Date: January 11, 2009 [EBook #27772] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + +Paris. Imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les +caractères elzeviriens de P. JANNET. + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + + PAR SCARRON + + NOUVELLE ÉDITION + Revue, annotée et précédée d'une Introduction + PAR + M. VICTOR FOURNEL + + TOME I + + + + A PARIS + Chez P. JANNET, Libraire. + + MDCCCLVII + + + + + + INTRODUCTION. + +Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe siècle, et en +particulier du Roman comique de Scarron. + +Le Roman comique de Scarron n'est pas une tentative isolée au XVIIe +siècle: il se rattache à une série d'ouvrages peu connus et qui +mériteroient de l'être davantage. En publiant dans la Bibliothèque +elzevirienne le chef-d'oeuvre du burlesque cul-de-jatte, l'occasion me +paroît donc propice pour étudier rapidement les oeuvres d'un genre +analogue qui présentent, à des degrés divers, ce caractère familier, +satirique ou plaisant, qu'on n'est point habitué à rencontrer dans les +romans de cette époque. + +I. + +D'où vient que ceux-là même qui recherchent avec passion les coins les +plus pittoresques et les plus inexplorés du grand domaine des lettres +ont si complétement négligé ce chapitre aussi neuf que curieux de +l'histoire littéraire du XVIIe siècle, ou qu'ils ont à peine daigné +jeter quelques phrases sur cette longue série d'oeuvres originales, +comme on jette machinalement une pelletée de terre sur un mort? Et +pourtant il y a là une veine puissante et vive du vieil esprit françois, +passant à la dérobée à travers l'époque régulière et correcte de Louis +XIV, pour relier le XVIe siècle au XVIIIe, l'âge de Rabelais, de +Verville et de Desperriers, à l'âge de Voltaire, de Diderot et de Restif +de la Bretonne;--dernier reste de la verve capricieuse et fantasque des +fabliaux et joyeux devis, alliance de l'élément gaulois à l'influence +espagnole, alors dans toute sa force; protestation du bon sens narquois, +de l'esprit positif et railleur, non seulement contre les subtilités, +les raffinements, l'héroïsme guindé et menteur des Cyrus, des Grand +Scipion, des Astrée et des Polexandre, contre le langage faux et les +faux sentiments des pastorales, mais aussi contre les allures +solennelles et disciplinées, contre la dignité un peu gourmée, +quelquefois même légèrement pédantesque, de la littérature officielle. +Le besoin de la réalité, l'amour du détail, se révoltent également +contre ce caractère impersonnel qui va dominant de plus en plus dans les +écrits, à mesure qu'on avance vers la fin du siècle. Il y a là enfin la +préparation et même l'avénement, sous une forme encore indécise et +souvent maladroite, du roman moderne,--non seulement du roman de +dimension modeste et de la nouvelle, au lieu de ces interminables +épopées qui remplissoient dix et vingt volumes; non seulement du roman +réaliste, comme on dit dans le jargon d'aujourd'hui,--mais du roman de +moeurs et d'observation, choses dont MM. d'Urfé, Scudéry et la +Calprenède ne paroissent pas s'être beaucoup plus inquiétés que leurs +pâles comparses, MM. Pélissery, de Vaumorière, d'Audiguier, e tutti +quanti. + +La plupart des écrivains à qui l'on doit les oeuvres que nous allons +passer en revue étoient des esprits nets et vifs, mordants et familiers, +ennemis de toute emphase, de toute morgue, de tous grands airs, et, par +haine d'un excès, se jetant parfois dans l'excès opposé. Libres penseurs +en littérature, sauf quelques exceptions, dans la mesure de leur époque +et de leur caractère,--marchant à part, en dehors des salons et des +coteries, ils joignoient presque tous à cette indépendance littéraire +une hardiesse d'opinions plus ou moins grande dans la philosophie, la +morale et la religion. Beaucoup d'entre eux se rattachoient à cette +société de libertins qui faisoient fi du décorum et de l'étiquette et +s'oublioient volontiers au cabaret dans d'agréables débauches, côte à +côte avec Desbarreaux, Guillaume Colletet, ou ce gros Saint-Amant et ce +joyeux et insouciant Chapelle. + +Don Quichotte avoit paru en 1617, et avoit été traduit presque +immédiatement en françois. Au delà des Pyrénées, le triomphe du +quévédisme et l'avènement du roman picaresque (dont le nom--de picaro, +gueux, vaurien--indique assez la nature) venoient de transformer la +littérature. Lazarille de Tormes, Marc Obregon, Guzman d'Alfarache, Don +Pablos de Ségovie, l'Aventurier Buscon, sans parler du Décaméron +castillan, le comte Lucanor,--toute cette vivante et puissante +glorification de la misère, cette familière et railleuse épopée du +vagabondage, s'étoient succédé en peu de temps, et n'étoient point +restés inconnus en France, grâce au courant qui entraînoit les esprits +par delà les monts, depuis la Ligue et les princesses de la maison +d'Autriche. L'influence de Cervantes, de Hurtado de Mendoza, de Quevedo, +de don Juan Manuel, est visible pour les plus aveugles, aussi bien que +celle de Gongora et du cavalier Marin, dans presque toutes les branches +de notre littérature, de 1600 à 1650 surtout; elle est principalement +visible dans les principaux romans bourgeois, satiriques et comiques. +Bien plus, on peut dire que l'Astrée même avoit entr'ouvert la porte par +où devoient passer les romans destinés à le combattre et à le +discréditer peu à peu: car, non seulement à côté de l'idéal représenté +par Céladon et sa bergère il avoit mis en contraste l'amour ordinaire et +commun dans Hylas et Galatée, mais encore ce même Hylas étoit chargé +d'égayer l'ouvrage par ses plaisanteries, à la façon des satyres dans +les pastorales, de sorte que d'Urfé avoit songé au côté railleur et +comique comme au côté positif et réel. + +Du reste, pendant les premières années du XVIIe siècle, il y a déjà +comme un courant de réalité dans l'air, par un naturel esprit de +réaction contre les tendances opposées qui commençoient à se manifester, +et qui devoient régner principalement de 1650 à 1680. On trouve dans G. +Colletet, dans Théophile, dans les poésies détachées de Saint-Amant, et +même dans son Moïse sauvé, comme plus tard dans la Pucelle de Chapelain, +une manie de description minutieuse dont s'est moqué Boileau, et qui ne +recule même pas toujours devant les détails où la familiarité devient +triviale, et la trivialité grotesque et repoussante. + +Mais, sans nous arrêter à ces considérations incidentes, qui ne rentrent +qu'indirectement dans notre cadre, nous allons ouvrir la marche par deux +ouvrages qui, malgré la date de leur publication, semblent se rattacher +plutôt à l'époque précédente. Je parle du Baron de Fæneste, qui, au +fond, est du XVIe siècle par la vie de son auteur, Agrippa d'Aubigné, +aussi bien que par son style et toute sa physionomie, et des Satires +d'Euphormion, écrites par Jean Barclay dans l'idiome des savans et des +beaux esprits de la renaissance, dans cet idiome alors universel qui +faisoit d'Erasme, de Scaliger et de Bembo, malgré la différence des +nationalités, autant de compatriotes réunis par la communauté du +langage. + +Le Baron de Fæneste (1617-1620) est une satire plutôt qu'un roman, un +pamphlet dialogué plutôt qu'un récit. Ce n'est point là une fantaisie +sans réalité extérieure, née simplement de la libre imagination de +l'auteur: d'Aubigné dit lui-même qu'il a voulu se récréer par la +description de son siècle, mot qui met un abîme entre cet ouvrage et les +romans héroïques d'alors, où l'on pensoit tout au plus à glisser +quelques portraits auxquels le lecteur curieux pût appliquer des clefs +plus ou moins exactes, et à reproduire la physionomie de certains salons +et de certains réduits que n'avoit jamais éclairés un rayon de vérité et +de naturel. + +Sauf l'adjonction, dans la quatrième partie, du sieur de Beaujeu, et, +dans les autres, de quelques masques subalternes et passagers, tels que +les deux théologiens burlesques Mathé et Clochard, tout se passe entre +trois personnages, le baron de Fæneste, dont le nom grec ([Greek: +phainestai]) indique suffisamment le naturel vantard, fanfaron, +glorieux, brûlant de paroître, et sacrifiant tout aux beaux dehors,--le +seigneur Enay ([Greek: einai]), qui, par contraste, ne vise qu'au solide +et à la vertu réelle,--enfin le valet du baron, type remarquable et +pittoresque, qu'on retrouvera, sous des transformations diverses, dans +les comédies du temps, et que d'Aubigné a amené avec bonheur dans la +trame de son pamphlet, pour varier, en l'égayant, l'antithèse un peu +monotone qui en fait le fond. Mais soyons juste: le baron, un aîné des +Mascarilles et des marquis de Molière, suffiroit bien à lui seul pour +dérider l'intrigue. C'est un personnage gonflé d'outrecuidance et de +sottise orgueilleuse, qui rentre dans l'immortelle série de ces capitans +matamores dont j'ai essayé ailleurs d'esquisser rapidement l'histoire +sur notre théâtre; la triple influence de la Gascogne, son pays natal, +de l'Espagne et de l'Italie, ses pays d'adoption, en ont fait un héros +couard, hâbleur, orgueilleux, et néanmoins prodigue de ces formules +obséquieusement emphatiques de la politesse la plus exagérée, que la +patrie des Médicis avoit mises à la mode en France. + +Il ne falloit pas s'attendre que l'auteur de la Confession de Sancy, et +peut-être,--hypothèse toutefois peu probable,--du Divorce satirique, +abdiquât dans le Baron de Fæneste ce naturel frondeur qui en faisoit +parfois un si fâcheux personnage, même pour son compère Henri IV. Il y +attaque, en vrai huguenot qui s'est nourri de l'Apologie pour Hérodote, +les gens d'église et les prédicateurs, sans ménager aux courtisans des +satires où l'on trouve comme un avant-goût de Saint-Simon. Les manies et +les engoûments de l'époque, entre autres la rage des duels et les +croyances superstitieuses, quoique d'Aubigné fût un spadassin déterminé +et qu'il crût à la sorcellerie, n'y sont pas plus épargnés, et, d'un +bout à l'autre, on y sent passer un souffle de libéralisme qui, sur bien +des points, devance le siècle de l'auteur, et touche de fort près aux +idées modernes. + +L'Euphormion de Barclay[1], qui, du moins, ressemble à un vrai roman +pour la forme, est un ouvrage d'un genre tout différent; s'il montre +quelques velléités de satire, il n'a presque rien de commun, sauf dans +certains détails accessoires où l'écrivain paroît s'être inspiré de ses +souvenirs, avec la peinture réelle de la société d'alors, avec +l'observation vraie et la fidèle reproduction des moeurs, et il se +maintient, presque partout, dans des généralités qui font de ses +passages les plus virulents un recueil de diatribes fort anodines et +fort inoffensives, où la plaisanterie tourne sans cesse à +l'amplification et l'épigramme à l'homélie. Toute la satire se borne à +peu près à des discours contre les procès, les médecins, les courtisans, +les sorciers, etc., à des réflexions morales peu piquantes, à des +déclamations vagues et sans but: c'est, avant tout, l'oeuvre d'un +rhéteur. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, bien certainement inspiré par +les romans espagnols, où, en haine des grandes épopées chevaleresques, +on racontoit les aventures de quelque héros du commun, est d'une tout +autre famille que les oeuvres de Gomberville et de madame de Scudéry. Ce +n'est pas que le style y ait beaucoup plus de simplicité et de naturel; +mais du moins, malgré ses périphrases, sa froideur et son emphase un peu +fatigante, il nous introduit souvent dans les intérieurs domestiques, et +jusqu'à un certain point dans les détails familiers ou plaisants de la +vie commune. On comprendra mieux la différence que je veux signaler, si +l'on songe qu'Euphormion, au lieu d'être un héros grec ou romain, est un +esclave qui raconte lui-même les malheurs de son existence vagabonde et +méprisée, alternant dans son récit les tableaux d'orgies et d'émeutes, +les combats de voleurs, les épisodes burlesques, les scènes +d'alchimistes, de sorcières, de laquais, de sergents, d'archers. À +travers cette succession de péripéties, le merveilleux apparoît et +reparoît sans cesse; l'Ane d'or, que Barclay devoit avoir relu bien des +fois, a prêté aux Satires d'Euphormion un reflet de son réalisme +fantastique. L'allégorie, trop souvent obscure, domine surtout dans la +seconde partie, où l'on croit voir percer les allusions contemporaines à +travers le voile d'une mythologie d'emprunt: aussi les clefs, fort +diverses toutefois, n'ont-elles pas plus manqué à cet ouvrage qu'elles +ne manquèrent plus tard à celui de La Bruyère. + +[Note 1: La 1re partie avoit paru à Londres en 1602.] + +C'est encore, par quelques points, une physionomie du XVIe siècle, que +celle de Théophile de Viau, qui nous a laissé des Fragments d'histoire +comique, où se retrouve, affoiblie, il est vrai, et dans des proportions +beaucoup plus modestes, la verve gauloise des cyniques railleurs de +cette époque. Théophile a trouvé moyen d'encadrer dans ces quelques +chapitres inachevés et trop tôt interrompus les principaux types de +comédie d'alors: le débauché, le libertin, l'Italien, l'Allemand, le +pédant surtout, dont il a laissé dans la personne de Sidias, +l'involontaire gracioso de son roman, un modèle qui devoit rester comme +le prototype du genre, et dont se souviendront surtout Cyrano et +Molière. Toutefois ces fragments, malgré les excellents tableaux dont +ils sont parsemés, me semblent écrits d'un style un peu lent, et les +réflexions littéraires, les digressions philosophiques et morales, +viennent trop souvent retarder la marche de l'intrigue. + +Mais nous voici arrivés à une étape importante de notre excursion, à +l'homme dont les oeuvres doivent nous fournir, sinon les pages les plus +remarquables, du moins les plus nombreuses, et peut-être les plus +originales, après celles de Cyrano, qui n'a été donné à personne de +surpasser en ce point. Je veux parler de Charles Sorel. La vraye +histoire comique de Francion, qu'il publia en 1622, l'année même où +paroissoient le deuxième volume de l'Astrée et la Cythérée de +Gomberville, est un essai tenté par un homme d'esprit, dans le but, +ainsi qu'il le dit lui-même, de ressusciter le roman +rabelaisien,--l'idéal du genre à ses yeux,--et de l'opposer aux +compositions tristement langoureuses qui commençoient à envahir la +littérature. + +Francion est un roman de moeurs, mais c'est aussi un roman d'intrigue, +influencé par la littérature espagnole, vers la fin surtout. Sorel, qui +connoissoit le goût du siècle, savoit que l'observation pure n'auroit +pas chance de succès, et ce fut pour n'avoir pas pris les mêmes +précautions que Furetière échoua plus tard. Cet ouvrage est un vrai +roman picaresque; le héros, Francion (qui est, sinon pour les aventures, +du moins pour les idées et le caractère--on le reconnoît à divers +traits--l'incarnation de Sorel), personnage d'humeur vagabonde et peu +scrupuleuse, sorte de Gil Blas anticipé, sert de trait d'union entre les +diverses scènes et les tableaux détachés dont se compose l'ouvrage, et +qui se succèdent, sans former un tout, comme dans une lanterne magique. +Il n'y faut pas chercher un plan plus solidement conçu; mais ce qu'il +faut y chercher, c'est la satire littéraire et morale, c'est l'épigramme +se mêlant à la comédie, et le trait de moeurs coudoyant l'anecdote +historique. Pour qui veut l'étudier de près, Francion est +particulièrement utile à l'histoire intime du temps, à celle des modes +et des ridicules, aussi bien qu'à celle des usages et de l'opinion. Il +va du Pont-Neuf aux boutiques des libraires, de l'intérieur des châteaux +à celui des colléges: charlatans, rose-croix, opérateurs, courtisans et +courtisanes, voleurs, bravi, pédants, écoliers, hommes de loi, fripons, +débauchés de toutes les espèces, défilent tour à tour sous nos yeux; et +il faut bien avouer que c'est là un monde étrange, dont les moeurs +soulèvent plus d'une fois, à juste titre, les nausées du lecteur +délicat. + +Le plus souvent c'est avec des aventures réelles, avec des anecdotes et +des personnages historiques, que Sorel a composé son roman. Ainsi, pour +en donner quelques exemples, on trouve au 10e livre l'aventure des trois +Sallustes, c'est-à-dire celle des trois Racan, que Tallemant des Réaux +et Ménage ont mise en récit et Boisrobert en comédie; ailleurs (5e +livre) il a présenté Boisrobert lui-même avec son effronterie et ses +procédés ingénieux pour s'enrichir aux dépens des seigneurs, dans le +personnage du joueur de luth Mélibée. Le pédant Hortensius, avec sa +fatuité naïve et son orgueil béat qui le font bafouer sans qu'il s'en +doute, qui ne parle que par hyperboles recherchées, par images et +comparaisons exquises, par doctes antithèses, n'est autre que Balzac. +Celui-ci est Racan, celui-là Porchères L'Augier, etc. Bien des +épigrammes aussi qui paroissent d'abord frapper dans le vide se laissent +deviner à mesure qu'on les regarde de plus près et qu'on les rapproche +du témoignage des contemporains. Dans le 5e livre en particulier, le +plus curieux de tous au point de vue littéraire, il suffit, pour donner +une valeur historique à bien des traits détachés, de les comparer aux +satires de Boileau, au Poëte crotté de Saint-Amant, aux comédies de +Molière; ces rapprochements faciles éclairent les tableaux de Sorel, et +ceux-ci complètent à leur tour les renseignements qu'on rencontre +ailleurs. Ainsi l'on trouvera dans ce livre de piquants et véridiques +détails sur la puérilité des discussions littéraires de l'époque, sur la +pauvreté, la servilité, la cupidité des poètes; leurs moyens de capter +la réputation, les flatteuses préfaces ou les vers louangeurs qu'ils se +commandoient les uns aux autres, ou qu'ils composoient eux-mêmes en leur +propre honneur sous le nom d'un ami, leur prédilection ou plutôt leur +manie pour le genre épistolaire, leur haine contre certains mots; leurs +projets de réforme de l'orthographe, où ils veulent retrancher les +lettres superflues, absolument comme les révolutionnaires de l'ABC, dont +M. Erdan est le porte-étendard; leur libertinage, leur vie de cabaret; +les stances qu'ils composent pour les musiciens de la Samaritaine et les +chantres du Pont-Neuf, etc., etc. Il n'existe pas, que je sache, de clef +proprement dite pour Francion; mais les auteurs contemporains, en +particulier Tallemant, peuvent y suppléer jusqu'à un certain point. + +Quoique Sorel n'ait certes pas fait preuve dans cet ouvrage d'un talent +extraordinaire, que son style soit presque toujours lent, pâteux, +embarrassé, et qu'il sache rarement tirer un parti complet d'une +situation heureuse ou d'une donnée comique; quoiqu'il manque, en un mot, +sinon d'esprit, du moins de verdeur, de vivacité et d'éclat, on trouve +néanmoins dans Francion bien des germes qui ne demandoient qu'à mûrir, +bien des mots et des choses que de plus illustres n'ont pas dédaigné +d'en tirer depuis. Il est évident pour moi que Molière avoit lu et relu +Francion et qu'il y a puisé largement. Je noterai quelques unes de ces +imitations, qui ne sont pas les seules, mais qui suffiront à mon but. Au +troisième livre, dans une curieuse description de la vie de collége, +Sorel fait citer à Hortensius, aussi avare que pédant, la sentence de +Cicéron, dont Harpagon fera plus tard son profit, «qu'il ne faut manger +que pour vivre, non pas vivre pour manger». Ailleurs (11e livre, p. 628) +on retrouve dans une phrase un peu crue: «Ce n'est pas imiter un homme +que de péter ou tousser comme lui», l'original des fameux vers: + + Quand sur une personne on prétend se régler, + C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler; + Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle, + Monsieur, que de tousser et de cracher comme elle. + +Thomas Diaforus m'a bien l'air d'avoir volé à Francion, dans une de ses +harangues à sa maîtresse Nays, sa belle comparaison du souci qui se +tourne toujours vers le soleil; seulement il a changé le souci en un +héliotrope. Enfin, pour me borner là, la cérémonie du mamamouchi est +plus qu'indiquée dans le 11e livre de Francion, où on feint d'élire roi +de Pologne Hortensius, qui prend la chose au sérieux, se prête à tous +les détails de la cérémonie, et développe fort au long les extravagants +projets de réforme qu'il se propose de mettre à exécution pendant son +règne. Avant l'Histoire comique de Cyrano, Sorel a prêté à Hortensius le +plan d'un voyage dans la lune, et il a émis quelques unes des plus +étranges idées qu'on rencontre dans les oeuvres du mousquetaire +périgourdin. + +Si ces rapprochements ne prouvent pas toujours une imitation réelle, ils +montrent du moins qu'il ne faut dédaigner ni ce livre ni son auteur. + +Je passe par dessus une infinité d'autres, dont Voltaire lui-même +m'auroit fourni quelques uns des plus curieux, et j'arrive à un dernier, +qu'on ne s'attendroit pas, j'en suis sûr, à rencontrer ici. Francion, +devenu charlatan, s'avise d'un moyen ingénieux pour découvrir les femmes +qui ont violé la fidélité conjugale (10e livre): il déclare que les +maris trompés doivent être, le lendemain, métamorphosés en chiens; l'un +d'eux, au point du jour, feint d'aboyer comme un gros dogue, et sa +moitié, effrayée et tremblante, lui fait sa confession. Or on peut se +rappeler avoir vu au Vaudeville, il y a quatre ou cinq ans, une petite +comédie, intitulée, je crois, la Dame de Pique, qui reposoit absolument +sur la même donnée et sur des développemens tout à fait analogues, avec +quelques différences secondaires de détail. Ce ne sont donc pas +seulement les érudits qui lisent et qui étudient Francion. + +Ce livre eut un succès prodigieux: on le réimprima soixante fois dans le +courant du siècle, on le traduisit ou on l'imita dans presque toutes les +langues; Gillet de la Tessonnerie en tira une comédie du même titre. +Néanmoins Sorel, qui l'avoit publié sous le nom de Moulinet du Parc, ne +voulut jamais en avouer franchement la paternité, sans doute à cause des +gravelures innombrables et souvent dégoûtantes qu'il renferme, et dont +son titre officiel d'historiographe lui faisoit un devoir de rougir. Un +fait singulier et un contraste bizarre, c'est que, même dans son +ouvrage, il mêle à ses saletés les réflexions les plus morales et les +plus édifiantes, et que souvent il tâche, après coup, de déduire d'une +page obscène, comme pour s'excuser, de sages et vertueuses conclusions. +Il respecte toujours la religion proprement dite, même quand il outrage +le plus les moeurs, et, dans une grande débauche qui dépasse de bien +loin l'orgie de Couture, l'un des conviés voulant commencer un conte +gras sur un prêtre, il lui fait imposer silence avec indignation, et +s'emporte contre Erasme, Rabelais, Marot, la Reine de Navarre, qui ont +mis le clergé en scène dans leurs contes licencieux, tandis qu'il a eu +un grand soin de n'y pas toucher dans Francion. + +Ce désaveu, dont pourtant il prit soin quelquefois d'atténuer la portée, +laissa le champ libre à la tourbe des auteurs de bonne volonté trop +pauvres pour créer un ouvrage de leur propre fonds, et, son succès +aidant, ce roman fut considéré comme une sorte de canevas commun sur +lequel chacun pouvoit broder à sa guise. La première édition n'avoit que +sept livres; Sorel en ajouta cinq à la seconde, et d'autres se +chargèrent d'y coudre qui une page scandaleuse, qui une anecdote +satirique; de sorte que Francion se trouva bientôt être le fils anonyme +de plusieurs pères[2]. + +[Note 2: À cause de cette diversité des éditions, je crois devoir +prévenir que j'ai fait mon travail sur celle de Rouen, 1660, qui +renferme, du reste, le texte ordinaire.] + +Déjà, dans cet ouvrage, Sorel avoit montré son aversion pour les romans +à la mode, et il avoit aussi décoché quelques traits contre les poètes, +les rangeant parmi les bouffons et déclarant que «c'est un grand +avantage pour la poésie que d'être fou». Ce n'étoit là qu'un foible +prélude: il alloit maintenant porter les coups définitifs. Après avoir +réagi indirectement contre le genre reçu et consacré, il alloit +l'attaquer droit au coeur et le charger à fond de train, avec plus ou +moins de bonheur, mais avec une fougue et une audace incontestables. + +Depuis Francion, le succès de l'Astrée et des Bergeries avoit été +croissant. Sorel s'en indignoit et pestoit en silence contre le mauvais +goût du public. Enfin la patience lui échappe; voyez sa préface: «Je ne +puis plus souffrir, dit-il, qu'il y ait des hommes si sots que de croire +que, par leurs romans, leurs poésies et leurs autres ouvrages inutiles, +ils méritent d'être au rang des beaux esprits: il y a tant de qualités à +acquérir avant que d'en venir là, que, quand ils seroient tous fondus +ensemble, on n'en pourroit pas faire un personnage aussi parfait qu'ils +se croient être chacun.» Le réquisitoire continue sur ce ton cavalier et +exaspéré. Sorel en vient même aux gros mots contre les écrivains du +jour; on sent que c'est un homme à bout de longanimité et qui brûle de +faire prompte et complète justice. En conséquence, il prend sa plume de +paladin pourfendeur, et il écrit le Berger extravagant, où parmi des +fantaisies amoureuses, l'on voit les impertinences des romans et de la +poésie[3]. Poètes et romanciers, tenez-vous fermes: car voici venir un +rude adversaire, armé de pied en cap, et traînant à sa suite la +cavalerie légère de la raillerie et la pesante artillerie de +l'érudition! + +[Note 3: Quelques éditions de ce livre furent données sous le nom de +l'Antiroman, qui en marquoit nettement le but.] + +Le Berger extravagant (1627) est une évidente imitation de Don +Quichotte. Lysis est devenu fou par la lecture des romans et des +pastorales, et son innocente folie consiste à prendre au sérieux toutes +les inventions des poètes, à interpréter littéralement toutes les +fictions de la mythologie, à vouloir reproduire et retrouver dans la +réalité les rêves de l'âge d'or et les fantaisies de la fable. Le plan, +est conçu, on le voit, de manière à présenter en action une satire +continuelle du genre d'ouvrage auquel en vouloit l'auteur;--satire +multiple, minutieuse, qui s'en prend à la fois au côté littéraire et à +l'influence morale,--s'éparpillant en d'interminables longueurs et ne +reculant pas même devant la caricature et la bouffonnerie burlesque. +Cette satire se produit presque toujours sous la forme de l'antithèse, +soit entre le lyrisme de Lysis et le bon sens positif du bourgeois +Anselme, soit entre l'amour mystique du pauvre homme et la vulgarité de +sa bien aimée Catherine, vraie Dulcinée du Toboso; soit entre sa folie +poétique et la sottise triviale de son valet Carmelin, une doublure de +Sancho. C'est surtout l'Astrée qui est en cause; mais du reste Ch. Sorel +ne ménage personne, et, une fois dans la mêlée, il frappe comme un +sourd, à droite et à gauche, toujours fort, souvent juste, avec le bon +sens rude et mordant; mais un peu grossier, d'un homme positif, qui ne +se paie pas des mots poétiques et des phrases à la mode. + +Ce livre est l'oeuvre d'un esprit qui a horreur des banalités +romanesques, des oripeaux consacrés, des lieux communs de style et +d'invention. Sorel attaque en mathématicien les fictions les plus +souriantes, les dépeçant une à une et en prouvant l'absurdité à tous les +points de vue. Je pourrois citer plus d'un point de détail, où il se +rencontre non seulement avec Furetière, mais avec Molière et Boileau. +Malheureusement ce beau zèle, légitime dans son principe, n'est pas +toujours juste dans l'extrême rigueur de ses impitoyables conclusions; +il a ses écarts et ses entraînements; il faut plaindre un esprit qui va +jusqu'à envelopper la poésie elle-même dans la ruine du roman, qui la +condamne sous les accusations de fausseté et d'invraisemblance, qui la +poursuit sous toutes ses formes avec la bouffonnerie sacrilége d'un +iconoclaste, et qui la chasse honteusement de sa république, sans même +la couronner de fleurs. Qu'eût dit Boileau s'il eût entendu le verdict +de Sorel contre Homère, dans lequel il devance la Motte en le dépassant? +Même lorsqu'on reconnoît la justesse et la vivacité de son esprit, on +est contraint d'avouer que cet esprit est presque toujours étroit, +chagrin, exclusif et prosaïque. Le Berger extravagant est un recueil de +taquineries vétilleuses en trois volumes, dirigées contre la lignée tout +entière des romanciers et des poètes. Et pourtant Sorel, lui aussi, +avoit sacrifié à la muse du roman et à celle de la poésie. + +Le lecteur curieux pourra se donner une idée à peu près exacte des +qualités et des défauts de l'auteur en lisant quelques pages détachées +du cinquième livre. Lysis, qui s'est fait berger, comme don Quichotte +s'est fait chevalier errant, tombe dans le creux d'un vieux saule en +voulant reprendre son chapeau, qui s'est accroché aux branches, et son +cerveau, malade de ses récentes lectures, lui persuade aussitôt qu'il +est changé en arbre. On ne peut parvenir à le convaincre du contraire; +il s'obstine à rester dans le tronc, et prouve doctement, non sans +indignation, aux profanes qui le contredisent,--par exemples +catégoriques tirés des Métamorphoses d'Ovide, de l'Endymion de Gombauld +et de tous les «bons auteurs», qu'il n'y a rien là d'impossible, ni même +d'invraisemblable. Il est assez difficile de lui répondre, car ses +démonstrations sont toujours appuyées sur les ouvrages les plus +accrédités et reçus avec le plus de respect. Rien de bouffon comme la +manière dont on s'y prend pour le déterminer à manger et à boire, sous +le prétexte de l'arroser,--les nécessités humaines de plus bas étage +auxquelles, malgré sa qualité d'arbre et de demi-dieu, il se trouve +obligé de satisfaire;--ce qui fournit à Sorel une ample matière de +plaisanteries peu ragoûtantes, dont il ne manque pas d'abuser;--les +cérémonies mythologiques auxquelles le convient à la clarté de la lune +de feintes Hamadryades qui sont forcées de lui citer Desportes pour lui +prouver qu'il peut sortir de son tronc;--ses aventures nocturnes avec le +dieu Morin, la collation des arbres qui mangent du pâté, le cyprès qui +joue du violon, et au milieu de tout cela les savantes et poétiques +réflexions de Lysis. Mais à la longue toutes ces inventions, qui avoient +réjoui d'abord, et où l'on trouvoit à bon droit de l'esprit, de +l'imagination, une certaine verve,--finissent par paroître et par être +réellement puériles, forcées, monotones, invraisemblables. Une folie +poussée à ce point,--quoique Sorel ait eu le bon esprit de donner à +Lysis, comme Cervantes à don Quichotte, des accès lucides, mais trop +rares et trop effacés, et quoique cette folie soit la condamnation du +prétendu bon sens des poètes et des romanciers,--a peu de chose qui +puisse nous intéresser longtemps. L'auteur semble ne s'en être pas +aperçu, et l'on diroit souvent qu'il ne songe qu'à accumuler des +mystifications sans but réel; il ne sait pas s'arrêter à temps, et gâte +ses plaisanteries à force de les vouloir épuiser. + +Chaque livre est suivi de longues remarques où Sorel commente lui-même +son oeuvre en détail avec autant et plus même de respect et de +conviction que s'il s'agissoit de l'Iliade. Cela n'étonnera aucun de +ceux qui auront lu ces cavalières préfaces où il parle de lui et de ses +écrits sur le ton d'une confiance si fanfaronne et d'une si naïve +outrecuidance. Dans ces remarques il revient, en son propre nom, sur les +hommes et les ouvrages dont il a parlé, sur les idées qu'il a émises, +pour les appuyer et les compléter à son aise; et, chemin faisant, il +trouve moyen de déployer une érudition littéraire des plus étendues, +sinon des plus discrètes et des mieux dirigées, qui témoigne d'une +immense lecture. Le Berger extravagant est, pour ainsi dire, une vraie +encyclopédie, où toutes les oeuvres de la littérature pastorale, +romanesque et poétique, de l'antiquité et des temps modernes, de la +France et des nations étrangères, comparoissent les unes après les +autres par devant le tribunal souverain de ce Minos inflexible, qui les +juge et les condamne sans se laisser émouvoir à l'éloquence ni aux +grâces des coupables. + +Avec tous ces défauts, le Berger extravagant fut une oeuvre salutaire et +qui porta coup. Il contribua certainement à la chute de la pastorale, +qui, surtout après le succès de l'Astrée, avoit envahi les livres et le +théâtre. Déjà compromise par l'abus qu'on en avoit fait, par l'absence +d'un caractère bien déterminé qui la séparât nettement du drame et de la +comédie, elle fut enfin tuée par le ridicule. On avoit vu Des Yveteaux, +dans sa maison de la rue des Marais, tout enguirlandée de lacs d'amour, +se promener une houlette à la main, couvert de rubans, côte à côte avec +sa bergère,--et transformer son jardin en pastiche de l'Arcadie. N'y +avoit-il pas là de quoi justifier l'idée qui fait la base du livre de +Sorel, et le berger Lysis ne semble-t-il point la parodie légitime du +berger Vauquelin? Quoi qu'il en soit, la pastorale mourut pour ne +ressusciter que plus tard,--mais sous une autre forme et sans remonter +sur le théâtre,--avec Segrais et madame Deshoulières; seulement Molière, +qui a recueilli toutes les traditions théâtrales, même celles de +l'opéra, du ballet et de la tragi-comédie, s'y essaya en passant pour +varier les amusements de la cour, ce qui ne l'empêcha pas de s'en moquer +dans le Malade imaginaire. + +Je ne relèverai pas, faute d'espace, tous les emprunts qu'on a faits au +Berger extravagant[4]: ils sont plus nombreux encore que pour Francion, +et Molière, en particulier, s'en est souvenu plus d'une fois, sans +parler de La Fontaine et de Scarron. Je me bornerai à dire que, sans +avoir obtenu autant de succès que Francion, il en eut assez pour mettre +en mouvement le servile troupeau des imitateurs. Du Verdier calqua sur +ce patron son Chevalier hypocondriaque, et Clerville son Gascon +extravagant. Mais l'imitation la plus sérieuse et la plus remarquable +fut celle de Thomas Corneille, qui, toujours à la piste du goût et de la +mode du moment, fit de l'ouvrage de Sorel sa comédie en vers des Bergers +extravagants, où il a transporté les personnages et les aventures les +plus saillantes du roman, sans rien ou presque rien y ajouter du sien. + +[Note 4: J'en ai noté un des plus curieux dans l'Athenæum de 1855, +p. 565.] + +Et pourtant Ch. Sorel est oublié aujourd'hui! Ne nous hâtons pas de +crier à l'injustice; ce n'est qu'un écrivain à l'état d'embryon; ses +livres ne sont guère que des ébauches inégales, qui n'ont rien de +complet et d'harmonieux, et qui auroient besoin d'être dégrossies par +une main plus habile; ils valent plus par le but et l'intention que par +la réalité, et c'est précisément ce but excentrique, cette intention +originale, qui les rendent dignes d'examen. Il y a là une curiosité +littéraire dont l'étude ne peut manquer d'être piquante pour les simples +amateurs et utile pour les érudits,--rien de plus. + +Théophile, au début de ses Fragmens d'histoire comique, s'étoit déjà +moqué du jargon des romans; Scarron le parodiera de même, comme Sorel et +Furetière. En 1626, un auteur inconnu, Fancan, publia aussi un opuscule, +le Tombeau des romans, où il plaide tour à tour le pour et le contre, +et, dans cette dernière partie, il s'en prend surtout aux romans de +chevalerie, et parmi les modernes, à l'Astrée[5] et à l'Argenis. On voit +que les idées de révolte avoient déjà commencé à se répandre avant +Molière et Boileau. Plus tard, au dix-huitième siècle, le père Bougeant, +qui ne manquoit point d'esprit, devoit reprendre la même thèse et la +traiter à sa manière en son Voyage merveilleux du prince Fan-Feredin +dans le pays de Romancie. + +[Note 5: Citons encore, parmi les attaques les plus vives dirigées +contre l'Astrée, au plus fort de sa faveur, celle qu'on lit dans le Don +Quixote gascon (Jeux de l'inconnu). L'auteur va jusqu'à ranger ce roman +parmi les livres «que les hommes accorts et capables rejettent comme +excréments, avortons de l'esprit... où il n'y a ni invention, ni +locution, ni disposition, etc.»] + +Mais, pour ne pas sortir de l'époque que nous avons choisie, le Berger +extravagant, imitation de Don Quichotte, comme nous l'avons dit, donna +lui-même naissance à plusieurs imitations, parmi lesquelles il faut +distinguer le Gascon extravagant de Clerville, sujet qu'avoit déjà +illustré d'Aubigné dans l'ouvrage que nous avons examiné plus haut, et +le Chevalier hypocondriaque de du Verdier, qui, après avoir jeté bon +nombre de romans dans le moule banal, se laissa entraîner par le succès +de Sorel à railler ce qu'il avoit adoré jusque alors. Le Chevalier +hypocondriaque, dont la lecture n'a rien de particulièrement récréatif, +surtout à la longue, tend tout au plus à attaquer la dangereuse +influence des livres de chevalerie sur les cerveaux foibles, sans +chercher directement à démontrer l'ineptie de leurs inventions, leurs +contradictions et leurs invraisemblances; par là, comme par d'autres +points de détail, il serre de fort près Don Quichotte et pousse parfois +jusqu'au plagiat ce qui chez Sorel n'avoit été qu'une imitation +originale et discrète. Ce n'est pas une satire littéraire, pas même, à +proprement parler, une satire morale, mais un roman comique où domine la +fantaisie, et dont le côté plaisant repose surtout sur l'intrigue et les +situations, comme dans l'Etourdi de Molière et les comédies espagnoles. +Malgré son but satirique et ses traits contre les romans, le Chevalier +hypocondriaque, par une contradiction qui est assez commune dans les +ouvrages du même genre, ressemble, pour le plan et les procédés, au +premier roman venu de l'époque. + +En plusieurs passages de son livre, du Verdier prend plaisir à accabler +les villageois d'expressions méprisantes. On voit, en effet, que la +plupart des écrivains d'alors professoient pour les bourgeois, et à plus +forte raison pour les paysans, un dédain superbe, dont les traces ne +sont pas rares dans leurs oeuvres, quand ils daignent faire mention de +ces petits personnages. Sans parler ici de la fameuse lettre de madame +de Sévigné et des passages non moins fameux de La Bruyère, Furetière, et +surtout Sorel, deux petits bourgeois pourtant, et deux esprits qui +paroissent peu faits pour se laisser prendre à cette morgue +aristocratique, nous en offriroient de nombreux exemples. Il sembloit +qu'aux yeux des gens de lettres,--qui en étoient venus à partager les +manières de voir des gentilshommes et des courtisans, leurs +Mécènes,--les paysans fussent des espèces d'animaux mal léchés, et qu'il +fût permis d'assommer sans scrupule ces coquins, comme les nomme du +Verdier, en les laissant se guérir comme ils peuvent des coups qu'ils +ont reçus. + +Un mot des autres ouvrages de Sorel qui se rattachent à la même +catégorie. Polyandre, histoire comique (1648), beaucoup moins libre que +celle de Francion, renferme, a-t-il dit lui-même, «les aventures de cinq +ou six personnes de Paris qu'on appelle des originaux... Il y a l'homme +adroit, le poète grotesque, l'alchimiste trompeur, le parasite, le fils +de partisan, l'amoureux universel.» La Description de l'île de +Portraiture est une satire de la mode des portraits, qui s'étoit +répandue depuis quelque temps dans les lettres. Sous forme de voyage, +Sorel y étudie tour à tour, d'une manière assez mordante, les peintres +héroïques, les peintres comiques et burlesques, les peintres satiriques, +les peintres amoureux, etc.; il raille leurs défauts ou leurs ridicules, +et n'épargne pas davantage les prétentions de ceux qui se font peindre. +L'intrigue est fort légère, mais le récit ne manque ni de vivacité ni +d'intérêt. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que l'auteur place +dans la bouche de son guide un grand éloge des portraits que Scudéry +frère et soeur ont semés dans leurs romans, en particulier dans Cyrus et +Clélie, qu'il a si vertement attaqués ailleurs. Sorel est peut-être +aussi l'auteur des Aventures satiriques de Florinde, habitant de la +basse région de la Lune (1625), dirigées «contre la malice insupportable +des esprits de ce siècle.» (Préface.) + +Mettons côte à côte avec cet ouvrage la Relation du royaume de +Coquetterie, par l'abbé d'Aubignac, le pédantesque auteur de cet Art +poétique draconien qui régenta long-temps le théâtre[6]. Le début de ce +livret satirique, évidente imitation du Voyage de Tendre, comme la +Relation du siége de Beauté, fourmille de personnifications abstraites, +et nous rencontrons, dès les premiers pas, les châteaux d'Oisiveté et de +Libertinage, la place de Cajolerie, la plaine des Agréments, le gué de +l'Occasion, etc. Mais cette géographie métaphysique fait bientôt place à +quelque chose de plus vif et de plus piquant; les romans y sont +critiqués, surtout au point de vue moral; la galanterie raffinée du jour +y est criblée d'épigrammes; les diverses catégories de coquettes qui +peuplent l'empire de la mode,--Admirables, Précieuses, Ravissantes, +Mignonnes, Évaporées, que sais-je encore?--défilent successivement sous +nos yeux, et les petits soins, les petits manéges, les petits caprices, +de cette bizarre et changeante république, sont étudiés avec une verve +parfois ingénieuse, quoiqu'elle n'égale point celle de Ch. Sorel. + +[Note 6: L'abbé d'Aubignac est aussi l'auteur d'un autre roman +allégorique, mais fort peu satirique, Macarize, ou la Reine des îles +Fortunées.] + +Mais, pour en finir avec ce dernier, dont l'abbé d'Aubignac nous a +écartés un moment sans nous en éloigner tout à fait, j'ajouterai que, +dans ses Nouvelles françoises, il a tracé les aventures de personnages +de la condition médiocre en un style qui, à ce qu'il assure du moins, +est approprié au sujet. C'est toujours, on le voit, les mêmes tendances +bourgeoises et réalistes: il n'a guère sacrifié aux faux dieux que dans +l'Orphize de Chryzante; mais il étoit si jeune et le roman est si court +en regard de l'Astrée! Enfin citons, pour ne rien omettre, quoique cet +ouvrage ne rentre que fort incidemment dans notre sujet, la Relation de +ce qui s'est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excités par +la rhétorique et l'éloquence, composée pour faire suite à l'Histoire des +derniers troubles arrivés au royaume de l'Eloquence[7], de Furetière. +Ces sortes d'allégories, le plus souvent mêlées de satires, qui nous +paroissent d'un genre un peu froid aujourd'hui, étoient alors en grande +faveur. On avoit créé une espèce de géographie symbolique, qui dressoit +la carte des sentimens et des opinions, des vices et des ridicules, des +systèmes et des partis[8]. Les plus connus parmi ces ouvrages, avec +celui que nous venons de nommer, furent la Carte du royaume des +Précieuses, attribuée au comte de Maulevrier, la Carte du royaume +d'Amour, attribuée à Tristan; la Carte de la cour[9], le Parnasse +réformé et la Guerre des auteurs, de Gueret; plus tard, vers la fin du +siècle, l'Histoire poétique de la nouvelle guerre entre les anciens et +les modernes, de Callières; auxquels on peut joindre la Relation du pays +de Jansénie, par Louis Fontaines; la Carte des pays d'Icarie et +d'Utopie, etc. + +[Note 7: Dans plusieurs endroits de cette Nouvelle allégorique, +Furetière préludoit déjà à ses futures attaques contre le roman +officiel.] + +[Note 8: Ces allégories se retrouvent souvent disséminées dans +divers ouvrages de l'époque. Il n'est presque pas d'auteur qui n'ait +fait la sienne; une des plus curieuses de ce genre est la topographie +des régions habitées par le bon goût, tracée par Sénecé dans sa Lettre +de Clément Marot. On remarquera que Sénecé dit que le pays habité par le +bon goût se nomme les Plaines allégoriques.] + +[Note 9: Réimprimée par M. Paulin Pâris sous le titre de: le Pays +des Braquesidraques, à la fin du 4e volume de Tallemant des Réaux, et +par M. Boiteau, sous le titre de Carte du pays de Braquerie, à la fin de +l'Histoire amoureuse des Gaules, édition Jannet.] + +La longue suite des ouvrages de Sorel nous a entraînés loin; il faut +maintenant remonter jusqu'en 1624, pour retrouver le Roman satirique de +J. de Lannel, quoique, en vérité, il mérite à peine de nous arrêter en +chemin. L'ouvrage n'a guère de satirique que le titre, mais on doit +tenir compte à l'auteur de l'intention: car c'est déjà quelque chose +d'avoir songé à composer un roman satirique qui peignît les moeurs et +combattît les vices contemporains, à cette date où l'on n'écrivoit que +des romans pastoraux ou chevaleresques, sans réalité ni vraisemblance. +Cette concession faite, il faut reconnoître que c'est chose déplorable +et risible à la fois de voir comme le pauvre homme s'y est pris pour +conduire son idée à bonne fin. + +Il déclare, dans la préface, qu'il a voulu «représenter le dérèglement +des passions humaines sous des noms supposés», et, pour cela, il n'a +rien trouvé de mieux que de copier maladroitement et à profusion,--comme +s'il eût craint d'en laisser un seul de côté,--les procédés les plus +banals et les plus outrés de toutes les intrigues romanesques, en +exagérant, avec une bonne foi désespérante, chaque défaut et chaque +ridicule. Dans l'intrigue, qui est niaise et prolixe, ce ne sont que +duels et grands coups d'épées, amours, enlèvements, pleurs abondants et +longs récits épisodiques. Dans le style, pâle décalque de la +phraséologie usuelle, ce ne sont que flammes et feux, soupirs, mains qui +arrachent les coeurs sans faire mal, etc. Quant aux personnages, ils se +nomment Boittantual, Ennemidor, Gardenfort, Argentuare, +Regnault-Chanfort; dispensez-moi du reste. + +Où donc est la satire là-dedans? Elle est dans certains discours moraux, +j'allois dire dans certains sermons, que l'auteur prête parfois à ses +personnages; dans les réflexions générales jetées de page en page sous +forme d'épiphonèmes; dans les épigrammes, presque toujours fort anodines +et même fort puériles, où triomphe le génie observateur de l'écrivain, +et qu'il n'avoit certes pas besoin de défendre, comme il l'a fait, +contre tout soupçon de personnalités offensantes. Cependant, de loin en +loin, surnagent quelques satires indirectes d'une saveur un peu plus +relevée, quelques remarques justes, principalement sur les femmes, +exprimées avec assez de bonheur. Mais ces débris sont noyés in gurgite +vasto, et il faut les pêcher patiemment en eau trouble: il semble +vraiment, à voir toutes ces observations vagues, qui ressortent en +caractères italiques dans le texte du récit, pour mieux frapper les yeux +les plus inattentifs, que de Lannel se fût surtout proposé de faire un +recueil de fades épigrammes, sans sel et sans pointes, une anthologie de +réflexions banales sur toute matière indifféremment, sur la beauté, les +passions, la dissimulation, les arts, les lettres, le duel, +l'irréligion, l'athéisme, etc., etc.; quelque chose, en un mot, dans le +goût «des quatrains de Pibrac ou des doctes tablettes du conseiller +Mathieu». + +Il ne faut rien moins que le nom suivant pour nous consoler de tant de +platitude, rien moins que Cyrano de Bergerac avec ses Histoires comiques +de la Lune et du Soleil, pour nous faire oublier de Lannel et son +prétendu roman satirique. Les Histoires comiques de Cyrano, quoique +n'appartenant point au monde réel, puisqu'elles se déroulent tout +entières dans le capricieux domaine de l'imagination, dans le pays des +chimères, dans l'espace illimité où règnent le fantastique et le +merveilleux, rentrent pourtant dans notre étude par leur côté satirique +et bouffon, sans parler des points de détail qui les rattachent aux +récits familiers et bourgeois: je ne pouvois donc me dispenser de les +énumérer à leur rang. + +Cette forme de voyages imaginaires a souvent été employé par les auteurs +satiriques, à qui elle fournit un cadre commode et fait à souhait. Le +XVIIe siècle, outre ceux que nous avons déjà rencontrés, en offre divers +autres exemples, parmi lesquels je me borne à citer ici, pour ne point +tomber dans des répétitions fatigantes, l'Histoire des Sevarambes +(1677-1679), utopie philosophique, aux idées hardies, aux vues avancées, +quelquefois même téméraires, qui fut proscrite dans presque toute +l'Europe pour la coupable audace de ses allusions. + +La chronologie est féconde en contrastes. L'année même où paroissoit +l'Histoire comique de la Lune, l'abbé de Pure, sous le pseudonyme de +Gelasire, publioit le premier volume d'un roman bien différent, si même +on peut donner le nom de roman à la Prétieuse ou le Mystère des ruelles. +Rien qui soit en effet plus complétement le contre-pied des oeuvres de +Cyrano que cette satire languissante, pâteuse, prolixe, dans les +dernières parties surtout, que l'abbé écrivit pour se venger des +ruelles, dont il avoit été d'abord un des fidèles les plus dévots et les +plus assidus. Cette rapsodie en quatre volumes, qui n'est pourtant pas à +dédaigner pour l'histoire littéraire de l'époque, parcequ'on y découvre, +en les déblayant des puérilités inouïes qui les cachent d'abord, un +assez grand nombre de traits curieux et de révélations piquantes +relatives à la société des précieuses, à leur langage émaillé de +néologismes, dont plusieurs ont pris racine et se sont acclimatés parmi +nous, à leurs sentiments dans les questions d'art et de morale, à leurs +discussions subtiles, par exemple, pour ou contre le mariage, sur +l'avantage de l'absence en amour, etc.;--à leur métaphysique +quintessenciée, dont l'échantillon le plus intéressant est une apologie +de la laideur en amour, faite en vers assez bien tournés, et accompagnée +d'une histoire concluante à l'appui;--à la haute opinion qu'elles +avoient d'elles-mêmes, et à bien d'autres particularités encore; cette +rapsodie, ai-je dit, n'est, au fond, qu'une série de dialogues raffinés +et d'interminables conversations. Le roman, absent du reste de +l'ouvrage, s'est réfugié dans les histoires incidentes, parfois assez +scabreuses, même pour des oreilles moins chastes que ne dévoient l'être, +ce semble, celles de ces divines et incomparables personnes. De Pure a +eu soin aussi de multiplier les vers, les lettres, les portraits, +suivant la mode d'alors: car, bien qu'il ait semé son ouvrage +d'épigrammes, directes et indirectes, contre le genre en vogue, il +tâchoit néanmoins de s'en rapprocher, n'étant point un esprit assez +vigoureux pour s'affranchir de cette routine à laquelle ne savoient pas +toujours se dérober les plus indépendants eux-mêmes. Pourtant, dans les +premières pages du quatrième volume, il a prêté à l'une des précieuses, +Eulalie, une dissertation assez judicieuse sur un nouveau genre de +romans à tenter. Sans attaquer précisément le genre reçu, elle +désireroit néanmoins quelque chose de différent, par exemple des romans +basés tout entiers sur les développements de l'amour, au lieu de ceux où +la curiosité et l'inquiétude sont les principaux aliments de l'intérêt. +Elle y proscriroit l'uniformité de la marche suivie, les coups d'épée, +l'introduction parasite et envahissante des éléments extérieurs. La +conversation se continue long-temps sur ce projet de réforme, mais elle +finit par une protestation de l'assemblée contre le retranchement des +grandes actions et des exploits héroïques et contre les tendances +bourgeoises. + +Outre bien d'autres défauts, dont j'ai déjà effleuré quelques uns, la +Prétieuse en a deux qui suffiroient pour en faire une oeuvre manquée, +même aux yeux des juges les plus indulgents. Loin d'avoir la netteté de +toute bonne critique, ce livre est, au contraire, d'une obscurité rare, +et le sens en reste trop souvent caché; la pensée de l'auteur s'y +confond si bien, la plupart du temps, avec celle des personnages, qu'on +ne peut toujours les démêler sans embarras. Un autre défaut, plus grave +encore peut-être, c'est qu'il appartient corps et âme au genre ennuyeux: +si ce sont bien là les conversations des précieuses, et tout nous porte +à le croire, il falloit que ces dames y missent beaucoup de candeur et +de bonne volonté pour s'en amuser comme elles le faisoient. + +De Pure a poursuivi la même tâche satirique contre les précieuses, dans +une comédie introuvable, jouée sur le théâtre italien. On peut aussi +rapprocher de son ouvrage la pièce de Somaize, les Véritables +Précieuses, et le tableau qu'a tracé de la même société, dans ses +Portraits, la grande Mademoiselle, un an avant la comédie de Molière. + +C'est encore une satire qui, suivant moi, n'est guère plus claire et +plus amusante, mais qui a le mérite d'être plus courte, que cette +Histoire de la princesse de Paphlagonie, écrite vers la même époque, en +un moment de velléité littéraire, par mademoiselle de Montpensier. Il +lui prit un jour fantaisie de railler, sous des noms supposés, quelques +dames de la cour, et, pour arriver à ses fins, elle eut recours à la +forme du roman,--sinon dans le style, plus simple et moins emphatique, +quoiqu'il reproduise toutes les expressions consacrées,--du moins dans +la fable et l'invention, farcies de tous les ingrédients habituels +recommandés par la recette. Elle y perce surtout de ses flèches +mademoiselle Vandy et madame de Sablé, la comtesse de Fiesque, et sa +favorite, madame de Fontenac. Mais cet ouvrage, où manquent +l'observation générale et l'invention, n'a d'intérêt que par la clef, +qui lui donne la valeur d'un document historique[10]. Pris en soi, ce +n'est qu'un récit embrouillé, diffus, sans but et sans méthode, écrit +lourdement, mais non sans prétention. Mademoiselle de Montpensier fut +moins heureuse encore dans la Relation de l'Ile imaginaire, dont on lui +attribue la composition, bien qu'elle porte la signature de Segrais[11], +qui servit également de prête-nom à madame de Lafayette. Au moins y +avoit-il quelques peintures de moeurs dans le précédent ouvrage, tandis +que celui-ci, à la fois fort court et assez insignifiant, est écrit sans +gaîté, sans netteté et sans vraisemblance, malgré l'excellent modèle +qu'elle avoit dans un épisode de Don Quichotte. On y trouve tout au plus +quelque mérite de style. Je n'ai pu guère démêler, pour toute intention +satirique, que certains traits timides décochés contre Nervèze, qui +étoit alors, avec Des Escuteaux, son compère, le bouc émissaire de la +littérature. + +[Note 10: V. la clef complète dans le Segraisiana.] + +[Note 11: Segrais a composé aussi, comme on sait, un volume de +Nouvelles françoises. Dans le préambule, tout en traçant l'éloge des +romans en vogue, il fait quelques réserves, au point de vue de la +vraisemblance et de la réalité, contre leurs imitateurs, n'osant sans +doute les attaquer directement eux-mêmes. Il fait remarquer qu'il seroit +plus naturel de prendre des aventures françoises et des héros françois. +C'est peu de chose, mais c'est quelque chose.] + +Joignons-y encore l'Heure du berger, demi-roman comique ou roman +demi-comique, par C. Le Petit, livre burlesque et quelque peu +licencieux, plein de galimatias et de mauvais goût, ne manquant pas +toutefois d'un certain esprit qui en fait supporter la lecture; la +Prison sans chagrin, histoire comique du temps, mais histoire fade, +longue et sans intérêt; les Aventures tragi-comiques du chevalier de la +Gaillardise, par le sieur de Préfontaine. + +Enfin nous voici,--il étoit temps,--sortis du fatras des infiniment +petits (j'en demande pardon aux admirateurs du talent de la grande +Mademoiselle), et arrivés à deux livres d'une plus haute valeur, les +premiers sans contredit de ceux que nous étudions, par le nom de ceux +qui les firent et par leur mérite propre: je veux parler, on le devine, +du Roman comique de Scarron et du Roman bourgeois de Furetière. + +Le titre du Roman bourgeois (1666) indique assez son but. Furetière, +intime ami de Boileau, s'est proposé de peindre, en spirituel et mordant +satirique, les moeurs de la bourgeoisie d'alors. Il a voulu faire un +roman réaliste[12], sans tomber, sinon en de rares accès d'humeur +bouffonne, dans la charge et la caricature. Prenant cinq ou six types +marqués, le procureur et la procureuse, l'avocat, le plaideur[13], la +fille bourgeoise et coquette, l'homme de lettres, etc., il les a rangés +et mis en jeu dans un cadre peu varié, comme l'étoit d'ailleurs celui de +presque tous les romans contemporains, qui cachoient une grande +monotonie et une excessive pauvreté d'intrigue sous leur complication +apparente. Tous ces personnages ont des noms (Pancrace, Javotte, +Nicodème, Vollichon, Jean Bedout, Philippote, et non Mandane, +Polexandre, Artamène, etc.), des caractères, des façons de parler et +d'agir, qui sont aux antipodes de ces dignes romans dont la lecture +charmoit à un si haut point madame de Sévigné. Rien d'héroïque dans ce +monde terre à terre, pas de grands sentiments ni de belles paroles dans +ces prosaïques chevaliers du pot-au-feu. Au lieu de placer la scène dans +un temple ou dans un palais d'Assyrie, Furetière nous transporte, dès le +début, sur la place Maubert: nous sommes avertis. Le Roman bourgeois est +une satire en action, une continuelle épigramme, où l'allusion perce à +chaque instant le tissu du récit, où la critique ingénieuse et sensée +voyage côte à côte avec la parodie, mais une parodie de bon ton et de +bon goût, qui laisse place à l'observation. Furetière n'idéalise pas les +moeurs qu'il retrace, il les étudie à fond et dans des classes +entières,--non plus seulement à l'extérieur, sous leur côté original et +individuel. Ses procureurs et ses bourgeois sont des masques effrayants +de vérité: nous avons tous rencontré ce Vollichon, fieffé ladre, +fesse-mathieu, fort en gueule comme la Dorine de Molière, grand diseur +de proverbes et quolibets, qu'on séduit en faisant sa partie de boules, +et en ayant bien soin de perdre la dernière, la belle; vieux gueux qui +ne se fait nul scrupule d'occuper, sous divers noms, pour deux ou trois +parties à la fois; au demeurant bon enfant, surtout lorsqu'il est en +joyeuse humeur, et méditant de devenir honnête homme dans sa vieillesse, +depuis qu'il a remarqué que d'ordinaire cela rapporte davantage;--ce +prédicateur poli, jeune abbé de bonne famille, très bien frisé, qui +parle un peu gras pour avoir un langage plus mignard, et qui veut qu'on +juge de l'excellence de ses sermons par le nombre des chaises louées à +l'avance;--cette demoiselle Javotte, petite personne dont la beauté, +splendidement insignifiante, égale la niaiserie, ou, si l'on veut, +l'ingénuité, qui emprunte un laquais et des diamants pour quêter avec +plus d'éclat à l'église, et met tout son orgueil à surpasser la collecte +de ses rivales;--ce Nicodème, galant avocat toujours vêtu à la dernière +mode, qui tourne un madrigal comme M. Prud'homme et abuse d'un poireau +placé au bas du visage pour y étaler une mouche assassine;--et ce +Villeflatin, digne confrère du grand Vollichon, qui, sans avertir +personne, tire si admirablement parti d'une imprudente promesse de +mariage, afin d'en extorquer de solides dommages-intérêts;--et ce brave +Jean Bedout, et cette petite sucrée de Lucrèce, et cette pimbêche de +Collantine, et cet infortuné Charroselles, le plus à plaindre des hommes +de lettres. Tout le monde a son paquet dans ces railleries aussi +spirituelles qu'impitoyables: les académies de beaux esprits, les +ruelles, et surtout les ruelles bourgeoises, les poètes, et même les +marquis. La satire littéraire s'y mêle sans cesse à la satire morale, et +le récit fait souvent place aux malignes remarques de l'auteur et aux +digressions, trop fréquentes et trop détournées peut-être, où il aime à +égarer sa verve narquoise. Mais cet ouvrage est plutôt un pamphlet qu'un +roman, parceque toutes ces observations ne sont pas mises en relief par +une action suffisamment nouée, que le développement de l'intrigue et des +caractères se fait dans un plan trop artificiel, et qu'il faudroit à +toutes ces aventures un lien plus réel et plus fort pour les unir dans +un ensemble harmonieux. + +[Note 12: «Je vous raconteray sincèrement et avec fidélité plusieurs +historiettes et galanteries arrivées entre des personnes ny héros ny +héroïnes..., mais qui seront de ces bonnes gens de médiocre condition, +qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et +les autres laids, les uns sages et les autres sots; et ceux-cy ont bien +la mine de composer le plus grand nombre.»] + +[Note 13: C'est surtout à ces types qu'il s'est attaché; toute la +gent chicanière est fustigée par lui avec une verve impitoyable. +Furetière, ancien avocat et fils de procureur, nourri dans le sérail de +la chicane, en connaissoit les détours: on n'est jamais trahi que par +les siens. Évidemment la tradition qui lui attribue une large part de +conseils dans la composition des Plaideurs doit être vraie: il avoit +profondément étudié la question, et Racine, qui donna sa comédie plus de +deux ans après, put trouver en germe quelques uns de ses types et +quelques unes de ses scènes dans le roman de son ami. Il est même +probable, d'après les dates, qu'ils travailloient ensemble à ces deux +ouvrages, et qu'ils mirent plus d'une fois leurs idées et leurs +observations en commun, dans les cabarets du Mouton blanc ou de la Croix +de Lorraine.] + +À peu près vers le même temps où l'ouvrage de Furetière ouvroit en +quelque sorte la voie au roman d'observation, les autres branches de la +littérature se trouvoient entraînées par un mouvement analogue, et +quittaient les caprices de la fantaisie et de l'intrigue fondées sur +l'imagination pure pour le domaine de l'étude des moeurs et de l'analyse +du coeur humain: la tragédie, avec Racine, passoit de la Thébaïde et +d'Alexandre à Andromaque; Molière, après avoir fait l'Etourdi, qui +correspondoit assez bien aux imbroglios des vieux romans, composoit +alors Tartufe et George Dandin. Le roman proprement dit, lui-même, en +dehors de la série à part que nous étudions, franchissoit l'immense +espace qui sépare l'Astrée, Clélie et Polexandre, de Zaïde et de la +Princesse de Clèves. N'étoit-ce pas là comme un pressentiment de La +Rochefoucauld, et surtout de La Bruyère, qui alloient bientôt venir? + +À côté du Roman comique, évidemment inspiré à Scarron par les romans +picaresques de l'Espagne, avec lesquels il étoit très familier, on doit +citer quelques unes de ses Nouvelles tragi-comiques, puisées à la même +source. Bien que la plupart des personnages principaux appartiennent aux +classes élevées, ce n'en sont pas moins des récits bourgeois, par les +personnages subalternes et par les moeurs qui s'y trouvent retracés. +L'intrigue y domine sans doute, mais les peintures de caractère et +l'observation n'y manquent pas: il me suffira de citer le pingre don +Marcos, dans le Châtiment de l'avarice, dont la lésinerie est peinte de +main de maître, et, dans l'Hypocrite, ce passage admirable de vérité et +de profondeur dont Molière devoit faire la plus belle scène de son +Tartufe (III, 6). + +Il ne nous reste plus maintenant que des ouvrages dont l'intérêt pâlit à +côté de ceux-là. C'est d'abord la Fausse Clélie de Subligny (1670), +recueil d'histoires françoises, galantes et comiques, que se racontent +les uns aux autres les personnages du roman, et dont les héros sont +presque tous des gens de qualité, mais passant par des aventures +familières et plaisantes. Quant à l'héroïne, c'est une fille que la +lecture de la Clélie a rendue folle, et qui se prend elle-même pour +cette Romaine illustre. La physionomie de l'ouvrage, depuis les noms +jusqu'aux lieux successifs de la scène, est tout à fait moderne, +contrairement aux usages reçus, et l'on y surprend parfois des +railleries et des protestations contre les romans romanesques.--C'est +ensuite le Louis d'or politique et galant (1695), par Ysarn, un des +littérateurs qui hantoient les samedis de mademoiselle de Scudéry, +«garçon bien fait, dit Tallemant, qui a bien de l'esprit, et qui fait +joliment les vers»,--sorte de petit roman satirique, dont le cadre, +souvent remanié depuis, offre quelque analogie avec celui du Diable +boiteux de Le Sage. Mais l'auteur, malgré quelques passages assez +piquants et quelques protestations qui ne manquent pas de hardiesse +contre les voies suivies par Louis XIV en politique et en religion, n'a +pas su remplir dignement son sujet; le lecteur perd bientôt l'espérance +que les premières pages lui avoient fait concevoir, et, au lieu d'un +roman de moeurs et d'observations satiriques, il n'a guère qu'un mince +recueil d'anecdotes sans grande portée et de discussions peu +intéressantes. + +Il faut réunir à la Fausse Clélie et aux Nouvelles tragi-comiques +quelques autres oeuvres qui s'en rapprochent, surtout les Nouvelles de +d'Ouville, frère du bouffon Boisrobert, et le Gage touché, histoires +galantes et comiques, des dernières années du siècle, attribuées à Le +Noble. Ce volume est un recueil de récits bourgeois, qui souvent ne sont +pas sans ressemblance avec ceux de Boccace et de la reine de Navarre, +dont l'auteur a même calqué le plan, comme La Fontaine en avoit imité la +libre et joyeuse allure dans ses Contes. Les uns sont conçus dans la +manière espagnole; les autres sont simplement de petits romans +d'intrigue, avec une pointe de réalisme. Le Noble choisit, avec une +prédilection marquée, ses sujets et ses personnages, dans les classes +les plus humbles: ce ne sont que jardiniers, tailleurs, donneurs d'eau +bénite, laquais, sages-femmes, etc., qu'il fait agir et parler suivant +leur condition. J'ai retrouvé dans ces pages l'original du fameux drame +populaire de Mercier, la Brouette du vinaigrier. Les caricatures ne sont +pas rares non plus dans le Gage touché, qui se heurte même parfois au +burlesque, et l'ouvrage, qui avoit débuté par des peintures plus exactes +du monde réel, tombe de plus en plus vers la fin dans le romanesque et +l'invraisemblance. + +Mais, que le Gage touché soit ou non de Le Noble, il y a dans ses +oeuvres un certain nombre de nouvelles qui doivent rentrer dans cette +étude: telles sont (rangées sous le titre commun de Les Aventures +provinciales), le Voyage de Falaize, nouvelle divertissante; l'Avare +généreux, nouvelle galante, entremêlée de plusieurs autres; la Fausse +comtesse d'Isamberg; sans compter beaucoup d'histoires analogues qui +font partie de ses Promenades. Tout cela est assez vif, preste, comique, +de couleur moderne et françoise, souvent bourgeoise et familière. On y +trouve de l'observation, mais un peu superficielle et rarement +satirique. + +Ajoutons encore à cette liste, que je voudrois faire la plus complète +possible, tout en avouant bien haut qu'elle ne peut l'être en aucune +façon, quelques autres productions d'un genre mitoyen, qui se +rattachent, par certains points de contact, à la même catégorie, sans y +rentrer directement. Tels sont le Barbon et la Défaite du paladin +Javerzac, pièces satiriques de Balzac, qui, par la forme et le ton, sont +presque de petits romans; le Mamurra de Ménage; quelques unes des pages +échappées à la plume trop facile de du Souhait et de Le Pays; un assez +grand nombre de facéties; plusieurs morceaux qu'on peut découvrir dans +les recueils du temps, en particulier dans celui de la Maison des jeux +(par exemple: les Amours de Vénus, la Relation grotesque, burlesque, +comique et macaronique, des amours et transformations de Vertumne); dans +les recueils d'OEuvres galantes et d'OEuvres diverses; dans celui des +Pièces en prose les plus agréables de ce temps (par exemple l'Histoire +du poète Sibus, etc.); quelques Nouvelles ou Histoires de Rosset, qui, +du reste, avoit traduit Don Quichotte; quelques contes de la Fontaine, +d'Hamilton et de Sénecé; enfin toute une série de romans +historico-satiriques, ou, si l'on aime mieux, de satires +historico-romanesques, relatives surtout aux amours des grands +personnages, et fort licencieuses pour la plupart, livrets sortis des +officines de Hollande pour être débités sous le manteau, et que je ne +puis passer en revue, parceque cet examen, un peu en dehors de mon +sujet, m'entraîneroit beaucoup trop loin. + +J'ai bien envie d'y réunir le Page disgracié de Tristan l'Hermite, +curieuse et romanesque autobiographie. Il me paroît fort probable, en +effet, que l'auteur de Marianne ne s'est pas fait faute de glisser +quelques particularités de son invention dans ces pittoresques mémoires; +et ce qui me pousseroit à le croire volontiers, c'est que le récit a +l'air arrangé à souhait pour toutes les exigences du roman, et que le +titre même semble renfermer un aveu implicite de l'auteur (Le page +disgracié, où l'on voit de vifs caractères d'hommes de tous tempéramens +et de toutes professions). Du reste, s'il n'eût voulu que faire le +simple récit de ses aventures, fort variées et fort intéressantes par +elles-mêmes, je l'avoue, qui l'empêchoit de mettre partout les noms +propres, au lieu d'employer ces déguisements et ces détours qui donnent +à l'ouvrage, quoi qu'on en ait, toute la physionomie d'un roman? Aussi +est-ce de ce nom que l'appelle, dans sa Bibliothèque françoise, Ch. +Sorel, qui le range parmi «les romans divertissans». Or les scènes de la +vie commune et vulgaire, racontées dans le style qu'elles demandent, se +succèdent de fort près dans ces confessions; on y rencontre même parfois +des portraits grotesques et des tableaux de genre tout empreints du +vieil esprit gaulois, qui ressemblent aussi peu aux tableaux ordinaires +des romans d'alors qu'une toile de David Téniers à une de Lebrun. + +Enfin, se récrieroit-on beaucoup si j'introduisois à la suite de tous +ces noms un nom qu'on ne s'attend peut-être pas à trouver en cette +compagnie, celui de Charles Perrault, qui, du reste, dans ses +Parallèles, et dans toute la part qu'il prit à la querelle des anciens +et des modernes, avoit montré les idées d'un véritable novateur +littéraire? Les Contes de fées sont du fantastique et du merveilleux, +sans doute; mais il arrive souvent que ce fantastique et ce merveilleux +tiennent à la réalité familière comme à l'intention comique et satirique +par les détails: c'est ce qui étoit déjà arrivé aux fables milésiennes +chez les anciens, et chez les modernes aux voyages comiques de Cyrano +dans la lune et le soleil; ce fut ce qui arriva également à Perrault. +Quiconque a lu le Petit Poucet, la Barbe-Bleue, le Petit Chaperon rouge +et Peau d'Âne, c'est-à-dire quiconque a dépassé l'âge de sept ans, se +rappelle ces tableaux d'intérieur bourgeois ou populaires, ces scènes de +bûcherons, de forêts, de fermes, de villages, qui s'y trouvent mêlés, et +font de ces gracieux contes de petits romans familiers, d'allure naïve +et simple. + +Ainsi, pour nous résumer en quelques lignes, le caractère commun à la +plupart des oeuvres que nous venons d'étudier est un caractère de +protestation, directe ou indirecte, réfléchie ou spontanée, sérieuse ou +plaisante, contre la dignité solennelle du genre à la mode, contre la +subtilité, l'emphase, l'exagération des idées, des sentiments et des +personnages. Elles se tiennent plus près de la terre, ne dédaignent +point les menus détails et les peintures vulgaires, entrent dans la voie +d'une observation plus vraie des moeurs et du coeur de l'homme; en un +mot, au lieu de se lancer dans un monde factice et monotone, toujours +jeté au moule de l'Astrée et des Bergeries, elles étudient le monde +extérieur, surtout le monde d'en bas, pour en faire le portrait ou la +satire. Tous ces ouvrages, presque sans exception, semblent vouloir +aussi protester par la licence des détails et la crudité de l'expression +contre la galanterie précieuse et raffinée, la langueur discrète et un +peu prude, la quintessence de platonisme, mise en vogue par d'Urfé: +c'est comme un ressouvenir du siècle précédent conservé en toute sa +verdeur par ces esprits rebelles, qui s'effraient de voir la littérature +s'assouplir sous la discipline, la langue se décolorer et pâlir, la +libre et forte sève des joyeux conteurs d'autrefois s'effacer devant un +jargon, prétentieux, affadi, éviré. Lieux, héros, aventures, tout y +change de nature et de ton; le style lui-même s'assortit au fond du +roman: moins régulier souvent et moins correct, il a, du moins dans les +meilleures de ces oeuvres, plus d'originalité, de verve pittoresque; il +abonde à la fois en hardiesses heureuses et en trop fréquentes +négligences. Bien plus, presque tous ces romans offrent les mêmes +singularités de détail et une physionomie toute semblable jusque dans +les moindres traits: c'est ainsi que l'on y retrouve fort souvent la +préface cavalière, poussant la vanité et le dédain du public jusqu'à +l'outrecuidance et foudroyant ceux qui auront le front de ne pas trouver +leur ouvrage admirable; mais c'est un ridicule que Scudéry et La +Calprenède partagent avec de Lannel, Sorel, de Pure et Subligny, et qui +nous semble avoir été emprunté à la littérature espagnole, alors dans +toute son influence, surtout à Montemayor, Montalvan et Alarcon. Enfin, +par un hasard étrange, un très grand nombre d'entre eux sont restés +également inachevés: cette fatalité est commune aux Histoires comiques +de Théophile et de Cyrano, au Polyandre de Sorel, au Roman bourgeois, au +Roman comique, à la Fausse Clélie, etc. + +D'ailleurs, indépendamment du mérite propre et de l'intérêt littéraire +qui les recommandent si puissamment aux érudits et aux simples curieux, +ces oeuvres, dont beaucoup ont à peu près l'attrait de l'inédit et de +l'inconnu, méritent encore d'être lues et relues, comme d'inépuisables +mines de renseignements sur les moeurs et les usages de l'époque, sur +les opinions qui s'y reflètent avec plus de vivacité et d'exactitude, et +pour ainsi dire avec plus d'abandon familier, qu'elles ne pouvoient le +faire dans des romans grecs et assyriens, où la convention laissoit si +peu de place à l'observation véritable. Comme les romans héroïques, et +beaucoup plus qu'eux, les romans comiques et satiriques ont presque tous +une clef, dont la connoissance complète, si elle étoit possible et si la +plupart du temps on n'étoit réduit sur ce point à des conjectures qui +n'ont rien de certain, ajouteroit beaucoup à leur intérêt et à leur +utilité. Mais, en outre, ils sont, pour qui sait les comprendre, une +histoire intime du XVIIe siècle: auteurs, courtisans, villageois, +cabaretiers, soldats, marquis, procureurs, petits héros de bourgeoisie, +etc., tout cela y parle et y agit comme dans le théâtre de Molière. Ce +sont d'ailleurs presque autant de comédies que ces ouvrages: il n'y +manque que le dialogue, et, sans compter les très nombreux emprunts à +l'aide desquels nos comiques, et principalement le plus grand de tous, +se sont enrichis à leurs dépens, on pourrait y retrouver la plupart des +types de la vieille comédie françoise, de ces masques glorieux illustrés +par Larivey, Grevin, Jodelle, Scarron, Tristan, Rotrou, Corneille, et +qui cédèrent la place aux caractères, après avoir jeté un dernier et +faible éclat dans quelques pièces de Molière lui-même. C'est ainsi qu'on +peut étudier le matamore dans le Baron de Fæneste, le pédant sous ses +diverses faces dans l'Histoire comique de Théophile, le Francion de +Sorel, etc.; la femme d'intrigue dans Francion, le valet bouffon dans le +Carmelin du Berger extravagant, etc. + +II. + +Dans cette longue série de romans comiques et familiers du XVIIe siècle, +le plus important, sans contredit, le meilleur, comme le plus répandu, +est l'ouvrage de Scarron[14]. On connoît ce rieur de bonne foi, ce +stoïcien d'un nouveau genre, plus fort que celui qui disoit: «Douleur, +tu n'es pas un mal», car sa gaîté sembloit dire à toute heure du jour: +«Douleur, tu es un plaisir!» Malgré le dédain des critiques de son +temps, son nom vit encore aujourd'hui, et ses oeuvres mêmes sont loin +d'être mortes; elles ont été conservées par cette bonne humeur +naturelle, cette naïveté et cette étonnante puissance du rire qui +rachètent chez lui de si nombreux et de si grossiers défauts. Mais, +indépendamment de ces qualités qui forment l'essence même de son génie, +cet homme, qui sembloit si peu fait, sinon pour la justesse, du moins +pour la sobriété, la convenance et la mesure de l'observation, a mérité, +par son Roman comique, d'être compté parmi ceux qui ont le mieux vu et +le mieux peint un coin de la société d'alors. On l'a surnommé l'Homère +de la Fronde: on auroit pu le surnommer, à non moins juste titre, +l'Homère des Ragotins et des troupes de comédiens nomades. Son nom est +resté inséparable du sujet. + +[Note 14: Ou Scaron, comme son nom se trouve souvent écrit à cette +époque, en particulier dans les anciens registres manuscrits du Mans, +contemporains de son séjour en cette ville. Ce n'est que plus tard que +l'orthographe actuelle a prévalu.] + +En écrivant le Roman comique, Scarron a eu le bon esprit, dont il faut +lui savoir d'autant plus de gré que cela lui est rarement arrivé, de +faire choix d'un sujet qui lui permît d'être en même temps vrai et +burlesque, de se livrer à son irrésistible penchant pour la bouffonnerie +sans sortir de la nature et sans blesser le goût. Vienne en cette +matière, faite à souhait, sa verve plaisante, féconde en traits badins, +en trivialités grotesques et en vives caricatures! Loin d'être déplacée +et condamnable aux yeux des bons esprits, elle se trouvera, cette fois, +en rapport si complet avec les personnages et le fond même du sujet, que +souvent l'auteur ne seroit pas vrai s'il n'étoit pas burlesque. Le livre +n'est bouffon que parceque les personnages sont bouffons et doivent +l'être. Scarron lui-même a marqué nettement la différence tranchée qui +sépare son oeuvre des romans ordinaires de son siècle en qualifiant de +très véritables et très peu héroïques (liv. I, ch. 12) les aventures +qu'il raconte. Très véritables, dans le sens littéral et rigoureux du +mot, je n'en sais rien; cela pourrait bien être, au moins pour +l'ensemble des faits, car nous retrouverons les origines historiques de +quelques uns de ses épisodes et de plusieurs de ses types; mais, quoi +qu'il en soit, très véritables certainement dans le sens littéraire, +c'est-à-dire très vraisemblables, prises dans la réalité telle qu'elle +est, non dans ce monde de convention où s'agite habituellement +l'imagination des romanciers. Très peu héroïques, cela est évident, et +ni d'Urfé, ni Gomberville, ni mademoiselle de Scudéry, n'eussent trouvé +leur compte dans cette absence presque totale de beaux sentiments, +d'illustres catastrophes et de glorieux coups d'épée. Aussi étoit-ce là +précisément ce qui devoit alors faire condamner cet ouvrage par quelques +faux délicats. «Le Roman comique de Scarron, dit Segrais, n'a pas un +objet relevé; je le lui ai dit à lui-même. Il s'amuse à critiquer les +actions de quelques comédiens: cela est trop bas.» Il n'est plus +nécessaire aujourd'hui de réfuter méthodiquement cette accusation. Je ne +sache pas qu'on ait jamais sérieusement reproché à Molière d'avoir mis +en scène ses Pierrot et ses Lubin, ses Martine et ses Frosine, côte à +côte avec les marquis ridicules et les bourgeois raisonneurs, non plus +qu'à Le Sage de nous introduire, avec Gil Blas, dans la caverne des +voleurs et au milieu des antichambres où trônent messieurs les laquais. +Ce que Molière, Regnard, Dancourt, etc., ont pu faire dans leurs +comédies, Scarron avoit incontestablement le droit de le faire aussi +dans son roman, qui est une vraie comédie. Le titre le dit: Roman +comique, et le titre ne ment pas. Toutes les classes, tous les degrés de +la société, sont du domaine de l'observation, dans les limites que le +goût réclame et que l'art enseigne; mais Segrais, façonné aux fadeurs +timides de la pastorale de cour, devoit s'effaroucher de la hardiesse +familière de ces peintures, comme Louis XIV des magots de Téniers. + +Grâce à cet heureux choix, heureusement exploité, le comique sort des +entrailles du sujet, sans efforts, j'ajouterai même sans burlesque +proprement dit, quoique j'aie plus haut employé cette expression à +défaut d'autre plus exacte. En effet, l'essence du burlesque consiste, à +rigoureusement parler, dans le contraste entre l'élévation du sujet et +la trivialité du style, ce qui n'est point ici le cas. Le rire arrive +naturellement et sans grimace; Scarron ne cherche pas à s'égayer aux +dépens de la réalité des peintures, rarement même aux dépens de la +convenance et d'une certaine bienséance relative. Un grand nombre des +réflexions qu'il intercale dans son récit, sous une forme plaisante et +sans la moindre prétention, renferment des traits d'observation +ingénieux et justes. Du reste, comme par un désir instinctif de s'élever +une fois au moins jusqu'à la dignité de l'art, il a su, sans choquer en +rien le naturel et la vraisemblance, sans la moindre apparence d'emphase +romanesque ou de contraste systématique, mais au contraire en une mesure +discrète et même délicate, introduire dans l'intrigue des parties un peu +plus sérieuses, qui relèvent heureusement ce que le reste pourroit avoir +de trop exclusivement bouffon. Dès l'abord, le comédien Destin, malgré +la singularité de son accoutrement, nous prévient en sa faveur par la +richesse de sa mine; bientôt mademoiselle de l'Étoile accroît cette +première impression, sans parler de la figure un peu plus effacée de +Léandre. Ce sont là trois rôles qui gardent presque toujours la dignité +des honnêtes gens, tout en se déridant parfois, comme il sied en si +plaisante compagnie. En outre, Scarron--on ne s'en douteroit guère--a +mis du sentiment et de l'émotion en certaines pages, par exemple en +plusieurs endroits de l'histoire du Destin, racontée par lui-même, et +dans le passage où la Caverne exprime sa douleur, lors de l'enlèvement +de sa fille Angélique, qu'elle croit déshonorée. Puisque j'ai commencé à +indiquer les côtés sérieux de cette oeuvre, j'ajouterai qu'on ne sait +pas assez généralement que de graves questions s'y trouvent soulevées en +passant, et résolues autant que le permettoit la nature du livre. On y +rencontre, entre autres, la théorie du drame moderne posée en face de la +tragédie aristotélique, et l'auteur en démontre, en quelques lignes, la +légitimité, la nécessité même (I, 21). Le même chapitre renferme aussi +des aperçus justes et fins, qui ne manquoient pas alors de nouveauté, ni +une certaine hardiesse littéraire, sur une réforme à introduire dans le +roman. Quelques unes de ses conversations et quelques uns de ses +épisodes ont aussi des échappées où l'on trouve plus de sens pratique et +plus de raison qu'on ne s'aviseroit d'en demander à ce déterminé +bouffon. Scarron a eu une fois cette bonne fortune de pouvoir révéler +complétement les qualités de son esprit dans une occasion propice et +sous leur jour le plus favorable, et, le bonheur du sujet aidant, il est +même arrivé que cet écrivain, dont le vice ordinaire est la vulgarité de +sentiment et l'incurable prosaïsme, s'est élevé, en quelques pages de +son monument, au-dessus de ce défaut essentiel, qui sembloit +complétement inséparable de toutes ses créations. + +Le côté burlesque domine tellement dans Scarron qu'il a éclipsé tous les +autres. Il est juste de remettre ceux-ci en lumière. On trouve dans ses +oeuvres mêlées quelques pièces écrites d'un ton noble, qui, je l'avoue, +ne sont pas toujours les meilleures. Son épitaphe est un petit +chef-d'oeuvre de grâce, de tristesse voilée et doucement souriante. +D'autres morceaux offrent de la délicatesse et du sentiment autant que +de l'esprit; tels sont, par exemple, l'épigramme: + + Je vous ai prise pour une autre, etc. + +la chanson: + + Philis, vous vous plaignez, etc. + +les Stances à la reine: + + Scarron, par la grâce de Dieu, etc. + +Quelquefois ses drames, soulevés par le souffle du génie castillan, +s'élèvent et même atteignent un moment de fiers accents qu'on croiroit +échappés à un poète de race cornélienne, non pas, bien entendu, des plus +près du maître (Voyez Jodelet, ou le Maître valet, V, 4), et il en est +ainsi en quelques unes des nouvelles intercalées dans le Roman comique, +par exemple: À trompeur trompeur et demi, où son style a pris de la +fermeté et de l'élévation. L'auteur du Virgile travesti, de cette +débauche d'esprit dont le Poussin parle avec mépris dans une de ses +lettres, commandoit des tableaux à ce même Poussin, qui nous l'apprend +lui-même en un autre passage de sa correspondance[15]. Il est donc +permis de dire qu'il avoit le sentiment du beau. + +[Note 15: «J'ai trouvé la disposition d'un sujet bachique pour M. +Scarron. Si les turbulences de Paris ne lui font point changer +d'opinion, je commencerai cette année à le mettre en bon état.» (7 +février 1649.) Et le 29 mai 1650: «Je pourrai envoyer en même temps à M. +l'abbé Scarron son tableau du Ravissement de saint Paul.» C'est +indubitablement Paul Scarron, dont le Poussin parle plusieurs autres +fois encore, et avec qui il étoit en relation, notre auteur l'ayant +rencontré dans son voyage à Rome, vers 1634. Il en avait déjà parlé +auparavant. Ainsi il écrit (12 janvier 1648) que Scarron lui a envoyé +son Typhon, et il ajoute: «Je voudrois bien que l'envie qui lui est +venue lui fût passée, et qu'il ne goûtât pas plus ma peinture que je ne +goûte son burlesque.» On voit que le doute n'est pas possible.] + +J'ai dit que le livre de Scarron est une comédie: on y retrouve les +types et les caractères de la scène, et des types supérieurement tracés, +dans une intrigue un peu décousue et qui forme, pour ainsi dire, ce +qu'on nomme en style technique une pièce à tiroirs, comme il en avertit +lui-même le lecteur (I, 12). Voici d'abord Ragotin, petit bourgeois +hargneux, querelleur, enthousiaste, bel esprit et esprit fort, très +chevaleresque, très galant et très empressé près des dames, ardent à se +poser en champion, mais malheureux en querelle comme en amour, +personnage ridicule au physique aussi bien qu'au moral, et sur lequel, +si l'on me permet ce rapprochement peu classique, sembleroit avoir été +calqué le type populaire de M. Mayeux. Voici La Rancune, ce fripon +misanthrope, crevant de vanité et d'envie, et néanmoins exerçant +toujours une sorte d'ascendant incontesté par la supériorité de son +imperturbable sang-froid. La Rappinière, qui est aussi dessiné de main +de maître, surtout dans les premières pages, ne me paroît pourtant point +à la hauteur des précédents, parce qu'il ne se soutient pas dans le +caractère où nous l'a d'abord montré l'auteur. Scarron commence par le +présenter comme le rieur de la ville du Mans, et nous ne le voyons plus +guère ensuite que comme un coquin pendable, riant peu et faisant des +méchancetés peu plaisantes. Le poète Roquebrune, avec sa physionomie +gasconne et ses naïves prétentions de mâche-laurier, n'est point +inférieur, quoique relégué sur le second plan. Il n'est pas jusqu'aux +rôles tout à fait accessoires et secondaires, et que l'auteur n'a fait +qu'esquisser en courant sans y revenir, dont les portraits ne nous +arrêtent au passage. Que dites-vous, par exemple, de cette grosse +sensuelle qui porte le nom caractéristique de madame Bouvillon? du curé +de Domfront, dont la mésaventure est décrite avec une vérité +pittoresque? et de ce grand et flegmatique la Baguenodière, si +curieusement dessiné en deux traits de plume[16]? + +[Note 16: Les érudits me pardonneront-ils de rappeler, à propos de +ce personnage, le nom bien connu du mousquetaire Porthos, géant +taciturne comme la Baguenodière, et présentant, comme lui, les mêmes +caractères de force, de bravoure et de simplicité d'esprit? Je sais bien +que M. A. Dumas a été mis sur la voie par le type primitif, tel qu'il +est simplement esquissé dans les Mémoires de d'Artagnan, de Sandras de +Courtilz, et surtout par la figure historique de M. de Besmond; mais +seroit-il impossible qu'il se fût souvenu aussi de la Baguenodière de +Scarron, lui qui s'est souvenu de tant de choses?] + +Tout cela est, certes, autre chose que du burlesque: c'est du comique, +sinon très profond et très fin, au moins en général très vrai, plein de +vivacité, de verve et de vie, et ne dépassant point les bornes. Il est +fâcheux que cette comédie soit quelque peu gâtée par certaines scènes où +se retrouve trop le grotesque auteur du Typhon. Mais, quoi! Scarron ne +pouvoit entièrement cesser d'être Scarron, et, même dans ses meilleurs +moments, il ne faut pas lui demander les délicatesses du goût. Ainsi, on +retrancheroit volontiers du Roman comique l'aventure du pot de chambre, +pour parler son langage, et quelques plaisanteries qui ne paroissent +avoir d'autre but que d'exciter le rire pour le seul plaisir du rire: +tels sont, par exemple, le trait de cet avare qui pousse la lésine +jusqu'à vouloir se nourrir lui-même, ainsi que toute sa famille, du lait +de sa femme (I, 13); l'apparition fantastique du lévrier pendant le +récit de La Caverne (II, 3), etc. Ne lui en veuillons pas non plus +d'avoir, indépendamment de ces moyens bouffons, employé souvent dans le +Roman comique les mêmes procédés que dans le Virgile travesti, le Typhon +et ses autres vers burlesques, pour exciter le rire, c'est-à-dire +l'intervention fréquente et inattendue de la personnalité de l'auteur se +montrant tout à coup derrière ses personnages et à travers l'action,--le +mélange de quelque réflexion comique cousue à quelque passage d'un ton +plus élevé,--d'une remarque ironiquement naïve aux images les plus +poétiques, de la solennité grotesque à la trivialité, etc. Ce sont là +les ressources ordinaires du genre, dont il a usé largement sans doute, +mais cette fois sans abus. + +Scarron a donné à la plupart de ses personnages des noms allégoriques et +expressifs, qui ressemblent à des sobriquets ridicules: le Destin, la +Rancune, la Caverne, la Rappinière, madame Bouvillon. Si on vouloit le +lui reprocher comme une puérilité de mauvais goût, il serait facile de +le justifier d'une accusation qu'encourraient avec lui Racine (le +Chicaneau des Plaideurs), Molière, dans ses farces et même dans ses +grandes comédies (le Trissotin des Femmes savantes, l'huissier Loyal du +Tartufe, etc.). Cet usage, originaire d'Italie, et assez répandu dans la +littérature espagnole imitée par Scarron, et même dans Don Quichotte, +est général dans les romans comiques. Du reste, pour ses noms de +comédiens, Scarron n'a fait que se conformer à une coutume reçue et +suivie dans la réalité au théâtre; pour ses personnages manceaux, il +s'est également conformé aux habitudes locales et aux traditions de +grosses plaisanteries qui avoient cours dans le Maine, où le goût de la +raillerie à tout propos et des sobriquets ridicules a toujours été +répandu. «Les noms des personnes transmis par nos vieilles chartes, nous +écrit M. Anjubault, bibliothécaire du Mans: Maluscanis, Malamusca, +Sanguinator, Bibe Duas, Frigida Coquina, ne sont pas moins caustiques +que ceux qu'a inventés Scarron[17].» + +[Note 17: Scarron, comme on sait, avoit habité le pays où se passe +la scène de son roman assez long-temps pour se pénétrer de ses moeurs, +de son esprit, de ses usages. Renouard prétend qu'il étoit au Mans dès +1657. Cette opinion est peu suivie; mais ce qui sembleroit la confirmer, +c'est un passage de l'Épithalame du comte de Tessé, par notre auteur: + + A Verny, maison bien bâtie, + Un jour, en bonne compagnie, + Je mangeai d'un fort grand saumon, etc. + +Le château de Vernie, à 23 kilomètres du Mans, appartenoit au comte de +Tessé, qui s'étoit marié en 1638. Il est probable que l'épithalame est +de la même année ou à peu près, ce qui prouveroit que dès lors au moins +Scarron étoit sur les lieux. Ses épîtres à madame de Hautefort +démontrent qu'il y étoit encore en 1641 et 1643. C'est à cette dernière +date que sa protectrice lui fait obtenir un bénéfice, qui ne lui est +point accordé, comme presque tout le monde l'a dit, par M. de Lavardin, +évêque du Mans, car le prédécesseur de M. de Lavardin sur ce siége +épiscopal ne mourut que cinq ans après, le 1er mai 1648; mais il n'en +est pas moins vrai qu'à cette date de 1643 l'abbé de Lavardin n'étoit +pas étranger au Maine, qu'il visitoit souvent. «De quelle nature étoit +ce bénéfice et comment en jouit-il? La question est difficile à +éclaircir pour qui ne connoît point à fond la discipline cléricale et +les subterfuges propres à l'éluder. Scarron, n'ayant jamais eu d'un +ecclésiastique que l'habit, se sera peut-être servi d'un prête-nom pour +la possession de sa prébende, comme il l'appelle. Quoi qu'il en soit, au +mois de mars 1646, il habitoit une des maisons canoniales, contrairement +aux statuts. Le chanoine Le Comte, qui devoit l'occuper en personne, +s'excuse de ses retards devant le chapitre, et déclare, le 25 mai +suivant, qu'il n'a pu aller habiter sa maison dans le délai prescrit, +parceque M. Scarron, en partant, y a laissé son valet malade, mais qu'il +y couchera la nuit prochaine.» (Lettre de M. Anjubault.) Scarron +demeuroit au Mans, place Saint-Michel, 1. La maison subsiste encore, et +une rue de la ville porte son nom. Le musée communal possède 27 tableaux +sur toile, d'environ un mètre carré de superficie, de peinture fort +médiocre, quoique de composition assez bonne, oeuvre d'un artiste dont +on ignore le nom (on dit qu'il s'appeloit Coulon ou Coulomme), et +représentant des sujets tirés du Roman comique. Il subsiste quelques +dépendances du château de Vernie, entre autres un pavillon qu'on +appeloit et qu'on appelle encore parfois le Pavillon du Roman comique, +et qui renfermoit les tableaux dont nous venons de parler.] + +D'autres pourroient reprocher à notre auteur d'avoir un peu trop +multiplié les infortunes de Ragotin, qui sont souvent de la nature la +moins relevée; mais ces infortunes, qui vont de pair avec celles des +héros burlesques de tous les autres romans du même genre[18], rentrent +tout à fait dans le rôle du personnage, et servent à en mieux marquer le +caractère, à en compléter la peinture; il est fâcheux seulement qu'au +moins en un endroit Scarron ait dépassé la limite du rire et poussé la +plaisanterie jusqu'à la cruauté, quand il nous montre Ragotin renversant +sur lui les ruches et tout couvert de piqûres. + +[Note 18: Cf. L'Hortensius de Francion, le Lysis du Berger +extravagant, le Nicodème du Roman bourgeois, etc.] + +Ces farces, d'ailleurs, ces grêles de coups et ces avalanches de +taloches, qui pourraient sembler revenir trop souvent, trouvent, aussi +bien que les noms ridiculement expressifs dont nous venons de parler, +leur justification dans les moeurs et coutumes des Manceaux +d'alors,--car Dieu me garde de médire des Manceaux d'aujourd'hui! D'une +part, la jovialité, le gros rire, l'amour du plaisir, les bons tours de +tout genre; de l'autre, les querelles et batailles continuelles, étoient +leur fort. Nous voyons la police locale obligée d'intervenir souvent +dans l'un et l'autre cas. Ainsi, «un chanoine, ayant représenté une +farce scandaleuse le jour de Pâques, est puni par le chapitre, qui fait +jurer à ses confrères de ne plus fréquenter les cabarets ni les +brelans.--Dans la cathédrale, on donne permission, pendant l'office de +la Pentecôte, de jeter du haut de la voûte une colombe et des fleurs; +mais on défend de lancer de l'eau et des poulets. Sur la place du +Cloître, devant la maison même de Scarron, il faut certains jours +laisser à sec la coupe de la fontaine, afin d'éviter les insolences que +se permettent les valets, etc... Lisez sur une carte de Jaillot ou de +Cassini les noms anciens des localités, et recherchez-en le sens à +l'aide d'un lexique roman, de toutes parts vous trouverez des souvenirs +de plaisir, de faits licencieux ou turbulents... Quant aux distributions +de coups de raquettes, de soufflets et de claques, Scarron ne les a que +médiocrement exagérées.» Partout les disputes se terminent le plus +souvent par des voies de fait. «Les archives du Mans sont pleines de +récits concernant des églises, des cimetières et d'autres lieux +consacrés, qui ont été déclarés pollus par suite de coups d'épée ou +d'arquebuse qui s'y sont donnés et reçus. Dans les assemblées publiques, +au milieu même des cortéges officiels, il n'étoit pas rare de voir +surgir de violents débats au sujet des préséances. Un honnête avocat du +Mans, dont j'ai les Mémoires du temps même de Scarron, raconte comme un +fait qui n'a rien de très étonnant que, se promenant un jour sur la +place des Jacobins avec deux demoiselles, dont l'une étoit sa maîtresse, +un chanoine se permit de relever la coiffe de l'une d'elles. «Je fus +obligé de lui donner un soufflet», dit l'avocat. C'étoit, à ce qu'il +paroît, le plus juste prix. Le valet d'une certaine dame noble se crut +obligé d'intervenir et de prendre aux cheveux le galant défenseur, qui +fut littéralement traîné sur la place. Hâtons-nous de dire que le +chanoine fut puni par ses supérieurs et que le valet alla en +prison.--Les grands seigneurs du pays inventoient ou importoient, la +plupart, des exemples de ce genre, avec les développements et les +variantes proportionnés à leur moyens. Les Lavardin[19] n'étoient pas +les moins industrieux, ou du moins ils se mettoient peu en peine de +changer cet état de choses[20] (V. Tallemant des Réaux).» Aussi les +statuts contra rixantes sont-ils sans cesse renouvelés. Du reste, on +sait quel rôle les coups de bâton, par exemple, jouoient alors dans les +relations de la vie sociale. + +[Note 19: Amis et protecteurs de Scarron.] + +[Note 20: Lettre de M. Anjubault.] + +Un critique a reproché à Scarron, comme un des plus graves défauts du +Roman comique, d'y avoir fait preuve d'une observation trop générale, +dont la plupart des traits, ne portant pas avec eux un cachet +particulier de vérité locale, pourroient aussi bien s'appliquer au Paris +du temps qu'à la province. Rien que parce qui précède, on voit combien +ce reproche est peu fondé. On peut dire que les moeurs dont il s'est +fait le peintre ont le caractère essentiellement provincial, par +contraste avec Molière, qui est le peintre des moeurs de Paris. La +province, et le Mans en particulier, qui étoit alors à trois journées de +marche environ de la capitale, offroit par là même plus de caractères +tranchés, de types originaux et indigènes, qu'aujourd'hui. + +Comme beaucoup des oeuvres que j'ai passées en revue dans la première +partie de cette Notice, le Roman comique tombe par endroits dans la +satire; il ne fuit pas l'épigramme et la parodie, même littéraire, qui +se trahissent dès les premières lignes. J'ai relevé dans mes notes +plusieurs traits malins de l'auteur--beaucoup moins nombreux toutefois +que dans le Roman bourgeois de Furetière, et surtout dans le Berger +extravagant de Sorel--contre les invraisemblances et les ridicules des +romans chevaleresques ou héroïques. Mais, outre ces épigrammes de +détail, il y en a une plus générale répandue dans tout le corps de +l'ouvrage et qui en fait l'essence même. Plusieurs des personnages du +Roman comique semblent conçus et tracés dans un système de parodie: La +Rancune est le traître, le Ganelon du livre; Ragotin est la charge du +héros galant et valeureux, du chevaleresque servant des dames; les +grands coups d'épée sont remplacés par de grands coups de pieds et de +poing, etc. + +Mais voyez la contradiction! Tout cela n'empêche pas l'auteur de tomber, +comme la plupart de ses confrères, dans deux ou trois des défauts les +plus habituels aux romans dont il se moque: car, sans parler de quelques +longues conversations, il a intercalé dans son roman quatre nouvelles et +l'histoire de Destin, qui s'interrompt et se reprend à plusieurs +reprises. Ces récits, trop nombreux, sont amenés brusquement, sans lien, +sans préparation, sans rentrer en rien dans l'ouvrage; en outre, ils ont +le tort de se ressembler presque tous par le fond, et quelques uns +d'exiger une attention très soutenue, si l'on veut ne se point +embrouiller dans cette intrigue enchevêtrée et un peu confuse[21]. +Toutes ces histoires, qui ne sont même pas des épisodes, pouvoient +d'autant mieux se retrancher, au moins en partie, que le roman +proprement dit, assez court par lui-même, ne comportoit pas de si longs +et de si nombreux hors-d'oeuvre, tout à fait en disproportion avec +l'ouvrage, dont ils ralentissent la marche. C'est là que s'est réfugié +l'élément romanesque, bien que l'écrivain comique s'y trahisse toujours +à quelques phrases, sous ce fouillis d'aventures et ces étranges +imbroglios à l'espagnole, qui les font ressembler à des tragi-comédies +de Rotrou, de Scudéry ou de Boisrobert. + +[Note 21: Voir surtout, dans l'histoire de Destin, l'endroit où il +s'agit de l'enlèvement de mademoiselle de Saldagne par Verville.] + +Du reste, une considération à laquelle Scarron n'a sans doute pas +expressément songé peut servir à justifier ce mélange de l'intrigue à +l'observation, fait dans une mesure, avec une convenance et un bonheur +plus ou moins contestables. D'une part, la vie de salon au XVIIe siècle, +l'usage des réunions et des coteries avoient dû naturellement amener +l'emploi et accréditer l'usage de ces continuels récits, comme celui des +longues conversations; de l'autre, on étoit encore trop près des grands +romans romanesques pour se plaire aux romans d'observation pure et +simple, débarrassés des fracas d'une intrigue curieuse et embrouillée; +il falloit faire passer l'étude de moeurs sous le couvert de ces +aventures auxquelles on avoit habitué les lecteurs. C'est ce que ne fit +pas Furetière dans le Roman bourgeois: aussi ce dernier ouvrage, malgré +le nom, l'esprit et la malignité de l'auteur, eut-il peu de succès, +tandis que le Roman comique de Scarron en eut beaucoup. Il est vrai +qu'on peut encore indiquer une autre raison peut-être de cette +différence de succès. Le roman de Furetière s'est astreint à observer +simplement la vie privée et les moeurs bourgeoises de la famille; il a +voulu se renfermer dans le côté intime et domestique, se donnant tort +ainsi, non pas, je suis loin de le dire, aux yeux de la postérité, mais +aux yeux des lecteurs du jour, curieux d'émotions plus vives, de sujets +moins connus, de tableaux plus variés. Scarron, au contraire, comme +l'auteur de Francion, quoiqu'à un moindre degré, s'en tint surtout à ce +côté des moeurs qui prêtoit le plus à l'aventure, au burlesque, à la +parodie; son observation court les tripots, les auberges, les théâtres, +les grandes routes, au lieu de demeurer au coin du foyer. Tout en +restant juste et vraie, elle est plus en dehors, par la nature même du +sujet. + +Quant au style du Roman comique, il est vif et d'une rapidité +singulière; il va sans appuyer, mais en marquant d'un mot +caractéristique les hommes et les choses qu'il veut peindre. Ce style ne +respire pas, tant il a hâte de courir au but, bien autrement net et +précis que celui des romans de mademoiselle de Scudéry. Malgré ses +négligences et ses incorrections, il a plus de prestesse, moins de +lourdeur et d'embarras dans les tournures. La langue de Scarron est +remarquable par le naturel, le trait, la rapidité, la clarté même en +général, sans avoir une force ou une élévation que ne comportoient ni le +genre choisi, ni le talent de l'auteur; elle est en progrès sur celle de +beaucoup de contemporains, du moins parmi les romanciers. Pour mieux en +apprécier le mérite, il ne faut pas oublier que le Roman comique[22] +précéda les Provinciales, dont la première ne parut qu'en 1656. Tout +cela explique son légitime succès. Au reste, chaque production de +Scarron étoit fort recherchée, à cause de sa bonne humeur[23], et, après +la parodie des poètes dans ses vers burlesques, on devoit être curieux +de voir la parodie des romanciers dans ce livre. Généralement, et c'est +là un éloge qu'il ne faut pas omettre en parlant de Scarron et d'un +roman comique, il n'a pas cherché à être plaisant aux dépens de la +décence, et, sauf en d'assez rares endroits, son ouvrage est +relativement écrit sur un ton convenable. La seconde partie surtout, +composée après son mariage[24], se ressent, tout le monde l'a remarqué, +de l'heureuse influence de madame Scarron. Il faut se garder pourtant +d'exagérer la portée de cette remarque, car c'est dans cette seconde +partie que se trouve l'épisode de madame Bouvillon; mais on y trouve +moins de trivialités grotesques, de plaisanteries peu ragoûtantes, et +même le style est meilleur et renferme moins de termes anciens et +passés. En effet, au témoignage de plusieurs contemporains, en +particulier de Segrais (Mém. anecd., II, p. 84, 85), sa femme lui +servoit à la fois de secrétaire et de critique, et son influence est +visible aussi dans les poésies de Scarron venues après son mariage. + +[Note 22: La première partie est de 1651; la deuxième ne parut qu'en +1657, mais le privilége est de 1654.] + +[Note 23: Voir le Burlesque malade, ou les Colporteurs affligés, +etc. Paris, Loyson, 1660.] + +[Note 24: Scarron épousa Françoise d'Aubigné, non en 1650 ou 1651, +comme beaucoup l'ont dit, mais en 1652. Cette date me paroît solidement +établie par une note de M. Walckenaër (Mémoires de madame de Sévigné, 2, +p. 447).] + +Suivant Ménage, l'ami de l'auteur, le Roman comique, est le seul de ses +ouvrages qui passera à la postérité; le savant homme va jusqu'à lui +appliquer solennellement, trop solennellement, le vers de Catulle: + + Canescet seculis innumerabilibus. + +Boileau lui-même, le sévère, l'irréconciliable ennemi du burlesque et du +mauvais goût, qui gourmandoit si vertement Racine de sa foiblesse quand +il le surprenoit à lire Scarron, exceptoit, dit-on, le Roman comique de +son anathème. Les hommes les plus graves et les plus éloignés, par état +comme par esprit, de si frivole matière, le lisoient également, par +exemple Fléchier, comme on le voit par un passage de ses Grands-Jours, +où il compare à la troupe de Scarron une bande de méchants comédiens qui +viennent jouer à Clermont pendant les assises[25]. Le public en masse ne +fit que ratifier l'impression de ces amis devant lesquels il essayoit +son ouvrage, comme il disoit lui-même, et qui en rioient de tout leur +coeur. Le Maine, surtout, préparé à cette lecture par ses moeurs et ses +goûts particuliers, ainsi que nous l'avons vu, accueillit avec +empressement le Roman comique comme une continuation perfectionnée des +vieux et libres conteurs qu'il aimoit, d'Eutrapel, de Bonaventure Des +Periers, qu'on lisoit beaucoup au Mans, et surtout de son Conte +d'Alsinois (Nicolas Denisot). Il est malheureux seulement que +l'inachèvement de l'ouvrage nous empêche de prononcer un jugement +définitif, en ne nous permettant pas de pouvoir bien apprécier +l'ensemble des aventures, leur rapport harmonieux, leur but final et la +façon dont elles se dénouent, sans parler de l'intérêt de curiosité qui +demeure en suspens: «On auroit su, dit Sorel, s'il n'auroit pu empêcher +que son principal héros ne fût pendu à Pontoise, comme il avoit +accoutumé de le dire.» (Bibl. fr., p. 199). + +[Note 25: Il est vrai que Fléchier n'étoit alors qu'un petit abbé, +de moeurs peu sévères, ce semble, et un simple précepteur, et que, dans +cette comparaison même, il montre qu'il a lu son auteur bien vite et +n'en a pas conservé un souvenir très net, car il prend la Rappinière +pour un acteur, et du Destin il fait M. l'Étoile.] + +Entre toutes les questions que soulève le Roman comique, celle de ses +origines est une des plus importantes et des plus négligées. On savoit +bien que l'ouvrage montroit de loin en loin, surtout dans ses nouvelles +épisodiques, les traces de cette littérature espagnole où l'on puisoit +si largement à cette époque, Scarron tout le premier; mais jusqu'à quel +point avoit-il imité ou traduit, soit dans ses nouvelles, soit dans le +reste de l'oeuvre? Qu'avoit-il pris et où avoit-il pris? Quelle étoit sa +part d'invention et d'originalité dans l'ensemble comme dans les +détails? Toutes questions qu'on laissoit sans les résoudre, et qui +pourtant devraient être résolues aussi nettement que possible en tête +d'une édition sérieuse du Roman comique. + +Et d'abord, le chef-d'oeuvre de Scarron est-il imité dans son plan et sa +conception générale, et notre auteur est-il redevable à d'autres de +l'idée-mère de son livre?--À notre avis, le sujet est bien à lui. +Peut-être, quoique le souvenir ne s'en soit pas conservé dans le Maine, +lui a-t-il été inspiré par des aventures réelles[26], sur lesquelles a +brodé, comme sur un thème choisi à souhait, son imagination aventureuse +et riante; peut-être avoit-il rencontré, pendant ses voyages et son +séjour au Mans, cette troupe d'acteurs nomades immortalisée par lui? +Probablement même tous ces types, si vrais et si plaisants, lui avoient +été fournis par des originaux en chair et en os, dont on peut encore +aujourd'hui retrouver quelques uns dans l'histoire;--ce qui suffiroit à +prouver la personnalité de son inspiration et à écarter l'hypothèse d'un +travail d'imitation étrangère, comme celui qu'il a fait dans ses +comédies. Ainsi le petit Ragotin n'est autre que René Denisot, avocat du +roi au présidial du Mans, mort en 1707, comme nous l'apprennent les +chroniqueurs du pays, entre autres Lepaige, dans son Dictionnaire du +Maine. Le marquis d'Orsé, dont il est parlé en termes si magnifiques au +chapitre 17 de la seconde partie, paroît être le comte de Tessé, avec +qui Scarron s'étoit trouvé en rapports excellents, et dont la +physionomie répond bien au portrait tracé par notre auteur. Suivant une +clef manuscrite trouvée par M. Paul Lacroix dans les papiers non +catalogués de l'Arsenal, et que nous donnons sous toutes réserves[27], +la Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant du prévôt du +Mans;--le grand la Baguenodière, le fils de M. Pilon, avocat au +Mans;--Roquebrune, M. de Moutières, bailli de Touvoy, juridiction de M. +l'évêque du Mans;--enfin Mme Bouvillon seroit Mme Bautru, femme d'un +trésorier de France à Alençon, morte en mars 1709, mère de Mme Bailly, +femme de M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand-mère de M. le +président Bailly. Scarron, pendant qu'il jouissoit de son bénéfice au +Mans, avoit eu probablement des démêlés avec toutes ces personnes, et il +s'en vengea en les mettant dans son roman. Placé dans une position +équivoque, aimant à railler les provinciaux, peu endurants de leur +nature, il n'est pas étonnant qu'il se soit fait des ennemis et qu'il +ait voulu s'en venger à sa manière. Il a introduit également dans son +oeuvre, sans déguisement, un certain nombre de personnages historiques, +locaux et contemporains, qui, il est vrai, n'y jouent pas un rôle +proprement dit et n'y sont mentionnés qu'en passant, mais qui sont, pour +ainsi dire, autant de liens rattachant son roman à la réalité[28]: ici +c'est le sénéchal du Maine, baron des Essards; là, ce sont les Portail, +famille célèbre dans la magistrature[29], etc. + +[Note 26: Par exemple, le Segraisiana nous indique le nom du +personnage dont une aventure a inspiré à Scarron l'idée du chap. 6 de la +IIe partie: M. de Riandé, receveur des décimes.] + +[Note 27: Nous en garantissons d'autant moins l'authenticité, que +nous en ignorons l'origine, et que, du reste, les traditions locales +sont muettes là-dessus. M. Anjubault, en particulier, n'a pu nous +transmettre aucun éclaircissement sur ce point.] + +[Note 28: Scarron, comme plusieurs de nos romanciers modernes, et en +particulier Balzac, semble vouloir prendre ainsi ses précautions pour +mieux faire croire à la réalité de ces très véridiques aventures, tantôt +par certaines formes de phrase, tantôt en se mêlant lui-même au récit, +tantôt en y faisant intervenir des faits historiques en dehors de ceux +du roman.] + +[Note 29: On peut aussi retrouver à peu près sûrement quelques uns +des personnages que Scarron avoit en vue à l'aide des pièces et des +archives locales. Ainsi il met en scène le curé de Domfront; or le curé +de Domfront étoit alors Michel Gomboust, fils du sieur de La Tousche. Il +est peu probable que Scarron, qui s'arrête assez longuement à cette +charge bouffonne, ait employé une désignation si claire et si +compromettante d'une manière vague, sans intention et au hasard, surtout +dans un roman de moeurs d'une action contemporaine et d'une donnée +satirique autant que comique, dont il devoit penser qu'on rechercheroit +aussitôt la clef. Que son portrait soit fidèle, qu'il n'ait point cédé +au plaisir de la caricature ou à l'attrait de quelque vengeance +burlesque, c'est une autre affaire, et je suis loin de vouloir jurer de +son innocence. L'abbesse d'Estival, qu'il introduit plus loin avec son +directeur Giflot, étoit alors Claire Nau, qui gouverna la maison +d'Estival en Charnie de 1627 à 1660. Le prévôt du Mans, qui avoit épousé +une Portail (II, 16), doit être Daniel Neveu, prévôt provincial du +Maine, qui épousa Marie Portail en 1626.] + +Il n'y a rien là, évidemment, que de françois par le caractère, rien que +d'original et de simple et franche venue. Je sais bien qu'on a prononcé, +à propos du Roman comique, le titre d'un ouvrage d'Augustin Rojas de +Villandrado, El viage entretenido, vrai Roman comique espagnol, roulant, +lui aussi, sur les troupes ambulantes de comédiens, racontant leurs +tournées en province et leurs aventures, les suivant de stations en +stations, nous les montrant dans leur intérieur, dans leurs habitudes +intimes, peignant leurs moeurs, leur misère et leurs vices. L'auteur de +ce livre curieux, qui n'a jamais été traduit en françois, homme expert, +chevalier du miracle, comme on l'appeloit, caustique, insouciant, +aventureux, vieilli lui-même sur les planches, étoit bien celui qu'il +falloit pour écrire cette histoire. Le Voyage amusant (ou plutôt le +Voyage où l'on s'amuse) de Rojas parut pour la première fois en 1603. +Tout ouvrage espagnol étoit alors connu aussitôt, lu et exploité avec +une promptitude extraordinaire, de ce côté des Pyrénées; quelquefois +même, on en a des exemples, traduit sur un manuscrit avant d'avoir été +imprimé en Espagne. Il est donc probable que Scarron connoissoit le +livre de Rojas, et il est très possible aussi que ce livre lui ait +inspiré l'idée de son roman; mais, en vérité, c'est tout ce que l'on +peut admettre, et, si l'imitation a eu lieu, elle est tellement libre, +elle a si bien dévié de son point de départ pour entrer dans une voie +tout à fait personnelle et sui generis, que le Roman comique est tout au +plus un pendant, et n'a rien d'un calque ni d'une copie. Il se rencontre +pourtant avec l'ouvrage de son devancier en quelques légers points de +détail que j'ai notés au passage; mais ce sont de ces rencontres vagues +que devoit forcément amener la ressemblance générale du sujet, et qui +disparoissent dans la diversité du style, du plan et de l'intrigue. Le +Roman comique, en effet, bien supérieur en somme au Voyage amusant, est +surtout écrit sur un ton complétement différent de ce dernier livre, que +M. Damas Hinard a pu prendre pour base principale d'un travail fort +sérieux sur le vieux théâtre de la Péninsule[30]. + +[Note 30: Moniteur de 1853.] + +Quant aux quatre nouvelles espagnoles intercalées par Scarron dans le +corps de son roman, suivant l'usage de l'époque, c'est autre chose. Là, +l'imitation, la traduction même, étaient tellement flagrantes à la +simple lecture et si peu déguisées[31] que le doute ne sembloit guère +permis; seulement, dans une littérature aussi luxuriante et aussi peu +connue que la littérature espagnole, les recherches devoient être +naturellement longues et pénibles, et c'est pour cela sans doute que +personne ne les avoit faites jusqu'à présent, ou que personne du moins +n'y avoit réussi. Le récit circonstancié de mes propres excursions +intéresseroit peu les lecteurs; aussi me bornerai-je à en constater le +résultat. + +[Note 31: Scarron va même jusqu'à dire, avant l'Amante invisible: +«Je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol qu'on +m'a envoyé de Paris», et avant le Juge de sa propre cause (Rom. com., +II, 14): «Il lut... une historiette qu'il avoit traduite de l'espagnol, +que vous allez lire dans le suivant chapitre.» Mais il est vrai que ces +seules paroles ne seroient point une preuve: car, à la rigueur, elles +pourroient n'être qu'une petite supercherie destinée à mettre ses +nouvelles sous la protection de la vogue. Au chapitre 21 de la première +partie, il montre assez, sous forme d'une conversation, combien il +prisoit les nouvelles espagnoles et combien il s'en étoit occupé.] + +À force de fouiller dans l'inextricable et touffue végétation du théâtre +espagnol, j'étois parvenu, aidé par quelques indications bienveillantes, +à retrouver dans Lope de Vega, dans Calderon, dans Moreto, dans Tirso de +Molina, les premières traces et les premiers germes, à ce qu'il me +sembloit, des nouvelles du Roman comique, et j'allois me résoudre à +croire que Scarron, faisant des frais d'invention assez larges, avoit +transformé les pièces en récits, ce qui avoit souvent lieu alors, quand +M. de Puibusque me signala, dans un livre rare de don Alonso Castillo +Solorzano,--los Alivios de Cassandra (les Délassements de Cassandre), +Barcelone, 1640, in-12,--un récit dont le titre, me disoit-il, +ressembloit exactement à celui de la seconde nouvelle du Roman comique: +À trompeur trompeur et demi, puisque ce récit étoit intitulé: A un +engaño otro mayor. + +Los Alivios de Cassandra, espèce de décaméron imité des Auroras de +Diana, de don Pedro Castro y Anaya, et peut-être aussi du Para todos +(Pour tous) de Montalvan, contiennent cinq nouvelles et une comédie. +L'auteur, poète, historien, et surtout romancier distingué dans le genre +enjoué et picaresque, a fait d'autres ouvrages, de valeur et de succès +divers. Ses Alivios ont été traduits en 1683 et 1685 par Vanel (les +Divertissements de Cassandre et de Diane, ou les Nouvelles de Castillo +et de Taleyro). En jetant les yeux sur ce livre, qu'avoit bien voulu +mettre à ma disposition le savant auteur de l'Histoire comparée des +littératures espagnole et française, je vis que ce n'étoit pas seulement +le titre qui se ressembloit des deux parts, mais le récit complet, et +que Scarron s'étoit à peu près borné à le mettre en françois, sans même +se donner la peine de changer les noms des personnages. Ce n'est pas +tout. Quelle ne fut point ma surprise de découvrir, dans le reste du +même volume, les originaux de deux autres nouvelles du Roman comique, +traduits par Scarron avec aussi peu de gêne, et à peu près aussi +littéralement! Il est évident qu'en 1646, époque vers laquelle, selon +toute probabilité, il commença la composition de son Roman comique, il +avoit entre les mains ce livre récent, qui lui avoit plu, et qu'il avoit +trouvé commode d'en détacher les trois premières nouvelles pour les +faire raconter à ses personnages, au lieu d'en inventer lui-même ou de +les réunir dans un recueil à part. + +Maintenant procédons par ordre, et avec un peu plus de détails. L'Amante +invisible (Rom. com., I, 9) est simplement traduite, avec intercalation +de quelques phrases burlesques, de la troisième nouvelle des Alivios de +Cassandra, intitulée: Los Efectos que haze Amor. Que le sujet de cette +nouvelle soit ou ne soit pas de Solorzano lui-même, je n'ai point à m'en +préoccuper ici. Quoique la littérature espagnole compte à bon droit +parmi les plus originales de l'Europe, il n'en est pas moins vrai que +Solorzano, et beaucoup de ses contemporains, Cervantes, Salas +Barbadillo, Juan de Timoneda, Tirso de Molina, etc., avoient largement +puisé dans les productions de l'Italie. Mais il me suffit d'avoir +retrouvé l'origine immédiate, sans vouloir remonter à l'origine +primitive: la question des sources premières en littérature est encore +plus incertaine et plus obscure que celle des sources du Nil.--Il est +possible, probable même, que le théâtre espagnol, qui a touché à tous +les sujets, et à qui celui-là devoit particulièrement plaire, l'ait +également traité. Du reste, Calderon a fait la Dama duende (1629), +imitée par Douville sous le titre analogue de l'Esprit follet +(1642)[32], où on trouve, il faut l'avouer, fort peu de ressemblance, +sauf en un ou deux points de minime importance, avec la nouvelle de +Scarron[33]. Calderon a fait également, en 1635, el Galan fantasma; +Lope, la Discreta enamorada; enfin, Tirso de Molina, la Celosa de si +misma, dont les titres sont en rapport avec celui de l'Amante invisible. + +[Note 32: Pièce qui a été elle-même imitée par Hauteroche sous le +même titre.] + +[Note 33: Remarquons que d'Ouville a traduit de Solorzano la Garduna +de Sevilla (la Fouine de Séville, 1661). Il connaissoit donc cet auteur, +et, par conséquent, il est possible que, dans son Esprit follet, il ait +un peu songé aussi à la troisième nouvelle des Alivios.] + +À trompeur trompeur et demi (I, 22) n'est autre chose, comme je l'ai dit +plus haut, que la deuxième nouvelle du même livre. Mais je dois +mentionner, en outre, comme ayant pu influer aussi, quoique de beaucoup +plus loin, sur Scarron, quelques pièces de théâtre: Trampa adelante[34], +de Moreto, à qui notre auteur a également emprunté el Marques de +Cigarral, pour en faire Don Japhet d'Arménie; Cautela contra cautela, de +Tirso de Molina, et Fineza contra fineza, de Calderon. + +[Note 34: Mais il faudroit que cette pièce, qui, je crois, a été +imprimée seulement en 1654, eût couru manuscrite plusieurs années avant +sa publication.] + +Les Deux Frères rivaux (II, 19) constituent un sujet qu'on trouve +souvent traité dans notre théâtre de la première partie du XVIIe siècle, +époque où nos auteurs prenoient à pleines mains dans la littérature +espagnole; et par cela seul sa filiation se trouvoit clairement +désignée. Beys a donné en 1637 Céline, ou les Frères rivaux, tragédie; +Chevreau, en 1641, les Véritables Frères rivaux, dont le sujet à quelque +analogie générale avec celui de Scarron; Scudéri, en 1644, Arminius, ou +les Frères ennemis, etc. La nouvelle de Scarron est la traduction libre, +mais où la plupart des noms sont restés les mêmes, du premier récit des +Alivios de Cassandra, intitulé: La Confusion de una noche. Ceux qui ont +lu le récit de notre auteur comprendront, en se rappelant la confusion +qui se fait entre les deux frères, la nuit, dans le jardin de don +Manuel, père de leur commune amante, comment la nouvelle espagnole peut +porter cette étiquette, si différente de celle de la nouvelle françoise +qui en est tirée. N'oublions pas non plus que Moreto a donné au théâtre +la Confusion de un jardino, dont le titre indique aussi une certaine +ressemblance de sujet. Enfin on trouve dans un recueil de Novelas +morales de don Diego Agreda y Vargas el Hermano indiscreto, ou, comme +dit Baudouin, dans sa traduction (1621), le Frère indiscret, ou les +Malheurs de la jalousie; mais la ressemblance s'arrête à peu près là, +malgré quelques personnages du même nom. + +Reste le Juge de sa propre cause (II, 14), qui, cette fois, n'est pas +tiré du livre de Solorzano. Au premier coup d'oeil, même avant de +l'avoir lu, l'origine espagnole n'en sauroit être douteuse pour qui se +rappelle le Médecin de son Honneur, le Geôlier de soi-même, et tous ces +titres par rapprochements et par antithèses que cette littérature +affectionne. Lope de Vega a fait el Juez en su causa (V. Las comedias +del famoso, etc., in-4, dern. vol., Bibl. imp.)[35]; mais la source +immédiate de la nouvelle de Scarron doit être cherchée ailleurs: c'est +le 9e récit des Novelas exemplares y amorosas, sorte de décaméron dû à +la plume de dona Maria de Zayas (Barcelone, Joseph Giralt; l'approbation +est de juin 1634): el Juez de su causa. Scarron a fait plus qu'imiter un +modèle; sauf quelques interversions et quelques légers changements, +portant soit sur les noms, soit sur les détails, qu'il modifie au goût +du pays et de l'époque, il s'est borné à traduire, et souvent avec la +plus complète exactitude. + +[Note 35: Je trouve aussi, parmi les pièces de Calderon, El gran +principe de Fez, dont plusieurs personnages portent les mêmes noms que +ceux de Scarron, et dont l'action se passe au Maroc, comme dans la +première partie du Juge de sa propre cause et dans beaucoup d'autres +drames espagnols.] + +Voilà ce que Scarron a pris à l'Espagne dans son Roman comique; tout +cela, je crois, sauf le Voyage amusant, n'avoit encore été signalé nulle +part. On y pourroit joindre peut-être quelques courts passages, quelques +réflexions, où l'on retrouve tantôt une phrase du Nouvel an dramatique +de Lope, tantôt un ressouvenir de Don Quichotte[36], dont il parle +plusieurs fois, du reste, dans son Roman, et dont les épisodes de la +première partie surtout semblent l'avoir inspiré, etc. Encore ces +endroits, fort rares en dehors des quatre nouvelles épisodiques, +sont-ils plutôt, j'en suis convaincu, de brèves rencontres inspirées par +une certaine analogie de situation que des imitations réelles. C'est, +d'ailleurs, fort peu de chose dans l'ensemble du livre, et le Roman +comique proprement dit est bien une composition originale, dont on n'est +pas en droit de ravir la gloire à Scarron. + +[Note 36: Les titres de plusieurs chapitres, en particulier, +semblent calqués sur ceux de Cervantes. Tels sont ceux-ci, par exemple: +«Qui ne contient pas grand chose,--Qui contient ce que vous verrez si +vous prenez la peine de le lire,--Des moins divertissants du présent +volume, etc.»] + +Un certain nombre d'écrivains ont succombé à la tentation de reprendre +l'oeuvre interrompue de Scarron et de l'achever. De là plusieurs Suites +du Roman comique, dont il est nécessaire que nous disions quelques mots. +La première est celle que l'on désigne partout, dans les catalogues, +dans les histoires de la littérature, dans les biographies, sous le nom +d'A. Offray. Il y a là une erreur que nous devons relever en passant. En +lisant la dédicace, on y trouve cette phrase, qui, avec un peu +d'attention, eût dû suffire pour avertir de la méprise: «Mais, Monsieur, +après avoir agréé mon présent, ne jugerez-vous pas favorablement de mon +auteur, et le croirez-vous sans mérite? Ses expressions sont naturelles, +son style aisé; il étale partout un fond d'agrément qui lui tient lieu +de force, etc.» Cela est parfaitement clair, il me semble, et je +m'étonne qu'aucun des éditeurs précédents n'y ait fait attention. Le nom +d'A. Offray, qu'on lit au bas de cette dédicace, n'est pas celui de +l'auteur, mais du libraire, comme il arrivoit souvent alors. Ce +libraire, peu connu, et que j'eusse peut-être cherché longtemps encore +sans grands résultats si M. Péricaud aîné ne m'avoit mis sur la voie par +une indication précise, est bien certainement Antoine Offray, qui édita +à Lyon, en 1661, le Sésostris de Françoise Pascal, in-12; en 1664, le +Vieillard amoureux ou l'Heureuse feinte, pièce comique de la même; la +Vie de Calvin, par Bolsec; la Vie de Labadie, par François Mauduict +(petit in-8), qu'il a dédié (on voit qu'il avoit l'habitude des +dédicaces) à Messieurs de la Propagation de la foi. Il demeuroit au +Change. Il faut donc qu'on se décide à lui reprendre la gloire d'une +composition qui n'est pas à lui, pour la reporter à un anonyme qui +restera probablement inconnu; et peut-être, au fond, cette question de +paternité littéraire ne mérite-t-elle pas, dans l'espèce, de susciter de +bien grandes recherches. Ce n'est pas que cette suite soit absolument +sans valeur; elle est faite avec quelque verve et quelque esprit, et +l'auteur y a assez bien saisi le genre de Scarron; mais, en tâchant de +la mettre en harmonie avec le reste de l'ouvrage et de se conformer au +génie de son modèle, dont il est loin d'avoir la naturelle bonne humeur, +il s'est rangé parmi les imitateurs les plus serviles, et s'est +volontairement privé du libre usage de sa force de création. Il se +traîne à la remorque de Scarron, répète et reprend ses inventions, y +coud péniblement les siennes, et tombe souvent dans de bien plates et +bien maladroites plaisanteries. Son style surtout, qui contient des +phrases d'un enchevêtrement incroyable, est beaucoup plus lourd, plus +vieux et plus embarrassé. + +Cette troisième partie, dont on ne connoît pas l'auteur, présente les +mêmes obscurités quant à sa première édition. Une phrase de l'Avis au +lecteur sembleroit faire entendre qu'elle remonte à trois ans environ +après la mort de Scarron, qui eut lieu en 1660[37]; mais cette phrase +est vague et peut s'expliquer aussi bien d'une autre manière. M. Brunet +n'a découvert aucune trace d'une édition plus ancienne que celle qui se +trouve dans le volume imprimé chez Wolfgang (Amsterd., 1680); mais il +est évident, d'après le nom du libraire A. Offray, qui est Lyonnois, et +la dédicace à M. Boullioud, écuyer et conseiller du roi en la +sénéchaussée et siége présidial de Lyon, qu'il a dû en paroître une +autre édition auparavant dans cette dernière ville. Or le catalogue +manuscrit de l'ancienne bibliothèque de Saint-Vincent, au Mans, par le +savant dom de Gennes, porte la mention suivante: «Le Roman comique (par +M. Scarron), troisième et dernière partie; Lyon, 1678, 1 vol. in-12.» +Selon toute probabilité, ce doit être là cette première édition, qui, +par malheur, n'est pas venue entre les mains du bibliothécaire actuel, +mais qu'il seroit possible, sans doute, de retrouver à Lyon. Avant cette +date de 1678, le Roman comique de Scarron est toujours annoncé dans les +catalogues en deux parties ou en deux volumes, ou au moins rien n'y fait +supposer dès lors une troisième partie, une suite quelconque, et il +seroit assez étonnant qu'on l'eût toujours négligée à cette époque, +surtout si elle avoit suivi de si près l'ouvrage de notre auteur. + +[Note 37: Voici cette phrase: «Au reste, j'ai attendu longtemps à la +donner au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un homme d'un +mérite fort particulier y avoit travaillé sur les Mémoires de +l'auteur.... mais, après trois années sans en avoir rien vu paroître, +j'ai hasardé le mien.»] + +Il faut citer maintenant la suite de Preschac ou Prêchac (car il a écrit +son nom des deux manières), fécond auteur de romans à titres étranges et +cavaliers, tels que l'Héroïne mousquetaire, qui rentre dans notre cadre +par la couleur bourgeoise, familière et comique de quelques pages; le +Beau Polonais, le Bâtard de Navarre, etc. Prêchac a imité assez bien, et +non sans esprit, le genre de Scarron; mais, au lieu de s'appliquer à +poursuivre et à soutenir ses caractères, il s'est rejeté de préférence +sur les petits côtés de l'oeuvre, sur les plaisanteries et les farces +vulgaires. La première édition connue de cette suite est celle de Paris, +Cl. Barbin, 1679, in-12 (catal. de la Bibl. imp.). + +Ce sont là les deux principales suites et les plus célèbres, mais il y +en a plusieurs autres encore. Telle est la Suite et conclusion du Roman +comique, par M. D. L. (Amsterd., et se trouve à Rouen, chez Le Boucher +fils, et à Paris, chez Pillot, 1771; mais nous ne sommes pas sûr que ce +soit là la première édition). Cette conclusion, dont on peut voir +l'analyse au deuxième volume de la Bibliothèque universelle des romans, +est d'un genre tout à fait différent. L'avertissement prévient que, sans +vouloir imiter le style ni la manière de Scarron, «on a suivi simplement +l'histoire de Destin et de mademoiselle de l'Étoile, comme celle des +deux personnages qui intéressent le plus». Et en effet cette conclusion, +d'une rare inintelligence, a trouvé le moyen de transformer l'oeuvre de +notre auteur en un vrai roman romanesque, bien sérieux, bien fade et +bien ennuyeux. + +En ces derniers temps, M. Louis Barré a donné dans une édition populaire +(chez Bry, 1849) une suite et conclusion fort courte, et n'ayant d'autre +but que de dénouer tous les fils entrecroisés, d'amener à terme tous les +éléments de péripéties et de reconnaissances finales préparés par +Scarron dans les deux premières parties. Enfin, peut-être faut-il +joindre encore à tous ces noms celui de de La Croix[38], auteur de la +Guerre comique, ou la Défense de l'Escole des femmes, spirituelle et +judicieuse comédie en un acte, prose et vers, 1664, ou plutôt dialogue +en 5 disputes. Le bibliophile Jacob, en mentionnant cette pièce dans le +catalogue Soleinne (fin du premier volume), dit qu'il promettoit de +mettre sous presse une troisième partie du Roman comique, mais qu'on ne +sait s'il a tenu parole. + +[Note 38: Suivant les uns, c'est C. S. Lacroix, avocat au Parlement, +auteur de la Climène (1628), de l'Inconstance punie (1630); suivant +d'autres, c'est un certain Pierre de Lacroix, sur lequel on a peu de +renseignements.] + +D'autres oeuvres portent le même titre, mais dans un sens plus général, +et sans se rattacher directement à l'ouvrage de Scarron. Tel est, par +exemple, le Supplément au Roman comique, ou Mémoires pour servir à la +vie de Jean Monnet, ci-devant directeur de l'Opéra-Comique à Paris, +etc., écrits par lui-même, 1773, Londres; in-12. + +Le Roman comique n'a pas inspiré seulement des suites. En 1684, La +Fontaine et Champmeslé ont fait Ragotin, ou le Roman comique, comédie en +5 actes, en vers, jouée sous le nom de ce dernier, et qui n'eut pas +beaucoup de succès. Ils ont tâché d'y réunir les mots, les traits, les +événements les plus remarquables du livre de Scarron, en ajoutant +quelquefois à l'intrigue, et quelquefois aussi en bouleversant l'ordre +des incidents, en échangeant dans certaines parties les rôles de deux ou +trois personnages. La pièce est intéressante et habilement versifiée, +mais elle contient de trop longs récits; il a fallu trop y accumuler les +incidents comiques pour les faire tenir dans les cinq actes, et elle +manque un peu de verve comique, surtout quand on vient de lire notre +auteur. + +En 1733, Le Tellier d'Orvilliers publia à Paris, chez Christophe David, +le Roman comique mis en vers. C'étoit une étrange idée. Il avoit d'abord +fait paroître quelques fragments dans le Mercure de décembre 1730, de +janvier et février 1731, et il fut encouragé à poursuivre. Ses vers +octosyllabiques suivent le texte original d'aussi près que possible, et +cette extrême exactitude, ce frivole tour de force, est son plus grand +mérite, si mérite il y a. Quelques passages sont rendus avec bonheur, +mais on aimera toujours mieux les lire dans la prose de Scarron que dans +les vers de Le Tellier. + +Il est inutile de poursuivre cette énumération dans ses moindres +détails. Ce que j'ai dit suffit pour donner une idée de l'influence qu'a +exercée le Roman comique et des travaux divers qu'il a suscités. + +Nous n'entrerons pas dans la bibliographie du Roman comique, qui n'en +finiroit pas. La première partie parut pour la première fois en 1651, +chez Toussaint Quinet (le privilége est du 20 août 1650); la deuxième +chez Guillaume de Luynes, (Quinet étant mort dans l'intervalle), en 1657 +seulement, quoique le privilége soit du 18 décembre 1654. Cette première +édition est fort rare; la bibliothèque de l'Arsenal, seule à Paris, +possède la première édition de la première partie. Aussi est-elle restée +inconnue à la plupart des éditeurs modernes, si bien même que fort peu +de critiques ou de biographes semblent en avoir connu la date exacte, +et, avant d'avoir eu les priviléges entre les mains, je n'avois pu en +rencontrer nulle part une indication précise. Cette extrême rareté a +entraîné des conséquences plus ou moins graves, par exemple des +différences assez importantes dans certains passages entre la première +édition et les éditions postérieures. + +Nous avons cru devoir joindre aux deux parties de Scarron la suite dite +d'A. Offray, parceque cette suite, beaucoup plus répandue que les +autres, en est venue aujourd'hui à faire corps, pour ainsi dire, avec le +Roman comique, auquel elle est réunie, et qu'elle complète, dans presque +toutes les éditions. C'est encore elle qui mérite le mieux cet honneur. +Du reste, cette troisième partie, où l'auteur a abandonné, jusque dans +les nouvelles intercalées, les traditions espagnoles de Scarron, abonde +en allusions, en documents, en renseignements de toute sorte sur le bon +vieux temps, et c'est surtout pour cela, plus que pour sa valeur +littéraire, que je l'ai annotée aussi soigneusement que le livre de +notre auteur. + +Si le lecteur trouve quelquefois les notes bien nombreuses, bien graves, +bien minutieuses, pour un ouvrage de cette nature, qu'il ne se presse +pas trop de me condamner. Il y a deux espèces de commentaires: celui qui +s'attache aux chefs-d'oeuvre pour en faire ressortir les qualités et les +défauts; celui qui s'attache surtout aux anciens livres pour en +débrouiller les allusions, éclairer et compléter le texte par des +rapprochements historiques et littéraires, s'en servir, en un mot, comme +d'un thème, à faire connoître les moeurs, les usages, les ouvrages, +etc., oubliés: c'est ce commentaire qui est particulier à la +Bibliothèque elzevirienne, et c'étoit le seul qui pût convenir au Roman +comique. Telle remarque qui paroîtra peut-être d'une utilité fort +contestable en elle-même peut servir de point d'appui ou de repère à +d'autres plus importantes. Tout s'enchaîne dans l'érudition, et c'est +pour cela que rien n'y est petit: car les petites choses, erreurs ou +découvertes, y conduisent à de plus grandes. J'ai cru devoir, à propos +du vieux théâtre, entrer brièvement dans certains détails, que les +érudits trouveront parfois inutiles pour être trop connus; mais je l'ai +fait, d'abord parceque le Roman comique s'adresse à un public plus +étendu et moins au courant de ces particularités, ensuite parceque cet +ouvrage, par sa nature même, appeloit presque nécessairement tous ces +détails: c'est l'épopée bouffonne des comédiens, et tout ce qui tient +aux comédiens doit, à l'occasion, y trouver naturellement sa place, plus +et mieux qu'ailleurs. + +En finissant, je dois remercier les diverses personnes qui m'ont aidé de +leurs bienveillants conseils dans une tâche d'autant plus difficile que, +n'ayant pas été précédé, je restois sans guide,--et surtout M. +Anjubault, bibliothécaire du Mans, qui a mis son érudition à mon service +avec une parfaite obligeance: c'est de lui que je tiens une bonne partie +des renseignements locaux que j'ai donnés dans mes notes, et je suis +heureux de lui en témoigner ici ma reconnoissance. + +VICTOR FOURNEL. + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + DE + Mr SCARRON + + PREMIÈRE PARTIE + + + + + +AU COADJUTEUR[39] + +C'EST TOUT DIRE. + +OUI, MONSEIGNEUR, + +Votre nom seul porte avec soi tous les titres et tous les eloges que +l'on peut donner aux personnes les plus illustres de notre siècle. Il +fera passer mon livre pour bon, quelque mechant qu'il puisse être; et +ceux mêmes qui trouveront que je le pouvois mieux faire seront +contraints d'avouer que je ne le pouvois mieux dedier[40]. Quand +l'honneur que vous me faites de m'aimer, que vous m'avez temoigné par +tant de bontés et tant de visites, ne porteroit pas mon inclination à +rechercher soigneusement les moyens de vous plaire, elle s'y porteroit +d'elle-même. Aussi vous ai-je destiné mon roman dès le temps que j'eus +l'honneur de vous en lire le commencement, qui ne vous deplut pas[41]. +C'est ce qui m'a donné courage de l'achever plus que toute autre chose, +et ce qui m'empêche de rougir en vous faisant un si mauvais present. Si +vous le recevez pour plus qu'il ne vaut, ou si la moindre partie vous en +plaît, je ne me changerois pas au plus dispos homme de France. Mais, +Monseigneur, je n'oserois espérer que vous le lisiez; ce seroit trop de +temps perdu à une personne qui l'employe si utilement que vous faites et +qui a bien autre chose à faire. Je serai assez recompensé de mon livre +si vous daignez seulement le recevoir, et si vous croyez sur ma parole, +puisque c'est tout ce qui me reste[42], que je suis de toute mon ame, + + Monseigneur, + Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur, + SCARRON. + +[Note 39: Paul de Gondi, cardinal de Retz, un des nombreux amis et +protecteurs de Scarron, qu'il étoit venu voir bien des fois dans sa +petite maison pour causer familièrement avec lui (V. plus bas, et +Lettres de Scarron), et avec qui il s'étoit lié plus intimement encore +dans leur guerre commune contre Mazarin.] + +[Note 40: Tout le monde ne sera pas de cet avis. Quoique le Roman +comique fût l'ouvrage d'un bénéficier, il semble d'abord étrange que +cette première partie ait été dédiée au coadjuteur d'un archevêque; mais +celui-ci n'y regardoit pas de si près, ni Scarron non plus. Du reste, +vers la même époque, et ce n'est pas le seul exemple, le Recueil des +poésies choisies, de Sercy, malgré plusieurs pièces plus que légères, +paroissoit sous la dédicace de l'abbé de Saint-Germain Beaupré, aumônier +du roi.] + +[Note 41: Nous savons par Segrais (Mém. anecd.) que Scarron avoit +coutume d'essayer son Roman comique, comme il disoit, en le lisant à ses +visiteurs, et qu'il auguroit bien de son succès futur en voyant qu'il +faisoit rire de si habiles gens.] + +[Note 42: Le Segraisiana dit qu'il n'avoit d'autre mouvement libre +que celui de la langue et de la main; mais lui-même fait bien voir par +plusieurs passages de ses oeuvres que ses mains ne lui obéissoient pas +toujours (Épîtres à la comtesse de Fiesque, à Pélisson; Seconde légende +de Bourbon). Scarron revient sans cesse sur son infirmité, pour mieux +exciter la compassion de ses protecteurs. On sait qu'il en a tracé +lui-même, dans son épître à Sarrazin, et surtout dans l'avis précédant +sa Relation véritable sur la mort de Voiture, un tableau plein de verve, +qu'il est curieux de comparer à celui qu'en a laissé Cyrano de Bergerac, +son ennemi intime, dans ses lettres contre les Frondeurs, et surtout +contre Ronscar.] + + + + + +AU LECTEUR SCANDALISÉ + +Des fautes d'impression qui sont dans mon livre. + +Je ne te donne point d'autre errata de mon livre que mon livre lui-même, +qui est tout plein de fautes[43]. L'imprimeur y a moins failli que moi, +qui ai la mauvaise coûtume de ne faire bien souvent ce que je donne à +imprimer que la veille du jour que l'on l'imprime[44]; tellement, +qu'ayant encore dans la tête ce qu'il y a peu de temps que j'ai composé, +je relis les feuilles que l'on m'apporte à corriger à peu près de la +même façon que je recitois, au collége, la leçon que je n'avois pas eu +le temps d'apprendre: je veux dire, parcourant des yeux quelques lignes +et passant par dessus ce que je n'avois pas encore oublié. Si tu es en +peine de sçavoir pourquoi je me presse tant, c'est ce que je ne te veux +pas dire; et si tu ne te soucies pas de le sçavoir, je me soucie encore +moins de te l'apprendre. Ceux qui sçavent discerner le bon et le mauvais +de ce qu'ils lisent reconnoîtront bientôt les fautes que je n'aurai pas +eté capable de faire, et ceux qui n'entendent pas ce qu'ils lisent ne +remarqueront pas que j'aurai failli. Voilà, Lecteur benevole ou +malevole, tout ce que j'ai à te dire. Si mon livre te plaît assez pour +te faire souhaiter de le voir plus correct, achètes-en assez pour le +faire imprimer une seconde fois, et je te promets que tu le verras revu, +augmenté et corrigé[45]. + +[Note 43: Le règlement donné aux libraires en 1649 se plaint fort +vivement de l'incorrection habituelle des livres publiés à Paris. Tous +ceux qui ont eu occasion de parcourir des éditions de cette époque +reconnoîtront que la plainte est fondée.] + +[Note 44: C'est le mot de Trissotin: + + ........................Vous saurez + Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire. + +Au reste, les mots de ce genre sont communs parmi les auteurs d'alors. +Voiture disoit d'une de ses pièces dont on lui avoit demandé copie que +c'étoient les seuls vers qu'il eût écrits deux fois.] + +[Note 45: Scarron n'a pas tenu sa promesse. Quoique cette première +partie ait été réimprimée avant sa mort, elle n'a été, non plus que la +seconde, ni corrigée ni augmentée par l'auteur.] + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Une troupe de comediens arrive dans la ville du Mans. + +Le soleil avoit achevé plus de la moitié de sa course, et son char, +ayant attrapé le penchant du monde, rouloit plus vite qu'il ne vouloit. +Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent +achevé ce qui restoit du jour en moins d'un demi-quart d'heure, mais, au +lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusoient qu'à faire des +courbettes, respirant un air marin qui les faisoit hannir et les +avertissoit que la mer etoit proche, où l'on dit que leur maître se +couche toutes les nuits[46]. Pour parler plus humainement et plus +intelligiblement, il etoit entre cinq et six, quand une charrette entra +dans les halles du Mans[47]. Cette charrette etoit attelée de quatre +boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain +alloit et venoit à l'entour de la charrette, comme un petit fou qu'il +etoit. La charrette etoit pleine de coffres, de malles et de gros +paquets de toiles peintes qui faisoient comme une pyramide, au haut de +laquelle paroissoit une demoiselle, habillée moitié ville, moitié +campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, +marchoit à côté de la charrette; il avoit une grande emplâtre sur le +visage, qui lui couvroit un oeil et la moitié de la joue[48], et portoit +un grand fusil sur son epaule, dont il avoit assassiné plusieurs pies, +geais et corneilles, qui lui faisoient comme une bandoulière, au bas de +laquelle pendoient par les pieds une poule et un oison, qui avoient bien +la mine d'avoir eté pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau il +n'avoit qu'un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes +couleurs; et cet habillement de tête etoit une manière de turban qui +n'étoit encore qu'ebauché et auquel on n'avoit pas encore donné la +dernière main. Son pourpoint etoit une casaque de grisette[49], ceinte +avec une courroie, laquelle lui servoit aussi à soutenir une epée qui +etoit si longue qu'on ne s'en pouvoit aider adroitement sans +fourchette[50]. Il portoit des chausses troussées à bas d'attache[51], +comme celle des comediens quand ils représentent un heros de +l'antiquité[52], et il avoit, au lieu de souliers, des brodequins à +l'antique, que les boues avoient gâtés jusqu'à la cheville du pied. + +[Note 46: Cette entrée en matière, ironiquement emphatique, comme +celle du Roman bourgeois de Furetière, est évidemment la parodie des +exordes pompeux qu'on mettoit aux grands romans de l'époque; peut-être +même Scarron a-t-il eu particulièrement en vue le début de la Clélie, de +mademoiselle de Scudéry, et de la Cithérée, de Gomberville. La seconde +partie commence aussi d'une façon tout à fait analogue. Voyez également +le début de l'Heure du Berger par C. Le Petit, 1662, in-12; de la Prison +sans chagrin, histoire comiq. du temps, 1669, in-12, et dans le Gage +touché de Lenoble (2e journée), les premières lignes de la Rencontre +ridicule, qui semblent des ressouvenirs ou des imitations évidentes de +ce passage.] + +[Note 47: Ces halles, en bois, construites en 1568, sur le côté +S.-E. de la place des Halles, à laquelle elles donnèrent son nom, furent +détruites en 1826, après la construction d'une nouvelle halle en +pierres.] + +[Note 48: Ce genre de déguisement étoit fort en usage à cette +époque. Voy. les comédies de Regnard. Les Mém. de P. Lenet (coll. +Petitot, t. 53, p. 140), racontent que Henri IV s'y prit de cette façon +pour n'être pas reconnu dans une visite d'amour. Bussy se déguisa aussi +de la sorte dans son voyage en Bourgogne, pendant la Fronde (Mém., éd. +in-12, t. 1, p. 199-201). La plupart des Mémoires du temps sont remplis +d'exemples analogues.] + +[Note 49: Petite étoffe grise, d'où est venu le mot de grisette, +pour désigner d'abord les femmes ainsi vêtues, puis, par extension, +celles de basse condition.] + +[Note 50: Scarron veut parler ici d'un bâton terminé par un fer +fourchu, comme ceux dont on se servoit pour soutenir les mousquets quand +on vouloit ajuster.] + +[Note 51: On appeloit bas d'attache des bas qu'on attachoit au haut +des chausses avec des rubans ou des aiguillettes.] + +[Note 52: Sorel, dans la Maison des jeux (Sercy, 1642, p. 453 et +suiv.), donne de curieux détails sur les accoutrements que revêtoient de +méchants comédiens, de Paris même, pour représenter les héros de +l'antiquité. «Apollon et Hercule y paroissoient en chausses et en +pourpoint.» etc. Dans la parodie de la Cléopâtre de La Chapelle, au 4e +acte du Ragotin, de La Fontaine et Champmeslé, on lit: + + En quel état ici paroissez-vous, hélas! + Une reine d'Égypte en habit d'Espagnole! + On va vous prendre ainsi pour Jeanneton la folle. + (IV, 2.) + +Un curieux passage du Spectateur anglais (1er volume) montre qu'il en +étoit encore de même un peu plus tard sur le théâtre françois: «Les +bergers y sont tout couverts de broderies... J'y ai vu deux fleuves en +bas rouges, et Alphée, au lieu d'avoir la tête couverte de joncs, conter +fleurettes avec une belle perruque blonde et un plumet... Dans +l'Enlèvement de Proserpine, Pluton étoit équipé à la françoise.» La +scène espagnole n'étoit pas plus avancée. Dans son Nouvel art +dramatique, Lope dit que c'est une honte d'y voir un Turc portant une +collerette à l'européenne, et un Romain en haut de chausses.] + +Un vieillard, vetu plus regulierement, quoique très mal, marchoit à côté +de lui. Il portoit sur ses epaules une basse de viole, et, parcequ'il se +courboit un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse +tortue qui marchoit sur les jambes de derrière. Quelque critique +murmurera de la comparaison à cause du peu de proportion qu'il y a d'une +tortue à un homme; mais j'entends parler des grandes tortues qui se +trouvent dans les Indes, et de plus je m'en sers de ma seule autorité. + +Retournons à notre caravane. Elle passa devant le tripot de la +Biche[53], à la porte duquel etoient assemblés quantité des plus gros +bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la +canaille qui s'etoit assemblée à l'entour de la charrette furent cause +que tous ces honorables bourguemestres jetèrent les yeux sur nos +inconnus. Un lieutenant de prévôt, entr'autres, nommé La Rappinière[54], +les vint accoster et leur demanda avec une autorité de magistrat quels +gens ils etoient. Le jeune homme dont je vous viens de parler prit la +parole, et, sans mettre les mains au turban (parceque de l'une il tenoit +son fusil, et de l'autre la garde de son epée, de peur qu'elle ne lui +battît les jambes), lui dit qu'ils etoient François de naissance, +comediens de profession; que son nom de théâtre[55] étoit le Destin, +celui de son vieil camarade, la Rancune, et celui de la demoiselle qui +etoit juchée comme une poule au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom +bizarre fit rire quelques uns de la compagnie, sur quoi le jeune +comedien ajouta que le nom de Caverne ne devoit pas sembler plus etrange +à des hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la Valée, la Roze ou +l'Epine. + +[Note 53: On appeloit tripots des lieux disposés pour le jeu de +paume. Furetière prétend dans son Dictionnaire que ce mot vient de +tripudia, parceque les baladins et sauteurs, comme les comédiens, +avoient coutume de louer les vastes et hautes salles des tripots pour +leurs représentations. Il y avoit à Paris des théâtres établis dans des +jeux de paume de la rue de Seine, de la Vieille rue du Temple, de la rue +Bourg-l'Abbé, etc., et le 4 mars 1622 intervint une sentence défendant à +tous les paumiers de louer leurs salles à aucune troupe de comédiens +pour y représenter. L'hôtel de la Biche, qu'on a vu jusqu'à ces derniers +temps sur le côté méridional de la place des Halles, au Mans, a été +détruit il y a une douzaine d'années.] + +[Note 54: Suivant la clef manuscrite, citée dans la Notice, La +Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant du prévot du Mans.] + +[Note 55: Les comédiens prenoient presque toujours un nom de guerre +en montant sur la scène. Poquelin, en changeant son nom contre celui de +Molière, n'avoit fait que suivre l'exemple donné par les comédiens +italiens et par ceux de l'hôtel de Bourgogne. Quelques uns même avoient +deux noms de théâtre: Ainsi Hugues Guéru s'appeloit Fléchelles dans les +pièces nobles et Gautier-Garguille dans la farce; Legrand se nommoit +Belleville, ou Turlupin, etc. Ils portoient souvent, comme les comédiens +de Scarron, des noms expressifs, qui pouvoient leur venir soit d'un +sobriquet pur et simple, soit de la nature de leurs rôles habituels. +C'est ainsi qu'il y avoit Gros-Guillaume, Bellerose, Beausoleil, le +Capitan Matamore, etc.] + +La conversation finit par quelques coups de poings et jurements de Dieu +que l'on entendit au devant de la charrette: c'etoit le valet du tripot +qui avoit battu le charretier sans dire gare, parceque ses boeufs et sa +jument usoient trop librement d'un amas de foin qui etoit devant la +porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du tripot, qui aimoit la +comedie plus que sermon ni vêpres, par une generosité inouïe en une +maîtresse de tripot, permit au charretier de faire manger ses bêtes tout +leur saoul. Il accepta l'offre qu'elle lui fit, et, ce pendant que ses +bêtes mangèrent, l'auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à +ce qu'il diroit dans le second chapitre. + + + + +CHAPITRE II. + +Quel homme etoit le sieur de la Rappinière. + +Le sieur de la Rappinière etoit lors le rieur de la ville du Mans: il +n'y a point de petite ville qui n'ait son rieur; la ville de Paris n'en +a pas pour un, elle en a dans chaque quartier, et moi-même, qui vous +parle, je l'aurois été du mien si j'avois voulu; mais il y a long-temps, +comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du +monde[56]. Pour revenir au sieur de la Rappinière, il renoua bientôt la +conversation que les coups de poing avoient interrompue, et demanda au +jeune comedien si leur troupe n'etoit composée que de mademoiselle de la +Caverne, de monsieur de la Rancune et de lui. «Notre troupe est aussi +complète que celle du prince d'Orange ou de Son Altesse d'Epernon[57], +lui répondit-il; mais, par une disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où +notre etourdi de Portier a tué un des fuseliers de l'intendant de la +province[58], nous avons eté contraints de nous sauver, un pied chaussé +et l'autre nu, en l'equipage que vous nous voyez.--Ces fuseliers de M. +l'intendant en ont fait autant à la Flèche, dit la Rappinière.--Que le +feu saint Antoine[59] les arde! dit la tripotière; ils sont cause que +nous n'aurons pas la comedie.--Il ne tiendroit pas à nous, repondit le +vieux comedien, si nous avions les clefs de nos coffres pour avoir nos +habits, et nous divertirions quatre ou cinq jours messieurs de la ville +devant que de gagner Alençon, où le reste de la troupe a le +rendez-vous.» + +[Note 56: Scarron fait probablement allusion ici à sa cruelle +infirmité. En 1651, date de l'impression de cette première partie, il y +avoit plus de 12 ans qu'il en étoit atteint, car lui-même a déterminé +clairement cette époque dans plusieurs pièces de vers (À l'infante +Descars, À madame de Hautefort, À M. le Prince, au début du Typhon.) +Mais il se flatte en disant qu'il avoit renoncé à toutes les vanités du +monde, car, malgré son mal, il étoit toujours le rieur en titre de son +quartier.] + +[Note 57: Guillaume de Nassau, prince d'Orange, à qui Scarron dédia +un peu plus tard sa comédie de l'Héritier ridicule, et dont il déplora +la mort dans des stances d'un plus haut style que d'ordinaire, lui avoit +fait un présent, comme en porte témoignage un long remercîment de +celui-ci (1651). La mention qu'il en fait dans cet endroit est peut-être +un nouvel acte de courtisan. Du reste, nous verrons dans ce roman même +(3e part., 8e ch.) que les comédiens françois alloient représenter +jusqu'en Hollande. Plusieurs princes étrangers, entre autres l'électeur +de Bavière, les ducs de Savoie, de Brunswick et de Lunebourg, avoient +ainsi des troupes d'acteurs françois à leur service (Voy. Chappuzeau, +Théâtre fr., 1674, in-12). Quant à Son Altesse d'Epernon, son orgueil et +sa magnificence bien connue peuvent servir à appuyer ce que Scarron, par +la bouche de Destin, dit ici de sa troupe comique; c'est évidemment +celle dont Molière étoit directeur, qui, quelques années avant de passer +à Lyon, en 1653, et d'aller trouver à Pézenas le prince de Conti, avoit +été accueillie avec faveur à Bordeaux par le duc d'Epernon (Mém. sur +madame de Sévigné, par Walcken., t. I, p. 492).] + +[Note 58: Il arrivoit souvent alors des désordres et des accidents +du même genre, à la comédie, faute d'une surveillance et d'une +organisation suffisantes. Il est encore question plus loin de troubles +analogues (2e part., ch. 5). Guéret, dans le Parnasse réformé, fait dire +à La Serre qu'on tua quatre portiers du théâtre la première fois que son +Thomas Morus fut joué. On peut voir dans Chappuzeau (Théâtre français) +combien le poste de portier de comédie étoit périlleux: «Les portiers +sont commis, dit-il, pour empêcher les désordres qui pourroient +survenir, et, pour cette fonction, avant les défenses étroites du roi +d'entrer sans payer (9 janv. 1673), on faisoit choix d'un brave, etc.» +Beaucoup de personnes vouloient s'attribuer le droit de ne pas payer en +entrant, et c'étoient des rixes continuelles. On lit souvent dans le +Registre de La Grange des frais de pansement pour portiers blessés +(Taschereau, Histoire de la troupe de Molière, dans le journal l'Ordre, +24 janv, 1850).] + +[Note 59: Le feu Saint-Antoine, nommé aussi feu infernal, ou mal des +ardents, étoit une espèce de lèpre brûlante et épidémique semblable à +une flamme intérieure. Son nom de Feu Saint-Antoine lui vient de ce que +les reliques de saint Antoine, lors de leur translation de la Palestine, +au moyen âge, avoient guéri plusieurs personnes atteintes de ce mal.] + +La reponse du comedien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La +Rappinière offrit une vieille robe de sa femme à la Caverne, et la +tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avoit en gage, à Destin +et à la Rancune. «Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie, vous n'êtes +que trois.--J'ai joué une pièce moi seul, dit la Rancune, et ai fait en +même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je parlois en fausset +quand je faisois la reine; je parlois du nez pour l'ambassadeur, et me +tournois vers ma couronne, que je posois sur une chaise; et, pour le +roi, je reprenois mon siége, ma couronne et ma gravité, et grossissois +un peu ma voix; et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre +charretier et payer notre depense en l'hôtellerie, fournissez vos +habits, et nous jouerons devant que la nuit vienne, ou bien nous irons +boire, avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une +grande journée. + +Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappinière, qui +s'avisoit toujours de quelque malice, dit qu'il ne falloit point +d'autres habits que ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouoient +une partie dans le tripot, et que mademoiselle de la Caverne, en son +habit ordinaire, pourroit passer pour tout ce que l'on voudroit en une +comedie. Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un demi-quart d'heure +les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, et +l'assemblée, qui s'etoit grossie, ayant pris place en une chambre haute, +on vit, derrière un drap sale que l'on leva, le comedien Destin couché +sur un matelas, un corbillon[60] dans la tête, qui lui servoit de +couronne, se frottant un peu les yeux comme un homme qui s'eveille, et +recitant du ton de Mondory le rôle d'Herode, qui commence par: + + Fantôme injurieux, qui trouble mon repos[61], + +[Note 60: C'est-à-dire le petit panier d'osier où on présentoit les +balles dans le jeu de paume.] + +[Note 61: C'est le début de la Marianne, de Tristan l'Hermite, pièce +qui parut en même temps que le Cid, dont elle balança le succès. Elle +fut représentée par la troupe du Marais, dont Mondory étoit le chef. Le +rôle d'Hérode étoit le triomphe de cet excellent comédien, un peu +emphatique, mais plein de force, de passion et d'intelligence; il le +jouoit avec tant d'ardeur et d'énergie, qu'un jour il fut surpris d'une +attaque d'apoplexie pendant la représentation, et qu'il resta dès lors +paralytique d'une partie du corps; mais il n'en mourut pas, quoi qu'en +aient dit Gueret, Bayle, et quelques autres. «Quand Mondory jouoit la +Marianne, de Tristan, dit le père Rapin, le peuple n'en sortoit jamais +que resveur et pensif, faisant reflexion à ce qu'il venoit de voir, et +penetré à mesme temps d'un grand plaisir (Réflexions sur la Poét. +XXIX).] + +L'emplâtre qui lui couvroit la moitié du visage ne l'empêcha point de +faire voir qu'il etoit excellent comedien. Mademoiselle de la Caverne +fit des merveilles dans les rôles de Marianne et de Salomé; la Rancune +satisfit tout le monde dans les autres[62] rôles de la pièce, et elle +s'en alloit être conduite à bonne fin quand le diable, qui ne dort +jamais, s'en mêla, et fit finir la tragedie non pas par la mort de +Marianne et par les desespoirs d'Hérode, mais par mille coups de poing, +autant de soufflets, un nombre effroyable de coups de pieds, des +juremens qui ne se peuvent compter, et ensuite une belle information que +fit faire le sieur de la Rappiniere, le plus expert de tous les hommes +en pareille matière. + +[Note 62: Marianne est la femme et Salomé la soeur d'Hérode; elles +paroissent ensemble sur la scène (II, 2). En dehors de ces rôles et de +celui d'Hérode, il en restoit plus de dix, moins importants pour la +plupart, que La Rancune devoit remplir à lui seul.] + + + + +CHAPITRE III. + +Le deplorable succès[63] qu'eut la comedie. + +Dans toutes les villes subalternes du royaume il y a d'ordinaire un +tripot où s'assemblent tous les jours les faineans de la ville, les uns +pour jouer, les autres pour regarder ceux qui jouent. C'est là que l'on +rime richement en Dieu[64], que l'on epargne fort peu le prochain, et +que les absens sont assassinés à coups de langue; on n'y fait quartier à +personne, tout le monde y vit de Turc à Maure, et chacun y est reçu pour +railler, selon le talent qu'il en a eu du Seigneur. C'est en un de ces +tripots là, si je m'en souviens, que j'ai laissé trois personnes +comiques, recitant la Marianne devant une honorable compagnie à laquelle +presidoit le sieur de la Rappinière. Au même temps qu'Herode et Marianne +s'entredisoient leurs verités[65], les deux jeunes hommes de qui l'on +avoit pris si librement les habits entrèrent dans la chambre en +caleçons, et chacun sa raquette à la main; ils avoient negligé de se +faire frotter[66], pour venir entendre la comedie. Leurs habits, que +portoient Herode et Pherore, leur frappèrent bientôt la vue; le plus +colère des deux, s'adressant au valet du tripot: «Fils de chienne! lui +dit-il, pourquoi as-tu donné mon habit à ce bateleur?» Le pauvre valet, +qui le connoissoit pour un grand brutal, lui dit en toute humilité que +ce n'etoit pas lui. «Et qui donc, barbe de cocu?» ajouta-t-il. Le pauvre +valet n'osoit en accuser la Rappinière en sa présence; mais lui, qui +etoit le plus insolent de tous les hommes, lui dit en se levant de sa +chaise: «C'est moi; qu'en voulez-vous dire?--Que vous êtes un sot», +repartit l'autre, en lui dechargeant un demesuré coup de sa raquette sur +les oreilles. La Rappinière fut si surpris d'être prevenu d'un coup, lui +qui avoit accoutumé d'en user ainsi, qu'il demeura comme immobile, ou +d'admiration, ou parcequ'il n'etoit pas encore assez en colère et qu'il +lui en falloit beaucoup pour se resoudre à se battre, ne fût-ce qu'à +coups de poings, et peut-être que la chose en fût demeurée là, si son +valet, qui avoit plus de colère que lui, ne se fût jeté sur l'agresseur, +en lui donnant un coup de poing avec toutes ses circonstances dans le +beau milieu du visage, ensuite une grande quantité d'autres où ils +purent aller. La Rappinière le prit en queue et se mit à travailler sur +lui en coups de poings comme un homme qui a eté offensé le premier. Un +parent de son adversaire prit la Rappinière de la même façon; ce parent +fut investi par un ami de la Rappinière pour faire diversion; celui-ci +le fut d'un autre, et celui-là d'un autre. Enfin tout le monde prit +parti dans la chambre; l'un juroit, l'autre injurioit, tous +s'entrebattoient; la tripotière, qui voyoit rompre ses meubles, +emplissoit l'air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils devoient tous +perir par coups d'escabeaux, de pieds et de poings, si quelques uns des +magistrats de la ville qui se promenoient sous les halles avec le +senechal du Maine[67], des Essarts, ne fussent accourus à la rumeur. +Quelques uns furent d'avis de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les +combattans, et le remède eût peut-être réussi; mais ils se separèrent de +lassitude, outre que deux pères capucins, qui se jetèrent par charité +dans le champ de bataille, mirent non pas une paix bien affermie entre +les combattans, mais firent accorder quelques trèves pendant lesquelles +on put negocier, sans prejudice des informations qui se firent de part +et d'autre. Le comedien Destin fit des prouesses à coups de poings dont +on parle encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en ont raconté les +deux jouvenceaux auteurs de la querelle, avec lesquels il eut +particulierement affaire, et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité +d'autres du parti contraire qu'il mit hors de combat du premier coup. Il +perdit son emplâtre durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avoit le +visage aussi beau que la taille riche. Les museaux sanglans furent lavés +d'eau fraîche, les collets dechirés furent changés, on appliqua quelques +cataplasmes, et même l'on fit quelques points d'aiguille. Les meubles +furent aussi remis en leur place, non pas du tout si entiers qu'alors +qu'on les derangea. Enfin, un moment après, il ne resta plus rien du +combat que beaucoup d'animosité, qui paroissoit sur le visage des uns et +des autres. + +[Note 63: Dans le sens du latin successus: issue, résultat.] + +[Note 64: On se rappelle le vers de Gresset: + + Vous la rima fort richement en tain. + (Vert-Vert, ch. 4.) + +Il avoit déjà dit avant: + + Les bateliers juroient, + Rimoient en Dieu. + (Ch. 3.)] + +[Note 65: Acte 3, sc. 3 et 4.] + +[Note 66: «Les joueurs de paume se font frotter par les marqueurs +pour se nettoyer quand ils ont sué.» (Dict. de Furetière.)] + +[Note 67: Voir le Dict. de Furetière pour les diverses fonctions du +sénéchal. Le sénéchal du Maine étoit alors Tanneguy Lombelon, baron des +Essarts, chaud partisan des frondeurs et du parlement, qui avoit +succédé, en 1638, à J. B. L. de Beaumanoir, baron de Lavardin. Le +gouverneur de la ville étoit M. de Tresmes.] + +Les pauvres comediens sortirent long-temps après avec la Rappinière, qui +verbalisa le dernier. Comme ils passoient du tripot sous les Halles, ils +furent investis par sept ou huit braves, l'epée à la main. La +Rappinière, selon sa coutume, eut grand'peur et pensa bien avoir quelque +chose de pis, si Destin ne se fût genereusement jeté au devant d'un coup +d'epée qui lui alloit passer au travers du corps; il ne put pourtant si +bien le parer qu'il ne reçût une legère blessure dans le bras. Il mit +l'epée à la main en même temps, et en moins de rien fit voler à terre +deux epées, ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur les +oreilles, et deconfit si bien messieurs de l'embuscade que tous les +assistans avouèrent qu'ils n'avoient jamais vu un si vaillant homme. +Cette partie ainsi avortée avoit eté dressée à la Rappinière par deux +petits nobles, dont l'un avoit epousé la soeur de celui qui commença le +combat par un grand coup de raquette, et vraisemblablement la Rappinière +etoit gâté sans le vaillant defenseur que Dieu lui suscita en notre +vaillant comedien. Le bienfait trouva place en son coeur de roche, et +sans vouloir permettre que ces pauvres restes d'une troupe delabrée +allassent loger en une hôtellerie, il les emmena chez lui, où le +charretier dechargea le bagage comique et s'en retourna en son village. + + + + +CHAPITRE IV. + +Dans lequel on continue à parler du sieur la Rappinière, et de ce qui +arriva la nuit en sa maison. + +Mademoiselle de la Rappinière[68] reçut la compagnie avec grande +civilité, comme elle etoit la femme du monde qui se soumettoit le plus +facilement. Elle n'etoit pas laide, quoique si maigre et si sèche +qu'elle n'avoit jamais mouché de chandelle avec les doigts que le feu +n'y prît. J'en pourrois dire cent choses rares, que je laisse de peur +d'être trop long. En moins de rien les deux dames furent si grandes +camarades qu'elles s'entre-appellèrent ma chère et ma fidèle. La +Rappinière, qui avoit de la mauvaise gloire autant que barbier de la +ville, dit en entrant qu'on allât à la cuisine et à l'office faire hâter +le souper. C'etoit une pure rodomontade: outre son vieil valet, qui +pansoit même ses chevaux, il n'y avoit dans le logis qu'une jeune +servante et une vieille boiteuse, qui avoit du mal comme un chien. Sa +vanité fut punie par une grande confusion qui lui arriva. Il mangeoit +d'ordinaire au cabaret aux depens des sots, sa femme et son train si +reglé etoient reduits au potage aux choux, selon la coutume du pays[69]. +Voulant paroître devant ses hôtes et les regaler, il pensa couler par +derrière son dos quelque monnoie à son valet pour aller querir de quoi +souper. Par la faute du valet ou du maître, l'argent tomba sur la chaise +où il etoit assis, et puis de la chaise en bas. La Rappinière en devint +tout violet, sa femme en rougit, le valet en jura, la Caverne en +souffrit, la Rancune n'y prit peut-être pas garde, et pour Destin, je +n'ai pas bien su l'effet que cela fit sur son esprit; l'argent fut +ramassé, et en attendant le souper on fit conversation. La Rappinière +demanda au Destin pourquoi il se deguisoit le visage d'un emplâtre; il +lui dit qu'il en avoit bien du sujet, et que, se voyant travesti par +accident, il avoit voulu ôter ainsi la connoissance de son visage à +quelques ennemis qu'il avoit. + +[Note 68: On sait que le nom de Madame étoit réservé aux personnes +de condition noble. Le de placé devant un nom n'étoit point, à beaucoup +près, un signe infaillible de noblesse véritable, jouissant des droits +et des exemptions accordés à cet état; il étoit souvent usurpé, souvent +employé par politesse, à l'égard des personnes qu'on vouloit honorer, ou +qui étoient élevées, par leur position, au dessus des bourgeois +ordinaires. Ainsi Jean de La Fontaine, malgré son de, étoit si peu noble +qu'en 1669 il fut condamné à une amende de 3,000 fr. pour usurpation +d'un titre qui ne lui appartenoit pas.] + +[Note 69: Il paroît que c'est là aujourd'hui encore le mets favori +et le fonds des repas du paysan manceau (Pesche, Dict. de la Sarthe, t. +3, p. 48).] + +Enfin le souper vint, bon ou mauvais. La Rappinière but tant qu'il +s'enivra; la Rancune s'en donna aussi jusques aux gardes; Destin soupa +fort sobrement en honnête homme, la Caverne en comedienne affamée, et +mademoiselle de la Rappinière en femme qui veut profiter de l'occasion, +c'est-à-dire tant qu'elle en fut devoyée. Tandis que les valets +mangèrent et que l'on dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent +contes pleins de vanité. Destin coucha seul en une petite chambre, la +Caverne avec la fille de chambre dans un cabinet, et la Rancune avec le +valet je ne sais où. Ils avoient tous envie de dormir, les uns de +lassitude, les autres d'avoir trop soupé, et cependant ils ne dormirent +guères, tant il est vrai qu'il n'y a rien de certain en ce monde. Après +le premier sommeil, mademoiselle de la Rappinière eut envie d'aller où +les rois ne peuvent aller qu'en personne. Son mary se reveilla bientôt +après; quoiqu'il fût bien soûl, il sentit bien qu'il etoit tout seul. Il +appela sa femme; on ne lui repondit point. Avoir quelque soupçon, se +mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut qu'une même chose. À la +sortie de sa chambre, il entendit marcher devant lui; il suivit quelque +temps le bruit qu'il entendoit. Au milieu d'une petite galerie qui +conduisoit à la chambre de Destin, il se trouva si près de ce qu'il +suivoit qu'il crut lui marcher sur les talons; il pensa se jeter sur sa +femme et la saisit en criant: «Ah! putain!» Ses mains ne trouvèrent +rien, et, ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du nez en terre +et se sentit enfoncer dans l'estomac quelque chose de pointu. Il cria +effroyablement: «Au meurtre! on m'a poignardé!» sans quitter sa femme, +qu'il pensoit tenir par les cheveux et qui se debattoit sous lui. À ses +cris, ses injures et ses juremens, toute la maison fut en rumeur et tout +le monde vint à son aide en même temps: la servante avec une chandelle, +la Rancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort +mechante, le Destin l'epée à la main, et mademoiselle la Rappinière +toute la dernière, qui fut bien etonnée, aussi bien que les autres, de +trouver son mari tout furieux luttant contre une chèvre qui allaitoit +dans la maison les petits d'une chienne qui etoit morte. Jamais homme ne +fut plus confus que la Rappinière. Sa femme, qui se douta bien de la +pensée qu'il avoit eue, lui demanda s'il etoit fou. Il repondit, sans +sçavoir quasi ce qu'il disoit, qu'il avoit pris la chèvre pour un +voleur; le Destin devina ce qui en etoit; chacun regagna son lit et crut +ce qu'il voulut de l'aventure, et la chèvre fut renfermée avec ses +petits chiens. + + + + +CHAPITRE V. + +Qui ne contient pas grand'chose. + +Le comedien la Rancune, un des principaux heros de notre roman, car il +n'y en aura pas pour un dans ce livre-ci, et, puisqu'il n'y a rien de +plus parfait qu'un heros de livre[70], demi-douzaine de heros ou +soi-disant tels feront plus d'honneur au mien qu'un seul, qui seroit +peut-être celui dont on parleroit le moins, comme il n'y a qu'heur et +malheur en ce monde. La Rancune donc etoit de ces misanthropes qui +haïssent tout le monde et qui ne s'aiment pas eux-mêmes, et j'ai su de +beaucoup de personnes qu'on ne l'avoit jamais vu rire. Il avoit assez +d'esprit et faisoit assez bien de mechans vers[71]; d'ailleurs homme +d'honneur en aucune façon, malicieux comme un vieil singe et envieux +comme un chien. Il trouvoit à redire en tous ceux de sa profession: +Belleroze etoit trop affecté, Mondory trop rude, Floridor trop +froid[72], et ainsi des autres; et je crois qu'il eût aisement laissé +conclure qu'il avoit eté le seul comedien sans defaut, et cependant il +n'etoit plus souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avoit vieilli dans +le metier. Au temps qu'on etoit reduit aux pièces de Hardy, il jouoit en +fausset et sous le masque les rôles de nourrice[73]; depuis qu'on +commença à mieux faire la comedie, il etoit le surveillant du portier, +jouoit les rôles de confidens, ambassadeurs et recors, quand il falloit +accompagner un roi, assassiner quelqu'un ou donner bataille; il chantoit +une mechante taille aux trios, et se farinoit à la farce[74]. Sur ces +beaux talens-là il avoit fondé une vanité insupportable, laquelle etoit +jointe à une raillerie continuelle, une medisance qui ne s'epuisoit +point et une humeur querelleuse qui etoit pourtant soutenue par quelque +valeur. Tout cela le faisoit craindre à ses compagnons; avec le seul +Destin il etoit doux comme un agneau et se montroit raisonnable autant +que son naturel le pouvoit permettre. On a voulu dire qu'il en avoit été +battu; mais ce bruit-là n'a pas duré long-temps, non plus que celui de +l'amour qu'il avoit pour le bien d'autrui jusqu'à s'en saisir +furtivement: avec tout cela le meilleur homme du monde[75]. Je vous ai +dit, ce me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière, qui +s'appeloit Doguin. Soit que le lit où il coucha ne fût pas trop bon ou +que Doguin ne fût pas bon coucheur, il ne put dormir toute la nuit. Il +se leva dès le point du jour (aussi bien que Doguin, qui fut appelé par +son maître), et, passant devant la chambre de la Rappinière, lui alla +donner le bon jour. La Rappinière reçut son compliment avec un faste de +prevôt provincial et ne lui rendit pas la dixième partie des civilités +qu'il en reçut; mais, comme les comediens jouent toutes sortes de +personnages, il ne s'en emut guères. La Rappinière lui fit cent +questions sur la comedie, et de fil en aiguille (il me semble que ce +proverbe est ici fort bien appliqué) lui demanda depuis quand ils +avoient le Destin dans leur troupe, et ajouta qu'il etoit excellent +comedien. «Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Rancune. Du temps que +je jouois les premiers rôles, il n'eût joué que les pages; comment +sçauroit-il un metier qu'il n'a jamais appris? Il y a fort peu de temps +qu'il est dans la comedie: on ne devient pas comedien comme un +champignon. Parcequ'il est jeune, il plaît; si vous le connoissiez comme +moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au reste, il fait l'entendu +comme s'il etoit sorti de la côte de saint Louis[76], et cependant il ne +decouvre point qui il est ni d'où il est, non plus qu'une belle Cloris +qui l'accompagne, qu'il appelle sa soeur, et Dieu veuille qu'elle le +soit! Tel que je suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris aux depens de +deux bons coups d'epée, et il en a eté si meconnoissant qu'au lieu de me +faire porter chez un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les +boues je ne sçais quel bijou de diamans d'Alençon[77] qu'il disoit lui +avoir eté pris par ceux qui nous attaquèrent.» La Rappinière demanda à +la Rancune comment ce malheur-là lui etoit arrivé. «Ce fut le jour des +Rois, sur le Pont-Neuf», repondit la Rancune. Ces dernières paroles +troublèrent extremement la Rappinière et son valet Doguin; ils pâlirent +et rougirent l'un et l'autre, et la Rappinière changea de discours si +vite et avec un si grand desordre d'esprit que la Rancune s'en etonna. +Le bourreau de la ville et quelques archers, qui entrèrent dans la +chambre, rompirent la conversation et firent grand plaisir à la Rancune, +qui sentoit bien que ce qu'il avoit dit avoit frappé la Rappinière en +quelque endroit bien tendre, sans pouvoir deviner la part qu'il y +pouvoit prendre. + +[Note 70: Scarron revient encore plus loin sur cette remarque en +disant fort justement que ces héros imaginaires «sont quelquefois +incommodes à force d'être trop honnêtes gens». C'est là un reproche que +les écrivains satiriques faisoient souvent aux romans d'alors.] + +[Note 71: Cette phrase, qui est, pour ainsi dire, passée en +proverbe, se retrouve à peu près textuellement dans la Satire des +satires de Boursault: + + Je fais passablement de mechantes paroles, + +dit le marquis, et le chevalier lui répond: + + Tu fais de mechants vers admirablement bien. + (Sc. 3.)] + +[Note 72: Nous avons déjà parlé de Mondory (V. page 16), dont +Tallemant dit, ce qui fait comprendre le reproche de la Rancune, qu'il +«etoit plus propre à faire un heros qu'un amoureux». Pierre le Messier, +dit Belleroze, étoit un acteur de l'hôtel de Bourgogne, remarquable dans +les rôles tragiques, bien que La Rancune le jugeât trop affecté, et que +madame de Montbazon lui trouvât l'air trop fade (Mém. du card. de Retz). +Tallemant s'exprime à peu près de même, le traitant de «comédien fardé, +qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de gâter ses plumes». +Floridor étoit un comédien de la même troupe, qui avoit pourtant +commencé par faire partie de celle du Marais. Son vrai nom étoit Josias +de Soulas, sieur de Prinefosse. Il étoit fort aimé du public; le roi le +favorisoit, et Molière lui fit la grâce de ne pas le nommer parmi les +acteurs de l'hôtel de Bourgogne qu'il critique dans l'Impromptu de +Versailles. On peut voir le splendide éloge qu'en a fait de Visé, dans +sa critique de la Sophonisbe de P. Corneille, où il le nomme «le plus +grand comédien du monde». Néanmoins, le satirique Tallemant, à l'endroit +même où il parle de Mondory et de Bellerose (Éd. Monmerqué, in-8, t. 6), +se rapproche encore du sentiment de la Rancune: «C'est, dit-il, un +médiocre comedien, quoi que le monde en veuille dire. Il est toujours +pâle.»] + +[Note 73: Le manque d'actrices sur les anciens théâtres étoit cause +qu'on avoit dû les remplacer par des acteurs dans certains rôles de +femmes, comme ceux de nourrices et de soubrettes; ces derniers rôles, du +reste, étoient presque toujours si licencieux que des hommes seuls +pouvoient s'en charger. Dès lors le masque et la voix de fausset étoient +nécessaires. On nous a conservé les noms de quelques comédiens qui +s'étoient rendus particulièrement célèbres dans ce genre, entre autres +d'Alizon, qui jouoit à l'hôtel de Bourgogne dans la première moitié du +XVIIe siècle. Personne n'ignore que ce fut P. Corneille qui, dans la +Galerie du Palais, fit disparoître la nourrice du théâtre en la +remplaçant par la suivante. Dès lors l'acteur se borna à certains rôles +de vieilles et de ridicules, tels que celui de la comtesse +d'Escarbagnas. Cet usage ne cessa entièrement au théâtre qu'après la +retraite de Hubert (avril 1685), qui avoit rempli avec beaucoup de +succès plusieurs de ces rôles de femmes.] + +[Note 74: C'étoit une habitude répandue parmi les acteurs qui +jouoient la farce: ainsi Gros-Guillaume, Jean-Farine, Jodelet, et tous +ceux qui avoient le visage naturellement mobile et comique, +s'enfarinoient; mais quelques uns, comme Guillot-Gorju, +Gautier-Garguille et Turlupin, préféroient se couvrir d'un masque (Hist. +du Théât. franç., des frères Parfait); on sait, par le témoignage de +Villiers (Vengeance des marquis), que Molière fit comme ces derniers, en +jouant d'abord le rôle de Mascarille des Précieuses ridicules.] + +[Note 75: C'est le: au demeurant, le meilleur fils du monde, de +Clément Marot.] + +[Note 76: Molière a fait dire de même à madame Jourdain: «Est-ce que +nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis?» (Bourg. gent., +act. 3, sc. 12.) C'étoit une façon de parler fort usitée alors, et dont +on devine facilement le sens.] + +[Note 77: On appeloit diamants d'Alençon de faux diamants qu'on +recueilloit aux environs de cette ville, dans un terrain plein d'un +sable fort luisant et de pierres grises et très dures. Quelques uns de +ces diamants atteignoient la grosseur d'un oeuf, et ils étoient parfois +aussi nets et aussi brillants que des diamants véritables. (Dict. de +Furetière.)] + +Cependant le pauvre Destin, qui avoit eté si bien sur le tapis, etoit +bien en peine: la Rancune le trouva avec mademoiselle de la Caverne, +bien empêché à faire avouer à un vieil tailleur qu'il avoit mal ouï et +encore plus mal travaillé. Le sujet de leur differend etoit qu'en +dechargeant le bagage comique, le Destin avoit trouvé deux pourpoints et +un haut-de-chausses fort usés, qu'il les avoit donnés à ce vieil +tailleur pour en tirer une manière d'habit plus à la mode que les +chausses de page[78] qu'il portoit, et que le tailleur, au lieu +d'employer un des pourpoints pour raccommoder l'autre et le haut de +chausses aussi, par une faute de jugement indigne d'un homme qui avoit +raccommodé des vieilles hardes toute sa vie, avoit rhabillé les deux +pourpoints des meilleurs morceaux du haut-de-chausses; tellement que le +pauvre Destin, avec tant de pourpoints et si peu de hauts-de-chausses, +se trouvoit reduit à garder la chambre ou à faire courir les enfans +après lui, comme il avoit fait dejà avec son habit comique. La +liberalité de la Rappinière repara la faute du tailleur, qui profita des +deux pourpoints rhabillés, et le Destin fut regalé de l'habit d'un +voleur qu'il avoit fait rouer depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva +present, et qui avoit laissé cet habit en garde à la servante de la +Rappinière, dit fort insolemment que l'habit etoit à lui; mais la +Rappinière le menaça de lui faire perdre sa charge. L'habit se trouva +assez juste pour le Destin, qui sortit avec la Rappinière et la Rancune. +Ils dînèrent en un cabaret aux depens d'un bourgeois qui avoit à faire +de la Rappinière. Mademoiselle de la Caverne s'amusa à savonner son +collet sale et tint compagnie à son hôtesse. Le même jour, Doguin fut +rencontré par un des jeunes hommes qu'il avoit battus le jour de devant +dans le tripot, et revint au logis avec deux bons coups d'epée et force +coups de bâton; et, à cause qu'il etoit bien blessé, la Rancune, après +avoir soupé, alla coucher dans une hôtellerie voisine, fort lassé +d'avoir couru toute la ville, accompagnant, avec son camarade Destin, le +sieur de la Rappinière, qui vouloit avoir raison de son valet assassiné. + +[Note 78: Les chausses de page, appelées aussi grègues, trousses, ou +culottes, étoient des espèces de hauts-de-chausses d'ancienne mode, +serrés et plissés, et qui, abandonnés depuis le siècle précédent, +étoient réservés seulement aux pages.] + + + + +CHAPITRE VI. + + L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que la + Rancune donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une partie de la + troupe; mort de Doguin, et autres choses memorables. + +La Rancune entra dans l'hôtellerie un peu plus que demi-ivre. La +servante de la Rappinière, qui le conduisoit, dit à l'hôtesse qu'on lui +dressât un lit. «Voici le reste de notre ecu[79], dit l'hôtesse; si nous +n'avions point d'autre pratique que celle-là, notre louage seroit mal +payé.--Taisez-vous, sotte, dit son mari; monsieur de la Rappinière nous +fait trop d'honneur. Que l'on dresse un lit à ce gentilhomme.--Voire qui +en auroit, dit l'hôtesse; il ne m'en restoit qu'un que je viens de +donner à un marchand du bas Maine.» Le marchand entra là-dessus, et, +ayant appris le sujet de la contestation, offrit la moitié de son lit à +la Rancune, soit qu'il eût à faire à la Rappinière, ou qu'il fût +obligeant de son naturel. La Rancune l'en remercia autant que sa +secheresse de civilité le put permettre. Le marchand soupa, l'hôte lui +tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier deux fois pour faire +le troisième et se mettre à boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des +impôts, pestèrent contre les maltôtiers[80], reglèrent l'Etat, et se +reglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte tout le premier, qu'il tira sa +bourse de sa pochette et demanda à compter, ne se souvenant plus qu'il +etoit chez lui. Sa femme et sa servante l'en traînèrent par les epaules +dans sa chambre, et le mirent sur un lit tout habillé. La Rancune dit au +marchand qu'il etoit affligé d'une difficulté d'urine et qu'il etoit +bien fâché d'être contraint de l'incommoder; à quoi le marchand lui +repondit qu'une nuit etoit bientôt passée. Le lit n'avoit point de +ruelle et joignoit la muraille; la Rancune s'y jetta le premier, et, le +marchand s'y etant mis après en la bonne place, la Rancune lui demanda +le pot de chambre. «Et qu'en voulez-vous faire? dit le marchand.--Le +mettre auprès de moi, de peur de vous incommoder», dit la Rancune. Le +marchand lui repondit qu'il lui donnerait quand il en auroit à faire, et +la Rancune n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il etoit au +desespoir de l'incommoder. Le marchand s'endormit sans lui repondre, et +à peine commença-t-il à dormir de toute sa force que le malicieux +comedien, qui etoit homme à s'eborgner pour faire perdre un oeil à un +autre, tira le pauvre marchand par le bras, en lui criant: «Monsieur! +ho! Monsieur!» Le marchand, tout endormi, lui demanda en bâillant: «Que +vous plaît-il?--Donnez-moi un peu le pot de chambre», dit la Rancune. Le +pauvre marchand se pencha hors du lit, et, prenant le pot de chambre, le +mit entre les mains de la Rancune, qui se mit en devoir de pisser, et, +après avoir fait cent efforts ou fait semblant de les faire, juré cent +fois entre ses dents et s'être bien plaint de son mal, il rendit le pot +de chambre au marchand sans avoir pissé une seule goutte. Le marchand le +remit à terre, et dit, ouvrant la bouche aussi grande qu'un four à force +de bâiller: «Vraiment, Monsieur, je vous plains bien», et se rendormit +tout aussitôt. La Rancune le laissa embarquer bien avant dans le +sommeil, et, quand il le vit ronfler comme s'il n'eût fait autre chose +toute sa vie, le perfide l'eveilla encore et lui demanda le pot de +chambre aussi mechamment que la première fois. Le marchand le lui mit +entre les mains aussi bonnement qu'il avoit dejà fait, et la Rancune le +porta à l'endroit par où l'on pisse, avec aussi peu d'envie de pisser +que de laisser dormir le marchand. Il cria encore plus fort qu'il +n'avoit fait et fut deux fois plus long-temps à ne point pisser, +conjurant le marchand de ne prendre plus la peine de lui donner le pot +de chambre, et ajoutant que ce n'etoit pas la raison et qu'il le +prendrait bien. Le pauvre marchand, qui eût lors donné tout son bien +pour dormir son soûl, lui repondit, toujours en bâillant, qu'il en usât +comme il lui plairoit, et remit le pot de chambre en sa place. Ils se +donnèrent le bon soir fort civilement, et le pauvre marchand eût parié +tout son bien qu'il alloit faire le plus beau somme qu'il eût fait de sa +vie. La Rancune, qui sçavoit bien ce qui en devoit arriver, le laissa +dormir de plus belle; et, sans faire conscience d'eveiller un homme qui +dormoit si bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de l'estomac, +l'accablant de tout son corps et avançant l'autre bras hors du lit, +comme on fait quand on veut amasser quelque chose qui est à terre. Le +malheureux marchand, se sentant étouffer et ecraser la poitrine, +s'eveilla en sursaut! criant horriblement: «Hé! morbleu! Monsieur, vous +me tuez!» La Rancune, d'une voix aussi douce et posée que celle du +marchand avoit eté vehemente, lui repondit: «Je vous demande pardon, je +voulois prendre le pot de chambre.--Ah! vertubleu, s'écria l'autre, +j'aime bien mieux vous le donner et ne dormir de toute la nuit. Vous +m'avez fait un mal dont je me sentirai toute ma vie.» La Rancune ne lui +repondit rien, et se mit à pisser si largement et si roide que le bruit +seul du pot de chambre eût pu reveiller le marchand. Il emplit le pot de +chambre, benissant le Seigneur avec une hypocrisie de scelerat. Le +pauvre marchand le felicitoit le mieux qu'il pouvoit de sa copieuse +ejaculation d'urine, qui lui faisoit esperer un sommeil qui ne seroit +plus interrompu, quand le maudit la Rancune, faisant semblant de vouloir +remettre le pot de chambre à terre, lui laissa tomber et le pot de +chambre et tout ce qui etoit dedans sur le visage, sur la barbe et sur +l'estomac, en criant en hypocrite: «Hé! Monsieur, je vous demande +pardon.» Le marchand ne repondit rien à sa civilité; car, aussitôt qu'il +se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant comme un homme furieux et +demandant de la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable de +faire renier un theatin, lui disoit: «Voilà Un grand malheur!» Le +marchand continua ses cris: l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les +valets y vinrent. Le marchand leur dit qu'on l'avoit fait coucher avec +un diable, et pria qu'on lui fît du feu autre part. On lui demanda ce +qu'il avoit; il ne repondit rien, tant il etoit en colère, prit ses +habits et ses hardes, et s'alla secher dans la cuisine, où il passa le +reste de la nuit sur un banc, le long du feu. L'hôte demanda à la +Rancune ce qu'il lui avoit foit. Il lui dit, feignant une grande +ingenuité: «Je ne sçais de quoi il se peut plaindre. Il s'est eveillé et +m'a reveillé, criant au meurtre: il faut qu'il ait fait quelque mauvais +songe ou qu'il soit fou; et, de plus, il a pissé au lit.» L'hôtesse y +porta la main et dit qu'il etoit vrai, que son matelas etoit tout percé, +et jura son grand Dieu qu'il le paieroit[81]. Ils donnèrent le bonsoir à +la Rancune, qui dormit toute la nuit aussi paisiblement qu'auroit fait +un homme de bien, et se recompensa de celle qu'il avoit mal passée chez +la Rappinière. Il se leva pourtant plus matin qu'il ne pensoit, parceque +la servante de la Rappinière le vint querir à la hâte pour venir voir +Doguin, qui se mouroit et qui demandoit à le voir devant que de mourir. +Il y courut, bien en peine de sçavoir ce que lui vouloit un homme qui se +mouroit et qui ne le connoissoit que du jour precedent. Mais la servante +s'etoit trompée; ayant ouï demander le comedien au pauvre moribond, elle +avoit pris la Rancune pour le Destin, qui venoit d'entrer dans la +chambre de Doguin quand la Rancune arriva, et qui s'y etoit enfermé, +ayant appris du prêtre qui l'avoit confessé que le blessé avoit quelque +chose à lui dire qu'il lui importoit de sçavoir. Il n'y fut pas plus +d'un demi-quart d'heure que la Rappinière revint de la ville, où il +etoit allé dès la pointe du jour pour quelques affaires. Il apprit en +arrivant que son valet se mouroit, qu'on ne lui pouvoit arrêter le sang +parcequ'il avoit un gros vaisseau coupé, et qu'il avoit demandé à voir +le comedien Destin devant que de mourir. «Et l'a-t-il vu?» demanda tout +emu la Rappinière. On lui repondit qu'ils etoient enfermés ensemble. Il +fut frappé de ces paroles comme d'un coup de massue, et s'en courut tout +transporté frapper à la porte de la chambre où Doguin se mouroit, au +même temps que le Destin l'ouvroit pour avertir que l'on vînt secourir +le malade qui venoit de tomber en foiblesse. La Rappinière lui demanda, +tout troublé, ce que lui vouloit son fou de valet. «Je crois qu'il rêve, +repondit froidement le Destin, car il m'a demandé cent fois pardon, et +je ne pense pas qu'il m'ait jamais offensé; mais qu'on prenne garde à +lui, car il se meurt.» On s'approcha du lit de Doguin sur le point qu'il +rendoit le dernier soupir, dont la Rappinière parut plus gai que triste. +Ceux qui le connoissoient crurent que c'etoit à cause qu'il devoit les +gages à son valet. Le seul Destin sçavoit bien ce qu'il en devoit +croire. + +[Note 79: «Se dit de ceux qui surviennent en une compagnie, et qu'on +n'attendoit pas.» (Leroux, Dict. comiq.)] + +[Note 80: Les plaintes, les imprécations de toute sorte, contre les +maltôtiers et les partisans, qui se livroient souvent à des exactions et +à des friponneries dont ils avoient à répondre devant les chambres de +justice, remplissent les écrits de l'époque et les chansons manuscrites. +V. La Chasse aux larrons, de J. Bourgoing, in-8; les Satires de +Courval-Sonnet et de Gacon; beaucoup de Mazarinades; La Bruyère, Des +biens de fortune, etc., etc.--Maltôte vient de malè tolta (tollir mal), +et signifioit rigoureusement une imposition faite sans nécessité, sans +droit et sans fondement; on appliquoit souvent ce terme aux subsides +onéreux et extraordinaires, et même, par abus, le peuple l'étendoit à +toute imposition nouvelle. Les maltôtiers étoient les financiers qui se +chargeoient d'établir et de faire marcher les maltôtes.] + +[Note 81: Segrais nous apprend que ce fut M. de Riandé, receveur des +décimes, personnage fort goutteux, qui «donna occasion» à Scarron de +raconter cette sale aventure du pot de chambre. (Mém. anecd.)] + +Là-dessus deux hommes entrèrent dans le logis qui furent reconnus par +notre comedien pour être de ses camarades, desquels nous parlerons plus +amplement au suivant chapitre. + + + + +CHAPITRE VII. + +L'aventure des brancards. + +Le plus jeune des comediens qui entrèrent chez la Rappinière etoit valet +de Destin. Il apprit de lui que le reste de la troupe etoit arrivé, à la +reserve de mademoiselle de l'Etoile, qui s'etoit demis un pied à trois +lieues du Mans. «Qui vous a fait venir ici, et qui vous a dit que nous y +etions? lui demanda le Destin.--La peste, qui etoit à Alençon, nous a +empêchés d'y aller et nous a arrêtés à Bonnestable[82], repondit l'autre +comedien, qui s'appeloit l'Olive, et quelques habitans de cette ville +que nous avons trouvés nous ont dit que vous avez joué ici, que vous +vous etiez battu et que vous aviez eté blessé. Mademoiselle de l'Etoile +en est fort en peine, et vous prie de lui envoyer un brancard[83].» Le +maître de l'hôtellerie voisine, qui etoit venu là au bruit de la mort de +Doguin, dit qu'il y avoit un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le +payât bien, qu'il seroit en etat de partir sur le midi, porté par deux +bons chevaux. Les comediens arretèrent le brancard à un ecu, et des +chambres dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rappinière se +chargea d'obtenir du lieutenant general permission de jouer, et, sur le +midi, le Destin et ses camarades prirent le chemin de Bonnestable. Il +faisoit un grand chaud. La Rancune dormoit dans le brancard; l'Olive +etoit monté sur le cheval de derrière, et un valet de l'hôte conduisoit +celui de devant; le Destin alloit de son pied, un fusil sur l'epaule, et +son valet lui contoit ce qui leur etoit arrivé depuis le Château du +Loir[84] jusqu'à un village auprès de Bonnestable, où mademoiselle de +l'Etoile s'etoit demis un pied en descendant de cheval, quand deux +hommes bien montés, et qui se cachèrent le nez de leur manteau en +passant auprès de Destin, s'approchèrent du brancard du côté qu'il etoit +decouvert, et, n'y trouvant qu'un vieil homme qui dormoit, le mieux +monté de ces deux inconnus dit à l'autre: «Je crois que tous les diables +sont aujourd'hui dechaînés contre moi et se sont deguisés en brancards +pour me faire enrager.» Cela dit, il poussa son cheval à travers les +champs, et son camarade le suivit. L'Olive appela le Destin, qui etoit +un peu eloigné, et lui conta l'aventure, en laquelle il ne put rien +comprendre et dont il ne se mit pas beaucoup en peine. + +[Note 82: Petite ville du Maine, sur la Dive, avec une forêt +considérable.] + +[Note 83: Un brancard étoit une sorte de lit portatif, destiné +surtout à voiturer les malades. Il étoit fait en forme de grande +civière, avec des cerceaux en berceau, qu'on pouvoit garnir au besoin de +matelas et de couvertures, et il étoit porté, comme une litière, sur des +mulets ou des chevaux.] + +[Note 84: Petite ville du Maine, à onze lieues environ du Mans.] + +À un quart de lieue de là, le conducteur du brancard, que l'ardeur du +soleil avoit assoupi, alla planter le brancard dans un bourbier, où la +Rancune pensa se repandre. Les chevaux y brisèrent leurs harnois, et il +les en fallut tirer par le cou et par la queue, après qu'on les eut +detelés. Ils ramassèrent les debris du naufrage et gagnèrent le prochain +village le mieux qu'ils purent. L'equipage du brancard avoit grand +besoin de reparation. Tandis qu'on y travailla, la Rancune, l'Olive et +le valet de Destin burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui se +trouva dans le village. Là-dessus il arriva un autre brancard, conduit +par deux hommes de pied, qui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. À peine +fut-il arrivé qu'il en parut un autre, qui venoit cent pas après du même +côté. «Je crois que tous les brancards de la province se sont ici donné +rendez-vous pour une affaire d'importance ou pour un chapitre general, +dit la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent leur conference, car +il n'y a pas apparence qu'il en arrive davantage.--En voici pourtant un +qui n'en quittera pas sa part», dit l'hôtesse. Et, en effet, ils en +virent un quatrième qui venoit du côté du Mans. Cela les fit rire de bon +courage, excepté la Rancune, qui ne rioit jamais, comme je vous ai déjà +dit. Le dernier brancard s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit tant +de brancards ensemble. «Si les chercheurs de brancards que nous avons +trouvés tantôt etoient ici, ils auraient contentement, dit le conducteur +du premier venu.--J'en ai trouvé aussi», dit le second. Celui des +comediens dit la même chose, et le dernier venu ajouta qu'il en avoit +pensé être battu. «Et pourquoi? lui demanda le Destin.--À cause, lui +repondit-il, qu'ils en vouloient à une demoiselle qui s'etoit demis un +pied et que nous avons menée au Mans. Je n'ai jamais vu des gens si +colères; ils se prenoient à moi de ce qu'ils n'avoient pas trouvé ce +qu'ils cherchoient.» Cela fit ouvrir les oreilles aux comediens, et, en +deux ou trois interrogations qu'ils firent au brancardier, ils sçurent +que la femme du seigneur du village où mademoiselle de l'Etoile s'etoit +blessée lui avoit rendu visite, et l'avoit fait conduire au Mans avec +grand soin. + +La conversation dura encore quelque temps entre les brancards, et ils +sçurent les uns des autres qu'ils avoient eté reconnus en chemin par les +mêmes hommes que les comediens avoient vus. Le premier brancard portoit +le curé de Domfront, qui venoit des eaux de Bellesme[85] et passoit au +Mans pour faire faire une consultation de medecins sur sa maladie; le +second portoit un gentilhomme blessé qui revenoit de l'armée. Les +brancards se separèrent. Celui des comediens et celui du curé de +Domfront retournèrent au Mans de compagnie, et les autres où ils avoient +à aller. Le curé malade descendit en la même hôtellerie des comediens, +qui etoit la sienne. Nous le laisserons reposer dans sa chambre, et +verrons, dans le suivant chapitre, ce qui se passoit en celle des +comediens. + +[Note 85: Petite ville du Perche, à trois lieues sud de Mortagne, +qui possède des eaux minérales.] + + + + +CHAPITRE VIII. + + Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires à sçavoir + pour l'intelligence du present livre. + +La troupe comique etoit composée de Destin, de l'Olive et de la Rancune, +qui avoient chacun un valet pretendant à devenir un jour comedien en +chef. Parmi ces valets, il y en avoit quelques uns qui recitoient dejà +sans rougir et sans se defaire[86]. Celui de Destin, entre autres, +faisoit assez bien, entendoit assez ce qu'il disoit et avoit de +l'esprit. Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle de la +Caverne recitoient les premiers rôles; la Caverne representoit les +reines et les mères et jouoit à la farce[87]. Ils avoient de plus un +poète, ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques d'epiciers du +royaume etoient pleines de ses oeuvres[88], tant en vers qu'en prose. Ce +bel esprit s'etoit donné à la troupe quasi malgré elle, et, parcequ'il +ne partageoit point et mangeoit quelque argent avec les comediens, on +lui donnoit les derniers rôles, dont il s'acquittoit très mal[89]. On +voyoit bien qu'il etoit amoureux de l'une des deux comediennes; mais il +etoit si discret, quoiqu'un peu fou, qu'on n'avoit pu decouvrir encore +laquelle des deux il devoit suborner sous esperance de l'immortalité. Il +menaçoit les comediens de quantité de pièces, mais il leur avoit fait +grâce jusqu'à l'heure; on savoit seulement par conjecture qu'il en +faisoit une intitulée Martin Luther, dont on avoit trouvé un cahier, +qu'il avoit pourtant desavoué, quoiqu'il fût de son ecriture[90]. + +[Note 86: C'est-à-dire sans se déconcerter, sans perdre contenance.] + +[Note 87: Cette réunion de rôles si divers joués par un même acteur +étoit alors fort commune, même parmi les plus célèbres comédiens. Ainsi, +pour ne citer qu'eux, les farceurs Gautier-Garguille et Turlupin étoient +également distingués dans la tragédie. (V. plus haut, note 2 de la page +11, ch. I.)] + +[Note 88: On retrouvera souvent cette plaisanterie chez Boileau +quand il parle de ces auteurs, + + Dont les vers en paquet se vendent à la livre, + +et qu'on voit + + Suivre chez l'épicier Neuf-Germain et La Serre, etc. + (Sat. 9.)] + +[Note 89: Il n'étoit pas rare alors de voir des poètes à la solde +des troupes comiques. Ils les suivoient dans leurs excursions, soit pour +les fournir de pièces ou pour modifier les comédies du répertoire +suivant les désirs des acteurs et les besoins du moment, soit pour +diriger les représentations. Ce fut ainsi que Hardy fit ses six cents +pièces, et Tristan l'Hermite nous a raconté, dans sa curieuse +autobiographie, la façon cavalière dont messieurs les comédiens +traitoient leur poète ordinaire pour la moindre peccadille, ne fût-ce +que pour avoir refusé de jouer à la boule avec eux pendant qu'il +composoit des vers. Quelques uns de ces poètes étoient en même temps +acteurs, comme Molière le fut plus tard. Les troupes ambulantes +d'Espagne avoient aussi leur poète, et il y en a un dans le Voyage +amusant de Rojas de Villandrado, ce Roman comique espagnol.] + +[Note 90: Suivant la clef manuscrite citée dans notre notice, +l'original du portrait du poète Roquebrune auroit été M. de Moutières, +bailli de Touvoy (juridiction de Mgr l'évêque du Mans).] + +Quand nos comediens arrivèrent, la chambre des comediennes etoit dejà +pleine des plus echauffés godelureaux de la ville, dont quelques uns +etoient dejà refroidis du maigre accueil qu'on leur avoit fait. Ils +parloient tous ensemble de la comedie, des bons vers, des auteurs et des +romans: jamais on n'ouït plus de bruit en une chambre, à moins que de +s'y quereller. Le poète, sur tous les autres, environné de deux ou trois +qui devoient être les beaux esprits de la ville, se tuoit de leur dire +qu'il avoit vu Corneille, qu'il avoit fait la debauche avec Saint-Amant +et Beys, et qu'il avoit perdu un bon ami en feu Rotrou[91]. Mademoiselle +de la Caverne et mademoiselle Angelique, sa fille, arrangeoient leurs +hardes avec une aussi grande tranquillité que s'il n'y eût eu personne +dans la chambre. Les mains d'Angelique etoient quelquefois serrées ou +baisées, car les provinciaux sont fort endemenés et patineurs[92]; mais +un coup de pied dans l'os des jambes, un soufflet ou un coup de dent, +selon qu'il etoit à propos, la delivroient bientôt de ces galans à toute +outrance. Ce n'est pas qu'elle fût devergondée, mais son humeur enjouée +et libre l'empêchoit d'observer beaucoup de ceremonies; d'ailleurs elle +avoit de l'esprit et etoit très honnête fille. Mademoiselle de l'Etoile +etoit d'une humeur toute contraire: il n'y avoit pas au monde une fille +plus modeste et d'une humeur plus douce; et elle fut lors si +complaisante qu'elle n'eut pas la force de chasser tous ces gracieuseux +hors de sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au pied qu'elle +s'etoit demis, et qu'elle eût grand besoin d'être en repos. Elle etoit +tout habillée sur un lit, environnée de quatre ou cinq des plus +doucereux, etourdie de quantité d'equivoques qu'on appelle pointes dans +les provinces[93], et souriant bien souvent à des choses qui ne lui +plaisoient guère. Mais c'est une des grandes incommodités du metier, +laquelle, jointe à celle d'être obligé de pleurer et de rire lorsque +l'on a envie de faire toute autre chose, diminue beaucoup le plaisir +qu'ont les comediens d'être quelquefois empereurs et imperatrices, et +être appelés beaux comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié, +et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur le theâtre et que leurs +cheveux et leurs dents fassent une partie de leurs hardes. Il y a bien +d'autres choses à dire sur ce sujet; mais il faut les menager et les +placer en divers endroits de mon livre pour diversifier. + +[Note 91: On connoît Saint-Amant et Rotrou. Charles Beys +(1610-1659), poète, auteur de quelques comédies, entre autres de +l'Hôpital des fous, maître et ami de Scarron, qui a fait des vers pour +mettre en tête de ses ouvrages, est moins connu. Loret, d'accord avec +notre auteur sur les dispositions de Beys pour la débauche, nous dit, +dans sa Muse historique (4 octobre 1659), qu'il faisoit gloire, + + De bien manger et de bien boire, + +et il ajoute: + + Beys, qui n'eut jamais vaillant un jacobus, + Courtisa Bacchus et Phoebus, + Et leurs lois, voulut toujours suivre. + Bacchus en usa mal, Phoebus en usa bien; + Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien: + Si l'un l'a fait mourir, l'autre l'a fait revivre.] + +[Note 92: Endémenés, lubriques, à peu près le même sens que +patineurs. Voir, si l'on en est curieux, pour la justification de cette +dernière épithète, Dict. de Furetière, art. Patin, et Dict. de Bayle, +art. Le Pays, note 7. C'est un terme que Scarron aime; il y revient +encore plus loin (ch. 10), ainsi que dans deux vers bien connus de +l'Épître chagrine à M. d'Albret, qu'on a souvent attribués au chevalier +de Boufflers.] + +[Note 93: Scarron, qui n'étoit pas toujours fort sévère sur le choix +de ses bouffonneries, n'aimoit pourtant pas les pointes, bien qu'elles +fussent grandement à la mode dans la première moitié du XVIIe siècle, +surtout parmi les écrivains burlesques. Aussi Cyrano, le classique du +genre, lui reproche-t-il d'en être «venu à ce point de bestialité..... +que de bannir les pointes de la composition des ouvrages.» (Lettre +contre Ronscar.)] + +Revenons à la pauvre mademoiselle de l'Etoile, obsedée de provinciaux, +la plus incommode nation du monde, tous grands parleurs, quelques uns +très impertinens, et entre lesquels il s'en trouvoit de nouvellement +sortis du collège. Il y avoit entre autres un petit homme veuf, avocat +de profession, qui avoit une petite charge dans une petite juridiction +voisine. Depuis la mort de sa petite femme, il avoit menacé les femmes +de la ville de se remarier et le clergé de la province de se faire +prêtre, et même de se faire prelat à beaux sermons comptans. C'etoit le +plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland[94]. Il +avoit etudié toute sa vie, et, quoique l'étude aille à la connoissance +de la verité, il etoit menteur comme un valet, presomptueux et opiniâtre +comme un pedant[95], et assez mauvais poète pour être etouffé s'il y +avoit de la police dans le royaume[96]. Quand le Destin et ses +compagnons entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur dire, sans +leur donner le temps de se reconnoître, une pièce de sa façon intitulée: +Les faits et les gestes de Charlemagne, en vingt-quatre journées[97]. +Cela fit dresser les cheveux en la tête à tous les assistans, et le +Destin, qui conserva un peu de jugement dans l'epouvante generale où la +proposition avoit mis la compagnie, lui dit en souriant qu'il n'y avoit +pas apparence de lui donner audience devant le souper. «Eh bien! ce +dit-il, je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre +espagnol[98] qu'on m'a envoyé de Paris, dont je veux faire une pièce +dans les règles.» On changea de discours deux ou trois fois pour se +garantir d'une histoire que l'on croyoit devoir être une imitation de +Peau-d'Ane[99]; mais le petit homme ne se rebuta point, et, à force de +recommencer son histoire autant de fois que l'on l'interrompoit, il se +fit donner audience, dont on ne se repentit point, parceque l'histoire +se trouva assez bonne et dementit la mauvaise opinion que l'on avoit de +tout ce qui venoit de Ragotin (c'etoit le nom du godenot[100]). Vous +allez voir cette histoire dans le suivant chapitre, non telle que la +conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs +qui me l'a apprise. Ce n'est donc pas Ragotin qui parle, c'est moi. + +[Note 94: Allusion aux folies de Roland, dans le poème de +l'Arioste.] + +[Note 95: Voilà un trait bien inoffensif, si on le compare à +beaucoup d'autres, de la haine particulière de l'époque contre le +pédant. C'étoit un des types favoris de la vieille comédie et du roman +satirique au XVIIe siècle, où on l'avoit en horreur, comme plus tard le +bourgeois. Larivey, Cyrano, Rotrou, Molière, Scarron lui-même (dans les +Boutades du capitan Matamore), etc., l'ont mis en scène, avec une verve +impitoyable, sous les traits d'un personnage sale, laid, avare, ridicule +de tout point. Qu'on se souvienne aussi du Sidias de Théophile dans les +Fragments d'une histoire comique, de l'Hortensius du Francion de Sorel, +du Barbon de Balzac et du Mamurra de Ménage, qui s'attaque autant au +pédant qu'au parasite dans la personne de Montmaur. Les précieuses +elles-mêmes, ces pédantes du beau sexe, faisoient voeu de haïr les +pédants, et, un peu plus tard, Richelet introduisoit cette définition +dans son dictionnaire: «Pédant, mot qui vient du grec et qui est +injurieux... De tous les animaux domestiques à deux pieds qu'on appelle +vulgairement pédans, du Clérat est le plus misérable et le plus +cancre.»] + +[Note 96: Cf. les vers de Boileau sur les oeuvres des méchants +poètes: + + Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour, + Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime, + Retranché les auteurs ou supprimé la rime. + (Sat. 9.)] + +[Note 97: Ne seroit-ce point là une épigramme indirecte contre +quelques immenses pièces de théâtre du temps, par exemple, les Chastes +et loyales amours de Théagène et Chariclée, par Hardy, en huit poèmes +dramatiques (1601), et d'autres un peu moins longues, mais d'une belle +taille encore? Après la mort de Gustave-Adolphe, on joua en Espagne +(1633), devant le roi et la reine, un drame sur ce sujet (la Mort du roi +de Suède), dont la représentation dura douze jours (Gaz. de Fr. du 12 +février 1633).] + +[Note 98: Effectivement, la nouvelle qui suit est tirée des Alivios +de Cassandra de Solorzano; c'est la traduction du troisième récit de ce +livre: los Efectos que haze amor, (V. notre notice.)] + +[Note 99: Il ne s'agit point ici, bien entendu, du conte de +Perrault, qui ne parut pour la première fois qu'en 1694. M. Walckenaër, +dans ses Lettr. sur l'orig. de la féerie et des contes de fées attribués +à Perrault (1826, in-12), a démontré clairement que la légende de Peau +d'Ane étoit d'une origine beaucoup plus ancienne, et qu'elle étoit fort +populaire déjà,--sans qu'on puisse la retrouver expressément dans aucun +écrit,--avant que Perrault l'eût empruntée aux récits des nourrices pour +la rédiger à sa manière, d'abord en vers, puis en prose. Beaucoup +d'auteurs, du reste, ont parlé de Peau-d'Ane bien avant 1694: le +cardinal de Retz dans ses Mémoires, Boileau dans sa Dissertation sur +Joconde (1669), Molière dans le Malade imaginaire (act. 2, sc. 1.), La +Fontaine dans le Pouvoir des Fables, Scarron non seulement dans le Roman +comique, mais dans son Virgile travesti (liv. 2), Perrault lui-même dans +son Parallèle des anciens et des modernes (1688). Quelques uns ont cru +qu'il s'agissoit de la 130e nouvelle de Bonaventure des Périers; mais il +suffit d'avoir jeté un coup d'oeil sur ce conte, aussi court +qu'insignifiant, pour s'assurer qu'il n'a pu avoir cette popularité et +que ce n'est pas de là que Perrault a tiré le sien.] + +[Note 100: Ragotin est évidemment un diminutif de ragot, qui +signifioit un petit homme, mal bâti, gros, court et membru. Il y a eu +aussi à Paris, sous Louis XII et François Ier, un mendiant bouffon du +nom de Ragot. On trouve encore dans Tallemant le mot ragoter, dans le +sens de gronder avec mauvaise humeur (Histor. de Niert). Quant au mot +godenot, il désignoit au propre un petit morceau de bois ayant la figure +d'un marmouzet, et dont se servoient les joueurs de gobelets pour amuser +le menu peuple, et au figuré les personnages mal dégrossis et d'un +physique ridicule (Dict. com. de Leroux). Les chroniqueurs manceaux nous +apprennent que René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, qui +mourut en 1707, servit de modèle à Scarron pour le type de Ragotin +(Almanach manç., 1767; Lepaige, Dict. du Mans).] + + + + +CHAPITRE IX. + +Histoire de l'amante invisible. + +Dom Carlos d'Aragon etoit un jeune gentilhomme de la maison dont il +portoit le nom. Il fit des merveilles de sa personne dans les spectacles +publics que le vice-roi de Naples donna au peuple aux noces de Philippe +second, troisième ou quatrième, car je ne sais pas lequel. Le lendemain +d'une course de bague dont il avoit emporté l'honneur, le vice-roi +permit aux dames d'aller par la ville deguisées et de porter des masques +à la françoise[101], pour la commodité des étrangères que ces +rejouissances avoient attirées dans la ville. Ce jour-là, dom Carlos +s'habilla le mieux qu'il put, et se trouva avec quantité d'autres tyrans +des coeurs dans l'eglise de la galanterie[102]. On profane les eglises +en ce pays-là aussi bien qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de +rendez-vous aux godelureaux et aux coquettes, à la honte de ceux qui ont +la maudite ambition d'achalander leurs eglises et de s'ôter la pratique +les uns aux autres. On y devroit donner ordre et etablir des +chasse-godelureaux et des chasse-coquettes dans les eglises, comme des +chasse-chiens et des chasse-chiennes[103]. On dira ici de quoi je me +mêle. Vraiment, on en verra bien d'autres! Sache le sot qui s'en +scandalise que tout homme est sot en ce bas monde aussi bien que +menteur[104], les uns plus, les autres moins, et moi, qui vous parle, +peut-être plus sot que les autres, quoique j'aie plus de franchise à +l'avouer, et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises, j'espère +que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu'il est, s'il n'est +trop aveuglé de l'amour-propre. Dom Carlos donc, pour reprendre mon +conte, etoit dans une eglise avec quantité d'autres gentilshommes +italiens et espagnols, qui se miroient dans leurs belles plumes comme +des paons, lorsque trois dames masquées l'accostèrent au milieu de tous +ces Cupidons dechaînés, l'une desquelles lui dit ceci ou quelque chose +qui en approche: «Seigneur dom Carlos, il y a une dame en cette ville à +qui vous êtes bien obligé. Dans tous les combats de barrière[105] et +toutes les courses de bague, elle vous a souhaité d'en emporter +l'honneur, comme vous avez fait.--Ce que je trouve de plus avantageux en +ce que vous me dites, repondit dom Carlos, c'est que je l'apprends de +vous, qui paroissez une dame de merite, et je vous avoue que, si j'eusse +esperé que quelque dame se fût declarée pour moi, j'aurois apporté plus +de soin que je n'ai fait à meriter son approbation.» La dame inconnue +lui dit qu'il n'avoit rien oublié de tout ce qui le pouvoit faire +paroître un des plus adroits hommes du monde, mais qu'il avoit fait voir +par ses livrées de noir et de blanc qu'il n'etoit point amoureux[106]. +«Je n'ai jamais bien su ce que signifioient les couleurs, repondit dom +Carlos; mais je sais bien que c'est moins par insensibilité que je +n'aime point que par la connoissance que j'ai que je ne merite pas +d'être aimé.» Ils se dirent encore cent belles choses que je ne vous +dirai point, parceque je ne les sçais pas[107], et que je n'ai garde de +vous en composer d'autres, de peur de faire tort à dom Carlos et à la +dame inconnue, qui avoient bien plus d'esprit que je n'en ai, comme j'ai +sçu depuis peu d'un honnête Napolitain qui les a connus l'un et l'autre. +Tant y a que la dame masquée declara à dom Carlos que c'etoit elle qui +avoit eu inclination pour lui. Il demanda à la voir; elle lui dit qu'il +n'en etoit pas encore là, qu'elle en chercheroit les occasions, et que, +pour lui temoigner qu'elle ne craignoit point de se trouver avec lui +seul à seul, elle lui donnoit un gage. En disant cela, elle découvrit à +l'Espagnol la plus belle main du monde et lui presenta une bague qu'il +reçut, si surpris de l'aventure qu'il oublia quasi à lui faire la +reverence lorsqu'elle le quitta. Les autres gentilshommes, qui s'etoient +éloignés de lui par discretion, s'en approchèrent. Il leur conta ce qui +lui etoit arrivé et leur montra la bague, qui etoit d'un prix assez +considerable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en croyoit, et dom Carlos +demeura aussi piqué de la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage, +tant l'esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont. + +[Note 101: Il étoit alors d'usage, en France, que les femmes de +condition portassent un masque de velours noir lorsqu'elles sortoient à +pied (V. la Promenade du Cours, 1630, in-12, p. 12), et parfois même les +bourgeoises en portoient aussi pour jouer aux grandes dames.] + +[Note 102: Sera-ce exagérer la portée des paroles de Scarron que de +voir ici un petit trait décoché en passant contre le roman allégorique +et contre ces rencontres amoureuses dans les temples, qui remplissent +les romans de l'époque? «Nos galands.., quoyque d'ordinaire ils ayent +assez de peine à estre devots..., ne laisseront pas de frequenter les +eglises... Comme c'est aux dames que l'on desire plaire le plus..., il +faut chercher l'endroit où elles se rangent.» (Loix de la galanterie.) +On voit par là, comme par ce qu'ajoute Scarron, que cet usage des romans +étoit fondé sur un fait de la vie réelle. La traduction d'une lettre +italienne..., contenant une critique agréable de Paris, du même temps, à +peu près, vient encore à l'appui: «Le peuple fréquente les églises avec +piété. Il n'y a que les nobles et les grands qui y viennent pour se +divertir, pour parler et se faire l'amour.» V. aussi Furet., le Rom. +bourg., p. 31 et 32, éd. Jannet.] + +[Note 103: On appeloit chasse-chien, et quelquefois chasse-coquin, +le suisse ou bedeau, considéré dans l'exercice particulier des fonctions +suffisamment déterminées par ce titre: «J'ay esté sans reproche +marguillier, j'ay esté beguiau, j'ay esté portofrande, j'ay esté +chasse-chien», dit Gareau, énumérant la série des honneurs de ce genre +par lesquels il a passé. (Cyrano de Bergerac, le Pédant joué, acte. 2, +sc. 2.)] + +[Note 104: Allusion probable à l'Omnis homo mendax de l'Écriture.] + +[Note 105: C'est-à-dire ceux qui ont lieu dans une enceinte fermée +de barrières, comme pour les combats de taureaux, les tournois, les +courses de bague, etc.] + +[Note 106: Dans les tournois et les carrousels, les chevaliers +exprimoient leurs pensées et leurs sentiments par le moyen de livrées, +de chiffres, d'armoiries ou de devises. On lit dans le père Ménestrier, +qui a donné la signification des diverses couleurs en usage: «Le noir +signifioit la douleur, le désespoir, etc.; le blanc signifioit la +pureté, la sincérité, l'innocence et l'indifférence, la simplicité, la +candeur, etc.» (Traité des carrousels et tournois.)] + +[Note 107: Épigramme indirecte contre l'invraisemblance des romans, +dont les auteurs semblent toujours connoître, on ne sait comment, les +particularités les plus intimes de la vie de leurs héros. Déjà à la fin +du ch. 8, Scarron avoit dit quelque chose d'approchant par l'intention: +«Vous allez voir cette histoire, non telle que la conta Ragotin, mais +comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs, qui me l'a apprise, +etc.» V. encore, un peu plus loin, même chap., et beaucoup d'autres +endroits. On retrouve quelques traits de satire analogues dans le Roman +bourgeois de Furetière, celui-ci, par exemple: «Par malheur pour cette +histoire, Lucrèce n'avoit point de confidente, ni le marquis d'escuyer, +à qui ils répétassent en propres termes leurs plus secrettes +conversations. C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et aux +heroïnes. Le moyen, sans cela, d'ecrire leurs aventures et d'en faire de +gros volumes! Le moyen qu'on pust sçavoir tous leurs entretiens, leurs +plus secrettes pensées! qu'on pust avoir coppie de tous leurs vers et +des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses +necessaires pour bastir une intrigue!» Et plus loin: «Par malheur, on ne +sçait rien de tout cela, parceque la chose se passa en secret.» (Édit. +elzevir., p. 80 et 85.) Subligny s'exprime à peu près de même, dans la +Fausse Clélie (édit. 1679, in-12, p. 222), à propos des lettres écrites +par les héros des romans, et le Père Bougeant, dans son Voyage du prince +Fan-Férédin au pays de Romancie, raille également les romanciers qui +rapportent d'un bout à l'autre les entretiens de leurs personnages, +comme s'ils en avoient pris copie à la façon des greffiers. + +On lit aussi dans les Mémoires de Grammont, par Hamilton, ch. 13: «A +Dieu ne plaise que cela nous regarde, nous qui faisons profession de ne +coucher dans ces mémoires que ce que nous tenons de celui même dont nous +écrivons les faits et les dits! Qui jamais, excepté l'écuyer Féraulas, a +pu tenir compte des pensées, des soupirs et du nombre d'exclamations que +son illustre maître faisoit partout?»] + +Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles de la dame, et je n'ai +jamais su s'il s'en inquieta bien fort. Cependant il alloit tous les +jours se divertir chez un capitaine d'infanterie, où plusieurs hommes de +condition s'assembloient souvent pour jouer. Un soir qu'il n'avoit point +joué et qu'il se retiroit de meilleure heure qu'il n'avoit accoutumé, il +fut appelé par son nom d'une chambre basse d'une grande maison. Il +s'approcha de la fenêtre, qui etoit grillée, et reconnut à la voix que +c'etoit son amante invisible, qui lui dit d'abord: «Approchez-vous, dom +Carlos; je vous attends ici pour vider le differend que nous avons +ensemble.--Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit dom Carlos; vous +defiez avec insolence et vous vous cachez huit jours pour ne paroître +qu'à une fenêtre grillée.--Nous nous verrons de plus près quand il en +sera temps, lui dit-elle. Ce n'est point faute de coeur que j'ai différé +de me trouver avec vous; j'ai voulu vous connoître devant que de me +laisser voir. Vous sçavez que dans les combats assignés il se faut +battre avec armes pareilles: si votre coeur n'etoit pas aussi libre que +le mien, vous vous battriez avec avantage; et c'est pour cela que j'ai +voulu m'informer de vous.--Et qu'avez-vous appris de moi? lui dit dom +Carlos.--Que nous sommes assez l'un pour l'autre», repondit la dame +invisible. Dom Carlos lui dit que la chose n'etoit pas egale: «Car, +ajouta-t-il, vous me voyez et sçavez qui je suis; et moi, je ne vous +vois point et ne sçais qui vous êtes. Quel jugement pensez-vous que je +puisse faire du soin que vous apportez à vous cacher? On ne se cache +guère quand on n'a que de bons desseins, et on peut aisement tromper une +personne qui ne se tient pas sur ses gardes; mais on ne la trompe pas +deux fois. Si vous vous servez de moi pour donner de la jalousie à un +autre, je vous avertis que je n'y suis pas propre, et que vous ne devez +pas vous servir de moi à autre chose qu'à vous aimer.--Avez-vous assez +fait de jugemens temeraires? lui dit l'invisible.--Ils ne sont pas sans +apparence, repondit dom Carlos.--Sçachez, lui dit-elle, que je suis très +véritable, que vous me reconnoîtrez telle dans tous les procedés que +nous aurons ensemble, et que je veux que vous le soyez aussi.--Cela est +juste, lui dit dom Carlos; mais il est juste aussi que je vous voie et +que je sçache qui vous êtes.--Vous le sçaurez bientôt, lui dit +l'invisible; et cependant esperez sans impatience: c'est par là que vous +pouvez meriter ce que vous pretendez de moi, qui vous assure (afin que +votre galanterie ne soit pas sans fondement et sans espoir de +recompense) que je vous egale en condition; que j'ai assez de bien pour +vous faire vivre avec autant d'eclat que le plus grand prince du +royaume; que je suis jeune, que je suis plus belle que laide; et, pour +de l'esprit, vous en avez trop pour n'avoir pas decouvert si j'en ai ou +non.» Elle se retira en achevant ces paroles, laissant dom Carlos la +bouche ouverte et prêt à repondre, si surpris de la brusque declaration, +si amoureux d'une personne qu'il ne voyoit point, et si embarrassé de ce +procedé etrange et qui pouvoit aller à quelque tromperie, que, sans +sortir d'une place, il fut un grand quart d'heure à faire divers +jugemens sur une aventure si extraordinaire. Il sçavoit bien qu'il y +avoit plusieurs princesses et dames de condition dans Naples; mais il +sçavoit bien aussi qu'il y avoit force courtisanes affamées, fort âpres +après les etrangers, grandes friponnes, et d'autant plus dangereuses +qu'elles etoient belles[108]. Je ne vous dirai point exactement s'il +avoit soupé et s'il se coucha sans manger, comme font quelques faiseurs +de romans, qui règlent toutes les heures du jour de leurs heros, les +font lever de bon matin, conter leur histoire jusqu'à l'heure du dîner, +dîner fort legerement, et après dîner reprendre leur histoire ou +s'enfoncer dans un bois pour y parler tout seuls, si ce n'est quand ils +ont quelque chose à dire aux arbres et aux rochers; à l'heure du souper, +se trouver à point nommé dans le lieu où l'on mange, où ils soupirent et +rêvent au lieu de manger[109], et puis s'en vont faire des châteaux en +Espagne sur quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu'un ecuyer +revèle[110] que son maître est un tel, fils d'un roi tel, et qu'il n'y a +pas un meilleur prince au monde, et qu'encore qu'il soit pour lors le +plus beau des mortels, qu'il etoit encore toute autre chose devant que +l'amour l'eût defiguré[111]. + +[Note 108: Cette ville, qui, depuis les expéditions d'Italie, avoit +donné son nom au mal de Naples, passoit en effet pour un réceptacle de +courtisanes. Beaucoup des écrits du temps en portent témoignage.] + +[Note 109: Sorel raille de même ce dédain des choses positives et +cet oubli des réalités vulgaires de la vie dans les romans héroïques +(Berg. extrav., liv. 10). Il parle aussi, un peu plus loin, de la +facilité avec laquelle les romanciers font vivre leurs héros, sans un +sou, en terre étrangère (liv. 11); et Cervantes avoit déjà fait le même +reproche aux romans de chevalerie dans Don Quichotte (t. I, l. 3). On +lit dans la première lettre de mademoiselle de Montpensier à madame de +Motteville, où elle lui explique le plan d'une colonie qu'elle voudroit +fonder pour vivre suivant le code de l'Astrée: «Je ne désapprouverois +pas qu'on tirât les vaches, ni que l'on fît des fromages et des gâteaux, +puisqu'il faut manger, et que je ne prétends pas que le plan de notre +vie soit fabuleux, comme il est en ces romans où l'on observe un jeûne +perpétuel et une si sévère abstinence.»] + +[Note 110: Cf. dans Boileau (Héros de rom.). «Cyrus: Eh! de grâce, +généreux Pluton, souffrez que j'aille entendre l'histoire d'Aglatidas et +d'Amestris, qu'on me va conter... Cependant, voici le fidèle Féraulas +(son écuyer), que je vous laisse, qui vous instruira positivement de +l'histoire de ma vie et de l'impossibilité de mon bonheur.» + +Hamilton se moqua aussi, à plusieurs reprises, de cet usage, dans les +Mém. de Grammont (ch. 3, p. 15, et ch. 13, p. 320, édit. Paulin.)] + +[Note 111: «Tous les hommes y sont faits à peindre, dit Sénecé en +parlant des romans; on ne peut rien concevoir d'égal à leur bon air ni à +leur mine relevée.» (Lett. de Clém. Marot.) Cette même raillerie revient +souvent dans Don Quichotte.] + +Pour revenir à mon histoire, dom Carlos se trouva le lendemain à son +poste. L'invisible etoit dejà au sien. Elle lui demanda s'il n'avoit pas +eté bien embarrassé de la conversation passée, et s'il n'etoit pas vrai +qu'il avoit douté de tout ce qu'elle avoit dit. Dom Carlos, sans +repondre à sa demande, la pria de lui dire quel danger il y avoit pour +elle à ne se montrer point, puisque les choses etoient egales de part et +d'autre, et que leur galanterie ne se proposoit qu'une fin qui seroit +approuvée de tout le monde. «Le danger y est tout entier, comme vous +sçaurez avec le temps, lui dit l'invisible. Contentez-vous, encore un +coup, que je suis veritable, et que, dans la relation que je vous ai +faite de moi-même, j'ai eté très modeste.» Dom Carlos ne la pressa pas +davantage. + +Leur conversation dura encore quelque temps; ils s'entredonnèrent de +l'amour encore plus qu'ils n'avoient fait, et se separèrent avec +promesse, de part et d'autre, de se trouver tous les jours à +l'assignation. + +Le jour d'après il y eut un grand bal chez le vice-roi. Dom Carlos +espera d'y reconnoître son invisible, et tâcha cependant d'apprendre à +qui etoit la maison où l'on lui donnoit de si favorables audiences. Il +apprit des voisins que la maison etoit à une vieille dame fort retirée, +veuve d'un capitaine espagnol, et qu'elle n'avoit ni filles, ni nièces. +Il demanda à la voir; elle lui fit dire que, depuis la mort de son mari, +elle ne voyoit personne, ce qui l'embarrassa encore davantage. Dom +Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, où vous pouvez penser que +l'assemblée fut fort belle. Il observa exactement toutes les dames de +l'assemblée qui pouvoient être son inconnue; il fit conversation avec +celles qu'il put joindre, et n'y trouva pas ce qu'il cherchoit; enfin il +se tint à la fille d'un marquis de je ne sais quel marquisat, car c'est +la chose du monde dont je voudrois le moins jurer, en un temps où tout +le monde se marquise de soi-même, je veux dire de son chef[112]. Elle +etoit jeune et belle, et avoit bien quelque chose du ton de voix de +celle qu'il cherchoit; mais, à la longue, il trouva si peu de rapport +entre son esprit et celui de son invisible qu'il se repentit d'avoir en +si peu de temps assez avancé ses affaires auprès de cette belle personne +pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il n'etoit pas mal avec elle. +Ils dansèrent souvent ensemble, et le bal etant fini, avec peu de +satisfaction de dom Carlos, il se separa de sa captive, qu'il laissa +toute glorieuse d'avoir occupé seule, et en une si belle assemblée, un +cavalier qui etoit envié de tous les hommes et estimé de toutes les +femmes. À la sortie du bal, il s'en alla à la hâte en son logis prendre +des armes, et de son logis à sa fatale grille, qui n'en etoit pas +beaucoup eloignée. Sa dame, qui y etoit dejà, lui demanda des nouvelles +du bal, encore qu'elle y eût eté. Il lui dit ingenûment qu'il avoit +dansé plusieurs fois avec une fort belle personne, et qu'il l'avoit +entretenue tant que le bal avoit duré. Elle lui fit là-dessus plusieurs +questions qui decouvrirent assez qu'elle etoit jalouse. Dom Carlos, de +son côté, lui fit connoître qu'il avoit quelque scrupule de ce qu'elle +ne s'etoit point trouvée au bal, et que cela le faisoit douter de sa +condition. Elle s'en aperçut, et, pour lui remettre l'esprit en repos, +jamais elle ne fut si charmante, et elle le favorisa autant que l'on le +peut en une conversation qui se fait au travers d'une grille, jusqu'à +lui promettre qu'elle lui seroit bientôt visible. Ils se separerent +là-dessus, lui fort en doute s'il la devoit croire, et elle un peu +jalouse de la belle personne qu'il avoit entretenue tant que le bal +avoit duré. + +[Note 112: Scarron dit encore plus loin, en parlant du baron de +Sigognac: «Au temps où nous sommes, il seroit pour le moins un marquis.» +(L. 2, ch. 3.) Cette usurpation des titres étoit un effet que devoit +naturellement produire l'influence exagérée de la cour et des grands +seigneurs sous Louis XIV, ainsi que la haine professée par les +écrivains, comme par les courtisans, contre les bourgeois, surtout à +partir de 1650. Il est vrai que cette haine et ces attaques avoient pour +cause, la plupart du temps, les envahissements continuels de la +bourgeoisie. C'étoit surtout la Fronde qui avoit ouvert la voie à son +ambition: plusieurs bourgeois étoient arrivés au pouvoir; beaucoup +s'étoient trouvés en rapport avec les nobles, qu'ils avoient vus de près +dans la grande salle du Palais, qu'ils avoient secondés à Paris et à +Bordeaux. Ils avoient été éblouis autant de leurs défauts brillants que +de leurs brillantes qualités, et ils en étoient venus à désirer les +titres, et, par suite, à les prendre quelquefois, pour n'être pas +rejetés en dehors de ce monde qui les charmoit. Ce n'étoit plus alors +cette bourgeoisie rogue et ennemie de la noblesse du temps de la Ligue +et de Richelieu. Aussi les écrivains de cette époque sont-ils pleins de +témoignages analogues à celui de Scarron. Je ne parle pas de +mademoiselle de Gournay, qui remonte aux premières années du siècle; +mais Saint-Amant, par exemple, s'exprime en ces termes (1658): «Si je ne +me suis pu résoudre jusqu'à présent à me monsieuriser moy-mesme dans les +titres de tous mes ouvrages, je te prie de croire que ce n'est point par +une modestie affectée, ou injurieuse à ceux qui en ont usé de la sorte +dans les leurs, et que, quand on m'aura bien prouvé que j'ay mal fait, +je ne me monsieuriseray pas seulement, mais, pour reparer ma faute, je +me messiriseray et me chevalieriseray à tour de bras, pour le moins avec +autant de raison que la pluspart de nos galands d'aujourd'huy en ont à +prendre la qualité ou de comte ou de marquis. (Avis au lecteur précédant +la Généreuse, édit. Jannet, 2e vol. p. 355.) Le Pays raille également +ces marquis sans marquisats dans la préface de ses Amitiez, amours, +amourettes (1664). Et Molière, dans l'École des Femmes (1662): + + De la plupart des gens c'est la démangeaison. + Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre + Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre, + Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux, + Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux. + (Acte I, sc. 1.) + +Il a encore ridiculisé la même manie dans le Bourgeois gentilhomme et +dans George Dandin. Ne peut-on dire aussi que La Fontaine, qui pourtant +n'étoit pas lui-même tout à fait irréprochable (V. plus haut notre note, +ch. 4, p. 21), pensoit à la même chose en écrivant ses fables de la +Grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un boeuf, et du Geai paré +des plumes du paon? Bussy-Rabutin fit également une chanson contre les +faux nobles, et Claveret une comédie, l'Écuyer, ou les Faux nobles mis +au billon (1665), dont il faut lire la dédicace aux vrais nobles. Mais +les épigrammes ne suffirent pas: on fut obligé de sévir contre les faux +nobles.] + +Le lendemain, dom Carlos, étant allé ouïr la messe en je ne sais quelle +église, présenta de l'eau benite à deux dames masquées qui en vouloient +prendre en même temps que lui. La mieux vêtue de ces deux dames lui dit +qu'elle ne recevoit point de civilité d'une personne à qui elle vouloit +faire un eclaircissement. «Si vous n'êtes point trop pressée, lui dit +dom Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.--Suivez-moi donc +dans la prochaine chapelle», lui repondit la dame inconnue. Elle s'y en +alla la première, et dom Carlos la suivit, fort en doute si c'etoit sa +dame, quoiqu'il la vît de même taille, parcequ'il trouvoit quelque +différence en leurs voix, celle-ci parlant un peu gras. Voici ce qu'elle +lui dit après s'être enfermée avec lui dans la chapelle. «Toute la ville +de Naples, seigneur dom Carlos, est pleine de la haute reputation que +vous y avez acquise depuis le peu de temps que vous y êtes, et vous y +passez pour un des plus honnêtes hommes du monde. On trouve seulement +etrange que vous ne vous soyez point aperçu qu'il y a en cette ville des +dames de condition et de merite qui ont pour vous une estime +particulière. Elles vous l'ont temoignée autant que la bienseance le +peut permettre, et, bien qu'elles souhaitent ardemment de vous le faire +croire, elles aiment pourtant mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par +insensibilité que si vous le dissimuliez par indifference. Il y en a une +entre autres, de ma connoissance, qui vous estime assez pour vous +avertir, au peril de tout ce qu'on en pourra dire, que vos aventures de +nuit sont decouvertes; que vous vous engagez imprudemment à aimer ce que +vous ne connoissez point, et, puisque votre maîtresse se cache, qu'il +faut qu'elle ait honte de vous aimer ou peur de n'être pas assez +aimable. Je ne doute point que votre amour de contemplation n'ait pour +objet une dame de grande qualité et de beaucoup d'esprit, et qu'il ne se +soit figuré une maîtresse tout adorable; mais, seigneur dom Carlos, ne +croyez pas votre imagination aux depens de votre jugement. Defiez-vous +d'une personne qui se cache, et ne vous engagez pas plus avant dans ces +conversations, nocturnes. Mais pourquoi me deguiser davantage? C'est moi +qui suis jalouse de votre fantôme, qui trouve mauvais que vous lui +parliez, et, puisque je me suis declarée, qui vais si bien lui rompre +tous ses desseins que j'emporterai sur elle une victoire que j'ai droit +de lui disputer, puisque je ne lui suis point inferieure, ni en beauté, +ni en richesses, ni en qualité, ni en tout ce qui rend une personne +aimable. Profitez de l'avis si vous êtes sage.» Elle s'en alla en disant +ces dernières paroles, sans donner le temps à dom Carlos de lui +repondre. Il la voulut suivre, mais il trouva à la porte de l'eglise un +homme de condition qui l'engagea en une conversation qui dura assez +long-temps et dont il ne se put defendre. Il rêva le reste du jour à +cette aventure, et soupçonna d'abord la demoiselle du bal d'être la +dernière dame masquée qui lui etoit apparue; mais, songeant qu'elle lui +avoit fait voir beaucoup d'esprit, et se souvenant que l'autre n'en +avoit guère, il ne sut plus ce qu'il en devoit croire, et souhaita quasi +de n'être point engagé avec son obscure maîtresse, pour se donner tout +entier à celle qui venoit de le quitter. Mais enfin, venant à considerer +qu'elle ne lui etoit pas plus connue que son invisible, de qui l'esprit +l'avoit charmé dans les conversations qu'il avoit eues avec elle, il ne +balança point dans le parti qu'il devoit prendre, et ne se mit pas +beaucoup en peine des menaces qu'on lui avoit faites, n'étant pas homme +à être poussé par là. + +Ce jour-là même il ne manqua pas de se trouver à sa grille à l'heure +accoutumée, et il ne manqua pas aussi, au fort de la conversation qu'il +eut avec son invisible, d'être saisi par quatre hommes masqués, assez +forts pour le desarmer et le porter quasi à force de bras dans un +carrosse qui les attendoit au bout de la rue. Je laisse à juger au +lecteur les injures qu'il leur dit et les reproches qu'il leur fit de +l'avoir pris à leur avantage. Il essaya même de les gagner par +promesses; mais, au lieu de les persuader, il ne les obligea qu'à +prendre un peu plus garde à lui et à lui ôter tout à fait l'esperance de +pouvoir s'aider de son courage et de sa force. Cependant le carrosse +alloit toujours au grand trot de quatre chevaux. Il sortit de la ville, +et, au bout d'une heure, il entra dans une superbe maison, dont l'on +tenoit la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades +descendirent du carrosse avec dom Carlos, le tenant par dessous les bras +comme un ambassadeur introduit à saluer le Grand Seigneur. On le monta +jusqu'au premier etage avec la même ceremonie, et là, deux demoiselles +masquées le vinrent recevoir à la porte d'une grande salle, chacune un +flambeau à la main. Les hommes masqués le laissèrent en liberté et se +retirèrent, après lui avoir fait une profonde reverence. Il y a +apparence qu'ils ne lui laissèrent ni pistolet ni epée, et qu'il ne les +remercia pas de la peine qu'ils avoient prise à le bien garder. Ce n'est +pas qu'il ne fût fort civil, mais on peut bien pardonner un manquement +de civilité à un homme surpris. Je ne vous dirai point si les flambeaux +que tenoient les demoiselles etoient d'argent: c'est pour le moins; ils +étoient plutôt de vermeil doré ciselé, et la salle etoit la plus +magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques +appartemens de nos romans, comme le vaisseau de Zelmatide dans le +Polexandre, le palais d'Ibrahim dans l'Illustre Bassa, ou la chambre où +le roi d'Assyrie reçut Mandane dans le Cyrus[113], qui est sans doute, +aussi bien que les autres que j'ai nommés, le livre du monde le mieux +meublé. Representez-vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien etonné, +dans ce superbe appartement, avec deux demoiselles masquées qui ne +parloient point et qui le conduisirent dans une chambre voisine, encore +mieux meublée que la salle, où elles le laissèrent tout seul. S'il eût +eté de l'humeur de don Quichotte, il eût trouvé là de quoi s'en donner +jusqu'aux gardes[114], et il se fût cru pour le moins Esplandian ou +Amadis[115]. Mais notre Espagnol ne s'en emut non plus que s'il eût eté +en son hôtellerie ou auberge. Il est vrai qu'il regretta beaucoup son +invisible, et que, songeant continuellement en elle, il trouva cette +belle chambre plus triste qu'une prison, que l'on ne trouve jamais belle +que par dehors. Il crut facilement qu'on ne lui vouloit point de mal où +l'on l'avoit si bien logé, et ne douta point que la dame qui lui avoit +parlé le jour d'auparavant dans l'eglise ne fût la magicienne de tous +ces enchantemens. Il admira en lui-même l'humeur des femmes et combien +tôt elles executent leurs resolutions, et il se resolut aussi de son +côté à attendre patiemment la fin de l'aventure et de garder fidelité à +sa maîtresse de la grille, quelques promesses et quelques menaces qu'on +lui pût faire. À quelque temps de là, des officiers masqués et fort bien +vêtus vinrent mettre le couvert, et l'on servit ensuite le souper. + +[Note 113: Le roi d'Assyrie est, dans le Grand Cyrus, le rival +d'Artamène à l'amour de Mandane. Zelmatide, un des principaux +personnages du Polexandre de Gomberville et l'ami du héros de ce roman, +est le successeur des Incas, le fils et l'héritier du grand Guina-Capa: +on conçoit, dès lors, qu'il devoit avoir un vaisseau meublé conformément +à son rang et aux magnifiques traditions de ses prédécesseurs. Mais +mademoiselle de Scudéry n'est pas en reste avec Gomberville: on peut +voir dans l'Illustre Bassa (3e l.) la longue et opulente Description du +palais d'Ibrahim, que celui-ci montre en détail à son ami Docria. Rien +n'y a été épargné: + + Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.] + +[Note 114: Cette expression, qui s'emploie ordinairement pour «boire +et manger son saoul, s'en donner à tirelarigot» (Dict. com. de Leroux), +sens dans lequel Scarron s'en est servi plus haut (ch. 4), signifie ici +s'en faire accroire, s'enivrer d'imaginations vaniteuses.] + +[Note 115: Esplandian est le fils qu'Amadis de Gaule a eu en secret +de la jeune princesse Oriane, fille du roi Lisuart, et, comme son père, +c'est la terreur des géants et des chevaliers félons. V. Amadis de +Gaule.] + +Tout en fut magnifique; la musique et les cassolettes n'y furent pas +oubliées, et notre dom Carlos, outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, +contenta aussi celui du goût, plus que je n'aurois pensé en l'etat où il +etoit: je veux dire qu'il soupa fort bien. Mais que ne peut un grand +courage? J'oubliois à vous dire que je crois qu'il se lava la bouche, +car j'ai sçu qu'il avoit grand soin de ses dents. La musique dura encore +quelque temps après le souper, et, tout le monde s'etant retiré, dom +Carlos se promena long-temps, rêvant à tous ces enchantemens, ou à autre +chose. Deux demoiselles masquées et un nain masqué, après avoir dressé +une superbe toilette, le vinrent deshabiller, sans savoir de lui s'il +avoit envie de se coucher. Il se soumit à tout ce que l'on voulut. Les +demoiselles firent la couverture et se retirèrent; le nain le dechaussa +ou debotta, et puis le deshabilla. Dom Carlos se mit au lit, et tout +cela sans que l'on proferât la moindre parole de part et d'autre. Il +dormit assez bien pour un amoureux. Les oiseaux d'une volière le +reveillèrent au point du jour. Le nain masqué se presenta pour le +servir, et lui fit prendre le plus beau linge du monde, le mieux blanchi +et le plus parfumé. Ne disons point, si vous voulez, ce qu'il fit +jusqu'au dîner, qui valut bien le souper, et allons jusqu'à la rupture +du silence que l'on avoit gardé jusques à l'heure. Ce fut une demoiselle +masquée qui le rompit, en lui demandant s'il auroit agreable de voir la +maîtresse du palais enchanté. Il dit qu'elle seroit la bien venue. Elle +entra bientôt après, suivie de quatre demoiselles fort richement vêtues. + + Telle n'est point la Cytherée + Quand, d'un nouveau feu s'allumant, + Elle sort pompeuse et parée + Pour la conquête d'un amant. + +Jamais notre Espagnol n'avoit vu une personne de meilleure mine que +cette Urgande la deconnue[116]. Il en fut si ravi et si etonné en même +temps, que toutes les reverences et les pas qu'il fit, en lui donnant la +main, jusqu'à une chambre prochaine, où elle le fit entrer, furent +autant de bronchades. Tout ce qu'il avoit vu de beau dans la salle et +dans la chambre dont je vous ai dejà parlé n'etoit rien à comparaison de +ce qu'il trouva en celle-ci, et tout cela recevoit encore du lustre de +la dame masquée. Ils passèrent sur le plus riche estrade que l'on ait +jamais vu depuis qu'il y a des estrades au monde. L'Espagnol y fut mis +en un fauteuil, en depit qu'il en eût, et, la dame s'etant assise sur je +ne sais combien de riches carreaux, vis-à-vis de lui, elle lui fit +entendre une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant à peu près +ce que je vais vous dire: + +«Je ne doute point, seigneur dom Carlos, que vous ne soyez fort surpris +de tout ce qui vous est arrivé depuis hier en ma maison, et si cela n'a +pas fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu par là que je sais +tenir ma parole, et, par ce que j'ai dejà fait, vous aurez pu juger de +tout ce que je suis capable de faire. Peut-être que ma rivale, par ses +artifices et par le bonheur de vous avoir attaqué la première, s'est +dejà rendue maîtresse absolue de la place que je lui dispute en votre +coeur; mais une femme ne se rebute pas du premier coup, et si ma +fortune, qui n'est pas à mepriser, et tout ce que l'on peut posseder +avec moi, ne vous peuvent persuader de m'aimer, j'aurai la satisfaction +de ne m'être point cachée par honte ou par finesse, et d'avoir mieux +aimé me faire mepriser par mes defauts que me faire aimer par mes +artifices.» En disant ces dernières paroles elle se demasqua, et fit +voir à don Carlos les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en +petit: la plus belle tête du monde, soutenue par un corps de la plus +riche taille qu'il eût jamais admirée; enfin, tout cela joint ensemble, +une personne toute divine. À la fraîcheur de son visage on ne lui eût +pas donné plus de seize ans; mais, à je ne sais quel air galant et +majestueux tout ensemble que les jeunes personnes n'ont pas encore, on +connoissoit qu'elle pouvoit être en sa vingtième année. Dom Carlos fut +quelque temps sans lui repondre, se fâchant quasi contre sa dame +invisible qui l'empêchoit de se donner tout entier à la plus belle +personne qu'il eût jamais vue, et hesitant en ce qu'il devoit dire et en +ce qu'il devoit faire. Enfin, après un combat interieur, qui dura assez +long-temps pour mettre en peine la dame du palais enchanté, il prit une +forte resolution de ne lui point cacher ce qu'il avoit dans l'ame, et ce +fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût jamais faites. +Voici la reponse qu'il lui fit, que plusieurs personnes ont trouvée bien +crue: «Je ne vous puis nier, Madame, que je ne fusse trop heureux de +vous plaire, si je le pouvois être assez pour vous pouvoir aimer. Je +vois bien que je quitte la plus belle personne du monde pour une autre +qui ne l'est peut-être que dans mon imagination. Mais, Madame, +m'auriez-vous trouvé digne de votre affection si vous m'aviez cru +capable d'être infidèle? Et pourrois-je être fidèle si je vous pouvois +aimer? Plaignez-moi donc, Madame, sans me blâmer, ou plutôt, +plaignons-nous ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous desirez, +et moi de ne voir point ce que j'aime.» Il dit cela d'un air si triste +que la dame put aisement remarquer qu'il parloit selon ses veritables +sentimens. Elle n'oublia rien de ce qui le pouvoit persuader; il fut +sourd à ses prières et ne fut point touché de ses larmes. Elle revint à +la charge plusieurs fois: à bien attaqué bien defendu. Enfin, elle en +vint aux injures et aux reproches, et lui dit: + + Tout ce que fait dire la rage + Quand elle est maîtresse des sens[117], + +et le laissa là, non pas pour reverdir[118], mais pour maudire cent fois +son malheur, qui ne lui venoit que de trop de bonnes fortunes. + +[Note 116: Urgande la déconnue est, avec la fée Morgain, la dame du +Lac, les enchanteurs Medwin et Archalaüs, un des principaux personnages +magiques de l'Amadis.] + +[Note 117: Ces vers étoient, pour ainsi dire, passés en proverbe, et +se citoient souvent. «Mademoiselle de ***, dit Voiture, a écrit à son +déloyal tout ce que fait dire la rage, etc.» (Corresp. avec Costar, +bill. 14.) Plus loin, Scarron emploie encore de la même manière une +variante de ces vers, en remplaçant la rage par l'amour, dans la +nouvelle intitulée: Les Deux frères rivaux (IIe p., ch. 19).»] + +[Note 118: On disoit proverbialement: Planter un homme pour +reverdir, quand on le laissoit là et qu'on ne venoit point le retrouver. +On conçoit que cette locution prêtât à des plaisanteries et à des +équivoques comme celle de Scarron. Sorel, dans son Berger extravagant, +fait dire par Carmelin à Lysis, qui lui conseille de se métamorphoser en +arbre, en se fourrant dans un grand trou creusé exprès et en se faisant +arroser: «Pensez-vous qu'il me seroit beau voir planter là pour +reverdir?» Et il s'applaudit de cette équivoque comme d'une application +fort ingénieuse du mot reçu.] + +Une demoiselle lui vint dire, un peu après, qu'il avoit la liberté de +s'aller promener dans le jardin. Il traversa tous ces beaux appartemens +sans trouver personne jusqu'à l'escalier, au bas duquel il vit dix +hommes masqués qui gardoient la porte, armés de pertuisanes et de +carabines. Comme il traversoit la cour pour s'aller promener dans ce +jardin, qui etoit aussi beau que le reste de la maison, un de ces +archers de la garde passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit, +comme ayant peur d'être ouï, qu'un vieil gentilhomme l'avoit chargé +d'une lettre pour lui, et qu'il avoit promis de la lui donner en main +propre, quoiqu'il y allât de la vie s'il etoit decouvert, mais qu'un +present de vingt pistoles et la promesse d'autant lui avoit fait tout +hasarder. Dom Carlos lui promit d'être secret, et entra vitement dans le +jardin pour lire cette lettre: + +Depuis que je vous ai perdu, vous avez pu juger de la peine où je suis +par celle où vous devez être, si vous m'aimez autant que je vous aime. +Enfin, je me trouve un peu consolée depuis que j'ai découvert le lieu où +vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous a enlevé; elle ne +considère rien quand il va de se contenter, et vous n'êtes pas le +premier Renaud de cette dangereuse Armide. Mais je romprai tous ses +enchantemens et vous tirerai bientôt d'entre ses bras pour vous donner +entre les miens ce que vous meritez, si vous êtes aussi constant que je +le souhaite. + + La Dame Invisible. + +Dom Carlos fut si ravi d'apprendre des nouvelles de sa dame, dont il +etoit veritablement amoureux, qu'il baisa cent fois la lettre, et revint +trouver, à la porte du jardin, celui qui la lui avoit donnée, pour le +recompenser d'un diamant qu'il avoit au doigt. Il se promena encore +quelque temps dans le jardin, ne se pouvant assez etonner de cette +princesse Porcia, dont il avoit souvent ouï parler comme d'une jeune +dame fort riche, et pour être de l'une des meilleures maisons du +royaume; et, comme il etoit fort vertueux, il conçut une telle aversion +pour elle, qu'il resolut, au peril de la vie, de faire tout ce qu'il +pourroit pour se tirer hors de sa prison. Au sortir du jardin il trouva +une demoiselle demasquée, car on ne se masquoit plus dans le palais, qui +lui venoit demander s'il auroit agreable que sa maîtresse mangeât ce +jour-là avec lui. Je vous laisse à penser s'il dit qu'elle seroit la +bienvenue. On servit quelque temps après pour souper ou pour dîner, car +je ne me souviens plus lequel ce doit être. Porcia y parut plus belle, +je vous ai tantôt dit que la Citherée, il n'y a point d'inconvenient de +dire ici, pour diversifier, plus belle que le jour ou que l'aurore. Elle +fut toute charmante tandis qu'ils furent à table, et fit paroître tant +d'esprit à l'Espagnol, qu'il eut un secret deplaisir de voir en une dame +de si grande condition tant d'excellentes qualités si mal employées. Il +se contraignit le mieux qu'il put pour paroître de belle humeur, +quoiqu'il songeât continuellement en son inconnue et qu'il brûlât d'un +violent desir de se revoir à sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, +on les laissa seuls; et, dom Carlos ne parlant point, ou par respect, ou +pour obliger la dame de parler la première, elle rompit le silence en +ces termes: «Je ne sais si je dois esperer quelque chose de la gaîté que +je pense avoir remarquée sur votre visage, et si le mien, que je vous ai +fait voir, ne vous a point semblé assez beau pour vous faire douter si +celui que l'on vous cache est plus capable de vous donner de l'amour. Je +n'ai point deguisé ce que je vous ai voulu donner, parce-que je n'ai +point voulu que vous vous pussiez repentir de l'avoir reçu, et, +quoiqu'une personne accoutumée à recevoir des prières se puisse aisément +offenser d'un refus, je n'aurai aucun ressentiment de celui que j'ai +dejà reçu de vous, pourvu que vous le repariez en me donnant ce que je +crois mieux meriter que votre Invisible. Faites-moi donc savoir votre +dernière resolution, afin que, si elle n'est pas à mon avantage, je +cherche dans la mienne des raisons assez fortes pour combattre celles +que je pense avoir eues de vous aimer.» Don Carlos attendit quelque +temps qu'elle reprît la parole, et, voyant qu'elle ne parloit plus, et +que, les yeux baissés contre terre, elle attendoit l'arrêt qu'il alloit +prononcer, il suivit la resolution qu'il avoit dejà prise de lui parler +franchement et de lui ôter toute sorte d'esperance qu'il pût jamais être +à elle. Voici comme il s'y prit: «Madame, devant que de repondre à ce +que vous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la même franchise que +vous voulez que je parle, vous me decouvriez sincèrement vos sentimens +sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé une personne à vous +aimer, ajouta-t-il, et que, par toutes les faveurs que peut accorder une +dame sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à vous jurer une +fidelité inviolable, ne le tiendriez-vous pas pour le plus lâche et le +plus traître de tous les hommes s'il manquoit à ce qu'il vous auroit +promis? et ne serois-je pas ce lâche et ce traître, si je quittois pour +vous une personne qui doit croire que je l'aime?» Il alloit mettre +quantité de beaux arguments en forme pour la convaincre, mais elle ne +lui en donna pas le temps; elle se leva brusquement, en lui disant +qu'elle voyoit bien où il en vouloit venir; qu'elle ne pouvoit +s'empêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle fût si contraire à son +repos; qu'elle le remettoit en liberté, et que, s'il la vouloit obliger, +il attendroit que la nuit fût venue pour s'en retourner de la même façon +qu'il etoit venu. Elle tint son mouchoir devant ses yeux tandis qu'elle +parla, comme pour cacher ses larmes, et laissa l'Espagnol un peu +interdit, et pourtant si ravi de joie de se voir en liberté, qu'il n'eût +pu la cacher quand il eût eté le plus grand hypocrite du monde; et je +crois que, si la dame y eût pris garde, elle n'eût pu s'empêcher de le +quereller. Je ne sais si la nuit fut longue à venir, car, comme je vous +ai dejà dit, je ne prends plus la peine de remarquer ni le temps, ni les +heures. Vous saurez seulement qu'elle vint, et qu'il se mit en un +carrosse fermé, qui le laissa en son logis après un assez long chemin. +Comme il etoit le meilleur maître du monde, ses valets pensèrent mourir +de joie quand ils le virent et l'étouffer à force de l'embrasser. Mais +ils n'en jouirent pas long-temps; il prit des armes, et, accompagné de +deux des siens qui n'etoient pas gens à se laisser battre, il alla bien +vite à sa grille, et si vite, que ceux qui l'accompagnoient eurent bien +de la peine à le suivre. Il n'eut pas plus tôt fait le signal accoutumé, +que sa deïté invisible se communiqua à lui. Ils se dirent mille choses +si tendres que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois que j'y +pense. Enfin l'Invisible lui dit qu'elle venoit de recevoir un deplaisir +sensible dans la maison où elle etoit; qu'elle avoit envoyé querir un +carrosse pour en sortir; et, parcequ'il seroit long-temps à venir et que +le sien pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le prioit de l'envoyer +querir pour la mener en un lieu où elle ne lui cacheroit plus son +visage. L'Espagnol ne se fit pas dire la chose deux fois; il courut +comme un fou à ses gens, qu'il avoit laissés au bout de la rue, et +envoya querir son carrosse. Le carrosse venu, l'Invisible tint sa parole +et se mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse elle-même, +enseignant au cocher le chemin qu'il devoit prendre, et le fit arrêter +auprès d'une grande maison, dans laquelle il entra à la lueur de +plusieurs flambeaux, qui furent allumés à leur arrivée. Le cavalier +monta avec la dame par un grand escalier dans une salle haute, où il ne +fut pas sans inquietude, voyant qu'elle ne se demasquoit point encore. +Enfin, plusieurs demoiselles richement parées les etant venus recevoir, +chacune un flambeau à la main, l'Invisible ne le fut plus, et, ôtant son +masque, fit voir à dom Carlos que la dame de la grille et la princesse +Porcia n'etoient qu'une même personne. Je ne vous representerai point +l'agreable surprise de dom Carlos. La belle Neapolitaine lui dit qu'elle +l'avoit enlevé une seconde fois pour savoir sa dernière resolution; que +la dame de la grille lui avoit cedé les pretentions qu'elle avoit sur +lui, et ajouta ensuite cent choses aussi galantes que spirituelles. Dom +Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux, et lui pensa manger les +mains à force de les baiser, s'exemptant par là de lui dire toutes les +impertinences que l'on dit quand on est trop aise. Après que ses +premiers transports furent passés, il se servit de tout son esprit et de +toute sa cajolerie pour exagerer l'agreable caprice de sa maîtresse, et +s'en acquitta en des façons de parler si avantageuses pour elle, qu'elle +en fut encore plus assurée de ne s'être point trompée en son choix. Elle +lui dit qu'elle ne s'etoit pas voulu fier à une autre personne qu'à +elle-même d'une chose sans laquelle elle n'eût jamais pu l'aimer, et +qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme moins constant que lui. +Là-dessus les parents de la princesse Porcia, ayant eté avertis de son +dessein, arrivèrent. Comme elle etoit une des plus considerées personnes +du royaume et dom Carlos homme de condition, on n'avoit pas eu +grand'peine à avoir dispense de l'archevêque pour leur mariage. Ils +furent mariés la même nuit par le curé de la paroisse, qui etoit un bon +prêtre et grand predicateur, et, cela etant, il ne faut pas demander +s'il fit une belle exhortation. On dit qu'ils se levèrent bien tard le +lendemain, ce que je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut +bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui etoit proche parent de dom +Carlos, fut si aise, que les rejouissances publiques recommencèrent dans +Naples, où l'on parle encore de dom Carlos d'Aragon et de son amante +invisible. + + + + +CHAPITRE X. + +Comment Ragotin eut un coup de busc sur les doigts. + +L'histoire de Ragotin fut suivie de l'applaudissement de tout le monde. +Il en devint aussi fier que si elle eût eté de son invention; et, cela +ajouté à son orgueil naturel, il commença à traiter les comediens de +haut en bas, et, s'approchant des comediennes, leur prit les mains sans +leur consentement, voulut un peu patiner, galanterie provinciale qui +tient plus du satyre que de l'honnête homme. Mademoiselle de l'Etoile se +contenta de retirer ses mains blanches d'entre les siennes, crasseuses +et velues, et sa compagne, mademoiselle Angelique, lui dechargea un +grand coup de busc sur les doigts. Il les quitta sans rien dire, tout +rouge de depit et de honte, et rejoignit la compagnie, où chacun parloit +de toute sa force sans entendre ce que disoient les autres. Ragotin en +fit taire la plus grande partie, tant il haussa sa voix pour leur +demander ce qu'ils disoient de son histoire. Un jeune homme, dont j'ai +oublié le nom, lui repondit qu'elle n'étoit pas à lui plutôt qu'à un +autre, puisqu'il l'avoit prise dans un livre; et, en disant cela, il en +fit voir un qui sortoit à demi hors de la pochette de Ragotin, et s'en +saisit brusquement. Ragotin lui egratigna toutes les mains pour le +ravoir; mais, malgré Ragotin, il le mit entre les mains d'un autre, que +Ragotin saisit aussi vainement que le premier, le livre ayant dejà +convolé en troisième main. Il passa de la même façon en cinq ou six +mains différentes, auxquelles Ragotin ne put atteindre, parcequ'il etoit +le plus petit de la compagnie. Enfin, s'etant allongé cinq ou six fois +fort inutilement, ayant dechiré autant de manchettes et egratigné autant +de mains, et le livre se promenant toujours dans la moyenne region de la +chambre, le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde s'eclatoit de rire +à ses depens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa +confusion, et lui donna quelques coups de poing dans le ventre et dans +les cuisses, ne pouvant pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui +avoient l'avantage du lieu, tombèrent à plomb cinq ou six fois sur le +haut de sa tête, et si pesamment qu'elle entra dans son chapeau jusques +au menton, dont le pauvre petit homme eut le siège de la raison si +ebranlé qu'il ne savoit plus où il en etoit. Pour dernier accablement, +son adversaire, en le quittant, lui donna un coup de pied au haut de la +tête qui le fit aller choir sur le cul, aux pieds des comediennes, après +une retrogradation fort precipitée. Representez-vous, je vous prie, +quelle doit être la fureur d'un petit homme, plus glorieux lui seul que +tous les barbiers du royaume[119], en un temps où il se faisoit tout +blanc de son epée[120], c'est-à-dire de son histoire, et devant des +comediennes dont il vouloit devenir amoureux: car, comme vous verrez +tantôt, il ignoroit encore laquelle lui touchoit le plus au coeur. En +verité, son petit corps, tombé sur le cul, temoigna si bien la fureur de +son ame par les divers mouvemens de ses bras et de ses jambes, qu'encore +que l'on ne pût voir son visage, à cause que sa tête etoit emboîtée dans +son chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à propos de se joindre +ensemble et de faire comme une barrière entre Ragotin et celui qui +l'avoit offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitables +comediennes relevèrent le petit homme, qui hurloit cependant comme un +taureau dans son chapeau, parcequ'il lui bouchoit les yeux et la bouche +et lui empêchoit la respiration. La difficulté fut de le lui ôter. Il +etoit en forme de pot de beurre, et, l'entrée en etant plus etroite que +le ventre, Dieu sait si une tête qui y etoit entrée de force, et dont le +nez etoit très grand, en pouvoit sortir comme elle y etoit entrée! Ce +malheur-là fut cause d'un grand bien, car vraisemblablement il etoit au +plus haut point de sa colère, qui eût sans doute produit un effet digne +d'elle, si son chapeau, qui le suffoquoit, ne l'eût fait songer à sa +conservation plutôt qu'à la destruction d'un autre. Il ne pria point +qu'on le secourût, car il ne pouvoit parler; mais, quand on vit qu'il +portoit vainement ses mains tremblantes à sa tête pour se la mettre en +liberté, et qu'il frappoit des pieds contre le plancher, de rage qu'il +avoit de se rompre inutilement les ongles, on ne songea plus qu'à le +secourir. Les premiers efforts que l'on fit pour le decoiffer furent si +violens qu'il crut qu'on lui vouloit arracher la tête. Enfin, n'en +pouvant plus, il fit signe avec les doigts que l'on coupât son +habillement de tête avec des ciseaux. Mademoiselle de la Caverne detacha +ceux de sa ceinture, et la Rancune, qui fut l'operateur de cette belle +cure, après avoir fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage +(ce qui ne lui fit pas une petite peur), fendit le feutre par derrière +la tête depuis le bas jusqu'en haut. Aussitôt que l'on eut donné l'air à +son visage, toute la compagnie s'eclata de rire de le voir aussi bouffi +que s'il eût eté prêt à crever, pour la quantité d'esprits qui lui +etoient montés au visage, et, de plus, de ce qu'il avoit le nez ecorché. +La chose en fût pourtant demeurée là, si un mechant railleur ne lui eût +dit qu'il falloit faire rentraire son chapeau. Cet avis hors de saison +ralluma si bien sa colère, qui n'etoit pas tout à fait eteinte, qu'il +saisit un des chenets de la cheminée, et, faisant semblant de le jeter +au travers de toute la troupe, causa une telle frayeur aux plus hardis, +que chacun tâcha de gagner la porte pour eviter le coup de chenet; +tellement qu'ils se pressèrent si fort qu'il n'y en eut qu'un qui put +sortir, encore fut-ce en tombant, ses jambes eperonnées s'etant +embarrassées dans celles des autres. Ragotin se mit à rire à son tour, +ce qui rassura tout le monde. On lui rendit son livre, et les comediens +lui prêtèrent un vieil chapeau. Il s'emporta furieusement contre celui +qui l'avoit si maltraité; mais, comme il etoit plus vain que vindicatif, +il dit aux comediens, comme s'il leur eût promis quelque chose de rare, +qu'il vouloit faire une comedie de son histoire, et que, de la façon +qu'il la traiteroit, il etoit assuré d'aller d'un seul saut où les +autres poètes n'etoient parvenus que par degrés. Le Destin lui dit que +l'histoire qu'il avoit contée etoit fort agreable, mais qu'elle n'etoit +pas bonne pour le theâtre. «Je crois que vous me l'apprendrez! dit +Ragotin; ma mère etoit filleule du poète Garnier[121], et moi, qui vous +parle, j'ai encore chez moi son ecritoire.» Le Destin lui dit que le +poète Garnier lui-même n'en viendroit pas à son honneur. «Et qu'y +trouvez-vous de si difficile? lui demanda Ragotin.--Que l'on n'en peut +faire une comedie dans les règles, sans beaucoup de fautes contre la +bienseance et contre le jugement, repondit le Destin.--Un homme comme +moi peut faire des règles quand il voudra[122], dit Ragotin. Considerez, +je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne seroit pas une chose nouvelle et +magnifique tout ensemble de voir un grand portail d'eglise au milieu +d'un theâtre devant lequel une vingtaine de cavaliers, tant plus que +moins, avec autant de demoiselles, feroient mille galanteries. Cela +raviroit tout le monde. Je suis de votre avis, continua-t-il, qu'il ne +faut rien faire contre la bienseance ou les bonnes moeurs, et c'est pour +cela que je ne voudrois pas faire parler mes acteurs au dedans de +l'eglise.» Le Destin l'interrompit pour lui demander où ils pourroient +trouver tant de cavaliers et tant de dames. «Et comment fait-on dans les +collèges, où l'on donne des batailles? dit Ragotin. J'ai joué à La +Flèche[123] la déroute du Pont-de-Cé[124], ajouta-t-il; plus de cent +soldats du parti de la reine-mère parurent sur le theâtre, sans ceux de +l'armée du roi, qui etoient encore en plus grand nombre; et il me +souvient qu'à cause d'une grande pluie qui troubla la fête, on disoit +que toutes les plumes de la noblesse du pays, que l'on avoit empruntées, +n'en releveroient jamais.» Destin, qui prenoit plaisir à lui faire dire +des choses si judicieuses, lui repartit que les collèges avoient assez +d'ecoliers pour cela, et, pour eux, qu'ils n'etoient que sept ou huit +quand leur troupe etoit bien forte. La Rancune, qui ne valoit rien, +comme vous savez, se mit du côté de Ragotin pour aider à le jouer, et +dit à son camarade qu'il n'etoit pas de son avis; qu'il etoit plus vieil +comédien que lui; qu'un portail d'eglise seroit la plus belle decoration +de theâtre que l'on eût jamais vue, et, pour la quantité necessaire de +cavaliers et de dames, qu'on en loueroit une partie, et l'autre seroit +faite de carton. Ce bel expedient de carton de la Rancune fit rire toute +la compagnie; Ragotin en rit aussi et jura qu'il le sçavoit bien, mais +qu'il ne l'avoit pas voulu dire. «Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle +nouveauté seroit-ce en une comedie! J'ai fait autrefois le chien de +Tobie[125], et je le fis si bien que toute l'assistance en fut ravie. +Et, pour moi, continua-t-il, si l'on doit juger des choses par l'effet +qu'elles font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer Pyrame et +Thisbé, je n'ai pas été tant touché de la mort de Pyrame qu'effrayé du +lion[126].» La Rancune appuya les raisons de Ragotin par d'autres aussi +ridicules, et se mit par là si bien en son esprit, que Ragotin l'emmena +souper avec lui. Tous les autres importuns laissèrent aussi les +comediens en liberté, qui avoient plus envie de souper que d'entretenir +les faineans de la ville. + +[Note 119: Nous avons déjà vu plus haut (ch. 4): «La Rappinière, qui +avoit de la mauvaise gloire autant que barbier de la ville.» «Les +barbiers ne sont pas les gens du monde les moins susceptibles de +vanité», lit-on dans Gil-Blas (l. 2, ch. 7). On disoit, en façon de +proverbe: «Glorieux comme un barbier.» Les barbiers, on le sait, +remplissoient alors les fonctions de chirurgiens (ce ne fut qu'en +décembre 1637 que la branche spéciale des barbiers perruquiers fut +distraite de celle des barbiers chirurgiens). Or, les chirurgiens +passoient pour gens fort glorieux, et l'on trouve des traces de cette +accusation dans plus d'un livret satirique de l'époque: «Que ne dirai-je +pas des chirurgiens, lit-on dans les Caquets de l'Accouchée, qui donnent +des offices de contrôleurs, ou semblables, qui valent quinze à seize mil +francs, à leurs fils? Et quant à leurs filles, il ne leur manque que le +masque que l'on ne les prenne pour damoiselles.» (3e journ., p. 105, éd. +Jannet.) Quoique l'origine du proverbe dont il s'agit ici remonte à une +antiquité beaucoup plus reculée, il pourroit se faire néanmoins que ces +prétentions des chirurgiens n'aient pas été sans influence sur cette +façon de parler, et qu'elles aient contribué à l'affermir et à la +répandre de plus en plus.] + +[Note 120: Où il étoit tout fier, tout glorieux. Cette phrase étoit +fort usitée alors; on en peut voir le sens dans les Dictionnaires de +Leroux et de Furetière.] + +[Note 121: Robert Garnier (1545-1601), poète tragique, étoit +lieutenant général criminel au siège présidial et sénéchaussée du Maine; +il etoit né dans cette province, à La Ferté-Bernard, et il mourut au +Mans.] + +[Note 122: Cette réponse en rappelle une qu'on attribue à Malherbe, +dont elle semble même la parodie.] + +[Note 123: Le collége de La Flèche, bâti sous Henri IV (1603) +d'après les dons du monarque, étoit un des plus célèbres parmi ceux que +les jésuites possédoient en France. Il étoit devenu bien vite +florissant; les étrangers, jusqu'aux Indiens, Tartares et Chinois, y +affluoient, et, vers le milieu du XVIIe siècle, il contenoit, sans +compter ceux-ci, plus de 1,000 écoliers françois et 120 jésuites. +Brumoy, Porée, Ducerceau, etc., y professèrent successivement. Or, les +révérends Pères avoient coutume de faire, à certains jours, jouer la +comédie à leurs élèves sur un théâtre intérieur. Cet usage commença +surtout à l'époque de la jeunesse de Racine par des tragédies latines et +chrétiennes (V. Loret, 7 et 21 août 1655). Le plus souvent, les +représentations se composoient de pièces écrites par les jésuites +eux-mêmes, comme furent plus tard celles du P. Ducerceau et du P. Porée. +Ce n'étoient pas seulement les jésuites, mais quelquefois aussi d'autres +congrégations religieuses, qui se livroient à ces passe-temps +dramatiques. (V. Richecourt, trag.-com., 5 a., v., représentée par les +pensionnaires des R. P. bénédictins de Saint-Nicolas, 1628.) On sait, du +reste, que la plupart des pièces de notre vieux théâtre furent +représentées dans des colléges; ainsi l'Achille de Nicolas Filleul, au +collége d'Harcourt, en 1563; la Trésorière, la Mort de César et les +Esbahis de Grevin, au collége de Beauvais, en 1558 et 1560; la Cléopâtre +et l'Eugène de Jodelle au collége de Boncourt, en 1552. Jean Behourt, +principal du collége des Bons-Enfants, à Rouen, fit aussi, vers la fin +du XVIe siècle, jouer par ses élèves trois pièces françoises de sa +composition. Cet usage avoit laissé des traces au siècle suivant. On +peut voir dans Francion (l. 4, vers le commencement) le récit burlesque +d'une représentation de ce genre au collége de Lisieux. (Cf. aussi +Chappuzeau, Le théâtre franç., l. 1, ch. 8.) Le Ratio studiorum +autorisoit ces représentations à certaines conditions, qui n'étoient pas +toutes strictement observées.] + +[Note 124: Dans la guerre civile qui suivit la mort de Concini, et +qui fut soulevée par le mécontentement des grands et de la reine-mère +contre le favori Albert de Luynes, les troupes de Marie de Médicis +furent mises en pleine déroute au Pont-de-Cé, près d'Angers (1620). On +peut voir sur cette drôlerie, comme on surnomma alors la débandade du +Pont-de-Cé, de curieux détails dans le Baron de Fæneste (l. 4, ch. 2).] + +[Note 125: Peut-être dans la pièce de Thobie, tragi-comédie en 5 +actes, sans distinction de scènes, de J. Ouyn (1606), où l'on voit, en +effet, le chien au cinquième acte: «Anne, mère de Thobie, sort du logis +et avise venir le chien, qui estoit party quand et son fils.»] + +[Note 126: Dans Pyrame et Thisbé, tragédie de Théophile (1617), le +lion apparoît à la fin de l'acte 4, où Thisbé s'écrie en le voyant: + + Hélas! qu'ay-je apperceu? Dieux! l'effroyable beste! + Un lion affamé qui cherche ici sa quête. + +Ne diroit-on pas, à ce passage, que Scarron avoit vu la fameuse scène du +Songe d'une nuit d'été, où Lanavette, Lecoing, Vilbrequin et les autres +se préparent à représenter Pyrame et Thisbé, en prenant leurs +précautions pour que la mort de Pyrame et les rugissements du lion +n'effraient pas trop les dames.] + + + + +CHAPITRE XI. + +Qui contient ce que vous verrez si vous prenez la peine de le lire. + +Ragotin mena la Rancune dans un cabaret, où il se fit donner tout ce +qu'il y avoit de meilleur. On a cru qu'il ne le mena pas chez lui, à +cause que son ordinaire n'etoit pas trop bon; mais je n'en dirai rien de +peur de faire des jugements temeraires, et je n'ai point voulu +approfondir l'affaire, parcequ'elle n'en vaut pas la peine et que j'ai +des choses à ecrire qui sont bien d'une autre consequence. La Rancune, +qui etoit homme de grand discernement et qui connoissoit d'abord son +monde, ne vit pas plus tôt servir deux perdrix et un chapon pour deux +personnes, qu'il se douta que Ragotin ne le traitoit pas si bien pour +son seul merite, ou pour le payer de la complaisance qu'il avoit eue +pour lui en soutenant que son histoire etoit un beau sujet de theâtre, +mais qu'il avoit quelque autre dessein. Il se prepara donc à ouïr +quelque nouvelle extravagance de Ragotin, qui ne decouvrit pas d'abord +ce qu'il avoit dans l'ame, et continua à parler de son histoire. Il +recita force vers satiriques qu'il avoit faits contre la plupart de ses +voisins, contre des cocus qu'il ne nommoit point et contre des femmes; +il chanta des chansons à boire et lui montra quantité d'anagrammes: car +d'ordinaire les rimailleurs, par de semblables productions de leur +esprit mal fait, commencent à incommoder les honnêtes gens[127]. La +Rancune acheva de le gâter; il exagera tout ce qu'il ouït en levant les +yeux au ciel; il jura comme un homme qui perd qu'il n'avoit jamais rien +ouï de plus beau, et fit même semblant de s'en arracher les cheveux, +tant il etoit transporté. Il lui disoit de temps en temps: «Vous êtes +bien malheureux, et nous aussi, que vous ne vous donniez tout entier au +theâtre: dans deux ans on ne parleroit non plus de Corneille que l'on +fait à cette heure de Hardy. Je ne sais que c'est que de flatter, +ajouta-t-il; mais, pour vous donner courage, il faut que je vous avoue +qu'en vous voyant j'ai bien connu que vous etiez un grand poète, et vous +pouvez savoir de mes camarades ce que je leur en ai dit. Je ne m'y +trompe guère: je sens un poète de demi-lieue loin; aussi, d'abord que je +vous ai vu, vous ai-je connu comme si je vous avois nourri. «Ragotin +avaloit cela doux comme lait, conjointement avec plusieurs verres de +vin, qui l'enivroient encore plus que les louanges de la Rancune, qui, +de son côté, mangeoit et buvoit d'une grande force, s'ecriant de temps +en temps: «Au nom de Dieu, Monsieur Ragotin, faites profiter le talent; +encore un coup, vous êtes un méchant homme de ne vous enrichir pas, et +nous aussi. Je brouille un peu du papier aussi bien que les autres; +mais, si je faisois des vers aussi bons la moitié que ceux que vous me +venez de lire, je ne serois pas reduit à tirer le diable par la queue et +je vivrois de mes rentes aussi bien que Mondory[128]. Travaillez donc, +Monsieur Ragotin, travaillez; et, si dès cet hiver nous ne jetons de la +poudre aux yeux de messieurs de l'hotel de Bourgogne et du Marais, je +veux ne monter jamais sur le theâtre que je ne me rompe un bras ou une +jambe; après cela je n'ai plus rien à dire, et buvons.» Il tint sa +parole, et, ayant donné double charge à un verre, il porta la santé de +monsieur Ragotin à monsieur Ragotin même, qui lui fit raison et renvia +de la santé des comediennes, qu'il but tête nue et avec un si grand +transport qu'en remettant son verre sur la table il en rompit la patte +sans s'en aviser, tellement qu'il tâcha deux ou trois fois de le +redresser, pensant l'avoir mis lui-même sur le côté. Enfin il le jeta +par dessus sa tête et tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît +garde, pour ne perdre pas la reputation d'avoir cassé un verre. Il fut +un peu attristé de ce que la Rancune n'en rit point; mais, comme je vous +ai dejà dit, il etoit plutôt animal envieux qu'animal risible. La +Rancune lui demanda ce qu'il disoit de leurs comediennes; le petit homme +rougit sans lui repondre, et, la Rancune lui demandant encore la même +chose, enfin, begayant, rougissant et s'exprimant très mal, il fit +entendre à la Rancune qu'une des comediennes lui plaisoit infiniment. +«Et laquelle?» lui dit la Rancune. Le petit homme etoit si troublé d'en +avoir tant dit qu'il repondit: «Je ne sais.--Ni moi aussi,» dit la +Rancune. Cela le troubla encore davantage et lui fit ajouter, tout +interdit: «C'est... c'est...» Il repeta quatre ou cinq fois le même mot, +dont le comedien s'impatientant, lui dit: «Vous avez raison, c'est une +fort belle fille.» Cela acheva de le defaire. Il ne put jamais dire +celle à qui il en vouloit; et peut-être qu'il n'en savoit rien encore, +et qu'il avoit moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune lui nommant +mademoiselle de l'Etoile, il dit que c'etoit elle dont il etoit +amoureux. Et pour moi, je crois que, s'il lui eût nommé Angelique ou sa +mère la Caverne, qu'il eût oublié le coup de busc de l'une et l'âge de +l'autre, et se seroit donné corps et âme à celle que la Rancune lui +auroit nommée, tant le bouquin avoit la conscience troublée. Le comedien +lui fit boire un grand verre de vin qui lui fit passer une partie de sa +confusion, et en but un autre de son coté, après lequel il lui dit, +parlant bas par mystère et regardant par toute la chambre, quoiqu'il n'y +eût personne: «Vous n'êtes pas blessé à mort et vous vous êtes adressé à +un homme qui vous peut guerir, pourvu que vous le vouliez croire et que +vous soyez secret. Ce n'est pas que vous n'entrepreniez une chose bien +difficile: mademoiselle de l'Etoile est une tigresse et son frère Destin +un lion; mais elle ne voit pas toujours des hommes qui vous ressemblent, +et je sçais bien ce que je sçais faire. Achevons notre vin et demain il +sera jour.» Un verre de vin bu de part et d'autre interrompit quelque +temps la conversation. Ragotin reprit la parole le premier et conta +toutes ses perfections et ses richesses; dit à la Rancune qu'il avoit un +neveu commis d'un financier; que ce neveu avoit fait grande amitié avec +le partisan la Raillière[129] durant le temps qu'il avoit eté au Mans +pour etablir une maltôte, et voulut faire esperer à la Rancune de lui +faire donner une pension pareille à celle des comediens du roi[130], par +le credit de ce neveu; il lui dit encore que, s'il avoit des parens qui +eussent des enfans, il leur feroit donner des benefices, parceque sa +nièce avoit epousé le frère d'une femme qui etoit entretenue du maître +d'hotel d'un abbé de la province qui avoit de bons benefices à sa +collation[131]. + +[Note 127: Les anagrammes, cultivées dans l'antiquité par Lycophron, +et mises surtout en honneur au XVIe siècle par Daurat, furent en grande +vogue au XVIIe siècle. Jacques de Champ-Repus faisoit, en 1609, une +Éclogue enrichie de 30 anagrammes sur cet illustre nom, Marguerite de +Valois, Rouen, J. Petit. Jean Douet (Tallemant, Historiette de La Leu) a +fait aussi des volumes entiers d'anagrammes vers le milieu du XVIIe +siècle. On peut voir dans le Chevreana que c'étoit là une vraie +profession pour certaines gens. Le P. Pierre de Saint-Louis passa toute +sa vie à en composer; il en avoit fait sur les noms des papes, des +souverains, des généraux de l'ordre auquel il appartenoit, des saints et +de beaucoup d'autres encore: il croyoit, dit-on, trouver la destinée des +hommes dans leurs noms par ce moyen singulier, et il n'étoit pas le +premier, comme on peut s'en convaincre en lisant la 3e partie de la +Cabale. L'hôtel Rambouillet cultivoit le même genre, et l'on connoît les +trois belles anagrammes (Arthénice, Eracinthe et Carinthée) composées +par Racan et Malherbe, avec le nom de leurs maîtresses, qui se nommoient +Catherine. C'étoit quelquefois une bonne spéculation: car, un nommé +Billon ayant présenté à Louis XIII, lors de son entrée dans la ville +d'Aix, 500 anagrammes qu'il avoit faites sur son nom, le roi, enchanté, +lui octroya une grosse pension, reversible sur la tête de ses enfants. +On faisoit même des ballets en anagrammes. Du reste, les autres petits +genres littéraires n'étoient guère moins cultivés alors: avec Dulot +régnoient les bouts-rimés; Neuf-Germain s'étoit consacré aux vers rimant +sur chaque syllabe du nom des destinataires; Chabrol et beaucoup +d'autres cultivoient les acrostiches, Montmaur les énigmes, charades et +logogriphes, etc. Il y avoit encore les échos, les madrigaux, les +devises, et mille autres sottises laborieuses, comme dit Sénecé dans une +de ses épigrammes (p. 277, éd. Jannet). «Vous verrez courir de ma façon, +dans les belles ruelles de Paris, 200 chansons, autant de sonnets, 400 +épigrammes et plus de 1,000 madrigaux, sans compter les énigmes et les +portraits», dit Mascarille (Pr. rid., sc. 10). «Nous tenons, dit +Colletet: + + Que tous ces renverseurs de noms + Ont la cervelle renversée. + +Huet se plaignoit de ce goût exagéré pour les brimborions de la +littérature. «Une ode, dit-il, nous ennuie par sa longueur; à peine +peut-on souffrir un sonnet. Notre génie se borne à l'étendue du +madrigal. Nous sommes dans le siècle des colifichets. Toute notre +industrie ne va qu'à faire de fort grandes petites choses.» (Huetiana, +XIX.) On trouve des traits analogues dans une foule de satires et de +romans comiques du temps. (V. aussi Saint-Amant, le Poète crotté, t. I, +p. 220, éd. Jannet.)] + +[Note 128: Mondory reçut, en 1637, une pension de 2,000 livres de +Richelieu, après avoir joué, ou plutôt après avoir essayé de jouer le +principal rôle de l'Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs. +J'ai dit après avoir essayé: car, retiré du théâtre depuis quelque temps +à cause de sa paralysie, il ne put dépasser le deuxième acte. Plusieurs +grands seigneurs imitèrent la générosité du cardinal, en lui donnant +également des pensions, de sorte qu'il jouit jusqu'à sa mort de 8 à +10,000 livres de rente. De pareilles fortunes n'étoient pas rares, même +parmi les saltimbanques et charlatans d'alors. Ainsi Tabarin, devenu +fort riche, se retira dans une terre, où il excita la jalousie des +nobles ses voisins. Suivant Grimarest, Scaramouche avoit aussi amassé 10 +à 12,000 livres de rentes. «Ils ont tiré des Parisiens, lit-on, au sujet +des farceurs, dans l'Anti-Caquet de l'Accouchée, en pièces de cinq sols +et huit sols... plus de trente mil livres, dont ils ont profité.» (Éd. +Jannet, p. 250-252.)] + +[Note 129: Le mot partisan signifioit «un financier, un homme qui +fait des traitez, des partis avec le roy, qui prend ses revenus à ferme, +le recouvrement des impôts, etc.» (Dictionnaire de Furetière.) Scarron +devint lui-même plus tard une espèce de partisan, quand il prit à ferme +l'entreprise des déchargeurs. La Raillière étoit un célèbre partisan de +l'époque, qui avoit affermé la taxe établie sur les aisés, et l'un de +ceux qui avoient le plus excité de haines par leurs malversations. Il «a +esté fermier des aides, dit le Catalogue des partisans (1649), avec le +nommé de Moussea, où ils ont volé les rentiers de l'Hôtel-de-Ville par +les presens et corruptions qu'ils ont faits... Et outre, ledit La +Raillière, avec le nommé Vanel, dit Trecourt, qui sont à present +fermiers des entrées, ont fait le traité de quinze cent mil livres de +rente sur lesdites entrées... Pour raison de quoy ils ont taxé, sous le +titre d'aysé, qui bon leur a semblé, et sous de faux rooles ont exigé +lesdites taxes avec des violences horribles en cette ville de Paris et +en la campagne.» La Raillière fut arrêté et emprisonné à la Bastille en +1649. Le 1er volume du Recueil des Mazarinades, d'où j'extrais les +lignes précédentes, renferme encore plusieurs pièces relatives à ce +personnage: «L'Adieu du sieur Catalan, envoyé de Saint-Germain, au sieur +de la Rallière dans la Bastille.--La Response de la Rallière à l'Adieu +de Catelan, son associé, ou l'Abrégé de la vie de ces deux infames +ministres et autheurs des principaux brigandages, volleries et +extorsions de la France.--Les Entretiens de Bonneau, de Catelan et de la +Raillière, etc. Peut-être, par l'établissement d'une maltôte,--mot pris +en mauvaise part, et qui par là même ne dut figurer ni dans les +prospectus du spéculateur, ni dans les actes officiels,--Scarron +entend-il simplement l'établissement d'une loterie ou banque, opération +financière dont l'usage étoit fort répandu au XVIIe siècle. M. Anjubault +veut bien nous communiquer les extraits suivants des registres de +l'hôtel-de-ville du Mans, les seuls, dit-il, qui puissent se rapporter à +ce passage de Scarron: «Consentement du corps de ville à l'exposition +d'une blanque, à condition qu'il assistera un officier dudit corps de +ville à l'inventaire de la marchandise et distribution des billets +d'icelle, et que la boîte soit apportée en la chambre de ville chaque +soir.» (Fin de 1629, ou commencement de 1630).--«Sera signifié au +procureur du roi de la sénéchaussée et de la prévôté l'opposition que +forme le corps de ville à l'établissement d'une blanque. (Fin de 1635 ou +commencement de 1636.)] + +[Note 130: Les comédiens de la troupe royale, ou de +l'Hôtel-de-Bourgogne, nommés le plus souvent les grands comédiens du +roi. Les frères Parfait disent des acteurs de cette troupe «qu'ils +obtinrent les premiers le titre de comédiens du roi, avec une pension de +12,000 livres.» (T. 3, p. 249.) Les comédiens du Marais portoient aussi +ce titre. Du reste, ceux de l'Hôtel-de-Bourgogne n'étoient pas les seuls +à qui fût réservé le privilége de la pension, car Monsieur, frère du +roi, avoit promis 300 livres de traitement annuel à chaque acteur de la +troupe de Molière, qui s'étoit mise sous le patronage de son nom; mais +ce ne fut qu'une promesse.] + +[Note 131: On connoît le vers de Racine dans les Plaideurs: + + Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. + (II, 9.) + +Les titres de faveur de Ragotin sont d'un genre tout à fait analogue à +ceux que fait valoir l'Intimé.] + +Tandis que Ragotin contoit ses prouesses, la Rancune, qui s'etoit alteré +à force de boire, ne faisoit autre chose qu'emplir les deux verres, qui +etoient vidés en même temps, Ragotin n'osant rien refuser de la main +d'un homme qui lui devoit faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, +ils s'emplirent. La Rancune n'en fut que plus serieux, selon sa coutume, +et Ragotin en fut si hebeté et si pesant qu'il se pencha sur la table et +s'y endormit. La Rancune appela une servante pour se faire dresser un +lit, parcequ'on etoit couché à son hôtellerie. La servante lui dit qu'il +n'y auroit point de danger d'en dresser deux, et qu'en l'etat où etoit +M. Ragotin il n'avoit pas besoin d'être veillé. Il ne veilloit pas +cependant, et jamais on n'a mieux dormi ni ronflé. On mit des draps à +deux lits, de trois qui etoient dans la chambre, sans qu'il s'éveillât; +il dit cent injures à la servante et menaça de la battre quand elle +l'avertit que son lit etoit prêt. Enfin, la Rancune l'ayant tourné dans +sa chaise devers le feu, que l'on avoit allumé pour chauffer les draps, +il ouvrit les yeux et se laissa deshabiller sans rien dire. On le monta +sur son lit le mieux que l'on put, et la Rancune se mit dans le sien +après avoir fermé la porte. À une heure de là, Ragotin se leva et sortit +hors de son lit, je n'ai pas bien su pourquoi. Il s'egara si bien dans +la chambre qu'après en avoir renversé tous les meubles et s'être +renversé lui-même plusieurs fois sans pouvoir trouver son lit, enfin il +trouva celui de la Rancune, et l'eveilla en le decouvrant. La Rancune +lui demanda ce qu'il cherchoit. «Je cherche mon lit, dit Ragotin.--Il +est à la main gauche du mien», dit la Rancune. Le petit ivrogne prit à +la droite, et s'alla fourrer entre la couverture et la paillasse du +troisième, qui n'avoit ni matelas ni lit de plume, où il acheva de +dormir fort paisiblement. La Rancune s'habilla devant que Ragotin fût +eveillé. Il demanda au petit ivrogne si c'etoit par mortification qu'il +avoit quitté son lit pour dormir sur une paillasse. Ragotin soutint +qu'il ne s'etoit point levé, et qu'assurement il revenoit des esprits +dans la chambre. Il eut querelle avec le cabaretier, qui prit le parti +de sa maison et le menaça de le mettre en justice pour l'avoir decriée. +Mais il n'y a que trop long-temps que je vous ennuie de la debauche de +Ragotin: retournons à l'hôtellerie des comediens. + + + + +CHAPITRE XII. + +Combat de nuit. + +Je suis trop homme d'honneur pour n'avertir pas le lecteur benevole que, +s'il est scandalisé de toutes les badineries qu'il a vues jusqu'ici dans +le present livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage: car, en +conscience, il n'y verra pas d'autre chose[132], quand le livre seroit +aussi gros que le Cyrus; et si, par ce qu'il a dejà vu, il a de la peine +à se douter de ce qu'il verra, peut-être que j'en suis logé là aussi +bien que lui, qu'un chapitre attire l'autre, et que je fais dans mon +livre comme ceux qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux et les +laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être aussi que j'ai un dessein +arreté, et que, sans emplir mon livre d'exemples à imiter, par des +peintures d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, +j'instruirai en divertissant[133] de la même façon qu'un ivrogne donne +de l'aversion pour son vice, et peut quelquefois donner du plaisir par +les impertinences que lui fait faire son ivrognerie. + +[Note 132: Scarron fait toujours bon marché de ses oeuvres et de son +talent; il en parle sans cesse de cette façon détachée et cavalière. Il +dit plus haut, mais, il est vrai, dans un sens différent, quoique sur un +ton analogue, que son livre n'est qu'un amas de sottises; et, dans son +Ode à M. Maynard (Rec. de 1651): + + Moi qui suis un demi-poète, + Qui ne travaille qu'en sornette... + Helas! je n'ai pour toute Muse + Qu'une malheureuse camuse, etc. + +Il parle à peu près de même dans une de ses épîtres (1643), dans la +dédicace du 5e liv. de son Virgile travesti, à Deslandes-Payen, etc. +C'étoit là, du reste, une des nécessités du genre qu'il avoit adopté.] + +[Note 133: C'est le ridendo castigat mores de Santeuil.] + +Finissons la moralité et reprenons nos comediens, que nous avons laissés +dans l'hôtellerie. Aussitôt que leur chambre fut debarrassée et que +Ragotin eut emmené la Rancune, le portier, qu'ils avoient laissé à +Tours, entra dans l'hôtellerie, conduisant un cheval chargé de bagage. +Il se mit à table avec eux, et, par sa relation et par ce qu'ils +apprirent les uns des autres, on sut de quelle façon l'intendant de la +province ne leur avoit pu faire de mal, ayant lui-même bien eu de la +peine à se retirer des mains du peuple, lui et ses fuzeliers. Le Destin +conta à ses camarades de quelle façon il s'etoit sauvé avec son habit à +la turque, dont il pensoit representer le Soliman de Mairet[134], et +qu'ayant appris que la peste etoit à Alençon, il etoit venu au Mans avec +la Caverne et la Rancune, en l'equipage que l'on a pu voir dans le +commencement de ces très veritables et très peu heroïques aventures. +Mademoiselle de l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle avoit +reçues d'une dame de Tours dont le nom n'est pas venu à ma connoissance, +et comme par son moyen elle avait eté conduite jusqu'à un village proche +de Bonnestable, où elle s'etoit demis un pied en tombant de cheval. Elle +ajouta qu'ayant appris que la troupe etoit au Mans, elle s'y etoit fait +porter dans la litière de la dame du village, qui la lui avoit +liberalement prêtée. + +[Note 134: Jean de Mairet (1604-1686) est un des plus célèbres +tragiques de notre vieux théâtre, et sa Silvie (1621) passa long-temps +pour un chef-d'oeuvre. La pièce dont il est ici question, jouée en 1630 +et imprimée seulement en 1639, est intitulée: Le grand et dernier +Soliman, ou la Mort de Mustapha.] + +Après le souper, le Destin seul demeura dans la chambre des dames. La +Caverne l'aimoit comme son propre fils; mademoiselle de l'Etoile ne lui +etoit pas moins chère, et Angelique, sa fille et son unique heritière, +aimoit le Destin et l'Etoile comme son frère et sa soeur. Elle ne savoit +pas encore au vrai ce qu'ils etoient et pourquoi ils faisoient la +comedie; mais elle avoit bien reconnu, quoiqu'ils s'appelassent mon +frère et ma soeur, qu'ils etoient plus grands amis que proches parents; +que le Destin vivoit avec l'Etoile dans le plus grand respect du monde; +qu'elle etoit fort sage, et que, si le Destin avoit bien de l'esprit et +faisoit voir qu'il avoit eté bien elevé, mademoiselle de l'Etoile +paroissoit plutôt fille de condition qu'une comedienne de campagne. Si +le Destin et l'Etoile etoient aimés de la Caverne et de sa fille, ils +s'en rendoient dignes par une amitié reciproque qu'ils avoient pour +elles, et ils n'y avoient pas beaucoup de peine, puisqu'elles meritoient +d'être aimées autant que comediennes de France, quoique, par malheur +plutôt que faute de merite, elles n'eussent jamais eu l'honneur de +monter sur le theâtre de l'hôtel de Bourgogne ou du Marais, qui sont +l'un et l'autre le non plus ultra des comediens[135]. Ceux qui +n'entendront pas ces trois petits mots latins (à qui je n'ai pu refuser +place ici, tant ils se sont presentés à propos) se les feront expliquer, +s'il leur plaît. Pour finir la digression, le Destin et l'Etoile ne se +cachèrent point des deux comediennes pour se caresser après une longue +absence. Ils s'exprimèrent le mieux qu'ils purent les inquietudes qu'ils +avoient eues l'un pour l'autre. Le Destin apprit à mademoiselle de +l'Etoile qu'il croyoit avoir vu, la dernière fois qu'ils avoient +representé à Tours, leur ancien persecuteur; qu'il l'avoit discerné dans +la foule de leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le visage de son +manteau, et que, pour cette raison là, il s'etoit mis un emplâtre sur le +visage à la sortie de Tours, pour se rendre meconnoissable à son ennemi, +ne se trouvant pas alors en etat de s'en defendre s'il en etoit attaqué +la force à la main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de brancards +qu'ils avoient trouvés en allant au devant d'elle, et qu'il se trompoit +fort si leur même ennemi n'etoit un homme inconnu qui avoit exactement +visité les brancards, comme l'on a pu voir dans le septième chapitre. +Tandis que le Destin parloit, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de +repandre quelques larmes. Destin en fut extremement touché, et, après +l'avoir consolée le mieux qu'il put, il ajouta que, si elle vouloit lui +permettre d'apporter autant de soin à chercher leur ennemi commun qu'il +en avoit eu jusque alors à l'eviter, elle se verrait bientot delivrée de +ses persecutions, ou qu'il y perdroit la vie. Ces dernières paroles +l'affligèrent encore davantage. Le Destin n'eut pas l'esprit assez fort +pour ne s'affliger pas aussi, et la Caverne et sa fille, très pitoyables +de leur naturel, s'affligèrent par complaisance ou par contagion, et je +crois même qu'elles en pleurèrent. Je ne sçais si le Destin pleura, mais +je sçais bien que les comediennes et lui furent assez long-temps à ne se +rien dire, et cependant pleura qui voulut. Enfin la Caverne finit la +pause que les larmes avoient fait faire, et reprocha à Destin et à +l'Etoile que, depuis le temps qu'ils etoient ensemble, ils avoient pu +reconnoître jusqu'à quel point elle etoit de leurs amies, et toutefois +qu'ils avoient eu si peu de confiance en elle et en sa fille qu'elles +ignoroient encore leur veritable condition; et elle ajouta qu'elle avoit +eté assez persecutée en sa vie pour conseiller des malheureux tels +qu'ils paroissoient être. À quoi Destin repondit que ce n'etoit point +par defiance qu'ils ne s'etoient pas encore decouverts à elle, mais +qu'il avoit cru que le recit de leurs malheurs ne pouvoit être que fort +ennuyeux. Il lui offrit après cela de l'en entretenir quand elle +voudroit, et quand elle auroit quelque temps à perdre. La Caverne ne +differa pas davantage de satisfaire sa curiosité, et sa fille, qui +souhaitoit ardemment la même chose, s'etant assise auprès d'elle sur le +lit de l'Etoile, le Destin alloit commencer son histoire, quand ils +entendirent une grande rumeur dans la chambre voisine. Destin prêta +l'oreille quelque temps, mais le bruit et la noise, au lieu de cesser, +augmentèrent, et même l'on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine! +Le Destin, en trois sauts, fut hors de la chambre, aux depens de son +pourpoint, que lui dechirèrent la Caverne et sa fille en voulant le +retenir. Il entra dans la chambre d'où venoit la rumeur, où il ne vit +goutte, et où les coups de poings, les soufflets, et plusieurs voix +confuses d'hommes et de femmes qui s'entrebattoient, mêlées au bruit +sourd de plusieurs pieds nus qui trepignoient dans la chambre, faisoient +une rumeur epouvantable. Il s'alla mêler parmi les combattans +imprudemment, et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et un soufflet +de l'autre. Cela lui changea la bonne intention qu'il avoit de separer +ses lutins en un violent desir de se venger: il se mit à jouer des +mains, et fit un moulinet de ses deux bras, qui maltraita plus d'une +mâchoire, comme il parut depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura +encore assez long-temps pour lui faire recevoir une vingtaine de coups +et en donner deux fois autant. Au plus fort du combat, il se sentit +mordre au gras de la jambe; il y porta ses mains, et, rencontrant +quelque chose de pelu, il crut être mordu d'un chien; mais la Caverne et +sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, +comme le feu Saint-Elme après une tempête[136], virent Destin, et lui +firent voir qu'il etoit au milieu de sept personnes en chemise, qui se +defaisoient l'un l'autre très cruellement, et qui se decramponnèrent +d'elles-mêmes aussitôt que la lumière parut. Le calme ne fut pas de +longue durée: l'hôte, qui etoit un de ces sept penitens blancs[137], se +reprit avec le Poète; l'Olive, qui en etoit aussi, fut attaqué par le +valet de l'hôte, autre penitent. Le Destin les voulut separer; mais +l'hôtesse, qui etoit la bête qui l'avoit mordu, et qu'il avoit prise +pour un chien, à cause qu'elle avoit la tête nue et les cheveux courts, +lui sauta aux yeux, assistée de deux servantes, aussi nues et aussi +decoiffées qu'elle. Les cris recommencèrent; les soufflets et les coups +de poing sonnèrent de plus belle, et la mêlée s'echauffa encore plus +qu'elle n'avoit fait. Enfin, plusieurs personnes qui s'etoient eveillées +à ce bruit entrèrent dans le champ de bataille, deprirent les combattans +les uns d'avec les autres, et furent cause de la seconde suspension +d'armes. Il fut question de sçavoir la cause de la querelle, et quel +etoit le differend qui avoit assemblé sept personnes nues en une même +chambre. L'Olive, qui paroissoit le moins emu, dit que le Poète etoit +sorti de la chambre et qu'il l'avoit vu revenir plus vite que le pas, +suivi de l'hôte, qui le vouloit battre; que la femme de l'hôte avoit +suivi son mari, et s'etoit jetée sur le Poète; que, les ayant voulu +separer, un valet et deux servantes, s'etoient jetés sur lui, et que la +lumière qui s'etoit eteinte là dessus etoit cause que l'on s'etoit battu +plus long-temps que l'on n'eût fait. Ce fut au Poète à plaider sa cause: +il dit qu'il avoit fait les deux plus belles stances que l'on eût jamais +ouïes depuis que l'on en fait, et que, de peur de les perdre, il avoit +eté demander de la chandelle aux servantes de l'hôtellerie, qui +s'etoient moquées de lui; que l'hôte l'avoit appelé danseur de corde, et +que, pour ne demeurer pas sans repartie, il l'avoit appelé cocu. Il +n'eut pas plus tôt lâché le mot, que l'hôte, qui etoit en mesure, lui +appliqua un soufflet. On eût dit qu'ils etoient concertés ensemble: car, +tout aussitôt que le soufflet fut donné, la femme de l'hôte, son valet +et ses servantes, se jetèrent sur les comediens, qui les reçurent à +beaux coups de poings. Cette dernière rencontre fut plus rude et dura +plus long-temps que les autres. Le Destin, s'etant acharné sur une +grosse servante qu'il avoit troussée, lui donna plus de cent claques sur +les fesses; l'Olive, qui vit que cela faisoit rire la compagnie, en fit +autant à une autre. L'hôte etoit occupé par le Poète, et l'hôtesse, qui +etoit la plus furieuse, avoit eté saisie par quelques uns des +spectateurs, dont elle se mit en si grande colère, qu'elle cria: «Aux +voleurs!» Ses cris eveillèrent la Rappinière, qui logeoit vis-à-vis de +l'hôtellerie. Il en fit ouvrir les portes, et ne croyant pas, selon le +bruit qu'il avoit entendu, qu'il n'y eût pour le moins sept ou huit +personnes sur le carreau, il fit cesser les coups au nom du roi, et, +ayant appris la cause de tout le desordre, il exhorta le Poète de ne +faire plus de vers la nuit, et pensa battre l'hôte et l'hôtesse, +parcequ'ils chantèrent cent injures aux pauvres comediens, les appelant +bateleurs et baladins, et jurant de les faire deloger le lendemain; mais +la Rappinière, à qui l'hôte devoit de l'argent, le menaça de le faire +executer, et par cette menace lui ferma la bouche. La Rappinière s'en +retourna chez lui; les autres s'en retournèrent dans leurs chambres, et +Destin dans celle des comediennes, où la Caverne le pria de ne differer +pas davantage de lui apprendre ses aventures et celles de sa soeur. Il +leur dit qu'il ne demandoit pas mieux, et commença son histoire de la +façon que vous allez voir dans le suivant chapitre. + +[Note 135: Le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, sis rue Mauconseil, +avoit été acheté en 1548 par les confrères de la Passion à Jean Rouvet, +«marchand bourgeois de Paris». C'étoit alors, d'après les termes de +l'acte de vente, «une mazure contenant 17 toises de long sur 16 de +large», faisant partie de l'ancien hôtel de Bourgogne. Il passa, vers +1588, des mains des confrères à une nouvelle troupe. Quant au théâtre du +Marais, il avoit été fondé en 1600 par une troupe de comédiens de +province dans l'hôtel d'Argent, au coin de la rue de la Poterie, près de +la Grève, d'où il fut transféré en 1620 au haut de la vieille rue du +Temple. On toléra leur établissement moyennant une redevance d'un écu +tournois par représentation qu'ils devoient payer aux confrères. Ces +deux théâtres étoient les mieux montés en bons acteurs et en bonnes +pièces, et les plus suivis du public. (V., pour plus amples détails, les +Antiquités de Sauval, Chappuzeau, le Théâtre françois, liv. III; les +frères Parfait, t. 3.)] + +[Note 136: Le feu Saint-Elme, qu'on nomme aussi quelquefois feu +Saint-Germain, ou feu Saint-Anselme, est une sorte de flamme volante qui +apparoît autour des mâts et des cordages d'un vaisseau, après une +tempête. C'est un mauvais présage, dit-on, quand il n'y en a qu'un, et +un présage favorable quand on en voit plusieurs.] + +[Note 137: Ce nom désigne une confrérie de gens séculiers qui +s'assembloient à certains jours pour faire, suivant un ancien usage +partagé par d'autres confréries, par exemple celle des capucins noirs, +des processions, pieds nus et la face couverte d'un linge. Il y avoit +des pénitents blancs à Avignon, à Lyon, etc., et il y en eut aussi à +Paris.] + + + + +CHAPITRE XIII. + +Plus long que le précédent. + +Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile. + +Je suis né dans un village auprès de Paris. Je vous ferais bien croire, +si je voulois, que je suis d'une maison très illustre, comme il est fort +aisé à ceux que l'on ne connoît point; mais j'ai trop de sincerité pour +nier la bassesse de ma naissance. Mon père etoit des premiers et des +plus accommodés de son village. Je lui ai ouï dire qu'il etoit né pauvre +gentilhomme, et qu'il avoit eté à la guerre en sa jeunesse, où, n'ayant +gagné que des coups, il s'etoit fait ecuyer ou meneur d'une dame de +Paris assez riche[138], et qu'ayant amassé quelque chose avec elle, +parcequ'il etoit aussi maître d'hotel et faisoit la depense, +c'est-à-dire ferroit peut-être la mule, il s'etoit marié avec une +vieille demoiselle de la maison, qui etoit morte quelque temps après et +l'avoit fait son heritier. Il se lassa bientôt d'être veuf, et, n'etant +guère moins las de servir, il epousa en secondes noces une femme des +champs qui fournissoit de pain la maison de sa maîtresse; et c'est de ce +dernier mariage que je suis sorti. Mon père s'appeloit Garigues; je n'ai +jamais su de quel pays il etoit; et, pour le nom de ma mère, il ne fait +rien à mon histoire: il suffit qu'elle etoit plus avare que mon père et +mon père plus avare qu'elle, et l'un et l'autre de conscience assez +large. Mon père a l'honneur d'avoir le premier retenu son haleine en se +faisant prendre la mesure d'un habit, afin qu'il y entrât moins +d'étoffe[139]. Je vous pourrois bien apprendre cent autres traits de +lesine qui lui ont acquis à bon titre la reputation d'être homme +d'esprit et d'invention; mais, de peur de vous ennuyer, je me +contenterai de vous en conter deux très difficiles à croire et neanmoins +très veritables. Il avoit ramassé quantité de blé pour le vendre bien +cher durant une année mauvaise. L'abondance ayant eté universelle et le +blé etant amendé, il fut si possedé de desespoir et si abandonné de Dieu +qu'il se voulut pendre. Une de ses voisines, qui se trouva dans la +chambre quand il y entra pour ce noble dessein, et qui s'etoit cachée de +peur d'être vue, je ne sais pas bien pourquoi, fut fort etonnée quand +elle le vit pendu à un chevron de sa chambre. Elle courut à lui, criant: +«Au secours!» coupa la corde, et, à l'aide de ma mère, qui arriva +là-dessus, la lui ôta du cou. Elles se repentirent peut-être d'avoir +fait une bonne action, car il les battit l'une et l'autre comme plâtre, +et fit payer à cette pauvre femme la corde qu'elle avoit coupée, en lui +retenant quelque argent qu'il lui devoit. L'autre prouesse n'est pas +moins etrange. Cette même année que la cherté fut si grande que les +vieilles gens du village ne se souviennent pas d'en avoir vu une plus +grande, il avoit regret à tout ce qu'il mangeoit; et, sa femme etant +accouchée d'un garçon, il se mit en la tête qu'elle avoit assez de lait +pour nourrir son fils et pour le nourrir lui-même aussi, et espera que, +tetant sa femme, il epargnerait du pain et se nourriroit d'un aliment +aisé à digerer[140]. Ma mère avoit moins d'esprit que lui et n'avoit pas +moins d'avarice, tellement qu'elle n'inventoit pas les choses comme mon +père; mais, les ayant une fois conçues, elle les executoit encore plus +exactement que lui. Elle tâcha donc de nourrir de son lait son fils et +son mari en même temps, et hasarda aussi de s'en nourrir soi-même avec +tant d'opiniâtreté que le petit innocent mourut martyr de pure faim, et +mon père et ma mère furent si affoiblis, et ensuite si affamés, qu'ils +mangèrent trop et eurent chacun une longue maladie. Ma mère devint +grosse de moi quelque temps après, et, ayant accouché heureusement d'une +très malheureuse creature, mon père alla à Paris pour prier sa maîtresse +de tenir son fils avec un honnête ecclesiastique qui se tenoit dans son +village, où il avoit un benefice. Comme il s'en retournoit la nuit pour +eviter la chaleur du jour, et qu'il passoit par une grande rue du +faubourg dont la plupart des maisons se bâtissoient encore, il aperçut +de loin, aux rayons de la lune, quelque chose de brillant qui traversoit +la rue. Il ne se mit pas beaucoup en peine de ce que c'etoit; mais, +ayant entendu quelques gemissemens, comme d'une personne qui souffre, au +même lieu où ce qu'il avoit vu de loin s'etoit derobé à sa vue, il entra +hardiment dans un grand bâtiment qui n'etoit pas encore achevé, où il +trouva une femme assise contre terre. Le lieu où elle etoit recevoit +assez de clarté de la lune pour faire discerner à mon père qu'elle etoit +fort jeune et fort bien vêtue, et c'etoit ce qui avoit brillé de loin à +ses yeux, son habit etant de toile d'argent[141]. Vous ne devez point +douter que mon père, qui etoit assez hardi de son naturel, ne fût moins +surpris que cette jeune demoiselle; mais elle etoit en un etat où il ne +lui pouvoit rien arriver de pis que ce qu'elle avoit. C'est ce qui la +rendit assez hardie pour parler la première, et pour dire à mon père +que, s'il etoit chretien, il eût pitié d'elle; qu'elle etoit prête +d'accoucher; que, se sentant pressée de son mal et ne voyant point +revenir une servante qui lui etoit allée querir une sage-femme affidée, +elle s'etoit sauvée heureusement de sa maison sans avoir eveillé +personne, sa servante ayant laissé la porte ouverte pour pouvoir rentrer +sans faire de bruit. À peine achevoit-elle sa courte relation qu'elle +accoucha heureusement d'un enfant que mon père reçut dans son manteau. +Il fit la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune fille le conjura +d'emporter vitement la petite creature, d'en avoir soin, et de ne +manquer pas, à deux jours de là, d'aller voir un vieil homme d'eglise, +qu'elle lui nomma, qui lui donneroit de l'argent et tous les ordres +necessaires pour la nourriture de son enfant. À ce mot d'argent, mon +père, qui avoit l'âme avare, voulut deployer son eloquence d'ecuyer; +mais elle ne lui en donna pas le temps: elle lui mit entre les mains une +bague pour servir d'enseigne au prêtre qu'il devoit aller trouver de sa +part, lui fit envelopper son enfant dans son mouchoir de cou et le fit +partir avec grande precipitation, quelque résistance qu'il fît pour ne +l'abandonner pas en l'etat où elle etoit. Je veux croire qu'elle eut +bien de la peine à regagner son logis. Pour mon père, il s'en retourna à +son village, mit l'enfant entre les mains de sa femme, et ne manqua pas, +deux jours après, d'aller trouver le vieil prêtre et de lui montrer la +bague. Il apprit de lui que la mère de l'enfant etoit une fille de fort +bonne maison et fort riche; qu'elle l'avoit eu d'un seigneur ecossois +qui etoit allé en Irlande lever des troupes pour le service du roi[142], +et que ce seigneur etranger lui avoit promis mariage. Ce prêtre lui dit, +de plus, qu'à cause de son accouchement precipité, elle s'etoit trouvée +malade jusqu'à faire douter de sa vie, et qu'en cette extremité elle +avoit tout declaré à son père et à sa mère, qui l'avoient consolée au +lieu de s'emporter contre elle, parcequ'elle etoit leur fille unique; +que la chose etoit ignorée dans le logis; et ensuite il assura mon père +que, pourvu qu'il eût soin de l'enfant et qu'il fût secret, sa fortune +etoit faite. Là-dessus, il lui donna cinquante ecus et un petit paquet +de toutes les hardes necessaires à un enfant. Mon père s'en retourna en +son village, après avoir bien dîné avec le prêtre. Je fus mis en +nourrice, et l'etranger fut mis en la place du fils de la maison. À un +mois de là, le seigneur ecossois revint, et, ayant trouvé sa maîtresse +en un si mauvais etat qu'elle n'avoit plus guère à vivre, il l'epousa un +jour devant qu'elle mourût, et ainsi fut aussitôt veuf que marié. Il +vint deux ou trois jours après en notre village, avec le père et la mère +de sa femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa etouffer l'enfant à +force de le baiser. Mon père eut sujet de se louer de la liberalité du +seigneur ecossois, et les parens de l'enfant ne l'oublièrent pas. Ils +s'en retournèrent à Paris fort satisfaits du soin que mon père et ma +mère avoient de leur fils, qu'ils ne voulurent point faire venir à Paris +encore, parceque le mariage etoit tenu secret pour des raisons que je +n'ai pas sues. + +[Note 138: Les dames de haute condition avoient des meneurs pour les +aider à marcher en leur donnant la main. On appeloit particulièrement +écuyer ou écuyer de main celui qui remplissoit cette charge près des +princesses ou des plus grandes dames.] + +[Note 139: Il y a un trait analogue, mais moins plaisant parcequ'il +est plus forcé, dans l'Aulularia. Plaute dit de son avare qu'en allant +se coucher il mettoit une bourse devant sa bouche pour ne pas perdre de +son haleine en dormant. On trouve ici une variante dans plusieurs +éditions, entre autres dans celle de Pierre Mortier, d'Amsterdam. Au +lieu de cette phrase, on y lit: «Mon père a l'honneur d'avoir inventé le +morceau de chair attaché à une corde qui tient à l'anse du pot, pour le +retirer quand il a assez bouilli, afin qu'il serve plusieurs fois à +faire du potage.» Il semble que cette curieuse variante ait été inspirée +par la manière dont on avoit représenté Scarron dans plusieurs de ses +prétendus portraits, et sur laquelle il s'est égayé lui-même: «Les +autres (disent) que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une +poulie, et que je le hausse et baisse pour saluer ceux qui me +visitent.»] + +[Note 140: Ce passage semble burlesquement imité de deux anecdotes +célèbres, racontées primitivement en quelques lignes par Valère Maxime +(liv. 5, ch. 4), et souvent répétées depuis:--l'une, d'une jeune fille +grecque nourrissant son père de son lait;--l'autre, d'une femme romaine +nourrissant sa mère de la même manière.] + +[Note 141: Personne n'ignore,--ne fût-ce que pour l'avoir vu au +théâtre, dans les comédies du XVIIe siècle,--que non seulement les +dames, mais aussi les hommes de condition, portoient des habits de +brocard, ou, comme on disoit alors, de brocat d'or ou d'argent, et +quelquefois d'or et d'argent. «L'Italie, dit le Nouveau règlement sur +les marchandises (1634), nous envoie et apporte une infinité de diverses +sortes de draps de soye, comme toilles d'or et d'argent.» (Éd. Fournier, +Var. hist. et littér., t. 3, p. 112.) Madame de Nouveau, «la plus grande +folle de France en braverie», regardoit, à ce que nous apprend +Tallemant, une jupe de toile d'or avec quatre grandes dentelles comme +une de ses petites jupes. (Histor. de Villarceaux.)] + +[Note 142: Il y eut souvent des troupes écossoises et irlandoises au +service de France. Charles VII créa une compagnie de gens d'armes +écossois, en souvenir du secours que Jean Stuart, comte de Boncan, et +Douglas, lui avoient prêté, avec 7,000 hommes de leurs compatriotes, à +la bataille de Baugé; et cette compagnie subsista sous les règnes +suivants avec des priviléges extraordinaires; mais peu à peu elle ne fut +plus guère écossoise que de nom. Les régiments d'Écosse et d'Irlande +figurent jusqu'au dernier jour de la monarchie parmi les corps +étrangers; ils rendireut de grands services sous Louis XIII surtout, et +aussi sous Louis XIV. (V. Hist. des troupes étrang. au service de +France, de Fieffé, t. 1, ch. 2, p. 142, et p. 169-179.) Plusieurs +généraux d'origine irlandoise ont laissé un nom glorieux dans notre +histoire, par exemple le comte Dillon et le duc de Berwick.] + +Aussitôt que je pus marcher, mon père me retira en sa maison pour tenir +compagnie au petit comte des Glaris (c'est ainsi que l'on l'appela du +nom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir eté entre Jacob et +Esaü, dès le ventre de leur mère, ne peut avoir eté plus grande que +celle qui se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père et ma mère +l'aimoient tendrement, et avoient de l'aversion pour moi, quoique je +donnasse autant d'esperance d'être un honnête homme que Glaris en +donnoit peu. Il n'y avoit rien que de très commun en lui; pour moi, je +paroissois être ce que je n'étois pas, et bien moins le fils de Garigues +que celui d'un comte. Et si je ne me trouve enfin qu'un malheureux +comedien, c'est sans doute que la fortune s'est voulu venger de la +nature, qui avoit voulu faire quelque chose de moi sans son +consentement, ou, si vous voulez, que la nature prend quelquefois +plaisir à favoriser ceux que la fortune a pris en aversion. + +Je passerai toute l'enfance de deux petits paysans (car Glaris l'etoit +d'inclination plus que moi), et aussi bien nos plus belles aventures ne +furent que force coups de poing. En toutes les querelles que nous avions +ensemble, j'avois toujours de l'avantage, si ce n'est lorsque mon père +et ma mère se mettoient de la partie; ce qu'ils faisoient si souvent et +avec tant de passion que mon parrain, qui s'appeloit monsieur de +Saint-Sauveur, s'en scandalisa et me demanda à mon père. Il lui fit un +don de moi avec grand'joie, et ma mère eut encore moins de regret que +lui à me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain, bien vêtu, bien +nourri, fort caressé et point battu. Il n'epargna rien à me faire +apprendre à lire et à ecrire; et sitôt que je fus assez avancé pour +apprendre le latin, il obtint du seigneur du village, qui etoit un fort +honnête gentilhomme et fort riche, que j'etudierois avec deux fils qu'il +avoit, sous un homme savant qu'il avoit fait venir de Paris et à qui il +donnoit de bons gages. Ce gentilhomme, qui s'appeloit le baron d'Arques, +faisoit elever ses enfans avec grand soin. L'aîné avoit nom Saint-Far, +assez bien fait de sa personne, mais brutal sans remède, s'il y en eut +jamais au monde; et le cadet, en recompense, outre qu'il etoit mieux +fait que son frère, avoit la vivacité de l'esprit et la grandeur de +l'âme egales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois pas que l'on +puisse voir un garçon donner de plus grandes esperances de devenir un +fort honnête homme qu'en donnoit en ce temps-là ce jeune gentilhomme, +qui s'appeloit Verville. Il m'honora de son amitié, et moi je l'aimois +comme un frère et le respectois toujours comme un maître. Pour +Saint-Far, il n'etoit capable que des passions mauvaises, et je ne puis +mieux vous exprimer les sentimens qu'il avoit dans l'âme pour son frère +et pour moi qu'en vous disant qu'il n'aimoit pas son frère plus que moi, +qui lui etois fort indifferent, et qu'il ne me haïssoit pas plus que son +frère, qu'il n'aimoit guère. Ses divertissemens etoient differens des +nôtres. Il n'aimoit que la chasse et haïssoit fort l'etude; Verville +n'alloit que rarement à la chasse et prenoit grand plaisir à etudier, en +quoi nous avions ensemble une conformité merveilleuse aussi bien qu'en +toute autre chose, et je puis dire que, pour m'accommoder à son humeur, +je n'avois pas besoin de beaucoup de complaisance et n'avois qu'à suivre +mon inclination. + +Le baron d'Arques avoit une bibliothèque de romans fort ample. Notre +precepteur, qui n'en avoit jamais lu dans le pays latin[143], qui nous +en avoit d'abord defendu la lecture, et qui les avoit cent fois blâmés +devant le baron d'Arques pour les lui rendre aussi odieux qu'il les +trouvoit divertissans, en devint lui-même si feru, qu'après avoir devoré +les vieux et les modernes, il avoua que la lecture des bons romans +instruisoit en divertissant, et qu'il ne les croyoit pas moins propres à +donner de beaux sentimens aux jeunes gens que la lecture de +Plutarque[144]. Il nous porta donc à les lire autant qu'il nous en avoit +detournés, et nous proposa d'abord de lire les modernes; mais ils +n'etoient pas encore selon notre goût, et jusqu'à l'âge de quinze ans +nous nous plaisions bien plus à lire les Amadis de Gaule[145] que les +Astrées et les autres beaux romans que l'on a faits depuis, par lesquels +les François ont fait voir, aussi bien que par mille autres choses, que, +s'ils n'inventent pas tant que les autres nations, ils perfectionnent +davantage[146]. Nous donnions donc à la lecture des romans la plus +grande partie du temps que nous avions pour nous divertir. Pour +Saint-Far, il nous appeloit les liseurs, et s'en alloit à la chasse ou +battre les paysans, à quoi il reussissoit admirablement bien. +L'inclination que j'avois à bien faire m'acquit la bienveillance du +baron d'Arques, et il m'aima autant que si j'eusse eté son proche +parent. Il ne voulut point que je quittasse ses enfans quand il les +envoya à l'Academie[147]; et ainsi j'y fus mis avec eux, plutôt comme un +camarade que comme un valet. Nous y apprîmes nos exercices; on nous en +tira au bout de deux ans, et, à la sortie de l'Academie, un homme de +condition, parent du baron d'Arques, faisant des troupes pour les +Venitiens, Saint-Far et Verville persuadèrent si bien leur père, qu'il +les laissa aller à Venise avec son parent. Le bon gentilhomme voulut que +je les accompagnasse encore, et monsieur de Saint-Sauveur, mon parrain, +qui m'aimoit extrêmement, me donna liberalement une lettre de change +assez considerable, pour m'en servir si j'en avois besoin et pour n'être +pas à charge à ceux que j'avois l'honneur d'accompagner. Nous prîmes le +plus long chemin, pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie, +dans chacune desquelles nous fîmes quelque sejour, hormis dans celles +dont les Espagnols sont les maîtres[148]. Dans Rome, je tombai malade, +et les deux frères poursuivirent leur voyage, celui qui les menoit ne +pouvant laisser echapper l'occasion des galères du pape qui alloient +joindre l'armée des Venitiens au passage des Dardanelles, où elle +attendoit celle des Turcs[149]. Verville eut tous les regrets du monde +de me quitter, et moi je pensai desesperer d'être separé de lui en un +temps où j'aurois pu par mes services me rendre digne de l'amitié qu'il +me portoit. Pour Saint-Far, je crois qu'il me quitta comme s'il ne m'eût +jamais vu, et je ne songeois en lui qu'à cause qu'il etoit frère de +Verville, qui me laissa en se separant de moi le plus d'argent qu'il +put; je ne sais pas si ce fut du consentement de son frère. + +[Note 143: Le quartier latin, alors comme aujourd'hui, étoit le +centre des colléges et le séjour des savants. Les libraires de ce +quartier ne publioient généralement que des ouvrages d'érudition ou de +nature sérieuse. «Il ne faut qu'aller à la rue Saint-Jacques, dit Sorel +en parlant des pédants en us, l'on y verra leurs oeuvres, et l'on y +apprendra qui ils sont.» (Francion, liv. 3.)] + +[Note 144: C'étoit aussi l'opinion de Huet, le savant évêque +d'Avranches (Voy. De l'orig. des rom.) et de plusieurs autres prélats du +temps.] + +[Note 145: L'Amadis de Gaule, long-temps en honneur comme le type +des romans chevaleresques, et dont la réputation avoit à peine été +effleurée au XVIe siècle par La Noue (6e Disc.), par Brantôme (Dam. +gal., t. 7, p. 330) et quelques autres, avoit été détrôné par +l'apparition des ouvrages de d'Urfé et de Mlle de Scudéry, bien qu'il se +rattachât en plusieurs points (la galanterie raffinée, la valeur +extraordinaire et les exploits des héros) à la Clélie, et surtout à +l'Astrée, auxquels il a servi en quelque sorte de transition après les +épopées de la Table ronde. En 1632, Du Verdier en fit une espèce de +parodie dans son Chevalier hypocondriaque, qui est une imitation à la +fois de Don Quichotte et du Berger extravagant de Sorel. Pourtant il ne +faudroit pas croire que l'Amadis eût dès lors perdu toute considération; +il inspira, durant la Fronde, plus d'un trait chevaleresque. On le +lisoit, avec les romans du jour, dans la petite société de Mme de La +Fayette, et plusieurs passages des lettres de Mme de Sévigné, comme les +Mémoires de Mme de Motteville, témoignent assez qu'il étoit loin d'être +entièrement dédaigné. Cervantès lui-même, quoiqu'il semble avoir surtout +dirigé Don Quichotte contre cet ouvrage, le fait épargner par le curé et +le barbier dans leur auto-da-fé de la bibliothèque du chevalier, comme +le meilleur et le modèle des romans du même genre.] + +[Note 146: Ce respect persistant pour l'Astrée, long-temps après son +apparition, même de la part des auteurs comiques et satiriques qui +professent peu de goût pour les romans héroïques et pastoraux, est une +chose remarquable. Sorel lui-même, dans son Berger extravagant, qui est +pourtant dirigé en particulier contre le livre de d'Urfé, en attaquant +tous les autres sans distinction, conserve toujours certains égards pour +cet ouvrage, et il prend soin, dans ses Remarques (sur le 1er liv., sur +le 2e liv., etc.), d'atténuer les railleries qu'il en a faites dans le +cours de son roman, comme s'il étoit effrayé de son audace. Du reste, +dans sa Bibl. franç., il le comble de louanges, et le traite d'ouvrage +très exquis. Tristan, dans le Page disgracié, sorte d'autobiographie +romanesque, qui se rapproche souvent du roman familier et comique, +professe une grande admiration pour l'Astrée (1er vol., p. 232). +Furetière est plus sévère quand il en parle dans son Roman bourgeois, où +il va jusqu'à l'accuser de corrompre les moeurs, reproche qui a quelque +chose d'analogue à celui que lui fait Guéret dans le Parnasse réformé +(p. 136). Huet, qui traite l'Astrée d'incomparable, et dit que cet +ouvrage, «le plus ingénieux et le plus poli qui eût jamais paru en ce +genre, a terni la gloire que la Grèce, l'Italie et l'Espagne s'y étoient +acquise», reconnoît qu'il est «un peu licencieux».] + +[Note 147: Académie s'entend ici «des maisons, des écuries où la +noblesse apprend à monter à cheval, et les autres exercices qui lui +conviennent». (Dict. de Fur.) Les gentilshommes y entroient souvent au +sortir du collége pour achever leur éducation.] + +[Note 148: Ils étoient alors maîtres en Italie des villes du royaume +de Naples.] + +[Note 149: Le pape figura comme allié des Vénitiens dans leur guerre +contre les Turcs, qui dura sans interruption de 1640 à 1667, et dont le +principal théâtre fut Candie.] + +Me voilà donc malade dans Rome, sans autre connoissance que celle de mon +hôte, qui etoit un apothicaire flamand, et de qui je reçus toutes les +assistances imaginables durant ma maladie. Il n'etoit pas ignorant de la +medecine, et (autant que je suis capable d'en juger) je l'y trouvois +plus entendu que le medecin italien qui me venoit voir. Enfin je gueris +et repris assez de mes forces pour visiter les lieux remarquables de +Rome, où les etrangers trouvent amplement de quoi satisfaire à leur +curiosité. Je me plaisois extrêmement à visiter les Vignes. (C'est ainsi +que l'on appelle plusieurs jardins plus beaux que le Luxembourg ou les +Tuileries. Les cardinaux et autres personnes de condition les font +entretenir avec grand soin, plutôt par vanité que par plaisir qu'ils y +prennent, n'y allant jamais, au moins fort rarement.) Un jour que je me +promenois dans une des plus belles, je vis au detour d'une allée deux +femmes assez bien vêtues, que deux jeunes François avoient arrêtées et +ne vouloient pas laisser passer outre, que la plus jeune ne levât un +voile qui lui couvroit le visage. Un de ces François, qui paroissoit +être le maître de l'autre, fut même assez insolent pour lui decouvrir le +visage par force, cependant que celle qui n'etoit point voilée etoit +retenue par son valet. Je ne consultai point ce que j'avois à faire; je +dis d'abord à ces incivils que je ne souffrirois point la violence +qu'ils vouloient faire à ces femmes. Ils se trouvèrent assez étonnés et +l'un et l'autre, me voyant parler avec assez de resolution pour les +embarrasser, quand ils auroient eu leurs epées comme j'avois la mienne. +Les deux femmes se rangèrent auprès de moi, et ce jeune François, +preferant le deplaisir d'un affront à celui de se faire battre, me dit +en se separant: «Monsieur le brave, nous nous verrons autre part où les +epées ne seront pas toutes d'un côté.» Je lui repondis que je ne me +cacherois pas; son valet le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes. +Celle qui n'etoit point voilée paroissoit avoir quelque trente-cinq ans. +Elle me remercia en françois qui ne tenoit rien de l'italien, et me dit +entre autres choses que, si tous ceux de ma nation me ressembloient, les +femmes italiennes ne feroient point de difficulté de vivre à la +françoise. Après cela, comme pour me recompenser du service que je lui +avois rendu, elle ajouta qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille +malgré elle, il etoit juste que je la visse de son bon gré. «Levez donc +votre voile, Leonore, afin que monsieur sçache que nous ne sommes pas +tout à fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de nous proteger.» +Elle n'eut pas plutôt achevé de parler que sa fille leva son voile, ou +plutôt m'eblouit. Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle leva deux ou +trois fois les yeux sur moi comme à la derobée, et, rencontrant toujours +les miens, il lui monta au visage un rouge qui la fit plus belle qu'un +ange. Je vis bien que la mère l'aimoit extrêmement, car elle me parut +participer au plaisir que je prenois à regarder sa fille. Comme je +n'etois pas accoutumé à pareilles rencontres, et que les jeunes gens se +defont aisement en compagnie, je ne leur fis que de fort mauvais +compliments quand elles s'en allèrent, et je leur donnai peut-être +mauvaise opinion de mon esprit. Je me voulus mal de ne leur avoir pas +demandé leur demeure et de ne m'être pas offert à les y conduire; mais +il n'y avoit plus d'apparence de courir après. Je voulus m'enquerir du +concierge s'il les connoissoit. Nous fûmes longtemps sans nous entendre, +parce qu'il ne savoit pas mieux le françois que moi l'italien. Enfin, +plutôt par signes qu'autrement, il me fit savoir qu'elles lui étoient +inconnues, ou bien il ne voulut pas m'avouer qu'il les connoissoit. Je +m'en retournai chez mon apothicaire flamand tout autre que je n'en etois +sorti, c'est-à-dire fort amoureux et fort en peine de savoir si cette +belle Leonore etoit courtisane ou honnête fille, et si elle avoit autant +d'esprit que sa mère m'avoit temoigné d'en avoir. Je m'abandonnai à la +rêverie, et me flattai de mille belles espérances qui me divertirent un +peu de temps, et m'inquietèrent beaucoup après que j'en eus consideré +l'impossibilité. Après avoir fait mille desseins inutiles, je m'arrêtai +à celui de les chercher exactement, ne pouvant m'imaginer qu'elles +pussent être long-temps invisibles, en une ville si peu peuplée que Rome +et à un homme si amoureux que moi. Dès le jour même je cherchai partout +où je crus les pouvoir trouver, et m'en revins au logis plus las et plus +chagrin que je n'en etois parti. Le lendemain je cherchai encore avec +plus de soin, et je ne fis que me lasser et m'inquieter davantage. De la +façon que j'observois les jalousies et les fenêtres, et de l'impetuosité +avec laquelle je courois après toutes les femmes qui avoient quelque +rapport avec ma Leonore, on me prit cent fois dans les rues et dans les +eglises pour le plus fou de tous les François qui ont le plus contribué +dans Rome à decréditer leur nation. Je ne sais comment je pus reprendre +mes forces en un temps où j'étois une vraie âme damnée[150]. Je me +gueris pourtant le corps parfaitement, tandis que mon esprit demeura +malade, et si partagé entre l'honneur, qui m'appeloit en Candie, et +l'amour, qui me retenoit à Rome, que je doutai quelquefois si j'obéirois +aux lettres que je recevois souvent de Verville, qui me conjuroit par +notre amitié de l'aller trouver, sans se servir du droit qu'il avoit de +me commander. Enfin, ne pouvant avoir nouvelles de mes inconnues, +quelque diligence que j'y apportasse, je payai mon hôte et preparai mon +petit equipage pour partir. + +[Note 150: Expression reçue dans le sens de misérable, comme ici, et +souvent aussi dans le sens de scelérat.] + +La veille de mon départ, le seigneur Stephano Vanbergue (c'est ainsi que +s'appeloit mon hôte) me dit qu'il me vouloit donner à dîner chez une de +ses amies, et me faire avouer qu'il ne l'avoit pas mal choisie pour un +Flamand, ajoutant qu'il ne m'y avoit pas voulu mener qu'à la veille de +mon depart, parcequ'il en etoit un peu jaloux. Je lui promis d'y aller, +par complaisance plutôt qu'autrement, et nous y allâmes à l'heure de +dîner. Le logis où nous entrâmes n'avoit ni la mine ni les meubles de +celui de la maîtresse d'un apothicaire. Nous traversâmes une salle bien +meublée, au sortir de laquelle j'entrai le premier dans une chambre fort +magnifique, où je fus reçu par Leonore et par sa mère. Vous pouvez vous +imaginer combien cette surprise me fut agreable. La mère de cette belle +fille se presenta à moi pour être saluée à la françoise, et je vous +avoue qu'elle me baisa plutôt que je ne la baisai. J'etois si interdit +que je ne voyois goutte et que je n'entendis rien du compliment qu'elle +me fit. Enfin l'esprit et la vue me revinrent, et je vis Leonore plus +belle et plus charmante que je ne l'avois encore vue; mais je n'eus pas +l'assurance de la saluer. Je reconnus ma faute aussitôt que je l'eus +faite, et, sans songer à la reparer, la honte fit monter autant de rouge +à mon visage que la pudeur avoit fait monter d'incarnat en celui de +Leonore. Sa mère me dit que, devant que je partisse, elle avoit voulu me +remercier du soin que j'avois eu de chercher sa demeure, et ce qu'elle +me dit augmenta encore davantage ma confusion. Elle me traîna dans une +ruelle, parée à la françoise[151], où sa fille ne nous accompagna point, +me trouvant sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle demeura +avec le seigneur Stephano, tandis que je faisois auprès de sa mère mon +vrai personnage, c'est-à-dire le paysan. Elle eut la bonté de fournir à +la conversation toute seule et s'en acquitta avec beaucoup d'esprit, +quoiqu'il n'y ait rien de si difficile que d'en faire paroître avec une +personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en eus jamais moins qu'en +cette rencontre, et si elle ne s'ennuya pas alors, elle ne s'est jamais +ennuyée avec personne. Elle me dit, après plusieurs choses auxquelles à +peine repondis-je oui et non, qu'elle etoit Françoise de naissance et +que je sçaurois du seigneur Stephano les raisons qui la retenoient dans +Rome. Il fallut aller dîner et me traîner encore dans la salle comme on +avoit fait dans la ruelle, car j'etois si troublé que je ne sçavois pas +marcher. Je fus toujours le même stupide devant et après le dîner, +durant lequel je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment +Leonore. Je crois qu'elle en fut importunée, et que, pour me punir, elle +eut toujours les yeux baissés. Si la mère n'eût toujours parlé, le dîner +se fût passé à la chartreuse; mais elle discourut avec le seigneur +Stephano des affaires de Rome, au moins je me l'imagine, car je ne +donnai pas assez d'attention à ce qu'elle dit pour en pouvoir parler +avec certitude. Enfin on sortit de table, pour le soulagement de tout le +monde, excepté de moi, qui empirois à vue d'oeil. Quand il fallut s'en +aller, elles me dirent cent choses obligeantes, à quoi je ne repondis +que ce que l'on met à la fin des lettres. Ce que je fis en sortant de +plus que je n'avois fait en arrivant, c'est que je baisai Leonore et que +je m'achevai de perdre. Stephano n'eut pas le credit de tirer une parole +de moi en tout le temps que nous mîmes à retourner en son logis. Je +m'enfermai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit sans quitter mon +manteau ni mon epée. Là je fis reflexion sur tout ce qui m'etoit arrivé. +Leonore se presenta à mon imagination plus belle qu'elle n'avoit fait à +ma vue. Je me ressouvins du peu d'esprit que j'avois temoigné devant la +mère et la fille, et, toutes les fois que cela me venoit dans l'esprit, +la honte me mettoit le visage tout en feu. Je souhaitai d'être riche; je +m'affligeai de ma basse naissance; je me forgeai cent belles aventures +avantageuses à ma fortune et à mon amour. Enfin, ne songeant plus qu'à +chercher un honnête pretexte de ne m'en aller pas et n'en trouvant aucun +qui me contentât, je fus assez desesperé pour souhaiter de retomber +malade, à quoi je n'etois dejà que trop disposé. Je lui voulus ecrire; +mais tout ce que j'ecrivis ne me satisfit point et je remis dans mes +poches le commencement d'une lettre que je n'aurois peut-être osé +envoyer quand je l'aurois achevée. Après m'être bien tourmenté, ne +pouvant plus rien faire que songer à Leonore, je voulus revoir le jardin +où elle m'apparut la première fois, pour m'abandonner tout entier à ma +passion, et je fis aussi dessein de repasser encore devant son logis. Ce +jardin etoit en un lieu des plus ecartés de la ville, au milieu de +plusieurs vieux bâtimens inhabitables. Comme je passois, en rêvant, sous +les ruines d'un portique, j'entendis marcher derrière moi, et en même +temps je me sentis donner un coup d'epée au dessous des reins. Je me +tournai brusquement, mettant l'epée à la main, et, me trouvant en tête +le valet du jeune François dont je vous ai tantôt parlé, je pensois bien +lui rendre pour le moins le coup qu'il m'avoit donné en trahison; mais, +comme je le poussois assez loin sans le pouvoir joindre, parcequ'il +lâchoit le pied en parant, son maître sortit d'entre les ruines du +portique, et, m'attaquant par derrière, me donna un grand coup sur la +tête et un autre dans la cuisse qui me fit tomber. Il n'y avoit pas +apparence que j'echappasse de leurs mains, ayant eté surpris de la +sorte; mais, comme en une mauvaise action on ne conserve pas toujours +beaucoup de jugement, le valet blessa le maître à la main droite; et en +même-temps deux pères minimes de la Trinité du Mont[152] qui passoient +auprès de là, et qui virent de loin qu'on m'assassinoit, etant accourus +à mon secours, mes assassins se sauvèrent, et me laissèrent blessé de +trois coups d'epée. Ces bons religieux etoient François, pour mon grand +bonheur, car, en un lieu si ecarté, un Italien qui m'auroit vu en si +mauvais etat se seroit eloigné de moi plutôt que de me secourir, de peur +qu'etant trouvé en me rendant ce bon office, on ne le soupçonnât d'être +lui-même mon assassin. Tandis que l'un de ces deux charitables religieux +me confessa, l'autre courut en mon logis avertir mon hôte de ma +disgrâce. Il vint aussitôt à moi, et me fit porter demi mort dans mon +lit. Avec tant de blessures et tant d'amour, je ne fus pas longtemps +sans avoir une fièvre très violente. On desespera de ma vie, et je n'en +esperai pas mieux que les autres. + +[Note 151: On entendoit par ruelles «des alcôves et des lieux parés, +où les dames reçoivent leurs visites, soit dans le lit, soit sur des +siéges.» (Dict. de Furetière.) C'étoit proprement le large espace qu'on +laissoit de chaque côté du lit pour les visiteurs.] + +[Note 152: Couvent sis sur le mont Pincio, et dominant la piazza di +Spagna.] + +Cependant l'amour de Leonore ne me quittoit point; au contraire, il +augmentoit toujours à mesure que mes forces diminuèrent. Ne pouvant donc +plus supporter un fardeau si pesant sans m'en decharger, ni me resoudre +à mourir sans faire savoir à Leonore que je n'aurois voulu vivre que +pour elle, je demandai une plume et de l'encre. On crut que je rêvois; +mais je le fis avec une si grande instance, et je protestai si bien que +l'on me mettroit au desespoir si l'on me refusoit ce que je demandois, +que le seigneur Stephano, qui avoit bien reconnu ma passion et qui etoit +assez clairvoyant pour se douter à peu près de mon dessein, me fit +donner tout ce qu'il me falloit pour ecrire, et, comme s'il eût su mon +intention, il demeura seul dans ma chambre. Je relus les papiers que +j'avois ecrits un peu auparavant, pour me servir des pensées que j'avois +dejà eues sur le même sujet. Enfin voici ce que j'ecrivis à Leonore: + + Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'empêcher de vous + aimer; ma raison ne s'y opposa point: elle me dit aussi bien + que mes yeux que vous etiez la plus aimable personne du + monde, au lieu de me representer que je n'etois pas digne de + vous aimer; mais elle n'eût fait qu'irriter mon mal par des + remèdes inutiles, et, après m'avoir fait faire quelque + résistance, il auroit toujours fallu céder à la necessité de + vous aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient. Je + vous ai donc aimée, belle Leonore, et d'une amour si + respectueuse que vous ne m'en devez pas haïr, bien que j'aie + la hardiesse de vous la decouvrir. Mais le moyen de mourir + pour vous et de ne s'en glorifier pas? et quelle peine + pouvez-vous avoir à me pardonner un crime que vous aurez si + peu de temps à me reprocher? Il est vrai que vous avoir pour + la cause de sa mort est une recompense qui ne se peut + meriter que par un grand nombre de services, et vous avez + peut-être regret de m'avoir fait ce bien-là sans y penser. + Ne me le plaignez point, aimable Leonore, puisque vous ne me + le pouvez plus faire perdre et que c'est la seule faveur que + j'aie jamais reçue de la Fortune, laquelle ne pourra jamais + s'acquitter de ce qu'elle doit à votre merite qu'en vous + donnant des adorateurs autant au dessus de moi que toutes + les beautés du monde sont au dessous de la vôtre. Je ne suis + donc pas assez vain pour esperer que le moindre sentiment de + pitié..... + +Je ne pus achever ma lettre: tout d'un coup les forces me manquèrent et +la plume me tomba de la main, mon corps ne pouvant suivre mon esprit, +qui alloit si vîte; sans cela ce long commencement de lettre que je +viens de vous reciter n'auroit été que la moindre partie de la mienne, +tant la fièvre et l'amour m'avoient echauffé l'imagination. Je demeurai +long-temps evanoui sans donner aucun signe de vie; le seigneur Stephano, +qui s'en aperçut, ouvrit la porte de la chambre pour envoyer querir un +prêtre. Au même temps, Leonore et sa mère me vinrent voir: elles avoient +appris que j'avois eté assassiné, et parcequ'elles crurent que cela ne +m'etoit arrivé que pour les avoir voulu servir, et ainsi qu'elles +etoient la cause innocente de ma mort, elles n'avoient point fait +difficulté de me venir voir en l'etat où j'etois. Mon evanouissement +dura si long-temps qu'elles s'en allèrent devant que je fusse revenu à +moi, fort affligées, à ce que l'on pût juger, et dans la croyance que je +n'en reviendrois pas. Elles lurent ce que j'avois ecrit; et la mère, +plus curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avois laissés +sur mon lit, entre lesquels il y avoit une lettre de mon père, Garigues. +Je fus longtemps entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse fut la +plus forte. En quinze jours je fus hors de danger, et au bout de cinq ou +six semaines je commençois à marcher par la chambre. Mon hôte me disoit +souvent des nouvelles de Leonore; il m'apprit la charitable visite que +sa mère et elle m'avoient rendue, dont j'eus une extrême joie; et, si je +fus un peu en peine de ce qu'on avoit lu la lettre de mon père, je fus +d'ailleurs fort satisfait de ce que la mienne avoit été lue aussi. Je ne +pouvois parler d'autre chose que de Leonore toutes les fois que je me +trouvois seul avec Stephano. Un jour, me souvenant que la mère de +Leonore m'avoit dit qu'il me pourroit apprendre qui elle etoit et ce qui +la retenoit dans Rome, je le priai de me faire part de ce qu'il en +savoit. Il me dit qu'elle s'appeloit mademoiselle de la Boissière; +qu'elle etoit venue à Rome avec la femme de l'ambassadeur de France; +qu'un homme de condition, proche parent de l'ambassadeur, etoit devenu +amoureux d'elle; qu'elle ne l'avoit pas haï, et que d'un mariage +clandestin il en avoit eu cette belle Leonore. Il m'apprit de plus que +ce seigneur en avoit eté brouillé avec toute la maison de l'ambassadeur; +que cela l'avoit obligé de quitter Rome et d'aller demeurer quelque +temps à Venise avec cette mademoiselle de la Boissière, pour laisser +passer le temps de l'ambassade; que, l'ayant ramenée dans Rome, il lui +avoit meublé une maison et donné tous les ordres necessaires pour la +faire vivre en personne de condition tandis qu'il seroit en France, où +son père le faisoit revenir et où il n'avoit osé mener sa maîtresse, ou, +si vous voulez, sa femme, sçachant bien que son mariage ne seroit +approuvé de personne. Je vous avoue que je ne pus m'empêcher de +souhaiter quelquefois que ma Leonore ne fût pas fille legitime d'un +homme de condition, afin que le defaut de sa naissance eût plus de +rapport avec la bassesse de la mienne; mais je me repentois bientôt +d'une pensée si criminelle, et lui souhaitois une fortune aussi +avantageuse qu'elle la meritoit, quoique cette dernière pensée me causât +un desespoir etrange: car, l'aimant plus que ma vie, je prevoyois bien +que je ne pourrois jamais être heureux sans la posseder, ni la posseder +sans la rendre malheureuse. + +Lorsque j'achevois de me guerir, et que d'un si grand mal il ne me +restoit que beaucoup de pâleur sur le visage, causée par la grande +quantité de sang que j'avois perdu, mes jeunes maîtres revinrent de +l'armée des Venitiens, la peste, qui infectoit tout le Levant, ne leur +ayant pas permis d'y exercer plus long-temps leur courage. Verville +m'aimoit encore, comme il m'a toujours aimé, et Saint-Far ne me +temoignoit point encore qu'il me haït comme il a fait depuis. Je leur +fis le recit de tout ce qui m'etoit arrivé, à la reserve de l'amour que +j'avois pour Leonore. Ils temoignèrent une extrême envie de la +connoître, et je la leur augmentai en leur exagerant le merite de la +mère et de la fille. Il ne faut jamais louer la personne que l'on aime +devant ceux qui peuvent l'aimer aussi, puisque l'amour entre dans l'âme +aussi bien par les oreilles que par les yeux. C'est un emportement qui a +souvent bien fait du mal à ceux qui s'y sont laissé aller, et vous allez +voir si j'en puis parler par experience. Saint-Far me demandoit tous les +jours quand je le menerois chez mademoiselle de la Boissière. Un jour +qu'il me pressoit plus qu'il n'avoit jamais fait, je lui dis que je ne +sçavois pas si elle l'auroit agreable, parcequ'elle vivoit fort retirée. +«Je vois bien que vous êtes amoureux de sa fille», me repartit-il; et, +ajoutant qu'il iroit bien la voir sans moi, il me rompit si rudement en +visière, et je parus si etonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être +il ne soupçonnoit pas encore. Il me fit ensuite cent mauvaises +railleries, et me mit en un tel desordre que Verville en eut pitié. Il +me tira d'auprès de ce brutal et me mena au Cours, où je fus extrêmement +triste, quelque peine que prît Verville à me divertir par une bonté +extraordinaire à une personne de son âge et d'une condition si eloignée +de la mienne. Cependant son brutal de frère travailloit à sa +satisfaction, ou plutôt à ma ruine. Il s'en alla chez mademoiselle de la +Boissière, où l'on le prit d'abord pour moi, parcequ'il avoit avec lui +le valet de mon hôte, qui m'y avoit accompagné plusieurs fois; et je +crois que sans cela on ne l'y auroit pas reçu. Mademoiselle de la +Boissière fut fort surprise de voir un homme inconnu. Elle dit à +Saint-Far que, ne le connoissant point, elle ne savoit à quoi attribuer +l'honneur qu'il lui faisoit de la visiter. Saint-Far lui dit sans +marchander qu'il etoit le maître d'un jeune garçon qui avoit eté assez +heureux pour avoir eté blessé en lui rendant un petit service. Ayant +debuté par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni à la fille, comme +j'ai sçu depuis, et ces deux spirituelles personnes ne se souciant pas +beaucoup de hasarder la reputation de leur esprit avec un homme qui leur +avoit d'abord fait voir qu'il n'en avoit guère, le brutal se divertit +fort peu avec elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup avec lui. Ce qui le +pensa faire enrager, c'est qu'il n'eut pas seulement la satisfaction de +voir Leonore au visage, quelque instante prière qu'il lui fit de lever +le voile qu'elle portoit d'ordinaire, comme font à Rome les filles de +condition qui ne sont pas encore mariées. Enfin ce galant homme s'ennuya +de les ennuyer; il les delivra de sa fâcheuse visite, et s'en retourna +chez le seigneur Stephano, remportant fort peu davantage du mauvais +office qu'il m'avoit rendu. Depuis ce temps-là, comme les brutaux sont +fort portés à vouloir du mal à ceux à qui ils en ont fait, il eut pour +moi des mepris si insupportables et me desobligea si souvent que j'eusse +cent fois perdu le respect que je devois à sa condition, si Verville, +par des bontés continuelles, ne m'eût aidé à souffrir les brutalités de +son frère. Je ne sçavois point encore le mal qu'il m'avoit fait, quoique +j'en ressentisse souvent les effets. Je trouvois bien mademoiselle de la +Boissière plus froide qu'elle n'etoit au commencement de notre +connoissance; mais, etant egalement civile, je ne remarquois point que +je lui fusse à charge. Pour Leonore, elle me paroissoit fort rêveuse +devant sa mère, et, quand elle n'en etoit pas observée, il me sembloit +qu'elle en avoit le visage moins triste et que j'en recevois des regards +plus favorables. + +Le Destin contoit ainsi son histoire, et les comediennes l'ecoutoient +attentivement, sans temoigner qu'elles eussent envie de dormir, lorsque +deux heures après minuit sonnèrent. Mademoiselle de la Caverne fit +souvenir le Destin qu'il devoit le lendemain tenir compagnie à la +Rappinière jusqu'à une maison qu'il avoit à deux ou trois lieues de la +ville, où il avoit promis de leur donner le plaisir de la chasse. Le +Destin prit donc congé des comediennes et se retira dans sa chambre, où +il y a apparence qu'il se coucha. Les comediennes firent la même chose, +et ce qui restoit de la nuit se passa fort paisiblement dans +l'hôtellerie, le poète, par bonheur, n'ayant point enfanté de nouvelles +stances. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Enlevement du curé de Domfront. + +Ceux qui auront eu assez de temps à perdre pour l'avoir employé à lire +les chapitres precedents doivent sçavoir, s'ils ne l'ont oublié, que le +curé de Domfront etoit dans l'un des brancards qui se trouvèrent quatre +de compagnie dans un petit village, par une rencontre qui ne s'etoit +peut-être jamais faite. Mais, comme tout le monde sait, quatre brancards +se peuvent plutôt rencontrer ensemble que quatre montagnes. Ce curé +donc, qui s'etoit logé dans la même hôtellerie de nos comediens, fit +consulter sa gravelle par les medecins du Mans, qui lui dirent en latin +fort elegant qu'il avoit la gravelle (ce que le pauvre homme ne savoit +que trop), et, ayant aussi achevé d'autres affaires qui ne sont pas +venues à ma connoissance, il partit de l'hôtellerie sur les neuf heures +du matin pour retourner à la conduite de ses ouailles. Une jeune nièce +qu'il avoit, habillée en demoiselle[153], soit qu'elle le fût ou non, se +mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme, qui etoit gros et +court. Un paysan, nommé Guillaume, conduisoit par la bride le cheval de +devant, par l'ordre exprès du curé, de peur que ce cheval ne mît le pied +en faute; et le valet du curé, nommé Jullian, avoit soin de faire aller +le cheval de derrière, qui etoit si retif que Jullian etoit souvent +contraint de le pousser par le cul. Le pot de chambre du curé, qui etoit +de cuivre jaune, reluisant comme de l'or parcequ'il avoit été ecuré dans +l'hôtellerie, etoit attaché au côté droit du brancard, ce qui le rendoit +bien plus recommandable que le gauche, qui n'etoit paré que d'un chapeau +dans un étui de carte[154], que le curé avoit retiré du messager de +Paris pour un gentilhomme de ses amis qui avoit sa maison auprès de +Domfront. + +[Note 153: C'est-à-dire en femme de condition. «Ah! qu'une femme +demoiselle est une étrange affaire!» dit G. Dandin (act. 1, sc. 1).] + +[Note 154: De carte, c'est-à-dire de petit carton, ou de plusieurs +feuilles de papier collées ensemble. Ordinairement les étuis de carte +étoient pour les manchons et autres objets semblables, et l'on en +faisoit de bois pour les chapeaux.] + +À une lieue et demie de la ville, comme le brancard alloit son petit +train dans un chemin creux revêtu de haies plus fortes que des +murailles, trois cavaliers, soutenus de deux fantassins, arrêtèrent le +venerable brancard. L'un d'eux, qui paroissoit être le chef de ces +coureurs de grands chemins, dit d'une voix effroyable: «Par la mort! le +premier qui soufflera, je le tue!» et presenta la bouche de son pistolet +à deux doigts près des yeux du paysan Guillaume, qui conduisoit le +brancard. Un autre en fit autant à Jullian, et un des hommes de pied +coucha en joue la nièce du curé, qui cependant dormoit dans son brancard +fort paisiblement, et ainsi fut exempté de l'effroyable peur qui saisit +son petit train pacifique. Ces vilains hommes firent marcher le brancard +plus vite que les mechans chevaux qui le portoient n'en avoient envie. +Jamais le silence n'a eté mieux observé dans une action si violente. La +nièce du curé etoit plus morte que vive; Guillaume et Jullian pleuroient +sans oser ouvrir la bouche, à cause de l'effroyable vision des armes à +feu, et le curé dormoit toujours, comme je vous ai dejà dit. Un des +cavaliers se detacha du gros au galop et prit le devant. Cependant le +brancard gagna un bois, à l'entrée duquel le cheval de devant, qui +mouroit peut-être de peur aussi bien que celui qui le menoit, ou par +belle malice, ou parceque l'on le faisoit aller plus vite qu'il ne lui +etoit permis par sa nature pesante et endormie, ce pauvre cheval donc +mit le pied dans une ornière et broncha si rudement que monsieur le curé +s'en eveilla, et sa nièce tomba du brancard sur la maigre croupe de la +haridelle. Le bonhomme appela Jullian, qui n'osa lui répondre; il appela +sa nièce, qui n'avoit garde d'ouvrir la bouche; le paysan eut le coeur +aussi dur que les autres, et le curé se mit en colère tout de bon. On a +voulu dire qu'il jura Dieu, mais je ne puis croire cela d'un curé du +Bas-Maine. La nièce du curé s'etoit relevée de dessus la croupe du +cheval, et avoit repris sa place sans oser regarder son oncle, et le +cheval, s'etant relevé vigoureusement, marchoit plus fort qu'il n'avoit +jamais fait, nonobstant le bruit du curé, qui crioit de sa voix de +lutrin: «Arrête, arrête!» Ses cris redoublés excitoient le cheval et le +faisoient aller encore plus vite, et cela faisoit crier le curé encore +plus fort. Il appeloit tantôt Jullian, tantôt Guillaume, et plus souvent +que les autres sa nièce, au nom de laquelle il joignoit souvent +l'epithète de double carogne. Elle eût pourtant bien parlé si elle eût +voulu, car celui qui lui faisoit garder le silence si exactement etoit +allé joindre les gens de cheval, qui avoient pris le devant et qui +etoient eloignés du brancard de quarante ou cinquante pas; mais la peur +de la carabine la rendoit insensible aux injures de son oncle, qui se +mit enfin à hurler et à crier à l'aide et au meurtre, voyant qu'on lui +desobeissoit si opiniâtrement. Là-dessus, les deux cavaliers qui avoient +pris le devant, et que le fantassin avoit fait revenir sur leurs pas, +rejoignirent le brancard et le firent arrêter. L'un d'eux dit +effroyablement à Guillaume: «Qui est le fou qui crie là-dedans?--Helas! +Monsieur, vous le sçavez mieux que moi», repondit le pauvre Guillaume. +Le cavalier lui donna du bout de son pistolet dans les dents, et, le +presentant à la nièce, lui commanda de se demasquer et de lui dire qui +elle etoit. Le curé, qui voyoit de son brancard tout ce qui se passoit, +et qui avoit un procès avec un gentilhomme de ses voisins nommé de +Laune[155], crut que c'etoit lui qui le vouloit assassiner. Il se mit +donc à crier: «Monsieur de Laune, si vous me tuez, je vous cite devant +Dieu. Je suis sacré prêtre indigne, et vous serez excommunié comme un +loup-garou[156].» Cependant sa pauvre nièce se demasquoit, et faisoit +voir au cavalier un visage effrayé qui lui etoit inconnu. Cela fit un +effet à quoi l'on ne s'attendoit point. Cet homme colère lâcha son +pistolet dans le ventre du cheval qui portoit le devant du brancard, et +d'un autre pistolet qu'il avoit à l'arçon de sa selle donna droit dans +la tête d'un de ses hommes de pied en disant: «Voilà comme il faut +traiter ceux qui donnent de faux avis.» Ce fut alors que la frayeur +redoubla au curé et à son train: il demanda confession; Jullian et +Guillaume se mirent à genoux, et la nièce du curé se rangea auprès de +son oncle. Mais ceux qui leur faisoient tant de peur les avoient dejà +quittés, et s'etoient eloignés d'eux autant que leurs chevaux avoient pu +courir, leur laissant en depôt celui qui avoit eté tué d'un coup de +pistolet. Jullian et Guillaume se levèrent en tremblant, et dirent au +curé et à sa nièce que les gendarmes s'en etoient allés. Il fallut +deteler le cheval de derrière, afin que le brancard ne penchât pas tant +sur le devant, et Guillaume fut envoyé en un bourg prochain pour trouver +un autre cheval. Le curé ne sçavoit que penser de ce qui lui etoit +arrivé; il ne pouvoit deviner pourquoi on l'avoit enlevé, pourquoi on +l'avoit quitté sans le voler, et pourquoi ce cavalier avoit tué un des +siens mêmes, dont le curé n'etoit pas si scandalisé que de son pauvre +cheval tué, qui vraisemblablement n'avoit jamais rien eu à demêler avec +cet etrange homme. Il concluoit toujours que c'etoit de Laune qui +l'avoit voulu assassiner, et qu'il en auroit la raison. Sa nièce lui +soutenoit que ce n'etoit point de Laune, qu'elle connoissoit bien; mais +le curé vouloit que ce fût lui, pour lui faire un bon grand procès +criminel, se fiant peut-être aux temoins à gages[157] qu'il esperoit de +trouver à Goron[158], où il avoit des parens. + +[Note 155: De Laune est un nom assez commun dans le pays, et il +appartient à une ancienne famille du Maine. On trouve, vers 1670, un +chanoine de ce nom au Mans, et il y a encore aujourd'hui la forge de +l'Aune sur la rivière d'Orthe, dans les communes de Douillet et de +Montreuil.] + +[Note 156: Un loup-garou étoit proprement un homme ou une femme +métamorphosé en loup par sorcellerie. On croyoit encore aux loups-garous +au XVIIe siècle. Bodin, Boguet, Delancre, en rapportent des histoires +qui se sont passées de leur temps. En 1615, J. de Nynauld publia un +traité complet de la Lycanthropie. Vers la fin du XVIe siècle, Claude, +prieur de Laval, dans le Maine, avoit mis au jour des Dialogues sur le +même sujet. Les loups-garous passoient surtout pour fort communs dans le +Poitou, province assez voisine du Maine.] + +[Note 157: Les témoins du Maine, pays processif par excellence, +n'étoient pas en bonne réputation, et c'est à leur mauvaise renommée que +Racine fait allusion dans les Plaideurs: + + DANDIN. + + Pourquoi les récuser? + + L'INTIMÉ. + + Monsieur, ils sont du Maine. + + DANDIN. + + Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine. + (Acte 3, sc. 3.)] + +[Note 158: Bourg à cinq lieues N.-O. de Mayenne.] + +Comme ils contestoient là-dessus, Jullian, qui vit paroître de loin +quelque cavalerie, s'enfuit tant qu'il put. La nièce du curé, qui vit +fuir Jullian, crut qu'il en avoit du sujet et s'enfuit aussi, ce qui fit +perdre au curé la tramontane, ne sçachant plus ce qu'il devoit penser de +tant d'evenemens extraordinaires; enfin, il vit aussi la cavalerie que +Jullian avoit vue, et, qui pis est, il vit qu'elle venoit droit à lui. +Cette troupe etoit composée de neuf ou dix chevaux, au milieu de +laquelle il y avoit un homme lié et garrotté sur un mechant cheval et +defait comme ceux qu'on mène pendre. Le curé se mit à prier Dieu et se +recommanda de bon coeur à sa toute bonté, sans oublier le cheval qui lui +restoit; mais il fut bien etonné et rassuré tout ensemble quand il +reconnut la Rappinière et quelques uns de ses archers. La Rappinière lui +demanda ce qu'il faisoit là, et si c'etoit lui qui avoit tué l'homme +qu'il voyoit roide mort auprès du corps d'un cheval. Le curé lui conta +ce qui lui etoit arrivé, et conclut encore que c'etoit de Laune qui +l'avoit voulu assassiner: de quoi la Rappinière verbalisa amplement. Un +des archers courut au prochain village pour faire enlever le corps mort, +et revint avec la nièce du curé et Jullian, qui s'etoient rassurés et +qui avoient rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le brancard. Le +curé s'en retourna à Domfront sans aucune mauvaise rencontre, où, tant +qu'il vivra, il contera son enlèvement[159]. Le cheval mort fut mangé +des loups ou des mâtins; le corps de celui qui avoit eté tué fut enterré +je ne sais où, et la Rappinière, le Destin, la Rancune et l'Olive, les +archers et le prisonnier, s'en retournèrent au Mans. Et voilà le succès +de la chasse de la Rappinière et des comediens, qui prirent un homme au +lieu de prendre un lièvre. + +[Note 159: Le curé de Domfront, pendant le séjour de Scarron au +Mans, étoit, nous apprend Michel Gomboust, fils de M. de La Tousche, que +notre auteur peut avoir connu. Il est possible que, placé dans une +situation équivoque par la possession irrégulière de son bénéfice, +Scarron ait eu maille à partir avec lui, comme avec quelques autres +ecclésiastiques, et qu'il ait voulu s'en venger à sa manière en le +faisant figurer dans une scène burlesque.] + + + + +CHAPITRE XV. + +Arrivée d'un operateur[160] dans l'hôtellerie. Suite de l'histoire de +Destin et de l'Etoile. + +[Note 160: Les opérateurs étoient des médecins empiriques qui +couroient la France pour débiter leurs drogues, en se faisant souvent +accompagner d'acteurs chargés d'attirer le public autour d'eux. Voy. +Rom. com., 3e partie, ch. 4 et 13. Ainsi Tabarin étoit associé de +Mondor, fameux opérateur qui vendoit du baume sur la place Dauphine; +Bruscambille fut long-temps acteur de Jean Farine, un des plus célèbres +opérateurs du temps, et Guillot-Gorju fit aussi le même métier avant +d'entrer à l'hôtel de Bourgogne. On peut voir dans la Maison des jeux, +l. 1. p. 121 et suiv. (Sercy, 1642), d'intéressants détails sur un +merveilleux opérateur du temps.] + +SERENADE. + +Il vous souviendra, s'il vous plaît, que, dans le precedent chapitre, +l'un de ceux qui avoient enlevé le curé de Domfront avoit quitté ses +compagnons etoit allé au galop je ne sais où. Comme il pressoit +extremement son cheval dans un chemin fort creux et fort etroit, il vit +de loin quelques gens de cheval qui venoient à lui. Il voulut retourner +sur ses pas pour les eviter et tourna son cheval si court et avec tant +de precipitation, qu'il se cabra et se renversa sur son maître. La +Rappinière et sa troupe (car c'etoient ceux qu'il avoit vus) trouvèrent +fort etrange qu'un homme qui venoit à eux si vite eût voulu s'en +retourner de la même façon; cela donna quelque soupçon à la Rappinière, +qui de son naturel en etoit fort susceptible, outre que sa charge +l'obligeoit à croire plutôt le mal que le bien; son soupçon s'augmenta +beaucoup quand, etant auprès de cet homme, qui avoit une jambe sous son +cheval, il vit qu'il ne paroissoit pas tant effrayé de sa chute que de +ce qu'il en avoit des temoins. Comme il ne hasardoit rien en augmentant +sa peur, et qu'il sçavoit faire sa charge mieux que prevôt du royaume, +il lui dit en l'approchant: «Vous voilà donc pris, homme de bien; ah! je +vous mettrai en lieu d'où vous ne tomberez pas si lourdement.» Ces +paroles etourdirent le malheureux bien plus que n'avoit fait sa chute, +et la Rappinière et les siens remarquèrent sur son visage de si grandes +marques d'une conscience bourrelée que tout autre moins entreprenant que +lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il commanda donc à ses archers de +lui aider à se relever et le fit lier et garotter sur son cheval. La +rencontre qu'il fit un peu après du curé de Domfront dans le désordre +que vous avez vu, auprès d'un homme mort et d'un cheval tué d'un coup de +pistolet, lui assurèrent[161] qu'il ne s'etoit pas mepris, à quoi +contribua beaucoup la frayeur du prisonnier, qui augmenta visiblement à +son arrivée. Le Destin le regardoit plus attentivement que les autres, +pensant le reconnoître, et ne pouvant se remettre en mémoire où il +l'avoit vu; il travailla en vain sa réminiscence durant le chemin, il ne +put y retrouver ce qu'il cherchoit. Enfin, ils arrivèrent au Mans, où la +Rappinière fit emprisonner le prétendu criminel; et les comédiens, qui +devoient commencer le lendemain à représenter, se retirèrent en leur +hôtellerie pour donner ordre à leurs affaires. Ils se réconcilièrent +avec l'hôte, et le poète, qui etoit liberal comme un poète, voulut payer +le souper. Ragotin, qui se trouva dans l'hôtellerie et qui ne s'en +pouvoit eloigner depuis qu'il etoit amoureux de l'Etoile, en fut convié +par le poète, qui fut assez fou pour y convier aussi tous ceux qui +avoient été spectateurs de la bataille qui s'etoit donnée la nuit +précédente en chemise entre les comédiens et la famille de l'hôte. + +[Note 161: Il faudroit lire assura. Mais je trouve cette faute dans +l'édition originale, et je ne crois pas devoir la corriger: c'est une +conséquence naturelle de la rapidité avec laquelle travailloit Scarron.] + +Un peu devant le souper, la bonne compagnie qui etoit déjà dans +l'hôtellerie augmenta d'un operateur et de son train, qui etoit composé +de sa femme, d'une vieille servante maure, d'un singe[162] et de deux +valets. La Rancune le connoissoit il y avoit long-temps; ils se firent +force caresses, et le poète, qui faisoit aisement connoissance, ne +quitta point l'operateur et sa femme qu'à force de compliments pompeux, +et qui ne disoient pourtant pas grand chose, s'il ne leur eût fait +promettre qu'ils lui feroient l'honneur de souper avec lui[163]. On +soupa; il ne s'y passa rien de remarquable; on y but beaucoup et on n'y +mangea pas moins. Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile, ce qui +l'enivra autant que le vin qu'il avala, et il parla fort peu durant le +souper, quoique le poète lui donnât une belle matière à contester, +blâmant tout net les vers de Theophile, dont Ragotin etoit grand +admirateur[164]. Les comédiennes firent quelque temps conversation avec +la femme de l'operateur, qui etoit Espagnole et n'etoit pas desagreable. +Elles se retirèrent ensuite dans leur chambre, où le Destin les +conduisit pour achever son histoire, que la Caverne et sa fille +mouroient d'impatience d'entendre. L'Etoile cependant se mit à etudier +son rôle, et le Destin, ayant pris une chaise auprès d'un lit où la +Caverne et sa fille s'assirent, reprit son histoire en cette sorte: + +[Note 162: Comme aujourd'hui, les charlatans et saltimbanques +aimoient à s'entourer d'un attirail bizarre, destiné à capter +l'attention du populaire. Le singe, en particulier, étoit recherché pour +cet usage. On connoît le fameux singe de Brioché, Fagotin, dont a parlé +La Fontaine, et que Cyrano, dit-on, tua d'un coup d'épée. Voy. Éd. +Fournier, Variét. hist., P. Jannet, t. 1, p. 277, etc. Il étoit d'usage +aussi que les opérateurs eussent avec eux un Marocain, nègre vrai ou +faux, plus souvent faux que vrai, qui remplissoit les fonctions de valet +et leur servoit à attirer la foule.] + +[Note 163: On peut voir dans l'Histoire de Barry, de Filandre et +d'Alison (1704, in-12), les relations intimes qui existoient alors entre +les comédiens et les opérateurs, et la familiarité dans laquelle ils +vivoient ensemble, comme gens de métier analogue.] + +[Note 164: «Dans ma jeunesse, dit Saint-Evremont, on admiroit +Théophile, malgré ses irrégularités et ses négligences.... Je l'ai vu +décrié depuis par tous les versificateurs» (Quelques observations sur le +goût et le discernement des François). Cette remarque est d'accord avec +le passage de Scarron; seulement, il est naturel que Ragotin admire +beaucoup ce poète, en sa double qualité de provincial arriéré et +d'esprit fort.] + +Vous m'avez vu jusques ici fort amoureux et bien en peine de l'effet que +ma lettre auroit fait dans l'esprit de Leonore et de sa mère; vous +m'allez voir encore plus amoureux et le plus desesperé de tous les +hommes. J'allois voir tous les jours mademoiselle de la Boissière et sa +fille, si aveuglé de ma passion que je ne remarquois point la froideur +que l'on avoit pour moi, et considerois encore moins que mes trop +frequentes visites pouvoient leur être à la fin incommodes. Mademoiselle +de la Boissière s'en trouvoit fort importunée depuis que Saint-Far lui +avoit appris qui j'etois; mais elle ne pouvoit civilement me defendre sa +maison après ce qui m'etoit arrivé pour elle. Pour sa fille, à ce que je +puis juger par ce qu'elle a fait depuis, je lui faisois pitié, et elle +ne suivoit pas en cela les sentimens de sa mère, qui ne la perdoit +jamais de vue, afin que je ne pusse me trouver en particulier avec elle. +Mais, pour vous dire le vrai, quand cette belle fille eût voulu me +traiter moins froidement que sa mère, elle n'eût osé l'entreprendre +devant elle. Ainsi je souffrois comme une âme damnée, et mes frequentes +visites ne me servoient qu'à me rendre plus odieux à ceux à qui je +voulois plaire. Un jour que mademoiselle de la Boissière reçut des +lettres de France qui l'obligeoient à sortir, aussitôt qu'elle les eût +lues elle envoya louer un carrosse et chercher le seigneur Stephano pour +s'en faire accompagner, n'osant pas aller seule depuis la fâcheuse +rencontre où je l'avois servie. J'etois plus prêt et plus propre à lui +servir d'ecuyer que celui qu'elle envoyoit chercher; mais elle ne +vouloit pas recevoir le moindre service d'une personne dont elle se +vouloit defaire. Par bonheur Stephano ne se trouva point, et elle fut +contrainte de temoigner devant moi la peine où elle etoit de n'avoir +personne pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce que je fis avec +autant de joie qu'elle avoit de depit d'être reduite de me mener avec +elle. Je la menai chez un cardinal qui etoit lors protecteur de +France[165], et qui lui donna heureusement audience aussitôt qu'elle la +lui eut fait demander. Il falloit que son affaire fût d'importance et +qu'elle ne fût pas sans difficulté, car elle fut long-temps à lui parler +en particulier dans une espèce de grotte, ou plutôt une fontaine +couverte, qui etoit au milieu d'un fort beau jardin. Cependant tous ceux +qui avoient suivi ce cardinal se promenoient dans les endroits du jardin +qui leur plaisoient le plus. + +[Note 165: Tous les pays avoient à la cour de Rome des cardinaux +protecteurs, c'est-à-dire chargés d'y représenter leurs intérêts +spirituels.] + +Me voilà donc dans une grande allée d'orangers, seul avec la belle +Leonore, comme j'avois tant souhaité de fois, et pourtant encore moins +hardi que je n'avois jamais eté. Je ne sais si elle s'en aperçut et si +ce fut par bonté qu'elle parla la première: «Ma mère, me dit-elle, aura +bien du sujet de quereller le seigneur Stephano de nous avoir +aujourd'hui manqué et d'être cause que nous vous donnons tant de +peine.--Et moi je lui serai bien obligé, lui repondis-je, de m'avoir +procuré, sans y penser, la plus grande felicité dont je jouirai +jamais.--Je vous ai assez d'obligation, repartit-elle, pour prendre part +à tout ce qui vous est avantageux: dites-moi donc, je vous prie, la +felicité qu'il vous a procurée, si c'est une chose qu'une fille puisse +sçavoir, afin que je m'en rejouisse.--J'aurois peur, lui dis-je, que +vous ne la fissiez cesser?--Moi! reprit-elle. Je ne fus jamais envieuse, +et, quand je le serois pour tout autre, je ne le serois jamais pour une +personne qui a mis sa vie en hasard pour moi.--Vous ne le feriez pas par +envie, lui repondis-je.--Et par quel autre motif m'opposerois-je à votre +felicité? reprit-elle.--Par mepris, lui dis-je.--Vous me mettez bien en +peine, ajouta-t-elle, si vous ne m'apprenez ce que je mepriserois, et de +quelle façon le mepris que je ferois de quelque chose vous la rendroit +moins agreable?--Il m'est bien aisé de m'expliquer, lui repondis-je, +mais je ne sais si vous voudriez bien m'entendre.--Ne me le dites donc +point, me dit-elle: car, quand on doute si on voudra bien entendre une +chose, c'est signe qu'elle n'est pas intelligible ou qu'elle peut +deplaire.» Je vous avoue que je me suis etonné cent fois comment je lui +pouvois repondre, songeant bien moins à ce qu'elle me disoit qu'à sa +mère, qui pouvoit revenir et me faire perdre l'occasion de lui parler de +mon amour. Enfin je m'enhardis, et, sans employer plus de temps en une +conversation qui ne me conduisoit pas assez vite où je voulois aller, je +lui dis, sans repondre à ses dernières paroles, qu'il y avoit long-temps +que je cherchois l'occasion de lui parler pour lui confirmer ce que +j'avois pris la hardiesse de lui ecrire, et que je ne me serois jamais +hasardé à cela si je n'avois sçu qu'elle avoit lu ma lettre. Je lui +redis ensuite une grande partie de ce que je lui avois ecrit, et ajoutai +qu'etant prêt de partir pour la guerre que le pape faisoit à quelques +princes d'Italie[166], et etant resolu d'y mourir, puisque je n'etois +pas digne de vivre pour elle, je la priois de m'apprendre les sentimens +qu'elle auroit eus pour moi si ma fortune eût eu plus de rapport avec la +hardiesse que j'avois eue de l'aimer. Elle m'avoua en rougissant que ma +mort ne lui seroit pas indifferente. «Et si vous êtes homme à faire +quelque chose pour vos amis, ajouta-t-elle, conservez-nous en un qui +nous a eté si utile; ou du moins, si vous êtes si pressé de mourir par +une raison plus forte que celle que vous me venez de dire, differez +votre mort jusques à tant que nous soyons revenus en France, où je dois +bientôt retourner avec ma mère.» Je la pressai de me dire plus +clairement les sentimens qu'elle avoit pour moi. Mais sa mère se trouva +lors si près de nous qu'elle n'eût pu me repondre quand elle l'eût +voulu. Mademoiselle de la Boissière me fit une mine assez froide, à +cause peut-être que j'avois eu le temps d'entretenir Leonore en +particulier, et cette belle fille même me parut en être un peu en peine. +Cela fut cause que je n'osai être que fort peu de temps chez elles. Je +les quittai le plus content du monde, et tirant des consequences fort +avantageuses à mon amour de la reponse de Leonore. + +[Note 166: Cette guerre n'étoit en réalité qu'une lutte entre les +Farnèse, représentés par Odoardo Farnèse, prince de Parme, et les +Barberini, représentés par Urbain VIII. Lorsque le pape eut essayé +d'attaquer Parme et Plaisance (1641), les princes italiens rassemblèrent +une armée dans le Modenois pour arrêter ses envahissements. Après des +péripéties diverses, la paix se fit par la médiation de la France.] + +Le lendemain, je ne manquai pas de les aller voir, suivant ma coutume. +On me dit qu'elles etoient sorties, et on me dit la même chose trois +jours de suite que j'y retournai sans me rebuter. Enfin le seigneur +Stephano me conseilla de n'y aller plus, parceque mademoiselle de la +Boissière ne permettroit pas que je visse sa fille, ajoutant qu'il me +croyoit trop raisonnable pour m'aller faire donner un refus. Il m'apprit +la cause de ma disgrace: la mère de Leonore l'avoit trouvée qui +m'ecrivoit une lettre, et, après l'avoit fort maltraitée, elle avoit +donné ordre à ses gens de me dire qu'elles n'y etoient pas, toutes les +fois que je les viendrois voir. Ce fut alors que j'appris le mauvais +office que m'avoit rendu Saint-Far, et que depuis ce temps-là mes +visites avoient fort importuné la mère. Pour la fille, Stephano m'assura +de sa part que mon merite lui eût fait oublier ma fortune si sa mère eût +été aussi peu interessée qu'elle. + +Je ne vous dirai point le desespoir où me mirent ces fâcheuses +nouvelles; je m'affligeai autant que si on m'eût refusé Leonore +injustement, quoique je n'eusse jamais esperé de la posseder; je +m'emportai contre Saint-Far, et je songeai même a me battre contre lui; +mais enfin, me remettant devant les yeux ce que je devois à son père et +à son frère, je n'eus recours qu'à mes larmes. Je pleurai comme un +enfant, et je m'ennuyai partout où je ne fus pas seul. Il fallut partir +sans voir Leonore. Nous fîmes une campagne dans l'armée du pape, où je +fis tout ce que je pus pour me faire tuer. La fortune me fut contraire +en cela comme elle avoit toujours eté en autres choses. Je ne pus +trouver la mort que je cherchois, et j'acquis quelque reputation que je +ne cherchois point, et qui m'auroit satisfait en un autre temps; mais, +pour lors, rien ne me pouvoit satisfaire que le souvenir de Leonore. +Verville et Saint-Far furent obligés de retourner en France, où le baron +d'Arques les reçut en père idolâtre de ses enfans. Ma mère me reçut fort +froidement; pour mon père, il se tenoit à Paris chez le comte de Glaris, +qui l'avoit choisi pour être le gouverneur de son fils. Le baron +d'Arques, qui avoit sçu ce que j'avois fait dans la guerre d'Italie, où +même j'avois sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à lui en +qualité de gentilhomme. Il me permit d'aller voir mon père à Paris, qui +me reçut encore plus mal que n'avoit fait sa femme. Un autre homme de sa +condition, qui eût eu un fils aussi bien fait que moi, l'eût presenté au +comte Ecossois; mais mon père me tira hors de son logis avec +empressement, comme s'il eût eu peur que je l'eusse deshonoré. Il me +reprocha cent fois, durant le chemin que nous fîmes ensemble, que +j'etois trop brave, que j'avois la mine d'être glorieux et que j'aurois +mieux fait d'apprendre un metier que d'être un traîneur d'epée. Vous +pouvez penser que ces discours-là n'etoient guère agreables à un jeune +homme qui avoit eté bien elevé, qui s'etoit mis en quelque reputation à +la guerre, et enfin qui avoit osé aimer une fort belle fille, et même +lui decouvrir sa passion. Je vous avoue que les sentimens de respect et +d'amitié que l'on doit avoir pour un père n'empêchèrent point que je ne +le regardasse comme un très fâcheux vieillard. Il me promena dans deux +ou trois rues, me caressant de la sorte que je vous viens de dire, et +puis me quitta tout d'un coup, me defendant expressement de le revenir +voir. Je n'eus pas grand'peine à me resoudre de lui obéir. Je le quittai +et m'en allai voir M. de Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut +fort indigné de la brutalité du mien, et me promit de ne me point +abandonner. Le baron d'Arques eut des affaires qui l'obligèrent d'aller +demeurer à Paris. Il se logea à l'extremité du faubourg Saint-Germain, +en une fort belle maison que l'on avoit bâtie depuis peu avec beaucoup +d'autres qui ont rendu ce faubourg-là aussi beau que la ville[167]. + +[Note 167: Ce fut surtout dans la première moitié du XVIIe siècle, +sous Louis XIII et Louis XIV, que l'emplacement du Pré-aux-Clercs se +recouvrit peu à peu de constructions monumentales, et que le faubourg +Saint-Germain se trouva construit comme par enchantement. «On a +commencé, dit Sauval, à y bâtir en 1630; et quoique, depuis, tant Louis +XIII que Louis XIV aient souvent fait défense de passer certaines +limites, on ne laisse pas néanmoins d'avancer toujours... Tous les jours +on y entreprend de grands logis et beaux.» (Antiq., l. 8.) Corneille +lui-même va nous servir de témoin: + + Paris voit tous les jours de ces métamorphoses; + Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses: + Toute une ville entière, avec pompe bâtie, + Semble d'un vieux fossé par miracle sortie, + Et nous fait présumer, à ses superbes toits, + Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois. + (Menteur, II, 5.) + +Voir aussi le début de l'Esprit follet de d'Ouville (1642). Ce ne fut +que vers 1620 qu'on commença à bâtir le quai Malaquais, sur une partie +du terrain occupé jadis par le palais, ou plutôt par les jardins de la +reine Marguerite, première femme de Henri IV. Jusque là, en sortant de +la porte de Nesle, située à peu près où est maintenant l'Institut, on +entroit en pleine campagne, dans le Pré-aux-Clercs. Cet emplacement, où +se voyoient à peine quelques rues, composées de maisons éparses que +séparoient des prés et des jardins, fut peu à peu sillonné par les rues +Jacob, des Saints-Pères, du Bac, de l'Université, de Verneuil, etc.] + +Saint-Far et Verville faisoient leur cour, alloient au Cours[168] ou en +visite, et faisoient tout ce que font les jeunes gens de leur condition +en cette grande ville, qui fait passer pour campagnards les habitans des +autres villes du royaume. Pour moi, quand je ne les accompagnois point, +je m'allois exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes, ou bien +j'allois à la comedie, ce qui est cause, peut-être, de ce que je suis +passable comedien. + +[Note 168: Le mot Cours signifioit alors un «lieu qui sert de +rendez-vous au beau monde pour la promenade» (Dictionn. de Furetière). +Quand on l'employoit sans autre désignation, pour Paris, il indiquoit le +plus célèbre de tous: le Cours-la-Reine, ouvert sous la régence de Marie +de Médicis, en 1628, date des Lettres patentes, au lieu où il est encore +aujourd'hui, et qui fut bien vite adopté par la mode. V. Le Maire, Paris +ancien et moderne, t. 3, p. 386. Le Cours hors la porte Saint-Antoine +partageoit avec le Cours-la-Reine les préférences du beau monde. «Les +vrais galands seront curieux de dresser un almanach où ils verront..... +quand commence le Cours hors la porte Saint-Antoine, et quand c'est que +celuy de la Reyne-Mère a la vogue.» (Lois de la galant.)] + +Un jour Verville me tira en particulier, et me decouvrit qu'il etoit +devenu fort amoureux d'une demoiselle qui demeuroit dans la même rue. Il +m'apprit qu'elle avoit un frère nommé Saldagne, qui etoit aussi jaloux +d'elle et d'une autre soeur qu'elle avoit que s'il eût eté leur mari, et +il me dit de plus qu'il avoit fait assez de progrès auprès d'elle pour +l'avoir persuadée de lui donner, la nuit suivante, entrée dans son +jardin, qui repondoit par une porte de derrière à la campagne, comme +celui du baron d'Arques. Après m'avoir fait cette confidence, il me pria +de l'y accompagner, et de faire tout ce que je pourrois pour me mettre +aux bonnes grâces de la fille qu'elle devoit avoir avec elle. Je ne +pouvois refuser à l'amitié que m'avoit toujours temoignée Verville de +faire tout ce qu'il vouloit. Nous sortîmes par la porte de derrière de +notre jardin sur les dix heures du soir, et fûmes reçus dans celui où +l'on nous attendoit par la maîtresse et la suivante. La pauvre +mademoiselle de Saldagne trembloit comme la feuille et n'osoit parler; +Verville n'etoit guère plus assuré; la suivante ne disoit mot, et moi, +qui n'etois là que pour accompagner Verville, je ne parlois point et +n'en avois pas envie. Enfin, Verville s'evertua et mena sa maîtresse +dans une allée couverte, après avoir bien recommandé à la suivante et à +moi de faire bon guet; ce que nous fîmes avec tant d'attention, que nous +nous promenâmes assez longtemps sans nous dire la moindre parole l'un à +l'autre. Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes avec les jeunes +amans. Verville me demanda assez haut si j'avois bien entretenu madame +Madelon. Je lui repondis que je ne croyois pas qu'elle eût sujet de s'en +plaindre. «Non assurément, dit aussitôt la soubrette, car il ne m'a +encore rien dit.» Verville s'en mit à rire et assura cette Madelon que +je valois bien la peine que l'on fît conversation avec moi, quoique je +fusse fort melancolique. Mademoiselle de Saldagne prit la parole, et dit +que sa femme de chambre n'etoit pas aussi une fille à mepriser. Et là +dessus, ces amans bienheureux nous quittèrent, nous recommandant de bien +prendre garde que l'on ne les surprît point. Je me preparai alors à +m'ennuyer beaucoup avec une servante qui m'alloit demander sans doute +combien je gagnois de gages, quelles servantes je connoissois dans le +quartier, si je savois des chansons nouvelles, et si j'avois bien des +profits avec mon maître. Je m'attendois après cela d'apprendre tous les +secrets de la maison de Saldagne, et tous les defauts tant de lui que de +ses soeurs, car peu de suivans se rencontrent ensemble sans se dire tout +ce qu'ils sçavent de leur maître, et sans trouver à redire au peu de +soin qu'ils ont de faire leur fortune et celle de leurs gens; mais je +fus bien etonné de me voir en conversation avec une servante qui me dit +d'abord: «Je te conjure, esprit muet, de me confesser si tu es valet, +et, si tu es valet, par quelle vertu admirable tu t'es empêché jusqu'à +cette heure de me dire du mal de ton maître.» Ces paroles si +extraordinaires en la bouche d'une femme de chambre me surprirent; je +lui demandai de quelle autorité elle se mêloit de m'exorciser. «Je vois +bien, me dit-elle, que tu es un esprit opiniâtre, et qu'il faut que je +redouble mes conjurations. Dis-moi donc, esprit rebelle, par la +puissance que Dieu m'a donnée sur les valets suffisans et glorieux, +dis-moi qui tu es.--Je suis un pauvre garçon, lui repondis-je, qui +voudrois bien être endormi dans mon lit.--Je vois bien, repartit-elle, +que j'aurai bien de la peine à te connoître; au moins ai-je dejà +decouvert que tu n'es guères galant: car, ajouta-t-elle, ne me devois-tu +pas parler le premier, me dire cent douceurs, me vouloir prendre la +main, te faire donner deux ou trois soufflets, autant de coups de pied, +te faire bien egratigner, enfin t'en retourner chez toi comme un homme à +bonne fortune[169]?--Il y a des filles dans Paris, interrompis-je, dont +je serois ravi de porter les marques; mais il y en a aussi que je ne +voudrois pas seulement envisager, de peur d'avoir de mauvais songes.--Tu +veux dire, reprit-elle, que je suis peut-être laide. Hé! monsieur le +difficile, ne sais-tu pas bien que la nuit tous les chats sont gris?--Je +ne veux rien faire la nuit, lui repondis-je, dont je me puisse repentir +le jour.--Et si je suis belle! me dit-elle.--Je ne vous aurois pas porté +assez de respect, lui dis-je; outre qu'avec l'esprit que vous me faites +paroître, vous meriteriez d'être servie et galantisée par les +formes.--Et servirois-tu bien une fille de merite par les formes? me +demanda-t-elle.--Mieux qu'homme du monde, lui dis-je, pourvu que je +l'aimasse.--Que t'importe? ajouta-t-elle, pourvu que tu en fusses +aimé.--Il faut que l'un et l'autre se rencontre dans une galanterie où +je m'embarquerois, lui repartis-je.--Vraiment, dit-elle, si je dois +juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien choisi en monsieur de +Verville, et la servante pour qui tu te radoucirois auroit grand sujet +de faire l'importante.--Ce n'est pas assez de m'ouïr parler, lui dis-je, +il faut aussi me voir.--Je crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un +ni l'autre.» + +[Note 169: Scarron a tracé lui-même, plus d'une fois, des scènes de +ce genre dans ses comédies, où il va du moins jusqu'aux injures, s'il ne +va pas jusqu'aux coups. Voyez, par exemple, l'Héritier ridicule (II, 3, +et V, 5).] + +Notre conversation ne put durer davantage, car M. de Saldagne heurtoit à +grands coups à la porte de la rue, que l'on ne se hâtoit point d'ouvrir, +par l'ordre de sa soeur, qui vouloit avoir le temps de gagner sa +chambre. La demoiselle et la femme de chambre se retirèrent si troublées +et avec tant de precipitation, qu'elles ne nous dirent pas adieu en nous +mettant hors du jardin. Verville voulut que je l'accompagnasse en sa +chambre aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais je ne vis un +homme plus amoureux et plus satisfait; il m'exagera l'esprit de sa +maîtresse et me dit qu'il n'auroit point l'esprit content que je ne +l'eusse vue. Enfin il me tint toute la nuit à me redire cent fois les +mêmes choses, et je ne pus m'aller coucher qu'alors que le point du jour +commença de paroître. Pour moi, j'etois fort etonné d'avoir trouvé une +servante de si bonne conversation, et je vous avoue que j'eus quelque +envie de sçavoir si elle etoit belle, quoique le souvenir de ma Leonore +me donnât une extrême indifference pour toutes les belles filles que je +voyois tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville et moi, +jusqu'à midi. Il ecrivit, aussitôt qu'il fut eveillé, à mademoiselle de +Saldagne, et envoya sa lettre par son valet, qui en avoit dejà porté +d'autres, et qui avoit correspondance avec sa femme de chambre. Ce valet +etoit Bas-Breton, d'une figure fort desagreable et d'un esprit qui +l'etoit encore plus. Il me vint en l'esprit, quand je le vis partir, +que, si la fille que j'avois entretenue le voyoit vilain comme il etoit +et parloit un moment à lui, qu'assurement elle ne le soupçonneroit point +d'être celui qui avoit accompagné Verville. Ce gros sot s'acquitta assez +bien de sa commission, pour un sot. Il trouva mademoiselle de Saldagne +avec sa soeur aînée, qui s'appeloit mademoiselle de Lery, à qui elle +avoit fait confidence de l'amour que Verville avoit pour elle. Comme il +attendoit sa reponse, M. de Saldagne fut ouï chanter sur le degré; il +venoit à la chambre de ses soeurs, qui cachèrent à la hâte notre Breton +dans une garde-robe. Le frère ne fut pas long-temps avec ses soeurs, et +le Breton fut tiré de sa cachette. Mademoiselle de Saldagne s'enferma +dans un petit cabinet pour faire reponse à Verville, et mademoiselle de +Lery fit conversation avec le Breton, qui sans doute ne la divertit +guère. Sa soeur, qui avoit achevé sa lettre, la delivra de notre +lourdaut, le renvoyant à son maître avec un billet par lequel elle lui +promettoit de l'attendre à la même heure, dans le même jardin. Aussitôt +que la nuit fut venue, vous pouvez penser que Verville se tint prêt pour +aller à l'assignation qu'on lui avoit donnée. Nous fûmes introduits dans +le jardin, et je me vis en tête la même personne que j'avois entretenue +et que j'avois trouvée si spirituelle. Elle me la parut encore plus +qu'elle n'avoit fait, et je vous avoue que le son de sa voix, et la +façon dont elle disoit les choses, me firent souhaiter qu'elle fût +belle. Cependant elle ne pouvoit croire que je fusse le Bas-Breton +qu'elle avoit vu, ni comprendre pourquoi j'avois plus d'esprit la nuit +que le jour: car, le Breton nous ayant conté que l'arrivée de Saldagne +dans la chambre de ses soeurs lui avoit fait grand' peur, je m'en fis +honneur devant cette spirituelle servante, en lui protestant que je +n'avois pas tant eu de peur pour moi que pour mademoiselle de Saldagne. +Cela lui ôta tout le doute qu'elle pouvoit avoir que je ne fusse pas le +valet de Verville, et je remarquai que, depuis cela, elle commença à me +tenir de vrais discours de servante. Elle m'apprit que ce monsieur de +Saldagne etoit un terrible homme, et que, s'etant trouvé fort jeune sans +père ni mère, avec beaucoup de bien et peu de parens, il exerçoit une +grande tyrannie sur ses soeurs pour les obliger à se faire religieuses, +les traitant non pas seulement en père injuste, mais en mari jaloux et +insupportable. Je lui allois parler à mon tour du baron d'Arques et de +ses enfans, quand la porte du jardin, que nous n'avions point fermée, +s'ouvrit, et nous vîmes entrer M. de Saldagne, suivi de deux laquais, +dont l'un lui portoit un flambeau. Il revenoit d'un logis qui etoit au +bout de la rue, dans la même ligne du sien et du nôtre, où l'on jouoit +tous les jours, et où Saint-Far alloit souvent se divertir. Ils y +avoient joué ce jour-là l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son +argent de bonne heure, etoit rentré dans son logis par la porte de +derrière, contre sa coutume, et, l'ayant trouvée ouverte, nous avoit +surpris, comme je vous viens de dire. Nous etions alors tous quatre dans +une allée couverte, ce qui nous donna moyen de nous derober à la vue de +Saldagne et de ses gens. La demoiselle demeura dans le jardin sous +pretexte de prendre le frais, et, pour rendre la chose plus +vraisemblable, elle se mit à chanter, sans en avoir grande envie, comme +vous pouvez penser. Cependant Verville, ayant escaladé la muraille par +une treille, s'etoit jeté de l'autre côté; mais un troisième laquais de +Saldagne, qui n'etoit pas encore entré, le vit sauter, et ne manqua pas +de venir dire à son maître qu'il venoit de voir sauter un homme de la +muraille du jardin dans la rue. En même temps on m'ouït tomber dans le +jardin fort rudement, la même treille par laquelle s'etoit sauvé +Verville s'etant malheureusement rompue sous moi. Le bruit de ma chute, +joint au rapport du laquais, emut tous ceux qui etoient dans le jardin. +Saldagne courut au bruit qu'il avoit entendu, suivi de ses trois +laquais, et, voyant un homme l'epée à la main (car aussitôt que je fus +relevé je m'etois mis en etat de me defendre), il m'attaqua à la tête +des siens. Je lui fis bientôt voir que je n'etois pas aisé à battre. Le +laquais qui portoit le flambeau s'avança plus que les autres; cela me +donna moyen de voir Saldagne au visage, que je reconnus pour le même +François qui m'avoit autrefois voulu assassiner dans Rome pour l'avoir +empêché de faire une violence à Leonore, comme je vous ai tantôt dit. Il +me reconnut aussi, et, ne doutant point que je ne fusse venu là pour lui +rendre la pareille, il me cria que je ne lui echapperois pas cette +fois-là. Il redoubla ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé, +outre que je m'etois quasi rompu une jambe en tombant. Je gagnai en +lâchant le pied un cabinet dans lequel j'avois vu entrer la maîtresse de +Verville fort eplorée. Elle ne sortit point de ce cabinet, quoique je +m'y retirasse, soit qu'elle n'en eût pas le temps ou que la peur la +rendît immobile. Pour moi, je me sentis augmenter le courage quand je +vis que je ne pouvois être attaqué que par la porte du cabinet, qui +etoit assez etroite. Je blessai Saldagne en une main et le plus +opiniâtre de ses laquais en un bras, ce qui me fit donner un peu de +relâche. Je n'esperois pas pourtant en echapper, m'attendant qu'à la fin +on me tueroit à coups de pistolets, quand je leur aurois bien donné de +la peine à coups d'épée. Mais Verville vint à mon secours. Il ne s'etoit +point voulu retirer dans son logis sans moi, et, ayant ouï la rumeur et +le bruit des epées, il etoit venu me tirer du peril où il m'avoit mis, +ou le partager avec moi. Saldagne, avec qui il avoit dejà fait +connoissance, crut qu'il le venoit secourir comme son ami et son voisin; +il s'en tint fort obligé, et lui dit, en l'abordant: «Vous voyez, +Monsieur, comme je suis assassiné dans mon logis!» Verville, qui connut +sa pensée, lui repondit sans hesiter qu'il etoit son serviteur contre +tout autre, mais qu'il n'etoit là qu'en l'intention de me servir contre +qui que ce fût. Saldagne, enragé de s'être trompé, lui dit en jurant +qu'il viendroit bien à bout lui seul de deux traîtres, et, en même +temps, chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureusement. Je sortis +de mon cabinet pour aller joindre mon ami, et, surprenant le laquais qui +portoit le flambeau, je ne le voulus pas tuer; je me contentai de lui +donner un estramaçon sur la tête qui l'effraya si fort qu'il s'enfuit +hors du jardin, bien avant dans la campagne, criant: «Aux voleurs!» Les +autres laquais s'enfuirent aussi. Pour ce qui est de Saldagne, au même +temps que la lumière du flambeau nous manqua, je le vis tomber dans une +palissade, soit que Verville l'eût blessé ou par un autre accident. Nous +ne jugeâmes pas à propos de le relever, mais bien de nous retirer bien +vite. La soeur de Saldagne que j'avois vue dans le cabinet, et qui +savoit bien que son frère etoit homme à lui faire de grandes violences, +en sortit alors et vint nous prier, parlant bas et fondant toute en +larmes, de l'emmener avec nous. Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse +en sa puissance. Nous trouvâmes la porte de notre jardin entr'ouverte +comme nous l'avions laissée, et nous ne la fermâmes point, pour n'avoir +pas la peine de l'ouvrir si nous étions obligés de sortir. + +Il y avoit dans notre jardin une salle basse, peinte et fort enjolivée, +où l'on mangeoit en eté et qui étoit detachée du reste de la maison. Mes +jeunes maîtres et moi y faisions quelquefois des armes, et, comme +c'etoit le lieu le plus agreable de la maison, le baron d'Arques, ses +enfans et moi, en avions chacun une clef, afin que les valets n'y +entrassent point et que les livres et les meubles qui y etoient fussent +en sûreté. Ce fut là où nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvoit se +consoler. Je lui dis que nous allions songer à sa sûreté et à la nôtre, +et que nous reviendrions à elle dans un moment. Verville fut un gros +quart d'heure à reveiller son valet breton, qui avoit fait la debauche. +Aussitôt qu'il nous eut allumé de la chandelle, nous songeâmes quelque +temps à ce que nous ferions de la soeur de Saldagne; enfin nous +resolûmes de la mettre dans ma chambre, qui etoit au haut du logis et +qui n'etoit frequentée que de mon valet et de moi. Nous retournâmes à la +salle du jardin avec de la lumière. Verville fit un grand cri en y +entrant, ce qui me surprit fort. Je n'eus pas le temps de lui demander +ce qu'il avoit, car j'ouïs parler à la porte de la salle, que quelqu'un +ouvrit à l'instant que j'eteignois ma chandelle. Verville demanda: «Qui +va là?» Son frère Saint-Far nous repondit: «C'est moi. Que diable +faites-vous ici sans chandelle à l'heure qu'il est?--Je m'entretenois +avec Garigues, parceque je ne puis dormir, lui repondit Verville.--Et +moi, dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et viens occuper la salle à +mon tour; je vous prie de m'y laisser tout seul.» Nous ne nous fîmes pas +prier deux fois. Je fis sortir notre demoiselle le plus adroitement que +je pus, m'etant mis entre elle et Saint-Far, qui entroit en même-temps. +Je la menai dans ma chambre, sans qu'elle cessât de se desesperer, et +revins trouver Verville dans la sienne, où son valet ralluma de la +chandelle. Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il falloit +necessairement qu'il retournât chez Saldagne. «Et qu'en voulez-vous +faire? lui dis-je; l'achever?--Ha, mon pauvre Garigues! s'écria-t-il, je +suis le plus malheureux homme du monde si je ne tire mademoiselle de +Saldagne d'entre les mains de son frère.--Et y est-elle encore, puis +qu'elle est dans ma chambre? lui repondis-je.--Plût à Dieu que cela fût, +me dit-il en soupirant.--Je crois que vous rêvez, lui repartis-je.--Je +ne rêve point, reprit-il; nous avons pris la soeur aînée de mademoiselle +de Saldagne pour elle.--Quoi! lui dis-je aussitôt, n'etiez-vous pas +ensemble dans le jardin?--Il n'y a rien de plus assuré, me +dit-il.--Pourquoi voulez-vous donc vous aller faire assommer chez son +frère? lui repondis-je, puisque la soeur que vous demandez est dans ma +chambre.--Ha! Garigues, s'ecria-t-il encore, je sais bien ce que j'ai +vu.--Et moi aussi, lui dis-je, et, pour vous montrer que je ne me trompe +point, venez voir mademoiselle de Saldagne.» Il me dit que j'etois fou, +et me suivit le plus affligé homme du monde. Mais mon etonnement ne fut +pas moindre que son affliction quand je vis dans ma chambre une +demoiselle que je n'avois jamais vue, et qui n'etoit point celle que +j'avois amenée. Verville en fut aussi etonné que moi, mais, en +recompense, le plus satisfait homme du monde, car il se trouvoit avec +mademoiselle de Saldagne. Il m'avoua que c'etoit lui qui s'étoit trompé; +mais je ne pouvois lui repondre, ne pouvant comprendre par quel +enchantement une demoiselle que j'avois toujours accompagnée s'etoit +transformée en une autre, à venir de la salle du jardin à ma chambre. Je +regardois attentivement la maîtresse de Verville, qui n'etoit point +assûrement celle que nous avions tirée de chez Saldagne, et qui même ne +lui ressembloit pas. Verville me voyant si eperdu: «Qu'as-tu donc? me +dit-il. Je te confesse encore une fois que je me suis trompé.--Je le +suis plus que vous si mademoiselle de Saldagne est entrée céans avec +nous, lui repondis-je.--Et avec qui donc? reprit-il.--Je ne sçais, lui +dis-je, ni qui le peut sçavoir, que mademoiselle même.--Je ne sçais pas +aussi avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur, nous dit alors +mademoiselle de Saldagne, parlant de moi: car, continua-t-elle, ce n'est +pas monsieur de Verville qui m'a tirée de chez mon frère; c'est un homme +qui est entré chez nous un moment après que vous en êtes sorti. Je ne +sais pas si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si nos +laquais, qui entrèrent en même-temps que lui, l'avoient averti de ce qui +s'etoit passé. Il fit porter mon frère dans sa chambre, et, ma femme de +chambre m'etant venue apprendre ce que je vous viens de dire, et qu'elle +avoit remarqué que cet homme etoit de la connoissance de mon frère et de +nos voisins, je l'allai attendre dans le jardin, où je le conjurai de me +mener chez lui jusqu'au lendemain, que je me ferois mener chez une dame +de mes amies, pour laisser passer la furie de mon frère, que je lui +avouai avoir tous les sujets du monde de redouter. Cet homme m'offrit +assez civilement de me conduire partout où je voudrois, et me promit de +me proteger contre mon frère, même au peril de sa vie. C'est sous sa +conduite que je suis venue en ce logis, où Verville, que j'ai bien connu +à la voix, a parlé à ce même homme; en suite de quoi on m'a mise dans la +chambre où vous me voyez.» + +Ce que nous dit Mademoiselle de Saldagne ne m'eclaircit pas entièrement; +mais au moins aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu près de +quelle façon la chose etoit arrivée. Pour Verville, il avoit eté si +attentif à considerer sa maîtresse, qu'il ne l'avoit eté que fort peu à +tout ce qu'elle nous dit. Il se mit à lui dire cent douceurs, sans se +mettre beaucoup en peine de sçavoir par quelle voie elle etoit venue +dans ma chambre. Je pris de la lumière, et, les laissant ensemble, je +retournai dans la salle du jardin, pour parler à Saint-Far, quand bien +il me devroit dire quelque chose de desobligeant, selon sa coutume. Mais +je fus bien etonné de trouver, au lieu de lui, la même demoiselle que je +savois très certainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce qui augmenta +mon etonnement, ce fut de la voir tout en desordre, comme une personne à +qui on a fait une violence: sa coiffure etoit toute defaite, et le +mouchoir qui lui couvroit la gorge etoit sanglant en quelques endroits, +aussi bien que son visage. + +«Verville, me dit-elle aussitôt qu'elle me vit paroître, ne m'approche +point, si ce n'est pour me tuer; tu feras bien mieux que d'entreprendre +une seconde violence. Si j'ai eu assez de force pour me defendre de la +première, Dieu m'en donnera encore assez pour t'arracher les yeux, si je +ne puis t'ôter la vie. C'est donc là, ajouta-t-elle en pleurant, cet +amour violent que tu disois avoir pour ma soeur? Oh! que la complaisance +que j'ai eue pour ses folies me coûte bon, et, quand on ne fait pas ce +qu'on doit, qu'il est bien juste de souffrir les maux que l'on craint le +plus! Mais que delibères-tu? me dit-elle encore, me voyant tout etonné. +As-tu quelque remords de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublierai +de bon coeur: tu es jeune, et j'ai eté trop imprudente de me fier en la +discretion d'un homme de ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je +t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains moins que toi, qui +n'es qu'un brutal, ou plutôt un ennemi mortel de notre maison; qui n'as +pu être satisfait d'une fille seduite et d'un gentilhomme assassiné, si +tu n'y ajoutois un plus grand crime.» + +En achevant ces paroles, qu'elle prononça avec beaucoup de vehemence, +elle se mit à pleurer avec tant de violence que je n'ai jamais vu une +affliction pareille. Je vous avoue que ce fut là où j'achevai de perdre +le peu d'esprit que j'avois conservé en une si grande confusion; et si +elle n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais osé +l'interrompre, de la façon que j'etois etonné et de l'autorité avec +laquelle elle m'avoit fait tous ces reproches. «Mademoiselle, lui +repondis-je, non seulement je ne suis point Verville, mais aussi j'ose +vous assurer qu'il n'est point capable d'une mauvaise action comme celle +dont vous vous plaignez.--Quoi! reprit-elle, tu n'es point Verville? Je +ne t'ai point vu aux mains avec mon frère? Un gentilhomme n'est point +venu à ton secours, et tu ne m'as point conduite ceans à ma prière, où +tu m'as voulu faire une violence indigne de toi et de moi?» Elle ne put +me rien dire davantage, tant la douleur la suffoquoit. Pour moi, je ne +fus jamais en plus grande peine, ne pouvant comprendre comme elle +connoissoit Verville et ne le connoissoit point. Je lui dis que la +violence qu'on lui avoit faite m'etoit inconnue, et, puisqu'elle etoit +soeur de M. de Saldagne, que je la menerois, si elle vouloit, où etoit +sa soeur. Comme j'achevois de parler, je vis entrer dans la salle +Verville et mademoiselle de Saldagne, qui vouloit absolument qu'on la +ramenât chez son frère. Je ne sais pas d'où lui etoit venue une si +dangereuse fantaisie. Les deux soeurs s'embrassèrent aussitôt qu'elles +se virent, et se remirent à pleurer à l'envi l'une de l'autre. Verville +les pria instamment de retourner dans ma chambre, leur représentant la +difficulté qu'il y auroit de faire ouvrir chez Monsieur de Saldagne, la +maison etant alarmée comme elle etoit, outre le péril qu'il y avoit pour +elles entre les mains d'un brutal; que dans son logis elles ne pouvoient +être decouvertes; que le jour alloit bientôt paroître, et que, selon les +nouvelles que l'on auroit de Saldagne, on aviseroit à ce que l'on auroit +à faire. Verville n'eut pas grand'peine à les faire condescendre à ce +qu'il voulut, ces pauvres demoiselles se trouvant toutes rassurées de se +voir ensemble. Nous montâmes en ma chambre, où, après avoir bien examiné +les etranges succès qui nous mettoient en peine, nous crûmes, avec +autant de certitude que si nous l'eussions vu, que la violence que l'on +avoit faite à mademoiselle de Lery venoit infailliblement de Saint-Far, +ne sachant que trop, Verville et moi, qu'il etoit encore capable de +quelque chose de pire. Nous ne nous trompions point en nos conjectures: +Saint-Far avoit joué dans la même maison où Saldagne avoit perdu son +argent, et, passant devant son jardin un moment après le desordre que +nous y avions fait, il s'etoit rencontré avec les laquais de Saldagne, +qui lui avoient fait le recit de ce qui etoit arrivé à leur maître, +qu'ils assuroient avoir eté assassiné par sept ou huit voleurs, pour +excuser la lâcheté qu'ils avoient faite en l'abandonnant. Saint-Far se +crut obligé de lui aller offrir son service comme à son voisin, et ne le +quitta point qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir de +laquelle mademoiselle de Saldagne l'avoit prié de la mettre à couvert +des violences de son frère, et etoit venue avec lui, comme avoit fait sa +soeur avec nous. Il avoit donc voulu la mettre dans la salle du jardin, +où nous etions, comme je vous ai dit; et parcequ'il n'avoit pas moins de +peur que nous vissions sa demoiselle que nous en avions qu'il ne vît la +nôtre, et que par hasard les deux soeurs se trouvèrent l'une auprès de +l'autre quand il entra et quand nous sortîmes, je trouvai sous ma main +la sienne, au même temps qu'il se trompa de la même façon avec la nôtre, +et ainsi les demoiselles furent troquées, ce qui fut d'autant plus +faisable que j'avois eteint la lumière et qu'elles etoient vêtues l'une +comme l'autre, et si eperdues, aussi bien que nous, qu'elles ne savoient +ce qu'elles faisoient. Aussitôt que nous l'eûmes laissé dans la salle, +se voyant seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus d'instinct +que de raison, ou, pour parler de lui comme il merite, etant la +brutalité même, il avoit voulu profiter de l'occasion, sans considerer +ce qui en pourroit arriver, et qu'il faisoit un outrage irreparable à +une fille de condition qui s'etoit mise entre ses bras comme dans un +asile. Sa brutalité fut punie comme elle meritoit: mademoiselle de Lery +se defendit en lionne, le mordit, l'egratigna et le mit tout en sang. À +tout cela il ne fit autre chose que s'aller coucher, et s'endormir aussi +tranquillement que s'il n'eût pas fait l'action du monde la plus +deraisonnable. + +Vous êtes peut-être en peine de savoir comment mademoiselle de Lery se +trouvoit dans le jardin quand son frère nous y surprit; elle qui n'y +etoit point venue comme avoit fait sa soeur. C'est ce qui m'embarrassoit +aussi bien que vous; mais j'appris de l'une et de l'autre que +mademoiselle de Lery avoit accompagné sa soeur dans le jardin pour ne se +fier pas à la discretion d'une servante, et c'etoit elle que j'avois +entretenue sous le nom de Madelon. Je ne m'etonnai donc plus si j'avois +trouvé tant d'esprit en une femme de chambre, et mademoiselle de Lery +m'avoua qu'après avoir fait conversation avec moi dans le jardin et +m'avoir trouvé plus spirituel que ne l'est d'ordinaire un valet, celui +de Verville, qui lui avoit fait voir qu'il n'avoit guère d'esprit, et +qu'elle prenoit encore le lendemain pour moi, l'avoit extrêmement +etonnée. Depuis ce temps-là, nous eûmes l'un pour l'autre quelque chose +de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle etoit pour le moins aussi +aise que moi de ce que nous nous pouvions aimer avec plus d'egalité et +de proportion que si l'un de nous deux eût eté valet ou servante. + +Le jour parut que nous etions encore ensemble. Nous laissâmes nos +demoiselles dans ma chambre, où elles s'endormirent si elles voulurent, +et nous allâmes songer, Verville et moi, à ce que nous avions à faire. +Pour moi, qui n'etois pas amoureux comme Verville, je mourois d'envie de +dormir; mais il n'y avoit pas apparence d'abandonner mon ami dans un si +grand accablement d'affaires. J'avois un laquais aussi avisé que le +valet de chambre de Verville etoit maladroit; je l'instruisis autant que +je pus, et l'envoyai decouvrir ce qui se passoit chez Saldagne. Il +s'acquitta de sa commission avec esprit, et nous rapporta que les gens +de Saldagne disoient que des voleurs l'avoient fort blessé, et que l'on +ne parloit non plus de ses soeurs que si jamais il n'en eût eu, soit +qu'il ne se souciât point d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en +parler, pour etouffer le bruit d'une chose qui lui etoit si +desavantageuse. «Je vois bien qu'il y aura ici du duel, me dit alors +Verville.--Et peut-être de l'assassinat», lui repondis-je; et là-dessus +je lui appris que Saldagne etoit le même qui m'avoit voulu assassiner +dans Rome; que nous nous etions reconnus l'un l'autre, et j'ajoutai que, +s'il croyoit que ce fût moi qui eût attenté sur sa vie, comme il y avoit +grande apparence, qu'assurement il ne soupçonnoit rien encore de +l'intelligence que ses soeurs avoient avec nous. J'allai rendre compte à +ces pauvres filles de ce que nous avions appris, et cependant Verville +alla trouver Saint-Far pour decouvrir ses sentiments et si nous avions +bien deviné. Il trouva qu'il avoit le visage fort egratigné; mais, +quelque question que Verville lui pût faire, il n'en put tirer autre +chose, sinon que, revenant de jouer, il avoit trouvé la porte du jardin +de Saldagne ouverte, sa maison en rumeur et lui fort blessé entre les +bras de ses gens, qui le portoient dans sa chambre. «Voilà un grand +accident, lui dit Verville, et ses soeurs en seront bien affligées: ce +sont de fort belles filles; je veux leur aller rendre visite.--Que +m'importe?» lui répondit ce brutal, qui se mit ensuite à siffler, sans +plus rien repondre à son frère pour tout ce qu'il lui put dire. Verville +le quitta et revint dans ma chambre, où j'employois toute mon eloquence +pour consoler nos belles affligées. Elles se desesperoient et +n'attendoient que des violences extrêmes de l'etrange humeur de leur +frère, qui etoit sans doute l'homme du monde le plus esclave de ses +passions. Mon laquais leur alla querir à manger dans le prochain +cabaret[170], ce qu'il continua de faire quinze jours durant que nous +les tînmes cachées dans ma chambre, où par bonheur elles ne furent point +decouvertes, parcequ'elle etoit au haut du logis et eloignée des autres. +Elles n'eussent point eu de repugnance à se mettre dans quelque maison +religieuse; mais, à cause de l'aventure fâcheuse qui leur etoit arrivée, +elles avoient grand sujet de craindre de ne sortir pas d'un couvent +quand elles voudroient, après s'y être renfermées d'elles-mêmes. + +[Note 170: On donnoit à manger aussi bien qu'à boire dans les +cabarets, tandis qu'on ne donnoit qu'à boire dans les tavernes, débits +de plus bas étage.] + +Cependant, les blessures de Saldagne se guerissoient, et Saint-Far, que +nous observions, l'alloit visiter tous les jours. Verville ne bougeoit +de ma chambre, à quoi on ne prenoit pas garde dans le logis, ayant +accoutumé d'y passer souvent les jours entiers à lire ou à s'entretenir +avec moi. Son amour augmentoit tous les jours pour mademoiselle de +Saldagne, et elle l'aimoit autant qu'elle en etoit aimée. Je ne +deplaisois pas à sa soeur aînée, et elle ne m'etoit pas indifferente. Ce +n'est pas que la passion que j'avois pour Leonore fût diminuée; mais je +n'esperois plus rien de ce côté-là, et, quand je l'aurois pu posseder, +j'aurais fait conscience de la rendre malheureuse. + +Un jour Verville reçut un billet de Saldagne, qui le vouloit voir l'epée +à la main, et qui l'attendoit avec un de ses amis dans la plaine de +Grenelle[171]. Par le même billet Verville etoit prié de ne se servir +point d'un autre que de moi, ce qui me donna quelque soupçon que +peut-être il nous vouloit prendre tous deux d'un coup de filet. Ce +soupçon etoit assez bien fondé, ayant dejà experimenté ce qu'il savoit +faire; mais Verville ne s'y voulut pas arrêter, ayant resolu de lui +donner toutes sortes de satisfactions, et d'offrir même d'epouser sa +soeur. Il envoya querir un carrosse de louage, quoiqu'il y en eût trois +dans le logis. Nous allâmes où Saldagne nous attendoit, et où Verville +fut bien etonné de trouver son frère qui servoit son ennemi. Nous +n'oubliâmes ni soumissions ni prières pour faire passer les choses par +accommodement; il fallut absolument se battre avec les deux moins +raisonnables hommes du monde. Je voulus protester à Saint-Far que +j'etois au desespoir de tirer l'epée contre lui, et je ne repondis +qu'avec des soumissions et des paroles respectueuses à toutes les choses +outrageantes dont il exerça ma patience. Enfin, il me dit brutalement +que je lui avois toujours deplu, et que, pour regagner ses bonnes +grâces, il falloit que je reçusse de lui deux ou trois coups d'epée. En +disant cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer quelque temps, +resolu d'essayer d'en venir aux prises au peril de quelques blessures. +Dieu favorisa ma bonne intention, il tomba à mes pieds. Je le laissai +relever, et cela l'anima encore davantage contre moi. Enfin, m'ayant +blessé legèrement à une epaule, il me cria, comme auroit fait un +laquais, que j'en tenois, avec un emportement si insolent que ma +patience se lassa. Je le pressai, et, l'ayant mis en desordre, je passai +si heureusement sur lui que je pus lui saisir la garde de son epée. «Cet +homme que vous haïssez tant, lui dis-je alors, vous donnera neanmoins la +vie.» Il fit cent efforts hors de saison sans jamais vouloir parler, +comme un brutal qu'il etoit, quoique je lui representasse que nous +devions aller separer son frère et Saldagne, qui se rouloient l'un sur +l'autre; mais je vis bien qu'il falloit agir autrement avec lui. Je ne +l'epargnai plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand effort que +je fis en lui arrachant son epée, que je jetai assez loin de lui. Je +courus aussitôt au secours de Verville, qui etoit aux prises avec son +homme. En les approchant, je vis de loin des gens de cheval qui venoient +à nous. Saldagne fut desarmé, et en même temps je me sentis donner un +coup d'epée par derrière. C'etoit le genereux Saint-Far qui se servoit +si lâchement de l'epée que je lui avois laissée. Je ne fus plus maître +de mon ressentiment: je lui en portai un qui lui fit une grande +blessure. Le baron d'Arques, qui survint à l'heure même et qui vit que +je blessois son fils, m'en voulut d'autant plus de mal qu'il m'avoit +toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa son cheval sur moi et me +donna un coup d'epée sur la tête. Ceux qui etoient venus avec lui +fondirent sur moi à son exemple. Je me demêlai assez heureusement de +tant d'ennemis; mais il eût fallu ceder au nombre si Verville, le plus +genereux ami du monde, ne se fût mis entre eux et moi au peril de sa +vie. Il donna un grand estramaçon sur les oreilles de son valet, qui me +pressoit plus que les autres, pour se faire de fête. Je presentai mon +epée par la garde au baron d'Arques: cela ne le flechit point. Il +m'appela coquin, ingrat, et me dit toutes les injures qui lui vinrent à +la bouche, jusqu'à me menacer de me faire pendre. Je repondis avec +beaucoup de fierté que, tout coquin et tout ingrat que j'etois, j'avois +donné la vie à son fils, et que je ne l'avois blessé qu'après en avoir +eté frappé en trahison. Verville soutint à son père que je n'avois pas +tort; mais il dit toujours qu'il ne me vouloit jamais voir. Saldagne +monta avec le baron d'Arques dans le carrosse où l'on avoit mis +Saint-Far; et Verville, qui ne me voulut point quitter, me reçut dans +l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans l'hôtel d'un de nos +princes, où il avoit des amis, et se retira chez son père. M. de +Saint-Sauveur m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut en son +logis secretement, où il eut soin de moi comme si j'eusse eté son fils. +Verville me vint voir le lendemain, et me conta que son père avoit eté +averti de notre combat par les soeurs de Saldagne, qu'il avoit trouvées +dans ma chambre. Il me dit ensuite avec grande joie que l'affaire +s'accommoderoit par un double mariage, aussitôt que son frère seroit +gueri, qui n'etoit pas blessé en un lieu dangereux; qu'il ne tiendroit +qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne, et, pour son père, qu'il +n'etoit plus en colère et etoit bien fâché de m'avoir maltraité. Il +souhaita ensuite que je fusse bientôt gueri pour avoir part à tant de +rejouissance; mais je lui repondis que je ne pouvois plus demeurer dans +un pays où l'on pouvoit me reprocher ma basse naissance, comme avoit +fait son père[172], et que je quitterois bientôt le royaume pour me +faire tuer à la guerre, ou pour m'elever à une fortune proportionnée aux +sentiments d'honneur que son exemple m'avoit donnés. Je veux croire que +ma resolution l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas long-temps +occupé par une autre passion que l'amour. + +[Note 171: C'étoit un des rendez-vous favoris des bretteurs, avec la +porte Saint-Honoré, le boulevard de la porte Saint-Antoine, le pré du +Marché-aux-Chevaux, et la place Royale, qu'il ne faut pas oublier, car +il étoit presque devenu de mode parmi les gentilshommes de la choisir +pour y vider leurs querelles d'honneur. On se battoit parfois en pleine +rue et dans les passages les plus fréquentés. Nous pourrions citer, par +exemple, le duel, si ce mot est juste, de Chalais et du comte de +Pontgibault dans la rue Croix-des-Petits-Champs, ou, selon Tallemant, +sur le Pont-Neuf; celui de Darquy et de Baronville sur ce même pont, +etc.] + +[Note 172: En l'appelant coquin, car ce mot se trouve souvent +employé à cette époque pour désigner injurieusement les petites gens, +les hommes de naissance vile, faisant partie, comme on disoit, de la +canaille. N'est-ce point en ce sens que Cyrano de Bergerac a dit: +«L'ingratitude est un vice de coquin dont la noblesse est incapable +(Lett. cont. les frond.)», et qu'ailleurs il fait dire au Sommeil: +«J'élève aussi, quand il me plaît, un coquin sur le trône.» (Énigme.) Le +P. Garasse, dans sa Doctrine curieuse, s'attache à faire voir que tous +les libertins et hérésiarques sont coquins et bélitres d'extraction. +Scarron lui-même a dit ailleurs: + + Je suis pauvre par le courroux + Qu'a contre moi dame Fortune... + Tant il est vrai que le Destin + En me faisant fit un coquin. + (Étrennes à Mlle Descars.) + +Ce mot a pu venir de coquus, pour désigner les gueux, en tant que +hantant les cuisines. Voyez, d'ailleurs, la ressemblance de queux et de +gueux.] + +Le Destin continuoit ainsi son histoire, quand on ouït tirer dans la rue +un coup d'arquebuse, et tout aussitôt jouer des orgues. Cet instrument, +qui peut-être n'avoit point encore eté ouï à la porte d'une hôtellerie, +fit courir aux fenêtres tous ceux que le coup d'arquebuse avoit +eveillés. On continuoit toujours de jouer des orgues, et ceux qui s'y +connoissoient remarquèrent même que l'organiste jouoit un chant +d'eglise. Personne ne pouvoit rien comprendre en cette devote serenade, +qui pourtant n'etoit pas encore bien reconnue pour telle; mais on n'en +douta plus quand on ouït deux mechantes voix dont l'une chantoit le +dessus et l'autre râloit une basse. Ces deux voix de lutrin se +joignirent aux orgues, et firent un concert à faire hurler tous les +chiens du pays; ils chantèrent: + + Allons de nos voix et de nos luths d'ivoire + Ravir les esprits, + +(On peut voir cette chanson, au moins en partie, dans la Coméd. de +chans., IV, sc. 3. Ancien Th. franç., édit. Jannet, t. 9, p. 195). + +et le reste de la chanson. Après que cet air suranné fut mal chanté, on +ouït la voix de quelqu'un qui parloit bas, le plus haut qu'il pouvoit, +en reprochant aux chantres qu'ils chantoient toujours une même chose; +les pauvres gens repondirent qu'ils ne savoient pas ce qu'on vouloit +qu'ils chantassent. «Chantez ce que vous voudrez, repondit à demi-haut +la même personne; il faut chanter, puisqu'on vous paie bien!» Après cet +arrêt definitif les orgues changèrent de ton, et on ouït un bel +Exaudiat[173], qui fut chanté fort devotement. Personne des auditeurs +n'avoit encore osé parler, de peur d'interrompre la musique, quand la +Rancune, qui ne se fut pas tu en une pareille occasion pour tous les +biens du monde, cria tout haut: «On fait donc ici le service divin dans +les rues?» Quelqu'un des ecoutans prit la parole et dit que l'on pouvoit +proprement appeler cela chanter tenèbres; un autre ajouta que c'etoit +une procession de nuit. Enfin, tous les facetieux de l'hôtellerie se +rejouirent sur la musique sans que pas un d'eux pût deviner celui qui la +donnoit, et, encore moins, à qui ni pourquoi. Cependant l'Exaudiat +avançoit toujours chemin, lorsque dix ou douze chiens, qui suivoient une +chienne de mauvaise vie, vinrent, à la suite de leur maîtresse, se mêler +parmi les jambes des musiciens; et, comme plusieurs rivaux ensemble ne +sont pas long-temps d'accord, après avoir grondé et juré quelque temps +les uns contre les autres, enfin, tout d'un coup, ils se pillèrent avec +tant d'animosité et de furie que les musiciens craignirent pour leurs +jambes et gagnèrent au pied, laissant leurs orgues à la discretion des +chiens. Ces amans immoderés n'en usèrent pas bien: ils renversèrent une +table à treteaux qui soutenoit la machine harmonieuse, et je ne voudrois +pas jurer que quelques uns de ces maudits chiens ne levassent la jambe +et ne pissassent contre les orgues renversées, ces animaux etant fort +diuretiques de leur nature, principalement quand quelque chienne de leur +connoissance a envie de proceder à la multiplication de son espèce. Le +concert etant ainsi deconcerté, l'hôte fit ouvrir la porte de +l'hôtellerie et voulut mettre à couvert le buffet d'orgues, la table et +les treteaux. Comme ses valets et lui s'occupoient à cette oeuvre +charitable, l'organiste revint à ses orgues, accompagné de trois +personnes, entre lesquelles il y avoit une femme et un homme qui se +cachoit le nez de son manteau. Cet homme etoit le veritable Ragotin, qui +avoit voulu donner une serenade à mademoiselle de l'Etoile, et s'etoit +adressé pour cela à un petit châtré, organiste d'une église[174]. Ce fut +ce monstre, ni homme ni femme, qui chanta le dessus et qui joua des +orgues, que sa servante avoit apportées; un enfant de choeur qui avoit +dejà mué chanta la basse; et tout cela pour le prix et somme de deux +testons[175], tant il faisoit dejà cher vivre dans ce bon pays du Maine. +Aussitôt que l'hôte eut reconnu les auteurs de la serenade, il dit, +assez haut pour être entendu de tous ceux qui etoient aux fenêtres de +l'hôtellerie: «C'est donc vous, Monsieur Ragotin, qui venez chanter +vêpres à ma porte; vous feriez bien mieux de dormir et de laisser dormir +mes hôtes!» Ragotin lui repondit qu'il le prenoit pour un autre; mais ce +fut d'une façon à faire croire encore davantage ce qu'il feignoit de +vouloir nier. Cependant l'organiste, qui trouva ses orgues rompues et +qui etoit fort colère, comme sont tous les animaux imberbes, dit à +Ragotin, en jurant, qu'il les lui falloit payer. Ragotin lui repondit +qu'il se moquoit de cela. «Ce n'est pourtant pas moquerie, repartit le +châtré, je veux être payé!» L'hôte et ses valets donnèrent leurs voix +pour lui; mais Ragotin leur apprit, comme à des ignorans, que cela ne se +pratiquoit point en serenade, et, cela dit, s'en alla tout fier de sa +galanterie. La musique chargea les orgues sur le dos de la servante du +châtré, qui se retira en son logis de fort mauvaise humeur, la table sur +l'epaule et suivi de l'enfant de choeur, qui portoit les deux treteaux. +L'hôtellerie fut refermée; le Destin donna le bonsoir aux comediennes, +et remit la fin de son histoire à la première occasion. + +[Note 173: Psaume XIX.] + +[Note 174: On sait que l'usage, venu d'Italie, d'employer des +castrats comme chanteurs et musiciens, se répandit dans les autres +contrées, et dura même long-temps en France. On connoît Berthod +l'incommodé, qui faisoit partie de la musique du roi. (V. Tallemant, +historiette de Bertaut.) C'étoient de semblables incommodés qui +chantoient dans les opéras que faisoit jouer Mazarin.] + +[Note 175: Un teston est une ancienne monnoie, remontant au règne de +Louis XII, qui valoit d'abord quinze sous six deniers, et qui subit de +grandes variations dans sa valeur. Il fut supprimé par Henri III. Son +nom venoit de la tête du roi qu'il portoit sur une de ses faces.] + + + + +CHAPITRE XVI. + +L'ouverture du theâtre, et autres choses qui ne sont pas de moindre +consequence. + +Le lendemain, les comediens s'assemblèrent dès le matin en une des +chambres qu'ils occupoient dans l'hôtellerie, pour repeter la comedie +qui se devoit representer après-dîner. La Rancune, à qui Ragotin avoit +dejà fait confidence de la serenade, et qui avoit fait semblant d'avoir +de la peine à le croire, avertit ses compagnons que le petit homme ne +manqueroit pas de venir bientôt recueillir les louanges de sa galanterie +raffinée, et ajouta que, toutes les fois qu'il en voudrait parler, il +falloit en detourner le discours malicieusement. Ragotin entra dans la +chambre en même temps, et, après avoir salué les comediens en general, +il voulut parler de sa serenade à mademoiselle de l'Etoile, qui fut +alors pour lui une etoile errante: car elle changea de place sans lui +repondre, autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle s'etoit +couchée et comment elle avoit passé la nuit. Il la quitta pour +mademoiselle Angelique, qui, au lieu de lui parler, ne fit qu'etudier +son rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda seulement pas. +Tous les comediens, l'un après l'autre, suivirent exactement l'ordre +qu'avoit donné la Rancune, et ne repondirent point à ce que leur dit +Ragotin, ou changèrent de discours autant de fois qu'il voulut parler de +la nuit precedente. Enfin, pressé de sa vanité et ne pouvant laisser +languir sa reputation davantage, il dit tout haut, parlant à tout le +monde: «Voulez-vous que je vous avoue une verité?--Vous en userez comme +il vous plaira, repondit quelqu'un.--C'est moi, ajouta-t-il, qui vous ai +donné cette nuit une serenade.--On les donne donc en ce pays avec des +orgues? lui dit le Destin. Et à qui la donniez-vous? N'est-ce point, +continua-t-il, à la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens +ensemble?--Il n'en faut pas douter, dit l'Olive: car ces animaux de +nature mordante n'eussent pas troublé une musique si harmonieuse à moins +que d'être rivaux, et même jaloux, de monsieur Ragotin.» Un autre de la +compagnie prit la parole et dit qu'il ne doutoit point qu'il ne fût bien +avec sa maîtresse et qu'il ne l'aimât à bonne intention, puisqu'il y +alloit si ouvertement. Enfin tous ceux qui etoient dans la chambre +poussèrent à bout Ragotin sur la serenade, à la reserve de la Rancune, +qui lui fit grâce, ayant eté honoré de l'honneur de sa confidence; et il +y a apparence que cette belle raillerie de chien eût épuisé tous ceux +qui etoient dans la chambre, si le poète, qui en son espèce etoit aussi +sot et aussi vain que Ragotin, et qui de toutes les choses tiroit +matière de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens en disant du ton +d'un homme de condition, ou plutôt qui le fait à fausses enseignes: «À +propos de serenade, il me souvient qu'à mes noces on m'en donna une +quinze jours de suite, qui etoit composée de plus de cent sortes +d'instruments. Elle courut par tout le Marais; les plus galantes dames +de la place Royale[176] l'adoptèrent; plusieurs galants s'en firent +honneur, et elle donna même de la jalousie à un homme de condition, qui +fit charger par ses gens ceux qui me la donnoient. Mais ils n'y +trouvèrent par leur compte, car ils etoient tous de mon pays, braves +gens s'il en est au monde, et dont la plus grande partie avoient eté +officiers dans un regiment que je mis sur pied quand les communes de nos +quartiers[177] se soulevèrent. La Rancune, qui avoit contraint son +naturel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas la même bonté pour le +poète, qu'il persecutoit continuellement. Il prit donc la parole et dit +au nourrisson des Muses: «Votre serenade, de la façon que vous nous la +representez, etoit plutôt un charivari dont un homme de condition fut +importuné, et envoya la canaille de sa maison pour le faire taire ou +pour le chasser plus loin. Ce qui me le fait croire encore davantage, +c'est que votre femme est morte de vieillesse, et six mois après votre +hymenée, pour parler en vos termes.--Elle mourut pourtant du mal de +mère, dit le poète.--Dites plutôt de grand'mère, d'aïeule ou de +bisaïeule, repondit la Rancune. Dès le regne d'Henry quatrième, la mère +ne lui faisoit plus de mal, ajouta-t-il; et, pour vous montrer que j'en +sais plus de nouvelles que vous-même, quoique vous nous la prôniez si +souvent, je vous veux apprendre une chose d'elle qui n'est jamais venue +à votre connoissance: Dans la cour de la reine Marguerite...[178]» Ce +beau commencement d'histoire attira auprès de la Rancune tous ceux qui +etoient dans la chambre, qui savoient bien qu'il avoit des memoires +contre tout le genre humain. Le poète, qui le redoutoit extrêmement, +l'interrompit en lui disant: «Je gage cent pistoles que non.» Ce defi de +gager fait si à propos fit rire toute la compagnie et le fit sortir hors +de la chambre. C'etoit toujours ainsi par des gageures de sommes +considerables que le pauvre homme defendoit ses hyperboles quotidiennes, +qui pouvoient bien monter chaque semaine à la somme de mille ou douze +cents impertinences, sans y comprendre les menteries. La Rancune etoit +le contrôleur general tant de ses actions que de ses paroles, et +l'ascendant qu'il avoit sur lui etoit si grand que je l'ose comparer à +celui du genie d'Auguste sur celui d'Antoine, cela s'entend prix pour +prix, et sans faire comparaison de deux comediens de campagne à deux +Romains de ce calibre-là. La Rancune ayant donc commencé son conte, et +en ayant eté interrompu par le poète, comme je vous ai dit, chacun, le +pria instamment de l'achever; mais il s'en excusa, promettant de leur +conter une autre fois la vie du poète tout entière, et que celle de sa +femme y seroit comprise. + +[Note 176: Sous la régence d'Anne d'Autriche, la place Royale et le +Marais étoient le centre où se réunissoit, comme de concert, cette +société épicurienne de grands seigneurs et de grandes dames qui a laissé +tant de traces dans les mémoires du temps, et dont Saint-Évremont a +célébré le souvenir dans son Épître à Ninon. Il s'y tenoit des +assemblées auxquelles Marion Delorme et Ninon de Lenclos, les deux plus +galantes dames du quartier, donnoient naturellement le ton. Aussi un +proverbe, rapporté par Saint-Simon, disoit-il: «Henri IV avec son peuple +sur le Pont-Neuf; Louis XIII avec les gens de qualité à la place +Royale.» Du reste, les dames galantes devoient y être attirées par le +voisinage des financiers, qui logeoient alors en grand nombre au Marais. +(V. Catal. des partisans, t. 1, p. 113 du Rec. des Mazarinades.) +«Mesdames de Rohan et les autres galantes de la place, dit Tallemant, ne +craignoient rien tant que madame Pilon, bien loin qu'elle les servît en +leurs amourettes.» (Hist. de madame Pilon.) Le Marais, voisin de la +place où logeoit Scarron, étoit considéré comme un pays de Cocagne, +comme l'île des plaisirs et des ris. Aussi Louis XIII, reprochant à +Cinq-Mars sa paresse, lui disoit-il «que ce vice n'étoit bon qu'à ceux +du Marais, où il avoit été nourri, qui étoient surtout adonnés à leurs +plaisirs, et que, s'il vouloit continuer cette vie, il falloit qu'il y +retournât». (Lett. de Louis XIII à Richel., 4 janv. 1641.) Dans son +Adieu au Marais et à la Place-Royale, Scarron s'exprime ainsi: + + Adieu, beau quartier favori, + Des honnestes gens tant chéri, + Adieu, belle place où n'habite + Que mainte personne d'élite, etc. + +Parmi les hauts et illustres personnages dont il nous a laissé la liste +dans cette pièce, et qui donnoient son principal lustre à cette place et +aux alentours, on peut citer MM. de Villequier de Courcy, le prince de +Gourné, le prince de Guemenée, Sarrazin, La Ménardière, etc.; mais ce +sont surtout les dames qu'il énumère complaisamment:--La princesse de +Guéménée, la duchesse de Rohan et sa fille, les marquises de Piennes et +de Grimault; mesdames de Bassompierre, de Blerancourt, de Maugiron, de +Martel, de Choisy, de Boisdauphine, de Gourné; les comtesses de Belin, +du Lude, de La Suze;--sans parler de Ninon et de Marion.] + +[Note 177: Des bords de la Garonne. Roquebrune est Gascon, comme on +a pu s'en apercevoir déjà à sa confiance en lui-même et à ses hâbleries; +Scarron, d'ailleurs, le dit plus loin (l. 1, ch. 19).] + +[Note 178: La première femme de Henri IV.] + +Il fut question de repeter la comedie qu'on devoit jouer le jour même +dans un tripot voisin. Il n'arriva rien de remarquable pendant la +repetition. On joua après dîner et on joua fort bien. Mademoiselle de +l'Etoile y ravit tout le monde par sa beauté; Angelique eut des +partisans pour elle, et l'une et l'autre s'acquitta de son personnage à +la satisfaction de tout le monde; le Destin et ses camarades firent +aussi des merveilles, et ceux de l'assistance qui avoient souvent ouï la +comedie dans Paris avouèrent que les comediens du roi n'eussent pas +mieux representé. Ragotin ratifia en sa tête la donation qu'il avoit +faite de son corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile, passée par +devant la Rancune, qui lui promettoit tous les jours de la faire +accepter à la comedienne. Sans cette promesse, le desespoir eût bientôt +fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un méchant petit avocat. +Je ne dirai point si les comediens plurent autant aux dames du Mans que +les comediennes avoient fait aux hommes, quand j'en saurois quelque +chose je n'en dirais rien; mais, parceque l'homme le plus sage n'est pas +quelquefois maître de sa langue, je finirai le present chapitre, pour +m'ôter tout sujet de tentation. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin. + +Aussitôt que Destin eut quitté sa vieille broderie et repris son habit +de tous les jours, la Rappinière le mena aux prisons de la ville, à +cause que l'homme qu'ils avoient pris le jour que le curé de Domfront +fut enlevé demandoit à lui parler. Cependant les comediennes s'en +retournèrent en leur hôtellerie avec un grand cortége de Manceaux. +Ragotin, s'etant trouvé auprès de mademoiselle de la Caverne dans le +temps qu'elle sortoit du jeu de paume, où l'on avoit joué, lui presenta +la main pour la ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre ce service-là à +sa chère l'Etoile. Il en fit autant à mademoiselle Angelique, tellement +qu'il se trouva ecuyer à droit[179] et à gauche. Cette double civilité +fut cause d'une incommodité triple, car la Caverne, qui avoit le haut de +la rue, comme de raison, etoit pressée par Ragotin, afin qu'Angelique ne +marchât point dans le ruisseau. De plus, le petit homme, qui ne leur +venoit qu'à la ceinture, tiroit si fort leurs mains en bas, qu'elles +avaient bien de la peine à s'empêcher de tomber sur lui. Ce qui les +incommodoit encore davantage, c'est qu'il se retournoit à tout moment +pour regarder mademoiselle de l'Etoile, qu'il entendoit parler derrière +lui à deux godelureaux qui la ramenoient malgré elle. Les pauvres +comediennes essayèrent souvent de se deprendre les mains, mais il tint +toujours si ferme qu'elles eussent autant aimé avoir les osselets[180]. +Elles le prièrent cent fois de ne prendre pas tant de peine; il leur +repondit seulement: «Serviteur, serviteur» (c'etoit son compliment +ordinaire), et leur serra les mains encore plus fort. Il fallut donc +prendre patience jusqu'à l'escalier de leur chambre, où elles esperèrent +d'être remises en liberté; mais Ragotin n'etoit pas homme à cela. En +disant toujours: «Serviteur, serviteur», à tout ce qu'elles lui purent +dire, il essaya premièrement de monter de front avec les deux +comediennes, ce qui s'etant trouvé impossible parceque l'escalier etoit +trop etroit, la Caverne se mit le dos contre la muraille, et monta la +première, tirant après soi Ragotin, qui tiroit après soi Angelique, qui +ne tiroit rien et qui rioit comme une folle. Pour nouvelle incommodité, +à quatre ou cinq degrés de leur chambre, ils trouvèrent un valet de +l'hôte chargé d'un sac d'avoine d'une pesanteur excessive, qui leur dit +à grand'peine, tant il etoit accablé de son fardeau, qu'ils eussent à +descendre, parcequ'il ne pouvoit remonter, chargé comme il etoit. +Ragotin voulut repliquer; le valet jura tout net qu'il laisseroit tomber +son sac sur eux. Ils defirent donc avec precipitation ce qu'ils avoient +fait fort posément, sans que Ragotin voulût encore quitter les mains des +comediennes. Le valet chargé d'avoine les pressoit etrangement, ce qui +fut cause que Ragotin fit un faux pas, qui ne l'eût pas pourtant fait +tomber, se tenant comme il faisoit aux mains des comediennes; mais il +s'attira sur le corps la Caverne, laquelle le soutenoit davantage que sa +fille, à cause de l'avantage du lieu. Elle tomba donc sur lui, et lui +marcha sur l'estomac et sur le ventre, se donnant de la tête contre +celle de sa fille si rudement qu'elles en tombèrent et l'une et l'autre. +Le valet, qui crut que tant de monde ne se releveroit pas si tôt, et qui +ne pouvoit plus supporter la pesanteur de son sac d'avoine, le dechargea +enfin sur les degrés, jurant comme un valet d'hôtellerie. Le sac se +delia ou se rompit par malheur. L'hôte y arriva, qui pensa enrager +contre son valet; le valet enrageoit contre les comediennes, les +comediennes enrageoient contre Ragotin, qui enrageoit plus que pas un de +ceux qui enragèrent, parceque mademoiselle de l'Etoile, qui arriva en +même temps, fut encore temoin de cette disgrâce, presque aussi fâcheuse +que celle du chapeau que l'on lui avoit coupé avec des ciseaux quelques +jours auparavant. La Caverne jura son grand serment que Ragotin ne la +mènerait jamais, et montra à mademoiselle de l'Etoile ses mains, qui +etoient toutes meurtries. L'Etoile lui dit que Dieu l'avoit punie de lui +avoir ravi M. Ragotin, qui l'avoit retenue devant la comedie pour la +ramener, et ajouta qu'elle etoit bien aise de ce qui etoit arrivé au +petit homme, puisqu'il lui avoit manqué de parole. Il n'entendit rien de +tout cela, car l'hôte parloit de lui faire payer le dechet de son +avoine, ayant déjà, pour le même sujet, voulu battre son valet, qui +appela Ragotin avocat de causes perdues. Angelique lui fit la guerre à +son tour, et lui reprocha qu'elle avoit eté son pis-aller. Enfin, la +fortune fit bien voir jusque là qu'elle ne prenoit encore nulle part +dans les promesses que la Rancune avoit faites à Ragotin de le rendre le +plus heureux amant de tout le pays du Maine, à y comprendre même le +Perche et Laval. L'avoine fut ramassée, et les comediennes montèrent +dans leur chambre l'une après l'autre, sans qu'il leur arrivât aucun +malheur. Ragotin ne les y suivit point, et je n'ai pas bien sçu où il +alla. L'heure du souper vint: on soupa dans l'hôtellerie; chacun prit +parti après le souper, et le Destin s'enferma avec les comediennes pour +continuer son histoire. + +[Note 179: Se disoit alors pour droite: + + ............On prend la tabatière; + Soudain, à gauche, à droit, par devant, par derrière, etc. + + (Le Festin de Pierre, de Th. Corneille, acte I, sc. 1.) + +Il se trouve même dans Boileau: + + Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent, + L'un à droit, l'autre à gauche..... + (Sat. 4.)] + +[Note 180: Donner les osselets à quelqu'un, c'étoit lui mettre au +pouce ou au poignet un noeud coulant, qu'on serroit à l'aide d'un os de +pied de mouton. On employoit surtout les osselets avec les prisonniers, +pour les obliger à suivre ceux qui les conduisoient.] + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Suite de l'histoire de Destin et de l'Etoile. + +J'ai fait le precedent chapitre un peu court; peut-être que celui-ci +sera plus long; je n'en suis pourtant pas bien assuré: nous allons voir. +Le Destin se mit en sa place accoutumée et reprit son histoire en cette +sorte: Je m'en vais vous achever le plus succinctement que je pourrai +une vie qui ne vous a dejà ennuyées que trop long-temps. Verville +m'etant venu voir, comme je vous ai dit, et n'ayant pu me persuader de +retourner chez son père, il me quitta fort affligé de ma resolution, à +ce qu'il me parut, et s'en retourna chez lui, où quelque temps après il +se maria avec mademoiselle de Saldagne, et Saint-Far en fit autant avec +mademoiselle de Lery. Elle etoit aussi spirituelle que Saint-Far l'etoit +peu, et j'ai bien de la peine à m'imaginer comment deux esprits si +disproportionnés se seront accordés ensemble. Cependant je me gueris +entierement, et le genereux monsieur de Saint-Sauveur, ayant approuvé la +resolution que j'avois prise de m'en aller hors du royaume, me donna de +l'argent pour mon voyage, et Verville, qui ne m'oublia point pour s'être +marié, me fit present d'un bon cheval et de cent pistoles. Je pris le +chemin de Lyon pour retourner en Italie, à dessein de repasser par Rome, +et, après y avoir vu ma Leonore pour la dernière fois, de m'aller faire +tuer en Candie[181], pour n'être pas long-temps malheureux. À Nevers, je +logeai dans une hôtellerie qui etoit proche de la rivière. Etant arrivé +de bonne heure et ne sçachant à quoi me divertir en attendant le souper, +j'allai me promener sur un grand pont de pierre qui traverse la rivière +de Loire. Deux femmes s'y promenoient aussi, dont l'une, qui paroissoit +être malade, s'appuyoit sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher. +Je les saluai, sans les regarder, en passant auprès d'elles, et me +promenai quelque temps sur le pont, songeant à ma malheureuse fortune et +plus souvent à mon amour. J'etois assez bien vêtu, comme il est +necessaire de l'être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un +mechant habit. Quand je repassai auprès de ces femmes, j'entendis dire à +demi-haut: «Pour moi, je croirois que ce fût lui s'il n'etoit point +mort.» Je ne sçais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet de +prendre ces paroles-là pour moi. On ne les avoit pourtant pas dites pour +un autre. Je vis mademoiselle de la Boissière, le visage fort pâle et +defait, qui s'appuyoit sur sa fille Leonore. J'allai droit à elles avec +plus d'assurance que je n'eusse fait dans Rome, m'etant beaucoup formé +le corps et l'esprit durant le temps que j'avois demeuré à Paris. Je les +trouvai si surprises et si effrayées, que je crois qu'elles se fussent +mises en fuite si mademoiselle de la Boissière eût pu courir. Cela me +surprit aussi. Je leur demandai par quelle heureuse rencontre je me +trouvois avec les personnes du monde qui m'etoient les plus chères. +Elles se rassurèrent à mes paroles. Mademoiselle de la Boissière me dit +que je ne devois point trouver etrange si elles me regardoient avec +quelque sorte d'etonnement; que le seigneur Stefano leur avoit fait voir +des lettres de l'un des gentilshommes que j'accompagnois dans Rome, par +lesquelles on lui mandoit que j'avois eté tué durant la guerre de +Parme[182], et ajouta qu'elle etoit ravie de ce qu'une nouvelle qui +l'avoit si fort affligée ne se trouvoit pas veritable. Je lui repondis +que la mort n'etoit pas le plus grand malheur qui me pouvoit arriver, et +que je m'en allois à Venise faire courir le même bruit avec plus de +verité. Elles s'attristèrent de ma resolution, et la mère me fit alors +des caresses extraordinaires dont je ne pouvois deviner la cause. Enfin, +j'appris d'elle-même ce qui la rendoit si civile. Je pouvois encore lui +rendre service, et l'etat où elle se trouvoit ne lui permettoit pas de +me mepriser et de me faire mauvais visage, comme elle avoit fait dans +Rome. Il leur etoit arrivé un malheur assez grand pour les mettre en +peine. Ayant fait argent de tous leurs meubles, qui etoient fort beaux +et en quantité, elles etoient parties de Rome avec une servante +françoise qui les servoit il y avoit long-temps, et le seigneur Stefano +leur avoit donné son valet, qui etoit Flamand comme lui et qui vouloit +retourner en son pays. Ce valet et cette servante s'aimoient à dessein +de se marier ensemble, et leur amour n'etoit connu de personne. +Mademoiselle de la Boissière, etant arrivée à Rouane, se mit sur la +rivière. A Nevers, elle se trouva si mal qu'elle ne put passer outre. +Durant sa maladie, elle fut assez difficile à servir, et sa servante +s'en acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le valet et la +servante ne se trouvèrent plus, et, ce qui fut de plus fâcheux, l'argent +de la pauvre demoiselle disparut aussi. Le deplaisir qu'elle en eut +augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de s'arrêter à Nevers pour +attendre des nouvelles de Paris, d'où elle esperoit recevoir de quoi +continuer son voyage. Mademoiselle de la Boissière m'apprit en peu de +mots cette fâcheuse aventure. Je les ramenai en leur hôtellerie, qui +etoit aussi la mienne, et, après avoir eté quelque temps avec elles, je +me retirai en ma chambre pour les laisser souper. Pour moi, je ne +mangeai point, et je crus avoir eté à table cinq ou six heures pour le +moins. Je les allai voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire que j'y +serois le bien venu. Je trouvai la mère dans son lit, et la fille me +parut avec un visage aussi triste que je l'avois trouvée gaie un moment +auparavant. Sa mère etoit encore plus triste qu'elle, et je le devins +aussi. Nous fûmes quelque temps à nous regarder sans rien dire. Enfin, +mademoiselle de la Boissière me montra des lettres qu'elle avoit reçues +de Paris, qui la rendoient, sa fille et elle, les plus affligées +personnes du monde. Elle m'apprit le sujet de son affliction avec une si +grande effusion de larmes, et sa fille, que je vis pleurer aussi fort +que sa mère, me toucha tellement, que je ne crus pas leur temoigner +assez bien mon ressentiment, quoique je leur offrisse tout ce qui +dependoit de moi, d'une façon à ne les point faire douter de ma +franchise. «Je ne sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur +dis-je; mais, s'il ne faut que ma vie pour diminuer la peine où je vous +vois, vous pouvez vous mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, Madame, +ce qu'il faut que je fasse. J'ai de l'argent si vous en manquez, j'ai du +courage si vous avez des ennemis, et je ne pretends de tous les services +que je vous offre que la satisfaction de vous avoir servie.» Mon visage +et mes paroles leur firent si bien voir ce que j'avois dans l'ame, que +leur grande affliction se modera un peu. Mademoiselle de la Boissière me +lut une lettre par laquelle une femme de ses amies lui mandoit qu'une +personne qu'elle ne nommoit point, et que je m'aperçus bien être le père +de Leonore, avoit eu commandement de se retirer de la cour et qu'il s'en +étoit allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoiselle se trouvoit dans un +pays inconnu, sans argent et sans esperance d'en avoir. Je lui offris de +nouveau ce que j'en avois, qui pouvoit monter à cinq cens ecus, et lui +dis que je la conduirois en Hollande et au bout du monde, si elle y +vouloit aller. Enfin, je l'assurai qu'elle avoit retrouvé en moi une +personne qui la serviroit comme un valet et de qui elle seroit aimée et +respectée comme d'un fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot de +fils; mais je n'etois plus cet homme odieux à qui l'on avoit refusé la +porte dans Rome et pour qui Leonore n'étoit pas visible, et mademoiselle +de la Boissière n'etoit plus pour moi une mère sevère. A toutes les +offres que je lui fis elle me repondit toujours que Leonore me seroit +fort obligée. Tout se passoit au nom de Leonore, et vous eussiez dit que +sa mère n'etoit plus qu'une suivante qui parloit pour sa maîtresse: tant +il est vrai que la plupart du monde ne considère les personnes que selon +qu'elles leur sont utiles. + +[Note 181: Dans la guerre que Venise, assistée du pape, y soutenoit +contre les Turcs. Voir notre note plus haut, I. 1, ch. 13.] + +[Note 182: Voir plus haut notre note (1re partie, chapitre 15).] + +Je les laissai fort consolées, et me retirai en ma chambre le plus +satisfait homme du monde. Je passai la nuit fort agreablement, quoiqu'en +veillant, ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant commencé à dormir +qu'à la pointe du jour. Leonore me parut ce jour-là habillée avec plus +de soin qu'elle n'étoit le jour de devant, et elle put bien remarquer +que je ne m'etois pas negligé. Je la menai à la messe sans sa mère, qui +etoit encore trop foible. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce temps-là +nous ne fûmes plus qu'une même famille. Mademoiselle de la Boissière me +temoignoit beaucoup de reconnoissance des services que je lui rendois, +et me protestoit souvent qu'elle n'en mourroit pas ingrate. Je vendis +mon cheval, et, aussitôt que la malade fut assez forte, nous prîmes une +cabane[183] et baissâmes jusqu'à Orleans. Durant le temps que nous fûmes +sur l'eau, je jouis de la conversation de Leonore, sans qu'une si grande +felicité fût troublée par sa mère. Je trouvai des lumières dans l'esprit +de cette belle fille aussi brillantes que celles de ses yeux, et le +mien, dont peut-être elle avoit pu douter dans Rome, ne lui deplut pas +alors. Que vous dirai-je davantage? elle vint à m'aimer autant que je +l'aimois, et vous avez bien pu reconnoître depuis le temps que vous nous +voyez l'un et l'autre, que cette amour reciproque n'est point encore +diminuée. + +[Note 183: Ce mot désigne ici un bateau à fond plat et couvert, dont +on se servoit principalement sur la Loire. (Dict. de Furetière.)] + +«Quoi! interrompit Angelique, mademoiselle de l'Etoile est donc +Leonore?--Et qui donc?» lui repondit le Destin. Mademoiselle de l'Etoile +prit la parole, et dit que sa compagne avoit raison de douter qu'elle +fût cette Leonore dont le Destin avoit fait une beauté de roman. «Ce +n'est point par cette raison-là, repartit Angelique, mais c'est à cause +que l'on a toujours de la peine à croire une chose que l'on a beaucoup +désirée.» Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avoit point douté, +et ne voulut pas que ce discours allât plus avant, afin que le Destin +poursuivît son histoire, qu'il reprit de cette sorte. + +Nous arrivâmes à Orleans, où notre entrée fut si plaisante que je vous +en veux apprendre les particularités. Un tas de faquins qui attendent +sur le port ceux qui viennent par eau, pour porter leurs hardes, se +jetèrent à la foule dans notre cabane. Ils se presentèrent plus de +trente à se charger de deux ou trois petits paquets que le moins fort +d'entre eux eût pu porter sous ses bras. Si j'eusse eté seul, je n'eusse +pas peut-être eté assez sage pour ne m'emporter point contre ces +insolens. Huit d'entre eux saisirent une petite cassette qui ne pesoit +pas vingt livres, et ayant fait semblant d'avoir bien de la peine à la +lever de terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux, par dessus +leurs têtes, chacun ne la soutenant que du bout du doigt. Toute la +canaille qui etoit sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints +d'en faire autant. J'etois pourtant tout rouge de honte d'avoir à +traverser toute une ville avec tant d'appareil, car le reste de nos +hardes, qu'un seul homme pouvoit porter, en occupa une vingtaine, et mes +seuls pistolets furent portés par quatre hommes. Nous entrâmes dans la +ville dans l'ordre que je vais vous dire: huit grands pendards ivres, ou +qui le devoient être, portoient au milieu d'eux une petite cassette, +comme je vous ai dejà dit. Mes pistolets suivoient l'un après l'autre, +chacun porté par deux hommes. Mademoiselle de la Boissière, qui +enrageoit aussi bien que moi, alloit immédiatement après. Elle etoit +assise dans une grande chaise de paille, soutenue sur deux grands bâtons +de batelier, et portée par quatre hommes[184] qui se relayoient les uns +les autres, et qui lui disoient cent sottises en la portant. Le reste de +nos bardes suivoit, qui etoit composé d'une petite valise et d'un paquet +couvert de toile, que sept ou huit de ces coquins se jetoient l'un à +l'autre durant le chemin, comme quand on joue au pot cassé.[B] Je +conduisois la queue du triomphe, tenant Leonore par la main, qui rioit +si fort qu'il falloit malgré moi que je prisse plaisir à cette +friponnerie. Durant notre marche, les passans s'arrêtoient dans les rues +pour nous considerer, et le bruit que l'on y faisoit à cause de nous +attiroit tout le monde aux fenêtres. + +[Note B: Rabelais mentionne parmi les jeux de Gargantua le casse-pot +(Garg., I, 22). Voici la note de Le Duchat sur ce passage: «Au pot +cassé, dit Mathurin Cordier, ch. 38, nº 26, de son De corrupt. serm. +emend. On pend au plancher, avec une corde, un vieux pot de terre, puis +on bande les yeux à tous ceux de la compagnie, lesquels, en cet état, +vont tour à tour, un bâton à la main, tâcher d'atteindre le pot, au +hasard que les éclats en volent sur eux, ce qui cause un tintamarre où +il y a toujours du danger. Scarron, ch. 18 de la 1re partie de son Roman +comique, parle d'une autre manière de jouer au pot cassé.» +Effectivement, le jeu auquel notre auteur fait ici allusion seroit +plutôt une espèce de palet, un de ces jeux où les enfants se +divertissent à lancer des tessons de pots les uns contre les autres. +C'est, d'ailleurs, ce que semblent indiquer les termes de Mathurin +Cordier à l'endroit mentionné: «Ludamus ollâ pertusâ. Certemus ruptis +fictilibus.»] + +[Note 184: On reconnoît ici la chaise à porteurs, travestie en +caricature. La chaise à porteurs, qui étoit, avec le brancard pour les +malades et les vieillards, la litière, la vinaigrette, etc., sans parler +des coches et carrosses pour les voyageurs, un des moyens de locomotion +les plus répandus et celui qu'avoient adopté les gens du bel air, fut +d'abord découvert, et Sauval nous apprend (Antiq., t. i, p. 192) que +c'étoit la reine Marguerite qui en avoit introduit l'usage. +Montbrun-Souscarrière rapporta d'Angleterre la mode des chaises +couvertes, suivant Tallemant et le Ménagiana, et en 1649 il en obtint le +privilége pour 40 ans, avec madame de Cavoye.] + +Enfin nous arrivâmes au faubourg qui est du côté de Paris, suivis de +force canaille, et nous logeâmes à l'enseigne des Empereurs. Je fis +entrer mes dames dans une salle basse, et menaçai ensuite ces coquins si +serieusement qu'ils furent trop aises de recevoir fort peu de chose que +je leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés. Mademoiselle de +la Boissière, que la joie de n'être plus sans argent avoit guérie plutôt +qu'autre chose, se trouva assez forte pour aller en carrosse. Nous +arrêtâmes trois places dans celui qui partoit le lendemain, et en deux +jours nous arrivâmes heureusement à Paris. En descendant à la maison des +coches, je fis connoissance avec la Rancune, qui etoit venu d'Orleans +aussi bien que nous, dans un coche qui accompagna notre carrosse. Il +ouït que je demandois où etoit l'hôtellerie des coches de Calais: il me +dit qu'il y alloit à l'heure même, et que, si nous n'avions point de +logis arrêté, qu'il nous meneroit loger, si nous voulions, chez une +femme de sa connoissance, qui logeoit en chambre garnie, où nous serions +fort commodément. Nous le crûmes, et nous nous en trouvâmes fort bien. +Cette femme etoit veuve d'un homme qui avoit eté, toute sa vie, tantôt +portier, et tantôt decorateur d'une troupe de comediens[185], et même +avoit tâché autrefois de reciter, et n'y avoit pas reussi. Ayant amassé +quelque chose en servant les comediens, il s'etoit mêlé de loger en +chambre garnie et de prendre des pensionnaires, et par-là s'etoit mis à +son aise. Nous louâmes deux chambres assez commodes. Mademoiselle de la +Boissière fut confirmée dans les mauvaises nouvelles qu'elle avoit eues +du père de Leonore, et en apprit d'autres qu'elle nous cacha, qui +l'affligèrent assez pour la faire retomber malade. Cela nous fit +differer quelque temps notre voyage de Hollande, où elle avoit resolu +que je la conduirois, et la Rancune, qui alloit y joindre une troupe de +comediens[186], voulut bien nous attendre après que je lui eus promis de +le defrayer. + +[Note 185: Nous avons déjà dit quelles étoient les fonctions du +portier de comédie; pour celles du décorateur, on peut consulter le +Théâtre français de Chappuzeau, liv. 3.] + +[Note 186: Sans doute la troupe du prince d'Orange, dont il est +question dans le premier chapitre de ce roman.] + +Mademoiselle de la Boissière etoit souvent visitée par une de ses amies, +qui avoit servi en même temps qu'elle la femme de l'ambassadeur de Rome +en qualité de femme de chambre, et qui avoit même eté sa confidente +pendant le temps qu'elle fut aimée du père de Leonore. C'etoit d'elle +qu'elle avoit appris l'eloignement de son pretendu mari, et nous en +reçûmes plusieurs bons offices pendant le temps que nous fûmes à Paris. +Je ne sortois que le moins souvent que je pouvois, de peur d'être vu de +quelqu'un de ma connoissance, et je n'avois pas grand'peine à garder le +logis, puisque j'etois avec Leonore, et que, par les soins que je +rendois à sa mère, je me mettois toujours de mieux en mieux en son +esprit. À la persuasion de cette femme dont je vous viens de parler, +nous allâmes un jour nous promener à Saint-Cloud pour faire prendre +l'air à notre malade. Notre hôtesse fut de la partie et la Rancune +aussi. Nous prîmes un bateau. Nous nous promenâmes dans les plus beaux +jardins, et, après avoir fait collation, la Rancune conduisit notre +petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurai à compter dans +un cabaret avec une hôtesse fort déraisonnable[187], qui me retint plus +long-temps que je ne pensois. Je sortis d'entre ses mains au meilleur +marché que je pus, et m'en retournai rejoindre ma compagnie. Mais je fus +bien etonné de voir notre bateau fort avant dans la rivière, qui +ramenoit mes gens à Paris sans moi et sans me laisser même un petit +laquais qui portoit mon epée et mon manteau[188]. Comme j'etois sur le +bord de l'eau, bien en peine de sçavoir pourquoi on ne m'avoit pas +attendu, j'ouïs une grande rumeur dans une cabane; et, m'en etant +approché, je vis deux ou trois gentilshommes, ou qui avoient la mine de +l'être, qui vouloient battre un batelier parcequ'il refusoit d'aller +après notre bateau. J'entrai à tout hasard dans cette cabane dans le +temps qu'elle quittoit le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu. +Mais, si j'avois eté en peine de ce que ma compagnie m'avoit laissé à +Saint-Cloud, je ne fus pas moins embarrassé de voir que celui qui +faisoit cette violence etoit le même Saldagne à qui j'avois tant de +sujet de vouloir du mal. Dans le moment que je le reconnus, il passa du +bout du bateau où il etoit à celui où j'etois, fort empêché de ma +contenance. Je lui cachai mon visage le mieux que je pus; mais, me +trouvant si près de lui qu'il etoit impossible qu'il ne me reconnût, et, +me trouvant sans epée, je pris la resolution la plus desesperée du +monde, dont la haine seule ne m'eût pas rendu capable si la jalousie ne +s'y fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il me +reconnoissoit et me jetai dans la rivière avec lui. Il ne put se prendre +à moi, soit que ses gants l'en empêchassent[189], ou parcequ'il fut +surpris. Jamais homme ne fut plus près de se noyer que lui. La plupart +des bateaux allèrent à son secours, chacun croyant que nous etions +tombés dans l'eau par quelque accident, et Saldagne seul sçachant de +quelle façon la chose etoit arrivée, et n'etant pas en etat de s'en +plaindre sitôt ou de faire courir après moi. Je regagnai donc le bord +sans beaucoup de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne m'empêcha point +de nager; et, l'affaire valant bien la peine d'aller vite, je fus fort +eloigné de Saint-Cloud devant que Saldagne fût pêché. Si on eut bien de +la peine à le sauver, je pense qu'on n'en eut pas moins à le croire +lorsqu'il declara de quelle façon je m'etois hasardé pour le perdre, car +je ne vois pas pourquoi il en auroit fait un secret. Je fis un grand +tour pour regagner Paris, où je n'entrai que de nuit, sans avoir eu +besoin de me faire secher, le soleil et l'exercice violent que j'avois +fait en courant n'ayant laissé que fort peu d'humidité dans mes habits. +Enfin, je me revis avec ma chère Leonore, que je trouvai veritablement +affligée. La Rancune et notre hôtesse eurent une extrême joie de me +voir, aussi bien que mademoiselle de la Boissière, qui, pour mieux faire +croire que j'etois son fils à la Rancune et à notre hôtesse, avoit bien +fait de la mère affligée. Elle me fit des excuses en particulier de ce +que l'on ne m'avoit pas attendu, et m'avoua que la peur qu'elle avoit +eue de Saldagne l'avoit empêchée de songer en moi, outre qu'à la reserve +de la Rancune, le reste de notre troupe n'eût fait que m'embarrasser si +j'eusse eu prise avec Saldagne. J'appris alors qu'au sortir de +l'hôtellerie ou du cabaret où nous avions mangé, ce galant homme les +avoit suivis jusqu'au bateau; qu'il avoit prié fort incivilement Leonore +de se demasquer, et que, sa mère l'ayant reconnu pour le même homme qui +avoit attenté la même chose dans Rome, elle avoit regagné son bateau +fort effrayée, et l'avoit fait avancer dans la rivière sans m'attendre. +Saldagne cependant avoit eté joint par deux hommes de même trempe, et, +après avoir quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau, il etoit +entré avec eux dans le bateau, où je le trouvai menaçant le batelier +pour le faire aller après Leonore. Cette aventure fut cause que je +sortis encore moins que je n'avois fait. Mademoiselle de la Boissière +devint malade quelque temps après, la melancolie y contribuant beaucoup, +et cela fut cause que nous passâmes à Paris une partie de l'hiver. Nous +fûmes avertis qu'un prelat italien, qui revenoit d'Espagne, passoit en +Flandre par Peronne. La Rancune eut assez de credit pour nous faire +comprendre dans son passeport en qualité de comediens[190]. Un jour que +nous allâmes chez ce prelat italien, qui etoit logé dans la rue de +Seine, nous soupâmes par complaisance, dans le faubourg Saint-Germain, +avec des comediens de la connoissance de la Rancune[191]. Comme nous +passions, lui et moi, sur le Pont-Neuf, bien avant dans la nuit, nous +fûmes attaqués par cinq ou six tire-laine[192]. Je me defendis le mieux +que je pus, et, pour la Rancune, je vous avoue qu'il fit tout ce qu'un +homme de coeur pouvoit faire, et me sauva même la vie. Cela n'empêcha +pas que je ne fusse saisi par ces voleurs, mon epée m'étant +malheureusement tombée. La Rancune, qui se demêla vaillamment d'entre +eux, en fut quitte pour un mechant manteau. Pour moi, j'y perdis tout, à +la reserve de mon habit; et, ce qui me pensa desesperer, ils me prirent +une boîte de portrait dans laquelle celui du père de Leonore etoit en +email[193], et dont mademoiselle de la Boissière m'avoit prié de vendre +les diamans. Je retrouvai la Rancune chez un chirurgien au bout du +Pont-Neuf; il etoit blessé au bras et au visage, et moi je l'etois fort +legerement à la tête. Mademoiselle de la Boissière s'affligea fort de la +perte de son portrait; mais l'esperance d'en revoir bientôt l'original +la consola. Enfin, nous partîmes de Paris pour Peronne; de Peronne, nous +allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à La Haye. + +[Note 187: Saint-Cloud, lieu de rendez-vous favori des promeneurs, +étoit renommé pour ses cabarets, et rempli de maisons de bouteilles, où +les gens du bon ton alloient faire la débauche. Le plus célèbre étoit +celui de la Duryer (V. son Hist. dans Tallemant). La plupart de ces +cabarets étoient chers, en raison du beau monde qui les fréquentoit.] + +[Note 188: Le petit laquais étoit de rigueur, comme aujourd'hui le +groom microscopique, pour toute personne qui se respectoit. On en trouve +la preuve dans une foule de comédies et de romans comiques du temps. +Aussi la comtesse d'Escarbagnas, qui s'étoit formée à Paris, +n'avoit-elle pas négligé ce point important (V. la Comt. d'Escarb., sc. +5 et 6). Mais, par la suite, les femmes changèrent de mode, et, vers la +fin du XVIIe siècle, elles se mirent sur le pied d'avoir, au contraire, +un grand laquais.] + +[Note 189: À cette époque, les gants étoient quelquefois surchargés +de franges et de broderies qui les rendoient aussi incommodes que +brillants: + + Encor cela est-il peu prisé si l'on n'a + Le satin verd aux gants ou velours incarna, + Ou bien de franges d'or une paire bordée + Qui porte sur le bras une demi-coudée. + + (Le Satyr. de la court [Variétés histor. et littér., Janne + t. 3], 1624.)] + +[Note 190: Il n'y avoit alors rien d'impossible ni de contraire aux +usages reçus à ce que des comédiens fussent compris dans la suite d'un +prélat. V. plus loin notre note, 3e part., chap. 8.] + +[Note 191: Beaucoup de comédiens logeoient dans le faubourg +Saint-Germain, à cause du voisinage d'un des principaux théâtres de +Paris, sis vis-à-vis la rue Guénégaud, à peu près à l'endroit que +recouvre maintenant le passage du Pont-Neuf, et transféré de là, par la +suite, dans la rue des Fossés-Saint-Germain. Les tavernes et cabarets, +où l'on pouvoit boire ou manger à tout prix, étoient en très grand +nombre autour des théâtres; en particulier, aux alentours de celui-ci, +il y avoit l'hôtel d'Anjou, rue Dauphine, où l'on dînoit à bon marché; +l'hôtel de France, rue Guénégaud, où l'on dînoit à 40 sous, etc.] + +[Note 192: Voleurs, ainsi nommés de ce qu'ils tiroient de dessus les +épaules des passants leurs manteaux et vêtements de laine. C'est à une +étymologie analogue qu'il faut rapporter, par exemple, le nom de la rue +Tirechappe. Le Pont-Neuf étoit, pendant la nuit, le rendez-vous de +prédilection de ces hardis filous, grisons et rougets, comme, pendant le +jour, des charlatans, chanteurs et bateleurs, parcequ'il étoit aussi le +rendez-vous des oisifs et le lieu de passage le plus fréquenté de Paris. +Les voleurs n'avoient même pas attendu qu'on eût achevé de le bâtir pour +en faire un lieu de repaire fort dangereux, comme d'Aubigné nous +l'apprend dans un passage de la Confession de Sancy; mais à peine eut-il +été terminé que ce fut bien pis, et que les coupeurs de bourse en firent +le théâtre habituel de leurs exploits, en concurrence avec les +industriels, qui leur cédoient la place à la tombée de la nuit. De +grands seigneurs même, à l'exemple du prince Henri et de Falstaff, dans +le Henri IV de Shakespeare, trouvoient quelquefois plaisant de se +métamorphoser en filous, sous la conduite ou d'après l'exemple de Gaston +d'Orléans, comme l'attestent les témoignages de Sandras de Courtilz, de +Sorel, dans Francion (2e liv.), etc. Ceux-là étoient les tire-soie. +Comment la police eût-elle pu y mettre ordre, elle qui, en 1634, ne +disposoit encore que de 240 archers pour faire le guet, moitié le jour +et moitié la nuit, dans une ville sans réverbères; et qui d'ailleurs, +jusqu'au traité des Pyrénées, exerça ses fonctions avec si peu de +vigilance? V. Hist. du Pont-Neuf, par Éd. Fournier (Rev. fr., 1 et 10 +octobre 1855).] + +[Note 193: La peinture sur émail, telle qu'elle se pratique +aujourd'hui, étoit nouvelle alors. Ce fut vers 1632 que Jean Toutin, +orfèvre de Châteaudun, parvint à faire des émaux de belles couleurs +opaques, portraits et sujets historiques. Il eut pour disciple Gribelin, +qui perfectionna ses procédés. Puis vinrent dans le même siècle +l'orfèvre Dubié, qui logeoit aux galeries du Louvre; Morlière +(d'Orléans), qui travailloit à Blois; et, à Blois encore, Robert +Vauquier et Pierre Chartier; enfin, Petitot et Bordier. C'étoit +probablement dans ce nouveau genre qu'avoit été fait le portrait de Mlle +de La Boissière.] + +Le père de Leonore en etoit parti quinze jours auparavant pour aller en +Angleterre, où il etoit allé servir le roi[194] contre les +parlementaires. La mère de Leonore en fut si affligée qu'elle en tomba +malade et en mourut. Elle me vit en mourant aussi affligé que si j'eusse +eté son fils. Elle me recommanda sa fille, et me fit promettre que je ne +l'abandonnerois point et que je ferois ce que je pourrois pour trouver +son père et la lui remettre entre les mains. À quelque temps de là, je +fus volé par un François de tout ce qui me restoit d'argent, et la +necessité où je me trouvai avec Leonore fut telle, que nous prîmes parti +dans votre troupe, qui nous reçut par l'entremise de la Rancune. Vous +sçavez le reste de mes aventures; elles ont eté, depuis ce temps-là, +communes avec les vôtres jusques à Tours, où je pense avoir vu encore le +diable de Saldagne; et, si je ne me trompe, je ne serai pas long-temps +en ce pays sans le trouver, ce que je crains moins pour moi que pour +Leonore, qui seroit abandonnée d'un serviteur fidèle si elle me perdoit, +ou si quelque malheur me separoit d'avec elle. + +[Note 194: Charles I. On se souvient que le père de Léonore étoit un +seigneur écossois.] + +Le Destin finit ainsi son histoire, et, après avoir consolé quelque +temps mademoiselle de l'Etoile, que le souvenir de ses malheurs faisoit +alors autant pleurer que si elle n'eût fait que commencer d'être +malheureuse, il prit congé des comediennes et s'alla coucher. + + + + +CHAPITRE XIX. + +Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos. Nouvelle disgrâce de +Ragotin, et autres choses que vous lirez, s'il vous plaît. + +L'amour, qui fait tout entreprendre aux jeunes et tout oublier aux +vieux, qui a eté cause de la guerre de Troie[195] et de tant d'autres +dont je ne veux pas prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors +faire voir, dans la ville du Mans, qu'il n'est pas moins redoutable dans +une mechante hôtellerie qu'en quelque autre lieu que ce soit. Il ne se +contenta donc pas de Ragotin, amoureux à perdre l'appetit: il inspira +cent mille desirs dereglés à la Rappinière, qui en etoit fort +susceptible, et rendit Roquebrune amoureux de la femme de l'operateur, +ajoutant à sa vanité, bravoure[196] et poesie, une quatrième folie, ou +plutôt lui faisant faire une double infidelité, car il avoit parlé +d'amour long-temps auparavant à l'Etoile et à Angelique, qui lui avoient +conseillé l'une et l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer. Mais +tout cela n'est rien auprès de ce que je vais vous dire. Il triompha +aussi de l'insensibilité et de la misanthropie de la Rancune, qui devint +amoureux de l'operatrice; et ainsi le poète Roquebrune, pour ses pechés +et pour l'expiation des livres reprouvés qu'il avoit mis en lumière, eut +pour rival le plus mechant homme du monde. Cette operatrice avoit nom +dona Inezilla del Prado, native de Malaga, et son mari, ou soi-disant +tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi, gentilhomme venitien, natif de +Caen en Normandie[197]. Il y eut encore dans la même hôtellerie d'autres +personnes atteintes du même mal, aussi dangereusement pour le moins que +ceux dont je viens de vous reveler le secret; mais nous vous les ferons +connoître en temps et lieu. La Rappinière étoit devenu amoureux de +mademoiselle de l'Etoile en lui voyant representer Chimène, et avoit +fait dessein en même temps de decouvrir son mal à la Rancune, qu'il +jugeoit capable de tout faire pour de l'argent. Le divin Roquebrune +s'etoit imaginé la conquête d'une Espagnole digne de son courage. Pour +la Rancune, je ne sçais pas bien par quels charmes cette etrangère put +rendre capable d'aimer un homme qui haïssoit tout le monde. Ce vieil +comedien, devenu âme damnée devant le temps, je veux dire amoureux +devant sa mort, etoit encore au lit quand Ragotin, pressé de son amour +comme d'un mal de ventre, le vint trouver pour le prier de songer à son +affaire et d'avoir pitié de lui. La Rancune lui promit que le jour ne se +passeroit pas qu'il ne lui eût rendu un service signalé auprès de sa +maîtresse. La Rappinière entra en même temps dans la chambre de la +Rancune, qui achevoit de s'habiller, et, l'ayant tiré à part, lui avoua +son infirmité, et lui dit que, s'il le pouvoit mettre aux bonnes grâces +de mademoiselle de l'Etoile, il n'y avoit rien en sa puissance qu'il ne +pût esperer de lui, jusqu'à une charge d'archer et une sienne nièce en +mariage, qui seroit son héritière parce qu'il n'avoit point d'enfans. Le +fourbe la Rancune lui promit encore plus qu'il n'avoit fait à Ragotin, +dont cet avant-coureur du bourreau ne conçut pas de petites esperances. +Roquebrune vint aussi consulter l'oracle. Il etoit le plus incorrigible +presomptueux qui soit jamais venu des bords de la Garonne, et il s'etoit +imaginé que l'on croyoit tout ce qu'il disoit de sa bonne maison, +richesse, poesie et valeur: si bien qu'il ne s'offensoit point des +persecutions et des rompemens de visière que lui faisoit continuellement +la Rancune. Il croyoit que ce qu'il en faisoit n'etoit que pour allonger +la conversation, outre qu'il entendoit la raillerie mieux qu'homme du +monde, et la souffroit en philosophe chretien, quand même elle alloit au +solide. Il se croyoit donc admiré de tous les comediens, voire de la +Rancune, qui avoit assez d'experience pour n'admirer guère de choses, et +qui, bien loin d'avoir bonne opinion de ce mâche-laurier, s'etoit +instruit amplement de ce qu'il etoit, pour sçavoir si les evêques et +grands seigneurs de son pays, qu'il alleguoit à tous momens comme ses +parens, etoient veritablement des branches d'un arbre genealogique que +ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien que de beaucoup d'autres +choses, avoit fait faire en vieil parchemin. Il fut bien fâché de +trouver la Rancune en compagnie, quoique cela le dût embarrasser moins +qu'un autre, ayant la mauvaise coutume de parler toujours aux oreilles +des personnes et de faire secret de tout, et fort souvent de rien[198]. +Il tira donc la Rancune en particulier, et n'en fit point à deux fois +pour lui dire qu'il etoit bien en peine de sçavoir si la femme de +l'operateur avoit beaucoup de l'esprit, parcequ'il avoit aimé des femmes +de toutes les nations, excepté des Espagnoles, et si elle valoit la +peine qu'il s'y amusât; qu'il ne seroit pas plus pauvre quand il lui +auroit fait un present des cent pistoles qu'il offroit de gager à toutes +rencontres, ce qui lui arrivoit aussi souvent que de parler de sa bonne +maison. La Rancune lui dit qu'il ne connoissoit pas assez la dona +Inezilla pour lui repondre de son esprit; qu'il s'etoit trouvé souvent +avec son mari dans les meilleures villes du royaume, où il vendoit le +mithridate[199], et que, pour s'informer de ce qu'il desiroit sçavoir, +il n'y avoit qu'à faire conversation avec elle, puisqu'elle parloit +françois passablement. Roquebrune lui voulut confier sa genealogie en +parchemin, pour faire valoir à l'Espagnole la splendeur de sa race; mais +la Rancune lui dit que cela etoit meilleur à faire un chevalier de Malte +qu'à se faire aimer. Roquebrune, là-dessus, fit l'action d'un homme qui +compte de l'argent en sa main, et dit à la Rancune: «Vous sçavez bien +quel homme je suis.--Oui, oui, lui repondit la Rancune, je sçais bien +quel homme vous êtes et quel homme vous serez toute votre vie.» Le poète +s'en retourna comme il etoit venu, et la Rancune, son rival et son +confident tout ensemble, se rapprocha de la Rappinière et de Ragotin, +qui etoient rivaux aussi sans le sçavoir. Pour le vieil la Rancune, +outre que l'on hait facilement ceux qui ont pretention sur ce que l'on +destine pour soi, et que naturellement il haïssoit tout le monde, il +avoit de plus toujours eu grande aversion pour le poète, qui sans doute +ne la fit point cesser par cette confidence. La Rancune fit donc dessein +à l'heure même de lui faire tous les plus mechans tours qu'il pourroit, +à quoi son esprit de singe etoit fort propre. Pour ne perdre point de +temps, il commença dès le jour même, par une insigne mechanceté, à lui +emprunter de l'argent, dont il se fit habiller depuis les pieds jusqu'à +la tête, et se donna du linge. Il avoit eté malpropre toute sa vie; mais +l'amour, qui fait de plus grands miracles, le rendit soigneux de sa +personne sur la fin de ses jours. Il prit du linge blanc plus souvent +qu'il n'appartenoit à un vieil comedien de campagne[200], et commença de +se teindre et raser le poil si souvent et avec tant de soin, que ses +camarades s'en aperçurent. + +[Note 195: + + Amour, tu perdis Troie + +a dit plus tard La Fontaine, dans les Deux Coqs (liv. 7, f. 12).] + +[Note 196: Bravoure est mis ici pour braverie, dans le sens de +mauvaise gloire, recherche dans la parure, etc.] + +[Note 197: Ch. Sorel introduit de même dans Francion un opérateur +qui se fait passer pour Italien, quoiqu'il soit Normand (liv. 10). +C'étoit une imposture assez en usage parmi les charlatans, pour se +donner plus de prestige auprès du populaire. Du reste, suivant Calepin +et le Dictionnaire de Furetière, ceux-ci venoient originairement +d'Italie, et, toujours suivant eux, le nom même de charlatan dérivoit, +par l'italien ceretano, de celui de Coeretum, bourg proche de Spolète, +d'où étoient sortis les premiers de ces opérateurs qui eussent couru les +villes de France. Un des plus célèbres étoit Caretti, dont parle La +Bruyère (De quelques usages) sous le nom de Carro-Carri: «L'émulation de +cet homme, dit-il, a peuplé le monde de noms en O et en I, noms +vénérables qui en imposent aux malades et aux maladies.» On voit que ce +passage et le nom créé par La Bruyère s'appliquent parfaitement ici.] + +[Note 198: Théodote... s'approche de vous, et il vous dit à +l'oreille: «Voilà un beau temps, voilà un grand dégel.» (Car. de La +Bruyère, De la cour.)] + +[Note 199: C'étoit une composition qui servoit de remède ou de +préservatif contre les poisons. Est-il besoin d'ajouter que le nom de +cet antidote, dont on peut voir la recette dans les vieux livres de +pharmacie, vient de Mithridate, le grand roi de Pont? On étendoit +souvent ce terme à toutes les drogues vendues par les opérateurs et les +charlatans.] + +[Note 200: Mettre souvent du linge blanc étoit en effet un luxe peu +usité alors, même parmi des personnes de plus haute condition que la +Rancune. Dans son Epître à madame de Hautefort (1651), Scarron dit des +demoiselles les plus distinguées du Mans, + + Que sur elles blanche chemise + N'est point que de mois en mois mise, + Et qu'elles prennent seulement + Le linge blanc pour l'ornement. + +Il semble que la propreté ne fût pas la vertu dominante de la belle +société, non plus que du peuple, au XVIIe siècle. Tallemant dit de +plusieurs des plus hauts personnages du temps, comme un grand éloge, +qu'ils étoient fort propres. Il dit de madame de Sablé: «Elle est +toujours sur son lit, faite comme quatre oeufs, et le lit est propre +comme la dame.» «L'on peut, lit-on dans une pièce curieuse qui s'adresse +aux dandys de 1644, aller quelquefois chez les baigneurs, pour avoir le +corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se laver les mains +avec le pain d'amende. Il faut aussi se faire laver le visage presque +aussi souvent» (Lois de la galanterie). V. les Stances de Voiture à une +demoiselle qui avoit les manches de sa chemise retroussées et sales.] + +Ce jour-là, les comediens avoient eté retenus pour representer une +comedie chez un des plus riches bourgeois de la ville, qui faisoit un +grand festin et donnoit le bal aux noces d'une demoiselle de ses +parentes dont il etoit tuteur. L'assemblée se faisoit dans une maison +des plus belles du pays, qu'il avoit quelque part à une lieue de la +ville, je n'ai pas bien sçu de quel côté. Le decorateur des comediens et +un menuisier y etoient allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute +la troupe s'y en alla en deux carrosses, et partit du Mans sur les deux +heures du matin, pour arriver à l'heure du dîner où ils devoient jouer +la comedie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la partie, aux prières des +comediennes et de la Rancune. Ragotin, qui en fut averti, alla attendre +le carrosse en une hôtellerie qui etoit au bout du faubourg, et attacha +un beau cheval qu'il avoit emprunté aux grilles d'une salle basse qui +repondoit sur la rue. A peine se mettoit-il à table pour dîner qu'on +l'avertit que les carrosses approchoient. Il vola à son cheval sur les +ailes de son amour, une grande epée à son côté et une carabine en +bandoulière. Il n'a jamais voulu declarer pourquoi il alloit à une noce +avec une si grande munition d'armes offensives, et la Rancune même, son +cher confident, ne l'a pu sçavoir. Quand il eut detaché la bride de son +cheval, les carrosses se trouvèrent si près de lui qu'il n'eut pas le +temps de chercher de l'avantage pour s'eriger en petit saint George. +Comme il n'etoit pas fort bon ecuyer et qu'il ne s'etoit pas preparé à +montrer sa disposition devant tant de monde, il s'en acquitta de fort +mauvaise grâce, le cheval etant aussi haut de jambes qu'il en etoit +court. Il se guinda pourtant vaillamment sur l'etrier, et porta la jambe +droite de l'autre côté de la selle; mais les sangles, qui etoient un peu +lâches, nuisirent beaucoup au petit homme: car la selle tourna sur le +cheval quand il pensa monter dessus. Tout alloit pourtant assez bien +jusque là; mais la maudite carabine qu'il portoit en bandoulière et qui +lui pendoit au col comme un collier, s'etoit mise malheureusement entre +ses jambes sans qu'il s'en aperçût, tellement qu'il s'en falloit +beaucoup que son cul ne touchât au siège de la selle, qui n'etoit pas +fort rase, et que la carabine traversoit depuis le pommeau jusqu'à la +croupière. Ainsi il ne se trouva pas à son aise et ne put pas seulement +toucher les etriers du bout des pieds. Là-dessus, les eperons qui +armoient ses jambes courtes se firent sentir au cheval en un endroit où +jamais eperon n'avoit touché. Cela le fit partir plus gaîment qu'il +n'etoit necessaire à un petit homme qui ne posoit que sur une carabine. +Il serra les jambes; le cheval leva le derrière, et Ragotin, suivant la +pente naturelle des corps pesans, se trouva sur le col du cheval et s'y +froissa le nez, le cheval ayant levé la tête pour une furieuse saccade +que l'imprudent lui donna; mais, pensant reparer sa faute, il lui rendit +la bride. Le cheval en sauta, ce qui fit franchir au cul du patient +toute l'etendue de la selle et le mit sur la croupe, toujours la +carabine entre les jambes. Le cheval, qui n'etoit pas accoutumé d'y +porter quelque chose, fit une croupade[201] qui remit Ragotin en selle. +Le mechant ecuyer resserra les jambes, et le cheval releva le cul encore +plus fort, et alors le malheureux se trouva le pommeau entre les fesses, +où nous le laisserons comme sur un pivot pour nous reposer un peu: car, +sur mon honneur, cette description m'a plus coûté que tout le reste du +livre, et encore n'en suis-je pas trop bien satisfait. + +[Note 201: «Terme de manége. C'est un saut plus relevé que la +courbette, et qui tient le devant et le derrière du cheval en une égale +hauteur, en sorte qu'il trousse ses jambes de derrière sous le ventre, +sans allonger ni montrer ses fers.» (Dict. de Fur.)] + + + + +CHAPITRE XX, + +le plus court du present livre. + +Suite du trebuchement de Ragotin, et quelque chose de semblable qui +arriva, à Roquebrune. + +Nous avons laissé Ragotin assis sur le pommeau d'une selle, fort empêché +de sa contenance et fort en peine de ce qui arriveroit de lui. Je ne +crois pas que defunt Phaeton, de malheureuse memoire, ait eté plus +empêché après les quatre chevaux fougueux de son père[202], que le fut +alors notre petit avocat sur un cheval doux comme un âne; et s'il ne lui +en coûta pas la vie, comme à ce fameux temeraire, il s'en faut prendre à +la Fortune, sur les caprices de laquelle j'aurois un beau champ pour +m'etendre, si je n'etois obligé, en conscience, de le tirer vitement du +peril où il se trouve: car nous en aurons beaucoup à faire tandis que +notre troupe comique sera dans la ville du Mans. + +[Note 202: Voy. Métamorphoses d'Ovide, liv. 2, f. 1]. + +Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit qu'un pommeau de selle +entre les deux parties de son corps qui etoient les plus charnues, et +sur lesquelles il avoit accoutumé de s'asseoir, comme font tous les +autres animaux raisonnables; je veux dire qu'aussitôt qu'il se sentit +n'être assis que sur fort peu de chose, il quitta la bride en homme de +jugement et se prit aux crins du cheval, qui se mit aussitôt à courre. +Là-dessus la carabine tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps; +son cheval crut la même chose, et broncha si rudement que Ragotin en +perdit le pommeau qui lui servoit de siége, tellement qu'il pendit +quelque temps aux crins du cheval, un pied accroché par son eperon à la +selle, et l'autre pied et le reste du corps attendant le décrochement de +ce pied accroché pour donner en terre, de compagnie avec la carabine, +l'epée et le baudrier, et la bandoulière. Enfin le pied se decrocha, ses +mains lâchèrent le crin, et il fallut tomber, ce qu'il fit bien plus +adroitement qu'il n'avoit monté. Tout cela se passa à la vue des +carrosses, qui s'etoient arrêtés pour le secourir, ou plutôt pour en +avoir le plaisir. Il pesta contre le cheval, qui ne branla pas depuis sa +chute; et, pour le consoler, on le reçut dans l'un des carrosses en la +place du poète, qui fut bien aise d'être à cheval pour galantiser à la +portière où etoit Inezille. Ragotin lui resigna l'epée et l'arme à feu, +qu'il se mit sur le corps d'une façon toute martiale. Il allongea les +etriers, ajusta la bride, et se prit sans doute mieux que Ragotin à +monter sur sa bête. Mais il y avoit quelque sort jeté sur ce +malencontreux animal: la selle, mal sanglée, tourna comme à Ragotin, et, +ce qui attachoit ses chausses s'etant rompu, le cheval l'emporta quelque +temps un pied dans l'etrier, l'autre servant de cinquième jambe au +cheval, et les parties de derrière du citoyen de Parnasse fort exposées +aux yeux des assistans, ses chausses lui etant tombées sur les jarrets. +L'accident de Ragotin n'avoit fait rire personne, à cause de la peur +qu'on avoit eue qu'il ne se blessât; mais celui de Roquebrune fut +accompagné de grands eclats de risée que l'on fit dans les carrosses. +Les cochers en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl, et tous les +spectateurs firent une grande huée après Roquebrune, au bruit de +laquelle il se sauva dans une maison, laissant le cheval sur sa bonne +foi[203]. Mais il en usa mal, car il s'en retourna vers la ville. +Ragotin, qui eut peur d'avoir à le payer, se fit descendre de carrosse +et alla après; et le poète, qui avoit recouvert ses posterieures, rentra +dans un des carrosses, fort embarrassé et embarrassant les autres de +l'equipage de guerre de Ragotin, qui eut encore cette troisième disgrâce +devant sa maîtresse, par où nous finirons le vingtième chapitre. + +[Note 203: Expression proverbiale qu'on appliquoit particulièrement +aux chevaux, pour dire qu'on les laissoit en liberté d'aller où ils +voudroient.] + + + + +CHAPITRE XXI, + +qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant. + +Les comediens furent fort bien reçus du maître de la maison, qui etoit +honnête homme et des plus considerés du pays. On leur donna deux +chambres pour mettre leurs hardes et pour se preparer en liberté à la +comedie, qui fut remise à la nuit. On les fit aussi dîner en +particulier, et, après dîner, ceux qui voulurent se promener eurent à +choisir d'un grand bois et d'un beau jardin. Un jeune conseiller du +parlement de Rennes, proche parent du maître de la maison, accosta nos +comediens et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant reconnu que +le Destin avoit de l'esprit et que les comediennes, outre qu'elles +etoient fort belles, etoient capables de dire autre chose que des vers +appris par coeur. On parla des choses dont l'on parle d'ordinaire avec +des comediens, de pièces de théâtre et de ceux qui les font[204]. Ce +jeune conseiller dit entre autres choses que les sujets connus dont on +pouvoit faire des pièces regulières avoient tous eté mis en oeuvre, que +l'histoire etoit epuisée, et que l'on seroit reduit à la fin à se +dispenser de la règle des vingt-quatre heures; que le peuple et la plus +grande partie du monde ne sçavoient point à quoi étoient bonnes les +règles sevères du théâtre; que l'on prenoit plus de plaisir à voir +representer les choses qu'à ouïr des recits; et, cela etant, que l'on +pourroit faire des pièces qui seraient fort bien reçues, sans tomber +dans les extravagances des Espagnols et sans se gehenner par la rigueur +des règles d'Aristote[205]. De la comedie on vint à parler des romans. +Le conseiller dit qu'il n'y avoit rien de plus divertissant que quelques +romans modernes; que les François seuls en savoient faire de bons, et +que les Espagnols avoient le secret de faire de petites histoires, +qu'ils appellent Nouvelles, qui sont bien plus à notre usage et plus +selon la portée de l'humanité que ces heros imaginaires de l'antiquité, +qui sont quelquefois incommodes à force d'être trop honnêtes gens; +enfin, que les exemples imitables etoient pour le moins d'aussi grande +utilité que ceux que l'on avoit presque peine à concevoir; et il conclut +que, si l'on faisoit des nouvelles en françois aussi bien faites que +quelques unes de celles de Michel de Cervantes[206], elles auroient +cours autant que les romans heroïques[207]. Roquebrune ne fut pas de cet +avis. Il dit fort absolument qu'il n'y avoit point de plaisir à lire des +romans s'ils n'etoient composés d'aventures de princes, et encore de +grands princes, et que, par cette raison-là, l'Astrée ne lui avoit plu +qu'en quelques endroits[208]. «Et dans quelles histoires trouveroit-on +assez de rois et d'empereurs pour vous faire des romans nouveaux? lui +repartit le conseiller.--Il en faudroit faire, dit Roquebrune, comme +dans les romans tout à fait fabuleux et qui n'ont aucun fondement dans +l'histoire.--Je vois bien, repartit le conseiller, que le livre de Dom +Quichotte n'est pas trop bien avec vous.--- C'est le plus sot livre que +j'aie jamais vu, reprit Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité de gens +d'esprit.--Prenez garde, dit le Destin, qu'il ne vous deplaise par votre +faute plutôt que par la sienne». Roquebrune n'eût pas manqué de repartie +s'il eût ouï ce qu'avoit dit le Destin; mais il etoit occupé à conter +ses prouesses à quelques dames qui s'etoient approchées des comediennes, +auxquelles il ne promettoit pas moins que de faire un roman en cinq +parties, chacune de dix volumes, qui effaceroit les Cassandres, +Cleopâtre, Polexandre et Cyrus[209], quoique ce dernier ait le surnom de +Grand, aussi bien que le fils de Pepin. + +[Note 204: Cette courte discussion sur les pièces de théâtre et les +romans n'est-elle point un ressouvenir de Cervantes, qui a également mis +dans son Don Quichotte des entretiens fort remarquables entre le +chanoine et don Quichotte, et entre le curé et le barbier, sur le roman +chevaleresque et les pièces de théâtre (IIe part.)?] + +[Note 205: Cela, du reste, avoit déjà été fait ou tenté avec plus ou +moins de bonheur, et pas aussi rarement qu'on le croit; mais, au moment +où écrivoit Scarron, ces règles étoient dans toute leur puissance, +quoiqu'elles ne l'aient jamais beaucoup gêné lui-même. Dans notre vieux +théâtre, il n'étoit guère question des unités de temps et de lieu, qu'on +s'est long-temps obstiné à regarder comme des règles imposées par +Aristote. En 1597, Pierre de Laudun d'Aigaliers, dans sa Poétique, +argumente en forme contre les vingt-quatre heures, et F. Ogier fait de +même, en 1628, dans la préface du Tyr et Sidon de Schelandre. En 1625, +Mairet, en tête de Silvanire, ne plaidoit que fort timidement encore +pour les deux unités, se bornant à en prouver la convenance, sans +vouloir en imposer la domination absolue. Lui-même attachoit si peu +d'importance réelle à ce demi-manifeste, qu'il fut loin de les observer +toujours. Mais, un jour, Chapelain, le grand arbitre du goût, se +plaignant devant Richelieu des difficultés que la règle des vingt-quatre +heures avoit à s'établir, on décida, sous l'inspiration du cardinal, +tyran dans les lettres comme dans la politique, qu'elle auroit désormais +force de loi. On a dit et répété,--de sorte que cette assertion est +devenue un lieu commun littéraire,--que la Sophonisbe de Mairet (1629) +est la première où elle fut observée; mais, en y regardant de près, on +arrive à concevoir au moins quelques doutes, et, pour l'unité de lieu, +elle n'y est certainement pas encore. Il seroit plus juste de substituer +à la Sophonisbe l'Amour tyrannique de Scudéry. Ces lois arbitraires +furent assez long-temps à s'établir, même après la décision de +Richelieu, comme on peut le voir, pour l'unité de lieu, par plusieurs +pièces de Rotrou, par le Ravissement de Proserpine, de Claveret (1639), +le Jugement de Pâris, de Sallebray (1639), etc.;--pour l'unité de temps, +par les batailles en forme que lui livrèrent Claveret, dans son Traité +de la disposition du poème dramatique; Durval, dans la préface de sa +Panthée (1638), etc. En outre, on peut facilement trouver dans notre +ancien théâtre des exemples nombreux de toutes les formes du drame +moderne alliées à toutes les licences anti-aristotéliques. Nous +renvoyons le lecteur curieux d'étudier cette question à un travail +étendu que nous publierons prochainement sur les Origines du drame +moderne V. aussi Rom. com., 3e part., ch. 13, à la fin.] + +[Note 206: Les Nouvelles de Cervantes avoient été traduites et +publiées pour la première fois probablement en 1615 (le privilége est de +novembre 1614),--les six premières par Rosset, et les six autres par +d'Audiguier. Pour donner une idée de la vogue des romans espagnols et de +la rapidité avec laquelle on les traduisoit pour satisfaire à l'avide +curiosité des lecteurs françois, j'ajouterai que la première édition +espagnole de Persilès et Sigismonde est de 1617, et que le privilége +pour la traduction françoise est de la même année.] + +[Note 207: C'est ce que Scarron lui-même a essayé, et souvent avec +succès, dans les histoires tirées de l'espagnol qu'il fait raconter aux +personnages de son roman, et dans ses Nouvelles tragi-comiques, qu'il +avoit peut-être composées ou traduites avec l'intention de les encadrer +également dans un récit de plus longue haleine. On voit que ce genre de +travail n'étoit pas seulement chez Scarron le résultat d'un goût naturel +et instinctif, mais aussi celui de la réflexion. D'autres écrivains, au +XVIIe siècle, ont également essayé, avec plus ou moins de succès, de +remplacer le roman héroïque par la nouvelle bourgeoise et familière (V. +notre Notice en tête du volume).] + +[Note 208: Contrairement, en effet, aux Cyrus, aux Polexandre, etc., +l'Astrée retraçoit surtout des aventures de bergers: de sorte qu'à la +rigueur il se rattachoit en quelque point, par le sujet, sinon par le +ton, au roman familier et bourgeois. Il est vrai qu'en réalité les +bergers qu'il met en scène n'étoient point de ces bergers nécessiteux +«qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages», +mais plutôt de vrais gentilshommes, qui n'avoient pris cette condition +«que pour vivre plus doucement et sans contrainte.» (Préface de +l'Astrée.) Il y a aussi des chevaliers, des hommes du monde, des +princesses sous la figure de nymphes, comme Lindamor, Bélisard, +Galathée.] + +[Note 209: Cassandre et Cléopâtre sont des romans de La Calprenède, +dont le premier a 10 volumes in-8, et le second 12 tomes en 23 volumes. +C'est de la Cléopâtre que madame de Sévigné écrivoit à madame de +Grignan, le 5 juillet 1671, qu'elle s'y laissoit «prendre comme à de la +glu», et que cette lecture l'entraînoit «comme une petite fille.» Le +Cyrus de Mlle de Scudéry ne dépassait pas dix in-octavo. Le Polexandre +de Gomberville est le moins long. Scarron s'est déjà moqué de la +longueur de ces romans, et Boileau a fait de même, dans son dialogue des +Héros de romans.] + +Cependant le conseiller disoit à Destin et aux comediennes qu'il avoit +essayé de faire des nouvelles à l'imitation des Espagnols, et qu'il leur +en vouloit communiquer quelques unes. Inezilla prit la parole, et dit en +françois qui tenoit plus du gascon que de l'espagnol, que son premier +mari avoit eu la reputation de bien ecrire dans la cour d'Espagne; qu'il +avoit composé quantité de nouvelles qui y avoient eté bien reçues, et +qu'elle en avoit encore d'ecrites à la main qui reussiroient en françois +si elles etoient bien traduites. Le conseiller etoit fort curieux de +cette sorte de livres; il temoigna à l'Espagnole qu'elle lui feroit un +extrême plaisir de lui en donner la lecture, ce qu'elle lui accorda fort +civilement. «Et même, ajouta-t-elle, je pense en sçavoir autant que +personne du monde; et, comme quelques femmes de notre nation se mêlent +d'en faire, et des vers aussi[210], j'ai voulu l'essayer comme les +autres, et je vous en puis montrer quelques unes de ma façon.» +Roquebrune s'offrit temerairement, selon sa coutume, à les mettre en +françois. Inezilla, qui etoit peut-être la plus deliée Espagnole qui +jamais ait passé les Pyrenées pour venir en France, lui repondit que ce +n'etoit pas assez de bien sçavoir le françois, qu'il falloit sçavoir +egalement l'espagnol, et qu'elle ne feroit point difficulté de lui +donner de ses nouvelles à traduire quand elle sçauroit assez de françois +pour juger s'il en etoit capable. La Rancune, qui n'avoit point encore +parlé, dit qu'il n'en falloit point douter, puisqu'il avoit eté +correcteur d'imprimerie. Il n'eut pas plutôt lâché la parole qu'il se +ressouvint que Roquebrune lui avoit prêté de l'argent. Il ne le poussa +donc point selon sa coutume, le voyant dejà tout defait de ce qu'il +avoit dit, et avouant avec grande confusion qu'il avoit veritablement +corrigé quelque temps, chez les imprimeurs[211], mais que ce n'avoit eté +que ses propres ouvrages. Mademoiselle de l'Etoile dit alors à la dona +Inezilla que, puisqu'elle sçavoit tant d'historiettes, elle +l'importuneroit souvent de lui en conter. L'Espagnole s'y offrit à +l'heure même. On la prit au mot; tous ceux de la compagnie se mirent à +l'entour d'elle, et alors elle commença une histoire, non pas du tout +dans les termes que vous l'allez lire dans le suivant chapitre, mais +pourtant assez intelligiblement pour faire voir qu'elle avoit bien de +l'esprit en espagnol, puisqu'elle en faisoit beaucoup paroître en une +langue dont elle ne sçavoit pas les beautés. + +[Note 210: Il n'y a pas beaucoup de ces femmes dont l'histoire +littéraire ait conservé les noms. Voici les plus célèbres qui eussent +paru jusqu'à cette époque: Mariana de Carbajal y Saavedra avoit publié, +en 1633, huit Nouvelles amusantes; Maria de Zayas donna au public, en +1637 et 1647, deux recueils, dont l'un intitulé Contes, et l'autre Bals +(Saraos). Pour la poésie, les seuls noms à peu près qu'on puisse +indiquer, après celui de sainte Thérèse, sont ceux de Narvaëz et de dona +Christovalina, qu'on trouve citées dans les Fleurs des plus fameux +poètes de l'Espagne (1605), par P. Espinosa. Ajoutons-y deux +Portugaises: Violante del Cielo, qui publia ses Rimes en 1646, et +Bernarda Ferreira, auteur de l'Espagne délivrée, sorte de poème épique, +dont la première partie avoit paru en 1618.] + +[Note 211: On ne voit pas trop, en somme, ce que cet aveu avoit +d'humiliant. Roquebrune auroit pu penser, pour se consoler, que +Lascaris, Etienne Dolet, Juste-Lipse, Erasme, Mélanchton, Scaliger, et +d'autres non moins célèbres, avoient fait ce métier avant lui; mais +c'étoit là une ressource à laquelle avoient souvent recours, pour vivre, +les pauvres écrivains et les poètes crottés. «Pour le jour, lit-on dans +l'Histoire du poète Sibus, il le passoit ou à porter ses ouvrages au +tiers et au quart, ou à corriger les fautes dans une imprimerie.» (Rec. +en prose de Sercy, 2e vol.) C'est pour cela que le glorieux Roquebrune +est honteux de la révélation de la Rancune.] + + + + +CHAPITRE XXII. + +A trompeur trompeur et demi[212]. + +Une jeune dame de Tolède, nommée Victoria, de l'ancienne maison de +Portocarrero[213], s'etoit retirée en une maison qu'elle avoit sur les +bords du Tage, à demi-lieue de Tolède, en l'absence de son frère, qui +etoit capitaine de cavalerie dans les Pays-Bas. Elle etoit demeurée +veuve, à l'âge de dix-sept ans, d'un vieil gentilhomme qui s'etoit +enrichi aux Indes[214], et qui, s'etant perdu en mer six mois après son +mariage, avoit laissé beaucoup de bien à sa femme. Cette belle veuve, +depuis la mort de son mari, s'etoit retirée auprès de son frère, et y +avoit vecu d'une façon si approuvée de tout le monde, qu'à l'âge de +vingt ans les mères la proposoient à leurs filles comme un exemple, les +maris à leurs femmes, et les galans à leurs desirs, comme une conquête +digne de leur merite. Mais, si sa vie retirée avoit refroidi l'amour de +plusieurs, elle avoit, d'un autre côté, augmenté l'estime que tout le +monde avoit pour elle. Elle goûtoit en liberté les plaisirs de la +campagne dans cette maison des champs, quand, un matin, ses bergers lui +amenèrent deux hommes qu'ils avoient trouvés dépouillés de tous leurs +habits et attachés à des arbres où ils avoient passé la nuit. On leur +avoit donné à chacun une mechante cape de berger pour se couvrir, et ce +fut en ce bel equipage-là qu'ils parurent devant la belle Victoria. La +pauvreté de leur habit ne lui cacha point la riche mine du plus jeune, +qui lui fit un compliment en honnête homme, et lui dit qu'il etoit un +gentilhomme de Cordoue appelé dom Lopez de Gongora; qu'il venoit de +Seville, et qu'allant à Madrid pour des affaires d'importance et s'etant +amusé à jouer à une demi-journée de Tolède, où il avoit dîné le jour +auparavant, que la nuit l'avoit surpris; qu'il s'etoit endormi, et son +valet aussi, en attendant un muletier qui etoit demeuré derrière, et que +des voleurs, l'ayant trouvé comme il dormoit, l'avoient lié à un arbre, +et son valet aussi, après les avoir depouillés jusqu'à la chemise. +Victoria ne douta point de la verité de ses paroles: sa bonne mine +parloit en sa faveur, et il y avoit toujours de la generosité à secourir +un etranger reduit à une si fâcheuse necessité. Il se rencontra +heureusement que, parmi les hardes que son frère lui avoit laissées en +garde, il y avoit quelques habits: car les Espagnols ne quittent point +leurs vieux habits pour jamais quand ils en prennent de neufs[215]. On +choisit le plus beau et le mieux fait à la taille du maître, et le valet +fut aussi revêtu de ce que l'on put trouver sur-le-champ de plus propre +pour lui. L'heure du dîner etant venue, cet etranger, que Victoria fit +manger à sa table, parut à ses yeux si bien fait et l'entretint avec +tant d'esprit, qu'elle crut que l'assistance qu'elle lui rendoit ne +pouvoit jamais être mieux employée. Ils furent ensemble le reste du +jour, et se plurent tellement l'un à l'autre que la nuit même ils en +dormirent moins qu'ils n'avoient accoutumé. L'etranger voulut envoyer +son valet à Madrid querir de l'argent et faire faire des habits, ou du +moins il en fit semblant; la belle veuve ne le voulut pas permettre, et +lui en promit pour achever son voyage. Il lui parla d'amour dès le jour +même, et elle l'ecouta favorablement. Enfin, en quinze jours, la +commodité du lieu, le merite egal en ces deux jeunes personnes, quantité +de sermens d'un côté, trop de franchise et de credulité de l'autre, une +promesse de mariage offerte et la foi reciproquement donnée en presence +d'un vieil ecuyer et d'une suivante de Victoria, lui firent faire une +faute dont jamais on ne l'eût crue capable, et mirent ce bienheureux +etranger en possession de la plus belle dame de Tolède. Huit jours +durant, ce ne fut que feu et flammes entre les jeunes amans. Il fallut +se separer: ce ne furent que larmes. Victoria eût eu droit de le +retenir; mais, l'etranger lui ayant fait valoir qu'il laissoit perdre +une affaire de grande importance pour l'amour d'elle, lui protestant que +le gain qu'il avoit fait de son coeur lui faisoit negliger celui d'un +procès qu'il avoit à Madrid, et même ses pretentions de la Cour, elle +fut la première à hâter son départ, ne l'aimant pas assez aveuglement +pour preferer le plaisir d'être avec lui à son avancement. Elle fit +faire des habits à Tolède pour lui et pour son valet, et lui donna de +l'argent autant qu'il en voulut. Il partit pour Madrid monté sur une +bonne mule, et son valet sur une autre, la pauvre dame veritablement +accablée de douleur quand il partit, et lui, s'il ne fut pas beaucoup +affligé, le contrefaisant avec la plus grande hypocrisie du monde. Le +jour même qu'il partit, une servante, faisant la chambre où il avoit +couché, trouva une boîte de portrait enveloppée dans une lettre. Elle +porta le tout à sa maîtresse, qui vit dans la boîte un visage +parfaitement beau et fort jeune, et lut dans la lettre ces paroles, ou +d'autres qui voulaient dire la même chose: + +[Note 212: Traduit de la deuxième nouvelle des Alivios de Cassandra, +de don Alonzo Castillo Solorzano, intitulée: A un engano otro mayor. V. +notre Notice.] + +[Note 213: La maison de Portocarrero, une des plus considérables +d'Espagne, s'étoit divisée en plusieurs branches importantes, sur +lesquelles on peut consulter le Dict. généal. de La Chesnaie des Bois, +et le Nobiliario genealogico de Espana de Haro (2e vol.).] + +[Note 214: C'est-à-dire en Amérique, car on sait que, lorsque +Christophe Colomb découvrit ce continent, il le prit d'abord pour une +prolongation des Indes, et que l'usage subsista long-temps de confondre +ces deux noms. Scarron, ici, a probablement en vue le Mexique ou le +Pérou, qui étoient des possessions espagnoles.] + +[Note 215: A cause, probablement, de l'habitude où sont beaucoup de +peuples méridionaux, les Italiens aussi bien que les Espagnols, de +garder long-temps leurs domestiques et de ne s'en point séparer, même +quand l'âge les a rendus impropres au service, ce qui leur fournit un +usage tout prêt pour leurs vieux habits.] + + Monsieur mon cousin, + + Je vous envoie le portrait de la belle Elvire de Silva. + Quand vous la verrez, vous la trouverez encore plus belle + que le peintre ne l'a sçu faire. Dom Pedro de Silva, son + père, vous attend avec impatience. Les articles de votre + mariage sont tels que vous les avez souhaités, et ils vous + sont fort avantageux, à ce qu'il me semble. Tout cela vaut + bien la peine que vous hâtiez votre voyage. + + De Madrid, ce, etc. + + Dom Antoine de Ribera. + +La lettre s'adressoit à Fernand de Ribera, à Seville. Representez-vous, +je vous prie, l'etonnement de Victoria à la lecture d'une telle lettre, +qui, selon toutes les apparences du monde, ne pouvoit être ecrite à un +autre qu'à son Lopez de Gongora. Elle voyoit, mais trop tard, que cet +etranger qu'elle avoit si fort obligé, et si vite, lui avoit deguisé son +nom; et, par ce deguisement-là, elle devoit être toute assurée de son +infidelité. La beauté de la dame du portrait ne la devoit pas moins +mettre en peine, et ce mariage dont les articles etoient dejà passés +achevoit de la desesperer. Jamais personne ne s'affligea tant; ses +soupirs la pensèrent suffoquer, et elle pleura jusqu'à s'en faire mal à +la tête. «Miserable que je suis! disoit-elle quelquefois en elle-même, +et quelquefois aussi devant son vieil ecuyer et sa suivante, qui avoient +eté temoins de son mariage; ai-je eté si long-temps sage pour faire une +faute irreparable! et devois-je refuser tant de personnes de condition +de ma connoissance qui se fussent estimés heureux de me posseder, pour +me donner à un inconnu, qui se moque peut-être de moi après m'avoir +rendue malheureuse pour toute ma vie! Que dira-t-on dans Tolède, et que +dira-t-on dans toute l'Espagne? Un jeune homme lâche et trompeur +sera-t-il discret? Devois-je lui temoigner que je l'aimois devant que de +sçavoir si j'en etois aimée? M'auroit-il caché son nom s'il avoit eté +sincère, et dois-je esperer, après cela, qu'il cache les avantages qu'il +a sur moi? Que ne fera point mon frère contre moi, après ce que j'ai +fait moi-même? et de quoi lui sert l'honneur qu'il acquiert en Flandre, +tandis que je le deshonore en Espagne? Non, non, Victoria, il faut tout +entreprendre, puisque nous avons tout oublié; mais, devant que d'en +venir à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut, essayer de gagner +par adresse ce que nous avons mal conservé par imprudence. Il sera +toujours assez à temps de se perdre quand il n'y aura plus rien à +esperer.» + +Victoria avoit l'esprit bien fort, d'être capable de prendre sitôt une +bonne resolution dans une si mauvaise affaire. Son vieil ecuyer et sa +suivante la voulurent conseiller. Elle leur dit qu'elle sçavoit bien +tout ce qu'on lui pouvoit dire, mais qu'il n'etoit plus question que +d'agir. Dès le jour même, un chariot et une charrette furent chargés de +meubles et de tapisseries, et Victoria, faisant courir le bruit parmi +ses domestiques qu'il falloit qu'elle allât à la cour pour les affaires +pressantes de son frère, elle monta en carrosse avec son ecuyer et sa +suivante, prit le chemin de Madrid et se fit suivre par son bagage. +Aussitôt qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis de dom Pedro de +Silva, et, l'ayant appris, elle en loua un dans le même quartier. Son +vieil ecuyer avoit nom Rodrigue Santillane; il avoit eté nourri jeune +par le père de Victoria, et il aimoit sa maîtresse comme si elle eût eté +sa fille. Ayant force habitudes dans Madrid, où il avoit passé sa +jeunesse, il sçut en peu de temps que la fille de dom Pedro de Silva se +marioit à un gentilhomme de Seville, qu'on appeloit Fernand de Ribera; +qu'un de ses cousins, de même nom que lui, avoit fait ce mariage, et que +dom Pedro songeoit dejà aux personnes qu'il mettroit auprès de sa fille. +Dès le lendemain, Rodrigue Santillane, honnêtement vêtu, Victoria, +habillée en veuve de mediocre condition, et Beatris, sa suivante, +faisant le personnage de sa belle-mère, femme de Rodrigue, allèrent chez +dom Pedro et demandèrent à lui parler. Dom Pedro les reçut fort +civilement, et Rodrigue lui dit avec beaucoup d'assurance, qu'il etoit +un pauvre gentilhomme des montagnes de Tolède; qu'il avoit eu une fille +unique de sa première femme, qui etoit Victoria, dont le mari etoit mort +depuis peu à Seville où il demeuroit; et que, voyant sa fille veuve avec +peu de bien, il l'avoit amenée à la cour pour lui chercher condition; +qu'ayant ouï parler de lui et de sa fille qu'il etoit prêt de marier, il +avoit cru lui faire plaisir en lui venant offrir une jeune veuve très +propre à servir de duegna à la nouvelle mariée, et ajouta que le merite +de sa fille le rendoit hardi à la lui offrir, et qu'il en seroit pour le +moins aussi satisfait qu'il l'avoit pu être de sa bonne mine. Devant que +d'aller plus avant, il faut que j'apprenne à ceux qui ne le sçavent pas +que les dames en Espagne ont des duegnas auprès d'elles, et ces duegnas +sont à peu près la même chose que les gouvernantes ou dames d'honneur +que nous voyons auprès des femmes de grand condition. Il faut que je +dise encore que ces duegnas ou duègnes sont animaux rigides et fâcheux, +aussi redoutés pour le moins que des belles-mères[216]. Rodrigue joua si +bien son personnage, et Victoria, belle comme elle etoit, parut, en son +habit simple, si agreable et de si bon augure aux yeux de dom Pedro de +Silva, qu'il la retint à l'heure même pour sa fille. Il offrit même à +Rodrigue et à sa femme place dans sa maison. Rodrigue s'en excusa, et +lui dit qu'il avoit quelques raisons pour ne recevoir pas l'honneur +qu'il lui vouloit faire; mais que, logeant dans le même quartier, il +seroit prêt à lui rendre service toutes les fois qu'il le voudroit +employer. + +[Note 216: Cette boutade satirique a une signification particulière +sous la plume de Scarron, qui n'avoit pas eu à se louer de sa propre +belle-mère, Françoise de Plaix, dans ses rapports de famille, pas plus +que dans ses affaires d'intérêt: V. Factum, ou Requête, ou tout ce qu'il +vous plaira, en tête de la 3e part. de ses vers burlesques. Aussi ne +l'a-t-il point ménagée. Les traits contre les belles-mères abondent dans +ses oeuvres. + + Elle fit, et n'y gagna guère, + Des plaintes dont le seul récit, + A ce que sa servante a dit, + Toucheroit une belle-mère, + +dit-il dans son ode burlesque sur Léandre et Héro. Il a également semé +les allusions dans une foule d'autres pièces, (A. M. du Laurant, +Recommandat.--Impréc. contre celui qui a pris son Juvén., etc.)] + +Voilà donc Victoria dans la maison de dom Pedro, fort aimée de lui et de +sa fille Elvire, et fort enviée de tous les valets. Dom Antoine de +Ribera, qui avoit fait le mariage de son infidèle cousin avec la fille +de dom Pedro de Silva, lui venoit souvent dire que son cousin etoit en +chemin et qu'il lui avoit ecrit en partant de Seville; et cependant ce +cousin ne venoit point. Cela le mettoit bien en peine. Dom Pedro et sa +fille ne sçavoient qu'en penser, et Victoria y prenoit encore plus de +part. Dom Fernand n'avoit garde de venir si vite: le jour même qu'il +partit de chez Victoria, Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant à +Illescas, un chien qui sortit d'une maison à l'improviste fit peur à son +mulet, qui lui froissa une jambe contre une muraille et le jeta par +terre. Dom Fernand se demit une cuisse, et se trouva si mal de sa chute +qu'il ne put passer outre. Il fut sept ou huit jours entre les mains des +medecins et chirurgiens du pays, qui n'etoient pas des meilleurs, et, +son mal devenant tous les jours plus dangereux, il fit sçavoir à son +cousin son infortune, et le pria de lui envoyer un brancard. A cette +nouvelle, on s'affligea de sa chute et on se rejouit de ce que l'on +sçavoit enfin ce qu'il etoit devenu. Victoria, qui l'aimoit encore, en +fut fort inquietée. Don Antoine envoya querir don Fernand. Il fut amené +à Madrid, où, tandis que l'on fit des habits pour lui et pour son train, +qui fut fort magnifique (car il etoit aîné de sa maison et fort riche), +les chirurgiens de Madrid, plus habiles que ceux d'Illescas, le +guerirent parfaitement. Dom Pedro de Silva et sa fille Elvire furent +avertis du jour, que dom Antoine de Ribera leur devoit amener son cousin +dom Fernand. Il y a apparence que la jeune Elvire ne se negligea pas et +que Victoria ne fut pas sans emotion. Elle vit entrer son infidèle paré +comme un nouveau marié, et, s'il lui avoit plu mal vêtu et mal en ordre, +elle le trouva l'homme du monde de la meilleure mine en ses habits de +noces. Dom Pedro n'en fut pas moins satisfait, et sa fille eût eté bien +difficile si elle y eût trouvé quelque chose à redire. Tous les +domestiques regardèrent le serviteur de leur jeune maîtresse de toute la +grandeur de leurs yeux, et tout le monde de la maison en eut le coeur +epanoui, à la reserve de Victoria, qui sans doute l'eut bien serré. Dom +Fernand fut charmé de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle +etoit encore plus belle que son portrait. Il lui fit ses premiers +complimens en homme d'esprit, et, parlant à elle et à son père, +s'abstint le plus qu'il put de toutes les sottises que dit ordinairement +à un beau-père et à une maîtresse un homme qui demande à se marier. Dom +Pedro de Silva s'enferma dans un cabinet avec les deux cousins et avec +un homme d'affaires pour ajouter quelque chose qui manquoit aux +articles. Cependant Elvire demeura dans la chambre environnée de toutes +ses femmes, qui se rejouissoient devant elle de la bonne mine de son +serviteur. La seule Victoria demeura froide et serieuse dans les +emportemens des autres. Elvire le remarqua et la tira à part pour lui +dire qu'elle s'etonnoit de ce qu'elle ne lui disoit rien de l'heureux +choix que son père avoit fait d'un gendre qui paroissoit avoir tant de +merite, et ajouta qu'au moins par flatterie ou par civilité elle lui en +devoit dire quelque chose. «Madame, lui dit Victoria, ce qui paroît de +votre serviteur est si fort à son avantage qu'il n'est point necessaire +de vous le louer. Ma froideur, que vous avez remarquée, ne vient point +d'indifference; et je serois indigne des bontés que vous avez pour moi, +si je ne prenois part en tout ce qui vous touche. Je me serois donc +rejouie de votre mariage, aussi bien que les autres, si je connoissois +moins celui qui doit être votre mari. Le mien etoit de Seville, et sa +maison n'etoit pas eloignée de celle du père de votre serviteur. Il est +de bonne maison, il est riche, il est bien fait, et je veux croire qu'il +a de l'esprit; enfin, il est digne de vous. Mais vous meritez +l'affection toute entière d'un homme, et il ne vous peut donner ce qu'il +n'a pas. Je m'empêcherois bien de vous dire des choses qui peuvent vous +deplaire; mais, je ne m'acquitterois pas de tout ce que je vous dois si +je ne vous decouvrois tout ce que je sçais de dom Fernand, en une +affaire d'où depend le bonheur ou le malheur de votre vie.» Elvire fut +fort etonnée de ce que lui dit sa gouvernante; elle la pria de ne +differer pas davantage à lui eclaircir les doutes qu'elle lui avoit mis +dans l'esprit. Victoria lui dit que cela ne se pouvoit dire devant ses +servantes, ni en peu de paroles. Elvire feignit d'avoir affaire en sa +chambre, où Victoria lui dit, aussitôt qu'elle se vit seule avec elle, +que Fernand de Ribera etoit amoureux à Seville d'une Lucrèce de +Monsalve, demoiselle fort aimable, quoique fort pauvre; qu'il en avoit +trois enfans sous promesse de mariage; que, du vivant du père de Ribera, +la chose avoit eté tenue secrète, et qu'après sa mort, Lucrèce lui ayant +demandé l'accomplissement de sa promesse, il s'etoit extrêmement +refroidi; qu'elle avoit remis cette affaire entre les mains de deux +gentilshommes de ses parens; que cela avoit fait grand eclat dans +Seville, et que dom Fernand s'en etoit absenté quelque temps, par le +conseil de ses amis, pour eviter les parens de cette Lucrèce, qui le +cherchoient partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire etoit en cet +etat-là quand elle quitta Seville, il y avoit un mois, et que le bruit +couroit en même temps que dom Fernand alloit se marier à Madrid. Elvire +ne put s'empêcher de lui demander si cette Lucrèce etoit fort belle. +Victoria lui dit qu'il ne lui manquoit que du bien, et la laissa fort +rêveuse et faisant dessein d'informer promptement son père de ce qu'elle +venoit d'apprendre. On la vint appeler en même temps pour revenir +trouver son serviteur, qui avoit achevé avec son père ce qui les avoit +fait retirer en particulier. Elvire s'y en alla, et cependant Victoria +demeura dans l'antichambre, où elle vit entrer ce même valet qui +accompagnoit son infidèle quand elle le reçut si genereusement en sa +maison auprès de Tolède. Ce valet apportoit à son maître un paquet de +lettres qu'on lui avoit donné à la poste de Seville. Il ne put +reconnoître Victoria, que la coiffure de veuve avoit fort deguisée. Il +la pria de le faire parler à son maître pour lui donner ses lettres. +Elle lui dit qu'il ne lui pourroit parler de long-temps, mais que, s'il +lui vouloit confier son paquet, elle iroit le lui porter quand on +pourroit parler à lui. Le valet n'en fit point de difficulté, et, lui +ayant mis son paquet entre les mains, s'en retourna où il avoit affaire. +Victoria, qui n'avoit rien à negliger, monta dans sa chambre, ouvrit le +paquet, et, en moins de rien, le referma, y ajoutant une lettre qu'elle +ecrivit à la hate. Cependant les deux cousins achevèrent leur visite. +Elvire vit le paquet de dom Fernand entre les mains de sa gouvernante, +et lui demanda ce que c'etoit. Victoria lui dit indifferemment que le +valet de dom Fernand le lui avoit donné pour le rendre à son maître, et +qu'elle alloit envoyer après, parcequ'elle ne s'etoit point trouvée +quand il etoit sorti. Elvire lui dit qu'il n'y avoit point de danger de +l'ouvrir, et que l'on y trouveroit peut-être quelque chose de l'affaire +qu'elle lui avoit apprise. Victoria, qui ne demandoit pas autre chose, +l'ouvrit encore une fois. Elvire en regarda toutes les lettres, et ne +manqua pas de s'arrêter sur celle qu'elle vit ecrite en lettre de femme +qui s'adressoit à Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce qu'elle y lut: + + Votre absence et la nouvelle que j'ai apprise que l'on vous + marioit à la cour vous feront bientôt perdre une personne + qui vous aime plus que sa vie, si vous ne venez bientôt la + desabuser, et accomplir ce que vous ne pouvez differer ou + lui refuser sans une froideur ou une trahison manifeste. Si + ce que l'on dit de vous est veritable, et si vous ne songez + plus que vous ne faites en moi et en nos enfans, au moins + devriez-vous songer à votre vie, que mes cousins sçauront + bien vous faire perdre quand vous me reduirez à les en + prier, puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière. + + De Seville + + LUCRÈCE DE MONSALVE. + +Elvire ne douta plus de tout ce que lui avoit dit sa gouvernante, après +la lecture de cette lettre. Elle la fit voir à son père, qui ne put +assez s'etonner qu'un gentilhomme de condition fût assez lâche pour +manquer de fidelité à une demoiselle qui le valoit bien et de qui il +avoit eu des enfans. A l'heure même il alla s'en informer plus amplement +d'un gentilhomme de Seville de ses grands amis, par lequel il avoit dejà +eté instruit du bien et des affaires de dom Fernand. A peine fut-il +sorti que dom Fernand vint demander ses lettres, suivi de son valet, qui +lui avoit dit que la gouvernante de sa maîtresse s'etoit chargée de les +lui rendre. Il trouva Elvire dans la salle, et lui dit qu'encore que +deux visites lui fussent pardonnables dans les termes où il etoit avec +elle, qu'il ne venoit pas tant pour la voir que pour demander ses +lettres, que son valet avoit laissées à sa gouvernante. Elvire lui +repondit qu'elle les lui avoit prises, qu'elle avoit eu la curiosité +d'ouvrir le paquet, ne doutant point qu'un homme de son âge n'eût +quelque attachement de galanterie dans une grande ville comme Seville, +et que si sa curiosité ne l'avoit pas beaucoup satisfaite, qu'elle lui +avoit appris, en recompense, que ceux qui se marioient ensemble devant +que de se connoître hasardoient beaucoup. Elle ajouta ensuite qu'elle ne +vouloit pas lui retarder davantage le plaisir de lire ses lettres, les +lui remit entre les mains, et, lui faisant la reverence, le quitta sans +attendre reponse. Dom Fernand demeura fort etonné de ce qu'il entendit +dire à sa maîtresse. Il lut la lettre supposée, et vit bien que l'on +vouloit troubler son mariage par une fourbe. Il s'adressa à Victoria, +qui etoit demeurée dans la salle, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à +son visage, que quelque rival ou quelque personne malicieuse avoit +supposé la lettre qu'il venoit de lire. «Moi une femme dans Seville! +s'ecrioit-il tout etonné; moi des enfans! Ah! si ce n'est la plus +impudente imposture du monde, je veux qu'on me coupe la tête!» Victoria +lui dit qu'il pouvoit bien être innocent, mais que sa maîtresse ne +pouvoit moins faire que de s'en eclaircir, et que très assurement le +mariage ne passeroit pas outre que dom Pedro ne fût assuré par un +gentilhomme de Seville de ses amis, qu'il etoit allé chercher exprès, +que ce pretendu intrigue fût supposé[217]. «C'est ce que je souhaite, +lui repondit dom Fernand, et, s'il y a seulement dans Seville une dame +qui ait nom Lucrèce de Monsalve, je veux ne passer jamais pour un homme +d'honneur! Et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes bien dans +l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute pas, de me l'avouer, afin que je +vous conjure de me rendre de bons offices auprès d'elle.--Je crois, sans +vanité, lui repondit Victoria, qu'elle ne fera pas pour un autre ce +qu'elle m'aura refusé; mais je connois aussi son humeur: on ne l'apaise +pas aisement quand elle se croit desobligée; et, comme toute l'esperance +de ma fortune n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a pour moi, +je n'irai pas lui manquer de complaisance pour en avoir trop pour vous, +et hasarder de me mettre mal auprès d'elle en tâchant de lui ôter la +mauvaise opinion qu'elle a de votre sincerité. Je suis pauvre, +ajouta-t-elle, et c'est à moi beaucoup perdre que de ne gagner pas. Si +ce qu'elle m'a promis pour me remarier m'alloit manquer, je serois veuve +toute ma vie, quoique, jeune comme je suis, je puisse encore plaire à +quelque honnête homme. Mais on dit bien vrai, que sans argent...» Elle +alloit enfiler un long prône de gouvernante, car pour la bien +contrefaire il falloit parler beaucoup; mais dom Fernand lui dit en +l'interrompant: «Rendez-moi le service que je vous demande, et je vous +mettrai en etat de vous pouvoir passer des recompenses de votre +maîtresse; et, pour vous montrer, ajouta-t-il, que je vous veux donner +autre chose que des paroles, donnez-moi du papier et de l'encre, et je +vous ferai une promesse de ce que vous voudrez.--Jesus! Monsieur, lui +dit la fausse gouvernante, la parole d'un honnête homme suffit; mais, +pour vous plaire, je m'en vais querir ce que vous demandez.» Elle revint +avec ce qu'il falloit pour faire une promesse de plus de cent millions +d'or, et dom Fernand fut si galant homme, ou plutôt il avoit la +possession d'Elvire tellement à coeur, qu'il lui ecrivit son nom en +blanc, dans une feuille de papier, pour l'obliger par cette confiance à +le servir de bonne façon. Voilà Victoria sur les nues; elle promit des +merveilles à dom Fernand, et lui dit qu'elle vouloit être la plus +malheureuse du monde si elle n'alloit travailler en cette affaire comme +pour elle-même, et elle ne mentoit pas. Dom Fernand la quitta rempli +d'esperance, et Rodrigue Santillane, son ecuyer, qui passoit pour son +père, l'etant venu voir pour apprendre ce qu'elle avoit avancé pour son +dessein, elle lui en rendit compte et lui montra le blanc signé, dont il +loua Dieu avec elle, et lui fit remarquer que tout sembloit contribuer à +sa satisfaction. Pour ne point perdre de temps, il s'en retourna à son +logis, que Victoria avoit loué auprès de celui de dom Pedro, comme je +vous ai dejà dit; et là il ecrivit au dessus du seing de dom Fernand, +une promesse de mariage, attestée de temoins et datée du temps que +Victoria reçut cet infidèle dans sa maison des champs. Il ecrivoit aussi +bien qu'homme qui fût en Espagne, et avoit si bien etudié la lettre de +dom Fernand sur des vers qu'il avoit ecrits de sa main et qu'il avoit +laissés à Victoria, que dom Fernand même s'y fût trompé. + +[Note 217: On faisoit quelquefois ce mot du masculin au XVIIe +siècle. (V. le Dict. de Furetière.)] + +Dom Pedro de Silva ne trouva point le gentilhomme qu'il etoit allé +chercher pour s'informer du mariage de dom Fernand; il lui laissa un +billet en son logis et revint au sien, où, le soir même, Elvire ouvrit +son coeur à sa gouvernante, et lui assura qu'elle desobeiroit plutôt à +son père que d'epouser jamais dom Fernand, lui avouant de plus qu'elle +etoit engagée d'affection avec un Diego de Maradas il y avoit +long-temps; qu'elle avoit assez deferé à son père en forçant son +inclination pour lui plaire, et, puisque Dieu avoit permis que la +mauvaise foi de dom Fernand fût decouverte, qu'elle croyoit, en le +refusant, obeir à la volonté divine, qui sembloit lui destiner un autre +epoux. Vous devez croire que Victoria fortifia Elvire dans ses bonnes +resolutions, et ne lui parla pas alors selon l'intention de dom Fernand. +«Dom Diègue de Maradas, lui dit alors Elvire, est mal satisfait de moi à +cause que je l'ai quitté pour obeir à mon père; mais, aussitôt que je le +favoriserai seulement d'un regard, je suis assurée de le faire revenir, +quand il seroit aussi eloigné de moi que dom Fernand l'est presentement +de sa Lucrèce.--Ecrivez-lui, mademoiselle, lui dit Victoria, et je +m'offre à lui porter votre lettre.» Elvire fut ravie de voir sa +gouvernante si favorable à ses desseins; elle fit mettre les chevaux au +carrosse pour Victoria, qui monta dedans avec un beau poulet pour dom +Diego, et, s'etant fait descendre chez son père Santillane, renvoya le +carrosse de sa maîtresse, disant au cocher qu'elle iroit bien à pied où +elle vouloit aller. Le bon Santillane lui fit voir la promesse de +mariage qu'il avoit faite, et elle ecrivit aussitôt deux billets: l'un à +Diego de Maradas, et l'autre à Pedro de Silva, père de sa maîtresse. Par +ces billets, signés Victoria Portocarrero, elle leur enseignoit son +logis et les prioit de la venir trouver pour une affaire qui leur etoit +de grande importance. Tandis que l'on porta ces billets à ceux à qui ils +etoient adressés, Victoria quitta son habit simple de veuve, s'habilla +richement, fit paroître ses cheveux, que l'on m'a assuré avoir eté des +plus beaux, et se coiffa en dame fort galante. Dom Diègue de Maradas la +vint trouver un moment après, pour sçavoir ce que lui vouloit une dame +dont il n'avoit jamais ouï parler. Elle le reçut fort civilement, et à +peine avoit-il pris un siége auprès d'elle qu'on lui vint dire que Pedro +de Silva demandoit à la voir. Elle pria dom Diègue de se cacher dans son +alcôve, en l'assurant qu'il lui importoit extrêmement d'entendre la +conversation qu'elle alloit avoir avec dom Pedro. Il fit sans resistance +ce que voulut une dame si belle et de si bonne mine, et dom Pedro fut +introduit dans la chambre de Victoria, qu'il ne put reconnoître, tant sa +coiffure, differente de celle qu'elle portoit chez lui, et la richesse +de ses habits, avoient augmenté sa bonne mine et changé l'air de son +visage. Elle fit asseoir dom Pedro en un lieu d'où dom Diègue pouvoit +entendre tout ce qu'elle lui disoit, et lui parla en ces termes: «Je +crois, Monsieur, que je dois vous apprendre d'abord qui je suis, pour ne +vous laisser pas plus long-temps dans l'impatience où vous devez être de +le sçavoir. Je suis de Tolède, de la maison de Porto-Carrero; j'ai eté +mariée à seize ans, et me suis trouvée veuve six mois après mon mariage. +Mon père portoit la croix de saint Jacques, et mon frère est de l'ordre +de Calatrava.» Dom Pedro l'interrompit pour lui dire que son père avoit +eté de ses intimes amis. «Ce que vous m'apprenez là me rejouit +extrêmement, lui repondit Victoria, car j'aurai besoin de beaucoup +d'amis dans l'affaire dont j'ai à vous parler.» Elle apprit ensuite à +dom Pedro ce qui lui étoit arrivé avec dom Fernand, et lui mit entre les +mains la promesse qu'avoit contrefaite Santillane. Aussitôt qu'il l'eût +lue, elle reprit la parole et lui dit: «Vous sçavez, Monsieur, à quoi +l'honneur oblige une personne de ma condition: quand la justice ne +seroit pas de mon côté, mes parens et mes amis ont beaucoup de crédit et +sont assez intéressés dans mon affaire pour la porter au plus loin +qu'elle puisse aller. J'ai cru, Monsieur, que je devois vous avertir de +mes pretentions, afin que vous ne passiez pas outre dans le mariage de +mademoiselle votre fille; elle merite mieux qu'un homme infidèle, et je +vous crois trop sage pour vous opiniâtrer à lui donner un mari qu'on lui +pourroit disputer.--Quand il seroit un grand d'Espagne, répondit dom +Pedro, je n'en voudrois point s'il etoit injuste: non seulement il +n'epousera point ma fille, mais encore je lui defendrai ma maison; et +pour vous, Madame, je vous offre ce que j'ai de credit et d'amis. +J'avois déjà eté averti qu'il etoit homme à prendre son plaisir partout +où il le trouve, et même de le chercher aux depens de sa reputation. +Etant de cette humeur-là, quand bien il ne seroit pas à vous, il ne +seroit jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à Dieu! ne manquera point +de mari dans la cour d'Espagne.» + +Dom Pedro ne demeura pas davantage avec Victoria, voyant qu'elle n'avoit +rien davantage à lui dire, et Victoria fit sortir dom Diègue de derrière +son alcôve, d'où il avoit ouï toute la conversation qu'elle avoit eue +avec le père de sa maîtresse. Elle ne lui fit donc point une seconde +relation de son histoire; elle lui donna la lettre d'Elvire, qui le +ravit d'aise; et, parcequ'il eût pu être en peine de sçavoir par quelle +voie elle etoit venue entre ses mains, elle lui fit confidence de sa +metamorphose en duègne, sçachant bien qu'il avoit autant d'interêt +qu'elle à tenir la chose secrète. Dom Diègue, devant que de quitter +Victoria, ecrivit à sa maîtresse une lettre où la joie de voir ses +esperances ressuscitées faisoit bien juger du deplaisir qu'il avoit eu +quand il les avoit crues perdues. Il se separa de la belle veuve, qui +prit aussitôt son habit de gouvernante et s'en retourna chez dom Pedro. + +Cependant dom Fernand de Ribera etoit allé chez sa maîtresse et y avoit +mené son cousin dom Antoine, pour tâcher de raccommoder ce qu'avoit gâté +la lettre contrefaite par Victoria. Dom Pedro les trouva avec sa fille, +qui etoit bien empêchée à leur repondre, quand, pour la justification de +dom Fernand, ils ne demandoient pas mieux que l'on s'informât dans +Seville même s'il y avoit jamais eu une Lucrèce de Monsalve. Ils +redirent devant dom Pedro tout ce qui pouvoit servir à la decharge de +dom Fernand, à quoi il repondit que si l'attachement avec la dame de +Seville etoit une fourbe, qu'il etoit aisé de la detruire; mais qu'il +venoit de voir une dame de Tolède, nommée Victoria Porto-Carrero, à qui +dom Fernand avoit promis mariage, et à qui il devoit encore davantage, +pour en avoir eté genereusement assisté sans en être connu; qu'il ne le +pouvoit nier, puisqu'il lui avoit donné une promesse ecrite de sa main; +et ajouta qu'un gentilhomme d'honneur ne devoit point songer à se marier +à Madrid l'etant dejà dans Tolède. En achevant ces paroles, il fit voir +aux deux cousins, la promesse de mariage en bonne forme. Dom Antoine +reconnut l'ecriture de son cousin, et dom Fernand, qui s'y trompoit +lui-même, quoiqu'il sçût bien qu'il ne l'avoit jamais ecrite, devint +l'homme du monde le plus confus. Le père et la mère se retirèrent après +les avoir salués assez froidement. Dom Antoine querella son cousin de +l'avoir employé dans une affaire tandis qu'il songeoit à une autre. Ils +remontèrent dans leur carrosse, où dom Antoine, ayant fait avouer à dom +Fernand son mechant procedé avec Victoria, lui reprocha cent fois la +noirceur de son action et lui representa les fâcheuses suites qu'elle +pouvoit avoir. Il lui dit qu'il ne falloit plus songer à se marier, non +seulement dans Madrid, mais dans toute l'Espagne, et qu'il seroit bien +heureux d'en être quitte pour epouser Victoria sans qu'il lui en coûtât +du sang ou peut-être la vie, le frère de Victoria n'etant pas un homme à +se contenter d'une simple satisfaction dans une affaire d'honneur. Ce +fut à dom Fernand à se taire, tandis que son cousin lui fit tant de +reproches. Sa conscience le convainquoit suffisamment d'avoir trompé et +trahi une personne qui l'avoit obligé, et cette promesse le faisoit +devenir fou, ne pouvant comprendre par quel enchantement on la lui avoit +fait ecrire. + +Victoria, etant revenue chez dom Pedro en son habit de veuve, donna la +lettre de dom Diègue à Elvire, laquelle lui conta que les deux cousins +etoient venus pour se justifier; mais qu'il y avoit bien autre chose à +reprocher à dom Fernand que ses amours avec la dame de Seville. Elle lui +apprit ensuite ce qu'elle sçavoit mieux qu'elle, dont elle fit bien +l'etonnée, detestant cent fois la mechante action de dom Fernand. Ce +jour-là même, Elvire fut priée d'aller voir representer une comedie chez +une de ses parentes. Victoria, qui ne songeoit qu'à son affaire, espera +que, si Elvire la vouloit croire, cette comedie ne seroit pas inutile à +ses desseins. Elle dit à sa jeune maîtresse que, si elle se vouloit voir +avec dom Diègue, il n'y avoit rien de si aisé; que la maison de son père +Santillane etoit le lieu le plus commode du monde pour cette entrevue, +et que, la comedie ne commençant qu'à minuit, elle pouvoit partir de +bonne heure et avoir vu dom Diègue sans arriver trop tard chez sa +parente. Elvire, qui aimoit veritablement dom Diègue, et qui ne s'etoit +laissée aller à epouser dom Fernand que par la deference qu'elle avoit +aux volontés de son père, n'eut point de repugnance à ce que lui proposa +Victoria. Elles montèrent en carrosse aussitôt que dom Pedro fut couché, +et allèrent descendre au logis que Victoria avoit loué. Santillane, +comme maître de la maison, en fit les honneurs, secondé de Beatris, qui +jouoit le personnage de sa femme, belle-mère de Victoria. Elvire ecrivit +un billet à dom Diègue, qui lui fut porté à l'heure même, et Victoria, +en particulier, en fit un à dom Fernand au nom d'Elvire, par lequel elle +lui mandoit qu'il ne tiendroit qu'à lui que leur mariage ne s'achevât; +qu'elle y etoit engagée par son merite, et qu'elle ne vouloit point se +rendre malheureuse pour être trop complaisante à la mauvaise humeur de +son père. Par le même billet, elle lui donnoit des enseignes si +remarquables pour trouver sa maison qu'il etoit impossible de la +manquer. Ce second billet partit quelque temps après celui qu'Elvire +avoit ecrit à dom Diègue. Victoria en fit un troisième, que Santillane +porta lui-même à Pedro de Silva, par lequel elle lui donnoit avis, en +gouvernante de bien et d'honneur, que sa fille, au lieu d'aller à la +comedie, s'etoit absolument fait mener à la maison où logeoit son père; +qu'elle avoit envoyé querir dom Fernand pour l'epouser, et que, sçachant +bien qu'il n'y consentiroit jamais, elle avoit cru l'en devoir avertir +pour lui temoigner qu'il ne s'etoit point trompé dans la bonne opinion +qu'il avoit eue d'elle en la choisissant pour gouvernante d'Elvire. +Santillane, de plus, avertit dom Pedro de ne venir point sans un +alguazil, que nous appelons à Paris un commissaire. Dom Pedro, qui etoit +dejà couché, se fit habiller à la hâte, l'homme du monde le plus en +colère. Cependant qu'il s'habillera et qu'il enverra querir un +commissaire, retournons voir ce qui se passe chez Victoria. + +Par une heureuse rencontre, les billets furent reçus par les deux +amoureux. Dom Diègue, qui avoit reçu le sien le premier, arriva aussi le +premier à l'assignation. Victoria le reçut et le mit dans une chambre +avec Elvire. Je ne m'amuserai point à vous dire les caresses que ces +jeunes amans se firent. Dom Fernand, qui frappe à la porte, ne m'en +donne pas le temps. Victoria lui alla ouvrir elle-même, après lui avoir +bien fait valoir le service qu'elle lui rendoit, dont l'amoureux +gentilhomme lui fit cent remerciments, lui promettant encore davantage +qu'il ne lui avoit donné. Elle le mena dans une chambre, où elle le pria +d'attendre Elvire, qui alloit arriver, et l'enferma sans lui laisser de +la lumière, lui disant que sa maîtresse le vouloit ainsi et qu'ils +n'auroient pas eté un moment ensemble qu'elle ne se rendît visible; mais +qu'il falloit donner cela à la pudeur d'une jeune fille de condition, +laquelle, dans une action si hardie, auroit peine à s'accoutumer d'abord +à la vue de celui même pour l'amour de qui elle la faisoit. Cela fait, +Victoria, le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit extrêmement +leste[218], et s'ajusta autant que le peu de temps qu'elle avoit le put +permettre. Elle entra dans la chambre où etoit Dom Fernand, qui n'eut +pas la moindre défiance qu'elle ne fût Elvire, n'etant pas moins jeune +qu'elle et ayant sur elle des habits et des parfums à la mode +d'Espagne[219], qui eussent fait passer la moindre servante pour une +personne de condition. Là-dessus Dom Pedro, le commissaire et Santillane +arrivent. Ils entrent dans la chambre où etoit Elvire avec son +serviteur. Les jeunes amans furent extrêmement surpris. Dom Pedro, dans +les premiers mouvements de sa colère, en fut si aveuglé qu'il pensa +donner de son epée à celui qu'il croyoit être Dom Fernand. Le +commissaire, qui avoit reconnu Dom Diègue, lui cria, en lui arrêtant le +bras, qu'il prît bien garde à ce qu'il faisoit, et que ce n'etoit pas +Fernand de Ribera qui etoit avec sa fille, mais Dom Diègue de Maradas, +homme d'aussi grande condition et aussi riche que lui. Dom Pedro en usa +en homme sage et releva lui-même sa fille, qui s'etoit jetée à genoux, +devant lui. Il considera que, s'il lui donnoit de la peine en s'opposant +à son mariage, il s'en donneroit aussi, et qu'il ne lui auroit pas +trouvé un meilleur parti, quand il l'auroit choisi lui-même. Santillane +pria Dom Pedro, le commissaire et tous ceux qui etoient dans la chambre, +de le suivre, et les mena dans celle où Dom Fernand etoit enfermé avec +Victoria. On la fit ouvrir au nom du Roi. Dom Fernand l'ayant ouverte et +voyant Dom Pedro accompagné d'un commissaire, il leur dit avec beaucoup +d'assurance qu'il etoit avec sa femme Elvire de Silva. Dom Pedro lui +repondit qu'il se trompoit, que sa fille etoit mariée à un autre. «Et +pour vous, ajouta-t-il, vous ne pouvez plus desavouer que Victoria +Porto-Carrero ne soit votre femme.» Victoria se fit alors connoître à +son infidèle, qui se trouva le plus confus homme du monde. Elle lui +reprocha son ingratitude; à quoi il n'eut rien à repondre, et encore +moins au commissaire, qui lui dit qu'il ne pouvoit pas faire autrement +que de le mener en prison. Enfin le remords de sa conscience, la peur +d'aller en prison, les exhortations de Dom Pedro, qui lui parla en homme +d'honneur, les larmes de Victoria, sa beauté, qui n'etoit pas moindre +que celle d'Elvire, et, plus que toute autre chose, un reste de +generosité, qui s'etoit conservée dans l'ame de Dom Fernand malgré +toutes les debauches et les emportements de sa jeunesse, le forcèrent de +se rendre à la raison et au merite de Victoria. Il l'embrassa avec +tendresse; elle pensa s'evanouir entre ses bras, et il y a apparence que +les baisers de Dom Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher. Dom +Pedro, Dom Diegue et Elvire prirent part au bonheur de Victoria, et +Santillane et Beatris en pensèrent mourir de joie. Dom Pedro donna force +louanges à Dom Fernand d'avoir si bien reparé sa faute. Les deux jeunes +dames s'embrassèrent avec autant de temoignages d'amitié que si elles +eussent baisé leurs amans. Dom Diègue de Maradas fit cent protestations +d'obéissance à son beau-père, ou du moins qui le devoit bientôt être. +Dom Pedro, devant que de s'en retourner chez lui avec sa fille, prit +parole des uns et des autres que le lendemain ils viendroient tous dîner +chez lui, où quinze jours durant il vouloit que la rejouissance fît +oublier les inquietudes que l'on avoit souffertes. Le commissaire en fut +instamment prié; il promit de s'y trouver. Dom Pedro le ramena chez lui, +et Dom Fernand demeura avec Victoria, qui eut alors autant de sujet de +se rejouir qu'elle en avoit eu de s'affliger. + +[Note 218: «Leste, qui est brave, en bon état et en bon équipage +pour paroître» (Dict. de Furetière),--bien vêtu, pimpant.] + +[Note 219: Les parfums à la mode d'Espagne étoient renommés pour +leur finesse et leur suavité. Ils formoient une des branches les plus +importantes de la composition des essences, même en dehors de l'Espagne. +V. le Parfumeur françois de Simon Barbe; Lyon, 1693, pet. in-12. +Tallemant nous apprend (Histor. de Bullion) que le chancelier portoit +toujours au conseil des gants d'Espagne, c'est-à-dire imprégnés des +parfums d'Espagne. Ces gants étoient un des cadeaux les plus galants +qu'on pût faire à une dame. Les bouquetières espagnoles étoient à la +mode. «Il tenoit, dit C. Le Petit, une bouquetière espagnole à gage, +pour lui faire tous les jours des bouquets de jasmin pour son beau nez.» +(L'Heure du berger, 1662, p. 84.)] + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Malheur imprévu qui fut cause qu'on ne joua point la comedie. + +Inezilla conta son histoire avec une grâce merveilleuse. Roquebrune en +fut si satisfait qu'il lui prit la main et la lui baisa par force. Elle +lui dit en espagnol que l'on souffroit tout des grands seigneurs et des +fous, de quoi la Rancune lui sçut fort bon gré en son ame. Le visage de +cette Espagnole commençoit à se passer; mais on y voyoit encore de beaux +restes; et, quand elle eût eté moins belle, son esprit l'eût rendue +preferable à une plus jeune. Tous ceux qui avoient ouï son histoire +demeurèrent d'accord qu'elle l'avoit rendue agreable en une langue +qu'elle ne sçavoit pas encore, et dans laquelle elle etoit contrainte de +mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol pour se bien faire +entendre. L'Etoile lui dit qu'au lieu de lui faire des excuses de +l'avoir tant fait parler, elle attendoit des remercîmens d'elle, pour +lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle avoir beaucoup d'esprit. Le +reste de l'après-dîner se passa en conversation; le jardin fut plein de +dames et des plus honnêtes gens de la ville jusqu'à l'heure du souper. +On soupa à la mode du Mans, c'est-à-dire que l'on fit fort bonne +chère[220], et tout le monde prit place pour entendre la comedie. Mais +mademoiselle de la Caverne et sa fille ne s'y trouvèrent point. On les +envoya chercher; on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelle. Enfin +on ouït une grande rumeur hors de la salle, et presque en même temps on +y vit entrer la pauvre la Caverne, echevelée, le visage meurtri et +sanglant, et criant comme une femme furieuse que l'on avoit enlevé sa +fille. A cause des sanglots qui la suffoquoient, elle avoit tant de +peine à parler qu'on en eut beaucoup à apprendre d'elle que des hommes +qu'elle ne connoissoit point etoient entrés dans le jardin par une porte +de derrière, comme elle repetoit son role avec sa fille; que l'un d'eux +l'avoit saisie, auquel elle avoit pensé arracher les yeux, voyant que +deux autres emmenoient sa fille; que cet homme l'avoit mise en l'etat où +l'on la voyoit, et s'etoit remis à cheval, et ses compagnons aussi, dont +l'un tenoit sa fille devant lui. Elle dit encore qu'elle les avoit +suivis long-temps criant aux voleurs; mais que, n'etant ouïe de +personne, elle etoit revenue demander du secours. En achevant de parler, +elle se mit si fort à pleurer qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute +l'assemblée s'en emut. Le Destin monta sur un cheval sur lequel Ragotin +venoit d'arriver du Mans (je ne sçais pas au vrai si c'etoit le même qui +l'avoit dejà jeté par terre). Plusieurs jeunes hommes de la compagnie +montèrent sur les premiers chevaux qu'ils trouvèrent, et coururent après +le Destin, qui etoit dejà bien loin. La Rancune et l'Olive allèrent à +pied, après ceux qui alloient à cheval. Roquebrune demeura avec l'Etoile +et Inezille, qui consoloient la Caverne le mieux qu'elles pouvoient. On +a trouvé à redire de ce qu'il ne suivit pas ses compagnons. Quelques uns +ont cru que c'etoit par poltronnerie, et d'autres, plus indulgens, ont +trouvé qu'il n'avoit pas mal fait de demeurer auprès des dames. +Cependant on fut reduit dans la compagnie à danser aux chansons, le +maître de la maison n'ayant point fait venir de violons, à cause de la +comedie. La pauvre Caverne se trouva si mal qu'elle se coucha dans un +des lits de la chambre où etoient leurs hardes. L'Etoile en eut soin +comme si elle eût eté sa mère, et Inezille se montra fort officieuse. La +malade pria qu'on la laissât seule, et Roquebrune mena les deux dames +dans la salle où etoit la compagnie. + +[Note 220: Scarron semble parler ici d'après son expérience et ses +souvenirs personnels. Il déclare également plus loin que le Maine +«abonde en personnes ventrues». Avant d'aller prendre possession de son +bénéfice, en 1646, ou même plus tôt, il avoit déjà résidé au Mans, chez +le comte de Tessé, chez son amie et protectrice, mademoiselle +d'Hautefort, et dans ses poésies il mentionne ce séjour comme un +souvenir délicieux (1re légende de Bourbon). Il y avoit sans doute fait +plus d'une fois la débauche. En outre, mademoiselle d'Hautefort et sa +soeur, mademoiselle Descars, recevoient souvent de leurs terres du Maine +des chapons excellents, dont il avoit sa part--car on le connoissoit +fort gourmand, et doué d'un excellent estomac,--et dont il avoit, sans +doute, le souvenir présent à l'esprit en écrivant cette phrase. V. son +Epître à l'infante Descars, au sujet d'un pâté de six perdrix et deux +chapons qu'elle lui avoit envoyés. Son continuateur est du même avis que +lui, car il dit de Ragotin et de la Rancune: «Ils déjeunèrent à la mode +du Mans, c'est-à-dire fort bien.» (3e. part., ch. 2.) La gourmandise fut +regardée de tout temps comme un des péchés favoris des Manceaux, et il +faut convenir que tout dans leur contrée, gibier nombreux, basses-cours +renommées, fruits de toute espèce, contribuoit à la favoriser. Costar, +qui résidoit au Mans, étoit recherché autant pour la réputation de ses +bons dîners que pour celle de son esprit et de sa politesse. L'évêque du +Mans, Philibert-Emmanuel de Lavardin, étoit également renommé pour les +délices de sa table.] + +A peine y avoient-elles pris place qu'une des servantes de la maison +vint dire à l'Etoile que la Caverne la demandoit. Elle dit au poète et à +l'Espagnole qu'elle alloit revenir, et alla trouver sa compagne. Il y a +apparence que, si Roquebrune fut habile homme, il profita de l'occasion, +et representa ses necessités à l'agreable Inezille. Cependant, aussitôt +que la Caverne vit l'Etoile, elle la pria de fermer la porte de la +chambre, et de s'approcher de son lit. Aussitôt qu'elle la vit auprès +d'elle, la première chose qu'elle fit, ce fut de pleurer, comme si elle +n'eût fait que commencer, et de lui prendre les mains, qu'elle lui +mouilla de ses larmes, pleurant et sanglotant de la plus pitoyable façon +du monde. L'Etoile la voulut consoler en lui faisant esperer que sa +fille seroit bientôt trouvée, puisque tant de gens etoient allés après +les ravisseurs. «Je voudrois qu'elle n'en revînt jamais, lui repondit la +Caverne, en pleurant encore plus fort; je voudrois qu'elle n'en revînt +jamais, repeta-t-elle, et que je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut +que je la blâme, il faut que je la haïsse et que je me repente de +l'avoir mise au monde. Tenez, dit-elle, donnant un papier à l'Etoile, +voyez l'honnête compagne que vous aviez, et lisez dans cette lettre +l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma fille.» La Caverne se remit à +pleurer, et l'Etoile lut ce que vous allez lire, si vous en voulez +prendre la peine. + + Vous ne devez point douter de tout ce que je vous ai dit de + ma bonne maison et de mon bien, puisqu'il n'y a pas + apparence que je trompe par une imposture une personne à qui + je ne puis me rendre recommandable que par ma sincerité. + C'est par là, belle Angelique, que je vous puis meriter. Ne + differez donc point de me promettre ce que je vous demande, + puis que vous n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne + pourrez plus douter de ce que je suis. + +Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette lettre, la Caverne lui demanda +si elle en connoissoit l'ecriture: «Comme la mienne propre, lui dit +l'Etoile: c'est de Leandre, le valet de mon frère, qui ecrit tous nos +roles.--C'est le traître qui me fera mourir, lui repondit la pauvre +comedienne. Voyez s'il ne s'y prend pas bien, ajouta-t-elle encore, en +mettant une autre lettre du même Leandre, entre les mains de l'Etoile.» +La voici mot pour mot: + + Il ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux, si vous êtes + encore dans la resolution où vous etiez il y a deux jours. + Ce fermier de mon père qui me prête de l'argent m'a envoyé + cent pistoles et deux bons chevaux: c'est plus qu'il ne nous + faut pour passer en Angleterre, d'où je me trompe fort si un + père qui aime son fils unique plus que sa vie ne condescend + à tout ce qu'il voudra pour le faire bientôt revenir. + +«Eh bien! que dites-vous de votre compagne et de votre valet, de cette +fille que j'avois si bien elevée et de ce jeune homme dont nous +admirions tous l'esprit et la sagesse? Ce qui m'etonne le plus, c'est +qu'on ne les a jamais vus parler ensemble et que l'humeur enjouée de ma +fille ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir devenir amoureuse; et +cependant elle l'est, ma chère l'Etoile, et si eperdûment qu'il y a +plutôt de la furie que de l'amour. Je l'ai tantôt surprise qui ecrivoit +à son Leandre en des façons de parler si passionnées que je ne pourrois +le croire si je ne l'avois vu. Vous ne l'avez jamais ouïe parler +serieusement. Ha! vraiment, elle parle bien un autre langage dans ses +lettres, et, si je n'avois dechiré celle que je lui ai prise, vous +m'avoueriez qu'à l'âge de seize ans elle en sçait autant que celles qui +ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avois menée dans ce petit bois où +elle a eté enlevée pour lui reprocher, sans temoins, qu'elle me +recompensoit mal de toutes les peines que j'ai souffertes pour elle. Je +vous les apprendrai, ajouta-t-elle, et vous verrez si jamais fille a eté +plus obligée à aimer sa mère.» L'Estoile ne sçavoit que repondre à de si +justes plaintes, et puis il etoit bon de laisser un peu prendre cours à +une si grande affliction. «Mais, reprit la Caverne, s'il aimoit tant ma +fille, pourquoi assassiner sa mère[221]? Car celui de ses compagnons qui +m'a saisie m'a cruellement battue, et s'est même acharné sur moi +long-temps après que je ne lui faisois plus de resistance; et, si ce +malheureux garçon est si riche, pourquoi enlève-t-il ma fille comme un +voleur?» + +[Note 221: On a déjà vu deux ou trois fois le mot assassiner employé +par Scarron dans une acception un peu plus large que celle qu'il a +aujourd'hui, où il ne s'entend que des meurtres accomplis et suivis de +mort. Ici il est pris en un sens plus faible encore qu'auparavant, comme +on le voit par la phrase suivante. Au XVIIe siècle, en effet, cette +expression s'appliquoit aussi bien aux simples tentatives d'assassinat, +et même à toute espèce d'attentat d'un genre analogue. On disoit, par +exemple, d'un homme moulu de coups de bâton, qu'il avoit été assassiné. +C'est ainsi que Malherbe parle de ses assassins, dans ses Lettres à +Peiresc (Lettre du 4 octobre 1627).] + +La Caverne fut encore long-temps à se plaindre, l'Estoile la consolant +le mieux qu'elle pouvoit. Le maître de la maison vint voir comment elle +se portoit, et pour lui dire qu'il y avoit un carrosse prêt, si elle +vouloit retourner au Mans. La Caverne le pria de trouver bon qu'elle +passât la nuit en sa maison, ce qu'il lui accorda de bon coeur. L'Etoile +demeura pour lui tenir compagnie, et quelques dames du Mans reçurent +dans leur carrosse Inezille, qui ne voulut pas être si long-temps +eloignée de son mari. Roquebrune, qui n'osa honnêtement quitter les +comediennes, en fut bien fâché; mais on n'a pas en ce monde tout ce que +l'on désire. + +FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + DE + Mr SCARRON + + + DEUXIÈME PARTIE + + + + +A MADAME LA SURINTENDANTE[222]. + + MADAME, + +Si vous êtes de l'humeur de monsieur le surintendant, qui ne prend pas +plaisir à être loué, je vous fais mal ma cour en vous dediant un livre. +On n'en dedie point sans louer[223], et, sans même vous dedier de livre, +on ne peut parler de vous qu'on ne vous loue. Les personnes qui, comme +vous, servent d'exemple au public, doivent souffrir les louanges de tout +le monde, parce qu'on les leur doit. Il leur est même permis de se +louer, parce qu'elles ne font rien que de louable; qu'elles doivent être +aussi equitables pour elles-mêmes que pour les autres, et qu'on +pardonneroit plutôt de n'être pas quelquefois modeste que de n'être pas +toujours veritable. De mon naturel, sans avoir bien examiné si je suis +juge competent de la reputation d'autrui, bonne ou mauvaise, j'exerce de +tout temps une justice bien sevère sur tout ce qui merite de l'estime ou +du blâme. Je punis une sottise bien averée, c'est-à-dire je la taille en +pièces d'une rude manière; mais aussi je recompense magnifiquement le +merite où je le trouve[224]; je ne me lasse point d'en parler avec +beaucoup de chaleur, et je me crois par là aussi bon ami, quoique +inutile, que grand ennemi, quoique peu à craindre. C'est donc tout ce +que vous pourriez faire, avec tout le pouvoir que vous avez sur moi, que +de m'empêcher de vous donner des louanges autant que je le puis, si ce +n'est autant que vous en meritez. Vous êtes belle sans être coquette; +vous êtes jeune sans être imprudente, et vous avez beaucoup d'esprit +sans ambition de le faire paroître. Vous êtes vertueuse sans rudesse, +pieuse sans ostentation, riche sans orgueil, et de bonne maison sans +mauvaise gloire[225]. Vous avez pour mari un des plus illustres hommes +du siècle, dont les honneurs et les emplois ne recompensent pas encore +assez la vertu; qui est estimé de tout le monde et n'est haï de +personne, et qui de tout temps a eu l'ame si grande qu'il ne s'est servi +de son bien qu'à en faire comme s'il ne s'etoit reservé que l'esperance. +Enfin, Madame, vous êtes parfaitement heureuse, et ce n'est pas la +moindre de toutes les louanges qu'on vous peut donner, puisque le +bonheur est un bien que le ciel ne donne pas toujours à ceux à qui, +comme à vous, il a donné tous les autres. Après vous avoir dit à +vous-même ce que tout le monde en dit, il faut que je m'acquitte d'une +obligation particulière que je vous ai, et que je vous remercie de +l'honneur que vous m'avez fait de me venir voir. Je proteste, Madame, +que je ne l'oublierai jamais, et, quoique je reçoive souvent de +pareilles faveurs de plusieurs personnes de condition de l'un et de +l'autre sexe[226], que je n'ai jamais reçu de visite qui m'ait eté si +agreable que la votre; aussi suis-je plus que personne du monde, + + Madame, + + Votre très humble et très obeissant serviteur, + + SCARRON. + +[Note 222: «Cette madame Fouquet étoit soeur de Castille, père du +père de madame de Guise; il s'appeloit Montjeu, étoit trésorier de +l'épargne, et sa mère étoit fille du célèbre président Jeannin +(Saint-Simon, ch. 150). Le surintendant Fouquet, «non moins surintendant +des belles-lettres que des finances (Corn.)», Mécène en titre des +écrivains, avec qui Scarron étoit déjà entièrement lié lorsqu'il n'étoit +que procureur général, lui avoit fait une pension de 1600 livres pour +remplacer celle de 500 écus qu'il recevoit de la reine, et que lui avoit +retirée définitivement le cardinal après sa Mazarinade. Scarron lui-même +nous a laissé le témoignage de ces actes de munificence dans les +premières stances de Léandre et Héro, ode burlesque, et dans sa Lettre +à ***. Madame Scarron se lia très intimement avec la surintendante, et +devint toute puissante auprès d'elle peu de temps après son mariage: +l'amitié de Mme Fouquet et celle de Pélisson ne furent pas inutiles à +Scarron pour lui attirer de nouveaux témoignages de générosité de la +part du surintendant.] + +[Note 223: Surtout à l'époque de Scarron, où l'art des dédicaces +étoit devenu une industrie organisée de façon à rapporter le plus +possible à l'auteur. V. Notes de l'art. Rangouze, Dict. de Bayle. Le +grand Corneille n'a-t-il pas comparé à Auguste le financier Montauron? +Ch. Sorel, dans l'Avertissement qui termine le premier volume de sa +Science universelle, et dans Francion (ch. 11); Mademoiselle de Scudéry, +dans ses Conversations sur divers sujets (t. 1); l'auteur anonyme de +l'Histoire du poète Sibus (Rec. en prose de Sercy, t. 2); Furetière, en +traçant, dans le Roman bourgeois, le modèle d'une épître dédicatoire au +bourreau;--Scarron lui-même, en beaucoup d'endroits, entre autres dans +l'Ode à Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et dans la Dédicace de ses +oeuvres burlesques à sa chienne Guillemette, qu'il écrivit sans +doute,--il semble le faire entendre,--après un mécompte comme il en +éprouva plus d'une fois, ont attaqué et raillé cet usage.] + +[Note 224: Scarron se flatte comme il flattoit les autres; il fait +sans doute allusion,--quand il parle de la magnifique récompense qu'il +accorde au mérite,--à ses dédicaces et à ses nombreuses pièces de vers, +où fourmillent les flatteries pour tout le monde;--quand il parle de la +rude manière dont il taille en pièces tout ce qui mérite du blâme, à sa +Mazarinade, à sa Baronade, etc. Il étoit extrêmement redouté pour son +humeur satirique; Tallemant raconte que Chapelain réunissoit deux +personnes pour leur envoyer un exemplaire de sa Pucelle; «mais, +ajoute-t-il, à ceux qu'il craignoit, à des pestes, il leur en a donné un +tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière et autres» (Histor. +de Chapel.). Du reste, bien ou mal exercée, cette justice étoit du goût +des lecteurs, et l'empressement du public à acheter toutes les feuilles +volantes signées du nom de Scarron pouvoit lui donner une assez grande +portée. C'étoit en 1654, date du privilége de cette seconde partie, et +en 1655, que Scaron publioit sa gazette burlesque, la Muse de la Cour, +hebdomadaire et anonyme. V. Le burlesque malade, ou les Colporteurs +affligez des nouvelles de la griève et perilleuse maladie de M. +Scaron... Dialogue des deux compères gazetiers, Paris, 1660.] + +[Note 225: Madame Fouquet méritoit en effet ces éloges: c'étoit une +femme de beaucoup de sagesse et de piété, et elle le montra bien par la +vie exemplaire qu'elle mena dans la retraite après la disgrâce de son +mari.] + +[Note 226: Les logis qu'habita successivement Scarron, rue des +Douze-Portes, au Marais, puis rue de la Tixeranderie, où il étoit venu +s'établir récemment après une courte excursion dans la rue des +Saints-Pères, étoient le rendez-vous et le centre de réunion non +seulement de beaucoup de littérateurs, mais d'une foule de hauts +personnages, comme le cardinal de Retz, et les petits-maîtres qui furent +les héros de la Fronde, le maréchal d'Albret, le duc de Vivonne, le +commandeur de Souvré, les comtes de Selles, du Lude et de Villarceaux, +D'Elbène, Mata, Grammont, Châtillon, le marquis de la Sablière. +Quelquefois même de grandes dames ne dédaignoient pas de se montrer chez +le cul-de-jatte, telles que madame de la Sablière, la marquise de +Sévigné, la comtesse de La Suze, la duchesse de Lesdiguières; mais il +faut avouer qu'il y recevoit surtout soit des femmes de réputation +équivoque, comme Marion Delorme et Ninon, soit des femmes auteurs, comme +mademoiselle de Scudéry et madame Deshoulières.] + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + + SECONDE PARTIE + + + + +CHAPITRE PREMIER, + +Qui ne sert que d'introduction aux autres. + +Le soleil donnoit à plomb sur nos antipodes et ne prêtoit à sa soeur +qu'autant de lumière qu'il lui en falloit pour se conduire dans une nuit +fort obscure. Le silence regnoit sur toute la terre, si ce n'etoit dans +les lieux où se rencontroient des grillons, des hiboux et des donneurs +de serenades. Enfin tout dormoit dans la nature, ou du moins tout devoit +dormir, à la reserve de quelques poètes qui avoient dans la tête des +vers difficiles à tourner, de quelques malheureux amans, de ceux qu'on +appelle âmes damnées, et de tous les animaux, tant raisonnables que +brutes, qui cette nuit-là avoient quelque chose à faire. Il n'est pas +necessaire de vous dire que le Destin etoit de ceux qui ne dormoient +pas, non plus que les ravisseurs de mademoiselle Angelique, qu'il +poursuivoit autant que pouvoit galoper un cheval à qui les nuages +deroboient souvent la foible clarté de la lune. Il aimoit tendrement +mademoiselle de la Caverne, parce qu'elle etoit fort aimable et qu'il +etoit assuré d'en être aimé, et sa fille ne lui etoit pas moins chere; +outre que mademoiselle de l'Etoile, ayant de necessité à faire la +comedie, n'eût pu trouver en toutes les caravanes des comediens de +campagne deux comediennes qui eussent plus de vertus que ces deux-là. Ce +n'est pas à dire qu'il n'y en ait de la profession qui n'en manquent +point; mais dans l'opinion du monde, qui se trompe peut-être, elles en +sont moins chargées que de vieille broderie et de fard. + +Notre genereux comedien couroit donc après ces ravisseurs, plus fort et +avec plus d'animosité que les Lapithes ne coururent après les +Centaures[227]. Il suivit d'abord une longue allée sur laquelle +repondoit la porte du jardin par où Angelique avoit eté enlevée, et, +après avoir galopé quelque temps, il enfila au hasard un chemin creux +comme le sont la plupart de ceux du Maine[228]. Ce chemin etoit plein +d'ornières et de pierres, et, bien qu'il fît clair de lune, l'obscurité +y etoit si grande que le Destin ne pouvoit faire aller son cheval plus +vite que le pas. Il maudissoit interieurement un si mechant chemin, +quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable, qui +lui passa les bras à l'entour du col. Le Destin eut grand'peur, et son +cheval en fut si fort effrayé qu'il l'eût jeté par terre si le fantôme +qui l'avoit investi, et qui le tenoit embrassé, ne l'eût affermi dans la +selle. Son cheval s'emporta comme un cheval qui avoit peur, et le Destin +le hâta à coups d'eperons sans savoir ce qu'il faisoit, fort mal +satisfait de sentir deux bras nus à l'entour de son col et contre sa +joue un visage froid qui souffloit à reprises à la cadence du galop du +cheval. La carrière fut longue, parce que ce chemin n'etoit pas court. +Enfin, à l'entrée d'une lande, le cheval modera sa course impetueuse et +le Destin sa peur, car on s'accoutume à la longue aux maux les plus +insupportables. La lune luisoit alors assez pour lui faire voir qu'il +avoit un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il +ne lui demanda point qui il etoit (je ne sais si ce fut par discretion). +Il fit toujours continuer le galop à son cheval, qui etoit fort +essoufflé; et, lorsqu'il l'esperoit le moins, le chevaucheur croupier se +laissa tomber à terre et se mit à rire. Le Destin repoussa son cheval de +plus belle, et, regardant derrière lui, il vit son fantôme qui couroit à +toutes jambes vers le lieu d'où il etoit venu. Il a avoué depuis que +l'on ne peut avoir plus de peur qu'il en eut. A cent pas de là il trouva +un grand chemin qui le conduisit dans un hameau, dont il trouva tous les +chiens eveillés, ce qui lui fit croire que ceux qu'il suivoit pouvoient +y avoir passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce qu'il put pour eveiller +les habitans endormis de trois ou quatre maisons qui etoient sur le +chemin. Il n'en put avoir audience et fut querellé de leurs chiens. +Enfin, ayant ouï crier des enfants dans la dernière maison qu'il trouva, +il en fit ouvrir la porte à force de menaces, et apprit d'une femme en +chemise, qui ne lui parla qu'en tremblant, que les gendarmes avoient +passé par leur village il n'y avoit pas longtemps, et qu'ils emmenoient +avec eux une femme qui pleuroit bien fort et qu'ils avoient bien de la +peine à faire taire. Il conta à la même femme la rencontre qu'il avoit +faite de l'homme nu, et elle lui apprit que c'etoit un paysan de leur +village qui etoit devenu fou et qui couroit les champs. Ce que cette +femme lui dit de ces gens de cheval qui avoient passé par son hameau lui +donna courage de passer outre et lui fit hâter le train de sa bête. Je +ne vous dirai point combien de fois elle broncha et eut peur de son +ombre. Il suffit que vous sachiez qu'il s'egara dans un bois, et que, +tantôt ne voyant goutte et tantôt etant eclairé de la lune, il trouva le +jour auprès d'une metairie, où il jugea à propos de faire repaître son +cheval, et où nous le laisserons. + +[Note 227: Lors du combat qui troubla les noces de Pirithoüs et +d'Hippodamie.] + +[Note 228: V. Dict. du Maine de Lepaige, t. 2, p. 28.] + + + + +CHAPITRE II. + +Des bottes. + +Cependant que le Destin couroit a tâtons après ceux qui avoient enlevé +Angelique, la Rancune et l'Olive, qui n'avoient pas si à coeur que lui +cet enlevement, ne coururent pas si vite que lui après les ravisseurs, +outre qu'ils etoient à pied. Ils n'allèrent donc pas loin, et, ayant +trouvé dans le prochain bourg une hôtellerie qui n'etoit pas encore +fermée, ils y demandèrent à coucher. On les mit dans une chambre où +etoit dejà couché un hôte, noble ou roturier, qui y avoit soupé, et qui, +ayant à faire diligence pour des affaires qui ne sont pas venues à ma +connoissance, faisoit etat de partir à la pointe du jour. L'arrivée des +comediens ne servit pas au dessein qu'il avoit d'être à cheval de bonne +heure: car il en fut eveillé, et peut-être en pesta-t-il en son ame; +mais la presence de deux hommes d'assez bonne mine fut possible cause +qu'il n'en temoigna rien. La Rancune, qui etoit d'une accostante +manière, lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troubloient son repos, +et lui demanda ensuite d'où il venoit. Il lui dit qu'il venoit d'Anjou +et qu'il s'en alloit en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune, +en se deshabillant et pendant qu'on chauffoit des draps, continuoit ses +questions; mais comme elles n'etoient utiles ni à l'un ni à l'autre, et +que le pauvre homme qu'on avoit eveillé n'y trouvoit pas son compte, il +le pria de le laisser dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort +cordiales, et en même temps, l'amour-propre lui faisant oublier celui du +prochain, il fit dessein de s'approprier une paire de bottes neuves +qu'un garçon de l'hôtellerie venoit de rapporter dans la chambre après +les avoir nettoyées[229]. L'Olive, qui n'avoit alors autre envie que de +bien dormir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeura auprès du feu, +non tant pour voir la fin du fagot qu'on avoit allumé que pour contenter +la noble ambition d'avoir une paire de bottes neuves aux depens +d'autrui. Quand il crut l'homme qu'il alloit voler bien et dûment +endormi, il prit ses bottes, qui etoient au pied de son lit, et, les +ayant chaussées à cru, sans oublier de s'attacher les eperons, s'alla +mettre, ainsi botté et eperonné qu'il etoit, auprès de l'Olive. Il faut +croire qu'il se tint sur le bord du lit, de peur que ses jambes armées +ne touchassent aux jambes nues de son camarade, qui ne se fût pas tu +d'une si nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et ainsi auroit +pu faire avorter son entreprise. + +[Note 229: Rojas, dans son Viage entretenido, raconte des +escroqueries semblables de ses deux compagnons les comédiens ambulants +Rios et Solano, qui essaient de voler les tapisseries d'une auberge, se +sauvent avec la recette, etc. Les Chroniques du Maine--et ce ne sont pas +les seules--nous apprennent que les troupes d'acteurs nomades de bas +étage, qui parcouroient sans cesse les villes et les bourgades, avoient +souvent des démêlés avec la police.] + +Le reste de la nuit se passa assez paisiblement. La Rancune dormit, ou +en fit le semblant. Les coqs chantèrent, le jour vint, et l'homme qui +couchoit dans la chambre de nos comediens se fit allumer du feu et +s'habilla. Il fut question de se botter: une servante lui presenta les +vieilles bottes de la Rancune, qu'il rebuta rudement; on lui soutint +qu'elles etoient à lui; il se mit en colère et fit une rumeur +diabolique. L'hôte monta dans la chambre et lui jura, foi de maître +cabaretier, qu'il n'y avoit point d'autres bottes que les siennes non +seulement dans la maison, mais aussi dans le village, le curé même +n'allant jamais à cheval[230]. Là-dessus, il lui voulut parler des +bonnes qualités de son curé, et lui conter de quelle façon il avoit eu +sa cure, et depuis quand il la possedoit. Le babil de l'hôte acheva de +lui faire perdre patience. La Rancune et l'Olive, qui s'etoient eveillés +au bruit, prirent connoissance de l'affaire, et la Rancune exagera +l'enormité du cas et dit à l'hôte que cela etoit bien vilain. «Je me +soucie d'une paire de bottes neuves comme d'une savate, disoit le pauvre +debotté à la Rancune; mais il y va d'une affaire de grande importance +pour un homme de condition à qui j'aimerois moins avoir manqué qu'à mon +propre père, et, si je trouvois les plus mechantes bottes du monde à +vendre, j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderoit.» La Rancune, qui +s'etoit mis le corps hors du lit, haussoit les epaules de temps en temps +et ne lui repondoit rien, se repaissant les yeux de l'hôte et de la +servante, qui cherchoient inutilement les bottes, et du malheureux qui +les avoit perdues, qui cependant maudissoit sa vie et meditoit peut-être +quelque chose de funeste, quand la Rancune, par une generosité sans +exemple et qui ne lui etoit pas ordinaire, dit tout haut, en s'enfonçant +dans son lit, comme un homme qui meurt d'envie de dormir: «Morbleu! +Monsieur, ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et prenez les +miennes, mais à condition que vous nous laisserez dormir, comme vous +voulûtes hier que j'en fisse autant.» Le malheureux, qui ne l'etoit plus +puisqu'il retrouvoit des bottes, eut peine à croire ce qu'il entendoit; +il fit un grand galimatias de mauvais remercîment, d'un ton de voix si +passionné que la Rancune eut peur qu'à la fin il ne le vînt embrasser +dans son lit. Il s'ecria donc en colère, et jurant doctement: «Eh! +morbleu! Monsieur, que vous êtes fâcheux, et quand vous perdez vos +bottes, et quand vous remerciez ceux qui vous en donnent! Au nom de +Dieu, prenez les miennes encore un coup, et je ne vous demande autre +chose sinon que vous nous laissiez dormir, ou bien rendez-moi mes bottes +et faites tant de bruit que vous voudrez.» Il ouvroit la bouche pour +repliquer, quand la Rancune s'ecria: «Ah! mon Dieu! que je dorme ou que +mes bottes me demeurent!» Le maître du logis, à qui une façon de parler +si absolue avoit donné beaucoup de respect pour la Rancune, poussa hors +de la chambre son hôte, qui n'en eût pas demeuré là, tant il avoit de +ressentiment[231] d'une paire de bottes si genereusement donnée. Il +fallut pourtant sortir de la chambre et s'aller botter dans la cuisine, +et lors la Rancune se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il +n'avoit fait la nuit, sa faculté de dormir n'etant plus combattue du +desir de voler des bottes et de la crainte d'être pris sur le fait. Pour +l'Olive, qui avoit mieux employé la nuit que lui, il se leva de grand +matin, et, s'etant fait tirer du vin, s'amusa à boire, n'ayant rien de +meilleur à faire. + +[Note 230: Les bottes ne servoient proprement que pour cet usage. Le +mot botte, dit Furetière, «signifie une chaussure de cuir dont on se +sert quand on monte à cheval, tant pour y être plus ferme que pour se +garantir des injures du temps.» (Dict.) V. encore Roman comique, l. 2, +ch. 6. L'auteur des Loix de la galanterie mentionne comme une étrange +nouveauté, dont il se moque, «que la mode est venue d'être botté, si +l'on veut, six mois durant, sans monter à cheval». C'étoit là le grand +ton depuis assez long-temps déjà, mais seulement dans la haute +compagnie, et surtout à Paris. Cf. le Satyrique de la Court (Variétés +hist. et litt., de M. Ed. Fournier, chez Jannet, t. 3, p. 250, 251); La +grande propriété des bottes sans cheval (Id., t. 6, p. 29); et ce que +dit Tallemant de cet usage, dans l'Histor. de M. d'Aumont. Les bottes +étoient un des ornements les plus recherchés par ceux qui vouloient +paroître, et on en étoit venu à être botté et éperonné même pour aller à +pied. V. Baron de Fæneste, l. 1, ch. 2, p. 15, édit. Jannet; la Mode qui +court à présent, 1613, in-12, p. 12; le Francion de Sorel, l. 10, p. 601 +et suiv., éd. 1660.] + +[Note 231: Ce mot veut dire ici reconnoissance, signification qu'il +a souvent au XVIIe siècle, et même dans Racine: + + Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée + Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée, + Est-il juste, seigneur, que seul, en ce moment, + Je demeure sans voix et sans ressentiment! + +V. aussi l'Epître dédicat. d'Offray en tête de la troisième partie.] + +La Rancune dormit jusqu'à onze heures. Comme il s'habilloit, Ragotin +entra dans la chambre; il avoit le matin visité les comediennes, et, +mademoiselle de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne le croyoit guère +de ses amis, puisqu'il n'etoit pas de ceux qui couroient après sa +compagne, il lui promit de ne retourner point dans le Mans qu'il n'en +eût appris des nouvelles; mais, n'ayant pu trouver de cheval ni à louer +ni à emprunter, il n'eût pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût +prêté son mulet, sur lequel il monta sans bottes, et arriva, comme je +vous viens de dire, dans le bourg où avoient couché les deux comediens. +La Rancune avoit l'esprit fort present; il ne vit pas plutôt Ragotin en +souliers qu'il crut que le hasard lui fournissoit un beau moyen de +cacher son larcin, dont il n'etoit pas peu en peine. Il lui dit donc +d'abord qu'il le prioit de lui prêter ses souliers et de vouloir prendre +ses bottes, qui le blessoient à un pied à cause qu'elles etoient neuves. +Ragotin prit le parti avec grande joie: car, en chevauchant son mulet, +un ardillon qui avoit percé son bas, lui avoit fait regretter de n'être +pas botté. + +Il fut question de dîner. Ragotin paya pour les comediens et pour son +mulet. Depuis son trebuchement, quand la carabine tira entre ses jambes, +il fit serment de ne monter jamais sur un animal chevauchable sans +prendre toutes ses sûretés. Il prit donc avantage pour monter sur sa +bête; mais, avec toute sa précaution, il eut bien de la peine à se +placer dans le bas du mulet. Son esprit vif ne lui permettoit pas d'être +judicieux, et il avoit inconsiderement relevé les bottes de la Rancune, +qui lui venoient jusqu'à la ceinture, et lui empêchoient de plier son +petit jarret, qui n'etoit pas le plus vigoureux de la province. Enfin +donc, Ragotin sur son mulet et les comediens à pied suivirent le premier +chemin qu'ils trouvèrent, et, chemin faisant, Ragotin decouvroit aux +comediens le dessein qu'il avoit de faire la comedie avec eux, leur +protestant qu'encore qu'il fût assuré d'être bientôt le meilleur +comedien de France, il ne pretendoit tirer aucun profit de son metier, +qu'il vouloit le faire seulement par curiosité, et pour faire voir qu'il +etoit né à tout ce qu'il vouloit entreprendre. La Rancune et l'Olive le +fortifièrent dans sa noble envie, et, à force de le louer et de lui +donner courage, le mirent en si belle humeur qu'il se prit à reciter de +dessus son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du poète Theophile[232]. +Quelques paysans, qui accompagnoient une charrette chargée et qui +faisoient le même chemin, crurent qu'il prêchoit la parole de Dieu, le +voyant declamer là comme un forcené. Tandis qu'il recita, ils eurent +toujours la tête nue et le respectèrent comme un predicateur de grands +chemins. + +[Note 232: V. plus haut, page 82, note 2; page 137, note 3.] + + + + +CHAPITRE III. + +L'Histoire de la Caverne. + +Les deux comediennes que nous avons laissées dans la maison où Angelique +avoit eté enlevée n'avoient pas dormi davantage que le Destin. +Mademoiselle de l'Etoile s'etoit mise dans le même lit que la Caverne, +pour ne la laisser pas seule avec son desespoir, et pour tâcher de lui +persuader de ne s'affliger pas tant qu'elle faisoit. Enfin, jugeant +qu'une affliction si juste ne manquoit pas de raisons pour se defendre, +elle ne les combattit plus avec les siennes; mais, pour faire diversion, +elle se mit à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi fort que sa +compagne faisoit de la sienne, et ainsi l'engagea adroitement à lui +conter ses aventures, d'autant plus aisement que la Caverne ne pouvoit +souffrir alors que quelqu'un se dît plus malheureux qu'elle. Elle +s'essuya donc les larmes qui lui mouilloient le visage en grande +abondance, et, soupirant une bonne fois pour n'avoir pas si tôt à y +retourner, elle commença ainsi son histoire: + +Je suis née comedienne, fille d'un comedien, à qui je n'ai jamais ouï +dire qu'il eût des parens d'autre profession que de la sienne. Ma mère +etoit fille d'un marchand de Marseille, qui la donna à mon père en +mariage pour le recompenser d'avoir exposé sa vie pour sauver la sienne +qu'avoit attaquée à son avantage un officier des galères, aussi amoureux +de ma mère qu'il en etoit haï. Ce fut une bonne fortune pour mon père: +car on lui donna, sans qu'il la demandât, une femme jeune, belle et plus +riche qu'un comedien de campagne ne la pouvoit esperer. Son beau-père +fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa profession, lui proposant et +plus d'honneur et plus de profit dans celle de marchand; mais ma mère, +qui etoit charmée de la comedie, empêcha mon père de la quitter. Il +n'avoit point de repugnance à suivre l'avis que lui donnoit le père de +sa femme, sçachant mieux qu'elle que la vie comique n'est pas si +heureuse qu'elle le paroît. Mon père sortit de Marseille un peu après +ses noces, emmena ma mère faire sa première campagne, qui en avoit plus +grande impatience que lui, et en fit en peu de temps une excellente +comedienne. Elle fut grosse dès la première année de son mariage, et +accoucha de moi derrière le théâtre. J'eus un frère un an après, que +j'aimois beaucoup et qui m'aimoit aussi. Notre troupe etoit composée de +notre famille et de trois comediens, dont l'un etoit marié avec une +comedienne qui jouoit les seconds rôles. Nous passions un jour de fête +par un bourg de Perigort, et ma mère, l'autre comedienne et moi etions +sur la charrette qui portoit notre bagage, et nos hommes nous +escortoient à pied, quand notre petite caravane fut attaquée par sept ou +huit vilains hommes, si ivres qu'ayant fait dessein de tirer en l'air un +coup d'arquebuze pour nous faire peur, j'en fus toute couverte de +dragées, et ma mère en fut blessée au bras. Ils saisirent mon père et +deux de ses camarades, devant qu'ils se pussent mettre en defense, et +les batirent cruellement. Mon frère et le plus jeune de nos comediens +s'enfuirent, et depuis ce temps-là je n'ai pas ouï parler de mon frère. +Les habitans du bourg se joignirent à ceux qui nous faisoient une si +grande violence, et firent retourner notre charrette sur ses pas. Ils +marchoient fièrement et à la hâte, comme des gens qui ont fait un grand +butin et le veulent mettre en sûreté, et ils faisoient un bruit à ne +s'entendre pas les uns les autres. Après une heure de chemin, ils nous +firent entrer dans un château, où, aussitôt que nous fûmes entrés, nous +ouïmes plusieurs personnes crier avec grande joie que les Bohemiens +etoient pris. Nous reconnûmes par là qu'on nous prenoit pour ce que nous +n'etions pas, et cela nous donna quelque consolation. La jument qui +traînoit notre charrette tomba morte de lassitude, ayant eté trop +pressée et trop battue. La comedienne à qui elle etoit, et qui la louoit +à la troupe, en fit des cris aussi pitoyables que si elle eût vu mourir +son mari. Ma mère en même temps s'evanouit de la douleur qu'elle sentoit +en son bras, et les cris que je fis pour elle furent encore plus grands +que ceux que la comedienne avoit faits pour la jument. Le bruit que nous +faisions, et que faisoient les brutaux et les ivrognes qui nous avoient +amenés, fit sortir d'une salle basse le seigneur du château, suivi de +quatre ou cinq casaques ou manteaux rouges de fort mauvaise mine[233]. +Il demanda d'abord où etoient les voleurs de Bohemiens, et nous fit +grand'peur. Mais, ne voyant entre nous que des personnes blondes[234], +il demanda à mon père qui il etoit, et n'eut pas plutôt appris que nous +etions de malheureux comediens, qu'avec une impetuosité qui nous +surprit, et jurant de la plus furieuse façon que j'aie jamais ouï jurer, +il chargea à grands coups d'epée ceux qui nous avoient pris, qui +disparurent en un moment, les uns blessés, les autres fort effrayés. Il +fit delier mon père et ses compagnons, commanda qu'on menât les femmes +dans une chambre et qu'on mît nos hardes en lieu sûr. Des servantes se +presentèrent pour nous servir, et dressèrent un lit à ma mère, qui se +trouvoit fort mal de la blessure de son bras. Un homme qui avoit la mine +d'un maître d'hôtel nous vint faire des excuses de la part de son maître +de ce qui s'etoit passé. Il nous dit que les coquins qui s'etoient si +malheureusement mépris avoient eté chassés, la plupart battus ou +estropiés; que l'on alloit envoyer querir un chirurgien dans le prochain +bourg pour panser le bras de ma mère, et nous demanda instamment si l'on +ne nous avoit rien pris, nous conseillant de faire visiter nos hardes +pour sçavoir s'il y manquoit quelque chose. + +[Note 233: La casaque rouge étoit l'uniforme des archers.] + +[Note 234: Les Bohémiens ont la peau cuivrée et les cheveux noirs. +Tallemant raconte dans une note (Histor. de Saint-Germain Beaupré) que +madame Perrochel, une fois, chez madame de Rohan, voyant des portraits, +demanda de qui ils étoient. «Des princesses de Bohême, lui +dit-on.--Jésus! vous m'étonnez, répondit-elle: ils sont blancs comme +neige.» Elle croyoit qu'il s'agissoit de Bohémiennes. Il parle en +plusieurs autres endroits de leurs cheveux noirs comme d'un caractère +bien connu de cette race. (Histor. de d'Alincourt, de M. du Bellay, roi +d'Yvetot.)] + +A l'heure du souper on nous apporta à manger dans notre chambre; le +chirurgien qu'on avoit envoyé chercher arriva; ma mère fut pansée et se +coucha avec une violente fièvre. Le jour suivant, le seigneur du château +fit venir devant lui les comediens. Il s'informa de la santé de ma mère, +et dit qu'il ne vouloit pas la laisser sortir de chez lui qu'elle ne fût +guerie. Il eut la bonté de faire chercher dans les lieux d'alentour mon +frère et le jeune comedien qui s'etoient sauvés; ils ne se trouvèrent +point, et cela augmenta la fièvre de ma mère. On fit venir d'une petite +ville prochaine un medecin et un chirurgien plus experimenté que celui +qui l'avoit pansée la première fois. Et enfin les bons traitemens qu'on +nous fit nous firent bientôt oublier la violence qu'on nous avoit faite. + +Ce gentilhomme chez qui nous etions etoit fort riche, plus craint +qu'aimé dans tout le pays, violent dans toutes ses actions comme un +gouverneur de place frontière[235], et qui avoit la reputation d'être +vaillant autant qu'on le pouvoit être. Il s'appeloit le baron de +Sigognac. Au temps où nous sommes, il seroit pour le moins un marquis, +et en ce temps-là il etoit un vrai tyran de Perigord. Une compagnie de +bohemiens qui avoient logé sur ses terres avoient volé les chevaux d'un +haras qu'il avoit à une lieue de son château[236], et ses gens, qu'il +avoit envoyés après, s'etoient mepris à nos depens, comme je vous ai +dejà dit. Ma mère se guérit parfaitement, et mon père et ses camarades, +pour se montrer reconnoissans, autant que de pauvres comediens pouvoient +le faire, du bon traitement qu'on leur avoit fait, offrirent de jouer la +comedie dans le château tant que le baron de Sigognac l'auroit agreable. +Un grand page, âgé pour le moins de vingt-quatre ans, qui devoit être +sans doute le doyen des pages du royaume, et une manière de gentilhomme +suivant, apprirent les rôles de mon frère et du comedien qui s'etoit +enfui avec lui. Le bruit se repandit dans le pays qu'une troupe de +comediens devoient representer une comedie chez le baron de Sigognac. +Force noblesse perigourdine y fut conviée; et, lorsque le page sçut son +rôle, qui lui fut si difficile à apprendre qu'on fut contraint d'en +couper et de le reduire à deux vers, nous representâmes Roger et +Bradamante, du poète Garnier[237]. L'assemblée etoit fort belle, la +salle bien eclairée, le theâtre fort commode et la decoration accommodée +au sujet. Nous nous efforçâmes tous de bien faire, et nous y reussîmes. +Ma mère parût belle comme un ange, armée en amazone, et sortant d'une +maladie qui l'avoit un peu pâlie, son teint eclata plus que toutes les +lumières dont la salle etoit eclairée. Quelque grand sujet que j'aie +d'être fort triste, je ne puis songer à ce jour-là que je ne rie de la +plaisante façon dont le grand page s'acquitta de son rôle. Il ne faut +pas que ma mauvaise humeur vous cache une chose si plaisante; peut-être +que vous ne la trouverez pas telle, mais je vous assure qu'elle fit bien +rire toute la compagnie et que j'en ai bien ri depuis, soit qu'il y eût +veritablement de quoi en rire, ou que je sois de celles qui rient de peu +de chose. Il jouoit le page du vieil duc Aymon, et n'avoit que deux vers +à reciter en toute la pièce: c'est alors que ce vieillard s'emporte +terriblement contre sa fille Bradamante de ce qu'elle ne veut point +epouser le fils de l'empereur[238], etant amoureuse de Roger. Le page +dit à son maître: + + Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez; + Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds. + +Ce grand sot de page, encore que son rôle fût aisé à retenir, ne laissa +pas de le corrompre, et dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme un +criminel: + + Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez, + Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes[239]. + +[Note 235: La Relation des grands jours d'Auvergne, de Fléchier, +nous montre quelles étoient les violences, les exactions, les tyrannies, +des gentilshommes et gouverneurs, même dans les provinces centrales, +comme l'Auvergne; il en devoit être ainsi à bien plus forte raison dans +les provinces frontières, dont la situation donnoit plus de sécurité aux +coupables, en cas de recherche. V., dans Tallemant, l'Histor. de +Saint-Germain Beaupré, gouverneur de la Marche; du duc de Brézé, +gouverneur de Brouage; du maréchal de la Meilleraye, gouverneur de +Nantes, etc., etc.; et ce qu'il raconte, dans celle de M. d'Alincourt, +de la mode despotique de certains gouverneurs de frontières. Ailleurs: +«Ce fut alors, dit-il de Courtenan, gouverneur de Mantes, qu'il fit le +petit tyran avec autant d'impunité que si c'eût été dans le Bigorre.» +(Histor. de Courtenan.)] + +[Note 236: On peut voir dans les Recherches de Pasquier le récit de +la première apparition des Bohémiens aux portes de Paris, en 1427. Ils +reparurent au XVIe siècle, plus nombreux que jamais, et furent condamnés +au bannissement par les États de Blois en 1560. Au XVIIe siècle, leurs +apparitions furent plus rares et leurs bandes moins nombreuses; mais ils +continuèrent à signaler leur passage par des vols et des escroqueries, +malgré un nouvel arrêt contre eux, prononcé, par le Parlement de Paris +en 1612.] + +[Note 237: Le vrai titre de la pièce est Bradamante, tragi-comédie, +(1582): elle présente, en certaines scènes, comme le drame moderne, +l'alliance du comique au sérieux (V. acte 2, sc. 2). Ce sujet étoit un +de ceux que traitoient le plus souvent et le plus volontiers nos vieux +poètes tragiques, comme l'attestent encore la Rodomontade de Méliglosse, +la Mort de Roger et la Mort de Bradamante, par un anonyme (1622); la +Bradamante de La Calprenède (1636), etc. On n'avoit pas eu beaucoup à +retrancher au rôle du page La Roque pour le réduire à deux vers, car il +n'en a que quatre ou cinq dans l'original; mais il avoit fallu plus +d'industrie pour faire jouer par six comédiens une pièce qui renferme +douze rôles d'hommes, sans parler des ambassadeurs.] + +[Note 238: Léon, fils de l'empereur de Byzance (acte 2, sc. 2).] + +[Note 239: Les Mémoires de la princesse Palatine citent un exemple +de distraction analogue, et encore plus plaisante, de la pari d'un +acteur jouant, dans le Médecin malgré lui, le rôle de Géronte (Lettre du +8 mars 1701). Il seroit facile de réunir bon nombre d'autres anecdotes +du même genre, plus ou moins authentiques.] + +Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le comedien qui faisoit le +personnage d'Aymon s'en eclata de rire et ne put plus representer un +vieillard en colère. Toute l'assistance n'en rit pas moins; et pour moi, +qui avois la tête passée dans l'ouverture de la tapisserie pour voir le +monde et pour me faire voir, je pensai me laisser choir à force de rire. +Le maître de la maison, qui etoit de ces melancoliques qui ne rient que +rarement et ne rient pas pour peu de chose, trouva tant de quoi rire +dans le defaut de memoire de son page et dans sa mauvaise manière de +reciter des vers qu'il pensa crever à force de se contraindre à garder +un peu de gravité; mais enfin il falloit rire aussi fort que les autres, +et ses gens nous avouèrent qu'ils ne lui en avoient jamais vu tant +faire. Et, comme il s'etoit acquis une grande autorité dans le pays, il +n'y eut personne de la compagnie qui ne rit autant ou plus que lui, ou +par complaisance ou de bon courage. + +«J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne, d'avoir fait ici comme ceux +qui disent: «Je m'en vais vous faire un conte qui vous fera mourir de +rire», et qui ne tiennent pas leur parole: car j'avoue que je vous ai +fait trop de fête de celui de mon page.--Non, lui repondit l'Etoile, je +l'ai trouvé tel que vous me l'aviez fait esperer. Il est bien vrai que +la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent qu'elle ne +le sera à ceux à qui on en fera le recit, la mauvaise action du page +servant beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le lieu et la +pente naturelle que nous avons à nous laisser aller au rire des autres +peuvent lui avoir donné des avantages qu'elle n'a pu avoir depuis.» + +La Caverne ne fit pas davantage d'excuses pour son conte, et, reprenant +son histoire où elle l'avoit laissée: Après, continua-t-elle, que les +acteurs et les auditeurs eurent ri de toutes les forces de leur faculté +risible, le baron de Sigognac voulut que son page reparût sur le theatre +pour y reparer sa faute, ou plutôt pour faire rire encore la compagnie; +mais le page, le plus grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut rien +faire, quelque commandement que lui fît un des plus rudes maîtres du +monde. Il prit la chose comme il etoit capable de la prendre, +c'est-à-dire fort mal; et son deplaisir, qui ne devoit être que très +leger, s'il eût eté raisonnable, nous causa depuis le plus grand malheur +qui nous pouvoit arriver. Notre comedie eut l'applaudissement de toute +l'assemblée. La farce divertit encore plus que la comedie, comme il +arrive d'ordinaire partout ailleurs hors de Paris[240]. Le baron de +Sigognac et les autres gentilshommes ses voisins y prirent tant de +plaisir qu'ils eurent envie de nous voir jouer encore; chaque +gentilhomme se cotisa pour les comediens, selon qu'il eut l'ame +liberale; le baron se cotisa le premier pour montrer l'exemple aux +autres, et la comedie fut annoncée pour la premiere fête. Nous jouâmes +un mois durant devant cette noblesse perigourdine, regalés à l'envi des +hommes et des femmes, et même la troupe en profita de quelques habits +demi-usés. Le baron nous faisoit manger à sa table; ses gens nous +servoient avec empressement et nous disoient souvent qu'ils nous etoient +obligés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils trouvoient tout changé +depuis que la comedie l'avoit humanisé. Le page seul nous regardoit +comme ceux qui l'avoient perdu d'honneur, et le vers qu'il avoit +corrompu et que tout le monde de la maison, jusqu'au moindre marmiton, +lui recitoit à toute heure, lui etoit, toutes les fois qu'il en etoit +persecuté, un cruel coup de poignard, dont enfin il resolut de se venger +sur quelqu'un de notre troupe. Un jour que le baron de Sigognac avoit +fait une assemblée de ses voisins et de ses paysans pour delivrer ses +bois d'une grande quantité de loups qui s'y etoient adonnés, et dont le +pays etoit fort incommodé, mon père et ses camarades y portèrent chacun +une arquebuse, comme firent aussi tous les domestiques du baron. Le +mechant page en fut aussi, et, croyant avoir trouvé l'occasion qu'il +cherchoit d'executer le mauvais dessein qu'il avoit contre nous, il ne +vit pas plutôt mon père et ses camarades separés des autres, qui +rechargeoient leurs arquebuses et s'entrefournissoient l'un à l'autre de +la poudre et du plomb, qu'il leur tira la sienne de derriere un arbre et +perça mon malheureux père de deux balles. Ses compagnons, bien empêchés +à le soutenir, ne songèrent point d'abord à courir après cet assassin, +qui s'enfuit et depuis quitta le pays. A deux jours de là, mon père +mourut de sa blessure. Ma mère en pensa mourir de deplaisir, en retomba +malade, et j'en fus affligée autant qu'une fille de mon âge le pouvoit +être. La maladie de ma mère tirant en longueur, les comediens et les +comediennes de notre troupe prirent congé du baron de Sigognac et +allèrent quelque part ailleurs chercher à se remettre dans une autre +troupe. Ma mère fut malade plus de deux mois, et enfin elle se guerit, +après avoir reçu du baron de Sigognac des marques de generosité et de +bonté qui ne s'accordoient pas avec la reputation qu'il avoit dans le +pays d'être le plus grand tyran qui se soit jamais fait craindre dans un +pays où la plupart des gentilshommes se mêlent de l'être. Ses valets, +qui l'avoient toujours vu sans humanité et sans civilité, etoient +etonnés de le voir vivre avec nous de la manière la plus obligeante du +monde. On eût pu croire qu'il etoit amoureux de ma mère; mais il ne +parloit presque point à elle et n'entroit jamais dans notre chambre, où +il nous faisoit servir à manger depuis la mort de mon père. Il est bien +vrai qu'il envoyoit souvent sçavoir de ses nouvelles. On ne laissa pas +d'en medire dans le pays, ce que nous sçûmes depuis. Mais ma mère, ne +pouvant demeurer plus longtemps avec bienseance dans le château d'un +homme de cette condition-là, avoit dejà songé à en sortir et avoit fait +dessein de se retirer à Marseille chez son père. Elle le fit donc +sçavoir au baron de Sigognac, le remercia de tous les bienfaits que nous +en avions reçus, et le pria d'ajouter à toutes les obligations qu'elle +lui avoit dejà celle de lui faire avoir des montures pour elle et pour +moi jusqu'à je ne sçais quelle ville, et une charrette pour porter notre +petit bagage, qu'elle vouloit tâcher de vendre au premier marchand +qu'elle trouveroit, si peu qu'on lui en voulût donner. Le baron parut +fort surpris du dessein de ma mère, et elle ne fut pas peu surprise de +n'avoir pu tirer de lui ni un consentement ni un refus. + +[Note 240: L'usage étoit, à l'époque où se passe l'histoire de la +Caverne, d'accompagner les grandes pièces d'une farce pour varier +l'amusement; cette coutume se perdit un peu plus tard, au moins à Paris. +«Aujourd'hui la farce est comme abolie», dit Scarron lui-même (2e part., +ch. 8). Quand Molière vint s'établir à Paris avec sa troupe, en 1658, +l'hôtel de Bourgogne y avoit complétement renoncé, et ce fut lui qui la +rétablit d'abord devant le roi, puis pour le public. (Grimarest, Vie de +Molière.--Préf. des oeuv. de Molière, éd. 1682.) Mais cet usage subsista +encore quelque temps en province, où, d'ailleurs, la plupart des acteurs +réussissoient beaucoup mieux dans la farce que dans la comédie, comme +ceux que Fléchier vit à Clermont pendant les grands jours, «qui +estropioient Corneille, dit-il, mais qui représentoient assez bien le +burlesque.»] + +Le jour d'après, le curé d'une des paroisses dont il etoit seigneur nous +vint voir dans notre chambre. Il etoit accompagné de sa nièce, une bonne +et agreable fille avec qui j'avois fait une grande connoissance. Nous +laissâmes son oncle et ma mère ensemble et allâmes nous promener dans le +jardin du château. Le curé fut long-temps en conversation avec ma mère +et ne la quitta qu'à l'heure du souper. Je la trouvai fort rêveuse; je +lui demandai deux ou trois fois ce qu'elle avoit, sans qu'elle me +repondît. Je la vis pleurer, et je me mis à pleurer aussi. Enfin, après +m'avoir fait fermer la porte de la chambre, elle me dit, pleurant encore +plus fort qu'elle n'avoit fait, que ce curé lui avoit appris que le +baron de Sigognac etoit eperdument amoureux d'elle, et lui avoit de plus +assuré qu'il l'estimoit si fort qu'il n'avoit jamais osé lui dire ou lui +faire dire qu'il l'aimât qu'en même temps il ne lui offrît de l'epouser. +En achevant de parler, ses soupirs et ses sanglots la pensèrent +suffoquer. Je lui demandai encore une fois ce qu'elle avoit. «Quoi! ma +fille! me dit-elle, ne vous en ai-je pas assez dit, pour vous faire voir +que je suis la plus malheureuse personne du monde?» Je lui dis que ce +n'etoit pas un si grand malheur à une comedienne que de devenir femme de +condition. «Ha! pauvre petite, me dit-elle, que tu parles bien comme une +jeune fille sans experience! S'il trompe ce bon curé pour me tromper, +ajouta-t-elle; s'il n'a pas dessein de m'epouser comme il me le veut +faire accroire, quelles violences ne dois-je pas craindre d'un homme +tout à fait esclave de ses passions! S'il veut veritablement m'epouser +et que j'y consente, quelle misère dans le monde approchera de la mienne +quand sa fantaisie sera passée, et combien pourra-t-il me haïr s'il se +repent un jour de m'avoir aimée! Non, non, ma fille, la bonne fortune ne +me vient pas chercher comme tu penses; mais un effroyable malheur, après +m'avoir ôté un mari qui m'aimoit et que j'aimois, m'en veut donner un +par force qui peut-être me haïra et m'obligera à le haïr.» Son +affliction, que je trouvois sans raison, augmenta si fort sa violence +qu'elle pensa etouffer pendant que je lui aidai à se deshabiller. Je la +consolois du mieux que je pouvois, et je me servois contre son deplaisir +de toutes les raisons dont une fille de mon âge etoit capable, +n'oubliant pas à lui dire que la manière obligeante et respectueuse dont +le moins caressant de tous les hommes avoit toujours vecu avec nous me +sembloit de bon presage, et surtout le peu de hardiesse qu'il avoit eue +à declarer sa passion à une femme d'une profession qui n'inspire pas +toujours le respect. Ma mère me laissa dire tout ce que je voulus, se +mit au lit fort affligée et s'y affligea toute la nuit au lieu de +dormir. Je voulus resister au sommeil; mais il fallut se rendre, et je +dormis autant qu'elle dormit peu. Elle se leva de bonne heure, et quand +je m'eveillai je la trouvai habillée et assez tranquille. J'etois bien +en peine de sçavoir quelle résolution elle avoit prise: car, pour vous +dire la verité, je flattois mon imagination de la future grandeur où +j'esperois de voir arriver ma mère si le baron de Sigognac parloit selon +ses veritables sentimens, et si ma mère pouvoit reduire les siens à lui +accorder ce qu'il vouloit obtenir d'elle. La pensée d'ouïr appeler ma +mère madame la baronne occupoit agreablement mon esprit, et l'ambition +s'emparoit peu à peu de ma jeune tête. + +La Caverne contoit ainsi son histoire, et l'Etoile l'ecoutoit +attentivement, quand elles ouïrent marcher dans leur chambre, ce qui +leur sembla d'autant plus etrange qu'elles se souvenoient fort bien +d'avoir fermé leur porte au verrou. Cependant elles entendoient toujours +marcher. Elles demandèrent qui etoit là. On ne leur repondit rien, et un +moment après la Caverne vit au pied du lit, qui n'etoit point fermé, la +figure d'une personne qu'elle ouït soupirer, et qui, s'appuyant sur le +pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à demi pour voir de plus +près ce qui commençoit à lui faire peur, et, resolue à lui parler, elle +avança la tête dans la chambre, et ne vit plus rien. La moindre +compagnie donne quelquefois de l'assurance, mais quelquefois aussi la +peur ne diminue pas pour être partagée. La Caverne s'effraya de n'avoir +rien vu, et l'Etoile s'effraya de ce que la Caverne s'effrayoit. Elles +s'enfoncèrent dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture et +se serrèrent l'une contre l'autre, ayant grand'peur, et ne s'osant +presque parler. Enfin la Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille +etoit morte et que c'etoit son âme qui etoit venue soupirer auprès +d'elle. L'Etoile alloit peut-être lui repondre, quand elles entendirent +encore marcher dans la chambre. L'Etoile s'enfonça encore plus avant +dans le lit qu'elle n'avoit fait, et la Caverne, devenue plus hardie par +la pensée qu'elle avoit que c'etoit l'ame de sa fille, se leva encore +sur son lit comme elle avoit fait, et, voyant encore paroître la même +figure qui soupiroit encore et s'appuyoit sur ses pieds, elle avança la +main et en toucha une fort velue qui lui fit faire un cri effroyable et +la fit tomber sur le lit à la renverse. Dans le même temps elles ouïrent +aboyer dans leur chambre, comme quand un chien a peur la nuit de ce +qu'il rencontre. La Caverne fut encore assez hardie pour regarder ce que +c'etoit, et alors elle vit un grand levrier qui aboyoit contre elle. +Elle le menaça d'une voix forte, et il s'enfuit en aboyant vers un coin +de la chambre, où il disparut. La courageuse comedienne sortit hors du +lit, et, à la clarté de la lune qui perçoit les fenetres, elle +decouvrit, au coin de la chambre où le fantôme levrier avoit disparu, +une petite porte d'un petit escalier derobé. Il lui fut aisé de juger +que c'etoit un levrier de la maison qui etoit entré par là dans leur +chambre. Il avoit eu envie de se coucher sur leur lit, et, ne l'osant +faire sans le consentement de ceux qui y etoient couchés, avoit soupiré +en chien, et s'etoit appuyé des jambes de devant sur le lit, qui etoit +haut sur les siennes, comme sont tous les lits à l'antique, et s'etoit +caché dessous quand la Caverne avança la tête dans la chambre la +première fois. Elle n'ôta pas d'abord à l'Etoile la croyance qu'elle +avoit que c'etoit un esprit, et fut long-temps à lui faire comprendre +que c'etoit un levrier. Tout affligée qu'elle etoit, elle railla sa +compagne de sa poltronnerie, et remit la fin de son histoire à quelque +autre temps que le sommeil ne leur seroit pas si necessaire qu'il leur +etoit alors. La pointe du jour commençoit à paroître; elles +s'endormirent, et se levèrent sur les dix heures, qu'on les vint avertir +que le carrosse qui les devoit mener au Mans etoit prêt de partir quand +elles voudroient. + + + + +CHAPITRE IV. + +Le Destin trouve Leandre. + +Le Destin cependant alloit de village en village, s'informant de ce +qu'il cherchoit et n'en apprenant aucunes nouvelles. Il battit un grand +pays, et ne s'arrêta point que sur les deux ou trois heures, que sa faim +et la lassitude de son cheval le firent retourner dans un gros bourg +qu'il venoit de quitter. Il y trouva une assez bonne hôtellerie, parce +qu'elle etoit sur le grand chemin, et n'oublia pas de s'informer si on +n'avoit point ouï parler d'une troupe de gens de cheval qui enlevoient +une femme. «Il y a un gentilhomme là-haut qui vous en peut dire des +nouvelles, dit le chirurgien du village, qui se trouva là; je crois, +ajouta-t-il, qu'il a eu quelques demêlés avec eux et en a eté maltraité. +Je lui viens d'appliquer un cataplasme anodin et resolutif sur une +tumeur livide qu'il a sur les vertèbres du col, et je lui ai pansé une +grande plaie qu'on lui a faite à l'occiput. Je l'ai voulu saigner, parce +qu'il a le corps tout couvert de contusions, mais il n'a pas voulu; il +en a pourtant bien besoin. Il faut qu'il ait fait quelque lourde chute +et qu'il ait eté excedé de coups.» Ce chirurgien de village prenoit tant +de plaisir à debiter les termes de son art qu'encore que le Destin l'eût +quitté et qu'il ne fût ecouté de personne, il continua longtemps le +discours qu'il avoit commencé[241], jusqu'à tant que l'on le vint querir +pour saigner une femme qui se mouroit d'une apoplexie. + +[Note 241: Molière n'est pas le seul ni le premier qui se soit moqué +des médecins d'alors. Indépendamment de Boileau, et de La Fontaine, +Scarron, dans ce passage et dans plusieurs autres (V. l. 1, ch. 14, p. +128; l. 2, ch. 9); Barclay, dans Euphormion; Cyrano de Bergerac dans sa +Lettre contre les médecins, etc., l'ont fait presque dans les mêmes +termes que Molière. On peut voir ce qu'en dit La Bruyère (De quelques +usages). Cf. aussi l'Ombre de Molière, comédie de Brécourt, 1674, etc., +etc. Les médecins se discréditoient eux-mêmes par leurs querelles et +leurs discussions, et, en se traitant entre eux de charlatans et +d'imposteurs, ils apprenoient aux autres à les traiter de même. V. +Lettres de Gui-Patin.] + +Cependant le Destin montoit dans la chambre de celui dont le chirurgien +lui avoit parlé. Il y trouva un jeune homme bien vêtu, qui avoit la tête +bandée, et qui s'etoit couché sur un lit pour reposer. Le Destin lui +voulut faire des excuses de ce qu'il etoit entré dans sa chambre devant +que d'avoir sceu s'il l'auroit agreable: mais il fut bien surpris quand, +aux premières paroles de son compliment, l'autre se leva de son lit et +le vint embrasser, se faisant connoître à lui pour son valet Leandre, +qui l'avoit quitté depuis quatre ou cinq jours sans prendre congé de +lui, et que la Caverne croyoit être le ravisseur de sa fille. Le Destin +ne sçavoit de quelle façon il lui devoit parler, le voyant bien vêtu et +de fort bonne mine. Pendant qu'il le considera, Leandre eut le temps de +se rassurer, car il avoit paru d'abord fort interdit. «J'ai beaucoup de +confusion, dit-il au Destin, de n'avoir pas eu pour vous toute la +sincerité que je devois avoir, vous estimant comme je fais; mais vous +excuserez un jeune homme sans experience, qui, devant que de vous bien +connoître, vous croyoit fait comme le sont d'ordinaire ceux de votre +profession, et qui n'osoit pas vous confier un secret d'où depend tout +le bonheur de sa vie.» Le Destin lui dit qu'il ne pouvoit sçavoir que de +lui-même en quoi il lui avoit manqué de sincerité. «J'ai bien d'autres +choses à vous apprendre, si peut-être vous ne les sçavez dejà, lui +repondit Leandre; mais auparavant il faut que je sçache ce qui vous +amène ici.» Le Destin lui conta de quelle façon Angelique avoit été +enlevée; il lui dit qu'il couroit après ses ravisseurs, et qu'il avoit +appris, en entrant dans l'hôtellerie, qu'il les avoit trouvés et lui en +pourroit apprendre des nouvelles. «Il est vrai que je les ai trouvés, +lui repondit Leandre en soupirant, et que j'ai fait contre eux ce qu'un +homme seul pouvoit faire contre plusieurs; mais, mon epée s'etant rompue +dans le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai pu rien faire pour le +service de mademoiselle Angelique, ni mourir en la servant, comme +j'etois resolu à l'un ou à l'autre evenement. Ils m'ont mis en l'etat où +vous me voyez. J'ai été etourdi du coup d'estramaçon que j'ai reçu sur +la tête; ils m'ont cru mort, et ont passé outre à grand hâte. Voilà tout +ce que je sçais de mademoiselle Angelique. J'attends ici un valet qui +vous en apprendra davantage: il les a suivis de loin, après m'avoir aidé +à reprendre mon cheval, qu'ils m'ont peut-être laissé à cause qu'il ne +valoit pas grand chose.» Le Destin lui demanda pourquoi il l'avoit +quitté sans l'en avertir, d'où il venoit et qui il etoit, ne doutant +plus qu'il ne lui eût caché son nom et sa condition. Leandre lui avoua +qu'il en etoit quelque chose, et, s'etant recouché à cause que les coups +qu'il avoit reçus lui faisoient beaucoup de douleur, le Destin s'assit +sur le pied du lit, et Leandre lui dit ce que vous allez lire dans le +suivant chapitre. + + + + +CHAPITRE V. + +Histoire de Leandre. + +Je suis un gentilhomme d'une maison assez connue dans la province. +J'espère un jour d'avoir pour le moins douze mille livres de rente, +pourvu que mon père meure: car, encore qu'il y ait quatre-vingts ans +qu'il fait enrager tous ceux qui dependent de lui ou qui ont affaire à +lui, il se porte si bien qu'il y a plus à craindre pour moi qu'il ne +meure jamais qu'à esperer que je lui succède un jour en trois fort +belles terres qui sont tout son bien. Il me veut faire conseiller au +Parlement de Bretagne contre mon inclination, et c'est pour cela qu'il +m'a fait etudier de bonne heure. J'etois ecolier à la Flèche quand votre +troupe y vint representer. Je vis mademoiselle Angelique, et j'en devins +tellement amoureux que je ne pus plus faire autre chose que de l'aimer. +Je fis bien davantage, j'eus l'assurance de lui dire que je l'aimois; +elle ne s'en offensa point; je lui écrivis, elle reçut ma lettre et ne +m'en fit pas plus mauvais visage. Depuis ce temps-là une maladie qui fit +garder la chambre à mademoiselle de la Caverne, pendant que vous fûtes à +la Flèche, facilita beaucoup les conversations que sa fille et moi eûmes +ensemble. Elle les auroit sans doute empêchées, trop sevère comme elle +est pour être d'une profession qui semble dispenser du scrupule et de la +severité ceux qui la suivent. Depuis que je devins amoureux de sa fille, +je n'allai plus au collége et ne manquai pas un jour d'aller à la +comedie. Les pères jesuites me voulurent remettre dans mon devoir; mais +je ne voulus plus obeir à de si mal-plaisans maîtres, après avoir choisi +la plus charmante maîtresse du monde. Votre valet fut tué à la porte de +la comedie par des ecoliers bretons, qui firent cette année-là beaucoup +de desordre à la Flèche, parce qu'ils y etoient en grand nombre et que +le vin y fut à bon marché[242]. Cela fut cause en partie que vous +quittâtes la Flèche pour aller à Angers. Je ne dis point adieu à +mademoiselle Angélique, sa mère ne la perdant point de vue. Tout ce que +je pus faire, ce fut de paroître devant elle, en la voyant partir, le +desespoir peint sur le visage et les yeux mouillés de larmes. Un regard +triste qu'elle me jeta me pensa faire mourir. Je m'enfermai dans ma +chambre; je pleurai le reste du jour et toute la nuit; et, dès le matin, +changeant mon habit en celui de mon valet, qui etoit de ma taille, je le +laissai à la Flèche pour prendre mon equipage d'ecolier et lui laissai +une lettre pour un fermier de mon père qui me donne de l'argent quand je +lui en demande, avec ordre de me venir trouver à Angers. J'en pris le +chemin après vous et vous attrapai à Duretail[243], où plusieurs +personnes de condition qui y couroient le cerf vous arrêtèrent sept ou +huit jours. Je vous offris mon service, et vous me prîtes pour votre +valet, soit que vous fussiez incommodé de n'en avoir point, ou que ma +mine et mon visage, qui peut-être ne vous deplurent pas, vous +obligeassent à me prendre. Mes cheveux, que j'avois fait couper fort +courts, me rendirent meconnaissable à ceux qui m'avoient vu souvent +auprès de mademoiselle Angelique, outre que le mechant habit de mon +valet que j'avois pris pour me deguiser me rendoient bien different de +ce que je paraissois avec le mien, qui etoit plus beau que ne l'est +d'ordinaire celui d'un ecolier. Je fus d'abord reconnu de mademoiselle +Angelique, qui m'avoua depuis qu'elle n'avoit point douté que la passion +que j'avois pour elle ne fût très violente, puisque je quittois tout +pour la suivre. Elle fut assez genereuse pour m'en vouloir dissuader et +pour me faire retrouver ma raison, qu'elle voyoit bien que j'avois +perdue. Elle me fit long-temps eprouver des rigueurs qui eussent +refroidi un moins amoureux que moi. Mais enfin, à force de l'aimer, je +l'engageai à m'aimer autant que je l'aimois. Comme vous avez l'ame d'une +personne de condition qui l'auroit fort belle, vous reconnûtes bientôt +que je n'avois pas celle d'un valet. Je gagnai vos bonnes graces, je me +mis bien dans l'esprit de tous les messieurs de votre troupe, et même je +ne fus pas haï de la Rancune, qui passe parmi vous pour n'aimer personne +et pour haïr tout le monde. + +[Note 242: On peut lire dans une foule d'écrivains du temps le récit +des prouesses en ce genre de messieurs les écoliers. Sorel, dans +Francion (liv. 4, etc.), nous parle au long et au large de leur +turbulence, et Tristan nous raconte, dans le Page disgracié, une lutte +terrible aux environs de Bordeaux entre les écoliers de la ville et des +paysans, dont vingt ou vingt-cinq restèrent morts sur le carreau, sans +compter les blessés (ch. 38 et 39). Souvent même ils se faisoient +tire-laines pendant la nuit, quoiqu'il ne faille pas croire aveuglément +à tout ce qu'on en rapporte: car, dit l'auteur des Caquets de +l'accouchée, «une infinité de vagabonds et de courreurs..., pillent, +voilent, destroussent..., et, qui pis est, ils empruntent le nom des +escoliers et font semblant d'estre de leur cabale» (p. 70, éd. Foumier, +chez Jannet).--Quoi qu'il en soit, les armes offensives, et en +particulier les épées et les pistolets, furent sévèrement interdites aux +écoliers par le règlement général pour la police de Paris du 30 mars +1635, qui avoit déjà été précédé d'autres ordonnances particulières dans +le même sens en 1604, 1619, 1621 et 1623. On prit contre eux de +nouvelles mesures encore plus rigoureuses, qui montrent combien ils +étoient dangereux pour la sûreté publique: ainsi il leur fut fait +défense, sous peine de la prison, de vaguer par les rues passé cinq +heures du soir en hiver et neuf heures en été.] + +[Note 243: Petite ville d'Anjou, à quatre lieues d'Angers et à deux +et demie de La Flèche.] + +Je ne perdrai point le temps à vous redire tout ce que deux jeunes +personnes qui s'entr'aiment se sont pu dire toutes les fois qu'elles se +sont trouvées ensemble, vous le sçavez assez par vous-même; je vous +dirai seulement que mademoiselle de la Caverne, se doutant de notre +intelligence, ou plutôt n'en doutant plus, defendit à sa fille de me +parler; que sa fille ne lui obeït pas, et que, l'ayant surprise qui +m'ecrivoit, elle la traita si cruellement, et en public et en +particulier, que je n'eus pas depuis grande peine à la faire resoudre de +se laisser enlever. Je ne crains point de vous l'avouer, vous +connoissant genereux autant qu'on le peut être, et amoureux pour le +moins autant que moi. Le Destin rougit à ces dernières paroles de +Leandre, qui continua son discours et dit au Destin qu'il n'avoit quitté +la compagnie que pour s'aller mettre en etat d'executer son dessein; +qu'un fermier de son père lui avoit promis de lui donner de l'argent, et +qu'il esperoit encore d'en recevoir à Saint-Malo du fils d'un marchand +de qui l'amitié lui etoit assurée, et qui etoit depuis peu maître de son +bien par la mort de ses parents. Il ajouta que par le moyen de son ami +il esperoit de passer facilement en Angleterre, et là de faire sa paix +avec son père sans exposer à sa colère mademoiselle Angelique, contre +laquelle, vraisemblablement, aussi bien que contre sa mère, il auroit +exercé toutes sortes d'actes d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un +homme riche et de condition peut avoir sur deux pauvres comediennes. Le +Destin fit avouer à Leandre qu'à cause de sa jeunesse et de sa condition +son père n'auroit pas manqué d'accuser de rapt mademoiselle de la +Caverne; il ne tâcha point de lui faire oublier son amour, sçachant bien +que les personnes qui aiment ne sont pas capables de croire d'autres +conseils que ceux de leur passion et sont plus à plaindre qu'à blâmer; +mais il desapprouva fort le dessein qu'il avoit de se sauver en +Angleterre, et lui representa ce qu'on pourroit s'imaginer de deux +jeunes personnes ensemble qui seroient dans un pays etranger, les +fatigues et les hasards d'un voyage par mer, la difficulté de recouvrer +de l'argent s'il leur arrivoit d'en manquer, et enfin les entreprises +que feroient faire sur eux et la beauté de mademoiselle Angelique et la +jeunesse de l'un et de l'autre. Leandre ne defendit point une mauvaise +cause; il demanda encore une fois pardon au Destin de s'être si +long-temps caché de lui, et le Destin lui promit qu'il se serviroit de +tout le pouvoir qu'il croyoit avoir sur l'esprit de mademoiselle de la +Caverne pour le lui rendre favorable. Il lui dit encore que, s'il etoit +tout à fait resolu à n'avoir jamais d'autre femme que mademoiselle +Angelique, il ne devoit point quitter la troupe. Il lui representa que +cependant son père pouvoit mourir, ou sa passion se ralentir, ou +peut-être se passer. Leandre s'ecria là-dessus que cela n'arriveroit +jamais. «Eh bien donc! dit le Destin, de peur que cela n'arrive à votre +maîtresse, ne la perdez point de vue, faites la comedie avec nous; vous +n'êtes pas le seul qui la ferez et qui pourriez faire quelque chose de +meilleur. Ecrivez à votre père, faites-lui croire que vous êtes à la +guerre, et tâchez d'en tirer de l'argent[244]. Cependant je vivrai avec +vous comme avec un frère, et tâcherai par là de vous faire oublier les +mauvais traitements que vous pouvez avoir reçus de moi tandis que je +n'ai pas connu ce que vous étiez.» Leandre se fût jeté à ses pieds si la +douleur que les coups qu'il avoit reçus lui faisoient sentir par tout +son corps lui eût permis de le faire. Il le remercia au moins en des +termes si obligeans, et lui fit des protestations d'amitié si tendres, +qu'il en fut aimé dès ce temps-là autant qu'un honnête homme le peut +être d'un autre. Ils parlèrent ensuite de chercher mademoiselle +Angelique; mais une grande rumeur qu'ils entendirent interrompit leur +conversation et fit descendre le Destin dans la cuisine de l'hôtellerie, +où il se passoit ce que vous allez voir dans le suivant chapitre. + +[Note 244: C'étoient là des expédients reçus même dans la bonne +société, et dont on ne songeoit pas à se scandaliser beaucoup, comme le +prouvent les Historiettes de Tallemant et les comédies de Molière.] + + + + +CHAPITRE VI. + +Combat à coups de poings. Mort de l'hôte et autres choses memorables. + +Deux hommes, l'un vêtu de noir comme un magister de village, et l'autre +de gris, qui avoit bien la mine d'un sergent[245], se tenoient aux +cheveux et à la barbe et s'entredonnoient de temps en temps des coups de +poings d'une très cruelle manière. L'un et l'autre etoient ce que leurs +habits et leur mine vouloient qu'ils fussent. Le vêtu de noir, magister +de village, etoit frère du curé, et le vêtu de gris, sergent du même +village, etoit frère de l'hôte. Cet hôte etoit alors dans une chambre à +côté de la cuisine prêt à rendre l'ame, d'une fièvre chaude qui lui +avoit si fort troublé l'esprit qu'il s'etoit cassé la tête contre une +muraille; et sa blessure, jointe à sa fièvre, l'avoit mis si bas +qu'alors que sa frenesie le quitta, il se vit contraint de quitter la +vie, qu'il regrettoit peut-être moins que son argent mal acquis. Il +avoit porté les armes long-temps, et etoit enfin revenu dans son village +chargé d'ans et de si peu de probité qu'on pouvoit dire qu'il en avoit +encore moins que d'argent, quoiqu'il fût extrêmement pauvre. Mais, comme +les femmes se prennent souvent par où elles devroient moins se laisser +prendre, ses cheveux de drille[246] plus longs que ceux des autres +paysans du village, ses sermens à la soldate, une plume herissée qu'il +mettoit les fêtes[247], quand il ne pleuvoit point, et une epée rouillée +qui lui battoit de vieilles bottes, encore qu'il n'eût point de cheval, +tout cela donna dans la vue d'une vieille veuve qui tenoit hôtellerie. +Elle avoit eté recherchée par les plus riches fermiers du pays, non tant +pour sa beauté que pour le bien qu'elle avoit amassé avec son defunt +mari à vendre bien cher et à faire mauvaise mesure de vin et d'avoine. +Elle avoit constamment resisté à tous ses pretendans; mais enfin un +vieil soldat avoit triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage de cette +nymphe tavernière etoit le plus petit, et son ventre etoit le plus grand +du Maine, quoique cette province abonde en personnes ventrues. Je laisse +aux naturalistes le soin d'en chercher la raison, aussi bien que de la +graisse des chapons du pays. Pour revenir à cette grosse petite femme, +qu'il me semble que je vois toutes les fois que j'y songe, elle se maria +avec son soldat sans en parler à ses parens, et, après avoir achevé de +vieillir avec lui et bien souffert aussi, elle eut le plaisir de le voir +mourir la tête cassée, ce qu'elle attribuoit à un juste jugement de +Dieu, parcequ'il avoit souvent joué à casser la sienne. Quand le Destin +entra dans la cuisine de l'hôtellerie, cette hôtesse et sa servante +aidoient au vieil curé du bourg à separer les combattans, qui s'etoient +cramponnés comme deux vaisseaux; mais les menaces du Destin et +l'autorité avec laquelle il parla achevèrent ce que les exhortations du +bon pasteur n'avoient pu faire, et les deux mortels ennemis se +separèrent crachant la moitié de leurs dents sanglantes, saignant du +nez, et le menton et la tête pelés. Le curé etoit honnête homme et +sçavoit bien son monde. Il remercia le Destin fort civilement, et le +Destin, pour lui faire plaisir, fit embrasser en bonne amitié ceux qui +un moment auparavant ne s'embrassoient que pour s'etrangler. Pendant +l'accommodement, l'hôte acheva son obscure destinée, sans en avertir ses +amis; tellement qu'on trouva qu'il n'y avoit plus qu'à l'ensevelir, +quand on entra dans sa chambre après que la paix fut conclue. Le curé +fit des prières sur le mort, et les fit bonnes, car il les fit courtes. +Son vicaire le vint relayer, et cependant la veuve s'avisa de hurler, et +le fit avec beaucoup d'ostentation et de vanité. Le frère du mort fit +semblant d'être triste ou le fut veritablement, et les valets et +servantes s'en acquittèrent presque aussi bien que lui. Le curé suivit +le Destin dans sa chambre, lui faisant des offres de service. Il en fit +autant à Leandre, et ils le retinrent à manger avec eux. Le Destin, qui +n'avoit pas mangé de tout le jour et avoit fait beaucoup d'exercice, +mangea très avidement. Leandre se reput d'amoureuses pensées plus que de +viandes, et le curé parla plus qu'il ne mangea; il leur fit cent contes +plaisans de l'avarice du defunt, et leur apprit les plaisans differens +que cette passion dominante lui avoit fait avoir, tant avec sa femme +qu'avec ses voisins. Il leur fit le recit entre autres d'un voyage qu'il +avoit fait à Laval avec sa femme, au retour duquel, le cheval qui les +portoit tous deux s'etant déferré de deux pieds, et, qui pis est, les +fers s'etant perdus, il laissa sa femme tenant son cheval par la bride +au pied d'un arbre, et retourna jusqu'à Laval, cherchant exactement ses +fers partout où il crut avoir passé; mais il perdit sa peine, tandis que +sa femme pensa perdre patience à l'attendre: car il etoit retourné sur +ses pas de deux grandes lieues, et elle commençoit d'en être en peine +quand elle le vit revenir les pieds nus, tenant ses bottes et ses +chausses dans ses mains. Elle s'etonna fort de cette nouveauté; mais +elle n'osa lui en demander la raison, tant, à force d'obeir à la guerre, +il s'etoit rendu capable de bien commander dans sa maison. Elle n'osa +pas même repartir, quand il la fit dechausser aussi, ni lui en demander +le sujet. Elle se douta seulement que ce pouvoit être par devotion. Il +fit prendre à sa femme son cheval par la bride, marchant derrière pour +le hâter, et ainsi l'homme et la femme sans chaussure, et le cheval +déferré de deux pieds, après avoir bien souffert, gagnèrent la maison +bien avant dans la nuit, les uns et les autres fort las, et l'hôte et +l'hôtesse ayant les pieds si ecorchés qu'ils furent près de quinze jours +sans pouvoir presque marcher. Jamais il ne se sceut si bon gré de +quelque autre chose qu'il eût faite; et, quand il y songeoit, il disoit +en riant à sa femme que, s'ils ne se fussent dechaussés en revenant de +Laval, ils en eussent eu pour deux paires de souliers, outre deux fers +d'un cheval. Le Destin et Leandre ne s'emurent pas beaucoup du conte que +le curé leur donnoit pour bon, soit qu'ils ne le trouvassent pas si +plaisant qu'il leur avoit dit, ou qu'ils ne fussent pas alors en humeur +de rire. Le curé, qui etoit grand parleur, n'en voulut pas demeurer là, +et, s'adressant au Destin, lui dit que ce qu'il venoit d'entendre ne +valoit pas ce qu'il avoit encore à lui dire de la belle manière dont le +defunt s'etoit preparé à la mort. «Il y a quatre ou cinq jours, +ajouta-t-il, qu'il sçait bien qu'il n'en peut échapper. Il ne s'est +jamais plus tourmenté de son menage; il a eu regret à tous les oeufs +frais qu'il a mangés pendant sa maladie. Il a voulu sçavoir à quoi +monteroit son enterrement, et même l'a voulu marchander avec moi le jour +que je l'ai confessé[248]. Enfin, pour achever comme il avoit commencé, +deux heures devant que de mourir, il ordonna devant moi à sa femme de +l'ensevelir dans un certain vieil drap de sa connoissance qui avoit plus +de cent trous. Sa femme lui representa qu'il y seroit fort mal enseveli; +il s'opiniâtra à n'en vouloir point d'autre. Sa femme ne pouvoit y +consentir, et, parcequ'elle le voyoit en etat de ne la pouvoir battre, +elle soutint son opinion plus vigoureusement qu'elle n'avoit jamais fait +avec lui, sans pourtant sortir du respect qu'une honnête femme doit à un +mari, fâcheux ou non. Elle lui demanda enfin comment il pourroit +paroître dans la vallée de Josaphat, un mechant drap tout troué sur les +épaules, et en quel equipage il pensoit ressusciter. Le malade s'en mit +en colère, et, jurant comme il avoit accoutumé en sa santé: «Eh morbleu! +vilaine, s'ecria-t-il, je ne veux point ressusciter.» J'eus autant de +peine à m'empêcher de rire qu'à lui faire comprendre qu'il avoit offensé +Dieu, se mettant en colère, et plus encore par ce qu'il avoit dit à sa +femme, qui etoit en quelque façon une impiété. Il en fit un acte de +contrition tel quel, et encore lui fallut-il donner parole qu'il ne +seroit point enseveli dans un autre drap que celui qu'il avoit choisi. +Mon frère, qui s'etoit eclaté de rire quand il avoit renoncé si +hautement et si clairement à sa resurrection, ne pouvoit s'empêcher d'en +rire encore toutes les fois qu'il y songeoit. Le frère du defunt s'en +etoit formalisé, et, de paroles en paroles, mon frère et lui, tous deux +aussi brutaux l'un que l'autre, s'etoient entre-harpés après s'être +donné mille coups de poings, et se battroient peut-être encore si on ne +les avoit separés. Le curé acheva ainsi sa relation, adressant sa parole +au Destin, parceque Leandre ne lui donnoit pas grande attention. Il prit +congé des comediens, après leur avoir encore offert son service, et le +Destin tâcha de consoler l'affligé Leandre, lui donnant les meilleures +esperances dont il se put aviser. Tout brisé qu'etoit le pauvre garçon, +il regardoit de temps en temps par la fenêtre pour voir si son valet ne +venoit point, comme s'il en eût dû venir plus tôt. Mais, quand on attend +quelqu'un avec impatience, les plus sages sont assez sots pour regarder +souvent du côté qu'il doit venir. Et je finirai par là mon sixième +chapitre. + +[Note 245: Le sergent correspondoit à peu près à l'huissier +d'aujourd'hui: c'étoit un officier subalterne de la justice, chargé de +faire exécuter ses ordres, en employant, au besoin, l'aide des recors. +Les sergents n'avoient guère meilleure réputation que les prévôts et +autres officiers de justice.] + +[Note 246: C'est-à-dire de coureur, vaurien, vagabond. Ce terme +s'est conservé jusqu'à nos jours dans le langage populaire.] + +[Note 247: On peut voir par les estampes du temps combien cette mode +étoit répandue, en dehors même des cavaliers et des fanfarons, à qui +cette habitude avoit acquis le surnom de Plumets (Dict. de Fur.). Les +gens du bel air portoient de longues plumes blanches sur leurs chapeaux. +«Voudriez-vous, faquins, dit Mascarille à ses porteurs, que j'exposasse +l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse?» +(Précieuses ridic., sc. 8.) La Fontaine raille aussi ce plumail et ces +aigrettes, dans le Combat des rats et des belettes (liv. 4, fab. 6).--V. +également Somaize, Procès des Précieuses (1660), p. 51; Récit de la +farce des Précieuses, Anvers, 1660, in-12, p. 19, et les couplets de La +Sablière: + + Votre audace est sans seconde, etc. + +Cet ornement étoit interdit aux bourgeois.] + +[Note 248: + + ....Tu règles jusqu'au convoi, + Jusqu'aux frais de tes funérailles, + Dans la peur qu'à ta mort on ne gagne avec toi, + +dit Chevreau dans sa fable Le Renard et le Dragon, imitée de Phèdre +(Chevriana). «L'avare dépense plus, mort, en un jour, qu'il ne faisoit +vivant en dix années.» (La Bruyère, Des biens de fortune.) On peut +encore voir plusieurs traits d'avarice analogues à celui que Scarron +prête à l'hôte dans l'Harpagoniana de Cousin d'Avallon, p. 25, 66, 87 +(1801, in-18). L'avarice est un des ridicules que les écrivains du XVIIe +siècle ont traité le plus souvent et le plus volontiers, et Scarron +lui-même, qui y avoit déjà touché dans sa 1re partie (ch. 13), y est +revenu plus au long dans le Châtiment de l'avarice, une de ses +meilleures nouvelles tragi-comiques. Les satires et les comédies de ce +temps, Boileau comme Molière, Cyrano de Bergerac comme Larochefoucault +et comme Guy Patin, sans parler des recueils de pièces détachées (V. +Commentaire sur la lésine, t. 3 du Recueil pen rose de Sercy), s'y +étendent complaisamment, ainsi que tous les romans comiques, satiriques +et bourgeois d'alors. Qu'il me suffise de citer Ch. Sorel dans Francion +(l. 3 et 8); le marquis d'Argentuare, du Roman satirique de Lannel; le +procureur Vollichon, du Roman bourgeois de Furetière; Tristan, avec +l'Avare libéral de son Page disgracié (p. 86); le Noble, avec son Avare +généreux, etc. C'est que, malgré la prodigalité des brillants courtisans +de Versailles, l'avarice paroît avoir été un vice très répandu au XVIIe +siècle. (V. surtout Tallemant, passim.)] + + + + +CHAPITRE VII. + +Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces. Aventure du corps mort. +Orage de coups de poings et autres accidens surprenans dignes d'avoir +place en cette veritable histoire. + +Leandre regardoit donc par la fenêtre de sa chambre du côté qu'il +attendoit son valet, quand, tournant la tête de l'autre côté, il vit +arriver le petit Ragotin, botté jusqu'à la ceinture, monté sur un petit +mulet, et ayant à ses étriers, comme deux estafiers[249], la Rancune +d'un côté et l'Olive de l'autre. Ils avoient appris de village en +village des nouvelles du Destin, et, à force de l'avoir suivi, l'avoient +enfin trouvé. Le Destin descendit en bas au devant d'eux et les fit +monter dans la chambre. Ils ne reconnurent point d'abord le jeune +Leandre, qui avoit changé de mine aussi bien que d'habit. Afin qu'on ne +le connût pas pour ce qu'il etoit, le Destin lui commanda d'aller faire +apprêter le souper avec la même autorité dont il avoit coutume de lui +parler; et les comediens, qui le reconnurent par là, ne lui eurent pas +plutôt dit qu'il etoit bien brave que le Destin repondit pour lui et +leur dit qu'un oncle riche qu'il avoit au bas Maine l'avoit equipé de +pied en cap comme ils le voyoient, et même lui avoit donné de l'argent +pour l'obliger à quitter la comedie, ce qu'il n'avoit pas voulu faire, +et ainsi l'avoit laissé sans lui dire adieu. Le Destin et les autres +s'entredemandèrent des nouvelles de leur quête et ne s'en dirent point. +Ragotin assura le Destin qu'il avoit laissé les comediennes en bonne +santé, quoique fort affligées de l'enlevement de mademoiselle Angelique. +La nuit vint; on soupa, et les nouveaux venus burent autant que les +autres burent peu. Ragotin se mit en bonne humeur, défia tout le monde à +boire, comme un fanfaron de taverne qu'il etoit, fit le plaisant et +chanta des chansons en depit de tout le monde; mais, n'etant pas +secondé, et le beau-frere de l'hôtesse ayant representé à la compagnie +que ce n'etoit pas bien fait de faire la debauche[250] auprès d'un mort, +Ragotin en fit moins de bruit et en but plus de vin. + +[Note 249: Un estafier étoit un grand valet de pied qui suivoit un +homme à cheval.] + +[Note 250: Le mot débauche n'avoit pas, au XVIIe siècle, un sens +aussi fort qu'aujourd'hui, et même il ne se prenoit pas toujours dans +une mauvaise signification; c'est un de ces mots nombreux dont la valeur +s'est modifiée en chemin. Quelquefois on le prenoit simplement dans le +sens du comessatio des Latins, ou de ce que nous appelons familièrement +un extra. C'est ainsi que nous lisons dans une lettre de Boileau à +Racine (1687), à propos du verre de quinquina que Monseigneur avoit bu +après déjeuner chez la princesse de Conti, sans être malade: «J'ai été +fort frappé de l'agréable débauche de Monseigneur.»] + +On se coucha: le Destin et Leandre dans la chambre qu'ils avoient dejà +occupée, Ragotin, la Rancune et l'Olive dans une petite chambre qui +etoit auprès de la cuisine et à côté de celle où etoit le corps du +defunt, qu'on n'avoit pas encore commencé d'ensevelir. L'hôtesse coucha +dans une chambre haute, qui etoit voisine de celle où couchoient le +Destin et Leandre, et elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux +l'objet funeste d'un mari mort et pour recevoir les consolations de ses +amies, qui la vinrent visiter en grand nombre: car elle etoit une des +plus grosses dames du bourg, et y avoit toujours eté autant aimée de +tout le monde que son mari y avoit toujours eté haï. Le silence regnoit +dans l'hôtellerie; les chiens y dormoient, puisqu'ils n'aboyoient point; +tous les autres animaux y dormoient aussi, ou le devoient faire; et +cette tranquillité-là duroit encore entre deux et trois heures du matin, +quand tout à coup Ragotin se mit à crier de toute sa force que la +Rancune etoit mort. Tout d'un temps il eveilla l'Olive, alla faire lever +le Destin et Leandre et les fit descendre dans sa chambre pour venir +pleurer, ou du moins voir la Rancune, qui venoit de mourir subitement à +son côté, à ce qu'il disoit. Le Destin et Leandre le suivirent, et la +première chose qu'ils virent en entrant dans la chambre, ce fut la +Rancune qui se promenoit dans la chambre en homme qui se porte bien, +quoi que cela soit assez difficile après une mort subite. Ragotin, qui +entroit le premier, ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il se retira en +arrière comme s'il eût eté prêt de marcher sur un serpent ou de mettre +le pied dans un trou. Il fit un grand cri, devint pâle comme un mort et +heurta si rudement le Destin et Leandre, lorsqu'il se jeta hors de la +chambre à corps perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne les portât +par terre. Cependant que sa peur le fait fuir jusque dans le jardin de +l'hôtellerie, où il hasarde de se morfondre, le Destin et Leandre +demandent à la Rancune des particularités de sa mort; la Rancune leur +dit qu'il n'en sçavoit pas tant que Ragotin, et ajouta qu'il n'etoit pas +sage[251]. L'Olive cependant rioit comme un fol, la Rancune demeuroit +froid sans parler, selon sa coutume, et l'Olive et lui ne se declaroient +pas davantage. Leandre alla après Ragotin et le trouva caché derrière un +arbre, tremblant de peur plus que de froid, quoiqu'il fût en chemise. Il +avoit l'imagination si pleine de la Rancune mort qu'il prit d'abord +Leandre pour son fantôme et pensa s'enfuir quand il s'approcha de lui. +Là-dessus le Destin arriva, qui lui parut aussi un autre fantôme; ils +n'en purent tirer la moindre parole, quelque chose qu'ils lui pussent +dire, et enfin ils le prirent sous les bras pour le remener dans sa +chambre. Mais, dans le temps qu ils alloient sortir du jardin, la +Rancune s'etant presenté pour y entrer, Ragotin se defit de ceux qui le +tenoient et s'alla jeter, regardant derrière lui d'un oeil egaré, dans +une grosse touffe de rosiers où il s'embarrassa depuis les pieds jusqu'à +la tête, et ne s'en put tirer assez vite pour s'empêcher d'être joint +par la Rancune, qui l'appela cent fois fol et lui dit qu'il le falloit +enchaîner. Ils le tirèrent à trois hors de la touffe de rosiers où il +s'etoit fourré. La Rancune lui donna une claque sur la peau nue, pour +lui faire voir qu'il n'etoit pas mort, et enfin le petit homme effrayé +fut remené dans sa chambre et remis dans son lit. Mais à peine y fut-il +qu'une clameur de voix feminines qu'ils entendirent dans la chambre +voisine leur donna à deviner ce que ce pouvoit être. Ce n'etoient point +les plaintes d'une femme affligée, c'etoient des cris effroyables de +plusieurs femmes ensemble comme quand elles ont peur. Le Destin y alla +et trouva quatre ou cinq femmes avec l'hôtesse, qui cherchoient sous les +lits, regardoient dans la cheminée et paroissoient fort effrayées. Il +leur demanda ce qu'elles avoient, et l'hôtesse, moitié hurlant, moitié +parlant, lui dit qu'elle ne sçavoit ce qu'etoit devenu le corps de son +pauvre mari. En achevant de parler, elle se mit à hurler, et les autres +femmes, comme de concert, lui repondirent en choeur, et toutes ensemble +firent un bruit si grand et si lamentable que tout ce qu'il y avoit de +gens dans l'hôtellerie entra dans la chambre, et ce qu'il y avoit de +voisins et de passans entra dans l'hôtellerie. + +[Note 251: «N'être pas sage» est un euphémisme qui s'employoit +fréquemment alors pour «être fou.»--«Bref, on dit que vous n'estes pas +sage.» (Responce du sieur Hydaspe au sieur de Balzac, 1624.)] + +Dans ce temps-là, un maître chat s'etoit saisi d'un pigeon qu'une +servante avoit laissé demi-lardé sur la table de la cuisine, et, se +sauvant avec sa proie dans la chambre de Ragotin, s'etoit caché sous le +lit où il avoit couché avec la Rancune. La servante le suivit un bâton +de fagot à la main, et, regardant sous le lit pour voir ce qu'etoit +devenu son pigeon, elle se mit à crier tant qu'elle put qu'elle avoit +trouvé son maître, et le repeta si souvent que l'hôtesse et les autres +femmes vinrent à elle. La servante sauta au col de sa maîtresse, lui +disant qu'elle avoit trouvé son maître, avec un si grand transport de +joie que la pauvre veuve eut peur que son mari ne fût ressuscité: car on +remarqua qu'elle devint pâle comme un criminel qu'on juge. Enfin la +servante les fit regarder sous le lit, où ils aperçurent le corps mort +dont ils etoient tant en peine. La difficulté ne fut pas si grande à le +tirer de là, quoiqu'il fût bien pesant, qu'à sçavoir qui l'y avoit mis. +On le rapporta dans la chambre, où l'on commença de l'ensevelir. Les +comediens se retirèrent dans celle où avoit couché le Destin, qui ne +pouvoit rien comprendre dans ces bizarres accidens. Pour Leandre, il +n'avoit dans la tête que sa chère Angelique, ce qui le rendoit aussi +rêveur que Ragotin etoit fâché de ce que la Rancune n'etoit pas mort, +dont les railleries l'avoient si fort mortifié qu'il ne parloit plus, +contre sa coutume de parler incessamment et de se mêler en toutes sortes +de conversations à propos ou non. La Rancune et l'Olive s'etoient si peu +etonnés et de la terreur panique de Ragotin et de la transmigration d'un +corps mort d'une chambre à l'autre sans aucun secours humain, au moins +dont on eût connaissance, que le Destin se douta qu'il avoient grande +part dans le prodige. Cependant l'affaire s'eclaircissoit dans la +cuisine de l'hôtellerie: un valet de charrue revenu des champs pour +dîner, ayant ouï conter à une servante avec grande frayeur que le corps +de son maître s'etoit levé de lui-même et avoit marché, lui dit qu'en +passant par la cuisine à la pointe du jour, il avoit vu deux hommes en +chemise qui le portoient sur leurs epaules dans la chambre où l'on +l'avoit trouvé. Le frère du mort ouït ce que disoit le valet et trouva +l'action fort mauvaise. La veuve le sçut aussitôt, et ses amies aussi; +les uns et les autres s'en scandalisèrent bien fort, et conclurent tous +d'une voix qu'il falloit que ces hommes-là fussent des sorciers qui +vouloient faire quelque mechanceté de ce corps mort[252]. + +[Note 252: Les cadavres servoient à divers usages dans les pratiques +de sorcellerie. Suivant quelques uns, ils étoient magnétiques et +jouissoient des propriétés de l'aimant ou de la boussole. Mais c'étoit +surtout dans les superstitions de l'anthropomancie et de la nécromancie +qu'on en faisoit usage. Les Thessaliens arrosoient un cadavre de sang +chaud pour en recevoir des oracles sur l'avenir. Les Syriens vénéroient +et consultoient des têtes d'enfants coupées. Ménélas, suivant +Hérodote,--Héliogabale, et aussi, dit-on, Julien l'Apostat, +recherchoient leur destinée dans les entrailles fumantes de malheureux +qu'ils faisoient égorger, etc. On croyoit encore, dans le peuple, que +les sorciers du temps n'avoient point laissé perdre les anciens usages. +V. plus loin une note de la 3e partie, ch. 8.] + +Dans le temps que l'on jugeoit si mal de la Rancune, il entra dans la +cuisine pour faire porter à dejeuner dans leur chambre. Le frère du +defunt lui demanda pourquoi il avoit porté le corps de son frère dans sa +chambre; la Rancune, bien loin de lui repondre, ne le regarda pas +seulement. La veuve lui fit la même question; il eut la même +indifference pour elle, ce que la bonne dame n'eut pas pour lui. Elle +lui sauta aux yeux, furieuse comme une lionne à qui on a ravi ses petits +(j'ai peur que la comparaison ne soit ici trop magnifique). Son +beau-frère donna un coup de poing à la Rancune; les amies de l'hôtesse +ne l'epargnèrent pas; les servantes s'en mêlèrent, les valets aussi. +Mais il n'y avoit pas place en un homme seul pour tant de frappeurs, et +ils s'entrenuisoient les uns aux autres. La Rancune seul contre +plusieurs, et par consequent plusieurs contre lui, ne s'etonna point du +nombre de ses ennemis, et, faisant de necessité vertu, commença à jouer +des bras de toute la force que Dieu lui avoit donnée, laissant le reste +au hazard. Jamais combat inegal ne fut plus disputé. Mais aussi la +Rancune, conservant son jugement dans le peril, se servoit de son +adresse aussi bien que de sa force, menageoit ses coups et les faisoit +profiter le plus qu'il pouvoit. Il donna tel soufflet qui, ne donnant +pas à plomb sur la première joue qu'il rencontroit, et ne faisant que +glisser, s'il faut ainsi dire, alloit jusqu'à la seconde, même troisième +joue, parcequ'il donnoit la plupart de ses coups en faisant la +demi-pirouette, et tel soufflet tira trois sons differens de trois +differentes mâchoires. Au bruit des combattans, l'Olive descendit dans +la cuisine, et à peine eut-il le temps de discerner son compagnon +d'entre tous ceux qui se battoient qu'il se vit battre, et même plus que +lui, de qui la vigoureuse resistance commençoit à se faire craindre. +Deux ou trois donc des plus maltraités par la Rancune se jetèrent sur +l'Olive, peut-être pour se racquitter; le bruit en augmenta, et en même +temps l'hôtesse reçut un coup de poing dans son petit oeil qui lui fit +voir cent mille chandelles (c'est un nombre certain pour un incertain) +et la mit hors de combat. Elle hurla plus fort et plus franchement +qu'elle n'avoit fait à la mort de son mari. Ses hurlemens attirèrent les +voisins dans la maison, et firent descendre dans la cuisine le Destin et +Leandre. Quoi qu'ils y vinssent avec un esprit de pacification, on leur +fit d'abord la guerre sans la leur declarer; les coups de poings ne leur +manquèrent pas, et ils n'en laissèrent point manquer ceux qui leur en +donnèrent. L'hôtesse, ses amies et ses servantes crioient aux voleurs et +n'etoient plus que les spectatrices du combat: les unes, les yeux +pochés; les autres, le nez sanglant; les autres, les mâchoires brisées, +et toutes decoiffées. Les voisins avoient pris parti pour la voisine +contre ceux qu'elle appeloit voleurs. Il faudroit une meilleure plume +que la mienne pour bien representer les beaux coups de poings qui s'y +donnèrent. Enfin, l'animosité et la fureur se rendant maîtresses des uns +et des autres, on commençoit à se saisir des broches et des meubles qui +se peuvent jeter à la tête, quand le curé entra dans la cuisine et tâcha +de faire cesser le combat. En verité, quelque respect que l'on eût pour +lui, il eût bien eu de la peine à separer les combattans, si leur +lassitude ne s'en fût mêlée. Tous actes d'hostilité cessèrent donc de +part et d'autre, et non pas le bruit: car, chacun voulant parler le +premier, et les femmes plus que les hommes, avec leurs voix de fausset, +le pauvre bonhomme fut contraint de se boucher les oreilles et de gagner +la porte; cela fit taire les plus tumultueux. Il entra dans le champ de +bataille, et le frère de l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui +fit des plaintes du corps mort transporté d'une chambre à l'autre. Il +eût exageré la mechante action plus qu'il ne fit s'il eût eu moins de +sang à cracher qu'il n'en avoit, outre celui qui sortoit de son nez, +qu'il ne pouvoit arrêter. La Rancune et l'Olive avouèrent ce qu'on leur +imputoit, et protestèrent qu'ils ne l'avoient pas fait à mauvaise +intention, mais seulement pour faire peur à un de leurs camarades, comme +ils avoient fait. Le curé les en blâma fort, et leur fit comprendre la +consequence d'une telle entreprise, qui passoit la raillerie; et, comme +il etoit homme d'esprit et avoit grand credit parmi ses paroissiens, il +n'eut pas grand'peine à pacifier le differend, et qui plus y mit plus y +perdit. Mais la Discorde aux crins de couleuvres[253] n'avoit pas encore +fait dans cette maison-là tout ce qu'elle avoit envie d'y faire. On ouït +dans la chambre haute des hurlemens non guère differens de ceux que fait +un pourceau qu'on egorge, et celui qui les faisoit n'etoit autre que le +petit Ragotin. Le curé, les comediens et plusieurs autres coururent à +lui et le trouvèrent tout le corps, à la reserve de la tête, enfoncé +dans un grand coffre de bois qui servoit à serrer le linge de +l'hôtellerie, et, ce qui etoit de plus fâcheux pour le pauvre encoffré, +le dessus du coffre, fort pesant et massif, etoit tombé sur ses jambes +et les pressoit d'une manière fort douloureuse à voir. Une puissante +servante, qui n'etoit pas loin du coffre quand ils entrèrent, et qui +leur paroissoit fort emue, fut soupçonnée d'avoir si mal placé Ragotin. +Il etoit vrai, et elle en etoit toute fière, si bien que, s'occupant à +faire un des lits de la chambre, elle ne daigna pas regarder de quelle +façon on tiroit Ragotin du coffre, ni même repondre à ceux qui lui +demandèrent d'où venoit le bruit qu'on avoit entendu. Cependant le +demi-homme fut tiré de sa chausse-trape, et ne fut pas plutôt sur ses +pieds qu'il courut à une epée. On l'empêcha de la prendre; mais on ne +put l'empêcher de joindre la grande servante, qu'il ne put aussi +empêcher qu'elle ne lui donnât un si grand coup sur la tête que tout le +vaste siége de son etroite raison en fut ebranlé. Il en fit trois pas en +arrière; mais c'eût eté reculer pour mieux sauter, si l'Olive ne l'eût +retenu par ses chausses comme il s'alloit elancer comme un serpent +contre sa redoutable ennemie. L'effort qu'il fit, quoique vain, fut fort +violent: la ceinture de ses chausses s'en rompit, et le silence aussi de +l'assistance, qui se mit à rire. Le curé en oublia sa gravité, et le +frère de l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'avoit pas envie de +rire, et sa colère s'etoit tournée contre l'Olive, qui, s'en sentant +injurié, le prit tout brandi[254], comme l'on dit à Paris, le jeta sur +le lit que faisoit la servante, et là, d'une force d'Hercule, il acheva +de faire tomber ses chausses, dont la ceinture etoit dejà rompue, et, +haussant et baissant les mains dru et menu sur ses cuisses et sur les +lieux voisins, en moins de rien les rendit rouges comme de l'ecarlate. +Le hasardeux Ragotin se precipita courageusement du lit en bas, mais un +coup si hardi n'eut pas le succès qu'il meritoit: son pied entra dans un +pot de chambre que l'on avoit laissé dans la ruelle du lit pour son +grand malheur, et y entra si avant que, ne l'en pouvant retirer à l'aide +de son autre pied, il n'osa sortir de la ruelle du lit où il etoit, de +peur de divertir davantage la compagnie et d'attirer sur soi la +raillerie, qu'il entendoit moins que personne du monde. Chacun +s'etonnoit fort de le voir si tranquille après avoir eté si emu; la +Rancune se douta que ce n'etoit pas sans cause; il le fit sortir de la +ruelle du lit moitié bon gré, moitié par force, et lors tout le monde +vit où etoit l'enclouure, et personne ne se put empêcher de rire en +voyant le pied de metal que s'etoit fait le petit homme. Nous le +laisserons foulant l'etain d'un pied superbe, pour aller recevoir un +train qui entra au même temps dans l'hôtellerie. + +[Note 253: C'est le Discordia, vipereum crinem vittis innexa +cruentis, de Virgile, traduit en langue burlesque.] + +[Note 254: C'est-à-dire malgré lui, de vive force.] + + + + +CHAPITRE VIII. + +Ce qui arriva du pied de Ragotin. + +Si Ragotin eût pu de son chef et sans l'aide de ses amis se depoter le +pied, je veux dire le tirer hors du mechant pot de chambre où il etoit +si malheureusement entré, sa colère eût pour le moins duré le reste du +jour; mais il fut contraint de rabattre quelque chose de son orgueil +naturel et de filer doux, priant humblement le Destin et la Rancune de +travailler à la liberté de son pied droit ou gauche, je n'ai pas su +lequel. Il ne s'adressa pas à l'Olive, à cause de ce qui s'etoit passé +entre eux; mais l'Olive vint à son secours sans se faire prier, et ses +deux camarades et lui firent ce qu'ils purent pour le soulager. Les +efforts que le petit homme avoit faits pour tirer son pied hors du pot +l'avoient enflé, et ceux que faisoient le Destin et l'Olive l'enfloient +encore davantage. La Rancune y avoit d'abord mis la main, mais si +maladroitement, ou plutôt si malicieusement, que Ragotin crut qu'il le +vouloit estropier à perpétuité; il l'avoit prié instamment de ne s'en +mêler plus; il pria les autres de la même chose, se coucha sur un lit en +attendant qu'on lui eût fait venir un serrurier pour lui limer le pot de +chambre sur le pied. Le reste du jour se passa assez pacifiquement dans +l'hôtellerie, et assez tristement entre le Destin et Leandre: l'un fort +en peine de son valet, qui ne revenoit point lui apprendre des nouvelles +de sa maîtresse, comme il lui avoit promis, et l'autre ne se pouvant +réjouir eloigné de sa chère mademoiselle de l'Etoile, outre qu'il +prenoit part à l'enlèvement de mademoiselle Angelique, et que Leandre +lui faisoit pitié, sur le visage duquel il voyoit toutes les marques +d'une extrême affliction. La Rancune et l'Olive prirent bientôt parti +avec quelques habitans du bourg qui jouoient à la boule, et Ragotin, +après avoir fait travailler à son pied, dormit le reste du jour, soit +qu'il en eût envie, ou qu'il fût bien aise de ne paroître pas en public, +après les mauvaises affaires qui lui etoient arrivées. Le corps de +l'hôte fut porté à sa dernière demeure, et l'hôtesse, nonobstant les +belles pensées de la mort que lui devoit avoir données celle de son +mari, ne laissa pas de faire payer en Arabe deux Anglois qui alloient de +Bretagne à Paris. + +Le soleil venoit de se coucher quand le Destin et Léandre, qui ne +pouvoient quitter la fenêtre de leur chambre, virent arriver dans +l'hôtellerie un carrosse à quatre chevaux, suivi de trois hommes de +cheval et de quatre ou cinq laquais. Une servante les vint prier de +vouloir ceder leur chambre au train qui venoit d'arriver, et ainsi +Ragotin fut obligé de se faire voir, quoiqu'il eût envie de garder la +chambre, et suivit le Destin et Leandre dans celle où, le jour +precédent, il avoit cru avoir vu mort la Rancune. Le Destin fut reconnu +dans la cuisine de l'hôtellerie par un des messieurs du carrosse, ce +même conseiller du parlement de Rennes avec qui il avoit fait +connaissance pendant les noces qui furent si malheureuses à la pauvre la +Caverne. Ce senateur breton demanda au Destin des nouvelles d'Angelique, +et lui temoigna d'avoir du deplaisir de ce qu'elle n'etoit point +retrouvée. Il se nommoit La Garouffière, ce qui me fait croire qu'il +etoit plutôt angevin que breton, car on ne voit pas plus de noms +bas-bretons commencer par Ker que l'on en voit d'angevins terminer en +ière, de normands en ville, de picards en cour, et des peuples voisins +de la Garonne en ac. Pour revenir à M. de la Garouffière, il avoit de +l'esprit, comme je vous ai dejà dit, et ne se croyoit point homme de +province en nulle manière, venant d'ordinaire, hors de son semestre, +manger quelque argent dans les auberges de Paris, et prenant le deuil +quand la Cour le prenoit, ce qui, bien verifié et enregistré, devroit +être une lettre non pas de noblesse tout à fait, mais de +non-bourgeoisie, si j'ose ainsi parler. De plus, il etoit bel esprit, +par la raison que tout le monde presque se pique d'être sensible aux +divertissemens de l'esprit, tant ceux qui les connoissent que les +ignorants presomptueux ou brutaux qui jugent temerairement des vers et +de la prose, encore qu'ils croient qu'il y a du deshonneur à bien +ecrire, et qu'ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme, qu'il +fait des livres[255], comme ils lui reprocheroient qu'il fait de la +fausse monnoie[256]. Les comédiens s'en trouvent bien. Ils en sont +caressés davantage dans les villes où ils representent: car, etant les +perroquets ou sansonnets des poètes, et même quelques uns d'entr'eux, +qui sont nés avec de l'esprit, se mêlant quelquefois de faire des +comedies, ou de leur propre fonds, ou de parties empruntées[257], il y a +quelque sorte d'ambition à les connoître ou à les hanter. De nos jours +on a rendu en quelque façon justice à leur profession, et on les estime +plus que l'on ne faisoit autrefois[258]. Aussi est-il vrai qu'en la +comedie le peuple trouve un divertissement des plus innocents, et qui +peut à la fois peut instruire et plaire. Elle est aujourd'hui purgée, au +moins à Paris, de tout ce qu'elle avoit de licencieux[259]. Il seroit à +souhaiter qu'elle le fût aussi des filous, des pages et des laquais, et +autres ordures du genre humain[260], que la facilité de prendre des +manteaux y attire encore plus que ne faisoient autrefois les mauvaises +plaisanteries des farceurs; mais aujourd'hui la farce est comme +abolie[261], et j'ose dire qu'il y a des compagnies particulières où +l'on rit de bon coeur des équivoques basses et sales qu'on y débite, +desquelles on se scandaliseroit dans les premières loges de l'hôtel de +Bourgogne. + +[Note 255: Même au temps de la plus grande faveur des beaux esprits, +les auteurs, au XVIIe siècle, étoient considérés comme des personnages +subalternes et traités comme tels; il en étoit encore ainsi à l'époque +où écrit Scarron; ce ne fut que plus tard que la condition des écrivains +se releva un peu, mais non complétement. Ce discrédit devoit être le +plus souvent imputé aux auteurs eux-mêmes, qui vivoient sans dignité +littéraire, et se plioient, vis-à-vis des grands seigneurs, à une sorte +de domesticité commode et salariée. Ducs et marquis étoient fort +ignorants pour la plupart. «Du latin! s'écrioit le commandeur de Jars; +de mon temps, d'homme d'honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme» +(Saint-Evrem., lettre à M. D***.) Suivant le chevalier de Méré, il n'y +avoit que les docteurs qui connussent le latin et le grec. M. de +Montbazon, qui n'avoit «rien à mespris comme un homme sçavant», n'étoit +nullement une exception. V. l'Onozandre, satire de Bautru. Néanmoins ces +messieurs prétendoient juger les oeuvres d'esprit, et souvent même +faisoient de petits vers galants, où ils cherchoient à attraper l'air de +cour, tout en s'excusant de déroger ainsi. Le mot de Mascarille: «Cela +est au dessous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à +gagner aux libraires, qui me persécutent» (Pr. rid., 10), avoit plus +d'un pendant historique, ne fût-ce que dans les préfaces de M. de +Scudéry. «On s'étonnera peut-être qu'un homme de ma naissance et de ma +profession se soit donné le loisir de s'attacher à cet ouvrage», +écrivoit en 1668 le marquis de Villennes, en tête des Elégies choisies +des Amours d'Ovide. Souvent même la plus grande préoccupation des gens +de lettres étoit de faire croire qu'ils écrivoient par délassement, sans +vouloir, à aucun prix, passer pour auteurs de profession. V. Gueret, +Parn. réf., p. 65.] + +[Note 256: La fabrication de la fausse monnoie étoit un crime fort +commun à cette epoque, et l'on voyoit même des gentilshommes s'en rendre +coupables, témoin le marquis de Pomenars. D'après Tallemant, M. +d'Angoulême, et le surintendant des finances de la Vieuville, ainsi que +la Montarbault, Saint-Aunais, etc., s'en occupoient également: cette +accusation revient très souvent dans ses historiettes.] + +[Note 257: Cela n'etoit pas rare, soit alors, soit un peu plus tard, +sans parler des farceurs dont les drôleries ont eté imprimées: je +citerai, par exemple, Zach. Jac. Montfleury, à qui Cyrano reproche +précisément que sa tragédie «est la corneille d'Esope», et qu'elle est +«tirée de l'Aminte, du Pastor fido, de Guarini, du cavalier Marin et de +cent autres». (Lett. cont. un gros homme); puis Chevalier, Legrand, +Baron, Brecourt, Dorimon, Hauteroche, Villiers, la Thuillerie, Rosimond, +la Thorillière, Poisson, Champmeslé, Dancourt, enfin Molière. «La +plupart d'entre eux, dit Chappuzeau en parlant des comédiens, sont aussi +auteurs.... Dans la seule troupe royale il y en a cinq dont les ouvrages +sont bien reçus.» (Le th. fr., l. 2, 9.)] + +[Note 258: Grâce à la renaissance du théâtre, qui venoit de s'élever +à une hauteur nouvelle, surtout avec Corneille; grâce aux excellents +acteurs qui honoroient la scène par leur jeu et même par leurs ouvrages; +grâce au goût de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV pour les +représentations dramatiques; grâce enfin à l'organisation meilleure et +plus stable des comédiens. V. Chappuzeau, Le th. fr., p. 139-185; Mém. +de Mme de Sév., par Walck., t. 2,. p. 180-2. Aussi Floridor, sieur de +Prinefosse, ne crut-il pas, en montant sur le théâtre, déshonorer son +titre d'écuyer, qu'il accoloit fièrement à son titre d'acteur, et le roi +vouloit bien ne pas le juger déchu par cela même qu'il étoit comédien. +La Thorillière et Beauchâteau étoient gentilshommes; les actrices La +Mothe, La Chassaigne et Beaumenard étoient demoiselles. Enfin en 1669 +alloit venir un arrêt du conseil, précédé d'un autre dans le même sens, +en 1641, portant qu'on ne déroge pas en s'attachant au théâtre.] + +[Note 259: On n'a qu'à parcourir, dans les frères Parfait, pour s'en +convaincre, la liste des pièces de cette époque, où l'on ne trouvera +presque plus rien qui rappelle la licence du vieux théâtre de Hardy et +de Larivey, du Tyr et Sidon de Schelandre, des Corrivaux, de Pierre +Troterel, de l'Impuissance de Véronneau, du Pédant joué, de Cyrano de +Bergerac, et même des premières pièces de Rotrou, quoique celui-ci se +vantât d'avoir rendu la muse si modeste que «d'une profane il en avoit +fait une religieuse». (Ep. dédic. de la Bague de l'oubli.) Dans les +premières années du siècle, les pièces de l'hôtel de Bourgogne en +particulier étoient encore si licencieuses que le P. Garasse, dans sa +Doctrine curieuse, a pu reprocher aux beaux esprits de fréquenter ce +théâtre, comme il leur reproche de fréquenter la Pomme de Pin et les +mauvais lieux. «Mais, dit Saint-Evremont, en parlant de la licence des +anciens auteurs, depuis que Voiture.. eut évité cette basse manière avec +assez d'exactitude, le théâtre même n'a plus souffert que ses auteurs +aient écrit une parole trop libre.» (T. 9, p. 58.) On trouve partout des +témoignages analogues: + + Quoi! fais-je une action trop libre et trop hardie, + Si je me plais parfois à voir la comedie, + Qu'on a mise à tel point, pour en pouvoir jouir, + Que la plus chaste oreille aujourd'hui peut l'ouïr? + +dit Angélique, I, 6, dans l'Esprit folletde d'Ouville (1642). Ce qui +n'empêcha pas qu'en 1653 et 1654, Quinault, dans ses Rivales, La +Fontaine, dans son Eunuque, etc., n'aient encore hasardédes passages +fort licencieux; mais, à cette époque, cela devient une exception, +tandis qu'il n'en étoit pas ainsi auparavant. V. Hist. de Corneille, de +Taschereau, éd. Jannet, p. 16 et suiv. Seulement, il faut convenir que +ce n'est pas Scarron lui-même qui a beaucoup contribué à cette épuration +de la comédie.] + +[Note 260: Le parterre de la comédie, où les spectateurs se tenoient +debout et souvent entassés les uns sur les autres, étoit par la même le +rendez-vous des filous--qui pouvoient d'autant mieux y prendre des +manteaux que les vestiaires n'étoient pas encore établis--ainsi que des +pages et laquais, qui trouvoient amplement matière à y exercer leur +turbulence naturelle, et à qui on fut obligé, en 1635, de ne plus +permettre d'entrer avec leurs épées. L'épée fut même complétement +interdite aux laquais à partir de 1654, à la suite d'une échauffourée +dans laquelle plusieurs d'entre eux avoient tué un capitaine aux +gardes:--car ils ne se contentoient pas de se faire «guetteurs d'un +coing de ruë» (Anticaquet de l'accouchée, éd. Jannet, p. 257), ils +alloient parfois jusqu'à l'assassinat. Qu'on ne s'étonne pas de voir +Scarron ranger les pages entre les filoux et les laquais, au nombre des +ordures du genre humain: de tous les témoignages du temps, aucun ne le +contredit sur ce point. V. Francion; le Page disgracié, de Tristan, +passim. Ils avoient droit d'entrer gratuitement avec les grands +seigneurs. V. Scarron, Dédic. à Guillemette. Rojas, dans son Viage +entretenido, raconte également les troubles qu'occasionnoient au théâtre +les pages, laquais, etc.] + +[Note 261: La plupart des principaux farceurs, Bruscambille, +Turlupin, Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju, etc., +étoient morts ou avoient disparu de la scène, en sorte que la farce +proprement dite, telle qu'ils l'avoient créée et fait fleurir, avoit +quitté avec eux l'hôtel de Bourgogne, dont ils étoient le principal +appui au commencement du XVIIe siècle. Grimarest, dans sa Vie de +Molière, et La Grange, dans la préface des Oeuvres de Molière, éd. 1682, +témoignent que, lorsque celui-ci joua le Docteur amoureux devant le roi +(1658), l'usage des petites comédies étoit perdu depuis long-temps. +C'étoit par une espèce de tradition empruntée à leur prédécesseurs, les +Enfants sans soucy, que les acteurs de l'hôtel de Bourgogne s'étoient +d'abord spécialement consacrés à la farce. V. plus haut, p. 276, note +1.] + +Finissons la digression. Monsieur de la Garouffière fut ravi de trouver +le Destin dans l'hôtellerie, et lui fit promettre de souper avec la +compagnie du carrosse, qui etoit composée du nouveau marié du Mans et de +la nouvelle mariée, qu'il menoit en son pays de Laval; de madame sa +mère, j'entends du marié, d'un gentilhomme de la province, d'un avocat +du conseil et de monsieur de la Garouffière, tous parens les uns des +autres et que le Destin avoit vus à la noce où mademoiselle Angelique +avoit eté enlevée. Ajoutez à tous ceux que je viens de nommer une +servante ou femme de chambre, et vous trouverez que le carrosse qui les +portoit etoit bien plein, outre que madame Bouvillon[262], c'est ainsi +que s'appeloit la mère du marié, etoit une des plus grosses femmes de +France, quoique des plus courtes, et l'on m'a assuré qu'elle portoit +d'ordinaire sur elle, bon an mal an, trente quintaux de chair, sans les +autres matières pesantes ou solides qui entrent dans la composition d'un +corps humain. Après ce que je viens de vous dire, vous n'aurez pas peine +à croire qu'elle etoit très succulente, comme sont toutes les femmes +ragottes. + +[Note 262: Suivant une clef manuscrite, Scarron auroit voulu +railler, sous le nom de madame Bouvillon, une madame Bautru, femme d'un +trésorier de France à Alençon, morte en mars 1709. Elle étoit mère de +madame Bailly, femme de M. Bailly, maître des comptes à Paris, et +grand'mère de M. le président Bailly. V. la notice.] + +On servit à souper. Le Destin y parut avec sa bonne mine, qui ne le +quittoit point, et qui n'etoit point alterée alors par du linge sale, +Leandre luy en ayant prêté du blanc. Il parla peu, selon sa coutume, et, +quand il eût parlé autant que les autres, qui parlèrent beaucoup, il +n'eût peut-être pas tant dit de choses inutiles qu'ils en dirent. La +Garouffière lui servit de tout ce qu'il y avoit de meilleur sur la +table; madame Bouvillon en fit de même à l'envi de la Garouffière, avec +si peu de discretion, que tous les plats de la table se trouvèrent vides +en un moment, et l'assiette du Destin si pleine d'ailes et de cuisses de +poulets que je me suis souvent etonné depuis comment on avoit pu faire +par hazard une si haute pyramide de viande sur si peu de base qu'est le +cul d'une assiette. La Garouffière n'y prenoit pas garde, tant il etoit +attentivement occupé à parler de vers au Destin et à lui donner bonne +opinion de son esprit. Madame Bouvillon, qui avoit aussi son dessein, +continuoit toujours ses bons offices au comedien, et, ne trouvant plus +de poulets à couper, fut reduite à lui servir des tranches de gigot de +mouton. Il ne sçavoit où les mettre, et en tenoit une en chacune de ses +mains pour leur trouver place quelque part, quand le gentilhomme, qui ne +s'en voulut pas taire au prejudice de son appetit, demanda au Destin, en +souriant, s'il mangeroit bien tout ce qui etoit sur son assiette. Le +Destin y jeta les yeux et fut bien etonné d'y voir presque au niveau de +son menton la pile de poulets depecés dont la Garouffière et la +Bouvillon avoient erigé un trophée à son merite. Il en rougit et ne put +s'empêcher d'en rire; la Bouvillon en fut defaite; la Garouffière en rit +bien fort, et donna si bien le branle à toute la compagnie qu'elle en +eclata à quatre ou cinq reprises. Les valets reprirent où leurs maîtres +avoient quitté et rirent à leur tour. Ce que la jeune mariée trouva si +plaisant, que, s'ebouffant[263] de rire en commençant de boire, elle +couvrit le visage de sa belle-mère et celui de son mari de la plus +grande partie de ce qui etoit dans son verre, et distribua le reste sur +la table et sur les habits de ceux qui y etoient assis. On recommença à +rire, et la Bouvillon fut la seule qui n'en rit point, mais qui rougit +beaucoup et regarda d'un oeil courroucé sa pauvre bru, ce qui rabattit +un peu sa joie. Enfin on acheva de rire, parceque l'on ne peut pas rire +toujours, on s'essuya les yeux, la Bouvillon et son fils s'essuyèrent le +vin qui leur degouttoit des yeux et du visage, et la jeune mariée leur +en fit des excuses, ayant encore bien de la peine à s'empêcher de rire. +Le Destin mit son assiette au milieu de la table et chacun y prit ce qui +lui appartenoit. On ne put parler d'autre chose tant que le souper dura, +et la raillerie, bonne ou mauvaise, en fut poussée bien loin, quoique le +sérieux dont s'arma mal à propos madame Bouvillon troublât, en quelque +façon, la gaité de la compagnie. + +[Note 263: Et non s'étouffant ou s'epouffant, comme mettent la +plupart des éditions. S'ebouffer de rire se disoit dans le style +burlesque et familier pour éclater de rire: + + Ne manque donc pas de les dire, + Dit Mome; s'ébouffant de rire. + (Typhon, ch. 2.)] + +Aussitôt qu'on eut desservi, les dames se retirèrent dans leur chambre; +l'avocat et le gentilhomme se firent donner des cartes et jouèrent au +piquet. La Garouffière et le Destin, qui n'etoient pas de ceux qui ne +sçavent que faire quand ils ne jouent point, s'entretinrent ensemble +fort spirituellement, et firent peut-être une des plus belles +conversations qui se soit jamais faite dans une hôtellerie du bas Maine. +La Garouffière parla à dessein de tout ce qu'il croyoit devoir être le +plus caché à un comédien, de qui l'esprit a ordinairement de plus +etroites limites que la memoire, et le Destin en discourut comme un +homme fort eclairé et qui sçavoit bien son monde. Entr'autres choses, il +fit avec tout le discernement imaginable la distinction des femmes qui +ont beaucoup d'esprit et qui ne le font paroître que quand elles ont à +s'en servir d'avec celles qui ne s'en servent que pour le faire +paroître[264], et de celles qui envient aux mauvais plaisans leurs +qualités de drôles et de bons compagnons, qui rient des allusions et +equivoques licencieuses, qui en font elles-mêmes, et, pour tout dire, +qui sont des rieuses de quartier, d'avec celles qui font la plus aimable +partie du beau monde et qui sont de la bonne cabale[265]. Il parla aussi +des femmes qui sçavent aussi bien ecrire que les hommes qui s'en mêlent, +et quand elles ne donnent point au public les productions de leur +esprit, qui ne le font que par modestie[266]. La Garouffière, qui etoit +fort honnête homme et qui se connoissoit bien en honnêtes gens, ne +pouvoit comprendre comment un comedien de campagne pouvoit avoir une si +parfaite connoissance de la veritable honnêteté[267]. Cependant qu'il +admire en soi-même, et que l'avocat et le gentilhomme, qui ne jouoient +plus parcequ'ils s'étoient querellés sur une carte tournée, bâilloient +frequemment de trop grande envie de dormir, on leur vint dresser trois +lits dans la chambre où ils avoient soupé, et le Destin se retira dans +celle de ses camarades, où il coucha avec Leandre. + +[Note 264: Scarron fait probablement allusion ici à la +surintendante, à qui cette seconde partie est dédiée, et à qui il a dit +dans son épître liminaire: «Vous avez beaucoup d'esprit, sans ambition +de le faire paroître.»] + +[Note 265: De la bonne société.] + +[Note 266: Cette modestie dont parle Scarron se remarque en effet +dans plusieurs femmes célèbres du temps, qui donnèrent au public les +productions de leur esprit, mais sans les signer de leurs noms et sous +le couvert de tel ou tel écrivain de profession. Telles furent +mademoiselle de Scudéry, madame de La Fayette, mademoiselle de +Montpensier, etc. Mais étoit-ce bien modestie de la part de la grande +Mademoiselle?] + +[Note 267: Bussy, qui devoit s'y connoître, a donné, dans une de ses +lettres à Corbinelli (6 mars 1679), une définition de ce qu'on entendoit +au XVIIe siècle par ce mot d'honnête homme, qui se rencontre si souvent +dans le Roman comique: «L'honnête homme, dit-il, est un homme poli et +qui sçait vivre.» Mais il faut bien saisir la signification et l'étendue +du mot poli, qui comprenoit l'instruction, l'éducation, d'un homme fait +aux belles manières et à la bonne société, en un mot l'humanitas et +l'urbanitas des Latins. Cf. La Bruyère, Des jugements, et les Loix de la +galanterie, dont l'auteur définit l'honnête homme «un vrai galant».] + + + + +CHAPITRE IX. + +Autre disgrace de Ragotin. + +La Rancune et Ragotin couchèrent ensemble; pour l'Olive, il passa une +partie de la nuit à recoudre son habit, qui s'étoit decousu en plusieurs +endroits quand il s'etoit harpé avec le colère Ragotin. Ceux qui ont +connu particulierement ce petit Manceau ont remarqué que toutes les fois +qu'il avoit à se gourmer contre quelqu'un, ce qui lui arrivoit souvent, +il avoit toujours decousu ou dechiré les habits de son ennemi, en tout +ou en partie. C'etoit son coup sûr, et qui eût eu à faire contre lui à +coups de poings en combat assigné, eût pu defendre son habit comme on +defend le visage en faisant des armes. La Rancune lui demanda, en se +couchant, s'il se trouvoit mal, parcequ'il avoit fort mauvais visage; +Ragotin lui dit qu'il ne s'etoit jamais mieux porté. Ils ne furent pas +long-temps à s'endormir, et bien en prit à Ragotin de ce que la Rancune +respecta la bonne compagnie qui etoit arrivée dans l'hôtellerie et n'en +voulut pas troubler le repos; sans cela le petit homme eût mal passé la +nuit. L'Olive cependant travailloit à son habit, et après y avoir fait +tout ce qu'il y avoit à faire, il prit les habits de Ragotin, et aussi +adroitement qu'auroit fait un tailleur il en etrecit le pourpoint et les +chausses, et les remit en leur place, et ayant passé la plus grande +partie de la nuit à coudre et à decoudre, se coucha dans le lit où +dormoient Ragotin et la Rancune. + +On se leva de bonne heure, comme on fait toujours dans les hôtelleries, +où le bruit commence avec le jour. La Rancune dit encore à Ragotin qu'il +avoit mauvais visage; l'Olive lui dit la même chose. Il commença de le +croire, et, trouvant en même temps son habit trop etroit de plus de +quatre doigts, il ne douta plus qu'il n'eût enflé d'autant dans le peu +de temps qu'il avoit dormi, et s'effraya fort d'une enflure si +subite[268]. La Rancune et l'Olive lui exageroient toujours son mauvais +visage, et le Destin et Leandre, qu'ils avoient avertis de la tromperie, +lui dirent aussi qu'il etoit fort changé. Le pauvre Ragotin en avoit la +larme à l'oeil; le Destin ne put s'empêcher d'en sourire, dont il se +fâcha bien fort. Il alla dans la cuisine de l'hôtellerie, où tout le +monde lui dit ce que lui avoient dit les comediens, même les gens du +carrosse, qui, ayant une grande traite à faire, s'etoient levés de bonne +heure. Ils firent dejeuner les comediens avec eux, et tout le monde but +à la santé de Ragotin malade, qui, au lieu de leur en faire civilité, +s'en alla grondant contre eux et fort desolé chez le chirurgien du +bourg, à qui il rendit compte de son enflure. Le chirurgien discourut de +la cause et de l'effet de son mal, qu'il connoissoit aussi peu que +l'algèbre, et lui parla un quart d'heure durant en termes de son art, +qui n'etoient non plus à propos au sujet que s'il lui eût parlé du +prêtre Jean[269]. Ragotin s'en impatienta, et lui demanda, jurant Dieu +admirablement bien pour un petit homme, s'il n'avoit autre chose à lui +dire. Le chirurgien vouloit encore raisonner; Ragotin le voulut battre, +et l'eût fait s'il ne se fût humilié devant ce colère malade, à qui il +tira trois palettes de sang et lui ventouza les épaules, vaille que +vaille. La cure venoit d'être achevée quand Leandre vint dire à Ragotin +que, s'il lui vouloit promettre de ne se fâcher point, il lui +apprendroit une mechanceté qu'on lui avoit faite. Il promit plus que +Leandre ne voulut, et jura sur sa damnation eternelle de tenir tout ce +qu'il promettoit. Leandre dit qu'il vouloit avoir des temoins de son +serment, et le remena dans l'hôtellerie, où, en la presence de tout ce +qu'il y avoit de maîtres et de valets, il le fit jurer de nouveau, et +lui apprit qu'on lui avoit etreci ses habits. Ragotin d'abord en rougit +de honte, et puis, pâlissant de colère, il alloit enfreindre son +horrible serment, quand sept ou huit personnes se mirent à lui faire des +remontrances à la fois, avec tant de vehemence, que, bien qu'il jurât de +toute sa force, on n'en entendit rien. Il cessa de parler, mais les +autres ne cessèrent pas de lui crier aux oreilles, et le firent si +long-temps que le pauvre homme en pensa perdre l'ouïe. Enfin, il s'en +tira mieux qu'on ne pensoit, et se mit à chanter de toute sa force les +premières chansons qui lui vinrent à la bouche, ce qui changea le grand +bruit de voix confuses en de grands eclats de risées, qui passèrent des +maîtres aux valets, et du lieu où se passa l'action dans tous les +endroits de l'hôtellerie, où differents sujets attiroient differentes +personnes. + +[Note 268: Tallemant nous apprend qu'une des malices favorites de la +marquise de Rambouillet envers les habitués de son hôtel étoit de leur +jouer le même tour que l'Olive et la Rancune jouent ici à Ragotin. On +étrécit une nuit tous les pourpoints du comte de Guiche; puis, le +lendemain, on lui fit croire qu'il étoit enflé pour avoir trop mangé de +champignons la veille au soir, et, comme Ragotin, il crut à une maladie +sérieuse, jusqu'à ce qu'on lui eût découvert la vérité. (Histor. de la +marq. de Rambouillet.) C'étoit peut-être aux traditions du lieu que +Scarron avoit emprunté cette plaisanterie, souvent répétée depuis, et +que Paul de Kock s'est bien gardé de négliger dans ses romans.] + +[Note 269: La tradition du Prêtre Jean, c'est-à-dire d'un souverain +de l'extrémité de l'Orient qui réunissoit l'autorité du sacerdoce à +celle de l'empire, commença à se répandre vers 1145, et s'accrédita +bientôt sans la moindre contestation. Depuis lors, les allusions au +Prêtre Jean, dont le nom étoit pour ainsi dire passé en proverbe, +fourmillent dans notre littérature, surtout dans les écrivains comiques +et satiriques. V. les Nouvelles de la terre de Prestre Jehan, avec le +Préliminaire, à la suite de la Nouvelle fabrique des excellens traits de +verité, édit. Jannet.] + +Tandis que le bruit de tant de personnes qui rioient ensemble diminue +peu à peu et se perd dans l'air, de la façon à peu près que fait la voix +des echos, le chronologiste fidèle finira le present chapitre sous le +bon plaisir du lecteur benevole ou malevole, ou tel que le ciel l'aura +fait naître. + + + + +CHAPITRE X. + +Comment madame Bouvillon ne put resister à une tentation et eut une +bosse au front. + +Le carrosse, qui avoit à faire une grande journée, fut prêt de bonne +heure. Les sept personnes qui l'emplissoient à bonne mesure s'y +entassèrent; il partit, et à dix pas de l'hôtellerie l'essieu se rompit +par le milieu. Le cocher en maudit sa vie; on le gronda comme s'il eût +eté responsable de la durée d'un essieu. Il se fallut tirer du carrosse +un à un et reprendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitans du carrosse +echoué furent fort embarrassés quand on leur dit qu'en tout le pays il +n'y avoit point de charron plus près que celui d'un gros bourg à trois +lieues de là. Ils tinrent conseil et ils ne resolurent rien, voyant bien +que leur carrosse ne seroit pas en etat de rouler que le jour suivant. +La Bouvillon, qui s'etoit conservé une grande autorité sur son fils, +parceque tout le bien de la maison venoit d'elle, lui commanda de monter +sur un des chevaux qui portoient les valets de chambre, et de faire +monter sa femme sur l'autre, pour aller rendre visite à un vieil oncle +qu'elle avoit, curé du même bourg où on etoit allé chercher un charron. +Le seigneur de ce bourg etoit parent du conseiller et connu de l'avocat +et du gentilhomme. Il leur prit envie de l'aller voir de compagnie. +L'hôtesse leur fit trouver des montures en les louant un peu cher, et +ainsi la Bouvillon, seule de sa troupe, demeura dans l'hôtellerie, se +trouvant un peu fatiguée ou feignant de l'être, outre que sa taille +ronde ne lui permettoit pas de monter même sur un âne, quand on en +auroit pu trouver d'assez forts pour la porter. Elle envoya sa servante +au Destin le prier de venir dîner avec elle, et en attendant le dîner se +recoiffa, frisa et poudra, se mit un tablier et un peignoir à dentelle, +et d'un collet de point de Gênes de son fils[270] se fit une cornette. +Elle tira d'une cassette une des jupes de noce de sa bru et s'en para; +enfin elle se transforma en une petite nymphe replette. Le Destin eût +bien voulu dîner en liberté avec ses camarades; mais comment eût-il +refusé sa très humble servante madame Bouvillon, qui l'envoya querir +pour dîner aussitôt que l'on eût servi? Le Destin fut surpris de la voir +si gaillardement vêtue. Elle le reçut d'un visage riant, lui prit les +mains pour les faire laver, et les lui serra d'une manière qui vouloit +dire quelque chose. Il songeoit moins à dîner qu'au sujet pourquoi il en +avoit eté prié; mais la Bouvillon lui reprocha si souvent qu'il ne +mangeoit point qu'il ne s'en put defendre. Il ne sçavoit que lui dire, +outre qu'il parloit peu de son naturel. Pour la Bouvillon, elle n'etoit +que trop ingenieuse à trouver matière de parler. Quand une personne qui +parle beaucoup se rencontre tête à tête avec une autre qui ne parle +guère et qui ne lui repond pas, elle en parle davantage: car, jugeant +d'autrui par soi-même et voyant qu'on n'a point reparti à ce qu'elle a +avancé comme elle auroit fait en pareille occasion, elle croit que ce +qu'elle a dit n'a pas assez plu à son indifferent auditeur; elle veut +reparer sa faute par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent encore +moins que ce qu'elle a dejà dit, et ne deparle point tant qu'on a de +l'attention pour elle. On s'en peut separer; mais, parcequ'il se trouve +de ces infatigables parleurs qui continuent de parler seuls quand ils +s'en sont mis en humeur en compagnie, je crois que le mieux que l'on +puisse faire avec eux, c'est de parler autant et plus qu'eux, s'il se +peut. Car tout le monde ensemble ne retiendra pas un grand parleur +auprès d'un autre qui lui aura rompu le dé et le voudra faire auditeur +par force. J'appuie cette reflexion-là sur plusieurs experiences, et +même je ne sçais si je ne suis point de ceux que je blâme. Pour la +non-pareille Bouvillon, elle etoit la plus grande diseuse de rien qui +ait jamais eté; et non seulement elle parloit seule, mais aussi elle se +repondoit. La taciturnité du Destin lui faisant beau jeu, et ayant +dessein de lui plaire, elle battit un grand pays. Elle lui conta tout ce +qui se passoit dans la ville de Laval, où elle faisoit sa demeure, lui +en fit l'histoire scandaleuse, et ne dechira point de particulier ou de +famille entière qu'elle ne tirât du mal qu'elle en disoit matière de +dire du bien d'elle, protestant à chaque defaut qu'elle remarquoit en +son prochain que, pour elle, encore qu'elle eût plusieurs defauts, elle +n'avoit pas celui dont elle parloit. Le Destin en fut fort mortifié au +commencement et ne lui repondoit point; mais enfin il se crut obligé de +sourire de temps en temps et de dire quelquefois ou: «Cela est fort +plaisant», ou: «Cela est fort etrange»; et le plus souvent il dit l'un +et l'autre fort mal à propos. + +[Note 270: La vogue des dentelles d'Italie,--point de Gênes, point +de Venise, point de Raguse,--commencée vers la fin du XVIe siècle, se +prolongea jusqu'à la fin du XVIIe. «On portoit en ce temps-là, dit +Saint-Simon en parlant de l'année 1640, force points de Gênes, qui +étoient extrêmement chers. C'étoit la grande parure et la parure de tout +âge.» Les choses en vinrent si loin qu'on fut obligé de refréner ce luxe +par l'édit du 27 novembre 1660. V. Molière, Ecole des Maris, act. 2, sc. +9, et la Revolte des passemens, dans le 1er vol. des Var. hist. et +litt., chez M. Jannet. Le collet de point de Gênes que portoit le fils +de madame Bouvillon étoit sans doute un «de ces grands collets jusqu'au +nombril pendants» dont parle Sganarelle.] + +On desservit quand le Destin cessa de manger. Madame Bouvillon le fit +asseoir auprès d'elle sur le pied d'un lit, et sa servante, qui laissa +sortir celles de l'hôtellerie les premières, en sortant de la chambre +tira la porte après elle. La Bouvillon, qui crut peut-être que le Destin +y avoit pris garde, lui dit: «Voyez un peu cette etourdie qui a fermé la +porte sur nous!--Je l'irai ouvrir s'il vous plaît, lui repondit le +Destin.--Je ne dis pas cela, repondit la Bouvillon en l'arrêtant; mais +vous sçavez bien que deux personnes seules enfermées ensemble, comme ils +peuvent faire ce qu'il leur plaira, on en peut aussi croire ce que l'on +voudra.--Ce n'est pas des personnes qui vous ressemblent que l'on fait +des jugemens temeraires, lui repartit le Destin.--Je ne dis pas cela, +dit la Bouvillon; mais on ne peut avoir trop de precaution contre la +medisance.--Il faut qu'elle ait quelque fondement, lui repartit le +Destin, et pour ce qui est de vous et de moi, l'on sçait bien le peu de +proportion qu'il y a entre un pauvre comedien et une femme de votre +condition. Vous plaît-il donc, continua-t-il, que j'aille ouvrir la +porte?--Je ne dis pas cela[271], dit la Bouvillon en l'allant fermer au +verrou: car, ajouta-t-elle, peut-être qu'on ne prendra pas garde si elle +est fermée ou non, et, fermée pour fermée, il vaut mieux qu'elle ne se +puisse ouvrir que de notre consentement.» L'ayant fait comme elle +l'avoit dit, elle approcha du Destin son gros visage fort enflammé et +ses petits yeux fort etincelans, et lui donna bien à penser de quelle +façon il se tireroit à son honneur de la bataille que vraisemblablement +elle lui alloit presenter. La grosse sensuelle ôta son mouchoir de col +et etala aux yeux du Destin (qui n'y prenoit pas grand plaisir) dix +livres de tetons pour le moins, c'est à dire la troisième partie de son +sein, le reste etant distribué à poids egal sous ses deux aisselles. Sa +mauvaise intention la faisant rougir (car elles rougissent aussi, les +devergondées), sa gorge n'avoit pas moins de rouge que son visage, et +l'un et l'autre ensemble auroient été pris de loin pour un tapabor[272] +d'écarlate. Le Destin rougissoit aussi, mais de pudeur, au lieu que la +Bouvillon, qui n'en avoit plus, rougissoit je vous laisse à penser de +quoi. Elle s'ecria qu'elle avoit quelque petite bête dans le dos, et, se +remuant en son harnois, comme quand on y sent quelque demangeaison, elle +pria le Destin d'y fourrer la main. Le pauvre garçon le fit en +tremblant, et cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au defaut du +pourpoint, lui demanda s'il n'etoit point chatouilleux. Il falloit +combattre ou se rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté de la +porte, frappant des pieds et des mains comme s'il l'eût voulu rompre et +criant au Destin qu'il ouvrît promptement. Le Destin tira sa main du dos +suant de la Bouvillon pour aller ouvrir à Ragotin, qui faisoit toujours +un bruit de diable; et voulant passer entre elle et la table assez +adroitement pour ne la pas toucher, il rencontra du pied quelque chose +qui le fit broncher et se choqua la tête contre un banc assez rudement +pour en être quelque temps etourdi. La Bouvillon cependant, ayant repris +son mouchoir à la hâte, alla ouvrir à l'impetueux Ragotin, qui en même +temps, poussant la porte de l'autre côté de toute sa force, la fit +donner si rudement contre le visage de la pauvre dame qu'elle en eut le +nez ecaché et de plus une bosse au front grosse comme le poing. Elle +cria qu'elle etoit morte. Le petit etourdi ne lui en fit pas la moindre +excuse, et, sautant et repetant: «Mademoiselle Angelique est trouvée, +mademoiselle Angelique est ici», pensa mettre en colère le Destin, qui +appeloit tant qu'il pouvoit la servante de la Bouvillon au secours de sa +maîtresse et n'en pouvoit être entendu, à cause du bruit de Ragotin. +Cette servante enfin apporta de l'eau et une serviette blanche. Le +Destin et elle reparèrent le mieux qu'ils purent le dommage que la porte +trop rudement poussée avoit fait à la pauvre dame. Quelque impatience +qu'eût le Destin de sçavoir si Ragotin disoit vrai, il ne suivit point +son impetuosité, et ne quitta point la Bouvillon que son visage ne fût +lavé et essuyé et la bosse de son front bandée, non sans appeler souvent +Ragotin etourdi, qui pour tout cela ne laissa pas de le tirailler pour +le faire venir où il avoit envie de le conduire. + +[Note 271: Est-ce à Mme Bouvillon qu'Alceste auroit emprunté la +répétition de son fameux «Je ne dis pas cela?»] + +[Note 272: Espèce de bonnet à l'angloise, qui servoit pour le jour +et la nuit, et dont on abattoit les bords pour se garantir le visage. +(Dict. de Leroux et de Furetière.) Scarron, dans le Virgile travesti +(liv. 8), cite les tapabors parmi les seize espèces de couvre-chefs +qu'il énumère. + +Ce mot de tapabor, comme celui de tabar (manteau), venoit probablement +de l'espagnol tapar (courir), en provençal tapa. V. Rev. fr., nouv. +série, no 78, p. 367, art. de M. Th. Bernard.] + + + + +CHAPITRE XI. + +Des moins divertissans du present volume. + +Il etoit vrai que mademoiselle Angelique venoit d'arriver, conduite par +le valet de Leandre. Ce valet eut assez d'esprit pour ne donner point à +connoître que Leandre fût son maître, et mademoiselle Angelique fit +l'etonnée de le voir si bien vêtu, et fit par adresse ce que la Rancune +et l'Olive avoient fait tout de bon. Leandre demandoit à mademoiselle +Angelique et à son valet, qu'il faisoit passer pour un de ses amis, où +et comment il l'avoit trouvée, lorsque Ragotin entra, menant le Destin +comme en triomphe, ou plutôt le traînant après soi, parcequ'il n'alloit +pas assez vite au gré de son esprit chaud. Le Destin et Angelique +s'embrassèrent avec de grands temoignages d'amitié, et avec cette +tendresse que ressentent les personnes qui s'aiment quand, après une +longue absence, ou quand n'esperant plus de se revoir, elles se trouvent +ensemble par une rencontre inopinée. Leandre et elle ne se caressèrent +que de leurs yeux, qui se dirent bien des choses, si peu qu'ils se +regardèrent, remettant le reste à la première entrevue particulière. + +Cependant le valet de Leandre commença sa narration, et dit à son +maître, comme s'il eût parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté pour +suivre les ravisseurs d'Angelique, comme il l'en avoit prié, il ne les +avoit perdus de vue qu'à la couchée, et le lendemain jusqu'à un bois, à +l'entrée duquel il avoit eté etonné d'y trouver mademoiselle Angelique +seule, à pied et fort eplorée. Et il ajouta que, lui ayant dit qu'il +etoit ami de Leandre et que c'etoit à sa prière qu'il la suivoit, elle +s'etoit fort consolée et l'avoit conjuré de la conduire au Mans ou de la +mener auprès de Leandre, s'il sçavoit où le trouver. «C'est, +continua-t-il, à mademoiselle à vous dire pourquoi ceux qui l'enlevoient +l'ont ainsi abandonnée: car je ne lui en ai osé parler, la voyant si +affligée pendant le chemin que nous avons fait ensemble que j'ai eu +souvent peur que ses sanglots ne la suffoquassent.» + +Les moins curieux de la compagnie eurent grande impatience d'apprendre +de mademoiselle Angelique une aventure qui leur sembloit si etrange. Car +que pouvoit-on se figurer d'une fille enlevée avec tant de violence, et +rendue ou bien abandonnée si facilement, et sans que les ravisseurs y +fussent forcés? Mademoiselle Angelique pria qu'on fît en sorte qu'elle +se pût coucher; mais, l'hôtellerie etant pleine, le bon curé lui fit +donner une chambre chez sa soeur[273], qui logeoit dans la maison +voisine, et qui etoit veuve d'un des plus riches fermiers du pays. +Angelique n'avoit pas si grand besoin de dormir que de se reposer; c'est +pourquoi le Destin et Leandre l'allèrent trouver aussitôt qu'ils sçurent +qu'elle etoit dans son lit. Encore qu'elle fût bien aise que le Destin +fût confident de son amour, elle ne le pouvoit regarder sans rougir. Le +Destin eut pitié de sa confusion, et, pour l'occuper à autre chose qu'à +se defaire, la pria de leur conter ce que le valet de Leandre ne leur +avoit pu dire; ce qu'elle fit en cette sorte: + +[Note 273: Pour la justification de ces bons rapports que Scarron +établit entre des comédiens et des gens d'église, on peut consulter +Chappuzeau (Le théât. fr., liv. 3, 5): leur assiduité (des acteurs) aux +exercices pieux. De même les acteurs nomades que nous montre Rojas dans +le Voyage amusant, au milieu de leur vie peu réglée, sont dévots, +assistent à la messe et font partie de confréries pieuses. V. aussi plus +loin une de nos notes, 3e part, du Rom. com., ch. 6.] + +«Vous vous pouvez bien figurer quelle fut la surprise de ma mère et la +mienne, lorsque, nous promenant dans le parc de la maison où nous +etions, nous en vîmes ouvrir une petite porte qui donnoit dans la +campagne, et entrer par là cinq ou six hommes qui se saisirent de moi, +sans presque regarder ma mère, et m'emportèrent demi-morte de frayeur +jusque auprès de leurs chevaux. Ma mère, que vous sçavez être une des +plus resolues femmes du monde, se jeta toute furieuse sur le premier +qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable etat que, ne pouvant se tirer +de ses mains, il fut contraint d'appeler ses compagnons à son aide. +Celui qui le secourut, et qui fut assez lâche pour battre ma mère; comme +je l'en ouïs vanter par le chemin, etoit l'auteur de l'entreprise. Il ne +s'approcha point de moi tant que la nuit dura, pendant laquelle nous +marchâmes comme des gens qui fuient et que l'on suit. Si nous eussions +passé par des lieux habités, mes cris etoient capables de les faire +arrêter; mais ils se detournèrent autant qu'ils purent de tous les +villages qu'ils trouvèrent, à la reserve d'un hameau, dont je reveillai +tous les habitans par mes cris. Le jour vint; mon ravisseur s'approcha +de moi, et ne m'eut pas sitôt regardée au visage que, faisant un grand +cri, il assembla ses compagnons et tint avec eux un conseil qui dura à +mon avis près d'une demi-heure. Mon ravisseur me paroissoit aussi enragé +que j'etois affligée. Il juroit à faire peur à tous ceux qui +l'entendoient, et querella presque tous ses camarades. Enfin leur +conseil tumultueux finit, et je ne sçais ce qu'on y avoit resolu. On se +remit à marcher, et je commençai à n'être plus traitée si +respectueusement que je l'avois eté. Ils me querelloient toutes les fois +qu'ils m'entendoient plaindre, et faisoient des imprecations contre moi, +comme si je leur eusse fait bien du mal. Ils m'avoient enlevée comme +vous avez vu avec un habit de theâtre, et, pour le cacher, ils m'avoient +couverte d'une de leurs casaques. Ils trouvèrent un homme sur le chemin, +de qui ils s'informèrent de quelque chose. Je fus bien etonnée de voir +que c'etoit Leandre, et je crois qu'il fut bien surpris de me +reconnoître, ce qu'il fit aussitôt que mon habit, que je decouvris +exprès et qui lui etoit fort connu, lui frappa la vue en même temps +qu'il me vit au visage. Il vous aura dit ce qu'il fit. Pour moi, voyant +tant d'epées tirées sur Leandre, je m'evanouis entre les mains de celui +qui me tenoit embrassée sur son cheval, et, quand je revins de mon +evanouissement, je vis que nous marchions, et ne vis plus Leandre. Mes +cris en redoublèrent, et mes ravisseurs, dont il y en avoit un de +blessé, prirent leur chemin à travers les champs et s'arrêtèrent hier +dans un village, où ils couchèrent comme des gens de guerre. Ce matin, à +l'entrée d'un bois, ils ont rencontré un homme qui conduisoit une +demoiselle à cheval. Ils l'ont demasquée, l'ont reconnue, et, avec toute +la joie que font paroître ceux qui trouvent ce qu'ils cherchent, l'ont +emmenée, après avoir donné quelques coups à celui qui la conduisoit. +Cette demoiselle faisoit des cris autant que j'en avois fait, et il me +sembloit que sa voix ne m'etoit pas inconnue. Nous n'avions pas avancé +cinquante pas dans le bois que celui que je vous ai dit paroître le +maître des autres s'approcha de l'homme qui me tenoit, et lui dit +parlant de moi: «Fais mettre pied à terre à cette crieuse.» Il fut obéi; +ils me laissèrent, se derobèrent à ma vue, et je me trouvai seule et à +pied. L'effroi que j'eus de me voir seule eût eté capable de me faire +mourir, si monsieur, qui m'a conduite ici, et qui nous suivoit de loin, +comme il vous a dit, ne m'eût trouvée. Vous savez tout le reste; mais, +continua-t-elle, adressant la parole au Destin, je crois vous devoir +dire que la demoiselle qu'ils m'ont ainsi preferée ressemble à votre +soeur ma compagne, a même son de voix, et que je ne sçais qu'en croire: +car l'homme qui etoit avec elle ressemble au valet que vous avez pris +depuis que Leandre vous a quitté, et je ne puis m'ôter de l'esprit que +ce ne soit lui-même.--Que me dites-vous là! dit alors le Destin, fort +inquiet.--Ce que je pense, lui repondit Angelique. On peut, +continua-t-elle, se tromper à la ressemblance des personnes, mais j'ai +grand'peur de ne m'être pas trompée.--J'en ai grand'peur aussi, repartit +le Destin, le visage tout changé, et je crois avoir un ennemi dans la +province de qui je dois tout craindre. Mais qui auroit mis à l'entrée de +ce bois ma soeur, que Ragotin quitta hier au Mans? Je vais prier +quelqu'un de mes camarades d'y aller en diligence, et je l'attendrai ici +pour determiner ce que j'aurai à faire selon les nouvelles qu'il +m'apprendra.» + +Comme il achevoit ces paroles, il s'ouït appeler dans la rue; il regarda +par la fenêtre, et vit M. de la Garouffière qui etoit revenu de sa +visite et qui lui dit qu'il avoit une importante affaire à lui +communiquer. Il l'alla trouver et laissa Leandre et Angelique ensemble, +qui eurent ainsi la liberté de se caresser après une fâcheuse absence et +de se faire part des sentimens qu'ils avoient eus l'un pour l'autre. Je +crois qu'il y eût eu bien du plaisir à les entendre, mais il vaut mieux +pour eux que leur entrevue ait eté secrète. Cependant le Destin +demandoit à la Garouffière ce qu'il desiroit de lui. «Connoissez-vous un +gentilhomme nommé Verville et est-il de vos amis? lui dit la +Garouffière.--C'est la personne du monde à qui je suis le plus obligé et +que j'honore le plus, et je crois n'en être pas haï, dit le Destin.--Je +le crois, repartit la Garouffière; je l'ai vu aujourd'hui chez le +gentilhomme que j'etois allé voir; en dînant on a parlé de vous, et +Verville depuis n'a pu parler d'autre chose: il m'a fait cent questions +sur vous dont je ne l'ai pu satisfaire, et, sans la parole que je lui ai +donnée que je vous enverrois le trouver, ce qu'il ne doute point que +vous ne fassiez, il seroit venu ici, quoiqu'il ait des affaires où il +est.» + +Le Destin le remercia des bonnes nouvelles qu'il lui apprenoit, et, +s'etant informé du lieu où il trouveroit Verville, se resolut d'y aller, +esperant d'apprendre de lui des nouvelles de son ennemi Saldagne, qu'il +ne doutoit point être l'auteur de l'enlevement d'Angelique, et qu'il +n'eût aussi entre ses mains sa chère l'Etoile, s'il etoit vrai que ce +fût elle qu'Angelique pensoit avoir reconnue. Il pria ses camarades de +retourner au Mans rejouir la Caverne des nouvelles de sa fille +retrouvée, et leur fit promettre de lui renvoyer un homme exprès, ou que +quelqu'un d'eux reviendroit lui-même lui dire en quel etat seroit +mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la Garouffière du chemin qu'il +devoit prendre et du nom du bourg où il devoit trouver Verville; il fit +promettre au curé que sa soeur auroit soin d'Angelique jusqu'à tant +qu'on la vînt querir du Mans, prit le cheval de Leandre et arriva devers +le soir dans le bourg qu'il cherchoit. Il ne jugea pas à propos d'aller +chercher lui-même Verville, de peur que Saldagne, qu'il croyoit dans le +pays, ne se rencontrât avec lui quand il l'aborderoit. Il descendit donc +dans une mechante hôtellerie, d'où il envoya un petit garçon dire à M. +de Verville que le gentilhomme qu'il avoit souhaité de voir le +demandoit. Verville le vint trouver, se jeta à son col et le tint +long-temps embrassé sans lui pouvoir parler, de trop de tendresse. + +Laissons-les s'entrecaresser comme deux personnes qui s'aiment beaucoup +et qui se rencontrent après avoir cru qu'elles ne se verroient jamais, +et passons au suivant chapitre. + + + + +CHAPITRE XII. + +Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent. + +Verville et le Destin se rendirent compte de tout ce qu'ils ignoroient +des affaires de l'un et de l'autre. Verville lui dit des merveilles de +la brutalité de son frère Saint-Far et de la vertu de sa femme à la +souffrir; il exagera la felicité dont il jouissoit en possedant la +sienne, et lui apprit des nouvelles du baron d'Arques et de M. de +Saint-Sauveur. Le Destin lui conta toutes ses aventures sans lui rien +cacher, et Verville lui avoua que Saldagne etoit dans le pays, toujours +un fort malhonnête homme et fort dangereux, et lui promit, si +mademoiselle de l'Etoile etoit entre ses mains, de faire tout son +possible pour le decouvrir, et de servir le Destin et de sa personne et +de tous ses amis en tout ce qu'il en auroit affaire pour la delivrer. +«Il n'a point d'autre retraite dans le pays, lui dit Verville, que chez +mon père et chez je ne sçais quel gentilhomme qui ne vaut pas mieux que +lui, et qui n'est pas maître en sa maison, etant cadet des cadets. Il +faut qu'il nous revienne voir s'il demeure dans la province; mon père et +nous le souffrons à cause de l'alliance; Saint-Far ne l'aime plus, +quelque rapport qu'il y ait entre eux. Je suis donc d'avis que vous +veniez demain avec moi; je sçais où je vous mettrai; vous n'y serez vu +que de ceux que vous voudrez voir, et cependant je ferai observer +Saldagne, et on l'eclairera de si près qu'il ne fera rien que nous ne le +sçachions.» Le Destin trouva beaucoup de raison dans le conseil que lui +donnoit son ami, et resolut de le suivre. Verville retourna souper avec +le seigneur du bourg, vieil homme, son parent, et dont il pensoit +heriter, et le Destin mangea ce qu'il trouva dans son hôtellerie et se +coucha de bonne heure pour ne faire pas attendre Verville, qui faisoit +etat de partir de grand matin pour retourner chez son père. + +Ils partirent à l'heure arrêtée, et, durant trois lieues qu'ils firent +ensemble, s'entr'apprirent plusieurs particularités qu'ils n'avoient pas +eu le temps de se dire. Verville mit le Destin chez un valet qu'il avoit +marié dans le bourg, et qui y avoit une petite maison fort commode, à +cinq cents pas du château du baron d'Arques. Il donna ordre qu'il y fût +secretement, et lui promit de le revenir trouver bientôt. Il n'y avoit +pas plus de deux heures que Verville l'avoit quitté quand il le vint +retrouver, et lui dit en l'abordant qu'il avoit bien des choses à lui +dire. Le Destin pâlit et s'affligea par avance, et Verville, par avance, +lui fit esperer un remède au malheur qu'il lui alloit apprendre. «En +mettant pied à terre, lui dit-il, j'ai trouvé Saldagne, que l'on portoit +à quatre dans une chambre basse. Son cheval s'est abattu sous lui à une +lieue d'ici et l'a tout brisé; il m'a dit qu'il avoit à me parler, et +m'a prié de le venir trouver dans sa chambre aussitôt qu'un chirurgien +qui etoit present auroit vu sa jambe, qui est fort foulée de sa chute. +Lorsque nous avons eté seuls: «Il faut, m'a-t-il dit, que je vous revèle +toujours mes fautes, encore que vous soyez le moins indulgent de mes +censeurs et que votre sagesse fasse toujours peur à ma folie. Ensuite de +cela il m'a avoué qu'il avoit enlevé une comedienne[274] dont il avoit +eté toute sa vie amoureux, et qu'il me conteroit des particularités de +cet enlevement qui me surprendroient. Il m'a dit que ce gentilhomme que +je vous ai dit être de ses amis ne lui avoit pu trouver de retraite en +toute la province, et avoit eté obligé de le quitter et d'emmener avec +lui les hommes qu'il lui avoit fournis pour le servir dans son +entreprise, à cause qu'un de ses frères, qui se mêloit de faire des +convois de faux sel, etoit guetté par les archers des gabelles et avoit +besoin de ses amis pour se mettre à couvert. Tellement, m'a-t-il dit, +que, n'osant paroître dans la moindre ville, à cause que mon affaire a +fait grand bruit, je suis venu ici avec ma proie. J'ai prié ma soeur, +votre femme, de la retirer dans son appartement, loin de la vue du baron +d'Arques, dont je redoute la severité, et je vous conjure, puisque je ne +la puis garder ceans, et que je n'ai que deux valets, les plus sots du +monde, de me prêter le vôtre pour la conduire avec les miens jusqu'en la +terre que j'ai en Bretagne, où je me ferai porter aussitôt que je +pourrai monter à cheval. Il m'a demandé si je ne lui pourrois point +donner quelques hommes, outre mon valet: car, tout étourdi qu'il est, il +voit bien qu'il est bien difficile à trois hommes de mener loin une +fille enlevée sans son consentement. Pour moi, je lui ai fait la chose +fort aisée, ce qu'il a cru bientôt, comme les fous espèrent facilement. +Ses valets ne vous connaissent point, le mien est fort habile et m'est +fort fidèle. Je lui ferai dire à Saldagne qu'il aura avec lui un homme +de resolution de ses amis, ce sera vous; votre maîtresse en sera +avertie, et cette nuit, qu'ils font etat de faire grande traite à la +clarté de la lune, elle se feindra malade au premier village. Il faudra +s'arrêter; mon valet tâchera d'enivrer les hommes de Saldagne, ce qui +est fort aisé; il vous facilitera les moyens de vous sauver avec la +demoiselle, et, faisant accroire aux deux ivrognes que vous êtes dejà +allé après, il les menera par un chemin contraire au vôtre.» + +[Note 274: Il y a beaucoup d'enlèvements soit dans le Roman comique +proprement dit, soit dans les histoires subsidiaires qui y sont +intercalées. On aimeroît à voir dans les premiers une satire ou une +parodie comme Sorel en a fait en passant dans Le Berger extravagant +(liv. II), s'ils n'étoient racontés si sérieusement; mais il faut +simplement y voir une influence des romans héroïques à laquelle n'ont +pas su se dérober Scarron et son continuateur. Dans le Cyrus, Mandane +est enlevée quatre fois, et par quatre amoureux différents, ou même huit +fois, suivant Boileau. Aussi Minos s'écrie-t-il: «Voilà une beauté qui a +passé par bien des mains!» (Hér. de rom.). Et, dans Le Parnasse réformé, +Guéret, se ressouvenant de cet abus des enlèvements, prononce cet arrêt: +«Déclarons que nous ne reconnoissons pas pour héroïnes toutes les femmes +qui auront eté enlevées plus d'une fois.» (Art. 19.) Sarrazin a fait une +ballade pour chanter la mode des enlèvements par amour. Il faut dire que +les chroniqueurs du XVIIe siècle justifient sur ce point les romanciers +du reproche d'invraisemblance.] + +Le Destin trouva beaucoup de vraisemblance en ce que lui proposa +Verville, dont le valet, qu'il avoit envoyé querir, entra à l'heure même +dans la chambre. Ils concertèrent ensemble ce qu'ils avoient à faire. +Verville fut enfermé le reste du jour avec le Destin, ayant peine à le +quitter après une si longue absence, qui possible devoit être bientôt +suivie d'une autre plus longue encore. Il est vrai que le Destin espera +de voir Verville à Bourbon, où il devoit aller, et où le Destin lui +promit de faire aller sa troupe. + +La nuit vint. Le Destin se trouva au lieu assigné avec le valet de +Verville; les deux valets de Saldagne n'y manquèrent pas, et Verville +lui-même leur mit entre les mains mademoiselle de l'Etoile. Figurez-vous +la joie de deux jeunes amans, qui s'aimoient autant qu'on se peut aimer, +et la violence qu'ils se firent à ne se parler point. A demi-lieue de +là, l'Etoile commença de se plaindre; on l'exhorta d'avoir courage +jusqu'à un bourg distant de deux lieues, où l'on lui fit esperer qu'elle +se reposeroit. Elle feignit que son mal augmentoit toujours. Le valet de +Verville et le Destin en faisoient fort les empêchés pour preparer les +valets de Saldagne à ne trouver pas etrange que l'on s'arrêtât si près +du lieu d'où ils etoient partis. Enfin on arriva dans le bourg, et on +demanda à loger dans l'hôtellerie, qui heureusement se trouva pleine +d'hôtes et de buveurs. Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la +malade à la chandelle qu'elle ne l'avoit fait dans l'obscurité. Elle se +coucha tout habillée et pria qu'on la laissât reposer seulement une +heure, et dit qu'après cela elle croyoit pouvoir monter à cheval. Les +valets de Saldagne, de francs ivrognes, laissèrent tout faire au valet +de Verville, qui etoit chargé des ordres de leur maître, et +s'attachèrent bientôt à quatre ou cinq paysans, ivrognes aussi grands +qu'eux. Les uns et les autres se mirent à boire sans songer à tout le +reste du monde. Le valet de Verville de temps en temps buvoit un coup +avec eux pour les mettre en train, et, sous prétexte d'aller voir +comment se portoit la malade pour partir le plus tôt qu'elle le +pourroit, il l'alla faire remonter à cheval, et le Destin aussi, qu'il +informa du chemin qu'il devoit prendre. Il retourna à ses buveurs, leur +dit qu'il avoit trouvé leur demoiselle endormie, et que c'etoit signe +qu'elle seroit bientôt en etat de monter à cheval. Il leur dit aussi que +le Destin s'etoit jeté sur un lit, et puis se mit à boire et à porter +des santés aux deux valets de Saldagne, qui avoient dejà la leur fort +endommagée. Ils burent avec excès, s'enivrèrent de même et ne purent +jamais se lever de table. On les porta dans une grange, car ils eussent +gâté les lits où on les eût couchés. Le valet de Verville fit l'ivrogne, +et, ayant dormi jusqu'au jour, reveilla brusquement les valets de +Saldagne, leur disant d'un visage fort affligé que leur demoiselle +s'etoit sauvée, qu'il avoit fait partir après son camarade, et qu'il +falloit monter à cheval et se separer pour ne la manquer pas. Il fut +plus d'une heure à leur faire comprendre ce qu'il leur disoit, et je +crois que leur ivresse dura plus de huit jours. Comme toute l'hôtellerie +s'etoit enivrée cette nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux servantes, on ne +songea seulement pas à s'informer ce qu'etoient devenus le Destin et sa +demoiselle, et même je crois que l'on ne se souvint non plus d'eux que +si on ne les eût jamais vus. + +Cependant que tant de gens cuvent leur vin, que le valet de Verville +fait l'inquieté et presse les valets de Saldagne de partir, et que ces +deux ivrognes ne s'en hâtent pas davantage, le Destin gagne pays avec sa +chère mademoiselle de l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrouvée et ne +doutant point que le valet de Verville n'eût fait prendre à ceux de +Saldagne un chemin contraire au sien. La lune etoit alors fort claire, +et ils etoient dans un grand chemin aisé à suivre et qui les conduisoit +à un village où nous les allons faire arriver dans le suivant chapitre. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Mechante action du sieur de la Rappinière. + +Le Destin avoit grande impatience de sçavoir de sa chère l'Etoile par +quelle aventure elle s'etoit trouvée dans le bois où Saldagne l'avoit +prise, mais il avoit encore plus grande peur d'être suivi. Il ne songea +donc qu'à piquer sa bête, qui n'etoit pas fort bonne, et à presser de la +voix et d'une houssine qu'il rompit à un arbre le cheval de l'Etoile, +qui etoit une puissante haquenée[275]. Enfin, les deux jeunes amans se +rassurèrent, et, s'étant dit quelques douces tendresses (car il y avoit +lieu d'en dire après ce qui venoit d'arriver; et, pour moi, je n'en +doute point, quoique je n'en sçache rien de particulier); après donc +s'être bien attendri le coeur l'un à l'autre, l'Etoile fit sçavoir au +Destin tous les bons offices qu'elle avoit rendus à la Caverne: «Et je +crains bien, lui dit-elle, que son affliction ne la fasse malade, car je +n'en vis jamais une pareille. Pour moi, mon cher frère, vous pouvez bien +penser que j'eus autant besoin de consolation qu'elle, depuis que votre +valet, m'ayant amené un cheval de votre part, m'apprit que vous aviez +trouvé les ravisseurs d'Angelique et que vous en aviez eté fort +blessé.--Moi blessé! interrompit le Destin; je ne l'ai point eté ni en +danger de l'être, et je ne vous ai point envoyé de cheval: il y a +quelque mystère ici que je ne comprends point. Je me suis aussi tantôt +etonné de ce que vous m'avez si souvent demandé comment je me portois et +si je n'etois point incommodé d'aller si vite.--Vous me rejouissez et +m'affligez tout ensemble, lui dit l'Etoile; vos blessures m'avoient +donné une terrible inquietude, et ce que vous me venez de dire me fait +croire que votre valet a eté gagné par nos ennemis pour quelque mauvais +dessein qu'on a contre nous.--Il a plutôt eté gagné par quelqu'un qui +est trop de nos amis, lui dit le Destin. Je n'ai point d'ennemi que +Saldagne, mais ce ne peut être lui qui ait fait agir mon traître de +valet, puisque je sçais qu'il l'a battu quand il vous a trouvée.--Et +comment le sçavez-vous? lui demanda l'Etoile, car je ne me souviens pas +de vous en avoir rien dit.--Vous le sçaurez aussitôt que vous m'aurez +appris de quelle façon on vous a tirée dû Mans.--Je ne vous en puis +apprendre autre chose que ce que je vous viens de dire, reprit l'Etoile. +Le jour d'après que nous fûmes revenues au Mans, la Caverne et moi, +votre valet m'amena un cheval de votre part, et me dit, faisant fort +l'affligé, que vous aviez eté blessé par les ravissurs d'Angelique et +que vous me priiez de vous aller trouver. Je montai à cheval dès l'heure +même, encore qu'il fût bien tard; je couchai à cinq lieues du Mans, en +un lieu dont je ne sçais pas le nom, et le lendemain, à l'entrée d'un +bois, je me trouvai arrêtée par des personnes que je ne connoissois +point. Je vis battre votre valet et j'en fus fort touchée. Je vis jeter +fort rudement une femme de dessus un cheval, et je reconnus que c'etoit +ma compagne; mais le pitoyable état où je me trouvois et l'inquietude +que j'avois pour vous m'empêchèrent de songer davantage à elle. On me +mit en sa place, et on marcha jusqu'au soir; après avoir fait beaucoup +de chemin, le plus souvent au travers des champs, nous arrivâmes bien +avant dans la nuit auprès d'une gentilhommière[276], où je remarquai +qu'on ne nous voulut pas recevoir. Ce fut là que je reconnus Saldagne, +et sa vue acheva de me desesperer. Nous marchâmes encore long-temps, et +enfin on me fit entrer comme en cachette dans la maison d'où vous m'avez +heureusement tirée.» + +[Note 275: On sait qu'on appeloit haquenée un cheval qui alloit +l'amble.] + +[Note 276: Maison de campagne d'un gentilhomme.] + +L'Etoile achevoit la relation de ses aventures quand le jour commença de +paroître. Ils se trouvèrent alors dans le grand chemin du Mans, et +pressèrent leurs bêtes plus fort qu'ils n'avoient fait encore, pour +gagner un bourg qu'ils voyoient devant eux. Le Destin souhaitoit +ardemment d'attraper son valet, pour decouvrir de quel ennemi, outre le +mechant Saldagne, ils avoient à se garder dans le pays; mais il n'y +avoit pas grande apparence qu'après le mechant tour qu'il lui avoit +fait, il se remît en lieu où il le pût trouver. Il apprenoit à sa chère +l'Etoile tout ce qu'il sçavoit de sa compagne Angelique, quand un homme +etendu de son long auprès d'une haie fit si grand'peur à leurs chevaux +que celui du Destin se deroba presque de dessous lui et celui de +mademoiselle de l'Etoile la jeta par terre. Le Destin, effrayé de sa +chute, l'alla relever aussi vite que le lui put permettre son cheval, +qui reculoit toujours ronflant, soufflant et bronchant comme un cheval +effarouché qu'il etoit. La demoiselle n'etoit point blessée; les chevaux +se rassurèrent, et le Destin alla voir si l'homme gisant etoit mort ou +endormi. On peut dire qu'il etoit l'un et l'autre, puisqu'il etoit si +ivre qu'encore qu'il ronflât bien fort, marque assurée qu'il etoit en +vie, le Destin eût bien de la peine à l'eveiller. Enfin, à force d'être +tiraillé, il ouvrit les yeux et se decouvrit au Destin pour être son +même valet qu'il avoit si grande envie de trouver. Le coquin, tout ivre +qu'il etoit, reconnut bientôt son maître, et se troubla si fort en le +voyant que le Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui avoit faite, +dont il ne l'avoit encore que soupçonné. Il lui demanda pourquoi il +avoit dit à mademoiselle de l'Etoile qu'il etoit blessé; pourquoi il +l'avoit fait sortir du Mans; où il l'avoit voulu mener; qui lui avoit +donné un cheval. Mais il n'en put tirer la moindre parole, soit qu'il +fût trop ivre, ou qu'il le contrefît plus qu'il ne l'etoit. Le Destin se +mit en colère, lui donna quelques coups de plat d'epée, et, lui ayant +lié les mains du licol de son cheval, se servit de celui du cheval de +mademoiselle de l'Etoile pour mener en lesse le criminel. Il coupa une +branche d'arbre dont il se fit un bâton de taille considerable pour s'en +servir en temps et lieu, quand son valet refuseroit de marcher de bonne +grace. Il aida à sa demoiselle à monter à cheval; il monta sur le sien +et continua son chemin, son prisonnier à son côté en guise de limier. + +Le bourg qu'avoit vu le Destin etoit le même d'où il etoit parti deux +jours devant et où il avoit laissé monsieur de la Garouffière et sa +compagnie, qui y etoit encore, à cause que madame Bouvillon avoit eté +malade d'un furieux colera morbus[277]. Quand le Destin y arriva, il n'y +trouva plus la Rancune, l'Olive et Ragotin, qui etoient retournés au +Mans. Pour Leandre, il ne quitta point sa chère Angelique. Je ne vous +dirai point de quelle façon elle reçut mademoiselle de l'Etoile. + +[Note 277: Ces mots colera morbus se prenoient quelquefois alors +comme synonyme de colique violente.] + +On peut aisement se figurer les caresses que se devoient faire deux +filles qui s'aimoient beaucoup, et même après les dangers où elles +s'etoient trouvées. Le Destin informa monsieur de la Garouffière du +succès de son voyage, et, après l'avoir quelque temps entretenu en +particulier, on fit entrer dans une chambre de l'hôtellerie le valet du +Destin. Là il fut interrogé de nouveau, et, sur ce qu'il voulut encore +faire le muet, on fit apporter un fusil pour lui serrer les pouces. A +l'aspect de la machine, il se mit à genoux, pleura bien fort, demanda +pardon à son maître et lui avoua que la Rappinière lui avoit fait faire +tout ce qu'il avoit fait et lui avoit promis en recompense de le prendre +à son service. On sçut aussi de lui que la Rappinière etoit en une +maison à deux lieues de là, qu'il avoit usurpée sur une pauvre veuve. Le +Destin parla encore en particulier à monsieur de la Garouffière, qui +envoya en même temps un laquais dire à la Rappinière qu'il le vînt +trouver pour une affaire de consequence. Ce conseiller de Rennes avoit +grand pouvoir sur ce prevôt du Mans. Il l'avoit empêché d'être roué en +Bretagne et l'avoit toujours protegé dans toutes les affaires +criminelles qu'il avoit eues. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un +grand scelerat, mais la femme de la Rappinière etoit un peu sa parente. +Le laquais qu'on avoit envoyé à la Rappinière le trouva prêt à monter à +cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il eut appris que monsieur de la +Garouffière le demandoit, il partit pour le venir trouver. Cependant la +Garouffière, qui pretendoit fort au bel esprit, s'etoit fait apporter un +portefeuille, d'où il tira des vers de toutes les façons, tant bons que +mauvais. Il les lut au Destin, et ensuite une historiette qu'il avoit +traduite de l'espagnol, que vous allez lire dans le suivant chapitre. + +FIN DU CHAPITRE XIII ET DU TOME PREMIER. + + + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + PAR SCARRON + + NOUVELLE ÉDITION + Revue, annotée et précédée d'une Introduction + PAR + M. VICTOR FOURNEL + + TOME II + + + + A PARIS + Chez P. JANNET, Libraire + + MDCCCLVII + +Paris, imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les +caractères elzeviriens de P. JANNET. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Le juge de sa propre cause[278]. + +Ce fut en Afrique, entre des rochers voisins de la mer, et qui ne sont +eloignés de la grande ville de Fez que d'une heure de chemin, que le +prince Mulei, fils du roi de Maroc, se trouva seul et à la nuit, après +s'être egaré à la chasse. Le ciel etoit sans le moindre nuage, la mer +etoit calme, et la lune et les etoiles la rendoient toute brillante; +enfin, il faisoit une de ces belles nuits des pays chauds qui sont plus +agreables que les plus beaux jours de nos regions froides. Le prince +maure, galopant le long du rivage, se divertissoit à regarder la lune et +les étoiles, qui paroissoient sur la surface de la mer comme dans un +miroir, quand des cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui +donnèrent la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où il croyoit qu'ils +pouvoient partir. Il y poussa son cheval, qui sera si l'on veut un +barbe, et trouva entre des rochers une femme qui se defendoit, autant +que ses forces le pouvoient permettre, contre un homme qui s'efforçoit +de lui lier les mains, tandis qu'une autre femme tâchoit de lui fermer +la bouche d'un linge. L'arrivée du jeune prince empêcha ceux qui +faisoient cette violence de la continuer, et donna quelque relâche à +celle qu'ils traitoient si mal. Mulei lui demanda ce qu'elle avoit à +crier, et aux autres ce qu'ils lui vouloient faire; mais, au lieu de lui +repondre, cet homme alla à lui le cimeterre à la main, et lui en porta +un coup qui l'eût dangereusement blessé s'il ne l'eût evité par la +vitesse de son cheval. «Mechant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer au +prince de Fez!--Je t'ai bien reconnu pour tel, lui repondit le Maure; +mais c'est à cause que tu es mon prince et que tu me peux punir qu'il +faut que j'aie ta vie ou que je perde la mienne.» + +[Note 278: Traduit du neuvième récit des Novelas exemplares y +amorosas de dona Maria de Zayas. Le titre seul de cette nouvelle indique +suffisamment son origine. On connoît, dans la littérature espagnole, le +Geôlier de soi-même, de Caldéron; le Médecin de son honneur et le +Peintre de son déshonneur, du même; le Vengeur de son injure, de Moreto; +sans parler du Fils de soi-même, de Lope, et bien d'autres pièces +portant des titres analogues. Lope de Vega a fait un drame intitulé: El +juez en su causa. (V. notre notice.)] + +En achevant ces paroles, il se lança contre Mulei avec tant de furie que +le prince, tout vaillant qu'il etoit, fut reduit à songer moins à +attaquer qu'à se defendre d'un si dangereux ennemi. Les deux femmes +cependant etoient aux mains, et celle qui un moment auparavant se +croyoit perdue empêchoit l'autre de s'enfuir, comme si elle n'eût point +douté que son defenseur n'emportât la victoire. Le desespoir augmente le +courage, et en donne même quelquefois à ceux qui en ont le moins. +Quoique la valeur du prince fût incomparablement plus grande que celle +de son ennemi et fût soutenue d'une vigueur et d'une adresse qui +n'etoient pas communes, la punition que meritoit le crime du Maure lui +fit tout hasarder et lui donna tant de courage et de force que la +victoire demeura long-temps douteuse entre le prince et lui; mais le +ciel, qui protège d'ordinaire ceux qu'il elève au dessus des autres, fit +heureusement passer les gens du prince assez près de là pour ouïr le +bruit des combattans et les cris des deux femmes. Ils y coururent et +reconnurent leur maître dans le temps qu'ayant choqué celui qu'ils +virent les armes à la main contre lui, il l'avoit porté par terre, où il +ne le voulut pas tuer, le reservant à une punition exemplaire. Il +defendit à ses gens de lui faire autre chose que de l'attacher à la +queue d'un cheval, de façon qu'il ne pût rien entreprendre contre +soi-même ni contre les autres. Deux cavaliers portèrent les deux femmes +en croupe, et en cet equipage-là Mulei et sa troupe arrivèrent à Fez à +l'heure que le jour commençoit de paroître. + +Ce jeune prince commandoit dans Fez aussi absolument que s'il en eût +dejà eté roi. Il fit venir devant lui le Maure, qui s'appeloit Amet, et +qui etoit fils d'un des plus riches habitans de Fez. Les deux femmes ne +furent connues de personne à cause que les Maures, les plus jaloux de +tous les hommes, ont un extrême soin de cacher aux yeux de tout le monde +leurs femmes et leurs esclaves. La femme que le prince avoit secourue le +surprit, et toute sa cour aussi, par sa beauté, plus grande que quelque +autre qui fût en Afrique, et par un air majestueux, que ne put cacher +aux yeux de ceux qui l'admirèrent un mechant habit d'esclave. L'autre +femme etoit vêtue comme le sont les femmes du pays qui ont quelque +qualité, et pouvoit passer pour belle, quoiqu'elle le fût moins que +l'autre; mais, quand elle auroit pu entrer en concurrence de beauté avec +elle, la pâleur que la crainte faisoit paroître sur son visage diminuoit +autant ce qu'elle y avoit de beau que celui de la première recevoit +d'avantage d'un beau rouge qu'une honnête pudeur y faisoit eclater. Le +Maure parut devant Mulei avec la contenance d'un criminel, et tint +toujours les yeux attachés contre terre. Mulei lui commanda de confesser +lui-même, son crime s'il ne vouloit mourir dans les tourmens. «Je sais +bien ceux qu'on me prepare et que j'ai merités, repondit-il fièrement, +et, s'il y avoit quelque avantage pour moi à ne rien avouer, il n'y a +point de tourmens qui me le fissent faire; mais je ne puis eviter la +mort, puisque je te l'ai voulu donner, et je veux bien que tu sçaches +que la rage que j'ai de ne t'avoir pas tué me tourmente davantage que ne +fera tout ce que tes bourreaux pourront inventer contre moi. Ces +Espagnoles, ajouta-t-il, ont eté mes esclaves: l'une a su prendre un bon +parti et s'accommoder à la fortune, se mariant avec mon frère Zaïde; +l'autre n'a jamais voulu changer de religion ni me savoir bon gré de +l'amour que j'avois pour elle.» Il ne voulut pas parler davantage, +quelque menace qu'on lui pût faire. Mulei le fit jeter dans un cachot, +chargé de fers; la renegate, femme de Zaïde, fut mise en une prison +séparée; la belle esclave fut conduite chez un Maure nommé Zulema, homme +de condition, Espagnol d'origine, qui avoit abandonné l'Espagne pour +n'avoir pu se resoudre à se faire chretien. Il etoit de l'illustre +maison de Zegris, autrefois si renommée dans Grenade[279], et sa femme, +Zoraïde, qui etoit de la même maison, avoit la reputation d'être la plus +belle femme de Fez, et aussi spirituelle que belle. Elle fut d'abord +charmée de la beauté de l'esclave chretienne, et le fut aussi de son +esprit dès les premières conversations qu'elle eut avec elle. Si cette +belle chretienne eût eté capable de consolation, elle en eût trouvé dans +les caresses de Zoraïde; mais, comme si elle eût evité tout ce qui +pouvoit soulager sa douleur, elle ne se plaisoit qu'à être seule, pour +pouvoir s'affliger davantage, et, quand elle etoit avec Zoraïde, elle se +faisoit une extrême violence pour retenir devant elle ses soupirs et ses +larmes. Le prince Mulei avoit une extrême envie d'apprendre ses +aventures; il l'avoit fait connoître à Zulema, et, comme il ne lui +cachoit rien, il lui avoit aussi avoué qu'il se sentoit porté à aimer la +belle chrétienne et qu'il le lui auroit dejà fait sçavoir si la grande +affliction qu'elle faisoit paroître ne lui eût fait craindre d'avoir un +rival inconnu en Espagne, qui, tout eloigné qu'il eût eté, l'eût pu +empêcher d'être heureux, même en un pays où il etoit absolu. Zulema +donna bon ordre à sa femme d'apprendre de la chretienne les +particularités de sa vie, et par quel accident elle etoit devenue +esclave d'Amet. Zoraïde en avoit autant d'envie que le prince, et n'eut +pas grande peine à y faire resoudre l'esclave espagnole, qui crut ne +devoir rien refuser à une personne qui lui donnoit tant de marques +d'amitié et de tendresse. Elle dit à Zoraïde qu'elle contenteroit sa +curiosité quand elle voudroit, mais que, n'ayant que des malheurs à lui +apprendre, elle craignoit de lui faire un recit fort ennuyeux. «Vous +verrez bien qu'il ne me le sera pas, lui repondit Zoraïde, par +l'attention que j'aurai à l'ecouter; et, par la part que j'y prendrai, +vous connoîtrez que vous ne pouvez en confier le secret à personne qui +vous aime plus que moi.» Elle l'embrassa en achevant ces paroles, la +conjurant de ne differer pas plus long-temps à lui donner la +satisfaction qu'elle lui demandoit. Elles etoient seules, et la belle +esclave, après avoir essuyé les larmes que le souvenir de ses malheurs +lui faisoit repandre, elle en commença le recit, comme vous l'allez +lire. + +[Note 279: Zegris est le nom plus ou moins défiguré d'une prétendue +famille, originaire d'Afrique, qui, avec celle des Abencerrages, auroit +joué un grand rôle dans Grenade. Les Abencerrages et les Zegris figurent +pour la première fois dans un roman chevaleresque de Ginez Pérès de +Hita. D'après une tradition qui paroît plus romanesque qu'historique, +ces deux maisons rivales auroient été tour-à-tour maîtresses de +l'Alhambra et de l'Albaycin, les deux principales forteresses de +Grenade, s'y seroient livré les assauts les plus terribles, et auroient +hâte, par leurs divisions, la chute de la ville et du royaume +(1480-92).] + +Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole, née à Valence et elevée avec +tout le soin que des personnes riches et de qualité, comme etoient mon +père et ma mère, devoient avoir d'une fille qui etoit le premier fruit +de leur mariage, et qui dès son bas âge paroissoit digne de leur plus +tendre affection. J'eus un frère plus jeune que moi d'une année; il +etoit aimable autant qu'on le pouvoit être, il m'aima autant que je +l'aimai, et notre amitié mutuelle alla jusqu'au point que, lorsque nous +n'etions pas ensemble, on remarquoit sur nos visages une tristesse et +une inquietude que les plus agreables divertissemens des personnes de +notre âge ne pouvoient dissiper. On n'osa donc plus nous séparer; nous +apprîmes ensemble tout ce qu'on enseigne aux enfans de bonne maison de +l'un et de l'autre sexe, et ainsi il arriva qu'au grand etonnement de +tout le monde, je n'etois pas moins adroite que lui dans tous les +exercices violens d'un cavalier, et qu'il reussissoit egalement bien +dans tout ce que les filles de condition sçavent le mieux faire. Une +education si extraordinaire fit souhaiter à un gentilhomme des amis de +mon père que ses enfans fussent elevés avec nous; il en fit la +proposition à mes parens, qui y consentirent, et le voisinage des +maisons facilita le dessein des uns et des autres. Ce gentilhomme +egaloit mon père en bien et ne lui cedoit pas en noblesse; il n'avoit +aussi qu'un fils et qu'une fille, à peu près de l'âge de mon frère et de +moi, et l'on ne doutoit point dans Valence que les deux maisons ne +s'unissent un jour par un double mariage. Dom Carlos et Lucie (c'etoit +le nom du frère et de la soeur) etoient egalement aimables: mon frère +aimoit Lucie et en etoit aimé, dom Carlos m'aimoit et je l'aimois aussi. +Nos parens le sçavoient bien, et, loin d'y trouver à redire, ils +n'eussent pas differé de nous marier ensemble si nous eussions eté moins +jeunes que nous etions. Mais l'etat heureux de nos amours innocentes fut +troublé par la mort de mon aimable frère: une fièvre violente l'emporta +en huit jours, et ce fut là le premier de mes malheurs. Lucie en fut si +touchée qu'on ne put jamais l'empêcher de se rendre religieuse; j'en fus +malade à la mort, et dom Carlos le fut assez pour faire craindre à son +père de se voir sans enfans, tant la perte de mon frère, qu'il aimoit, +le peril où j'etois et la resolution de sa soeur, lui furent sensibles. +Enfin la jeunesse nous guerit, et le temps modera notre affliction. + +Le père de dom Carlos mourut à quelque temps de là, et laissa son fils +fort riche et sans dettes. Sa richesse lui fournit de quoi satisfaire +son humeur magnifique. Les galanteries qu'il inventa pour me plaire +flattèrent ma vanité, rendirent son amour publique et augmentèrent la +mienne. Dom Carlos etoit souvent aux pieds de mes parens, pour les +conjurer de ne differer pas davantage de le rendre heureux en lui +donnant leur fille. Il continuoit cependant ses depenses et ses +galanteries. Mon père eut peur que son bien n'en diminuât à la fin, et +c'est ce qui le fit resoudre à me marier avec lui. Il fit donc esperer à +dom Carlos qu'il seroit bientôt son gendre, et dom Carlos m'en fit +paroître une joie si extraordinaire qu'elle m'eût pu persuader qu'il +m'aimoit plus que sa vie, quand je n'en aurois pas eté aussi assurée que +je l'etois. Il me donna le bal, et toute la ville en fut priée. Pour son +malheur et pour le mien, il s'y trouva un comte napolitain[280] que des +affaires d'importance avoient amené en Espagne. Il me trouva assez belle +pour devenir amoureux de moi, et pour me demander en mariage à mon père, +après avoir eté informé du rang qu'il tenoit dans le royaume de Valence. +Mon père se laissa eblouir au bien et à la qualité de cet etranger; il +lui promit tout ce qu'il lui demanda, et dès le jour même il declara à +dom Carlos qu'il n'avoit rien plus à pretendre en sa fille, me defendit +de recevoir ses visites, et me commanda en même temps de considerer le +comte italien comme un homme qui me devoit epouser au retour d'un voyage +qu'il alloit faire à Madrid. Je dissimulai mon deplaisir devant mon +père; mais, quand je fus seule, dom Carlos se representa à mon souvenir +comme le plus aimable homme du monde. Je fis reflexion sur tout ce que +le comte italien avoit de desagreable; je conçus une furieuse aversion +pour lui, et je sentis que j'aimois dom Carlos plus que je n'eusse +jamais cru l'aimer, et qu'il m'etoit egalement impossible de vivre sans +lui et d'être heureuse avec son rival. J'eus recours à mes larmes, mais +c'etoit un foible remède pour un mal comme le mien. Dom Carlos entra +là-dessus dans ma chambre, sans m'en demander la permission, comme il +avoit accoutumé. Il me trouva fondant en pleurs, et il ne put retenir +les siens, quelque dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il avoit +dans l'ame, jusqu'à tant qu'il eût reconnu les véritables sentimens de +la mienne. Il se jeta à mes pieds, me prenant les mains, et qu'il +mouilla de ses larmes: + +[Note 280: On n'ignore pas qu'à cette époque l'Espagne étoit +maîtresse du royaume de Naples, et que, par conséquent, les deux pays +entretenoient des relations fréquentes.] + +«Sophie, me dit-il, je vous perds donc, et un etranger, qui à peine vous +est connu, sera plus heureux que moi parcequ'il aura eté plus riche. Il +vous possedera, Sophie, et vous y consentez! vous que j'ai tant aimée, +qui m'avez voulu faire croire que vous m'aimiez, et qui m'etiez promise +par un père! mais, helas! un père injuste, un père interessé, et qui m'a +manqué de parole! Si vous etiez, continua-t-il, un bien qui se pût +mettre à prix, c'est ma seule fidelité qui vous pouvoit acquerir, et +c'est par elle que vous seriez encore à moi plutôt qu'à personne du +monde, si vous vous souveniez de celle que vous m'avez promise. Mais, +s'ecria-t-il, croyez-vous qu'un homme qui a eu assez de courage pour +elever ses desirs jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se venger de +celui que vous lui preferez, et trouverez-vous etrange qu'un malheureux +qui a tout perdu entreprenne toutes choses? Ah! si vous voulez que je +perisse seul, il vivra, ce rival bienheureux, puisqu'il a pu vous +plaire, et que vous le protegez; mais dom Carlos, qui vous est odieux, +et que vous avez abandonné à son desespoir, mourra d'une mort assez +cruelle pour assouvir la haine que vous avez pour lui.» + +«Dom Carlos, lui repondis-je, vous joignez-vous à un père injuste et à +un homme que je ne puis aimer pour me persecuter, et m'imputez-vous +comme un crime particulier un malheur qui nous est commun? Plaignez-moi +au lieu de m'accuser, et songez aux moyens de me conserver pour vous +plutôt que de me faire des reproches. Je pourrois vous en faire de plus +justes, et vous faire avouer que vous ne m'avez jamais assez aimée, +puisque vous ne m'avez jamais assez connue. Mais nous n'avons point de +temps à perdre en paroles inutiles. Je vous suivrai partout où vous me +menerez; je vous permets de tout entreprendre, et vous promets de tout +oser pour ne me separer jamais de vous.» + +Dom Carlos fut si consolé de mes paroles que sa joie le transporta aussi +fort qu'avoit fait sa douleur. Il me demanda pardon de m'avoir accusée +de l'injustice qu'il croyoit qu'on lui faisoit, et, m'ayant fait +comprendre qu'à moins que de me laisser enlever, il m'etoit impossible +de n'obéir pas à mon père, je consentis à tout ce qu'il me proposa, et +je lui promis que, la nuit du jour suivant, je me tiendrois prête à le +suivre partout où il voudroit me mener. + +Tout est facile à un amant. Dom Carlos en un jour donna ordre à ses +affaires, fit provision d'argent et d'une barque de Barcelone[281] qui +devoit se mettre à la voile à telle heure qu'il voudroit. Cependant +j'avois pris sur moi toutes mes pierreries et tout ce que je pus +assembler d'argent; et, pour une jeune personne, j'avois su si bien +dissimuler le dessein que j'avois que l'on ne s'en douta point. Je ne +fus donc pas observée, et je pus sortir la nuit par la porte d'un +jardin, où je trouvai Claudio, un page qui etoit cher à Carlos, +parcequ'il chantoit aussi bien qu'il avoit la voix belle, et faisoit +paroître dans sa manière de parler et dans toutes ses actions plus +d'esprit, de bon sens et de politesse que l'âge et la condition d'un +page n'en doivent ordinairement avoir. Il me dit que son maître l'avoit +envoyé au devant de moi pour me conduire où l'attendoit une barque, et +qu'il n'avoit pu me venir prendre lui-même pour des raisons que je +sçaurois de lui. Un esclave de dom Carlos qui m'etoit fort connu nous +vint joindre. Nous sortîmes de la ville sans peine, parle bon ordre +qu'on y avoit donné, et nous ne marchâmes pas long-temps sans voir un +vaisseau à la rade et une chaloupe qui nous attendoit au bord de la mer. +On me dit que mon cher dom Carlos viendroit bientôt, et que je n'avois +cependant qu'à passer dans le vaisseau. L'esclave me porta dans la +chaloupe, et plusieurs hommes que j'avois vus sur le rivage, et que +j'avois pris pour des matelots, firent aussi entrer dans la chaloupe +Claudio, qui me sembla comme s'en defendre et faire quelques efforts +pour n'y entrer pas. Cela augmenta la peine que me donnoit dejà +l'absence de dom Carlos. Je le demandai à l'esclave, qui me dit +fierement qu'il n'y avoit plus de Carlos pour moi. Dans le même temps +j'ouïs Claudio criant les hauts cris, et qui disoit en pleurant à +l'esclave: «Traître Amet! est-ce là ce que tu m'avois promis, de m'ôter +une rivale et de me laisser avec mon amant?--Imprudente Claudia, lui +repondit l'esclave, est-on obligé de tenir sa parole à un traître, et +ai-je dû esperer qu'une personne qui manque de fidelité à son maître +m'en gardât assez pour n'avertir pas les gardes de la côte de courir +après moi et de m'ôter Sophie, que j'aime plus que moi-même?» Ces +paroles, dites à une femme que je croyois un homme, et dans lesquelles +je ne pouvois rien comprendre, me causèrent un si furieux deplaisir, que +je tombai comme morte entre les bras du perfide Maure, qui ne m'avoit +point quittée. Ma pâmoison fut longue, et, lorsque j'en fus revenue, je +me trouvai dans une chambre du vaisseau, qui etoit dejà bien avant en +mer. + +[Note 281: Barcelone, un des principaux ports d'Espagne, renommée +pour ses barques, étoit célèbre dans les fastes de la navigation. C'est +là que, vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque où se passe cette +histoire, Blasco de Garay fit, dit-on, le premier essai d'un bateau à +vapeur, sous les yeux de Charles-Quint.] + +Figurez-vous quel dut être mon desespoir, me voyant sans dom Carlos et +avec des ennemis de ma loi, car je reconnus que j'etois au pouvoir des +Maures, que l'esclave Amet avoit toute sorte d'autorité sur eux, et que +son frère Zaïde etoit le maître du vaisseau. Cet insolent ne me vit pas +plutôt en etat d'entendre ce qu'il me diroit, qu'il me declara en peu de +paroles qu'il y avoit long-temps qu'il etoit amoureux de moi, et que sa +passion l'avoit forcé à m'enlever et à me mener à Fez, où il ne +tiendroit qu'à moi que je ne fusse aussi heureuse que j'aurois eté en +Espagne, comme il ne tiendroit pas à lui que je n'eusse point à y +regretter dom Carlos. Je me jetai sur lui, nonobstant la foiblesse que +m'avoit laissée ma pâmoison, et avec une adresse vigoureuse à quoi il ne +s'attendoit pas, et que j'avois acquise par mon education, comme je vous +ai dejà dit, je lui tirai le cimeterre du fourreau, et je m'allois +venger de sa perfidie, si son frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à +temps pour lui sauver la vie. On me desarma facilement, car, ayant +manqué mon coup, je ne fis point de vains efforts contre un si grand +nombre d'ennemis. Amet, à qui ma resolution avoit fait peur, fit sortir +tout le monde de la chambre où l'on m'avoit mise et me laissa dans un +desespoir tel que vous vous le pouvez figurer, après le cruel changement +qui venoit d'arriver en ma fortune. Je passai la nuit à m'affliger, et +le jour qui la suivit ne donna pas le moindre relâche à mon affliction. +Le temps, qui adoucit souvent de pareils deplaisirs, ne fit aucun effet +sur les miens, et au second jour de notre navigation j'etois encore plus +affligée que je ne la fus la sinistre nuit que je perdis, avec ma +liberté, l'esperance de revoir dom Carlos et d'avoir jamais un moment de +repos le reste de ma vie. Amet m'avoit trouvée si terrible toutes les +fois qu'il avoit osé paroître devant moi, qu'il ne s'y presentoit plus. +On m'apportoit de temps en temps à manger, que je refusois avec une +opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'avoir enlevée inutilement. + +Cependant le vaisseau avoit passé le detroit et n'etoit pas loin de la +côte de Fez quand Claudio entra dans ma chambre. Aussitôt que je le vis: +«Mechant! qui m'as trahie, lui dis-je, que t'avois-je fait pour me +rendre la plus malheureuse personne du monde, et pour m'ôter dom +Carlos?--Vous en étiez trop aimée, me repondit-il, et, puisque je +l'aimois aussi bien que vous, je n'ai pas fait un grand crime d'avoir +voulu eloigner de lui une rivale. Mais si je vous ai trahie, Amet m'a +trahie aussi, et j'en serois peut être aussi affligée que vous, si je ne +trouvois quelque consolation à n'être pas seule miserable.--Explique-moi +ces enigmes, lui dis-je, et m'apprends qui tu es, afin que je sçache si +j'ai en toi un ennemi ou une ennemie.--Sophie, me dit-il alors, je suis +d'un même sexe que vous, et comme vous j'ai eté amoureuse de dom Carlos; +mais si nous avons brûlé d'un même feu, ce n'a pas eté avec un même +succès. Dom Carlos vous a toujours aimée et a toujours cru que vous +l'aimiez, et il ne m'a jamais aimée, et n'a même jamais dû croire que je +pusse l'aimer, ne m'ayant jamais connue pour ce que j'etois. Je suis de +Valence comme vous, et je ne suis point née avec si peu de noblesse et +de bien, que dom Carlos, m'ayant epousée, n'eût pu être à couvert des +reproches que l'on fait à ceux qui se mesallient. Mais l'amour qu'il +avoit pour vous l'occupoit tout entier, et il n'avoit des yeux que pour +vous seule. Ce n'est pas que les miens ne fissent ce qu'ils pouvoient +pour exempter ma bouche de la confession honteuse de ma foiblesse. +J'allois partout où je le croyois trouver; je me plaçois où il me +pouvoit voir, et je faisois pour lui toutes les diligences qu'il eût dû +faire pour moi, s'il m'eût aimée comme je l'aimois. Je disposois de mon +bien et de moi-même, etant demeurée sans parens dès mon bas âge, et l'on +me proposoit souvent des partis sortables; mais l'esperance que j'avois +toujours eue d'engager enfin dom Carlos à m'aimer m'avoit empêchée d'y +entendre. Au lieu de me rebuter de la mauvaise destinée de mon amour, +comme auroit fait toute autre personne qui eût eu comme moi assez de +qualités aimables pour n'être pas meprisée, je m'excitois à l'amour de +dom Carlos par la difficulté que je trouvois à m'en faire aimer. Enfin, +pour n'avoir pas à me reprocher d'avoir negligé la moindre chose qui pût +servir à mon dessein, je me fis couper les cheveux, et m'etant deguisée +en homme, je me fis presenter à dom Carlos par un domestique qui avoit +vieilli dans ma maison et qui se disoit mon père, pauvre gentilhomme des +montagnes de Tolède[282]. Mon visage et ma mine, qui ne deplurent pas à +votre amant, le disposèrent d'abord à me prendre. Il ne me reconnut +point, encore qu'il m'eût vue tant de fois, et il fut bientôt aussi +persuadé de mon esprit que satisfait de la beauté de ma voix, de ma +methode de chanter et de mon adresse à jouer de tous les instrumens de +musique dont les personnes de condition peuvent se divertir sans +honte[283]. Il crut avoir trouvé en moi des qualités qui ne se trouvent +pas d'ordinaire en des pages, et je lui donnai tant de preuves de +fidelité et de discretion, qu'il me traita bien plus en confident qu'en +domestique. Vous sçavez mieux que personne du monde si je m'en fais +accroire dans ce que je vous viens de dire à mon avantage. Vous-même +m'avez cent fois louée à dom Carlos en ma presence, et m'avez rendu de +bons offices auprès de lui; mais j'enrageois de les devoir à une rivale, +et dans le temps qu'ils me rendoient plus agreable à dom Carlos, ils +vous rendoient plus haïssable à la malheureuse Claudia (car c'est ainsi +que l'on m'appelle). Votre mariage cependant s'avançoit, et mes +esperances reculoient; il fut conclu, et elles se perdirent. Le comte +italien qui devint en ce temps-là amoureux de vous, et dont la qualité +et le bien donnèrent autant dans les yeux de votre père que sa mauvaise +mine et ses defauts vous donnèrent d'aversion pour lui, me fit du moins +avoir le plaisir de vous voir troublée dans les vôtres, et mon âme alors +se flatta de ces esperances folles que les changemens font toujours +avoir aux malheureux. Enfin votre père prefera l'etranger, que vous +n'aimiez pas, à dom Carlos, que vous aimiez. Je vis celui qui me rendoit +malheureuse malheureux à son tour, et une rivale que je haïssois encore +plus malheureuse que moi, puisque je ne perdois rien en un homme qui +n'avoit jamais eté à moi, que vous perdiez dom Carlos, qui etoit tout à +vous, et que cette perte, quelque grande qu'elle fût, vous etoit +peut-être encore un moindre malheur que d'avoir pour votre tyran eternel +un homme que vous ne pouviez aimer. Mais ma prosperité, ou, pour mieux +dire, mon esperance, ne fut pas longue. J'appris de dom Carlos que vous +vous etiez resolue à le suivre, et je fus même employée à donner les +ordres necessaires au dessein qu'il avoit de vous emmener à Barcelone, +et, de là, de passer en France ou en Italie. Toute la force que j'avois +eue jusque alors à souffrir ma mauvaise fortune m'abandonna après un +coup si rude, et qui me surprit d'autant plus que je n'avois jamais +craint un pareil malheur. J'en fus affligée jusqu'à en être malade, et +malade jusqu'à en garder le lit. Un jour que je me plaignois à moi-même +de ma triste destinée, et que la croyance de n'être ouïe de personne me +faisoit parler aussi haut que si j'eusse parlé à quelque confident de +mon amour, je vis paroître devant moi le Maure Amet, qui m'avoit +ecoutée, et qui, après que le trouble où il m'avoit mise fut passé, me +dit ces paroles: «Je te connois, Claudia, et dès le temps que tu n'avois +point encore deguisé ton sexe pour servir de page à dom Carlos; et si je +ne t'ai jamais fait sçavoir que je te connusse, c'est que j'avois un +dessein aussi bien que toi. Je te viens d'ouïr prendre des resolutions +desesperées: tu veux te decouvrir à ton maître pour une jeune fille qui +meurt d'amour pour lui et qui n'espère plus d'en être aimée, et puis tu +te veux tuer à ses yeux pour meriter au moins des regrets de celui de +qui tu n'as pu gagner l'amour. Pauvre fille! que vas-tu faire, en te +tuant, que d'assurer davantage à Sophie la possession de dom Carlos? +J'ai bien un meilleur conseil à te donner, si tu es capable de le +prendre. Ote ton amant à ta rivale: le moyen en est aisé si tu me veux +croire, et, quoiqu'il demande beaucoup de resolution, il ne t'est pas +besoin d'en avoir davantage que celle que tu as eue à t'habiller en +homme et à hasarder ton honneur pour contenter ton amour. Ecoute-moi +donc avec attention, continua le Maure; je te vais reveler un secret que +je n'ai jamais decouvert à personne, et si le dessein que je te vais +proposer ne te plaît pas, il dependra de toi de ne le pas suivre. Je +suis de Fez, homme de qualité en mon pays; mon malheur me fit esclave de +dom Carlos, et la beauté de Sophie me fit le sien. Je t'ai dit en peu de +paroles bien des choses. Tu crois ton mal sans remède, parce que ton +amant enlève sa maîtresse et s'en va avec elle à Barcelone. C'est ton +bonheur et le mien, si tu te sais servir de l'occasion. J'ai traité de +ma rançon, et l'ai payée. Une galiotte[284] d'Afrique m'attend à la +rade, assez près du lieu où dom Carlos en fait tenir une toute prête +pour l'exécution de son dessein. Il l'a differé d'un jour; prévenons-le +avec autant de diligence que d'adresse. Va dire à Sophie, de la part de +ton maître, qu'elle se tienne prête à partir cette nuit à l'heure que tu +la viendras querir, amène la dans mon vaisseau; je l'emmenerai en +Afrique, et tu demeureras à Valence, seule à posséder ton amant, qui +peut-être t'auroit aimée aussitôt que Sophie, s'il avoit su que tu +l'aimasses.» + +[Note 282: Nous avons déjà trouvé plus haut une invention analogue, +dans la nouvelle intitulée: A trompeur trompeur et demi.] + +[Note 283: En Espagne, comme en France, il y avoit certains +instruments de musique exclusivement réservés aux personnes de basse +condition, et dont l'usage auroit en quelque façon déshonoré un +gentilhomme: chez nous, par exemple, le violon étoit de ce nombre; il +étoit réservé aux laquais, et souvent même ils avoient charge expresse +d'en jouer pour divertir leurs maîtres: «Les violons se sont rendus si +communs,--dit Mlle de Montpensier dans sa première lettre à Mme de +Motteville,--que, sans avoir beaucoup de domestiques, chacun en ayant +quelques-uns auxquels il auroit fait apprendre, il y auroit moyen de +faire une fort bonne bande.» Dans le Grondeur de Brueys et Palaprat, +Grichard dit à son valet L'Olive: «Je t'ai défendu cent fois de râcler +de ton maudit violon.» (I, 6.) Tallemant raconte que Montbrun +Souscarrière avoit des valets de chambre chargés spécialement de lui +jouer de cet instrument. On sait que c'étoit parmi les pages et les +valets de pied de Mademoiselle que Lully avoit pris les premières +teintures et donné les premières révélations de son talent sur le +violon. Le célèbre Beaujoyeux (Baltazirini) étoit de même un des valets +de chambre de Catherine de Médicis. De là l'expression de violon pour +désigner un sot, un pied-plat: + + Ho! vraiment, messire Apollon, + Vous êtes un bon violon. + (Scarr., Poés.) + +Il en étoit de même de la viole, instrument que Scarron nous montre sur +le dos du comédien La Rancune, au premier chapitre du Roman comique. Le +hautbois, le fifre, le tabourin, la musette, le cistre et la guitare +étoient encore des instruments réservés aux gens de basse condition, par +exemple aux bohémiens et aux farceurs: «Pour ce qu'elle a accoustumé de +servir aux basteleurs, elle ne se peut tenir de mesdire», dit le Luth, +en parlant de la Guitare, dans la Dispute du Luth et de la Guitare. +(Maison des jeux, 3e part.) Au contraire, l'épinette, «la reine de tous +les instruments de musique»; le luth, qui étoit en fort grande faveur, +quoiqu'il servît aux débauchés dans leurs orgies et leurs sérénades; le +théorbe, qui l'avoit remplacé, le clavecin, etc., étoient réservés aux +personnes de condition. V. cette même pièce et la première lettre de +Mademoiselle à madame de Motteville.] + +[Note 284: Petite galère fort légère et propre pour aller en course. +(Dict. de Furetière.)] + +A ces dernières paroles de Claudia, je fus si pressée de ma juste +douleur, qu'en faisant un grand soupir je m'evanouis encore, sans donner +le moindre signe de vie. Les cris que fit Claudia, qui se repentoit +peut-être lors de m'avoir rendue malheureuse sans cesser de l'être, +attirèrent Amet et son frère dans la chambre du vaisseau où j'etois. On +me fit tous les remèdes qu'on me put faire; je revins à moi, et j'ouïs +Claudia qui reprochoit encore au Maure la trahison qu'il nous avoit +faite. «Chien infidèle, lui disoit-elle, pourquoi m'as-tu conseillé de +reduire cette belle fille au deplorable etat où tu la vois, si tu ne me +voulois pas laisser auprès de mon amant? Et pourquoi m'as-tu fait faire +à un homme qui me fut si cher une trahison qui me nuit autant qu'à lui? +Comment oses-tu dire que tu es de noble naissance dans ton pays, si tu +es le plus traître et le plus lâche de tous les hommes?--Tais-toi, +folle, lui répondit Amet; ne me reproche point un crime dont tu es +complice. Je t'ai déjà dit que qui a pu trahir un maître comme toi +meritoit bien d'être trahie, et que, t'emmenant avec moi, j'assurois ma +vie et peut-être celle de Sophie, puisqu'elle pourrait mourir de +douleur, quand elle sçauroit que tu serois demeurée avec dom Carlos.» + +Le bruit que firent en même temps les matelots qui étoient prêts +d'entrer dans le port de la ville de Salé[285], et l'artillerie du +vaisseau, à laquelle repondit celle du port, interrompirent les +reproches que se faisoient Amet et Claudia et me delivrèrent pour un +temps de la vue de ces deux personnes odieuses. On se debarqua; on nous +couvrit les visages d'un voile, à Claudia et à moi, et nous fûmes logées +avec le perfide Amet chez un Maure de ses parens. Dès le jour suivant on +nous fit monter dans un chariot couvert, et prendre le chemin de Fez, +où, si Amet y fut reçu de son père avec beaucoup de joie, j'y entrai la +plus affligée et la plus désespérée personne du monde. Pour Claudia, +elle eut bientôt pris parti, renonçant au christianisme et epousant +Zaïde, le frère de l'infidèle Amet. Cette mechante personne n'oublia +aucun artifice pour me persuader de changer aussi de religion et +d'epouser Amet, comme elle avoit fait Zaïde, et elle devint la plus +cruelle de mes tyrans, lorsque, après avoir en vain essayé de me gagner +par toute sorte de promesses, de bons traitemens et de caresses, Amet et +tous les siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont ils etoient +capables. J'avois tous les jours à exercer ma constance contre tant +d'ennemis, et j'etois plus forte à souffrir mes peines que je ne le +souhaitois, quand je commençai à croire que Claudia se repentoit d'être +mechante. En public, elle me persécutoit apparemment avec plus +d'animosité que les autres, et en particulier elle me rendoit +quelquefois de bons offices, qui me la faisoient considérer comme une +personne qui eût pu être vertueuse, si elle eût été élevée à la vertu. +Un jour que toutes les autres femmes de la maison etoient allées aux +bains publics, comme c'est la coutume de vous autres mahometans, elle me +vint trouver où j'etois, ayant le visage composé à la tristesse, et me +parla en ces termes: + +[Note 285: Salé, à l'embouchure de la rivière de Baragray, étoit +jadis le siège d'une petite république de pirates. L'entrée de son port +est fermée par une barre de sable qui ne laisse passer que les vaisseaux +de petite dimension.] + +«Belle Sophie! quelque sujet que j'aie eu autrefois de vous haïr, ma +haine a cessé en perdant l'espoir de posséder jamais celui qui ne +m'aimoit pas assez, à cause qu'il vous aimoit trop. Je me reproche sans +cesse de vous avoir rendue malheureuse et d'avoir abandonné mon Dieu +pour la crainte des hommes. Le moindre de ces remords seroit capable de +me faire entreprendre les choses du monde les plus difficiles à mon +sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne et de toute terre +chretienne avec des infidèles, entre lesquels je sais bien qu'il est +impossible que je trouve mon salut, ni pendant ma vie, ni après ma mort. +Vous pouvez juger de mon veritable repentir par le secret que je vous +confie, qui vous rend maîtresse de ma vie et qui vous donne moyen de +vous venger de tous les maux que j'ai été forcée de vous faire. J'ai +gagné cinquante esclaves chretiens, la plupart Espagnols et tous gens +capables d'une grande entreprise. Avec l'argent que je leur ai +secrètement donné, ils se sont assurés d'une barque capable de nous +porter en Espagne, si Dieu-favorise un si bon dessein. Il ne tiendra +qu'à vous de suivre ma fortune, de vous sauver si je me sauve, ou, +perissant avec moi, de vous tirer d'entre les mains de vos cruels +ennemis et de finir une vie aussi malheureuse qu'est la vôtre. +Determinez-vous donc, Sophie, et tandis que nous ne pouvons être +soupçonnées d'aucun dessein, delibérons sans perdre de temps sur la plus +importante action de votre vie et de la mienne.» + +Je me jetai aux pieds de Claudia, et, jugeant d'elle par moi-même, je ne +doutai point de la sincerité de ses paroles. Je la remerciai de toutes +les forces de mon expression et de toutes celles de mon âme; je +ressentis la grâce que je croyois qu'elle me vouloit faire. Nous prîmes +jour pour notre fuite vers un lieu du rivage de la mer où elle me dit +que des rochers tenoient notre petit vaisseau à couvert. Ce jour, que je +croyois bienheureux, arriva. Nous sortîmes heureusement et de la maison +et de la ville. J'admirois la bonté du ciel, dans la facilité que nous +trouvions à faire reussir notre dessein, et j'en benissois Dieu sans +cesse. Mais la fin de mes maux n'etoit pas si proche que je pensois. +Claudia n'agissoit que par l'ordre du perfide Amet, et, encore plus +perfide que lui, elle ne me conduisoit en un lieu écarté et la nuit que +pour m'abandonner à la violence du Maure, qui n'eût rien osé +entreprendre contre ma pudicité dans la maison de son père, quoique +mahometan, moralement homme de bien. Je suivois innocemment celle qui me +menoit perdre, et je ne pensois pas pouvoir jamais être assez +reconnoissante envers elle de la liberté que j'esperois bientôt avoir +par son moyen. Je ne me lassois point de l'en remercier ni de marcher +bien vite dans des chemins rudes, environnés de rochers, où elle me +disoit que ses gens l'attendoient, quand j'ouïs du bruit derrière moi, +et, tournant la tête, j'aperçus Amet le cimeterre à la main. «Infâmes +esclaves, s'écria-t-il, c'est donc ainsi que l'on se derobe à son +maître?» Je n'eus pas le temps de lui repondre; Claudia me saisit les +bras par derrière, et Amet, laissant tomber son cimeterre, se joignit à +la renégate, et tous deux ensemble firent ce qu'ils purent pour me lier +les mains avec des cordes dont ils s'etoient pourvus pour cet effet. +Ayant plus de vigueur et d'adresse que les femmes n'en ont d'ordinaire, +je resistai longtemps aux efforts de ces deux mechantes personnes; mais +à la longue je me sentis affoiblir, et, me defiant de mes forces, je +n'avois presque plus recours qu'à mes cris, qui pouvoient attirer +quelque passant en ce lieu solitaire, ou plutôt je n'esperois plus rien, +quand le prince Mulei survint lorsque je l'esperois le moins. Vous avez +sçu de quelle façon il me sauva l'honneur, et je puis dire la vie, +puisque je serais assurement morte de douleur si le detestable Amet eût +contenté sa brutalité.» + +Sophie acheva ainsi le récit de ses aventures, et l'aimable Zoraïde +l'exhorta d'espérer de la generosité du prince les moyens de retourner +en Espagne, et dès le jour même elle apprit à son mari tout ce qu'elle a +voit appris de Sophie, dont il alla informer Mulei. Encore que tout ce +qu'on lui conta de la fortune de la belle chretienne ne flattât point la +passion qu'il avoit pour elle, il fut pourtant bien aise, vertueux comme +il etoit, d'en avoir eu connaissance et d'apprendre qu'elle etoit +engagée d'affection en son pays, afin de n'avoir point à tenter une +action blâmable par l'espérance d'y trouver de la facilité. Il estima la +vertu de Sophie, et fut porté par la sienne à tâcher de la rendre moins +malheureuse qu'elle n'etoit. Il lui fit dire par Zoraïde qu'il la +renverroit en Espagne quand elle le voudroit, et, depuis qu'il en eut +pris la résolution, il s'empêcha de la voir, se defiant de sa propre +vertu et de la beauté de cette aimable personne. Elle n'etoit pas peu +empêchée à prendre ses sûretés pour son retour: le trajet etoit long +jusqu'en Espagne, dont les marchands ne trafiquoient point à Fez[286]; +et quand elle eût pu trouver un vaisseau chrétien, belle et jeune comme +elle etoit, elle pouvoit trouver entre les hommes de sa loi ce qu'elle +avoit eu peur de trouver entre des Maures. La probité ne se rencontre +guère sur un vaisseau; la bonne foi n'y est guère mieux gardée qu'à la +guerre, et, en quelque lieu que la beauté et l'innocence se trouvent les +plus foibles, l'audace des mechans se sert de son avantage et se porte +facilement à tout entreprendre. Zoraïde conseilla à Sophie de s'habiller +en homme, puisque sa taille, avantageuse plus que celle des autres +femmes, facilitoit ce deguisement. Elle lui dit que c'etoit l'avis de +Mulei, qui ne trouvoit personne dans Fez à qui il la pût sûrement +confier, et elle lui dit aussi qu'il avoit eu la bonté de pourvoir à la +bienséance de son sexe, lui donnant une compagne de sa croyance, et +travestie comme elle, et qu'elle seroit ainsi garantie de l'inquietude +qu'elle pourroit avoir de se voir seule dans un vaisseau entre des +soldats et des matelots. Ce prince maure avoit acheté d'un corsaire une +prise qu'il avoit faite sur mer[287]: c'étoit d'un vaisseau du +gouverneur d'Oran, qui portoit la famille entière d'un gentilhomme +espagnol, que par animosité ce gouverneur envoyoit prisonnier en +Espagne[288]. Mulei avait su que ce chrétien étoit un des plus grands +chasseurs du monde, et, comme la chasse étoit la plus forte passion de +ce jeune prince, il avoit voulu l'avoir pour esclave, et, afin de le +mieux conserver, ne l'avoit point voulu separer de sa femme, de son fils +et de sa fille. En deux ans qu'il vécut dans Fez au service de Mulei, il +apprit à ce prince à tirer parfaitement de l'arquebuse sur toute sorte +de gibier qui court sur la terre ou qui s'elève dans l'air, et plusieurs +chasses inconnues aux Maures. Il avoit par là si bien merité les bonnes +grâces du prince et s'etoit rendu si nécessaire à son divertissement, +qu'il n'avoit jamais voulu consentir à sa rançon, et par toutes sortes +de bienfaits avoit tâché de lui faire oublier l'Espagne. Mais le regret +de n'être pas en sa patrie et de n'avoir plus d'espérance d'y retourner +lui avoit causé une melancolie qui finit bientôt par sa mort, et sa +femme n'avoit pas vécu long-temps après son mari. Mulei se sentoit du +remords de n'avoir pas remis en liberté, quand ils la lui avoient +demandée, des personnes qui l'avoient merité par leurs services, et il +voulut, autant qu'il le pouvoit, reparer envers leurs enfans le tort +qu'il croyoit leur avoir fait. La fille s'appeloit Dorothée, etoit de +l'âge de Sophie, belle, et avoit de l'esprit; son frère n'avoit pas plus +de quinze ans et s'appeloit Sanche. Mulei les choisit l'un et l'autre +pour tenir compagnie à Sophie, et se servit de cette occasion-là pour +les envoyer ensemble en Espagne. On tint l'affaire secrète; on fit faire +des habits d'homme à l'espagnole pour les deux demoiselles et pour le +petit Sanche. Mulei fit paroître sa magnificence dans la quantité de +pierreries qu'il donna à Sophie; il fit aussi à Dorothée de beaux +presens, qui, joints à tous ceux que son père avoit déjà reçus de la +liberalité du prince, la rendirent riche pour le reste de sa vie. + +[Note 286: A cause de l'hostilité qui devoit régner naturellement +entre les Espagnols et les fils des Maures expulsés d'Espagne, lesquels +s'étoient réfugiés dans cette ville.] + +[Note 287: C'est vers cette époque, à peu près, que les Barbaresques +avoient commencé à faire la traite des blancs; la rapide extension de ce +fléau fut même une des principales causes de l'expédition de +Charles-Quint contre Tunis.] + +[Note 288: L'Espagne possédoit alors en Afrique Oran, Tanger et +plusieurs autres places par exemple Tlemcen et le royaume dont cette +ville étoit la capitale, qu'elle eut quelque temps en sa domination au +commencement du XVIe siècle. Oran, construite par les Maures chassés +d'Espagne, avoit été prise par les Espagnols en 1509, mais fut reprise +par les Maures en 1708, pour leur echapper encore en 1732.] + +Charles-Quint, en ce temps-là, faisoit la guerre en Afrique et avoit +assiegé la ville de Tunis[289]. Il avoit envoyé un ambassadeur à Mulei +pour traiter de la rançon de quelques Espagnols de qualité qui avoient +fait naufrage à la côte de Maroc. Ce fut à cet ambassadeur que Mulei +recommanda Sophie sous le nom de dom Fernand, gentilhomme de qualité qui +ne vouloit pas être connu par son nom véritable, et Dorothée et son +frère passoient pour être de son train, l'un en qualité de gentilhomme +et l'autre de page. Sophie et Zoraïde ne se purent quitter sans regret, +et il y eut bien des larmes versées de part et d'autre. Zoraïde donna à +la belle chretienne un rang de perles si riche, qu'elle ne l'eût point +reçu si cette aimable Maure et son mari Zulema, qui n'aimoit pas moins +Sophie que faisoit sa femme, ne lui eussent fait connoître qu'elle ne +pouvoit davantage les desobliger qu'en refusant ce gage de leur amitié. +Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire sçavoir de temps en temps de +ses nouvelles par la voie de Tanger, d'Oran ou des autres places que +l'empereur possedoit en Afrique. + +[Note 289: Le dey de Tunis étoit alors le fameux Barberousse, amiral +de Soliman, qui ravageoit la mer par ses pirateries. Charles-Quint, pour +le vaincre à coup sûr, transporta en Afrique trente mille hommes sur +cinq cents vaisseaux, et se mit à leur tête. Le fort de la Goulette fut +enlevé d'assaut, Tunis se rendit, et Muley-Hassan fut rétabli sur le +trône (1535). + +Après sa victoire, Charles-Quint délivra de l'esclavage et fit ramener à +ses frais dans leur patrie environ vingt mille chrétiens.] + +L'ambassadeur chretien s'embarqua à Salé, emmenant avec lui Sophie, +qu'il faut desormais appeler dom Fernand; il joignit l'armée de +l'empereur, qui etoit encore devant Tunis. Notre Espagnole deguisée lui +fut presentée comme un gentilhomme d'Andalousie qui avoit eté long-temps +esclave du prince de Fez. Elle n'avoit pas assez de sujet d'aimer sa vie +pour craindre de la hasarder à la guerre, et, voulant passer pour un +cavalier, elle n'eût pu avec honneur n'aller pas souvent au combat, +comme faisoient tant de vaillans hommes dont l'armée de l'empereur etoit +pleine. Elle se mit donc entre les volontaires, ne perdit pas une +occasion de se signaler, et le fit avec tant d'eclat que l'empereur ouït +parler du faux dom Fernand. Elle fut assez heureuse pour se trouver +auprès de lui lorsque, dans l'ardeur d'un combat dont les chretiens +eurent tout le desavantage, il donna dans une embuscade de Maures, fut +abandonné des siens et environné des infidèles, et il y a apparence +qu'il eût eté tué, son cheval l'ayant dejà eté sous lui, si notre +amazone ne l'eût remonté sur le sien, et, secondant sa vaillance par des +efforts difficiles à croire, n'eût donné aux chretiens le temps de se +reconnoître et de venir degager ce vaillant empereur. Une si belle +action ne fut pas sans recompense. L'empereur donna à l'inconnu dom +Fernand une commanderie de grand revenu[290], et le regiment de +cavalerie d'un seigneur espagnol qui avoit eté tué au dernier combat; il +lui fit donner aussi tout l'equipage d'un homme de qualité, et depuis ce +temps-là il n'y eut personne dans l'armée qui fut plus estimé et plus +consideré que cette vaillante fille. Toutes les actions d'un homme lui +etoient si naturelles, son visage etoit si beau et la faisoit paroître +si jeune, sa vaillance etoit si admirable en une si grande jeunesse et +son esprit etoit si charmant, qu'il n'y avoit pas une personne de +qualité ou de commandement dans les troupes de l'empereur qui ne +recherchât son amitié. Il ne faut donc pas s'etonner si, tout le monde +parlant pour elle, et plus encore ses belles actions, elle fut en peu de +temps en faveur auprès de son maître. + +[Note 290: Une commanderie étoit une espèce de bénéfice ou revenu +attaché aux ordres militaires de chevalerie, et qu'on conféroit à ceux +des chevaliers qui s'étoient distingués.] + +Dans ce temps là, de nouvelles troupes arrivèrent d'Espagne sur les +vaisseaux qui apportoient de l'argent et des munitions pour l'armée. +L'empereur les voulut voir sous les armes, accompagné de ses principaux +chefs, desquels etoit notre guerrière. Entre ces soldats nouveaux venus, +elle crut avoir vu dom Carlos, et elle ne s'etoit pas trompée. Elle en +fut inquiète le reste du jour, le fit chercher dans le quartier de ces +nouvelles troupes, et on ne le trouva pas, parce qu'il avoit changé de +nom. Elle n'en dormit point toute la nuit, se leva aussi tôt que le +soleil et alla chercher elle-même ce cher amant qui lui avoit tant fait +verser de larmes. Elle le trouva et n'en fut point reconnue, ayant +changé de taille parce qu'elle avoit crû, et de visage parce que le +soleil d'Afrique avoit changé la couleur du sien. Elle feignit de le +prendre pour un autre de sa connoissance, et lui demanda des nouvelles +de Seville et d'une personne qu'elle lui nomma du premier nom qui lui +vint dans l'esprit. Dom Carlos lui dit qu'elle se meprenoit, qu'il +n'avoit jamais eté à Seville, et qu'il étoit de Valence. «Vous +ressemblez extrêmement à une personne qui m'etoit fort chère, lui dit +Sophie, et, à cause de cette ressemblance, je veux bien être de vos +amis, si vous n'avez point de repugnance à devenir des miens.--La même +raison, lui repondit dom Carlos, qui vous oblige à m'offrir votre +amitié, vous auroit déjà acquis la mienne si elle etoit du prix de la +vôtre. Vous ressemblez à une personne que j'ai longtemps aimée; vous +avez son visage et sa voix, mais vous n'êtes pas de son sexe, et +assurément, ajouta-t-il en faisant un grand soupir, vous n'êtes pas de +son humeur.» Sophie ne put s'empêcher de rougir à ces dernières paroles +de dom Carlos; à quoi il ne prit pas garde, à cause peut-être que ses +yeux, qui commençoient à se mouiller de larmes, ne purent voir les +changements du visage de Sophie. Elle en fut emue, et, ne pouvant plus +cacher cette emotion, elle pria dom Carlos de la venir voir en sa tente, +où elle l'alloit attendre, et le quitta après lui avoir appris son +quartier, et qu'on l'appeloit dans l'armée le mestre de camp[291] dom +Fernand. A ce nom là, dom Carlos eut peur de ne lui avoir pas fait assez +d'honneur. Il avoit déjà su à quel point il etoit estimé de l'empereur, +et que, tout inconnu qu'il etoit, il partageoit la faveur de son maître +avec les premiers de la cour. Il n'eut pas grande peine à trouver son +quartier et sa tente, qui n'etoient ignorés de personne, et il en fut +reçu autant bien qu'un simple cavalier le pouvoit être d'un des +principaux officiers du camp. Il reconnut encore le visage de Sophie +dans celui de dom Fernand, en fut encore plus etonné qu'il ne l'avoit +eté, et il le fut encore davantage du son de sa voix, qui lui entroit +dans l'âme et y renouveloit le souvenir de la personne du monde qu'il +avoit le plus aimée. Sophie, inconnue à son amant, le fit manger avec +lui, et, après le repas, ayant fait retirer les domestiques et donné +ordre de n'être visitée de personne, se fit redire encore une fois par +ce cavalier qu'il etoit de Valence, et ensuite se fit conter ce qu'elle +savoit aussi bien que lui de leurs aventures communes, jusqu'au jour +qu'il avoit fait dessein de l'enlever. + +[Note 291: Un mestre de camp étoit le chef d'un régiment de +cavalerie.] + +«Croiriez-vous, lui dit dom Carlos, qu'une fille de condition qui avoit +tant reçu de preuves de mon amour et qui m'en avoit tant donné de la +sienne fut sans fidélité et sans honneur, eut l'adresse de me cacher de +si grands défauts, et fut si aveuglée dans son choix qu'elle me preféra +un jeune page que j'avois, qui l'enleva un jour devant celui que j'avois +choisi pour l'enlever?--Mais en êtes-vous bien assuré? lui dit Sophie. +Le hasard est maître de toutes choses, et prend souvent plaisir à +confondre nos raisonnements par des succès les moins attendus. Votre +maîtresse peut avoir été forcée à se séparer de vous, et est peut-être +plus malheureuse que coupable.--Plût à Dieu, lui répondit dom Carlos, +que j'eusse pu douter de sa faute! Toutes les pertes et les malheurs +qu'elle m'a causés ne m'auroient pas eté difficiles à souffrir, et même +je ne me croirois pas malheureux si je pouvois croire qu'elle me fût +encore fidèle; mais elle ne l'est qu'au perfide Claudio, et n'a jamais +feint d'aimer le malheureux dom Carlos que pour le perdre.--Il paroît +par ce que vous dites, lui repartit Sophie, que vous ne l'avez guère +aimée, de l'accuser ainsi sans l'entendre, et de la publier encore plus +méchante que legère.--Et peut-on l'être davantage, s'ecria dom Carlos, +que l'a eté cette imprudente fille, lorsque, pour ne faire pas +soupçonner son page de son enlèvement, elle laissa dans sa chambre, la +nuit même qu'elle disparut de chez son père, une lettre qui est de la +dernière malice, et qui m'a rendu trop miserable pour n'être pas +demeurée dans mon souvenir. Je vous la veux faire entendre, et vous +faire juger par là de quelle dissimulation cette jeune fille etoit +capable. + +LETTRE. + + Vous n'avez pas dû me defendre d'aimer dom Carlos, après me + l'avoir donné. Un merite aussi grand que le sien ne me + pouvoit donner que beaucoup d'amour, et quand l'esprit d'une + jeune personne en est prevenu, l'interêt n'y peut trouver de + place. Je m'enfuis donc avec celui que vous avez trouvé bon + que j'aimasse dès ma jeunesse, et sans qui il me seroit + autant impossible de vivre que de ne mourir pas mille fois + le jour avec un etranger que je ne pourrois aimer, quand il + seroit encore plus riche qu'il n'est pas. Notre faute, si + c'en est une, merite votre pardon; si vous nous l'accordez, + nous reviendrons le recevoir plus vite que nous n'avons fui + l'injuste violence que vous nous vouliez faire. + + SOPHIE. + +--Vous vous pouvez figurer, poursuivit dom Carlos, l'extrême douleur que +sentirent les parents de Sophie quand ils eurent lu cette lettre. Ils +esperèrent que je serois encore avec leur fille caché dans Valence, ou +que je n'en serois pas loin. Ils tinrent leur perte secrète à tout le +monde, hormis au vice-roi, qui etoit leur parent, et à peine le jour +commençoit-il de paroître que la justice entra dans ma chambre et me +trouva endormi. Je fus surpris d'une telle visite autant que j'avois +sujet de l'être, et quand, après qu'on m'eut demandé où etoit Sophie, je +demandai aussi où elle etoit, mes parties s'en irritèrent et me firent +conduire en prison avec une extrême violence. Je fus interrogé et je ne +pus rien dire pour ma defense contre la lettre de Sophie. Il paroissoit +par là que je l'avois voulu enlever; mais il paroissoit encore plus que +mon page avoit disparu en même temps qu'elle. Les parents de Sophie la +faisoient chercher, et mes amis, de leur côté, faisoient toutes sortes +de diligences pour découvrir où ce page l'avoit emmenée. C'étoit le seul +moyen de faire voir mon innocence; mais on ne put jamais apprendre des +nouvelles de ces amants fugitifs, et mes ennemis m'accusèrent alors de +la mort de l'un et de l'autre. Enfin l'injustice, appuyée de la force, +l'emporta sur l'innocence opprimée; je fus averti que je serois bientôt +jugé, et que je le serois à mort. Je n'esperai pas que le ciel fît un +miracle en ma faveur, et je voulus donc hasarder ma delivrance par un +coup de desespoir. Je me joignis à des bandolliers[292], prisonniers +comme moi et tous gens de résolution. Nous forçâmes les portes de notre +prison, et, favorisés de nos amis, nous eûmes plus tôt gagné les +montagnes les plus proches de Valence que le vice-roi n'en pût être +averti. Nous fûmes longtemps maîtres de la campagne. L'infidélité de +Sophie, la persécution de ses parents, tout ce que je croyois que le +vice-roi avoit fait d'injuste contre moi, et enfin la perte de mon bien +me mirent dans un tel desespoir que je hasardai ma vie dans toutes les +rencontres où mes camarades et moi trouvâmes de la résistance, et je +m'acquis par là une telle réputation parmi eux qu'ils voulurent que je +fusse leur chef. Je le fus avec tant de succès que notre troupe devint +redoutable aux royaumes d'Aragon et de Valence, et que nous eûmes +l'insolence de mettre ces pays à contribution. Je vous fais ici une +confidence bien délicate, ajouta dom Carlos; mais l'honneur que vous me +faites et mon inclination me donnent tellement à vous que je veux bien +vous faire maître de ma vie, vous en revélant des secrets si dangereux. +Enfin, poursuivit-il, je me lassai d'être méchant; je me dérobai de mes +camarades, qui ne s'y attendoient pas, et je pris le chemin de +Barcelone, où je fus reçu simple cavalier dans les recrues qui +s'embarquoient pour l'Afrique, et qui ont joint depuis peu l'armée. Je +n'ai pas sujet d'aimer la vie, et, après m'être mal servi de la mienne, +je ne la puis mieux employer que contre les ennemis de ma loi et pour +votre service, puisque la bonté que vous avez pour moi m'a causé la +seule joie dont mon âme ait eté capable depuis que la plus ingrate fille +du monde m'a rendu le plus malheureux de tous les hommes.» + +[Note 292: Vagabonds, voleurs de campagnes qui font leurs +expéditions par troupes et avec des armes à feu. (Dict. de Furetière.) +Le mot bandoulier a précédé bandit, et venoit, comme lui, des bandes que +formoient les voleurs.] + +Sophie inconnue prit le parti de Sophie injustement accusée, et n'oublia +rien pour persuader à son amant de ne point faire de mauvais jugements +de sa maîtresse avant que d'être mieux informé de sa faute. Elle dit au +malheureux cavalier qu'elle prenoit grande part dans ses infortunes, +qu'elle voudroit de bon coeur les adoucir, et pour lui en donner des +marques plus effectives que des paroles, qu'elle le prioit de vouloir +être à elle, et que, lorsque l'occasion s'en presenteroit, elle +emploieroit auprès de l'empereur son credit et celui de tous ses amis +pour le delivrer de la persecution des parents de Sophie et du vice-roi +de Valence. Dom Carlos ne se rendit jamais à tout ce que le faux dom +Fernand lui put dire pour la justification de Sophie; mais il se rendit +à la fin aux offres qu'il lui fit de sa table et de sa maison. Dès le +jour même cette fidèle amante parla au mestre de camp de dom Carlos et +lui fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui dit être son parent, +prît parti avec lui; je veux dire avec elle. + +Voilà notre amant infortuné au service de sa maîtresse, qu'il croyoit +morte ou infidèle. Il se voit, dès le commencement de sa servitude, tout +à fait bien avec celui qu'il croit son maître, et est en peine lui-même +de savoir comment il a pu faire en si peu de temps pour s'en faire tant +aimer. Il est à la fois son intendant, son secretaire, son gentilhomme +et son confident. Les autres domestiques n'ont guère moins de respect +pour lui que pour dom Fernand, et il seroit sans doute heureux, se +connoissant aimé d'un maître qui lui paroît tout aimable, et qu'un +secret instinct le force d'aimer, si Sophie perdue, si Sophie infidèle +ne lui revenoit sans cesse à la pensée et ne lui causoit une tristesse +que les caresses d'un si cher maître et sa fortune rendue meilleure ne +pouvoient vaincre. Quelque tendresse que Sophie eût pour lui, elle etoit +bien aise de le voir affligé, ne doutant point qu'elle ne fût la cause +de son affliction. Elle lui parloit si souvent de Sophie, et justifioit +quelquefois avec tant d'emportement et même de colère et d'aigreur celle +que dom Carlos n'accusoit pas moins que d'avoir manqué à sa fidelité et +à son honneur, qu'enfin il vint à croire que ce dom Fernand, qui le +mettoit toujours sur le même sujet, avoit peut-être eté autrefois +amoureux de Sophie, et peut-être l'etoit encore. + +La guerre d'Afrique s'acheva de la façon qu'on le voit dans l'histoire. +L'empereur la fit depuis en Allemagne, en Italie, en Flandres et en +divers lieux. Notre guerrière, sous le nom de dom Fernand, augmenta sa +reputation de vaillant et experimenté capitaine par plusieurs actions de +valeur et de conduite[293], quoique la dernière de ces qualités-là ne se +rencontre que rarement en une personne aussi jeune que le sexe de cette +vaillante fille la faisoit paroître. + +[Note 293: Conduite signifie ici prudence, esprit de suite, sens +qu'il a très souvent au XVIIe siècle, par exemple dans Bossuet.] + +L'empereur fut obligé d'aller en Flandres[294] et de demander au roi de +France passage par ses Etats. Le grand roi qui regnoit alors[295] voulut +surpasser en generosité et en franchise un mortel ennemi qui l'avoit +toujours surmonté en bonne fortune et n'en avoit pas toujours bien usé. +Charles-Quint fut reçu dans Paris comme s'il eût eté roi de France. Le +beau dom Fernand fut du petit nombre des personnes de qualité qui +l'accompagnèrent, et si son maître eût fait un plus long sejour dans la +Cour du monde la plus galante, cette belle Espagnole, prise pour un +homme, eût donné de l'amour à beaucoup de dames françoises, et de la +jalousie aux plus accomplis de nos courtisans. + +[Note 294: Pour réprimer la révolte des Gantois, qui ne vouloient +point payer les impôts votés par les états.] + +[Note 295: François Ier.] + +Cependant le vice-roi de Valence mourut en Espagne. Dom Fernand espera +assez de son merite et de l'affection que lui portoit son maître pour +lui oser demander une si importante charge, et il l'obtint sans qu'elle +lui fût enviée. Il fit savoir le plus tôt qu'il put le bon succès de sa +pretention à dom Carlos, et lui fit esperer qu'aussitôt qu'il auroit +pris possession de sa vice-royauté de Valence, il feroit sa paix avec +les parens de Sophie, obtiendroit sa grâce de l'empereur pour avoir eté +chef de bandolliers, et même essaieroit de le remettre dans la +possession de son bien, sans cesser de lui en faire dans toutes les +occasions qui s'en presenteroient. Dom Carlos eût pu recevoir quelque +consolation de toutes ces belles promesses, si le malheur de son amour +lui eût permis d'être consolable. + +L'empereur arriva en Espagne et alla droit à Madrid, et dom Fernand alla +prendre possession de son gouvernement. Dès le jour qui suivit celui de +son entrée dans Valence, les parens de Sophie presentèrent requête +contre dom Carlos, qui faisoit auprès du vice-roi la charge d'intendant +de sa maison et de secretaire de ses commandemens. Le vice-roi promit de +leur rendre justice et à dom Carlos de protéger son innocence. On fit de +nouvelles informations contre lui; l'on fit ouïr des temoins une seconde +fois, et enfin les parens de Sophie, animés par le regret qu'ils avoient +de la perte de leur fille, et par un desir de vengeance qu'ils croyoient +legitime, pressèrent si fort l'affaire, qu'en cinq ou six jours elle fut +en etat d'être jugée. Ils demandèrent au vice-roi que l'accusé entrât en +prison. Il leur donna sa parole qu'il ne sortiroit pas de son hôtel, et +leur marqua un jour pour le juger. La veille de ce jour fatal, qui +tenoit en suspens toute la ville de Valence, dom Carlos demanda une +audience particulière au vice-roi, qui la lui accorda. Il se jeta à ses +pieds et lui dit ces paroles: «C'est demain, monseigneur, que vous devez +faire connoître à tout le monde que je suis innocent. Quoique les +temoins que j'ai fait ouïr me dechargent entièrement du crime dont on +m'accuse, je viens encore jurer à Votre Altesse, comme si j'etois devant +Dieu, que non seulement je n'ai pas enlevé Sophie, mais que le jour +devant celui qu'elle fut enlevée, je ne la vis point; je n'eus point de +ses nouvelles, et n'en ai pas eu depuis. Il est bien vrai que je la +devois enlever; mais un malheur qui jusqu'ici m'est inconnu la fit +disparoître, ou pour ma perte ou pour la sienne.--C'est assez, dom +Carlos, lui dit le vice-roi, va dormir en repos. Je suis ton maître et +ton ami, et mieux informé de ton innocence que tu ne penses; et quand +j'en pourrois douter, je serois obligé à n'être pas exact à m'en +eclaircir, puisque tu es dans ma maison, et de ma maison, et que tu n'es +venu ici avec moi que sous la promesse que je t'ai faite de te +proteger.» + +Dom Carlos remercia un si obligeant maître de tout ce qu'il eut +d'éloquence. Il s'alla coucher, et l'impatience qu'il eut de se voir +bientôt absous ne lui permit pas de dormir. Il se leva aussitôt que le +jour parut, et, propre et paré plus qu'à l'ordinaire, se trouva au lever +de son maître. Mais je me trompe, il n'entra dans sa chambre qu'après +qu'il fut habillé; car depuis que Sophie avoit deguisé son sexe, la +seule Dorothée, deguisée comme elle, et la confidente de son +deguisement, couchoit dans sa chambre et lut rendoit tous les services +qui, rendus par un autre, lui eussent pu donner connoissance de ce +qu'elle vouloit tenir si caché. Dom Carlos entra donc dans la chambre du +vice-roi quand Dorothée l'eut ouverte à tout le monde, et le vice-roi ne +le vit pas plus tôt qu'il lui reprocha qu'il s'etoit levé bien matin +pour un homme accusé qui se vouloit faire croire innocent, et lui dit +qu'une personne qui ne dormoit point devoit sentir sa conscience +chargée. Dom Carlos lui repondit, un peu troublé, que la crainte d'être +convaincu ne l'avoit pas tant empêché de dormir que l'esperance de se +voir bientôt à couvert des poursuites de ses ennemis par la bonne +justice que lui rendroit Son Altesse. «Mais vous êtes bien paré et bien +galant, lui dit encore le vice-roi, et je vous trouve bien tranquille le +jour que l'on doit deliberer sur votre vie. Je ne sais plus ce que je +dois croire du crime dont on vous accuse. Toutes les fois que nous nous +entretenons de Sophie, vous en parlez avec moins de chaleur et plus +d'indifference que moi: on ne m'accuse pourtant pas comme vous d'en +avoir eté aimé et de l'avoir tuée, et possible le jeune Claudio aussi, +sur qui vous voulez faire tomber l'accusation de son enlevement. Vous me +dites que vous l'avez aimée, continua le vice-roi, et vous vivez après +l'avoir perdue, et vous n'oubliez rien pour vous voir absous et en +repos, vous qui devriez haïr la vie et tout ce qui vous la pourroit +faire aimer. Ah! inconstant dom Carlos! il faut bien qu'une autre amour +vous ait fait oublier celle que vous deviez conserver à Sophie perdue, +si vous l'aviez veritablement aimée, quand elle etoit toute à vous et +osoit tout faire pour vous.» Dom Carlos, demi-mort à ces paroles du +vice-roi, voulut y repondre; mais il ne le lui permit pas. «Taisez-vous, +lui dit-il d'un visage sevère, et reservez votre éloquence pour vos +juges; car pour moi je n'en serai pas surpris, et je n'irai pas pour un +de mes domestiques donner à l'empereur mauvaise opinion de mon equité. +Et cependant, ajouta le vice-roi, se tournant vers le capitaine de ses +gardes, que l'on s'assure de lui: qui a rompu sa prison peut bien +manquer à la parole qu'il m'a donnée de ne chercher point son impunité +dans sa fuite. On ôta aussitôt l'epée à dom Carlos, qui fit grand'pitié +à tous ceux qui le virent environné de gardes, pâle et defait, et qui +avoit bien de la peine à retenir ses larmes. + +Cependant que le pauvre gentilhomme se repent de ne s'être pas assez +defié de l'esprit changeant des grands seigneurs[296], les juges qui le +devoient juger entrèrent dans la chambre et prirent leurs places, après +que le vice-roi eut pris la sienne. Le comte italien, qui etoit encore à +Valence, et le père et la mère de Sophie, parurent et produisirent leurs +temoins contre l'accusé, qui etoit si desesperé de son procès, qu'il +n'avoit pas quasi le courage de repondre. On lui fit reconnoître les +lettres qu'il avoit autrefois ecrites à Sophie; on lui confronta les +voisins et les domestiques de la maison de Sophie, et enfin on produisit +contre lui la lettre qu'elle avoit laissée dans sa chambre le jour que +l'on pretendoit qu'il l'avoit enlevée. L'accusé fit ouïr ses +domestiques, qui temoignèrent d'avoir vu coucher leur maître; mais il +pouvoit s'être levé après avoir fait semblant de s'endormir. Il juroit +bien qu'il n'avoit pas enlevé Sophie et representoit aux juges qu'il ne +l'auroit pas enlevée pour se separer d'elle; mais on ne l'accusoit pas +moins que de l'avoir tuée et le page aussi, le confident de son amour. +Il ne restoit plus qu'à le juger, et il alloit être condamné tout d'une +voix, quand le vice-roi le fit approcher et lui dit: «Malheureux dom +Carlos! tu peux bien croire, après toutes les marques d'affection que je +t'ai données, que, si je t'eusse soupçonné, d'être coupable du crime +dont on t'accuse, je ne t'aurois pas amené à Valence. Il m'est +impossible de ne te condamner pas, si je ne veux commencer l'exercice de +ma charge par une injustice, et tu peux juger du deplaisir que j'ai de +ton malheur par les larmes qui m'en viennent aux yeux. On pourroit +rechercher d'accorder tes parties, si elles etoient de moindre qualité, +ou moins animées à ta perte. Enfin, si Sophie ne paroît elle-même pour +te justifier, tu n'as qu'à te preparer à bien mourir.» Carlos, desesperé +de son salut, se jeta aux pieds du vice-roi et lui dit: «Vous vous +souvenez bien, Monseigneur, qu'en Afrique et dès le temps que j'eus +l'honneur d'entrer au service de Votre Altesse, et toutes les fois +qu'elle m'a engagé au récit ennuyeux de mes infortunes, que je les lui +ai toujours contées d'une même manière, et elle doit croire qu'en ce +pays-là, et partout ailleurs, je n'aurois pas avoué à un maître qui me +faisoit l'honneur de m'aimer ce qu'ici j'aurois dû nier devant un juge. +J'ai toujours dit la vérité à Votre Altesse comme à mon Dieu, et je lui +dis encore que j'aimai, que j'adorai Sophie.--Dis que tu l'abhorres, +ingrat! interrompit le vice-roi, surprenant tout le monde.--Je l'adore, +reprit dom Carlos, fort étonné de ce que le vice-roi venoit de dire. Je +lui ai promis de l'épouser, continua-t-il, et je suis convenu avec elle +de l'emmener à Barcelone. Mais si je l'ai enlevée, si je sais où elle se +cache, je veux qu'on me fasse mourir de la mort la plus cruelle. Je ne +puis l'éviter; mais je mourrai innocent, si ce n'est mériter la mort que +d'avoir aimé plus que ma vie une fille inconstante et perfide.--Mais, +s'écria le vice-roi, le visage furieux, que sont devenus cette fille et +ton page? Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous terre?--Le page +etoit galant, lui repondit dom Carlos, elle etoit belle; il etoit homme, +elle etoit femme.--Ah! traître! lui dit le vice-roi, que tu découvres +bien ici tes lâches soupçons et le peu d'estime que tu as eu pour la +malheureuse Sophie! Maudite soit la femme qui se laisse aller aux +promesses des hommes et s'en fait mepriser par sa trop facile croyance! +Ni Sophie n'etoit point une femme de vertu commune, mechant! ni ton page +Claudio un homme. Sophie etoit une fille constante, et ton page une +fille perdue, amoureuse de toi et qui t'a volé Sophie, qu'elle +trahissoit comme une rivale. Je suis Sophie, injuste amant, amant +ingrat! Je suis Sophie, qui ai souffert des maux incroyables pour un +homme qui ne méritoit pas d'être aimé et qui m'a cru capable de la +dernière infamie.» + +[Note 296: Scarron pouvoit parler ici d'après sa propre expérience. +Peut-être songeoit-il alors à Mazarin, dont le changement à son égard +étoit, du reste, parfaitement justifié. Mais, sans nous occuper de +Mazarin, combien de fois n'avoit-il pas vu de belles paroles et de +belles protestations d'amitié de la part des grands seigneurs se changer +en indifférence, dès qu'il avoit fallu en venir au fait! Ses oeuvres +sont remplies de plaintes sur ce sujet. V. en particulier sa deuxième +Requête à la reine, recueil de 1648; Remerciements au prince d'Orange, +1651; les premières strophes de Héro et Léandre, etc.] + +Sophie n'en put pas dire davantage. Son père, qui la reconnut, la prit +entre ses bras; sa mère se pâma d'un côté, et dom Carlos de l'autre. +Sophie se debarrassa des bras de son père pour courir aux deux personnes +evanouies, qui reprirent leurs esprits tandis qu'elle douta à qui des +deux elle courroit. Sa mère lui mouilla le visage de larmes; elle +mouilla de larmes le visage de sa mère; elle embrassa, avec toute la +tendresse imaginable, son cher Dom Carlos, qui pensa en evanouir encore. +Il tint pourtant bon pour ce coup, et, n'osant pas encore baiser Sophie +de toute sa force, se recompensa sur ses mains, qu'il baisa mille fois +l'une après l'autre. Sophie pouvoit à peine suffire à toutes les +embrassades et à tous les complimens qu'on lui fit. Le comte italien, en +faisant le sien comme les autres, lui voulut parler des pretentions +qu'il avoit sur elle, comme lui ayant eté promise par son père et par sa +mère. Dom Carlos, qui l'ouït, en quitta une des mains de Sophie, qu'il +baisoit alors avidement, et, portant la sienne à son epée, qu'on lui +venoit de rendre, se mit en une posture qui fit peur à tout le monde, +et, jurant à faire abimer la ville de Valence, fit bien connoître que +toutes les puissances humaines ne lui oteroient pas Sophie, si elle-même +ne lui defendoit de songer davantage en elle; mais elle declara qu'elle +n'auroit jamais d'autre mari que son cher dom Carlos, et conjura son +père et sa mère de le trouver bon, ou de se resoudre à la voir enfermer +dans un couvent pour toute sa vie. Ses parens lui laissèrent la liberté +de choisir tel mari qu'elle voudrait, et le comte italien, dès le jour +même, prit la poste pour l'Italie ou pour tout autre pays où il voulut +aller. Sophie conta toutes ses aventures, qui furent admirées de tout le +monde. Un courrier alla porter la nouvelle de cette grande merveille à +l'empereur, qui conserva à dom Carlos, après qu'il auroit epousé Sophie, +la vice-royauté de Valence et tous les bienfaits que cette vaillante +fille avoit merités sous le nom de dom Fernand, et donna à ce +bienheureux amant une principauté dont ses descendans jouissent encore. +La ville de Valence fit la dépense des noces avec toute sorte de +magnificence, et Dorothée, qui reprit ses habits de femme en même temps +que Sophie, fut mariée en même temps qu'elle avec un cavalier proche +parent de dom Carlos. + + + + +CHAPITRE XV. + +Effronterie du sieur de la Rappinière. + +Le conseiller de Rennes achevoit de lire sa nouvelle, quand la +Rappinière arriva dans l'hôtellerie. Il entra en étourdi dans la chambre +où on lui avoit dit qu'etoit M. de la Garouffière; mais son visage +epanoui se changea visiblement quand il vit le Destin dans un coin de la +chambre, et son valet qui etoit aussi defait et effrayé qu'un criminel +que l'on juge. La Garouffière ferma la porte de la chambre par dedans, +et ensuite demanda au brave la Rappinière s'il ne devinoit pas bien +pourquoi il l'avoit envoyé querir. «N'est-ce pas à cause d'une +comedienne dont j'ai voulu avoir ma part? repondit en riant le +scelerat.--Comment, votre part! lui dit la Garouffière, prenant un +visage serieux: sont-ce là les discours d'un juge comme vous êtes, et +avez-vous jamais fait pendre un si mechant homme que vous?» La +Rappinière continua de tourner la chose en raillerie et de la vouloir +faire passer pour un tour de bon compagnon; mais le senateur le prit +toujours d'un ton si sevère, qu'enfin il avoua son mauvais dessein, et +en fit de mauvaises excuses au Destin, qui avoit eu besoin de toute sa +sagesse pour ne se pas faire raison d'un homme qui l'avoit voulu +offenser si cruellement, après lui être obligé de la vie, comme l'on a +pu voir au commencement de ces aventures comiques. Mais il avoit encore +à demêler avec cet inique prevôt une autre affaire qui lui etoit de +grande importance et qu'il avoit communiquée à M. de la Garouffière, qui +lui avoit promis de lui faire avoir raison de ce mechant homme. + +Quelque peine que j'aie prise à bien etudier la Rappinière, je n'ai +jamais pu decouvrir s'il etoit moins mechant envers Dieu qu'envers les +hommes, et moins injuste envers son prochain que vicieux en sa +personne[297]. Je sais seulement avec certitude que jamais homme n'a eu +tant de vices ensemble et en plus eminent degré. Il avoua qu'il avoit eu +envie d'enlever mademoiselle de l'Etoile aussi hardiment que s'il fût +vanté d'une bonne action, et il dit effrontement au conseiller et au +comedien que jamais il n'avoit moins douté du succès d'une pareille +entreprise: «car, continua-t-il, se tournant vers le Destin, j'avois +gagné votre valet, votre soeur avoit donné dans le panneau, et, pensant +vous venir trouver où je lui avois fait dire que vous etiez blessé, elle +n'etoit pas à deux lieues de la maison où je l'attendois quand je ne +sais qui diable l'a otée à ce grand sot qui me l'amenoit, et qui m'a +perdu un bon cheval, après s'être bien fait battre. «Le Destin palissoit +de colère, et quelquefois aussi rougissoit de honte de voir de quel +front ce scélérat lui osoit parler à lui-même de l'offense qu'il lui +avoit voulu faire, comme s'il lui eût conté une chose indifferente. La +Garouffière s'en scandalisoit aussi et n'avoit pas une moindre +indignation contre un si dangereux homme. «Je ne sais pas, lui dit-il, +comment vous osez nous apprendre si franchement les circonstances d'une +mauvaise action pour laquelle M. le Destin vous auroit donné cent coups, +si je ne l'en eusse empêché. Mais je vous avertis qu'il le pourra bien +faire encore, si vous ne lui restituez une boîte de diamans que vous lui +avez autrefois volée dans Paris dans le temps que vous y tiriez la +laine. Doguin, votre complice alors et depuis votre valet, lui a avoué +en mourant que vous l'aviez encore; et moi je vous déclare que, si vous +faites la moindre difficulté de la rendre, vous m'avez pour aussi +dangereux ennemi que je vous ai eté utile protecteur.» + +[Note 297: Scarron n'a pas commis la moindre invraisemblance en +prêtant tous ces crimes à une personne qui a pour charge de réprimer les +crimes d'autrui. La police étoit souvent faite avec la négligence la +plus coupable, et pendant assez longtemps elle avoit presque abandonné +le soin de la surveillance publique. Ce ne fut guère qu'après +l'apaisement des troubles de la Fronde, et même après la conclusion du +traité des Pyrénées, que le roi put enfin s'occuper de la réorganiser +sur de meilleures bases. V. Correspondance administrative de Louis XIV, +t. 2, p. 605, etc.; Traité de la police de de La Mare, 1705, in-fol., I. +1, tit. 8, ch. 3. Bien plus, à cette négligence se joignit parfois la +connivence avec les filous. Le lieutenant-criminel Tardieu, dont Boileau +a immortalisé la sordide avarice, fut un de ceux qui prêtèrent le plus à +cette accusation, même après la réorganisation de la police; et l'on +sait que, lorsqu'il fut assassiné, en 1665, on alloit informer contre +lui à cause de ses malversations. (Not. de Brossette, sur les v. 308 et +337 de la sat. X de Boielau) «Il a mérité d'être pendu deux ou trois +mille fois, dit Tallemant: il n'y a pas un plus grand voleur au monde.» +(Histor. de Ferrier, sa fille, et Tardieu.) Vavasseur, le commissaire du +Marais, faisoit sous main cause commune avec les filles de sa +juridiction. Malherbe parle, dans ses Lettres (26 juin 1610), d'un +prévôt de Pithiviers qui s'étrangla dans sa prison, où il étoit enfermé +comme coupable de complicité dans l'assassinat de Henri IV, de magie et +de fausse monnoie. Sur les malversations de toutes sortes des gens de +police et des officiers de justice, on peut voir les Caquets de +l'accouchée, 1re journ., p. 37, 1er janv., et surtout les Grands jours +d'Auvergne, de Fléchier, où l'on trouvera plusieurs exemples du même +genre. Les choses en étoient venues au point qu'on lit dans le +Procès-verbal des confér. tenues pour l'exam. des articl. proposés pour +la composit. de l'ordonn. crimin. de 1670, sur l'art. XII: «M. le +premier président a dit que l'intention qu'on avoit, lorsqu'on a +institué les prévôts des maréchaux, étoit bonne; mais que... la plupart +de ces officiers sont plus à craindre que les voleurs mêmes, et qu'on a +reproché aux Grands jours de Clermont que toutes les affaires +criminelles les plus atroces avoient été éludées et couvertes par les +mauvaises procédures des prévôts des maréchaux. L'on a fait le procès a +plusieurs officiers de la maréchaussée, mais on a été persuadé +d'ailleurs qu'il n'y en avoit pas un seul dont la conduite fût +innocente.»] + +La Rappinière fut foudroyé de ce discours, à quoi il ne s'attendoit pas. +Son audace à nier absolument une mechanceté qu'il avoit faite lui manqua +au besoin. Il avoua en begayant, comme un homme qui se trouble, qu'il +avoit cette boîte au Mans, et promit de la rendre avec des sermens +execrables qu'on ne lui demandoit point, tant on faisoit peu de cas de +tous ceux qu'il eût pu faire. Ce fut peut-être là une des plus ingénues +actions qu'il fit de sa vie, et encore n'etoit-elle pas nette; car il +est bien vrai qu'il rendit la boîte comme il l'avoit promis, mais il +n'etoit pas vrai qu'elle fût au Mans, puisqu'il l'avoit sur lui à +l'heure même, à dessein d'en faire un present à Mademoiselle de +l'Etoile, en cas qu'elle n'eût pas voulu se donner à lui pour peu de +chose. C'est ce qu'il confessa en particulier à M. de la Garouffière, +dont il voulut par là regagner les bonnes grâces, lui mettant entre les +mains cette boîte de portrait pour en disposer comme il lui plairoit. +Elle etoit composée de cinq diamans d'un prix considerable. Le père de +mademoiselle de l'Etoile y etoit peint en email, et le visage de cette +belle fille avoit tant de rapport à ce portrait, que cela seul pouvoit +suffire pour la faire reconnoître à son père. Le Destin ne savoit +comment remercier assez M. de la Garouffière quand il lui donna la boîte +de diamans. Il se voyoit exempté par là d'avoir à se la faire rendre par +force de la Rappinière, qui ne savoit rien moins que de restituer, et +qui eût pu se prevaloir contre un pauvre comedien de sa charge de +prevôt, qui est un dangereux baton entre les mains d'un mechant homme. +Quand cette boîte fut otée au Destin, il en avoit eu un deplaisir très +grand, qui s'augmenta encore par celui qu'en eut la mère de l'Etoile, +qui gardoit cherement ce bijou comme un gage de l'amitié de son mari. On +peut donc aisément se figurer qu'il eut une extrême joie de l'avoir +recouvrée. Il alla en faire part à l'Etoile, qu'il trouva chez la soeur +du curé du bourg, en la compagnie d'Angelique et de Leandre. Ils +deliberèrent ensemble de leur retour au Mans, qui fut resolu pour le +lendemain. M. de la Garouffière leur offrit un carrosse, qu'ils ne +voulurent pas prendre. Les comédiens et les comédiennes soupèrent avec +M. de la Garouffière et sa compagnie. On se coucha de bonne heure dans +l'hotellerie, et, dès la pointe du jour, le Destin et Leandre, chacun sa +maîtresse en croupe, prirent le chemin du Mans, où Ragotin, la Rancune +et l'Olive etoient déjà retournés. M. de la Garouffière fit cent offres +de services au Destin; pour la Bouvillon, elle fit la malade plus +qu'elle ne l'etoit, pour ne point recevoir l'adieu du comedien, dont +elle n'etoit pas satisfaite. + + + + +CHAPITRE XVI. + +Disgrace de Ragotin. + +Les deux comediens qui retournèrent au Mans avec Ragotin furent +detournés du droit chemin par le petit homme, qui les voulut traiter +dans une petite maison de campagne, qui etoit proportionnée à sa +petitesse. Quoiqu'un fidèle et exact historien soit obligé à +particulariser les accidens importans de son histoire, et les lieux où +ils se sont passés, je ne vous dirai pas au juste en quel endroit de +notre hemisphère etoit la maisonnette où Ragotin mena ses confrères +futurs, que j'appelle ainsi parcequ'il n'etoit pas encore reçu dans +l'ordre vagabond des comediens de campagne. Je vous dirai donc seulement +que la maison etoit au deçà du Gange, et n'etoit pas loin de +Silléle-Guillaume[298]. Quand il y arriva, il la trouva occupée par une +compagnie de bohemiens, qui, au grand deplaisir de son fermier, s'y +etoient arretés sous pretexte que la femme du capitaine avoit eté +pressée d'accoucher, ou plutôt par la facilité que ces voleurs +espererent de trouver à manger impunement des volailles d'une metairie +ecartée du grand chemin. D'abord Ragotin se fâcha en petit homme fort +colère, menaça les bohemiens du prevôt du Mans, dont il se dit allié, à +cause qu'il avoit epousé une Portail[299], et là dessus il fit un long +discours pour apprendre aux auditeurs de quelle façon les Portails +etoient parens des Ragotins, sans que son long discours apportât aucun +temperament à sa colère immoderée, et l'empechât de jurer +scandaleusement. Il les menaça aussi du lieutenant de prevôt la +Rappinière, au nom duquel tout genou flechissoit; mais le capitaine +boheme le fit enrager à force de lui parler civilement, et fut assez +effronté pour le louer de sa bonne mine, qui sentoit son homme de +qualité, et qui ne le faisoit pas peu repentir d'être entré par +ignorance dans son château (c'est ainsi que le scelerat appeloit sa +maisonnette, qui n'etoit fermée que de haies). Il ajouta encore que la +dame en mal d'enfant seroit bientôt delivrée du sien, et que la petite +troupe delogeroit après avoir payé à son fermier ce qu'il leur avoit +fourni pour eux et pour leurs bêtes: Ragotin se mouroit de depit de ne +pouvoir trouver à quereller avec un homme qui lui rioit au nez et lui +faisoit mille reverences; mais ce flegme du bohemien alloit enfin +echauffer la bile de Ragotin, quand la Rancune et le frère du capitaine +se reconnurent pour avoir eté autrefois grands camarades, et cette +reconnoissance fit grand bien à Ragotin, qui s'alloit sans doute engager +en une mauvaise affaire, pour l'avoir prise d'un ton trop haut. La +Rancune le pria donc de s'apaiser, ce qu'il avoit grande envie de faire, +et ce qu'il eût fait de lui-même si son orgueil naturel eût pu y +consentir. + +[Note 298: Petite ville à 7 lieues N.-O. du Mans. Scarron introduit +volontiers la scène aux alentours de cette ville; c'est peut-être à +cause de ses rapports fréquents avec la famille des Lavardin: Sillé +étoit fort près des paroisses dont les Lavardin étoient seigneurs. M. +Anjubault croit aussi que deux petites métairies dépendantes du bénéfice +de Scarron s'y trouvoient situées.] + +[Note 299: Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, dont le fils, +Daniel II, occupa également cette charge, épousa, en 1626, Marie +Portail. V. Lepaige, art. Neuvillette. C'est là probablement le prévôt +dont parle Scarron et dont La Rappinière étoit lieutenant. Ce nom de +Portail est celui d'une famille célèbre dans la magistrature, et +originaire du Mans. M. Anjubault nous apprend qu'en 1595 Antoine Portail +étoit procureur du roi au Mans, et qu'on retrouve encore ce nom dans la +même ville en 1670; plusieurs membres de la même famille et du même nom +ont rempli les charges d'avocat général, de premier président et de +président à mortier du Parlement de Paris.] + +Dans ce même temps la dame bohemienne accoucha d'un garçon. La joie en +fut grande dans la petite troupe, et le capitaine pria à souper les +comediens et Ragotin, qui avoit dejà fait tuer des poulets pour en faire +une fricassée. On se mit à table. Les bohemiens avoient des perdrix et +des lievres qu'ils avoient pris à la chasse, et deux poulets d'Inde et +autant de cochons de lait qu'ils avoient volés. Ils avoient aussi un +jambon et des langues de boeuf, et on y entama un pâté de lièvre dont la +croûte même fut mangée par quatre ou cinq bohemillons qui servirent à +table. Ajoutez à cela la fricassée de six poulets de Ragotin, et vous +avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise chair. Les convives, outre les +comediens, etoient au nombre de neuf, tous bons danseurs et encore +meilleurs larrons. On commença des santés par celle du Roi et de +messieurs les Princes, et on but en general celle de tous les bons +seigneurs qui recevoient dans leurs villages les petites troupes. Le +capitaine pria les comediens de boire à la memoire de defunt Charles +Dodo, oncle de la dame accouchée, et qui fut pendu pendant le siege de +La Rochelle par la trahison du capitaine la Grave. On fit de grandes +imprecations contre ce capitaine faux frère et contre tous les prevôts, +et on fit une grande dissipation du vin de Ragotin, dont la vertu fut +telle que la debauche fut sans noise, et que chacun des conviés, sans +même en excepter le misanthrope la Rancune, fit des protestations +d'amitié à son voisin, le baisa de tendresse et lui mouilla le visage de +larmes. Ragotin fit tout à fait bien les honneurs de sa maison, et but +comme une eponge. Après avoir bu toute la nuit, ils devoient +vraisemblablement se coucher quand le soleil se leva; mais ce même vin +qui les avoit rendus si tranquilles buveurs leur inspira à tous en même +temps un esprit de separation, si j'ose ainsi dire. La caravane fit ses +paquets, non sans y comprendre quelques guenilles du fermier de Ragotin, +et le joli seigneur monta sur son mulet, et, aussi serieux qu'il avoit +eté emporté pendant le repas, prit le chemin du Mans, sans se mettre en +peine si la Rancune et l'Olive le suivoient, et n'ayant de l'attention +qu'à sucer une pipe à tabac qui etoit vide il y avoit plus d'une heure. +Il n'eut pas fait demi-lieue, toujours suçant sa pipe vide qui ne lui +rendoit aucune fumée, que celles du vin lui etourdirent tout à coup la +tête. Il tomba de son mulet, qui retourna avec beaucoup de prudence à la +metairie d'où il etoit parti, et pour Ragotin, après quelques +soulevemens de son estomac trop chargé, qui fit ensuite parfaitement son +devoir, il s'endormit au milieu du chemin. Il n'y avoit pas long-temps +qu'il dormoit, ronflant comme une pedale d'orgue, quand un homme nu, +comme on peint notre premier père, mais effroyablement barbu, sale et +crasseux, s'approcha de lui et se mit à le deshabiller. Cet homme +sauvage fit de grands efforts pour ôter à Ragotin les bottes neuves que +dans une hôtellerie la Rancune s'etoit appropriées par la supposition +des siennes, de la manière que je vous l'ai conté en quelque endroit de +cette veritable histoire, et tous ces efforts, qui eussent eveillé +Ragotin s'il n'eût pas eté mort ivre (comme on dit), et qui l'eussent +fait crier comme un homme que l'on tire à quatre chevaux, ne firent +autre effet que de le traîner à ecorche-cul la longueur de sept ou huit +pas. Un couteau en tomba de la poche du beau dormeur; ce vilain homme +s'en saisit, et comme s'il eût voulu ecorcher Ragotin, il lui fendit sur +la peau sa chemise, ses bottes, et tout ce qu'il eut de la peine à lui +ôter de dessus le corps, et, ayant fait un paquet de toutes les hardes +de l'ivrogne depouillé, l'emporta, fuyant comme un loup avec sa proie. + +Nous laisserons courir avec son butin cet homme, qui etoit le même fou +qui avoit autrefois fait si grand peur au Destin quand il commença la +quête de mademoiselle Angelique, et ne quitterons point Ragotin, qui ne +veille pas et qui a grand besoin d'être reveillé. Son corps nu, exposé +au soleil, fut bientôt couvert et piqué de mouches et de moucherons de +differentes espèces, dont pourtant il ne fut point eveillé; mais il le +fut quelque temps après par une troupe de paysans qui conduisoient une +charrette. Le corps nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la vue +qu'ils s'ecrièrent: Le voilà! et s'approchant de lui, faisant le moins +de bruit qu'ils purent, comme s'ils eussent eu peur de l'eveiller, ils +s'assurèrent de ses pieds et de ses mains, qu'ils lièrent avec de +grosses cordes, et, l'ayant ainsi garrotté, le portèrent dans leur +charrette, qu'ils firent aussitôt partir avec autant de hâte qu'en a un +galant qui enlève une maîtresse contre son gré et celui de ses parens. +Ragotin etoit si ivre que toutes les violences qu'on lui fit ne le +purent eveiller, non plus que les rudes cahots de la charrette, que ces +paysans faisoient aller fort vite et avec tant de precipitation qu'elle +versa en un mauvais pas plein d'eau et de boue, et Ragotin par +consequent versa aussi. La fraîcheur du lieu où il tomba, dont le fond +avoit quelques pierres ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle +de sa chute, l'eveillèrent, et l'etat surprenant où il se trouva +l'etonna furieusement. Il se voyoit lié pieds et mains et tombé dans la +boue, il se sentoit la tête toute etourdie de son ivresse et de sa +chute, et ne savoit que juger de trois ou quatre, paysans qui le +relevoient, et d'autant d'autres qui relevoient une charrette. Il etoit +si effrayé de son aventure, que même il ne parla pas en un si beau sujet +de parler, lui qui etoit grand parleur de son naturel, et un moment +après il n'eût pu parler à personne quand il l'eût voulu: car les +paysans, ayant tenu ensemble un conseil secret, delièrent le pauvre +petit homme des pieds seulement, et, au lieu de lui en dire la raison ou +de lui en faire quelque civilité, observant entre eux un grand silence, +tournèrent la charrette du côté qu'elle etoit venue, et s'en +retournèrent avec autant de precipitation qu'ils en avoient eu à venir +là. + +Le lecteur discret est possible en peine de sçavoir ce que les paysans +vouloient à Ragotin, et pourquoi ils ne lui firent rien. L'affaire est +assurément difficile à deviner, et ne se peut sçavoir à moins que d'être +revelée. Et pour moi, quelque peine que j'y aie prise, et après y avoir +employé tous mes amis, je ne l'ai sçu depuis peu de temps que par +hasard, et lorsque je l'esperois le moins, de la façon que je vous le +vais dire. Un prêtre du bas Maine, un peu fou melancolique, qu'un procès +avoit fait venir à Paris, en attendant que son procès fût en etat d'être +jugé voulut faire imprimer quelques pensées creuses qu'il avoit eues sur +l'Apocalypse. Il etoit si fecond en chimères et si amoureux des +dernières productions de son esprit, qu'il en haïssoit les vieilles, et +ainsi pensa faire enrager un imprimeur, à qui il faisoit vingt fois +refaire une même feuille. Il fut obligé par là d'en changer souvent, et +enfin il s'etoit adressé à celui qui a imprimé le present livre[300], +chez qui il lut une fois quelques feuilles[301] qui partoient de cette +même aventure que je vous raconte. Ce bon prêtre en avoit plus de +connaissance que moi, ayant sçu des mêmes paysans qui enlevèrent Ragotin +de la façon que je vous ai dit le motif de leur entreprise, que je +n'avois pu sçavoir. Il connut donc d'abord où l'histoire etoit +defectueuse, et, en ayant donné connoissance à mon imprimeur, qui en fut +fort etonné, car il avoit cru comme beaucoup d'autres que mon roman +etoit un livre fait à plaisir, il ne se fit pas beaucoup prier par +l'imprimeur pour me venir voir. Lors j'appris du veritable Manceau que +les paysans qui lièrent Ragotin endormi etoient les proches parens du +pauvre fou qui couroit les champs, que le Destin avoit rencontré de +nuit, et qui avoit depouillé Ragotin en plein jour. Ils avoient fait +dessein d'enfermer leur parent, avoient souvent essayé de le faire, et +avoient souvent eté bien battus par le fou, qui etoit un fort et +puissant homme. Quelques personnes du village, qui avoient vu de loin +reluire au soleil le corps de Ragotin, le prirent pour le fou endormi, +et, n'en ayant osé approcher de peur d'être battues, elles en avoient +averti ces paysans, qui vinrent avec toutes les précautions que vous +avez vues, prirent Ragotin sans le reconnoître, et, l'ayant reconnu pour +n'être pas celui qu'ils cherchoient, le laissèrent les mains liées, afin +qu'il ne pût rien entreprendre contre eux. Les Memoires que j'eus de ce +prêtre me donnèrent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il me rendit un +grand service; mais je ne lui en rendis pas un petit en lui conseillant +en ami de ne pas faire imprimer son livre, plein de visions ridicules. + +[Note 300: Le libraire qui avoit imprimé on fait imprimer la +première partie du Romant comique étoit Toussaint Quinet (au Palais, +sous la montée de la cour des Aydes), bien connu par le mot de Scarron +sur les revenus de son marquisat de Quinet, et que notre auteur fait +volontiers intervenir dans ses oeuvres, en s'égayant quelquefois sur son +compte. V. Aux vermiss. Dédic. de ses oeuvr. burlesq. à Guillemette, +etc.] + +[Note 301: Les boutiques des libraires servoient souvent alors de +centres de réunions où se tenoient des espèces d'assemblées littéraires, +et où même les auteurs lisoient leurs oeuvres. Ainsi, dans le Berger +extravagant (l. 3), Sorel fait lire à Montenor son Banquet des dieux +chez un libraire. On peut surtout trouver des renseignements fort +curieux sur cette coutume, et un piquant tableau de ces assemblées, dans +le 5e livre de Francion, du même.] + +Quelqu'un m'accusera peut-être d'avoir conté ici une particularité fort +inutile; quelque autre m'en louera de beaucoup de sincérité. Retournons +à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la bouche sèche, la tête pesante +et les mains liées derrière le dos. Il se leva le mieux qu'il put, et +ayant porté sa vue de part et d'autre, le plus loin qu'elle se put +etendre, sans voir ni maisons ni hommes, il prit le premier chemin battu +qu'il trouva, bandant tous les ressorts de son esprit[302] pour +connoître quelque chose en son aventure. Ayant les mains liées comme il +avoit, il recevoit une furieuse incommodité de quelques moucherons +opiniâtres qui s'attachoient par malheur aux parties de son corps où ses +mains garrottées ne pouvoient aller, et l'obligeoient quelquefois à se +coucher par terre pour s'en délivrer en les écrasant, ou en leur faisant +quitter prise. Enfin il attrapa un chemin creux, revêtu de haies et +plein d'eau, et ce chemin alloit au gué d'une petite rivière. Il s'en +rejouit, faisant etat de se laver le corps, qu'il avoit plein de boue; +mais en approchant du gué, il vit un carrosse versé, d'où le cocher et +un paysan tiroient, par les exhortations d'un venerable homme d'eglise, +cinq ou six religieuses fort mouillées. C'etoit la vieille abbesse +d'Estival[303], qui revenoit du Mans, où une affaire importante l'avoit +fait aller, et qui, par la faute de son cocher, avoit fait naufrage. +L'abbesse et les religieuses, tirées du carrosse, aperçurent de loin la +figure nue de Ragotin qui venoit droit à elles, dont elles furent fort +scandalisées, et encore plus qu'elles le père Gifflot, directeur discret +de l'abbaye. Il fit tourner vitement le dos aux bonnes mères, de peur +d'irregularité, et cria de toute sa force à Ragotin qu'il n'approchât +pas de plus près. Ragotin poussa toujours en avant, et commença +d'enfiler une longue planche qui etoit là pour la commodité des gens de +pied, et le père Gifflot vint au devant de lui, suivi du cocher et du +paysan, et douta d'abord s'il le devoit exorciser, tant il trouvoit sa +figure diabolique. Enfin il lui demanda qui il etoit, d'où il venoit, +pourquoi il etoit nu, pourquoi il avoit les mains liées, et lui fit +toutes ces questions-là avec beaucoup d'eloquence, et ajoutant à ses +paroles le ton de la voix et l'action des mains. Ragotin lui repondit +incivilement. «Qu'en avez-vous à faire?» Et voulant passer outre sur la +planche, il poussa si rudement le reverend père Gifflot qu'il le fit +choir dans l'eau. Le bon prêtre entraîna avec lui le cocher et le +paysan, et Ragotin trouva leur manière de tomber dans l'eau si +divertissante qu'il en eclata de rire. Il continua son chemin vers les +religieuses, qui, le voile baissé, lui tournèrent le dos en haie, toutes +le visage tourné vers la campagne. Ragotin eut beaucoup d'indifference +pour les visages des religieuses, et passoit outre, pensant en être +quitte, ce que ne pensoit pas le père Gifflot. Il suivit Ragotin, +secondé du paysan et du cocher, qui, le plus en colère des trois, et +dejà de mauvaise humeur à cause que madame l'abbesse l'avoit grondé, se +detacha du gros, joignit Ragotin, et à grands coups de fouet se vengea +sur la peau d'autrui de l'eau qui avoit mouillé la sienne. Ragotin +n'attendit pas une seconde decharge; il s'enfuit comme un chien qu'on +fouette, et le cocher, qui n'etoit pas satisfait d'un seul coup de +fouet, le hâta d'aller de plusieurs autres, qui tous tirèrent le sang de +la peau du fustigé. Le père Gifflot, quoique essoufflé d'avoir couru, ne +se lassoit pas de crier: «Fouettez, fouettez!» de toute sa force, et le +cocher, de toute la sienne, redoubloit ses coups sur Ragotin, et +commençoit à s'y plaire, quand un moulin se presenta au pauvre homme +comme un asile. Il y courut ayant toujours son bourreau à ses trousses, +et, trouvant la porte d'une basse-cour ouverte, y entra et y fut reçu +d'abord par un mâtin qui le prit aux fesses. Il en jeta des cris +douloureux et gagna un jardin ouvert avec tant de precipitation, qu'il +renversa six ruches de mouches à miel qui y etoient posées à l'entrée, +et ce fut là le comble de ses infortunes[304]. Ces petits elephans +ailés, pourvus de proboscides et armés d'aiguillons, s'acharnèrent sur +ce petit corps nu, qui n'avoit point de mains pour se defendre, et le +blessèrent d'une horrible manière. Il en cria si haut que le chien qui +le mordoit s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt des mouches. Le +cocher impitoyable fit comme le chien, et le pere Gifflot, à qui la +colère avoit fait oublier pour un temps la charité, se repentit d'avoir +eté trop vindicatif, et alla lui-même hâter le meunier et ses gens, qui +à son gré venoient trop lentement au secours d'un homme qu'on +assassinoit dans leur jardin. Le meunier retira Ragotin d'entre les +glaives pointus et venimeux de ces ennemis volans, et quoiqu'il fût +enragé de la chute de ses ruches, il ne laissa pas d'avoir pitié du +miserable. Il lui demanda où diable il se venoit fourrer nu et les mains +liées entre des paniers à mouches; mais quand Ragotin eût voulu lui +repondre, il ne l'eût pu dans l'extrême douleur qu'il sentoit par tout +son corps. Un petit ours nouveau-né, qui n'a point encore eté leché de +sa mère, est plus formé en sa figure oursine que ne le fut Ragotin en sa +figure humaine, après que les piqûres des mouches l'eurent enflé depuis +les pieds jusqu'à la tête. La femme du meunier, pitoyable comme une +femme, lui fit dresser un lit et le fit coucher. Le père Gifflot, le +cocher et le paysan retournèrent à l'abbesse d'Estival et à ses +religieuses, qui se rembarquèrent dans leur carrosse, et, escortées du +reverend père Gifflot monté sur une jument, continuèrent leur chemin. Il +se trouva que le moulin etoit à l'elu[305] du Rignon[306] ou à son +gendre Bagottière (je n'ai pas bien sçu lequel). Ce du Rignon etoit +parent de Ragotin, qui, s'etant fait connoître au meunier et à sa femme, +en fut servi avec beaucoup de soin et pansé heureusement jusqu'à son +entière convalescence par le chirurgien d'un bourg voisin. Aussitôt +qu'il put marcher, il retourna au Mans, où la joie de savoir que la +Rancune et l'Olive avoient trouvé son mulet et l'avoient ramené avec eux +lui fit oublier la chute de la charrette, les coups de fouet du cocher, +les morsures du chien et les piqûres des mouches. + +[Note 302: Cette tournure de phrase se trouve en propres termes dans +les Hist. comiq. de Cyrano de Bergerac.] + +[Note 303: Il s'agit ici de l'abbaye d'Estival en Charnie, à 8 +lieues du Mans, fondée en 1109 par Raoul II de Beaumont, vicomte du +Mans, et qu'il ne faut pas confondre avec celle d'Estival-lez-le-Mans, +fondée par saint Bertrand. L'abbesse d'Estival-en-Charnie étoit alors, +comme nous l'apprend M. Anjubault, Claire Nau, qui conserva cette +dignité de 1627 à 1660. Claire Nau étoit élève de l'abbaye du +Pont-aux-Dames, de l'ordre de Cîteaux, renommée surtout pour sa grande +régularité, qu'elle aura tenu, sans doute, à transporter dans la maison +d'Estival. C'est là peut-être ce qui a pu suggérer à Scarron la +plaisanterie qu'on lit quelques lignes plus loin: «Il fit tourner +vitement le dos aux bonnes mères, de peur d'irregularité.»] + +[Note 304: Cette succession d'infortunes burlesques ne fait-elle pas +songer à celles de Nicodème, dans le Roman bourgeois de Furetière, quand +il se heurte rudement contre le front de Javotte, casse une porcelaine +en voulant se retirer, glisse sur le parquet, se rattrape à un miroir +qu'il fait tomber, et brise avec la porte un théorbe qui étoit contre la +muraille? (P. 98 de l'édit. Jannet.) C'est là un des lieux communs +auxquels a le plus souvent recours le roman comique et familier de cette +époque.] + +[Note 305: Un élu étoit un officier royal subalterne, qui +connoissoit en première instance de l'assiette des tailles, aides, +subsides, et des différends qui y étoient relatifs. (Dict. de +Furetière.)] + +[Note 306: On trouve au Mans, en 1620, un François de l'Epinay, +sieur du Bignon, élu, membre du conseil de l'hôtel de ville. Il +suffiroit d'un tout petit trait de plume à la premiere lettre pour en +faire notre personnage.] + + + + +CHAPITRE XVII. + +Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand Baguenodière. + +Le Destin et l'Etoile, Leandre et Angelique, deux couples de beaux et +parfaits amans, arrivèrent dans la capitale du Maine sans faire de +mauvaise rencontre. Le Destin remit Angelique dans les bonnes grâces de +sa mère, à qui il sçut si bien faire valoir le merite, la condition et +l'amour de Leandre, que la bonne Caverne commença d'approuver la passion +que ce jeune garçon et sa fille avoient l'un pour l'autre autant qu'elle +s'y etoit opposée. La pauvre troupe n'avoit pas encore bien fait ses +affaires dans la ville du Mans; mais un homme de condition qui aimoit +fort la comedie supplea à l'humeur chiche des Manceaux[307]. Il avoit la +plus grande partie de son bien dans le Maine, avoit pris une maison dans +le Mans et y attiroit souvent des personnes de condition de ses amis, +tant courtisans que provinciaux, et même quelques beaux esprits de +Paris, entre lesquels il se trouvoit des poètes du premier ordre, et +enfin il étoit une manière de Mecenas moderne. Il aimoit passionnément +la comedie et tous ceux qui s'en mêloient, et c'est ce qui attiroit tous +les ans dans la capitale du Maine les meilleures troupes de comediens du +royaume[308]. Ce seigneur que je vous dis arriva au Mans dans le temps +que nos pauvres comediens en vouloient sortir, mal satisfaits de +l'auditoire manceau. Il les pria d'y demeurer encore quinze jours pour +l'amour de lui, et pour les y obliger leur donna cent pistoles, et leur +en promit autant quand ils s'en iroient. Il etoit bien aise de donner le +divertissement de la comedie à plusieurs personnes de qualité, de l'un +et de l'autre sexe, qui arrivèrent au Mans dans le même temps et qui y +devoient faire sejour à sa prière. Ce seigneur, que j'appellerai le +marquis d'Orsé[309], etoit grand chasseur et avoit fait venir au Mans +son équipage de chasse, qui etoit des plus beaux qui fût en France. Les +landes et les forêts du Maine font un des plus agreables pays de chasse +qui se puisse trouver dans tout le reste de la France, soit pour le +cerf, soit pour le lièvre, et en ce temps-là la ville du Mans se trouva +pleine de chasseurs, que le bruit de cette grande fête y attira, la +plupart avec leurs femmes, qui furent ravies de voir des dames de la +cour pour en pouvoir parler le reste de leurs jours auprès de leur feu. +Ce n'est pas une petite ambition aux provinciaux que de pouvoir dire +quelquefois qu'ils ont vu en tel lieu et en tel temps des gens de la +cour, dont ils prononcent toujours le nom tout sec, comme par exemple: +Je perdis mon argent contre Roquelaure,--Crequi a tant +gagné,--Coaquin[310] court le cerf en Touraine. Et si on leur laisse +quelquefois entamer un discours de politique ou de guerre, ils ne +deparlent pas (si j'ose ainsi dire) tant qu'ils aient epuisé la matière +autant qu'ils en sont capables. + +[Note 307: Scarron fait encore allusion à cette avarice dont il +accuse les Manceaux dans son Epistre à Madame d'Hautefort (1651), où il +dit, en parlant des coquettes du Mans: + + Elles portent panne et velours, + Mais ce n'est pas à tous les jours, + Mais seulement aux bonnes fêtes... + Parlerai-je de leur chaussure + Si haute, et qui si longtemps dure, + Car leurs souliers, quoique dorés, + Ont l'honneur d'être un peu ferrés; + Que sur elles blanche chemise + N'est point que de mois en mois mise, etc. + +Les Manceaux avoient généralement, au 17e siècle, une assez mauvaise +réputation. Ecoutez Regnard: + + Crispin, roux et Manceau, vient d'épouser Julie; + Il est du genre humain et l'opprobre et la lie; + On trouveroit encore à quelque vieux pilier + Son dernier habit vert pendu chez le fripier, etc. + (Satire contre les maris.) + +Cette avarice, du reste, s'allie bien avec le goût prononcé pour la +chicane dont on les accusoit. (V. notre note, 3e part., ch. 5.)] + +[Note 308: Ce goût prononcé pour la comédie étoit répandu parmi les +hautes classes, surtout vers l'époque de la Fronde. Aussi les grands +personnages se faisoient-ils souvent suivre, comme la cour elle-même, de +leurs troupes comiques, dans leurs voyages. Loret nous apprend (Muse +hist., IV, p. 94 et 95; V. p. 19 et 24) qu'il n'y avoit pas alors de +grande fête, ni même de grand repas, sans une représentation théâtrale.] + +[Note 309: M. Anjubault croit qu'il est probablement question ici du +comte de Tessé, allié à la famille des Lavardin en 1638: «Les membres de +ces puissantes familles, nous écrit-il, ont occupé les premiers rangs +dans le Maine. Ils avoient au Mans l'hôtel de Tessé, qui vient d'être +remplacé par le nouveau palais épiscopal. Scarron eut des rapports avec +ces personnages... Il est certain qu'ils le traitèrent bien, qu'il les +divertit, et qu'ils prirent plaisir à garder sous leurs yeux un souvenir +de sa facétieuse imagination.» C'étoit, en effet, au château de Vernie, +appartenant au comte de Tessé, que figuroit, avant la révolution, la +série de 27 tableaux tirés du Roman comique, aujourd'hui au musée +communal. Scarron a fait l'épithalame du comte de Tessé.] + +[Note 310: Jean-Baptiste Gaston, duc de Roquelaure, pair de France, +maître de la garde-robe du roi, fameux par ses saillies, étoit grand +joueur et fort heureux au jeu. V. son historiette dans Tallemant. +Charles, duc de Créqui, pair de France, premier gentilhomme de la +chambre du roi, l'un des courtisans les plus assidus de Louis XIV, étoit +également connu comme un beau joueur. Coaquin, dont on trouve souvent le +nom écrit, à cette époque, de la même maniére, est probablement le +marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo, dont il est question dans +Saint-Simon et les Lettres de Mme de Sévigné.--Je ne sais si c'est la +même famille que celle-ci nomme Coaquin, comme Scarron, dans la +généalogie de la maison de Sévigné adressée à Bussy (lettre du 4 déc. +1668).] + +Finissons la digression. Le Mans donc se trouva plein de noblesse, +grosse et menue. Les hôtelleries furent pleines d'hôtes, et la plupart +des gros bourgeois qui logèrent des personnes de qualité ou des nobles +campagnards de leurs amis salirent en peu de temps tous leurs draps fins +et leur linge damassé. Les comediens ouvrirent leur theâtre en humeur de +bien faire, comme des comediens payés par avance. Le bourgeois du Mans +se rechauffa pour la comedie. Les dames de la ville et de la province +etoient ravies d'y voir tous les jours des dames de la cour, de qui +elles apprirent à se bien habiller, au moins mieux qu'elles ne +faisoient, au grand profit de leurs tailleurs, à qui elles donnèrent à +reformer quantité de vieilles robes. Le bal se donnoit tous les soirs, +où de très mechans danseurs dansèrent de très mauvaises courantes[311], +et où plusieurs jeunes gens de la ville dansèrent en bas de drap +d'Hollande ou d'Usseau et en souliers cirés[312]. Nos comediens furent +souvent appelés pour jouer en visite. L'Etoile et Angelique donnèrent de +l'amour aux cavaliers et de l'envie aux dames. Inezille, qui dansa la +sarabande[313], à la prière des comediens, se fit admirer: Roquebrune en +pensa mourir de repletion d'amour, tant le sien augmenta tout à coup, et +Ragotin avoua à la Rancune que, s'il differoit plus longtemps à le +mettre bien dans l'esprit de l'Etoile, la France alloit être sans +Ragotin. La Rancune lui donna de bonnes esperances, et, pour lui +temoigner l'estime particulière qu'il faisoit de lui, le pria de lui +prêter pour vingt cinq ou trente francs de monnoie. Ragotin pâlit à +cette prière incivile, se repentit de ce qu'il lui venoit de dire, et +renonça quasi à son amour. Mais enfin, en enrageant tout vif, il fit la +somme en toutes sortes d'espèces, qu'il tira de differens boursons, et +la donna fort tristement à la Rancune, qui lui promit que dès le jour +d'après il entendroit parler de lui. + +[Note 311: La courante, rangée par nos pères parmi les danses basses +ou danses nobles, devoit son nom aux nombreux mouvements d'allée et de +venue dont elle étoit remplie, sans pourtant jamais sortir de cette +gravité quelque peu majestueuse qui la faisoit préférer par Louis XIV à +toutes les autres danses.] + +[Note 312: Le drap de Hollande et le drap d'Usseau (ainsi nommé d'un +village de Languedoc, près Carcassonne, où il étoit manufacturé) étoient +des draps relativement communs. Du reste, tout homme de qualité et de +bel air portoit des bas de soie: + + On le montre du doigt..... + Ainsi qu'un qui voudroit, en la salle d'un grand, + Avec un bas de drap tenir le premier rang, + Ou bien qui oseroit, avec un bas d'estame, + En quelque bal public caresser une dame, + Car il faut maintenant, qui veut se faire voir, + Aux jambes aussi bien qu'ailleurs la soye avoir. + (Le Satyr. de la Court, 3e vol. Var. hist. et littér., éd. + Jannet.) + +Avec les bas de drap, on laissoit aussi aux provinciaux les souliers +cirés; les courtisans et gentilshommes portoient des souliers en castor, +en maroquin ou en cuir dit de Roussi, qui, au lieu de se cirer, +s'éclaircissoient avec des jaunes d'oeuf. On lit dans le Récit en prose +et en vers de la farce des Précieuses (Paris, 1660), où est décrit +l'accoutrement à la dernière mode du marquis de Mascarille: «Ses +souliers étoient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de +vous dire s'ils étoient de Roussi, de vache d'Angleterre ou de +maroquin.» V. aussi le Banq. des Muses, d'Auvray, p. 191.] + +[Note 313: La sarabande étoit venue d'Espagne, comme quelques autres +danses du temps, entre autres la pavanne; il étoit donc naturel qu'on la +fît danser par Inézille, Espagnole d'origine. Des Yveteaux, s'il faut en +croire le récit de Saint-Evremont, se fit jouer une sarabande par sa +bergère à son lit de mort, pour que son âme passât allegramente. Segrais +ne désigne pas la sarabande; mais peu importe. On la dansoit à la cour, +de même que la courante (V. Bonnet, Hist. gén. de la danse), et l'on +sait que Richelieu, suivant les Mémoires de Brienne, en exécuta une +devant la reine, croyant par-là conquérir ses bonnes grâces. Beaucoup de +poètes du temps, et en particulier Scarron, ont publié dans leurs +oeuvres des vers pour courantes et sarabandes.] + +Ce jour-là on joua le Dom Japhet, ouvrage de theâtre aussi enjoué que +celui qui l'a fait a sujet de l'être peu[314]. L'auditoire fut nombreux; +la pièce fut bien representée, et tout le monde fut satisfait, à la +reserve du desastreux Ragotin. Il vint tard à la comedie, et, pour la +punition de ses pechés, il se plaça derrière un gentilhomme provincial à +large echine et couvert d'une grosse casaque qui grossissoit beaucoup sa +figure. Il etoit d'une taille si haute au dessus des plus grandes, +qu'encore qu'il fût assis, Ragotin, qui n'etoit separé de lui que d'un +rang de siéges, crut qu'il etoit debout et lui cria incessamment qu'il +s'assît comme les autres, ne pouvant croire qu'un homme assis ne dût pas +avoir sa tête au niveau de toutes celles de la compagnie. Ce +gentilhomme, qui se nommoit la Baguenodière[315], ignora longtemps que +Ragotin parlât à lui. Enfin Ragotin l'appela Monsieur à la plume verte, +et comme veritablement il en avoit une bien touffue, bien sale et peu +fine, il tourna la tête et vit le petit impatient, qui lui dit assez +rudement qu'il s'assît. La Baguenodière en fut si peu emu, qu'il se +retourna vers le theâtre comme si de rien n'eût eté. Ragotin lui recria +encore qu'il s'assît. Il tourna encore la tête devers lui, le regarda, +et se retourna vers le theâtre. Ragotin recria; Baguenodière tourna la +tête pour la troisième fois, pour la troisième fois regarda son homme, +et, pour la troisième fois, se retourna vers le theâtre. Tant que dura +la comedie, Ragotin lui cria de même force qu'il s'assît, et la +Baguenodière le regarda toujours d'un même flegme, capable de faire +enrager tout le genre humain. On eût pu comparer la Baguenodière à un +grand dogue et Ragotin à un roquet qui aboie après lui, sans que le +dogue en fasse autre chose que d'aller pisser contre une muraille. Enfin +tout le monde prit garde à ce qui se passoit entre le plus grand homme +et le plus petit de la compagnie, et tout le monde commença d'en rire +dans le temps que Ragotin commença d'en jurer d'impatience, sans que la +Baguenodière fit autre chose que de le regarder froidement. Ce +Baguenodière etoit le plus grand homme et le plus grand brutal du monde. +Il demanda avec sa froideur accoutumée à deux gentilshommes qui etoient +auprès de lui de quoi ils rioient; ils lui dirent ingenument que c'etoit +de lui et de Ragotin, et pensoient bien par là le congratuler plutôt que +lui deplaire. Ils lui deplurent pourtant, et un Vous êtes de bons sots, +que la Baguenodière d'un visage refrogné leur lâcha assez mal à propos, +leur apprit qu'il prenoit mal la chose et les obligea à lui repartir +chacun pour sa part d'un grand soufflet. La Baguenodière ne put d'abord +que les pousser des coudes à droite et à gauche, ses mains etant +embarrassées dans sa casaque, et, devant qu'il les eût libres, les +gentilshommes, qui etoient frères et fort actifs de leur naturel, lui +purent donner demi-douzaine de soufflets, dont les intervalles furent +par hasard si bien compassés, que ceux qui les ouïrent sans les voir +donner crurent que quelqu'un avoit frappé six fois des mains l'une +contre l'autre à égaux intervalles. Enfin la Baguenodière tira ses mains +de dessous sa lourde casaque; mais, pressé comme il etoit des deux +frères, qui le gourmoient comme des lions, ses longs bras n'eurent pas +leurs mouvemens libres. Il se voulut reculer et il tomba à la renverse +sur un homme qui etoit derrière lui, et le renversa lui et son siége sur +le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi +renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu'où finissoient les siéges, +dont une file entière fut renversée comme des quilles. Le bruit des +tombans, des dames foulées, des belles qui avoient peur, des enfans qui +crioient, des gens qui parloient, de ceux qui rioient, de ceux qui se +plaignoient et de ceux qui battoient des mains, fit une rumeur +infernale. Jamais un aussi petit sujet ne causa de plus grands accidens, +et ce qu'il y eut de merveilleux, c'est qu'il n'y eut pas une epée +tirée, quoique le principal demêlé fût entre des personnes qui en +portoient, et qu'il y en eût plus de cent dans la compagnie. Mais ce qui +fut encore plus merveilleux, c'est que la Baguenodière se gourma et fut +gourmé sans s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde la plus +indifferente, et de plus on remarqua que de toute l'après-dînée il +n'avoit pas ouvert la bouche que pour dire les quatre malheureux mots +qui lui attirèrent cette grêle de souffletades, et ne l'ouvrit pas +jusqu'au soir, tant ce grand homme avoit flegme et une taciturnité +proportionnée à sa taille. + +[Note 314: Don Japhet d'Arménie, comédie de Scarron, représentée +pour la première fois en 1652, imprimée en 1653, avoit eu un fort grand +succès, et avoit disputé la vogue à Nicomède. On a remarqué sans doute +la réflexion que Scarron ajoute, après avoir nommé sa pièce. C'est un +des rares endroits où la douleur semble prendre le dessus sur la bonne +humeur et la force d'âme du patient, et elle se manifeste simplement, +sans la moindre affectation. On peut rapprocher cette phrase de son +épitaphe, et surtout de cette lettre à Marigny, où il écrit: «Je vous +jure, mon cher amy, que, s'il m'étoit permis de me supprimer moi-même, +qu'il y a longtemps que je me serois empoisonné.» De même, dans une de +ses requêtes à la reine (1651), il dit de lui: + + Souffrant beaucoup, dormant bien peu, + Et pourtant faisant par courage + Bonne mine à fort mauvais jeu.] + +[Note 315: Suivant une clef manuscrite, l'original du type de la +Baguenodière auroit été le fils de M. Pilon, avocat au Mans.] + +Ce hideux chaos de tant de personnes et de siéges mêlés les uns dans les +autres fut longtemps à se debrouiller. Tandis que l'on y travailloit et +que les plus charitables se mettoient entre la Baguenodière et ses deux +ennemis, on entendoit des hurlemens effroyables qui sortoient comme de +dessous terre. Qui pouvoit-ce être que Ragotin? En verité, quand la +fortune a commencé de persecuter un miserable, elle le persecute +toujours. Le siége du pauvre petit etoit justement posé sur l'ais qui +couvre l'egoût du tripot. Cet egoût est toujours au milieu, +immediatement sous la corde[316]. Il sert à recevoir l'eau de la pluie, +et l'ais qui le couvre se lève comme un dessus de boîte. Comme les ans +viennent à bout de toutes choses[317], l'ais de ce tripot où se faisoit +la comedie etoit fort pourri et s'etoit rompu sous Ragotin, quand un +homme honnêtement pesant l'accabla de son corps et de son siége. Cet +homme fourra une jambe dans le trou où Ragotin etoit tout entier; cette +jambe etoit bottée et l'eperon en piquoit Ragotin à la gorge, ce qui lui +faisoit faire ces furieux hurlemens qu'on ne pouvoit deviner. + +[Note 316: On tendoit une corde au milieu des jeux de paume, pour +servir «à marquer les fautes qu'on faisoit en mettant dessous» (Dict. de +Fur.), c'est-à-dire en envoyant la balle au-dessous de la corde. V. Le +jeu roy. de la paume, dans la Maison académiq., 1659, in-12.] + +[Note 317: Cette phrase de Scarron rappelle le vers de son sonnet +burlesque sur son pourpoint troué: + + Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude, + +Et celui de Saint-Amant, dans le Poète crotté: + + «Mais qu'est-ce que le temps ne lime?»] + +Quelqu'un donna la main à cet homme, et dans le temps que sa jambe +engagée dans le trou changea de place, Ragotin lui mordit le pied si +serré, que cet homme crut être mordu d'un serpent et fit un cri qui fit +tressaillir celui qui le secouroit, qui de peur en lâcha prise. Enfin il +se reconnut, redonna la main à son homme, qui ne crioit plus parce que +Ragotin ne le mordoit plus, et tous deux ensemble deterrèrent le petit +homme, qui ne vit pas plus tôt la lumière du jour, que, menaçant tout le +monde de la tête et des yeux et principalement ceux qu'il vit rire en le +regardant, il se fourra dans la presse de ceux qui sortoient, meditant +quelque chose de bien glorieux pour lui et bien funeste pour la +Baguenodière. Je n'ai pas sçu de quelle façon la Baguenodière fut +accommodé avec les deux frères; tant y a qu'il le fut, du moins n'ai-je +pas ouï dire qu'ils se soient depuis rien fait les uns aux autres. Et +voilà ce qui troubla en quelque façon la première representation que +firent nos comediens devant l'illustre compagnie qui se trouvoit lors +dans la ville du Mans. + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Qui n'a pas besoin de titre. + +On representa le jour suivant le Nicomède de l'inimitable M. de +Corneille[318]. Cette comedie[319] est admirable, à mon jugement, et +celle de cet excellent poète de theâtre en laquelle il a plus mis du +sien et a plus fait paroître la fecondité et la grandeur de son genie, +donnant à tous les acteurs des caractères fiers, tous differens les uns +des autres. La representation n'en fut point troublée, et ce fut +peut-être à cause que Ragotin ne s'y trouva pas. Il ne se passoit guère +de jour qu'il ne s'attirât quelque affaire, à quoi sa mauvaise gloire et +son esprit violent et presomptueux contribuoient autant que sa mauvaise +fortune, qui jusqu'alors ne lui avoit point fait de quartier. Le petit +homme avoit passé l'après-dînée dans la chambre du mari d'Inezille, +l'operateur Ferdinando Ferdinandi, Normand, se disant Venitien, comme je +vous ai déjà dit, medecin spagyrique[320] de profession, et, pour dire +franchement ce qu'il etoit, grand charlatan, et encore plus grand +fourbe. La Rancune, pour se donner quelque relâche des importunités que +lui faisoit sans cesse Ragotin, à qui il avoit promis de le faire aimer +de mademoiselle de l'Etoille, lui avoit fait accroire que l'operateur +etoit un grand magicien, qui pouvoit faire courir en chemise, après un +homme, la femme du monde la plus sage; mais qu'il ne faisoit de +semblables merveilles que pour ses amis particuliers dont il connoissoit +la discretion, à cause qu'il s'étoit mal trouvé d'avoir fait agir son +art pour des plus grands seigneurs de l'Europe. Il conseilla à Ragotin +de mettre tout en usage pour gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui +assura ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur étant homme +d'esprit, qui devenoit aisément amoureux de ceux qui en avoient, et qui, +quand une fois il aimoit quelqu'un, n'avoit plus rien de reservé pour +lui. Il n'y a qu'à louer ou à respecter un homme glorieux, on lui fait +faire ce que l'on veut. Il n'en est pas de même d'un homme patient, il +n'est pas aisé à gouverner, et l'expérience apprend qu'une personne +humble, et qui a le pouvoir sur soi de remercier quand on l'a refusée, +vient plutôt à bout de ce qu'elle entreprend que celle qui s'offense +d'un refus. La Rancune persuada à Ragotin ce qu'il voulut, et Ragotin, +dès l'heure même, alla persuader à l'operateur qu'il étoit un grand +magicien. Je ne vous redirai point ce qu'il lui dit; il suffit que +l'operateur, qui avoit été averti par la Rancune, joua bien son +personnage et nia qu'il fût magicien d'une manière à faire croire qu'il +l'étoit. Ragotin passa l'après-dînée auprès de lui, qui avoit un matras +sur le feu pour quelque operation chimique, et pour ce jour-là n'en put +rien tirer d'affirmatif, dont l'impatient Manceau passa une nuit fort +mauvaise. Le jour suivant, il entra dans la chambre de l'opérateur, qui +etoit encore dans le lit. Inezille le trouva fort mauvais; car elle +n'etoit plus d'âge à sortir de son lit fraîche comme une rose, et elle +avoit besoin tous les matins d'être longtemps enfermée en particulier, +devant que d'être en etat de paroître en public. Elle se coula donc dans +un petit cabinet, suivie de sa servante Morisque, qui lui porta toutes +ses munitions d'amour[321], et cependant Ragotin remit le sieur +Ferdinandi sur la magie, et le sieur Ferdinandi s'ouvrit plus qu'il +n'avoit fait, mais sans lui vouloir rien promettre. Ragotin lui voulut +donner des marques de sa largesse. Il fit fort bien apprêter le dîner, +et y convia les comediens et les comediennes. Je ne vous dirai point les +particularités du repas; vous sçaurez seulement qu'on s'y rejouit +beaucoup et qu'on y mangea de grande force. Après dîner, Inezille fut +priée par le Destin et les comediennes de leur dire quelque historiette +espagnole de celles qu'elle composoit ou traduisoit tous les jours, à +l'aide du divin[322] Roquebrune, qui lui avoit juré par Apollon et les +neuf Soeurs qu'il lui apprendroit dans six mois toutes les grâces et les +finesses de notre langue. Inezille ne se fit point prier, et, tandis que +Ragotin fit la cour au magicien Ferdinandi, elle lut d'un ton de voix +charmant la Nouvelle que vous allez lire dans le suivant chapitre. + +[Note 318: À cette époque, la réputation de Corneille avoit +entièrement, et depuis long-temps, triomphé des premières attaques, et +le public ne se souvenoit plus des critiques de l'Académie, de Mairet, +de Scudéry et de Claveret. Corneille n'étoit plus alors que l'admirable, +l'inimitable et l'incomparable; son nom ne paroissoit guère sans être +escorté de ces épithètes, qui sembloient en être devenues partie +intégrante. V. encore Rom. com., III, 8. On peut lire, dans la +Prétieuse, ou le mystère des ruelles, de l'abbé de Pure, un curieux +éloge du même poète, qui vient à l'appui de notre remarque. (I, p. +357).] + +[Note 319: Ce nom de comédie s'appliquoit, même encore long-temps +après Corneille, comme un terme générique, aux pièces de théâtre, sans +en excepter les tragédies proprement dites. On le trouve en ce sens dans +Mme de Sévigné: «Les comédies de Corneille, dit le P. Bouhours, ont un +caractère romain et je ne sais quoi d'héroïque; les comédies de Racine +ont quelque chose de fort touchant, etc.» Du reste, quoique Nicomède ait +porté dès son origine le titre de tragédie, le ton général et le +caractère de cette pièce, qui ne renferme pas de catastrophe tragique, +sont plutôt d'une comédie héroïque que d'une tragédie: on sait, sans +parler du rôle de Prusias, que celui du héros principal n'est autre +chose que le caractère du railleur mis en scène. Aussi, quand on reprit +Nicomède pour la première fois, après plus de quatre-vingts ans +d'interruption, en 1756, les acteurs ne lui donnèrent d'abord que le +titre de tragi-comédie. Du reste, Scarron se trouve ici d'accord, +probablement sans s'en douter, pour le nom qu'il donne à cette pièce, +avec les principes exposés par Corneille lui-même dans son Epître +dédicatoire de don Sanche d'Aragon, où, expliquant pourquoi il a +intitulé cet ouvrage comédie héroïque, il en prend occasion de +développer ce qui fait, suivant lui, la base essentielle et la +différence constitutive de la tragédie et de la comédie.] + +[Note 320: Epithète savante et prétentieuse, tirée de deux mots +grecs ([Greek: span ageirein]), dont s'affubloient les médecins +chimiques qui n'étoient pas de la Faculté, à l'encontre des médecins +galéniques. + + Le trop lent galénique, + Le chimique trop prompt, l'impudent spagirique, + Auront chacun leur dupe, et, par divers chemins, + Feront expérience aux frais des corps humains. + (Sénecé, Les trav. d'Apollon, sat.)] + +[Note 321: Voir, sur ces medicamenta faciei, dont usoient les dames +du 17e siècle autant que celles du nôtre, un endroit du Roman satyrique +de Jean de Lannel, 1624 (l. II, p. 194 et suiv.).--V. aussi, dans +Scarron, l'Héritier ridicule (V. 1), un passage qui semble fait exprès +pour cette note: + + Blanc, perles, coques d'oeufs, lard et pieds de mouton, + Baume, lait virginal, et cent mille autres drogues, + De testes sans cheveux, aussi razes que gogues, + Font des miroirs d'amour, de qui les faux appas + Estallent des beautez qu'ils ne possèdent pas. + On les peut appeler visages de moquette: + Un tiers de leur personne est dessous la toilette, + L'autre dans les patins; le pire est dans le lit; + +et Molière, Préc. rid., IV, sans parler de quelques ouvrages plus +autorisés sur la matière, tels que le Parfumeur françois, de Simon +Barbe, 1693, etc.] + +[Note 322: On prodiguoit alors cette épithète aux poètes, surtout +dans les madrigaux, odes et sonnets qu'on leur adressoit pour être +insérés en tête de leurs oeuvres. Le duc de Saint-Aignan, flatté d'avoir +été nommé dans la Légende de Bourbon, traita Scarron lui-même de divin +dans une épître en vers. Ailleurs Mlle Descars lui parle de sa divine +plume. (Oeuvr. de Scarr., rec. de 1648.)] + + + + +CHAPITRE XIX. + +Les deux Frères rivaux[323]. + +Dorothée et Feliciane de Montsalve etoient les deux plus aimables filles +de Seville, et, quand elles ne l'eussent pas été, leur bien et leur +condition les eussent fait rechercher de tous les cavaliers qui avoient +envie de se bien marier. Dom Manuel, leur père, ne s'etoit point encore +declaré en faveur de personne, et Dorothée, sa fille, qui, comme aînée, +devoit être mariée devant sa soeur, avoit comme elle si bien menagé ses +regards et ses actions, que le plus presomptueux de ses pretendans avoit +encore à douter si ses promesses amoureuses en etoient bien ou mal +reçues. Cependant ces belles filles n'alloient point à la messe sans un +cortége d'amans bien parés; elles ne prenoient point d'eau benite que +plusieurs mains, belles ou laides, ne leur en offrissent à la fois; +leurs beaux yeux ne se pouvoient lever de dessus leurs livres de prières +qu'ils ne se trouvassent le centre de je ne sais combien de regards +immoderés, et elles ne faisoient pas un pas dans l'eglise qu'elles +n'eussent des reverences à rendre. Mais si leur merite leur causoit tant +de fatigues dans les lieux publics et dans les eglises, il leur attiroit +souvent devant les fenêtres de la maison de leur père des divertissemens +qui leur rendoient supportable la sevère clôture à quoi les obligeoient +leur sexe et la coutume de la nation. Il ne se passoit guère de nuit +qu'elles ne fussent regalées de quelque musique, et l'on couroit fort +souvent la bague devant leurs fenêtres, qui donnoient sur une place +publique. + +[Note 323: Traduite librement de la première nouvelle des Alivios de +Cassandra, intitulée: La confusion de una noche. V. notre notice en tête +du volume.] + +Un jour, entre autres, un etranger s'y fit admirer par son adresse sur +tous les cavaliers de la ville, et fut remarqué pour un homme +parfaitement bien fait par les deux belles soeurs. Plusieurs cavaliers +de Seville, qui l'avoient connu en Flandre, où il avoit commandé un +regiment de cavalerie, le convièrent de courir la bague avec eux; ce +qu'il fit habillé à la soldate. À quelques jours de là, on fit dans +Seville la ceremonie de sacrer un evêque. L'etranger, qui se faisoit +appeler dom Sanche de Sylva, se trouva dans l'eglise où se faisoit la +ceremonie, avec les plus galans de Seville, et les belles soeurs de +Monsalve s'y trouvèrent aussi, entre plusieurs dames deguisées comme +elles à la mode de Seville, avec une mante de grosse etoffe et un petit +chappeau couvert de plumes sur la tête. Dom Sanche se trouva par hasard +entre les deux belles soeurs et une dame, qu'il accosta, mais qui le +pria civilement de ne parler point à elle et de laisser libre la place +qu'il occupoit à une personne qu'elle attendoit. Dom Sanche lui obéit, +et, s'approchant de Dorothée de Montsalve, qui étoit plus près de lui +que sa soeur et qui avoit vu ce qui s'étoit passé entre cette dame et +lui: «J'avois espéré, lui dit-il, qu'etant etranger, la dame à qui j'ai +voulu parler ne me refuseroit pas sa conversation; mais elle m'a puni +d'avoir cru trop temerairement que la mienne n'etoit pas à mepriser. Je +vous supplie, continua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur qu'elle pour +un etranger qu'elle vient de maltraiter, et, pour la gloire des dames de +Seville, de lui donner sujet de se louer de leur bonté.--Vous m'en +donnez un bien grand de vous traiter aussi mal qu'a fait cette dame, lui +repondit Dorothée, puisque vous n'avez recours à moi qu'à son refus; +mais, afin que vous n'ayez pas à vous plaindre des dames de mon pays, je +veux bien ne parler qu'avec vous tant que durera la ceremonie, et par là +vous jugerez que je n'ai point donné ici de rendez-vous à +personne.--C'est de quoi je suis etonné, faite comme vous êtes, lui dit +dom Sanche, et il faut que vous soyez bien à craindre ou que les galans +de cette ville soient bien timides, ou plutôt que celui dont j'occupe le +poste soit absent.--Et pensez-vous, lui dit Dorothée, que je sçache si +peu comment il faut aimer qu'en l'absence d'un galant je ne m'empêchasse +pas bien d'aller en une assemblée où je le trouverois à redire? Ne +faites pas une autre fois un si mauvais jugement d'une personne que vous +ne connoissez pas.--Vous connoîtriez bien, répliqua dom Sanche, que je +juge de vous plus avantageusement que vous ne pensez, si vous me +permettiez de vous servir autant que mon inclination m'y porte.--Nos +premiers mouvemens ne sont pas toujours bons à suivre, lui dit Dorothée, +et de plus il se trouve une grande difficulté dans ce que vous me +proposez.--Il n'y en a point que je ne surmonte pour meriter d'être à +vous, lui repartit dom Sanche.--Ce n'est pas un dessein de peu de jours, +lui repondit Dorothée; vous ne songez peut-être pas que vous ne faites +que passer par Seville, et peut-être ne sçavez-vous pas aussi que je ne +trouverois pas bon qu'on ne m'aimât qu'en passant.--Accordez-moi +seulement ce que je vous demande, lui dit-il, et je vous promets que je +serai dans Seville toute ma vie.--Ce que vous me dites là est bien +galant, repartit Dorothée, et je m'etonne fort qu'un homme qui sçait +dire de pareilles choses n'ait point encore ici choisi de dame à qui il +pût debiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne croit point qu'elles +en valent la peine?--C'est plutôt qu'il se defie de ses forces, lui dit +dom Sanche.--Repondez-moi precisément à ce que je vous demande, lui dit +Dorothée, et m'apprenez confidemment celle de nos dames qui auroit le +pouvoir de vous arrêter dans Seville.--Je vous ai dejà dit que vous m'y +arrêteriez si vous vouliez, lui repondit dom Sanche.--Vous ne m'avez +jamais vue, lui dit Dorothée; declarez-vous donc sur quelque autre.--Je +vous avouerai donc, puisque vous me l'ordonnez, lui dit dom Sanche, que, +si Dorothée de Montsalve avoit autant d'esprit que vous, je croirois un +homme heureux dont elle estimeroit le merite et souffriroit les +soins.--Il se trouve dans Seville plusieurs dames qui l'egalent et même +qui la surpassent, lui dit Dorothée; mais, ajouta-t-elle, n'avez-vous +point ouï dire qu'entre ses galans il s'en trouvât quelqu'un qu'elle +favorisât plus que les autres?--Comme je me suis vu fort eloigné de la +meriter, lui dit dom Sanche, je ne me suis pas beaucoup mis en peine de +m'informer de ce que vous dites.--Pourquoi ne la meriteriez-vous pas +aussitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée. Le caprice des dames est +quelquefois étrange, et souvent le premier abord d'un nouveau venu fait +plus de progrès que plusieurs années de service des galans qui sont tous +les jours devant leurs yeux.--Vous vous defaites de moi adroitement, dit +dom Sanche, en me donnant courage d'en aimer une autre que vous, et je +vois bien par là que vous ne considéreriez guère les services d'un +nouveau galant, au prejudice de celui avec qui il y a longtemps que vous +êtes engagée.--Ne vous mettez pas cela dans l'esprit, lui repondit +Dorothée, et croyez plutôt que je ne suis pas assez facile à persuader +par une simple cajolerie pour croire la vôtre l'effet d'une inclination +naissante, et même ne m'ayant jamais vue.--S'il ne manque que cela à la +declaration d'amour que je vous fais pour la rendre recevable, repartit +dom Sanche, ne vous cachez pas davantage à un étranger qui est déjà +charmé de votre esprit.--Le vôtre ne le seroit pas de mon visage, lui +repondit Dorothée.--Ah! vous ne pouvez être que fort belle, repliqua dom +Sanche, puisque vous avouez si franchement que vous ne l'êtes pas, et je +ne doute plus à cette heure que vous ne vous vouliez défaire de moi +parceque je vous ennuie, ou que toutes les places de votre coeur ne +soient dejà prises. Il n'est donc pas juste, ajouta-t-il, que la bonté +que vous avez eue à me souffrir se lasse davantage, et je ne veux pas +vous laisser croire que je n'aie eu dessein que de passer mon temps, +lorsque je vous offrois tout celui de ma vie.--Pour vous témoigner, lui +dit Dorothée, que je ne veux pas avoir perdu celui que j'ai employé à +m'entretenir avec vous, je serai bien aise de ne m'en separer point que +je ne sache qui vous êtes.--Je ne puis faillir en vous obeissant. Sachez +donc, aimable inconnue, lui dit-il, que je porte le nom de Sylva, qui +est celui de ma mère; que mon père est gouverneur de Quito dans le +Perou, que je suis dans Seville par son ordre, et que j'ai passé toute +ma vie en Flandre, où j'ai merité des plus beaux emplois de l'armée et +une commanderie de Sainte-Jacques. Voilà en peu de paroles ce que je +suis, continua-t-il, et il ne tiendra desormais qu'à vous que je ne vous +puisse faire sçavoir, en un lieu moins public, ce que je veux être toute +ma vie.--Ce sera le plus tôt que je pourrai, lui dit Dorothée, et +cependant, sans vous mettre en peine de me connoître davantage, si vous +ne voulez vous mettre en danger de ne me connoître jamais, +contentez-vous de savoir que je suis de qualité et que mon visage ne +fait pas peur.» + +Dom Sanche la quitta, lui faisant une profonde reverence, et alla +joindre un grand nombre de galans à louer qui s'entretenoient ensemble. +Quelques dames tristes, de celles qui sont toujours en peine de la +conduite des autres et fort en repos de la leur, qui se font +d'elles-mêmes arbitres du mal et du bien, quoiqu'on puisse faire des +gageures sur leur vertu comme sur tout ce qui n'est pas bien averé, et +qui croient qu'avec un peu de rudesse brutale et de grimace devote elles +ont de l'honneur à revendre, quoique l'enjoûment de leur jeunesse ait +eté plus scandaleux que le chagrin de leurs rides n'a eté de bon +exemple, ces dames donc, le plus souvent de connoissance très courte, +diront ici que mademoiselle Dorothée est pour le moins une etourdie, non +seulement d'avoir si brusquement fait de si grandes avances à un homme +qu'elle ne connoissoit que de vue, mais aussi d'avoir souffert qu'on lui +parlât d'amour, et que, si une fille sur qui elles auroient du pouvoir +en avoit fait autant, elle ne seroit pas un quart d'heure dans le monde. +Mais que les ignorantes sachent que chaque pays a ses coutumes +particulières, et que, si en France les femmes, et même les filles, qui +vont partout sur leur bonne foi, s'offensent, ou du moins le doivent +faire, de la moindre declaration d'amour, qu'en Espagne, où elles sont +resserrées comme des religieuses, on ne les offense point de leur dire +qu'on les aime, quand celui qui le leur diroit n'auroit pas de quoi se +faire aimer. Elles font bien davantage: ce sont toujours presque les +dames qui font les premières avances, et qui sont les premières prises, +parcequ'elles sont les dernières à être vues des galans qu'elles voient +tous les jours dans les églises, dans le cours, et de leurs balcons et +jalousies[324]. + +[Note 324: C'est du moins ainsi que les choses se passent presque +toujours dans les romans, nouvelles et drames espagnols ou imités de +l'espagnol.] + +Dorothée fit confidence à sa soeur Feliciane de la conversation qu'elle +avoit eue avec dom Sanche, et lui avoua que cet etranger lui plaisoit +davantage que tous les cavaliers de Seville; et sa soeur approuva fort +le dessein qu'elle avoit fait sur sa liberté. Les deux belles soeurs +moralisèrent longtemps sur les priviléges avantageux qu'avoient les +hommes par dessus les femmes, qui n'etoient presque jamais mariées qu'au +choix de leurs parens, qui n'etoit pas toujours à leur gré, au lieu que +les hommes se pouvoient choisir des femmes aimables. «Pour moi, disoit +Dorothée à sa soeur, je suis bien assurée que l'amour ne me fera jamais +rien faire contre mon devoir; mais je suis aussi bien resolue de ne me +marier jamais avec un homme qui ne possedera pas lui seul tout ce que +j'aurois à chercher en plusieurs autres, et j'aime bien mieux passer ma +vie dans un couvent qu'avec un mari que je ne pourrois pas aimer.» +Feliciane dit à sa soeur qu'elle avoit pris cette resolution-là aussi +bien qu'elle, et elles s'y fortifièrent l'une l'autre par tous les +raisonnemens que leurs beaux esprits leur fournirent sur ce sujet. + +Dorothée trouvoit de la difficulté à tenir à dom Sanche la parole +qu'elle lui avoit donnée de se faire connoître à lui, et elle en +temoignoit à sa soeur beaucoup d'inquietude; mais Feliciane, qui etoit +heureuse à trouver des expediens, fit souvenir à sa soeur qu'une dame de +leurs parentes, et de plus de leurs intimes amies (car toutes les +parentes n'en sont pas)[325], la serviroit de tout son coeur dans une +affaire où il y alloit de son repos. «Vous sçavez bien, lui disoit cette +bonne soeur, la plus commode du monde, que Marine, qui nous a servies si +long-temps, est mariée à un chirurgien qui loue de notre parente une +petite maison jointe à la sienne, et que les deux maisons ont une entrée +l'une dans l'autre. Elles sont dans un quartier eloigné, et quand on +remarqueroit que nous irions visiter notre parente plus souvent que nous +n'aurions jamais fait, on ne prendra pas garde que ce dom Sanche entre +chez un chirurgien, outre qu'il y peut entrer de nuit et deguisé.» + +[Note 325: Nouvelle allusion probablement à sa belle-mère, et sans +doute aussi à ses soeurs et à son frère du second lit, Madeleine, Claude +et Nicolas Scarron, dont il eut beaucoup à se plaindre, et contre qui il +fut obligé de plaider. V. factum ou requête, etc.] + +Cependant que Dorothée dresse à l'aide de sa soeur le plan de son +intrigue amoureuse, qu'elle dispose sa parente à la servir et instruit +Marine de ce qu'elle a à faire, dom Sanche songe en son inconnue, ne +sçait si elle lui a promis de lui faire sçavoir de ses nouvelles pour se +moquer de lui, et la voit tous les jours sans la connoître, ou dans les +églises, ou à son balcon, recevant les adorations de ses galans, qui +sont tous de la connoissance de dom Sanche, et les plus grands amis +qu'il ait dans Seville. Il s'habilloit un matin, songeant à son +inconnue, quand on lui vint dire qu'une femme voilée le demandoit. On la +fit entrer, et il en reçut le billet que vous allez lire: + +BILLET. + +Je vous aurois plus tôt fait sçavoir de mes nouvelles si je l'avois pu. +Si l'envie que vous avez eue de me connoître vous dure encore, +trouvez-vous, au commencement de la nuit, où celle qui vous a donné mon +billet vous dira, et d'où elle vous conduira où je vous attendrai. + +Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut. Il embrassa avec emportement +la bienheureuse ambassadrice, et lui donna une chaîne d'or, qu'elle prit +après quelque petite ceremonie. Elle lui donna heure au commencement de +la nuit en un lieu ecarté, qu'elle lui marqua, où il se devoit rendre +sans suite, et prit congé de lui, le laissant l'homme du monde le plus +aise et le plus impatient. Enfin la nuit vint: il se trouva à +l'assignation embelli et parfumé, où l'attendoit l'ambassadrice du +matin. Il fut introduit par elle dans une petite maison de mauvaise +mine, et ensuite en un fort bel appartement, où il trouva trois dames, +toutes le visage couvert d'un voile. Il reconnut son inconnue à sa +taille, et lui fit d'abord des plaintes de ce qu'elle, ne levoit pas son +voile. Elle ne fit point de façons, et sa soeur et elle se decouvrirent +au bienheureux dom Sanche pour les belles dames de Montsalve. «Vous +voyez, lui dit Dorothée en ôtant son voile, que je disois la verité +quand je vous assurois qu'un etranger obtenoit quelquefois en un moment +ce que des galans qu'on voyoit tous les jours ne meritoient pas en +plusieurs années; et vous seriez, ajouta-t-elle, le plus ingrat de tous +les hommes si vous n'estimiez pas la faveur que je vous fais, ou si vous +en faisiez des jugemens à mon desavantage.--J'estimerai toujours tout ce +qui me viendra de vous comme s'il me venoit du Ciel, lui dit le +passionné dom Sanche, et vous verrez bien par le soin que j'aurai à me +conserver le bien que vous me ferez que, si jamais je le perds, ce sera +plutôt par mon malheur que par ma faute. + + Ils se dirent en peu de temps + Tout ce que l'amour nous fait dire + Quand il est maître de nos sens. + +La maîtresse du logis et Feliciane, qui sçavoient bien vivre, s'etoient +eloignées d'une honnête distance de nos deux amans, et ainsi ils eurent +toute la commodité qu'il leur falloit pour s'entredonner de l'amour +encore plus qu'ils n'en avoient, quoiqu'ils en eussent dejà beaucoup, et +prirent jour pour s'en donner, s'il se pouvoit, encore davantage. +Dorothée promit à dom Sanche de faire ce qu'elle pourroit pour se voir +souvent avec lui; il l'en remercia le plus spirituellement qu'il put; +les deux autres dames se mêlèrent en même temps dans leur conversation, +et Marine les fit souvenir de se separer quand il en fut temps. Dorothée +en fut triste, dom Sanche en changea de visage; mais il fallut pourtant +se dire adieu. Le brave cavalier ecrivit dès le jour suivant à sa belle +dame, qui lui fit une reponse telle qu'il la pouvoit souhaiter. Je ne +vous ferai point voir ici de leurs billets amoureux, car il n'en est +point tombé entre mes mains. Ils se virent souvent dans le même lieu et +de la même façon qu'ils s'etoient vus la première fois, et vinrent à +s'aimer si fort, que, sans repandre leur sang comme Pirame et Tisbé, ils +ne leur en durent guère en tendresse impetueuse. + +On dit que l'amour, le feu et l'argent ne se peuvent long-temps cacher. +Dorothée, qui avoit son galant etranger dans la tête, n'en pouvoit +parler petitement, et elle le mettoit si haut au dessus de tous les +gentilshommes de Seville, que quelques dames qui avoient leurs interêts +cachés aussi bien qu'elle, et qui l'entendoient incessamment parler de +dom Sanche et l'elever au mepris de ce qu'elles aimoient, y prirent +garde et s'en piquèrent. Feliciane l'avoit souvent avertie en +particulier d'en parler avec plus de retenue, et cent fois, en +compagnie, quand elle la voyoit se laisser emporter au plaisir qu'elle +prenoit de parler de son galant, lui avoit marché sur les pieds jusqu'à +lui faire mal. Un cavalier amoureux de Dorothée en fut averti par une +dame de ses intimes amies, et n'eut point de peine à croire que Dorothée +aimoit dom Sanche, parcequ'il se souvint que depuis que cet etranger +etoit dans Séville, les esclaves de cette belle fille, desquels il etoit +le plus enchaîné, n'en avoient pas reçu le moindre petit regard +favorable. Ce rival de dom Sanche etoit riche, de bonne maison, et etoit +agreable de dom Manuel, qui ne pressoit pourtant pas sa fille de +l'epouser, à cause que toutes les fois qu'il lui en parloit elle le +conjuroit de ne la marier pas si jeune. Ce cavalier (je me viens de +souvenir qu'il s'appeloit dom Diègue) voulut s'assurer davantage de ce +qu'il ne faisoit encore que soupçonner. Il avoit un valet de chambre de +ceux qu'on appelle braves garçons, qui ont d'aussi beau linge que leurs +maîtres ou qui portent le leur, qui font les modes entre les autres +valets, et qui en sont autant enviés qu'estimés des servantes. Ce valet +se nommoit Gusman, et, ayant eu du ciel une demi-teinture de poesie, +faisoit la plupart des romances de Seville[326], ce qui est à Paris des +chansons de Pont-Neuf[327]; il les chantoit sur sa guitare, et ne les +chantoit pas toutes unies et sans y faire de la broderie des lèvres ou +de la langue. Il dansoit la sarabande, n'etoit jamais sans castagnettes, +avoit eu envie d'être comedien, et faisoit entrer dans la composition de +son merite quelque bravoure, mais, pour vous dire les choses comme elles +sont, un peu filoutière. Tous ces beaux talens, joints à quelque +éloquence de memoire que lui avoit communiquée celle de son maître, +l'avoient rendu sans contredit le blanc[328] (si je l'ose ainsi dire) de +tous les desirs amoureux des servantes qui se croyoient aimables[329]. +Dom Diègue lui commanda de se radoucir, pour Isabelle, jeune fille qui +servoit les dames de Montsalve. Il obeit à son maître. Isabelle s'en +aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de Gusman, qu'elle aima en peu +de temps, et qui, de son côté, vint aussi à l'aimer et à continuer tout +de bon ce qu'il n'avoit commencé que pour obeir à son maître. Si Gusman +eveilloit la convoitise des servantes de la plus grande ambition, +Isabelle etoit un parti avantageux pour le valet d'Espagne qui eût eu +les pensées les plus hautes. Elle etoit aimée de ses maîtresses, qui +etoient fort liberales, et avoit quelque bien à attendre de son père, +qui etoit un honnête artisan. Gusman songea donc serieusement à être son +mari; elle l'agrea pour tel; ils se donnèrent mutuellement la foi de +mariage, et vecurent depuis ensemble comme s'ils eussent eté mariés. +Isabelle avoit bien du deplaisir de ce que Marine, la femme du +chirurgien chez qui Dorothée et dom Sanche se voyoient secrètement, et +qui avoit servi sa maîtresse devant elle, etoit encore sa confidente +dans une affaire de cette nature, où la liberalité d'un amant se faisoit +toujours paroître. Elle avoit eu connoissance de la chaîne d'or que dom +Sanche avoit donnée à Marine, de plusieurs autres presens qu'il lui +avoit faits, et s'imaginoit qu'elle en avoit reçu bien d'autres. Elle en +haïssoit Marine à mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la belle +fille etoit un peu interessée. Il ne faut donc pas s'etonner si, à la +première prière que lui fit Gusman de lui avouer s'il etoit vrai que +Dorothée aimât quelqu'un, elle fit part du secret de sa maîtresse à un +homme à qui elle s'etoit donnée tout entière. Elle lui apprit tout ce +qu'elle savoit de l'intrigue de nos jeunes amans, et exagera long-temps +la bonne fortune de Marine, que dom Sanche enrichissoit, et ensuite +pesta contre elle d'emporter ainsi des profits qui etoient mieux dus à +une servante de la maison. Gusman la pria de l'avertir du jour que +Dorothée se trouveroit avec son galant. Elle le fit, et il ne manqua pas +d'en avertir son maître, à qui il apprit tout ce qu'il avoit appris de +la peu fidèle Isabelle. + +[Note 326: L'Andalousie, et en particulier Séville, sa capitale, +furent de tout temps, dans la réalité comme dans les romans et la +poésie, l'asile favori de la bohème espagnole, des vagabonds et joueurs +de guitare. Ce n'est pas sans raison que Beaumarchais en a fait le +séjour de son Figaro, et que la même ville est restée le lieu privilégié +des sérénades dans toutes les romances. Il y avoit surtout le faubourg +Triana, qui, à peu près comme notre Pont-Neuf, étoit le centre de +réunion de ces personnages, le quartier-général de leurs tours, de leurs +exercices de toutes sortes et de leurs vols. Dans la Nouvelle de +Cervantes intitulée: Rinconet et Cortadille, qui «contient toutes les +ruzes et les subtilitez des plus fins et des plus madrez coupeurs de +bourses» (trad. de Rosset), le lieu de la scène est à Séville. Cette +nouvelle peut même nous donner une idée de ce que Scarron appelle les +romances de Séville (qu'il compare d'ailleurs aux chansons du Pont-Neuf; +voir la note suiv.), par les chants populaires que Cervantes fait +exécuter à ses voleurs et à ses vagabonds, s'accompagnant, l'un d'un +balai de palme verte en guise de violon, l'autre d'un patin sur lequel +il frappe comme sur un tambour, un autre encore de fragments de plats +qui lui servent de castagnettes.] + +[Note 327: Les écrivains comiques et satyriques du temps, Sorel, +Cyrano, Scarron, d'Assoucy, Boileau, Saint-Amant, Naudé dans le +Mascurat, Tallemant, etc., etc., font souvent allusion aux chantres et +poètes du Pont-Neuf, les hôtes quotidiens du Cheval de bronze. Dès le +matin, on entendoit retentir les refrains, parmi les cris des marchands +de libelles et de poésies, qui en étoient quelquefois les auteurs +eux-mêmes. «Contraint par la nécessité, lit-on dans l'Histoire du poète +Sibus (recueil en prose de Sercy, 2e v.), il alla encore sur le +Pont-Neuf chanter quelques chansons qu'il avoit faites.» Maillet, le +poète crotté, y heurtoit maître Guillaume, et le comte de Permission y +coudoyoit le Savoyard. Celui-ci (de son vrai nom Philippot) étoit le +plus célèbre de tous, et il chantoit, en bouffonnant et en se faisant +accompagner de jeunes garçons, tantôt des chansons burlesques de Gautier +Garguille, tantôt des siennes propres, qu'on a recueillies dans un +volume curieux. D'Assoucy, dans ses Aventures (p. 247 et suiv.), donne +d'intéressants détails sur ce personnage. V. également Dict. de Bayle, +édit., 1741, t. 2, p. 249 N.C. La muse du Pont-Neuf embouchoit aussi +quelquefois la trompette pour célébrer à sa manière les événements +nationaux. Les mots chansons du Pont-Neuf étoient passés en proverbe, +pour désigner, dit Furetière, «les chansons communes qui se chantent +parmi le peuple, avec grande facilité et sans art.» On dit encore +aujourd'hui: un pont-neuf.] + +[Note 328: C'est-à-dire le but, la cible.] + +[Note 329: C'est là le type du valet des romans picaresques, tel +qu'on le retrouve aussi dans quelques pages de Francion, dans Gil-Blas +et le Mariage de Figaro. Les Crispins et les Frontins de notre comédie +classique ont également plusieurs traits de cette physionomie, comme +aussi le Mascarille de Molière: «J'ai un certain valet... qui passe, au +sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit, etc.» +(Préc. rid. I.)] + +Dom Diègue, habillé en pauvre, se posta aupres de la porte du logis de +Marine la nuit que lui marqua son valet, y vit entrer son rival, et, à +quelque temps de là, arrêter un carrosse devant la maison de la parente +de Dorothée, d'où cette belle fille et sa soeur descendirent, laissant +dom Diègue dans la rage que vous pouvez vous imaginer. Il fit dessein, +dès lors, de se delivrer d'un si redoutable rival en l'ôtant du monde, +s'assura d'assassins de louage, attendit dom Sanche plusieurs nuits de +suite, et enfin le trouva et l'attaqua, secondé de deux braves bien +armés aussi bien que lui. Dom Sanche, de son côté, etoit en etat de se +bien defendre, et, outre le poignard et l'epée, avoit deux pistolets à +sa ceinture. Il se defendit d'abord comme un lion, et connut bien que +ses ennemis en vouloient à sa vie et etoient couverts à l'epreuve des +coups d'epée. Dom Diègue le pressoit plus que les autres, qui +n'agissoient qu'au prix de l'argent qu'ils en avoient reçu. Il lâcha +quelque temps le pied devant ses ennemis pour tirer le bruit du combat +loin de la maison où etoit sa Dorothée; mais enfin, craignant de se +faire tuer à force d'être discret, et se voyant trop pressé de dom +Diègue, il lui tira un de ses pistolets et l'etendit par terre demi-mort +et demandant un prêtre à haute voix. Au bruit du coup de pistolet les +braves disparurent. Dom Sanche se sauva chez lui, et les voisins +sortirent dans la rue et trouvèrent dom Diègue, qu'ils reconnurent, +tirant à sa fin, et qui accusa dom Sanche de sa mort. Notre cavalier en +fut averti par ses amis, qui lui dirent que, quand la justice ne le +chercheroit pas, les parens de dom Diègue ne laisseroient pas la mort de +leur parent impunie, et tâcheroient assurément de le tuer, en quelque +lieu qu'ils le trouvassent. Il se retira donc dans un couvent, d'où il +fit savoir de ses nouvelles à Dorothée, et donna ordre à ses affaires +pour pouvoir sortir de Seville quand il le pourroit faire sûrement. + +La justice cependant fit ses diligences, chercha dom Sanche et ne le +trouva point. Après que la première ardeur des poursuites fut passée, et +que tout le monde fut persuadé qu'il s'etoit sauvé, Dorothée et sa +soeur, sous un pretexte de devotion, se firent mener par leur parente +dans le couvent où s'etoit retiré dom Sanche, et là, par l'entremise +d'un bon père, les deux amans se virent dans une chapelle, se promirent +une fidelité à toutes epreuves, et se separèrent avec tant de regret, et +se dirent des choses si pitoyables, que sa soeur, sa parente et le bon +religieux, qui en furent temoins, en pleurèrent, et en ont toujours +pleuré depuis toutes les fois qu'ils y ont songé. Il sortit deguisé de +Seville, et laissa, devant que de partir, des lettres au facteur de son +père, pour les lui faire tenir aux Indes. Par ces lettres, il lui +faisoit savoir l'accident qui l'obligeoit à s'absenter de Seville, et +qu'il se retiroit à Naples. Il y arriva heureusement, et fut bien venu +auprès du vice-roi, à qui il avoit l'honneur d'appartenir. Quoiqu'il en +reçût toutes sortes de faveurs, il s'ennuya dans la ville de Naples +pendant une année entière, puisqu'il n'avoit point de nouvelles de +Dorothée. + +Le vice-roi arma six galères qu'il envoya en course contre le Turc. Le +courage de dom Sanche ne lui laissa pas negliger une si belle occasion +de l'exercer, et celui qui commandoit ces galères le reçut dans la +sienne et le logea dans la chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un +homme de sa condition et de son merite. Les six galères de Naples en +trouvèrent huit turques presque à la vue de Messine et n'hesitèrent +point à les attaquer. Après un long combat, les chretiens prirent trois +galères ennemies et en coulèrent deux à fond. La patronne des galères +chretiennes s'étoit attachée à celle des Turcs, qui, pour être mieux +armée que les autres, avoit fait aussi plus de resistance. La mer +cependant etoit devenue grosse, et l'orage s'etoit augmenté si +furieusement, qu'enfin les chretiens et les Turcs songèrent moins à +s'entrenuire qu'à se garantir de l'orage. On deprit donc de part et +d'autre les crampons de fer dont les galères avoient eté accrochées, et +la patronne turque s'eloigna de la chretienne dans le temps que le trop +hardi dom Sanche s'etoit jeté dedans et n'avoit été suivi de personne. +Quand il se vit lui seul au pouvoir des ennemis, il prefera la mort à +l'esclavage, et, au hasard de tout ce qui en pourroit arriver, se lança +dans la mer, esperant en quelque façon, comme il etoit grand nageur, de +gagner à la nage les galères chretiennes; mais le mauvais temps empêcha +qu'il n'en fût aperçu, quoique le general chretien, qui avoit été temoin +de l'action de dom Sanche, et qui se desesperoit de sa perte, qu'il +croyoit inevitable, fît revirer sa galère du côté qu'il s'etoit jeté +dans la mer. Dom Sanche cependant fendoit les vagues de toute la force +de ses bras, et après avoir nagé quelque temps vers la terre, où le vent +et la marée le portoient, il trouva heureusement une planche des galères +turques que le canon avoit brisées, et se servit utilement de ce +secours, venu à propos, qu'il crut que le ciel lui avoit envoyé. Il n'y +avoit pas plus d'une lieue et demie du lieu où le combat s'etoit fait +jusqu'à la côte de Sicile, et dom Sanche y aborda plus vite qu'il ne +l'esperoit, aidé comme il etoit du vent et de la marée. Il prit terre +sans se blesser contre le rivage, et après avoir remercié Dieu de +l'avoir tiré d'un peril si evident, il alla plus avant en terre, autant +que sa lassitude le put permettre, et d'une eminence qu'il monta aperçut +un hameau habité de pêcheurs, qu'il trouva les plus charitables du +monde. Les efforts qu'il avoit faits pendant le combat, qui l'avoient +fort echauffé, et ceux qu'il avoit faits dans la mer, et le froid qu'il +y avoit souffert et ensuite dans ses habits mouillés, lui causèrent une +violente fièvre qui lui fit longtemps garder le lit; mais enfin il +guerit sans y faire autre chose que de vivre de regime. Pendant sa +maladie, il fit dessein de laisser tout le monde dans la croyance qu'on +devoit avoir de sa mort, pour n'avoir plus tant à se garder de ses +ennemis les parens de dom Diègue, et pour eprouver la fidelité de +Dorothée. + +Il avoit fait grande amitié en Flandre avec un marquis sicilien, de la +maison de Montalte, qui s'appeloit Fabio. Il donna ordre à un pêcheur de +s'informer s'il etoit à Messine, où il savoit qu'il demeuroit, et ayant +sçu qu'il y etoit, il y alla en habit de pêcheur, et entra la nuit chez +ce marquis, qui l'avoit pleuré avec tous ceux qui avoient été affligés +de sa perte. Le marquis Fabio fut ravi de retrouver un ami qu'il avoit +cru perdu. Dom Sanche lui apprit de quelle façon il s'etoit sauvé, et +lui conta son aventure de Seville, sans lui cacher la violente passion +qu'il avoit pour Dorothée. Le marquis sicilien s'offrit d'aller en +Espagne, et même d'enlever Dorothée, si elle y consentoit, et de +l'amener en Sicile. Dom Sanche ne voulut pas recevoir de son ami de si +perilleuses marques d'amitié; mais il eut une extrême joie de ce qu'il +vouloit bien l'accompagner en Espagne. Sanchez, valet de dom Sanche, +avoit été si affligé de la perte de son maître, que, quand les galères +de Naples vinrent se rafraîchir à Messine, il entra dans un couvent pour +y passer le reste de ses jours. Le marquis Fabio l'envoya demander au +superieur, qui l'avoit reçu à la recommandation de ce seigneur sicilien, +et qui ne lui avoit pas encore donné l'habit de religieux. Sanchez pensa +mourir de joie quand il revit son cher maître, et ne songea plus à +retourner dans son couvent. Dom Sanche l'envoya en Espagne preparer ses +voies et pour lui faire savoir des nouvelles de Dorothée, qui cependant +avoit cru avec tout le monde que dom Sanche etoit mort. Le bruit en alla +jusqu'aux Indes; le père de dom Sanche en mourut de regret et laissa à +un autre fils qu'il avoit quatre cent mille ecus de bien, à condition +d'en donner la moitié à son frère si la nouvelle de sa mort se trouvoit +fausse. Le frère de dom Sanche se nommoit dom Juan de Peralte, du nom de +son père. Il s'embarqua pour l'Espagne, avec tout son argent, et arriva +à Seville un an après l'accident qui y etoit arrivé à dom Sanche. Ayant +un nom different du sien, il lui fut aisé de cacher qu'il fût son frère, +ce qu'il lui etoit important de tenir secret, à cause du long sejour que +ses affaires l'obligèrent de faire dans une ville où son frère avoit des +ennemis. Il vit Dorothée et en devint amoureux comme son frère; mais il +n'en fut pas aimé comme lui. Cette belle fille affligée ne pouvoit rien +aimer après son cher dom Sanche: tout ce que dom Juan de Peralte faisoit +pour lui plaire l'importunoit, et elle refusoit tous les jours les +meilleurs partis de Seville, que son père, dom Manuel, lui proposoit. + +Dans ce temps-là, Sanchez arriva à Seville, et, suivant les ordres que +lui avoit donnés son maître, il voulut s'informer de la conduite de +Dorothée. Il sçut du bruit de la ville qu'un cavalier fort riche, venu +depuis peu des Indes, en etoit amoureux et faisoit pour elle toutes les +galanteries d'un amant bien raffiné. Il l'ecrivit à son maître et lui +fit le mal plus grand qu'il n'etoit, et son maître se l'imagina encore +plus grand que son valet ne le lui avoit fait. Le marquis Fabio et dom +Sanche s'embarquèrent à Messine sur les galères d'Espagne qui y +retournoient, et arrivèrent heureusement à Saint-Lucar, où ils prirent +la poste jusqu'à Seville. Ils y entrèrent de nuit et descendirent dans +le logis que Sanchez leur avoit arrêté. Ils gardèrent la chambre le +lendemain, et la nuit dom Sanche et le marquis Fabio allèrent faire la +ronde dans le quartier de dom Manuel. Ils ouïrent accorder des +instrumens sous les fenêtres de Dorothée, et ensuite une excellente +musique, après laquelle une voix seule, accompagnée d'un theorbe, se +plaignit long-temps des rigueurs d'une tigresse deguisée en ange. Dom +Sanche fut tenté de charger Messieurs de la serenade; mais le marquis +Fabio l'en empêcha, lui representant que c'etoit tout ce qu'il pourroit +faire si Dorothée avoit paru à son balcon pour obliger son rival, ou si +les paroles de l'air qu'on avoit chanté etoient des remercîmens de +faveurs reçues plutôt que des plaintes d'un amant qui n'etoit pas +content. La serenade se retira peut-être assez mal satisfaite, et dom +Sanche et le marquis Fabio se retirèrent aussi. + +Cependant Dorothée commençoit à se trouver importunée de l'amour du +cavalier indien. Son père dom Manuel avoit une extrême passion de la +voir mariée, et elle ne doutoit point que, si cet Indien, dom Juan de +Peralte, riche et de bonne maison comme il etoit, s'offroit à lui pour +son gendre, il ne fût preferé à tous les autres, et elle plus pressée de +son père qu'elle n'avoit encore eté. Le jour qui suivit la serenade dont +le marquis Fabio et dom Sanche avoient eu leur part, Dorothée s'en +entretint avec sa soeur et lui dit qu'elle ne pouvoit plus souffrir les +galanteries de l'Indien, et qu'elle trouvoit étrange qu'il les fît si +publiques devant que d'avoir fait parler à son père. «C'est un procedé +que je n'ai jamais approuvé, lui dit Feliciane, et, si j'etois en votre +place, je le traiterois si mal la première fois que l'occasion s'en +presenteroit, qu'il seroit bientôt desabusé de l'esperance qu'il a de +vous plaire. Pour moi, il ne m'a jamais plu, ajouta-t-elle; il n'a point +ce bon air qu'on ne prend qu'à la Cour[330], et la grande depense qu'il +fait dans Seville n'a rien de poli et rien qui ne sente son etranger.» +Elle s'efforça ensuite de faire une fort desagreable peinture de dom +Juan de Peralte, ne se souvenant pas qu'au commencement qu'il parut dans +Seville elle avoit avoué à sa soeur qu'il ne lui deplaisoit pas, et que +toutes les fois qu'elle avoit eu à en parler elle l'avoit fait en le +louant avec quelque sorte d'emportement. Dorothée, remarquant sa soeur +si changée, ou qui feignoit de l'être, dans les sentimens qu'elle avoit +eus autrefois pour ce cavalier, la soupçonna d'avoir de l'inclination +pour lui, autant qu'elle lui vouloit faire croire de n'en avoir point, +et pour s'en eclaircir elle lui dit qu'elle n'etoit point offensée des +galanteries de dom Juan par l'aversion qu'elle eût pour sa personne, et +qu'au contraire, lui trouvant dans le visage quelque air de celui de dom +Sanche, il auroit été plus capable de lui plaire qu'aucun autre cavalier +de Seville, outre qu'elle savoit bien qu'etant riche et de bonne maison +il obtiendroit aisément le consentement de son père. «Mais, +ajouta-t-elle, je ne puis rien aimer après dom Sanche, et, puisque je +n'ai pu être sa femme, je ne la serai jamais d'un autre, et je passerai +le reste de mes jours dans un couvent.--Quand vous ne seriez pas encore +bien resolue à un si etrange dessein, lui dit Feliciane, vous ne pouvez +m'affliger davantage que de me le dire.--N'en doutez point, ma soeur, +lui repondit Dorothée; vous serez bientôt le plus riche parti de +Seville, et c'est ce qui me faisoit avoir envie de voir dom Juan pour +lui persuader d'avoir pour vous les sentimens d'amour qu'il a pour moi, +après l'avoir desabusé de l'esperance qu'il a que je puisse jamais +consentir à l'épouser; mais je ne le verrai que pour le prier de ne +m'importuner plus de ses galanteries, puisque je vois que vous avez tant +d'aversion pour lui. Et en verité, continua-t-elle, j'en ai du +deplaisir: car je ne vois personne dans Seville avec qui vous puissiez +être aussi bien mariée que vous le seriez avec lui.--Il m'est plus +indifferent que haïssable, lui dit Feliciane, et si je vous ai dit qu'il +me deplaisoit, ç'a été plutôt par quelque complaisance que j'ai voulu +avoir pour vous, que par une veritable aversion que j'eusse pour +lui.--Avouez plutôt, ma chère soeur, lui repondit Dorothée, que vous ne +me parlez pas ingenuement, et quand vous m'avez temoigné peu d'estime +pour dom Juan, que vous ne vous êtes pas souvenue que vous me l'avez +quelquefois extrêmement loué, ou que vous avez plutôt craint qu'il ne me +plût trop, que decouvert qu'il ne vous plaisoit guère.» + +[Note 330: On reconnoît là, appliquée à la cour d'Espagne, l'opinion +commune à toute la bonne cabale et à la plupart des écrivains courtisans +du XVIIe siècle. Ce n'étoit pas seulement Mascarille qui tenoit «que, +hors de Paris, il n'y avoit point de salut pour les honnêtes gens.» +(Préc. rid., sc. 10.) Bussy-Rabutin a dit de même que partout ailleurs +qu'à Versailles on devient ridicule.] + +Feliciane rougit à ces dernières paroles de Dorothée et se defit +extrêmement. Elle lui dit, l'esprit fort troublé, quantité de choses mal +arrangées, qui la defendirent moins qu'elles ne la convainquirent de ce +que l'accusoit sa soeur, et enfin elle lui confessa qu'elle aimoit dom +Juan. Dorothée ne desapprouva pas son amour, et lui promit de la servir +de tout son pouvoir. Dès le jour même, Isabelle, qui avoit rompu tout +commerce avec son Gusman depuis l'accident arrivé à dom Sanche, eut +ordre de Dorothée d'aller trouver dom Juan, de lui porter la clef d'une +porte du jardin de dom Manuel, et de lui dire que Dorothée et sa soeur +l'y attendroient, et qu'il se rendît à l'assignation à minuit, quand +leur père seroit couché. Isabelle, qui avoit été gagnée de dom Juan, et +qui avoit fait ce qu'elle avoit pu pour le mettre bien dans l'esprit de +sa maîtresse, sans y avoir reussi, fut fort surprise de la voir si +changée et fort aise de porter une bonne nouvelle à une personne à qui +elle n'en avoit encore porté que de mauvaises, et de qui elle avoit dejà +reçu beaucoup de presens. Elle vola chez ce cavalier, qui eût eu peine à +croire sa bonne fortune, sans la fatale clef du jardin qu'elle lui remit +entre les mains. Il mit dans les siennes une petite bourse de +senteur[331], pleine de cinquante pistoles, dont elle eut pour le moins +autant de joie qu'elle venoit de lui en donner. + +[Note 331: C'est-à-dire une bourse parfumée, remplie de senteurs. On +disoit, dans le même sens et de la même manière: des peaux, des gants de +senteur.] + +Le hasard voulut que, la même nuit que dom Juan devoit avoir entrée dans +le jardin du père de Dorothée, dom Sanche, accompagné de son ami le +marquis, vint encore faire la ronde à l'entour du logis de cette belle +fille pour s'assurer davantage des desseins de son rival. Le marquis et +lui etoient sur les onze heures dans la rue de Dorothée, quand quatre +hommes bien armés s'arrêtèrent auprès d'eux. L'amant jaloux crut que +c'etoit son rival; il s'approcha de ces hommes et leur dit que le poste +qu'ils occupoient lui etoit commode pour un dessein qu'il avoit, et +qu'il les prioit de le lui céder. «Nous le ferions par civilité, lui +repondirent les autres, si le même poste que vous nous demandez n'etoit +absolument nécessaire à un dessein que nous avons aussi, et qui sera +executé assez tôt pour ne retarder pas longtemps l'exécution du vôtre.» +La colère de dom Sanche etoit dejà au plus haut point où elle pouvoit +aller: mettre donc l'epée à la main et charger ces hommes, qu'il +trouvoit incivils, fut presque la même chose. Cette attaque imprevue de +dom Sanche les surprit et les mit en desordre, et le marquis les +chargeant d'aussi grande vigueur qu'avoit fait son ami, ils se +defendirent mal et furent poussés plus vite que le pas jusqu'au bout de +la rue. Là dom Sanche reçut une legère blessure dans un bras, et perça +celui qui l'avoit blessé d'un si grand coup qu'il fut longtemps à +retirer son épée du corps de son ennemi, et crut l'avoir tué. Le +marquis, cependant, s'etoit opiniâtré à poursuivre les autres, qui +fuirent devant lui de toute leur force aussitôt qu'ils virent tomber +leur camarade. Dom Sanche vit à l'un des deux bouts de la rue des gens +avec de la lumière qui venoient au bruit du combat; il eut peur que ce +ne fût la justice, et c'etoit elle. Il se retira en diligence dans la +rue où le combat avoit commencé, et de cette rue dans une autre, au +milieu de laquelle il trouva tête pour tête un vieux cavalier qui +s'eclairoit d'une lanterne, et qui avoit mis l'epée à la main au bruit +que faisoit dom Sanche, qui venoit à lui en courant. Ce vieux cavalier +etoit dom Manuel, qui revenoit de jouer chez un de ses voisins, comme il +faisoit tous les soirs, et alloit entrer chez lui par la porte de son +jardin, qui etoit proche du lieu où le trouva dom Sanche. Il cria à +notre amoureux cavalier: «Qui va là?--Un homme, lui repondit dom Sanche, +à qui il importe de passer vite si vous ne l'en empêchez.--Peut-être, +lui dit dom Manuel, vous est-il arrivé quelque accident qui vous oblige +à chercher un asile; ma maison, qui n'est pas eloignée, vous en peut +servir.--Il est vrai, lui repondit dom Sanche, que je suis en peine de +me cacher à la justice, qui peut-être me cherche, et puisque vous êtes +assez généreux pour offrir votre maison à un etranger, il vous fie son +salut en toute assurance, et vous promet de n'oublier jamais la grâce +que vous lui faites, et de ne s'en servir qu'autant de temps qu'il lui +est nécessaire pour laisser passer outre ceux qui le cherchent.» Dom +Manuel, là dessus, ouvrit sa porte d'une clef qu'il avoit sur lui, et, +ayant fait entrer dom Sanche dans son jardin, le mit dans un bois de +lauriers en attendant qu'il iroit donner ordre à le cacher mieux dans sa +maison sans qu'il fût vu de personne. + +Il n'y avoit pas longtemps que dom Sanche etoit caché entre ces +lauriers, quand il vit venir à lui une femme qui lui dit en +l'approchant: «Venez, mon cavalier, ma maîtresse Dorothée vous attend.» +A ce nom-là, dom Sanche pensa qu'il pouvoit bien être dans la maison de +sa maîtresse, et que le vieux cavalier etoit son père. Il soupçonna +Dorothée d'avoir donné assignation dans le même lieu à son rival, et +suivit Isabelle plus tourmenté de sa jalousie que de la peur de la +justice. Cependant dom Juan vint à l'heure qu'on lui avoit donnée, +ouvrit la porte du jardin de dom Manuel avec la clef qu'Isabelle lui +avoit donnée, et se cacha dans les mêmes lauriers d'où dom Sanche venoit +de sortir. Un moment après, il vit venir un homme droit à lui; il se mit +en état de se defendre s'il etoit attaqué, et fut bien surpris quand il +reconnut cet homme pour dom Manuel, qui lui dit qu'il le suivît et qu'il +l'alloit mettre en un lieu où il n'auroit pas à craindre d'être pris. +Dom Juan conjectura des paroles de dom Manuel qu'il pouvoit avoir fait +sauver dans son jardin quelque homme poursuivi de la justice. Il ne put +faire autre chose que de le suivre, en le remerciant du plaisir qu'il +lui faisoit, et l'on peut croire qu'il ne fut pas moins troublé du peril +qu'il couroit que fâché de l'obstacle qui faisoit manquer son amoureux +dessein. Don Manuel le conduisit dans sa chambre, et l'y laissa pour +s'aller faire dresser un lit dans une autre. + +Laissons-le dans la peine où il doit être, et reprenons son frère dom +Sanche de Sylva. Isabelle le conduisit dans une chambre basse, qui +donnoit sur le jardin, où Dorothée et Feliciane attendoient dom Juan de +Peralte, l'une comme un amant à qui elle a grande envie de plaire, +l'autre pour lui declarer qu'elle ne peut l'aimer, et qu'il feroit mieux +de tâcher de plaire à sa soeur. Dom Sanche entra donc où etoient les +deux belles soeurs, qui furent bien surprises de le voir. Dorothée en +demeura sans sentiment, comme une personne morte, et si sa soeur ne +l'eût soutenue et ne l'eût mise dans une chaise, elle seroit tombée de +sa hauteur. Dom Sanche demeura immobile; Isabelle pensa mourir de peur +et crut que dom Sanche mort leur apparoissoit pour venger le tort que +lui faisoit sa maîtresse. Feliciane, quoique fort effrayée de voir dom +Sanche ressuscité, etoit encore plus en peine de l'accident de sa soeur, +qui reprit enfin ses esprits, et alors dom Sanche lui dit ces paroles: +«Si le bruit qui a couru de ma mort, ingrate Dorothée, n'excusoit en +quelque façon votre inconstance, le desespoir qu'elle me cause ne me +laisseroit pas assez de vie pour vous en faire des reproches. J'ai voulu +faire croire à tout le monde que j'etois mort pour être oublié de mes +ennemis, et non pas de vous, qui m'avez promis de n'aimer jamais que +moi, et qui avez si tôt manqué à votre promesse. Je me pourrois venger, +et faire tant de bruit par mes cris et par mes plaintes que votre père +s'en eveilleroit et trouveroit l'amant que vous cachez dans sa maison; +mais, insensé que je suis, j'ai peur encore de vous deplaire, et je +m'afflige davantage de ce que je ne dois plus vous aimer, que de ce que +vous en aimez un autre. Jouissez, belle infidèle, jouissez de votre cher +amant; ne craignez plus rien dans vos nouvelles amours: je vous +delivrerai bientôt d'un homme qui vous pourroit reprocher toute votre +vie que vous l'avez trahi lorsqu'il exposoit sa vie pour vous venir +revoir.» + +Dom Sanche voulut s'en aller après ces paroles; mais Dorothée l'arrêta, +et alloit tâcher de se justifier, quand Isabelle lui dit, fort effrayée, +que dom Manuel la suivoit. Dom Sanche n'eut que le temps de se mettre +derrière la porte. Le vieillard fit une reprimande à ses filles de ce +qu'elles n'etoient pas encore couchées, et, cependant qu'il eut le dos +tourné vers la porte de la chambre, dom Sanche en sortit, et, gagnant le +jardin, s'alla remettre dans le même bois de lauriers où il s'etoit dejà +mis, et où, preparant son courage à tout ce qui lui pourroit arriver, il +attendit une occasion de sortir quand elle se presenteroit. Dom Manuel +etoit entré dans la chambre de ses filles pour y prendre de la lumière +et pour aller de là ouvrir la porte de son jardin aux officiers de la +justice, qui y frappoient pour la faire ouvrir, parcequ'on leur avoit +dit que dom Manuel avoit retiré dans sa maison un homme qui pouvoit être +de ceux qui venoient de se battre dans la rue. Dom Manuel ne fit point +de difficulté de les laisser chercher dans sa maison, croyant bien +qu'ils ne feroient pas ouvrir sa chambre, et que le cavalier qu'ils +cherchoient y etoit enfermé. Dom Sanche, voyant qu'il ne pouvoit eviter +d'être trouvé par le grand nombre de sergens qui s'etoient repandus par +le jardin, sortit du bois de lauriers où il etoit, et, s'approchant de +dom Manuel, qui etoit fort surpris de le voir, lui dit à l'oreille qu'un +cavalier d'honneur gardoit sa parole et n'abandonnoit jamais une +personne qu'il avoit prise en sa protection. Dom Manuel pria le prevôt, +qui etoit son ami, de lui laisser dom Sanche en sa garde, ce qui lui fut +aisement accordé, et à cause de sa qualité, et parceque le blessé ne +l'etoit pas dangereusement. La justice se retira, et dom Manuel ayant +reconnu, par les mêmes discours qu'il avoit tenus à dom Sanche quand il +le trouva et que ce cavalier lui redit, que c'etoit veritablement celui +qu'il avoit reçu dans son jardin, ne douta point que l'autre ne fût +quelque galant introduit dans sa maison par ses filles ou par Isabelle. +Pour s'en eclaircir, il fit entrer dom Sanche de Sylva dans une chambre, +et le pria d'y demeurer jusqu'à ce qu'il le vînt trouver. Il alla dans +celle où il avoit laissé dom Juan de Peralte, à qui il feignit que son +valet etoit entré en même temps que les officiers de la justice, et +qu'il demandoit à parler à lui. Dom Juan savoit bien que son valet de +chambre etoit fort malade et peu en etat de le venir trouver, outre +qu'il ne l'eût pas fait sans son ordre quand il eût su où il etoit, ce +qu'il ignoroit. Il fut donc fort troublé de ce que lui dit dom Manuel, à +qui, à tout hasard, il repondit que son valet n'avoit qu'à l'aller +attendre dans son logis. Dom Manuel le reconnut alors pour ce jeune +gentilhomme indien qui faisoit tant de bruit dans Seville, et, etant +bien informé de sa qualité et de son bien, resolut de ne le laisser +point sortir de sa maison qu'il n'eût epousé celle de ses filles avec +qui il auroit le moindre commerce. Il s'entretint quelque temps avec lui +pour s'eclaircir davantage des doutes dont il avoit l'esprit agité. +Isabelle, du pas de la porte, les vit parlant ensemble et l'alla dire à +sa maîtresse. Dom Manuel entrevit Isabelle et crut qu'elle venoit de +faire quelque message à dom Juan de la part de sa fille. Il le quitta +pour courir après elle dans le temps que le flambeau qui eclairoit la +chambre acheva de brûler et s'eteignit de lui-même. + +Cependant que le vieillard ne trouve pas Isabelle où il la cherche, +cette fille apprend à Dorothée et à Feliciane que dom Sanche etoit dans +la chambre de leur père, et qu'elle les avoit vus parler ensemble. Les +deux soeurs y coururent sur sa parole. Dorothée ne craignoit point de +trouver son cher dom Sanche avec son père, resolue qu'elle etoit de lui +confesser qu'elle l'aimoit et qu'elle en avoit eté aimée, et de lui dire +à quelle intention elle avoit donné assignation à dom Juan. Elle entra +donc dans la chambre, qui etoit sans lumière, et s'etant rencontrée avec +dom Juan dans le temps qu'il en sortoit, elle le prit pour dom Sanche, +l'arrêta par le bras, et lui parla en cette sorte: «Pourquoi me fuis-tu, +cruel dom Sanche, et pourquoi n'as-tu pas voulu entendre ce que j'aurois +pu repondre aux injustes reproches que tu m'as faits? J'avoue que tu ne +m'en pourrois faire d'assez grands si j'etois aussi coupable que tu as +en quelque façon sujet de le croire; mais tu sçais bien qu'il y a des +choses fausses qui ont quelquefois plus d'apparence de verité que la +verité même, et qu'elle se decouvre toujours avec le temps; donne-moi +donc celui de te la faire voir en debrouillant la confusion où ton +malheur et le mien, et peut-être celui de plusieurs autres, nous vient +de mettre. Aide-moi à me justifier, et ne hasarde pas d'être injuste +pour être trop precipité à me condamner devant que de m'avoir +convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un cavalier m'aime, mais as-tu ouï +dire que je l'aime aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il est vrai +que je l'y ai fait venir; mais quand tu sçauras à quel dessein je l'ai +fait, je suis assurée que tu auras un cruel remords de m'avoir offensée +lorsque je te donne la plus grande marque de fidelité que je te puis +donner. Que n'est-il en ta presence, ce cavalier dont l'amour +m'importune? Tu connoîtrois par ce que je lui dirois si jamais il a pu +dire qu'il m'aimât, et si j'ai jamais voulu lire les lettres qu'il m'a +ecrites. Mais mon malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa vue +m'a pu nuire, m'empêche de le voir quand il me pourroit servir à te +desabuser.» + +Dom Juan eut la patience de laisser parler Dorothée sans l'interrompre, +pour en apprendre encore davantage qu'elle ne lui en devoit decouvrir. +Enfin, il alloit peut-être la quereller, quand dom Sanche, qui cherchoit +de chambre en chambre le chemin du jardin, qu'il avoit manqué, et qui +ouït la voix de Dorothée qui parloit à dom Juan, s'approcha d'elle avec +le moindre bruit qu'il put et fut pourtant ouï de dom Juan et des deux +soeurs. Dans ce même temps dom Manuel entra dans la même chambre avec de +la lumière, que portoient devant lui quelques uns de ses domestiques. +Les deux rivaux se virent et furent vus se regardant fierement l'un +l'autre, la main sur la garde de leurs epées. Dom Manuel se mit au +milieu d'eux et commanda à sa fille d'en choisir un pour mari, afin +qu'il se battît contre l'autre. Dom Juan prit la parole et dit que, pour +lui, il cedoit toutes ses pretentions, s'il en pouvoit avoir, au +cavalier qu'il voyoit devant lui. Dom Sanche dit la même chose et ajouta +que, puisque dom Juan avoit eté introduit chez dom Manuel par sa fille, +il y avoit apparence qu'elle l'aimoit et en etoit aimée; que, pour lui, +il mourroit mille fois plutôt que de se marier avec le moindre scrupule. +Dorothée se jeta aux pieds de son père et le conjura de l'entendre. Elle +lui conta tout ce qui s'etoit passé entre elle et dom Sanche de Sylva +devant qu'il eût tué dom Diègue pour l'amour d'elle. Elle lui apprit que +dom Juan de Peralte etoit ensuite devenu amoureux d'elle, le dessein +qu'elle avoit eu de le desabuser et de lui proposer de demander sa soeur +en mariage, et elle conclut que, si elle ne pouvoit persuader son +innocence à dom Sanche, elle vouloit dès le jour suivant entrer dans un +couvent pour n'en sortir jamais. Par sa relation les deux frères se +reconnurent: dom Sanche se raccommoda avec Dorothée, qu'il demanda en +mariage à dom Manuel; dom Juan lui demanda aussi Feliciane, et dom +Manuel les reçut pour ses gendres avec une satisfaction qui ne se peut +exprimer. + +Aussitôt que le jour parut, dom Sanche envoya querir le marquis Fabio, +qui vint prendre part en la joie de son ami. On tint l'affaire secrète +jusqu'à tant que dom Manuel et le marquis eurent disposé un cousin, +heritier de dom Diègue, à oublier la mort de son parent et à +s'accommoder avec dom Sanche. Pendant la negociation, le marquis Fabio +devint amoureux de la soeur de ce cavalier et la lui demanda en mariage. +Il reçut avec beaucoup de joie une proposition si avantageuse à sa +soeur, et dès lors se laissa aller à tout ce qu'on lui proposa en faveur +de dom Sanche. Les trois mariages se firent en un même jour; tout y alla +bien de part et d'autre, et même longtemps, ce qui est à considerer. + + + + +CHAPITRE XX. + +De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu. + +L'agreable Inezille acheva de lire sa nouvelle et fit regretter à tous, +ses auditeurs de ce qu'elle n'etoit pas plus longue. Tandis qu'elle la +lut, Ragotin, qui, au lieu de l'ecouter, s'etoit mis à entretenir son +mari sur le sujet de la magie, s'endormit dans une chaise basse où il +etoit, ce que l'operateur fit aussi. Le sommeil de Ragotin n'etoit pas +tout à fait volontaire, et s'il eût pu resister aux vapeurs des viandes +qu'il avoit mangées en grande quantité, il eut été attentif par +bienséance à la lecture de la nouvelle d'Inezille. Il ne dormoit donc +pas de toute sa force, laissant souvent aller sa tête jusqu'à ses +genoux, et la relevant, tantôt demi endormi, et tantôt se reveillant en +sursaut, comme on fait plus souvent qu'ailleurs au sermon, quand on s'y +ennuie. + +Il y avoit un belier dans l'hôtellerie, à qui la canaille qui va et +vient d'ordinaire en de semblables maisons avoit accoutumé de presenter +la tête, les mains devant, contre lesquelles le belier prenoit sa +course, et choquoit rudement de la sienne, je veux dire de sa tête, +comme tous les beliers font de leur naturel. Cet animal alloit sur sa +bonne foi par toute l'hôtellerie, et entroit même dans les chambres, où +l'on lui donnoit souvent à manger. Il etoit dans celle de l'operateur +dans le temps qu'Inezille lisoit sa nouvelle. Il aperçut Ragotin à qui +le chapeau etoit tombé de la tête, et qui, comme je vous ai dejà dit, la +haussoit et baissoit souvent. Il crut que c'etoit un champion qui se +presentoit à lui pour exercer sa valeur contre la sienne. Il recula +quatre ou cinq pas en arrière, comme l'on fait pour mieux sauter, et +partant comme un cheval dans une carrière, alla heurter de sa tête armée +de cornes celle de Ragotin, qui etoit chauve par en haut. Il la lui +auroit cassée comme un pot de terre, de la force qu'il la choqua: mais, +par bonheur pour Ragotin, il la prit dans le temps qu'il la haussoit, et +ainsi ne fit que lui froisser superficiellement le visage. L'action du +belier surprit tellement ceux qui la virent qu'ils en demeurèrent comme +en extase, sans toutefois oublier d'en rire; si bien que le belier, +qu'on faisoit toujours choquer plus d'une fois, put sans empêchement +reprendre autant de champ qu'il lui en falloit pour une seconde course, +et vint inconsiderement donner dans les genoux de Ragotin, dans le temps +que, tout etourdi du choc du belier et le visage ecorché et sanglant en +plusieurs endroits, il avoit porté ses mains à ses yeux, qui lui +faisoient grand mal, ayant eté egalement foulés l'un et l'autre chacun +de sa corne en particulier, parce-que celles du belier etoient entre +elles à la même distance qu'etoient entre eux les yeux du malheureux +Ragotin. Cette seconde attaque du belier les lui fit ouvrir, et il n'eut +pas plutôt reconnu l'auteur de son dommage, qu'en la colère où il etoit +il frappa de sa main fermée le belier par la tête, et se fit grand mal +contre ses cornes. Il en enragea beaucoup, et encore plus d'ouïr rire +toute l'assistance, qu'il querella en general, et sortit de la chambre +en furie. Il sortoit aussi de l'hôtellerie, mais l'hôte l'arrêta pour +compter, ce qui lui fut peut-être aussi fâcheux que les coups de cornes +du belier. + +FIN DE LA SECONDE PARTIE. + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + DE + Mr SCARRON + + + + + TROISIÈME PARTIE. + + + +A MONSIEUR + +MONSIEUR BOULLIOUD + +Ecuyer et Conseiller du Roi en la senechaussée et siége presidial de +Lyon[332]. + +MONSIEUR, + +Je ne sçais si c'est vous donner une grande marque de mon respect que de +vous interesser dans le bon ou dans le mauvais accueil que le public +pourra faire à cet ouvrage. Comme je ne vous offre rien du mien, je ne +devrois pas pretendre que vous me sçussiez gré de mon present, et, +puisqu'il n'est peut-être pas digne de vous, il est encore à craindre +que vous n'ayez point pour lui toute l'indulgence que j'oserai m'en +promettre. En effet, Monsieur, vous pourriez bien vous faire le juge +d'une chose dont je ne vous fais que le protecteur, et desavouer le +dessein de celui qui vous la presente, si vous ne trouvez pas qu'elle +merite votre approbation. Je l'expose beaucoup en l'exposant aux yeux +d'un homme aussi sage et aussi eclairé que vous, et toute la bonne +opinion que j'en ai conçue ne me persuade pas que vous en deveniez plus +favorable à un Roman comique. Car enfin ce n'est pas dans ces sortes de +livres que l'on recherche le solide ou le delicat; il semble qu'ils ne +tiennent ordinairement ni de l'un ni de l'autre, et tout l'avantage que +l'on se propose dans leur lecture, c'est d'y perdre assez agreablement +quelques momens et de s'y delasser l'esprit d'une occupation ou plus +importante ou plus serieuse. Ainsi, comme le vôtre ne s'attache qu'à ce +qui a de la force ou de l'elevation, ne vous surprendrai-je point +lorsque je vous demanderai votre aveu pour cette production d'un esprit +enjoué, et que je l'autoriserai de votre nom pour la rendre +recommandable? Non, Monsieur, il ne faut pas que vous condamniez d'abord +ma liberté, ou (pour mieux dire) que vous desapprouviez ce temoignage +public de ma reconnoissance; je vous ai de si singulières obligations et +je suis à vous en tant de manières, qu'il me falloit satisfaire à tous +ces devoirs, et joindre à mon ressentiment des marques de la fidèle +passion que je vous ai vouée. Ce n'etoit pas repondre tout-à-fait à vos +bontés que d'en conserver un juste souvenir; elles exigeoient de moi +quelque chose de plus particulier, et je n'ai pas cru, enfin, pouvoir +les reconnoître par une plus forte preuve de mon respect, dans +l'impuissance où je me vois de les reconnoître autant que j'y suis +sensible. Aussi osai-je me flatter que vous la recevrez de fort bonne +grâce et qu'elle achèvera de vous persuader que l'on ne peut pas vous +honorer avec plus de zèle ni avec une plus parfaite deference. Mais, +Monsieur, après avoir agrée mon present, ne jugerez-vous pas +favorablement de mon auteur, et le croirez-vous sans merite, puisque je +ne doute presque plus que vous ne l'estimiez? Ses expressions sont +naturelles, son style est aisé, ses aventures ne sont point mal +imaginées, et, pour s'accommoder à son sujet, il etale partout un tour +d'agrement qui lui tient lieu de force et de delicatesse. En un mot, il +vient de fournir une carrière qu'un illustre de notre temps avoit +laissée imparfaite, et il a fouillé jusque dans ses cendres, pour y +reprendre son genie et pour nous le redonner après sa mort. C'est de la +sorte que l'on peut parler des deux premiers volumes du Roman comique, +et c'est dans ce troisième que M. Scarron revivra tout entier, ou du +moins par la meilleure partie de lui-même. Il est peu de gens qui ne +sçachent que cet homme eut un talent merveilleux pour tourner toutes +choses au plaisant, et qu'il s'est rendu inimitable dans cette +ingenieuse et charmante manière d'ecrire. Elle a eté reçue avec +applaudissement de tout le monde; les esprits forts, qui s'offensent de +tout ce qui semble opposé à une vertu sevère, n'ont pu s'empêcher de la +goûter, et les moins raisonnables ont eté forcés de l'approuver malgré +leur caprice[333]. Si bien que vous me permettrez, Monsieur, d'esperer +un heureux succès dans mon dessein, et de croire non seulement que ma +liberté ne vous deplaira pas, mais même que vous appuierez avec joie la +suite d'un ouvrage dont la reputation est si bien etablie. Après tout, +ne sera-ce pas votre interêt plutôt que le mien? et depuis que de mes +mains elle sera passée dans les vôtres, pourrez-vous la regarder que +comme une chose qui est absolument à vous? Aussi n'aura-t-elle point de +meilleur titre pour s'autoriser ou pour se produire avec avantage. Un +magistrat d'un caractère tout à fait singulier, et qui, dans un âge si +peu avancé, possède des lumières et des qualités que l'on admire, fera +sa plus grande recommandation, et son aveu lui procurera celui de tous +les esprits raisonnables. Mais, puisqu'elle peut servir à votre gloire +et qu'elle publiera à son tour les bontés et le merite de son +protecteur, souffrez qu'elle soit aujourd'hui un hommage que je vous +rends et un temoignage eclatant de la respectueuse passion avec laquelle +je me dois dire, + + Monsieur, + + Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur, + + A. OFFRAY. + +[Note 332: C'est peut-être Guillaume Bollioud (sic), qui succéda à +son père Pierre Bollioud dans les charges d'auditeur de camp, de +conseiller au parlement de Dombes et au présidial de Lyon, et qui fut +également échevin en 1678 et 1679. Ces fonctions étoient pour ainsi dire +héréditaires dans la famille. V. Pernety, Lyonn. dign. de mém. Cependant +voici ce que m'écrit M. Péricaud aîné: «Je viens de recevoir de M. +Belin, magistrat à Lyon, une lettre où se trouve le passage suivant: +«Lettres de provisions du conseiller du roi à la Cour des Monnoies de +Lyon, données à Paris, le 12 décembre 1720, à Jean-François Boullioud de +Chanzieu, (Chanzieu, fief situé sur la paroisse d'Oullins, limitrophe de +Saint-Genis-Laval), avocat, en remplacement de Claude Boullioud de +Festans, son père, entré en fonctions le 22 mars 1706.» Un de mes amis +possède la Suite d'Offray, Amst. 1705. On a ajouté â la main, sur la +dédicace: «Bouilloud de Chanzieu, de Saint-Genis-Laval.» On trouve +encore d'autres traces historiques de cette famille à Lyon.--En 1649, il +y avoit un Pierre Scarron qui portoit le même titre de conseiller en la +sénéchaussée et siége présidial de Lyon, et qui étoit en même temps +aumônier du roi, chanoine et sacristain en l'église de Saint-Paul. Ce +Pierre Scarron devoit être de la famille de notre auteur, laquelle étoit +venue s'établir à Lyon, attirée par l'industrie de la ville, puis étoit +allée se fixer à Paris, mais en conservant des liaisons avec Lyon et les +Lyonnois.] + +[Note 333: Boileau,--un de ces esprits forts dont parle +Offray,--quoiqu'il condamnât sévèrement le genre adopté par Scarron, ne +laissoit pas de se relâcher de sa rigueur en faveur du Roman comique. +L'auteur de la Pompe funébre de M. Scarron (Paris, Ribou, 1660) fait +prononcer l'éloge de l'écrivain burlesque, en guise de réparation +d'honneur, par le poète satirique, et il lui fait dire que le défunt a +été le plus galant et le plus agréable homme de son siècle.] + +AVIS AU LECTEUR. + +Lecteur, qui que tu sois, qui verras cette troisième partie du Roman +comique paroître au jour après la mort de l'incomparable Monsieur +Scarron, auteur des deux premières, ne t'etonne pas si un genie beaucoup +au dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever. Il avoit promis +de te le faire voir revu, corrigé et augmenté[334], mais la mort le +prevint dans ce dessein et l'empêcha de continuer les histoires du +Destin et de Leandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il fait +paroître au Mans sans dire de quelle manière elle et sa mère sortirent +du château du baron de Sigognac, et c'est sur quoi tu seras eclairci +dans cette troisième partie. Je ne doute point que l'on ne m'accuse de +temerité d'avoir voulu en quelque sorte donner la perfection à l'ouvrage +d'un si grand homme, mais sçache que pour peu d'esprit que l'on ait, on +peut bien inventer des histoires fabuleuses telles que sont celles qu'il +nous a données dans les deux premières parties de ce roman. J'avoue +franchement que ce que tu y verras n'est pas de sa force, et qu'il ne +repond pas ni au sujet ni à l'expression de son discours; mais sçache du +moins que tu y pourras satisfaire ta curiosité, si tu en as assez pour +desirer une conclusion au dernier ouvrage d'un esprit si agreable et si +ingenieux. Au reste j'ai attendu longtemps à la donner au public, sur +l'avis que l'on m'avoit donné qu'un homme d'un merite fort particulier y +avoit travaillé sur les Mémoires de l'auteur: s'il l'eût entrepris, il +auroit sans doute beaucoup mieux reussi que moi; mais, après trois +années d'attente sans en avoir rien vu paroître, j'ai hasardé le mien, +nonobstant la censure des critiques. Je te le donne donc, tout +defectueux qu'il est, afin que, quand tu n'auras rien de meilleur à +faire, tu prennes la peine de le lire. + +[Note 334: Dans l'avis au lecteur scandalisé des fautes +d'impression, qui précède la 1re partie.] + + + + + LE + ROMAN COMIQUE + + + + TROISIÈME PARTIE. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Qui fait l'ouverture de cette troisième partie. + +Vous avez vu en la seconde partie de ce roman le petit Ragotin, le +visage tout sanglant du coup que le belier lui avoit donné quand il +dormoit assis sur une chaise basse dans la chambre des comediens, d'où +il etoit sorti si fort en colère que l'on ne croyoit point qu'il y +retournât jamais; mais il etoit trop piqué de mademoiselle de l'Etoile, +et il avoit trop d'envie de sçavoir le succès de la magie de +l'operateur, ce qui l'obligea (après s'être lavé la face) à retourner +sur ses pas, pour voir quel effet auroit la promesse del signore +Ferdinando Ferdinandi, qu'il crut avoir trouvé en la personne d'un +avocat qu'il rencontra et qui alloit au palais. Il etoit si etourdi du +coup du belier, et avoit l'esprit si troublé de celui que l'Etoile lui +avoit donné au coeur sans y penser, qu'il se persuada facilement que cet +avocat etoit l'operateur; aussi il l'aborda fort civilement et lui tint +ce discours: «Monsieur, je suis ravi d'une si heureuse rencontre; je la +cherchois avec tant d'impatience que je m'en allois exprès à votre logis +pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Je ne doute pas +que vous n'ayez employé tout ce que votre science magique vous a pu +suggerer pour me rendre le plus fortuné de tous les hommes; aussi ne +serai-je pas ingrat à le reconnoître. Dites-moi donc si cette +miraculeuse Etoile me departira de ses benignes influences?» L'avocat, +qui n'entendoit rien en tout ce beau discours, non plus que de +raillerie, l'interrompit aussitôt, et lui dit fort brusquement: +«Monsieur Ragotin, s'il etoit un peu plus tard, je croirois que vous +êtes ivre[335]; mais il faut que vous soyez fou tout à fait. Eh! à qui +pensez-vous parler? Que diable m'allez-vous dire de magie et d'influence +des astres? Je ne suis ni sorcier ni astrologue; eh quoi! ne me +connoissez-vous pas?--Ah! monsieur, repartit Ragotin, que vous êtes +cruel! vous êtes si bien informé de mon mal, et vous m'en refusez le +remède! Ah! je...» Il alloit poursuivre, quand l'avocat le laissa là en +lui disant: «Vous êtes un grand extravagant pour un petit homme; adieu!» +Ragotin le vouloit suivre, mais il s'aperçut de sa méprise, dont il fut +bien honteux; aussi il ne s'en vanta pas, et vous ne la liriez pas ici, +si je ne l'avois apprise de l'avocat même, qui s'en divertit bien avec +ses amis. + +[Note 335: D'un bout à l'autre du Roman comique, le petit avocat +Ragotin nous est présenté comme un ivrogne fieffé, et en cela il ne +dérogeoit pas aux habitudes de la plupart des avocats et hommes de loi +d'alors. V. l'Adieu du plaideur à son argent (Var. histor. de Fournier, +éd. Jannet, t. 2, p. 205), et aussi un passage des Grands jours tenus à +Paris (id., t. 1, p. 196).] + +Ce petit fou continua son chemin, et alla au logis des comediens, où il +ne fut pas plutôt entré qu'il ouït la proposition que la Caverne et le +Destin faisoient de quitter la ville du Mans et de chercher quelque +autre poste, ce qui le demonta si fort qu'il pensa tomber de son haut, +et dont la chute n'eût pas eté perilleuse (quand cet accident lui fût +arrivé) à cause de la modification[336] de son individu; mais ce qui +l'acheva tout à fait, ce fut la resolution qui fut prise de dire adieu +le lendemain à la bonne ville du Mans, c'est-à-dire à ses habitans, et +notamment à ceux qui avoient eté leurs fidèles auditeurs, et de prendre +la route d'Alençon à l'ordinaire[337], sur l'assurance qu'ils avoient +eue que le bruit de peste qui avoit couru etoit faux. J'ai dit à +l'ordinaire, car cette sorte de gens (comme beaucoup d'autres) ont leur +cours limité, comme celui du soleil dans le Zodiaque. En ce pays-là ils +viennent de Tours à Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au Mans, +du Mans à Alençon, d'Alençon à Argentan ou à Laval, selon la route +qu'ils prennent de Paris ou de Bretagne; quoi qu'il en soit, cela ne +fait guère à notre roman. Cette deliberation ayant eté prise unanimement +par les comediens et comediennes, ils se resolurent de representer le +lendemain quelque excellente pièce, pour laisser bonne bouche à +l'auditoire manceau. Le sujet n'en est pas venu à ma connoissance. Ce +qui les obligea de quitter si promptement, ce fut que le marquis d'Orsé +(qui avoit obligé la troupe à continuer la comedie) fut pressé de s'en +aller en Cour; tellement que, n'ayant plus de bienfaiteur, et +l'auditoire du Mans diminuant tous les jours, ils se disposèrent à en +sortir. Ragotin voulut s'ingerer d'y former une opposition, apportant +beaucoup de mauvaises raisons, dont il etoit toujours pourvu, auxquelles +l'on ne fit nulle consideration, ce qui fâcha fort le petit homme, +lequel les pria de lui faire au moins la grâce de ne sortir point de la +province du Maine, ce qui etoit très facile, en prenant le jeu de paume +qui est au faubourg de Mont-Fort, lequel en depend, tant au spirituel +qu'au temporel, et que de là ils pourroient aller à Laval (qui est aussi +du Maine), d'où ils se rendroient facilement en Bretagne, suivant la +promesse qu'ils en avoient faite à monsieur de la Garouffière; mais le +Destin lui rompit les chiens en disant que ce ne seroit point le moyen +de faire affaires, car, ce mechant tripot etant, comme il est, fort +eloigné de la ville et au deçà de la rivière, la belle compagnie ne s'y +rendroit que rarement, à cause de la longueur du chemin; que le grand +jeu de paume du marché aux moutons etoit environné de toutes les +meilleures maisons d'Alençon, et au milieu de la ville; que c'etoit là +où il se falloit placer, et payer plutôt quelque chose de plus que de ce +malotru tripot de Mont-Fort, le bon marché duquel etoit une des plus +fortes raisons de Ragotin; ce qui fut deliberé d'un commun accord, et +qu'il falloit donner ordre d'avoir une charrette pour le bagage et des +chevaux pour les demoiselles. La charge en fut donnée à Leandre, parce +qu'il avoit beaucoup d'intrigues dans le Mans, où il n'est pas difficile +à un honnête homme de faire en peu de temps des connoissances. + +[Note 336: C'est-à-dire de la manière d'être.] + +[Note 337: On lit dans Chappuzeau, au sujet des acteurs de province: +«Leurs troupes, pour la plupart, changent souvent, et presque tous les +carêmes. Elles ont si peu de fermeté que, dès qu'il s'en est fait une, +elle parle de se désunir.» (III, 13.)] + +Le lendemain l'on representa la comedie, tragedie pastorale, ou +tragicomedie, car je ne sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès +que vous pouvez penser. Les comediennes furent admirées de tout le +monde. Le Destin y réussit à merveille, surtout au compliment duquel il +accompagna leur adieu[338]: car il temoigna tant de reconnoissance, +qu'il exprima avec tant de douceur et de tendresse, qui furent suivies +de tant de grands remerciments, qu'il charma toute la compagnie. L'on +m'a dit que plusieurs personnes en pleurèrent, principalement des jeunes +demoiselles qui avoient le coeur tendre. Ragotin en devint si immobile, +que tout le monde etoit dejà sorti qu'il demeuroit toujours dans sa +chaise, où il auroit peut-être encore demeuré, si le marqueur du +tripot[339] ne l'eût averti qu'il n'y avoit plus personne, ce qu'il eut +bien de la peine à lui faire comprendre. Il se leva enfin, et s'en alla +dans sa maison, où il prit la resolution d'aller trouver les comediens +de bon matin, pour leur decouvrir ce qu'il avoit sur le coeur et dont il +s'en etoit expliqué à la Rancune et à l'Olive. + +[Note 338: Le Destin étoit l'orateur de la troupe, car c'étoit là +une charge officielle. V. Chapp., Le Th. fr., l. 3, 49, Fonct. de +l'orat.] + +[Note 339: On entendoit par marqueur le «valet du jeu de paume qui +marque les chasses et qui compte le jeu des joueurs, qui les sert, qui +les frotte.» (Dict. de Furet.)] + + + + +CHAPITRE II. + +Où vous verrez le dessein de Ragotin. + +Les crieurs d'eau-de-vie n'avoient pas encore reveillé ceux qui +dormoient d'un profond sommeil[340] (qui est souvent interrompu par +cette canaille, qui est, à mon avis, la plus importune engeance qui soit +dans la république humaine) que Ragotin etoit dejà habillé, à dessein +d'aller proposer à la troupe comique celui qu'il avoit fait d'y être +admis. Il s'en alla donc au logis des comediens et comediennes, qui +n'etoient pas encore levés ni levées, ni même eveillés ni eveillées. Il +eut la discretion de les laisser reposer; mais il entra dans la chambre +où l'Olive etoit couché avec la Rancune, lequel il pria de se lever, +pour faire une promenade jusques à la Couture[341], qui est une très +belle abbaye située au faubourg qui porte le même nom, et qu'après ils +iroient déjeuner à la grande Etoile d'or, où il l'avoit fait apprêter. +La Rancune, qui etoit du nombre de ceux qui aiment les repues franches, +fut aussitôt habillé que la proposition en fut faite; ce qui ne vous +sera pas difficile à croire, si vous considerez que ces gens-là sont si +accoutumes à s'habiller et deshabiller derrière les tentes[342] du +theâtre, sur tout quand il faut qu'un seul acteur represente deux +personnages, que cela est aussitôt fait que dit. Ragotin donc, avec la +Rancune, s'acheminèrent à l'abbaye de la Couture; il est à croire qu'ils +entrèrent dans l'église, où ils firent courte prière, car Ragotin avoit +bien d'autres choses en tête. Il n'en dit pourtant rien à la Rancune +pendant le cours du chemin, jugeant bien qu'il eût trop retardé le +déjeuner, que la Rancune aimoit beaucoup mieux que tous ses compliments. +Ils entrèrent dans le logis, où le petit homme commença à crier de ce +que l'on n'avoit encore apporté les petits pâtés qu'il avoit commandés; +à quoi l'hôtesse (sans se bouger de dessus le siége où elle etoit) lui +repartit: «Vraiement, monsieur Ragotin, je ne suis pas devine, pour +sçavoir l'heure que vous deviez venir ici; à présent que vous y êtes, +les pâtés y seront bientôt. Passez à la salle où l'on a mis la nappe; il +y a un jambon, donnez dessus en attendant le reste.» Elle dit cela d'un +ton si gravement cabaretique, que la Rancune jugea qu'elle avoit raison, +et, s'adressant à Ragotin, lui dit: «Monsieur, passons deçà et buvons un +coup en attendant.» Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui fut un +peu de temps après couverte, et ils dejeunèrent à la mode du Mans, c'est +à dire fort bien; ils burent de même, et se le portèrent à la santé de +plusieurs personnes. Vous jugez bien, mon lecteur, que celle de l'Etoile +ne fut pas oubliée: le petit Ragotin la but une douzaine de fois, tantôt +sans bouger de sa place, tantôt debout et le chapeau à la main; mais la +dernière fois il la but à genoux et tête nue, comme s'il eût fait amende +honorable à la porte de quelque église. Ce fut alors qu'il supplia très +instamment la Rancune de lui tenir la parole qu'il lui avoit donnée, +d'être son guide et son protecteur en une entreprise si difficile, telle +qu'etoit la conquête de mademoiselle de l'Etoile. Sur quoi la Rancune +lui repondit à demi en colère, ou feignant de l'être: «Sçachez, monsieur +Ragotin, que je suis homme qui ne m'embarque point sans biscuit, +c'est-à-dire que je n'entreprends jamais rien que je ne sois assuré d'y +reussir: soyez le de la bonne volonté que j'ai de vous servir utilement. +Je vous le dis encore, j'en sais les moyens, que je mettrai en usage +quand il sera temps. Mais je vois un grand obstacle à votre dessein, qui +est notre depart; et je ne vois point de jour pour vous, si ce n'est en +executant ce que je vous ai dejà dit une autre fois, de vous resoudre à +faire la comedie avec nous. Vous y avez toutes les dispositions +imaginables; vous avez grande mine, le ton de voix agréable, le langage +fort bon et la mémoire encore meilleure; vous ne ressentez point du tout +le provincial[343], il semble que vous ayez passé toute votre vie à la +Cour: vous en avez si fort l'air, que vous le sentez d'un quart de +lieue. Vous n'aurez pas représenté une douzaine de fois que vous +jetterez de la poussière aux yeux de nos jeunes godelureaux, qui font +tant les entendus et qui seront obligés à vous céder les premiers rôles, +et après cela laissez-moi faire; car pour le present (je vous l'ai dejà +dit) nous avons à faire à une etrange tête; il faut se menager avec elle +avec beaucoup d'adresse. Je sçais bien qu'il ne vous en manque pas, mais +un peu d'avis ne gâte pas les choses. D'ailleurs raisonnons un peu: si +vous faisiez connoître votre dessein amoureux avec celui d'entrer dans +la troupe, ce serait le moyen de vous faire refuser; il faut donc cacher +votre jeu.» + +[Note 340: Les crieurs d'eau-de-vie parcouroient les rues avant +l'aube pour annoncer leur marchandise: «Elle amenoit pour tesmoins de +cecy,--lisons-nous dans les Amours de Vertumne,--quelques crieurs +d'eau-de-vie qui l'avoient trouvé en cet estat, lorsqu'ils avoient +commencé d'aller par les rues, estant ceux qui sortoient le plus matin.» +(Maison des jeux, 3e part.) Tallemant raconte que le baron de Clinchamp, +à ce qu'on disoit, appeloit le matin un crieur d'eau-de-vie, qu'il +forçoit, le pistolet à la main, de lui allumer un fagot pour se lever +(Historiette de Clinchamp), et on lit une chose pareille dans la +nouvelle d'Oudin intitulée: le Chevalier d'industrie.] + +[Note 341: C'étoit une abbaye de bénédictins, fondée en 595, par +saint Bertrand, évêque du Mans, et qui avoit droit de haute, moyenne et +basse justice.] + +[Note 342: C'est-à-dire les tapisseries, les tentures.] + +[Note 343: Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se moque des provinciaux +et que ce titre est regardé comme une espèce d'injure. Il devoit en être +naturellement ainsi en un temps où Versailles et la cour étoient toute +la France. On peut lire dans la Précieuse de l'abbé de Pure (2e v., p. +119-134) un portrait du provincial assez vivement touché. Molière a +repris un sujet analogue dans Monsieur de Pourceaugnac et la Comtesse +d'Escarbagnas: «Me prenez-vous pour une provinciale, madame!» dit la +comtesse à Julie (VII). Le Chevræana dit que les provinciaux sont les +singes de la cour, et ne paroissent jamais plus bêtes que quand ils sont +travestis en hommes. Tallemant a beaucoup de traits à leur adresse. «Les +provinciaux et les sots, écrit La Bruyère, sont toujours prêts à se +fâcher... Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce +et la plus permise, qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit.» (De +la société et de la cour.) Il y a aussi quelques épigrammes contre eux +dans les vers de Boileau: «M. Tiercelin est gentil, dit-il dans une +lettre à Costar, mais il est provincial.» Ce qui rappelle la phrase de +Mademoiselle, dans ses Mémoires, en parlant de deux femmes de Lyon: +«Elles sont bien faites et spirituelles, pour femmes de province»; et le +vers de Regnard: «Elle a de fort beaux yeux, pour des yeux de province.» +Chapelle et Bachaumont se sont également moqués des provinciaux en plus +d'un endroit de leur voyage, et, par exemple, en parlant des précieuses +de Montpellier; de même Fléchier, dans ses Grands jours d'Auvergne. +Scarron y est revenu à plusieurs reprises dans son livre, entre autres, +I, 8, et II, 17.] + +Le petit bout d'homme avoit eté si attentif au discours de la Rancune, +qu'il en etoit tout à fait extasié, s'imaginant de tenir dejà (comme +l'on dit) le loup par les oreilles, quand, se reveillant comme d'un +profond sommeil, il se leva de table et passa de l'autre côté pour +embrasser la Rancune, qu'il remercia en même temps et supplia de +continuer, lui protestant qu'il ne l'avoit convié à dejeuner que pour +lui declarer le dessein qu'il avoit de suivre son sentiment touchant la +comedie, à quoi il etoit tellement resolu qu'il n'y avoit personne au +monde qui l'en pût divertir; qu'il ne falloit que le faire sçavoir à la +troupe et en obtenir la faveur de l'association, ce qu'il desiroit faire +à la même heure. Ils comptèrent avec l'hôtesse; Ragotin paya, et, etant +sortis, ils prirent le chemin du logis des comediens, qui n'etoit pas +fort eloigné de celui où ils avoient dejeuné. Ils trouvèrent les +demoiselles habillées; mais comme la Rancune eut ouvert le discours du +dessein de Ragotin de faire la comedie, il en fut interrompu par +l'arrivée d'un des fermiers du père de Leandre, qu'il lui envoyoit pour +l'avertir qu'il étoit malade à la mort, et qu'il desiroit de le voir +devant que de lui payer le tribut que tous les hommes lui doivent, ce +qui obligea tous ceux de la troupe à conferer ensemble pour deliberer +sur un evènement si inopiné. Leandre tira Angelique à part et lui dit +que le temps etoit venu pour vivre heureux, si elle avoit la bonté d'y +contribuer; à quoi elle repondit qu'il ne tiendroit jamais à elle, et +toutes les choses que vous verrez au chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE III. + +Dessein de Leandre.--Harangue et reception de Ragotin à la troupe +comique. + +Les jesuites de la Flèche n'ayant rien pu gagner sur l'esprit de Leandre +pour lui faire continuer ses etudes, et voyant son assiduité à la +comedie, jugèrent aussitôt qu'il etoit amoureux de quelqu'une des +comediennes; en quoi ils furent confirmés quand, après le depart de la +troupe, ils apprirent qu'il l'avoit suivie à Angers. Ils ne manquèrent +pas d'en avertir son père par un messager exprès, et qui arriva en même +temps que la lettre de Leandre lui fut rendue, par laquelle il lui +marquoit qu'il alloit à la guerre et lui demandoit de l'argent, comme il +l'avoit concerté avec le Destin quand il lui decouvrit sa qualité dans +l'hôtellerie où il etoit blessé. Son père, reconnoissant la fourbe, se +mit en une furieuse colère, qui, jointe à une extrême vieillesse, lui +causa une maladie qui fut assez longue, mais qui se termina pourtant par +la mort, de laquelle se voyant proche, il commanda à un de ses fermiers +de chercher son fils pour l'obliger de se retirer auprès de lui, lui +disant qu'il le pourroit trouver en s'enquerant où il y avoit des +comediens (ce que le fermier sçavoit assez, car c'etoit celui qui lui +fournissoit de l'argent après qu'il eut quitté le college); aussi, ayant +apris qu'il y en avoit une troupe au Mans, il s'y achemina, et y trouva +Leandre, comme vous avez vu au precedent chapitre. Ragotin fut prié par +tous ceux de la troupe de les laisser conferer un moment sur le sujet du +fermier nouvellement arrivé; ce qu'il fit, se retirant dans une autre +chambre, où il demeura avec l'impatience qu'on peut s'imaginer. Aussitôt +qu'il fut sorti, Leandre fit entrer le fermier de son père, lequel leur +declara l'etat où il etoit et le desir qu'il avoit de voir son fils +devant que de mourir. Leandre demanda congé pour y satisfaire, ce que +tous ceux de la troupe jugèrent très raisonnable. Ce fut alors que le +Destin declara le secret qu'il avoit tenu caché jusque alors touchant la +qualité de Leandre, ce qu'il n'avoit appris qu'après le ravissement de +mademoiselle Angelique (comme vous avez vu en la seconde partie de cette +veritable histoire), ajoutant qu'ils avoient bien pu s'apercevoir qu'il +n'agissoit pas avec lui, depuis qu'il l'avoit appris, comme il faisoit +auparavant, puisque même il avoit pris un autre valet; que si +quelquefois il etoit contraint de lui parler en maître, c'etoit pour ne +le decouvrir pas; mais qu'à present il n'etoit plus temps de le celer, +tant pour desabuser mademoiselle de la Caverne, qui n'avoit pu ôter de +son esprit que Leandre ne fût complice de l'enlèvement de sa fille, ou +peut-être l'auteur, que pour l'assurer de l'amour sincère qu'il lui +portoit et pour laquelle il s'etoit reduit à lui servir de valet, ce +qu'il auroit continué s'il n'eût eté obligé de lui declarer le secret, +lorsqu'il le trouva dans l'hôtellerie, quand il alloit à la quête de +mademoiselle Angelique. Et tant s'en faut qu'il fût consentant à son +enlèvement, qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avoit hasardé sa vie pour +la secourir; mais qu'il n'avoit pu resister à tant de gens, qui +l'avoient furieusement blessé et laissé pour mort sur la place. Tous +ceux de la troupe lui demandèrent pardon de ce qu'ils ne l'avoient pas +traité selon sa qualité, mais qu'ils etoient excusables, puisqu'ils n'en +avoient pas la connoissance. Mademoiselle de l'Etoile ajouta qu'elle +avoit remarqué beaucoup d'esprit et de merite en sa personne, ce qui +l'avoit fait longtemps soupçonner quelque chose, en quoi elle avoit eté +comme confirmée depuis son retour, à cela joint les lettres que la +Caverne lui avoit fait voir; mais que pourtant elle ne savoit quel +jugement en faire, le voyant si soumis au service de son frère; mais +qu'à présent il n'y avoit pas lieu de douter de sa qualité. Alors la +Caverne prit la parole, et, s'adressant à Leandre, lui dit: «Vraiment, +monsieur, après avoir connu, en quelque façon, votre condition par le +contenu des lettres que vous ecriviez à ma fille, j'avois toujours un +juste sujet de me défier de vous, n'y ayant point d'apparence que +l'amour que vous dites avoir pour elle fût legitime, comme le dessein +que vous aviez formé de la mener en Angleterre me le temoigne assez. Et +en effet, monsieur, quelle apparence qu'un seigneur si relevé, comme +vous esperez d'être après la mort de monsieur votre père, voulût songer +à epouser une pauvre comedienne de campagne? Je loue Dieu que le temps +est venu que vous pourrez vivre content dans la possession de ces belles +terres qu'il vous laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin vous +ne me jouassiez quelque mauvais tour.» + +Leandre, qui s'etoit fort impatienté en écoutant ce discours de la +Caverne, lui repondit: «Tout ce que vous dites, mademoiselle, que je +suis sur le point de posseder, ne sauroit me rendre heureux, si je ne +suis assuré en même temps de la possession de mademoiselle Angelique, +votre fille; sans elle je renonce à tous les biens que la nature, ou +plutôt la mort de mon père, me donne, et je vous declare que je ne m'en +vais recueillir sa succession qu'à dessein de revenir aussitôt pour +accomplir la promesse que je fais devant cette honorable compagnie de +n'avoir jamais pour femme autre que mademoiselle Angelique, votre fille, +pourvu qu'il vous plaise me la donner et qu'elle y consente, comme je +vous en supplie très humblement toutes deux. Et ne vous imaginez pas que +je la veuille emmener chez moi, c'est à quoi je ne pense point du tout: +j'ai trouvé tant de charme en la vie comique que je ne m'en sçaurois +distraire, et non plus que de me separer de tant d'honnêtes gens qui +composent cette illustre troupe.» Après cette franche declaration, les +comediens et comediennes, parlant tous ensemble, lui dirent qu'ils lui +avoient de grandes obligations de tant de bonté, et que mademoiselle de +la Caverne et sa fille seroient bien delicates si elles ne lui donnoient +la satisfaction qu'il pretendoit. Angelique ne repondit que comme une +fille qui dependoit de la volonté de sa mère, laquelle finit la +conversation en disant à Leandre que, si à son retour il etoit dans les +mêmes sentimens, il pouvoit tout esperer. Ensuite il y eut de grands +embrassemens et quelques larmes jetées, les uns par un motif de joie et +les autres par la tendresse, qui fait ordinairement pleurer ceux qui en +sont si susceptibles qu'ils ne sçauroient s'en empêcher quand ils voient +ou entendent dire quelque chose de tendre. + +Après tous ces beaux complimens, il fut conclu que Leandre s'en iroit le +lendemain, et qu'il prendroit un des chevaux que l'on avoit loués; mais +il dit qu'il monteroit celui de son fermier, qui se serviroit du sien, +qui le porteroit assez bien chez lui. «Nous ne prenons pas garde, dit le +Destin, que M. Ragotin s'impatiente; il le faut faire entrer. Mais, à +propos, n'y a-t-il personne qui sçache quelque chose de son dessein?» La +Rancune, qui avoit demeuré sans parler, ouvrit la bouche pour dire qu'il +le sçavoit, et que le matin il lui avoit donné à dîner pour lui declarer +qu'il desiroit de s'associer à la troupe et faire la comedie, sans +prétendre de lui être à charge, d'autant qu'il avoit assez de bien, +qu'il aimoit autant le depenser en voyant le monde que de demeurer au +Mans, à quoi il l'avoit fort persuadé. Aussitôt Roquebrune s'avança pour +dire poetiquement qu'il n'etoit pas d'avis qu'on le reçût, en etant des +poetes comme des femmes: quand il y en a deux dans une maison, il y en a +une de trop; que deux poètes dans une troupe y pourroient exciter des +tempêtes dont la source viendroit des contrariétés du Parnasse; +d'ailleurs, que la taille de Ragotin etoit si defectueuse, qu'au lieu +d'apporter de l'ornement au theâtre il en seroit deshonoré. «Et puis, +quel personnage pourra-t-il faire? Il n'est pas capable des premiers +rôles: M. le Destin s'y opposeroit, et l'Olive pour les seconds; il ne +sçauroit representer un roi, non plus qu'une confidente, car il auroit +aussi mauvaise mine sous le masque qu'à visage découvert; et partant je +conclus qu'il ne soit pas reçu.--Et moi, repartit la Rancune, je +soutiens qu'on le doit recevoir, et qu'il sera fort propre pour +representer un nain[344], quand il en sera besoin, ou quelque monstre, +comme celui de l'Andromède[345]: cela sera plus naturel que d'en faire +d'artificiels. Et quant à la declamation, je puis vous assurer que ce +sera un autre Orphée qui attirera tout le monde après lui. Dernièrement, +quand nous cherchions mademoiselle Angelique, l'Olive et moi, nous le +rencontrâmes monté sur un mulet semblable à lui, c'est-à-dire petit. +Comme nous marchions, il se mit à déclamer des vers de Pyrame avec tant +d'emphase, que des passans qui conduisoient des ânes s'approchèrent du +mulet et l'ecoutèrent avec tant d'attention qu'ils ôtèrent leurs +chapeaux de leurs têtes pour le mieux ouïr, et le suivirent jusques au +logis où nous nous arrêtâmes pour boire un coup. Si donc il a été +capable d'attirer l'attention de ces âniers, jugez ce que ne feront pas +ceux qui sont capables de faire le discernement des belles choses.» + +[Note 344: Dans les comédies, ou plutôt dans les farces, il y avoit +souvent des rôles de nains ou de godenots,--celui du zani, par +exemple.--Les nains étoient alors fort à la mode. Mademoiselle avoit une +naine célèbre. (Loret, 4, p. 22.) La reine Anne d'Autriche en avoit reçu +une de l'infante Claire-Eugénie. V. Tallem., Nains, naines.--Journal de +Richelieu.] + +[Note 345: Tragédie à machines, ou plutôt opéra, de P. Corneille +(1650), qui eut un très grand succès, et dans lequel, au lieu de mettre +l'événement principal en récit, il l'avoit mis en action, en montrant +(III, 3) Persée combattant le monstre qui devoit dévorer Andromède. Le +titre de l'édition de 1651, in-8, Rouen, porte: «...contenant... la +description des monstres et des machines, et les paroles qui se chantent +en musique.» C'est donc véritablement le premier opéra françois, puisque +la pastorale d'Issy, de Perrin et de Cambert, qu'on cite ordinairement +comme le premier, n'est que de 1659.] + +Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avoient entendue, et l'on fut +d'avis de faire entrer Ragotin pour l'entendre lui-même. On l'appela, il +vint, il entra, et, après avoir fait une douzaine de reverences, il +commença sa harangue en cette sorte: «Illustres personnages, auguste +senat du Parnasse (il s'imaginoit sans doute d'être dans le barreau du +presidial du Mans, où il n'étoit guère entré depuis qu'il y avoit été +reçu avocat, ou dans l'Academie des Puristes)[346], l'on dit en commun +proverbe que les mauvaises compagnies corrompent les bonnes moeurs, et, +par un contraire, les bonnes dissipent les mauvaises et rendent les +personnes semblables à ceux qui les composent.» Cet exorde si bien +debité fit croire aux comediennes qu'il alloit faire un sermon, car +elles tournèrent la tête et eurent beaucoup de peine à s'empêcher de +rire. Quelque critique glosera peut-être sur ce mot de sermon; mais +pourquoi Ragotin n'eût-il pas été capable d'une telle sottise, puisqu'il +avoit bien fait chanter des chants d'eglise en serenade avec des orgues? +Mais il continua: «Je me trouve si destitué de vertus, que je desire +m'associer à votre illustre troupe pour en apprendre et pour m'y +façonner, car vous êtes les interprètes des Muses, les echos vivans de +leurs chers nourrissons, et vos merites sont si connus à toute la France +que l'on vous admire jusques au-delà des poles. Pour vous, +mesdemoiselles, vous charmez tous ceux qui vous considèrent, et l'on ne +sçauroit ouïr l'harmonie de vos belles voix sans être ravi en +admiration: aussi, beaux anges en chair et en os, tous les plus doctes +poètes ont rempli leurs vers de vos louanges; les Alexandre et les Cesar +n'ont jamais egalé la valeur de M. le Destin et des autres heros de +cette illustre troupe. Il ne faut donc pas vous etonner si je desire +avec tant de passion d'en accroître le nombre, ce qui vous sera facile +si vous me faites l'honneur de m'y recevoir, vous protestant, au reste, +de ne vous être point à charge, ni pretendre de participer aux emolumens +du theâtre, mais seulement vous être très-humble et très-obeissant +serviteur.» On le pria de sortir pour un moment, afin que l'on pût +resoudre sur le sujet de sa harangue et y proceder avec les formes. Il +sortit, et l'on commençoit d'opiner quand le poète se jeta à la +traverse, pour former une seconde opposition. Mais il fut relancé par la +Rancune, qui l'eût encore mieux poussé, s'il n'eût regardé son habit +neuf, qu'il avoit acheté de l'argent qu'il lui avoit prêté. Enfin, il +fut conclu qu'il seroit reçu pour être le divertissement de la +compagnie. On l'appela, et quand il fut entré, le Destin prononça en sa +faveur. L'on fit les ceremonies accoutumées: il fut ecrit sur le +registre, prêta le serment de fidelité; l'on lui donna le mot avec +lequel tous les comediens se reconnoissent[347], et il soupa ce soir-là +avec toute la caravane. + +[Note 346: L'auteur veut sans doute désigner par là l'Académie +françoise, qui se distinguoit, en effet, par le purisme exagéré de +beaucoup de ses membres. V. la Requête du dictionn. de Ménage et la +comédie des Académist. de Saint-Evremont. On peut consulter aussi le +Rôle des présentat. faites aux grands jours de l'éloq. fr., de Sorel. +(Var. hist. et litt., chez Jannet, 1er vol.)] + +[Note 347: Cette espèce de franc-maçonnerie mystérieuse à laquelle +il est fait ici allusion existoit réellement entre les comédiens +d'alors, et elle semble avoir eu pour signe de reconnoissance un argot +semblable dans sa substance, sinon de tous points, à celui que parloient +les voleurs, et qui s'étoit continué jusqu'à la fin du siècle suivant. +«A cette époque (c'est-à-dire à époque de la jeunesse de mademoiselle +Clairon), lisons-nous dans les Mémoires de mademoiselle Dumesnil, les +comédiens en avoient encore un (argot) comme les voleurs.» Et l'auteur +en cite des exemples: «Cette dialecte, si je puis m'exprimer ainsi, +continue-t-elle, étoit très abondante; elle comprenoit à peu près tout +ce qui peut se dire en françois. Préville la jargonnoit encore à +merveille.» (Edit. in-8, note de la p. 222.) Or, à ce que nous apprend +M. Ed. Fournier, du temps de Préville, et à côté de lui, vivoit un très +vieux comédien qui avoit joué avec Molière et qui relioit en quelque +sorte sa troupe aux traditions du XVIIe siècle. C'étoit lui qui pouvoit +avoir appris au célèbre acteur, dont l'apprentissage, du reste, s'étoit +fait assez longtemps en province, cet argot qu'il parloit si bien.] + + + + +CHAPITRE IV. + +Départ de Leandre et de la troupe comique pour aller à Alençon. Disgrâce +de Ragotin. + +Après le souper, il n'y eut personne qui ne felicitât Ragotin de +l'honneur qu'on lui avoit fait de le recevoir dans la troupe, de quoi il +s'enfla si fort que son pourpoint s'en ouvrit en deux endroits. +Cependant Leandre prit occasion d'entretenir sa chère Angelique, à +laquelle il reitera le dessein qu'il avoit fait de l'epouser; mais il le +dit avec tant de douceurs, qu'elle ne lui repondit que des yeux, d'où +elle laissa couler quelques larmes. Je ne sçais si ce fut de joie des +belles promesses de Leandre, ou de tristesse de son depart; quoi qu'il +en soit, ils se firent beaucoup de caresses, la Caverne n'y apportant +plus d'obstacle. La nuit etant dejà fort avancée, il fallut se retirer. +Leandre prit congé de toute la compagnie et s'en alla coucher. Le +lendemain il se leva de bon matin, partit avec le fermier de son père, +et fit tant par ses journées qu'il arriva en la maison de son père, qui +etoit malade, lequel lui temoigna d'être bien aise de sa venue, et, +selon que ses forces le lui permirent, lui exprima la douleur que lui +avoit causée son absence, et lui dit ensuite qu'il avoit bien de la joie +de le revoir pour lui donner sa dernière benediction, et avec elle tous +ses biens, nonobstant l'affliction qu'il avoit eue de sa mauvaise +conduite, mais qu'il croyoit qu'il en useroit mieux à l'avenir. Nous +apprendrons la suite à son retour. + +Les comediens et comediennes etant habillés et habillées, chacun amassa +ses nippes, l'on remplit les coffres, l'on fit les balles du bagage +comique, et l'on prepara tout pour partir. Il manquoit un cheval pour +une des demoiselles, parce que l'un de ceux qui les avoient loués +s'etoit dedit; l'on prioit l'Olive d'en chercher un autre, quand Ragotin +entra, lequel, ayant ouï cette proposition, dit qu'il n'en etoit pas +besoin, parce qu'il en avoit un pour porter mademoiselle de l'Etoile ou +Angelique en croupe, attendu qu'à son avis l'on ne pourroit pas aller en +un jour à Alençon, y ayant dix grandes lieues du Mans; qu'en y mettant +deux jours, comme nécessairement il le falloit, son cheval ne seroit pas +trop fatigué de porter deux personnes. Mais l'Etoile, l'interrompant, +lui dit qu'elle ne pourroit pas se tenir en croupe; ce qui affligea fort +le petit homme, qui fut un peu consolé quand Angelique dit que si feroit +bien elle. Ils dejeunèrent tous, et l'opérateur et sa femme furent de la +partie; mais pendant que l'on apprêtoit le dejeuner, Ragotin prit +l'occasion pour parler au seigneur Ferdinandi, auquel il fit la même +harangue qu'il avoit faite à l'avocat dont nous avons parlé, quand il le +prenoit pour lui, à laquelle il repondit qu'il n'avoit rien oublié à +mettre tous les secrets de la magie en pratique, mais sans aucun effet; +ce qui l'obligeoit à croire que l'Etoile etoit plus grande magicienne +que lui n'etoit magicien, qu'elle avoit des charmes beaucoup plus +puissans que les siens, et que c'étoit une dangereuse personne, qu'il +avoit grand sujet de craindre. Ragotin vouloit repartir; mais on les +pressa de laver les mains et de se mettre à table, ce qu'ils firent +tous. Après le dejeuner, Inezille temoigna à tous ceux de la troupe, et +principalement aux demoiselles, le deplaisir qu'elle et son mari avoient +d'un si prompt départ, leur protestant qu'ils eussent bien desiré de les +suivre à Alençon pour avoir l'honneur de leur conversation plus +longtemps, mais qu'ils seroient obligés de monter en theatre pour +debiter leurs drogues, et par conséquent faire des farces; que, cela +etant public et ne coûtant rien, le monde y va plus facilement qu'à la +comedie, où il faut bailler de l'argent, et qu'ainsi au lieu de les +servir ils leur pourroient nuire, et que, pour l'eviter, ils avoient +resolu de monter au Mans après leur depart. Alors ils s'embrassèrent les +uns les autres et se dirent mille douceurs. Les demoiselles pleurèrent, +et enfin tous se firent de grands complimens, à la reserve du poète, +qui, en d'autres occasions, eût parlé plus que quatre, et en celle-ci il +demeura muet, la separation d'Inezille lui ayant eté un si furieux coup +de foudre, qu'il ne le put jamais parer, nonobstant qu'il s'estimât tout +couvert des lauriers du Parnasse[348]. + +[Note 348: Le laurier, comme on sait, passoit chez les anciens pour +garantir de la foudre.] + +La charrette etant chargée et prête à partir, la Caverne y prit place au +même endroit que vous avez vu au commencement de ce roman. L'Etoile +monta sur un cheval que le Destin conduisoit, et Angelique se mit +derrière Ragotin, qui avoit pris avantage[349], en montant à cheval, +pour éviter un second accident de sa carabine, qu'il n'avoit pourtant +pas oubliée, car il l'avoit pendue à sa bandoulière; tous les autres +allèrent à pied, au même ordre que quand ils arrivèrent au Mans. Quand +ils furent dans un petit bois qui est au bout du pavé, environ une lieue +de la ville, un cerf, qui etoit poursuivi[350] par les gens de monsieur +le marquis de Lavardin[351], leur traversa le chemin et fit peur au +cheval de Ragotin, qui alloit devant, ce qui lui fit quitter l'etrier et +mettre à même temps la main à sa carabine; mais comme il le fit avec +precipitation, le talon se trouva justement sous son aisselle, et comme +il avoit la main à la detente, le coup partit, et parce qu'il l'avoit +beaucoup chargée, et à balle, elle repoussa si furieusement qu'elle le +renversa par terre; et en tombant, le bout de la carabine donna contre +les reins d'Angelique qui tomba aussi, mais sans se faire aucun mal, car +elle se trouva sur ses pieds. Pour Ragotin, il donna de la tête contre +la souche d'un vieil arbre pourri qui etoit environ un pied hors de +terre, qui lui fit une assez grosse bosse au dessus de la tempe; l'on y +mit une pièce d'argent et on lui banda la tête avec un mouchoir, ce qui +excita de grands éclats de rire à tous ceux de la troupe, ce qu'ils +n'eussent peut-être pas fait s'il y eût eu un plus grand mal; encore ne +sçait-on, car il est bien difficile de s'en empêcher en de pareilles +occasions; aussi ils s'en regalèrent comme il faut, ce qui pensa faire +enrager le petit homme, lequel fut remonté sur son cheval, et +semblablement Angelique, qui ne lui permit pas de recharger sa carabine, +comme il le vouloit faire; et l'on continua de marcher jusqu'à la +Guerche[352], où l'on fit repaître la charrette, c'est-à-dire les quatre +chevaux qui y etoient attelés, et les deux autres porteurs. Tous les +comediens goûtèrent; pour les demoiselles, elles se mirent sur un lit, +tant pour se reposer que pour considerer les hommes, qui buvoient à qui +mieux mieux, et surtout la Rancune et Ragotin (à qui l'on avoit debandé +la tête, à laquelle la pièce d'argent avoit repercuté la contusion), qui +se le portoient à une santé qu'ils s'imaginoient que personne +n'entendoit, ce qui obligea Angelique de crier à Ragotin: «Monsieur, +prenez garde à vous, et songez à bien conduire votre voiture», ce qui +demonta un peu le petit avocat encomedienné, lequel fit aussitôt +cessation d'armes, ou plutôt de verres, avec la Rancune. + +[Note 349: C'est-à-dire qui avoit pris ses précautions, qui s'étoit +aidé, en montant sur une pierre ou en se faisant donner la main par +quelqu'un pour se mettre en selle.] + +[Note 350: Le divertissement de courre le cerf étoit un des plus à +la mode, surtout à la cour et parmi les grands seigneurs; il se +pratiquoit souvent avec pompe et en grand appareil. Les lettres de la +princesse Palatine sont remplies du recit de ces chasses, et Molière +s'est moqué de la passion de certains gentilshommes pour ce +divertissement, dans ses Fâcheux (II, 7). Cette chasse étoit quelquefois +dangereuse, et le cerf poursuivi ne se bornoit pas toujours, comme ici, +à effrayer un cheval et à faire tomber un cavalier, témoin les comtes de +Saint-Hérem et de Melun, qui furent tués par deux de ces bêtes aux +abois.] + +[Note 351: «Il y a dans le Maine, près Montoire, un lieu appelé +Lavardin, qui a donné son nom à une très illustre famille du Vendômois.» +(Ménagiana.) Il y avoit encore, à cinq lieues du Mans, un autre +Lavardin, dont les seigneurs avoient pour surnom de Beaumanoir. L'évêque +du Mans Charles de Lavardin, comme son neveu Philibert-Emmanuel (né au +château de Malicorne), également évêque du Mans, étoit de cette derniere +maison, à laquelle appartenoit aussi le marquis de Lavardin, lieutenant +du roi dans le Maine.] + +[Note 352: A deux lieues et demie du Mans, sur la Sarthe.] + +L'on paya l'hôtesse, l'on remonta à cheval et la caravane comique +marcha. Le temps etoit beau et le chemin de même, ce qui fut cause +qu'ils arrivèrent de bonne heure à un bourg qu'on appelle Vivain[353]. +Ils descendirent au Coq-Hardi, qui est le meilleur logis; mais l'hôtesse +(qui n'etoit pas la plus agreable du pays du Maine) fit quelque +difficulté de les recevoir, disant qu'elle avoit beaucoup de monde, +entre autres un receveur des tailles de la province et un autre receveur +des epices[354] du presidial du Mans, avec quatre ou cinq marchands de +toile. La Rancune, qui songea aussitôt à faire quelque tour de son +metier, lui dit qu'ils ne demandoient qu'une chambre pour les +demoiselles, et que pour les hommes, ils se coucheroient comme que ce +fût, et qu'une nuit etoit bientôt passée; ce qui adoucit un peu la +fierté de la dame cabaretière. Ils entrèrent donc, et l'on ne dechargea +point la charrette: car il y avoit dans la basse-cour une remise de +carrosse où on la mit, et on la ferma à clef; et l'on donna une chambre +aux comediennes, où tous ceux de la troupe soupèrent, et quelque temps +après les demoiselles se couchèrent dans deux lits qu'il y avoit, +savoir, l'Etoile dans un et la Caverne et sa fille Angelique dans +l'autre. Vous jugez bien qu'elles ne manquèrent pas à fermer la porte, +aussi bien que les deux receveurs, qui se retirèrent aussi dans une +autre chambre, où ils firent porter leurs valises, qui etoient pleines +d'argent, sur lequel la Rancune ne put pas mettre la main, car ils se +precautionnèrent bien; mais les marchands payèrent pour eux. Ce mechant +homme eut assez de prevoyance pour être logé dans la même chambre où ils +avoient fait porter leurs balles. Il y avoit trois lits, dont les +marchands en occupoient deux, et l'Olive et la Rancune l'autre, lequel +ne dormit point; mais quand il connut que les autres dormoient ou +devoient dormir, il se leva doucement pour faire son coup, qui fut +interrompu par un des marchands auquel il étoit survenu un mal de ventre +avec une envie de le decharger, ce qui l'obligea à se lever et la +Rancune à regagner le lit. Cependant le marchand, qui logeoit +ordinairement dans ce logis et qui en sçavoit toutes les issues, alla +par la porte qui conduisoit à une petite galerie au bout de laquelle +etoient les lieux communs (ce qu'il fit pour ne donner pas mauvaise +odeur aux venerables comediens). Quand il se fut vidé, il retourna au +bout de la galerie; mais, au lieu de prendre le chemin qui conduisoit à +la chambre d'où il etoit parti, il prit de l'autre côté et descendit +dans la chambre où les receveurs etoient couchés (car les deux chambres +et les montées etoient disposées de la sorte). Il s'approcha du premier +lit qu'il rencontra, croyant que ce fût le sien, et une voix à lui +inconnue lui demanda: «Qui est là?» Il passa sans rien dire à l'autre +lit, où on lui dit de même, mais d'un ton plus elevé et en criant: +«L'hôte, de la chandelle! il y a quelqu'un dans notre chambre!» L'hôte +fit lever une servante; mais devant qu'elle fût en etat de comprendre +qu'il falloit de la lumière, le marchand eut loisir de remonter et de +descendre par où il etoit allé. La Rancune, qui entendoit tout ce debat +(car il n'y avoit qu'une simple cloison d'ais entre les deux chambres) +ne perdit pas temps, mais denoua habilement les cordes de deux balles, +dans chacune desquelles il prit deux pièces de toile, et renoua les +cordes, comme si personne n'y eût touché, car il sçavoit le secret, qui +n'est connu que de ceux du metier, non plus que leur numero et leurs +chiffres. Il en vouloit attaquer une autre, quand le marchand entra +dedans la chambre, et, y ayant ouï marcher, dit: «Qui est là?» La +Rancune, qui ne manquoit point de repartie (après avoir fourré les +quatre pièces de toile dans le lit), dit que l'on avoit oublié à mettre +un pot de chambre, et qu'il cherchoit la fenêtre pour pisser. Le +marchand, qui n'etoit pas encore recouché, lui dit: «Attendez, monsieur, +je la vais ouvrir, car je sçais mieux où elle est que vous.» Il l'ouvrit +et se remit au lit. La Rancune s'approcha de la fenêtre, par laquelle il +pissa aussi copieusement que quand il arrosa un marchand du bas Maine +avec lequel il etoit couché dans un cabaret de la ville du Mans, comme +vous avez vu dans le sixième chapitre de la première partie de ce roman; +après quoi il se retourna coucher sans fermer la fenêtre. Le marchand +lui cria qu'il ne devoit pas l'avoir laissée ouverte, et l'autre lui +cria encore plus haut qu'il la fermât s'il vouloit; que pour lui, il +n'eût pas pu retrouver son lit dans l'obscurité, ce qui n'etoit pas +quand elle etoit ouverte, parce que la lune luisoit bien fort dans la +chambre. Le marchand, apprehendant qu'il ne lui voulût faire une +querelle d'Allemand[355], se leva sans lui repartir, ferma la fenêtre et +se remit au lit, où il ne dormoit pas, dont bien lui prit, car sa balle +n'eût pas eu meilleur marché que les deux autres. + +[Note 353: A une demi-lieue N. E. de Beaumont-le-Vicomte.] + +[Note 354: «Epices aujourd'hui se dit au Palais des salaires que les +juges se taxent en argent, au bas des jugements, pour leur peine d'avoir +travaillé au rapport et à la visitation des procès par écrit.» (Dict. de +Fur.) L'abus des épices en étoit venu au point que Saint-Amant, à propos +de l'incendie du Palais en 1618, put dire, dans une épigramme bien +connue et souvent citée: + + ... Dame Justice, + Pour avoir mangé trop d'épice + Se mit tout le palais en feu.] + +[Note 355: La réputation des Allemands avoit été fort compromise +chez nous par celle des reîtres et des lansquenets; et les guerres +récemment soutenues contre eux, en donnant lieu à un grand débordement +de chansons satiriques, avoient encore contribué à rendre leur nom +synonyme de soudard, de grossier et brutal personnage. L'épithète +d'Allemand renfermoit, en France, une injure analogue à celle de Génois +chez les Espagnols. Théophile, dans son Fragm. d'une hist. com., parle +de la stupidité et de l'ivrognerie des Allemands, qu'il traite de gros +bouffetripes. «Voilà, dit Garasse dans sa Doctrine curieuse (VI, 10), le +but auquel visent les axiomes des beaux esprits... faire le saut de +l'Allemand, du lit à la table et de la table au lit.» Leur esprit +n'étoit pas en plus haute estime que leur caractère: «Gretzer a bien de +l'esprit pour un Allemand», disoit le cardinal Du Perron, et le P. +Bouhours, qui rapporte cette parole, met en question, dans ses Entret. +d'Ariste et d'Eugène (sur le bel esprit), si un Allemand peut être bel +esprit. On lit dans le Chevræana, qui, du reste, entreprend la défense +de cette nation: «Les François disent: C'est un Allemand, pour exprimer +un homme pesant, brutal.» Plus tard, Grimm écrivoit encore: «Je crois +avoir vu le temps où un Allemand donnant quelques symptômes d'esprit +étoit regardé comme un prodige.» On comprend maintenant la portée de +cette expression proverbiale: faire une querelle d'Allemand.] + +Cependant l'hôte et l'hôtesse crioient à la chambrière d'allumer vite de +la chandelle. Elle s'en mettoit en devoir; mais comme il arrive +ordinairement que plus l'on s'empresse moins l'on avance, aussi cette +miserable servante souffla les charbons plus d'une heure sans la pouvoir +allumer. L'hôte et l'hôtesse lui disoient mille maledictions, et les +receveurs crioient toujours plus fort: «De la chandelle!» Enfin, quand +elle fut allumée, l'hôte et l'hôtesse et la servante montèrent à leur +chambre, où n'ayant trouvé personne, ils leur dirent qu'ils avoient +grand tort de mettre ainsi tous ceux du logis en alarme. Eux soutenoient +toujours d'avoir vu et ouï un homme et de lui avoir parlé. L'hôte passa +de l'autre côté et demanda aux comediens et aux marchands si quelqu'un +d'eux etoit sorti. Ils dirent tous que non, «à la reserve de monsieur, +dit un des marchands, parlant de la Rancune, qui s'est levé pour pisser +par la fenêtre, car l'on n'a point donné de pot de chambre.» L'hôte cria +fort la servante de ce manquement, et alla retrouver les receveurs, +auxquels il dit qu'il falloit qu'ils eussent fait quelque mauvais songe, +car personne n'avoit bougé; et après leur avoir dit qu'ils dormissent +bien, et qu'il n'etoit pas encore jour, ils se retirèrent. Sitôt qu'il +fut venu, je veux dire le jour, la Rancune se leva et demanda la clef de +la remise, où il entra pour cacher les quatre pièces de toile qu'il +avoit derobées, et qu'il mit dans une des balles de la charrette. + + + + +CHAPITRE V. + +Ce qui arriva aux comediens entre Vivain et Alençon. Autre disgrace de +Ragotin. + +Tous les heros et heroïnes de la troupe comique partirent de bon matin +et prirent le grand chemin d'Alençon et arrivèrent heureusement au +Bourg-le-Roi[356], que le vulgaire appelle le Boulerey, où ils dînèrent +et se reposèrent quelque temps, pendant lequel on mit en avant si l'on +passeroit par Arsonnay, qui est un village à une lieue d'Alençon, ou si +l'on prendroit de l'autre côté pour éviter Barrée, qui est un chemin où +pendant les plus grandes chaleurs de l'été il y a de la boue où les +chevaux enfoncent jusqu'aux sangles. L'on consulta là-dessus le +charretier, lequel assura qu'il passeroit partout, ses quatre chevaux +etant les meilleurs de tous les attelages du Mans; d'ailleurs, qu'il n'y +avoit qu'environ cinq cents pas de mauvais chemin, et que celui des +communes de Saint-Pater, où il faudroit passer, n'étoit guère plus beau +et beaucoup plus long; qu'il n'y auroit que les chevaux et la charrette +qui entreroient dans la boue, parce que les gens de pied passeroient +dans les champs, quittes pour ajamber certaines fascines qui ferment les +terres afin que les chevaux n'y puissent pas entrer: on les appelle en +ce pays-là des éthaliers. Ils enfilèrent donc ce chemin-là. Mademoiselle +de l'Etoile dit qu'on l'avertît quand l'on en seroit près, parce qu'elle +aimoit mieux aller à pied en beau chemin, qu'à cheval dans la boue. +Angelique en dit autant, et semblablement la Caverne, qui apprehenda que +la charrette ne versât. Quand ils furent sur le point d'entrer dans ce +mauvais chemin, Angelique descendit de la croupe du cheval de Ragotin. +Le Destin fit mettre pied à terre à l'Etoile, et l'on aida à la Caverne +à descendre de la charrette. Roquebrune monta sur le cheval de l'Etoile +et suivit Ragotin, qui alloit après la charrette. Quand ils furent au +plus boueux du chemin et à un lieu où il n'y avoit d'espace que pour la +charrette, quoique le chemin fût fort large, ils firent rencontre d'une +vingtaine de chevaux de voiture, que cinq ou six paysans conduisoient, +qui se mirent à crier au charretier de reculer. Le charretier leur +crioit encore plus fort: «Reculez vous-mêmes, vous le ferez plus +aisement que moi.» De detourner ni à droit ni à gauche, cela ne se +pouvoit nullement, car de chaque côté il n'y avoit que des fondrières +insondables. Les voituriers, voulant faire les mauvais, s'avancèrent si +brusquement contre la charrette, en criant si fort, que les chevaux en +prirent tant de peur qu'ils en rompirent leurs traits et se jetèrent +dans les fondrières; le timonier se detourna tant soit peu sur la +gauche, ce qui fit avancer la roue du même côté, qui, pour ne trouver +point de ferme, fit verser la charrette. Ragotin, tout bouffi d'orgueil +et de colère, crioit comme un demoniaque contre les voituriers, croyant +pouvoir passer au côté droit, où il sembloit y avoir du vide: car il +vouloit joindre les voituriers, qu'il menaçoit de sa carabine pour les +faire reculer. Il s'avança donc; mais son cheval s'embourba si fort, que +tout ce qu'il put faire, ce fut de desetriver promptement et desarçonner +à même temps et de mettre pied à terre; mais il enfonça jusqu'aux +aisselles, et s'il n'eût pas étendu les bras il fût enfoncé jusqu'au +menton. Cet accident si imprevu fit arrêter tous ceux qui passoient dans +les champs, pour penser à y remedier. Le poète, qui avoit toujours bravé +la fortune, s'arrêta doucement et fit reculer son cheval jusqu'à ce +qu'il eût trouvé le sec. Les voituriers, voyant tant d'hommes qui +avoient tous chacun un fusil sur l'épaule et une epée au côté, +reculèrent sans bruit, de peur d'être battus, et prirent un autre +chemin. + +[Note 356: A huit lieues N.-E. du Mans; ainsi nommé d'un château +qu'y fit bâtir, vers 1099, Guillaume Le Roux, pour tenir les Manceaux en +respect et se ménager une entrée facile dans la province.] + +Cependant il fallut songer à remedier à tout ce desordre, et l'on dit +qu'il falloit commencer par M. Ragotin et par son cheval, car ils +etoient tous deux en grand peril. L'Olive et la Rancune furent les +premiers qui s'en mirent en devoir; mais, quand ils s'en voulurent +approcher, ils enfoncèrent jusqu'aux cuisses, et ils auroient encore +enfoncé s'ils eussent avancé davantage, tellement qu'après avoir sondé +en plusieurs endroits sans y trouver du ferme, la Rancune, qui avoit +toujours des expediens d'un homme de son naturel, dit sans rire qu'il +n'y avoit point d'autre remède pour sortir M. Ragotin du danger où il +etoit, que de prendre la corde de la charrette (qu'aussi bien il la +falloit decharger) et la lui attacher au cou et le faire tirer par les +chevaux, qui s'etoient remis dans le grand chemin. Cette proposition fit +rire tous ceux de la compagnie, mais non pas Ragotin, qui en eut autant +de peur comme quand la Rancune lui vouloit couper son chapeau sur le +visage, quand il l'avoit enfoncé dedans. Mais le charretier, qui s'etoit +hasardé pour relever les chevaux, le fit encore pour Ragotin: il +s'approcha de lui, et à diverses reprises le sortit et le conduisit dans +le champ où etoient les comediennes, qui ne purent s'empêcher de rire, +le voyant en si bel equipage; elles s'en contraignirent pourtant tant +qu'elles purent. Cependant le charretier retourna à son cheval, qui, +etant assez vigoureux, sortit avec un peu d'aide et alla trouver les +autres; en suite de quoi l'Olive et la Rancune, et le même charretier, +qui etoient déjà tous gâtés de la boue, dechargèrent la charrette, la +remuèrent et la rechargèrent. Elle fut aussitôt reattelée, et les +chevaux la sortirent de ce mauvais pas. Ragotin remonta sur son cheval +avec peine, car le harnois etoit tout rompu; mais Angelique ne voulut +pas se remettre derrière lui, pour ne gâter ses habits. La Caverne dit +qu'elle iroit bien à pied, ce que fit aussi l'Etoile, que le Destin +continua de conduire jusqu'aux Chênes-Verts, qui est le premier logis +que l'on trouve en venant du Mans au faubourg de Mont-Fort, où ils +s'arrêtèrent, n'osant pas entrer dans la ville dans un si étrange +désordre. + +Après que ceux qui avoient travaillé eurent bu, ils employèrent le reste +du jour à faire secher leurs habits, après en avoir pris d'autres dans +les coffres que l'on avoit dechargés: car ils en avoient eu chacun en +present de la noblesse mancelle[357]. Les comediennes soupèrent +legèrement, à cause de la lassitude du chemin qu'elles avoient été +contraintes de faire à pied, ce qui les obligea aussi à se coucher de +bonne heure. + +[Note 357: Ces sortes de présents étoient admis chez les acteurs, et +s'acceptoient sans honte. Molière fit, à ce que raconter Grimarest, +cadeau à l'un de ses anciens camarades, le comédien Mondorge, de 24 +pistoles et d'un habit magnifique, et il avoit auparavant agi de la même +manière envers Baron, encore enfant, mais déjà acteur dans la troupe de +la Raisin. On lit dans le Ragotin de La Fontaine: + + La Baguenaudière. ...Que dites-vous de mon habit de chasse? + La Rancune. Qu'il est beau pour jouer un baron de la Crasse. + La Baguenaudière. Je vous en fais présent, etc. + Cet habit est pour toi; fais m'en venir à bout. + (II,4.) + +Et dans les Visionnaires de Desmarets: + + Ces vers valent cent francs, à vingt francs le couplet: + Allez, je vous promets un habit tout complet. + +dit-on au poète. Chappuzeau (l. III, ch. 18, du Théâtre franç.) donne de +curieux détails sur les dépenses extraordinaires que les comédiens +devoient faire pour leurs habits, tant à la ville qu'au théâtre, «étant +obligés de paroître souvent à la cour, et de voir à toute heure des +personnes de qualité.» Il nous apprend aussi, au même endroit, qu'en +certaines circonstances les gentilshommes de la chambre avoient ordre de +contribuer aux frais de ces habits.] + +Les comediens ne se couchèrent qu'après avoir bien soupé. Les uns et les +autres etoient à leur premier sommeil, environ les onze heures, quand +une troupe de cavaliers frappèrent à la porte de l'hôtellerie. L'hôte +repondit que son logis etoit plein, et d'ailleurs qu'il etoit heure +indue. Ils recommencèrent à frapper plus fort, en menaçant d'enfoncer la +porte. Le Destin, qui avoit toujours Saldagne en tête, crut que c'etoit +lui qui venoit à force ouverte pour enlever l'Etoile; mais, ayant +regardé par la fenêtre, il aperçut, à la faveur de la clarté de la lune, +un homme qui avoit les mains liées par derrière; ce qu'ayant dit fort +bas à ses compagnons, qui etoient tous aussi bien que lui en etat de le +bien recevoir, Ragotin dit assez haut que c'etoit M. de la Rappinière +qui avoit pris quelque voleur, car il en etoit à la quête. Ils furent +confirmés en cette opinion quand ils ouïrent faire commandement à l'hôte +d'ouvrir de par le Roi. «Mais pourquoi diable (dit la Rancune) ne +l'a-t-il mené au Mans, ou à Beaumont-le-Vicomte, ou, au pis aller, à +Fresnay[358]? car, encore que ce faubourg soit du Maine, il n'y a point +de prisons; il faut qu'il y ait là du mystère!» L'hôte fut contraint +d'ouvrir à la Rappinière, qui entra avec dix archers, lesquels menoient +un homme attaché, comme je vous viens de dire, et qui ne faisoit que +rire, surtout quand il regardoit la Rappinière, ce qu'il faisoit +fixement, contre l'ordinaire des criminels; et c'est la première raison +pourquoi il ne le mena pas au Mans. + +[Note 358: Petite ville du Maine, sur la Sarthe, à six lieues S.-O. +de Mamers.] + +Or vous sçaurez que, la Rappinière ayant appris que l'on avoit fait +plusieurs voleries et pillé quelques maisons champêtres, il se mit en +devoir de chercher les malfaiteurs. Comme lui et ses archers +approchoient de la forêt de Persaine, ils virent un homme qui en +sortoit; mais quand il aperçut cette troupe d'hommes à cheval, il reprit +le chemin du bois, ce qui fit juger à la Rappinière que ce pouvoit en +être un. Il piqua si fort et ses gens aussi, qu'ils attrapèrent cet +homme, qui ne repondit qu'en termes confus aux interrogats que la +Rappinière lui fit, mais qui ne parut point de l'être; au contraire, il +se mit à rire et à regarder fixement la Rappinière, lequel tant plus il +le consideroit, tant plus il s'imaginoit de l'avoir vu autrefois, et il +ne se trompoit pas; mais du temps qu'ils s'etoient vus, l'on portoit les +cheveux courts et de grandes barbes[359], et cet homme-là avoit la +chevelure fort longue et point de barbe, et d'ailleurs les habits +differents; tout cela lui en ôtoit la connoissance. Il le fit neanmoins +attacher à un banc de la table de la cuisine qui etoit à dossier à +l'antique, et le laissa en la garde de deux archers, et s'en alla +coucher après avoir fait un peu de collation. + +[Note 359: Tallemant dit de même en parlant du grand-père du marquis +de Rambouillet: «On portoit la barbe longuette en ce temps-là et les +cheveux courts.» (Hist. du marq. de Ramb.) C'étoit la mode encore sous +le règne de Henri IV, comme on peut le voir par les gravures et les +portraits du temps. François 1er avoit commencé à mettre en faveur les +cheveux courts et la barbe longue, pour cacher, dit-on, une blessure +qu'il avoit reçue au bas de la joue. Cette mode se transforma peu à peu +sous les règnes suivants, les cheveux s'allongeant et la barbe se +rétrécissant par degrés. Sous Henri IV on portoit les cheveux plus longs +que sous François 1er, mais courts encore, surtout relativement à +l'immense chevelure et à la non moins immense perruque qui alloient les +remplacer sous Louis XIII et Louis XIV. Quant à la barbe, qui alloit +bientôt devenir la maigre royale que chacun sait, elle gardoit encore +quelque chose de son ancienne prestance; elle prenoit dessus et dessous +le menton, pour descendre en s'effilant en pointe. Aussi Bassompierre, +en sortant de la Bastille, s'étonnoit-il de ne plus retrouver les barbes +de son temps. «Louis XIII, dit Dulaure, monta imberbe sur le trône de +son glorieux père. Les courtisans, voyant leur jeune roi sans barbe, +trouvèrent la leur trop longue: ils la réduisirent bientôt, etc.» +(Pogonologie, p. 37.) V., dans Tallemant, Historiette de Louis XIII, la +chanson: + + Hélas! ma pauvre barbe. + Qu'est-ce qui t'a faite ainsi? + C'est le grand roi Louis + Treizième de ce nom, + Qui toute a ébarbé sa maison, etc. + +Le même Louis XIII portoit d'abord les cheveux courts dans sa première +jeunesse, comme le prouve une médaille frappée à cette époque, mais +bientôt il laissa croître sa chevelure, qu'il ne tarda pas à porter dans +toute sa longueur.] + +Le lendemain, le Destin se leva le premier, et, en passant par la +cuisine, il vit les archers endormis sur une mechante paillasse, et un +homme attaché à un des bancs de la table, lequel lui fit signe de +s'approcher, ce qu'il fit; mais il fut fort etonné quand le prisonnier +lui dit: «Vous souvient-il quand vous fûtes attaqué à Paris sur le +Pont-Neuf, où vous fûtes volé, et principalement d'une boîte de +portrait? J'etois alors avec le sieur de la Rappinière, qui etoit notre +capitaine. Ce fut lui qui me fit avancer pour vous attaquer; vous sçavez +tout ce qui se passa. J'ai appris que vous avez tout sçu de Doguin à +l'heure de sa mort, et que la Rappinière vous a rendu votre boîte. Vous +avez une belle occasion de vous venger de lui, car, s'il me mène au +Mans, comme il fera peut-être, j'y serai pendu sans doute; mais il ne +tiendra qu'à vous qu'il ne soit de la danse: il ne faudra que joindre +votre deposition à la mienne, et puis vous sçavez comme va la justice du +Mans[360].» Le Destin le quitta, et attendit que la Rappinière fût levé. +Ce fut pour lors qu'il temoigna bien qu'il n'etoit pas vindicatif, car +il l'avertit du dessein du criminel, en lui disant tout ce qu'il avoit +dit de lui, et ensuite lui conseilla de s'en retourner et de laisser ce +miserable. Il vouloit attendre que les comediennes fussent levées pour +leur donner le bon jour; mais le Destin lui dit franchement que l'Etoile +ne le pourroit pas voir sans s'emporter furieusement contre lui avec +justice; il lui dit de plus que, si le vice-bailli d'Alençon (qui est le +prevôt de ce bailliage-là) sçavoit tout ce manége, il le viendroit +prendre. Il le crut, fit detacher le prisonnier, qu'il laissa en +liberté, monta à cheval avec ses archers, et s'en alla sans payer +l'hôtesse (ce qui lui etoit assez ordinaire) et sans remercier le +Destin, tant il etoit troublé. + +[Note 360: La justice du Mans devoit sans doute avoir acquis une +grande habileté et une promptitude remarquable, grâce à l'exercice que +lui donnoit l'esprit processif et litigieux des Manceaux. On sait, en +effet, qu'ils ont été renommés de tout temps, non moins que les +Normands, pour leurs habitudes chicanières. Boileau les associe à +ceux-ci dans ses Satires (XII, 341) et ses Epîtres (II, 31); il y +revient encore dans le Lutrin (I, 31). De même Racine dans les Plaideurs +(III, 3), Dufresnoy dans la Réconciliation normande (IV, 3), etc., ont +fait allusion à leur goût bien connu pour les procès. «Un Manceau vaut +un Normand et demi», dit le proverbe.] + +Après son depart, le Destin appela Roquebrune, l'Olive et le Décorateur, +qu'il mena dans la ville, et allèrent directement au grand jeu de paume, +où ils trouvèrent six gentilshommes qui jouoient partie. Il demanda le +maître du tripot, et ceux qui etoient dans la galerie, ayant connu que +c'étoient des comediens, dirent aux joueurs que c'etoient des comediens, +et qu'il y en avoit un qui avoit fort bonne mine. Les joueurs achevèrent +leur partie et montèrent dans une chambre pour se faire frotter, tandis +que le Destin traitoit avec le maître du jeu de paume. Ces gentilhommes, +etant descendus à demi vêtus, saluèrent le Destin et lui demandèrent +toutes les particularités de la troupe, de quel nombre de personnes elle +etoit composée, s'il y avoit de bons acteurs, s'ils avoient de beaux +habits, et si les femmes etoient belles. Le Destin repondit sur tous ces +chefs; en suite de quoi ces gentilshommes lui offrirent service, et +prièrent le maître de les accommoder, ajoutant que, s'ils avoient +patience qu'ils fussent tout à fait habillés, qu'ils boiroient ensemble; +ce que le Destin accepta pour faire des amis en cas que Saldagne le +cherchât encore, car il en avoit toujours de l'apprehension. + +Cependant il convint du prix pour le louage dû tripot, et ensuite le +Decorateur alla chercher un menuisier pour bâtir le theâtre suivant le +modèle qu'il lui bailla; et les joueurs etant habillés, le Destin +s'approcha d'eux de si bonne grâce, et avec sa grande mine leur fit +paroître tant d'esprit, qu'ils conçurent de l'amitié pour lui. Ils lui +demandèrent où la troupe etoit logée, et lui leur ayant repondu qu'elle +etoit aux Chênes-Verts en Mont-Fort, ils lui dirent: «Allons boire dans +un logis qui sera votre fait; nous voulons vous aider à faire le +marché.» Ils y allèrent, furent d'accord du prix pour trois chambres, et +y dejeunèrent très bien. Vous pouvez bien croire que leur entretien ne +fut que de vers et de pièces de theâtre, en suite de quoi ils firent +grande amitié, et allèrent avec lui voir les comediennes, qui etoient +sur le point de dîner, ce qui fut cause que ces gentilshommes ne +demeurèrent pas longtemps avec elles. Ils les entretinrent pourtant +agreablement pendant le peu de temps qu'ils y furent; ils leur offrirent +service et protection, car c'etoient des principaux de la ville. Après +le dîner l'on fit porter le bagage comique à la Coupe-d'Or, qui etoit le +logis que le Destin avoit retenu, et quand le theâtre fut en etat, ils +commencèrent à representer. + +Nous les laisserons dans cet exercice, dans lequel ils firent tous voir +qu'ils n'etoient pas apprentis, et retournerons voir ce que fait +Saldagne depuis sa chute. + + + + +CHAPITRE VI. + +Mort de Saldagne. + +Vous avez vu dans le douzième chapitre de la seconde partie de ce Roman +comme Saldagne etoit demeuré dans un lit, malade de sa chute, dans la +maison du baron d'Arques, à l'appartement de Verville, et ses valets si +ivres dans une hôtellerie d'un bourg distant de deux lieues de la dite +maison, que celui de Verville eut bien de la peine à leur faire +comprendre que la demoiselle s'etoit sauvée, et que l'autre homme que +son maître leur avoit donné la suivoit avec l'autre cheval. Après qu'ils +se furent bien frotté les yeux, et bâillé chacun trois ou quatre fois, +et allongé les bras en s'etirant, ils se mirent en devoir de la +chercher. Ce valet leur fit prendre un chemin par lequel il sçavoit bien +qu'ils ne la trouveroient pas, suivant l'ordre que son maître lui en +avoit donné; aussi ils roulèrent trois jours, au bout desquels ils s'en +retournèrent trouver Saldagne, qui n'etoit pas encore gueri de sa chute, +ni même en etat de quitter le lit, auquel ils dirent que la fille +s'etoit sauvée, mais que l'homme que M. de Verville leur avoit baillé la +suivoit à cheval. Saldagne pensa enrager à la reception de cette +nouvelle, et bien prit à ses valets qu'il etoit au lit et attaché par +une jambe, car s'il eût eté debout, ou s'il eût pu se lever, ils +n'eussent pas seulement essuyé des paroles, comme ils firent, mais il +les auroit roués de coups de bâton, car il pesta si furieusement contre +eux, leur disant toutes les injures imaginables, et se mit si fort en +colère, que son mal augmenta et la fièvre le reprit, en sorte que, quand +le chirurgien vint pour le panser, il apprehenda que la gangrène ne se +mît à sa jambe, tant elle etoit enflammée, et même il y avoit quelque +lividité, ce qui l'obligea d'aller trouver Verville, auquel il conta cet +accident, lequel se douta bien de ce qui l'avoit causé, et qui alla +aussitôt voir Saldagne, pour lui demander la cause de son alteration, ce +qu'il savoit assez, car il avoit eté averti par son valet de tout le +succès de l'affaire; et, l'ayant appris de lui-même, il lui redoubla sa +douleur en lui disant que c'etoit lui qui avoit tramé cette pièce pour +lui eviter la plus mauvaise affaire qui lui pût jamais arriver: «Car, +lui dit-il, vous voyez bien que personne n'a voulu retirer cette fille, +et je vous declare que, si j'ai souffert que ma femme, votre soeur, +l'ait logée ceans, ce n'a eté qu'à dessein de la remettre entre les +mains de son frère et de ses amis. Dites-moi un peu, que seriez-vous +devenu si l'on avoit fait des informations contre vous pour un rapt, qui +est un crime capital et que l'on ne pardonne point[361]? Vous croyez +peut-être que la bassesse de sa naissance et la profession qu'elle fait +vous auroient excusé de cette licence, et en cela vous vous flattez, car +apprenez qu'elle est fille de gentilhomme et de demoiselle, et qu'au +bout vous n'y auriez pas trouvé votre compte. Et après tout, quand les +moyens de la justice auroient manqué, sçachez qu'elle a un frère qui +s'en seroit vengé; car c'est un homme qui a du coeur, et vous l'avez +eprouvé en plusieurs rencontres, ce qui vous devroit obliger à avoir de +l'estime pour lui, plutôt que de le persecuter comme vous faites. + +[Note 361: Quelquefois pourtant, surtout quand ces violences étoient +exercées par des personnages puissants contre des femmes de classe +inférieure. (Mém. de Chavagnac, 1699, in-12, p. 100.) Il y a, à cette +époque, bien des faits historiques qui peuvent servir d'excuse et de +justification au grand nombre de rapts, de violences, de meurtres, qu'on +trouve dans le Roman comique, et à la facilité avec laquelle la justice +passe par-dessus. Qu'il me suffise de citer, outre l'enlèvement, par le +père du comte de Chavagnac, de la veuve d'un sieur de Montbrun, celui de +madame de Miramion, dans le bois de Boulogne, aux portes mêmes de Paris, +et son audacieuse séquestration par Bussy au château de Launay, près de +Sens, crime qui, malgré un commencement de poursuites, finit par rester +impuni. (V. Mém. de Bussy, éd. Amst,, 1731, p. 160 et suiv.) Il y avoit +là un reste des habitudes féodales et une dernière trace de l'ancien +respect pour le droit du plus fort et la légitimité de l'épée. C'est +surtout dans Brantôme qu'on peut lire le récit des attentats les plus +fréquents et les plus audacieux commis sur les personnes les plus +illustres, sans que la justice intervînt pour les punir. Ces violences +sembloient admises par les moeurs. Les Mémoires contemporains et les +Historiettes de Tallemant des Réaux pourroient nous fournir à l'appui +plus d'un trait, que leurs narrateurs racontent comme une chose toute +simple, et que nous serions loin de trouver tels aujourd'hui. Vouloit-on +se défaire de Jacques de Lafin, qui avoit révélé au roi le complot du +maréchal de Biron, et de Concini, on les assassinoit en plein jour, sur +un pont, sans qu'on songeât à poursuivre les meurtriers. Saint-Germain +Beaupré faisoit assassiner par son laquais, dans la rue Saint-Antoine, +un gentilhomme nommé Villepréau. D'Harcourt et d'Hocquincourt +proposoient à Anne d'Autriche de la défaire ainsi de Condé. Le chevalier +de Guise ne faisoit pas plus de cérémonies pour passer son épée au +travers du corps, en pleine rue Saint-Honoré, au vieux baron de Luz, à +peu près comme son frère aîné avoit fait pour Saint-Paul; et ce crime +non seulement demeuroit impuni, mais valoit au meurtrier les plus +chaleureuses félicitations des plus grands personnages. (Lett. de Malh., +1er févr. 1613.) On peut lire les Grands jours d'Auvergne pour avoir une +idée des actes incroyables que se permettoient les gentilshommes +d'alors. La justice, dans ces cas-là, ne demandoit pas mieux que de +faire comme nous le dit l'auteur (ch. 6) à propos de la mort de +Saldagne: «Personne ne se plaignant, d'ailleurs que ceux qui pouvoient +être soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la ville, cela +demeura dans le silence.» Bossuet lui-même, parlant de ceux qui +offroient à Charles II d'assassiner Cromwell, se borne à dire: «Sa +grande âme a dédaigné ces moyens trop bas; il a cru qu'en quelque état +que fussent les rois, il étoit de leur majesté de n'agir que par les +lois ou par les armes.» V. Orais. fun. de la reine d'Anglet., vers la +fin.] + +Il est temps de cesser ces vaines poursuites, où vous pourriez à la fin +succomber, car vous sçavez bien que le desespoir fait tout hasarder; il +vaut donc mieux pour vous le laisser en paix.» + +Ce discours, qui devoit obliger Saldagne à rentrer en lui-même, ne +servit qu'à lui redoubler sa rage et à lui faire prendre d'etranges +resolutions, qu'il dissimula en presence de Verville, et qu'il tâcha +depuis à executer. Il se depêcha de guerir, et sitôt qu'il fut en etat +de pouvoir monter à cheval il prit congé de Verville, et à même temps il +prit le chemin du Mans, où il croyoit trouver la troupe; mais ayant +appris qu'elle en etoit partie pour aller à Alençon, il se resolut d'y +aller. Il passa par Vivain, où il fit repaître ses gens et trois +coupe-jarrets qu'il avoit pris avec lui[362]. Quand il entra au logis du +Coq-Hardi, où il mit pied à terre, il entendit une grande rumeur: +c'etoient les marchands de toile, qui, etant allés au marché à Beaumont, +s'etoient aperçus du larcin que leur avoit fait la Rancune, et etoient +revenus s'en plaindre à l'hôtesse, qui, en criant bien fort, leur +soutenoit qu'elle n'en etoit pas responsable, puisqu'ils ne lui avoient +pas baillé leurs balles à garder, mais les avoient fait porter dans +leurs chambres; et les marchands repliquoient: «Cela est vrai; mais que +diable aviez-vous affaire d'y mettre coucher ces bateleurs? car, sans +doute, c'est eux qui nous ont volés.--Mais, repartit l'hôtesse, +trouvâtes-vous vos balles crevées, ou les cordes defaites?--Non, +disoient les marchands; et c'est ce qui nous etonne, car elles etoient +nouées comme si nous-mêmes l'eussions fait!--Or, allez vous promener!» +dit l'hôtesse. Les marchands vouloient repliquer, quand Saldagne jura +qu'il les battroit s'ils menoient plus de bruit. Ces pauvres marchands, +voyant tant de gens, et de si mauvaise mine, furent contraints de faire +silence, et attendirent leur depart pour recommencer leur dispute avec +l'hôtesse. + +[Note 362: On voit dans la Relation des grands jours d'Auvergne et +dans beaucoup de tragi-comédies du temps que c'étoit l'usage des +gentilshommes de recourir à des spadassins qu'ils payoient pour leurs +guet-apens. Ce n'étoit pas seulement pour les assassinats qu'ils en +agissoient ainsi, mais pour leurs distributions de coups de bâton et +leurs menues vengeances. Le duc d'Epernon, non content de ses laquais, +avoit ses donneurs d'étrivières gagés.] + +Après que Saldagne et ses gens et ses chevaux eurent repu, il prit la +route d'Alençon, où il arriva fort tard. Il ne dormit point de toute la +nuit, qu'il employa à penser aux moyens de se venger sur le Destin de +l'affront qu'il lui avoit fait de lui avoir ravi sa proie; et comme il +etoit fort brutal, il ne prit que des resolutions brutales. Le lendemain +il alla à la comedie avec ses compagnons, qu'il fit passer devant, et +paya pour quatre. Ils n'etoient connus de personne: ainsi il leur fut +facile de passer pour etrangers. Pour lui, il entra le visage couvert de +son manteau et la tête enfoncée dans son chapeau, comme un homme qui ne +veut pas être connu. Il s'assit et assista à la comedie, où il s'ennuya +autant que les autres y eurent de satisfaction, car tous admirèrent +l'Etoile, qui representa ce jour-là la Cleopâtre de la pompeuse tragedie +du grand Pompée, de l'inimitable Corneille. Quand elle fut finie, +Saldagne et ses gens demeurèrent dans le jeu de paume, resolus d'y +attaquer le Destin. Mais cette troupe avoit si fort gagné les bonnes +grâces de toute la noblesse et de tous les honnêtes bourgeois d'Alençon, +que ceux et celles qui la composoient n'alloient point au theâtre ni ne +s'en retournoient point à leur logis qu'avec grand cortège. + +Ce jour-là une jeune dame veuve fort galante, qu'on appeloit madame de +Villefleur, convia les comediennes à souper (ce que Saldagne put +facilement entendre). Elles s'en excusèrent civilement, mais, voyant +qu'elle persistoit de si bonne grâce à les en prier, elles lui promirent +d'y aller. Ensuite elles se retirèrent, mais très bien accompagnées, et +notamment de ces gentilshommes qui jouoient à la paume quand le Destin +vint pour louer le tripot, et d'un grand nombre d'autres; ce qui rompit +le mauvais dessein de Saldagne, qui n'osa éclater devant tant d'honnêtes +gens, avec lesquels il n'eût pas trouvé son compte. Mais il s'avisa de +la plus insigne méchanceté que l'on puisse imaginer, qui fut d'enlever +l'Etoile quand elle sortiroit de chez madame de Villefleur, et de tuer +tous ceux qui voudroient s'y opposer, à la faveur de la nuit. Les trois +comediennes y allèrent souper et passer la veillée. Or, comme je vous ai +dejà dit, cette dame étoit jeune et fort galante, ce qui attiroit à sa +maison toute la belle compagnie, qui augmenta ce soir-là à cause des +comediennes. Or Saldagne s'etoit imaginé d'enlever l'Etoile avec autant +de facilité que quand il l'avoit ravie lorsque le valet du Destin la +conduisoit, suivant la maudite invention de la Rappinière. Il prit donc +un fort cheval, qu'il fit tenir par un de ses laquais, lequel il posta à +la porte de la maison de ladite dame de Villefleur, qui etoit située +dans une petite rue proche du Palais, croyant qu'il lui seroit facile de +faire sortir l'Etoile sous quelque prétexte, et la monter promptement +sur le cheval, avec l'aide de ses trois hommes, qui battoient +l'estrade[363] dans la grande place, pour la mener après où il lui +plairoit. Enfin il se repaissoit de ses vaines chimères et tenoit dejà +la proie en imagination; mais il arriva qu'un homme d'eglise (qui +n'etoit pas de ceux qui font scrupule de tout et bien souvent de rien, +car il frequentoit les honorables compagnies et aimoit si fort la +comedie qu'il faisoit connoissance avec tous les comediens qui venoient +à Alençon[364], et l'avoit fait fort etroitement avec ceux de notre +illustre troupe[365]) alloit veiller ce soir-là chez madame de +Villefleur, et ayant aperçu un laquais (qu'il ne connoissoit point, non +plus que la livrée qu'il portoit) tenant un cheval par la bride, et +l'ayant enquis à qui il etoit et ce qu'il faisoit là, et si son maître +etoit dans la maison, et ayant trouvé beaucoup d'obscurité en ses +reponses, il monta à la salle où etoit la compagnie, à laquelle il +raconta ce qu'il avoit vu, et qu'il avoit ouï marcher des personnes à +l'entrée de la petite rue. Le Destin, qui avoit observé cet homme qui se +cachoit le visage de son manteau, et qui avoit toujours l'imagination +frappée de Saldagne, ne douta point que ce ne fût lui; pourtant il n'en +avoit rien dit à personne, mais il avoit mené tous ses compagnons chez +madame de Villefleur, pour faire escorte aux demoiselles qui y +veilloient. Mais ayant appris de la bouche de l'ecclésiastique ce que +vous venez d'ouïr, il fut confirmé dans la croyance que c'etoit Saldagne +qui vouloit hasarder un second enlèvement de sa chère l'Etoile. L'on +consulta ce que l'on devoit faire, et l'on conclut que l'on attendroit +l'evenement, et que, si personne ne paroissoit devant l'heure de la +retraite l'on sortiroit avec toute la précaution que l'on peut prendre +en pareilles occasions. Mais l'on ne demeura pas longtemps qu'un homme +inconnu entra et demanda mademoiselle de l'Etoile, à laquelle il dit +qu'une demoiselle de ses amies lui vouloit dire un mot à la rue, et +qu'elle la prioit de descendre pour un moment. L'on jugea alors que +c'etoit par ce moyen que Saldagne vouloit reussir à son dessein, ce qui +obligea tous ceux de la compagnie à se mettre en état de le bien +recevoir. L'on ne trouva pas bon qu'aucune des comediennes descendît, +mais l'on fit avancer une des femmes de chambre de madame de Villefleur, +que Saldagne saisit aussitôt, croyant que ce fût l'Etoile[366]. Mais il +fut bien etonné quand il se trouva investi d'un grand nombre d'hommes +armés, car il en etoit passé une partie par une porte qui est sur la +grande place, et les autres par la porte ordinaire. Mais comme il +n'avoit du jugement qu'autant qu'un brutal en peut avoir, et sans +considerer si ses gens etoient joints à lui, il tira un coup de pistolet +dont un des comediens fut blessé legèrement, mais qui fut suivi d'une +demi-douzaine qu'on dechargea sur lui. Ses gens, qui ouïrent le bruit, +au lieu de s'approcher pour le secourir, firent comme font ordinairement +ces canailles que l'on emploie pour assassiner quelqu'un, qui s'enfuient +quand ils trouvent de la resistance; autant en firent les compagnons de +Saldagne, qui etoit tombé, car il avoit un coup de pistolet à la tête et +deux dans le corps. L'on apporta de la lumière pour le regarder, mais +personne ne le connut que les comediens et comediennes, qui assurèrent +que c'etoit Saldagne. On le crut mort, quoiqu'il ne le fût pas, ce qui +fut cause que l'on aida à son laquais à le mettre de travers sur son +cheval; il le mena à son logis, où on lui reconnut encore quelque signe +de vie, ce qui obligea l'hôte à le faire panser; mais ce fut +inutilement, car il mourut le lendemain. + +[Note 363: C'est-à-dire qui se tenoient aux aguets et alloient à la +découverte.] + +[Note 364: Cela n'étoit pas alors fort rare ni extraordinaire. +Racine, dans l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal (1re partie), rapporte +un mot du fameux partisan Jean de Werth (prisonnier de 1638 à 1642), qui +s'étonnoit de voir en France les saints en prison et les évêques à la +comédie. Renaudot nous apprend de même que les ecclésiastiques, aussi +bien que les hommes du monde, assistèrent en foule à l'Andromède de +Corneille (Gaz. de France, 1650). L'abbé de Marolles raconte, dans ses +Mémoires, que les cardinaux, le nonce apostolique et les prélats les +plus pieux assistoient aux ballets de la cour (Neuvième discours sur les +ballets); qu'on y préparoit des places pour les abbés, les confesseurs +et les aumôniers de Richelieu, et qu'après la représentation de Mirame, +on vit l'évêque de Chartres, Valançay, «le maréchal de camp comique», +descendre de dessus le théâtre pour présenter la collation à la reine. +Ce fut le même prélat qui fut l'ordonnateur du ballet de la Félicité, à +l'hôtel de Richelieu. Cospéan lui-même, le saint évêque de Lisieux, ne +reculoit pas devant ce divertissement profane, et le cardinal de Retz +rapporte dans ses Mémoires qu'il accepta un jour, sans la moindre +difficulté, la proposition que lui firent mesdames de Choisy et de +Vendôme de lui donner la comédie dans la maison de l'archevêque de +Paris, à Saint-Cloud. Fléchier raconte, dans la Relation des grands +jours d'Auvergne, que, sous l'épiscopat de Joachim d'Estaing, à +Clermont, on voyoit, après le sermon ou l'office, les chanoines «courir +aux comédies avec des dames». Lui-même déclare qu'il n'est pas ennemi +juré de ces divertissements. D'après Tallemant, la femme du lieutenant +criminel Tardieu se fit un jour conduire par l'évêque de Rennes à +l'hôtel de Bourgogne, pour y voir l'Oedipe de Corneille. Quand deux +cardinaux, Richelieu et Mazarin, favorisoient particulièrement ce genre +de spectacle, les évêques mondains et les abbés beaux esprits, comme il +n'en manquoit pas, devoient se croire suffisamment autorisés à les +fréquenter.] + +[Note 365: Plusieurs troupes comiques se donnoient ainsi le nom +d'illustres. Le théâtre sur lequel Molière commença à jouer, sous la +direction des Béjart (1645), s'intituloit l'illustre théâtre.] + +[Note 366: On lit une anecdote historique tout à fait analogue dans +les Lettres de Malherbe à Peiresc (4 juillet 1614).] + +Son corps fut porté en son pays, où il fut reçu par ses soeurs et leurs +maris. Elles le pleurèrent par contenance, mais dans leur coeur elles +furent très aises de sa mort; et j'oserois croire que madame de +Saint-Far eût bien voulu que son brutal de mari eût eu un pareil sort, +et il le devoit avoir à cause de la sympathie; pourtant je ne voudrois +pas faire de jugement temeraire. La justice se mit en devoir de faire +quelques formalités; mais n'ayant trouvé personne et personne ne se +plaignant, d'ailleurs que ceux qui pouvoient être soupçonnés etoient des +principaux gentilshommes de la ville, cela demeura dans le silence. Les +comediennes furent conduites à leur logis, où elles apprirent le +lendemain la mort de Saldagne, dont elles se rejouirent fort, etant +alors en assurance; car partout elles n'avoient que des amis, et partout +ce seul ennemi, car il les suivoit partout. + + + + +CHAPITRE VII. + +Suite de l'histoire de la Caverne. + +Le Destin avec l'Olive allèrent le lendemain chez le prêtre, que l'on +appeloit M. le prieur[367] de Saint-Louis (qui est un titre, plutôt +honorable que lucratif, d'une petite eglise qui est située dans une île +que fait la rivière de Sarthe entre les ponts d'Alençon), pour le +remercier de ce que par son moyen ils avoient évité le plus grand +malheur qui leur pût jamais arriver, et qui ensuite les avoit mis dans +un parfait repos, puisqu'ils n'avoient plus rien à craindre après la +mort funeste du miserable Saldagne, qui continuoit toujours à les +troubler. Vous ne devez pas vous etonner si les comediens et comediennes +de cette troupe avoient reçu le bienfait d'un prêtre, puisque vous avez +pu voir dans les aventures comiques de cette illustre histoire les bons +offices que trois ou quatre curés leur avoient rendus dans le logis où +l'on se battoit la nuit, et le soin qu'ils avoient eu de loger et garder +Angelique après qu'elle fut retrouvée, et autres que vous avez pu +remarquer et que vous verrez encore à la suite. Ce prieur, qui n'avoit +fait que simplement connoissance avec eux, fit alors une fort etroite +amitié, en sorte qu'ils se visitèrent depuis et mangèrent souvent +ensemble. Or, un jour que M. de Saint-Louis etoit dans la chambre des +comediennes (c'étoit un vendredi, que l'on ne representoit pas[368]) le +Destin et l'Etoile prièrent la Caverne d'achever son histoire. Elle eut +un peu de peine à s'y resoudre, mais enfin elle toussa trois ou quatre +fois et cracha bien autant; l'on dit qu'elle se moucha aussi et se mit +en etat de parler, quand M. de Saint-Louis voulut sortir, croyant qu'il +y eût quelque secret mystère qu'elle n'eût pas voulu que tout le monde +eût entendu; mais il fut arrêté par tous ceux de la troupe, qui +l'assurèrent qu'ils seroient très aises qu'il apprît leurs aventures. +«Et j'ose croire, dit l'Etoile (qui avoit l'esprit fort eclairé), que +vous n'êtes pas venu jusqu'à l'âge où vous êtes sans en avoir eprouvé +quelques-unes; car vous n'avez pas la mine d'avoir toujours porté la +soutane.» Ces paroles demontèrent un peu le prieur, qui leur avoua +franchement que ses aventures ne rempliroient pas mal une partie de +roman, au lieu des histoires fabuleuses que l'on y met le plus souvent. +L'Etoile lui repartit qu'elle jugeoit bien qu'elles etoient dignes +d'être ouïes, et l'engageaà les raconter à la première requisition qui +lui en seroit faite; ce qu'il promit fort agreablement. Alors la Caverne +reprit son histoire en cette sorte: + +[Note 367: Il y avoit des prieurés de diverses sortes: par exemple +les prieurés simples, qui n'obligeoient qu'à la récitation du bréviaire, +et les prieurés conventuels, qu'on ne pouvoit posséder sans être +prêtre.] + +[Note 368: Les troupes de Paris, au contraire, représentoient +toujours le vendredi, sauf dans les temps de relâche nécessaire. Du +reste, aucune troupe ne jouoit tous les jours; on ne représentoit, à +Paris, que trois fois la semaine: les vendredi, dimanche et mardi, sans +parler des jours de fêtes non solennelles qui se rencontroient en +dehors. (Chappuz., 2e, l., 15.)] + +«Le levrier qui nous fit peur interrompit ce que vous allez apprendre. +La proposition que le baron de Sigognac fit faire à ma mère (par le bon +curé) de l'épouser la rendit aussi affligée que j'en etois joyeuse, +comme je vous ai dejà dit; et ce qui augmentoit son affliction, c'etoit +de ne savoir par quel moyen sortir de son château: de le faire seules, +nous n'eussions pu aller guère loin qu'il ne nous eût fait suivre et +reprendre, et ensuite peut-être maltraiter. D'ailleurs c'etoit hasarder +à perdre nos nippes, qui etoient le seul moyen qui nous restoit pour +subsister; mais le bonheur nous en fournit un tout à fait plausible. Ce +baron, qui avoit toujours eté un homme farouche et sans humanité, ayant +passé de l'excès de l'insensibilité brutale à la plus belle de toutes +les passions, qui est l'amour, qu'il n'avoit jamais ressentie, ce fut +avec tant de violence, qu'il en fut malade, et malade à la mort. Au +commencement de sa maladie, ma mère s'entremit de le servir; mais son +mal augmentoit toutes les fois qu'elle approchoit de son lit, ce qu'elle +ayant aperçu, comme elle etoit femme d'esprit, elle dit à ses +domestiques qu'elle et sa fille leur etoient plutôt des sujets +d'empêchemens que necessaires, et partant qu'elle les prioit de leur +procurer des montures pour nous porter et une charrette pour le bagage. +Ils eurent un peu de peine à s'y resoudre; mais le curé survenant et +ayant reconnu que monsieur le baron etoit en rêverie[369], se mit en +devoir d'en chercher. Enfin il trouva ce qui nous etoit necessaire. + +[Note 369: Dans le délire.] + +«Le lendemain nous fîmes charger notre equipage, et après avoir pris +congé des domestiques, et principalement de cet obligeant curé, nous +allâmes coucher à une petite ville de Perigord dont je n'ai pas retenu +le nom; mais je sçais bien que c'etoit celle où l'on alla querir un +chirurgien pour panser ma mère, qui avoit eté blessée quand les gens du +baron de Sigognac nous prirent pour les bohemiens. Nous descendîmes dans +un logis où l'on nous prit aussitôt pour ce que nous etions, car une +chambrière dit assez haut: «Courage! l'on fera la comedie, puisque voici +l'autre partie de la troupe arrivée.» Ce qui nous fit connoître qu'il y +avoit là déjà quelque débris de caravane comique, dont nous fûmes très +aises, parce que nous pourrions faire troupe et ainsi gagner notre vie. +Nous ne nous trompâmes point, car le lendemain (après que nous eûmes +congédié la charrette et les chevaux) deux comediens, qui avoient appris +notre arrivée, nous vinrent voir, et nous apprirent qu'un de leurs +compagnons avec sa femme les avoit quittés, et que, si nous voulions +nous joindre à eux, nous pourrions faire affaires. Ma mère, qui etoit +encore fort belle, accepta l'offre qu'ils nous firent, et l'on fut +d'accord qu'elle auroit les premiers rôles, et l'autre femme qui etoit +restée les seconds, et moi je ferois ce que l'on voudroit, car je +n'avois pas plus de treize ou quatorze ans. + +Nous representâmes environ quinze jours, cette ville-là n'etant pas +capable de nous entretenir davantage de temps. D'ailleurs, ma mère +pressa d'en sortir et de nous eloigner de ce pays-là, de crainte que ce +baron, etant gueri, ne nous cherchât et ne nous fît quelque insulte. +Nous fîmes environ quarante lieues sans nous arrêter, et, à la première +ville où nous representâmes, le maître de la troupe, que l'on appeloit +Bellefleur[370], parla de mariage à ma mère; mais elle le remercia et le +conjura à même temps de ne prendre pas la peine d'être son galant, parce +qu'elle etoit dejà avancée en âge et qu'elle avoit resolu de ne se +remarier jamais. Bellefleur, ayant appris une si ferme resolution, ne +lui en parla plus depuis. + +[Note 370: Les noms de ce genre, tirés du règne végétal, étoient +fort communs parmi les comédiens; on connoît, par exemple, Bellerose et +mademoiselle Bellerose, Floridor, mademoiselle La Fleur, plus tard +Fleuri, sans parler de Des OEillets, etc.] + +«Nous roulâmes trois ou quatre années avec succès. Je devins grande, et +ma mère si valétudinaire qu'elle ne pouvoit plus representer. Comme +j'avois exercé avec la satisfaction des auditeurs et l'approbation de la +troupe, je fus subrôgée en sa place. Bellefleur, qui ne l'avoit pu avoir +en mariage, me demanda à elle pour être sa femme; mais elle ne lui +repondit pas selon son desir, car elle eût bien voulu trouver quelque +occasion pour se retirer à Marseille. Mais etant tombée malade à Troyes +en Champagne, et apprehendant de me laisser seule, elle me communiqua le +dessein de Bellefleur. La necessité presente m'obligea de l'accepter. +D'ailleurs c'etoit un fort honnête homme; il est vrai qu'il eût pu être +mon père. Ma mère eut donc la satisfaction de me voir mariée et de +mourir quelques jours après. J'en fus affligée autant qu'une fille le +peut être; mais comme le temps guérit tout, nous reprîmes notre +exercice, et quelque temps après je devins grosse. Celui de mon +accouchement etant venu, je mis au monde cette fille que vous voyez, +Angelique, qui m'a tant coûté de larmes, et qui m'en fera bien verser, +si je demeure encore quelque temps en ce monde.» + +Comme elle alloit poursuivre, le Destin l'interrompit, lui disant +qu'elle ne pouvoit esperer à l'avenir que toute sorte de satisfaction, +puisqu'un seigneur tel qu'etoit Leandre la vouloit pour femme. L'on dit +en commun proverbe que lupus in fabula[371] (excusez ces trois mots de +latin, assez faciles à entendre); aussi, comme la Caverne alloit achever +son histoire, Leandre entra, et salua tous ceux de la compagnie. Il +etoit vêtu de noir et suivi de trois laquais aussi vêtus de noir, ce qui +donna assez à connoître que son père etoit mort. Le prieur de +Saint-Louis sortit et s'en alla, et je finis ici ce chapitre. + +[Note 371: Proverbe latin, qu'on trouve dans Plaute (Stich. IV, I, +v. 71), Térence (Adelph. IV, I, v. 21), Cicéron (lettres à Attic., I. +XIII, lett. 33), etc. Il s'employoit dans l'origine pour désigner un +interlocuteur qui forçoit les autres à se taire, en survenant dans une +conversation, semblable au loup, qui, selon la croyance des anciens, +rendoit muet l'homme qui le rencontroit d'abord. V. Virg., 9e égl., v. +53: Lupi Moerin videre priores. C'étoit là son sens primitif, mais il +s'étendit peu à peu jusqu'à une signification analogue à celle de notre +proverbe populaire: Quand on parle du loup, etc.] + + + + +CHAPITRE VIII. + +Fin de l'histoire de la Caverne. + +Après que Leandre eut fait toutes les ceremonies de son arrivée, le +Destin lui dit qu'il se falloit consoler de la mort de son père, et se +féliciter des grands biens qu'il lui avoit laissés. Leandre le remercia +du premier, avouant que pour la mort de son père, il y avoit longtemps +qu'il l'attendoit avec impatience[372]. «Toutefois, leur dit-il, il ne +seroit pas seant que je parusse sur le theâtre si tôt et si près de mon +pays natal; il faut donc, s'il vous plaît, que je demeure dans la troupe +sans representer jusqu'à ce que nous soyons eloignés d'ici.» Cette +proposition fut approuvée de tous; en suite de quoi l'Etoile lui dit: +«Monsieur, vous agreerez donc que je vous demande vos titres, et comme +il vous plaît que nous vous appelions à present.» Sur quoi Leandre lui +repondit: «Le titre de mon père etoit le baron de Rochepierre, lequel je +pourrais porter; mais je ne veux point que l'on m'appelle autrement que +Leandre, nom sous lequel j'ai eté si heureux que d'agreer à ma chère +Angelique. C'est donc ce nom-là que je veux porter jusques à la mort, +tant pour cette raison que pour vous faire voir que je veux executer +ponctuellement la resolution que je pris à mon départ et que je +communiquai à tous ceux de la troupe.» En suite de cette declaration, +les embrassades redoublèrent, beaucoup de soupirs furent poussés, +quelques larmes coulèrent des plus beaux yeux, et tous approuvèrent la +resolution de Leandre, lequel, s'etant approché d'Angelique, lui conta +mille douceurs, auxquelles elle repondit avec tant d'esprit que Leandre +en fut d'autant plus confirmé en sa resolution. Je vous aurois +volontiers fait le recit de leur entretien et de la manière qu'il se +passa, mais je ne suis pas amoureux comme ils etoient. + +[Note 372: L'aveu est au moins singulier, et l'auteur le donne comme +une chose toute simple, voulant sans doute par là imiter Scarron, qui, +dans les deux premières parties, mentionne les vices et les actes les +moins excusables de ses personnages, sans avoir l'air de les blâmer, et +se conformer au ton d'un roman comique et réaliste, qui doit prendre les +moeurs telles qu'elles sont, sans vouloir moraliser ni sermonner hors de +propos et à contresens. C'est là une observation qu'on peut faire dans +la plupart des romans comiques et familiers du temps, dont les auteurs, +peu sensibles aux délicatesses du sentiment, semblent en général remplis +d'indulgence pour tout ce qui n'est pas ridicule, mais simplement +malhonnête. C'est ainsi que Sorel, dans Francion (l. VIII), a l'air de +trouver fort joli le bon tour par lequel son héros assoupit un +créancier, puis lui prend ses créances dans sa poche et les brûle; que +Tristan, dans le Page disgracié, laisse en paiement, dans une auberge, +une meute de chiens qui ne lui appartient pas, et traite la chose comme +une simple plaisanterie (ch. 30). Ce caractère se retrouve dans les +pièces de Dancourt et de Regnard, comme dans le Gil-Blas de Le Sage; et, +du reste, il est commun aux romans picaresques et aux comédies de tous +les temps et de tous les pays. Personne n'ignore que le comte de +Grammont, et bien d'autres, trichoient au jeu, sans perdre pour cela +beaucoup de consideration, aux yeux mêmes des plus honnêtes gens (V. +Tallemant, historiette de Beaulieu Picart, au début), et que l'honnête +Gourville, si estimé de ses contemporains, enleva un jour un riche +directeur des postes, pour lui faire racheter sa liberté à beaux deniers +comptants.] + +Leandre leur dit de plus qu'il avoit donné ordre à toutes ses affaires, +qu'il avoit mis des fermiers dans toutes ses terres, et qu'il leur avoit +tait avancer chacun six mois, ce qui pouvoit monter à six mille livres, +qu'il avoit apportées afin que la troupe ne manquât de rien. A ce +discours, grands remerciements. Alors Ragotin (qui n'avoit point paru en +tout ce que nous avons dit en ces deux derniers chapitres) s'avança pour +dire que puisque M. Leandre ne vouloit pas representer en ce pays, qu'on +pouvoit bien lui bailler ses rôles et qu'il s'en acquitteroit comme il +faut. Mais Roquebrune (qui etoit son antipode) dit que cela lui +appartenoit bien mieux qu'à un petit bout de flambeau. Cette epithète +fit rire toute la compagnie; en suite de quoi le Destin dit que l'on y +aviseroit, et qu'en attendant la Caverne pourroit achever son histoire, +et qu'il seroit bon d'envoyer querir le prieur de Saint-Louis, afin +qu'il en ouît la fin comme il avoit fait la suite, et afin que plus +facilement il nous debitât la sienne. Mais la Caverne repondit qu'il +n'etoit pas necessaire, parce qu'en deux mots elle auroit achevé. On lui +donna audience, et elle continua ainsi: + +«Je suis demeurée au temps de mon accouchement d'Angelique; je vous ai +dit aussi que deux comediens nous vinrent trouver pour nous persuader de +faire troupe avec eux; mais je ne vous ai pas dit que c'etoient l'Olive +et un autre qui nous quitta depuis, en la place duquel nous reçûmes +notre poète. Mais me voici au lieu de mes plus sensibles malheurs. Un +jour que nous allions representer la comedie du Menteur, de +l'incomparable M. Corneille, dans une ville de Flandre où nous etions +alors, un laquais d'une dame, qui avoit charge de garder sa chaise, la +quitta pour aller ivrogner, et aussitôt une autre dame prit la place. +Quand celle à qui elle appartenoit vint pour s'y asseoir et la trouva +prise, elle dit civilement à celle qui l'occupoit que c'étoit là sa +chaise et qu'elle la prioit de la lui laisser; l'autre repondit que si +cette chaise etoit sienne qu'elle la pourroit prendre, mais qu'elle ne +bougeroit pas de cette place-là. Les paroles augmentèrent, et des +paroles l'on en vint aux mains. Les dames se tiroient les unes les +autres, ce qui auroit été peu, mais les hommes s'en mêlèrent; les parens +de chaque parti en formèrent un chacun; l'on crioit, l'on se poussoit, +et nous regardions le jeu par les ouvertures des tentes du théâtre. Mon +mari, qui devoit faire le personnage de Dorante, avoit son epée au côté; +quand il en vit une vingtaine de tirées hors du fourreau, il ne +marchanda point, il sauta du theâtre en bas et se jeta dans la mêlée, +ayant aussi l'epée à la main, tâchant d'apaiser le tumulte, quand +quelqu'un de l'un des partis (le prenant sans doute pour être du +contraire au sien) lui porta un grand coup d'epée que mon mari ne put +parer; car s'il s'en fût aperçu, il lui eût bien baillé le change, car +il etoit fort adroit aux armes. Ce coup lui perça le coeur; il tomba, et +tout le monde s'enfuit. Je me jetai en bas du theâtre et m'approchai de +mon mari, que je trouvai sans vie. Angelique (qui pouvoit avoir alors +treize ou quatorze ans) se joignit à moi avec tous ceux de la troupe. +Notre recours fut à verser des larmes, mais inutilement. Je fis enterrer +le corps de mon mari après qu'il eut été visité par la justice, qui me +demanda si je me voulois faire partie, à quoi je repondis que je n'en +avois pas le moyen. Nous sortîmes de la ville, et la necessité nous +contraignit de representer pour gagner notre vie, bien que notre troupe +ne fût guère bonne, le principal acteur nous manquant. D'ailleurs +j'etois si affligée que je n'avois pas le courage d'etudier mes rôles; +mais Angelique, qui se faisoit grande, suppléa à mon defaut. Enfin nous +etions dans une ville de Hollande où vous nous vîntes trouver, vous, +monsieur le Destin, mademoiselle votre soeur et la Rancune; vous vous +offrîtes de representer avec nous, et nous fûmes ravis de vous recevoir +et d'avoir le bonheur de votre compagnie. Le reste de mes aventures a +eté commun entre nous, comme vous ne sçavez que trop, au moins depuis +Tours, où notre portier tua un des fusiliers de l'intendant, jusques en +cette ville d'Alençon.» + +La Caverne finit ainsi son histoire, en versant beaucoup de larmes, ce +que fit l'Etoile en l'embrassant et la consolant du mieux qu'elle put de +ces malheurs, qui veritablement n'etoient pas mediocres; mais elle lui +dit qu'elle avoit sujet de se consoler, attendu l'alliance de Leandre. +La Caverne sanglotoit si fort qu'elle ne put lui repartir, non plus que +moi continuer ce chapitre. + + + + +CHAPITRE IX. + +La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile, et l'arrivée d'un +carrosse plein de noblesse, et autres aventures de Ragotin. + +La comedie alloit toujours avant, et l'on representoit tous les jours +avec grande satisfaction de l'auditoire, qui etoit toujours beau et fort +nombreux; il n'y arrivoit aucun desordre, parce que Ragotin tenoit son +rang derrière la scène, lequel n'etoit pourtant pas content de ce qu'on +ne lui donnoit point de rôle, et dont il grondoit souvent; mais on lui +donnoit esperance que, quand il seroit temps, on le feroit representer. +Il s'en plaignoit presque tous les jours à la Rancune, en qui il avoit +une grande confiance, quoique ce fût le plus mefiable de tous les +hommes. Mais comme il l'en pressoit une fois extraordinairement, la +Rancune lui dit: «Monsieur Ragotin, ne vous ennuyez pas encore, car +apprenez qu'il y a grande différence du barreau au theâtre: si l'on n'y +est bien hardi, l'on s'interrompt facilement; et puis la declamation des +vers est plus difficile que vous ne pensez. Il faut observer la +ponctuation des periodes et ne pas faire paroître que ce soit de la +poésie, mais les prononcer comme si c'etoit de la prose; et il ne faut +pas les chanter ni s'arrêter à la moitié ni à la fin des vers, comme +fait le vulgaire, ce qui a très mauvaise grâce; et il y faut être bien +assuré; en un mot, il les faut animer par l'action[373]. Croyez-moi +donc, attendez encore quelque temps, et, pour vous accoutumer au +theâtre, representez sous le masque à la farce: vous y pourrez faire le +second zani[374]. Nous avons un habit qui vous sera propre (c'etoit +celui d'un petit garçon qui faisoit quelquefois ce personnage-là, et que +l'on appeloit Godenot); il en faut parler à M. le Destin et à +mademoiselle de l'Etoile»; ce qu'ils firent le jour même, et fut arrêté +que le lendemain Ragotin feroit ce personnage-là. Il fut instruit par la +Rancune (qui, comme vous avez vu au premier tome de ce roman, +s'enfarinoit à la farce) de ce qu'il devoit dire. + +[Note 373: Voilà des préceptes aussi sensés que ceux que donne +Hamlet aux comédiens. La Rancune recommande la déclamation telle qu'elle +a prévalu aujourd'hui, et non telle qu'elle régnoit encore au +commencement de ce siècle, avec Talma, sur notre théâtre. Molière fait à +peu près les mêmes recommandations dans l'Impromptu de Versailles, en se +moquant de la manière ampoulée de l'acteur Montfleury (I, 1), et dans +les Préc. rid. (X). «Les autres (comédiens), dit Mascarille, sont des +ignorants, qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire +ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit.» Cervantes, dans une de +ses comédies (Pedro de Urdemalas, jorn. 3), met en scène un directeur et +un comédien qui veut être engagé, et il fait répondre par celui-ci aux +interrogations de l'autre qu'un bon acteur ne doit pas déclamer. Rojas +nous apprend que les comédiens espagnols de cette époque déclamoient +jusque dans la conversation familière. Les acteurs qui jouoient les +pièces de Montchrestien, de Garnier, de Hardy, de Mairet, etc., avoient +besoin d'une déclamation emphatique pour faire valoir leurs médiocres +pièces et en racheter les défauts: ce ne fut guère qu'à partir de +Corneille qu'on commença à raisonner un rôle et à le jouer avec naturel +et vérité. V. Grimarest, Vie de Mol.] + +[Note 374: Le rôle de zani,--mot qui en italien veut dire +bouffon,--étoit celui d'un intrigant spirituel, d'un fourbe tantôt valet +et tantôt aventurier, d'un Scapin, en un mot. C'étoit un des types de la +comédie italienne. Trivelin et Briguelle remplirent successivement, au +XVIIe siècle, le rôle du primo zani dans la troupe du Petit-Bourbon; +celui du second zani étoit rempli par des acteurs moins célèbres. On +disoit quelquefois faire le zani, pour faire le bouffon.] + +Le sujet de celle qu'ils jouèrent fut une intrigue amoureuse que la +Rancune demêloit en faveur du Destin. Comme il se preparoit à exécuter +ce négoce, Ragotin parut sur la scène, auquel la Rancune demanda en ces +termes: «Petit garçon, mon petit Godenot, où vas-tu si empressé?» Puis +s'adressant à la compagnie (après lui avoir passé la main sous le menton +et trouvé sa barbe): «Messieurs, j'avois toujours cru que ce que dit +Ovide de la métamorphose des fourmis en pygmées[375] (auxquels les grues +font la guerre) etoit une fable; mais à present je change de sentiment, +car sans doute en voici un de la race, ou bien ce petit homme, +ressuscité, pour lequel l'on a fait (il y a environ sept ou huit cents +ans) une chanson que je suis resolu de vous dire; ecoutez bien: + +CHANSON. + + Mon pere m'a donné mari. + Qu'est-ce que d'un homme si petit? + Il n'est pas plus grand qu'un fourmi. + Hé! qu'est ce? qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ce? + + Qu'est-ce que d'un homme, + S'il n'est, s'il n'est homme? + Qu'est-ce que d'un homme si petit[376]? + +[Note 375: L. VII, fable 25, des Métamorphoses.] + +A chaque vers la Rancune tournoit et retournoit le pauvre Ragotin et +faisoit des postures qui faisoient bien rire la compagnie. L'on n'a pas +mis le reste de la chanson, comme chose superflue à notre roman. + +[Note 376: Cette chanson, effectivement fort ancienne dans les +provinces, faisoit partie d'une série de chants satiriques dirigés +contre les maris, et qui étoient chantés les jours de noces. Les +variations sur ce thème sont fort nombreuses; on peut en voir une plus +longue dans la Comédie des chansons, III, 1. Elle s'est perpétuée, à peu +près telle que la cite l'auteur, jusqu'à nos jours; les petites filles, +en dansant aux Tuileries ou dans le jardin du Palais-Royal, chantent +encore la ronde suivante, qui n'est qu'une variante brodée sur le texte +original: + + Mon père m'a donné un mari. + Mon Dieu! quel homme! + Quel petit homme! + Mon père m'a donné un mari; + Mon Dieu! quel homme! qu'il est petit! + + D'une feuille on fit son habit. + Mon Dieu! etc.] + +Après que la Rancune eut achevé sa chanson, il montra Ragotin et dit: +«Le voici ressuscité», et en disant cela il denoua le cordon avec lequel +son masque etoit attaché, de sorte qu'il parut à visage decouvert, non +pas sans rougir de honte et de colère tout ensemble. Il fit pourtant de +necessité vertu, et pour se venger il dit à la Rancune qu'il etoit un +franc ignorant d'avoir terminé tous les vers de sa chanson en i, comme +cribli, trouvi, etc., et que c'etoit très mal parlé, qu'il falloit dire +trouva ou trouvai. Mais la Rancune lui repartit: «C'est vous, Monsieur, +qui êtes un grand ignorant, pour un petit homme, car vous n'avez pas +compris ce que j'ai dit, que c'etoit une chanson si vieille que, si l'on +faisoit un rôle de toutes les chansons que l'on a faites en France +depuis que l'on y fait des chansons, ma chanson seroit en chef. +D'ailleurs ne voyez-vous pas que c'est l'idiome de cette province de +Normandie où cette chanson a eté faite, et qui n'est pas si mal à propos +comme vous vous imaginez? Car, puisque, selon ce fameux Savoyard M. de +Vaugelas, qui a reformé la langue française, l'on ne sauroit donner de +raison pourquoi l'on prononce certains termes, et qu'il n'y a que +l'usage qui les fait approuver[377], ceux du temps que l'on fit cette +chanson etoient en usage; et, comme ce qui est le plus ancien est +toujours le meilleur, ma chanson doit passer, puisqu'elle est la plus +ancienne. Je vous demande, Monsieur Ragotin, pourquoi est-ce que, +puisque l'on dit de quelqu'un «il monta à cheval et il entra en sa +maison», que l'on ne dit pas il descenda et il sorta, mais il descendit +et il sortit? Il s'ensuit donc que l'on peut dire il entrit et il +montit, et ainsi de tous les termes semblables. Or, puisqu'il n'y a que +l'usage qui leur donne le cours, c'est aussi l'usage qui fait passer ma +chanson.» + +[Note 377: Vaugelas, ce Savoyard (il étoit né à Bourg-en-Bresse, +appartenant, avant 1600, à la Savoie) qui réforma la langue françoise, +comme le dit l'auteur, non sans qu'il y ait, ce semble, une nuance +d'ironie dans ce rapprochement (ironie qui, du reste, ne prouveroit +rien, car la Savoie a produit plusieurs autres écrivains,--dont +quelques-uns comptent parmi les premiers de notre langue, par exemple +saint François de Sales, Saint-Réal, Ducis, Michaud et les frères de +Maistre), préconise partout, et même à satiété, la toute-puissance et +les droits de l'usage, dans ses Remarques sur la langue françoise. Il +lui arrive continuellement de parler comme il fait dans les lignes +suivantes, après avoir cité des locutions qui semblent fautives et sont +pourtant reçues: «On pourroit en rendre quelque raison, mais il seroit +superflu, puisqu'il est constant que l'usage fait parler ainsi, et qu'il +fait plusieurs choses sans raison et même contre la raison, auxquelles +néanmoins il faut obéir en matière de langage.» Du reste, les remarques +de la Rancune présentent, sous une forme plaisante, une critique +sérieuse.] + +Comme Ragotin vouloit repartir, le Destin entra sur la scène, se +plaignant de la longueur de son valet la Rancune, et, l'ayant trouvé en +differend avec Ragotin, il leur demanda le sujet de leur dispute, qu'il +ne put jamais apprendre: car ils se mirent à parler tous à la fois, et +si haut qu'il s'impatienta et poussa Ragotin contre la Rancune, qui le +lui renvoya de même, en telle sorte qu'ils le ballotèrent longtemps d'un +bout du theâtre à l'autre, jusqu'à ce que Ragotin tomba sur les mains et +marcha ainsi jusques aux tentes du theâtre, sous lesquelles il passa. +Tous les auditeurs se levèrent pour voir cette badinerie, et sortirent +de leurs places, protestant aux comediens que cette saillie valoit mieux +que leur farce, qu'aussi bien ils n'auroient pu achever, car les +demoiselles et les autres acteurs, qui regardoient par les ouvertures +des tentes du theâtre, rioient si fort qu'il leur eût eté impossible. + +Nonobstant cette boutade, Ragotin persécutoit sans cesse la Rancune de +le mettre aux bonnes grâces de l'Etoile, et pour ce sujet il lui donnoit +souvent des repas, ce qui ne deplaisoit pas à la Rancune, qui tenoit +toujours le bec en l'eau au petit homme; mais, comme il etoit frappé +d'un même trait, il n'osoit parler à cette belle ni pour lui ni pour +Ragotin, lequel le pressa une fois si fort qu'il fut obligé de lui dire: +«Monsieur Ragotin, cette Etoile est sans doute de la nature de celles du +ciel que les astrologues appellent errantes: car, aussitôt que je lui +ouvre le discours de votre passion, elle me laisse sans me repondre; +mais comment me repondroit-elle, puisqu'elle ne m'ecoute pas? Mais je +crois avoir decouvert le sujet qui la rend de si difficile abord; ceci +vous surprendra sans doute, mais il faut être preparé à tout evenement. +Ce monsieur le Destin, qu'elle appelle son frère, ne lui est rien moins +que cela; je les surpris il y a quelques jours se faisant des caresses +fort éloignées d'un frère et d'une soeur, ce qui m'a depuis fait +conjecturer que c'etoit plutôt son galant; et je suis le plus trompé du +monde si, quand Leandre et Angelique se marieront, ils n'en font de +même. Sans cela, elle seroit bien degoûtée de mepriser votre recherche, +vous qui êtes un homme de qualité et de merite, sans compter la bonne +mine. Je vous dis ceci afin que vous tâchiez à chasser de votre coeur +cette passion, puisqu'elle ne peut servir qu'à vous tourmenter comme un +damné.» Le petit poète et avocat fut si assommé de ce discours qu'il +quitta la Rancune en branlant la tête et en disant sept ou huit fois, à +son ordinaire: «Serviteur, serviteur, etc.» + +Ensuite Ragotin s'avisa d'aller faire un voyage à Beaumont-le-Vicomte, +petite ville distante d'environ cinq lieues d'Alençon, et où l'on tient +un beau marché tous les lundis de chaque semaine; il voulut choisir ce +jour-là pour y aller, ce qu'il fit sçavoir à tous ceux de la troupe, +leur disant que c'etoit pour retirer quelque somme d'argent qu'un des +marchands de cette ville-là lui devoit, ce que tous trouvèrent bon, +«Mais, lui dit la Rancune, comment pensez-vous faire? car votre cheval +est encloué, il ne pourra pas vous porter.--Il n'importe (dit Ragotin); +j'en prendrai un de louage, et si je n'en puis trouver j'irai bien à +pied, il n'y a pas si loin; je profiterai de la compagnie de quelqu'un +des marchands de cette ville, qui y vont presque tous de la sorte.» Il +en chercha un partout sans en pouvoir trouver; ce qui l'obligea à +demander à un marchand de toiles, voisin de leur logis, s'il iroit lundi +prochain au marché à Beaumont; et, ayant appris que c'etoit sa +resolution, il le pria d'agréer qu'il l'accompagnât, ce que le marchand +accepta, à condition qu'ils partiroient aussitôt que la lune seroit +levée, qui etoit environ une heure après minuit, ce qui fut executé. + +Or, un peu devant qu'ils se missent en chemin, il etoit parti un pauvre +cloutier, lequel avoit accoutumé de suivre les marchés pour debiter ses +clous et des fers de cheval, quand il les avoit faits, et qu'il portoit +sur son dos dans une besace. Ce cloutier etant en chemin, et n'entendant +ni ne voyant personne devant ni derrière lui, jugea qu'il etoit encore +trop tôt pour partir. D'ailleurs une certaine frayeur le saisit quand il +pensa qu'il lui falloit passer tout proche des fourches patibulaires, où +il y avoit alors un grand nombre de pendus[378]; ce qui l'obligea à +s'écarter un peu du chemin et se coucher sur une petite motte de terre, +où etoit une haie, en attendant que quelqu'un passât, et où il +s'endormit. Quelque peu de temps après, le marchand et Ragotin +passèrent; il alloient au petit pas et ne disoient mot, car Ragotin +revoit au discours que lui avoit fait la Rancune. Comme ils furent +proche du gibet, Ragotin dit qu'il falloit compter les pendus; à quoi le +marchand s'accorda par complaisance. Ils avancèrent jusqu'au milieu des +piliers pour compter, et aussitôt ils aperçurent qu'il en etoit tombé un +qui etoit fort sec. Ragotin, qui avoit toujours des pensées dignes de +son bel esprit, dit au marchand qu'il lui aidât à le relever, et qu'il +le vouloit appuyer tout droit contre un des piliers, ce qu'ils firent +facilement avec un bâton: car, comme j'ai dit, il etoit roide et fort +sec; et, après avoir vu qu'il y en avoit quatorze de pendus, sans celui +qu'ils avoient relevé, ils continuèrent leur chemin. Ils n'avoient pas +fait vingt pas quand Ragotin arrêta le marchand pour lui dire qu'il +falloit appeler ce mort, pour voir s'il voudroit venir avec eux, et se +mit à crier bien fort: «Holà ho! veux-tu venir avec nous?» Le cloutier, +qui ne dormoit pas ferme, se leva aussitôt de son poste, et, en se +levant, cria aussi bien fort: «J'y vais, j'y vais, attendez-moi», et se +mit à les suivre. Alors le marchand et Ragotin, croyant que ce fût +effectivement le pendu, se mirent à courir bien fort; et le cloutier se +mit aussi à courir, en criant toujours plus fort: «Attendez-moi!» Et, +comme il couroit, les fers et les clous qu'il portoit faisoient un grand +bruit, ce qui redoubla la peur de Ragotin et du marchand: car ils +crurent pour lors que c'etoit véritablement le mort qu'ils avoient +relevé, ou l'ombre de quelque autre, qui traînoit des chaînes (car le +vulgaire croit qu'il n'apparoît jamais de spectre qui n'en traîne après +soi); ce qui les mit en état de ne plus fuir, un tremblement les ayant +saisis, en telle sorte que, leurs jambes ne les pouvant plus soutenir, +ils furent contraints de se coucher par terre, où le cloutier les +trouva, et qui fit deloger la peur de leur coeur par un bonjour qu'il +leur donna, ajoutant qu'ils l'avoient bien fait courir. Ils eurent de la +peine à se rassurer; mais, après avoir reconnu le cloutier, ils se +levèrent et continuèrent heureusement leur chemin jusqu'à Beaumont, où +Ragotin fit ce qu'il y avoit à faire, et le lendemain s'en retourna à +Alençon. Il trouva tous ceux de la troupe qui sortoient de table, +auxquels il raconta son aventure, qui les pensa faire mourir de rire. +Les demoiselles en faisoient de si grands eclats qu'on les entendoit de +l'autre bout de la rue, et qui furent interrompus par l'arrivée d'un +carrosse rempli de noblesse campagnarde. C'etoit un gentilhomme qu'on +appeloit M. de la Fresnaye. Il marioit sa fille unique, et il venoit +prier les comediens de representer chez lui le jour de ses noces. Cette +fille, qui n'etoit pas des plus spirituelles du monde, leur dit qu'elle +desiroit que l'on jouât la Silvie de Mairet. Les comediennes se +contraignirent beaucoup pour ne rire pas, et lui dirent qu'il falloit +donc leur en procurer une, car ils ne l'avoient plus[379]. La demoiselle +repondit qu'elle leur en bailleroit une, ajoutant qu'elle avoit toutes +les Pastorales: celles de Racan, la Belle Pêcheuse, le Contraire en +Amour, Ploncidon, le Mercier[380], et un grand nombre d'autres dont je +n'ai pas retenu les titres. «Car, disoit-elle, cela est propre à ceux +qui, comme nous, demeurent dans des maisons aux champs; et d'ailleurs +les habits ne coûtent guère: il ne se faut point mettre en peine d'en +avoir de somptueux, comme quand il faut representer la mort de Pompée, +le Cinna, Heraclius ou la Rodogune. Et puis les vers des Pastorales ne +sont pas si ampoulés comme ceux des poèmes graves; et ce genre pastoral +est plus conforme à la simplicité de nos premiers parents, qui n'etoient +habillés que de feuilles de figuier, même après leur peché[381]». Son +père et sa mère ecoutoient ce discours avec admiration, s'imaginant que +les plus excellents orateurs du royaume n'auroient sçu debiter de si +riches pensées, ni en termes si relevés. + +[Note 378: On laissoit les pendus accrochés en permanence aux +fourches patibulaires. Cet usage donna lieu à une anecdote assez +plaisante, racontée par Tallemant: «Les habitants de Saint-Maixent, en +Poitou, quand le feu roi y passa, dit-il, mirent une belle chemise +blanche à un pendu qui etoit à leurs justices, à cause que c'etoit sur +le chemin.» (Histor., naïvet. et bons mots, t. 10, p. 186.)] + +[Note 379: La Silvie, tragi-comédie pastorale (1621). Il y avoit +longtemps que Mairet et ses oeuvres, en particulier la Silvie, qui +pourtant avoit eu un succès extraordinaire et qui avoit été «tant +récitée, dit Fontenelle dans l'Histoire du théâtre françois, par nos +pères et nos mères à la bavette», étoient privés des honneurs du +théâtre; la demande de cette fille sentoit sa provinciale arriérée, ce +qui fait rire les comédiennes. On a pu voir, par divers endroits du +Roman comique, que même les acteurs de province étoient au courant des +oeuvres du jour, puisque Scarron leur fait jouer Nicomède, qui étoit de +1652, et Don Japhet, de 1653; on peut remarquer, en outre, que Corneille +fait presqu'à lui seul les frais de leurs représentations en dehors de +la farce: car ils donnent successivement ou ils parlent de donner le +Menteur, Pompée, Nicomède, Andromède, et les pièces que cite la +demoiselle, un peu plus loin, sont toutes des pièces de Corneille.] + +[Note 380: Les Bergeries de Racan (1625). Quant aux quatre autres +pastorales dont les noms suivent, il n'en est que deux dont, après les +plus minutieuses et les plus longues recherches dans les répertoires les +plus complets, j'aie retrouvé les titres, ou à peu près. Le Mercier est +évidemment le Mercier inventif, pastorale en 5 actes, en vers, publiée à +Troyes, chez Oudot (1632, in-12), pièce bizarre et fort libre. Le +Contraire en amour ne peut être que les Amours contraires de du Ryer, +pastorale en 3 actes, en vers (1610), à moins que ce ne soit Philine, ou +l'Amour contraire, autre pastorale de la Morelle (5 a., vers 1630). Je +n'ai pu trouver la moindre trace de Ploncidon, non plus que de la Belle +pêcheuse (il y a la Belle plaideuse, tragic. de Boisrobert; les Pêcheurs +illustres, de Marcassus, et autres pièces dont le titre se rapproche +plus ou moins de celui que donne notre auteur, mais pas de Belle +pêcheuse). Du reste, la façon dont sont tronqués ou dénaturés les deux +autres titres indique assez que l'auteur les a donnés à peu près, sans +vérifier, et qu'il a bien pu dénaturer ceux-ci de même; peut-être a-t-il +désigné les pièces par le nom d'un de leurs principaux personnages, ou +par toute autre circonstance qui lui revenoit à l'esprit.] + +[Note 381: Il est à croire que nos vieux auteurs dramatiques, Hardy, +Racan, Mairet, etc., partageoient l'opinion de mademoiselle de la +Fresnaye, car les pastorales abondent au théâtre à la fin du XVIe et au +commencement du XVIIe siècle, où l'Astrée, si souvent mis à contribution +pour la scène, leur avoit donné une vogue extraordinaire. Mais elles +finirent par se perdre dans la tragédie ou la comédie, dont elles +n'etoient pas séparées par des frontières assez nettement tranchées. En +outre, le ridicule les tua. On peut voir, dans le Berger extravagant de +Sorel (1627), et dans la pastorale burlesque qu'en a extraite Thomas +Corneille, combien ce genre étoit venu à être décrié par ses fadeurs et +son absence de toute vérité. Dès lors la pastorale mourut, pour renaître +un peu plus tard, mais en dehors du théâtre, avec Segrais et madame +Deshoulières; néanmoins Molière, qui a recueilli, sans en négliger +aucune, toutes les traditions théâtrales, a fait quelques pastorales, +qui sont loin d'être des chefs-d'oeuvre.] + +Les comediens demandèrent du temps pour se preparer, et on leur donna +huit jours. La compagnie s'en alla après avoir dîné, quand le prieur de +Saint-Louis entra. L'Etoile lui dit qu'il avoit bien fait de venir, car +il avoit ôté la peine à l'Olive de l'aller querir, pour s'acquitter de +sa promesse, à quoi il ne lui falloit guère de persuasion, puisqu'il +venoit pour ce sujet. Les comediennes s'assirent sur un lit et les +comediens dans des chaises. L'on ferma la porte, avec commandement au +portier de dire qu'il n'y avoit personne, s'il fût survenu quelqu'un. +L'on fit silence, et le prieur debuta comme vous allez voir au suivant +chapitre, si vous prenez la peine de le lire. + + + + +CHAPITRE X. + +Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée de M. de Verville. + +Le commencement de cette histoire ne peut vous être qu'ennuyeux, +puisqu'il est genealogique; mais cet exorde est, ce me semble, +necessaire pour une plus parfaite intelligence de ce que vous y +entendrez. Je ne veux point deguiser ma condition, puisque je suis dans +ma patrie; peut-être qu'ailleurs j'aurois pu passer pour autre que je ne +suis, bien que je ne l'aie jamais fait. J'ai toujours été fort sincère +en ce point-là. Je suis donc natif de cette ville: les femmes de mes +deux grands-pères etoient demoiselles, et il y avoit du de à leur +surnom. Mais, comme vous sçavez que les fils aînés emportent presque +tout le bien et qu'il en reste fort peu pour les autres garçons et pour +les filles (suivant l'ordre du Coutumier[382] de cette province), on les +loge comme l'on peut, ou en les mettant en l'ordre ecclesiastique ou +religieux, ou en les mariant à des personnes de moindre condition, +pourvu qu'ils soient honnêtes gens et qu'ils aient du bien, suivant le +proverbe qui court en ce pays: «Plus de profit et moins d'honneur», +proverbe qui depuis longtemps a passé les limites de cette province et +s'est repandu par tout le royaume[383]. Aussi mes grand'mères furent +mariées à de riches marchands, l'un de draps de laine et l'autre de +toiles. Le père de mon père avoit quatre fils, dont mon père n'etoit pas +l'aîné. Celui de ma mère avoit deux fils et deux filles, dont elle en +etoit une. Elle fut mariée au second fils de ce marchand drapier, lequel +avoit quitté le commerce pour s'adonner à la chicane: ce qui est cause +que je n'ai pas eu tant de bien que j'eusse pu avoir. Mon père, qui +avoit beaucoup gagné au commerce et qui avoit epousé en premières noces +une femme fort riche qui mourut sans enfans, etoit dejà fort avancé en +âge quand il epousa ma mère, qui consentit à ce mariage plutôt par +obeissance que par inclination: aussi il y avoit plutôt de l'aversion de +son côté que de l'amour; ce qui fut sans doute la cause qu'ils +demeurèrent treize ans mariés et quasi hors d'esperance d'avoir des +enfans; mais enfin ma mère devint enceinte. Quand le terme fut venu de +produire son fruit, ce fut avec une peine extrême, car elle demeura +quatre jours au mal de l'enfantement; à la fin elle accoucha de moi sur +le soir du quatrième jour. Mon père, qui avoit eté occupé pendant ce +temps-là à faire condamner un homme à être pendu (parce qu'il avoit tué +un sien frère) et quatorze faux temoins au fouet[384], fut ravi de joie +quand les femmes qu'il avoit laissées dans sa maison pour secourir ma +mère le félicitèrent de la naissance de son fils. Il les regala du mieux +qu'il put, et en enivra quelques-unes, auxquelles il fit boire du vin +blanc en guise de cidre poiré: lui-même me l'a raconté plusieurs fois. + +[Note 382: Le Coutumier étoit le recueil des coutumes et usages qui +régissoient une contrée; on appeloit pays coutumier celui où la coutume +avoit force de loi, par opposition au pays de droit écrit, qui étoit +soumis au droit romain.] + +[Note 383: Ces mésalliances intéressées étoient, en effet, fort +communes. Si George Dandin avoit épousé mademoiselle de Sotenville pour +son titre, celle-ci l'avoit épousé pour son argent. Les filles des +partisans et financiers, par exemple, étoient fort recherchées, même par +les plus hauts personnages; ainsi, celle de la Raillière, dont il est +question dans le Roman comique, épousa le comte de Saint-Aignan, de la +maison d'Amboise; celle de Feydeau épousa le comte de Lude, gouverneur +de Gaston, duc d'Orléans. Mademoiselle de Chemeraut se maria au fils +d'un paysan enrichi qui avoit quatre millions. «Le bien est depuis +longtemps ce que l'on considère le plus en fait de mariage», dit plus +loin l'auteur de cette 3e partie. + +Mademoiselle de Gournay, dans son Traité de la néantise de la commune +vaillance de ce temps et du peu de prix de la qualité de la noblesse, +écrit: «Ceux mesmes de qui la noblesse est franche à leur mode du costé +des pères sont presque tous meslez à ceste condition citoyenne qu'ils +appellent roturière, par les mères, femmes ou maris d'eux, ou leurs +proches, ou sont... prêts de s'y mesler, rebuttans fort et ferme les +alliances de leur ordre, si les richesses y sont plus courtes de dix +escus... Et faut noter en passant que bien souvent ils désirent en vain +ces affinitez, estans eux-mesmes fort peu desirez par elles.»] + +[Note 384: On employoit souvent le fouet dans la pénalité de +l'ancienne jurisprudence; ce n'est qu'à partir de 1789 que ce genre de +châtiment a été légalement aboli. Le faux témoignage n'étoit pas +toujours puni du fouet, mais tantôt par la loi du talion, tantôt par des +peines arbitraires qui allèrent plus d'une fois jusqu'à la mort.] + +Je fus baptisé deux jours après ma naissance; le nom que l'on m'imposa +ne fait rien à mon histoire. J'eus pour parrain un seigneur de place +fort riche, dont mon père etoit voisin, lequel ayant appris de madame sa +femme la grossesse de ma mère, après un si long temps de mariage, comme +j'ai dit, il lui demanda son fruit pour le presenter au baptême: ce qui +lui fut accordé fort agreablement. Comme ma mère n'avoit que moi, elle +m'eleva avec grand soin, et un peu trop delicatement pour un enfant de +ma condition. Quand je fus un peu grand, je fis paroître que je ne +serois pas sot, ce qui me fit aimer de tous ceux de qui j'etois connu, +et principalement de mon parrain, lequel n'avoit qu'une fille unique +mariée à un gentilhomme parent de ma mère. Elle avoit deux fils, un plus +âgé d'un an que moi, et l'autre moins âgé d'un an, mais qui etoient +aussi brutaux que je faisois paroître d'esprit; ce qui obligeoit mon +parrain à m'envoyer querir quand il avoit quelque illustre compagnie, +car c'etoit un homme splendide et qui traitoit tous les princes et +grands seigneurs qui passoient par cette ville. Il me faisoit chanter, +danser et caqueter pour les divertir, et j'etois toujours assez bien +vêtu pour avoir entrée partout. J'aurois fait fortune avec lui, si la +mort ne me l'eût ravi trop tôt, à un voyage qu'il fit à Paris. Je ne +ressentis point alors cette mort comme j'ai fait depuis. Ma mère me fit +etudier, et je profitois beaucoup; mais, quand elle aperçut que j'avois +de l'inclination à être d'église, elle me retira du collège et me jeta +dans le monde, où je pensai me perdre, nonobstant le voeu qu'elle avoit +fait à Dieu de lui consacrer le fruit qu'elle produiroit s'il lui +accordoit la prière qu'elle lui faisoit de lui en donner. Elle etoit +tout au contraire des autres mères, qui ôtent à leurs enfans les moyens +de se debaucher: car elle me bailloit (tous les dimanches et fêtes) de +l'argent pour jouer et aller au cabaret. Neanmoins, comme j'avois le +naturel bon, je ne faisois point d'excès, et tout se terrminoit à me +rejouir avec mes voisins. J'avois fait grande amitié avec un jeune +garçon âgé de quelques années plus que moi, fils d'un officier de la +reine mère du roi Louis treizième, de glorieuse memoire, lequel avoit +aussi deux filles. Il faisoit sa residence dans une maison située dans +ce beau parc, lequel (comme vous pouvez sçavoir) a eté autrefois le lieu +de delices des anciens ducs d'Alençon. Cette maison lui avoit eté +donnée, avec un grand enclos, par la reine sa maîtresse, qui jouissoit +alors en apanage de ce duché. Nous passions agreablement le temps dans +ce parc, mais comme des enfans, sans penser à ce qui arriva depuis. Cet +officier de la reine, que l'on appeloit M. du Fresne, avoit un frère +aussi officier dans la maison du roi, lequel lui demanda son fils, ce +que du Fresne n'osa refuser. Devant que de partir pour la cour il me +vint dire adieu, et j'avoue que ce fut la première douleur que je +ressentis en ma vie. Nous pleurâmes bien fort en nous separant; mais je +pleurai bien davantage quand, trois mois après son depart, sa mère +m'apprit la nouvelle de sa mort. Je ressentis cette affliction autant +que j'en etois capable, et je m'en allai le pleurer avec ses soeurs, qui +en étoient sensiblement touchées. Mais, comme le temps modère tout, +quand ce triste souvenir fut un peu passé, mademoiselle du Fresne vint +un jour prier ma mère d'agréer que j'allasse donner quelques exemples +d'ecriture à sa jeune fille, que l'on appeloit mademoiselle du Lys, pour +la discerner de son aînée, qui portoit le nom de la maison. «D'autant, +lui dit-elle, que l'ecrivain qui l'enseignoit s'en est allé»; ajoutant +qu'il y en avoit beaucoup d'autres, mais qu'ils ne vouloient pas aller +montrer en ville, et que sa fille n'etoit pas de condition à rouler les +ecoles. Elle s'excusa fort de cette liberté; mais elle dit qu'avec les +amis l'on en use facilement. Elle ajouta que cela pourroit se terminer à +quelque chose de plus important, sous-entendant notre mariage, qu'elles +conclurent depuis secretement entre elles. Ma mère ne m'eut pas plutôt +proposé cet emploi que l'après-dînée j'y allai, ressentant dejà quelque +secrète cause qui me faisoit agir, sans y faire pourtant guère de +reflexion. Mais je n'eus pas demeuré huit jours en la pratique de cet +exercice que la du Lys, qui etoit la plus jolie des deux filles, se +rendit fort familière avec moi, et souvent par raillerie m'appeloit mon +petit maître. Ce fut pour lors que je commençai à ressentir quelque +chose dans mon coeur, qu'il avoit ignoré jusque alors, et il en fut de +même de la du Lys. Nous etions inséparables, et nous n'avions point de +plus grande satisfaction que quand on nous laissoit seuls, ce qui +arrivoit assez souvent. Ce commerce dura environ six mois, sans que nous +nous parlassions de ce qui nous possedoit; mais nos yeux en disoient +assez. Je voulus un jour essayer à faire des vers à sa louange, pour +voir si elle les recevroit agreablement; mais, comme je n'en avois point +encore composé, je ne pus pas y reussir. Je commençois à lire les bons +romans et les bons poètes, ayant laissé les Melusines,[385] +Robert-le-Diable, les Quatre fils Aymon, la Belle Maguelonne, Jean de +Paris, etc., qui sont les romans des enfans. Or, en lisant les oeuvres +de Marot, j'y trouvai un triolet qui convenoit merveilleusement bien à +mon dessein. Je le transcrivis mot à mot. Voici comme il y avoit: + + Votre bouche petite et belle, + Est si agréable entretien, + Qui parfois son maître m'appelle, + Et l'alliance j'en retiens: + Car ce m'est honneur et grand bien; + Mais, quand vous me prîtes pour maître, + Que ne disiez-vous aussi bien: + Votre maîtresse je veux être.[386] + +[Note 385: Le roman de Mélusine (vers 1478) a pour auteur Jean +d'Arras (Voy. édit. Jannet). On lit: les Mélusines, parce que les +diverses éditions de ce roman célèbre diffèrent considérablement entre +elles. La Vie du terrible Robert le Diable, qui est aujourd'hui encore +un des livres les plus populaires de la bibliothèque du colportage, +remonte à la fin du XVe siècle (1496). Les Quatre fils Aymon ont pour +auteur Huon de Villeneuve: c'est une espèce d'épopée de la Table ronde. +L'Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, dont +l'auteur est inconnu, et la 1re édition sans date, mais à peu près de +1490, a de l'intérêt dans sa naïveté: il en existe, dit-on, divers +manuscrits antérieurs à cette époque, en vers et prose. Quant à Jean de +Paris, c'est un roman plein de verve gauloise et de patriotisme +narquois, qui remonte aux premières années du XVIe siècle, et dont +l'auteur est inconnu. (Voy. édit. Jannet.)] + +[Note 386: Ces vers, dans Marot, sont adressés à Jeanne d'Albret, +princesse de Navarre, son amie et son disciple en poésie (éd. Rapilly, +t. 2, p. 484). La pièce est rangée parmi les épigrammes. Je ne sais +pourquoi l'auteur donne ce nom à cette petite pièce, sinon peut-être +parce qu'elle est composée de huit vers. On sait aussi que Boileau dit +de Marot qu'il tourna des triolets, quoiqu'il n'y en ait pas un seul +dans ses oeuvres. Mais ce mot de triolet se prenoit quelquefois dans des +sens très étendus; ainsi, je trouve dans les pièces manuscrites de Fr. +Colletet: Athanatus converti, triolet tragi-grotesque, ou Fantaisie +récréative pour servir d'entr'acte à la tragédie du Triomphe de Clovis.] + +Je lui donnai ces vers, qu'elle lut avec joie, comme je connus sur son +visage; après quoi elle les mit dans son sein, d'où elle les laissa +tomber un moment après, et qui furent relevés par sa soeur aînée sans +qu'elle s'en aperçût, et dont elle fut avertie par un petit laquais. +Elle les lui demanda, et, voyant qu'elle faisoit quelque difficulté de +les lui rendre, elle se mit furieusement en colère et s'en plaignit à sa +mère, qui commanda à sa fille de les lui bailler, ce qu'elle fit. Ce +procedé me donna de bonnes esperances, quoique ma condition me rebutât. + +Or, pendant que nous passions ainsi agreablement le temps, mon père et +ma mère, qui etoient fort avancés en âge, deliberèrent de me marier, et +ils m'en firent un jour la proposition. Ma mère decouvrit à mon père le +projet qu'elle avoit fait avec mademoiselle du Fresne, comme je vous ai +dit; mais, comme c'etoit un homme fort interessé, il lui repondit que +cette fille-là etoit d'une condition trop relevée pour moi, et, +d'ailleurs, qu'elle avoit trop peu de bien, nonobstant quoi elle +voudroit trop trancher de la dame. Comme j'etois fils unique, et que mon +père etoit fort riche selon sa condition, et semblablement un mien +oncle, qui n'avoit point d'enfans, et duquel il n'y avoit que moi qui en +pût être heritier, selon la coutume de Normandie, plusieurs familles me +regardoient comme un objet digne de leur alliance, et même l'on me fit +porter trois ou quatre enfans au baptême avec des filles des meilleures +maisons de notre voisinage (qui est ordinairement par où l'on commence +pour reussir aux mariages); mais je n'avois dans la pensée que ma chère +du Lys. J'en etois neanmoins si persecuté de tous mes parens que je pris +resolution de m'en aller à la guerre, quoique je n'eusse que seize ou +dix-sept ans. L'on fit des levées en cette ville pour aller en Danemark +sous la conduite de M. le comte de Montgommeri. Je me fis enroler +secretement avec trois cadets, mes voisins, et nous partîmes de même en +fort bon equipage; mon père et ma mère en furent fort affligés, et ma +mère en pensa mourir de douleur. Je ne pus sçavoir alors quel effet ce +depart inopiné fit sur l'esprit de la du Lys, car je ne lui en dis rien +du tout; mais je l'ai sçu depuis par elle-même. Nous nous embarquâmes au +Havre-de-Grâce et voguâmes assez heureusement jusqu'à ce que nous +fussions près du Sund; mais alors il se leva la plus furieuse tempête +que l'on ait jamais vue sur la mer océane; nos vaisseaux furent jetés +par la tourmente en divers endroits, et celui de M. de Montgommeri, dans +lequel j'etois, vint aborder heureusement à l'embouchure de la Tamise, +par laquelle nous montâmes, à l'aide du reflux, jusqu'à Londres, +capitale d'Angleterre, où nous sejournâmes environ six semaines, pendant +lequel temps j'eus le loisir de voir une partie des raretés de cette +superbe ville, et l'illustre cour de son roi, qui etoit alors Charles +Stuart, premier du nom. M. de Montgommeri s'en retourna dans sa maison +de Pont-Orson, en Basse-Normandie, où je ne voulus pas le suivre. Je le +suppliai de me permettre de prendre la route de Paris, ce qu'il fit. Je +m'embarquai dans un vaisseau qui alloit à Rouen, où j'arrivai +heureusement, et de là je me mis sur un bateau qui me remonta jusqu'à +Paris, où je trouvai un mien parent fort proche, qui etoit ciergier du +Roi. Je le priai que par son moyen je pusse entrer au régiment des +gardes; il s'y employa et fut mon repondant, car en ce temps-là il en +falloit avoir pour y être reçu, ce que je fus en la compagnie de M. de +la Rauderie. Mon parent me bailla de quoi me remettre en equipage (car +en ce voyage de mer j'avois gâté mes habits) et de l'argent, ce qui me +faisoit faire paroli[387] à une trentaine de cadets de grande +maison[388], qui portoient tous le mousquet aussi bien que moi. + +[Note 387: Aller de pair, faire tête, égaler. (Dict. com. de +Leroux.)] + +[Note 388: Le régiment des gardes étoit la ressource ordinaire des +cadets de grandes familles qui ne se faisoient point d'église. De là +l'expression fréquente: un cadet aux gardes.] + +En ce temps-là les princes et grands seigneurs de France se soulevèrent +contre le roi, et même Mgr le duc d'Orléans, son frère; mais Sa Majesté, +par l'adresse ordinaire du grand cardinal de Richelieu, rompit leurs +mauvais desseins, ce qui obligea Sa Majesté de faire un voyage en +Bretagne avec une puissante armée[389]. Nous arrivâmes à Nantes, où l'on +fit la première execution des rebelles sur la personne du comte de +Chalais, qui y eut la tête tranchée[390]; ce qui donna de la terreur à +tous les autres, qui moyennèrent leurs paix avec le roi, lequel s'en +retourna à Paris. Il passa par la ville du Mans, où mon père me vint +trouver, tout vieux qu'il etoit (car il avoit eté averti par mon cousin, +ce ciergier du Roi, que j'etois au régiment des gardes); il me demanda à +mon capitaine, lequel lui accorda mon congé. Nous nous en revînmes en +cette ville, où mes parens resolurent que, pour m'arrêter, il me falloit +lier avec une femme; celle d'un chirurgien voisin d'une mienne cousine +germaine fit venir pendant le carême (sous pretexte d'ouïr les +prédications) la fille d'un lieutenant de bailli[391] d'un bourg distant +de trois lieues d'ici. Ma cousine me vint querir à notre maison pour me +la faire voir; mais, après une heure de conversation que j'eus avec elle +dans la maison de madite cousine, où elle etoit venue, elle se retira, +et alors l'on me dit que c'etoit une maîtresse pour moi; à quoi je +repondis froidement qu'elle ne m'agréoit pas. Ce n'est pas qu'elle ne +fût assez belle et riche, mais toutes les beautés me sembloient laides +en comparaison de ma chère du Lys, qui seule occupoit toutes mes +pensées. J'avois un oncle, frère de ma mère, homme de justice, et que je +craignois beaucoup, lequel s'en vint un soir à notre maison, et, après +m'avoir fort bravé sur le mepris que j'avois temoigné faire de cette +fille, me dit qu'il falloit me resoudre à l'aller voir chez elle aux +prochaines fêtes de Pâques, et qu'il y avoit des personnes qui valoient +plus que moi qui se tiendroient bien honorées de cette alliance. Je ne +repondis ni oui ni non; mais, les fêtes suivantes, il fallut y aller +avec ma cousine, cette chirurgienne et un sien fils. Nous fûmes +agreablement reçus, et l'on nous regala trois jours durant. L'on nous +mena aussi à toutes les metairies de ce lieutenant, dans toutes +lesquelles il y avoit festin. Nous fûmes aussi à un gros bourg, distant +d'une lieue de cette maison, voir le curé du lieu, qui etoit frère de la +mère de cette fille, lequel nous fit un fort gracieux accueil. Enfin +nous nous en retournâmes comme nous etions venus, c'est-à-dire, pour ce +qui me regardoit, aussi peu amoureux que devant. Il fut pourtant resolu +que dans une quinzaine de jours on parleroit à fond de ce mariage. Le +terme etant expiré, j'y retournai avec trois de mes cousins germains, +deux avocats et un procureur en ce presidial; mais, par bonheur, on ne +conclut rien, et l'affaire fut remise aux fêtes de mai prochaines. Mais +le proverbe est bien veritable, que l'homme propose et Dieu dispose, car +ma mère tomba malade quelques jours devant lesdites fêtes et mon père +quatre jours après; l'une et l'autre maladie se terminèrent par la mort. +Celle de ma mère arriva un mardi, et celle de mon père le jeudi de la +même semaine, et je fus aussi fort malade; mais je me levai pour aller +voir cet oncle sevère, qui etoit aussi fort malade, et qui mourut quinze +jours après. A quelque temps de là, l'on me reparla de cette fille du +lieutenant que j'etois allé voir; mais je n'y voulus pas entendre, car +je n'avois plus de parens qui eussent droit de me commander; d'ailleurs +que mon coeur etoit toujours dans ce parc, où je me promenois +ordinairement, mais bien plus souvent en imagination. + +[Note 389: V., sur tous ces événements, l'Histoire de France sous +Louis XIII, par Bazin, t. 2, année 1626. Le roi avoit d'abord passé par +Blois, et le cardinal le rejoignit à Nantes, où il alloit ouvrir les +Etats de Bretagne.] + +[Note 390: Chalais, le membre le plus important du parti de +l'aversion, fut condamné à mort, malgré l'humilité de ses aveux et de +son repentir, par arrêt du 18 août 1626.] + +[Note 391: Les baillis étoient des officiers chargés de rendre la +justice dans un certain ressort. Cette fonction passa peu à peu aux +mains de leurs lieutenants. «Le bailli, dit Furetière dans son +Dictionnaire, est aujourd'hui dépouillé de toute sa fonctîon, et toute +l'autorité de cette charge a été transférée à son lieutenant.»] + +Un matin, que je ne croyois pas qu'il y eût encore personne de levé dans +la maison du sieur Dufresne, je passai devant, et je fus bien etonné +quand j'ouïs la du Lys qui chantoit, sur son balcon, cette vieille +chanson qui a pour reprise: «Que n'est-il auprès de moi, celui que mon +coeur aime!» Ce qui m'obligea à m'approcher d'elle et à lui faire une +profonde reverence, que j'accompagnai de telles ou semblables paroles: +«Je souhaiterois de tout mon coeur, mademoiselle, que vous eussiez la +satisfaction que vous desirez, et je voudrois y pouvoir contribuer: ce +seroit avec la même passion que j'ai toujours été votre très humble +serviteur.» Elle me rendit bien mon salut, mais elle ne me repondit pas, +et, continuant à chanter, elle changea la reprise de la chanson en ces +paroles: «Le voici auprès de moi celui que mon coeur aime.» Je ne +demeurai pas court, car je m'etois un peu ouvert à la guerre et à la +cour, et, quoique le procedé fût capable de me demonter, je lui dis: +«J'aurai sujet de le croire si vous me faites ouvrir la porte.» A même +temps elle appela le petit laquais dont j'ai dejà parlé, auquel elle +commanda de me l'ouvrir, ce qu'il fit. J'entrai, et je fus reçu avec +tous les temoignages de bienveillance du père, de la mère et de la soeur +aînée, mais encore plus de la du Lys. La mère me demanda pourquoi +j'etois si sauvage et que je ne les visitois pas si souvent que j'avois +accoutumé, qu'il ne falloit pas que le deuil de mes parens m'en +empêchât, et qu'il falloit se divertir comme auparavant; en un mot, que +je serois toujours le bienvenu dans leur maison. Ma reponse ne fut que +pour faire paroître mon peu de merite, en disant quelque peu de paroles +aussi mal rangées que celles que je vous debite. Mais enfin tout se +termina à un dejeuner de laitage, qui est en ce pays un grand regal, +comme vous savez.--«Et qui n'est pas desagreable, repondit l'Etoile; +mais poursuivez.»--Quand je pris congé pour sortir, la mère me demanda +si je ne m'incommoderois point d'accompagner elle et ses filles chez un +vieux gentilhomme, leur parent, qui demeuroit à deux lieues d'ici. Je +lui repondis qu'elle me faisoit tort de me le demander, et qu'un +commandement absolu m'eût eté plus agreable. Le voyage fut conclu au +lendemain. La mère monta un petit mulet, qui etoit dans la maison; la +fille aînée monta le cheval de son père, et je portois en croupe sur le +mien, qui etoit fort, ma chère du Lys; je vous laisse à penser quel fut +notre entretien le long du chemin, car, pour moi, je ne m'en souviens +plus. Tout ce que je vous puis dire, c'est que nous nous separâmes, la +du Lis et moi, fort amoureux; depuis ce temps-là mes visites furent fort +frequentes, ce qui dura tout le long de l'eté et de l'automne. De vous +dire tout ce qui se passa, je vous serois trop ennuyeux; seulement vous +dirai-je que nous nous derobions souvent de la compagnie et nous allions +demeurer seuls à l'ombrage de ce bois de haute futaie, et toujours sur +le bord de la belle petite rivière qui passe au milieu, où nous avions +la satisfaction d'ouïr le ramage des oiseaux, qu'ils accordoient au doux +murmure de l'eau, parmi lequel nous mêlions mille douceurs que nous nous +disions, et nous nous faisions ensuite autant d'innocentes caresses. Ce +fut là où nous prîmes resolution de nous bien divertir le carnaval +prochain. + +Un jour que j'etois occupé à faire faire du cidre à un pressoir du +faubourg de la Barre, qui est tout joignant le parc, la du Lys m'y vint +trouver; à son abord je connus qu'elle avoit quelque chose sur le coeur, +en quoi je ne me trompais pas; car, après qu'elle m'eut un peu raillé +sur l'equipage où j'etois, elle me tira à part et me dit que le +gentilhomme dont la fille etoit chez M. de Planche-Panète, son +beau-frère, en avoit amené un autre, qu'il pretendoit lui faire donner +pour mari, et qu'ils etoient à la maison, dont elle s'etoit derobée pour +m'en avertir. «Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que je favorise jamais sa +recherche et que je consente à quoi que ce soit, mais j'aimerois mieux +que tu trouvasses quelque moyen de le renvoyer que s'il venoit de moi.» +Je lui dis alors: «Va-t-en, et lui fais bonne mine, pour ne rien +alterer; mais sçache qu'il ne sera pas ici demain à midi.» Elle s'en +alla plus joyeuse, attendant l'evenement. Cependant je quittai tout et +abandonnai mon cidre à la discretion des valets, et m'en allai à ma +maison, où je pris du linge et un autre habit, et m'en allai chercher +mes camarades: car vous devez sçavoir que nous etions une quinzaine de +jeunes hommes qui avions tous chacun notre maîtresse, et tellement unis, +que qui en offensoit un avoit offensé tous les autres; et nous etions +tous resolus que, si quelque etranger venoit pour nous les ravir, de le +mettre en etat de n'y reussir jamais[392]. Je leur proposai ce que vous +venez d'ouïr, et aussitôt tous conclurent qu'il falloit aller trouver ce +galant (qui etoit un gentilhomme de la plus petite noblesse du bas +Maine) et l'obliger à s'en retourner comme il etoit venu. Nous allâmes +donc à son logis, où il soupoit avec l'autre gentilhomme son conducteur. +Nous ne marchandâmes point à lui dire qu'il se pouvoit bien retirer, et +qu'il n'y avoit rien à gagner pour lui en ce pays. Alors le conducteur +repartit que nous ne sçavions pas leur dessein, et que, quand nous le +sçaurions, nous n'y avions aucun interêt. Alors je m'avançai, et, +mettant la main sur la garde de mon epée, je lui dis: «Si ai bien moi, +j'y en ai, et, si vous ne le quittez, je vous mettrai en etat de n'en +faire plus.» L'un d'eux repartit que la partie n'etoit pas egale, et +que, si j'etois seul, je ne parlerois pas ainsi. Alors je lui dis: «Vous +êtes deux, et je sors avec celui-ci», en prenant un de mes camarades, +«suivez-nous». Ils s'en mirent en devoir; mais l'hôte et un sien fils +les en empêchèrent, et leur firent connoître que le meilleur pour eux +etoit de se retirer, et qu'il ne faisoit pas bon de se frotter avec +nous. Ils profitèrent de l'avis, et l'on n'en ouït plus parler depuis. +Le lendemain j'allai voir la du Lys, à laquelle je racontai l'action que +j'avois faite, dont elle fut très contente et m'en remercia en des +termes fort obligeans. + +[Note 392: Sorel parle de même, dans Francion, d'une société de +bravi formée entre jeunes gens pour redresser les torts, châtier les +fats et les insolents, etc., sans préjudice de la débauche à laquelle +ils se livroient en commun. (7e liv.)] + +L'hiver approchoit, les veillées etoient fort longues, et nous les +passions à jouer à des petits jeux d'esprit[393]; ce qui etant souvent +reiteré ennuya; ce qui me fit resoudre à lui donner le bal. J'en +conferai avec elle, et elle s'y accorda. J'en demandai la permission à +M. du Fresne, son père, et il me la donna. Le dimanche suivant nous +dansâmes, et continuâmes plusieurs fois; mais il y avoit toujours une si +grande foule de monde, que la du Lys me conseilla de ne faire plus +danser, mais de penser à quelque autre divertissement. Il fut donc +resolu d'etudier une comedie, ce qui fut executé.» + +[Note 393: Par exemple, au jeu des proverbes, aux jeux de +conversation, des éléments, des compliments ou flatteries, des +mathematiques, et autres dont on peut voir la description dans la Maison +des jeux, 1642, in-8.] + +L'Etoile l'interrompit en lui disant: «Puisque vous en êtes à la +comedie, dites-moi si cette histoire est encore guère longue, car il se +fait tard, et l'heure du souper approche.--Ha! dit le prieur, il y en a +encore deux fois autant pour le moins.» L'on jugea donc qu'il la falloit +remettre à une autre fois, pour donner le temps aux acteurs d'etudier +leurs rôles; et, quand ce n'eût pas eté pour ces raisons, il eût fallu +cesser à cause de l'arrivée de M. de Verville, qui entra dans la chambre +facilement, car le portier s'etoit endormi. Sa venue surprit bien fort +toute la compagnie. Il fit de grandes caresses à tous les comediens et +comediennes, et principalement au Destin, qu'il embrassa à diverses +reprises, et leur dit le sujet de son voyage, comme vous verrez au +chapitre suivant, qui est fort court. + + + + +CHAPITRE XI. + +Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile, et de Leandre avec +Angelique. + +Le prieur de Saint-Louis voulut prendre congé, mais le Destin l'arrêta, +lui disant que dans peu de temps il faudroit souper, et qu'il tiendroit +compagnie à monsieur de Verville, qu'il pria de leur faire l'honneur de +souper avec eux. L'on demanda à l'hôtesse si elle avoit quelque chose +d'extraordinaire; elle dit que oui. L'on mit du linge blanc, et l'on +servit quelque temps après. L'on fit bonne chère, l'on but à la santé de +plusieurs personnes et l'on parla beaucoup. Après le dessert, le Destin +demanda à Verville le sujet de son voyage en ces quartiers, et il lui +repondit que ce n'etoit pas la mort de son beau-frère Saldagne, que ses +soeurs ne plaignoient guère non plus que lui; mais qu'ayant une affaire +d'importance à Rennes, en Bretagne, il s'etoit detourné exprès pour +avoir le bien de les voir, dont il fut grandement remercié; ensuite il +fut informé du mauvais dessein de Saldagne et du succès, et enfin de +tout ce que vous avez vu au sixième chapitre. Verville plia les epaules +en disant qu'il avoit trouvé ce qu'il cherchoit avec trop de soin. Après +souper, Verville fit connoissance avec le prieur, duquel tous ceux de la +troupe dirent beaucoup de bien, et, après avoir un peu veillé, il se +retira. Alors Verville tira le Destin à part et lui demanda pourquoi +Leandre étoit vêtu de noir et pourquoi tant de laquais vêtus de même. Il +lui en apprit le sujet, et le dessein qu'il avoit fait d'epouser +Angelique. «Et vous, dit Verville, quand vous marierez-vous? Il est, ce +me semble temps de faire connoître au monde qui vous êtes, ce qui ne se +peut que par un mariage»; ajoutant que s'il n'etoit pressé, qu'il +demeureroit pour assister à l'un et à l'autre. Le Destin dit qu'il +falloit sçavoir le sentiment de l'Etoile; ils l'appelèrent et lui +proposèrent le mariage, à quoi elle repondit qu'elle suivroit toujours +le sentiment de ses amis. Enfin il fut conclu que, quand Verville auroit +mis fin aux affaires qu'il avoit à Rennes, qui seroit dans une quinzaine +de jours au plus tard, qu'il repasseroit par Alençon, et que l'on +executeroit la proposition. Il en fut autant conclu entre eux et la +Caverne, pour Leandre et Angelique. + +Verville donna le bonsoir à la compagnie et se retira à son logis. Le +lendemain il partit pour la Bretagne, et il arriva à Rennes, où il alla +voir monsieur de la Garouffière, lequel, après les complimens +accoutumés, lui dit qu'il y avoit dans la ville une troupe de comediens, +l'un desquels avoit beaucoup de traits du visage de la Caverne: ce qui +l'obligea d'aller le lendemain à la comedie, où ayant vu le personnage, +il fut tout persuadé que c'etoit son parent (je dis de la Caverne). +Après la comedie il l'aborda, et s'enquit de lui d'où il etoit, s'il y +avoit longtemps qu'il etoit dans la troupe et par quels moyens il y +etoit venu; il repondit sur tous les chefs en sorte qu'il fut facile à +Verville de connoître qu'il etoit le frère de la Caverne, qui s'etoit +perdu quand son père fut tué en Perigord par le page du baron de +Sigognac, ce qu'il avoua franchement, en ajoutant qu'il n'avoit jamais +pu sçavoir ce que sa soeur etoit devenue. Lors Verville lui apprit +qu'elle etoit dans une troupe de comediens qui etoit à Alençon; qu'elle +avoit eu beaucoup de disgrâces, mais qu'elle avoit sujet d'en être +consolée, parce qu'elle avoit une très belle fille qu'un seigneur de +douze mille livres de rentes etoit sur le point d'epouser, et qu'il +faisoit la comedie avec eux et qu'à son retour il assisteroit au +mariage, et qu'il ne tiendroit qu'à lui de s'y trouver, pour rejouir sa +soeur, qui etoit fort en peine de lui, n'en ayant eu aucunes nouvelles +depuis sa fuite. Non-seulement le comedien accepta cette offre, mais il +supplia instamment monsieur de Verville de souffrir qu'il l'accompagnât, +ce qu'il agréa. Cependant il mit ordre à ses affaires, que nous lui +laisserons negocier, et retournerons à Alençon. + +Le prieur de Saint-Louis alla, le même jour que partit Verville, trouver +les comediens et comediennes, pour leur dire que monseigneur l'evêque de +Sées l'avoit envoyé querir pour lui communiquer quelque affaire +d'importance, et qu'il etoit bien marri de ne se pouvoir acquitter de sa +promesse; mais qu'il n'y avoit rien de perdu; que cependant qu'il seroit +à Sées, ils iroient à la Fresnaye, representer Silvie aux noces de la +fille du seigneur du lieu, et qu'à leur retour et au sien, il achèveroit +ce qu'il avoit commencé. Il s'en alla, et les comediens se disposèrent à +partir. + + + + +CHAPITRE XII. + +Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye; autre disgrâce de Ragotin. + +La veille de la noce l'on envoya un carrosse et des chevaux de selle aux +comediens. Les comediennes s'y placèrent dedans avec le Destin, Leandre +et l'Olive; les autres montèrent les chevaux, et Ragotin le sien, qu'il +avoit encore, pour n'avoir pu le vendre, et qui etoit gueri de son +enclouure. Il voulut persuader à l'Etoile ou à Angelique de se mettre en +croupe derrière lui, disant qu'elles seroient plus à leur aise que dans +le carrosse, qui ebranle beaucoup les personnes; mais ni l'une ni +l'autre n'en voulurent rien faire. Pour aller d'Alençon à la Fresnaye il +faut passer une partie de la forêt de Persaine, qui est au pays du +Maine. Ils n'eurent pas fait mille pas dans cette forêt que Ragotin, qui +alloit devant, cria au cocher d'arrêter, «parce, dit-il, qu'il voyoit +une troupe d'hommes à cheval». L'on ne trouva pas bon d'arrêter, mais de +se tenir chacun sur ses gardes. Quand ils furent près de ces cavaliers, +Ragotin dit que c'etoit la Rappinière avec ses archers. L'Etoile pâlit; +mais le Destin, qui s'en aperçut, l'assura en lui disant qu'il n'oseroit +leur faire insulte en la presence de ses archers et des domestiques de +monsieur de la Fresnaye, et si près de sa maison. La Rappinière connut +bien que c'etoit la troupe comique; aussi il s'approcha du carrosse avec +son effronterie ordinaire et salua les comediennes, auxquelles il fit +d'assez mauvais complimens, à quoi elles repondirent avec une froideur +capable de demonter un moins effronté que ce levrier de bourreau; lequel +leur dit qu'il cherchoit des brigands qui avoient volé des marchands du +côté de Balon[394], et qu'on lui avoit dit qu'ils avoient pris cette +route. Comme il entretenoit la compagnie, le cheval d'un de ses archers, +qui etoit fougueux, sauta sur le col du cheval de Ragotin, auquel il fit +si grand'peur qu'il recula et enfonça dans une touffe d'arbres, dont il +y en avoit quelques-uns dont les branches etoient sèches, l'une +desquelles se trouva sous le pourpoint de Ragotin et qui lui piqua le +dos, en sorte qu'il y demeura pendu: car, voulant se degager de parmi +ces arbres, il avoit donné des deux talons à son cheval, qui avoit passé +et l'avoit laissé ainsi en l'air, criant comme un petit fou qu'il etoit: +«Je suis mort, l'on m'a donné un coup d'epée dans les reins[395].» + +[Note 394: Petite ville du Maine, sur l'Orne, à 4 lieues et demie du +Mans.] + +[Note 395: Cette plaisanterie paroît imitée d'un passage de +l'Euphormion de Barclay, où César, l'un des personnages, se croit mort, +comme Ragotin, parce que, comme lui, à peu près, il a été piqué par une +épine à la fesse. (1re part., ch. 30.)] + +L'on rioit si fort de le voir en cette posture que l'on ne songeoit à +rien moins qu'à le secourir. L'on crioit bien aux laquais de le +dependre; mais il s'enfuyoient d'un autre côté en riant. Cependant son +cheval gagnoit toujours pays, sans se laisser prendre. Enfin, après +avoir bien ri, le cocher, qui etoit un grand et fort garçon, descendit +de dessus son siége et s'approcha de Ragotin, le souleva et le dependit. +On le visita et on lui fit accroire qu'il etoit fort blessé, mais qu'on +ne pouvoit le panser que l'on ne fût au village, où il y avoit un fort +bon chirurgien; en attendant, on lui appliqua quelques feuilles fraîches +pour le soulager. On le plaça dans le carrosse, dont l'Olive sortit, +tandis que les laquais passèrent au travers du bois pour gagner le +devant du cheval, qui ne vouloit pas se laisser prendre, et qui fut +pourtant pris, et l'Olive monta dessus. La Rappinière continua son +chemin, et la troupe arriva au château, d'où l'on envoya querir le +chirurgien, auquel l'on donna le mot. Il fit semblant de sonder la plaie +imaginaire de Ragotin, que l'on avoit fait mettre dans le lit. Il le +pansa de même qu'il l'avoit sondé, après lui avoir dit que son coup +etoit favorable, et que deux doigts plus à côté il n'y avoit plus de +Ragotin. Il lui ordonna le regime ordinaire et le laissa reposer. Ce +petit bout d'homme avoit l'imagination si frappée de tout ce qu'on lui +avoit dit qu'il crut toujours d'être fort blessé. Il ne se leva point +pour voir le bal qui fut tenu le soir après souper: car l'on avoit fait +venir la grande bande de violons du Mans, celle d'Alençon etant à une +autre noce, à Argentan. L'on dansa à la mode du pays, et les comediens +et comediennes dansèrent à la mode de la cour. Le Destin et l'Etoile +dansèrent la sarabande, avec l'admiration de toute la compagnie, qui +etoit composée de la noblesse campagnarde et des plus gros manans du +village. + +Le lendemain l'on joua la pastorale que l'épousée avoit demandée; +Ragotin s'y fit porter en chaise avec son bonnet de nuit. Ensuite l'on +fit bonne chère, et le lendemain, après avoir bien dejeûné, l'on paya et +remercia la troupe. Le carrosse et les chevaux furent prêts, et l'on +tâcha à desabuser Ragotin de sa pretendue blessure; mais on ne lui put +jamais persuader le contraire, car il disoit toujours qu'il sentoit bien +son mal. On le mit dans le carrosse, et toute la troupe arriva +heureusement à Alençon. Le lendemain on ne representa point, car les +comediennes se voulurent reposer. Cependant le prieur de Saint-Louis +etoit de retour de son voyage de Sées. Il alla voir la troupe, et +l'Etoile lui dit qu'il ne trouveroit point d'occasion plus favorable +pour achever son histoire; il ne s'en fit point prier, et il poursuivit +comme vous allez voir au suivant chapitre. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis. + +Si le commencement de cette histoire (où vous n'avez vu que de la joie +et des contentemens) vous a eté ennuyeux, ce que vous allez ouïr le sera +bien davantage, puisque vous n'y verrez que des revers de la fortune, +des douleurs et des desespoirs qui suivront les plaisirs et les +satisfactions où vous me verrez encore, mais pour fort peu de temps. +Pour donc reprendre au même lieu où je finis le recit, après que mes +camarades et moi eûmes appris nos rôles et exercé plusieurs fois, un +jour de dimanche au soir nous representâmes notre pièce dans la maison +du sieur du Fresne, ce qui fit un grand bruit dans le voisinage; quoique +nous eussions pris tous les soins de faire tenir les portes du parc bien +fermées, nous fûmes accablés de tant de monde, qui avoit passé le +château ou escaladé les murailles, que nous eûmes toutes les peines +imaginables à gagner le theâtre, que nous avions fait dresser dans une +salle de mediocre grandeur; aussi il resta les deux tiers du monde +dehors. Pour obliger ces gens-là à se retirer, nous leur fîmes promesse +que le dimanche suivant nous la representerions dans la ville et dans +une plus grande salle. Nous fîmes passablement bien pour des apprentis, +excepté un de nos acteurs qui faisoit le personnage du secretaire du roi +Darius (la mort de ce monarque etoit le sujet de notre pièce[396]): car +il n'avoit que huit vers à dire, ce qu'il faisoit assez bien entre nous; +mais, quand il fallut representer tout à bon, il le fallut pousser sur +la scène par force, et ainsi il fut obligé de parler, mais si mal que +nous eûmes beaucoup de peine à faire cesser les éclats de rire. + +[Note 396: Il s'agit probablement de La Mort de Daire, tragédie de +Hardy (1619), où Masoee, qui peut passer en effet pour le secrétaire de +Darius, a non pas huit vers, mais dix en tout à prononcer, dans la 1re +scène du 2e acte.] + +La tragedie etant finie, je commençai le bal avec la du Lys, et qui dura +jusqu'à minuit. Nous prîmes goût à cet exercice, et sans en rien dire à +personne nous etudiâmes une autre pièce. Cependant je ne desistois point +de mes visites ordinaires. Or, un jour que nous etions assis auprès du +feu, il arriva un jeune homme auquel l'on y fit prendre place; après un +quart d'heure d'entretien, il sortit de sa poche une boîte dans laquelle +il y avoit un portrait de cire en relief, très bien fait, qu'il dit être +celui de sa maîtresse. Après que toutes les demoiselles l'eurent vu et +dit qu'elle etoit fort belle, je le pris à mon tour, et, en le +considerant avec attention, je m'imaginai qu'il ressembloit à la du Lys, +et que ce galant-là avoit quelque pensée pour elle. Je ne marchandai +point à jeter cette boîte dans le feu, où la petite statue se fondit +bientôt: car, quand il se mit en devoir de l'en tirer, je l'arrêtai et +le menaçai de le jeter par la fenêtre. M. du Fresne (qui m'aimoit autant +alors comme il m'a haï depuis) jura qu'il lui feroit sauter l'escalier, +ce qui obligea ce malheureux à sortir confusement. Je le suivis sans que +personne de la compagnie m'en pût empêcher, et je lui dis que, s'il +avoit quelque chose sur le coeur, que nous avions chacun une epée et que +nous etions en beau lieu pour se satisfaire; mais il n'en eut pas le +courage. Or le dimanche suivant nous jouâmes la même tragedie que nous +avions dejà representée, mais dans la salle d'un de nos voisins qui +etoit assez grande, et par ce moyen nous eûmes quinze jours pour étudier +l'autre pièce. Je m'avisai de l'accompagner de quelques entrées de +ballet[397], et je fis choix de six de mes camarades qui dansoient le +mieux, et je fis le septième. Le sujet du ballet etoit les bergers et +les bergères soumis à l'Amour: car à la première entrée paroissoit un +Cupidon, et aux autres des bergers et des bergères, tous vêtus de blanc, +et leurs habits tout parsemés de noeuds de petit ruban bleu, qui etoit +la couleur de la du Lys, et que j'ai aussi toujours portée depuis; il +est vrai que j'y ai ajouté la feuille[398] morte, pour les raisons que +je vous dirai à la fin de cette histoire. Ces bergers et bergères +faisoient deux à deux chacun une entrée, et, quand ils paroissoient tous +ensemble, ils formoient les lettres du nom de la du Lys, et l'amour +decochoit une flèche à chaque berger et jetoit des flammes de feu aux +bergères, et tous en signe de soumission flechissoient le genou. J'avois +composé quelques vers sur le sujet du ballet, que nous recitâmes; mais +la longueur du temps me les a fait oublier, et, quand je m'en +souviendrois encore, je n'aurois garde de vous les dire, car je suis +assuré qu'ils ne vous agréeroient pas, à présent que la poësie françoise +est au plus haut degré où elle puisse monter. Comme nous avions tenu la +chose secrète, il nous fut facile de n'avoir que de nos amis +particuliers, qui insensiblement et sans que l'on s'en aperçût entrèrent +dans le parc, où nous representâmes à notre aise les Amours d'Angelique +et de Sacripant, roi de Circassie, sujet tiré de l'Arioste[399]; ensuite +nous dansâmes notre ballet. + +[Note 397: Le ballet, que Benserade devoit élever à un si haut point +de gloire, et que Molière même ne dédaigna pas de cultiver, étoit déjà, +à cette époque, en grande faveur. V. le Mercure du temps et les Mémoires +de Marolles, passim. En 1630, le fameux ballet préparé par le comte de +Soissons pour le retour de Louis XIII à Paris mit la cour et la ville en +émoi et préoccupa les esprits plus encore que le procès du maréchal de +Marillac. Les ballets de Maître Galimathias, des Goutteux (1630), du +Monde, de la Prospérité des armes de France, du Triomphe de la beauté +(1640), etc., n'excitoient guère moins l'attention publique. Déjà, même +sous Henri IV, il y avoit eu à la cour plus de 80 ballets.] + +[Note 398: On peut consulter le Jeu du galant (Maison des jeux, 3e +p.) pour la signification attachée alors à la couleur des rubans. Voici +d'abord pour le bleu: «Doriclas, commençant, dit qu'il choisissoit le +bleu à cause qu'etant une couleur attribuée au ciel, elle temoignoit que +l'on ne vouloit avoir que des affections celestes.» Quant à la couleur +feuille morte, elle signifioit la mort de l'espérance, ou au moins d'une +espérance.] + +[Note 399: Encore un sujet emprunté au Roland furieux, qui étoit +alors mis à contribution par le théâtre presque autant que l'Astrée. Je +serois assez porté à croire que l'auteur a commis une erreur dans la +désignation de cette pièce, car l'Arioste nous montre bien Sacripant +amoureux d'Angélique, mais non Angélique amoureuse de Sacripant; +d'ailleurs, je ne connois pas, dans notre ancien théâtre, de pièce +intitulée ainsi. Il y en a deux, l'une publiée à Troyes, chez Noël +Laudereau, l'autre probablement de Ch. Bauter, dit Méliglosse, publiée +chez Oudot (1614), qui portent ce titre: Tragédie françoise des amours +d'Angelique et de Medor, avec les furies de Rolland et la mort de +Sacripant, etc. Peut-être l'auteur a-t-il fait une confusion +involontaire.] + +Je voulus commencer le bal à l'ordinaire, mais M. du Fresne ne le voulut +pas permettre, disant que nous etions assez fatigués de la comedie et du +ballet; il nous donna congé et nous nous retirâmes. Nous resolûmes de +rendre cette comedie publique et de la representer dans la ville, ce que +nous fîmes le dimanche gras, dans la salle de mon parrain, et en plein +jour. La du Lys me dit que, si je commençois le bal, que ce fût avec une +fille de notre voisinage qui etoit vêtue de taffetas bleu tout de même +qu'elle, ce que je fis. Mais il s'eleva un murmure sourd dans la +compagnie, et il y en eut qui dirent assez haut: «Il se trompe, il se +manque», ce qui excita le rire à la du Lys et à moi; de quoi la fille +s'etant aperçue, me dit: «Ces gens ont raison, car vous avez pris l'une +pour l'autre.» Je lui repondis succinctement: «Pardonnez-moi, je sçais +fort bien ce que je fais.» Le soir je me masquai avec trois de mes +camarades, et je portois le flambeau, croyant que par ce moyen je ne +serois pas connu[400], et nous allâmes dans le parc. Quand nous fûmes +entrés dans la maison, la du Lys regarda attentivement les trois +masques, et, ayant reconnu que je n'y etois pas, elle s'approcha de moi +à la porte où je m'etois arrêté avec le flambeau, et, me prenant par la +main, me dit ces obligeantes paroles: «Deguise-toi de toutes les façons +que tu pourras t'imaginer, je te connoîtrai toujours facilement.» Après +avoir eteint le flambeau, je m'approchai de la table, sur laquelle nous +posâmes nos boîtes de dragées et jetâmes les dés. La du Lys me demanda à +qui j'en voulois, et je lui fis signe que c'etoit à elle; elle me +repliqua qu'est-ce que je voulois qu'elle mît au jeu, et je lui montrai +un noeud de ruban que l'on appelle à present galant[401], et un bracelet +de corail qu'elle avoit au bras gauche. Sa mère ne vouloit pas qu'elle +le hasardât; mais elle eclata de rire, en disant qu'elle n'apprehendoit +pas de me le laisser. Nous jouâmes et je gagnai, et je lui fis un +present de mes dragées. Autant en firent mes compagnons avec la fille +aînée et d'autres demoiselles qui y etoient venues passer la veillée. +Après quoi nous prîmes congé. Mais, comme nous allions sortir, la du Lys +s'approcha de moi, et mit la main aux cordons qui tenoient mon masque +attaché, qu'elle denoua promptement, en disant: «Est-ce ainsi que l'on +fait de s'en aller si vite?» Je fus un peu honteux, mais pourtant bien +aise d'avoir un si beau pretexte de l'entretenir. Les autres se +demasquèrent aussi, et nous passâmes la veillée fort agreablement. Le +dernier soir du carnaval je lui donnai le bal avec la petite bande de +violons, la grande etant employée pour la noblesse. Pendant le carême il +fallut faire trève de divertissemens pour vaquer à la piété, et je vous +puis assurer que nous ne manquions pas un sermon, la du Lys et moi. Nous +passions les autres heures du jour en visites continuelles et en +promenades, ou à ouïr chanter les filles de la ville sur le derrière du +château, où il y a un excellent echo, où elles provoquoient cette nymphe +imaginaire à leur repondre[402]. + +[Note 400: Ce ne fut que peu d'années avant la composition de cette +3e partie que la cour commença à répandre la mode des mascarades. V. +Mém. de madem. de Montp., coll. Petitot, XLII, p. 408, et une note de +Walckenaër, Mém. de Madame de Sévigné, II, p. 481.] + +[Note 401: On appeloit galants des rubans noués, servant à orner les +habits ou la tête tant des hommes que des femmes: «Il y a de certaines +petites choses qui coûtent peu, et neanmoins parent extrêmement un +homme,... comme par exemple d'avoir un beau ruban d'or et d'argent au +chapeau, quelquefois entremeslé de soie de quelque belle couleur, et +d'avoir aussi au devant des chausses sept ou huit des plus beaux rubans +satinés et des couleurs les plus eclatantes qui se voient.... Pour +montrer que toutes ces manières de rubans contribuent beaucoup à faire +parestre la galanterie d'un homme, ils ont emporté le nom de galands, +par preference sur toute autre chose.» (Loix de la galant.) On peut voir +aussi, dans la Maison des jeux, la pièce suivante, intitulée: le Jeu du +galand, et dans le Recueil en prose de Sercy (1642), t. 1er, l'Origine +et le progrès des rubans. Les galants qui ornoient la toilette des +femmes prenoient différents noms, suivant la place qu'ils occupoient: on +les appeloit le mignon, le badin, l'assassin des dames, etc.] + +[Note 402: Voilà un ressouvenir de ces échos qui avoient fait les +délices des cours de François Ier et de Henri II. V. un curieux écho +dans les oeuvres de Joach. du Bellay, et dont les pastorales avoient +tellement mis l'usage à la mode qu'on les retrouve parfois jusque dans +les romans comiques et satiriques, bien que ceux-ci tournent en ridicule +la plupart des inventions de la pastorale, comme du roman héroïque et +chevaleresque. Ainsi Sorel, dans Le Berger extravagant, manifeste +lui-même un certain foible pour les échos. (Remarq. sur le 1er l.) +Boileau se moque de cet usage, à plusieurs reprises, dans les Héros de +roman.] + +Les fêtes de Pâques approchoient, quand un jour mademoiselle du Fresne, +la fille, me dit en riant: «Me meneras-tu à Saint-Pater[403]?» C'est une +petite paroisse qui est à un quart de lieue du faubourg de Montfort, où +l'on va en devotion le lundi de Pâques, après dîner, et c'est là aussi +où l'on voit tous les galans et galantes. Je lui repondis qu'il ne +tiendroit qu'à elle. Le jour venu, comme je me disposois à les aller +prendre, au sortir de ma maison je rencontrai un mien voisin, jeune +homme fort riche, lequel me demanda où j'allois si empressé. Je lui dis +que j'allois au Parc querir les demoiselles du Fresne pour les +accompagner à Saint-Pater. Alors il me repondit que je pouvois bien +rentrer, car il sçavoit de bonne part que leur mère avoit dit qu'elle ne +vouloit pas que ses filles y allassent avec moi. Ce discours m'assomma +si fort que je ne pus lui rien repliquer; mais je rentrai dans ma +maison, où etant, je me mis à penser d'où pouvoit venir un si prompt +changement; après y avoir bien rêvé, je n'en trouvai autre sujet que mon +peu de merite et ma condition. Pourtant je ne pus m'empêcher de declamer +contre leur procédé, de m'avoir souffert tandis que je les avois +diverties par des bals, ballets, comedies et serenades, car je leur en +donnois souvent, en toutes lesquelles choses j'avois fait de grandes +depenses, et qu'à present l'on me rebutoit. La colère où j'etois me fis +resoudre d'aller à l'assemblée avec quelques-uns de mes voisins, ce que +je fis. Cependant l'on m'attendoit au Parc, et, quand le temps fut passé +que je devois m'y rendre, la du Lys et sa soeur, avec quelques autres +demoiselles du voisinage, y allèrent. Après avoir fait leur devotion +dans l'eglise, elles se placèrent sur la muraille du cimetière, au +devant d'un ormeau qui leur donnoit de l'ombrage. Je passai devant +elles, mais d'assez loin, et la du Fresne me fit signe d'approcher, et +je fis semblant de ne les pas voir. Ceux qui etoient avec moi m'en +avertirent et je feignis de ne l'entendre pas et passai outre, leur +disant: «Allons faire collation au logis des Quatre-Vents»; ce que nous +fîmes. + +[Note 403: Ou plutôt Saint-Paterne, qui est le vrai nom. V. Dict. de +Pesche.] + +Je ne fus pas plustôt retourné chez moi qu'une femme veuve (qui etoit +notre confidente) me vint trouver et me demanda fort brusquement quel +sujet m'avoit obligé de fuir l'honneur d'accompagner les demoiselles du +Fresne à Saint-Pater; que la du Lis en etoit outrée de colère au dernier +point, et ajouta que je pensasse à reparer cette faute. Je fus fort +surpris de ce discours, et, après lui avoir fait le recit de ce que je +vous viens de dire, je l'accompagnai à la porte du Parc, où elles +etoient. Je la laissai faire mes excuses, car j'etois si troublé que je +n'aurois pu leur dire que de mauvaises raisons. Alors la mère, +s'adressant à moi, me dit que je ne devois pas être si credule; que +c'etoit quelqu'un qui vouloit troubler notre contentement, et que je +fusse assuré que je serois toujours le bienvenu dans leur maison, où +nous allâmes. J'eus l'honneur de donner la main à la du Lys, qui +m'assura qu'elle avoit eu bien de l'inquietude, surtout quand j'avois +feint de ne pas voir le signe que sa soeur m'avoit fait. Je lui demandai +pardon et lui fis de mauvaises excuses, tant j'etois transporté d'amour +et de colère. Je me voulois venger de ce jeune homme; mais elle me +commanda de n'en pas parler seulement, ajoutant que je devois être +content d'experimenter le contraire de ce qu'il m'avoit dit. Je lui +obéis, comme je fis toujours depuis. + +Nous passions le temps le plus doucement qu'on puisse imaginer, et nous +eprouvions par de véritables effets ce que l'on dit que le mouvement des +yeux est le langage des amans; car nous l'avions si familier, que nous +nous faisions entendre tout ce que nous voulions. Un dimanche au soir, +au sortir de Vêpres, nous nous dîmes, avec ce langage muet, qu'il +falloit aller après souper nous promener sur la rivière et n'avoir que +telles personnes que nous designâmes. J'envoyai aussitôt retenir un +bateau. A l'heure dite, je me transportai, avec ceux qui devoient être +de la promenade, à la porte du Parc, où les demoiselles nous +attendoient; mais trois jeunes hommes, qui n'etoient pas de notre +cabale, s'arrêtèrent avec elles. Elles firent bien tout ce qu'elles +purent pour s'en defaire; mais eux s'en etant aperçus, ils +s'opiniâtrèrent à demeurer, ce qui fut cause que quand nous abordâmes la +porte du Parc, nous passâmes outre sans nous y arrêter, et nous nous +contentâmes de leur faire signe de nous suivre, et nous les allâmes +attendre au bateau. Mais quand nous aperçûmes ces fâcheux avec elles, +nous avançâmes sur l'eau et allâmes aborder à un autre lieu, proche +d'une des portes de la ville, où nous rencontrâmes le sieur du Fresne, +lequel me demanda où j'avais laissé ses filles. Je ne pensai pas bien à +ce que je lui devois repondre, mais lui dis franchement que je n'avois +pas eu l'honneur de les voir ce soir-là. Après nous avoir donné le bon +soir, il prit le chemin du Parc, à la porte duquel il trouva ses filles, +auxquelles il demanda d'où elles venoient et avec qui. La du Lys lui +repondit: «Nous venons de nous promener avec un tel», et me nomma. Alors +son père lui accompagna un: «Vous en avez menti», d'un soufflet, +ajoutant que si j'eusse eté avec elles (quand même il auroit eté plus +tard) il ne s'en fût pas mis en peine. Le lendemain, cette veuve dont je +vous ai dejà parlé me vint trouver pour me dire ce qui s'etoit passé le +soir précédent, et que la du Lys en etoit fort en colère, non pas tant +du soufflet comme de ce que je ne l'avois pas attendue, parce qu'au +bateau son intention etoit de se defaire accortement de ces fâcheux. Je +m'excusai du mieux que je pus, et je passai quatre jours sans l'aller +voir. Mais un jour qu'elle et sa soeur et quelques demoiselles etoient +assises sur un banc de boutique, dans la rue la plus prochaine de la +porte de la ville par laquelle j'allois sortir pour aller au faubourg, +je passai devant elles en levant un peu le chapeau, mais sans les +regarder ni leur rien dire. Les autres demoiselles leur demandèrent ce +que vouloit dire ce procédé, qui paroissoit incivil. La du Lys ne +repondit rien; mais sa soeur aînée dit qu'elle en ignoroit la cause et +qu'il la falloit sçavoir de lui-même: «Et pour ne le pas manquer, +allons, dit-elle, nous poster un peu plus près de la porte, au-delà de +cette petite rue par où il nous pourroit éviter»; ce qu'elles firent. +Comme je repassois devant elles, cette bonne soeur se leva de sa place +et me prit par mon manteau, en me disant: «Depuis quand, monsieur le +glorieux, fuyez-vous l'honneur de voir votre maîtresse?» et à même temps +me fit asseoir auprès d'elle. Mais quand je la voulus caresser et lui +dire quelques douceurs, elle fut toujours muette et me rebuta +furieusement. Je demeurai là quelque peu de temps bien entrepris[404], +après quoi je les accompagnai jusqu'à la porte du Parc, d'où je me +retirai, resolu de n'y aller plus. Je demeurai donc encore quelques +jours sans y aller, et qui me furent autant de siècles; mais un matin +j'eus une rencontre de mademoiselle du Fresne la mère, laquelle m'arrêta +et me demanda pourquoi l'on ne me voyoit plus. Je lui repondis que +c'etoit la mauvaise humeur de sa cadette. Elle me repliqua qu'elle +vouloit faire notre accord, et que je l'allasse attendre à la maison. +J'en mourais d'impatience et je fus ravi de cette ouverture. J'y allai +donc, et comme je montois à la chambre, la du Lys, qui m'avoit aperçu, +en descendit si brusquement que je ne la pus jamais arrêter. J'y entrai +et je trouvai sa soeur, qui se mit à sourire, à laquelle je dis le +procedé de sa cadette, et elle m'assura que tout cela n'etoit que feinte +et qu'elle avoit regardé plus de cent fois par la fenêtre pour voir si +je paroîtrois, et qu'elle en temoignoit une grande inquietude; qu'elle +etoit sans doute dans le jardin, où je pouvois aller. Je descendis +l'escalier et m'approchai de la porte du jardin, que je trouvai fermée +par dedans. Je la priai plusieurs fois de l'ouvrir, ce qu'elle ne voulut +point faire. Sa soeur, qui l'entendoit du haut de l'escalier, descendit +et me la vint ouvrir, car elle en sçavoit le secret. J'entrai, et la du +Lys se mit à fuir; mais je la poursuivis si bien, que je la pris par une +des manches de son corps de jupe, et je l'assis sur un siege de gazon où +je me mis aussi. Je lui fis mes excuses du mieux qu'il me fut possible; +mais elle me parut toujours plus sevère. Enfin, après plusieurs +contestations, je lui dis que ma passion ne souffroit point de +mediocrité et qu'elle me porteroit à quelque desespoir, de quoi elle se +repentiroit après, ce qui ne la rendit pas plus exorable. Alors je tirai +mon epée du fourreau et la lui presentai, la suppliant de me la plonger +dans le corps, lui disant qu'il m'etoit impossible de vivre privé de +l'honneur de ses bonnes grâces; elle se leva pour s'enfuir, en me +repondant qu'elle n'avoit jamais tué personne, et que, quand elle en +auroit quelque pensée, elle ne commenceroit pas par moi. Je l'arrêtai en +la suppliant de me permettre de l'executer moi-même, et elle me repondit +froidement qu'elle ne m'en empêcheroit pas. Alors j'appuyai la pointe de +mon epée contre ma poitrine, et me mis en posture pour me jeter dessus, +ce qui la fit pâlir, et à même temps elle donna un coup de pied contre +la garde de l'epée, qu'elle fit tomber à terre, m'assurant que cette +action l'avoit beaucoup troublée, et me disant que je ne lui fisse plus +voir de tels spectacles. Je lui repliquai: «Je vous obeirai, pourvu que +vous ne me soyez plus si cruelle»; ce qu'elle me promit. Ensuite nous +nous caressâmes si amoureusement, que j'eusse bien souhaité d'avoir tous +les jours une querelle avec elle pour l'appointer[405] avec tant de +douceur. Comme nous etions dans ces transports, sa mère entra dans le +jardin, et nous dit qu'elle seroit bien venue plus tôt, mais qu'elle +avoit bien jugé que nous n'avions pas besoin de son entremise pour nous +accorder. + +[Note 404: Perclus, impotent, paralytique, au propre; et, par +conséquent, tout interdit, au figuré.] + +[Note 405: L'arranger, la terminer, terme tiré du langage +juridique.] + +Or, un jour que nous nous promenions dans une des allées du parc, le +sieur du Fresne, sa femme, la du Lys et moi, qui allions après eux et +qui ne pensions qu'à nous entretenir, cette bonne mère se tourna vers +nous et nous dit qu'elle plaidoit bien notre cause. Elle le put dire +sans que son mari l'entendît, car il etoit fort sourd; nous la +remerciâmes plutôt d'action que de parole. Un peu de temps après, M. du +Fresne me tira à part et me decouvrit le dessein que lui et sa femme +avoient formé de me donner leur plus jeune fille en mariage, devant +qu'il partît pour aller en cour servir son quartier[406], et qu'il ne +falloit plus faire de depenses en serenades ni autrement pour ce sujet. +Je ne lui fis que des remerciemens confus: car j'etois si transporté de +joie d'un bonheur si inopiné et qui faisoit le comble de ma felicité, +que je ne savois ce que je disois. Il me souvient bien que je lui dis +que je n'eusse pas eté si temeraire que de la lui demander, attendu mon +peu de merite et l'inegalité des conditions; à quoi il me repondit que +pour du merite, il en avoit assez reconnu en moi, et que pour la +condition j'avois de quoi suppléer à ce defaut, sous-entendant du bien. +Je ne sçais ce que je lui repliquai, mais je sçais bien qu'il me convia +à souper, après quoi il fut conclu que le dimanche suivant nous +assemblerions nos parents pour faire les fiançailles. Il me dit aussi +quel dot[407] il pouvoit donner à sa fille; mais à cela je repondis que +je ne lui demandois que la personne et que j'avois assez de bien pour +elle et pour moi. J'etois le plus content homme du monde, et la du Lys +aussi contente, ce que nous connûmes dans la conversation que nous eûmes +ce soir-là, et qui fut la plus agreable que l'on puisse imaginer. Mais +ce plaisir ne dura guères; car l'avant-veille du jour que nous devions +nous fiancer, nous etions, la du Lys et moi, assis sur l'herbe, quand +nous aperçûmes de loin un conseiller du presidial[408], proche parent du +sieur du Fresne, lequel lui venoit rendre visite. Nous en conçûmes une +même pensée, elle et moi, et nous nous en affligeâmes sans savoir au +vrai ce que nous apprehendions; ce que l'evènement ne nous fit que trop +connoître: car le lendemain, comme j'allois prendre l'heure de +l'assemblée, je fus furieusement surpris quand je trouvai, à la porte de +la basse-cour, la du Lys qui pleuroit. Je lui dis quelque chose et elle +ne me repondit rien. J'entrai plus avant, et je trouvai sa soeur au même +etat. Je lui demandai que vouloient dire tant de pleurs, et elle me +repondit, en redoublant ses sanglots, que je ne le sçaurois que trop. Je +montois à la chambre quand la mère en sortoit, laquelle passa sans me +rien dire, car les larmes, les sanglots et les soupirs la suffoquoient +si fort, que tout ce qu'elle put faire, ce fut de me regarder +pitoyablement et dire: «Ha! pauvre garçon!» Je ne comprenois rien en un +si prompt changement; mais mon coeur me presageoit tous les malheurs que +j'ai ressentis depuis. Je me resolus d'en apprendre le sujet, et je +montai à la chambre, où je trouvai M. du Fresne assis dans une chaise, +lequel me dit fort brusquement qu'il avoit changé d'avis et qu'il ne +vouloit pas marier sa cadette devant son aînée; que quand il la +marieroit, ce ne seroit qu'après le retour de son voyage de la cour. Je +lui repondis sur ces deux chefs: au premier, que sa fille aînée n'avoit +aucune repugnance que sa soeur fût mariée la première, pourvu que ce fût +avec moi, parce qu'elle m'avoit toujours aimé comme un frère; que pour +un autre elle s'y seroit opposée (je vous puis assurer qu'elle m'en +avoit fait la protestation plusieurs fois); et sur le second, que +j'attendrois aussi bien dix ans que les trois mois qu'il seroit à la +cour. Mais il me dit tout net que je ne pensasse plus au mariage de sa +fille. Ce discours si surprenant et prononcé du ton que je vous viens de +dire me jeta dans un si horrible desespoir que je sortis sans lui +repliquer et sans rien dire aux demoiselles, qui ne me purent rien dire +aussi. + +[Note 406: Il y avoit, à la cour, des gentilshommes ordinaires et +des gentilshommes de quartier, c'est-à-dire qui venoient y remplir, +durant trois mois, les devoirs de leur charge.] + +[Note 407: Dot étoit du masculin dans la vieille langue. V. Nicot, +Trésor de la langue franç. On a déjà pu remarquer que l'auteur de cette +3e partie écrit d'un style plus ancien que Scarron.] + +[Note 408: On entendoit par présidial un tribunal établi dans les +villes considérables pour y prononcer sur les appellations des juges +subalternes, dans les causes de médiocre importance. (Dict. de Fur.)] + +Je m'en allai à ma maison, resolu de me donner la mort; mais comme je +tirois mon epée à dessein de me la plonger dans le corps, cette veuve +confidente entra chez moi et empêcha l'execution de ce mortel dessein, +en me disant de la part de la du Lys que je ne m'affligeasse point, +qu'il falloit avoir patience, et qu'en pareilles affaires il arrivoit +toujours du trouble; mais que j'avois un grand avantage d'avoir sa mère +et sa soeur aînée pour moi, et elle plus que tous, qui etoit la +principale partie; qu'elles avoient resolu que quand son père seroit +parti, qui seriit dans huit ou dix jours, que je pourrois continuer mes +visites, et que le temps etoit un grand operateur. Ce discours etoit +fort obligeant, mais je n'en pus point être consolé; aussi je +m'abandonnai à la plus noire melancolie que l'on puisse imaginer, et qui +me jeta enfin dans un si furieux desespoir que je me resolus de +consulter les demons. Quelques jours devant le depart de M. du Fresne, +je m'en allai à demi-lieue de cette ville, dans un lieu où il y a un +bois, taillis de fort grande etendue, dans lequel la croyance du +vulgaire est qu'il y habite de mauvais esprits, d'autant que ç'a eté +autrefois la demeure de certaines fées (qui etoient sans doute de +fameuses magiciennes)[409]. Je m'enfonce dans le bois, appelant et +invoquant ces esprits, et les suppliant de me secourir en l'extrême +affliction où j'etois; mais après avoir bien crié, je ne vis ni n'ouïs +que des oiseaux qui par leur ramage sembloient me temoigner qu'ils +etoient touchés de mes malheurs. Je retournai à ma maison, où je me mis +au lit, atteint d'une si etrange frenesie, que l'on ne croyoit pas que +j'en pusse rechapper, car j'en fus jusques à perdre la parole. La du Lys +fut malade à même temps et de la même manière que moi; ce qui m'a obligé +depuis de croire à la sympathie: car comme nos maladies procedoient +d'une même cause, elles produisoient aussi en nous de semblables effets; +ce que nous apprenions par le medecin et l'apothicaire, qui etoient les +mêmes qui nous servoient; pour les chirurgiens, nous avions chacun le +nôtre en particulier. Je gueris un peu plus tôt qu'elle, et je m'en +allai, ou, pour mieux dire, je me traînai à sa maison, où je la trouvai +dans le lit (son père etoit parti pour la cour). Sa joie ne fut pas +mediocre, comme la suite me le fit connoître: car, après avoir demeuré +environ une heure avec elle, il me sembla qu'elle n'avoit plus de mal; +ce qui m'obligea à la presser de se lever, ce qu'elle fit pour me +satisfaire. Mais si tôt qu'elle fut hors du lit elle evanouit entre mes +bras. Je fus bien marri de l'en avoir pressée, car nous eûmes beaucoup +de peine à la remettre. Quand elle fut revenue de son evanouissement, +nous la remîmes dans le lit, où je la laissai pour lui donner moyen de +reposer, ce qu'elle n'eût peut-être pas fait en ma presence. + +[Note 409: On a dejà rencontré, dans le Roman comique, d'assez +nombreuses traces des croyances superstitieuses d'alors, qu'avoient +partagées, du reste, au dernier siècle surtout, et au commencement du +XVIIe, les plus graves et les plus savants esprits, Postel, Bacon, de +Thou, Porta, d'Aubigné, Bodin, Malherbe (V. ses Lettres), Fléchier (V. +sa Relat. des grands jours), Richelieu, l'abbé Arnauld, etc. La +Démonomanie de Bodin, et d'autres livres alors plus récents, tels que le +Discours des sorciers, de Boguet (Paris, 1603); le Discours et histoire +des spectres, de P. Le Loyer (1605); l'Incrédulité et mécréance du +sortilège, et le Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, +de Delancre (1612), sont les monuments les plus complets comme les plus +terribles de ces superstitions. On croyoit à la sorcellerie, à +l'astrologie, comme à l'alchimie et au pouvoir mystérieux des Rosecroix; +après Gauric, Agrippa, Cardan, Paracelse et le grand Nostradamus, +étoient venus d'autres sorciers non moins célèbres, qui vécurent plus ou +moins avant dans le XVIIe siècle,--César (de son vrai nom Jean du +Chastel), Cosme Ruggieri (V. Var. histor., édit. Jannet, I, 25), +Palma-Cayet (mort en 1610), le fameux astrologue J. B. Morin, Marie +Boudin, l'abbé Brigalier, sur lequel Segrais a donné de curieux détails +dans ses Mémoires anecdot. (t. 2, p. 35 et suiv.), les prophètes et +astrologues célèbres Mauregard, Jean Petit, et Belot, le curé de +Mi-Monts. Ces comédies tournoient souvent au tragique, et c'est la +meilleure preuve de la ténacité avec laquelle cette superstition étoit +enracinée dans les esprits. Il n'y avoit pas encore bien longtemps que +le peuple de Calais avoit voulu jeter d'Assoucy à la mer comme sorcier, +si du moins nous pouvons l'en croire lui-même; et les supplices récents +des prêtres Louis Gaufridy et Urbain Grandier, du médecin Poirot, de +quatre sorciers espagnols brûlés à Bordeaux en 1610, d'Adrien Bouchard +et de Gargan, de Didyme, l'une des trois possédées de Flandres, de la +femme Cathin (1640), sans parler de bien d'autres, prouvoient assez que +les magistrats eux-mêmes partageoient sur ce point les croyances du +peuple. En 1670 encore, le Parlement de Rouen supplioit Louis XIV de ne +rien changer à la jurisprudence reçue dans les tribunaux en matière de +sorcellerie; ce ne fut qu'en 1672 que le roi fit défense d'admettre les +accusations de ce genre, ce qui n'empêcha pas qu'il n'y eût en 1682 un +nouvel édit pour la punition des maléfices. Les forêts, en particulier, +étoient la demeure privilégiée des sorciers et le domaine des légendes +extraordinaires: c'est dans un bois enchanté, séjour des fées et de +l'enchanteur Merlin, que Jeanne d'Arc eut ses visions; c'est là aussi +que Cyrano place l'apparition de Corneille Agrippa (Lettres sur les +sorc.). Le Tasse, en créant la forêt magique de sa Jérusalem, n'a fait +que donner un corps splendide aux imaginations populaires. La magie joue +un grand rôle dans les pastorales et les romans héroïques du XVIIe +siècle; les romans comiques ou satiriques l'emploient aussi, parfois +sérieusement, comme l'Euphormion de Barclay, souvent dans une intention +de raillerie et de parodie, comme les Histoires comiques de Cyrano, le +Francion et le Berger extravagant de Sorel, et le Roman comique. V., par +exemple, plus haut, l'anecdote des pendus, IIIe part., ch. 9.] + +Nous guerîmes entièrement, et nous passâmes agréablement le temps, tout +celui que son père demeura à la cour. Mais quand il fut revenu, il fut +averti par quelques ennemis secrets que j'avois toujours frequenté dans +sa maison et pratiqué familièrement sa fille, à laquelle il fit de +rigoureuses défenses de me voir, et se fâcha fort contre sa femme et sa +fille aînée de ce qu'elles avoient favorisé nos entrevues; ce que +j'appris par notre confidente, ensemble la resolution qu'elles avoient +prise de me voir toujours, et par quels moyens. Le premier fut que je +prenois garde quand cet injuste père venoit à la ville, car aussitôt +j'allois dans sa maison, où je demeurois jusqu'à son retour, que nous +connoissions facilement à sa manière de frapper à la porte, et aussitôt +je me cachois derrière une pièce de tapisserie, et, quand il entroit, un +valet ou une servante, ou quelquefois une de ses filles lui ôtoit son +manteau, et je sortois facilement sans qu'il le pût ouïr, car, comme je +vous ai dejà dit, il etoit fort sourd, et en sortant la du Lys +m'accompagnoit toujours jusqu'à la porte de la basse-cour. Ce moyen fut +découvert, et nous eûmes recours au jardin de notre confidente, dans +lequel je me rendois par un autre de nos voisins, ce qui dura assez, +mais à la fin il fut encore découvert. Nous nous servîmes ensuite des +églises, tantôt l'une, tantôt l'autre; ce qui fut encore connu, +tellement que nous n'avions plus que le hasard, quand nous pouvions nous +rencontrer dans quelques-unes des allées du parc; mais il falloit user +de grande précaution. Un jour que j'y avois demeuré assez longtemps avec +la du Lys (car nous nous etions entretenus à fond de nos communs +malheurs et avions pris de fortes résolutions de les surmonter), je la +voulus accompagner jusqu'à la porte de la basse-cour, où etant, nous +aperçûmes de loin son père qui venoit de la ville et tout droit à nous. +De fuir, il n'y avoit lieu, car il nous avoit vus. Elle me dit alors de +faire quelque invention pour nous excuser; mais je lui repondis qu'elle +avoit l'esprit plus present et plus subtil que moi, et qu'elle y pensât. +Cependant il arriva, et, comme il commençoit à se fâcher, elle lui dit +que j'avois appris qu'il avoit apporté des bagues et autres joailleries +(car il employoit ses gages en orfevrerie pour y faire quelque profit, +etant aussi avare qu'il etoit sourd), et que je venois pour voir s'il +voudroit m'accommoder de quelques-unes pour donner à une fille du Mans à +laquelle je me mariois. Il le crut facilement: nous montâmes, et il me +montra ses bagues. J'en choisis deux, un petit diamant et une rose +d'opale. Nous fûmes d'accord du prix, que je lui payai à l'heure même. +Cet expedient me facilita la continuation de mes visites; mais quand il +vit que je ne me hâtois point d'aller au Mans, il en parla à sa jeune +fille, comme se doutant de quelque fourbe, et elle me conseilla d'y +faire un voyage, ce que je fis. Cette ville-là est une des plus +agreables du royaume, et où il y a du plus beau monde et du mieux +civilisé, et où les filles y sont les plus accortes et les plus +spirituelles[410], comme vous sçavez fort bien; aussi j'y fis en peu de +temps de grandes connoissansances. J'etois logé au logis des +Chênes-Verts, où etoit aussi logé un operateur qui debitoit ses drogues +en public sur le theâtre, en attendant l'issue d'un projet qu'il avoit +fait de dresser une troupe de comediens. Il avoit déjà avec lui des +personnes de qualité, entr'autres le fils d'un comte que je ne nomme pas +par discretion, un jeune avocat du Mans qui avoit déjà eté en troupe, +sans compter un sien frère et un autre vieux comedien qui s'enfarinoit à +la farce, et il attendoit une jeune fille de la ville de Laval qui lui +avoit promis de se derober de la maison de son père et de le venir +trouver. Je fis connoissance avec lui, et un jour, faute de meilleur +entretien, je lui fis succinctement le recit de mes malheurs; en suite +de quoi il me persuada de prendre parti dans sa troupe, et que ce seroit +le moyen de me faire oublier mes disgrâces. J'y consentis volontiers, et +si la fille fût venue, j'aurois certainement suivi; mais les parens en +furent avertis, ils prirent garde à elle, ce qui fut la cause que le +dessein ne reussit pas, ce qui m'obligea à m'en revenir. Mais l'amour me +fournit une invention pour pratiquer encore la du Lys sans soupçon, qui +fut de mener avec moi cet avocat dont je vous viens de parler, et un +autre jeune homme de ma connoissance, auxquels je decouvris mon dessein, +et qui furent ravis de me servir en cette occasion. Ils parurent en +cette ville sous le titre l'un de frère et l'autre de cousin germain +d'une maîtresse imaginaire. Je les menai chez le sieur du Fresne, que +j'avois prié de me traiter de parent, ce qu'il fit. Il ne manqua pas +aussi à leur dire mille biens de moi, les assurant qu'ils ne pouvoient +pas mieux loger leur parente, et ensuite nous donna à souper. L'on but à +la santé de ma maîtresse, et la du Lys en fit raison. Après qu'ils +eurent demeuré cinq ou six jours en cette ville, ils s'en retournèrent +au Mans. J'avois toujours libre accès chez le sieur du Fresne, lequel me +disoit sans cesse que je tardois trop à aller au Mans achever mon +mariage, ce qui me fit apprehender que la feinte ne fût à la fin +découverte et qu'il ne me chassât encore une fois honteusement de sa +maison; ce qui me fit prendre la plus cruelle resolution qu'un homme +desesperé puisse jamais avoir, qui fut de tuer la du Lys, de peur qu'un +autre n'en fût possesseur. Je m'armai d'un poignard et l'allai trouver, +la priant de venir avec moi faire une promenade, ce qu'elle m'accorda. +Je la menai insensiblement dans un lieu fort écarté des allées du parc, +où il y avoit des broussailles; ce fut là où je lui découvris le cruel +dessein que le desespoir de la posseder m'avoit fait concevoir, tirant à +même temps le poignard de ma poche. Elle me regarda si tendrement et me +dit tant de douceurs, qu'elle accompagna de protestations de constance +et de belles promesses, qu'il lui fut facile de me desarmer. Elle saisit +mon poignard, que je ne pus retenir, et le jeta au travers des +broussailles, et me dit qu'elle s'en vouloit aller et qu'elle ne se +trouveroit plus seule avec moi. Elle me vouloit dire que je n'avois pas +sujet d'en user ainsi, quand je l'interrompis pour la prier de se +trouver le lendemain chez notre confidente, où je me tendrais, et que là +nous prendrions les dernières resolutions. Nous nous y rencontrâmes à +l'heure dite. Je la saluai et nous pleurâmes nos communes misères, et, +après de longs discours, elle me conseilla d'aller à Paris, me +protestant qu'elle ne consentiroit jamais à aucun mariage, et quand je +demeurerois dix ans qu'elle m'attendroit. Je lui fis des promesses +reciproques, que j'ai mieux tenues qu'elle n'a fait. Comme je voulois +prendre congé d'elle (ce qui ne fut pas sans verser beaucoup de larmes), +elle fut d'avis que sa mère et sa soeur fussent de la confidence. Cette +veuve les alla querir, et je demeurai seul avec la du Lys. Ce fut alors +que nous nous ouvrîmes nos coeurs mieux que nous n'avions jamais fait; +et elle en vint jusques à me dire que si je la voulois enlever elle y +consentiroit volontiers et me suivroit partout, et que, si l'on venoit +après nous et que l'on nous attrapât, elle feindroit d'être enceinte. +Mais mon amour étoit si pur que je ne voulus jamais mettre son honneur +en compromis, laissant l'evénement à la conduite du sort. Sa mère et sa +soeur arrivèrent et nous leur declarâmes nos resolutions, ce qui fit +redoubler les pleurs et les embrassemens. Enfin je pris congé d'elles +pour aller à Paris. Devant que de partir j'écrivis une lettre à la du +Lys, des termes de laquelle je ne me sçaurois souvenir; mais vous pouvez +bien vous imaginer que j'y avois mis tout ce que je m'etois figuré de +tendre pour leur donner de la compassion. Aussi notre confidente, qui +porta la lettre, m'assura qu'après la lecture de cette lettre la mère et +les deux filles avoient eté si affligées de douleur que la du Lys +n'avoit pas eu le courage de me faire reponse. + +[Note 410: Ce n'étoit pas là l'opinion de Scarron, au moins quand il +alla prendre possession de son bénéfice. Qu'on voie en quels termes +irrévérencieux il traite les habitants du lieu: + + Parleray-je des jouvenceaux... + Ayant tous canon trop plissé, + Rond de botte trop compassé, + Souliers trop longs, grègue trop large, + Chapeaux à trop petite marge...? + Parleray-je des damoiselles, + Aux très redoutables aisselles? etc. + +Et ailleurs (rondeau redoublé à mademoiselle Descart, recueil de 1648), +il dit: + + Le Mans seroit un séjour, bien hideux + Sans votre soeur, sans vous, sans votre frère. + +Mais ce ne sont là que des boutades; Scarron, à ses premiers voyages, +avoit mieux parlé du Mans. Du reste, c'étoit en effet une ville où il y +avoit alors du beau monde, et du monde civilisé: ainsi le gouverneur, M. +de Tresmes, le baron de Lavardin, lieutenant du roi, le baron des +Essarts, sénéchal, l'archidiacre Costar et Louis Pauquet, les Portail, +les Denisot, les Levayer, la famille des Tessé et des Beaumanoir, +l'évêque M. de Lavardin, mademoiselle de Hautefort, qui faisoit sans +doute, de temps à autre, des excursions au Mans, de son château sis dans +le Maine, etc. La préciosité s'étoit répandue au Mans et dans la +province, et, à en croire le Procès des pretieuses, de Somaize, c'étoit +un des pays où le langage quintessencié des ruelles avoit le plus pris +racine. V. Somaize, Bibl. elzev., t. 2, p. 59, 68, etc. On conçoit donc +qu'il pût y avoir beaucoup de filles accortes et spirituelles.] + +J'ai supprimé beaucoup d'aventures, qui nous arrivèrent pendant le cours +de nos amours (pour n'abuser pas de votre patience), comme les jalousies +que la du Lys conçut contre moi pour une demoiselle sa cousine germaine +qui l'etoit venue voir, et qui demeura trois mois dans la maison; la +même chose pour la fille de ce gentilhomme qui avoit amené ce galant que +je fis en aller, non plus que plusieurs querelles que j'eus à démêler, +et des combats en des rencontres de nuit, où je fus blessé par deux fois +au bras et à la cuisse. Je finis donc ici la digression, pour vous dire +que je partis pour Paris, où j'arrivai heureusement et où je demeurai +environ une année. Mais ne pouvant pas y subsister comme je faisois en +cette ville, tant à cause de la cherté des vivres[411] que pour avoir +fort diminué mes biens à la recherche de la du Lys, pour laquelle +j'avois fait de grandes dépenses, comme vous avez pu apprendre de ce que +je vous ai dit, je me mis en condition en qualité de secretaire d'un +secretaire de la chambre du roi[412], lequel avoit épousé la veuve d'un +autre secretaire aussi du roi. Je n'y eus pas demeuré huit jours que +cette dame usa avec moi d'une familiarité extraordinaire, à laquelle je +ne fis point pour lors de reflexion; mais elle continua si ouvertement +que quelques-uns des domestiques s'en aperçurent, comme vous allez voir. + +[Note 411: C'est peut-être une allusion à l'horrible famine qui, par +suite des guerres civiles et des troubles de la Fronde, désola Paris +entre 1649 et 1655. La cherté des vivres augmentoit dans une progression +si rapide que le setier de froment, fixé à 13 livres le 2 janvier 1649, +étoit à 30 le 9 et à 60 au commencement de mars. Malgré toutes les +précautions prises, la famine devint bientôt intolérable. En 1652, le +pain se vendoit 10 sous la livre; les pauvres mangeoient de la chair de +cheval, des boyaux de bêtes mortes, etc. V. Moreau, Bibliogr. des +Mazar., no 1408, le Franc bourg.--Rec. des relations contenant ce qui +s'est fait pour l'assistance des pauvres, de 1650 à 1654, etc.] + +[Note 412: On sait qu'on appeloit chambre du roi, ou simplement la +chambre, l'ensemble des officiers et des meubles de la maison royale.] + +Un jour qu'elle m'avoit donné une commission pour faire dans la ville, +elle me dit de prendre le carrosse, dans lequel je montai seul, et je +dis au cocher de me mener par le Marais du Temple, tandis que son mari +alloit par la ville à cheval, suivi d'un seul laquais: car elle lui +avoit persuadé qu'il feroit mieux ses affaires de la sorte que de +traîner un carrosse, qui est toujours embarrassant. Quand je fus dans +une longue rue où il n'y avoit que des portes cochères, et par +conséquent l'on n'y voyoit guère de monde, le cocher arrêta le carrosse +et en descendit. Je lui criai pourquoi il arrêtoit. Il s'approcha de la +portière et me pria de l'écouter, ce que je fis. Alors il me demanda si +je n'avois point pris garde au procédé de madame sur mon sujet; à quoi +je lui répondis que non, et qu'est-ce qu'il vouloit dire. Il me répondit +alors que je ne connoissois pas ma fortune, et, qu'il y avoit beaucoup +de personnes à Paris qui eussent bien voulu en avoir une semblable. Je +ne raisonnai guère avec lui; mais je lui commandai de remonter sur son +siége et me conduire à la rue Saint-Honoré. Je ne laissai pas de rêver +profondément à ce qu'il m'avoit dit, et quand je fus de retour à la +maison j'observai plus exactement les actions de cette dame, dont +quelques-unes me confirmèrent en la croyance de ce que m'avoit dit le +cocher. + +Un jour que j'avois acheté de la toile et de la dentelle pour des +collets que j'avois baillés à faire à ses filles de service, comme elles +y travailloient, elle leur demanda pour qui etoient ces collets. Elles +repondirent que c'etoit pour moi, et alors elle leur dit qu'elles les +achevassent, mais que pour la dentelle, elle la vouloit mettre. Un jour +qu'elle l'attachoit, j'entrai dans sa chambre, et elle me dit qu'elle +travailloit pour moi, dont je fus si confus que je ne fis que des +remerciemens de même. Mais un matin que j'ecrivois dans ma chambre, qui +n'etoit pas eloignée de la sienne, elle me fit appeler par un laquais, +et quand j'en approchai j'entendis qu'elle crioit furieusement contre sa +demoiselle suivante et contre sa femme de chambre; elle disait: «Ces +chiennes, ces vilaines, ne sçauroient rien faire adroit! Sortez de ma +chambre.» Comme elles en sortoient, j'y entrai, et elle continua à +declamer contre elles, et me dit de fermer la porte et de lui aider à +s'habiller; et aussitôt elle me dit de prendre sa chemise qui étoit sur +la toilette et de la lui donner, et à même temps elle depouilla celle +qu'elle avoit et s'exposa à ma vue toute nue, dont j'eus une si grande +honte que je lui dis que je ferois encore plus mal que ces filles, +qu'elle devoit faire revenir, à quoi elle fut obligée par l'arrivée de +son mari. Je ne doutai donc plus de son intention; mais comme j'etois +jeune et timide, j'apprehendai quelque sinistre accident: car, +quoiqu'elle fût dejà avancée en âge, elle avoit pourtant encore des +beaux restes; ce qui me fit resoudre à demander mon congé, ce que je fis +un soir après que l'on eut servi le souper. Alors, sans me rien +repondre, son mari se retira à sa chambre, et elle tourna sa chaise du +côté du feu, disant au maître d'hôtel de remporter la viande. Je +descendis pour souper avec lui. Comme nous etions à table, une sienne +nièce, âgée d'environ douze ans, descendit, et, s'adressant à moi, me +dit que madame sa tante l'envoyoit pour sçavoir si j'avois bien le +courage de souper, elle ne soupant point. Je ne me souviens pas bien de +ce que je lui repondis; mais je sçais bien que la dame se mit au lit et +qu'elle fut extremement malade. Le lendemain, de grand matin, elle me +fit appeler pour donner ordre d'avoir des medecins; comme j'approchai de +son lit, elle me donna la main et me dit ouvertement que j'etois la +cause de son mal, ce qui fit redoubler mon apprehension, en sorte que le +même jour je me mis dans des troupes qu'on faisoit à Paris pour le duc +de Mantoue[413], et je partis sans en rien dire à personne. Notre +capitaine ne vint pas avec nous, laissant la conduite de sa compagnie à +son lieutenant, qui etoit un franc voleur, aussi bien que les deux +sergens: car ils brûloient presque tous les logemens et nous faisoient +souffrir; aussi ils furent pris par le prevôt de Troye en Champagne, +lequel les y fit pendre[414], excepté l'un des sergens, qui se trouva +frère d'un des valets de chambre de monseigneur le duc d'Orleans, lequel +le sauva. Nous demeurâmes sans chef, et les soldats, d'un commun accord, +firent election de ma personne pour commander la compagnie, qui etoit +composée de quatre-vingts soldats. J'en pris la conduite avec autant +d'autorité que si j'en eusse eté le capitaine en chef. Je passai en +revue et tirai la montre[415], que je distribuai, aussi bien que les +armes, que je pris à Sainte-Reine en Bourgogne[416]. Enfin nous filâmes +jusqu'à Embrun, en Dauphiné, où notre capitaine nous vint trouver, dans +l'apprehension qu'il n'y avoit pas un soldat à sa compagnie. Mais quand +il apprit ce qui s'etoit passé, et que je lui en fis paroître +soixante-huit (car j'en avois perdu douze dans la marche) il me caressa +fort et me donna son drapeau et sa table. + +[Note 413: A qui les Espagnols et le duc de Savoie vouloient enlever +le duché de Montferrat]. + +[Note 414: Ces vols et ces abus étoient choses continuelles, dont se +rendoient fréquemment coupables les plus bas comme les plus hauts +officiers de l'armée. Ainsi le maréchal de Marillac fut mis en jugement +(1630) et exécuté à raison des malversations de ce genre «par lui +commises dans sa charge de général d'armée en Champagne.» Tallemant +raconte qu'un nommé du Bois, qui commandoit les chevau-légers du prince +de Conti, avoit énormément volé, également en Champagne, et qu'il fut +quitte pour rendre la moitié de ce qu'il avoit pris. (Historiette de +Sarrazin.) «Partout où les armées ont passé, écrit un peu plus tard +Vincent de Paul à l'évêque de Dax, elles y ont commis les sacriléges, +les vols et les impiétés que votre diocèse a soufferts; et non seulement +dans la Guienne et le Périgord, mais aussi en Saintonge, Poitou, +Bourgogne, Champagne et Picardie, et en beaucoup d'autres.» Les pillages +et dévastations des troupes produisoient des effets d'autant plus +terribles que la plupart de ces provinces, surtout la Picardie et la +Champagne, étoient alors dans une horrible misère.] + +[Note 415: Ce mot se dit de la solde qu'on paie aux soldats dans les +revues. (Dict. de Fur.).] + +[Note 416: Sainte-Reine ou Alise est un bourg, avec eaux minérales, +à une lieue de Flavigny.] + +L'armée, qui etoit la plus belle qui fût jamais sortie de France, eut le +mauvais succès que vous avez pu sçavoir; ce qui arriva par la mauvaise +intelligence des generaux[417]. Après son debris je m'arrêtai à +Grenoble, pour laisser passer la fureur des paysans de Bourgogne et de +Champagne, qui tuoient tous les fugitifs, et le massacre en fut si grand +que la peste se mit si furieusement dans ces deux provinces, qu'elle +s'epandit par tout le royaume[418]. Après que j'eus demeuré quelque +temps à Grenoble, où je fis de grandes connoissances, je resolus de me +retirer dans cette ville, ma patrie. Mais en passant par des lieux +ecartés du grand chemin, pour la raison que j'ai dite, j'arrivai à un +petit bourg appelé Saint-Patrice, où le fils puîné de la dame du lieu, +qui etoit veuve, faisoit une compagnie de fantassins pour le siége de +Montauban[419]. Je me mis avec lui, et il reconnut quelque chose sur mon +visage qui n'etoit pas rebutant. Après m'avoir demandé d'où j'etois, et +que je lui eus dit franchement la verité, il me pria de prendre le soin +de conduire un sien frère, jeune garçon, chevalier de Malte, auquel il +avoit donné son enseigne, ce que j'acceptai volontiers. Nous partîmes +pour aller à Noves, en Provence, qui etoit le lieu d'assemblée du +regiment, mais nous n'y eûmes pas demeuré trois jours que le maître +d'hôtel de ce capitaine le vola et s'enfuit. Il donna ordre qu'il fût +suivi, mais en vain; ce fut alors qu'il me pria de prendre les clefs de +ses coffres, que je ne gardai guères, car il fut deputé du corps du +regiment pour aller trouver le grand cardinal de Richelieu, lequel +conduisoit l'armée pour le siége de Montauban et autres villes rebelles +de Guyenne et Languedoc. Il me mena avec lui, et nous trouvâmes Son +Eminence dans la ville d'Albi; nous la suivîmes jusqu'à cette ville +rebelle, qui ne le fut plus à l'arrivée de ce grand homme, car elle se +rendit, comme vous avez pu sçavoir. Nous eûmes pendant ce voyage un +grand nombre d'aventures que je ne vous dis point, pour ne vous être pas +ennuyeux, ce que j'ai peut-être dejà trop eté.» + +[Note 417: Cette armée, qui étoit sous les ordres du marquis +d'Uxelles, fut complétement battue, malgré l'avantage du nombre, par les +troupes du duc de Savoie, à l'affaire de Saint-Pierre, dans le marquisat +de Saluces (1628). Sur la mauvaise intelligence qui régnoit entre les +chefs et les directeurs de l'entreprise, on peut voir, outre les +histoires spéciales, les Mémoires de l'abbé Marolles (édit. d'Amst., +1755, t. I, p. 146 et 7).] + +[Note 418: Les paysans étoient irrités des ravages qu'avoit faits +l'armée sur la route, des pillages des soldats, des concussions des +généraux. La peste dont il s'agit ici fut, en plusieurs endroits, +l'occasion d'un nouveau soulèvement contre les réformés, qu'on soupçonna +«de propager l'infection au moyen d'un onguent appliqué sur les portes +des maisons; on en avoit massacré plusieurs dans les rues, et les +magistrats eux-mêmes s'étoient vus forcés de faire exécuter +juridiquement quelques malheureux désignés par le cri général comme +engraisseurs de portes et infecteurs publics.» (Bazin, Histoire de +France sous Louis XIII.)] + +[Note 419: La principale place qui restât aux réformés en France, +après la prise de La Rochelle, et la dernière qui se soumit; ce ne fut +qu'en 1629 qu'elle se rendit définitivement.] + +Alors l'Etoile lui dit que ce seroit les priver d'un agreable +divertissement s'il ne continuoit jusqu'à la fin. Il poursuivit donc +ainsi: + +«Je fis des grandes connoissances dans la maison de cet illustre +cardinal, et principalement avec les pages, dont il y en avoit dix-huit +de Normandie, et qui me faisoient de grandes caresses, aussi bien que +les autres domestiques de sa maison. Quand la ville fut rendue, notre +regiment fut licencié, et nous nous en revînmes à Saint-Patrice. La dame +du lieu avoit un procès contre son fils aîné, et se preparoit pour aller +le poursuivre à Grenoble. Quand nous arrivâmes, je fus prié de +l'accompagner; à quoi j'eus un peu de repugnance, car je voulois me +retirer, comme je vous ai dit; mais je me laissai gagner, dont je ne me +repentis pas, car, quand nous fûmes arrivés à Grenoble, où je sollicitai +fortement le procès, le roi Louis treizième, de glorieuse memoire, y +passa pour aller en Italie[420], et j'eus l'honneur de voir à sa suite +les plus grands seigneurs de ce pays[421], et entre autres le gouverneur +de cette ville, lequel connoissoit fort M. de Saint-Patrice, auquel il +me recommanda, et, après m'avoir offert de l'argent, lui dit qui +j'etois, ce qui l'obligea à faire plus d'estime de moi qu'il n'avoit pas +fait, bien que je n'eusse pas sujet de me plaindre. Je vis encore cinq +jeunes hommes de cette ville qui etoient au regiment des gardes, trois +desquels etoient gentilshommes, et auxquels j'avois l'honneur +d'appartenir; je les traitai du mieux qu'il me fut possible, et à la +maison et au cabaret. Un jour que nous venions de déjeuner d'un logis du +faubourg de Saint-Laurent, qui est au delà du pont, nous nous arrêtâmes +dessus pour voir passer des bateaux, et alors un d'eux me dit qu'il +s'etonnoit fort que je ne leur demandasse point de nouvelles de la du +Lys. Je leur dis que je n'avois osé de peur de trop apprendre. Ils me +repartirent que j'avois bien fait, et que je devois l'oublier, +puisqu'elle ne m'avoit pas tenu parole. Je pensai mourir à cette +nouvelle; mais enfin il fallut tout sçavoir. Ils m'apprirent donc +qu'aussitôt que l'on eut appris mon depart pour l'Italie, qu'on l'avoit +mariée à un jeune homme qu'ils me nommèrent, et qui etoit celui de tous +ceux qui y pouvoient pretendre pour qui j'avois le plus d'aversion. +Alors j'eclatai, et dis contre elle tout ce que la colère me suggera. Je +l'appelai tigresse, felonne, perfide, traîtresse; qu'elle n'eût pas osé +se marier me sçachant si près, etant bien assurée que je la serois allé +poignarder avec son mari, jusques dedans son lit. Après, je sortis de ma +poche une bourse d'argent et de soie bleue, à petit point, qu'elle +m'avoit donnée, dans laquelle je conservois le bracelet et le ruban que +je lui avois gagné. Je mis une pierre dedans et la jetai avec violence +dans la rivière, en disant: «Ainsi se puisse effacer de ma memoire celle +à qui ont appartenu ces choses, de même qu'elles s'enfuiront au gré des +ondes!» Ces messieurs furent etonnés de mon procedé, et me protestèrent +qu'ils etoient bien marris de me l'avoir dit, mais qu'ils croyoient que +je l'eusse sçu d'ailleurs. Ils ajoutèrent, pour me consoler, qu'elle +avoit eté forcée à se marier, et qu'elle avoit bien fait paroître +l'aversion qu'elle avoit pour son mari: car elle n'avoit fait que +languir depuis son mariage, et etoit morte quelque temps après. Ce +discours redoubla mon deplaisir et me donna à même temps quelque espèce +de consolation. Je pris congé de ces messieurs et me retirai à la +maison, mais si changé que mademoiselle de Saint-Patrice, fille de cette +bonne dame, s'en aperçut. Elle me demanda ce que j'avois, à quoi je ne +repondis rien; mais elle me pressa si fort que je lui dis succinctement +mes aventures et la nouvelle que je venois d'apprendre. Elle fut touchée +de ma douleur, comme je le connus par les larmes qu'elle versa. Elle le +fit sçavoir à sa mère et à ses frères, qui me temoignèrent de participer +à mes deplaisirs, mais qu'il falloit se consoler et prendre patience. + +[Note 420: Il y passa en février 1629, pour diriger la guerre de la +succession de Mantoue et de Montferrat, légués par le dernier duc à un +prince françois, le duc de Nevers, et que les Espagnols, secondés des +Savoyards, ne vouloient pas céder.] + +[Note 421: Malgré les fatigues et la longueur du siége de La +Rochelle, un grand nombre de seigneurs avoient tenu à honneur +d'accompagner le roi dans cette nouvelle expédition: les maréchaux de +Bassompierre, de Schomberg, de Créqui; le chevalier de Valançay; les +ducs de Longueville et de La Trémouille; les comtes d'Harcourt, de +Soissons, de Moret; les marquis de La Meilleraye, de Brézé, de La +Valette, etc.] + +Le procès de la mère et du fils termina par un accord, et nous nous en +retournâmes. Ce fut alors que je commençai à penser à une retraite. La +maison où j'etois etoit assez puissante pour me faire trouver de bons +partis, et l'on m'en proposa plusieurs; mais je ne pus jamais me +resoudre au mariage. Je repris le premier dessein que j'avois eu +autrefois, de me rendre capucin, et j'en demandai l'habit; mais il y +survint tant d'obstacles, dont la deduction ne vous seroit qu'ennuyeuse, +que je cessai cette poursuite. + +En ce temps-là, le roi commanda l'arrière-ban de la noblesse du Dauphiné +pour aller à Casal[422]. M. de Saint-Patrice me pria de faire encore ce +voyage-là avec lui, ce que je ne pus honorablement refuser. Nous +partîmes, et nous y arrivâmes. + +[Note 422: Casal, ville du Montferrat, étoit occupée par les troupes +du marquis de Spinola, et la citadelle par les François, sous les ordres +du comte de Toiras. L'armée françoise marcha sur cette place, guidée par +les maréchaux de La Force, de Schomberg et de Marillac (1630). V. Bazin, +Hist. de Louis XIII, t. 3, p. 87 et suiv.] + +Vous sçavez ce qu'il en réussit. Le siége fut levé, la ville rendue et +la paix faite par l'entremise de Mazarin[423]. Ce fut le premier degré +par où il monta au cardinalat, et à cette prodigieuse fortune qu'il a +eue ensuite du gouvernement de la France. Nous nous en retournâmes à +Saint-Patrice, où je persistai toujours à me rendre religieux. Mais la +divine Providence en disposoit autrement. Un jour M. de Saint-Patrice me +dit, voyant ma resolution, qu'il me conseilloit de me faire prêtre +seculier; mais j'apprehendai de n'avoir pas assez de capacité, et il me +repartit qu'il y en avoit de moindres. Je m'y resolus, et je pris les +ordres sur un patrimoine, que madame sa mère me donna, de cent livres de +rente, qu'elle m'assigna sur le plus liquide de son revenu. Je dis ma +première messe dans l'eglise de la paroisse, et ladite dame en usa comme +si j'eusse été son propre enfant; car elle traita splendidement une +trentaine de prêtres qui s'y trouvèrent et plusieurs gentilshommes du +voisinage. J'etois dans une maison trop puissante pour manquer de +benefices; aussi six mois après j'eus un prieuré assez considerable, +avec deux autres petits benefices. Quelques années après j'eus un gros +prieuré et une fort bonne cure: car j'avois pris grande peine à etudier, +et je m'etois rendu jusqu'au point de monter en chaire avec succès, +devant les beaux auditoires et en presence même de prelats. Je menageai +mes revenus et amassai une notable somme d'argent, avec laquelle je me +retirai dans cette ville, où vous me voyez maintenant ravi du bonheur de +la connoissance d'une si charmante compagnie et d'avoir eté assez +heureux de lui rendre quelque petit service.» + +[Note 423: Mazarin étoit alors «un officier de guerre au service du +pape, que le nonce de Sa Sainteté avoit employé d'abord pour porter ses +paroles de médiation, et qui, un an durant, n'avoit cessé de courir d'un +camp à l'autre, accrédité partout comme courtier de propositions et +messager de réponses.» (Bazin, Hist. de France sous Louis XIII.) Au +moment où les deux armées alloient se heurter, on le vit sortir des +retranchements, agitant un mouchoir blanc au bout d'un bâton; il venoit +apporter au maréchal de Schomberg les conditions auxquelles les +Espagnols consentoient à quitter la ville.] + +L'Etoile prit la parole, disant: «Mais le plus grand que vous sçauriez +nous avoir jamais rendu...» Elle vouloit continuer, quand Ragotin se +leva pour dire qu'il vouloit faire une comedie de cette histoire, et +qu'il n'y auroit rien de plus beau que la decoration du theâtre: un beau +parc avec son grand bois et une rivière; pour le sujet, des amans, des +combats, et une première messe. Tout le monde se mit à rire, et +Roquebrune, qui le contrarioit toujours, lui dit: «Vous n'y entendez +rien; vous ne sçauriez mettre cette pièce dans les règles, d'autant +qu'il faudroit changer la scène et demeurer trois ou quatre ans dessus.» +Alors le prieur leur dit: «Messieurs, ne disputez point pour ce sujet, +j'y ai donné ordre il y a longtemps. Vous savez que M. du Hardi n'a +jamais observé cette rigide règle des vingt-quatre heures, non plus que +quelques-uns de nos poètes modernes, comme l'auteur de +Saint-Eustache[424], etc.; et M. Corneille ne s'y seroit pas attaché, +sans la censure que M. Scudery voulut faire du Cid[425]: aussi tous les +honnêtes gens appellent ces manquements de belles fautes. J'en ai donc +composé une comedie que j'ai intitulée: La Fidélité conservée après +l'esperance perdue; et depuis j'ai pris pour devise un arbre depouillé +de sa parure verte[426], et où il ne reste que quelques feuilles mortes +(qui est la raison pourquoi j'ai ajouté cette couleur à la bleue), avec +un petit chien barbet au pied et ces paroles pour âme de la devise: +«Privé d'espoir, je suis fidèle.» Cette pièce roule les theâtres il y a +fort longtemps.--Le titre en est aussi à propos que vos couleurs et +votre devise, dit l'Etoile, car votre maîtresse vous à trompé, et vous +lui avez toujours gardé la fidelité, n'en ayant point voulu epouser +d'autre.» + +[Note 424: Probablement Baro, qui fit, vers 1639, une tragédie de +Saint Eustache, imprimée seulement en 1659. Il dit lui-même, dans son +avertissement: «Cher lecteur, je ne te donne pas ce poème comme une +pièce de théâtre où toutes les règles soient observées, le sujet ne s'y +pouvant accommoder.» Desfontaines fit aussi un Martyre de saint Eustache +(1642), qui n'est pas plus régulier que la pièce de Baro. V. la note 1 +de la page 211, 1er vol.] + +[Note 425: Les premières pièces de Corneille, sauf quelques-unes, +telles que Clitandre et La Suivante, sont fort peu dans les règles, +comme il l'avoue lui-même dans ses examens, et violent surtout celle des +vingt-quatre heures. Pour Mélite, il doit s'être passé, dit-il, huit ou +quinze jours entre le 1er et le second acte, et autant entre le 2e et le +3e. La Veuve se prolonge pendant cinq jours consécutifs. L'Illusion +comique a l'unité de lieu, mais non celle de temps, etc. Quant au Cid, +Scudéry ne lui reprocha pas précisément, dans ses Observations, d'avoir +enfreint cette règle, comme on pourroit le comprendre d'après la phrase +de notre auteur, mais d'avoir enfermé «plusieurs années dans ses +vingt-quatre heures», en accumulant, contre toute vraisemblance et tout +naturel, les accidents de l'action, pour les faire tenir dans les bornes +légales.] + +[Note 426: Personne n'ignore que la couleur verte est le symbole de +l'espérance. C'etoit la nuance préférée des amants. «Il n'y a aucune +couleur qui leur (aux galants) soit si propre que le vert, témoin la +façon de parler proverbiale, qui dit: Un vert galant.» (Le jeu du gal.)] + +La conversation finit par l'arrivée de M. de Verville et de M. de la +Garouffière. Et je finis aussi ce chapitre, qui, sans doute, a eté bien +ennuyeux, tant pour sa longueur que pour son sujet. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière; mariage des +comediens et comediennes, et autres aventures de Ragotin. + +Tous ceux de la troupe furent etonnés de voir M. de la Garouffière; pour +Verville, il etoit attendu avec impatience, principalement de ceux et +celles qui se devoient marier. Ils lui demandèrent quels bons +affaires[427] il avoit en cette ville, et il leur repondit qu'il n'en +avoit aucuns, mais que, M. de Verville lui ayant communiqué quelque +chose d'importance, il avoit eté ravi de trouver une occasion si +favorable pour les revoir encore une fois, et leur offrit la +continuation de ses services. Verville lui fit signe qu'il n'en falloit +parler qu'en secret, et, pour lui en rompre les discours, il lui +presenta le prieur de Saint-Louis, avec lequel il avoit fait grande +amitié, lui disant que c'etoit un fort galant homme. Alors l'Etoile leur +dit qu'il venoit d'achever une histoire aussi agreable que l'on en pût +ouïr. Ces deux messieurs témoignèrent avoir du regret de n'être venus +plus tôt pour avoir eu la satisfaction de l'entendre. Alors Verville +passa dans une autre chambre, où le Destin le suivit, et, après y avoir +demeuré quelques momens, ils appelèrent l'Etoile et Angelique, et +ensuite Leandre et la Caverne, que M. de la Garouffière suivit. Quand +ils furent assemblés, Verville leur dit qu'etant à Rennes il avoit +communiqué au sieur de la Garouffière le dessein qu'ils avoient fait de +se marier, et qu'il devoit repasser par Alençon pour être de la noce, et +qu'il avoit temoigné vouloir être de la partie. Il en fût très +humblement remercié, et on lui temoigna de même l'obligation qu'on lui +avoit d'avoir voulu prendre cette peine. «Mais à propos, dit M. de +Verville, il faudroit faire monter cet honnête homme qui est en bas»; ce +que l'on fit. Quand il fut entré, la Caverne le regarda fixement, et la +force du sang fit un si merveilleux effet en elle qu'elle s'attendrit et +pleura sans en sçavoir la cause. On lui demanda si elle connoissoit cet +homme-là, et elle repondit qu'elle ne croyoit pas de l'avoir jamais vu. +On lui dit de le regarder avec attention, ce qu'elle fit, et pour lors +elle trouva sur son visage tant de traits du sien qu'elle s'ecria: +«Seroit-ce point mon frère?» Alors il s'approcha d'elle et l'embrassa, +l'assurant que c'etoit lui-même, que le malheur avoit eloigné si +longtemps de sa presence. Il salua sa nièce et tous ceux de la +compagnie, et assista à la conference secrète, où il fut conclu que l'on +celebreroit les deux mariages, sçavoir: du Destin avec l'Etoile et de +Leandre avec Angelique. Toute la difficulté consistoit à sçavoir quel +prêtre les epouseroit; alors le prieur de Saint-Louis (que l'on avoit +aussi appelé à la conference) leur dit qu'il se chargeoit de cela et +qu'il en parleroit aux curés des deux paroisses de la ville et à celui +du faubourg de Montfort; que, s'ils en faisoient quelque difficulté, il +retourneroit à Sées et qu'il en obtiendroit la permission du seigneur +evêque; que, s'il ne vouloit pas la lui accorder, il iroit trouver +monseigneur l'evêque du Mans, de qui il avoit l'honneur d'être connu, +d'autant que sa petite eglise etoit de sa juridiction, et qu'il ne +croyoit pas d'en être refusé. Il fut donc prié de prendre ce soin-là. +Cependant l'on fit secretement venir un notaire et l'on passa les +contrats de mariage. Je ne vous en dis point les clauses (car cette +particularité n'est pas venue à ma connoissance), oui bien qu'ils se +marièrent. MM. de Verville, de la Garouffière et de Saint-Louis furent +les temoins. Ce dernier alla parler aux curés, mais aucun d'eux ne +voulut les epouser, alleguant beaucoup de raisons que le prieur ne put +surmonter, parce qu'il n'en etoit peut-être pas capable, ce qui le fit +resoudre d'aller à Sées. Il prit le cheval de Leandre et un de ses +laquais, et alla trouver le seigneur evêque, lequel repugna un peu lui +accorder sa requête; mais le prieur lui remontra que ces gens-là +n'etoient veritablement de nulle paroisse, car ils etoient aujourd'hui +dans un lieu et demain dans un autre; que pourtant l'on ne pouvoit pas +les mettre au rang des vagabonds et gens sans aveu (qui etoit la plus +forte raison sur laquelle les curés avoient fondé leur refus), car ils +avoient bonne permission du roi et avoient leur menage, et par +consequent etoient censés sujets des evêques dans le diocèse desquels +ils se trouvoient lors de leur residence en quelque ville; que ceux pour +qui il demandoit la dispense etoient dans celle d'Alençon, où il avoit +juridiction, tant sur eux que sur les autres habitans, et que partant il +les pouvoit dispenser, comme il l'en supplioit très humblement, parce +que d'ailleurs ils etoient fort honnêtes gens. L'evêque donna les mains +et pouvoir au prieur de les epouser en quelle eglise qu'il voudroit; il +vouloit appeler son secretaire pour faire la dispense en forme, mais le +prieur lui dit qu'un mot de sa main suffisoit, ce que le bon seigneur +fit aussi agreablement qu'il lui donna à souper. + +[Note 427: Affaire étoit quelquefois du masculin alors. Dans le Rôle +des présentations faites aux grands jours de l'éloquence françoise, de +Sorel, nous lisons: «S'est presenté un novice en poésie, requérant... +qu'il plaise à la compagnie déclarer quel genre sont les mots navire et +affaire.»] + +Le lendemain il s'en retourna à Alençon, où il trouva les fiancés qui +preparoient tout ce qui etoit necessaire pour les noces. Les autres +comediens (qui n'avoient point eté du secret) ne sçavoient que penser de +tant d'appareil, et Ragotin en etoit le plus en peine. Ce qui les +obligeoit à tenir la chose ainsi secrète n'etoit que ce que vous avez +appris du Destin: car, pour Leandre et Angelique, cela etoit connu de +tous, et aussi la crainte de ne réussir pas à la dispense. Mais, quand +ils en furent assurés, l'on rendit la chose publique, et l'on recita les +contrats de mariage devant tous, et l'on prit jour pour epouser. Ce fut +un furieux coup de foudre pour le pauvre Ragotin, auquel la Rancune dit +tout bas: «Ne vous l'avois-je pas bien dit? Je m'en etois toujours +defié.» Le pauvre petit homme entra en la plus profonde melancolie que +l'on puisse imaginer, laquelle le precipita dans un furieux desespoir, +comme vous apprendrez au dernier chapitre de ce roman. Il devint si +troublé que, passant devant la grande eglise de Notre-Dame un jour de +fête que l'on carillonnoit, il tomba dans l'erreur de la plupart des +gens du vulgaire, qui croient que les cloches disent tout ce qu'ils +s'imaginent. Il s'arrêta pour les ecouter, et il se persuada facilement +qu'elles disoient: + + Ragotin, ce matin, + A bu tant de pots de vin, + Qu'il branle, qu'il branle. + +Il entra en une si furieuse colère contre le campanier qu'il cria tout +haut: «Tu as menti! je n'ai pas bu aujourd'hui extraordinairement! Je ne +me serois pas fâché si tu leur faisois dire: + + Le mutin de Destin + A ravi à Ragotin + L'Etoile, l'Etoile[428], +*/ +car j'aurois eu la consolation de voir les choses inanimées temoigner +avoir du ressentiment de ma douleur; mais de m'appeler ivrogne! ha! tu +la payeras!» Et aussitôt il enfonça son chapeau, et entra dans l'eglise +par une des portes où il y a un degré en vis par lequel il monta à +l'orgue. Quand il vit que cette montée n'alloit pas au clocher, il la +suivit jusqu'au plus haut, où il trouva une porte fort basse, par +laquelle il entra, et suivit sous le toit des chapelles, sous lequel il +faut que ceux qui y passent se baissent; mais lui y trouva un plancher +fort elevé. Il chemina jusqu'au bout, où il trouva une porte qui va au +clocher, où il monta. Quand il fut au lieu où les cloches sont pendues, +il trouva le campanier qui carillonnoit toujours, et qui ne regardoit +point derrière lui. Alors il se mit à lui crier des injures, l'appelant +insolent, impertinent, sot, brutal, maroufle, etc.; mais le bruit des +cloches l'empêchoit de l'entendre. Ragotin s'imagina qu'il le meprisoit, +ce qui le fit impatienter et s'approcher de lui, et à même temps lui +baillier un grand coup de poing sur le dos. Le campanier, se sentant +frappé, se tourna, et, voyant Ragotin, lui dit: «Hé! petit escargot! qui +diable t'a mené ici pour me frapper?» Ragotin se mit en devoir de lui en +dire le sujet et de lui faire ses plaintes; mais le campanier, qui +n'entendoit point de raillerie, sans le vouloir ecouter, le prit par un +bras, et à même temps lui bailla un coup de pied au cul, qui le fit +culbuter le long d'un petit degré de bois jusques sur le plancher d'où +l'on sonne les cloches à branle. Il tomba si rudement, la tête la +première, qu'il donna du visage contre une des boîtes par où l'on passe +les cordes, et se mit tout en sang. Il pesta comme un petit demon, et +descendit promptement; il passa au travers de l'eglise, d'où il alla +trouver le lieutenant criminel pour se plaindre à lui de l'excès que le +campanier avoit commis en sa personne. Ce magistrat, le voyant ainsi +sanglant, crut facilement ce qu'il disoit; mais après en avoir appris le +sujet, il ne put s'empêcher de rire, et connut bien que le petit homme +avoit le cerveau mal timbré. Pourtant, pour le contenter, il lui dit +qu'il feroit justice et envoya un laquais dire au campanier qu'il le +vînt trouver. Quand il fut venu, il lui demanda pourquoi il faisoit +injurier cet honnête homme par ses cloches? A quoi il lui repondit qu'il +ne le connoissoit point et qu'il carillonoit à son ordinaire: + + Orléans, Beaugenci, + Notre-Dame de Cleri, + Vendôme, Vendôme; + +mais qu'ayant eté frappé de lui et injurié, il l'avoit poussé, et +qu'ayant rencontré le haut de l'escalier, il en etoit tombé. Le +lieutenant criminel lui dit: «Une autre fois soyez plus avisé», et à +Ragotin: «Soyez plus sage et ne croyez pas votre imagination touchant le +son des cloches.» Ragotin s'en retourna à la maison, où il ne se vanta +pas de son accident. Mais les comediens, voyant son visage ecorché en +trois ou quatre endroits, lui en demandèrent la raison, ce qu'il ne +voulut pas dire; mais ils l'apprirent par la voix commune, car cette +disgrâce avoit eclaté, et dont ils rirent bien fort, aussi bien que MM. +de Verville et de La Garouffière. + +[Note 428: Ce passage semble un ressouvenir de Rabelais et des +paroles que les cloches de Varennes prononcent aux oreilles de Panurge: +«Marie-toy, marie-toy; marie, marie; si tu te maries, maries, maries, +très bien t'en trouveras, veras, veras.» (Pantag., III, 26.) On raconte +semblable chose de Withington, qui entendit les cloches lui prédire +qu'il seroit maire de Londres.] + +A propos de la chanson des cloches, M. Ed. Fournier veut bien nous +communiquer la note suivante, extraite d'un grand travail qu'il prépare +sur nos airs et chansons populaires: + +«Cette chanson, que les cloches chantent seules aujourd'hui, est une +chanson historique. Elle date du temps où Charles VII n'avoit pour tout +royaume qu'un petit coin de la France. On n'en connoît qu'un seul +couplet, encore fut-on longtemps à n'en savoir que les derniers mots. +C'est Brazier qui le retrouva. Le voici, tel qu'il le donne dans sa +notice sur les sociétés chantantes, qui se trouve à la fin de son +Histoire des petits théâtres de Paris, 1838, in-12, t. 2, p. 192: + + Mes amis, que reste-t-il + A ce dauphin si gentil? + Orléans, Beaugency, + Notre-Dame de Cléry, + Vendôme, Vendôme. + +«Mon ami Adolphe Duchalais, qui s'occupoit d'une histoire de Beaugency, +sa ville natale, ayant eu connoissance de ce couplet, alla voir Brazier +pour savoir où il l'avoit trouvé. «Je le tiens de ma nourrice, qui étoit +de votre pays, lui répondit le chansonnier; elle me l'a tant chanté, en +me berçant, que je ne l'ai jamais oublié.» Duchalais n'eut plus de cesse +qu'il n'eût consulté toutes les paysannes des environs de Beaugency, et +il en découvrit enfin qui savoient le fameux couplet. M. Philipon de la +Madeleine avoit fait la même trouvaille; aussi, parlant de la détresse +de Charles VII dans son livre de l'Orléanois, p. 213, il cite la chanson +en note, en l'accompagnant de ces lignes: «Le souvenir de ses malheurs +et de l'affection du peuple se retrouve dans ce couplet, avec lequel nos +paysannes des hameaux de Villemarceaux et de Cravant bercent et +endorment leurs enfants.» L'air est resté; c'est, comme vous savez, +celui du Carillon de Vendôme.» + +Le jour des epousailles des comediennes etant venu, le prieur de +Saint-Louis leur dit qu'il avoit fait choix de son eglise pour les +epouser. Ils y allèrent à petit bruit, et il benit les mariages après +avoir fait une très belle exhortation aux mariés, lesquels se retirèrent +à leur logis, où ils dînèrent. Après quoi l'on demanda à quoi l'on +passeroit le temps jusqu'au souper. La comedie, les ballets et les bals +leur etoient si ordinaires, que l'on trouva bon de faire le recit de +quelque histoire. Verville dit qu'il n'en sçavoit point. Si Ragotin +n'eût pas eté dans sa noire melancolie, il se fût sans doute offert à en +debiter quelqu'une; mais il etoit muet. L'on dit à la Rancune de +raconter celle du poète Roquebrune, puisqu'il l'avoit promis quand +l'occasion s'en presenteroit, et qu'il n'en pourroit jamais trouver de +plus belle, la compagnie etant beaucoup plus illustre que quand il la +vouloit commencer. Mais il repondit qu'il avoit quelque chose dans +l'esprit qui le troubloit, et que, quand il l'auroit assez libre, qu'il +ne vouloit pas rendre ce mauvais office au poète de faire son eloge, +dans lequel il faudroit comprendre sa maison, et qu'il etoit trop de ses +amis pour debiter une juste satire. Roquebrune pensa troubler la fête, +mais le respect qu'il eut pour les etrangers qui etoient dans la +compagnie calma tout cet orage. En suite de quoi M. de la Garouffière +dit qu'il sçavoit beaucoup d'aventures dont il avoit eté temoin +oculaire. On le pria d'en faire le recit; ce qu'il fit, comme vous +verrez au chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE XV. + +Histoire des deux jalouses. + +Les divisions qui mirent la maîtresse ville du monde au rang des plus +malheureuses furent une semence qui s'epandit partout l'univers, et en +un temps où les hommes ne doivent avoir qu'une âme, comme au berceau de +l'eglise, puisqu'ils avoient l'honneur d'être les membres de ce sacré +corps. Mais elles ne laissèrent pas d'eclore celles des Guelfes et des +Gibelins, et, quelques années après, celles des Capelets et des +Montesches. Ces divisions, qui ne devoient point sortir de l'Italie, où +elles avoient eu leur origine, ne laissèrent pas de se dilater par tout +le monde, et notre France n'en a pas eté exempte; et il semble même que +c'est dans son sein où la pomme de discorde a plus fait eclater ses +funestes effets; ce qu'elle fait encore à present, car il n'y a ville, +bourg ni village où il n'y ait divers partis, d'où il arrive tous les +jours de sinistres accidens. Mon père, qui etoit conseiller au Parlement +de Rennes, et qui m'avoit destiné pour être, comme je suis, son +successeur, me mit au collége pour m'en rendre capable; mais, comme +j'etois dans ma patrie, il s'aperçut que je ne profitois pas, ce qui le +fit resoudre à m'envoyer à La Flèche (où est, comme vous sçavez, le plus +fameux college que les Jesuites aient dans ce royaume de France). Ce fut +dans cette petite ville-là où arriva ce que je vous vais apprendre, et +au même temps que j'y faisois mes etudes. + +Il y avoit deux gentilshommes, qui etoient les plus qualifiés de la +ville, dejà avancés en âge, sans être pourtant mariés, comme il arrive +souvent aux personnes de condition, ce que l'on dit en proverbe: «Entre +qui nous veut et que nous ne voulons pas, nous demeurons sans nous +marier.» A la fin tous deux se marièrent. L'un, qu'on appeloit M. de +Fons-Blanche, prit une fille de Châteaudun, laquelle etoit de fort +petite noblesse, mais fort riche. L'autre, qu'on appeloit M. du Lac, +epousa une demoiselle de la ville de Chartres, qui n'etoit pas riche, +mais qui etoit très belle, et d'une si illustre maison qu'elle +appartenoit à des ducs et pairs et à des marechaux de France. Ces deux +gentilshommes, qui pouvoient partager la ville, furent toujours de fort +bonne intelligence; mais elle ne dura guère après leurs mariages: car +leurs deux femmes commencèrent à se regarder d'un oeil jaloux, l'une se +tenant fière de son extraction et l'autre de ses grands biens. Madame de +Fons-Blanche n'etoit pas belle de visage; mais elle avoit grand'mine, +bonne grâce et etoit fort propre; elle avoit beaucoup d'esprit et etoit +fort obligeante. Madame du Lac etoit très belle, comme j'ai dit, mais +sans grâce; elle avoit de l'esprit infiniment, mais si mal tourné que +c'etoit une artificieuse et dangereuse personne. Ces deux dames etoient +de l'humeur de la plupart des femmes de ce temps, qui ne croiroient pas +être du grand monde si elles n'avoient chacune une douzaine de +galans[429]; aussi elles faisoient tous leurs efforts et employoient +tous leurs soins pour faire des conquêtes, à quoi la du Lac reussissoit +beaucoup mieux que la Fons-Blanche: car elle tenoit sous son empire +toute la jeunesse de la ville et du voisinage; s'entend des personnes +très qualifiées, car elle n'en souffroit point d'autres. Mais cette +affectation causa des murmures sourds, qui eclatèrent enfin ouvertement +en medisance, sans que pour cela elle discontinuât de sa manière d'agir; +au contraire, il semble que ce lui fût un sujet pour prendre plus de +soin à faire des nouveaux galans. La Fons-Blanche n'etoit pas du tout si +soigneuse d'en avertir, et elle en avoit pourtant quelques-uns qu'elle +retenoit avec adresse, entre lesquels etoit un jeune gentilhomme très +bien fait, dont l'esprit correspondoit au sien, et qui etoit un des +braves du temps. Celui-là en etoit le plus favori: aussi son assiduité +causa des soupçons, et la medisance eclata hautement. + +[Note 429: Ce n'est pas là une exagération aussi grande qu'on +pourroit croire. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir Tallemant des +Réaux, les Mémoires du chevalier de Grammont, et surtout l'Histoire +amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin.] + +Ce fut là la source de la rupture entre ces deux dames: car auparavant +elles se visitoient civilement, mais, comme j'ai dit, toujours avec une +jalouse envie. La du Lac commença à medire de la Fons-Blanche, fit epier +ses actions et fit mille pieces artificieuses pour la perdre de +reputation, notamment sur le sujet de ce gentilhomme, que l'on appeloit +M. du Val-Rocher; ce qui vint aux oreilles de la Fons-Blanche, qui ne +demeura pas muette: car elle disoit par raillerie que, si elle avoit des +galans, ce n'etoit pas par douzaines comme la du Lac, qui faisoit +toujours de nouvelles impostures. L'autre, en se defendant, lui bailloit +le change, si bien qu'elles vivoient comme deux demons. Quelques +personnes charitables essayèrent à les mettre d'accord; mais ce fut +inutilement, car elles ne les purent jamais obliger à se voir. La du +Lac, qui ne pensoit à autre chose qu'à causer du deplaisir à la +Fons-Blanche, crut que le plus sensible qu'elle pourroit lui faire +ressentir, ce seroit de lui ôter le plus favori de ses galans, ce du +Val-Rocher. Elle fit dire à M. de Fons-Blanche, par des gens qui lui +etoient affidés, que quand il etoit hors de sa maison (ce qui arrivoit +souvent, car il etoit continuellement à la chasse ou en visite chez des +gentilshommes voisins de la ville), que le du Val-Rocher couchoit avec +sa femme, et que des gens dignes de foi l'avoient vu sortir de son lit, +où elle etoit. M. de Fons-Blanche, qui n'en avoit jamais eu aucun +soupçon, fit quelque réflexion à ce discours, et ensuite fit connoître à +sa femme qu'elle l'obligeroit si elle faisoit cesser les visites du +Val-Rocher. Elle repliqua tant de choses et le paya de si fortes raisons +qu'il ne s'y opiniâtra pas, la laissant dans la liberté d'agir comme +auparavant. La du Lac, voyant que cette invention n'avoit pas eu l'effet +qu'elle desiroit, trouva moyen de parler à du Val-Rocher. Elle etoit +belle et accorte, qui sont deux fortes machines pour gagner la +forteresse d'un coeur le mieux muni; aussi, encore qu'il eût de grands +attachemens à la Fons-Blanche, la du Lac rompit tous ces liens et lui +donna des chaînes bien plus fortes; ce qui causa une sensible douleur à +la Fons-Blanche (surtout quand elle apprit que du Val-Rocher parloit +d'elle en des termes fort insolens), laquelle augmenta par la mort de +son mari, qui arriva quelques mois après. Elle en porta le deuil fort +austerement; mais la jalousie la surmonta et fut la plus forte. Il n'y +avoit que quinze jours que l'on avoit enterré son mari qu'elle pratiqua +une entrevue secrète avec du Val-Rocher. Je n'ai pas sçu quel fut leur +entretien, mais l'evenement le fit assez connoître, car une douzaine de +jours après leur mariage fut publié, quoi qu'ils l'eussent contracté +fort secretement, et ainsi dans moins d'un mois elle eut deux maris, +l'un qui mourut en l'espace de ce temps-là, et l'autre vivant. Voilà, ce +me semble, le plus violent effet de jalousie qu'on puisse imaginer, car +elle oublia la bienséance du veuvage et ne se soucia pas de tous les +insolens discours que du Val-Rocher avoit faits d'elle à la persuasion +de la du Lac; ce qui justifie assez ce que l'on dit, qu'une femme +hasarde tout quand il s'agit de se venger, mais vous le verrez encore +mieux par ce que je vous vais dire. La du Lac pensa enrager quand elle +apprit cette nouvelle, mais elle dissimula son ressentiment tant qu'elle +put, et qu'elle fut pourtant sur le point de faire eclater, ayant fait +dessein de le faire assassiner en un voyage qu'il devoit faire en +Bretagne; dont il fut averti par des personnes à qui elle s'en etoit +decouverte, ce qui l'obligea à se bien precautionner. D'ailleurs elle +considera que ce seroit mettre ses plus chers amis en grand hasard, ce +qui la fit penser à un moyen le plus etrange que la jalousie puisse +susciter, qui fut de brouiller son mari avec du Val-Rocher par ses +pernicieux artifices. Aussi ils se querellèrent furieusement plusieurs +fois, et en furent jusqu'au point de se battre en duel, à quoi la du Lac +poussa son mari (qui n'etoit pas des plus adroits du monde), jugeant +bien qu'il ne dureroit guère à du Val-Rocher, lequel, comme j'ai dit, +etoit un des braves du temps, se figurant qu'après la mort de son mari +elle le pourroit encore ôter à la Fons-Blanche, de laquelle elle se +pourroit facilement defaire ou par poison ou par le mauvais traitement +qu'elle lui feroit donner. Mais il en arriva tout autrement qu'elle +n'avoit projeté: car du Val-Rocher, se fiant en son adresse, meprisa du +Lac (qui au commencement se tenoit sur la defensive), ne croyant pas +qu'il osât lui porter; et ainsi il se negligeoit, en sorte que du Lac, +le voyant un peu hors de garde, lui porta si justement qu'il lui mit son +epée au travers du corps et le laissa sans vie, et s'en alla à sa +maison, où il trouva sa femme, à laquelle il raconta l'action, dont elle +fut bien etonnée et marrie tout ensemble de cet evenement si inopiné. Il +s'enfuit secretement et s'en alla dans la maison d'un des parens de sa +femme, lesquels, comme j'ai dit, etoient des grands et puissants +seigneurs, qui travaillèrent à obtenir sa grâce du roi. La Fons-Blanche +fut fort etonnée quand on lui annonça la mort de son mari, et qu'on lui +dit qu'il ne falloit pas s'amuser à verser d'inutiles larmes, mais qu'il +falloit le faire enterrer secretement, pour eviter que la justice n'y +mît pas la main, ce qui fut fait; et ainsi elle fut veuve en moins de +six semaines. + +Cependant du Lac eut sa grâce, qui fut enterinée au Parlement de Paris, +nonobstant toutes les oppositions de la veuve du mort, qui vouloit faire +passer l'action pour un assassinat; ce qui la fit resoudre à la plus +étrange resolution qui puisse jamais entrer dans l'esprit d'une femme +irritée. Elle s'arma d'un poignard, et, passant une fois par devant du +Lac, qui se promenoit à la place avec quelques-uns de ses amis, elle +l'attaqua si furieusement et si inopinement qu'elle lui ôta le moyen de +se mettre en defense, et lui donna à même temps deux coups de poignard +dans le corps, dont il mourut trois jours après. Sa femme la fit +poursuivre et mettre en prison. On lui fit son procès, et la plupart des +juges opinèrent à la mort, à quoi elle fut condamnée. Mais l'execution +en fut retardée, car elle declara qu'elle étoit grosse, et, ce qui est à +remarquer, c'est qu'elle ne sçavoit duquel de ses deux maris. Elle +demeura donc prisonnière. Mais, comme c'etoit une personne fort +delicate, l'air renfermé et puant de la Conciergerie, avec les autres +incommodités que l'on y souffre, lui causèrent une maladie et sa +delivrance avant le terme, et ensuite sa mort; neanmoins le fruit eut +baptême, et après avoir vecu quelques heures il mourut aussi. La du Lac +fut touchée de Dieu; elle rentra en soi-même, fit reflexion sur tant de +sinistres accidens dont elle etoit cause, mit ordre aux affaires de sa +maison, et entra dans un monastère de religieuses reformées de l'ordre +de Saint-Benoît, au lieu d'Almenesche[430], au diocèse de Sées. Elle +voulut s'éloigner de sa patrie pour vivre avec plus de quietude et faire +plus facilement penitence de tant de maux qu'elle avoit causés. Elle est +encore dans ce monastère, où elle vit dans une grande austerité, si elle +n'est morte depuis quelques mois. + +[Note 430: Bourg à 2 lieues S.-E. d'Argentan.] + +Les comediens et comediennes ecoutoient encore, quoique M. de la +Garouffière ne dît plus mot, quand Roquebrune s'avanca pour dire à son +ordinaire que c'etoit là un beau sujet pour un poème grave, et qu'il en +vouloit composer une excellente tragedie, qu'il mettroit facilement dans +les règles d'un poème dramatique. L'on ne repondit pas à sa proposition; +mais tous admirèrent le caprice des femmes quand elles sont frappées de +jalousie, et comme elles se portent aux dernières extrémités. Ensuite de +quoi l'on discuta si c'etoit une passion; mais les sçavans conclurent +que c'etoit la destruction de la plus belle de toutes les passions, qui +est l'amour. Il y avoit encore beaucoup de temps jusqu'au souper, et +tous trouvèrent bon d'aller faire une promenade dans le parc, où etant +ils s'assirent sur l'herbe. Lors le Destin dit qu'il n'y avoit rien de +plus agreable que le recit des histoires. Leandre (qui n'avoit point +entré dans la belle conversation[431] depuis qu'il etoit dans la troupe, +y ayant toujours paru en qualité de valet) prit la parole, disant que, +puisque l'on avoit fini par le caprice des femmes, si la compagnie +agréoit, qu'il feroit le recit de ceux d'une fille qui ne demeuroit pas +loin d'une de ses maisons. Il en fut prié de tous, et, après avoir +toussé cinq ou six fois, il debuta comme vous allez voir. + +[Note 431: C'est-à-dire dans la conversation raffinée, subtile et +galante. C'étoient là des façons de parler mises à la mode par l'hôtel +Rambouillet, et dont nous avons déjà vu plusieurs traces dans cet +ouvrage, par exemple l'illustre troupe, la bonne cabale, etc.] + + + + +CHAPITRE XVI. + +Histoire de la capricieuse amante. + +Il y avoit dans une petite ville de Bretagne qu'on appelle Vitré un +vieux gentilhomme, lequel avoit longtemps demeuré marié avec une très +vertueuse demoiselle sans avoir des enfans. Entre plusieurs domestiques +qui le servoient étoient un maître d'hôtel et une gouvernante, par les +mains desquels passoit tout le revenu de la maison. Ces deux +personnages, qui faisoient comme font la plupart des valets et servantes +(c'est-à-dire l'amour), se promirent mariage et tirèrent si bien chacun +de son côté que le bon vieux gentilhomme et sa femme moururent fort +incommodés, et les deux domestiques vecurent fort riches et mariés. +Quelques années après il arriva une si mauvaise affaire à ce maître +d'hôtel qu'il fut obligé de s'enfuir, et, pour être en assurance, +d'entrer dans une compagnie de cavalerie et de laisser sa femme seule et +sans enfans, laquelle ayant attendu environ deux ans sans avoir aucune +de ses nouvelles, elle fit courir le bruit de sa mort et en porta le +deuil. Quand il fut un peu passé, elle fut recherchée en mariage de +plusieurs personnes, entre lesquels se presenta un riche marchand, +lequel l'epousa, et au bout de l'année elle accoucha d'une fille, +laquelle pouvoit avoir quatre ans quand le premier mari de sa mère +arriva à la maison. De vous dire quels furent les plus etonnés des deux +maris ou de la femme, c'est ce que l'on ne peut sçavoir; mais, comme la +mauvaise affaire du premier subsistoit toujours, ce qui l'obligeoit à se +tenir caché, et d'ailleurs voyant une fille de l'autre mari, il se +contenta de quelque somme d'argent qu'on lui donna, et ceda librement sa +femme au second mari, sans lui donner aucun trouble. Il est vrai qu'il +venoit de temps en temps et toujours fort secretement querir de quoi +subsister, ce qu'on ne lui refusoit point. + +Cependant la fille (que l'on appeloit Marguerite) se faisoit grande, et +avoit plus de bonne grâce que de beauté, et de l'esprit assez pour une +personne de sa condition. Mais, comme vous sçavez que le bien est depuis +longtemps ce que l'on considere le plus en fait de mariage, elle ne +manquoit pas de galans, entre lesquels etoit le fils d'un riche +marchand, qui ne vivoit pas comme tel, mais en demi-gentilhomme, car il +frequentoit les plus honorables compagnies, où il ne manquoit pas de +trouver sa Marguerite, qui y etoit reçue à cause de sa richesse. Ce +jeune homme (que l'on appeloit le sieur de Saint-Germain) avoit bonne +mine, et tant de coeur qu'il etoit souvent employé en des duels, qui en +ce temps-là etoient fort frequents[432]. Il dansoit de bonne grâce, et +jouoit dans les grandes compagnies, et etoit toujours bien vêtu. Dans +tant de rencontres qu'il eut avec cette fille, il ne manqua pas à lui +offrir ses services et à lui temoigner sa passion et le desir qu'il +avoit de la rechercher en mariage; à quoi elle ne repugna point, et même +lui permit de la voir chez elle; ce qu'il fit avec l'agrement de son +père et de sa mère, qui favorisoient sa recherche de tout leur pouvoir. +Mais, au temps qu'il se disposoit pour la leur demander en mariage, il +ne le voulut pas faire sans son consentement, croyant qu'elle n'y +apporteroit aucun obstacle; mais il fut fort etonné quand elle le rebuta +si furieusement de parole et d'action qu'il s'en alla le plus confus +homme du monde. + +[Note 432: Cette histoire, comme on peut le voir à l'une des pages +suivantes, se passe à l'époque du siége de La Rochelle, c'est-à-dire en +1627. A cette époque, les duels, en effet, étoient des plus fréquents, +et souvent pour des motifs tout aussi futiles que celui qui est +mentionné plus loin; on se battoit pour un oui, pour un non, pour rien +du tout. Il y avoit encore de ces raffinés d'honneur qui avoient surtout +fleuri sous le règne de Henri IV, «gens, dit d'Aubigné, qui se vattent +pour un clin d'uil, si on ne les salue que par acquit, pour une fredur, +si le manteau d'un autre touche le lur, si on crache à quatre pieds +d'ux..., sur un rapport, vien qu'il se troube faux.» (Le Bar. de Fæn., +éd. Jannet, I, 9.) Cela étoit devenu une affaire de mode et de bon ton, +tellement que les laquais même, dit Sauval, se portoient sur le pré. On +sait avec quelle rigueur Richelieu fut obligé de sévir contre ce cruel +et frénétique divertissement, et comment il punit Bouteville de lui +avoir désobéi. La fureur des duels étoit telle, d'après Savaron, qu'en +vingt ans huit mille lettres de grâce avoient été octroyées à des gens +qui avoient tué leurs adversaires en champ-clos (Traité contre les +duels, 1612). «Un gentilhomme, dit Sorel, n'estoit point prisé s'il ne +s'estoit battu en duel.» (Franc., VII.) Et quelques pages plus loin il +revient encore sur cet engouement des combats singuliers. Louis XIV +lui-même avoit eu velléité d'envoyer un cartel à l'empereur Léopold. +(Lettres de Pellisson.) V. aussi ce que dit de la même manie le cavalier +Marin dans sa Lettre sur les moeurs parisiennes. C'étoit un dernier +reste des usages de la chevalerie, entretenu par l'habitude des guerres +civiles.] + +Il laissa passer quelques jours sans la voir, croyant de pouvoir +etouffer cette passion; mais elle avoit pris de trop profondes racines, +ce qui l'obligea à retourner la voir. Il ne fut pas plutôt entré dans la +maison qu'elle en sortit et alla se mettre en une compagnie de filles du +voisinage, où il la suivit, après avoir fait des plaintes au père et à +la mère du mauvais traitement que lui faisoit leur fille, sans lui en +avoir donné aucun sujet; de quoi ils temoignèrent être marris, et lui +promirent de la rendre plus sociable. Mais comme elle etoit fille +unique, ils n'osèrent lui contredire, ni la presser sur cette +matière-là, se contentant de lui remontrer doucement le tort qu'elle +avoit de traiter ce jeune homme avec tant de rigueur, après avoir +temoigné de l'aimer. A tout cela elle ne repondoit rien, et continuoit +dans sa mauvaise humeur: car, quand il vouloit approcher d'elle, elle +changeoit de place; et il la suivoit, mais elle le fuyoit toujours, en +sorte qu'un jour il fut obligé, pour l'arrêter, de la prendre par la +manche de son corps de jupe, dont elle cria, lui disant qu'il avoit +froissé ses bouts de manche, et que s'il y retournoit, qu'elle lui +donneroit un soufflet, et qu'il feroit beaucoup mieux de la laisser. +Enfin, tant plus il s'empressoit pour l'accoster, plus elle faisoit de +diligence pour le fuir; et quand on alloit à la promenade, elle aimoit +mieux aller seule que de lui donner la main. Si elle etoit dans un bal +et qu'il la voulût prendre pour la faire danser, elle lui faisoit +affront, disant qu'elle se trouvoit mal, et à même temps elle dansoit +avec un autre. Elle en vint jusqu'à lui susciter des querelles, et elle +fut cause que par quatre fois il se porta sur le pré, d'où il sortit +toujours glorieusement, ce qui la faisoit enrager, au moins en +apparence. Tous ces mauvais traitemens n'etoient que jeter de l'huile +sur la braise, car il en etoit toujours plus transporté et ne relâchoit +point du tout de ses visites. Un jour il crut que sa perseverance +l'avoit un peu adoucie, car elle se laissa approcher de lui et ecouta +attentivement les plaintes qu'il lui fit de son injuste procedé, en +telles ou semblables paroles: «Pourquoi fuyez-vous celui qui ne sçauroit +vivre sans vous? Si je n'ai pas assez de merite pour être souffert de +vous, au moins considerez l'excès de mon amour et la patience que j'ai à +endurer toutes les indignités dont vous usez envers moi, qui ne respire +qu'à vous faire paroître à quel point je suis à vous.--Eh bien! lui +repondit-elle, vous ne me le sçauriez mieux persuader qu'en vous +eloignant de moi; et, parceque vous ne le pourriez pas faire si vous +demeuriez en cette ville, s'il est vrai, comme vous dites, que j'aie +quelque pouvoir sur vous, je vous ordonne de prendre parti dans les +troupes qu'on lève; quand vous aurez fait quelques campagnes, peut-être +me trouverez-vous plus flexible à vos desirs. Ce peu d'esperance que je +vous donne vous y doit obliger; sinon, perdez-la tout à fait.» Alors +elle tira une bague de son doigt, la lui presenta en lui disant: «Gardez +cette bague, qui vous fera souvenir de moi, et je vous defends de me +venir dire adieu; en un mot ne me voyez plus.» Elle souffrit qu'il la +saluât d'un baiser, et le laissa, passant dans une autre chambre, dont +elle ferma la porte. + +Ce miserable amant prit congé du père et de la mère, qui ne purent +contenir leurs larmes et qui l'assurèrent de lui être toujours +favorables pour ce qu'il souhaitoit. Le lendemain il se mit dans une +compagnie de cavalerie qu'on levoit pour le siége de La Rochelle. Comme +elle lui avoit defendu de la plus voir, il n'osa pas l'entreprendre; +mais, la nuit devant le jour de son depart, il lui donna des serenades, +à la fin desquelles il chanta cette complainte, qu'il accorda aux +tristes et doux accens de son luth, en cette sorte: + + Iris, maîtresse inexorable, + Sans amour et sans amitié, + Helas! n'auras-tu point pitié + D'un si fidèle amant que tu rends miserable? + + Seras-tu toujours inflexible? + Ton coeur sera-t-il de rocher? + Ne le pourrai-je point toucher? + Ne sera-t-il jamais à mon amour sensible? + + Je t'obéis, fille cruelle; + Je te dis le dernier adieu; + Jamais, dedans ce triste lieu, + Tu ne verras de moi que mon coeur trop fidèle. + + Lorsque mon corps sera sans ame, + Quelque mien ami l'ouvrira, + Et mon coeur il en sortira + Pour t'en faire un present où tu verras ma flamme. + +Cette capricieuse fille s'etoit levée et avoit ouvert le volet d'une +fenêtre, n'ayant laissé que la vitre, au travers de laquelle elle se fit +ouïr, faisant un si grand eclat de rire que cela acheva de desesperer le +pauvre Saint-Germain, lequel voulut dire quelque chose; mais elle +referma le volet en disant tout haut: «Tenez votre promesse pour votre +profit»; ce qui l'obligea à se retirer. Il partit quelques jours après +avec la compagnie, qui se rendit au camp de La Rochelle, là où, comme +vous avez pu sçavoir, le siége fut fort opiniâtre, le roi à l'attaquer +et les assiegés à se defendre. Mais enfin il fallut se rendre à la +discretion d'un monarque auquel les vents et les elemens rendoient +obeissance. + +Après que la ville fut rendue, on licencia plusieurs troupes, du nombre +desquelles fut la compagnie où etoit Saint-Germain, lequel s'en retourna +à Vitré, où il ne fut pas plutôt qu'il alla voir sa rigoureuse +Marguerite, laquelle souffrit d'en être saluée; mais ce ne fut que pour +lui dire que son retour etoit bien prompt, et qu'elle n'etoit pas encore +disposée à le souffrir, et qu'elle le prioit de ne la point voir. Il lui +repondit ces tristes paroles: «Il faut avouer que vous êtes une +dangereuse personne, et que vous ne desirez que la mort du plus fidèle +amant qui soit au monde: car vous m'avez par quatre fois procuré des +moyens d'eprouver sa rigueur, quoique glorieusement, mais qui eût +pourtant eté pour moi très funeste. Je la suis allé chercher là où des +plus malheureux que moi l'ont fatalement trouvée, sans que je l'aie +jamais pu rencontrer; mais, puisque vous la desirez avec tant d'ardeur, +je la chercherai en tant de lieux qu'à la fin elle sera obligée de me +satisfaire pour vous contenter; mais peut-être ne pourrez-vous pas vous +empêcher de vous repentir de me l'avoir causée, car elle sera d'un genre +si etrange que vous en serez touchée de pitié. Adieu donc, la plus +cruelle qui soit dans l'univers.» Il se leva et la vouloit laisser, +quand elle l'arrêta pour lui dire qu'elle ne souhaitoit du tout point sa +mort, et que, si elle lui avoit procuré des combats, ce n'avoit eté que +pour avoir des preuves certaines de sa valeur, et afin qu'il fût plus +digne de la posseder; mais qu'elle n'etoit pas encore en etat de +souffrir sa recherche; que peut-être le temps la pourroit adoucir. Et +elle le laissa sans lui en dire davantage. Ce peu d'esperance l'obligea +à user d'un moyen qui pensa tout gâter, qui fut de lui donner de la +jalousie. Il raisonnoit en lui-même que, puisqu'elle avoit encore +quelque bonne volonté pour lui, elle ne manqueroit pas d'en prendre s'il +lui en donnoit le sujet. Il avoit un camarade qui avoit une maîtresse +dont il etoit autant cheri que lui etoit maltraité de la sienne. Il le +pria de souffrir qu'il accostât cette bonne maîtresse, et que lui +pratiquât la sienne pour voir quelle mine elle tiendroit. Son camarade +ne voulut pas lui accorder sans en avoir averti sa maîtresse, laquelle y +consentit. La première conversation qu'ils eurent ensemble (car ces deux +filles n'etoient guère l'une sans l'autre), ces deux amans firent +echange: car Saint-Germain approcha de la maîtresse de son camarade, +lequel accosta cette fière Marguerite, laquelle le souffrit fort +agréablement. Mais, quand elle vit que les autres rioient, elle +s'imagina que ce changement etoit concerté, de quoi elle entra en de si +furieux transports qu'elle dit tout ce qu'une amante irritée peut dire +en cas pareil. Elle fut outrée à tel point qu'elle laissa la compagnie +en versant beaucoup de larmes; ce qui fit que cette obligeante maîtresse +alla auprès d'elle et lui remontra le tort qu'elle avoit d'en user de la +sorte; qu'elle ne pouvoit esperer plus de bonheur que la recherche d'un +si honnête homme et si passionné pour elle, et que sa politique etoit +tout à fait extraordinaire et inusitée entre des amans; qu'elle pouvoit +bien voir de quelle manière elle en usoit avec le sien; qu'elle +apprehendoit si fort de le desobliger qu'elle ne lui avoit jamais donné +aucun sujet de se rebuter. Tout cela ne fit aucun effet sur l'esprit de +cette bizarre Marguerite, ce qui jeta le malheureux Saint-Germain dans +un si furieux desespoir qu'il ne chercha depuis que des occasions de +faire paroître à cette cruelle la violence de son amour par quelque +sinistre mort, comme il la pensa trouver: car, un soir que lui et sept +de ses camarades sortoient d'un cabaret ayant tous l'epée au côté, ils +firent rencontre de quatre gentilshommes dont il y en avoit un qui etoit +capitaine de cavalerie, lesquels leur voulurent disputer le haut du pavé +dans une rue etroite où ils passoient; mais ils furent contraints de +ceder, en disant que leur nombre seroit bientôt egal, et du même pas +allèrent prendre quatre ou cinq autres gentilshommes, lesquels se mirent +à chercher ceux qui les avoient fait quitter le haut du pavé, et qu'ils +rencontrèrent dans la Grande-Rue. Comme Saint-Germain s'etoit le plus +avancé dans la dispute, il avoit eté remarqué par ce capitaine à son +chapeau bordé d'argent, qui brilloit dans l'obscurité; aussi, dès qu'il +l'eut remarqué, il s'adressa à lui en lui donnant un coup de coutelas +sur la tête qui lui coupa son chapeau et une partie du crâne. Ils +crurent qu'il etoit mort et qu'ils etoient assez vengés, ce qui les fit +retirer, et les compagnons de Saint-Germain songèrent moins à aller +après ces braves qu'à le relever. Il etoit sans pouls et sans mouvement, +ce qui les obligea à l'emporter à sa maison, où il fut visité par les +chirurgiens, qui lui trouvèrent encore de la vie. Ils le pansèrent, +remirent le crâne et mirent le premier appareil. + +La première dispute avoit causé de la rumeur dans le voisinage; mais ce +coup fatal y en apporta bien davantage. Tous les voisins se levèrent, et +chacun en parloit diversement, mais tous concluoient que Saint-Germain +etoit mort. Le bruit en alla jusques à la maison de cette cruelle +Marguerite, laquelle se leva aussitôt du lit et s'en alla en deshabillé +chez son galant, qu'elle trouva en l'etat où je viens de vous le +representer. Quand elle vit la mort peinte sur son visage, elle tomba +evanouie, en telle sorte que l'on eut peine à la faire revenir. Quand +elle fut remise, tous ceux du voisinage l'accusèrent de ce desastre, et +lui representèrent que, si elle l'eût souffert auprès d'elle, elle +auroit evité cet accident. Alors elle se mit à arracher ses cheveux et à +faire des actions d'une personne touchée de douleur. Ensuite elle le +servit avec une telle assiduité (tout le temps qu'il fut hors de +connoissance) qu'elle ne se depouilla ni coucha pendant ce temps-là, et +ne permit pas à ses propres soeurs de lui rendre aucun service. Quand il +commença à connoître, l'on jugea que sa presence lui seroit plus +prejudiciable qu'utile, pour les raisons que vous pouvez entendre. Enfin +il guerit, et, quand il fut en parfaite convalescence, on le maria avec +sa Marguerite, au grand contentement des parens, et beaucoup plus des +mariés. + +Après que Leandre eut fini son histoire, ils retournèrent à la ville, où +etant ils soupèrent, et, après avoir un peu veillé, l'on coucha les +epousés. + +Ces mariages avoient eté faits à petit bruit, ce qui fut cause qu'ils +n'eurent point de visites ce jour-là, ni le lendemain; mais deux jours +après ils en furent tellement accablés qu'ils avoient peine à trouver +quelques momens de relâche pour etudier leurs rôles: car tout le beau +monde les vint feliciter, et durant huit jours ils reçurent des visites. +Après la fête passée, ils continuèrent leur exercice avec plus de +quietude, excepté Ragotin, lequel se precipita dans l'abîme du +desespoir, comme vous allez voir dans ce dernier chapitre. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Desespoir de Ragotin et fin du Roman comique. + +La Rancune, se voyant hors d'esperance de reussir en l'amour qu'il +portoit à l'Etoile, aussi bien que Ragotin, se leva de bonne heure et +alla trouver le petit homme, qu'il trouva aussi levé et qui ecrivoit, +lequel lui dit qu'il faisoit sa propre epitaphe. «Eh quoi! dit la +Rancune, l'on n'en fait que pour les morts, et vous êtes encore en vie! +Et ce que je trouve le plus etrange, c'est que vous-même la +faites!--Oui, dit Ragotin, et je vous la veux faire voir.» + +Il ouvrit le papier, qu'il avoit plié, et lui fit lire ces vers: + + Ci gît le pauvre Ragotin, + Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile + Que lui enleva le Destin, + Ce qui lui fit faire promptement voile + En l'autre monde, où il sera + Autant de temps qu'il durera. + Pour elle il fit la comedie + Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie. + +«Voilà qui est magnifique, dit la Rancune, mais vous n'aurez pas la +satisfaction de la voir dessus votre sepulture: car l'on dit que les +morts ne voient ni n'entendent rien.--Ha! dit Ragotin, que vous êtes en +partie cause de mon desastre! car vous me donniez toujours de grandes +esperances de flechir cette belle, et vous sçaviez bien tout le secret.» +Alors la Rancune lui jura serieusement qu'il n'en sçavoit rien +positivement, mais qu'il s'en doutoit, comme il lui avoit dit, quand il +lui conseilloit d'etouffer cette passion, lui remontrant que c'etoit la +plus fière fille du monde. «Et il semble (ajouta-t-il) que la profession +qu'elle fait doive licencier les femmes et les filles de cet orgueil, +qui est ordinaire à celles d'autres condition. Mais il faut avouer qu'en +toutes les caravanes de comediens l'on n'en trouvera point une si +retenue et qui ait tant de vertu; et elle a mis Angelique à ce pli-là, +car de son naturel elle a une autre pente, et son enjouement le temoigne +assez. Mais enfin il faut que je vous decouvre une chose que je vous ai +tenue cachée jusqu'à present: c'est que j'etois aussi amoureux d'elle +que vous, et je ne sçais qui seroit l'homme qui, après l'avoir pratiquée +comme j'ai fait, s'en seroit pu empêcher. Mais, comme je me vois hors +d'esperance aussi bien que vous, je suis resolu de quitter la troupe, +d'autant qu'on y a reçu le frère de la Caverne. C'est un homme qui ne +sçauroit faire d'autres personnages que ceux que je représente, et ainsi +l'on me congediera sans doute; mais je ne veux pas attendre cela, je les +veux prevenir et m'en aller à Rennes trouver la troupe qui y est, où je +serai assurement reçu, puisqu'il y manque un acteur.» Alors Ragotin lui +dit: «Puisque vous etiez frappé d'un même trait, vous n'aviez garde de +parler pour moi à l'Etoile.» Mais la Rancune jura comme un demon qu'il +etoit homme d'honneur et qu'il n'avoit pas laissé de lui en faire des +ouvertures; mais, comme il lui avoit dejà dit, elle n'avoit jamais voulu +ecouter. «Eh bien! dit Ragotin, vous avez resolu de quitter la troupe, +et moi aussi. Mais je veux bien faire un plus grand abandonnement, car +je veux quitter tout à fait le monde.» La Rancune ne fit point de +reflexion sur son epitaphe, qu'il lui avoit baillée; il crut seulement +qu'il avoit fait resolution d'entrer dans un couvent, ce qui fut cause +qu'il ne prit point garde à lui, ni n'en avertit personne que le poète, +auquel il en bailla une copie. + +Quand Ragotin fut seul, il songea au moyen qu'il pourroit tenir pour +sortir du monde. Il prit un pistolet, qu'il chargea, et y mit deux +balles pour s'en donner dans la tête; mais il jugea que cela feroit trop +de bruit. Ensuite il mit la pointe de son épée contre sa poitrine, dont +la piqûre lui fit mal, ce qui l'empêcha de l'enfoncer. Enfin il +descendit à l'ecurie cependant que les valets dejeunoient. Il prit des +cordes qui etoient attachées au bât d'un cheval de voiture et en +accommoda une au râtelier et la mit autour de son cou; mais, quand il +voulut se laisser aller, il n'en eut pas le courage et attendit que +quelqu'un entrât. Il y arriva un cavalier etranger, et alors il se +laissa aller, tenant toujours un pied sur le bord de la crèche. +Pourtant, s'il y fût demeuré long-temps, il se seroit enfin etranglé. Le +valet d'etable, qui etoit descendu pour prendre le cheval du cavalier, +voyant Ragotin ainsi pendu, le crut mort, et cria si fort que tous ceux +du logis descendirent. On lui ôta la corde du cou et on le fit revenir, +ce qui fut assez facile. On lui demanda quel sujet il avoit de prendre +une si etrange resolution; mais il ne le voulut pas dire. Alors la +Rancune tira à part mademoiselle de l'Etoile (que je pourrois appeler +mademoiselle du Destin, mais, etant si près de la fin de ce roman, je ne +suis point d'avis de lui changer de nom), à laquelle il decouvrit tout +le mystère, de quoi elle fut fort etonnée. Mais elle le fut bien +davantage quand ce mechant homme fut assez temeraire pour lui dire qu'il +etoit aux mêmes termes, mais qu'il ne prenoit pas une si sanglante +resolution, se contentant de demander son congé. A tout cela elle ne +repondit pas une parole, et le laissa. + +Quelque peu de temps après, Ragotin declara à la troupe le dessein qu'il +avoit d'accompagner le lendemain M. de Verville et de se retirer au +Mans. Cette circonstance fit que tous y consentirent; ce qu'ils +n'eussent pas fait s'il eût voulu s'en aller seul, attendu ce qui etoit +arrivé. Ils partirent le lendemain de bon matin, après que monsieur de +Verville eut fait mille protestations de continuation d'amitié aux +comediens et comediennes, et principalement au Destin, qu'il embrassa, +lui temoignant la joie qu'il avoit de voir l'accomplissement de ses +desirs. Ragotin fit un grand discours en forme de compliment, mais si +confus que je ne le mets point ici. Quand ils furent au point de partir, +Verville demanda si les chevaux avoient bu; le valet d'etable repondit +qu'il etoit trop matin, et qu'ils les pourroient faire boire en passant +la rivière. Ils montèrent à cheval après avoir pris congé de M. de la +Garouffière, lequel s'etoit aussi disposé à partir, et qui fut +civilement remercié par les nouveaux mariés de la peine qu'il s'etoit +donnée de venir de si loin pour honorer leurs noces de sa presence. +Après cent protestations de services reciproques, il monta à cheval, et +la Rancune le suivit, lequel, nonobstant son insensibilité, ne put pas +empêcher le cours de ses larmes, qui attirèrent celles du Destin, se +ressouvenant (nonobstant le naturel farouche de la Rancune) des services +qu'il lui avoit rendus, et principalement à Paris sur le Pont-Neuf, +lorsqu'il y fut attaqué et volé par la Rappinière. Quand Verville et +Ragotin eurent passé les ponts, ils descendirent à la rivière pour faire +boire leurs chevaux; Ragotin s'avança par un endroit où il y avoit une +rive taillée, où son cheval broncha si rudement, que le petit bout +d'homme perdit les etriers et sauta par dessus la tête du cheval dans la +rivière, qui etoit fort profonde en cet endroit-là. Il ne sçavoit pas +nager, et, quand il l'auroit sçu, l'embarras de sa carabine, de son epée +et de son manteau l'auroient fait demeurer au fond, comme il fit. Un des +valets de Verville etoit allé prendre le cheval de Ragotin, qui etoit +sorti de l'eau, et un autre se depouilla promptement et se jeta dans la +rivière au lieu où il etoit tombé; mais il le trouva mort. L'on appela +du monde, et on le sortit. Cependant Verville envoya avertir les +comediens de ce malheur, et à même temps son cheval. Tous y accoururent, +et, après avoir plaint son sort, ils le firent enterrer dans le +cimetière d'une chapelle de sainte Catherine, qui n'est guère eloignée +de la rivière. + +Cet evenement funeste verifie bien le proverbe commun: Qui a pendre n'a +pas noyer. Ragotin n'avoit pas le premier, puisqu'il ne put s'etrangler; +mais il avoit le second, puisqu'il fut effectivement noyé. + +Ainsi finit ce petit bout d'avocat comique, dont les aventures, +disgrâces, accidens, et la funeste mort, seront dans la memoire des +habitans du Mans et d'Alençon, aussi bien que les faits heroïques de +ceux qui composoient cette illustre troupe. Roquebrune, voyant le corps +mort de Ragotin, dit qu'il falloit changer deux vers à son epitaphe, +dont la Rancune lui avoit baillé une copie, comme je vous ai dejà dit, +et qu'il falloit la mettre comme il s'ensuit: + + Ci gît le pauvre Ragotin, + Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile + Que lui enleva le Destin, + Ce qui lui fit faire promptement voile + En l'autre monde sans bateau; + Pourtant il y alla par eau. + Pour elle il fit la comedie + Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie. + +Les comediens et comediennes s'en retournèrent à leur logis, et +continuèrent leur exercice avec l'admiration ordinaire. + +FIN DU TOME SECOND. + + + + + + TABLE DES MATIÈRES +du +ROMAN COMIQUE + + TOME Ier. + + INTRODUCTION.--Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe + siècle, et en particulier du Roman comique de Scarron. + + PREMIÈRE PARTIE. + + Au coadjuteur, c'est tout dire. + Au lecteur scandalisé des fautes d'impression qui sont dans mon + livre. + + CHAPITRE Ier.--Une troupe de comediens arrive dans la ville du + Mans. + + CHAP. II.--Quel homme etoit le sieur de la Rappinière. + + CHAP. III.--Le déplorable sucées qu'eut la comédie. + + CHAP. IV.--Dans lequel on continue à parler du sieur la Rappinière, + et de ce qui arriva la nuit en sa maison. + + CHAP. V.--Qui ne contient pas grand'chose. + + CHAP. VI.--L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que la + Rancune donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une partie de la troupe; + mort de Doguin, et autres choses mémorables. + + CHAP. VII.--L'aventure des brancards. + + CHAP. VIII.--Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires à + savoir pour l'intelligence du présent livre. + + CHAP. IX.--Histoire de l'amante invisible. + + CHAP. X.--Comment Ragotin eut un coup de busc sur les doigts. + + CHAP. XI.--Qui contient ce que vous verrez si vous prenez la peine + de le lire. + + CHAP. XII.--Combat de nuit. + + CHAP. XIII.--Plus long que le precedent. Histoire de Destin et de + mademoiselle de l'Etoile. + + CHAP. XIV.--Enlevement du curé de Domfront. + + CHAP. XV.--Arrivée d'un operateur dans l'hôtellerie; suite de + l'histoire de Destin et de l'Etoile; serenade. + + CHAP. XVI.--L'ouverture du theâtre, et autres choses qui ne sont + pas de moindre consequence. + + CHAP. XVII.--Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin. + + CHAP. XVIII.--Suite dé l'histoire de Destin et de l'Etoile. + + CHAP. XIX.--Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos; + nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses, que vous lirez + s'il vous plaît. + + CHAP. XX.--Le plus court du present livre. Suite du trebuchement de + Ragotin, et quelque chose de semblable qui arriva à Roquebrune. + + CHAP. XXI.--Qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant. + + CHAP. XXII.--A trompeur trompeur et demi. + + CHAP. XXIII.--Malheur imprevu qui fut cause qu'on ne joua point la + comédie. + + SECONDE PARTIE. + + CHAP. Ier.--Qui ne sert que d'introduction aux autres. + + CHAP. II.--Des bottes. + + CHAP. III.--L'histoire de la Caverne. + + CHAP. IV.--Le Destin trouve Leandre. + + CHAP. V.--Histoire de Leandre. + + CHAP. VI.--Combat à coups de poings; mort de l'hôte, et autres + choses memorables. + + CHAP. VII.--Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces; + aventure du corps mort; orage de coups de poings, et autres + accidens surprenans dignes d'avoir place en cette véritable + histoire. + + CHAP. VIII.--Ce qui arriva du pied de Ragotin. + + CHAP. IX.--Autre disgrâce de Ragotin. + + CHAP. X.--Comment madame Bouvillon ne put resister à une tentation + et eut une bosse au front. + + CHAP. XI.--Des moins divertissans du présent volume. + + CHAP. XII.--Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent. + + CHAP. XIII.--Mechante action du sieur de la Rappinière. + + TOME II. + + CHAP. XIV.--Le juge de sa propre cause. + + CHAP. XV.--Effronterie du sieur de la Rappinière. + + CHAP. XVI.--Disgrâce de Ragotin. + + CHAP. XVII.--Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand + Baguenodière. + + CHAP. XVIII.--Qui n'a pas besoin de titre. + + CHAP. XIX.--Les deux frères rivaux. + + CHAP. XX--De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu. + + TROISIÈME PARTIE. + + CHAP. Ier.--Qui fait l'ouverture de cette troisième partie. + + CHAP. II.--Où vous verrez le dessein de Ragotin. + + CHAP. III.--Dessein de Leandre, harangue et reception de Ragotin à + la troupe comique. + + CHAP. IV.--Départ de Leandre et de la troupe comique pour aller à + Alençon; disgrâce de Ragotin. + + CHAP. V.--Ce qui arriva aux comédiens entre Vivain et Alençon; + autre disgrâce de Ragotin. + + CHAP. VI.--Mort de Saldagne. + + CHAP. VII.--Suite de l'histoire de la Caverne. + + CHAP. VIII.--Fin de l'histoire de la Caverne. + + CHAP. IX.--La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile, et + l'arrivée d'un carrosse plein de noblesse, et autres aventures de + Ragotin. + + CHAP. X.--Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée de M. de + Verville. + + CHAP. XI.--Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile et de + Leandre avec Angelique. + + CHAP. XII.--Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye; autre disgrâce + de Ragotin. + + CHAP. XIII.--Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis. + + CHAP. XIV.--Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière; + mariage des comédiens et comédiennes; autre disgrâce de Ragotin. + + CHAP. XV.--Histoire des deux jalouses. + + CHAP. XVI.--Histoire de l'amante capricieuse. + + CHAP. XVII.--Désespoir de Ragotin et fin du Roman comique. + + + FIN DE LA TABLE. + + + + + CATALOGUE + DE LA + BIBLIOTHÈQUE + ELZEVIRIENNE + Et des autres ouvrages + DU FONDS DE P. JANNET + + A PARIS + Chez P. Jannet, Libraire + Rue de Richelieu, 15 + + Juin 1857 + + TABLE DES MATIÈRES. + + Avertissement. + Théologie. + Morale. + Beaux-Arts. + Belles-Lettres: + I Linguistique. + II Poésie. + III Théâtre. + IV Romans. + V Contes et Nouvelles. + VI Facéties. + VII Polygraphes et Mélanges. + Histoire: + I Voyages. + II Histoire de France (Collection générale de Chroniques et + Mémoires). + III Histoire étrangère. + Ouvrages de différents formats. + La Propriété littéraire et artistique, Courrier de la librairie. + Manuel de l'amateur d'estampes. + Recueil de Maurepas. + La Muse historique de Loret. + Library of old authors. + +Tous les volumes de la Bibliothèque elzevirienne se vendent reliés en +percaline, non rognés et non coupés, sans augmentation de prix. + +Il a été tiré de chaque volume quelques exemplaires sur papier fort, qui +se vendent le double du prix des exemplaires ordinaires. + + + +AVERTISSEMENT (Août 1856). + +Au mois de septembre 1852, je fis imprimer un prospectus dans lequel je +disais: + +«Pour un très grand nombre de personnes--et de personnes instruites--la +littérature française se compose des ouvrages d'une vingtaine d'auteurs +du XVIIe siècle et du XVIIIe; la poésie française commence avec Boileau, +le théâtre avec Corneille, le roman avec Le Sage. Tout ce qui est +antérieur est dédaigné comme produit d'une époque barbare..... + +«En fixant ainsi au milieu du dix-septième siècle l'origine de notre +littérature, on supprime précisément ce qu'elle a de spontané, de +vraiment national. A partir de cette époque, en effet, nos écrivains, +familiarisés avec les lettres grecques et latines, ne songent plus qu'à +imiter les modèles d'Athènes et de Rome, et l'on voit tomber dans un +oubli profond tout ce qui constitue notre littérature du moyen âge, si +riche et si variée, ces légendes naïves, ces épopées chevaleresques, ces +mystères, et, enfin, ces poésies légères ou satiriques, ces contes, ces +facéties, partie d'autant plus importante de notre littérature qu'elle +représente plus essentiellement le côté saillant de l'esprit national. + +«Si ces richesses littéraires sont généralement ignorées, ce n'est pas, +il faut être juste, qu'on n'ait rien fait pour les tirer de l'oubli: +quelques écrivains de la fin du siècle dernier y ont travaillé avec plus +de bonne volonté que de bonheur. Plus tard, d'importantes publications +ont eu lieu; mais il s'en faut que la mine soit épuisée. Ajoutons que la +plupart des ouvrages du moyen âge publiés dans ces derniers temps ont +été tirés à petit nombre, se vendent fort cher, et ne sont pas +réellement à la portée du vrai public. + +«Aujourd'hui cependant l'élan est donné. Le public veut connaître cette +époque ignorée et si long-temps calomniée, le moyen âge.» + +Ce prospectus annonçait une Revue mensuelle qui devait paraître à partir +du mois de janvier 1853, et reproduire les principaux monuments de la +littérature du moyen âge. Mais je ne tardai pas à abandonner le projet +de cette publication périodique. Je pensai qu'il valait mieux publier +chaque ouvrage séparément, en volumes d'un format commode, dignes de +tous par leur exécution matérielle, à la portée de tous par la modicité +de leur prix. Le plan de la Bibliothèque elzevirienne était trouvé, du +moins quant à la partie matérielle. Au point de vue littéraire, il +fallait le compléter. Il ne s'agissait plus exclusivement du moyen âge: +avec ma nouvelle combinaison, il devenait possible d'étendre +considérablement mon cadre, et de reproduire une foule d'ouvrages +postérieurs au moyen âge, mais précieux pour l'étude des moeurs, de la +littérature et de l'histoire; de placer dans un nouveau jour, au moyen +de travaux consciencieux, les chefs-d'oeuvre de notre littérature +classique. + +Je me mis immédiatement à l'oeuvre. En donnant à ma collection le titre +de Bibliothèque elzevirienne, je m'imposais des obligations difficiles à +remplir. Les petits volumes sortis des presses des Elzevier sont +imprimés avec une perfection qui fera toujours l'admiration des +connaisseurs. La netteté des caractères, l'élégance des ornements, la +qualité du papier, tout concourt à faire de ces volumes des livres +admirables. La typographie a fait d'immenses progrès depuis deux siècles +sous le rapport des moyens d'exécution; mais quant aux résultats, il +n'en est pas de même. Les plus beaux livres de notre époque sont +imprimés dans un format peu commode, sur du papier très blanc, brillant, +glacé, satiné, mais brûlé, cassant et d'une qualité déplorable, avec des +caractères mal proportionnés et difficiles à lire. Rien de tout cela ne +pouvait me convenir. Je n'eus pas grand'peine à trouver le format: c'est +celui des Elzevier un peu agrandi, avec cette différence que la feuille +est tirée in-16, ce qui donne des volumes plus réguliers que l'in-12 des +Elzevier. Le papier, il fallut le faire fabriquer, car on ne fait plus +guère de papier de fil; le filigrane, qui reproduit mon nom, prouve la +destination de celui que j'emploie. Quant aux caractères, je fis faire +des fontes de ceux qui me parurent les plus convenables, en attendant +qu'il me fût possible d'employer ceux que je devais faire graver. Les +ornements furent copiés par M. Le Maire, un graveur habile, sur ceux +dont se servaient les Elzevier. Les imprimeurs se prêtèrent à des +modifications qui assuraient la régularité du tirage. Tout cela prit +beaucoup de temps, et les neuf premiers volumes de la Bibliothèque +elzevirienne furent mis en vente seulement au mois d'août 1853. + +Ma collection fut accueillie avec faveur. Le public se chargea de +prouver qu'elle répondait à un besoin. La critique se montra d'une +extrême bienveillance. Bref, le succès de la Bibliothèque elzevirienne +fut assuré dès l'apparition des premiers volumes, et depuis il ne s'est +pas démenti. + +Je n'ai pas voulu jusqu'ici donner un catalogue détaillé des ouvrages +qui doivent composer la Bibliothèque elzevirienne. Je craignais de +fournir des indications utiles à des concurrents peu scrupuleux. C'est +un fait malheureusement trop connu que, lorsqu'une nouvelle combinaison +de librairie réussit, chacun se croit autorisé à marcher dans la voie de +l'inventeur. Mais, pour moi, le danger s'amoindrit chaque jour: le +nombre des volumes déjà publiés et des volumes prêts à paraître, le +matériel dont je dispose, l'affection des érudits qui veulent bien +concourir à l'accroissement de ma collection, et, enfin, la +bienveillance du public, tout tend à me rassurer contre les résultats +d'une concurrence déloyale. Aussi je n'hésite plus à donner le plan de +la Bibliothèque elzevirienne, plan qui n'est pas absolument définitif, +mais qui, s'il n'annonce pas tous les volumes que je dois publier, n'en +comprend guère sur lesquels il n'ait déjà été fait pour mon compte des +travaux préparatoires, et qui ne doivent voir le jour dans un délai plus +ou moins rapproché. + + P. JANNET. + + + + + CATALOGUE[433] + + THÉOLOGIE[434] + +[Note 433: Les ouvrages déjà publiés sont désignés par un +astérisque*. Ceux dont le titre n'est pas précédé de ce signe sont sous +presse ou en préparation.] + +[Note 434: La partie religieuse de ce catalogue est encore fort +incomplète, mais elle ne tardera pas à recevoir d'assez grands +développements.] + +Légendes en prose, du XIIIe siècle, recueillies et annotées par M. L. +MOLAND. 2 vol. 10 fr. + +Légendes en vers, recueillies et annotées par MM. CH. D'HÉRICAULT et L. +Moland. 2 Vol. 10 fr. + +* L'Internelle Consolation, première version françoise de l'Imitation de +Jesus-Christ. Nouvelle édition, publiée par MM. L. Moland et Ch. +d'Héricault. 1 vol. 5 fr. + +Les Pensées de Pascal. Edition de M. Prosper Faugère. 2 vol. 10 fr. + +Les Provinciales de Pascal. Edition de M. Prosper Faugère. 2 vol. 10 fr. + + MORALE. + +Les Essais de Michel de Montaigne. Edition revue et annotée par M. le Dr +J.-F. Payen. 4 vol. 20 fr. + +La Sagesse, de Charron, 1 vol. 5 fr. + +* Réflexions, Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld. Nouvelle +édition, conforme à celle de 1678, et à laquelle on a joint les +Annotations d'un contemporain sur chaque maxime, les variantes des +premières éditions et des notes nouvelles, par G. Duplessis. Préface par +Sainte-Beuve. 1 vol. 5 fr. + + Les Annotations d'un contemporain sur les Maximes de La + Rochefoucauld ont été attribuées à Mme de La Fayette. Elles + paraissent ici pour la première fois. Quelques unes + seulement avaient été publiées par Aimé Martin. + +* Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères +ou les moeurs de ce siècle, par La Bruyère. Nouvelle édition, +collationnée sur les éditions données par l'auteur, avec toutes les +variantes, une lettre inédite de La Bruyère et des notes littéraires et +historiques, par Adrien Destailleur. 2 volumes. 10 fr. + + Cette édition est le fruit de plusieurs années de travail. + M. Destailleur s'est attaché à reproduire toutes les + variantes des éditions données par l'auteur. Il a indiqué + avec soin les passages des moralistes anciens et modernes + qui se sont rencontrés avec La Bruyère. Il a fait assez pour + que M. S. de Sacy ait pu dire: «Voilà enfin un La Bruyère + auquel il ne manque rien.» + +OEuvres complètes de Vauvenargues. + +Le livre du chevalier de la Tour Landry pour l'enseignement de ses +filles; publié d'après les manuscrits de Paris et de Londres, par M. +Anatole de Montaiglon, membre résidant de la Société des Antiquaires de +France. 5 fr. + + Ce livre, oeuvre d'un gentilhomme du XIVe siècle, contient + de précieux renseignements sur les moeurs du moyen âge. Les + sentiments du chevalier sur l'éducation des filles, déduits + avec une naïveté, une liberté d'expressions qui paraissent + étranges aux lecteurs de notre époque, sont appuyés du récit + d'aventures empruntées à la Bible, aux chroniques et aux + souvenirs personnels du chevalier de la Tour, récits souvent + piquants et toujours gracieux, qui assignent à son livre une + place distinguée parmi les oeuvres des conteurs français. + + BEAUX-ARTS. + +* Memoires pour servir à l'Histoire de l'Academie royale de peinture et +de sculpture, depuis 1648 jusqu'en 1664, publiés pour la première fois, +d'après le manuscrit de la Bibliothèque Impériale, par M. Anatole de +Montaiglon, volumes. 8 fr. + + Epuisé. + +* Le livre des peintres et graveurs, par Michel de Marolles, abbé de +Villeloin. Nouvelle édition, revue par M. Georges Duplessis. 1 vol. 3 +fr. + + Epuisé. + + BELLES-LETTRES. + +I. LINGUISTIQUE. + +Recueil des Grammairiens français du XVIe siècle, avec introduction et +notes par M. Guessard. 3 volumes. 15 fr. + +II. POÉSIE. + +1. Poétique. + +Recueil d'anciens traités de poétique française, avec introduction et +notes par M. Servois. 2 vol. 10 fr. + +2. Poèmes chevaleresques. + +* Gerard de Rossillon, chanson de geste publiée en provençal et en +français, d'après les manuscrits de Paris et de Londres, par M. +Francisque-Michel. 1 vol. 5 fr. + +* Floire et Blanceflor, poèmes du XIIIe siècle, publiés d'après les +manuscrits, avec une Introduction, des Notes et un Glossaire, par M. +Edelestand du Méril. 1 vol. 5 fr. + +Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dôle, en vers, du XIIIe siècle, +publié pour la première fois d'après le manuscrit unique du Vatican, par +M. Gustave Servois. 1 vol. 5 fr. + +3. Poésies de différents genres. + +Recueil général des Fabliaux et Contes des poètes françois, revus sur +les manuscrits et annotés par M. A. de Montaiglon. + + Ce Recueil formera quatre volumes à 5 fr. + +* Le Dolopathos, recueil de contes en vers, du XIIe siècle, par Herbers, +publié d'après les manuscrits par MM. Ch. Brunet et A. de Montaiglon. 1 +vol. 5 fr. + +Poésies du Roi de Navarre. 2 vol. 10 fr. + +Poésies de Marie de France. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres complètes de Rutebeuf. 2 vol. 10 fr. + +Le Roman de la Rose, par Guillaume de Lorris et Jean de Meung. 2 vol. 10 +fr. + +* Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de Lescurel, poète françois +du XIVe siècle, publiés d'après le manuscrit unique par M. A. de +Montaiglon. 1 vol. 2 fr. + + Dans sa préface, l'éditeur s'est attaché à faire ressortir + l'importance de ces poésies, d'ailleurs très remarquables, + comme spécimen de la langue du XIVe siècle, «langue plus + claire, plus intelligible, plus voisine de notre langue + actuelle que celle de bien des oeuvres postérieures». + +Poésies de Jean Froissart. 2 vol. 10 fr. + +Poésies de Christine de Pisan. 2 vol. 10 fr. + +Poésies d'Eustache Deschamps. 2 vol. 10 fr. + +Poésies d'Alain Chartier. 1 vol. 5 fr. + +Poésies de Charles d'Orléans. 1 vol. 5 fr. + +OEuvres complètes de François Villon. Nouvelle édition, revue, corrigée +et mise en ordre, avec des notes historiques et littéraires, par P. +L.-Jacob, bibliophile, 1 vol. 5 fr. + +* Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles, morales, +facétieuses, historiques, réunies et annotées par M. A. de Montaiglon. +Tomes I à V. Chaque volume: 5 fr. + + Dans ce recueil figureront les pièces anonymes piquantes et + devenues rares, les oeuvres de poètes qui n'ont laissé que + peu de vers, les pièces les plus remarquables d'écrivains + féconds, mais qu'on ne peut réimprimer en entier. + +Le premier volume contient: + +1. Le Debat de l'homme et de la femme (par frère Guillaume Alexis). + +2. Le Monologue des Nouveaulx Sotz de la joyeuse Bende. + +3. Les Tenèbres de Mariage. + +4. Les Ditz de maistre Aliborum, qui de tout se mesle. + +5. S'ensuit le mistère de la saincte Lerme, comment elle fut apportée de +Constantinople à Vendosme. + +6. Les Regretz de messire Barthelemy d'Alvienne, et la Chançon de la +defense des Venitiens. + +7. La Patenostre des Verollez. + +8. Varlet à louer à tout faire (par Christophe de Bordeaux, Parisien). + +9. Chambrière à louer à tout faire (par le même). + +10. S'ensuyvent les Regretz et Complainte de Nicolas Clereau, avec la +mort d'iceluy (par Gilles Corrozet). + +11. Dyalogue d'ung Tavernier et d'un Pyon, en françoys et en latin. + +12. Le Pater noster des Angloys. + +13. Le Doctrinal des nouveaux mariés. + +14. La piteuse desolation du monastère des Cordeliers de Maulx, mis à +feu et bruslé. + +15. Discours joyeux des Friponniers et Friponnières, ensemble la +Confrairie desdits Friponniers et les Pardons de ladite Confrairie. + +16. La vraye medecine qui guarit de tous maux et de plusieurs autres. + +17. La medecine de maistre Grimache, avec plusieurs receptes et remèdes +contre plusieurs et diverses maladies, toutes vrayes et approuvées. + +18. La grande et triumphante monstre et bastillon de six mille Picardz, +faicte à Amiens, à l'honneur et louenge de nostre sire le Roy, le XX +juing mil cinq cens XXXV. + +19. La Replicque des Normands contre la Chanson des Picardz. + +20. Les Contenances de table. + +21. Le Testament de Martin Leuther. + +22. Sermon joyeulx de la vie Saint Ongnon, comment Nabuzardan, le +maistre cuisinier, le fit martirer, avec les miracles qu'il faict chacun +jour. + +23. Les Commandements de Dieu et du Dyable. + +24. La Complaincte du nouveau marié, avec le Dit de chascun, lequel +marié se complainct des extenciles qui luy fault avoir à son mesnaige, +et est en manière de chanson, avec la Loyauté des hommes. + +25. De la Nativité de Monseigneur le Duc, filz premier de Monseigneur le +Dauphin. + +26. Sermon joyeulx d'un Ramonneur de cheminées. + +27. Eglogue sur le retour de Bacchus, en laquelle sont introduits deux +vignerons, assavoir: Colinot de Beaulne et Jaquinot d'Orleans, composé +par Calvi de la Fontaine. + +28. Les Ditz des bestes et aussy des oiseaulx. + +29. La legende et description du Bonnet carré, avec les proprietez, +composition et vertus d'icelluy. + +30. Le Discours du trespas de Vert Janet. + +31. Le Blason des Basquines et Vertugalles. + +32. Les Souhaitz du monde. + +Le second volume contient: + +33. Sermon nouveau et fort joyeulx auquel est contenu tous les maulx que +l'homme a en mariage. Nouvellement composé à Paris. + +34. Le Doctrinal des filles à marier. + +35. Nuptiaux virelays du mariage du roy d'Escosse et de madame +Magdeleine, première fille de France, ensemble une ballade de +l'apparition des trois deesses, avec le Blazon de la cosse en laquelle a +tousjours germiné la belle fleur de lys. Faict par Jean Leblond, sieur +de Branville. + +36. La Loyaulté des femmes, avec les Neuf preux de gourmandise et aussi +une bonne recepte pour guerir les yvrongnes. + +37. Les moyens d'eviter merencolie, soy conduire et enrichir en tous +estatz par l'ordonnance de Raison, composé nouvellement par Dadouville. + +38. Le Courroux de la Mort contre les Angloys, donnant proesse et +couraige aux François. + +39. La Pronostication des anciens laboureurs. + +40. Les sept marchans de Naples, c'est assavoir: l'adventurier, le +religieux, l'escolier, l'aveugle, le villageois, le marchant et le +bragart. + +41. S'ensuit le Sermon fort joyeux de saint Raisin. + +42. La Complainte de Nostre-Dame, tenant son chier filz entre ses bras, +descendu de la croix. + +43. Les droits nouveaulx establis sur les femmes. + +44. S'ensuyt le Doctrinal des bons serviteurs. + +45. S'ensuyt ung Sermon fort joyeulx pour l'entrée de table. + +46. La Complaincte de Monsieur le Cul contre les inventeurs des +vertugalles. + +47. La Prinse de Pavie par Monsieur d'Anguien, accompaigné du duc +d'Urbin et plusieurs capitaines envoyez par le Pape. + +48. La Boutique des usuriers, avec le recouvrement et abondance des +vins, composé par M. Claude Mermet, notaire de Sainct-Rambert en Savoye, +1574. + +49. Bigorne qui mange tous les hommes qui font le commandement de leurs +femmes.--Note sur Bigorne et sur Chicheface. + +50. La Remembrance de la Mort. + +51. Le Blason des barbes de maintenant, chose très joyeuse et +recreative. + +52. La Reformation des tavernes et destruction de Gormandise, en forme +de dialogue. + +53. La Plaincte du Commun contre les boulengers et ces brouillons +taverniers ou cabaretiers et autres, avec la Desesperance des usuriers. + +54. La Doctrine du père au fils. + +55. Monologue nouveau et fort joyeulx de la Chambrière desproveue du mal +d'amours. + +56. La Folye des Angloys, composée par Me L. D. + +57. Apologie des Chambrières qui ont perdu leur mariage à la blancque. + +58. L'Heur et guain d'une Chambrière qui a mis son mariage à la blanque +pour soy marier, repliquant à celles qui y ont le leur perdu. + +59. Le Banquet des chambrières fait aux Estuves le jeudy gras, 1541. + +60. Prosa cleri parisiensis ad ducem de Mena, post cædem regis Henrici +III.--Prose du clergé de Paris addressée au duc de Mayne après le +meurtre du roy Henry III. traduite en françois par Pierre Pighenat, curé +de Saint-Nicollas-des-Champs, 1589. + +61. Le Debat de la Vigne et du Laboureur. + +62. La Vie de saint Harenc, glorieux martir, et comment il fut pesché en +la mer et porté à Dieppe. + +Le tome III contient: + +63. Sermon joyeulx d'ung fiancé qui emprunte ung pain sur la fournée à +rabattre sur le temps advenir. + +64. Le monologue des sots joyeulx de la nouvelle bande, la declaration +du preparatif de leur festin, mis en lumière par le seigneur du Rouge et +Noir, adressant à tous joyeux sotz et aultres. + +65. Epistre envoyée par feu Henry, roy d'Angleterre, à Henry, son fils, +huytiesme de ce nom, à presant regnant audict royaulme (1512). + +66. Le danger de se marier, par lequel on peut cognoistre les perils qui +en peuvent advenir, tesmoins ceux qui ont esté les premiers trompez. + +67. Le grant testament de Taste-Vin, roy des pions. + +68. Le debat et procès de Nature et de Jeunesse, à deux personnages, +c'est assavoir Jeunesse, Nature. Avec les joyeulx commandemens de la +table et plusieurs nouveaulx ditiés. + +69. Les Omonimes, satire des moeurs corrompues de ce siècle, par Antoine +du Verdier, homme d'armes de la compagnie de monsieur le seneschal de +Lyon (1572). + +70. L'art de rhetorique pour rimer en plusieurs sortes de rimes. + +71. La resolution de Ny Trop Tost Ny Trop Tard Marié. + +72. Les souhaitz des hommes. + +73. Les souhaitz des femmes. + +74. La voye de paradis, avec aucunes louanges de Nostre-Dame. + +76. Le jaloux qui bat sa femme. + +76. Les secrets et loix de mariage, par Jehan Divry. + +77. Le songe doré de la Pucelle. + +78. Les presomptions des femmes mondaines. + +79. La deploration des trois Estatz de France sur l'entreprise des +Anglois et Suisses, par Pierre Vachot (1513). + +80. Sermon joyeux de la patience des femmes obstinées contre leurs +marys, fort joyeux et recreatif à toutes gens. + +81. L'epistre du Chevalier gris à la très noble et très superillustre +princesse et très sacrée vierge Marie, fille et mère du très grant et +très souverain monarche universel Jesus de Nazareth. + +82. Deploration et complaincte de la mère Cardine de Paris, cy-devant +gouvernante du Huleu, sur l'abolition d'iceluy. + +83. L'Enfer de la mère Cardine. + +Le tome IV contient: + +84. La complainte douloureuse du Nouveau Marié. + +85. La fontaine d'Amours et sa description. Nouvellement imprimé. + +86. La singerie des huguenots, marmots et guenons de la nouvelle +derrision Theodobezienne, contenant leurs arrests et sentences par +jugement de raison naturelle. Composée par Me Artus Desiré (1574). + +87. La doctrine des princes et des servans en court. + +88. Pronostication generalle pour quatre cens quatre vingt-dix-neuf ans, +calculée sur Paris et autres lieux de mesme longitude. Imprimée +nouvellement à Paris, mille cinq cens soixante et un. + +89. L'Aigle qui a fait la poule devant le Coq à Landrecy. Imprimé à +Lyon, chez le Prince, près Nostre-Dame de Confort (par Claude Chapuis, +1543). + +90. La deffaicte des faulx monnoyeurs, par Dadonville. + +91. Les estrennes des filles de Paris, par Jean Divry. + +92. Le sermon de l'Endouille. + +93. La deploration de la cité de Genefve sur le faict des heretiques qui +l'ont tiranniquement opprimée. + +94. Le debat du Vin et de l'Eau (par Pierre Jamec). + +95. La venue et resurrection de Bon-Temps, avec le bannissement de +Chière-Saison. A Lyon, par Grand Jean Pierre, près Nostre Dame de +Confort. + +96. Les moyens très utiles et necessaires pour rendre le monde paisible +et faire revenir le Bon-Temps. + +97. Le debat de la Dame et de l'Escuyer (par maître Henri Baude). + +98. Epistre envoiée de Paradis au très chrestien roy de France François +premier du nom, de par les empereurs Pepin et Charlemagne, ses +magnifiques predecesseurs, et presentée audit seigneur par le Chevallier +Transfiguré, porteur d'icelle (1515). + +99. Le testament d'un amoureux qui mourut par amour. Ensemble son +epitaphe, composé nouvellement. + +100. Le De profundis des amoureux. + +101. La fuitte des Bourguignons devant la ville de Bourg en Bresse, le +quinziesme d'octobre mil cinq cens cinquante sept, regnant Henry roy de +France, second du nom (1557). + +102. Le triomphe de très haulte et puissante dame Verolle, royne du Puy +d'Amours, nouvellement composé par l'inventeur des menus plaisirs +honnestes. Lyon, François Juste, 1539. + +103. Le pourpoinct fermant à boutons. + +104. Description de la prinse de Calais et de Guynes, composée par forme +et stile de procès par M. G. de M... A Paris, chez Barbe Regnault. + +105. Hymne à la louange de Monseigneur le duc de Guyse, par Jean de +Amelin. A Paris, en la boutique de Federic Morel, 1558. + +106. Epitaphe de la ville de Calais, faicte par Anthoine Fauquel, natif +de la ville d'Amiens, plus une chanson sur la prinse dudict Calais (par +Jacques Pierre, dit Château-Gaillard). A Paris, par Jean Caveiller, +1558. + +107. Le discours du testament de la prinse de la ville de Guynes, +composé par maistre Anthoine Fauquel, prebstre, natif de la ville et +cité d'Amiens. A Paris, à l'imprimerie d'Olivier de Harsy, 1558. + +108. Ballade sur la mode des haulx bonnets. + +Le tome V contient: + +109. Le Debat de la Demoiselle et de la Bourgoise, nouvellement imprimé +à Paris, très bon et joïeulx. + +110. La Complainte de France. Imprimé nouvellement. 1568. + +111. Ode sacrée de l'Eglise françoyse sur les misères de ces troubles +huictiesmes depuis vingt-cinq ans en ça. Imprimée nouvellement. 1586. + +112. Les trois Mors et les trois Vifz, avec la Complaincte de la +Damoyselle. + +113. Le Caquet des bonnes Chamberières, declairant aulcunes finesses +dont elles usent envers leurs maistres et maistresses. Imprimé par le +commandement de leur secretaire maistre Pierre Babillet, avec la manière +pour connoistre de quel boys se chauffe Amour. + +114. La presentation de mes seigneurs les Enfants de France, faicte par +très haulte princesse madame Alienor, royne de France, avec +l'accomplissement de la paix et proufitz de mariage. Avec privilége +(1530). + +115. La Complainte du commun peuple à l'encontre des boulangers qui font +du petit pain et des taverniers qui brouillent le bon vin, lesquelz +seront damnez au grant diable s'ilz ne s'amendent. Avec la louange de +tous ceux qui vivent bien et la chanson des brouilleurs de vin. A Paris, +pour Nicolas le Heudier, rue Saint Jacques, près le collége de +Marmontier. + +116. Le Dict des pays, avec les Conditions des femmes et plusieurs +autres belles balades. + +117. La Complainte de Venise (1508). + +118. L'Amant despourveu de son esperit, escripvant à sa mye, voulant +parler le courtisan, avec la reponse de la dame. On les vend à Paris en +la rue Neufve Notre-Dame, à l'ansaigne Sainct Nicolas. + +119. Le grand regret et complainte du preux et vaillant capitaine Ragot, +très scientifique en l'art de parfaicte belistrerie (avec une note +historique de l'éditeur sur Ragot). + +120. Le testament de Jehan Ragot. + +121. Dialogue plaisant et recreatif entremeslé de plusieurs discours +plaisans et facetieux en forme de coq à l'asne. + +122. Le rousier des Dames, sive le Pelerin d'amours, nouvellement +composé par Messire Bertrand Desmarins de Masan. + +123. Les Ditz et ventes d'amours. + +124. La Prognostication des prognostications, non seulement de ceste +presente année M.D.XXXVII, mais aussi des aultres à venir, voire de +toutes celles qui sont passées, composée par maistre Sarcomoros, natif +de Tartarie, et secretaire du très illustre et très puissant roy de +Cathai, serf de vertus. M.D.XXXVII. + +125. Deploration sur le trespas de très noble princesse Madame +Magdelaine de France, royne d'Escoce. Au Palais, par Gilles Corrozet et +Jehan André, libraires. Avec privilége (1537). + +126. La Deploration de Robin (1556). + +127. Le debat de deux Damoyselles, l'une nommée la Noire et l'autre la +Tannée. + +128. La grant malice des Femmes. + +129. Les Merveilles du monde selon le temps qui court, une ballade +Francisque, et une aultre ballade de l'esperance des Hennoyers. + +Le tome VI est sous presse. + +OEuvres de Jehan Regnier. 1 vol. 5 fr. + +Le Livre de Matheolus et le Rebours de Matheolus. 2 vol. 10 fr. + +Poésies de Martial de Paris dit d'Auvergne. 1 vol. 5 fr. + +* OEuvres de Guillaume Coquillart, revues et annotées par M. Charles +d'Héricault. 2 volumes. 10 fr. + +Poésies de Guillaume Cretin, 1 vol. 5 fr. + +OEuvres complètes de Pierre Gringore, avec des notes par MM. Anatole de +Montaiglon et Charles d'Héricault. 4 vol. 20 fr. + +* OEuvres complètes de Roger de Collerye. Edition revue et annotée par +M. Charles d'Héricault. 1 vol. 5 fr. + +* Poésies de Bonaventure des Periers, suivies du Cymbalum mundi, revues +sur les éditions originales et annotées par M. Louis Lacour, 1 vol. 5 +fr. + + Voyez Page 35 de Ce Catalogue. + +OEuvres de Clément Marot, de Jean Marot et de Michel Marot, avec +variantes et notes par M. Georges Guiffrey. 4 vol. 20 fr. + +Poesies d'Etienne Dolet. 1 vol. 5 fr. + +OEuvres complètes de Marguerite D'Angoulême, reine de Navarre. 2 vol. 10 +fr. + + Voy. page 35 de ce catalogue. + +Poésies de François Ier. 1 vol. 5 fr. + +OEuvres de Jacques Tahureau. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Mellin de Saint-Gelais, avec un commentaire inédit de Bernard +de la Monnoye. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Joachim du Bellay, revues et annotées par M. J. Boulmier. 2 +vol. 10 fr. + +Poésies d'Olivier de Magny. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Louise Labé. 1 vol. 5 fr. + +Poésies de Jacques Grevin. 2 vol. 10 fr. + +Poésies de Jacques Pelletier, du Mans. 2 volumes. 10 fr. + +Poésies de Remy Belleau. 2 vol. 10 fr. + +Poésies d'Amadis Jamyn. 2 vol. 10 fr. + +* OEuvres complètes de Ronsard, avec variantes et notes par M. Prosper +Blanchemain. Chaque volume. 5 fr. + + L'édition formera six volumes à 5 fr. Les tomes I et II sont + en vente. + +OEuvres de J.A. de Baïf. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Philippe Desportes. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Vauquelin de la Fresnaye. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Bertaut. 2 vol. 10 fr. + +* OEuvres de Mathurin Regnier, avec les commentaires revus et corrigés, +précédées de l'Histoire de la Satire en France, pour servir de discours +préliminaire, par M. Viollet le Duc. 1 vol. 5 fr. + + Le travail de M. Viollet Le Duc, publié pour la première + fois en 1822, a été revu et modifié par lui pour la nouvelle + édition. L'Histoire de la satire a reçu des additions. + +* Les Tragiques, de Théodore-Agrippa d'Aubigné. Edition annotée par M. +Ludovic Lalanne. 1 vol. 5 fr. + +* OEuvres complètes de Théophile, revues et annotées par M. Alleaume. 2 +vol. 10 fr. + +OEuvres complètes de Malherbe. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres de Maynard. 1 vol. 5 fr. + +Poésies de Sarazin. 1 vol. 5 fr. + +* OEuvres complètes de Saint-Amant, revues et annotées par Ch. L. Livet. +2 vol. 10 fr. + + Cette édition est le résultat d'un travail de plusieurs + années. M. Livet a réuni dans ces deux volumes tous les + ouvrages de Saint-Amant, imprimés et inédits. De nombreuses + notes expliquent les allusions, éclaircissent les passages + difficiles, et font connaître les nombreux personnages + nommés dans ces oeuvres. + +Poésies de maître Adam Billaut. 2 vol. 10 fr + +* OEuvres complètes de Racan, revues et annotées par M. Tenant de +Latour. 2 vol. 10 fr. + +Poésies du chevalier de Cailly. 1 vol. 5 fr. + +* Extrait abrégé des vieux Memoriaux de l'abbaye de +Saint-Aubin-des-Boys, en Bretagne. 1 vol. 2 fr. + + Epuisé. + +* OEuvres de Chapelle et de Bachaumont. Nouvelle édition, revue et +corrigée sur les meilleurs textes, notamment sur l'édition de 1732, +précédée d'une notice par M. Tenant De Latour. 1 vol. 4 fr. + +Poésies de Furetière. 1 vol. 5 fr. + +OEuvres de Segrais. 2 vol. 10 fr. + +OEuvres complètes de La Fontaine, revues et annotées par M. +Marty-Laveaux. Tome II (Contes et nouvelles). 5 fr. + + L'édition formera quatre volumes. + +OEuvres de Boileau, commentées par les collaborateurs de la Bibliothèque +Elzevirienne. + +* OEuvres choisies de Senecé, revues sur les diverses éditions et sur +les manuscrits originaux, par M. E. Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr. + +* OEuvres posthumes de Senecé, publiées d'après les manuscrits +autographes, par M. Emile Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr. + +La Fleur des Chansons, d'après les livres manuscrits et imprimés. + +Recueil des Noels composés dans les divers idiomes de la France, par M. +Albert de la Fizelière. 3 vol. 15 fr. + + III. THÉATRE. + +Recueil de pièces relatives à l'histoire du théâtre en France, 1 vol. 5 +fr. + +* Ancien théâtre françois, ou Collection des ouvrages dramatiques les +plus remarquables depuis les mystères jusqu'à Corneille, publié avec des +notices et éclaircissements. 10 volumes. Chaque vol. 5 fr. + +Les trois premiers volumes sont la reproduction d'un recueil unique, +conservé au Musée Britannique, à Londres, contenant 64 pièces, dont +voici les titres: + +Tome I. + +1. Le Conseil du Nouveau marié, à deux personnages, c'est assavoir: le +Mary et le Docteur. + +2. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Nouveau marié qui ne +peult fournir à l'appoinctement de sa femme, à quatre personnages, c'est +assavoir: le Nouveau Marié, la Femme, la Mère et le Père. + +3. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de l'Obstination des +femmes, à deux personnaiges, c'est assavoir: le Mari et la Femme. + +4. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Cuvier, à troys +personnages, c'est assavoir: Jaquinot, sa Femme et la Mère de sa femme. + +5. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys personnages, +c'est assavoir: Jolyet, la Femme et le Père. + +6. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, des Femmes qui font refondre +leurs maris, c'est assavoir: Thibault, Collart, Jennette, Pernette et le +Fondeur. + +7. Farce nouvelle et fort joyeuse du Pect, à quatre personnages, c'est +assavoir: Hubert, la Femme, le Juge et le Procureur. + +8. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, des Femmes qui demandent +les arrerages de leurs maris, et les font obliger par nisi, à cinq +personnages, c'est assavoir: le Mary, la Dame, la Chambrière et le +Voysin. + +9. Farce nouvelle d'ung Mary jaloux qui veult esprouver sa femme, à +quatre personnages, c'est assavoir: Colinet, la Tante, le Mary et sa +Femme. + +10. Farce moralisée, à quatre personnaiges, c'est assavoir: deux Hommes +et leurs deux Femmes, dont l'une a malle teste et l'autre est tendre du +cul. + +11. Farce nouvelle et fort joyeuse, à quatre personnages, c'est +assavoir: le Mary, la Femme, le Badin qui se loue et l'Amoureux. + +12. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Pernet qui va au vin, +à troys personnaiges, c'est assavoir: Pernet, sa Femme et l'Amoureux. + +13. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, d'un Amoureux, à quatre +personnages, c'est assavoir: l'Homme, la Femme, l'Amoureux et le +Médecin. + +14. Colin qui loue et despite Dieu, en ung moment à cause de sa femme, à +troys personnages, c'est assavoir: Colin, sa Femme et l'Amant. + +15. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: le Gentilhomme, Lison, Naudet, la Damoyselle. + +16. Farce nouvelle à troys personnages, c'est assavoir: le Badin, la +Femme et la Chambrière. + +17. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jeninot qui fist un +roy de son chat, par faulte d'autre compagnon, en criant: Le roy boit! +et monta sur sa maistresse pour la mener à la messe, à troys +personnaiges, c'est assavoir: le Mary, la Femme et Jeninot. + +18. Farce nouvelle de frère Guillebert, très bonne et fort joyeuse, à +quatre personnages, c'est assavoir: Frère Guillebert, l'Homme vieil, sa +Femme jeune, la Commère. + +19. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Guillerme qui mangea +les figues du curé, à quatre personnaiges, c'est assavoir: le Curé, +Guillerme, le Voysin et sa Femme. + +20. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jenin filz de rien, à +quatre personnaiges, c'est assavoir: la Mère et Jenin, son fils, le +Prestre et ung Devin. + +21. La Confession Margot, à deux personnaiges, c'est assavoir: le Curé +et Margot. + +22. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de George le Veau, à +quatre personnaiges, c'est assavoir: George le Veau, sa Femme, le Curé +et son Clerc. + +TOME II. + +23. Sermon joyeux de bien boire, à deux personnaiges, c'est assavoir: le +Prescheur et le Cuysinier. + +24. Farce nouvelle, très bonne et très joyeuse, de la Résurrection de +Jenin-Landore, à quatre personnaiges, c'est assavoir: Jenin, sa Femme, +le Curé et le Clerc. + +25. Farce nouvelle, fort joyeuse, du Pont aux Asgnes, à quatre +personnages, c'est assavoir: Le Mary, la Femme, Messire Domine de et le +Boscheron. + +26. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys personnages, +d'un Pardonneur, d'un Triacleur et d'une Tavernière, c'est assavoir: le +Triacleur, le Pardonneur et la Tavernière. + +27. Farce nouvelle du Pasté et de la Tarte, à quatre personnaiges, c'est +assavoir: deux Coquins, le Paticier et sa Femme. + +28. Farce nouvelle de Mahuet, badin, natif de Baignolet, qui va à Paris +au marché pour vendre ses oeufz et sa cresme, et ne les veult donner +sinon au pris du marché, et est à quatre personnages, c'est assavoir: +Mahuet, sa Mère, Gaultier et la Femme. + +29. Farce nouvelle et fort joyeuse des Femmes qui font escurer leurs +chaulderons et deffendent que on ne mette la pièce auprès du trou, à +troys personnages, c'est assavoir: la première Femme, la seconde et le +Maignen. + +30. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys personnages, +d'un Chauldronnier, c'est assavoir: l'Homme, la Femme et le +Chauldronnier. + +31. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois personnaiges, +c'est assavoir: le Chauldronnier, le Savetier et le Tavernier. + +32. Farce joyeuse, très bonne et recreative pour rire, du Savetier, à +troys personnaiges, c'est assavoir: Audin, savetier; Audette, sa Femme, +et le Curé. + +33. Farce nouvelle d'ung Savetier nommé Calbain, fort joyeuse, lequel se +maria à une savetière, à troys personnaiges, c'est assavoir: Calbain, la +Femme et le Galland. + +34. Farce nouvelle, à quatre personnaiges, c'est assavoir: le +Cousturier, Esopet, le Gentilhomme et la Chambrière. + +35. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois personnaiges, +c'est assavoir: Maistre Mimin le Gouteux, son varlet Richard le Pelé, +sourd, et le Chaussetier. + +36. Farce nouvelle d'ung Ramoneur de cheminées, fort joyeuse, à quatre +personnaiges, c'est assavoir: le Ramoneur, le Varlet, la Femme et la +Voysine. + +37. Sermon joyeux et de grande value + A tous les foulx qui sont dessoubz la nue, + Pour leur monstrer à saiges devenir, + Moyennant ce que, le temps advenir, + Tous sotz tiendront mon conseil et doctrine, + Puis congnoistront clerement, sans urine, + Que le monde pour sages les tiendra + Quand ils auront de quoy: notez cela. + +38. Sottie nouvelle, à six personnaiges, c'est assavoir: le Roy des +Sotz, Triboulet, Mitouflet, Sottinet, Coquibus, Guippelin. + +39. Sottie nouvelle, à cinq personnages, des Trompeurs, c'est assavoir: +Sottie, Teste Verte, Fine Mine, Chascun et le Temps. + +40. Farce nouvelle, très bonne, de Folle Bobance, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: Folle Bobance, le premier Fol, gentilhomme; le second +Fol, marchant, et le tiers Fol, laboureux. + +41. Farce joyeuse, très bonne, à deux personnaiges, du Gaudisseur qui se +vante de ses faictz, et ung Sot qui lui respond au contraire, c'est +assavoir: le Gaudisseur et le Sot. + +42. Farce nouvelle, très bonne et fort recreative pour rire, des cris de +Paris, à troys personnaiges, c'est assavoir: le premier Gallant, le +second Gallant et le Sot. + +43. Farce nouvelle du Franc Archier de Baignolet. + +44. Farce joyeuse de Maistre Mimin, à six personnaiges, c'est assavoir: +le Maistre d'escolle; Maistre Mimin, estudiant; Raulet, son père; +Lubine, sa mère; Raoul Machue, et la Bru Maistre Mimin. + +45. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys personnaiges, de +Pernet qui va à l'escolle, c'est assavoir: Pernet, la Mère, le Maistre. + +46. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys personnaiges, +c'est assavoir: la Mère, le Filz et l'Examinateur. + +47. Farce nouvelle de Colin, filz de Thevot le Maire, qui vient de +Naples et amène ung Turc prisonnier, à quatre personnaiges, c'est +assavoir: Thevot le Mère, Colin son filz, la Femme, le Pelerin. + +48. Farce nouvelle, à trois personnaiges, c'est assavoir: Tout Mesnaige, +Besogne faicte, la Chamberière qui est malade de plusieurs maladies, +comme vous verrez ci dedans, et le Fol qui faict du médecin pour la +guarir. + +49. Le Debat de la Nourrice et de la Chamberière, à troys personnaiges, +c'est assavoir: la Nourrisse, la Chamberière, Johannes. + +50. Farce nouvelle des Chamberières qui vont à la messe de cinq heures +pour avoir de l'eaue beniste, à quatre personnaiges, c'est assavoir: +Domine Johannes, Troussetaqueue, la Nourrice et Saupiquet. + +TOME III. + +51. Moralité nouvelle des Enfans de Maintenant, qui sont des escoliers +de Jabien, qui leur monstre à jouer aux cartes et aux dez et entretenir +Luxures, dont l'ung vient à Honte, et de Honte à Desespoir, et de +Desespoir au gibet de Perdition, et l'aultre se convertist à bien faire. +Et est à treize personnages, c'est assavoir: le Fol, Maintenant, +Mignotte, Bon Advis, Instruction, Finet, premier enfant; Malduict, +second enfant; Discipline, Jabien, Luxure, Honte, Desespoir, Perdition. + +52. Moralité nouvelle, contenant + Comment Envie, au temps de Maintenant, + Fait que les Frères que Bon Amour assemble + Sont ennemys et ont discord ensemble, + Dont les parens souffrent maint desplaisir, + Au lieu d'avoir de leurs enfans plaisir. + Mais à la fin Remort de conscience, + Vueillant user de son art et science, + Les fait renger en paix et union + Et tout leur temps vivre en communion. + +A neuf personnaiges, c'est assavoir: le Preco, le Père, la Mère, le +premier Filz, le second Filz, le tiers Filz, Amour fraternel, Envie, et +Remort de conscience. + +53. Moralité nouvelle d'ung Empereur qui tua son nepveu qui avoit prins +une fille à force; et comment, ledict Empereur estant au lict de la +mort, la sainte Hostie luy fut apportée miraculeusement. Et est à dix +personnaiges, c'est assavoir: l'Empereur, le Chappelain, le Duc, le +Conte, le Nepveu de l'Empereur, l'Escuyer, Bertaut et Guillot, +serviteurs du Nepveu; la Fille violée, la Mère de la Fille, avec la +sainte Hostie qui se présenta à l'Empereur. + +54. Moralité ou histoire rommaine d'une Femme qui avoit voulu trahir la +cité de Romme, et comment sa Fille la nourrit six sepmaines de son lait +en prison, à cinq personnaiges, c'est assavoir: Oracius, Valerius, le +Sergent, la Mère et la Fille. + +55. Farce nouvelle, fort joyeuse et morale, à quatre personnaiges, c'est +assavoir: Bien Mondain, Honneur spirituel, Pouvoir Temporel et la Femme. + +56. Farce nouvelle, très bonne, morale et fort joyeuse, à troys +personnaiges, c'est assavoir: Tout, Rien et Chascun. + +57. Bergerie nouvelle, fort joyeuse et morale, de Mieulx que devant, à +quatre personnaiges, c'est assavoir: Mieulx que devant, Plats Pays, +Peuple pensif et la Bergière. + +58. Farce nouvelle moralisée des Gens Nouveaulx qui mangent le monde et +le logent de mal en pire, à quatre personnaiges, c'est assavoir: le +premier Nouveau, le second Nouveau, le tiers Nouveau et le Monde. + +59. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, c'est assavoir: Marchandise et +Mestier, Pou d'Acquest, le Temps qui court et Grosse Despense. + +60. La vie et l'histoire du Maulvais Riche, à traize personnaiges, c'est +assavoir: le Maulvais Riche, la Femme du Maulvais Riche, le Ladre, le +Prescheur, Trotemenu, Tripet, cuisinier; Dieu le Père, Raphaël, Abraham, +Lucifer, Sathan, Rahouart, Agrappart. + +61. Farce nouvelle des Cinq Sens de l'Homme, moralisée et fort joyeuse +pour rire et recréative, et est à sept personnaiges, c'est assavoir: +l'Homme, la Bouche, les Mains, les Yeulx, les Piedz, l'Ouye et le Cul. + +62. Débat du Corps et de l'Ame. + +63. Moralité nouvelle, très bonne et très excellente, de Charité, ou est +demontré les maulx qui viennent aujourd'huy au Monde par faulte de +Charité, à douze personnaiges: le Monde, Charité, Jeunesse, Vieillesse, +Tricherie, le Pouvre, le Religieux, la Mort, le Riche Avaricieux et son +Varlet, le Bon Riche vertueux et le Fol. + +64. Le Chevalier qui donna sa Femme au Dyable, à dix personnaiges, c'est +assavoir: Dieu le Père, Nostre Dame, Gabriel, Raphael, le Chevalier, sa +Femme, Amaury, escuyer; Anthenor, escuyer; le Pipeur et le Dyable. + +Le tome IV contient les oeuvres dramatiques d'Etienne Jodelle; les +Esbahis, de Jacques Grevin; la Reconnue, de Remy Belleau.--Les tomes V +et VI contiennent les huit premières comédies de Pierre de Larivey. La +dernière pièce fait partie du tome VII, qui contient en outre les +Contens, par Odet de Tournebu; les Neapolitaines, par François +d'Amboise; les Déguisez, par Jean Godard; la nouvelle Tragi-comique du +Capitaine Lasphrise.--Le tome VIII contient Tyr et Sidon, par Jean de +Schelandre; les Corrivaux, par Pierre Troterel, sieur d'Aves; +l'Impuissance, par Veronneau; Alizon, par L. C. Discret.--Le tome IX +contient la Comédie des proverbes, la Comédie de chansons, la Comédie +des comédies, la Comédie des comédiens, de Gougenot, le Galimatias de +Deroziers-Beaulieu.--Le tome X et dernier contient un Glossaire. + +Recueil général des farces qui ne font point partie de l'Ancien theâtre +français, publié d'après les manuscrits et les imprimés par M. A. de +Montaiglon. 5 vol. 25 fr. + +Mystère de la Passion, par Arnoul Gréban, publié d'après les manuscrits +par MM. C. d'Héricault et L. Moland. 3 vol. l5 fr. + +*Les Comédies de Pierre de Larivey, Champenois, 2 vol. 20 fr. + + Ces deux volumes contiennent les neuf comédies de Pierre de + Larivey. C'est un tirage à part, à cent exemplaires, avec + titre particulier, des tomes V et VI et de partie du tome + VII de l'Ancien théâtre françois. + +* Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille, par M. J. Taschereau. +1 vol. 5 fr. + + Introduction aux OEuvres complètes de Pierre Corneille. + +OEuvres complètes de Pierre Corneille, publiées d'après le système +orthographique de l'auteur et annotées par M. J. Taschereau. 6 vol. 30 +fr. + + Le tome Ier paraîtra incessamment. + +OEuvres complètes de Molière, revues et annotées par M. J. Taschereau. 4 +vol. 20 fr. + +OEuvres complètes de Jean Racine, revues et annotées par M. Emile +Chasles. 2 vol. 10 fr. + +Theâtre historique, ou Recueil de pièces anciennes relatives à +l'histoire de France, avec des notes. 2 vol. 10 fr. + + IV. ROMANS. + +* Melusine, par Jehan d'Arras; nouvelle édition, publiée d'après +l'édition originale de Genève, 1478, in-fol., par M. Ch. Brunet. 1 vol. +5 fr. + +* Le Roman de Jehan de Paris, publié d'après les premières éditions, et +précédé d'une notice par M. Emile Mabille. 1 vol. 3 fr. + +* Le Roman bourgeois, ouvrage comique, par Antoine Furetière. Nouvelle +édition, avec des notes historiques et littéraires par M. Edouard +Fournier, précédée d'une Notice par M. Ch. Asselineau. 1 Vol. 5 fr. + + Le Roman bourgeois, décrié au XVIIe siècle par les ennemis + de l'auteur, mal réimprimé au XVIIIe, était à peine connu au + XIXe. L'édition publiée par MM. Asselineau et Fournier a + révélé à nos contemporains un des livres les plus sensés, + les plus amusants, les mieux écrits, du siècle de Louis XIV, + le plus précieux peut-être pour l'étude des moeurs + bourgeoises et littéraires à cette époque. + +* Le Roman comique, par Scarron, revu et annoté par M. Victor Fournel. 2 +vol. 10 fr. + +* Histoire amoureuse des Gaules, par Bussy-Rabutin, revue et annotée par +M. Paul Boiteau, suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, +recueillis et annotés par M. C.-l. Livet. 3 vol. 15 fr. + + Deux volumes sont en vente. + +* Six mois de la vie d'un jeune homme (1797), par Viollet le Duc. 1 vol. +4 fr. + +Les Aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même, traduites +de l'espagnol, sur le manuscrit inédit, par Charles Navarin. 1 vol. 3 +fr. + + A tort ou à raison, on regarde généralement cet ouvrage + comme un livre apocryphe, un pastiche, une imitation des + romans de Le Sage et des contes de Voltaire. Ajoutons qu'on + déclare l'imitation très heureuse; partant, le livre d'une + lecture agréable et facile, écrit avec beaucoup d'esprit et + de talent. + + V. CONTES ET NOUVELLES. + +* Hitopadésa, ou l'Instruction utile, recueil d'apologues et de contes, +traduit du sanscrit, avec des notes historiques et littéraires et un +Appendice contenant l'indication des sources et des imitations, par M. +Ed. Lancereau, membre de la Société Asiatique. 1 vol. 5 fr. + + On trouve dans ce volume beaucoup de fables et de contes qui + ont passé dans les littératures modernes, particulièrement + dans la nôtre. + +* Nouvelles françoises en prose, du XIIIe siècle, avec Notices et notes +par MM. Moland et Ch. d'Héricault. 1 vol. 5 fr. + +Nouvelles françoises en prose, du XIVe siècle, publiées par les mêmes. 1 +vol. 5 fr. + +Nouvelles françoises en prose, du XVe siècle, publiées par les mêmes. 1 +vol. 5 fr. + +* Le Livre du chevalier de la Tour Landry, pour l'enseignement de ses +filles, publié par M. A. de Montaiglon. 1 vol. 5 fr. + + Voyez page 9 de ce catalogue. + +Le Violier des histoires romaines, ancienne traduction françoise des +Gesta Romanorum. 2 volumes. 10 fr. + +* Les Cent nouvelles nouvelles, publiées d'après le seul manuscrit +connu, avec introduction et notes par M. Thomas Wright, membre +correspondant de l'Institut de France. 2 vol. 10 fr. + +Recueil de petits contes latins, tirés des manuscrits et annotés par M. +Thomas Wright, 1 vol. 5 fr. + +* Morlini novellæ, fabulæ et Comoedia. Editio tertia, emendata et aucta. +1 vol. 5 fr. + + Ouvrage peu connu, par suite de l'extrême rareté des + éditions précédentes, et précieux pour l'histoire des contes + et des fables. La Comédie a trait à l'expédition envoyée par + Louis XII à la conquête du royaume de Naples. + +Les Contes de Pogge, Florentin. Traduction française du XVe siècle, 1 +vol. 5 fr. + +Les nouvelles recreations et joyeux devis de Bonaventure Des Periers, +revus sur les éditions originales et annotées par M. Louis Lacour, 1 +vol. 5 fr. + + Tome II des Oeuvres. Voy. page 35. + +L'Heptameron de la reine de Navarre. 2 volumes. 10 fr. + + Voy. page 35 de ce catalogue. + +Propos rustiques, Baliverneries, contes et discours d'Eutrapel, par Noel +du Faïl, sieur de la Hérissaye. 2 vol. 10 fr. + +Les Serées de Guillaume Bouchet. 3 vol. 15 fr. + +Le Decameron de Boccace, traduction d'Antoine Le Maçon. 2 vol. 10 fr. + +* Les facetieuses nuits du seigneur Straparole, traduites par Jean +Louveau et Pierre de Larivey. 2 vol. 10 fr. + +La Philosophie fabuleuse, par Pierre de Larivey, édition revue et +annotée par M. Ed. Lancereau. 1 vol. 5 fr. + + VI. FACÉTIES. + +* Morlini novellæ, fabulæ et comoedia. Editio tertia, emendata et aucta. +1 vol. 5 fr. + + Voy. page 31 de ce catalogue. + +* Les quinze Joyes de mariage. 2e édition, de la Bibliothèque +elzevirienne, conforme au manuscrit de la Bibliothèque publique de +Rouen, avec les variantes des anciennes éditions et des notes. 1 vol. 3 +fr. + + Cet ouvrage si remarquable, qu'on attribue à l'auteur du + Petit Jehan de Saintré, Antoine de la Sale, a toujours eu de + nombreux admirateurs, au nombre desquels se trouvent + Rabelais et Molière. Il a été imprimé plusieurs fois; + l'éditeur a reconnu l'existence de quatre textes différents, + tous plus ou moins tronqués. En s'aidant des anciennes + éditions et du manuscrit de la Bibliothèque publique de + Rouen, il est parvenu à rétablir le texte tel qu'il a dû + sortir de la plume de l'auteur. Les variantes recueillies à + la fin du volume justifient pleinement ce travail, et les + notes placées au bas des pages rendent l'intelligence du + texte facile aux personnes même les moins versées dans la + connaissance de notre littérature du moyen âge. + +* Les Evangiles des Quenouilles. Nouvelle édition, revue sur les +éditions anciennes et les manuscrits, avec Préface, Glossaire et Table +analytique. 1 vol. 3 fr. + + «Ceci n'est pas seulement un livre amusant: c'est encore un + des livres les plus précieux pour l'histoire des moeurs, des + opinions et des préjugés... C'est le répertoire le plus + curieux des croyances, des erreurs et des préjugés répandus + au moyen âge parmi le peuple.» (Extrait de la Préface.) + +* La Nouvelle Fabrique des excellens traits de vérité, par Philippe +d'Alcripe, sieur de Neri en Verbos. Nouvelle édition, augmentée des +Nouvelles de la terre de Prestre Jehan. 1 volume. 4 fr. + + Cet ouvrage, de la fin du XVIe siècle, est le type et la + source de ces nombreuses histoires où l'exagération joue un + si grand rôle. De ce volume viennent en droite ligne les + Facetieux devis et plaisans contes du sieur du Moulinet, les + histoires, de M. de Crac et de sa famille, et les célèbres + Aventures du baron de Münchhausen. En somme, c'est un livre + fort amusant, et qui fait connaître un des côtés de l'esprit + railleur de nos pères. + +Oeuvres de Rabelais, seule édition conforme aux derniers textes revus +par l'auteur, avec les variantes des anciennes éditions, des notes et un +Glossaire. 2 vol. 10 fr. + +Les Contes de Pogge, florentin, traduction française du XVe siècle. 1 +vol. 5 fr. + + Voy. page 31 de ce catalogue. + +Les Bigarrures et touches du seigneur des Accords, avec les contes du +sieur Gaulard et les Escraignes dijonnoises. 2 vol. 10 fr. + +Tabarin, 2 vol. 10 fr. + +Bruscambille. 2 vol. 10 fr. + +* Recueil general des Caquets de l'Accouchée. Nouvelle édition, revue +sur les pièces originales et annotée par M. Edouard Fournier, avec une +Introduction par M. Le Roux de Lincy. 1 vol. 5 fr. + + Dans cet ouvrage, les moeurs, les usages, les abus du + premier quart du XVIIe siècle, sont passés en revue avec + autant de liberté que de malice. Grâce aux notes dont cette + édition est accompagnée, ce livre facétieux sera désormais + un de ceux que l'on consultera avec le plus de fruit sur + l'histoire du temps. + +* Le Dictionnaire des Pretieuses, par le sieur de Somaize. Nouvelle +édition, augmentée de divers opuscules du même auteur relatifs aux +Précieuses, et d'une clef historique et anecdotique par M. C. L. Livet. +2 vol. 10 fr. + + VII. POLYGRAPHES ET MÉLANGES. + +Oeuvres complètes de Pierre de Bourdeilles abbé de Branthome, et d'André +de Bourdeilles, son frère aîné, publiées pour la première fois selon le +plan de l'auteur, augmentées de nombreux fragments inédits, et annotées +par M. Prosper Mérimée, de l'Académie française, et M. Louis Lacour, +archiviste paléographe. + +OEuvres complètes de Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre. 4 vol. 20 +fr. + + OEuvres diverses, 2 vol.--Heptameron, 2 vol. + +OEuvres françaises de Bonaventure Des Periers, revues sur les éditions +originales et annotées par M. Louis Lacour. 2 vol. 10 fr. + + Tome I: Poésies, Cymbalum Mundi, Opuscules.--Tome II: + Nouvelles Recreations et joyeux devis. + +OEuvres complètes de la Fontaine, revues et annotées par M. +Marty-Laveaux. 4 volumes. 20 fr. + + Le tome I contiendra les Fables, le tome II les Contes, les + tomes III et IV le Théâtre et les autres oeuvres. + +Croniques des Samedis de Mlle de Scudéry, recueillies par Conrart, +annotées par Pellisson-Fontanier, et publiées par M. F. Feuillet de +Conches. 1 vol. 5 fr. + +* Variétés historiques et littéraires, recueil de pièces volantes rares +et curieuses, en prose et en vers, avec des notes par M. Edouard +Fournier. Tomes I à VII. Le volume, 5 fr. + + Le 1er volume contient: + + 1. Ensuit une remonstrance touchant la garde de la librairie + du Roy, par Jean Gosselin, garde d'icelle librairie. + + 2. Le Diogène françois, ou Les facétieux discours dn vray + anti-dotour comique blaisois. + + 3. Histoires espouvautables de deux magiciens qui ont esté + estranglez par le diable, dans Paris, la semaine saincte. + + 4. Discours faict au parlement de Dijon sur la presentation + des Lettres d'abolition obtenues par Helène Gillet, + condamnée à mort pour avoir celé sa grossesse et sou fruict. + + 5. Histoire veritable de la conversion et repentance d'une + courtisane venitienne. + + 6. Les singeries des femmes de ce temps descouvertes, et + particulièrement d'aucunes bourgeoises de Paris. + + 7. La Chasse et l'Amour, à Lysidor. + + 8. Dialogue fort plaisant et recreatif de deux marchands: + l'un est de Paris et l'autre de Pontoise, sur ce que le + Parisien l'avoit appelé Normand. + + 9. Discours prodigieux et espouvantable de trois Espaignols + et une Espagnolle, magiciens et sorciers, qui se faisoient + porter par les diables de ville en ville. + + 10. Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la + personne d'un favory de la cour d'Espagne. + + 11. Examen sur l'inconnue et nouvelle caballe des frèyes de + la Rozée-Croix. + + 12. Role des présentations faictes au Grand Jour de + l'Eloquence françoise. + + 13. Recit veritable du grand combat arrivé sur mer, aux + Indes Occidentales, entre la flotte espagnole et les navires + hollandois, conduits par l'amiral Lhermite, devant la ville + de Lyma, en l'année 1624. + + 14. Discours veritable de l'armée du très vertueux et + illustre Charles, duc de Savoye et prince de Piedmont, + contre la ville de Genève. + + 15. Histoire miraculeuse et admirable de la contesse de + Hornoc, flamande, estranglée par le diable, dans la ville + d'Anvers, pour n'avoir trouvé son rabat bien godronné, le 15 + avril 1616. + + 16. Discours au vray des troubles naguères advenus au + royaume d'Arragon. + + 17. Recit naïf et veritable du cruel assassinat et horrible + massacre commis le 26 aoust 1652, par la Compagnie des + frippiers de la Tonnellerie, en la personne de Jean + Bourgeois. + + 18. Les Grands Jours tenus à Paris par M. Muet, lieutenant + du petit criminel. + + 19. La révolte des Passemens. + + 20. Ordonnance pour le faict de la police et reglement du + camp. + + 21. Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, + au bout du Pont-Neuf. + + 22. La prinse et deffaicte du capitaine Guillery. + + 23. Le bruit qui court de l'Espousée. + + 24. La conference des servantes de la ville de Paris. + + 25. Le triomphe admirable observé en l'aliance de Betheleem + Gabor, prince de Transilvanie, avec la princesse Catherine + de Brandebourg. + + 26. La descouverture du style impudique des courtisannes de + Normandie à celles de Paris, envoyée pour estrennes, de + l'invention d'une courtisanne angloise. + + 27. La Rubrique et fallace du monde. + + 28. Plaidoyers plaisans dans une cause burlesque. + + 29. Les merveilles et les excellences du Salmigondis de + l'aloyau, avec les Confitures renversées. + + Le second volume contient: + + 1. Mémoire sur l'état de l'Académie françoise, remis à Louis + XIV vers l'an 1696. + + 2. Le Miroir de contentement, baillé pour estrenne à tous + les gens mariez. + + 3. Le Patissier de Madrigal en Espagne, estimé estre Dom + Carles, fils du roy Philippe. + + 4. Discours sur l'apparition et faits pretendus de + l'effroyable Tasteur, dédié à mesdames les poissonnières, + harengères, fruitières et autres qui se lèvent le matin + d'auprès de leurs maris, par l'Angoulevent. + + 5. La Destruction du nouveau moulin à barbe. + + 6. Dissertation sur la véritable origine des moulins à + barbe. + + 7. Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard, + Bourguignon, vray martyr, souffertz en l'execution de sa + glorieuse et memorable mort, pour avoir tué Guillaume de + Nassau, prince d'Orenge. + + 8. Histoire des insignes faussetez et suppositions de + Francesco Fava, medecin italien. + + 9. Histoire veritable et divertissante de la naissance de + mie Margot et de ses aventures. + + 10. Le caquet des poissonnières sur le departement du roy et + de la cour. + + 11. La Moustache des filous arrachée, par le sieur du + Laurens. + + 12. Accident merveilleux et espouvautable du desastre arrivé + le 7 mars 1618 d'un feu inremediable lequel a bruslé et + consommé tout le Palais de Paris. + + 13. Ordonnances generales d'amour. + + 14. L'Adieu du plaideur à son argent. + + 15. Rencontre et naufrage de trois astrologues judiciaires, + Mauregard, J. Petit et P. Larivey, nouvellement arrivez en + l'autre monde. + + 16. Discours de l'inondation arrivée au fauxbourg + S.-Marcel-lez-Paris, par la rivière de Bièvre, 1625. + + 17. La Permission aux servantes de coucher avec leurs + maistres, ensemble l'Arrést de la part de leurs maistresses. + + 18. La muse infortunée contre les froids amis du temps. + + 19. Remonstrance aux nouveaux mariez et mariées et ceux qui + desirent de l'estre, ensemble pour cognoistre les humeurs + des femmes. + + 20. Le Tocsin des filles d'amour. + + 21. Plaisant galimatias d'un Gascon et d'un Provençal, + nommez Jacques Chagrin et Ruffin Allegret. + + 22. Particularitez de la conspiration et la mort du + chevalier de Rohan, de la marquise de Villars, de Van den + Ende, etc. + + 23. Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec la + dissection de leur humeur espagnole. + + 24. Le hazard de la blanque renversé et la consolation des + marchands forains. + + 25. Sermon du cordelier aux soldats, ensemble la responce + des soldats au cordelier. + + 26. L'ouverture des jours gras, ou l'entretien du carnaval. + + 27. Histoire véritable du combat et duel assigné entre deux + demoiselles sur la querelle de leurs amours. + + 28. L'innocence d'amour, à Lysandre. + + Le tome III contient: + + 1. Placet des amans au roy contre les voleurs de nuit et les + filoux. + + 2. Reponse des filoux (par Mlle de Scudery). + + 3. Recit veritable de l'attentat fait sur le precieux corps + de N.-S. Jesus-Christ entre les mains du prestre disant la + messe, le 24 mai 1649, en l'église de Sannois. + + 4. Histoire prodigieuse du fantome cavalier solliciteur qui + s'est battu en duel le 27 janvier 1615, près Paris. + + 5. La chasse au vieil grognard de l'antiquité. 1622. + + 6. L'Onophage, ou le mangeur d'asne, histoire veritable d'un + procureur qui a mangé un asne. + + 7. Les Regrets des filles de joie de Paris sur le subject de + leur bannissement. + + 8. Histoire joyeuse et plaisante de M. de Basseville et + d'une jeune demoiselle, fille du ministre de St-Lo, laquelle + fut prise et emportée subtilement de la maison de la maison + de son père. + + 9. L'ordre du combat de deux gentilshommes faict en la ville + de Moulins, accordé par le roy nostre sire. + + 10. La Response des servantes aux langues calomnieuses qui + ont frollé sur l'ance du panier ce caresme; avec + l'advertissement des servantes bien mariées et mal pourveues + à celles qui sont à marier, et prendre bien garde à eux + avant que de leur mettre en mesnage. + + 11. Nouveau reglement general sur toutes sortes de + marchandises et manufactures qui sont utiles et necessaires + dans ce royaume, par de la Gomberdière. + + 12. Le Trebuchement de l'ivrongne, par G. Colletet. + + 13. Lettres nouvelles contenant le privilége et l'auctorité + d'avoir deux femmes. + + 14. Règles, Statuts et Ordonnances de la caballe des filous + reformez appuis huict jours dans Paris, ensemble leur + police, estat, gouvernement, et le moyen de les cognoistre + d'une lieue loing sans lunettes. + + i5. Privilège des Enfans Sans-Souci, qui donne lettre + patente à madame la comtesse de Gosier Sallé... pour aller + et venir par sous les vignobles de France. + + i6. La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec maistre + Guillaume revenant des Champs-Elizée, avec la genealogique + des coquilberts. + + 17. Le Ballieux des ordures du monde. + + 18. Discours veritable des visions advenues au premier et + second jour d'aoust 1589 à la personne de l'empereur des + Turcs, sultan Amurat, en la ville de Constantinople, avec + les protestations qu'il a fait pour la manutention du + christianisme. + + 19. Le Pasquil du rencontre des cocus à Fontainebleau. + + 20. Exemplaire punition du violement et assassinat commis + par François de La Motte, lieutenant du sieur de Montestruc, + en la garnison de Metz en Lorraine, à la fille d'un + bourgeois de ladite ville, et executé à Paris le 5 décembre + 1607. + + 21. Le Satyrique de la cour, 1624. + + 22. Les Estranges tromperies de quelques charlatans + nouvellement arrivez à Paris, descouvertes aux despens d'un + plaideur, par C. F. Duppé. + + 23. La Pièce de cabinet, dédiée aux poètes du temps (par E. + Carneau). + + 24. Priviléges et reglemens de l'Archiconfrérie vulgairement + dite des Cervelles emouquées ou des Ratiers. + + 26. Advis de Guillaume de la Porte, hotteux ès halles de la + ville de Paris. + + 26. Les Misères de la femme mariée, où se peuvent voir les + peines et tourmens qu'elle reçoit durant sa vie, mis en + forme de stances par Mme Liebault. + + 27. Les Priviléges et fidelitez des Chastrez, ensemble la + responce aux griefs proposez en l'arrest donné contre eux au + profit des femmes. + + 28. Le Pont-Neuf frondé. + + 29. La Tromperie faicte à un marchand par son apprenty, + lequel coucha avec sa femme, qui avoit peur de nuict, et de + ce qui en advint, avec le testament du martyr amoureux. + + 30. Legat testamentaire du prince des Sots à M. C. + d'Acreigne, Tullois, pour avoir descrit la défaite de deux + mille hommes de pied, avec la prise de vingt-cinq enseignes, + par Monseigneur le duc de Guyse. + + 31. Oraison funèbre de Caresme prenant, composée par le + serviteur du roy des Melons andardois. + + Le tome IV contient: + + 1. Brief discours de la reformation des mariages. + + 2. Les jeux de la cour. + + 3. Songe. + + 4. Le tableau des ambitieux de la cour, nouvellement tracé + par maistre Guillaume à son retour de l'autre monde. + + 5. Lettre d'ecorniflerie et declaration de ceux qui n'en + doivent jouir. + + 6. L'estrange ruse d'un filou habillé en femme, ayant duppé + un jeune homme d'assez bon lieu soubs apparence de mariage. + + 7. Le passe-port des bons beuveurs. + + 8. Factum du procez d'entre messire Jean et dame Renée. + + 9. Le purgatoire des hommes mariez, avec les peines et les + tourmentz qu'ils endurent incessamment au subject de la + malice et mechanceté des femmes. + + 10. Mémoire touchant la seigneurie du Pré-aux-Clercs, + appartenant à l'Université de Paris, pour servir + d'instruction à ceux qui doivent entrer dans les charges de + l'Université. + + 11. Histoire horrible et effroyable d'un homme plus + qu'enragé qui a esgorgé et mangé sept enfans dans la ville + de Chaalons en Champagne. Ensemble l'execution memorable qui + s'en est ensuivie. + + 12. L'entrée de Gaultier Garguille en l'autre monde, poème + satyrique. + + i3. Les estrennes du Gros Guillaume à Perrine, presentées + aux dames de Paris et aux amateurs de la vertu. + + 14. La lettre consolatoire escripte par le general de la + compagnie des Crocheteurs de France à ses confrères, sur son + restablissement au dessus de la Samaritaine du Pont-Neuf, + narratifve des causes de son absence et voyages pendant + icelle. + + 15. Les plaisantes ephemerides et pronostications très + certaines pour six années. + + 16. Epitaphe du petit chien Lyco-phagos, par Courtault, son + conculinaire et successeur en charge d'office, à toutes les + legions des chiens academiques, par Vincent Denis + Perigordien. + + 17. La grande cruauté et tirannie exercée par Mustapha, + nouvellement empereur de Turquie, à l'endroit des + ambassadeurs chrestiens, tant de France, d'Espaigne et + d'Angleterre. Ensemble tout ce qui s'est passé au tourment + par luy exercé à l'endroit de son nepveu, lui ayant fait + crever les yeux. + + 18. Le different des Chapons et des Coqs touchant l'alliance + des Poulles, avec la conclusion d'yceux. + + 19. Recit en vers et en prose de la farce des Precieuses. + + 20. Histoire miraculeuse de trois soldats punis divinement + pour les forfaits, violences, irreverences et indignités par + eux commises avec blasphèmes execrables contre l'image de + monsieur saint Antoine, à Soulcy, près Chastillon-sur-Seine, + le 21e jour de juin dernier passé (1576). + + 21. Le fantastique repentir des mal mariez. + + 22. Le grand procez de la querelle des femmes du faux-bourg + Saint-Germain avec les filles du faux-bourg de Montmartre, + sur l'arrivée du regiment des Gardes. Avec l'arrest des + commères du faux-bourg Saint-Marceau intervenu en ladicte + cause. + + 23. Les contre-veritez de la court, avec le dragon à trois + testes. + + 24. Le coq-à-l'asne, ou le pot aux roses, adressé aux + financiers. + + 25. Traduction d'une lettre envoyée à la reine d'Angleterre + par son ambassadeur, surprise près le Mouy par la garnison + du Havre de Grâce, 15 juin 1590. + + 26. Remonstrance aux femmes et filles de la France. Extrait + du prophète Esaye, au chapitre III de ses propheties. + + 27. Histoire veritable du combat et duel assigné entre deux + demoiselles sur la querelle de leurs amours. + + 28. L'Innocence d'amour, à Lysandre. + + Le tome V contient: + + i. Les Triolets du temps. 1649. + + 2. Discours sur la mort du chapelier. + + 3. Reglement d'accord sur la preference des savetiers + cordonniers. + + 4. L'OEuf de Pasques ou pascal, à M. le lieutenant civil, + par Jacques de Fonteny. + + 5. Catechisme des Courtisans, ou les Questions de la cour, + et autres galanteries. + + 6. Exil de Mardy-Gras. + + 7. Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux. + + 8. L'Anatomie d'un Nez à la mode, dedié aux bons beuveurs. + + 9. Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres + de M. le chevalier de Guise, par Mlle d'Entraigne, et mis en + lumière par M. de Bassompierre. + + 10. Les nouvelles admirables lesquelles ont envoyées les + patrons des gallées qui ont esté transportées du vent en + plusieurs et divers pays et ysles de la mer, et + principalement ès parties des Yndes. + + 11. Le Gan de Jan Godard, Parisien. + + 12. Discours de deux marchants fripiers et de deux + tailleurs, avec les propos qu'ils ont tenus touchant leur + estat. + + 13. Discours admirable d'un magicien de la ville de Moulins + qui avoit un demon dans une phiole, condamné d'estre bruslé + tout vif par arrest de la Cour de Parlement. + + 14. Vraye Pronostication de Me Gonin pour les mal-mariez, + plates-bourses et morfondus, et leur repentir. + + 15. La misère des apprentis imprimeurs, appliquée par le + detail à chaque fonction de ce pénible estat. + + 16. Arrest de la Cour de Parlement qui fait deffenses à tous + pastissiers et boulangers de fabriquer ni vendre, à + l'occasion de la feste des Rois aucuns gasteaux. + + 17. La Maltote des Cuisinières, ou la Manière de bien ferrer + la mule. + + 18. Cas merveilleux d'un bastelier de Londres, lequel, sous + ombre de passer les passans outre la rivière de Thames, les + estrangloit. + + 19. Les de Relais, ou le Purgatoire des bouchers, poulayers, + paticiers, cuisiniers, joueurs d'instrumens, comiques et + autres gens de mesme farine. + + 20. Discours de la mort de très haute et très illustre + princesse madame Marie Stuard, royne d'Escosse. + + 21. L'Onozandre, ou le Grossier, satyre. + + 22. Le Conseil tenu en une assemblée des dames et + bourgeoises de Paris. + + 23. Vengeance des femmes contre les hommes. + + 24. Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les dames + d'amour Ensemble leurs complaintes adressées aux courtisanes + de Venus à Paris. + + 25. Satyre contre l'indecence des questeuses. + + 26. Les contens et mescontens sur le sujet du temps. + + 27. Vers pour Monseigneur le Dauphin au sujet d'une aventure + arrivée entre lui et le petit Brancas. + + 28. La Vraye Pierre philosophale, ou le moyen de devenir + riche à bon conte. + + Le tome VIe contient: + + 1. Les estranges et desplorables accidens arrivez en divers + endroits sur la rivière de Loire et lieux circonvoisins par + l'effroyable desbordement des eaux et l'espouvantable + tempeste des vents, le 19 et 20 janvier 1633. Ensemble les + miracles qui sont arrivez à des personnes de qualité et + autres qui ont esté sauvées de ces perilleux dangers. + + 2. Le feu royal, faict par le sieur Jumeau, arquebusier + ordinaire de Sa Majesté. + + 3. Histoire veritable du prix excessif des vivres de la + Rochelle pendant le siège. + + 4. La grande proprieté des bottes sans cheval en tout temps, + nouvellement descouverte, avec leurs appartenances, dans le + grand magazin des esprits curieux. + + 5. Les estrennes de Herpinot, presentées aux dames de Paris, + desdiez aux amateurs de la vertu, par C. D. P., comedien + françois. + + 6. Harangue de Turlupin le souffreteux, 1615. + + 7. Sommaire traicté du revenu et despence des finances de + France, ensemble les pensions de nosseigneurs et dames de la + Cour, escrit par Nicolas Remond, secretaire d'Estat. + + 8. Quatrains au roy sur la façon des harquebuses et + pistolets, enseignans le moyen de recognoistre la bonté et + le vice de toutes sortes d'armes à feu et les conserver en + leur lustre et bonté, par François Poumerol, arquebusier. + + 9. Zest-Pouf, historiette du temps. + + 10. Catechisme des Normands. + + 11. Edit du roy portant suppression des charges de + capitaines des levrettes de la chambre du roy. + + 12. Histoire veritable de la mutinerie, tumulte et sedition + faite par les prestres Sainct-Medard contre les fidèles, le + samedy XXVIIe jour de decembre 1561. + + 13. Les choses horribles contenues en une lettre envoyée à + Henry de Valois par un enfant de Paris le vingt-huitième de + janvier 1589. + + 14. Le Cochon mitré, dialogue. + + 15. Stances sur le retranchement des festes, en 1666. + + 16. Le Pont-Breton des procureurs. + + 17. La plaisante nouvelle apportée sur tout ce qui se passe + en la guerre de Piedmont, avec la harangue du capitaine + Picotin faicte au duc de Savoye sur le mescontentement des + soldats françois. + + 18. Le Carquois satyrique. + + 19. L'estrange et veritable accident arrivé en la ville de + Tours, où la royne couroit grand danger de sa vie sans le + marquis de Rouillac et de M. de Vignolles, le vendredy + vingt-neufviesme janvier 1616. + + 20. Arrest notable donné au profit des femmes contre + l'impuissance des maris, avec le plaidoyé et conclusion de + Messieurs les gens du roy. + + 2i. Satyre sur la barbe de M. le president Molé. + + 22. Recit veritable de l'execution faite du capitaine + Carrefour, general des voleurs de France, rompu vif à Dijon + le 12e jour de decembre 1622. + + 23. Brief dialogue, exemplaire et recreatif, entre le vray + soldat et le marchand françois, faisant mention du temps qui + court. + + 24. La musique de la taverne et les propheties du cabaret, + ensemble le Mepris des Muses. + + Le tome VII contient: + + 1. Manifeste et prédictions des plus véritables affaires qui + se doibvent passer en France cette année 1620, par le sieur + de La Bourdanière. + + 2. La faiseuse de mouches. + + 3. Les plaisantes ruses et cabales de trois bourgeoises de + Paris. + + 4. L'Archi-Sot, écho satyrique. + + 5. Sur les revenus des Pasteurs. + + 6. La Requeste présentée à Nosseigneurs du Parlement... pour + la diminution d'une demie année des loyers des maisons, + chambres et boutiques (19 juin 1652). + + 7. Reproches du capitaine Guillery faits aux carabins, + picoreurs et pillards de l'armée de messieurs les Princes. + + 8. Manifeste de Pierre du Jardin, capitaine de la Garde, + prisonnier en la Conciergerie du Palais. + + 9. Histoire du poète Sibus. + + 10. Discours sur les causes de l'extresme cherté qui est + aujourd'hui en France (1586). + + 11. Le May de Paris. + + 12. Le pot aux rozes decouvert du plaisant voyage fait par + quelques curieux au bois de Vincennes, à dessein de voir + Jean de Werth. + + 13. Edict du Roy pour contenir les serviteurs et servantes + en leurs devoirs. + + 14. Discours de la deffaicte qu'a faict M. le duc de Joyeuse + et le sieur de Laverdin contre les ennemis du Roy à La Motte + Sainct-Eloy. + + 15. Lettre de Calvin, apportée des enfers par l'esprit du + sieur Groyer, aux pasteurs du petit Troupeau. + + 16. Discours de la prinse du capitaine Chapeau et du + capitaine la Callande, ensemble l'exécution qui en a esté + faicte à Montargy. + + 17. Sur l'enlèvement des reliques de saint Fiacre, apportées + de la ville de Meaux pour la guérison du derrière du C. de + R. + + 18. Institution de l'Ordre des Chevaliers de la Joye, établi + à Mézières. + + 19. La grande division arrivée ces derniers jours entre les + femmes et les filles de Montpellier. + + 20. Discours de la fuyte des impositeurs italiens. + + 21. Les ceremonies faites dans la nouvelle chapelle du + chasteau de Bissestre le 25 aoust 1634. + + 22. Discours nouveau de la grande science des femmes, trouvé + dans un des sabots de maistre Guillaume. + + 23. Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du Soleil + et de l'Ombre. + + 24. Ennuis des paysans champestres. + + 25. Le plaisir de la noblesse, sur la preuve certaine et + profict des estauffes et soyes..., par B. de Laffémas. + + 26. Conspiration faite en Picardie (1576). + + 27. La nouvelle defaitte des Croquans en Quercy, par M. le + mareschal de Themines. + + 28. Les vertus et propriétés des Mignons. + + 29. Passage du cardinal de Richelieu à Viviers. + + 30. Le vray Discours des grandes processions qui se font + depuis les frontières de l'Allemagne jusques à la France + (1584). + + 31. Le Canard qui mange cinq de ses frères et qui est mangé + à son tour par un colonel. + + HISTOIRE. + +I. VOYAGES. + +* Histoire notable de la Floride, contenant les trois voyages faits en +icelle par certains capitaines et pilotes françois, descrits par le +capitaine Laudonnière; à laquelle a été ajousté un Quatriesme voyage, +fait par le capitaine Gourgues. 1 volume. 5 fr. + + Epuisé. + +Mémoires des Voyages du sieur Demarez, revus sur le seul exemplaire +connu de l'édition originale, et annotés par M. Charles Navarin. 1 vol. +4 fr. + +* Relation des trois ambassades du comte de Carlisle, de la part de +Charles II, vers Alexey Michailowitz, czar de Moscovie, Charles, roy de +Suède, et Frederic III, roy de Danemarck. Nouvelle édition, avec +préface, notes et glossaire par le prince Augustin Galitzin. 1 volume. 5 +fr. + +II. HISTOIRE DE FRANCE. + +Collection générale de Chroniques et Mémoires relatifs à l'histoire de +France. 200 vol. + + Cette collection comprendra les ouvrages qui font partie des + diverses collections publiées jusqu'à ce jour, et plusieurs + autres imprimés ou inédits. Chaque ouvrage, revu sur les + manuscrits et les éditions anciennes, accompagné de notes et + d'une table des matières, se vendra séparément. Il n'y aura + ni faux-titre, ni indication quelconque qui puisse obliger + les amateurs à prendre les volumes dont ils n'auraient pas + besoin. Les ouvrages divers ne seront rattachés entr'eux que + par le plan de la collection et la Table générale des + matières. + + De cette collection feront partie: + +* Les Aventures du baron de Fæneste, par Théodore-Agrippa d'Aubigné. +Edition revue et annotée par M. Prosper Mérimée, de l'Académie +françoise. 1 vol. 5 fr. + +Mémoires de la Reine Marguerite, suivis des Anecdotes tirées de la +bouche de M. du Vair. Notes par M. Ludovic Lalanne. 1 vol. 5 fr. + +* Mémoires de Henri de Campion, suivis d'un choix des Lettres +d'Alexandre de Campion. Notes par M. C. Moreau. 1 vol. 5 fr. + +* Les Courriers de la Fronde en vers burlesques, par Saint-Julien, +annotés par M. C. Moreau. 2 vol. 10 fr. + +* Mémoires et Journal du marquis d'Argenson, ministre des Affaires +Etrangères sous Louis XV, annotés par M. le marquis d'Argenson. Tomes I +et II. Le volume à 5 fr. + + L'ouvrage formera 5 volumes. + +* Mémoires de la Marquise de Courcelles, écrits par elle-même, précédés +d'une Notice et accompagnés de notes par M. Paul Pougin. 1 vol. 4 fr. + +* Mémoires de Madame de la Guette. Edition revue et annotée par M. C. +Moreau. 1 vol. 5 fr. + +Souvenirs de madame de Caylus. l vol. + +Mémoires de l'abbé de Choisy, suivis de l'Histoire de la Comtesse des +Barres, avec préface et notes par M. Gustave Desnoiresterres. 1 vol. 5 +fr. + +OEuvres complètes de Branthome. + + Voyez page 34 de ce catalogue. + +Chroniques des Samedis de Mlle de Scudéry, recueillies par Conrart, +annotées par Pellisson-Fontanier, et publiées par M. F. Feuillet de +Conches. 1 vol. 5 fr. + +III. HISTOIRE ÉTRANGÈRE. + +* Histoire notable de la Floride. l vol. 5 fr. + + Voyez page 46 de ce catalogue. + +* Relation des trois ambassades du comte de Carlisle. 1 vol. 5 fr. + + Voyez page 46 de ce catalogue. + +* Histoire du Pérou, traduite de l'espagnol sur le manuscrit inédit du +P. Anello Oliva, par M. H. Ternaux-Compans. 1 vol. 3 fr. + + + + + OUVRAGES DE DIFFÉRENTS FORMATS + Qui font partie du Fonds de P. JANNET. + +Bibliographie lyonnaise du xve siècle, par M. A. Péricaud aîné. Nouv. +édit. Lyon, imprimerie de Louis Perrin, + + 1851, in-8. 1re partie. 7 50 + 2e partie. 4 » + 3e partie. 2 » + +Catalogue de la bibliothèque lyonnaise de M. Coste, rédigé et mis en +ordre par Aimé Vingtrinier, son bibliothécaire. Lyon, 1853, 2 vol. gr. +in-8. (18,641 articles.) 12» + +Catalogue des livres imprimés, manuscrits, estampes, dessins et cartes à +jouer composant la bibliothèque de M. C. Leber, avec des notes par le +collecteur. Tome IV, contenant le supplément et la table des auteurs et +des livres anonymes. Paris, 1852, in-8, avec 6 grav. 8» + + Grand papier, fig. col. 25 » + Grand papier vélin, fig. col. 30 » + +Choix de fables de La Fontaine, traduites en vers basques par J.-B. +Archu. La Reole, 1848, in-8. 7 50 + +Chronique et hystoire faicte et composee par reverend pere en Dieu +Turpin, contenant les prouesses et faiciz darmes advenuz en son temps du +tres magnanime Roy Charlemaigne et de son nepveu Raouland. (Paris, +1835,) in-4 goth. à 2 col., avec lettres initiales fleuries et +tourneures. 20» + + Pap. de Hollande. 25 » + +Dialogue (Le) du fol et du sage. (Paris, 1833,) pet. in-8 goth. 9» + + Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 » + Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 » + +Dialogue facetieux d'un gentilhomme françois se compiaignant de l'amour, +et d'un berger qui, le trouvant dans un bocage, le reconforta, parlant à +luy en son patois. Le tout fort plaisant. Metz, 1671 (1847), in-16 +oblong. 9» + +Dictionnaire pour l'intelligence des auteurs classiques grecs et latins, +tant sacrés que profanes, par Fr. Sabbathier. Paris, 1818, in-8. (Tome +37e et dernier.) 6» + +Dit (Le) de Menage, pièce en vers du XIVe siècle, publié, pour la +première fois par M. G.-S. Trebutien. (Paris, 1835,) in-8 goth. 2 50 + + Pap. de Holl. 4 » + +Dit (Un) d'aventures, pièce burlesque et satirique du XIIIe siècle, +publiée pour la première fois par M. G.-S. Trebutien. (Paris, 1855.) +in-8 goth. 2 50 + +Essai synthétique sur l'origine et la formation des langues (par +Copineau). Paris, 1774, in-8. 4» + +Histoire des campagnes d'Annibal en Italie pendant la deuxième guerre +punique, suivie d'un abrégé de la tactique des Romains et des Grecs, par +Fréd. Guillaume, général de brigade. Milan, de l'impr. royale, 1812, 3 +vol. gr. in-4 et atlas de 49 planches gr. in-fol. 20» + +Histoire du Mexique, par don Alvaro Tezozomoc, trad. sur un manuscrit +inédit par H. Ternaux-Campans. Paris, 1853, 2 vol. in-8. 15» + +Lai d'Ignaurès, en vers, du XIIe siècle, par Renaut, suivi des lais de +Melion et du Trot, en vers, du XIIIe siècle, publiés pour la première +fois par MM. Monmerqué et Francisque Michel. Paris, 1832, gr. in-8, pap. +vél., avec deux fac-simile color. 9» + + Pap. de Holl. 15 » + Pap. de Chine. 15 » + +Lettre d'un gentilhomme portugais à un de ses amis de Lisbonne sur +l'exécution d'Anne Boleyn, publiée par M. Francisque Michel. Paris, +1832, br. in-8, pap. vélin. 3» + +Manuel du libraire et de l'amateur de livres, par M. Jacq.-Ch. Brunet, +quatrième édition originale. Paris, 1842-1844, 5 vol. in-8 à deux +colonnes. 200» + +Moralité de la rendition de Joseph, filz du patriarche Jacob; comment +ses frères, esmeuz par envye, s'assemblèrent pour le faire mourir... +Paris, 1835, in-4 goth. format d'agenda, pap. de Holl. 36» + +Moralité de Mundus, Caro, Demonia, à cinq personnages.--Farce des deux +savetiers, à trois personnages. Paris, Silvestre, 1838, in-4 goth. +format d'agenda. 12» + +Moralité nouvelle du mauvais riche et du ladre, à douze personnages. +Paris, 1833, petit in-8 goth. 9» + + Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 » + Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 » + +Moralité très singulière et très bonne des blasphémateurs du nom de +Dieu. (Paris, 1831), pet. in-4 goth. format d'agenda, pap. de Holl. 36» + +Mystère de saint Crespin et de saint Crespinien, publié pour la première +fois par L. Dessalles et P. Chabaille. Paris, 1836, gr. in-8 orné d'un +fac-simile. 14» + + Pap. de Holl. (fac-simile sur Vélin). 30 » + Pap. de Chine. 30 » + +Payen (Dr J. F.)--- Publications relatives à Montaigne. + +1º Notice bibliographique sur Montaigne. Paris, 1837, in-8. (Epuisée.) + +2º Documents inédits ou peu connus sur Montaigne. Paris, 1847, in-8, +portrait, fac-simile. (Epuisés.) + +3º Nouveaux documents inédits ou peu connus sur Montaigne. 1850, in-8, +fac-simile. 3 fr. + +4º De Christophe Kormart et de son analyse sur les Essais de Montaigne. +Paris, 1849, in-8. (Epuisé.) + +5º Documents inédits sur Montaigne, no 3.--Éphémérides, Lettres, et +autres Pièces autographes et inédites de Montaigne et de sa fille +Eléonore. Paris, Jannet, 1855, in-8, fac-simile. 3 fr. + +6º Recherches sur Montaigne, documents inédits, no 4.--Examen de la Vie +publique de Montaigne, par M. Grün.--Lettres et remontrances +nouvelles.--Bourgeoisie romaine.--Habitation et tombeau à +Bordeaux.--Vues, plans, cachets, fac-simile.--R. Sebon. Paris, 1856, +in-8. 5 fr. + +Poésies françoises de J.-G. Alione (d'Asti), composées de 1494 à 1520, +avec une notice biographique et bibliographique par M. J.-C. Brunet. +Paris, 1836, pet. in-8 goth. orné d'un fac-simile. 15 » + +Proverbes basques, recueillis (et publiés avec une traduction française +par Arnauld Oihénart. Bordeaux, 1847, in-8.) 10» + +Recueil de réimpressions d'opuscules rares ou curieux relatifs à +l'histoire des beaux-arts en France, publié par les soins de MM. T. +Arnauldet, Paul Chéron, Anatole de Montaiglon. In 8, papier de Hollande. +(Tirage à 100 exemplaires.) + + I. Ludovicus Henricvs Lomenius, Briennæ comes, de + pinacotheca sua. 1 50 + + II. Vie de François Chauveau, graveur, et de ses deux fils, + Evrard, peintre, et René, sculpteur, par J.-M. Papillon. 3 50 + +Relation des principaux événements de la vie de Salvaing de Boissieu, +premier président en la chambre des comptes de Dauphiné, suivie d'une +critique de sa généalogie et précédée d'une Notice historique, par +Alfred de Terrebasse. Lyon, impr. de Louis Perrin, 1850, in-8, fig. 7 » + +Roman de Mahomet, en vers, du XIIIe siècle, par Alex. du Pont, et livre +de la loi au Sarrazin, en prose, du XIVe siècle, par Raymond Lulle; +publiés pour la première fois et accompagnés de notes par MM. Reinaud et +Francisque Michel. Paris, 1831, gr. in-8 pap. vél., avec deux fac-simile +coloriés. 12 » + +Roman de la Violette ou de Gérard de Nevers, en vers, du XIIIe siècle, +par Gibert de Montreuil, publié pour la première fois par M. Francisque +Michel. Paris, 1834, gr. in-8 pap. vél. avec trois fac-simile et six +gravures entourées d'arabesques et tirées sur papier de Chine. 36 » + + Pap. de Chine. 60 » + +Roman (Le) de Robert le Diable, en vers, du XIIIe siècle, publié pour la +première fois par G.-S. Trébutien. Paris, 1837, pet. in-4 goth. à deux +col., avec lettres tourneures et grav. en bois. 20» + + Pap. de Holl. 30 » + Pap. de Chine. 36 » + +Roman du Saint-Graal, publié pour la première fois par Francisque +Michel. Bordeaux, 1841, in-12. 4» + +Table des auteurs et des prix d'adjudication des livres composant la +bibliothèque de M. le comte de La B*** (La Bédoyère). Gr. in-8, pap. +vél. 2 50 + +Table des prix d'adjudication des livres composant la bibliothèque de M. +L*** (Libri). Paris, 1847, in-8. 1 50 + +Table des prix d'adjudication des livres de M.I.m.d.R. (du Roure). +Paris, 1848, in-8. 1 25 + +Trésor des origines, ou Dictionnaire grammatical raisonné de la langue +française, par Ch. Pougens. Paris, imprimerie royale, 1819, in-4. 6» + +Manuel-Annuaire de l'imprimerie, de la librairie et de la presse, par F. +Grimont, avocat, s. Chef du bureau de la librairie au Ministère de +l'intérieur. In-12. 4» + + Sous presse le Manuel pour 1857, complément de la 1re + édition, avec tables analytiques de toutes les matières + contenues dans les deux volumes. + + + + + LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE + + COURRIER DE LA LIRRAIRIE + +Ce Journal paraît tous les samedis. Il contient les documents officiels +concernant l'imprimerie, la librairie, et tout ce qui s'y rattache,--une +Chronique judiciaire,--le Catalogue, d'après les documents officiels, +des livres, cartes, estampes, oeuvres de musique, etc., imprimés en +France.--A titre de prime, les abonnés reçoivent: 1º le Catalogue +général de la librairie française au XIXe siècle, par M. Paul Chéron, +ouvrage exclusivement imprimé pour eux, et qui ne sera pas mis dans le +commerce; 2º un bon de vingt francs de livres à prendre dans la +Bibliothèque Elzevirienne, à leur choix.--Prix de l'abonnement pour un +an: Paris, 20 fr.; départements, 22 fr.; Etranger, 20 fr., et le port en +sus.--Bureaux, à Paris, rue de Richelieu, 15; à Leipzig, chez T. O. +Weigel; à Londres, chez John Russell Smith.--Rédacteur en chef, P. +Boiteau. Propriétaire-Gérant, P. Jannet. + + + + + MANUEL + DE + L'AMATEUR D'ESTAMPES + PAR M. CH. LE BLANC + OUVRAGE DESTINÉ A FAIRE SUITE AU + Manuel du Libraire et de l'Amateur de Livres + PAR M. J.-CH. BRUNET + +Conditions de la Publication. + +Le Manuel de l'Amateur d'Estampes sera publié en 16 livraisons, +composées chacune de dix feuilles, ou 160 pages gr. in-8, à deux +colonnes, imprimées sur papier vergé, avec monogrammes intercalés dans +le texte. Le prix de chaque livr. est fixé à 4 fr. 50 c.; il est tiré +quelques exempl. sur papier vélin au prix de huit francs la livraison. + +LES 8 PREMIÈRES LIVRAISONS (A-Melar) SONT EN VENTE + +Ces livraisons forment deux volumes, la moitié de l'ouvrage. + +La 9e livraison paraîtra le 15 juin 1857, les suivantes dans un délai +rapproché. + + + + + RECUEIL + DE + CHANSONS, SATIRES, ÉPIGRAMMES +Et autres poésies relatives à l'histoire des XVIe, XVIIe et XVIIIe +siècles: CONNU SOUS LE NOM DE RECUEIL DE MAUREPAS. + + PUBLIÉ PAR M. ANATOLE DE MONTAIGLON + Ancien Elève de l'Ecole des Chartes + Membre résidant de la Société des Antiquaires de France. + +Le Recueil de Maurepas sera publié en six forts volumes grand in-8o à 2 +colonnes, imprimés sur beau papier vergé, en caractères neufs. Il +paraîtra un volume tous les deux mois. Le prix est fixé à 25 fr. par +volume, ou 150 fr. pour l'ouvrage complet. Chaque volume sera payé au +moment de la livraison. Il ne sera tiré que 300 exemplaires. La +souscription sera close prochainement, et le prix sera augmenté pour les +personnes qui n'auront pas souscrit. + + + + + LA MUSE HISTORIQUE + ou + RECUEIL DES LETTRES EN VERS + CONTENANT LES NOUVELLES DU TEMPS, ÉCRITES A SON ALTESSE + MADEMOISELLE DE LONGUEVILLE, DEPUIS DUCHESSE DE NEMOURS + (1650--1665) + + Par. J. LORET. + +Nouv. édition, revue sur les manuscrits et sur les éditions originales +et augmentée d'une table générale des matières, par ED. V. de La Pelouze +et J. Ravenel. + +Les Lettres en vers de Loret sont assurément un des ouvrages les plus +curieux à consulter, une des sources les plus abondantes en précieux +renseignements auxquelles il soit possible de puiser, pour quiconque +veut étudier avec soin l'histoire politique ou littéraire de la France +pendant la période de temps qu'embrasse cette gazette rimée. Pour seize +années de la vie du grand siècle, on y trouve, en effet, outre la +relation de tous les actes importants de la minorité et des premiers +jours du règne de Louis XIV, le récit détaillé de ces mille petits faits +divers qui préparent, qui expliquent les grands événements; qui ont +passé presque inaperçus des contemporains eux-mêmes, et dont les plus +pénibles et les plus minutieuses recherches n'amèneraient pas toujours +l'historien à saisir la trace ailleurs. Là, toutefois, ne se borne pas +le mérite de la Muse historique. Un certain attrait nous pousse tous, +plus ou moins, à rechercher les particularités intimes de la vie des +personnages que l'histoire fait poser devant nous; cette curiosité est, +ici, très amplement satisfaite. Bruits de la ville, nouvelles de la +cour, entrées princières, fêtes publiques, festins royaux, +représentations théâtrales, bals et ballets, mystères de la ruelle et +parfois de l'alcôve, Loret tient note de tout, révèle tout, décrit tout +en vers abondants et faciles, spirituels et naïfs, burlesques mais +pleins de bon sens, libres mais non effrontés, empreints toujours d'un +profond respect pour la vérité. + +Ces qualités, aujourd'hui bien reconnues, et le haut prix qu'atteignent +dans les ventes publiques les exemplaires même imparfaits de la Muse +historique, nous ont décidé à réimprimer ce livre. Les éditeurs, +indépendamment de ce qu'il leur a été possible de se procurer des +lettres originales imprimées, ont fort utilement consulté deux +manuscrits des bibliothèques impériale et de l'Arsenal. Un troisième, +inappréciable volume relié aux armes de Fouquet et de la comtesse de +Verrue, auxquels il a successivement appartenu, a été mis à leur +disposition avec la plus gracieuse obligeance par son possesseur actuel, +M. Grangier de la Marinière, le zélé bibliophile. Ces diverses +communications, la dernière surtout, ont permis de faire disparaître +presque entièrement les voiles souvent bien épais que, lors de +l'impression de sa gazette, Loret a jetés, par prudence, sur un grand +nombre de figures de son musée historique. + +Rien n'a été négligé, sous le rapport des soins littéraires, pour que +cette nouvelle édition soit digne des amateurs auxquels elle est +destinée. L'exécution matérielle sera dirigée de manière à satisfaire +les plus difficiles. + +L'ouvrage, sous presse, se composera de 4 forts volumes grand in-8 à 2 +colonnes.--Prix de chaque volume: 15 fr. + + + + + LIBRARY OF OLD AUTHORS. + +M. John Russel Smith, libraire à Londres, publie une collection destinée +à prendre en Angleterre la place occupée en France par la Bibliothèque +elzevirienne. Plusieurs ouvrages sont en vente ou sous presse. Tous les +volumes sont imprimés uniformément et avec soin, avec des fleurons et +lettres ornées, reliés en percaline, et se vendent à des prix modérés. +Voici la liste des premières publications. + +En vente: + +The Dramatic and Poetical Works of John Marston. Now first collected and +edited by J. O. Halliwell. 3 vols. cart. en toile. 22 50 + +The Vision and Creed of Piers Ploughman. Edited by Thomas Wright; a new +edition, revised, with additions to the Notes and Glossary. 2 vols. +cart. 15» + +John Selden's Table Talk. A new and improved Edition, by S. W. Singer, 1 +vol. 7 50 + +Francis Quarle's Enchiridion. 1 vol. cart. 4 50 + +Increase Mather's Remarkable Providences of the Earlier Days of American +Colonization. With Introductory Preface by George Offor. Portrait. 7 50 + +The Poetical Works of William Drummond of Hawthornden. Edited by W. B. +Turnbull. Portrait. 7 50 + +George Wither's Hymns and Songs of the Church. 7 50 + +The Miscellanies of John Aubrey, F.R.S. 6» + +The Miscellaneous Works of Sir Thomas Overbury, 1 vol. 7 50 + +The Poetical Works of the Rev. Robert Southwell. 1 v. 6» + +The Iliads and the Odysseys of Homer, translated by George Chapman. 2 +vol. 18» + +Sous presse: + +The Journal of a Barrister of the name of Manningham, for the years +1600, 1601 and 1602; containing Anecdotes of Shakespeare, Ben Johnson, +Marston, Spenser, Sir W. Raleigh, Sir John Davys, etc. Edited from the +ms. in the British Museum, by Thomas Wright. + +The Rev. Joseph Spence's Anecdotes of Books and Men, about the time of +Pope and Swift. A new Edition by S. W. Singer. + +The Prose Works of Geoffrey Chaucer, including the Translation of +Boethius, the Testament of Love, and the Treatise on the Astrolabe. +Edited by T. Wright. + +King James' Treatise on Demonology. With Notes. + +The Poems, Letters and Plays of Sir John Suckling. + +Thomas Carew's Poems and Masque. + +Dépôt à Paris, chez P. Jannet, éditeur de la Bibliothèque Elzevirenne, +rue Richelieu, 15. + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Roman Comique, by Paul Scarron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE *** + +***** This file should be named 27772-8.txt or 27772-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/7/7/27772/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Roman Comique + +Author: Paul Scarron + +Annotator: Victor Fournel + +Release Date: January 11, 2009 [EBook #27772] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + + + + + + + +<h4>LE</h4> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> +<br><br><br> +<hr class="full"> +<p class="mid"><span class="sml">Paris. Imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.</span></p> +<br><br><br> + +<h3>LE</h3> + +<h1>ROMAN COMIQUE</h1> + +<h3>PAR SCARRON</h3> + +<h5>NOUVELLE ÉDITION</h5> + +<p class="mid"><i>Revue, annotée et précédée d'une Introduction</i></p> + +<h5>PAR</h5> + +<h3>M. VICTOR FOURNEL</h3> +<a name="tome1" id="tome1"></a> +<h3 class="sc">Tome I</h3> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> + +<p class="mid">A PARIS<br> +Chez P. JANNET, Libraire.</p> + +<p class="mid">MDCCCLVII</p> +<br><br><br> +<a name="intro" id="intro"></a> +<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p> +<br><br> +<h3>INTRODUCTION.</h3> + +<hr> + +<p class="mid"><i>Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe<br> +siècle, et en particulier du</i> Roman comique<br> +<i>de Scarron.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e <i>Roman comique</i> de Scarron n'est +pas une tentative isolée au XVIIe +siècle: il se rattache à une série d'ouvrages +peu connus et qui mériteroient +de l'être davantage. En publiant +dans la Bibliothèque elzevirienne le chef-d'oeuvre +du burlesque cul-de-jatte, l'occasion me paroît +donc propice pour étudier rapidement les +oeuvres d'un genre analogue qui présentent, à +des degrés divers, ce caractère familier, satirique +ou plaisant, qu'on n'est point habitué à rencontrer +dans les romans de cette époque.</p> + +<h3>I.</h3> + +<p>D'où vient que ceux-là même qui recherchent +avec passion les coins les plus pittoresques et +les plus inexplorés du grand domaine des lettres +ont si complétement négligé ce chapitre aussi +neuf que curieux de l'histoire littéraire du XVIIe +siècle, ou qu'ils ont à peine daigné jeter quelques +phrases sur cette longue série d'oeuvres +originales, comme on jette machinalement une +pelletée de terre sur un mort? Et pourtant il y +a là une veine puissante et vive du vieil esprit +françois, passant à la dérobée à travers l'époque +régulière et correcte de Louis XIV, pour relier +le XVIe siècle au XVIIIe, l'âge de Rabelais, de +Verville et de Desperriers, à l'âge de Voltaire, de +Diderot et de Restif de la Bretonne;--dernier +reste de la verve capricieuse et fantasque des +fabliaux et joyeux devis, alliance de l'élément +gaulois à l'influence espagnole, alors dans toute +sa force; protestation du bon sens narquois, de +l'esprit positif et railleur, non seulement contre +les subtilités, les raffinements, l'héroïsme guindé +et menteur des <i>Cyrus</i>, des <i>Grand Scipion</i>, des +<i>Astrée</i> et des <i>Polexandre</i>, contre le langage faux +et les faux sentiments des pastorales, mais aussi +contre les allures solennelles et disciplinées, +contre la dignité un peu gourmée, quelquefois +même légèrement pédantesque, de la littérature +officielle. Le besoin de la réalité, l'amour du détail, +se révoltent également contre ce caractère +impersonnel qui va dominant de plus en plus +dans les écrits, à mesure qu'on avance vers la +fin du siècle. Il y a là enfin la préparation et +même l'avénement, sous une forme encore indécise +et souvent maladroite, du roman moderne,--non +seulement du roman de dimension modeste +et de la nouvelle, au lieu de ces interminables +épopées qui remplissoient dix et vingt volumes; +non seulement du roman réaliste, comme +on dit dans le jargon d'aujourd'hui,--mais du +roman de moeurs et d'observation, choses dont +MM. d'Urfé, Scudéry et la Calprenède ne paroissent +pas s'être beaucoup plus inquiétés que leurs +pâles comparses, MM. Pélissery, de Vaumorière, +d'Audiguier, <i>e tutti quanti</i>.</p> + +<p>La plupart des écrivains à qui l'on doit les +oeuvres que nous allons passer en revue étoient +des esprits nets et vifs, mordants et familiers, +ennemis de toute emphase, de toute morgue, de +tous grands airs, et, par haine d'un excès, se +jetant parfois dans l'excès opposé. Libres penseurs +en littérature, sauf quelques exceptions, +dans la mesure de leur époque et de leur caractère,--marchant +à part, en dehors des salons +et des coteries, ils joignoient presque tous à +cette indépendance littéraire une hardiesse d'opinions +plus ou moins grande dans la philosophie, +la morale et la religion. Beaucoup d'entre eux se +rattachoient à cette société de <i>libertins</i> qui faisoient +fi du décorum et de l'étiquette et s'oublioient +volontiers au cabaret dans d'agréables débauches, +côte à côte avec Desbarreaux, Guillaume Colletet, +ou ce gros Saint-Amant et ce joyeux et insouciant +Chapelle.</p> + +<p><i>Don Quichotte</i> avoit paru en 1617, et avoit été +traduit presque immédiatement en françois. Au +delà des Pyrénées, le triomphe du quévédisme et +l'avènement du roman picaresque (dont le nom--de +<i>picaro</i>, gueux, vaurien--indique assez +la nature) venoient de transformer la littérature. +<i>Lazarille de Tormes</i>, <i>Marc Obregon</i>, <i>Guzman d'Al</i><i>farache</i>, +<i>Don Pablos de Ségovie</i>, <i>l'Aventurier Buscon</i>, +sans parler du Décaméron castillan, <i>le +comte Lucanor</i>,--toute cette vivante et puissante +glorification de la misère, cette familière +et railleuse épopée du vagabondage, s'étoient succédé +en peu de temps, et n'étoient point restés +inconnus en France, grâce au courant qui entraînoit +les esprits par delà les monts, depuis la Ligue +et les princesses de la maison d'Autriche. +L'influence de Cervantes, de Hurtado de Mendoza, +de Quevedo, de don Juan Manuel, est visible +pour les plus aveugles, aussi bien que celle de +Gongora et du cavalier Marin, dans presque +toutes les branches de notre littérature, de 1600 +à 1650 surtout; elle est principalement visible +dans les principaux romans bourgeois, satiriques +et comiques. Bien plus, on peut dire que l'<i>Astrée</i> +même avoit entr'ouvert la porte par où devoient +passer les romans destinés à le combattre +et à le discréditer peu à peu: car, non seulement +à côté de l'idéal représenté par Céladon et sa +bergère il avoit mis en contraste l'amour ordinaire +et commun dans Hylas et Galatée, mais encore +ce même Hylas étoit chargé d'égayer l'ouvrage +par ses plaisanteries, à la façon des satyres +dans les pastorales, de sorte que d'Urfé avoit +songé au côté railleur et comique comme au côté +positif et réel.</p> + +<p>Du reste, pendant les premières années du +XVIIe siècle, il y a déjà comme un courant de +réalité dans l'air, par un naturel esprit de réaction +contre les tendances opposées qui commençoient +à se manifester, et qui devoient régner +principalement de 1650 à 1680. On trouve dans +G. Colletet, dans Théophile, dans les poésies +détachées de Saint-Amant, et même dans son +<i>Moïse sauvé</i>, comme plus tard dans la <i>Pucelle</i> de +Chapelain, une manie de description minutieuse +dont s'est moqué Boileau, et qui ne recule même +pas toujours devant les détails où la familiarité +devient triviale, et la trivialité grotesque et repoussante.</p> + +<p>Mais, sans nous arrêter à ces considérations +incidentes, qui ne rentrent qu'indirectement dans +notre cadre, nous allons ouvrir la marche par +deux ouvrages qui, malgré la date de leur publication, +semblent se rattacher plutôt à l'époque +précédente. Je parle du <i>Baron de Fæneste</i>, qui, +au fond, est du XVIe siècle par la vie de son +auteur, Agrippa d'Aubigné, aussi bien que par +son style et toute sa physionomie, et des <i>Satires +d'Euphormion</i>, écrites par Jean Barclay dans l'idiome +des savans et des beaux esprits de la renaissance, +dans cet idiome alors universel qui +faisoit d'Erasme, de Scaliger et de Bembo, malgré +la différence des nationalités, autant de compatriotes +réunis par la communauté du langage.</p> + +<p>Le <i>Baron de Fæneste</i> (1617-1620) est une satire +plutôt qu'un roman, un pamphlet dialogué +plutôt qu'un récit. Ce n'est point là une fantaisie +sans réalité extérieure, née simplement de la libre +imagination de l'auteur: d'Aubigné dit lui-même +qu'il a voulu se récréer par la <i>description de +son siècle</i>, mot qui met un abîme entre cet ouvrage +et les romans héroïques d'alors, où l'on +pensoit tout au plus à glisser quelques portraits +auxquels le lecteur curieux pût appliquer des clefs +plus ou moins exactes, et à reproduire la physionomie +de certains salons et de certains <i>réduits</i> +que n'avoit jamais éclairés un rayon de vérité et +de naturel.</p> + +<p>Sauf l'adjonction, dans la quatrième partie, +du sieur de Beaujeu, et, dans les autres, de quelques +masques subalternes et passagers, tels que +les deux théologiens burlesques Mathé et Clochard, +tout se passe entre trois personnages, le baron +de Fæneste, dont le nom grec ([Greek: phainestai]) indique +suffisamment le naturel vantard, fanfaron, +glorieux, brûlant de <i>paroître</i>, et sacrifiant tout +aux beaux dehors,--le seigneur Enay ([Greek: einai]), qui, +par contraste, ne vise qu'au solide et à la vertu +réelle,--enfin le valet du baron, type remarquable +et pittoresque, qu'on retrouvera, sous des transformations +diverses, dans les comédies du temps, +et que d'Aubigné a amené avec bonheur dans la +trame de son pamphlet, pour varier, en l'égayant, +l'antithèse un peu monotone qui en fait le fond. +Mais soyons juste: le baron, un aîné des Mascarilles +et des marquis de Molière, suffiroit bien +à lui seul pour dérider l'intrigue. C'est un personnage +gonflé d'outrecuidance et de sottise orgueilleuse, +qui rentre dans l'immortelle série +de ces capitans matamores dont j'ai essayé ailleurs +d'esquisser rapidement l'histoire sur notre +théâtre; la triple influence de la Gascogne, son +pays natal, de l'Espagne et de l'Italie, ses +pays d'adoption, en ont fait un héros couard, +hâbleur, orgueilleux, et néanmoins prodigue de +ces formules obséquieusement emphatiques de +la politesse la plus exagérée, que la patrie des +Médicis avoit mises à la mode en France.</p> + +<p>Il ne falloit pas s'attendre que l'auteur de la +<i>Confession de Sancy</i>, et peut-être,--hypothèse +toutefois peu probable,--du <i>Divorce satirique</i>, +abdiquât dans le <i>Baron de Fæneste</i> ce naturel +frondeur qui en faisoit parfois un si fâcheux personnage, +même pour son compère Henri IV. Il +y attaque, en vrai huguenot qui s'est nourri de +l'<i>Apologie pour Hérodote</i>, les gens d'église et les +prédicateurs, sans ménager aux courtisans des +satires où l'on trouve comme un avant-goût de +Saint-Simon. Les manies et les engoûments de +l'époque, entre autres la rage des duels et les +croyances superstitieuses, quoique d'Aubigné fût +un spadassin déterminé et qu'il crût à la sorcellerie, +n'y sont pas plus épargnés, et, d'un bout +à l'autre, on y sent passer un souffle de libéralisme +qui, sur bien des points, devance le siècle +de l'auteur, et touche de fort près aux idées modernes.</p> + +<p>L'<i>Euphormion</i> de Barclay<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>, qui, du moins, ressemble +à un vrai roman pour la forme, est un ouvrage +d'un genre tout différent; s'il montre quelques +velléités de satire, il n'a presque rien de +commun, sauf dans certains détails accessoires +où l'écrivain paroît s'être inspiré de ses souvenirs, +avec la peinture réelle de la société d'alors, +avec l'observation vraie et la fidèle reproduction +des moeurs, et il se maintient, presque partout, +dans des généralités qui font de ses passages les +plus virulents un recueil de diatribes fort anodines +et fort inoffensives, où la plaisanterie tourne +sans cesse à l'amplification et l'épigramme à +l'homélie. Toute la satire se borne à peu près à +des <i>discours</i> contre les procès, les médecins, les +courtisans, les sorciers, etc., à des réflexions +morales peu piquantes, à des déclamations vagues +et sans but: c'est, avant tout, l'oeuvre d'un +rhéteur. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, bien +certainement inspiré par les romans espagnols, +où, en haine des grandes épopées chevaleresques, +on racontoit les aventures de quelque héros +du commun, est d'une tout autre famille que les +oeuvres de Gomberville et de madame de Scudéry. +Ce n'est pas que le style y ait beaucoup +plus de simplicité et de naturel; mais du moins, +malgré ses périphrases, sa froideur et son emphase +un peu fatigante, il nous introduit souvent +dans les intérieurs domestiques, et jusqu'à un +certain point dans les détails familiers ou plaisants +de la vie commune. On comprendra mieux la +différence que je veux signaler, si l'on songe +qu'Euphormion, au lieu d'être un héros grec ou +romain, est un esclave qui raconte lui-même les +malheurs de son existence vagabonde et méprisée, +alternant dans son récit les tableaux d'orgies +et d'émeutes, les combats de voleurs, les +épisodes burlesques, les scènes d'alchimistes, de +sorcières, de laquais, de sergents, d'archers. À +travers cette succession de péripéties, le merveilleux +apparoît et reparoît sans cesse; l'<i>Ane d'or</i>, +que Barclay devoit avoir relu bien des fois, a +prêté aux <i>Satires d'Euphormion</i> un reflet de son +réalisme fantastique. L'allégorie, trop souvent +obscure, domine surtout dans la seconde partie, +où l'on croit voir percer les allusions contemporaines +à travers le voile d'une mythologie d'emprunt: +aussi les clefs, fort diverses toutefois, +n'ont-elles pas plus manqué à cet ouvrage qu'elles +ne manquèrent plus tard à celui de La Bruyère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> La 1re partie avoit paru à Londres en 1602.</blockquote> + +<p>C'est encore, par quelques points, une physionomie +du XVIe siècle, que celle de Théophile +de Viau, qui nous a laissé des <i>Fragments d'histoire +comique</i>, où se retrouve, affoiblie, il est vrai, et +dans des proportions beaucoup plus modestes, +la verve gauloise des cyniques railleurs de cette +époque. Théophile a trouvé moyen d'encadrer dans +ces quelques chapitres inachevés et trop tôt interrompus +les principaux types de comédie d'alors: +le débauché, le <i>libertin</i>, l'Italien, l'Allemand, +le pédant surtout, dont il a laissé dans la +personne de Sidias, l'involontaire <i>gracioso</i> de son +roman, un modèle qui devoit rester comme le +prototype du genre, et dont se souviendront surtout +Cyrano et Molière. Toutefois ces fragments, +malgré les excellents tableaux dont ils sont parsemés, +me semblent écrits d'un style un peu lent, +et les réflexions littéraires, les digressions philosophiques +et morales, viennent trop souvent +retarder la marche de l'intrigue.</p> + +<p>Mais nous voici arrivés à une étape importante +de notre excursion, à l'homme dont les oeuvres +doivent nous fournir, sinon les pages les plus remarquables, +du moins les plus nombreuses, et +peut-être les plus originales, après celles de Cyrano, +qui n'a été donné à personne de surpasser +en ce point. Je veux parler de Charles Sorel. <i>La +vraye histoire comique de Francion</i>, qu'il publia +en 1622, l'année même où paroissoient le deuxième +volume de l'<i>Astrée</i> et la <i>Cythérée</i> de Gomberville, +est un essai tenté par un homme d'esprit, +dans le but, ainsi qu'il le dit lui-même, de ressusciter +le roman rabelaisien,--l'idéal du genre +à ses yeux,--et de l'opposer aux compositions +tristement langoureuses qui commençoient à envahir +la littérature.</p> + +<p><i>Francion</i> est un roman de moeurs, mais c'est +aussi un roman d'intrigue, influencé par la littérature +espagnole, vers la fin surtout. Sorel, qui +connoissoit le goût du siècle, savoit que l'observation +pure n'auroit pas chance de succès, et ce +fut pour n'avoir pas pris les mêmes précautions +que Furetière échoua plus tard. Cet ouvrage est +un vrai roman picaresque; le héros, Francion (qui +est, sinon pour les aventures, du moins pour les +idées et le caractère--on le reconnoît à divers +traits--l'incarnation de Sorel), personnage d'humeur +vagabonde et peu scrupuleuse, sorte de +Gil Blas anticipé, sert de trait d'union entre les +diverses scènes et les tableaux détachés dont se +compose l'ouvrage, et qui se succèdent, sans former +un tout, comme dans une lanterne magique. +Il n'y faut pas chercher un plan plus solidement +conçu; mais ce qu'il faut y chercher, c'est la satire +littéraire et morale, c'est l'épigramme se mêlant +à la comédie, et le trait de moeurs coudoyant +l'anecdote historique. Pour qui veut l'étudier de +près, <i>Francion</i> est particulièrement utile à l'histoire +intime du temps, à celle des modes et des +ridicules, aussi bien qu'à celle des usages et de +l'opinion. Il va du Pont-Neuf aux boutiques des +libraires, de l'intérieur des châteaux à celui des +colléges: charlatans, rose-croix, opérateurs, +courtisans et courtisanes, voleurs, bravi, pédants, +écoliers, hommes de loi, fripons, débauchés de +toutes les espèces, défilent tour à tour sous nos +yeux; et il faut bien avouer que c'est là un monde +étrange, dont les moeurs soulèvent plus d'une +fois, à juste titre, les nausées du lecteur délicat.</p> + +<p>Le plus souvent c'est avec des aventures réelles, +avec des anecdotes et des personnages historiques, +que Sorel a composé son roman. Ainsi, +pour en donner quelques exemples, on trouve au +10e livre l'aventure des trois Sallustes, c'est-à-dire +celle des trois Racan, que Tallemant des +Réaux et Ménage ont mise en récit et Boisrobert +en comédie; ailleurs (5e livre) il a présenté Boisrobert +lui-même avec son effronterie et ses procédés +ingénieux pour s'enrichir aux dépens des +seigneurs, dans le personnage du joueur de luth +Mélibée. Le pédant Hortensius, avec sa fatuité +naïve et son orgueil béat qui le font bafouer sans +qu'il s'en doute, qui ne parle que par hyperboles +recherchées, par images et comparaisons exquises, +par doctes antithèses, n'est autre que +Balzac. Celui-ci est Racan, celui-là Porchères +L'Augier, etc. Bien des épigrammes aussi qui paroissent +d'abord frapper dans le vide se laissent +deviner à mesure qu'on les regarde de plus près +et qu'on les rapproche du témoignage des contemporains. +Dans le 5e livre en particulier, le +plus curieux de tous au point de vue littéraire, il +suffit, pour donner une valeur historique à bien +des traits détachés, de les comparer aux satires +de Boileau, au <i>Poëte crotté</i> de Saint-Amant, aux +comédies de Molière; ces rapprochements faciles +éclairent les tableaux de Sorel, et ceux-ci complètent +à leur tour les renseignements qu'on rencontre +ailleurs. Ainsi l'on trouvera dans ce livre +de piquants et véridiques détails sur la puérilité +des discussions littéraires de l'époque, sur la +pauvreté, la servilité, la cupidité des poètes; leurs +moyens de capter la réputation, les flatteuses préfaces +ou les vers louangeurs qu'ils se commandoient +les uns aux autres, ou qu'ils composoient eux-mêmes +en leur propre honneur sous le nom d'un +ami, leur prédilection ou plutôt leur manie pour +le genre épistolaire, leur haine contre certains +mots; leurs projets de réforme de l'orthographe, +où ils veulent retrancher les lettres superflues, +absolument comme les <i>révolutionnaires de l'ABC</i>, +dont M. Erdan est le porte-étendard; leur libertinage, +leur vie de cabaret; les stances qu'ils +composent pour les musiciens de la Samaritaine +et les chantres du Pont-Neuf, etc., etc. Il n'existe +pas, que je sache, de clef proprement dite pour +<i>Francion</i>; mais les auteurs contemporains, en +particulier Tallemant, peuvent y suppléer jusqu'à +un certain point.</p> + +<p>Quoique Sorel n'ait certes pas fait preuve dans +cet ouvrage d'un talent extraordinaire, que son +style soit presque toujours lent, pâteux, embarrassé, +et qu'il sache rarement tirer un parti complet +d'une situation heureuse ou d'une donnée +comique; quoiqu'il manque, en un mot, sinon +d'esprit, du moins de verdeur, de vivacité et +d'éclat, on trouve néanmoins dans <i>Francion</i> bien +des germes qui ne demandoient qu'à mûrir, bien +des mots et des choses que de plus illustres n'ont +pas dédaigné d'en tirer depuis. Il est évident +pour moi que Molière avoit lu et relu <i>Francion</i> +et qu'il y a puisé largement. Je noterai quelques +unes de ces imitations, qui ne sont pas les seules, +mais qui suffiront à mon but. Au troisième livre, +dans une curieuse description de la vie de collége, +Sorel fait citer à Hortensius, aussi avare que +pédant, la sentence de Cicéron, dont Harpagon +fera plus tard son profit, «qu'il ne faut manger +que pour vivre, non pas vivre pour manger». +Ailleurs (11e livre, p. 628) on retrouve dans une +phrase un peu crue: «Ce n'est pas imiter un +homme que de péter ou tousser comme lui», l'original +des fameux vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Quand sur une personne on prétend se régler,</p> +<p class="i10">C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler;</p> +<p class="i10">Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle,</p> +<p class="i10">Monsieur, que de tousser et de cracher comme elle.</p> +</div></div> + +<p>Thomas Diaforus m'a bien l'air d'avoir volé à +Francion, dans une de ses harangues à sa maîtresse +Nays, sa belle comparaison du souci qui +se tourne toujours vers le soleil; seulement il a +changé le souci en un héliotrope. Enfin, pour +me borner là, la cérémonie du mamamouchi est +plus qu'indiquée dans le 11e livre de <i>Francion</i>, +où on feint d'élire roi de Pologne Hortensius, +qui prend la chose au sérieux, se prête à tous les +détails de la cérémonie, et développe fort au +long les extravagants projets de réforme qu'il se +propose de mettre à exécution pendant son règne. +Avant <i>l'Histoire comique</i> de Cyrano, Sorel a prêté +à Hortensius le plan d'un voyage dans la lune, +et il a émis quelques unes des plus étranges idées +qu'on rencontre dans les oeuvres du mousquetaire +périgourdin.</p> + +<p>Si ces rapprochements ne prouvent pas toujours +une imitation réelle, ils montrent du moins +qu'il ne faut dédaigner ni ce livre ni son auteur.</p> + +<p>Je passe par dessus une infinité d'autres, dont +Voltaire lui-même m'auroit fourni quelques uns +des plus curieux, et j'arrive à un dernier, qu'on +ne s'attendroit pas, j'en suis sûr, à rencontrer ici. +Francion, devenu charlatan, s'avise d'un moyen +ingénieux pour découvrir les femmes qui ont violé +la fidélité conjugale (10e livre): il déclare que les +maris trompés doivent être, le lendemain, métamorphosés +en chiens; l'un d'eux, au point du +jour, feint d'aboyer comme un gros dogue, et sa +moitié, effrayée et tremblante, lui fait sa confession. +Or on peut se rappeler avoir vu au Vaudeville, +il y a quatre ou cinq ans, une petite comédie, +intitulée, je crois, <i>la Dame de Pique</i>, qui +reposoit absolument sur la même donnée et sur +des développemens tout à fait analogues, avec +quelques différences secondaires de détail. Ce ne +sont donc pas seulement les érudits qui lisent et +qui étudient <i>Francion</i>.</p> + +<p>Ce livre eut un succès prodigieux: on le réimprima +soixante fois dans le courant du siècle, +on le traduisit ou on l'imita dans presque toutes +les langues; Gillet de la Tessonnerie en tira une +comédie du même titre. Néanmoins Sorel, qui +l'avoit publié sous le nom de Moulinet du Parc, +ne voulut jamais en avouer franchement la paternité, +sans doute à cause des gravelures innombrables +et souvent dégoûtantes qu'il renferme, +et dont son titre officiel d'historiographe lui faisoit +un devoir de rougir. Un fait singulier et un +contraste bizarre, c'est que, même dans son ouvrage, +il mêle à ses saletés les réflexions les plus +morales et les plus édifiantes, et que souvent il +tâche, après coup, de déduire d'une page obscène, +comme pour s'excuser, de sages et vertueuses +conclusions. Il respecte toujours la religion +proprement dite, même quand il outrage +le plus les moeurs, et, dans une grande débauche +qui dépasse de bien loin l'orgie de Couture, l'un +des conviés voulant commencer un conte gras +sur un prêtre, il lui fait imposer silence avec indignation, +et s'emporte contre Erasme, Rabelais, +Marot, la Reine de Navarre, qui ont mis le +clergé en scène dans leurs contes licencieux, +tandis qu'il a eu un grand soin de n'y pas toucher +dans <i>Francion</i>.</p> + +<p>Ce désaveu, dont pourtant il prit soin quelquefois +d'atténuer la portée, laissa le champ libre +à la tourbe des auteurs de bonne volonté trop +pauvres pour créer un ouvrage de leur propre +fonds, et, son succès aidant, ce roman fut considéré +comme une sorte de canevas commun sur +lequel chacun pouvoit broder à sa guise. La première +édition n'avoit que sept livres; Sorel en +ajouta cinq à la seconde, et d'autres se chargèrent +d'y coudre qui une page scandaleuse, qui +une anecdote satirique; de sorte que Francion +se trouva bientôt être le fils anonyme de plusieurs +pères<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> À cause de cette diversité des éditions, je crois devoir +prévenir que j'ai fait mon travail sur celle de Rouen, 1660, +qui renferme, du reste, le texte ordinaire.</blockquote> + +<p>Déjà, dans cet ouvrage, Sorel avoit montré +son aversion pour les romans à la mode, et il +avoit aussi décoché quelques traits contre les +poètes, les rangeant parmi les bouffons et déclarant +que «c'est un grand avantage pour la +poésie que d'être fou». Ce n'étoit là qu'un foible +prélude: il alloit maintenant porter les coups définitifs. +Après avoir réagi indirectement contre le +genre reçu et consacré, il alloit l'attaquer droit +au coeur et le charger à fond de train, avec plus +ou moins de bonheur, mais avec une fougue et +une audace incontestables.</p> + +<p>Depuis <i>Francion</i>, le succès de l'<i>Astrée</i> et des +<i>Bergeries</i> avoit été croissant. Sorel s'en indignoit +et pestoit en silence contre le mauvais goût du +public. Enfin la patience lui échappe; voyez sa +préface: «Je ne puis plus souffrir, dit-il, qu'il y +ait des hommes si sots que de croire que, par +leurs romans, leurs poésies et leurs autres ouvrages +inutiles, ils méritent d'être au rang des +beaux esprits: il y a tant de qualités à acquérir +avant que d'en venir là, que, quand ils seroient +tous fondus ensemble, on n'en pourroit pas faire +un personnage aussi parfait qu'ils se croient être +chacun.» Le réquisitoire continue sur ce ton +cavalier et exaspéré. Sorel en vient même aux +gros mots contre les écrivains du jour; on sent +que c'est un homme à bout de longanimité et qui +brûle de faire prompte et complète justice. En +conséquence, il prend sa plume de paladin pourfendeur, +et il écrit <i>le Berger extravagant, où parmi +des fantaisies amoureuses, l'on voit les impertinences +des romans et de la poésie</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Poètes et romanciers, +tenez-vous fermes: car voici venir un rude adversaire, +armé de pied en cap, et traînant à sa +suite la cavalerie légère de la raillerie et la pesante +artillerie de l'érudition!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Quelques éditions de ce livre furent données sous le +nom de l'<i>Antiroman</i>, qui en marquoit nettement le but.</blockquote> + +<p><i>Le Berger extravagant</i> (1627) est une évidente +imitation de <i>Don Quichotte</i>. Lysis est devenu fou +par la lecture des romans et des pastorales, et +son innocente folie consiste à prendre au sérieux +toutes les inventions des poètes, à interpréter +littéralement toutes les fictions de la mythologie, +à vouloir reproduire et retrouver dans la réalité +les rêves de l'âge d'or et les fantaisies de la +fable. Le plan, est conçu, on le voit, de manière +à présenter en action une satire continuelle du +genre d'ouvrage auquel en vouloit l'auteur;--satire +multiple, minutieuse, qui s'en prend à la +fois au côté littéraire et à l'influence morale,--s'éparpillant +en d'interminables longueurs et +ne reculant pas même devant la caricature et la +bouffonnerie burlesque. Cette satire se produit +presque toujours sous la forme de l'antithèse, +soit entre le lyrisme de Lysis et le bon sens positif +du bourgeois Anselme, soit entre l'amour +mystique du pauvre homme et la vulgarité de sa +bien aimée Catherine, vraie Dulcinée du Toboso; +soit entre sa folie poétique et la sottise triviale de +son valet Carmelin, une doublure de Sancho. +C'est surtout l'<i>Astrée</i> qui est en cause; mais du +reste Ch. Sorel ne ménage personne, et, une +fois dans la mêlée, il frappe comme un sourd, à +droite et à gauche, toujours fort, souvent juste, +avec le bon sens rude et mordant; mais un peu +grossier, d'un homme positif, qui ne se paie pas +des mots poétiques et des phrases à la mode.</p> + +<p>Ce livre est l'oeuvre d'un esprit qui a horreur +des banalités romanesques, des oripeaux consacrés, +des lieux communs de style et d'invention. +Sorel attaque en mathématicien les fictions les +plus souriantes, les dépeçant une à une et en +prouvant l'absurdité à tous les points de vue. Je +pourrois citer plus d'un point de détail, où il se +rencontre non seulement avec Furetière, mais +avec Molière et Boileau. Malheureusement ce +beau zèle, légitime dans son principe, n'est pas +toujours juste dans l'extrême rigueur de ses impitoyables +conclusions; il a ses écarts et ses entraînements; +il faut plaindre un esprit qui va +jusqu'à envelopper la poésie elle-même dans la +ruine du roman, qui la condamne sous les accusations +de fausseté et d'invraisemblance, qui la +poursuit sous toutes ses formes avec la bouffonnerie +sacrilége d'un iconoclaste, et qui la +chasse honteusement de sa république, sans +même la couronner de fleurs. Qu'eût dit Boileau +s'il eût entendu le verdict de Sorel contre Homère, +dans lequel il devance la Motte en le dépassant? +Même lorsqu'on reconnoît la justesse et +la vivacité de son esprit, on est contraint d'avouer +que cet esprit est presque toujours étroit, chagrin, +exclusif et prosaïque. <i>Le Berger extravagant</i> +est un recueil de taquineries vétilleuses en trois +volumes, dirigées contre la lignée tout entière +des romanciers et des poètes. Et pourtant Sorel, +lui aussi, avoit sacrifié à la muse du roman +et à celle de la poésie.</p> + +<p>Le lecteur curieux pourra se donner une idée +à peu près exacte des qualités et des défauts de +l'auteur en lisant quelques pages détachées du +cinquième livre. Lysis, qui s'est fait berger, +comme don Quichotte s'est fait chevalier errant, +tombe dans le creux d'un vieux saule en voulant +reprendre son chapeau, qui s'est accroché aux +branches, et son cerveau, malade de ses récentes +lectures, lui persuade aussitôt qu'il est changé en +arbre. On ne peut parvenir à le convaincre du +contraire; il s'obstine à rester dans le tronc, et +prouve doctement, non sans indignation, aux +profanes qui le contredisent,--par exemples +catégoriques tirés des <i>Métamorphoses d'Ovide</i>, de +l'<i>Endymion</i> de Gombauld et de tous les «bons +auteurs», qu'il n'y a rien là d'impossible, ni +même d'invraisemblable. Il est assez difficile de +lui répondre, car ses démonstrations sont toujours +appuyées sur les ouvrages les plus accrédités +et reçus avec le plus de respect. Rien de +bouffon comme la manière dont on s'y prend +pour le déterminer à manger et à boire, sous le +prétexte de l'arroser,--les nécessités humaines +de plus bas étage auxquelles, malgré sa qualité +d'arbre et de demi-dieu, il se trouve obligé de +satisfaire;--ce qui fournit à Sorel une ample +matière de plaisanteries peu ragoûtantes, dont il +ne manque pas d'abuser;--les cérémonies mythologiques +auxquelles le convient à la clarté de +la lune de feintes Hamadryades qui sont forcées +de lui citer Desportes pour lui prouver qu'il peut +sortir de son tronc;--ses aventures nocturnes +avec le dieu Morin, la collation des arbres qui +mangent du pâté, le cyprès qui joue du violon, +et au milieu de tout cela les savantes et poétiques +réflexions de Lysis. Mais à la longue toutes +ces inventions, qui avoient réjoui d'abord, et où +l'on trouvoit à bon droit de l'esprit, de l'imagination, +une certaine verve,--finissent par paroître +et par être réellement puériles, forcées, +monotones, invraisemblables. Une folie poussée +à ce point,--quoique Sorel ait eu le bon esprit +de donner à Lysis, comme Cervantes à don Quichotte, +des accès lucides, mais trop rares et trop +effacés, et quoique cette folie soit la condamnation +du prétendu bon sens des poètes et des romanciers,--a +peu de chose qui puisse nous intéresser +longtemps. L'auteur semble ne s'en être +pas aperçu, et l'on diroit souvent qu'il ne songe +qu'à accumuler des mystifications sans but réel; +il ne sait pas s'arrêter à temps, et gâte ses plaisanteries +à force de les vouloir épuiser.</p> + +<p>Chaque livre est suivi de longues remarques +où Sorel commente lui-même son oeuvre en détail +avec autant et plus même de respect et de +conviction que s'il s'agissoit de l'<i>Iliade</i>. Cela +n'étonnera aucun de ceux qui auront lu ces cavalières +préfaces où il parle de lui et de ses +écrits sur le ton d'une confiance si fanfaronne et +d'une si naïve outrecuidance. Dans ces remarques +il revient, en son propre nom, sur les hommes +et les ouvrages dont il a parlé, sur les idées +qu'il a émises, pour les appuyer et les compléter +à son aise; et, chemin faisant, il trouve moyen +de déployer une érudition littéraire des plus étendues, +sinon des plus discrètes et des mieux dirigées, +qui témoigne d'une immense lecture. <i>Le +Berger extravagant</i> est, pour ainsi dire, une vraie +encyclopédie, où toutes les oeuvres de la littérature +pastorale, romanesque et poétique, de l'antiquité +et des temps modernes, de la France et +des nations étrangères, comparoissent les unes +après les autres par devant le tribunal souverain +de ce Minos inflexible, qui les juge et les condamne +sans se laisser émouvoir à l'éloquence ni +aux grâces des coupables.</p> + +<p>Avec tous ces défauts, <i>le Berger extravagant</i> fut +une oeuvre salutaire et qui porta coup. Il contribua +certainement à la chute de la pastorale, qui, +surtout après le succès de l'<i>Astrée</i>, avoit envahi +les livres et le théâtre. Déjà compromise par +l'abus qu'on en avoit fait, par l'absence d'un +caractère bien déterminé qui la séparât nettement +du drame et de la comédie, elle fut enfin tuée +par le ridicule. On avoit vu Des Yveteaux, dans +sa maison de la rue des Marais, tout enguirlandée +de lacs d'amour, se promener une houlette +à la main, couvert de rubans, côte à côte avec +sa bergère,--et transformer son jardin en pastiche +de l'Arcadie. N'y avoit-il pas là de quoi justifier +l'idée qui fait la base du livre de Sorel, et +le berger Lysis ne semble-t-il point la parodie +légitime du berger Vauquelin? Quoi qu'il en soit, +la pastorale mourut pour ne ressusciter que plus +tard,--mais sous une autre forme et sans remonter +sur le théâtre,--avec Segrais et madame +Deshoulières; seulement Molière, qui a +recueilli toutes les traditions théâtrales, même +celles de l'opéra, du ballet et de la tragi-comédie, +s'y essaya en passant pour varier les amusements +de la cour, ce qui ne l'empêcha pas de +s'en moquer dans le <i>Malade imaginaire</i>.</p> + +<p>Je ne relèverai pas, faute d'espace, tous les +emprunts qu'on a faits au <i>Berger extravagant</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>: ils +sont plus nombreux encore que pour <i>Francion</i>, +et Molière, en particulier, s'en est souvenu plus +d'une fois, sans parler de La Fontaine et de Scarron. +Je me bornerai à dire que, sans avoir obtenu +autant de succès que <i>Francion</i>, il en eut +assez pour mettre en mouvement le servile troupeau +des imitateurs. Du Verdier calqua sur ce +patron son <i>Chevalier hypocondriaque</i>, et Clerville +son <i>Gascon extravagant</i>. Mais l'imitation la plus +sérieuse et la plus remarquable fut celle de Thomas +Corneille, qui, toujours à la piste du goût +et de la mode du moment, fit de l'ouvrage de +Sorel sa comédie en vers des <i>Bergers extravagants</i>, +où il a transporté les personnages et les aventures +les plus saillantes du roman, sans rien ou +presque rien y ajouter du sien.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> J'en ai noté un des plus curieux dans l'Athenæum de +1855, p. 565.</blockquote> + +<p>Et pourtant Ch. Sorel est oublié aujourd'hui! +Ne nous hâtons pas de crier à l'injustice; ce n'est +qu'un écrivain à l'état d'embryon; ses livres ne +sont guère que des ébauches inégales, qui n'ont +rien de complet et d'harmonieux, et qui auroient +besoin d'être dégrossies par une main plus habile; +ils valent plus par le but et l'intention que par la +réalité, et c'est précisément ce but <i>excentrique</i>, +cette intention originale, qui les rendent dignes +d'examen. Il y a là une curiosité littéraire dont +l'étude ne peut manquer d'être piquante pour les +simples amateurs et utile pour les érudits,--rien +de plus.</p> + +<p>Théophile, au début de ses <i>Fragmens d'histoire +comique</i>, s'étoit déjà moqué du jargon des +romans; Scarron le parodiera de même, comme +Sorel et Furetière. En 1626, un auteur inconnu, +Fancan, publia aussi un opuscule, le <i>Tombeau +des romans</i>, où il plaide tour à tour le pour et le +contre, et, dans cette dernière partie, il s'en prend +surtout aux romans de chevalerie, et +parmi les modernes, à l'<i>Astrée</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a> et à l'<i>Argenis</i>. +On voit que les idées de révolte avoient déjà +commencé à se répandre avant Molière et Boileau. +Plus tard, au dix-huitième siècle, le père +Bougeant, qui ne manquoit point d'esprit, devoit +reprendre la même thèse et la traiter à sa +manière en son <i>Voyage merveilleux du prince Fan-Feredin +dans le pays de Romancie</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Citons encore, parmi les attaques les plus vives dirigées +contre l'<i>Astrée</i>, au plus fort de sa faveur, celle qu'on lit +dans le <i>Don Quixote gascon</i> (<i>Jeux de l'inconnu</i>). L'auteur +va jusqu'à ranger ce roman parmi les livres «que les hommes +accorts et capables rejettent comme excréments, avortons +de l'esprit... où il n'y a ni invention, ni locution, ni +disposition, etc.»</blockquote> + +<p>Mais, pour ne pas sortir de l'époque que nous +avons choisie, <i>le Berger extravagant</i>, imitation +de <i>Don Quichotte</i>, comme nous l'avons dit, +donna lui-même naissance à plusieurs imitations, +parmi lesquelles il faut distinguer <i>le Gascon extravagant</i> +de Clerville, sujet qu'avoit déjà illustré +d'Aubigné dans l'ouvrage que nous avons examiné +plus haut, et <i>le Chevalier hypocondriaque</i> +de du Verdier, qui, après avoir jeté bon nombre +de romans dans le moule banal, se laissa +entraîner par le succès de Sorel à railler ce qu'il +avoit adoré jusque alors. <i>Le Chevalier hypocondriaque</i>, +dont la lecture n'a rien de particulièrement +récréatif, surtout à la longue, tend tout au +plus à attaquer la dangereuse influence des livres +de chevalerie sur les cerveaux foibles, sans chercher +directement à démontrer l'ineptie de leurs +inventions, leurs contradictions et leurs invraisemblances; +par là, comme par d'autres points +de détail, il serre de fort près <i>Don Quichotte</i> et +pousse parfois jusqu'au plagiat ce qui chez Sorel +n'avoit été qu'une imitation originale et discrète. +Ce n'est pas une satire littéraire, pas +même, à proprement parler, une satire morale, +mais un roman comique où domine la fantaisie, +et dont le côté plaisant repose surtout sur l'intrigue +et les situations, comme dans <i>l'Etourdi</i> de +Molière et les comédies espagnoles. Malgré son +but satirique et ses traits contre les romans, <i>le +Chevalier hypocondriaque</i>, par une contradiction +qui est assez commune dans les ouvrages du +même genre, ressemble, pour le plan et les procédés, +au premier roman venu de l'époque.</p> + +<p>En plusieurs passages de son livre, du Verdier +prend plaisir à accabler les villageois d'expressions +méprisantes. On voit, en effet, que la +plupart des écrivains d'alors professoient pour les +bourgeois, et à plus forte raison pour les paysans, +un dédain superbe, dont les traces ne sont pas +rares dans leurs oeuvres, quand ils daignent faire +mention de ces petits personnages. Sans parler +ici de la fameuse lettre de madame de Sévigné +et des passages non moins fameux de La Bruyère, +Furetière, et surtout Sorel, deux petits bourgeois +pourtant, et deux esprits qui paroissent peu faits +pour se laisser prendre à cette morgue aristocratique, +nous en offriroient de nombreux exemples. +Il sembloit qu'aux yeux des gens de lettres,--qui +en étoient venus à partager les manières +de voir des gentilshommes et des courtisans, +leurs Mécènes,--les paysans fussent des +espèces d'animaux mal léchés, et qu'il fût permis +d'assommer sans scrupule <i>ces coquins</i>, comme les +nomme du Verdier, en les laissant <i>se guérir comme +ils peuvent des coups qu'ils ont reçus</i>.</p> + +<p>Un mot des autres ouvrages de Sorel qui se +rattachent à la même catégorie. <i>Polyandre, histoire +comique</i> (1648), beaucoup moins libre que +celle de Francion, renferme, a-t-il dit lui-même, +«les aventures de cinq ou six personnes de Paris +qu'on appelle des originaux... Il y a l'homme +adroit, le poète grotesque, l'alchimiste trompeur, +le parasite, le fils de partisan, l'amoureux universel.» +La <i>Description de l'île de Portraiture</i> est +une satire de la mode des portraits, qui s'étoit +répandue depuis quelque temps dans les lettres. +Sous forme de voyage, Sorel y étudie tour à tour, +d'une manière assez mordante, les peintres héroïques, +les peintres comiques et burlesques, les +peintres satiriques, les peintres amoureux, etc.; +il raille leurs défauts ou leurs ridicules, et n'épargne +pas davantage les prétentions de ceux qui se +font peindre. L'intrigue est fort légère, mais le +récit ne manque ni de vivacité ni d'intérêt. Ce +qu'il y a de plus remarquable, c'est que l'auteur +place dans la bouche de son guide un grand +éloge des portraits que Scudéry frère et soeur +ont semés dans leurs romans, en particulier dans +<i>Cyrus et Clélie</i>, qu'il a si vertement attaqués ailleurs. +Sorel est peut-être aussi l'auteur des <i>Aventures +satiriques de Florinde, habitant de la basse +région de la Lune</i> (1625), dirigées «contre la +malice insupportable des esprits de ce siècle.» +(Préface.)</p> + +<p>Mettons côte à côte avec cet ouvrage la <i>Relation +du royaume de Coquetterie</i>, par l'abbé d'Aubignac, +le pédantesque auteur de cet <i>Art poétique</i> +draconien qui régenta long-temps le théâtre<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. +Le début de ce livret satirique, évidente imitation +du <i>Voyage de Tendre</i>, comme la <i>Relation du siége +de Beauté</i>, fourmille de personnifications abstraites, +et nous rencontrons, dès les premiers +pas, les châteaux d'Oisiveté et de Libertinage, +la place de Cajolerie, la plaine des Agréments, +le gué de l'Occasion, etc. Mais cette géographie +métaphysique fait bientôt place à quelque chose +de plus vif et de plus piquant; les romans y sont +critiqués, surtout au point de vue moral; la galanterie +raffinée du jour y est criblée d'épigrammes; +les diverses catégories de coquettes qui +peuplent l'empire de la mode,--Admirables, +Précieuses, Ravissantes, Mignonnes, Évaporées, +que sais-je encore?--défilent successivement sous +nos yeux, et les petits soins, les petits manéges, +les petits caprices, de cette bizarre et changeante +république, sont étudiés avec une verve parfois +ingénieuse, quoiqu'elle n'égale point celle de +Ch. Sorel.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> L'abbé d'Aubignac est aussi l'auteur d'un autre roman +allégorique, mais fort peu satirique, <i>Macarize, ou la Reine des +îles Fortunées</i>.</blockquote> + +<p>Mais, pour en finir avec ce dernier, dont l'abbé +d'Aubignac nous a écartés un moment sans nous +en éloigner tout à fait, j'ajouterai que, dans ses +<i>Nouvelles françoises</i>, il a tracé les aventures de +personnages de la condition médiocre en un +style qui, à ce qu'il assure du moins, est approprié +au sujet. C'est toujours, on le voit, les +mêmes tendances bourgeoises et réalistes: il n'a +guère sacrifié aux faux dieux que dans l'<i>Orphize +de Chryzante</i>; mais il étoit si jeune et le roman +est si court en regard de l'<i>Astrée</i>! Enfin citons, +pour ne rien omettre, quoique cet ouvrage ne +rentre que fort incidemment dans notre sujet, la +<i>Relation de ce qui s'est passé au royaume de Sophie, +depuis les troubles excités par la rhétorique et l'éloquence</i>, +composée pour faire suite à l'<i>Histoire des +derniers troubles arrivés au royaume de l'Eloquence</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>, +de Furetière. Ces sortes d'allégories, le plus +souvent mêlées de satires, qui nous paroissent +d'un genre un peu froid aujourd'hui, étoient +alors en grande faveur. On avoit créé une espèce +de géographie symbolique, qui dressoit la carte +des sentimens et des opinions, des vices et des +ridicules, des systèmes et des partis<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Les plus +connus parmi ces ouvrages, avec celui que nous +venons de nommer, furent la <i>Carte du royaume +des Précieuses</i>, attribuée au comte de Maulevrier, +<i>la Carte du royaume d'Amour</i>, attribuée à Tristan; +<i>la Carte de la cour</i><a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, <i>le Parnasse réformé et la +Guerre des auteurs</i>, de Gueret; plus tard, vers la +fin du siècle, l'<i>Histoire poétique de la nouvelle +guerre entre les anciens et les modernes</i>, de Callières; +auxquels on peut joindre la <i>Relation du pays +de Jansénie</i>, par Louis Fontaines; la <i>Carte des +pays d'Icarie et d'Utopie</i>, etc.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Dans plusieurs endroits de cette <i>Nouvelle allégorique</i>, +Furetière préludoit déjà à ses futures attaques contre le roman +officiel.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> Ces allégories se retrouvent souvent disséminées dans +divers ouvrages de l'époque. Il n'est presque pas d'auteur +qui n'ait fait la sienne; une des plus curieuses de ce genre +est la topographie des régions habitées par le bon goût, tracée +par Sénecé dans sa <i>Lettre de Clément Marot</i>. On remarquera +que Sénecé dit que le pays habité par le bon goût se +nomme les Plaines allégoriques.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Réimprimée par M. Paulin Pâris sous le titre de: <i>le +Pays des Braquesidraques</i>, à la fin du 4e volume de Tallemant +des Réaux, et par M. Boiteau, sous le titre de <i>Carte du +pays de Braquerie</i>, à la fin de l'<i>Histoire amoureuse des Gaules</i>, +édition Jannet.</blockquote> + +<p>La longue suite des ouvrages de Sorel nous +a entraînés loin; il faut maintenant remonter jusqu'en +1624, pour retrouver le <i>Roman satirique</i> +de J. de Lannel, quoique, en vérité, il mérite à +peine de nous arrêter en chemin. L'ouvrage n'a +guère de satirique que le titre, mais on doit tenir +compte à l'auteur de l'intention: car c'est déjà +quelque chose d'avoir songé à composer un roman +satirique qui peignît les moeurs et combattît +les vices contemporains, à cette date où l'on +n'écrivoit que des romans pastoraux ou chevaleresques, +sans réalité ni vraisemblance. Cette +concession faite, il faut reconnoître que c'est +chose déplorable et risible à la fois de voir comme +le pauvre homme s'y est pris pour conduire son +idée à bonne fin.</p> + +<p>Il déclare, dans la préface, qu'il a voulu «représenter +le dérèglement des passions humaines +sous des noms supposés», et, pour cela, il n'a +rien trouvé de mieux que de copier maladroitement +et à profusion,--comme s'il eût craint +d'en laisser un seul de côté,--les procédés +les plus banals et les plus outrés de toutes +les intrigues romanesques, en exagérant, avec +une bonne foi désespérante, chaque défaut et +chaque ridicule. Dans l'intrigue, qui est niaise +et prolixe, ce ne sont que duels et grands coups +d'épées, amours, enlèvements, pleurs abondants +et longs récits épisodiques. Dans le style, pâle +décalque de la phraséologie usuelle, ce ne sont +que <i>flammes et feux, soupirs, mains qui arrachent les +coeurs sans faire mal, etc.</i> Quant aux personnages, +ils se nomment Boittantual, Ennemidor, Gardenfort, +Argentuare, Regnault-Chanfort; dispensez-moi +du reste.</p> + +<p>Où donc est la satire là-dedans? Elle est dans +certains discours moraux, j'allois dire dans certains +sermons, que l'auteur prête parfois à ses +personnages; dans les réflexions générales jetées +de page en page sous forme d'épiphonèmes; +dans les épigrammes, presque toujours fort anodines +et même fort puériles, où triomphe le <i>génie +observateur</i> de l'écrivain, et qu'il n'avoit certes +pas besoin de défendre, comme il l'a fait, contre +tout soupçon de personnalités offensantes. +Cependant, de loin en loin, surnagent quelques +satires indirectes d'une saveur un peu plus relevée, +quelques remarques justes, principalement +sur les femmes, exprimées avec assez de bonheur. +Mais ces débris sont noyés <i>in gurgite vasto</i>, +et il faut les pêcher patiemment en eau trouble: +il semble vraiment, à voir toutes ces observations +vagues, qui ressortent en caractères italiques +dans le texte du récit, pour mieux frapper les +yeux les plus inattentifs, que de Lannel se fût +surtout proposé de faire un recueil de fades épigrammes, +sans sel et sans pointes, une anthologie +de réflexions banales sur toute matière indifféremment, +sur la beauté, les passions, la +dissimulation, les arts, les lettres, le duel, l'irréligion, +l'athéisme, etc., etc.; quelque chose, +en un mot, dans le goût «des quatrains de Pibrac +ou des doctes tablettes du conseiller Mathieu».</p> + +<p>Il ne faut rien moins que le nom suivant pour +nous consoler de tant de platitude, rien moins +que Cyrano de Bergerac avec ses <i>Histoires comiques +de la Lune et du Soleil</i>, pour nous faire +oublier de Lannel et son prétendu roman satirique. +Les <i>Histoires comiques</i> de Cyrano, quoique +n'appartenant point au monde réel, puisqu'elles +se déroulent tout entières dans le capricieux domaine +de l'imagination, dans le pays des chimères, +dans l'espace illimité où règnent le fantastique +et le merveilleux, rentrent pourtant dans +notre étude par leur côté satirique et bouffon, +sans parler des points de détail qui les rattachent +aux récits familiers et bourgeois: je ne pouvois +donc me dispenser de les énumérer à leur rang.</p> + +<p>Cette forme de voyages imaginaires a souvent +été employé par les auteurs satiriques, à qui elle +fournit un cadre commode et fait à souhait. Le +XVIIe siècle, outre ceux que nous avons déjà +rencontrés, en offre divers autres exemples, +parmi lesquels je me borne à citer ici, pour ne +point tomber dans des répétitions fatigantes, +l'<i>Histoire des Sevarambes</i> (1677-1679), utopie +philosophique, aux idées hardies, aux vues avancées, +quelquefois même téméraires, qui fut proscrite +dans presque toute l'Europe pour la coupable +audace de ses allusions.</p> + +<p>La chronologie est féconde en contrastes. +L'année même où paroissoit l'<i>Histoire comique de +la Lune</i>, l'abbé de Pure, sous le pseudonyme de +Gelasire, publioit le premier volume d'un roman +bien différent, si même on peut donner le nom +de roman à <i>la Prétieuse ou le Mystère des ruelles</i>. +Rien qui soit en effet plus complétement le contre-pied +des oeuvres de Cyrano que cette satire +languissante, pâteuse, prolixe, dans les dernières +parties surtout, que l'abbé écrivit pour se venger +des ruelles, dont il avoit été d'abord un des +fidèles les plus dévots et les plus assidus. Cette +rapsodie en quatre volumes, qui n'est pourtant +pas à dédaigner pour l'histoire littéraire de l'époque, +parcequ'on y découvre, en les déblayant +des puérilités inouïes qui les cachent d'abord, un +assez grand nombre de traits curieux et de révélations +piquantes relatives à la société des précieuses, +à leur langage émaillé de néologismes, +dont plusieurs ont pris racine et se sont acclimatés +parmi nous, à leurs sentiments dans les questions +d'art et de morale, à leurs discussions subtiles, +par exemple, pour ou contre le mariage, +sur l'avantage de l'absence en amour, etc.;--à +leur métaphysique quintessenciée, dont l'échantillon +le plus intéressant est une apologie de la +laideur en amour, faite en vers assez bien tournés, +et accompagnée d'une histoire concluante à l'appui;--à +la haute opinion qu'elles avoient d'elles-mêmes, +et à bien d'autres particularités encore; +cette rapsodie, ai-je dit, n'est, au fond, qu'une +série de dialogues raffinés et d'interminables conversations. +Le roman, absent du reste de l'ouvrage, +s'est réfugié dans les histoires incidentes, +parfois assez scabreuses, même pour des oreilles +moins chastes que ne dévoient l'être, ce semble, +celles de ces <i>divines et incomparables</i> personnes. +De Pure a eu soin aussi de multiplier les vers, +les lettres, les portraits, suivant la mode d'alors: +car, bien qu'il ait semé son ouvrage d'épigrammes, +directes et indirectes, contre le genre en +vogue, il tâchoit néanmoins de s'en rapprocher, +n'étant point un esprit assez vigoureux pour s'affranchir +de cette routine à laquelle ne savoient +pas toujours se dérober les plus indépendants +eux-mêmes. Pourtant, dans les premières pages +du quatrième volume, il a prêté à l'une des précieuses, +Eulalie, une dissertation assez judicieuse +sur un nouveau genre de romans à tenter. Sans +attaquer précisément le genre reçu, elle désireroit +néanmoins quelque chose de différent, par +exemple des romans basés tout entiers sur les +développements de l'amour, au lieu de ceux où +la curiosité et l'inquiétude sont les principaux +aliments de l'intérêt. Elle y proscriroit l'uniformité +de la marche suivie, les coups d'épée, +l'introduction parasite et envahissante des éléments +extérieurs. La conversation se continue +long-temps sur ce projet de réforme, mais elle +finit par une protestation de l'assemblée contre +le retranchement des grandes actions et des exploits +héroïques et contre les tendances bourgeoises.</p> + +<p>Outre bien d'autres défauts, dont j'ai déjà +effleuré quelques uns, <i>la Prétieuse</i> en a deux qui +suffiroient pour en faire une oeuvre manquée, +même aux yeux des juges les plus indulgents. +Loin d'avoir la netteté de toute bonne critique, +ce livre est, au contraire, d'une obscurité rare, +et le sens en reste trop souvent caché; la pensée +de l'auteur s'y confond si bien, la plupart du +temps, avec celle des personnages, qu'on ne +peut toujours les démêler sans embarras. Un autre +défaut, plus grave encore peut-être, c'est +qu'il appartient corps et âme au genre ennuyeux: +si ce sont bien là les conversations des précieuses, +et tout nous porte à le croire, il falloit que +ces dames y missent beaucoup de candeur et de +bonne volonté pour s'en amuser comme elles le +faisoient.</p> + +<p>De Pure a poursuivi la même tâche satirique +contre les précieuses, dans une comédie introuvable, +jouée sur le théâtre italien. On peut aussi +rapprocher de son ouvrage la pièce de Somaize, +<i>les Véritables Précieuses</i>, et le tableau qu'a tracé +de la même société, dans ses <i>Portraits</i>, la grande +Mademoiselle, un an avant la comédie de Molière.</p> + +<p>C'est encore une satire qui, suivant moi, n'est +guère plus claire et plus amusante, mais qui a le +mérite d'être plus courte, que cette <i>Histoire de la +princesse de Paphlagonie</i>, écrite vers la même +époque, en un moment de velléité littéraire, par +mademoiselle de Montpensier. Il lui prit un jour +fantaisie de railler, sous des noms supposés, +quelques dames de la cour, et, pour arriver à ses +fins, elle eut recours à la forme du roman,--sinon +dans le style, plus simple et moins emphatique, +quoiqu'il reproduise toutes les expressions +consacrées,--du moins dans la fable et l'invention, +farcies de tous les ingrédients habituels recommandés +par la recette. Elle y perce surtout +de ses flèches mademoiselle Vandy et madame de +Sablé, la comtesse de Fiesque, et sa favorite, +madame de Fontenac. Mais cet ouvrage, où +manquent l'observation générale et l'invention, +n'a d'intérêt que par la clef, qui lui donne la valeur +d'un document historique<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>. Pris en soi, ce +n'est qu'un récit embrouillé, diffus, sans but et +sans méthode, écrit lourdement, mais non sans +prétention. Mademoiselle de Montpensier fut +moins heureuse encore dans la <i>Relation de l'Ile +imaginaire</i>, dont on lui attribue la composition, +bien qu'elle porte la signature de Segrais<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, qui +servit également de prête-nom à madame de +Lafayette. Au moins y avoit-il quelques peintures +de moeurs dans le précédent ouvrage, +tandis que celui-ci, à la fois fort court et assez +insignifiant, est écrit sans gaîté, sans netteté et +sans vraisemblance, malgré l'excellent modèle +qu'elle avoit dans un épisode de <i>Don Quichotte</i>. +On y trouve tout au plus quelque mérite de style. +Je n'ai pu guère démêler, pour toute intention satirique, +que certains traits timides décochés contre +Nervèze, qui étoit alors, avec Des Escuteaux, +son compère, le bouc émissaire de la littérature.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> V. la clef complète dans le <i>Segraisiana</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Segrais a composé aussi, comme on sait, un volume +de <i>Nouvelles françoises</i>. Dans le préambule, tout en traçant +l'éloge des romans en vogue, il fait quelques réserves, au +point de vue de la vraisemblance et de la réalité, contre leurs +imitateurs, n'osant sans doute les attaquer directement eux-mêmes. +Il fait remarquer qu'il seroit plus naturel de prendre +des aventures françoises et des héros françois. C'est peu de +chose, mais c'est quelque chose.</blockquote> + +<p>Joignons-y encore l'<i>Heure du berger, demi-roman +comique ou roman demi-comique</i>, par C. Le Petit, +livre burlesque et quelque peu licencieux, plein +de galimatias et de mauvais goût, ne manquant +pas toutefois d'un certain esprit qui en fait supporter +la lecture; <i>la Prison sans chagrin, histoire +comique du temps</i>, mais histoire fade, longue et +sans intérêt; les <i>Aventures tragi-comiques du chevalier +de la Gaillardise</i>, par le sieur de Préfontaine.</p> + +<p>Enfin nous voici,--il étoit temps,--sortis du +fatras des infiniment petits (j'en demande pardon +aux admirateurs du talent de la grande Mademoiselle), +et arrivés à deux livres d'une plus haute +valeur, les premiers sans contredit de ceux que +nous étudions, par le nom de ceux qui les firent +et par leur mérite propre: je veux parler, on le +devine, du <i>Roman comique</i> de Scarron et du <i>Roman +bourgeois</i> de Furetière.</p> + +<p>Le titre du <i>Roman bourgeois</i> (1666) indique assez +son but. Furetière, intime ami de Boileau, s'est +proposé de peindre, en spirituel et mordant satirique, +les moeurs de la bourgeoisie d'alors. Il a +voulu faire un roman <i>réaliste</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, sans tomber, sinon +en de rares accès d'humeur bouffonne, dans +la charge et la caricature. Prenant cinq ou six +types marqués, le procureur et la procureuse, +l'avocat, le plaideur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, la fille bourgeoise et coquette, +l'homme de lettres, etc., il les a rangés +et mis en jeu dans un cadre peu varié, comme +l'étoit d'ailleurs celui de presque tous les romans +contemporains, qui cachoient une grande monotonie +et une excessive pauvreté d'intrigue sous +leur complication apparente. Tous ces personnages +ont des noms (Pancrace, Javotte, Nicodème, +Vollichon, Jean Bedout, Philippote, et +non Mandane, Polexandre, Artamène, etc.), des +caractères, des façons de parler et d'agir, qui sont +aux antipodes de ces dignes romans dont la lecture +charmoit à un si haut point madame de Sévigné. +Rien d'héroïque dans ce monde terre à +terre, pas de grands sentiments ni de belles paroles +dans ces prosaïques chevaliers du pot-au-feu. +Au lieu de placer la scène dans un temple ou +dans un palais d'Assyrie, Furetière nous transporte, +dès le début, sur la place Maubert: nous +sommes avertis. Le <i>Roman bourgeois</i> est une satire +en action, une continuelle épigramme, où +l'allusion perce à chaque instant le tissu du récit, +où la critique ingénieuse et sensée voyage +côte à côte avec la parodie, mais une parodie de +bon ton et de bon goût, qui laisse place à l'observation. +Furetière n'idéalise pas les moeurs qu'il +retrace, il les étudie à fond et dans des classes +entières,--non plus seulement à l'extérieur, sous +leur côté original et individuel. Ses procureurs +et ses bourgeois sont des masques effrayants de +vérité: nous avons tous rencontré ce Vollichon, +fieffé ladre, fesse-mathieu, fort en gueule comme +la Dorine de Molière, grand diseur de proverbes +et quolibets, qu'on séduit en faisant sa partie de +boules, et en ayant bien soin de perdre la dernière, +<i>la belle</i>; vieux gueux qui ne se fait nul +scrupule d'<i>occuper</i>, sous divers noms, pour deux +ou trois parties à la fois; au demeurant <i>bon enfant</i>, +surtout lorsqu'il est en joyeuse humeur, et +méditant de devenir honnête homme dans sa +vieillesse, depuis qu'il a remarqué que d'ordinaire +cela rapporte davantage;--ce prédicateur +<i>poli</i>, jeune abbé de bonne famille, très bien frisé, +qui parle un peu gras pour avoir un langage plus +mignard, et qui veut qu'on juge de l'excellence +de ses sermons par le nombre des chaises louées +à l'avance;--cette demoiselle Javotte, petite +personne dont la beauté, splendidement insignifiante, +égale la niaiserie, ou, si l'on veut, l'ingénuité, +qui emprunte un laquais et des diamants +pour quêter avec plus d'éclat à l'église, et met +tout son orgueil à surpasser la collecte de ses rivales;--ce +Nicodème, galant avocat toujours +vêtu à la dernière mode, qui tourne un madrigal +comme M. Prud'homme et abuse d'un poireau +placé au bas du visage pour y étaler une mouche +assassine;--et ce Villeflatin, digne confrère du +grand Vollichon, qui, sans avertir personne, tire +si admirablement parti d'une imprudente promesse +de mariage, afin d'en extorquer de solides +dommages-intérêts;--et ce brave Jean Bedout, +et cette petite sucrée de Lucrèce, et cette pimbêche +de Collantine, et cet infortuné Charroselles, +le plus à plaindre des hommes de lettres. +Tout le monde a son <i>paquet</i> dans ces railleries +aussi spirituelles qu'impitoyables: les académies +de beaux esprits, les ruelles, et surtout les ruelles +bourgeoises, les poètes, et même les marquis. La +satire littéraire s'y mêle sans cesse à la satire +morale, et le récit fait souvent place aux malignes +remarques de l'auteur et aux digressions, +trop fréquentes et trop détournées peut-être, où +il aime à égarer sa verve narquoise. Mais cet +ouvrage est plutôt un pamphlet qu'un roman, +parceque toutes ces observations ne sont pas +mises en relief par une action suffisamment nouée, +que le développement de l'intrigue et des caractères +se fait dans un plan trop artificiel, et qu'il +faudroit à toutes ces aventures un lien plus réel +et plus fort pour les unir dans un ensemble harmonieux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> «Je vous raconteray sincèrement et avec fidélité plusieurs +historiettes et galanteries arrivées entre des personnes +ny héros ny héroïnes..., mais qui seront de ces bonnes gens +de médiocre condition, qui vont tout doucement leur grand +chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les +uns sages et les autres sots; et ceux-cy ont bien la mine +de composer le plus grand nombre.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> C'est surtout à ces types qu'il s'est attaché; toute la gent +chicanière est fustigée par lui avec une verve impitoyable. +Furetière, ancien avocat et fils de procureur, nourri dans le +sérail de la chicane, en connaissoit les détours: on n'est +jamais trahi que par les siens. Évidemment la tradition qui +lui attribue une large part de conseils dans la composition +des <i>Plaideurs</i> doit être vraie: il avoit profondément étudié la +question, et Racine, qui donna sa comédie plus de deux ans +après, put trouver en germe quelques uns de ses types et +quelques unes de ses scènes dans le roman de son ami. Il est +même probable, d'après les dates, qu'ils travailloient ensemble +à ces deux ouvrages, et qu'ils mirent plus d'une fois leurs +idées et leurs observations en commun, dans les cabarets du +<i>Mouton blanc</i> ou de la <i>Croix de Lorraine</i>.</blockquote> + +<p>À peu près vers le même temps où l'ouvrage +de Furetière ouvroit en quelque sorte la voie au +roman d'observation, les autres branches de la +littérature se trouvoient entraînées par un mouvement +analogue, et quittaient les caprices de +la fantaisie et de l'intrigue fondées sur l'imagination +pure pour le domaine de l'étude des +moeurs et de l'analyse du coeur humain: la tragédie, +avec Racine, passoit de la <i>Thébaïde</i> et +d'<i>Alexandre</i> à <i>Andromaque</i>; Molière, après avoir +fait l'<i>Etourdi</i>, qui correspondoit assez bien aux +imbroglios des vieux romans, composoit alors +<i>Tartufe</i> et <i>George Dandin</i>. Le roman proprement +dit, lui-même, en dehors de la série à part que +nous étudions, franchissoit l'immense espace +qui sépare l'<i>Astrée</i>, <i>Clélie</i> et <i>Polexandre</i>, de <i>Zaïde</i> +et de <i>la Princesse de Clèves</i>. N'étoit-ce pas là +comme un pressentiment de La Rochefoucauld, +et surtout de La Bruyère, qui alloient bientôt +venir?</p> + +<p>À côté du <i>Roman comique</i>, évidemment inspiré +à Scarron par les romans picaresques de +l'Espagne, avec lesquels il étoit très familier, on +doit citer quelques unes de ses <i>Nouvelles tragi-comiques</i>, +puisées à la même source. Bien que la +plupart des personnages principaux appartiennent +aux classes élevées, ce n'en sont pas moins +des récits bourgeois, par les personnages subalternes +et par les moeurs qui s'y trouvent retracés. +L'intrigue y domine sans doute, mais les peintures +de caractère et l'observation n'y manquent +pas: il me suffira de citer le pingre don Marcos, +dans <i>le Châtiment de l'avarice</i>, dont la lésinerie +est peinte de main de maître, et, dans <i>l'Hypocrite</i>, +ce passage admirable de vérité et de profondeur +dont Molière devoit faire la plus belle +scène de son <i>Tartufe</i> (III, 6).</p> + +<p>Il ne nous reste plus maintenant que des ouvrages +dont l'intérêt pâlit à côté de ceux-là. C'est +d'abord <i>la Fausse Clélie</i> de Subligny (1670), recueil +d'<i>histoires françoises, galantes et comiques</i>, +que se racontent les uns aux autres les personnages +du roman, et dont les héros sont presque +tous des gens de qualité, mais passant par des +aventures familières et plaisantes. Quant à l'héroïne, +c'est une fille que la lecture de la <i>Clélie</i> a +rendue folle, et qui se prend elle-même pour +cette Romaine illustre. La physionomie de l'ouvrage, +depuis les noms jusqu'aux lieux successifs +de la scène, est tout à fait moderne, contrairement +aux usages reçus, et l'on y surprend +parfois des railleries et des protestations +contre les <i>romans romanesques</i>.--C'est ensuite <i>le +Louis d'or politique et galant</i> (1695), par Ysarn, +un des littérateurs qui hantoient les samedis de +mademoiselle de Scudéry, «garçon bien fait, +dit Tallemant, qui a bien de l'esprit, et qui fait +joliment les vers»,--sorte de petit roman satirique, +dont le cadre, souvent remanié depuis, +offre quelque analogie avec celui du <i>Diable boiteux</i> +de Le Sage. Mais l'auteur, malgré quelques +passages assez piquants et quelques protestations +qui ne manquent pas de hardiesse contre les +voies suivies par Louis XIV en politique et en +religion, n'a pas su remplir dignement son sujet; +le lecteur perd bientôt l'espérance que les premières +pages lui avoient fait concevoir, et, au +lieu d'un roman de moeurs et d'observations +satiriques, il n'a guère qu'un mince recueil d'anecdotes +sans grande portée et de discussions +peu intéressantes.</p> + +<p>Il faut réunir à <i>la Fausse Clélie</i> et aux <i>Nouvelles +tragi-comiques</i> quelques autres oeuvres qui +s'en rapprochent, surtout les <i>Nouvelles</i> de d'Ouville, +frère du bouffon Boisrobert, et <i>le Gage +touché, histoires galantes et comiques</i>, des dernières +années du siècle, attribuées à Le Noble. Ce +volume est un recueil de récits bourgeois, qui +souvent ne sont pas sans ressemblance avec +ceux de Boccace et de la reine de Navarre, +dont l'auteur a même calqué le plan, comme La +Fontaine en avoit imité la libre et joyeuse allure +dans ses <i>Contes</i>. Les uns sont conçus dans la +manière espagnole; les autres sont simplement +de petits romans d'intrigue, avec une pointe +de réalisme. Le Noble choisit, avec une prédilection +marquée, ses sujets et ses personnages, +dans les classes les plus humbles: ce ne sont +que jardiniers, tailleurs, donneurs d'eau bénite, +laquais, sages-femmes, etc., qu'il fait agir et +parler suivant leur condition. J'ai retrouvé dans +ces pages l'original du fameux drame populaire +de Mercier, <i>la Brouette du vinaigrier</i>. Les caricatures +ne sont pas rares non plus dans <i>le Gage +touché</i>, qui se heurte même parfois au burlesque, +et l'ouvrage, qui avoit débuté par des peintures +plus exactes du monde réel, tombe de plus en +plus vers la fin dans le romanesque et l'invraisemblance.</p> + +<p>Mais, que <i>le Gage touché</i> soit ou non de +Le Noble, il y a dans ses oeuvres un certain +nombre de nouvelles qui doivent rentrer dans +cette étude: telles sont (rangées sous le titre commun +de <i>Les Aventures provinciales</i>), <i>le Voyage de +Falaize, nouvelle divertissante</i>; <i>l'Avare généreux, +nouvelle galante</i>, entremêlée de plusieurs autres; +<i>la Fausse comtesse d'Isamberg</i>; sans compter +beaucoup d'histoires analogues qui font partie +de ses <i>Promenades</i>. Tout cela est assez vif, +preste, comique, de couleur moderne et françoise, +souvent bourgeoise et familière. On y +trouve de l'observation, mais un peu superficielle +et rarement satirique.</p> + +<p>Ajoutons encore à cette liste, que je voudrois +faire la plus complète possible, tout en avouant +bien haut qu'elle ne peut l'être en aucune façon, +quelques autres productions d'un genre +mitoyen, qui se rattachent, par certains points +de contact, à la même catégorie, sans y rentrer +directement. Tels sont <i>le Barbon</i> et <i>la Défaite du +paladin Javerzac</i>, pièces satiriques de Balzac, +qui, par la forme et le ton, sont presque de +petits romans; le <i>Mamurra</i> de Ménage; quelques +unes des pages échappées à la plume trop +facile de du Souhait et de Le Pays; un assez +grand nombre de facéties; plusieurs morceaux +qu'on peut découvrir dans les recueils du temps, +en particulier dans celui de <i>la Maison des jeux</i> +(par exemple: <i>les Amours de Vénus</i>, la <i>Relation +grotesque, burlesque, comique et macaronique, des +amours et transformations de Vertumne</i>); dans les +recueils d'<i>OEuvres galantes</i> et d'<i>OEuvres diverses</i>; +dans celui des <i>Pièces en prose les plus agréables +de ce temps</i> (par exemple <i>l'Histoire du poète Sibus</i>, +etc.); quelques <i>Nouvelles</i> ou <i>Histoires</i> de Rosset, +qui, du reste, avoit traduit <i>Don Quichotte</i>; quelques +contes de la Fontaine, d'Hamilton et de +Sénecé; enfin toute une série de romans historico-satiriques, +ou, si l'on aime mieux, de satires historico-romanesques, +relatives surtout aux amours +des grands personnages, et fort licencieuses pour +la plupart, livrets sortis des officines de Hollande +pour être débités sous le manteau, et que je ne +puis passer en revue, parceque cet examen, un +peu en dehors de mon sujet, m'entraîneroit beaucoup +trop loin.</p> + +<p>J'ai bien envie d'y réunir <i>le Page disgracié</i> de +Tristan l'Hermite, curieuse et <i>romanesque</i> autobiographie. +Il me paroît fort probable, en effet, +que l'auteur de <i>Marianne</i> ne s'est pas fait faute de +glisser quelques particularités de son invention +dans ces pittoresques mémoires; et ce qui me +pousseroit à le croire volontiers, c'est que le récit +a l'air arrangé à souhait pour toutes les exigences +du roman, et que le titre même semble +renfermer un aveu implicite de l'auteur (<i>Le page +disgracié, où l'on voit de vifs caractères d'hommes +de tous tempéramens et de toutes professions</i>). Du +reste, s'il n'eût voulu que faire le simple récit de +ses aventures, fort variées et fort intéressantes +par elles-mêmes, je l'avoue, qui l'empêchoit de +mettre partout les noms propres, au lieu d'employer +ces déguisements et ces détours qui donnent +à l'ouvrage, quoi qu'on en ait, toute la +physionomie d'un roman? Aussi est-ce de ce nom +que l'appelle, dans sa <i>Bibliothèque françoise</i>, Ch. +Sorel, qui le range parmi «les romans divertissans». +Or les scènes de la vie commune et vulgaire, +racontées dans le style qu'elles demandent, +se succèdent de fort près dans ces confessions; +on y rencontre même parfois des portraits +grotesques et des tableaux de genre tout empreints +du vieil esprit gaulois, qui ressemblent +aussi peu aux tableaux ordinaires des romans d'alors +qu'une toile de David Téniers à une de Lebrun.</p> + +<p>Enfin, se récrieroit-on beaucoup si j'introduisois +à la suite de tous ces noms un nom qu'on +ne s'attend peut-être pas à trouver en cette +compagnie, celui de Charles Perrault, qui, du +reste, dans ses <i>Parallèles</i>, et dans toute la part +qu'il prit à la querelle des anciens et des modernes, +avoit montré les idées d'un véritable novateur +littéraire? Les <i>Contes de fées</i> sont du fantastique +et du merveilleux, sans doute; mais il arrive +souvent que ce fantastique et ce merveilleux tiennent +à la réalité familière comme à l'intention +comique et satirique par les détails: c'est ce qui +étoit déjà arrivé aux fables milésiennes chez les +anciens, et chez les modernes aux voyages comiques +de Cyrano dans la lune et le soleil; ce +fut ce qui arriva également à Perrault. Quiconque +a lu <i>le Petit Poucet</i>, <i>la Barbe-Bleue</i>, <i>le Petit +Chaperon rouge</i> et <i>Peau d'Âne</i>, c'est-à-dire quiconque +a dépassé l'âge de sept ans, se rappelle +ces tableaux d'intérieur bourgeois ou populaires, +ces scènes de bûcherons, de forêts, de fermes, +de villages, qui s'y trouvent mêlés, et font de +ces gracieux contes de petits romans familiers, +d'allure naïve et simple.</p> + +<p>Ainsi, pour nous résumer en quelques lignes, +le caractère commun à la plupart des oeuvres que +nous venons d'étudier est un caractère de protestation, +directe ou indirecte, réfléchie ou spontanée, +sérieuse ou plaisante, contre la dignité solennelle +du genre à la mode, contre la subtilité, l'emphase, +l'exagération des idées, des sentiments et +des personnages. Elles se tiennent plus près de +la terre, ne dédaignent point les menus détails +et les peintures vulgaires, entrent dans la voie +d'une observation plus vraie des moeurs et du +coeur de l'homme; en un mot, au lieu de se lancer +dans un monde factice et monotone, toujours +jeté au moule de l'<i>Astrée</i> et des <i>Bergeries</i>, elles +étudient le monde extérieur, surtout le monde +d'en bas, pour en faire le portrait ou la satire. +Tous ces ouvrages, presque sans exception, +semblent vouloir aussi protester par la licence +des détails et la crudité de l'expression contre la +galanterie précieuse et raffinée, la langueur discrète +et un peu prude, la quintessence de platonisme, +mise en vogue par d'Urfé: c'est comme +un ressouvenir du siècle précédent conservé en +toute sa verdeur par ces esprits rebelles, qui s'effraient +de voir la littérature s'assouplir sous la +discipline, la langue se décolorer et pâlir, la libre +et forte sève des joyeux conteurs d'autrefois +s'effacer devant un jargon, prétentieux, affadi, +<i>éviré</i>. Lieux, héros, aventures, tout y change de +nature et de ton; le style lui-même s'assortit au +fond du roman: moins régulier souvent et moins +correct, il a, du moins dans les meilleures de +ces oeuvres, plus d'originalité, de verve pittoresque; +il abonde à la fois en hardiesses heureuses +et en trop fréquentes négligences. Bien +plus, presque tous ces romans offrent les mêmes +singularités de détail et une physionomie toute +semblable jusque dans les moindres traits: c'est +ainsi que l'on y retrouve fort souvent la préface +cavalière, poussant la vanité et le dédain du public +jusqu'à l'outrecuidance et foudroyant ceux +qui auront le front de ne pas trouver leur ouvrage +admirable; mais c'est un ridicule que Scudéry +et La Calprenède partagent avec de Lannel, +Sorel, de Pure et Subligny, et qui nous semble +avoir été emprunté à la littérature espagnole, +alors dans toute son influence, surtout à Montemayor, +Montalvan et Alarcon. Enfin, par un hasard +étrange, un très grand nombre d'entre eux +sont restés également inachevés: cette fatalité +est commune aux <i>Histoires comiques</i> de Théophile +et de Cyrano, au <i>Polyandre</i> de Sorel, au +<i>Roman bourgeois</i>, au <i>Roman comique</i>, à <i>la Fausse +Clélie</i>, etc.</p> + +<p>D'ailleurs, indépendamment du mérite propre +et de l'intérêt littéraire qui les recommandent si +puissamment aux érudits et aux simples curieux, +ces oeuvres, dont beaucoup ont à peu près l'attrait +de l'inédit et de l'inconnu, méritent encore +d'être lues et relues, comme d'inépuisables mines +de renseignements sur les moeurs et les usages +de l'époque, sur les opinions qui s'y reflètent +avec plus de vivacité et d'exactitude, et +pour ainsi dire avec plus d'abandon familier, +qu'elles ne pouvoient le faire dans des romans +grecs et assyriens, où la convention laissoit si +peu de place à l'observation véritable. Comme +les romans héroïques, et beaucoup plus qu'eux, +les romans comiques et satiriques ont presque +tous une clef, dont la connoissance complète, +si elle étoit possible et si la plupart du temps on +n'étoit réduit sur ce point à des conjectures qui +n'ont rien de certain, ajouteroit beaucoup à leur +intérêt et à leur utilité. Mais, en outre, ils sont, +pour qui sait les comprendre, une histoire intime +du XVIIe siècle: auteurs, courtisans, villageois, +cabaretiers, soldats, marquis, procureurs, petits +héros de bourgeoisie, etc., tout cela y parle +et y agit comme dans le théâtre de Molière. Ce +sont d'ailleurs presque autant de comédies que +ces ouvrages: il n'y manque que le dialogue, et, +sans compter les très nombreux emprunts à l'aide +desquels nos comiques, et principalement le plus +grand de tous, se sont enrichis à leurs dépens, +on pourrait y retrouver la plupart des types de +la vieille comédie françoise, de ces <i>masques</i> glorieux +illustrés par Larivey, Grevin, Jodelle, +Scarron, Tristan, Rotrou, Corneille, et qui cédèrent +la place aux <i>caractères</i>, après avoir jeté un +dernier et faible éclat dans quelques pièces de +Molière lui-même. C'est ainsi qu'on peut étudier +le matamore dans <i>le Baron de Fæneste</i>, le pédant +sous ses diverses faces dans l'<i>Histoire comique</i> de +Théophile, le <i>Francion</i> de Sorel, etc.; la femme +d'intrigue dans <i>Francion</i>, le valet bouffon dans le +Carmelin du <i>Berger extravagant</i>, etc.</p> + +<h3>II.</h3> + +<p>Dans cette longue série de romans comiques +et familiers du XVIIe siècle, le plus important, +sans contredit, le meilleur, comme le plus répandu, +est l'ouvrage de Scarron<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. On connoît ce +rieur de bonne foi, ce stoïcien d'un nouveau +genre, plus fort que celui qui disoit: «Douleur, +tu n'es pas un mal», car sa gaîté sembloit dire +à toute heure du jour: «Douleur, tu es un plaisir!» +Malgré le dédain des critiques de son +temps, son nom vit encore aujourd'hui, et ses +oeuvres mêmes sont loin d'être mortes; elles ont +été conservées par cette bonne humeur naturelle, +cette naïveté et cette étonnante puissance du rire +qui rachètent chez lui de si nombreux et de si +grossiers défauts. Mais, indépendamment de ces +qualités qui forment l'essence même de son <i>génie</i>, +cet homme, qui sembloit si peu fait, sinon pour +la justesse, du moins pour la sobriété, la convenance +et la mesure de l'observation, a mérité, +par son <i>Roman comique</i>, d'être compté parmi +ceux qui ont le mieux vu et le mieux peint un +coin de la société d'alors. On l'a surnommé l'Homère +de la Fronde: on auroit pu le surnommer, +à non moins juste titre, l'Homère des <i>Ragotins</i> +et des troupes de comédiens nomades. Son nom +est resté inséparable du sujet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Ou Scaron, comme son nom se trouve souvent écrit à +cette époque, en particulier dans les anciens registres manuscrits +du Mans, contemporains de son séjour en cette ville. +Ce n'est que plus tard que l'orthographe actuelle a prévalu.</blockquote> + +<p>En écrivant <i>le Roman comique</i>, Scarron a eu +le bon esprit, dont il faut lui savoir d'autant plus +de gré que cela lui est rarement arrivé, de faire +choix d'un sujet qui lui permît d'être en même +temps vrai et burlesque, de se livrer à son irrésistible +penchant pour la bouffonnerie sans sortir +de la nature et sans blesser le goût. Vienne +en cette matière, faite à souhait, sa verve plaisante, +féconde en traits badins, en trivialités +grotesques et en vives caricatures! Loin d'être déplacée +et condamnable aux yeux des bons esprits, +elle se trouvera, cette fois, en rapport si complet +avec les personnages et le fond même du sujet, +que souvent l'auteur ne seroit pas vrai s'il +n'étoit pas burlesque. Le livre n'est bouffon que +parceque les personnages sont bouffons et doivent +l'être. Scarron lui-même a marqué nettement +la différence tranchée qui sépare son oeuvre +des romans ordinaires de son siècle en qualifiant +de <i>très véritables et très peu héroïques</i> (liv. I, ch. 12) +les aventures qu'il raconte. <i>Très véritables</i>, dans +le sens littéral et rigoureux du mot, je n'en sais +rien; cela pourrait bien être, au moins pour +l'ensemble des faits, car nous retrouverons les +origines historiques de quelques uns de ses épisodes +et de plusieurs de ses types; mais, quoi +qu'il en soit, très véritables certainement dans le +sens littéraire, c'est-à-dire très vraisemblables, +prises dans la réalité telle qu'elle est, non dans +ce monde de convention où s'agite habituellement +l'imagination des romanciers. <i>Très peu héroïques</i>, +cela est évident, et ni d'Urfé, ni Gomberville, +ni mademoiselle de Scudéry, n'eussent +trouvé leur compte dans cette absence presque +totale de beaux sentiments, d'illustres catastrophes +et de glorieux coups d'épée. Aussi étoit-ce +là précisément ce qui devoit alors faire condamner +cet ouvrage par quelques faux délicats. «<i>Le +Roman comique</i> de Scarron, dit Segrais, n'a pas +un objet relevé; je le lui ai dit à lui-même. Il +s'amuse à critiquer les actions de quelques comédiens: +cela est trop bas.» Il n'est plus nécessaire +aujourd'hui de réfuter méthodiquement +cette accusation. Je ne sache pas qu'on ait jamais +sérieusement reproché à Molière d'avoir mis en +scène ses Pierrot et ses Lubin, ses Martine et +ses Frosine, côte à côte avec les marquis ridicules +et les bourgeois raisonneurs, non plus qu'à +Le Sage de nous introduire, avec Gil Blas, dans +la caverne des voleurs et au milieu des antichambres +où trônent messieurs les laquais. Ce que +Molière, Regnard, Dancourt, etc., ont pu faire +dans leurs comédies, Scarron avoit incontestablement +le droit de le faire aussi dans son roman, +qui est une vraie comédie. Le titre le dit: <i>Roman +comique</i>, et le titre ne ment pas. Toutes les +classes, tous les degrés de la société, sont du +domaine de l'observation, dans les limites que +le goût réclame et que l'art enseigne; mais Segrais, +façonné aux fadeurs timides de la pastorale +de cour, devoit s'effaroucher de la hardiesse +familière de ces peintures, comme Louis XIV +des <i>magots</i> de Téniers.</p> + +<p>Grâce à cet heureux choix, heureusement +exploité, le comique sort des entrailles du sujet, +sans efforts, j'ajouterai même sans burlesque +proprement dit, quoique j'aie plus haut employé +cette expression à défaut d'autre plus exacte. En +effet, l'essence du burlesque consiste, à rigoureusement +parler, dans le contraste entre l'élévation +du sujet et la trivialité du style, ce qui n'est point +ici le cas. Le rire arrive naturellement et sans +grimace; Scarron ne cherche pas à s'égayer aux +dépens de la réalité des peintures, rarement +même aux dépens de la convenance et d'une +certaine bienséance relative. Un grand nombre +des réflexions qu'il intercale dans son récit, sous +une forme plaisante et sans la moindre prétention, +renferment des traits d'observation ingénieux +et justes. Du reste, comme par un désir +instinctif de s'élever une fois au moins jusqu'à la +dignité de l'art, il a su, sans choquer en rien le +naturel et la vraisemblance, sans la moindre apparence +d'emphase romanesque ou de contraste +systématique, mais au contraire en une mesure +discrète et même délicate, introduire dans l'intrigue +des parties un peu plus sérieuses, qui relèvent +heureusement ce que le reste pourroit avoir +de trop exclusivement bouffon. Dès l'abord, le +comédien Destin, malgré la singularité de son +accoutrement, nous prévient en sa faveur par <i>la +richesse de sa mine</i>; bientôt mademoiselle de +l'Étoile accroît cette première impression, sans +parler de la figure un peu plus effacée de Léandre. +Ce sont là trois rôles qui gardent presque +toujours la dignité des <i>honnêtes gens</i>, tout en se +déridant parfois, comme il sied en si plaisante +compagnie. En outre, Scarron--on ne s'en +douteroit guère--a mis du sentiment et de l'émotion +en certaines pages, par exemple en plusieurs +endroits de l'histoire du Destin, racontée +par lui-même, et dans le passage où la Caverne +exprime sa douleur, lors de l'enlèvement de sa +fille Angélique, qu'elle croit déshonorée. Puisque +j'ai commencé à indiquer les côtés sérieux de +cette oeuvre, j'ajouterai qu'on ne sait pas assez +généralement que de graves questions s'y trouvent +soulevées en passant, et résolues autant +que le permettoit la nature du livre. On y rencontre, +entre autres, la théorie du drame moderne +posée en face de la tragédie aristotélique, +et l'auteur en démontre, en quelques lignes, la +légitimité, la nécessité même (I, 21). Le même +chapitre renferme aussi des aperçus justes et fins, +qui ne manquoient pas alors de nouveauté, ni +une certaine hardiesse littéraire, sur une réforme +à introduire dans le roman. Quelques unes +de ses conversations et quelques uns de ses épisodes +ont aussi des échappées où l'on trouve +plus de sens pratique et plus de raison qu'on ne +s'aviseroit d'en demander à ce déterminé bouffon. +Scarron a eu une fois cette bonne fortune de +pouvoir révéler complétement les qualités de son +esprit dans une occasion propice et sous leur +jour le plus favorable, et, le bonheur du sujet +aidant, il est même arrivé que cet écrivain, dont +le vice ordinaire est la vulgarité de sentiment et +l'incurable prosaïsme, s'est élevé, en quelques +pages de son <i>monument</i>, au-dessus de ce défaut +essentiel, qui sembloit complétement inséparable +de toutes ses créations.</p> + +<p>Le côté burlesque domine tellement dans +Scarron qu'il a éclipsé tous les autres. Il est juste +de remettre ceux-ci en lumière. On trouve dans +ses <i>oeuvres mêlées</i> quelques pièces écrites d'un ton +noble, qui, je l'avoue, ne sont pas toujours les +meilleures. Son épitaphe est un petit chef-d'oeuvre +de grâce, de tristesse voilée et doucement +souriante. D'autres morceaux offrent de la délicatesse +et du sentiment autant que de l'esprit; +tels sont, par exemple, l'épigramme:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Je vous ai prise pour une autre, etc.</p> +</div></div> + +<p>la chanson:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Philis, vous vous plaignez, etc.</p> +</div></div> + +<p>les <i>Stances à la reine</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Scarron, par la grâce de Dieu, etc.</p> +</div></div> + +<p>Quelquefois ses drames, soulevés par le souffle +du génie castillan, s'élèvent et même atteignent +un moment de fiers accents qu'on croiroit échappés +à un poète de race cornélienne, non pas, +bien entendu, des plus près du maître (Voyez +<i>Jodelet, ou le Maître valet</i>, V, 4), et il en est ainsi +en quelques unes des nouvelles intercalées dans +<i>le Roman comique</i>, par exemple: <i>À trompeur +trompeur et demi</i>, où son style a pris de la fermeté +et de l'élévation. L'auteur du <i>Virgile travesti</i>, de +cette débauche d'esprit dont le Poussin parle +avec mépris dans une de ses lettres, commandoit +des tableaux à ce même Poussin, qui nous l'apprend +lui-même en un autre passage de sa correspondance<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. +Il est donc permis de dire qu'il +avoit le sentiment du beau.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> «J'ai trouvé la disposition d'un sujet bachique pour +M. Scarron. Si les turbulences de Paris ne lui font point +changer d'opinion, je commencerai cette année à le mettre +en bon état.» (7 février 1649.) Et le 29 mai 1650: «Je +pourrai envoyer en même temps à M. l'abbé Scarron son +tableau du <i>Ravissement de saint Paul</i>.» C'est indubitablement +Paul Scarron, dont le Poussin parle plusieurs autres +fois encore, et avec qui il étoit en relation, notre auteur +l'ayant rencontré dans son voyage à Rome, vers 1634. Il en +avait déjà parlé auparavant. Ainsi il écrit (12 janvier 1648) +que Scarron lui a envoyé son <i>Typhon</i>, et il ajoute: «Je voudrois +bien que l'envie qui lui est venue lui fût passée, et qu'il +ne goûtât pas plus ma peinture que je ne goûte son burlesque.» +On voit que le doute n'est pas possible.</blockquote> + +<p>J'ai dit que le livre de Scarron est une comédie: +on y retrouve les types et les caractères de la +scène, et des types supérieurement tracés, dans +une intrigue un peu décousue et qui forme, pour +ainsi dire, ce qu'on nomme en style technique +une pièce <i>à tiroirs</i>, comme il en avertit lui-même +le lecteur (I, 12). Voici d'abord Ragotin, petit +bourgeois hargneux, querelleur, enthousiaste, bel +esprit et esprit fort, très chevaleresque, très galant +et très empressé près des dames, ardent à se +poser en champion, mais malheureux en querelle +comme en amour, personnage ridicule au physique +aussi bien qu'au moral, et sur lequel, si l'on +me permet ce rapprochement peu classique, sembleroit +avoir été calqué le type populaire de +M. Mayeux. Voici La Rancune, ce fripon misanthrope, +crevant de vanité et d'envie, et néanmoins +exerçant toujours une sorte d'ascendant incontesté +par la supériorité de son imperturbable sang-froid. +La Rappinière, qui est aussi dessiné de main +de maître, surtout dans les premières pages, ne +me paroît pourtant point à la hauteur des précédents, +parce qu'il ne se soutient pas dans le +caractère où nous l'a d'abord montré l'auteur. +Scarron commence par le présenter comme le +<i>rieur</i> de la ville du Mans, et nous ne le voyons +plus guère ensuite que comme un coquin pendable, +riant peu et faisant des méchancetés peu plaisantes. +Le poète Roquebrune, avec sa physionomie +gasconne et ses naïves prétentions de <i>mâche-laurier</i>, +n'est point inférieur, quoique relégué sur +le second plan. Il n'est pas jusqu'aux <i>rôles</i> tout à +fait accessoires et secondaires, et que l'auteur n'a +fait qu'esquisser en courant sans y revenir, dont +les portraits ne nous arrêtent au passage. Que +dites-vous, par exemple, de cette grosse sensuelle +qui porte le nom caractéristique de madame +Bouvillon? du curé de Domfront, dont la mésaventure +est décrite avec une vérité pittoresque? et +de ce grand et flegmatique la Baguenodière, si +curieusement dessiné en deux traits de plume<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Les érudits me pardonneront-ils de rappeler, à propos de +ce personnage, le nom bien connu du mousquetaire Porthos, +géant taciturne comme la Baguenodière, et présentant, +comme lui, les mêmes caractères de force, de bravoure et +de simplicité d'esprit? Je sais bien que M. A. Dumas a été +mis sur la voie par le type primitif, tel qu'il est simplement +esquissé dans les Mémoires de d'Artagnan, de Sandras de +Courtilz, et surtout par la figure historique de M. de Besmond; +mais seroit-il impossible qu'il se fût souvenu aussi de +la Baguenodière de Scarron, lui qui s'est souvenu de tant +de choses?</blockquote> + +<p>Tout cela est, certes, autre chose que du burlesque: +c'est du comique, sinon très profond et +très fin, au moins en général très vrai, plein de +vivacité, de verve et de vie, et ne dépassant +point les bornes. Il est fâcheux que cette <i>comédie</i> +soit quelque peu gâtée par certaines scènes où se +retrouve trop le grotesque auteur du <i>Typhon</i>. +Mais, quoi! Scarron ne pouvoit entièrement cesser +d'être Scarron, et, même dans ses meilleurs moments, +il ne faut pas lui demander les délicatesses +du goût. Ainsi, on retrancheroit volontiers du +<i>Roman comique</i> l'aventure du pot de chambre, +pour parler son langage, et quelques plaisanteries +qui ne paroissent avoir d'autre but que d'exciter +le rire pour le seul plaisir du rire: tels sont, par +exemple, le trait de cet avare qui pousse la lésine +jusqu'à vouloir se nourrir lui-même, ainsi que toute +sa famille, du lait de sa femme (I, 13); l'apparition +fantastique du lévrier pendant le récit de La Caverne +(II, 3), etc. Ne lui en veuillons pas non +plus d'avoir, indépendamment de ces moyens +bouffons, employé souvent dans <i>le Roman comique</i> +les mêmes procédés que dans le <i>Virgile travesti</i>, +le <i>Typhon</i> et ses autres vers burlesques, pour exciter +le rire, c'est-à-dire l'intervention fréquente et +inattendue de la personnalité de l'auteur se montrant +tout à coup derrière ses personnages et à +travers l'action,--le mélange de quelque réflexion +comique cousue à quelque passage d'un ton plus +élevé,--d'une remarque ironiquement naïve aux +images les plus poétiques, de la solennité grotesque +à la trivialité, etc. Ce sont là les ressources +ordinaires du genre, dont il a usé largement +sans doute, mais cette fois sans abus.</p> + +<p>Scarron a donné à la plupart de ses personnages +des noms allégoriques et expressifs, qui +ressemblent à des sobriquets ridicules: le Destin, +la Rancune, la Caverne, la Rappinière, madame +Bouvillon. Si on vouloit le lui reprocher comme +une puérilité de mauvais goût, il serait facile de +le justifier d'une accusation qu'encourraient avec +lui Racine (le Chicaneau des <i>Plaideurs</i>), Molière, +dans ses farces et même dans ses grandes comédies +(le Trissotin des <i>Femmes savantes</i>, l'huissier +Loyal du <i>Tartufe</i>, etc.). Cet usage, originaire +d'Italie, et assez répandu dans la littérature espagnole +imitée par Scarron, et même dans <i>Don +Quichotte</i>, est général dans les romans comiques. +Du reste, pour ses noms de comédiens, Scarron +n'a fait que se conformer à une coutume reçue et +suivie dans la réalité au théâtre; pour ses personnages +manceaux, il s'est également conformé +aux habitudes locales et aux traditions de grosses +plaisanteries qui avoient cours dans le Maine, où +le goût de la raillerie à tout propos et des sobriquets +ridicules a toujours été répandu. «Les +noms des personnes transmis par nos vieilles +chartes, nous écrit M. Anjubault, bibliothécaire +du Mans: <i>Maluscanis</i>, <i>Malamusca</i>, <i>Sanguinator</i>, +<i>Bibe Duas</i>, <i>Frigida Coquina</i>, ne sont pas moins +caustiques que ceux qu'a inventés Scarron<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Scarron, comme on sait, avoit habité le pays où se +passe la scène de son roman assez long-temps pour se pénétrer +de ses moeurs, de son esprit, de ses usages. Renouard +prétend qu'il étoit au Mans dès 1657. Cette opinion est peu +suivie; mais ce qui sembleroit la confirmer, c'est un passage +de <i>l'Épithalame du comte de Tessé</i>, par notre auteur: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">A Verny, maison bien bâtie,</p> +<p class="i10">Un jour, en bonne compagnie,</p> +<p class="i10">Je mangeai d'un fort grand saumon, etc.</p> +</div></div> + +<p>Le château de Vernie, à 23 kilomètres du Mans, appartenoit +au comte de Tessé, qui s'étoit marié en 1638. Il est +probable que l'épithalame est de la même année ou à peu +près, ce qui prouveroit que dès lors au moins Scarron étoit +sur les lieux. Ses épîtres à madame de Hautefort démontrent +qu'il y étoit encore en 1641 et 1643. C'est à cette dernière +date que sa protectrice lui fait obtenir un bénéfice, qui ne lui +est point accordé, comme presque tout le monde l'a dit, par +M. de Lavardin, <i>évêque du Mans</i>, car le prédécesseur de M. de +Lavardin sur ce siége épiscopal ne mourut que cinq ans après, +le 1er mai 1648; mais il n'en est pas moins vrai qu'à cette +date de 1643 l'<i>abbé</i> de Lavardin n'étoit pas étranger au +Maine, qu'il visitoit souvent. «De quelle nature étoit ce bénéfice +et comment en jouit-il? La question est difficile à éclaircir +pour qui ne connoît point à fond la discipline cléricale et +les subterfuges propres à l'éluder. Scarron, n'ayant jamais eu +d'un ecclésiastique que l'habit, se sera peut-être servi d'un +prête-nom pour la possession de sa prébende, comme il l'appelle. +Quoi qu'il en soit, au mois de mars 1646, il habitoit +une des maisons canoniales, contrairement aux statuts. Le +chanoine Le Comte, qui devoit l'occuper en personne, s'excuse +de ses retards devant le chapitre, et déclare, le 25 mai +suivant, qu'il n'a pu aller habiter sa maison dans le délai +prescrit, parceque M. Scarron, en partant, y a laissé son +valet malade, mais qu'il y couchera la nuit prochaine.» +(Lettre de M. Anjubault.) Scarron demeuroit au Mans, place +Saint-Michel, 1. La maison subsiste encore, et une rue de +la ville porte son nom. Le musée communal possède 27 tableaux +sur toile, d'environ un mètre carré de superficie, de +peinture fort médiocre, quoique de composition assez bonne, +oeuvre d'un artiste dont on ignore le nom (on dit qu'il s'appeloit +Coulon ou Coulomme), et représentant des sujets tirés +du <i>Roman comique</i>. Il subsiste quelques dépendances du château +de Vernie, entre autres un pavillon qu'on appeloit et +qu'on appelle encore parfois le Pavillon du Roman comique, +et qui renfermoit les tableaux dont nous venons de parler.</p></blockquote> + +<p>D'autres pourroient reprocher à notre auteur d'avoir +un peu trop multiplié les infortunes de Ragotin, +qui sont souvent de la nature la moins relevée; +mais ces infortunes, qui vont de pair avec +celles des héros burlesques de tous les autres romans +du même genre<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>, rentrent tout à fait dans +le rôle du personnage, et servent à en mieux +marquer le caractère, à en compléter la peinture; +il est fâcheux seulement qu'au moins en +un endroit Scarron ait dépassé la limite du rire +et poussé la plaisanterie jusqu'à la cruauté, quand +il nous montre Ragotin renversant sur lui les ruches +et tout couvert de piqûres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> Cf. L'Hortensius de <i>Francion</i>, le Lysis du <i>Berger extravagant</i>, +le Nicodème du <i>Roman bourgeois</i>, etc.</blockquote> + +<p>Ces <i>farces</i>, d'ailleurs, ces grêles de coups et ces +avalanches de taloches, qui pourraient sembler +revenir trop souvent, trouvent, aussi bien que +les noms ridiculement expressifs dont nous venons +de parler, leur justification dans les moeurs +et coutumes des Manceaux d'alors,--car Dieu +me garde de médire des Manceaux d'aujourd'hui! +D'une part, la jovialité, le gros rire, l'amour du +plaisir, les <i>bons tours</i> de tout genre; de l'autre, +les querelles et batailles continuelles, étoient leur +fort. Nous voyons la police locale obligée d'intervenir +souvent dans l'un et l'autre cas. Ainsi, +«un chanoine, ayant représenté une farce scandaleuse +le jour de Pâques, est puni par le chapitre, +qui fait jurer à ses confrères de ne plus fréquenter +les cabarets ni les brelans.--Dans la +cathédrale, on donne permission, pendant l'office +de la Pentecôte, de jeter du haut de la voûte +une colombe et des fleurs; mais on défend de +lancer de l'eau et des poulets. Sur la place du +Cloître, devant la maison même de Scarron, il +faut certains jours laisser à sec la coupe de la +fontaine, afin d'éviter les insolences que se permettent +les valets, etc... Lisez sur une carte de +Jaillot ou de Cassini les noms anciens des localités, +et recherchez-en le sens à l'aide d'un lexique +roman, de toutes parts vous trouverez des +souvenirs de plaisir, de faits licencieux ou turbulents... +Quant aux distributions de coups de +raquettes, de soufflets et de claques, Scarron ne +les a que médiocrement exagérées.» Partout +les disputes se terminent le plus souvent par des +voies de fait. «Les archives du Mans sont pleines +de récits concernant des églises, des cimetières +et d'autres lieux consacrés, qui ont été déclarés +pollus par suite de coups d'épée ou d'arquebuse +qui s'y sont donnés et reçus. Dans les assemblées +publiques, au milieu même des cortéges officiels, +il n'étoit pas rare de voir surgir de violents débats +au sujet des préséances. Un honnête avocat +du Mans, dont j'ai les Mémoires du temps même +de Scarron, raconte comme un fait qui n'a rien +de très étonnant que, se promenant un jour sur +la place des Jacobins avec deux demoiselles, +dont l'une étoit sa maîtresse, un chanoine se permit +de relever la coiffe de l'une d'elles. «Je fus +obligé de lui donner un soufflet», dit l'avocat. +C'étoit, à ce qu'il paroît, le plus juste prix. Le valet +d'une certaine dame noble se crut obligé d'intervenir +et de prendre aux cheveux le galant défenseur, +qui fut littéralement traîné sur la place. +Hâtons-nous de dire que le chanoine fut puni par +ses supérieurs et que le valet alla en prison.--Les +grands seigneurs du pays inventoient ou importoient, +la plupart, des exemples de ce genre, +avec les développements et les variantes proportionnés +à leur moyens. Les Lavardin<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> n'étoient +pas les moins industrieux, ou du moins ils se +mettoient peu en peine de changer cet état de +choses<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a> (V. Tallemant des Réaux).» Aussi les +statuts <i>contra rixantes</i> sont-ils sans cesse renouvelés. +Du reste, on sait quel rôle les coups de +bâton, par exemple, jouoient alors dans les relations +de la vie sociale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Amis et protecteurs de Scarron.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> <i>Lettre de M. Anjubault.</i></blockquote> + +<p>Un critique a reproché à Scarron, comme un +des plus graves défauts du <i>Roman comique</i>, d'y +avoir fait preuve d'une observation trop générale, +dont la plupart des traits, ne portant pas avec +eux un cachet particulier de vérité locale, pourroient +aussi bien s'appliquer au Paris du temps +qu'à la province. Rien que parce qui précède, +on voit combien ce reproche est peu fondé. On +peut dire que les moeurs dont il s'est fait le peintre +ont le caractère essentiellement provincial, +par contraste avec Molière, qui est le peintre des +moeurs de Paris. La province, et le Mans en particulier, +qui étoit alors à trois journées de marche +environ de la capitale, offroit par là même plus +de caractères tranchés, de types originaux et indigènes, +qu'aujourd'hui.</p> + +<p>Comme beaucoup des oeuvres que j'ai passées +en revue dans la première partie de cette Notice, +le <i>Roman comique</i> tombe par endroits dans +la satire; il ne fuit pas l'épigramme et la parodie, +même littéraire, qui se trahissent dès les premières +lignes. J'ai relevé dans mes notes plusieurs +traits malins de l'auteur--beaucoup moins +nombreux toutefois que dans le <i>Roman bourgeois</i> +de Furetière, et surtout dans le <i>Berger extravagant</i> +de Sorel--contre les invraisemblances et +les ridicules des romans chevaleresques ou héroïques. +Mais, outre ces épigrammes de détail, il +y en a une plus générale répandue dans tout le +corps de l'ouvrage et qui en fait l'essence même. +Plusieurs des personnages du <i>Roman comique</i> +semblent conçus et tracés dans un système de +parodie: La Rancune est le traître, le Ganelon +du livre; Ragotin est la charge du héros galant +et valeureux, du chevaleresque servant des dames; +les grands coups d'épée sont remplacés +par de grands coups de pieds et de poing, etc.</p> + +<p>Mais voyez la contradiction! Tout cela n'empêche +pas l'auteur de tomber, comme la plupart +de ses confrères, dans deux ou trois des défauts +les plus habituels aux romans dont il se moque: +car, sans parler de quelques longues conversations, +il a intercalé dans son roman quatre nouvelles +et l'histoire de Destin, qui s'interrompt et +se reprend à plusieurs reprises. Ces récits, trop +nombreux, sont amenés brusquement, sans lien, +sans préparation, sans rentrer en rien dans l'ouvrage; +en outre, ils ont le tort de se ressembler +presque tous par le fond, et quelques uns d'exiger +une attention très soutenue, si l'on veut ne +se point embrouiller dans cette intrigue enchevêtrée +et un peu confuse<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Toutes ces histoires, +qui ne sont même pas des épisodes, pouvoient +d'autant mieux se retrancher, au moins en partie, +que le roman proprement dit, assez court +par lui-même, ne comportoit pas de si longs et +de si nombreux hors-d'oeuvre, tout à fait en disproportion +avec l'ouvrage, dont ils ralentissent +la marche. C'est là que s'est réfugié l'élément +romanesque, bien que l'écrivain comique s'y trahisse +toujours à quelques phrases, sous ce fouillis +d'aventures et ces étranges <i>imbroglios</i> à l'espagnole, +qui les font ressembler à des tragi-comédies +de Rotrou, de Scudéry ou de Boisrobert.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Voir surtout, dans l'histoire de Destin, l'endroit où il +s'agit de l'enlèvement de mademoiselle de Saldagne par Verville.</blockquote> + +<p>Du reste, une considération à laquelle Scarron +n'a sans doute pas expressément songé peut +servir à justifier ce mélange de l'intrigue à l'observation, +fait dans une mesure, avec une convenance +et un bonheur plus ou moins contestables. +D'une part, la vie de salon au XVIIe siècle, +l'usage des réunions et des coteries avoient +dû naturellement amener l'emploi et accréditer +l'usage de ces continuels récits, comme celui +des longues conversations; de l'autre, on étoit +encore trop près des grands <i>romans romanesques</i> +pour se plaire aux romans d'observation pure et +simple, débarrassés des fracas d'une intrigue +curieuse et embrouillée; il falloit faire passer +l'étude de moeurs sous le couvert de ces aventures +auxquelles on avoit habitué les lecteurs. +C'est ce que ne fit pas Furetière dans le <i>Roman +bourgeois</i>: aussi ce dernier ouvrage, malgré le +nom, l'esprit et la malignité de l'auteur, eut-il +peu de succès, tandis que <i>le Roman comique</i> de +Scarron en eut beaucoup. Il est vrai qu'on peut +encore indiquer une autre raison peut-être de +cette différence de succès. Le roman de Furetière +s'est astreint à observer simplement la vie +privée et les moeurs bourgeoises de la famille; +il a voulu se renfermer dans le côté intime et +domestique, se donnant tort ainsi, non pas, je +suis loin de le dire, aux yeux de la postérité, +mais aux yeux des lecteurs du jour, curieux d'émotions +plus vives, de sujets moins connus, de +tableaux plus variés. Scarron, au contraire, +comme l'auteur de <i>Francion</i>, quoiqu'à un moindre +degré, s'en tint surtout à ce côté des moeurs +qui prêtoit le plus à l'aventure, au burlesque, à +la parodie; son observation court les tripots, les +auberges, les théâtres, les grandes routes, au +lieu de demeurer au coin du foyer. Tout en restant +juste et vraie, elle est plus en dehors, par la +nature même du sujet.</p> + +<p>Quant au style du <i>Roman comique</i>, il est vif et +d'une rapidité singulière; il va sans appuyer, +mais en marquant d'un mot caractéristique les +hommes et les choses qu'il veut peindre. Ce style +ne respire pas, tant il a hâte de courir au but, +bien autrement net et précis que celui des romans +de mademoiselle de Scudéry. Malgré ses négligences +et ses incorrections, il a plus de prestesse, +moins de lourdeur et d'embarras dans les tournures. +La langue de Scarron est remarquable par +le naturel, le trait, la rapidité, la clarté même +en général, sans avoir une force ou une élévation +que ne comportoient ni le genre choisi, ni +le talent de l'auteur; elle est en progrès sur celle +de beaucoup de contemporains, du moins parmi +les romanciers. Pour mieux en apprécier le mérite, +il ne faut pas oublier que <i>le Roman comique</i><a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a> +précéda <i>les Provinciales</i>, dont la première ne +parut qu'en 1656. Tout cela explique son légitime +succès. Au reste, chaque production de +Scarron étoit fort recherchée, à cause de sa bonne +humeur<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>, et, après la parodie des poètes dans +ses vers burlesques, on devoit être curieux de +voir la parodie des romanciers dans ce livre. +Généralement, et c'est là un éloge qu'il ne faut +pas omettre en parlant de Scarron et d'un roman +comique, il n'a pas cherché à être plaisant aux +dépens de la décence, et, sauf en d'assez rares +endroits, son ouvrage est relativement écrit sur +un ton convenable. La seconde partie surtout, +composée après son mariage<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, se ressent, tout +le monde l'a remarqué, de l'heureuse influence +de madame Scarron. Il faut se garder pourtant +d'exagérer la portée de cette remarque, car c'est +dans cette seconde partie que se trouve l'épisode +de madame Bouvillon; mais on y trouve moins +de trivialités grotesques, de plaisanteries peu +ragoûtantes, et même le style est meilleur et +renferme moins de termes anciens et passés. En +effet, au témoignage de plusieurs contemporains, +en particulier de Segrais (<i>Mém. anecd.</i>, II, p. 84, +85), sa femme lui servoit à la fois de secrétaire +et de critique, et son influence est visible aussi +dans les poésies de Scarron venues après son +mariage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> La première partie est de 1651; la deuxième ne parut +qu'en 1657, mais le privilége est de 1654.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Voir <i>le Burlesque malade, ou les Colporteurs affligés, etc.</i> +Paris, Loyson, 1660.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Scarron épousa Françoise d'Aubigné, non en 1650 ou +1651, comme beaucoup l'ont dit, mais en 1652. Cette date +me paroît solidement établie par une note de M. Walckenaër +(<i>Mémoires de madame de Sévigné</i>, 2, p. 447).</blockquote> + +<p>Suivant Ménage, l'ami de l'auteur, le <i>Roman +comique</i>, est le seul de ses ouvrages qui passera +à la postérité; le savant homme va jusqu'à lui +appliquer solennellement, trop solennellement, +le vers de Catulle:</p> + +<p class="mid">Canescet seculis innumerabilibus.</p> + +<p>Boileau lui-même, le sévère, l'irréconciliable +ennemi du burlesque et du mauvais goût, qui +gourmandoit si vertement Racine de sa foiblesse +quand il le surprenoit à lire Scarron, exceptoit, +dit-on, le <i>Roman comique</i> de son anathème. Les +hommes les plus graves et les plus éloignés, par +état comme par esprit, de si frivole matière, le +lisoient également, par exemple Fléchier, comme +on le voit par un passage de ses <i>Grands-Jours</i>, +où il compare à la troupe de Scarron une bande +de méchants comédiens qui viennent jouer à +Clermont pendant les assises<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Le public en +masse ne fit que ratifier l'impression de ces amis +devant lesquels il <i>essayoit</i> son ouvrage, comme +il disoit lui-même, et qui en rioient de tout leur +coeur. Le Maine, surtout, préparé à cette lecture +par ses moeurs et ses goûts particuliers, ainsi que +nous l'avons vu, accueillit avec empressement +le <i>Roman comique</i> comme une continuation perfectionnée +des vieux et libres conteurs qu'il aimoit, +d'Eutrapel, de Bonaventure Des Periers, +qu'on lisoit beaucoup au Mans, et surtout de son +Conte d'Alsinois (Nicolas Denisot). Il est malheureux +seulement que l'inachèvement de l'ouvrage +nous empêche de prononcer un jugement +définitif, en ne nous permettant pas de pouvoir +bien apprécier l'ensemble des aventures, leur +rapport harmonieux, leur but final et la façon +dont elles se dénouent, sans parler de l'intérêt +de curiosité qui demeure en suspens: «On auroit +su, dit Sorel, s'il n'auroit pu empêcher que son +principal héros ne fût pendu à Pontoise, comme +il avoit accoutumé de le dire.» (<i>Bibl. fr.</i>, p. 199).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Il est vrai que Fléchier n'étoit alors qu'un petit abbé, +de moeurs peu sévères, ce semble, et un simple précepteur, +et que, dans cette comparaison même, il montre qu'il a lu +son auteur bien vite et n'en a pas conservé un souvenir très +net, car il prend la Rappinière pour un acteur, et du Destin +il fait M. l'Étoile.</blockquote> + +<p>Entre toutes les questions que soulève le <i>Roman +comique</i>, celle de ses origines est une des +plus importantes et des plus négligées. On savoit +bien que l'ouvrage montroit de loin en loin, +surtout dans ses nouvelles épisodiques, les traces +de cette littérature espagnole où l'on puisoit +si largement à cette époque, Scarron tout le premier; +mais jusqu'à quel point avoit-il imité ou +traduit, soit dans ses nouvelles, soit dans le +reste de l'oeuvre? Qu'avoit-il pris et où avoit-il +pris? Quelle étoit sa part d'invention et d'originalité +dans l'ensemble comme dans les détails? +Toutes questions qu'on laissoit sans les résoudre, +et qui pourtant devraient être résolues aussi nettement +que possible en tête d'une édition sérieuse +du <i>Roman comique</i>.</p> + +<p>Et d'abord, le chef-d'oeuvre de Scarron est-il +imité dans son plan et sa conception générale, +et notre auteur est-il redevable à d'autres de +l'idée-mère de son livre?--À notre avis, le sujet +est bien à lui. Peut-être, quoique le souvenir ne +s'en soit pas conservé dans le Maine, lui a-t-il +été inspiré par des aventures réelles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>, sur lesquelles +a brodé, comme sur un thème choisi à +souhait, son imagination aventureuse et riante; +peut-être avoit-il rencontré, pendant ses voyages +et son séjour au Mans, cette troupe d'acteurs +nomades immortalisée par lui? Probablement +même tous ces types, si vrais et si plaisants, +lui avoient été fournis par des originaux en chair +et en os, dont on peut encore aujourd'hui retrouver +quelques uns dans l'histoire;--ce qui +suffiroit à prouver la personnalité de son inspiration +et à écarter l'hypothèse d'un travail d'imitation +étrangère, comme celui qu'il a fait dans +ses comédies. Ainsi le petit Ragotin n'est autre que +René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, +mort en 1707, comme nous l'apprennent les chroniqueurs +du pays, entre autres Lepaige, dans +son <i>Dictionnaire du Maine</i>. Le marquis d'Orsé, +dont il est parlé en termes si magnifiques au chapitre +17 de la seconde partie, paroît être le +comte de Tessé, avec qui Scarron s'étoit trouvé +en rapports excellents, et dont la physionomie +répond bien au portrait tracé par notre auteur. +Suivant une clef manuscrite trouvée par M. Paul +Lacroix dans les papiers non catalogués de l'Arsenal, +et que nous donnons sous toutes réserves<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>, +la Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant +du prévôt du Mans;--le grand la Baguenodière, +le fils de M. Pilon, avocat au Mans;--Roquebrune, +M. de Moutières, bailli de Touvoy, +juridiction de M. l'évêque du Mans;--enfin +Mme Bouvillon seroit Mme Bautru, femme +d'un trésorier de France à Alençon, morte en +mars 1709, mère de Mme Bailly, femme de +M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand-mère +de M. le président Bailly. Scarron, pendant +qu'il jouissoit de son bénéfice au Mans, avoit eu +probablement des démêlés avec toutes ces personnes, +et il s'en vengea en les mettant dans son +roman. Placé dans une position équivoque, aimant +à railler les provinciaux, peu endurants de +leur nature, il n'est pas étonnant qu'il se soit +fait des ennemis et qu'il ait voulu s'en venger +à sa manière. Il a introduit également dans son +oeuvre, sans déguisement, un certain nombre de +personnages historiques, locaux et contemporains, +qui, il est vrai, n'y jouent pas un rôle +proprement dit et n'y sont mentionnés qu'en +passant, mais qui sont, pour ainsi dire, autant +de liens rattachant son roman à la réalité<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>: ici +c'est le sénéchal du Maine, baron des Essards; +là, ce sont les Portail, famille célèbre dans la +magistrature<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, etc.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Par exemple, le <i>Segraisiana</i> nous indique le nom du +personnage dont une aventure a inspiré à Scarron l'idée du +chap. 6 de la IIe partie: M. de Riandé, receveur des décimes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Nous en garantissons d'autant moins l'authenticité, que +nous en ignorons l'origine, et que, du reste, les traditions +locales sont muettes là-dessus. M. Anjubault, en particulier, +n'a pu nous transmettre aucun éclaircissement sur ce point.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Scarron, comme plusieurs de nos romanciers modernes, +et en particulier Balzac, semble vouloir prendre ainsi ses +précautions pour mieux faire croire à la réalité de ces +<i>très véridiques</i> aventures, tantôt par certaines formes de +phrase, tantôt en se mêlant lui-même au récit, tantôt en y +faisant intervenir des faits historiques en dehors de ceux du +roman.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> On peut aussi retrouver à peu près sûrement quelques +uns des personnages que Scarron avoit en vue à l'aide +des pièces et des archives locales. Ainsi il met en scène le +curé de Domfront; or le curé de Domfront étoit alors Michel +Gomboust, fils du sieur de La Tousche. Il est peu probable +que Scarron, qui s'arrête assez longuement à cette charge +bouffonne, ait employé une désignation si claire et si compromettante +d'une manière vague, sans intention et au hasard, +surtout dans un roman de moeurs d'une action contemporaine +et d'une donnée satirique autant que comique, +dont il devoit penser qu'on rechercheroit aussitôt la clef. +Que son portrait soit fidèle, qu'il n'ait point cédé au plaisir +de la caricature ou à l'attrait de quelque vengeance burlesque, +c'est une autre affaire, et je suis loin de vouloir jurer +de son innocence. L'abbesse d'Estival, qu'il introduit plus +loin avec son directeur Giflot, étoit alors Claire Nau, qui +gouverna la maison d'Estival en Charnie de 1627 à 1660. Le +prévôt du Mans, qui avoit épousé une Portail (II, 16), doit +être Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, qui épousa +Marie Portail en 1626.</blockquote> + +<p>Il n'y a rien là, évidemment, que de françois +par le caractère, rien que d'original et de simple +et franche venue. Je sais bien qu'on a prononcé, +à propos du <i>Roman comique</i>, le titre d'un ouvrage +d'Augustin Rojas de Villandrado, <i>El viage entretenido</i>, +vrai <i>Roman comique</i> espagnol, roulant, +lui aussi, sur les troupes ambulantes de comédiens, +racontant leurs tournées en province et +leurs aventures, les suivant de stations en stations, +nous les montrant dans leur intérieur, dans +leurs habitudes intimes, peignant leurs moeurs, +leur misère et leurs vices. L'auteur de ce livre +curieux, qui n'a jamais été traduit en françois, +homme expert, <i>chevalier du miracle</i>, comme on +l'appeloit, caustique, insouciant, aventureux, +vieilli lui-même sur les planches, étoit bien celui +qu'il falloit pour écrire cette histoire. Le +<i>Voyage amusant</i> (ou plutôt le <i>Voyage où l'on +s'amuse</i>) de Rojas parut pour la première fois en +1603. Tout ouvrage espagnol étoit alors connu +aussitôt, lu et exploité avec une promptitude +extraordinaire, de ce côté des Pyrénées; quelquefois +même, on en a des exemples, traduit +sur un manuscrit avant d'avoir été imprimé en +Espagne. Il est donc probable que Scarron connoissoit +le livre de Rojas, et il est très possible +aussi que ce livre lui ait inspiré l'idée de son roman; +mais, en vérité, c'est tout ce que l'on +peut admettre, et, si l'imitation a eu lieu, elle +est tellement libre, elle a si bien dévié de son +point de départ pour entrer dans une voie tout +à fait personnelle et <i>sui generis</i>, que le <i>Roman +comique</i> est tout au plus un pendant, et n'a +rien d'un calque ni d'une copie. Il se rencontre +pourtant avec l'ouvrage de son devancier en +quelques légers points de détail que j'ai notés +au passage; mais ce sont de ces rencontres vagues +que devoit forcément amener la ressemblance +générale du sujet, et qui disparoissent +dans la diversité du style, du plan et de l'intrigue. +Le <i>Roman comique</i>, en effet, bien supérieur +en somme au <i>Voyage amusant</i>, est surtout écrit +sur un ton complétement différent de ce dernier +livre, que M. Damas Hinard a pu prendre pour +base principale d'un travail fort sérieux sur le +vieux théâtre de la Péninsule<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> <i>Moniteur</i> de 1853.</blockquote> + +<p>Quant aux quatre nouvelles espagnoles intercalées +par Scarron dans le corps de son roman, +suivant l'usage de l'époque, c'est autre chose. +Là, l'imitation, la traduction même, étaient tellement +flagrantes à la simple lecture et si peu déguisées<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a> +que le doute ne sembloit guère permis; +seulement, dans une littérature aussi luxuriante +et aussi peu connue que la littérature espagnole, +les recherches devoient être naturellement +longues et pénibles, et c'est pour cela sans +doute que personne ne les avoit faites jusqu'à +présent, ou que personne du moins n'y avoit +réussi. Le récit circonstancié de mes propres excursions +intéresseroit peu les lecteurs; aussi me +bornerai-je à en constater le résultat.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> Scarron va même jusqu'à dire, avant l'<i>Amante invisible</i>: +«Je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol +qu'on m'a envoyé de Paris», et avant le <i>Juge de sa +propre cause</i> (<i>Rom. com.</i>, II, 14): «Il lut... une historiette +<i>qu'il avoit traduite de l'espagnol</i>, que vous allez lire dans le suivant +chapitre.» Mais il est vrai que ces seules paroles ne seroient +point une preuve: car, à la rigueur, elles pourroient n'être +qu'une petite supercherie destinée à mettre ses nouvelles sous +la protection de la vogue. Au chapitre 21 de la première partie, +il montre assez, sous forme d'une conversation, combien il +prisoit les nouvelles espagnoles et combien il s'en étoit occupé.</blockquote> + +<p>À force de fouiller dans l'inextricable et touffue +végétation du théâtre espagnol, j'étois parvenu, +aidé par quelques indications bienveillantes, à +retrouver dans Lope de Vega, dans Calderon, +dans Moreto, dans Tirso de Molina, les premières +traces et les premiers germes, à ce qu'il me +sembloit, des nouvelles du <i>Roman comique</i>, et +j'allois me résoudre à croire que Scarron, faisant +des frais d'invention assez larges, avoit transformé +les pièces en récits, ce qui avoit souvent +lieu alors, quand M. de Puibusque me signala, +dans un livre rare de don Alonso Castillo Solorzano,--<i>los +Alivios de Cassandra</i> (<i>les Délassements +de Cassandre</i>), Barcelone, 1640, in-12,-- +un récit dont le titre, me disoit-il, ressembloit +exactement à celui de la seconde nouvelle du +<i>Roman comique</i>: <i>À trompeur trompeur et demi</i>, +puisque ce récit étoit intitulé: <i>A un engaño otro +mayor</i>.</p> + +<p><i>Los Alivios de Cassandra</i>, espèce de décaméron +imité des <i>Auroras de Diana</i>, de don Pedro +Castro y Anaya, et peut-être aussi du <i>Para todos</i> +(<i>Pour tous</i>) de Montalvan, contiennent cinq nouvelles +et une comédie. L'auteur, poète, historien, +et surtout romancier distingué dans le genre enjoué +et picaresque, a fait d'autres ouvrages, de +valeur et de succès divers. Ses <i>Alivios</i> ont été +traduits en 1683 et 1685 par Vanel (<i>les Divertissements +de Cassandre et de Diane</i>, ou <i>les Nouvelles +de Castillo et de Taleyro</i>). En jetant les yeux +sur ce livre, qu'avoit bien voulu mettre à ma disposition +le savant auteur de l'<i>Histoire comparée +des littératures espagnole et française</i>, je vis que +ce n'étoit pas seulement le titre qui se ressembloit +des deux parts, mais le récit complet, et +que Scarron s'étoit à peu près borné à le mettre +en françois, sans même se donner la peine +de changer les noms des personnages. Ce n'est +pas tout. Quelle ne fut point ma surprise de découvrir, +dans le reste du même volume, les originaux +de deux autres nouvelles du <i>Roman comique</i>, +traduits par Scarron avec aussi peu de +gêne, et à peu près aussi littéralement! Il est +évident qu'en 1646, époque vers laquelle, selon +toute probabilité, il commença la composition +de son <i>Roman comique</i>, il avoit entre les +mains ce livre récent, qui lui avoit plu, et qu'il +avoit trouvé commode d'en détacher les trois +premières nouvelles pour les faire raconter à ses +personnages, au lieu d'en inventer lui-même ou +de les réunir dans un recueil à part.</p> + +<p>Maintenant procédons par ordre, et avec un +peu plus de détails. <i>L'Amante invisible</i> (<i>Rom. com.</i>, +I, 9) est simplement traduite, avec intercalation de +quelques phrases burlesques, de la troisième nouvelle +des <i>Alivios de Cassandra</i>, intitulée: <i>Los Efectos +que haze Amor</i>. Que le sujet de cette nouvelle +soit ou ne soit pas de Solorzano lui-même, je n'ai +point à m'en préoccuper ici. Quoique la littérature +espagnole compte à bon droit parmi les plus originales +de l'Europe, il n'en est pas moins vrai que +Solorzano, et beaucoup de ses contemporains, +Cervantes, Salas Barbadillo, Juan de Timoneda, +Tirso de Molina, etc., avoient largement puisé +dans les productions de l'Italie. Mais il me suffit +d'avoir retrouvé l'origine immédiate, sans vouloir +remonter à l'origine primitive: la question des +sources premières en littérature est encore plus +incertaine et plus obscure que celle des sources du +Nil.--Il est possible, probable même, que le +théâtre espagnol, qui a touché à tous les sujets, et +à qui celui-là devoit particulièrement plaire, l'ait +également traité. Du reste, Calderon a fait <i>la +Dama duende</i> (1629), imitée par Douville sous +le titre analogue de <i>l'Esprit follet</i> (1642)<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, où on +trouve, il faut l'avouer, fort peu de ressemblance, +sauf en un ou deux points de minime importance, +avec la nouvelle de Scarron<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. Calderon a fait également, +en 1635, <i>el Galan fantasma</i>; Lope, <i>la Discreta +enamorada</i>; enfin, Tirso de Molina, <i>la Celosa +de si misma</i>, dont les titres sont en rapport avec +celui de <i>l'Amante invisible</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> Pièce qui a été elle-même imitée par Hauteroche sous +le même titre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> Remarquons que d'Ouville a traduit de Solorzano <i>la +Garduna de Sevilla</i> (la Fouine de Séville, 1661). Il connaissoit +donc cet auteur, et, par conséquent, il est possible que, +dans son <i>Esprit follet</i>, il ait un peu songé aussi à la troisième +nouvelle des <i>Alivios</i>.</blockquote> + +<p><i>À trompeur trompeur et demi</i> (I, 22) n'est autre +chose, comme je l'ai dit plus haut, que la deuxième +nouvelle du même livre. Mais je dois mentionner, +en outre, comme ayant pu influer aussi, quoique +de beaucoup plus loin, sur Scarron, quelques pièces +de théâtre: <i>Trampa adelante</i><a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, de Moreto, à qui +notre auteur a également emprunté <i>el Marques de +Cigarral</i>, pour en faire <i>Don Japhet d'Arménie</i>; <i>Cautela +contra cautela</i>, de Tirso de Molina, et <i>Fineza +contra fineza</i>, de Calderon.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> Mais il faudroit que cette pièce, qui, je crois, a été +imprimée seulement en 1654, eût couru manuscrite plusieurs +années avant sa publication.</blockquote> + +<p><i>Les Deux Frères rivaux</i> (II, 19) constituent un +sujet qu'on trouve souvent traité dans notre théâtre +de la première partie du XVIIe siècle, époque +où nos auteurs prenoient à pleines mains dans la +littérature espagnole; et par cela seul sa filiation +se trouvoit clairement désignée. Beys a donné +en 1637 <i>Céline, ou les Frères rivaux</i>, tragédie; +Chevreau, en 1641, <i>les Véritables Frères rivaux</i>, +dont le sujet à quelque analogie générale avec +celui de Scarron; Scudéri, en 1644, <i>Arminius, +ou les Frères ennemis</i>, etc. La nouvelle de Scarron +est la traduction libre, mais où la plupart des noms +sont restés les mêmes, du premier récit des <i>Alivios +de Cassandra</i>, intitulé: <i>La Confusion de una +noche</i>. Ceux qui ont lu le récit de notre auteur +comprendront, en se rappelant la confusion qui +se fait entre les deux frères, la nuit, dans le jardin +de don Manuel, père de leur commune amante, +comment la nouvelle espagnole peut porter cette +étiquette, si différente de celle de la nouvelle françoise +qui en est tirée. N'oublions pas non plus que +Moreto a donné au théâtre <i>la Confusion de un +jardino</i>, dont le titre indique aussi une certaine +ressemblance de sujet. Enfin on trouve dans un +recueil de <i>Novelas morales</i> de don Diego Agreda +y Vargas <i>el Hermano indiscreto</i>, ou, comme dit +Baudouin, dans sa traduction (1621), <i>le Frère indiscret, +ou les Malheurs de la jalousie</i>; mais la ressemblance +s'arrête à peu près là, malgré quelques +personnages du même nom.</p> + +<p>Reste <i>le Juge de sa propre cause</i> (II, 14), qui, +cette fois, n'est pas tiré du livre de Solorzano. Au +premier coup d'oeil, même avant de l'avoir lu, +l'origine espagnole n'en sauroit être douteuse pour +qui se rappelle <i>le Médecin de son Honneur</i>, <i>le Geôlier +de soi-même</i>, et tous ces titres par rapprochements +et par antithèses que cette littérature affectionne. +Lope de Vega a fait <i>el Juez en su causa</i> +(V. <i>Las comedias del famoso</i>, etc., in-4, dern. +vol., Bibl. imp.)<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>; mais la source immédiate de +la nouvelle de Scarron doit être cherchée ailleurs: +c'est le 9e récit des <i>Novelas exemplares y amorosas</i>, +sorte de décaméron dû à la plume de dona Maria +de Zayas (Barcelone, Joseph Giralt; l'approbation +est de juin 1634): <i>el Juez de su causa</i>. Scarron a +fait plus qu'imiter un modèle; sauf quelques interversions +et quelques légers changements, portant +soit sur les noms, soit sur les détails, qu'il modifie +au goût du pays et de l'époque, il s'est borné à +traduire, et souvent avec la plus complète exactitude.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> Je trouve aussi, parmi les pièces de Calderon, <i>El +gran principe de Fez</i>, dont plusieurs personnages portent +les mêmes noms que ceux de Scarron, et dont l'action se passe +au Maroc, comme dans la première partie du <i>Juge de sa +propre cause</i> et dans beaucoup d'autres drames espagnols.</blockquote> + +<p>Voilà ce que Scarron a pris à l'Espagne dans +son <i>Roman comique</i>; tout cela, je crois, sauf le +<i>Voyage amusant</i>, n'avoit encore été signalé nulle +part. On y pourroit joindre peut-être quelques +courts passages, quelques réflexions, où l'on retrouve +tantôt une phrase du <i>Nouvel an dramatique</i> +de Lope, tantôt un ressouvenir de <i>Don Quichotte</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>, +dont il parle plusieurs fois, du reste, dans son Roman, +et dont les épisodes de la première partie surtout +semblent l'avoir inspiré, etc. Encore ces endroits, +fort rares en dehors des quatre nouvelles +épisodiques, sont-ils plutôt, j'en suis convaincu, +de brèves rencontres inspirées par une certaine +analogie de situation que des imitations réelles. +C'est, d'ailleurs, fort peu de chose dans l'ensemble +du livre, et le <i>Roman comique</i> proprement +dit est bien une composition originale, dont +on n'est pas en droit de ravir la gloire à Scarron.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Les titres de plusieurs chapitres, en particulier, semblent +calqués sur ceux de Cervantes. Tels sont ceux-ci, par +exemple: «Qui ne contient pas grand chose,--Qui contient +ce que vous verrez si vous prenez la peine de le lire,--Des +moins divertissants du présent volume, etc.»</blockquote> + +<p>Un certain nombre d'écrivains ont succombé +à la tentation de reprendre l'oeuvre interrompue +de Scarron et de l'achever. De là plusieurs +<i>Suites du Roman comique</i>, dont il est nécessaire +que nous disions quelques mots. La première est +celle que l'on désigne partout, dans les catalogues, +dans les histoires de la littérature, dans +les biographies, sous le nom d'A. Offray. Il y a là +une erreur que nous devons relever en passant. En +lisant la dédicace, on y trouve cette phrase, qui, +avec un peu d'attention, eût dû suffire pour avertir +de la méprise: «Mais, Monsieur, après avoir +agréé mon présent, ne jugerez-vous pas favorablement +de <i>mon</i> auteur, et le croirez-vous sans +mérite? <i>Ses expressions sont naturelles, son style +aisé; il étale partout un fond d'agrément qui lui tient +lieu de force</i>, etc.» Cela est parfaitement clair, il +me semble, et je m'étonne qu'aucun des éditeurs +précédents n'y ait fait attention. Le nom d'A. +Offray, qu'on lit au bas de cette dédicace, n'est +pas celui de l'auteur, mais du libraire, comme +il arrivoit souvent alors. Ce libraire, peu connu, +et que j'eusse peut-être cherché longtemps encore +sans grands résultats si M. Péricaud aîné +ne m'avoit mis sur la voie par une indication précise, +est bien certainement Antoine Offray, qui +édita à Lyon, en 1661, le <i>Sésostris</i> de Françoise +Pascal, in-12; en 1664, le <i>Vieillard amoureux ou +l'Heureuse feinte</i>, pièce comique de la même; la <i>Vie +de Calvin</i>, par Bolsec; la <i>Vie de Labadie</i>, par François +Mauduict (petit in-8), qu'il a dédié (on voit +qu'il avoit l'habitude des dédicaces) à Messieurs +de la Propagation de la foi. Il demeuroit au Change. +Il faut donc qu'on se décide à lui reprendre la +gloire d'une composition qui n'est pas à lui, pour la +reporter à un anonyme qui restera probablement +inconnu; et peut-être, au fond, cette question +de paternité littéraire ne mérite-t-elle pas, <i>dans +l'espèce</i>, de susciter de bien grandes recherches. +Ce n'est pas que cette suite soit absolument sans +valeur; elle est faite avec quelque verve et quelque +esprit, et l'auteur y a assez bien saisi le genre +de Scarron; mais, en tâchant de la mettre en +harmonie avec le reste de l'ouvrage et de se conformer +au <i>génie</i> de son modèle, dont il est loin +d'avoir la naturelle bonne humeur, il s'est rangé +parmi les imitateurs les plus serviles, et s'est volontairement +privé du libre usage de sa force de +création. Il se traîne à la remorque de Scarron, +répète et reprend ses inventions, y coud péniblement +les siennes, et tombe souvent dans de +bien plates et bien maladroites plaisanteries. Son +style surtout, qui contient des phrases d'un enchevêtrement +incroyable, est beaucoup plus lourd, +plus vieux et plus embarrassé.</p> + +<p>Cette troisième partie, dont on ne connoît pas +l'auteur, présente les mêmes obscurités quant à +sa première édition. Une phrase de l'<i>Avis au lecteur</i> +sembleroit faire entendre qu'elle remonte à +trois ans environ après la mort de Scarron, qui +eut lieu en 1660<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>; mais cette phrase est vague +et peut s'expliquer aussi bien d'une autre manière. +M. Brunet n'a découvert aucune trace +d'une édition plus ancienne que celle qui se +trouve dans le volume imprimé chez Wolfgang +(Amsterd., 1680); mais il est évident, d'après le +nom du libraire A. Offray, qui est Lyonnois, et la +dédicace à M. Boullioud, écuyer et conseiller +du roi en la sénéchaussée et siége présidial de +<i>Lyon</i>, qu'il a dû en paroître une autre édition auparavant +dans cette dernière ville. Or le catalogue +manuscrit de l'ancienne bibliothèque de +Saint-Vincent, au Mans, par le savant dom de +Gennes, porte la mention suivante: «Le Roman +comique (par M. Scarron), troisième et dernière +partie; Lyon, 1678, 1 vol. in-12.» Selon +toute probabilité, ce doit être là cette première +édition, qui, par malheur, n'est pas venue entre +les mains du bibliothécaire actuel, mais qu'il seroit +possible, sans doute, de retrouver à Lyon. +Avant cette date de 1678, le <i>Roman comique</i> de +Scarron est toujours annoncé dans les catalogues +en deux parties ou en deux volumes, ou au +moins rien n'y fait supposer dès lors une troisième +partie, une suite quelconque, et il seroit +assez étonnant qu'on l'eût toujours négligée à +cette époque, surtout si elle avoit suivi de si près +l'ouvrage de notre auteur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> Voici cette phrase: «Au reste, j'ai attendu longtemps +à la donner au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un +homme d'un mérite fort particulier y avoit travaillé sur les +Mémoires de l'auteur.... mais, <i>après trois années</i> sans en +avoir rien vu paroître, j'ai hasardé le mien.»</blockquote> + +<p>Il faut citer maintenant la suite de Preschac ou +Prêchac (car il a écrit son nom des deux manières), +fécond auteur de romans à titres étranges et cavaliers, +tels que <i>l'Héroïne mousquetaire</i>, qui rentre +dans notre cadre par la couleur bourgeoise, familière +et comique de quelques pages; <i>le Beau Polonais</i>, +<i>le Bâtard de Navarre</i>, etc. Prêchac a imité assez +bien, et non sans esprit, le genre de Scarron; +mais, au lieu de s'appliquer à poursuivre et à soutenir +ses caractères, il s'est rejeté de préférence +sur les petits côtés de l'oeuvre, sur les plaisanteries +et les farces vulgaires. La première édition +connue de cette suite est celle de Paris, Cl. Barbin, +1679, in-12 (catal. de la Bibl. imp.).</p> + +<p>Ce sont là les deux principales suites et les +plus célèbres, mais il y en a plusieurs autres encore. +Telle est la <i>Suite et conclusion du Roman +comique</i>, par M. D. L. (Amsterd., et se trouve à +Rouen, chez Le Boucher fils, et à Paris, chez +Pillot, 1771; mais nous ne sommes pas sûr que +ce soit là la première édition). Cette <i>conclusion</i>, +dont on peut voir l'analyse au deuxième volume +de la <i>Bibliothèque universelle des romans</i>, est d'un +genre tout à fait différent. L'avertissement prévient +que, sans vouloir imiter le style ni la manière +de Scarron, «on a suivi simplement l'histoire +de Destin et de mademoiselle de l'Étoile, +comme celle des deux personnages qui intéressent +le plus». Et en effet cette conclusion, d'une rare +inintelligence, a trouvé le moyen de transformer +l'oeuvre de notre auteur en un vrai <i>roman romanesque</i>, +bien sérieux, bien fade et bien ennuyeux.</p> + +<p>En ces derniers temps, M. Louis Barré a +donné dans une édition populaire (chez Bry, +1849) une suite et conclusion fort courte, et +n'ayant d'autre but que de dénouer tous les fils +entrecroisés, d'amener à terme tous les éléments +de péripéties et de reconnaissances finales préparés +par Scarron dans les deux premières parties. +Enfin, peut-être faut-il joindre encore à tous ces +noms celui de de La Croix<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, auteur de la <i>Guerre +comique, ou la Défense de l'Escole des femmes</i>, spirituelle +et judicieuse comédie en un acte, prose +et vers, 1664, ou plutôt dialogue en 5 disputes. +Le bibliophile Jacob, en mentionnant cette pièce +dans le catalogue Soleinne (fin du premier volume), +dit qu'il promettoit de mettre sous presse +une troisième partie du <i>Roman comique</i>, mais +qu'on ne sait s'il a tenu parole.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Suivant les uns, c'est C. S. Lacroix, avocat au Parlement, +auteur de la <i>Climène</i> (1628), de l'<i>Inconstance punie</i> +(1630); suivant d'autres, c'est un certain Pierre de Lacroix, +sur lequel on a peu de renseignements.</blockquote> + +<p>D'autres oeuvres portent le même titre, mais +dans un sens plus général, et sans se rattacher +directement à l'ouvrage de Scarron. Tel est, par +exemple, le <i>Supplément au Roman comique, ou +Mémoires pour servir à la vie de Jean Monnet, ci-devant +directeur de l'Opéra-Comique à Paris</i>, etc., +écrits par lui-même, 1773, Londres; in-12.</p> + +<p>Le <i>Roman comique</i> n'a pas inspiré seulement +des suites. En 1684, La Fontaine et Champmeslé +ont fait <i>Ragotin, ou le Roman comique</i>, comédie +en 5 actes, en vers, jouée sous le nom de ce dernier, +et qui n'eut pas beaucoup de succès. Ils ont +tâché d'y réunir les mots, les traits, les événements +les plus remarquables du livre de Scarron, +en ajoutant quelquefois à l'intrigue, et quelquefois +aussi en bouleversant l'ordre des incidents, +en échangeant dans certaines parties les rôles +de deux ou trois personnages. La pièce est intéressante +et habilement versifiée, mais elle contient +de trop longs récits; il a fallu trop y accumuler +les incidents comiques pour les faire +tenir dans les cinq actes, et elle manque un peu +de verve comique, surtout quand on vient de lire +notre auteur.</p> + +<p>En 1733, Le Tellier d'Orvilliers publia à Paris, +chez Christophe David, le <i>Roman comique +mis en vers</i>. C'étoit une étrange idée. Il avoit d'abord +fait paroître quelques fragments dans le <i>Mercure</i> +de décembre 1730, de janvier et février 1731, +et il fut encouragé à poursuivre. Ses vers octosyllabiques +suivent le texte original d'aussi près que +possible, et cette extrême exactitude, ce frivole +tour de force, est son plus grand mérite, si mérite +il y a. Quelques passages sont rendus avec +bonheur, mais on aimera toujours mieux les lire +dans la prose de Scarron que dans les vers de +Le Tellier.</p> + +<p>Il est inutile de poursuivre cette énumération +dans ses moindres détails. Ce que j'ai dit +suffit pour donner une idée de l'influence qu'a +exercée le <i>Roman comique</i> et des travaux divers +qu'il a suscités.</p> + +<p>Nous n'entrerons pas dans la bibliographie du +<i>Roman comique</i>, qui n'en finiroit pas. La première +partie parut pour la première fois en 1651, chez +Toussaint Quinet (le privilége est du 20 août +1650); la deuxième chez Guillaume de Luynes, +(Quinet étant mort dans l'intervalle), en 1657 +seulement, quoique le privilége soit du 18 décembre +1654. Cette première édition est fort rare; la +bibliothèque de l'Arsenal, seule à Paris, possède +la première édition de la première partie. Aussi +est-elle restée inconnue à la plupart des éditeurs +modernes, si bien même que fort peu de critiques +ou de biographes semblent en avoir connu la date +exacte, et, avant d'avoir eu les priviléges entre +les mains, je n'avois pu en rencontrer nulle part +une indication précise. Cette extrême rareté a entraîné +des conséquences plus ou moins graves, +par exemple des différences assez importantes +dans certains passages entre la première édition +et les éditions postérieures.</p> + +<p>Nous avons cru devoir joindre aux deux parties +de Scarron la suite dite d'A. Offray, parceque cette +suite, beaucoup plus répandue que les autres, +en est venue aujourd'hui à faire corps, pour ainsi +dire, avec le <i>Roman comique</i>, auquel elle est réunie, +et qu'elle complète, dans presque toutes les +éditions. C'est encore elle qui mérite le mieux cet +honneur. Du reste, cette troisième partie, où +l'auteur a abandonné, jusque dans les nouvelles +intercalées, les traditions espagnoles de Scarron, +abonde en allusions, en documents, en renseignements +de toute sorte sur le bon vieux temps, +et c'est surtout pour cela, plus que pour sa valeur +littéraire, que je l'ai annotée aussi soigneusement +que le livre de notre auteur.</p> + +<p>Si le lecteur trouve quelquefois les notes bien +nombreuses, bien graves, bien minutieuses, pour +un ouvrage de cette nature, qu'il ne se presse +pas trop de me condamner. Il y a deux espèces +de commentaires: celui qui s'attache aux chefs-d'oeuvre +pour en faire ressortir les qualités et les +défauts; celui qui s'attache surtout aux anciens +livres pour en débrouiller les allusions, éclairer +et compléter le texte par des rapprochements historiques +et littéraires, s'en servir, en un mot, +comme d'un thème, à faire connoître les moeurs, +les usages, les ouvrages, etc., oubliés: c'est ce +commentaire qui est particulier à la Bibliothèque +elzevirienne, et c'étoit le seul qui pût convenir +au <i>Roman comique</i>. Telle remarque qui paroîtra +peut-être d'une utilité fort contestable en elle-même +peut servir de point d'appui ou de repère +à d'autres plus importantes. Tout s'enchaîne dans +l'érudition, et c'est pour cela que rien n'y est +petit: car les petites choses, erreurs ou découvertes, +y conduisent à de plus grandes. J'ai cru +devoir, à propos du vieux théâtre, entrer brièvement +dans certains détails, que les érudits trouveront +parfois inutiles pour être trop connus; +mais je l'ai fait, d'abord parceque le <i>Roman comique</i> +s'adresse à un public plus étendu et moins +au courant de ces particularités, ensuite parceque +cet ouvrage, par sa nature même, appeloit +presque nécessairement tous ces détails: c'est +l'épopée bouffonne des comédiens, et tout ce qui +tient aux comédiens doit, à l'occasion, y trouver +naturellement sa place, plus et mieux qu'ailleurs.</p> + +<p>En finissant, je dois remercier les diverses personnes +qui m'ont aidé de leurs bienveillants conseils +dans une tâche d'autant plus difficile que, +n'ayant pas été précédé, je restois sans guide,--et +surtout M. Anjubault, bibliothécaire du Mans, +qui a mis son érudition à mon service avec une +parfaite obligeance: c'est de lui que je tiens une +bonne partie des renseignements locaux que j'ai +donnés dans mes notes, et je suis heureux de lui +en témoigner ici ma reconnoissance.</p> + +<p class="rig">VICTOR FOURNEL.</p><br><br><br><br> +<a name="part1" id="part1"></a> +<h4>LE</h4> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> + +<h5>DE</h5> + +<h3>Mr SCARRON</h3> + +<hr class="short"> + +<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3> + +<br><br><br> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p> + +<br><br> + +<h3>AU COADJUTEUR<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a></h3> + +<h4>C'EST TOUT DIRE.</h4> + +<p><img alt="" src="images/O.png">UI, MONSEIGNEUR,</p> + +<p><i>Votre nom seul porte avec soi tous les titres et tous +les eloges que l'on peut donner aux personnes les plus +illustres de notre siècle. Il fera passer mon livre pour +bon, quelque mechant qu'il puisse être; et ceux mêmes +qui trouveront que je le pouvois mieux faire seront +contraints d'avouer que je ne le pouvois mieux +dedier</i><a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. <i>Quand l'honneur que vous me faites de +m'aimer, que vous m'avez temoigné par tant de bontés +et tant de visites, ne porteroit pas mon inclination +à rechercher soigneusement les moyens de vous plaire, +elle s'y porteroit d'elle-même. Aussi vous ai-je destiné +mon roman dès le temps que j'eus l'honneur de +vous en lire le commencement, qui ne vous deplut +pas</i><a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>. <i>C'est ce qui m'a donné courage de l'achever +plus que toute autre chose, et ce qui m'empêche de +rougir en vous faisant un si mauvais present. Si vous +le recevez pour plus qu'il ne vaut, ou si la moindre +partie vous en plaît, je ne me changerois pas au +plus dispos homme de France. Mais, Monseigneur, +je n'oserois espérer que vous le lisiez; ce seroit trop +de temps perdu à une personne qui l'employe si utilement +que vous faites et qui a bien autre chose à +faire. Je serai assez recompensé de mon livre si vous +daignez seulement le recevoir, et si vous croyez sur ma +parole, puisque c'est tout ce qui me reste</i><a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, <i>que je +suis de toute mon ame,</i></p> + +<p><i>Monseigneur,<br> +Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,</i></p> + +<p class="rig">SCARRON.</p><br><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> Paul de Gondi, cardinal de Retz, un des nombreux +amis et protecteurs de Scarron, qu'il étoit venu voir bien des +fois dans sa petite maison pour causer familièrement avec lui +(V. plus bas, et <i>Lettres de Scarron</i>), et avec qui il s'étoit lié plus +intimement encore dans leur guerre commune contre Mazarin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> Tout le monde ne sera pas de cet avis. Quoique le <i>Roman +comique</i> fût l'ouvrage d'un bénéficier, il semble d'abord +étrange que cette première partie ait été dédiée au coadjuteur +d'un archevêque; mais celui-ci n'y regardoit pas de si +près, ni Scarron non plus. Du reste, vers la même époque, +et ce n'est pas le seul exemple, le <i>Recueil des poésies choisies</i>, +de Sercy, malgré plusieurs pièces plus que légères, paroissoit +sous la dédicace de l'abbé de Saint-Germain Beaupré, +aumônier du roi.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> Nous savons par Segrais (<i>Mém. anecd.</i>) que Scarron +avoit coutume d'essayer son Roman comique, comme il disoit, +en le lisant à ses visiteurs, et qu'il auguroit bien de +son succès futur en voyant qu'il faisoit rire de si habiles gens.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> Le <i>Segraisiana</i> dit qu'il n'avoit d'autre mouvement libre +que celui de la langue et de la main; mais lui-même fait +bien voir par plusieurs passages de ses oeuvres que ses mains +ne lui obéissoient pas toujours (<i>Épîtres à la comtesse de Fiesque</i>, +<i>à Pélisson</i>; <i>Seconde légende de Bourbon</i>). Scarron revient +sans cesse sur son infirmité, pour mieux exciter la +compassion de ses protecteurs. On sait qu'il en a tracé lui-même, +dans son épître à Sarrazin, et surtout dans l'avis +précédant sa <i>Relation véritable sur la mort de Voiture</i>, un +tableau plein de verve, qu'il est curieux de comparer à celui +qu'en a laissé Cyrano de Bergerac, son ennemi intime, dans +ses lettres <i>contre les Frondeurs</i>, et surtout <i>contre Ronscar</i>.</blockquote> + +<hr class="short"> +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/head05.png"></p> +<br><br> +<h2>AU LECTEUR SCANDALISÉ</h2> + + +<p class="mid"><i>Des fautes d'impression qui sont dans mon livre</i>.</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e ne te donne point d'autre <i>errata</i> de mon livre +que mon livre lui-même, qui est tout plein de +fautes<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>. L'imprimeur y a moins failli que moi, +qui ai la mauvaise coûtume de ne faire bien souvent +ce que je donne à imprimer que la veille du +jour que l'on l'imprime<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>; tellement, qu'ayant encore dans la +tête ce qu'il y a peu de temps que j'ai composé, je relis les +feuilles que l'on m'apporte à corriger à peu près de la même +façon que je recitois, au collége, la leçon que je n'avois pas +eu le temps d'apprendre: je veux dire, parcourant des yeux +quelques lignes et passant par dessus ce que je n'avois pas +encore oublié. Si tu es en peine de sçavoir pourquoi je me +presse tant, c'est ce que je ne te veux pas dire; et si tu ne +te soucies pas de le sçavoir, je me soucie encore moins de +te l'apprendre. Ceux qui sçavent discerner le bon et le mauvais +de ce qu'ils lisent reconnoîtront bientôt les fautes +que je n'aurai pas eté capable de faire, et ceux qui n'entendent +pas ce qu'ils lisent ne remarqueront pas que j'aurai +failli. Voilà, Lecteur benevole ou malevole, tout ce que j'ai à +te dire. Si mon livre te plaît assez pour te faire souhaiter de +le voir plus correct, achètes-en assez pour le faire imprimer +une seconde fois, et je te promets que tu le verras revu, +augmenté et corrigé<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> Le règlement donné aux libraires en 1649 se plaint fort vivement +de l'incorrection habituelle des livres publiés à Paris. Tous +ceux qui ont eu occasion de parcourir des éditions de cette époque +reconnoîtront que la plainte est fondée.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> C'est le mot de Trissotin: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">........................<i>Vous saurez</i></p> +<p class="i10"><i>Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.</i></p> +</div></div> + +<p>Au reste, les mots de ce genre sont communs parmi les auteurs +d'alors. Voiture disoit d'une de ses pièces dont on lui avoit demandé +copie que c'étoient les seuls vers qu'il eût écrits deux fois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> Scarron n'a pas tenu sa promesse. Quoique cette première +partie ait été réimprimée avant sa mort, elle n'a été, non plus que +la seconde, ni corrigée ni augmentée par l'auteur.</blockquote> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p> + +<br><br><br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p> +<br><br> + + +<h4>LE</h4> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> +<a name="ca1" id="ca1"></a> +<hr> + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="mid"><i>Une troupe de comediens arrive dans la ville<br> +du Mans.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e soleil avoit achevé plus de la moitié +de sa course, et son char, ayant +attrapé le penchant du monde, rouloit +plus vite qu'il ne vouloit. Si ses +chevaux eussent voulu profiter de la +pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restoit +du jour en moins d'un demi-quart d'heure, +mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne +s'amusoient qu'à faire des courbettes, respirant +un air marin qui les faisoit hannir et les avertissoit +que la mer etoit proche, où l'on dit que leur +maître se couche toutes les nuits<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>. Pour parler +plus humainement et plus intelligiblement, il etoit +entre cinq et six, quand une charrette entra dans +les halles du Mans<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>. Cette charrette etoit attelée +de quatre boeufs fort maigres, conduits par une +jument poulinière, dont le poulain alloit et venoit +à l'entour de la charrette, comme un petit fou +qu'il etoit. La charrette etoit pleine de coffres, de +malles et de gros paquets de toiles peintes qui +faisoient comme une pyramide, au haut de laquelle +paroissoit une demoiselle, habillée moitié +ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi +pauvre d'habits que riche de mine, marchoit à +côté de la charrette; il avoit une grande emplâtre +sur le visage, qui lui couvroit un oeil et la +moitié de la joue<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>, et portoit un grand fusil sur +son epaule, dont il avoit assassiné plusieurs pies, +geais et corneilles, qui lui faisoient comme une +bandoulière, au bas de laquelle pendoient par les +pieds une poule et un oison, qui avoient bien la +mine d'avoir eté pris à la petite guerre. Au lieu +de chapeau il n'avoit qu'un bonnet de nuit, entortillé +de jarretières de différentes couleurs; et cet +habillement de tête etoit une manière de turban +qui n'étoit encore qu'ebauché et auquel on n'avoit +pas encore donné la dernière main. Son pourpoint +etoit une casaque de grisette<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>, ceinte avec +une courroie, laquelle lui servoit aussi à soutenir +une epée qui etoit si longue qu'on ne s'en pouvoit +aider adroitement sans fourchette<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>. Il portoit +des chausses troussées à bas d'attache<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>, +comme celle des comediens quand ils représentent +un heros de l'antiquité<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>, et il avoit, au lieu +de souliers, des brodequins à l'antique, que les +boues avoient gâtés jusqu'à la cheville du pied.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> Cette entrée en matière, ironiquement emphatique, +comme celle du <i>Roman bourgeois</i> de Furetière, est évidemment +la parodie des exordes pompeux qu'on mettoit aux +grands romans de l'époque; peut-être même Scarron a-t-il +eu particulièrement en vue le début de la <i>Clélie</i>, de mademoiselle +de Scudéry, et de la <i>Cithérée</i>, de Gomberville. La seconde +partie commence aussi d'une façon tout à fait analogue. +Voyez également le début de <i>l'Heure du Berger</i> par C. +Le Petit, 1662, in-12; de la <i>Prison sans chagrin</i>, histoire +comiq. du temps, 1669, in-12, et dans le <i>Gage touché</i> de +Lenoble (2e journée), les premières lignes de la <i>Rencontre +ridicule</i>, qui semblent des ressouvenirs ou des imitations évidentes +de ce passage.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> Ces halles, en bois, construites en 1568, sur le côté S.-E. +de la place des Halles, à laquelle elles donnèrent son nom, +furent détruites en 1826, après la construction d'une nouvelle +halle en pierres.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> Ce genre de déguisement étoit fort en usage à cette +époque. Voy. les comédies de Regnard. Les Mém. de P. +Lenet (coll. Petitot, t. 53, p. 140), racontent que Henri IV s'y +prit de cette façon pour n'être pas reconnu dans une visite +d'amour. Bussy se déguisa aussi de la sorte dans son voyage en +Bourgogne, pendant la Fronde (<i>Mém.</i>, éd. in-12, t. 1, p. 199-201). +La plupart des Mémoires du temps sont remplis d'exemples +analogues.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> Petite étoffe grise, d'où est venu le mot de <i>grisette</i>, +pour désigner d'abord les femmes ainsi vêtues, puis, par extension, +celles de basse condition.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> Scarron veut parler ici d'un bâton terminé par un fer +fourchu, comme ceux dont on se servoit pour soutenir les +mousquets quand on vouloit ajuster.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> On appeloit bas d'attache des bas qu'on attachoit au +haut des chausses avec des rubans ou des aiguillettes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> Sorel, dans la <i>Maison des jeux</i> (Sercy, 1642, p. 453 +et suiv.), donne de curieux détails sur les accoutrements que +revêtoient de méchants comédiens, de Paris même, pour représenter +les héros de l'antiquité. «Apollon et Hercule y paroissoient +en chausses et en pourpoint.» etc. Dans la parodie +de la <i>Cléopâtre</i> de La Chapelle, au 4e acte du <i>Ragotin</i>, +de La Fontaine et Champmeslé, on lit: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">En quel état ici paroissez-vous, hélas!</p> +<p class="i10">Une reine d'Égypte en habit d'Espagnole!</p> +<p class="i10">On va vous prendre ainsi pour Jeanneton la folle.</p> +<p class="i30"> (IV, 2.)</p> +</div></div> + +<p>Un curieux passage du <i>Spectateur anglais</i> (1er volume) montre +qu'il en étoit encore de même un peu plus tard sur le +théâtre françois: «Les bergers y sont tout couverts de broderies... +J'y ai vu deux fleuves en bas rouges, et Alphée, +au lieu d'avoir la tête couverte de joncs, conter fleurettes +avec une belle perruque blonde et un plumet... Dans l'<i>Enlèvement +de Proserpine</i>, Pluton étoit équipé à la françoise.» +La scène espagnole n'étoit pas plus avancée. Dans son <i>Nouvel +art dramatique</i>, Lope dit que c'est une honte d'y voir un +Turc portant une collerette à l'européenne, et un Romain en +haut de chausses.</blockquote> + +<p>Un vieillard, vetu plus regulierement, quoique +très mal, marchoit à côté de lui. Il portoit sur +ses epaules une basse de viole, et, parcequ'il se +courboit un peu en marchant, on l'eût pris de +loin pour une grosse tortue qui marchoit sur les +jambes de derrière. Quelque critique murmurera +de la comparaison à cause du peu de proportion +qu'il y a d'une tortue à un homme; mais j'entends +parler des grandes tortues qui se trouvent dans +les Indes, et de plus je m'en sers de ma seule +autorité.</p> + +<p>Retournons à notre caravane. Elle passa devant +le tripot de la Biche<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, à la porte duquel +etoient assemblés quantité des plus gros bourgeois +de la ville. La nouveauté de l'attirail et le +bruit de la canaille qui s'etoit assemblée à l'entour +de la charrette furent cause que tous ces honorables +bourguemestres jetèrent les yeux sur nos +inconnus. Un lieutenant de prévôt, entr'autres, +nommé La Rappinière<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>, les vint accoster et leur +demanda avec une autorité de magistrat quels +gens ils etoient. Le jeune homme dont je vous viens +de parler prit la parole, et, sans mettre les mains +au turban (parceque de l'une il tenoit son fusil, +et de l'autre la garde de son epée, de peur qu'elle +ne lui battît les jambes), lui dit qu'ils etoient +François de naissance, comediens de profession; +que son nom de théâtre<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a> +<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a> étoit le Destin, celui +de son vieil camarade, la Rancune, et celui de la +demoiselle qui etoit juchée comme une poule +au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom +bizarre fit rire quelques uns de la compagnie, sur +quoi le jeune comedien ajouta que le nom de Caverne +ne devoit pas sembler plus etrange à des +hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la +Valée, la Roze ou l'Epine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> On appeloit <i>tripots</i> des lieux disposés pour le jeu de +paume. Furetière prétend dans son Dictionnaire que ce mot +vient de <i>tripudia</i>, parceque les baladins et sauteurs, comme +les comédiens, avoient coutume de louer les vastes et hautes +salles des tripots pour leurs représentations. Il y avoit à Paris +des théâtres établis dans des jeux de paume de la rue de +Seine, de la Vieille rue du Temple, de la rue Bourg-l'Abbé, +etc., et le 4 mars 1622 intervint une sentence défendant +à tous les <i>paumiers</i> de louer leurs salles à aucune troupe de +comédiens pour y représenter. L'hôtel de la Biche, qu'on a +vu jusqu'à ces derniers temps sur le côté méridional de la +place des Halles, au Mans, a été détruit il y a une douzaine +d'années.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> Suivant la clef manuscrite, citée dans la <i>Notice</i>, La +Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant du prévot +du Mans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" +name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55"> +(retour) </a> Les comédiens prenoient presque toujours un nom de +guerre en montant sur la scène. Poquelin, en changeant son +nom contre celui de Molière, n'avoit fait que suivre l'exemple +donné par les comédiens italiens et par ceux de l'hôtel de +Bourgogne. Quelques uns même avoient deux noms de théâtre: +Ainsi Hugues Guéru s'appeloit Fléchelles dans les pièces +nobles et Gautier-Garguille dans la farce; Legrand se nommoit +Belleville, ou Turlupin, etc. Ils portoient souvent, +comme les comédiens de Scarron, des noms expressifs, qui +pouvoient leur venir soit d'un sobriquet pur et simple, soit +de la nature de leurs rôles habituels. C'est ainsi qu'il y avoit +Gros-Guillaume, Bellerose, Beausoleil, le Capitan Matamore, +etc.</blockquote> + +<p>La conversation finit par quelques coups de +poings et jurements de Dieu que l'on entendit +au devant de la charrette: c'etoit le valet du +tripot qui avoit battu le charretier sans dire +gare, parceque ses boeufs et sa jument usoient +trop librement d'un amas de foin qui etoit devant +la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du +tripot, qui aimoit la comedie plus que sermon ni +vêpres, par une generosité inouïe en une maîtresse +de tripot, permit au charretier de faire +manger ses bêtes tout leur saoul. Il accepta l'offre +qu'elle lui fit, et, ce pendant que ses bêtes mangèrent, +l'auteur se reposa quelque temps et se +mit à songer à ce qu'il diroit dans le second chapitre.</p> +<a name="ca2" id="ca2"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="mid"><i>Quel homme etoit le sieur de la Rappinière.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e sieur de la Rappinière etoit lors le +rieur de la ville du Mans: il n'y a point +de petite ville qui n'ait son rieur; la +ville de Paris n'en a pas pour un, elle +en a dans chaque quartier, et moi-même, qui vous +parle, je l'aurois été du mien si j'avois voulu; +mais il y a long-temps, comme tout le monde +sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du +monde<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a> +<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>. Pour revenir au sieur de la Rappinière, +il renoua bientôt la conversation que les coups de +poing avoient interrompue, et demanda au jeune +comedien si leur troupe n'etoit composée que de +mademoiselle de la Caverne, de monsieur de la +Rancune et de lui. «Notre troupe est aussi complète +que celle du prince d'Orange ou de Son Altesse +d'Epernon<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a> +<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>, lui répondit-il; mais, par une +disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre +etourdi de Portier a tué un des fuseliers de l'intendant +de la province<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a> +<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>, nous avons eté contraints +de nous sauver, un pied chaussé et l'autre +nu, en l'equipage que vous nous voyez.--Ces +fuseliers de M. l'intendant en ont fait autant +à la Flèche, dit la Rappinière.--Que +le feu saint Antoine<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a> +<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a> les arde! dit la tripotière; +ils sont cause que nous n'aurons pas la comedie.--Il +ne tiendroit pas à nous, repondit le +vieux comedien, si nous avions les clefs de nos +coffres pour avoir nos habits, et nous divertirions +quatre ou cinq jours messieurs de la ville +devant que de gagner Alençon, où le reste de +la troupe a le rendez-vous.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" +name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56"> +(retour) </a> Scarron fait probablement allusion ici à sa cruelle infirmité. +En 1651, date de l'impression de cette première +partie, il y avoit plus de 12 ans qu'il en étoit atteint, car +lui-même a déterminé clairement cette époque dans plusieurs +pièces de vers (<i>À l'infante Descars</i>, <i>À madame de Hautefort</i>, +<i>À M. le Prince</i>, au début du <i>Typhon</i>.) Mais il se flatte en +disant qu'il avoit renoncé à toutes les vanités du monde, car, +malgré son mal, il étoit toujours le <i>rieur</i> en titre de son +quartier.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" +name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57"> +(retour) </a> Guillaume de Nassau, prince d'Orange, à qui Scarron +dédia un peu plus tard sa comédie de <i>l'Héritier ridicule</i>, et +dont il déplora la mort dans des <i>stances</i> d'un plus haut +style que d'ordinaire, lui avoit fait un présent, comme en +porte témoignage un long <i>remercîment</i> de celui-ci (1651). +La mention qu'il en fait dans cet endroit est peut-être un +nouvel acte de courtisan. Du reste, nous verrons dans ce +roman même (3e part., 8e ch.) que les comédiens françois +alloient représenter jusqu'en Hollande. Plusieurs princes +étrangers, entre autres l'électeur de Bavière, les ducs de +Savoie, de Brunswick et de Lunebourg, avoient ainsi des +troupes d'acteurs françois à leur service (Voy. Chappuzeau, +<i>Théâtre fr.</i>, 1674, in-12). Quant à Son Altesse d'Epernon, +son orgueil et sa magnificence bien connue peuvent servir à +appuyer ce que Scarron, par la bouche de Destin, dit ici de +sa troupe comique; c'est évidemment celle dont Molière étoit +directeur, qui, quelques années avant de passer à Lyon, en +1653, et d'aller trouver à Pézenas le prince de Conti, avoit +été accueillie avec faveur à Bordeaux par le duc d'Epernon +(<i>Mém. sur madame de Sévigné</i>, par Walcken., t. I, p. 492).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" +name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58"> +(retour) </a> Il arrivoit souvent alors des désordres et des accidents +du même genre, à la comédie, faute d'une surveillance et +d'une organisation suffisantes. Il est encore question plus +loin de troubles analogues (2e part., ch. 5). Guéret, dans le +<i>Parnasse réformé</i>, fait dire à La Serre qu'on tua quatre portiers +du théâtre la première fois que son <i>Thomas Morus</i> fut +joué. On peut voir dans Chappuzeau (<i>Théâtre français</i>) +combien le poste de portier de comédie étoit périlleux: «Les +portiers sont commis, dit-il, pour empêcher les désordres qui +pourroient survenir, et, pour cette fonction, avant les défenses +étroites du roi d'entrer sans payer (9 janv. 1673), +on faisoit choix d'un brave, etc.» Beaucoup de personnes +vouloient s'attribuer le droit de ne pas payer en entrant, et +c'étoient des rixes continuelles. On lit souvent dans le Registre +de La Grange des frais de pansement pour portiers blessés +(Taschereau, <i>Histoire de la troupe de Molière</i>, dans le journal +<i>l'Ordre</i>, 24 janv, 1850).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" +name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59"> +(retour) </a> Le feu Saint-Antoine, nommé aussi <i>feu infernal</i>, ou +<i>mal des ardents</i>, étoit une espèce de lèpre brûlante et épidémique +semblable à une flamme intérieure. Son nom de <i>Feu +Saint-Antoine</i> lui vient de ce que les reliques de saint Antoine, +lors de leur translation de la Palestine, au moyen +âge, avoient guéri plusieurs personnes atteintes de ce mal.</blockquote> + +<p>La reponse du comedien fit ouvrir les oreilles à +tout le monde. La Rappinière offrit une vieille robe +de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou +trois paires d'habits qu'elle avoit en gage, à Destin +et à la Rancune. «Mais, ajouta quelqu'un de la +compagnie, vous n'êtes que trois.--J'ai joué une +pièce moi seul, dit la Rancune, et ai fait en +même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je +parlois en fausset quand je faisois la reine; je +parlois du nez pour l'ambassadeur, et me tournois +vers ma couronne, que je posois sur une +chaise; et, pour le roi, je reprenois mon siége, ma +couronne et ma gravité, et grossissois un peu +ma voix; et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter +notre charretier et payer notre depense en +l'hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons +devant que la nuit vienne, ou bien nous +irons boire, avec votre permission, et nous reposer, +car nous avons fait une grande journée.</p> + +<p>Le parti plut à la compagnie, et le diable de la +Rappinière, qui s'avisoit toujours de quelque malice, +dit qu'il ne falloit point d'autres habits que +ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouoient +une partie dans le tripot, et que mademoiselle +de la Caverne, en son habit ordinaire, pourroit +passer pour tout ce que l'on voudroit en une comedie. +Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un +demi-quart d'heure les comédiens eurent bu chacun +deux ou trois coups, furent travestis, et l'assemblée, +qui s'etoit grossie, ayant pris place en +une chambre haute, on vit, derrière un drap sale +que l'on leva, le comedien Destin couché sur un +matelas, un corbillon<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a> +<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a> dans la tête, qui lui servoit +de couronne, se frottant un peu les yeux +comme un homme qui s'eveille, et recitant du +ton de Mondory le rôle d'Herode, qui commence +par:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Fantôme injurieux, qui trouble mon repos</i><a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a> +<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>,</p> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" +name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60"> +(retour) </a> C'est-à-dire le petit panier d'osier où on présentoit les +balles dans le jeu de paume.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" +name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61"> +(retour) </a> C'est le début de la <i>Marianne</i>, de Tristan l'Hermite, +pièce qui parut en même temps que le <i>Cid</i>, dont elle balança +le succès. Elle fut représentée par la troupe du Marais, +dont Mondory étoit le chef. Le rôle d'Hérode étoit le +triomphe de cet excellent comédien, un peu emphatique, +mais plein de force, de passion et d'intelligence; il le jouoit +avec tant d'ardeur et d'énergie, qu'un jour il fut surpris +d'une attaque d'apoplexie pendant la représentation, et qu'il +resta dès lors paralytique d'une partie du corps; mais il n'en +mourut pas, quoi qu'en aient dit Gueret, Bayle, et quelques +autres. «Quand Mondory jouoit la <i>Marianne</i>, de Tristan, +dit le père Rapin, le peuple n'en sortoit jamais que resveur +et pensif, faisant reflexion à ce qu'il venoit de voir, et penetré +à mesme temps d'un grand plaisir (<i>Réflexions sur la +Poét. XXIX</i>).</blockquote> + +<p>L'emplâtre qui lui couvroit la moitié du visage +ne l'empêcha point de faire voir qu'il etoit excellent +comedien. Mademoiselle de la Caverne fit +des merveilles dans les rôles de Marianne et de +Salomé; la Rancune satisfit tout le monde dans +les autres<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a> +<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a> rôles de la pièce, et elle s'en alloit être +conduite à bonne fin quand le diable, qui ne dort +jamais, s'en mêla, et fit finir la tragedie non pas +par la mort de Marianne et par les desespoirs +d'Hérode, mais par mille coups de poing, autant +de soufflets, un nombre effroyable de coups +de pieds, des juremens qui ne se peuvent compter, +et ensuite une belle information que fit faire +le sieur de la Rappiniere, le plus expert de tous +les hommes en pareille matière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" +name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62"> +(retour) </a> Marianne est la femme et Salomé la soeur d'Hérode; +elles paroissent ensemble sur la scène (II, 2). En dehors de +ces rôles et de celui d'Hérode, il en restoit plus de dix, +moins importants pour la plupart, que La Rancune devoit +remplir à lui seul.</blockquote> +<a name="ca3" id="ca3"></a> +<hr class="full"> +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="mid"><i>Le deplorable succès</i><a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a> +<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a> <i>qu'eut la comedie.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>ans toutes les villes subalternes du +royaume il y a d'ordinaire un tripot où +s'assemblent tous les jours les faineans +de la ville, les uns pour jouer, les autres +pour regarder ceux qui jouent. C'est là que +l'on rime richement en Dieu<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a> +<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>, que l'on epargne +fort peu le prochain, et que les absens sont assassinés +à coups de langue; on n'y fait quartier à +personne, tout le monde y vit de Turc à Maure, +et chacun y est reçu pour railler, selon le talent +qu'il en a eu du Seigneur. C'est en un de ces tripots +là, si je m'en souviens, que j'ai laissé trois +personnes comiques, recitant <i>la Marianne</i> devant +une honorable compagnie à laquelle presidoit le +sieur de la Rappinière. Au même temps qu'Herode +et Marianne s'entredisoient leurs verités<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a> +<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>, les deux +jeunes hommes de qui l'on avoit pris si librement +les habits entrèrent dans la chambre en +caleçons, et chacun sa raquette à la main; ils +avoient negligé de se faire frotter<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a> +<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>, pour venir entendre +la comedie. Leurs habits, que portoient +Herode et Pherore, leur frappèrent bientôt la +vue; le plus colère des deux, s'adressant au valet +du tripot: «Fils de chienne! lui dit-il, pourquoi +as-tu donné mon habit à ce bateleur?» Le +pauvre valet, qui le connoissoit pour un grand +brutal, lui dit en toute humilité que ce n'etoit +pas lui. «Et qui donc, barbe de cocu?» ajouta-t-il. +Le pauvre valet n'osoit en accuser la Rappinière +en sa présence; mais lui, qui etoit le plus +insolent de tous les hommes, lui dit en se levant +de sa chaise: «C'est moi; qu'en voulez-vous dire?--Que +vous êtes un sot», repartit l'autre, en +lui dechargeant un demesuré coup de sa raquette +sur les oreilles. La Rappinière fut si surpris d'être +prevenu d'un coup, lui qui avoit accoutumé d'en +user ainsi, qu'il demeura comme immobile, ou +d'admiration, ou parcequ'il n'etoit pas encore +assez en colère et qu'il lui en falloit beaucoup +pour se resoudre à se battre, ne fût-ce qu'à coups +de poings, et peut-être que la chose en fût demeurée +là, si son valet, qui avoit plus de colère +que lui, ne se fût jeté sur l'agresseur, en lui donnant +un coup de poing avec toutes ses circonstances +dans le beau milieu du visage, ensuite +une grande quantité d'autres où ils purent aller. +La Rappinière le prit en queue et se mit à travailler +sur lui en coups de poings comme un +homme qui a eté offensé le premier. Un parent +de son adversaire prit la Rappinière de la même +façon; ce parent fut investi par un ami de la Rappinière +pour faire diversion; celui-ci le fut d'un +autre, et celui-là d'un autre. Enfin tout le monde +prit parti dans la chambre; l'un juroit, l'autre injurioit, +tous s'entrebattoient; la tripotière, qui +voyoit rompre ses meubles, emplissoit l'air de +cris pitoyables. Vraisemblablement ils devoient +tous perir par coups d'escabeaux, de pieds et +de poings, si quelques uns des magistrats de la +ville qui se promenoient sous les halles avec le +senechal du Maine<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a> +<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>, des Essarts, ne fussent accourus +à la rumeur. Quelques uns furent d'avis +de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les combattans, +et le remède eût peut-être réussi; mais +ils se separèrent de lassitude, outre que deux +pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le +champ de bataille, mirent non pas une paix bien +affermie entre les combattans, mais firent accorder +quelques trèves pendant lesquelles on put +negocier, sans prejudice des informations qui se +firent de part et d'autre. Le comedien Destin fit +des prouesses à coups de poings dont on parle +encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en +ont raconté les deux jouvenceaux auteurs de la +querelle, avec lesquels il eut particulierement affaire, +et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité +d'autres du parti contraire qu'il mit hors de +combat du premier coup. Il perdit son emplâtre +durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avoit le +visage aussi beau que la taille riche. Les museaux +sanglans furent lavés d'eau fraîche, les collets +dechirés furent changés, on appliqua quelques +cataplasmes, et même l'on fit quelques points +d'aiguille. Les meubles furent aussi remis en leur +place, non pas du tout si entiers qu'alors qu'on +les derangea. Enfin, un moment après, il ne resta +plus rien du combat que beaucoup d'animosité, +qui paroissoit sur le visage des uns et des autres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" +name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63"> +(retour) </a> Dans le sens du latin <i>successus</i>: issue, résultat.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" +name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64"> +(retour) </a> On se rappelle le vers de Gresset: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Vous la rima fort richement en <i>tain</i>. +<p class="i20"> (<i>Vert-Vert</i>, ch. 4.) +</div></div> + +<p>Il avoit déjà dit avant:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Les bateliers juroient, +<p class="i10"><i>Rimoient en Dieu</i>. +<p class="i30"> (Ch. 3.) +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" +name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65"> +(retour) </a> Acte 3, sc. 3 et 4.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" +name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66"> +(retour) </a> «Les joueurs de paume se font frotter par les marqueurs +pour se nettoyer quand ils ont sué.» (Dict. de Furetière.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" +name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67"> +(retour) </a> Voir le <i>Dict.</i> de Furetière pour les diverses fonctions du +sénéchal. Le sénéchal du Maine étoit alors Tanneguy Lombelon, +baron des Essarts, chaud partisan des frondeurs et du +parlement, qui avoit succédé, en 1638, à J. B. L. de Beaumanoir, +baron de Lavardin. Le gouverneur de la ville étoit +M. de Tresmes.</blockquote> + +<p>Les pauvres comediens sortirent long-temps +après avec la Rappinière, qui verbalisa le dernier. +Comme ils passoient du tripot sous les Halles, +ils furent investis par sept ou huit braves, l'epée +à la main. La Rappinière, selon sa coutume, eut +grand'peur et pensa bien avoir quelque chose +de pis, si Destin ne se fût genereusement jeté au +devant d'un coup d'epée qui lui alloit passer au +travers du corps; il ne put pourtant si bien le +parer qu'il ne reçût une legère blessure dans le +bras. Il mit l'epée à la main en même temps, et +en moins de rien fit voler à terre deux epées, +ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur +les oreilles, et deconfit si bien messieurs de l'embuscade +que tous les assistans avouèrent qu'ils +n'avoient jamais vu un si vaillant homme. Cette +partie ainsi avortée avoit eté dressée à la Rappinière +par deux petits nobles, dont l'un avoit +epousé la soeur de celui qui commença le combat +par un grand coup de raquette, et vraisemblablement +la Rappinière etoit gâté sans le vaillant +defenseur que Dieu lui suscita en notre vaillant +comedien. Le bienfait trouva place en son coeur +de roche, et sans vouloir permettre que ces pauvres +restes d'une troupe delabrée allassent loger +en une hôtellerie, il les emmena chez lui, où le +charretier dechargea le bagage comique et s'en +retourna en son village.</p> +<a name="ca4" id="ca4"></a> +<hr class="full"> +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="mid"><i>Dans lequel on continue à parler du sieur<br> +la Rappinière, et de ce qui arriva<br> +la nuit en sa maison.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/M.png"></span>ademoiselle de la Rappinière<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a> +<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a> reçut +la compagnie avec grande civilité, +comme elle etoit la femme du monde +qui se soumettoit le plus facilement. +Elle n'etoit pas laide, quoique si maigre et si +sèche qu'elle n'avoit jamais mouché de chandelle +avec les doigts que le feu n'y prît. J'en +pourrois dire cent choses rares, que je laisse de +peur d'être trop long. En moins de rien les deux +dames furent si grandes camarades qu'elles s'entre-appellèrent +ma chère et ma fidèle. La Rappinière, +qui avoit de la mauvaise gloire autant que +barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât à +la cuisine et à l'office faire hâter le souper. C'etoit +une pure rodomontade: outre son vieil valet, +qui pansoit même ses chevaux, il n'y avoit dans +le logis qu'une jeune servante et une vieille boiteuse, +qui avoit du mal comme un chien. Sa vanité +fut punie par une grande confusion qui lui +arriva. Il mangeoit d'ordinaire au cabaret aux +depens des sots, sa femme et son train si reglé +etoient reduits au potage aux choux, selon la coutume +du pays<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a> +<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>. Voulant paroître devant ses hôtes +et les regaler, il pensa couler par derrière son +dos quelque monnoie à son valet pour aller querir +de quoi souper. Par la faute du valet ou du maître, +l'argent tomba sur la chaise où il etoit assis, +et puis de la chaise en bas. La Rappinière en devint +tout violet, sa femme en rougit, le valet en +jura, la Caverne en souffrit, la Rancune n'y prit +peut-être pas garde, et pour Destin, je n'ai pas +bien su l'effet que cela fit sur son esprit; l'argent +fut ramassé, et en attendant le souper on fit conversation. +La Rappinière demanda au Destin +pourquoi il se deguisoit le visage d'un emplâtre; +il lui dit qu'il en avoit bien du sujet, et que, se +voyant travesti par accident, il avoit voulu ôter +ainsi la connoissance de son visage à quelques +ennemis qu'il avoit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" +name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68"> +(retour) </a> On sait que le nom de Madame étoit réservé aux personnes +de condition noble. Le <i>de</i> placé devant un nom n'étoit +point, à beaucoup près, un signe infaillible de noblesse véritable, +jouissant des droits et des exemptions accordés à cet +état; il étoit souvent usurpé, souvent employé par politesse, +à l'égard des personnes qu'on vouloit honorer, ou qui étoient +élevées, par leur position, au dessus des bourgeois ordinaires. +Ainsi Jean <i>de</i> La Fontaine, malgré son <i>de</i>, étoit si peu noble +qu'en 1669 il fut condamné à une amende de 3,000 fr. +pour usurpation d'un titre qui ne lui appartenoit pas.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" +name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69"> +(retour) </a> Il paroît que c'est là aujourd'hui encore le mets favori +et le fonds des repas du paysan manceau (Pesche, <i>Dict. de +la Sarthe</i>, t. 3, p. 48).</blockquote> + +<p>Enfin le souper vint, bon ou mauvais. La Rappinière +but tant qu'il s'enivra; la Rancune s'en +donna aussi jusques aux gardes; Destin soupa +fort sobrement en honnête homme, la Caverne +en comedienne affamée, et mademoiselle de la +Rappinière en femme qui veut profiter de l'occasion, +c'est-à-dire tant qu'elle en fut devoyée. +Tandis que les valets mangèrent et que l'on +dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent +contes pleins de vanité. Destin coucha seul en +une petite chambre, la Caverne avec la fille +de chambre dans un cabinet, et la Rancune avec +le valet je ne sais où. Ils avoient tous envie de +dormir, les uns de lassitude, les autres d'avoir +trop soupé, et cependant ils ne dormirent guères, +tant il est vrai qu'il n'y a rien de certain en +ce monde. Après le premier sommeil, mademoiselle +de la Rappinière eut envie d'aller où les rois +ne peuvent aller qu'en personne. Son mary se reveilla +bientôt après; quoiqu'il fût bien soûl, il +sentit bien qu'il etoit tout seul. Il appela sa femme; +on ne lui repondit point. Avoir quelque soupçon, +se mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut +qu'une même chose. À la sortie de sa chambre, +il entendit marcher devant lui; il suivit quelque +temps le bruit qu'il entendoit. Au milieu d'une +petite galerie qui conduisoit à la chambre de +Destin, il se trouva si près de ce qu'il suivoit +qu'il crut lui marcher sur les talons; il pensa se +jeter sur sa femme et la saisit en criant: «Ah! putain!» +Ses mains ne trouvèrent rien, et, ses pieds +rencontrant quelque chose, il donna du nez en +terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quelque +chose de pointu. Il cria effroyablement: «Au meurtre! +on m'a poignardé!» sans quitter sa femme, +qu'il pensoit tenir par les cheveux et qui se debattoit +sous lui. À ses cris, ses injures et ses juremens, +toute la maison fut en rumeur et tout le +monde vint à son aide en même temps: la servante +avec une chandelle, la Rancune et le valet +en chemises sales, la Caverne en jupe fort mechante, +le Destin l'epée à la main, et mademoiselle +la Rappinière toute la dernière, qui fut bien +etonnée, aussi bien que les autres, de trouver son +mari tout furieux luttant contre une chèvre qui +allaitoit dans la maison les petits d'une chienne +qui etoit morte. Jamais homme ne fut plus confus +que la Rappinière. Sa femme, qui se douta +bien de la pensée qu'il avoit eue, lui demanda s'il +etoit fou. Il repondit, sans sçavoir quasi ce qu'il +disoit, qu'il avoit pris la chèvre pour un voleur; +le Destin devina ce qui en etoit; chacun regagna +son lit et crut ce qu'il voulut de l'aventure, et la +chèvre fut renfermée avec ses petits chiens.</p> +<hr class="full"> +<a name="ca5" id="ca5"></a> +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="mid"><i>Qui ne contient pas grand'chose.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e comedien la Rancune, un des principaux +heros de notre roman, car il n'y +en aura pas pour un dans ce livre-ci, +et, puisqu'il n'y a rien de plus parfait +qu'un heros de livre<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a> +<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>, demi-douzaine de heros +ou soi-disant tels feront plus d'honneur au mien +qu'un seul, qui seroit peut-être celui dont on parleroit +le moins, comme il n'y a qu'heur et malheur +en ce monde. La Rancune donc etoit de ces +misanthropes qui haïssent tout le monde et qui ne +s'aiment pas eux-mêmes, et j'ai su de beaucoup +de personnes qu'on ne l'avoit jamais vu +rire. Il avoit assez d'esprit et faisoit assez bien +de mechans vers<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a> +<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>; d'ailleurs homme d'honneur +en aucune façon, malicieux comme un vieil singe +et envieux comme un chien. Il trouvoit à redire +en tous ceux de sa profession: Belleroze etoit +trop affecté, Mondory trop rude, Floridor trop +froid<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a> +<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, et ainsi des autres; et je crois qu'il eût +aisement laissé conclure qu'il avoit eté le seul +comedien sans defaut, et cependant il n'etoit plus +souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avoit vieilli +dans le metier. Au temps qu'on etoit reduit aux +pièces de Hardy, il jouoit en fausset et sous le +masque les rôles de nourrice<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a> +<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a>; depuis qu'on +commença à mieux faire la comedie, il etoit le +surveillant du portier, jouoit les rôles de confidens, +ambassadeurs et recors, quand il falloit accompagner +un roi, assassiner quelqu'un ou donner +bataille; il chantoit une mechante taille aux +trios, et se farinoit à la farce<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a> +<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>. Sur ces beaux talens-là +il avoit fondé une vanité insupportable, +laquelle etoit jointe à une raillerie continuelle, +une medisance qui ne s'epuisoit point et une humeur +querelleuse qui etoit pourtant soutenue par +quelque valeur. Tout cela le faisoit craindre à ses +compagnons; avec le seul Destin il etoit doux +comme un agneau et se montroit raisonnable autant +que son naturel le pouvoit permettre. On a +voulu dire qu'il en avoit été battu; mais ce bruit-là +n'a pas duré long-temps, non plus que celui +de l'amour qu'il avoit pour le bien d'autrui jusqu'à +s'en saisir furtivement: avec tout cela le +meilleur homme du monde<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a> +<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>. Je vous ai dit, ce +me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière, +qui s'appeloit Doguin. Soit que le lit où +il coucha ne fût pas trop bon ou que Doguin ne +fût pas bon coucheur, il ne put dormir toute la +nuit. Il se leva dès le point du jour (aussi bien +que Doguin, qui fut appelé par son maître), et, +passant devant la chambre de la Rappinière, lui +alla donner le bon jour. La Rappinière reçut son +compliment avec un faste de prevôt provincial et +ne lui rendit pas la dixième partie des civilités +qu'il en reçut; mais, comme les comediens jouent +toutes sortes de personnages, il ne s'en emut +guères. La Rappinière lui fit cent questions sur +la comedie, et de fil en aiguille (il me semble +que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui +demanda depuis quand ils avoient le Destin dans +leur troupe, et ajouta qu'il etoit excellent comedien. +«Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Rancune. +Du temps que je jouois les premiers rôles, +il n'eût joué que les pages; comment sçauroit-il +un metier qu'il n'a jamais appris? Il y a fort peu +de temps qu'il est dans la comedie: on ne devient +pas comedien comme un champignon. Parcequ'il +est jeune, il plaît; si vous le connoissiez comme +moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au +reste, il fait l'entendu comme s'il etoit sorti de la +côte de saint Louis<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a> +<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>, et cependant il ne decouvre +point qui il est ni d'où il est, non plus qu'une +belle Cloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa +soeur, et Dieu veuille qu'elle le soit! Tel que je +suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris aux depens +de deux bons coups d'epée, et il en a eté si meconnoissant +qu'au lieu de me faire porter chez +un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les +boues je ne sçais quel bijou de diamans d'Alençon<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a> +<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a> +qu'il disoit lui avoir eté pris par ceux qui +nous attaquèrent.» La Rappinière demanda à la +Rancune comment ce malheur-là lui etoit arrivé. +«Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf», repondit +la Rancune. Ces dernières paroles troublèrent +extremement la Rappinière et son valet +Doguin; ils pâlirent et rougirent l'un et l'autre, et +la Rappinière changea de discours si vite et avec +un si grand desordre d'esprit que la Rancune +s'en etonna. Le bourreau de la ville et quelques +archers, qui entrèrent dans la chambre, rompirent +la conversation et firent grand plaisir à la Rancune, +qui sentoit bien que ce qu'il avoit dit avoit +frappé la Rappinière en quelque endroit bien +tendre, sans pouvoir deviner la part qu'il y pouvoit +prendre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" +name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70"> +(retour) </a> Scarron revient encore plus loin sur cette remarque +en disant fort justement que ces héros imaginaires «sont +quelquefois incommodes à force d'être trop honnêtes gens». +C'est là un reproche que les écrivains satiriques faisoient souvent +aux romans d'alors.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" +name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71"> +(retour) </a> Cette phrase, qui est, pour ainsi dire, passée en proverbe, +se retrouve à peu près textuellement dans la <i>Satire des +satires</i> de Boursault: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Je fais passablement de mechantes paroles,</p> +</div></div> + +<p>dit le marquis, et le chevalier lui répond:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Tu fais de mechants vers admirablement bien.</p> +<p class="i30"> (Sc. 3.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" +name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72"> +(retour) </a> Nous avons déjà parlé de Mondory (V. page 16), dont +Tallemant dit, ce qui fait comprendre le reproche de la +Rancune, qu'il «etoit plus propre à faire un heros qu'un +amoureux». Pierre le Messier, dit Belleroze, étoit un acteur +de l'hôtel de Bourgogne, remarquable dans les rôles tragiques, +bien que La Rancune le jugeât trop affecté, et que madame +de Montbazon lui trouvât l'air trop fade (<i>Mém. du card. +de Retz</i>). Tallemant s'exprime à peu près de même, le traitant +de «comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son +chapeau, de peur de gâter ses plumes». Floridor étoit un +comédien de la même troupe, qui avoit pourtant commencé +par faire partie de celle du Marais. Son vrai nom étoit Josias +de Soulas, sieur de Prinefosse. Il étoit fort aimé du public; +le roi le favorisoit, et Molière lui fit la grâce de ne pas le +nommer parmi les acteurs de l'hôtel de Bourgogne qu'il critique +dans <i>l'Impromptu de Versailles</i>. On peut voir le splendide +éloge qu'en a fait de Visé, dans sa critique de la <i>Sophonisbe</i> +de P. Corneille, où il le nomme «le plus grand comédien +du monde». Néanmoins, le satirique Tallemant, à +l'endroit même où il parle de Mondory et de Bellerose (Éd. +Monmerqué, in-8, t. 6), se rapproche encore du sentiment +de la Rancune: «C'est, dit-il, un médiocre comedien, quoi +que le monde en veuille dire. Il est toujours pâle.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" +name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73"> +(retour) </a> Le manque d'actrices sur les anciens théâtres étoit cause +qu'on avoit dû les remplacer par des acteurs dans certains +rôles de femmes, comme ceux de nourrices et de soubrettes; +ces derniers rôles, du reste, étoient presque toujours si licencieux +que des hommes seuls pouvoient s'en charger. Dès +lors le masque et la voix de fausset étoient nécessaires. On +nous a conservé les noms de quelques comédiens qui s'étoient +rendus particulièrement célèbres dans ce genre, entre autres +d'Alizon, qui jouoit à l'hôtel de Bourgogne dans la première +moitié du XVIIe siècle. Personne n'ignore que ce fut P. +Corneille qui, dans la <i>Galerie du Palais</i>, fit disparoître la +nourrice du théâtre en la remplaçant par la suivante. Dès lors +l'acteur se borna à certains rôles de vieilles et de ridicules, +tels que celui de la comtesse d'Escarbagnas. Cet usage ne +cessa entièrement au théâtre qu'après la retraite de Hubert +(avril 1685), qui avoit rempli avec beaucoup de succès plusieurs +de ces rôles de femmes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" +name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74"> +(retour) </a> C'étoit une habitude répandue parmi les acteurs qui +jouoient la farce: ainsi Gros-Guillaume, Jean-Farine, Jodelet, +et tous ceux qui avoient le visage naturellement mobile +et comique, s'enfarinoient; mais quelques uns, comme Guillot-Gorju, +Gautier-Garguille et Turlupin, préféroient se couvrir +d'un masque (<i>Hist. du Théât. franç.</i>, des frères Parfait); +on sait, par le témoignage de Villiers (<i>Vengeance des marquis</i>), +que Molière fit comme ces derniers, en jouant d'abord le rôle +de Mascarille des <i>Précieuses ridicules</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" +name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75"> +(retour) </a> C'est le: <i>au demeurant, le meilleur fils du monde</i>, de +Clément Marot.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" +name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76"> +(retour) </a> Molière a fait dire de même à madame Jourdain: «Est-ce +que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis?» +(<i>Bourg. gent.</i>, act. 3, sc. 12.) C'étoit une façon de parler fort +usitée alors, et dont on devine facilement le sens.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" +name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77"> +(retour) </a> On appeloit diamants d'Alençon de faux diamants qu'on +recueilloit aux environs de cette ville, dans un terrain plein +d'un sable fort luisant et de pierres grises et très dures. Quelques +uns de ces diamants atteignoient la grosseur d'un oeuf, +et ils étoient parfois aussi nets et aussi brillants que des diamants +véritables. (<i>Dict.</i> de Furetière.)</blockquote> + +<p>Cependant le pauvre Destin, qui avoit eté +si bien sur le tapis, etoit bien en peine: la Rancune +le trouva avec mademoiselle de la Caverne, +bien empêché à faire avouer à un vieil tailleur +qu'il avoit mal ouï et encore plus mal travaillé. +Le sujet de leur differend etoit qu'en dechargeant +le bagage comique, le Destin avoit +trouvé deux pourpoints et un haut-de-chausses +fort usés, qu'il les avoit donnés à ce vieil tailleur +pour en tirer une manière d'habit plus à la +mode que les chausses de page<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a> +<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a> qu'il portoit, et +que le tailleur, au lieu d'employer un des pourpoints +pour raccommoder l'autre et le haut de +chausses aussi, par une faute de jugement indigne +d'un homme qui avoit raccommodé des vieilles +hardes toute sa vie, avoit rhabillé les deux +pourpoints des meilleurs morceaux du haut-de-chausses; +tellement que le pauvre Destin, avec +tant de pourpoints et si peu de hauts-de-chausses, +se trouvoit reduit à garder la chambre ou à faire +courir les enfans après lui, comme il avoit fait +dejà avec son habit comique. La liberalité de la +Rappinière repara la faute du tailleur, qui profita +des deux pourpoints rhabillés, et le Destin fut regalé +de l'habit d'un voleur qu'il avoit fait rouer +depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva present, +et qui avoit laissé cet habit en garde à la servante +de la Rappinière, dit fort insolemment que l'habit +etoit à lui; mais la Rappinière le menaça de +lui faire perdre sa charge. L'habit se trouva assez +juste pour le Destin, qui sortit avec la Rappinière +et la Rancune. Ils dînèrent en un cabaret aux depens +d'un bourgeois qui avoit à faire de la Rappinière. +Mademoiselle de la Caverne s'amusa à +savonner son collet sale et tint compagnie à son +hôtesse. Le même jour, Doguin fut rencontré par +un des jeunes hommes qu'il avoit battus le jour +de devant dans le tripot, et revint au logis avec +deux bons coups d'epée et force coups de bâton; +et, à cause qu'il etoit bien blessé, la Rancune, +après avoir soupé, alla coucher dans une hôtellerie +voisine, fort lassé d'avoir couru toute la ville, +accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur +de la Rappinière, qui vouloit avoir raison de son +valet assassiné.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" +name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78"> +(retour) </a> Les chausses de page, appelées aussi <i>grègues</i>, <i>trousses</i>, ou +<i>culottes</i>, étoient des espèces de hauts-de-chausses d'ancienne +mode, serrés et plissés, et qui, abandonnés depuis le siècle +précédent, étoient réservés seulement aux pages.</blockquote> +<a name="ca6" id="ca6"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="mid"> +<i>L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que<br> +la Rancune donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une<br> +partie de la troupe; mort de Doguin,<br> +et autres choses memorables.</i> +</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune entra dans l'hôtellerie un +peu plus que demi-ivre. La servante +de la Rappinière, qui le conduisoit, dit +à l'hôtesse qu'on lui dressât un lit. +«Voici le reste de notre ecu<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a> +<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>, dit l'hôtesse; si +nous n'avions point d'autre pratique que celle-là, +notre louage seroit mal payé.--Taisez-vous, +sotte, dit son mari; monsieur de la Rappinière +nous fait trop d'honneur. Que l'on dresse un lit +à ce gentilhomme.--Voire qui en auroit, dit +l'hôtesse; il ne m'en restoit qu'un que je viens de +donner à un marchand du bas Maine.» Le marchand +entra là-dessus, et, ayant appris le sujet +de la contestation, offrit la moitié de son lit à +la Rancune, soit qu'il eût à faire à la Rappinière, +ou qu'il fût obligeant de son naturel. La Rancune +l'en remercia autant que sa secheresse de civilité +le put permettre. Le marchand soupa, l'hôte lui +tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier +deux fois pour faire le troisième et se mettre à +boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts, +pestèrent contre les maltôtiers<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a> +<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>, reglèrent +l'Etat, et se reglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte +tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa pochette +et demanda à compter, ne se souvenant plus +qu'il etoit chez lui. Sa femme et sa servante l'en +traînèrent par les epaules dans sa chambre, et le +mirent sur un lit tout habillé. La Rancune dit au +marchand qu'il etoit affligé d'une difficulté d'urine +et qu'il etoit bien fâché d'être contraint de +l'incommoder; à quoi le marchand lui repondit +qu'une nuit etoit bientôt passée. Le lit n'avoit +point de ruelle et joignoit la muraille; la +Rancune s'y jetta le premier, et, le marchand s'y +etant mis après en la bonne place, la Rancune +lui demanda le pot de chambre. «Et qu'en voulez-vous +faire? dit le marchand.--Le mettre +auprès de moi, de peur de vous incommoder», +dit la Rancune. Le marchand lui repondit qu'il +lui donnerait quand il en auroit à faire, et la Rancune +n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il +etoit au desespoir de l'incommoder. Le marchand +s'endormit sans lui repondre, et à peine commença-t-il +à dormir de toute sa force que le malicieux +comedien, qui etoit homme à s'eborgner +pour faire perdre un oeil à un autre, tira le pauvre +marchand par le bras, en lui criant: «Monsieur! +ho! Monsieur!» Le marchand, tout endormi, +lui demanda en bâillant: «Que vous plaît-il?--Donnez-moi +un peu le pot de chambre», +dit la Rancune. Le pauvre marchand se pencha +hors du lit, et, prenant le pot de chambre, le mit +entre les mains de la Rancune, qui se mit en devoir +de pisser, et, après avoir fait cent efforts ou +fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses +dents et s'être bien plaint de son mal, il rendit le +pot de chambre au marchand sans avoir pissé +une seule goutte. Le marchand le remit à terre, +et dit, ouvrant la bouche aussi grande qu'un four +à force de bâiller: «Vraiment, Monsieur, je vous +plains bien», et se rendormit tout aussitôt. La +Rancune le laissa embarquer bien avant dans +le sommeil, et, quand il le vit ronfler comme s'il +n'eût fait autre chose toute sa vie, le perfide l'eveilla +encore et lui demanda le pot de chambre +aussi mechamment que la première fois. Le marchand +le lui mit entre les mains aussi bonnement +qu'il avoit dejà fait, et la Rancune le porta à +l'endroit par où l'on pisse, avec aussi peu d'envie +de pisser que de laisser dormir le marchand. Il +cria encore plus fort qu'il n'avoit fait et fut deux +fois plus long-temps à ne point pisser, conjurant +le marchand de ne prendre plus la peine de lui +donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n'etoit +pas la raison et qu'il le prendrait bien. Le +pauvre marchand, qui eût lors donné tout son bien +pour dormir son soûl, lui repondit, toujours en +bâillant, qu'il en usât comme il lui plairoit, et remit +le pot de chambre en sa place. Ils se donnèrent +le bon soir fort civilement, et le pauvre +marchand eût parié tout son bien qu'il alloit faire +le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La +Rancune, qui sçavoit bien ce qui en devoit arriver, +le laissa dormir de plus belle; et, sans faire +conscience d'eveiller un homme qui dormoit si +bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de +l'estomac, l'accablant de tout son corps et avançant +l'autre bras hors du lit, comme on fait +quand on veut amasser quelque chose qui est à +terre. Le malheureux marchand, se sentant étouffer +et ecraser la poitrine, s'eveilla en sursaut! +criant horriblement: «Hé! morbleu! Monsieur, +vous me tuez!» La Rancune, d'une voix aussi +douce et posée que celle du marchand avoit eté +vehemente, lui repondit: «Je vous demande pardon, +je voulois prendre le pot de chambre.--Ah! +vertubleu, s'écria l'autre, j'aime bien mieux +vous le donner et ne dormir de toute la nuit. +Vous m'avez fait un mal dont je me sentirai toute +ma vie.» La Rancune ne lui repondit rien, et +se mit à pisser si largement et si roide que le +bruit seul du pot de chambre eût pu reveiller le +marchand. Il emplit le pot de chambre, benissant +le Seigneur avec une hypocrisie de scelerat. Le +pauvre marchand le felicitoit le mieux qu'il pouvoit +de sa copieuse ejaculation d'urine, qui lui +faisoit esperer un sommeil qui ne seroit plus interrompu, +quand le maudit la Rancune, faisant +semblant de vouloir remettre le pot de chambre +à terre, lui laissa tomber et le pot de chambre et +tout ce qui etoit dedans sur le visage, sur la +barbe et sur l'estomac, en criant en hypocrite: +«Hé! Monsieur, je vous demande pardon.» Le +marchand ne repondit rien à sa civilité; car, aussitôt +qu'il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant +comme un homme furieux et demandant de +la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable +de faire renier un theatin, lui disoit: «Voilà +Un grand malheur!» Le marchand continua ses +cris: l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les valets +y vinrent. Le marchand leur dit qu'on l'avoit fait +coucher avec un diable, et pria qu'on lui fît du +feu autre part. On lui demanda ce qu'il avoit; il +ne repondit rien, tant il etoit en colère, prit ses +habits et ses hardes, et s'alla secher dans la cuisine, +où il passa le reste de la nuit sur un banc, +le long du feu. L'hôte demanda à la Rancune ce +qu'il lui avoit foit. Il lui dit, feignant une grande +ingenuité: «Je ne sçais de quoi il se peut plaindre. +Il s'est eveillé et m'a reveillé, criant au meurtre: +il faut qu'il ait fait quelque mauvais songe +ou qu'il soit fou; et, de plus, il a pissé au lit.» +L'hôtesse y porta la main et dit qu'il etoit vrai, +que son matelas etoit tout percé, et jura son +grand Dieu qu'il le paieroit<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a> +<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>. Ils donnèrent le +bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit +aussi paisiblement qu'auroit fait un homme de +bien, et se recompensa de celle qu'il avoit mal +passée chez la Rappinière. Il se leva pourtant +plus matin qu'il ne pensoit, parceque la servante +de la Rappinière le vint querir à la hâte pour venir +voir Doguin, qui se mouroit et qui demandoit +à le voir devant que de mourir. Il y courut, bien +en peine de sçavoir ce que lui vouloit un homme +qui se mouroit et qui ne le connoissoit que du +jour precedent. Mais la servante s'etoit trompée; +ayant ouï demander le comedien au pauvre moribond, +elle avoit pris la Rancune pour le Destin, +qui venoit d'entrer dans la chambre de Doguin +quand la Rancune arriva, et qui s'y etoit enfermé, +ayant appris du prêtre qui l'avoit confessé +que le blessé avoit quelque chose à lui dire qu'il +lui importoit de sçavoir. Il n'y fut pas plus d'un +demi-quart d'heure que la Rappinière revint de la +ville, où il etoit allé dès la pointe du jour pour +quelques affaires. Il apprit en arrivant que son +valet se mouroit, qu'on ne lui pouvoit arrêter le +sang parcequ'il avoit un gros vaisseau coupé, et +qu'il avoit demandé à voir le comedien Destin +devant que de mourir. «Et l'a-t-il vu?» demanda +tout emu la Rappinière. On lui repondit qu'ils +etoient enfermés ensemble. Il fut frappé de ces +paroles comme d'un coup de massue, et s'en courut +tout transporté frapper à la porte de la chambre +où Doguin se mouroit, au même temps que +le Destin l'ouvroit pour avertir que l'on vînt secourir +le malade qui venoit de tomber en foiblesse. +La Rappinière lui demanda, tout troublé, ce que +lui vouloit son fou de valet. «Je crois qu'il rêve, +repondit froidement le Destin, car il m'a demandé +cent fois pardon, et je ne pense pas qu'il m'ait +jamais offensé; mais qu'on prenne garde à lui, car +il se meurt.» On s'approcha du lit de Doguin +sur le point qu'il rendoit le dernier soupir, dont +la Rappinière parut plus gai que triste. Ceux +qui le connoissoient crurent que c'etoit à cause +qu'il devoit les gages à son valet. Le seul Destin +sçavoit bien ce qu'il en devoit croire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" +name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79"> +(retour) </a> «Se dit de ceux qui surviennent en une compagnie, et +qu'on n'attendoit pas.» (Leroux, <i>Dict. comiq.</i>)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" +name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80"> +(retour) </a> Les plaintes, les imprécations de toute sorte, contre les +maltôtiers et les partisans, qui se livroient souvent à des +exactions et à des friponneries dont ils avoient à répondre devant +les chambres de justice, remplissent les écrits de l'époque +et les chansons manuscrites. V. La <i>Chasse aux larrons</i>, de +J. Bourgoing, in-8; les <i>Satires</i> de Courval-Sonnet et de +Gacon; beaucoup de <i>Mazarinades</i>; La Bruyère, <i>Des biens de +fortune</i>, etc., etc.--Maltôte vient de <i>malè tolta</i> (tollir mal), et +signifioit rigoureusement une imposition faite sans nécessité, +sans droit et sans fondement; on appliquoit souvent ce terme +aux subsides onéreux et extraordinaires, et même, par abus, +le peuple l'étendoit à toute imposition nouvelle. Les maltôtiers +étoient les financiers qui se chargeoient d'établir et de +faire marcher les maltôtes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" +name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81"> +(retour) </a> Segrais nous apprend que ce fut M. de Riandé, receveur +des décimes, personnage fort goutteux, qui «donna occasion» +à Scarron de raconter cette sale aventure du pot de chambre. +(<i>Mém. anecd.</i>)</blockquote> + +<p>Là-dessus deux hommes entrèrent dans le logis +qui furent reconnus par notre comedien pour +être de ses camarades, desquels nous parlerons +plus amplement au suivant chapitre.</p> +<a name="ca7" id="ca7"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<p class="mid"><i>L'aventure des brancards.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e plus jeune des comediens qui entrèrent +chez la Rappinière etoit valet de +Destin. Il apprit de lui que le reste de +la troupe etoit arrivé, à la reserve de +mademoiselle de l'Etoile, qui s'etoit demis un +pied à trois lieues du Mans. «Qui vous a fait venir +ici, et qui vous a dit que nous y etions? lui demanda +le Destin.--La peste, qui etoit à Alençon, +nous a empêchés d'y aller et nous a arrêtés à +Bonnestable<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a> +<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a>, repondit l'autre comedien, qui s'appeloit +l'Olive, et quelques habitans de cette ville +que nous avons trouvés nous ont dit que vous avez +joué ici, que vous vous etiez battu et que vous +aviez eté blessé. Mademoiselle de l'Etoile en est +fort en peine, et vous prie de lui envoyer un brancard<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a> +<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a>.» +Le maître de l'hôtellerie voisine, qui etoit +venu là au bruit de la mort de Doguin, dit qu'il y +avoit un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le +payât bien, qu'il seroit en etat de partir sur le midi, +porté par deux bons chevaux. Les comediens arretèrent +le brancard à un ecu, et des chambres +dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rappinière +se chargea d'obtenir du lieutenant general +permission de jouer, et, sur le midi, le Destin et +ses camarades prirent le chemin de Bonnestable. +Il faisoit un grand chaud. La Rancune dormoit +dans le brancard; l'Olive etoit monté sur le cheval +de derrière, et un valet de l'hôte conduisoit +celui de devant; le Destin alloit de son pied, un +fusil sur l'epaule, et son valet lui contoit ce qui +leur etoit arrivé depuis le Château du Loir<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a> +<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a> jusqu'à +un village auprès de Bonnestable, où mademoiselle +de l'Etoile s'etoit demis un pied en descendant +de cheval, quand deux hommes bien montés, +et qui se cachèrent le nez de leur manteau en +passant auprès de Destin, s'approchèrent du +brancard du côté qu'il etoit decouvert, et, n'y +trouvant qu'un vieil homme qui dormoit, le +mieux monté de ces deux inconnus dit à l'autre: +«Je crois que tous les diables sont aujourd'hui +dechaînés contre moi et se sont deguisés en brancards +pour me faire enrager.» Cela dit, il poussa +son cheval à travers les champs, et son camarade +le suivit. L'Olive appela le Destin, qui etoit +un peu eloigné, et lui conta l'aventure, en laquelle +il ne put rien comprendre et dont il ne +se mit pas beaucoup en peine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" +name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82"> +(retour) </a> Petite ville du Maine, sur la Dive, avec une forêt considérable.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" +name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83"> +(retour) </a> Un brancard étoit une sorte de lit portatif, destiné surtout +à voiturer les malades. Il étoit fait en forme de grande +civière, avec des cerceaux en berceau, qu'on pouvoit garnir +au besoin de matelas et de couvertures, et il étoit porté, comme +une litière, sur des mulets ou des chevaux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" +name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84"> +(retour) </a> Petite ville du Maine, à onze lieues environ du Mans.</blockquote> + +<p>À un quart de lieue de là, le conducteur du +brancard, que l'ardeur du soleil avoit assoupi, +alla planter le brancard dans un bourbier, +où la Rancune pensa se repandre. Les chevaux +y brisèrent leurs harnois, et il les en fallut +tirer par le cou et par la queue, après qu'on les +eut detelés. Ils ramassèrent les debris du naufrage +et gagnèrent le prochain village le mieux +qu'ils purent. L'equipage du brancard avoit +grand besoin de reparation. Tandis qu'on y travailla, +la Rancune, l'Olive et le valet de Destin +burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui +se trouva dans le village. Là-dessus il arriva un +autre brancard, conduit par deux hommes de +pied, qui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. À +peine fut-il arrivé qu'il en parut un autre, qui +venoit cent pas après du même côté. «Je +crois que tous les brancards de la province se +sont ici donné rendez-vous pour une affaire +d'importance ou pour un chapitre general, dit +la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent +leur conference, car il n'y a pas apparence qu'il +en arrive davantage.--En voici pourtant un +qui n'en quittera pas sa part», dit l'hôtesse. +Et, en effet, ils en virent un quatrième qui venoit +du côté du Mans. Cela les fit rire de bon +courage, excepté la Rancune, qui ne rioit jamais, +comme je vous ai déjà dit. Le dernier brancard +s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit +tant de brancards ensemble. «Si les chercheurs +de brancards que nous avons trouvés tantôt +etoient ici, ils auraient contentement, dit le +conducteur du premier venu.--J'en ai trouvé +aussi», dit le second. Celui des comediens dit +la même chose, et le dernier venu ajouta +qu'il en avoit pensé être battu. «Et pourquoi? +lui demanda le Destin.--À cause, lui repondit-il, +qu'ils en vouloient à une demoiselle qui +s'etoit demis un pied et que nous avons menée +au Mans. Je n'ai jamais vu des gens si colères; +ils se prenoient à moi de ce qu'ils n'avoient pas +trouvé ce qu'ils cherchoient.» Cela fit ouvrir les +oreilles aux comediens, et, en deux ou trois interrogations +qu'ils firent au brancardier, ils sçurent +que la femme du seigneur du village où +mademoiselle de l'Etoile s'etoit blessée lui avoit +rendu visite, et l'avoit fait conduire au Mans +avec grand soin.</p> + +<p>La conversation dura encore quelque temps +entre les brancards, et ils sçurent les uns des +autres qu'ils avoient eté reconnus en chemin +par les mêmes hommes que les comediens avoient +vus. Le premier brancard portoit le curé +de Domfront, qui venoit des eaux de Bellesme<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a> +<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a> +et passoit au Mans pour faire faire une consultation +de medecins sur sa maladie; le second +portoit un gentilhomme blessé qui revenoit +de l'armée. Les brancards se separèrent. +Celui des comediens et celui du curé de +Domfront retournèrent au Mans de compagnie, +et les autres où ils avoient à aller. Le curé malade +descendit en la même hôtellerie des comediens, +qui etoit la sienne. Nous le laisserons +reposer dans sa chambre, et verrons, dans le suivant +chapitre, ce qui se passoit en celle des +comediens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" +name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85"> +(retour) </a> Petite ville du Perche, à trois lieues sud de Mortagne, +qui possède des eaux minérales.</blockquote> +<a name="ca8" id="ca8"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires<br> +à sçavoir pour l'intelligence du present livre.</i> +</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a troupe comique etoit composée de +Destin, de l'Olive et de la Rancune, +qui avoient chacun un valet pretendant +à devenir un jour comedien en chef. +Parmi ces valets, il y en avoit quelques uns qui +recitoient dejà sans rougir et sans se defaire<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a> +<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>. +Celui de Destin, entre autres, faisoit assez bien, +entendoit assez ce qu'il disoit et avoit de l'esprit. +Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle +de la Caverne recitoient les premiers +rôles; la Caverne representoit les reines et les +mères et jouoit à la farce<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a> +<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a>. Ils avoient de plus un +poète, ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques +d'epiciers du royaume etoient pleines de ses +oeuvres<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a> +<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a>, tant en vers qu'en prose. Ce bel esprit +s'etoit donné à la troupe quasi malgré elle, et, +parcequ'il ne partageoit point et mangeoit quelque +argent avec les comediens, on lui donnoit +les derniers rôles, dont il s'acquittoit très mal<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a> +<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a>. On +voyoit bien qu'il etoit amoureux de l'une des deux +comediennes; mais il etoit si discret, quoiqu'un +peu fou, qu'on n'avoit pu decouvrir encore laquelle +des deux il devoit suborner sous esperance +de l'immortalité. Il menaçoit les comediens de +quantité de pièces, mais il leur avoit fait grâce +jusqu'à l'heure; on savoit seulement par conjecture +qu'il en faisoit une intitulée Martin Luther, +dont on avoit trouvé un cahier, qu'il avoit pourtant +desavoué, quoiqu'il fût de son ecriture<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a> +<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" +name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86"> +(retour) </a> C'est-à-dire sans se déconcerter, sans perdre contenance.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" +name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87"> +(retour) </a> Cette réunion de rôles si divers joués par un même acteur +étoit alors fort commune, même parmi les plus célèbres +comédiens. Ainsi, pour ne citer qu'eux, les farceurs Gautier-Garguille +et Turlupin étoient également distingués dans la +tragédie. (V. plus haut, note 2 de la page 11, ch. I.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" +name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88"> +(retour) </a> On retrouvera souvent cette plaisanterie chez Boileau +quand il parle de ces auteurs + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Dont les vers en paquet se vendent à la livre,</p> +</div></div> + +<p>et qu'on voit</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Suivre chez l'épicier Neuf-Germain et La Serre, etc.</p> +<p class="i30"> (Sat. 9.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" +name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89"> +(retour) </a> Il n'étoit pas rare alors de voir des poètes à la solde des +troupes comiques. Ils les suivoient dans leurs excursions, +soit pour les fournir de pièces ou pour modifier les comédies +du répertoire suivant les désirs des acteurs et les besoins du +moment, soit pour diriger les représentations. Ce fut ainsi +que Hardy fit ses six cents pièces, et Tristan l'Hermite nous +a raconté, dans sa curieuse autobiographie, la façon cavalière +dont messieurs les comédiens traitoient leur poète ordinaire +pour la moindre peccadille, ne fût-ce que pour avoir refusé de +jouer à la boule avec eux pendant qu'il composoit des vers. +Quelques uns de ces poètes étoient en même temps acteurs, +comme Molière le fut plus tard. Les troupes ambulantes d'Espagne +avoient aussi leur poète, et il y en a un dans le <i>Voyage +amusant</i> de Rojas de Villandrado, ce <i>Roman comique</i> espagnol.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" +name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90"> +(retour) </a> Suivant la clef manuscrite citée dans notre notice, l'original + du portrait du poète Roquebrune auroit été M. de Moutières, +bailli de Touvoy (juridiction de Mgr l'évêque du +Mans).</blockquote> + +<p>Quand nos comediens arrivèrent, la chambre +des comediennes etoit dejà pleine des plus echauffés +godelureaux de la ville, dont quelques uns +etoient dejà refroidis du maigre accueil qu'on +leur avoit fait. Ils parloient tous ensemble de la +comedie, des bons vers, des auteurs et des romans: +jamais on n'ouït plus de bruit en une chambre, +à moins que de s'y quereller. Le poète, sur +tous les autres, environné de deux ou trois qui +devoient être les beaux esprits de la ville, se +tuoit de leur dire qu'il avoit vu Corneille, qu'il +avoit fait la debauche avec Saint-Amant et Beys, +et qu'il avoit perdu un bon ami en feu Rotrou<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a> +<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a>. +Mademoiselle de la Caverne et mademoiselle Angelique, +sa fille, arrangeoient leurs hardes avec +une aussi grande tranquillité que s'il n'y eût eu +personne dans la chambre. Les mains d'Angelique +etoient quelquefois serrées ou baisées, car les +provinciaux sont fort endemenés et patineurs<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a> +<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a>; +mais un coup de pied dans l'os des jambes, un +soufflet ou un coup de dent, selon qu'il etoit à +propos, la delivroient bientôt de ces galans à +toute outrance. Ce n'est pas qu'elle fût devergondée, +mais son humeur enjouée et libre l'empêchoit +d'observer beaucoup de ceremonies; d'ailleurs +elle avoit de l'esprit et etoit très honnête +fille. Mademoiselle de l'Etoile etoit d'une humeur +toute contraire: il n'y avoit pas au monde +une fille plus modeste et d'une humeur plus douce; +et elle fut lors si complaisante qu'elle n'eut +pas la force de chasser tous ces gracieuseux hors +de sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au +pied qu'elle s'etoit demis, et qu'elle eût grand besoin +d'être en repos. Elle etoit tout habillée sur +un lit, environnée de quatre ou cinq des plus +doucereux, etourdie de quantité d'equivoques +qu'on appelle pointes dans les provinces<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a> +<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>, et +souriant bien souvent à des choses qui ne lui plaisoient +guère. Mais c'est une des grandes incommodités +du metier, laquelle, jointe à celle d'être +obligé de pleurer et de rire lorsque l'on a envie +de faire toute autre chose, diminue beaucoup le +plaisir qu'ont les comediens d'être quelquefois +empereurs et imperatrices, et être appelés beaux +comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié, +et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur +le theâtre et que leurs cheveux et leurs dents fassent +une partie de leurs hardes. Il y a bien d'autres +choses à dire sur ce sujet; mais il faut les +menager et les placer en divers endroits de mon +livre pour diversifier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" +name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91"> +(retour) </a> On connoît Saint-Amant et Rotrou. Charles Beys (1610-1659), +poète, auteur de quelques comédies, entre autres de +<i>l'Hôpital des fous</i>, maître et ami de Scarron, qui a fait des +vers pour mettre en tête de ses ouvrages, est moins connu. +Loret, d'accord avec notre auteur sur les dispositions de Beys +pour la débauche, nous dit, dans sa <i>Muse historique</i> (4 octobre +1659), qu'il <i>faisoit gloire</i> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">De bien manger et de bien boire, +</div></div> + +<p>et il ajoute:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Beys, qui n'eut jamais vaillant un jacobus,</p> +<p class="i14"> Courtisa Bacchus et Phoebus,</p> +<p class="i14"> Et leurs lois, voulut toujours suivre.</p> +<p class="i10">Bacchus en usa mal, Phoebus en usa bien;</p> +<p class="i10">Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien:</p> +<p class="i10">Si l'un l'a fait mourir, l'autre l'a fait revivre.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" +name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92"> +(retour) </a> <i>Endémenés</i>, lubriques, à peu près le même sens que +<i>patineurs</i>. Voir, si l'on en est curieux, pour la justification +de cette dernière épithète, <i>Dict.</i> de Furetière, art. <i>Patin</i>, et +Dict. de Bayle, art. <i>Le Pays</i>, note 7. C'est un terme que +Scarron aime; il y revient encore plus loin (ch. 10), ainsi +que dans deux vers bien connus de l'<i>Épître chagrine</i> à M. +d'Albret, qu'on a souvent attribués au chevalier de Boufflers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" +name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93"> +(retour) </a> Scarron, qui n'étoit pas toujours fort sévère sur le choix +de ses bouffonneries, n'aimoit pourtant pas les pointes, bien +qu'elles fussent grandement à la mode dans la première moitié +du XVIIe siècle, surtout parmi les écrivains burlesques. Aussi +Cyrano, le classique du genre, lui reproche-t-il d'en être +«venu à ce point de bestialité..... que de bannir les pointes +de la composition des ouvrages.» (<i>Lettre contre Ronscar.</i>)</blockquote> + +<p>Revenons à la pauvre mademoiselle de l'Etoile, +obsedée de provinciaux, la plus incommode nation +du monde, tous grands parleurs, quelques +uns très impertinens, et entre lesquels il s'en +trouvoit de nouvellement sortis du collège. Il y +avoit entre autres un petit homme veuf, avocat +de profession, qui avoit une petite charge dans +une petite juridiction voisine. Depuis la mort de +sa petite femme, il avoit menacé les femmes de la +ville de se remarier et le clergé de la province de +se faire prêtre, et même de se faire prelat à beaux +sermons comptans. C'etoit le plus grand petit fou +qui ait couru les champs depuis Roland<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a> +<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a>. Il avoit +etudié toute sa vie, et, quoique l'étude aille +à la connoissance de la verité, il etoit menteur +comme un valet, presomptueux et opiniâtre +comme un pedant<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a> +<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>, et assez mauvais poète +pour être etouffé s'il y avoit de la police dans le +royaume<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a> +<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a>. Quand le Destin et ses compagnons +entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur dire, +sans leur donner le temps de se reconnoître, une +pièce de sa façon intitulée: Les faits et les gestes +de Charlemagne, en vingt-quatre journées<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a> +<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a>. +Cela fit dresser les cheveux en la tête à tous les +assistans, et le Destin, qui conserva un peu de +jugement dans l'epouvante generale où la proposition +avoit mis la compagnie, lui dit en souriant +qu'il n'y avoit pas apparence de lui donner +audience devant le souper. «Eh bien! ce dit-il, +je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un +livre espagnol<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a> +<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a> qu'on m'a envoyé de Paris, dont +je veux faire une pièce dans les règles.» On +changea de discours deux ou trois fois pour se +garantir d'une histoire que l'on croyoit devoir +être une imitation de Peau-d'Ane<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a> +<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>; mais le petit +homme ne se rebuta point, et, à force de recommencer +son histoire autant de fois que l'on l'interrompoit, +il se fit donner audience, dont on ne +se repentit point, parceque l'histoire se trouva +assez bonne et dementit la mauvaise opinion que +l'on avoit de tout ce qui venoit de Ragotin (c'etoit +le nom du godenot<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a> +<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a>). Vous allez voir cette +histoire dans le suivant chapitre, non telle que +la conta Ragotin, mais comme je la pourrai +conter d'après un des auditeurs qui me l'a apprise. +Ce n'est donc pas Ragotin qui parle, c'est +moi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" +name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94"> +(retour) </a> Allusion aux folies de Roland, dans le poème de l'Arioste.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" +name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95"> +(retour) </a> Voilà un trait bien inoffensif, si on le compare à beaucoup +d'autres, de la haine particulière de l'époque contre +le pédant. C'étoit un des types favoris de la vieille comédie +et du roman satirique au XVIIe siècle, où on l'avoit en horreur, +comme plus tard le bourgeois. Larivey, Cyrano, Rotrou, +Molière, Scarron lui-même (dans les <i>Boutades du capitan +Matamore</i>), etc., l'ont mis en scène, avec une verve impitoyable, +sous les traits d'un personnage sale, laid, avare, ridicule +de tout point. Qu'on se souvienne aussi du Sidias de Théophile +dans les <i>Fragments d'une histoire comique</i>, de l'Hortensius +du <i>Francion</i> de Sorel, du <i>Barbon</i> de Balzac et du +<i>Mamurra</i> de Ménage, qui s'attaque autant au pédant qu'au +parasite dans la personne de Montmaur. Les précieuses elles-mêmes, +ces pédantes du beau sexe, faisoient voeu de haïr +les pédants, et, un peu plus tard, Richelet introduisoit cette +définition dans son dictionnaire: «Pédant, mot qui vient du +grec et qui est injurieux... De tous les animaux domestiques +à deux pieds qu'on appelle vulgairement pédans, du Clérat +est le plus misérable et le plus cancre.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" +name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96"> +(retour) </a> Cf. les vers de Boileau sur les oeuvres des méchants +poètes: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,</p> +<p class="i10">Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,</p> +<p class="i10">Retranché les auteurs ou supprimé la rime.</p> +<p class="i30"> (Sat. 9.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" +name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97"> +(retour) </a> Ne seroit-ce point là une épigramme indirecte contre +quelques immenses pièces de théâtre du temps, par exemple, +<i>les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée</i>, par +Hardy, en huit poèmes dramatiques (1601), et d'autres un +peu moins longues, mais d'une belle taille encore? Après la +mort de Gustave-Adolphe, on joua en Espagne (1633), devant +le roi et la reine, un drame sur ce sujet (<i>la Mort du +roi de Suède</i>), dont la représentation dura douze jours (<i>Gaz. +de Fr.</i> du 12 février 1633).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" +name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98"> +(retour) </a> Effectivement, la nouvelle qui suit est tirée des <i>Alivios +de Cassandra</i> de Solorzano; c'est la traduction du troisième +récit de ce livre: <i>los Efectos que haze amor</i>, (V. notre +notice.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" +name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99"> +(retour) </a> Il ne s'agit point ici, bien entendu, du conte de Perrault, +qui ne parut pour la première fois qu'en 1694. M. +Walckenaër, dans ses <i>Lettr. sur l'orig. de la féerie et des +contes de fées attribués à Perrault</i> (1826, in-12), a démontré +clairement que la légende de <i>Peau d'Ane</i> étoit d'une origine +beaucoup plus ancienne, et qu'elle étoit fort populaire +déjà,--sans qu'on puisse la retrouver expressément dans aucun +écrit,--avant que Perrault l'eût empruntée aux récits +des nourrices pour la rédiger à sa manière, d'abord en vers, +puis en prose. Beaucoup d'auteurs, du reste, ont parlé de +<i>Peau-d'Ane</i> bien avant 1694: le cardinal de Retz dans ses +<i>Mémoires</i>, Boileau dans sa <i>Dissertation sur Joconde</i> (1669), +Molière dans <i>le Malade imaginaire</i> (act. 2, sc. 1.), La Fontaine +dans <i>le Pouvoir des Fables</i>, Scarron non seulement dans le +<i>Roman comique</i>, mais dans son <i>Virgile travesti</i> (liv. 2), Perrault +lui-même dans son <i>Parallèle des anciens et des modernes</i> +(1688). Quelques uns ont cru qu'il s'agissoit de la +130e nouvelle de Bonaventure des Périers; mais il suffit +d'avoir jeté un coup d'oeil sur ce conte, aussi court qu'insignifiant, +pour s'assurer qu'il n'a pu avoir cette popularité et +que ce n'est pas de là que Perrault a tiré le sien.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" +name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100"> +(retour) </a> Ragotin est évidemment un diminutif de <i>ragot</i>, qui signifioit +un petit homme, mal bâti, gros, court et membru. +Il y a eu aussi à Paris, sous Louis XII et François Ier, un +mendiant bouffon du nom de Ragot. On trouve encore dans +Tallemant le mot <i>ragoter</i>, dans le sens de gronder avec +mauvaise humeur (<i>Histor. de Niert</i>). Quant au mot <i>godenot</i>, +il désignoit au propre un petit morceau de bois ayant la +figure d'un marmouzet, et dont se servoient les joueurs de +gobelets pour amuser le menu peuple, et au figuré les personnages +mal dégrossis et d'un physique ridicule (<i>Dict. com.</i> +de Leroux). Les chroniqueurs manceaux nous apprennent que +René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, qui +mourut en 1707, servit de modèle à Scarron pour le type de +Ragotin (<i>Almanach manç.</i>, 1767; Lepaige, <i>Dict. du Mans</i>).</blockquote> +<a name="ca9" id="ca9"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="mid"><i>Histoire de l'amante invisible.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>om Carlos d'Aragon etoit un jeune gentilhomme +de la maison dont il portoit +le nom. Il fit des merveilles de sa +personne dans les spectacles publics +que le vice-roi de Naples donna au peuple aux +noces de Philippe second, troisième ou quatrième, +car je ne sais pas lequel. Le lendemain d'une +course de bague dont il avoit emporté l'honneur, +le vice-roi permit aux dames d'aller par la +ville deguisées et de porter des masques à la +françoise<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a> +<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>, pour la commodité des étrangères que +ces rejouissances avoient attirées dans la ville. +Ce jour-là, dom Carlos s'habilla le mieux qu'il +put, et se trouva avec quantité d'autres tyrans +des coeurs dans l'eglise de la galanterie<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a> +<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>. On +profane les eglises en ce pays-là aussi bien +qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous +aux godelureaux et aux coquettes, à la +honte de ceux qui ont la maudite ambition d'achalander +leurs eglises et de s'ôter la pratique +les uns aux autres. On y devroit donner ordre et +etablir des chasse-godelureaux et des chasse-coquettes +dans les eglises, comme des chasse-chiens +et des chasse-chiennes<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a> +<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>. On dira ici de +quoi je me mêle. Vraiment, on en verra bien +d'autres! Sache le sot qui s'en scandalise que +tout homme est sot en ce bas monde aussi bien +que menteur<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a> +<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, les uns plus, les autres moins, et +moi, qui vous parle, peut-être plus sot que les +autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer, +et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises, +j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère +de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé +de l'amour-propre. Dom Carlos donc, pour reprendre +mon conte, etoit dans une eglise avec +quantité d'autres gentilshommes italiens et espagnols, +qui se miroient dans leurs belles plumes +comme des paons, lorsque trois dames masquées +l'accostèrent au milieu de tous ces Cupidons dechaînés, +l'une desquelles lui dit ceci ou quelque +chose qui en approche: «Seigneur dom Carlos, +il y a une dame en cette ville à qui vous êtes +bien obligé. Dans tous les combats de barrière<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a> +<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a> +et toutes les courses de bague, elle vous a souhaité +d'en emporter l'honneur, comme vous avez +fait.--Ce que je trouve de plus avantageux en +ce que vous me dites, repondit dom Carlos, +c'est que je l'apprends de vous, qui paroissez une +dame de merite, et je vous avoue que, si j'eusse +esperé que quelque dame se fût declarée pour +moi, j'aurois apporté plus de soin que je n'ai fait +à meriter son approbation.» La dame inconnue +lui dit qu'il n'avoit rien oublié de tout ce qui +le pouvoit faire paroître un des plus adroits hommes +du monde, mais qu'il avoit fait voir par ses +livrées de noir et de blanc qu'il n'etoit point +amoureux<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a> +<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>. «Je n'ai jamais bien su ce que signifioient +les couleurs, repondit dom Carlos; +mais je sais bien que c'est moins par insensibilité +que je n'aime point que par la connoissance que +j'ai que je ne merite pas d'être aimé.» Ils se dirent +encore cent belles choses que je ne vous +dirai point, parceque je ne les sçais pas<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a> +<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a>, et que +je n'ai garde de vous en composer d'autres, de +peur de faire tort à dom Carlos et à la dame inconnue, +qui avoient bien plus d'esprit que je +n'en ai, comme j'ai sçu depuis peu d'un honnête +Napolitain qui les a connus l'un et l'autre. Tant +y a que la dame masquée declara à dom Carlos +que c'etoit elle qui avoit eu inclination pour lui. +Il demanda à la voir; elle lui dit qu'il n'en etoit +pas encore là, qu'elle en chercheroit les occasions, +et que, pour lui temoigner qu'elle ne craignoit +point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui +donnoit un gage. En disant cela, elle découvrit à +l'Espagnol la plus belle main du monde et lui +presenta une bague qu'il reçut, si surpris de l'aventure +qu'il oublia quasi à lui faire la reverence +lorsqu'elle le quitta. Les autres gentilshommes, +qui s'etoient éloignés de lui par discretion, s'en +approchèrent. Il leur conta ce qui lui etoit arrivé +et leur montra la bague, qui etoit d'un prix assez +considerable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en +croyoit, et dom Carlos demeura aussi piqué de +la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage, +tant l'esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" +name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101"> +(retour) </a> Il étoit alors d'usage, en France, que les femmes de +condition portassent un masque de velours noir lorsqu'elles +sortoient à pied (V. <i>la Promenade du Cours</i>, 1630, in-12, +p. 12), et parfois même les bourgeoises en portoient aussi +pour jouer aux grandes dames.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" +name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102"> +(retour) </a> Sera-ce exagérer la portée des paroles de Scarron que de +voir ici un petit trait décoché en passant contre le roman allégorique +et contre ces rencontres amoureuses dans les temples, +qui remplissent les romans de l'époque? «Nos galands.., quoyque +d'ordinaire ils ayent assez de peine à estre devots..., ne +laisseront pas de frequenter les eglises... Comme c'est aux +dames que l'on desire plaire le plus..., il faut chercher l'endroit +où elles se rangent.» (<i>Loix de la galanterie</i>.) On voit par +là, comme par ce qu'ajoute Scarron, que cet usage des romans +étoit fondé sur un fait de la vie réelle. La <i>traduction +d'une lettre italienne..., contenant une critique agréable de +Paris</i>, du même temps, à peu près, vient encore à l'appui: +«Le peuple fréquente les églises avec piété. Il n'y a que les +nobles et les grands qui y viennent pour se divertir, pour +parler et se faire l'amour.» V. aussi Furet., le <i>Rom. bourg.</i>, +p. 31 et 32, éd. Jannet.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" +name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103"> +(retour) </a> On appeloit <i>chasse-chien</i>, et quelquefois <i>chasse-coquin</i>, +le suisse ou bedeau, considéré dans l'exercice particulier des +fonctions suffisamment déterminées par ce titre: «J'ay esté +sans reproche marguillier, j'ay esté beguiau, j'ay esté portofrande, +j'ay esté chasse-chien», dit Gareau, énumérant la +série des honneurs de ce genre par lesquels il a passé. (Cyrano +de Bergerac, <i>le Pédant joué</i>, acte. 2, sc. 2.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" +name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104"> +(retour) </a> Allusion probable à l'<i>Omnis homo mendax</i> de l'Écriture.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" +name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105"> +(retour) </a> C'est-à-dire ceux qui ont lieu dans une enceinte fermée +de barrières, comme pour les combats de taureaux, les +tournois, les courses de bague, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" +name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106"> +(retour) </a> Dans les tournois et les carrousels, les chevaliers exprimoient +leurs pensées et leurs sentiments par le moyen de +livrées, de chiffres, d'armoiries ou de devises. On lit dans le +père Ménestrier, qui a donné la signification des diverses +couleurs en usage: «Le noir signifioit la douleur, le désespoir, +etc.; le blanc signifioit la pureté, la sincérité, l'innocence +et l'indifférence, la simplicité, la candeur, etc.» (<i>Traité +des carrousels et tournois</i>.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" +name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107"> +(retour) </a> Épigramme indirecte contre l'invraisemblance des romans, +dont les auteurs semblent toujours connoître, on ne +sait comment, les particularités les plus intimes de la vie de +leurs héros. Déjà à la fin du ch. 8, Scarron avoit dit quelque +chose d'approchant par l'intention: «Vous allez voir cette +histoire, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la +pourrai conter d'après un des auditeurs, qui me l'a apprise, +etc.» V. encore, un peu plus loin, même chap., et beaucoup +d'autres endroits. On retrouve quelques traits de satire +analogues dans le <i>Roman bourgeois</i> de Furetière, celui-ci, +par exemple: «Par malheur pour cette histoire, Lucrèce n'avoit +point de confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils +répétassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. +C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et +aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d'ecrire leurs aventures +et d'en faire de gros volumes! Le moyen qu'on pust sçavoir +tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées! qu'on pust +avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont +envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir +une intrigue!» Et plus loin: «Par malheur, on ne sçait rien +de tout cela, parceque la chose se passa en secret.» (Édit. +elzevir., p. 80 et 85.) Subligny s'exprime à peu près de même, +dans <i>la Fausse Clélie</i> (édit. 1679, in-12, p. 222), à propos +des lettres écrites par les héros des romans, et le Père Bougeant, +dans son <i>Voyage du prince Fan-Férédin au pays de +Romancie</i>, raille également les romanciers qui rapportent d'un +bout à l'autre les entretiens de leurs personnages, comme +s'ils en avoient pris copie à la façon des greffiers. + +<p>On lit aussi dans les Mémoires +de Grammont, par Hamilton, ch. 13: «A Dieu ne plaise +que cela nous regarde, nous qui faisons profession de ne +coucher dans ces mémoires que ce que nous tenons de +celui même dont nous écrivons les faits et les dits! Qui +jamais, excepté l'écuyer Féraulas, a pu tenir compte +des pensées, des soupirs et du nombre d'exclama</blockquote> + +<p>Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles +de la dame, et je n'ai jamais su s'il s'en inquieta +bien fort. Cependant il alloit tous les jours se divertir +chez un capitaine d'infanterie, où plusieurs +hommes de condition s'assembloient souvent pour +jouer. Un soir qu'il n'avoit point joué et qu'il se +retiroit de meilleure heure qu'il n'avoit accoutumé, +il fut appelé par son nom d'une chambre +basse d'une grande maison. Il s'approcha de la +fenêtre, qui etoit grillée, et reconnut à la voix +que c'etoit son amante invisible, qui lui dit d'abord: +«Approchez-vous, dom Carlos; je vous +attends ici pour vider le differend que nous avons +ensemble.--Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit +dom Carlos; vous defiez avec insolence et vous +vous cachez huit jours pour ne paroître qu'à une +fenêtre grillée.--Nous nous verrons de plus près +quand il en sera temps, lui dit-elle. Ce n'est +point faute de coeur que j'ai différé de me trouver +avec vous; j'ai voulu vous connoître devant +que de me laisser voir. Vous sçavez que dans les +combats assignés il se faut battre avec armes pareilles: +si votre coeur n'etoit pas aussi libre que +le mien, vous vous battriez avec avantage; et +c'est pour cela que j'ai voulu m'informer de vous.--Et +qu'avez-vous appris de moi? lui dit dom +Carlos.--Que nous sommes assez l'un pour l'autre», +repondit la dame invisible. Dom Carlos lui +dit que la chose n'etoit pas egale: «Car, ajouta-t-il, +vous me voyez et sçavez qui je suis; et moi, je +ne vous vois point et ne sçais qui vous êtes. Quel +jugement pensez-vous que je puisse faire du soin +que vous apportez à vous cacher? On ne se cache +guère quand on n'a que de bons desseins, et on +peut aisement tromper une personne qui ne se +tient pas sur ses gardes; mais on ne la trompe +pas deux fois. Si vous vous servez de moi pour +donner de la jalousie à un autre, je vous avertis +que je n'y suis pas propre, et que vous ne devez +pas vous servir de moi à autre chose qu'à vous +aimer.--Avez-vous assez fait de jugemens temeraires? +lui dit l'invisible.--Ils ne sont pas +sans apparence, repondit dom Carlos.--Sçachez, +lui dit-elle, que je suis très véritable, que vous +me reconnoîtrez telle dans tous les procedés que +nous aurons ensemble, et que je veux que vous +le soyez aussi.--Cela est juste, lui dit dom Carlos; +mais il est juste aussi que je vous voie et que je +sçache qui vous êtes.--Vous le sçaurez bientôt, lui +dit l'invisible; et cependant esperez sans impatience: +c'est par là que vous pouvez meriter ce +que vous pretendez de moi, qui vous assure +(afin que votre galanterie ne soit pas sans fondement +et sans espoir de recompense) que je vous +egale en condition; que j'ai assez de bien pour +vous faire vivre avec autant d'eclat que le plus +grand prince du royaume; que je suis jeune, que +je suis plus belle que laide; et, pour de l'esprit, +vous en avez trop pour n'avoir pas decouvert si +j'en ai ou non.» Elle se retira en achevant ces paroles, +laissant dom Carlos la bouche ouverte et +prêt à repondre, si surpris de la brusque declaration, +si amoureux d'une personne qu'il ne voyoit +point, et si embarrassé de ce procedé etrange et +qui pouvoit aller à quelque tromperie, que, sans +sortir d'une place, il fut un grand quart d'heure +à faire divers jugemens sur une aventure si extraordinaire. +Il sçavoit bien qu'il y avoit plusieurs +princesses et dames de condition dans Naples; +mais il sçavoit bien aussi qu'il y avoit force courtisanes +affamées, fort âpres après les etrangers, +grandes friponnes, et d'autant plus dangereuses +qu'elles etoient belles<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a> +<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>. Je ne vous dirai point +exactement s'il avoit soupé et s'il se coucha sans +manger, comme font quelques faiseurs de romans, +qui règlent toutes les heures du jour de leurs +heros, les font lever de bon matin, conter leur +histoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort legerement, +et après dîner reprendre leur histoire ou +s'enfoncer dans un bois pour y parler tout seuls, +si ce n'est quand ils ont quelque chose à dire aux +arbres et aux rochers; à l'heure du souper, se +trouver à point nommé dans le lieu où l'on mange, +où ils soupirent et rêvent au lieu de manger<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a> +<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>, et +puis s'en vont faire des châteaux en Espagne sur +quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu'un +ecuyer revèle<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a> +<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a> que son maître est un tel, fils +d'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur prince +au monde, et qu'encore qu'il soit pour lors le +plus beau des mortels, qu'il etoit encore toute +autre chose devant que l'amour l'eût defiguré<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a> +<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" +name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108"> +(retour) </a> Cette ville, qui, depuis les expéditions d'Italie, avoit +donné son nom au <i>mal de Naples</i>, passoit en effet pour un +réceptacle de courtisanes. Beaucoup des écrits du temps en +portent témoignage.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" +name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109"> +(retour) </a> Sorel raille de même ce dédain des choses positives et +cet oubli des réalités vulgaires de la vie dans les romans héroïques +(<i>Berg. extrav.</i>, liv. 10). Il parle aussi, un peu plus +loin, de la facilité avec laquelle les romanciers font vivre leurs +héros, sans un sou, en terre étrangère (liv. 11); et Cervantes +avoit déjà fait le même reproche aux romans de chevalerie +dans <i>Don Quichotte</i> (t. I, l. 3). On lit dans la première lettre +de mademoiselle de Montpensier à madame de Motteville, où +elle lui explique le plan d'une colonie qu'elle voudroit fonder +pour vivre suivant le code de <i>l'Astrée</i>: «Je ne désapprouverois +pas qu'on tirât les vaches, ni que l'on fît des fromages +et des gâteaux, puisqu'il faut manger, et que je ne prétends +pas que le plan de notre vie soit fabuleux, comme il est en +ces romans où l'on observe un jeûne perpétuel et une si sévère +abstinence.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" +name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110"> +(retour) </a> Cf. dans Boileau (<i>Héros de rom.</i>). «Cyrus: Eh! de +grâce, généreux Pluton, souffrez que j'aille entendre l'histoire +d'Aglatidas et d'Amestris, qu'on me va conter... Cependant, +voici le fidèle Féraulas (son écuyer), que je vous laisse, qui +vous instruira positivement de l'histoire de ma vie et de l'impossibilité +de mon bonheur.» + +<p>Hamilton se moqua aussi, à +plusieurs reprises, de cet usage, dans les Mém. de +Grammont (ch. 3, p. 15, et ch. 13, p. 320, édit. +Paulin.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" +name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111"> +(retour) </a> «Tous les hommes y sont faits à peindre, dit Sénecé en +parlant des romans; on ne peut rien concevoir d'égal à leur +bon air ni à leur mine relevée.» (<i>Lett. de Clém. Marot.</i>) Cette +même raillerie revient souvent dans <i>Don Quichotte</i>.</blockquote> + +<p>Pour revenir à mon histoire, dom Carlos se +trouva le lendemain à son poste. L'invisible etoit +dejà au sien. Elle lui demanda s'il n'avoit pas eté +bien embarrassé de la conversation passée, et s'il +n'etoit pas vrai qu'il avoit douté de tout ce qu'elle +avoit dit. Dom Carlos, sans repondre à sa demande, +la pria de lui dire quel danger il y avoit +pour elle à ne se montrer point, puisque les choses +etoient egales de part et d'autre, et que leur +galanterie ne se proposoit qu'une fin qui seroit +approuvée de tout le monde. «Le danger y est +tout entier, comme vous sçaurez avec le temps, +lui dit l'invisible. Contentez-vous, encore un coup, +que je suis veritable, et que, dans la relation que +je vous ai faite de moi-même, j'ai eté très modeste.» +Dom Carlos ne la pressa pas davantage.</p> + +<p>Leur conversation dura encore quelque temps; +ils s'entredonnèrent de l'amour encore plus qu'ils +n'avoient fait, et se separèrent avec promesse, de +part et d'autre, de se trouver tous les jours à l'assignation.</p> + +<p>Le jour d'après il y eut un grand bal chez le +vice-roi. Dom Carlos espera d'y reconnoître son +invisible, et tâcha cependant d'apprendre à qui +etoit la maison où l'on lui donnoit de si favorables +audiences. Il apprit des voisins que la maison +etoit à une vieille dame fort retirée, veuve +d'un capitaine espagnol, et qu'elle n'avoit ni +filles, ni nièces. Il demanda à la voir; elle lui fit +dire que, depuis la mort de son mari, elle ne +voyoit personne, ce qui l'embarrassa encore davantage. +Dom Carlos se trouva le soir chez le +vice-roi, où vous pouvez penser que l'assemblée +fut fort belle. Il observa exactement toutes les +dames de l'assemblée qui pouvoient être son inconnue; +il fit conversation avec celles qu'il put +joindre, et n'y trouva pas ce qu'il cherchoit; +enfin il se tint à la fille d'un marquis de je ne sais +quel marquisat, car c'est la chose du monde dont +je voudrois le moins jurer, en un temps où tout +le monde se marquise de soi-même, je veux dire +de son chef<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a> +<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>. Elle etoit jeune et belle, et avoit +bien quelque chose du ton de voix de celle qu'il +cherchoit; mais, à la longue, il trouva si peu de +rapport entre son esprit et celui de son invisible +qu'il se repentit d'avoir en si peu de temps assez +avancé ses affaires auprès de cette belle personne +pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il +n'etoit pas mal avec elle. Ils dansèrent souvent +ensemble, et le bal etant fini, avec peu de satisfaction +de dom Carlos, il se separa de sa captive, +qu'il laissa toute glorieuse d'avoir occupé seule, +et en une si belle assemblée, un cavalier qui etoit +envié de tous les hommes et estimé de toutes les +femmes. À la sortie du bal, il s'en alla à la hâte +en son logis prendre des armes, et de son logis à sa +fatale grille, qui n'en etoit pas beaucoup eloignée. +Sa dame, qui y etoit dejà, lui demanda des nouvelles +du bal, encore qu'elle y eût eté. Il lui dit +ingenûment qu'il avoit dansé plusieurs fois avec +une fort belle personne, et qu'il l'avoit entretenue +tant que le bal avoit duré. Elle lui fit là-dessus +plusieurs questions qui decouvrirent assez qu'elle +etoit jalouse. Dom Carlos, de son côté, lui fit +connoître qu'il avoit quelque scrupule de ce qu'elle +ne s'etoit point trouvée au bal, et que cela le faisoit +douter de sa condition. Elle s'en aperçut, et, +pour lui remettre l'esprit en repos, jamais elle ne +fut si charmante, et elle le favorisa autant que +l'on le peut en une conversation qui se fait au +travers d'une grille, jusqu'à lui promettre qu'elle +lui seroit bientôt visible. Ils se separerent là-dessus, +lui fort en doute s'il la devoit croire, et elle +un peu jalouse de la belle personne qu'il avoit +entretenue tant que le bal avoit duré.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" +name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112"> +(retour) </a> Scarron dit encore plus loin, en parlant du baron de +Sigognac: «Au temps où nous sommes, il seroit pour le +moins un marquis.» (L. 2, ch. 3.) Cette usurpation des titres +étoit un effet que devoit naturellement produire l'influence +exagérée de la cour et des grands seigneurs sous Louis XIV, +ainsi que la haine professée par les écrivains, comme par les +courtisans, contre les bourgeois, surtout à partir de 1650. +Il est vrai que cette haine et ces attaques avoient pour cause, +la plupart du temps, les envahissements continuels de la +bourgeoisie. C'étoit surtout la Fronde qui avoit ouvert la +voie à son ambition: plusieurs bourgeois étoient arrivés au +pouvoir; beaucoup s'étoient trouvés en rapport avec les nobles, +qu'ils avoient vus de près dans la grande salle du Palais, +qu'ils avoient secondés à Paris et à Bordeaux. Ils avoient +été éblouis autant de leurs défauts brillants que de leurs +brillantes qualités, et ils en étoient venus à désirer les titres, +et, par suite, à les prendre quelquefois, pour n'être pas rejetés +en dehors de ce monde qui les charmoit. Ce n'étoit plus +alors cette bourgeoisie rogue et ennemie de la noblesse du +temps de la Ligue et de Richelieu. Aussi les écrivains de cette +époque sont-ils pleins de témoignages analogues à celui de +Scarron. Je ne parle pas de mademoiselle de Gournay, qui +remonte aux premières années du siècle; mais Saint-Amant, +par exemple, s'exprime en ces termes (1658): «Si je ne me +suis pu résoudre jusqu'à présent à me <i>monsieuriser</i> moy-mesme +dans les titres de tous mes ouvrages, je te prie de croire que +ce n'est point par une modestie affectée, ou injurieuse à ceux +qui en ont usé de la sorte dans les leurs, et que, quand on +m'aura bien prouvé que j'ay mal fait, je ne me <i>monsieuriseray</i> +pas seulement, mais, pour reparer ma faute, je me <i>messiriseray</i> +et me <i>chevalieriseray</i> à tour de bras, <i>pour le moins avec +autant de raison que la pluspart de nos galands d'aujourd'huy +en ont à prendre la qualité ou de comte ou de marquis</i>. (Avis +au lecteur précédant <i>la Généreuse</i>, édit. Jannet, 2e vol. p. +355.) Le Pays raille également ces <i>marquis sans marquisats</i> +dans la préface de ses <i>Amitiez</i>, <i>amours</i>, <i>amourettes</i> (1664). +Et Molière, dans <i>l'École des Femmes</i> (1662): + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">De la plupart des gens c'est la démangeaison.</p> +<p class="i10">Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre</p> +<p class="i10">Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,</p> +<p class="i10">Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,</p> +<p class="i10">Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.</p> +<p class="i30"> (Acte I, sc. 1.)</p> +</div></div> + +<p>Il a encore ridiculisé la même manie dans le <i>Bourgeois gentilhomme</i> +et dans <i>George Dandin</i>. Ne peut-on dire aussi que +La Fontaine, qui pourtant n'étoit pas lui-même tout à fait irréprochable +(V. plus haut notre note, ch. 4, p. 21), pensoit à +la même chose en écrivant ses fables de <i>la Grenouille qui veut +se faire aussi grosse qu'un boeuf</i>, et du <i>Geai paré des plumes +du paon</i>? Bussy-Rabutin fit également une chanson contre +les faux nobles, et Claveret une comédie, <i>l'Écuyer, ou les +Faux nobles mis au billon</i> (1665), dont il faut lire la dédicace +aux <i>vrais nobles</i>. Mais les épigrammes ne suffirent pas: on +fut obligé de sévir contre les faux nobles.</blockquote> + +<p>Le lendemain, dom Carlos, étant allé ouïr la +messe en je ne sais quelle église, présenta de +l'eau benite à deux dames masquées qui en +vouloient prendre en même temps que lui. La +mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle +ne recevoit point de civilité d'une personne à +qui elle vouloit faire un eclaircissement. «Si +vous n'êtes point trop pressée, lui dit dom Carlos, +vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.--Suivez-moi +donc dans la prochaine chapelle», +lui repondit la dame inconnue. Elle s'y en alla +la première, et dom Carlos la suivit, fort en +doute si c'etoit sa dame, quoiqu'il la vît de +même taille, parcequ'il trouvoit quelque différence +en leurs voix, celle-ci parlant un peu gras. +Voici ce qu'elle lui dit après s'être enfermée +avec lui dans la chapelle. «Toute la ville de Naples, +seigneur dom Carlos, est pleine de la +haute reputation que vous y avez acquise depuis +le peu de temps que vous y êtes, et vous y +passez pour un des plus honnêtes hommes du +monde. On trouve seulement etrange que vous +ne vous soyez point aperçu qu'il y a en cette +ville des dames de condition et de merite qui ont +pour vous une estime particulière. Elles vous +l'ont temoignée autant que la bienseance le peut +permettre, et, bien qu'elles souhaitent ardemment +de vous le faire croire, elles aiment pourtant +mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par +insensibilité que si vous le dissimuliez par indifference. +Il y en a une entre autres, de ma connoissance, +qui vous estime assez pour vous avertir, +au peril de tout ce qu'on en pourra dire, +que vos aventures de nuit sont decouvertes; +que vous vous engagez imprudemment à aimer +ce que vous ne connoissez point, et, puisque +votre maîtresse se cache, qu'il faut qu'elle ait +honte de vous aimer ou peur de n'être pas assez +aimable. Je ne doute point que votre amour +de contemplation n'ait pour objet une dame de +grande qualité et de beaucoup d'esprit, et qu'il +ne se soit figuré une maîtresse tout adorable; +mais, seigneur dom Carlos, ne croyez pas votre +imagination aux depens de votre jugement. +Defiez-vous d'une personne qui se cache, et ne +vous engagez pas plus avant dans ces conversations, +nocturnes. Mais pourquoi me deguiser +davantage? C'est moi qui suis jalouse de votre +fantôme, qui trouve mauvais que vous lui parliez, +et, puisque je me suis declarée, qui vais si +bien lui rompre tous ses desseins que j'emporterai +sur elle une victoire que j'ai droit de +lui disputer, puisque je ne lui suis point inferieure, +ni en beauté, ni en richesses, ni en qualité, +ni en tout ce qui rend une personne aimable. +Profitez de l'avis si vous êtes sage.» Elle s'en +alla en disant ces dernières paroles, sans donner +le temps à dom Carlos de lui repondre. Il la +voulut suivre, mais il trouva à la porte de l'eglise +un homme de condition qui l'engagea en une +conversation qui dura assez long-temps et dont +il ne se put defendre. Il rêva le reste du jour à +cette aventure, et soupçonna d'abord la demoiselle +du bal d'être la dernière dame masquée qui +lui etoit apparue; mais, songeant qu'elle lui +avoit fait voir beaucoup d'esprit, et se souvenant +que l'autre n'en avoit guère, il ne sut +plus ce qu'il en devoit croire, et souhaita quasi +de n'être point engagé avec son obscure maîtresse, +pour se donner tout entier à celle qui +venoit de le quitter. Mais enfin, venant à considerer +qu'elle ne lui etoit pas plus connue que +son invisible, de qui l'esprit l'avoit charmé +dans les conversations qu'il avoit eues avec elle, +il ne balança point dans le parti qu'il devoit +prendre, et ne se mit pas beaucoup en peine des +menaces qu'on lui avoit faites, n'étant pas +homme à être poussé par là.</p> + +<p>Ce jour-là même il ne manqua pas de se trouver +à sa grille à l'heure accoutumée, et il ne +manqua pas aussi, au fort de la conversation qu'il +eut avec son invisible, d'être saisi par quatre +hommes masqués, assez forts pour le desarmer et +le porter quasi à force de bras dans un carrosse +qui les attendoit au bout de la rue. Je laisse à +juger au lecteur les injures qu'il leur dit et les reproches +qu'il leur fit de l'avoir pris à leur avantage. +Il essaya même de les gagner par promesses; +mais, au lieu de les persuader, il ne les obligea +qu'à prendre un peu plus garde à lui et à lui +ôter tout à fait l'esperance de pouvoir s'aider de +son courage et de sa force. Cependant le carrosse +alloit toujours au grand trot de quatre chevaux. +Il sortit de la ville, et, au bout d'une heure, il +entra dans une superbe maison, dont l'on tenoit +la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades +descendirent du carrosse avec dom Carlos, +le tenant par dessous les bras comme un ambassadeur +introduit à saluer le Grand Seigneur. +On le monta jusqu'au premier etage avec la même +ceremonie, et là, deux demoiselles masquées le +vinrent recevoir à la porte d'une grande salle, +chacune un flambeau à la main. Les hommes +masqués le laissèrent en liberté et se retirèrent, +après lui avoir fait une profonde reverence. Il y +a apparence qu'ils ne lui laissèrent ni pistolet +ni epée, et qu'il ne les remercia pas de la peine +qu'ils avoient prise à le bien garder. Ce n'est pas +qu'il ne fût fort civil, mais on peut bien pardonner +un manquement de civilité à un homme surpris. +Je ne vous dirai point si les flambeaux que +tenoient les demoiselles etoient d'argent: c'est +pour le moins; ils étoient plutôt de vermeil doré +ciselé, et la salle etoit la plus magnifique du +monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée +que quelques appartemens de nos romans, comme +le vaisseau de Zelmatide dans le Polexandre, le +palais d'Ibrahim dans l'Illustre Bassa, ou la +chambre où le roi d'Assyrie reçut Mandane dans +le Cyrus<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a> +<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>, qui est sans doute, aussi bien que les +autres que j'ai nommés, le livre du monde le +mieux meublé. Representez-vous donc si notre +Espagnol ne fut pas bien etonné, dans ce superbe +appartement, avec deux demoiselles masquées +qui ne parloient point et qui le conduisirent +dans une chambre voisine, encore mieux meublée +que la salle, où elles le laissèrent tout seul. +S'il eût eté de l'humeur de don Quichotte, il +eût trouvé là de quoi s'en donner jusqu'aux gardes<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a> +<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>, +et il se fût cru pour le moins Esplandian +ou Amadis<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a> +<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>. Mais notre Espagnol ne s'en emut +non plus que s'il eût eté en son hôtellerie ou +auberge. Il est vrai qu'il regretta beaucoup son +invisible, et que, songeant continuellement en +elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu'une +prison, que l'on ne trouve jamais belle que par +dehors. Il crut facilement qu'on ne lui vouloit +point de mal où l'on l'avoit si bien logé, et ne +douta point que la dame qui lui avoit parlé le +jour d'auparavant dans l'eglise ne fût la magicienne +de tous ces enchantemens. Il admira en +lui-même l'humeur des femmes et combien tôt +elles executent leurs resolutions, et il se resolut +aussi de son côté à attendre patiemment la fin de +l'aventure et de garder fidelité à sa maîtresse de +la grille, quelques promesses et quelques menaces +qu'on lui pût faire. À quelque temps de là, des +officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre +le couvert, et l'on servit ensuite le souper.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" +name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113"> +(retour) </a> Le roi d'Assyrie est, dans le <i>Grand Cyrus</i>, le rival +d'Artamène à l'amour de Mandane. Zelmatide, un des principaux +personnages du <i>Polexandre</i> de Gomberville et l'ami +du héros de ce roman, est le successeur des Incas, le fils +et l'héritier du grand Guina-Capa: on conçoit, dès lors, +qu'il devoit avoir un vaisseau meublé conformément à son +rang et aux magnifiques traditions de ses prédécesseurs. Mais +mademoiselle de Scudéry n'est pas en reste avec Gomberville: +on peut voir dans <i>l'Illustre Bassa</i> (3e l.) la longue et +opulente <i>Description du palais d'Ibrahim</i>, que celui-ci montre +en détail à son ami Docria. Rien n'y a été épargné: + +<p class="mid">Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.</p> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" +name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114"> +(retour) </a> Cette expression, qui s'emploie ordinairement pour +«boire et manger son saoul, s'en donner à tirelarigot» (<i>Dict. +com.</i> de Leroux), sens dans lequel Scarron s'en est servi plus +haut (ch. 4), signifie ici <i>s'en faire accroire, s'enivrer d'imaginations +vaniteuses</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" +name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115"> +(retour) </a> Esplandian est le fils qu'Amadis de Gaule a eu en secret +de la jeune princesse Oriane, fille du roi Lisuart, et, +comme son père, c'est la terreur des géants et des chevaliers +félons. V. <i>Amadis de Gaule</i>.</blockquote> + +<p>Tout en fut magnifique; la musique et les cassolettes +n'y furent pas oubliées, et notre dom Carlos, +outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, contenta +aussi celui du goût, plus que je n'aurois +pensé en l'etat où il etoit: je veux dire qu'il +soupa fort bien. Mais que ne peut un grand courage? +J'oubliois à vous dire que je crois qu'il se +lava la bouche, car j'ai sçu qu'il avoit grand soin +de ses dents. La musique dura encore quelque +temps après le souper, et, tout le monde s'etant +retiré, dom Carlos se promena long-temps, rêvant +à tous ces enchantemens, ou à autre chose. Deux +demoiselles masquées et un nain masqué, après +avoir dressé une superbe toilette, le vinrent deshabiller, +sans savoir de lui s'il avoit envie de se +coucher. Il se soumit à tout ce que l'on voulut. +Les demoiselles firent la couverture et se retirèrent; +le nain le dechaussa ou debotta, et puis le +deshabilla. Dom Carlos se mit au lit, et tout cela +sans que l'on proferât la moindre parole de part et +d'autre. Il dormit assez bien pour un amoureux. +Les oiseaux d'une volière le reveillèrent au point +du jour. Le nain masqué se presenta pour le servir, +et lui fit prendre le plus beau linge du monde, +le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons +point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au dîner, +qui valut bien le souper, et allons jusqu'à la rupture +du silence que l'on avoit gardé jusques à +l'heure. Ce fut une demoiselle masquée qui le +rompit, en lui demandant s'il auroit agreable de +voir la maîtresse du palais enchanté. Il dit +qu'elle seroit la bien venue. Elle entra bientôt +après, suivie de quatre demoiselles fort richement +vêtues.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"><i>Telle n'est point la Cytherée</i></p> +<p class="i10"><i>Quand, d'un nouveau feu s'allumant,</i></p> +<p class="i10"><i>Elle sort pompeuse et parée</i></p> +<p class="i10"><i>Pour la conquête d'un amant.</i></p> +</div></div> + +<p>Jamais notre Espagnol n'avoit vu une personne +de meilleure mine que cette Urgande la deconnue<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a> +<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>. +Il en fut si ravi et si etonné en même temps, +que toutes les reverences et les pas qu'il fit, en +lui donnant la main, jusqu'à une chambre prochaine, +où elle le fit entrer, furent autant de +bronchades. Tout ce qu'il avoit vu de beau dans la +salle et dans la chambre dont je vous ai dejà +parlé n'etoit rien à comparaison de ce qu'il trouva +en celle-ci, et tout cela recevoit encore du lustre +de la dame masquée. Ils passèrent sur le plus +riche estrade que l'on ait jamais vu depuis qu'il +y a des estrades au monde. L'Espagnol y fut mis +en un fauteuil, en depit qu'il en eût, et, la dame +s'etant assise sur je ne sais combien de riches +carreaux, vis-à-vis de lui, elle lui fit entendre +une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant +à peu près ce que je vais vous dire:</p> + +<p>«Je ne doute point, seigneur dom Carlos, que +vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est +arrivé depuis hier en ma maison, et si cela n'a pas +fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu +par là que je sais tenir ma parole, et, par ce que +j'ai dejà fait, vous aurez pu juger de tout ce que +je suis capable de faire. Peut-être que ma rivale, +par ses artifices et par le bonheur de vous avoir +attaqué la première, s'est dejà rendue maîtresse +absolue de la place que je lui dispute en votre +coeur; mais une femme ne se rebute pas du +premier coup, et si ma fortune, qui n'est pas à +mepriser, et tout ce que l'on peut posseder avec +moi, ne vous peuvent persuader de m'aimer, +j'aurai la satisfaction de ne m'être point cachée +par honte ou par finesse, et d'avoir mieux aimé +me faire mepriser par mes defauts que me faire +aimer par mes artifices.» En disant ces dernières +paroles elle se demasqua, et fit voir à don Carlos +les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en +petit: la plus belle tête du monde, soutenue par +un corps de la plus riche taille qu'il eût jamais admirée; +enfin, tout cela joint ensemble, une personne +toute divine. À la fraîcheur de son visage +on ne lui eût pas donné plus de seize ans; mais, +à je ne sais quel air galant et majestueux tout +ensemble que les jeunes personnes n'ont pas encore, +on connoissoit qu'elle pouvoit être en sa +vingtième année. Dom Carlos fut quelque temps +sans lui repondre, se fâchant quasi contre sa dame +invisible qui l'empêchoit de se donner tout entier +à la plus belle personne qu'il eût jamais vue, et hesitant +en ce qu'il devoit dire et en ce qu'il devoit faire. +Enfin, après un combat interieur, qui dura assez +long-temps pour mettre en peine la dame du palais +enchanté, il prit une forte resolution de ne +lui point cacher ce qu'il avoit dans l'ame, et ce +fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût +jamais faites. Voici la reponse qu'il lui fit, que +plusieurs personnes ont trouvée bien crue: «Je +ne vous puis nier, Madame, que je ne fusse trop +heureux de vous plaire, si je le pouvois être assez +pour vous pouvoir aimer. Je vois bien que je +quitte la plus belle personne du monde pour une +autre qui ne l'est peut-être que dans mon imagination. +Mais, Madame, m'auriez-vous trouvé digne +de votre affection si vous m'aviez cru capable +d'être infidèle? Et pourrois-je être fidèle si je +vous pouvois aimer? Plaignez-moi donc, Madame, +sans me blâmer, ou plutôt, plaignons-nous +ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous +desirez, et moi de ne voir point ce que j'aime.» +Il dit cela d'un air si triste que la dame put +aisement remarquer qu'il parloit selon ses veritables +sentimens. Elle n'oublia rien de ce qui le +pouvoit persuader; il fut sourd à ses prières et ne +fut point touché de ses larmes. Elle revint à la +charge plusieurs fois: à bien attaqué bien defendu. +Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches, +et lui dit</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"><i>Tout ce que fait dire la rage</i></p> +<p class="i10"><i>Quand elle est maîtresse des sens</i><a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a> +<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>,</p> +</div></div> + +<p>et le laissa là, non pas pour reverdir<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a> +<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>, mais pour +maudire cent fois son malheur, qui ne lui venoit +que de trop de bonnes fortunes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" +name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116"> +(retour) </a> Urgande la déconnue est, avec la fée Morgain, la dame +du Lac, les enchanteurs Medwin et Archalaüs, un des principaux +personnages magiques de l'<i>Amadis</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" +name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117"> +(retour) </a> Ces vers étoient, pour ainsi dire, passés en proverbe, +et se citoient souvent. «Mademoiselle de ***, dit Voiture, +a écrit à son déloyal <i>tout ce que fait dire la rage</i>, etc.» (Corresp. +avec Costar, bill. 14.) Plus loin, Scarron emploie encore +de la même manière une variante de ces vers, en remplaçant +<i>la rage</i> par l'<i>amour</i>, dans la nouvelle intitulée: <i>Les +Deux frères rivaux</i> (IIe p., ch. 19).»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" +name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118"> +(retour) </a> On disoit proverbialement: <i>Planter un homme pour reverdir</i>, +quand on le laissoit là et qu'on ne venoit point le retrouver. +On conçoit que cette locution prêtât à des plaisanteries +et à des équivoques comme celle de Scarron. Sorel, dans son +<i>Berger extravagant</i>, fait dire par Carmelin à Lysis, qui lui +conseille de se métamorphoser en arbre, en se fourrant dans +un grand trou creusé exprès et en se faisant arroser: «Pensez-vous +qu'il me seroit beau voir planter là pour reverdir?» +Et il s'applaudit de cette équivoque comme d'une application +fort ingénieuse du mot reçu.</blockquote> + +<p>Une demoiselle lui vint dire, un peu après, +qu'il avoit la liberté de s'aller promener dans le +jardin. Il traversa tous ces beaux appartemens +sans trouver personne jusqu'à l'escalier, au bas +duquel il vit dix hommes masqués qui gardoient +la porte, armés de pertuisanes et de carabines. +Comme il traversoit la cour pour s'aller promener +dans ce jardin, qui etoit aussi beau que le +reste de la maison, un de ces archers de la garde +passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit, +comme ayant peur d'être ouï, qu'un vieil gentilhomme +l'avoit chargé d'une lettre pour lui, et +qu'il avoit promis de la lui donner en main propre, +quoiqu'il y allât de la vie s'il etoit decouvert, +mais qu'un present de vingt pistoles et la +promesse d'autant lui avoit fait tout hasarder. +Dom Carlos lui promit d'être secret, et entra vitement +dans le jardin pour lire cette lettre:</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span><i>epuis que je vous ai perdu, vous avez pu +juger de la peine où je suis par celle où +vous devez être, si vous m'aimez autant +que je vous aime. Enfin, je me trouve +un peu consolée depuis que j'ai découvert le lieu où +vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous a enlevé; +elle ne considère rien quand il va de se contenter, +et vous n'êtes pas le premier Renaud de cette +dangereuse Armide. Mais je romprai tous ses enchantemens +et vous tirerai bientôt d'entre ses bras +pour vous donner entre les miens ce que vous meritez, +si vous êtes aussi constant que je le souhaite.</i><span class="rig">La Dame Invisible.</span></p> + +<br> + +<p>Dom Carlos fut si ravi d'apprendre des nouvelles +de sa dame, dont il etoit veritablement amoureux, +qu'il baisa cent fois la lettre, et revint trouver, +à la porte du jardin, celui qui la lui avoit +donnée, pour le recompenser d'un diamant qu'il +avoit au doigt. Il se promena encore quelque +temps dans le jardin, ne se pouvant assez etonner +de cette princesse Porcia, dont il avoit souvent +ouï parler comme d'une jeune dame fort riche, +et pour être de l'une des meilleures maisons +du royaume; et, comme il etoit fort vertueux, il +conçut une telle aversion pour elle, qu'il resolut, +au peril de la vie, de faire tout ce qu'il pourroit +pour se tirer hors de sa prison. Au sortir du jardin +il trouva une demoiselle demasquée, car on +ne se masquoit plus dans le palais, qui lui venoit +demander s'il auroit agreable que sa maîtresse +mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser +s'il dit qu'elle seroit la bienvenue. On servit +quelque temps après pour souper ou pour dîner, +car je ne me souviens plus lequel ce doit être. +Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que +la Citherée, il n'y a point d'inconvenient de dire +ici, pour diversifier, plus belle que le jour ou que +l'aurore. Elle fut toute charmante tandis qu'ils +furent à table, et fit paroître tant d'esprit à l'Espagnol, +qu'il eut un secret deplaisir de voir en une +dame de si grande condition tant d'excellentes +qualités si mal employées. Il se contraignit le +mieux qu'il put pour paroître de belle humeur, +quoiqu'il songeât continuellement en son inconnue +et qu'il brûlât d'un violent desir de se revoir à +sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, on les +laissa seuls; et, dom Carlos ne parlant point, ou par +respect, ou pour obliger la dame de parler la +première, elle rompit le silence en ces termes: +«Je ne sais si je dois esperer quelque chose de la +gaîté que je pense avoir remarquée sur votre visage, +et si le mien, que je vous ai fait voir, ne +vous a point semblé assez beau pour vous faire +douter si celui que l'on vous cache est plus capable +de vous donner de l'amour. Je n'ai point deguisé +ce que je vous ai voulu donner, parce-que +je n'ai point voulu que vous vous pussiez +repentir de l'avoir reçu, et, quoiqu'une personne +accoutumée à recevoir des prières se puisse aisément +offenser d'un refus, je n'aurai aucun ressentiment +de celui que j'ai dejà reçu de vous, pourvu +que vous le repariez en me donnant ce que je +crois mieux meriter que votre Invisible. Faites-moi +donc savoir votre dernière resolution, afin +que, si elle n'est pas à mon avantage, je cherche +dans la mienne des raisons assez fortes pour +combattre celles que je pense avoir eues de vous +aimer.» Don Carlos attendit quelque temps +qu'elle reprît la parole, et, voyant qu'elle ne parloit +plus, et que, les yeux baissés contre terre, +elle attendoit l'arrêt qu'il alloit prononcer, il suivit +la resolution qu'il avoit dejà prise de lui parler +franchement et de lui ôter toute sorte d'esperance +qu'il pût jamais être à elle. Voici comme il +s'y prit: «Madame, devant que de repondre à ce +que vous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la +même franchise que vous voulez que je parle, +vous me decouvriez sincèrement vos sentimens +sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé +une personne à vous aimer, ajouta-t-il, et que, +par toutes les faveurs que peut accorder une dame +sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à +vous jurer une fidelité inviolable, ne le tiendriez-vous +pas pour le plus lâche et le plus traître de +tous les hommes s'il manquoit à ce qu'il vous +auroit promis? et ne serois-je pas ce lâche et ce +traître, si je quittois pour vous une personne qui +doit croire que je l'aime?» Il alloit mettre quantité +de beaux arguments en forme pour la convaincre, +mais elle ne lui en donna pas le temps; elle +se leva brusquement, en lui disant qu'elle voyoit +bien où il en vouloit venir; qu'elle ne pouvoit +s'empêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle +fût si contraire à son repos; qu'elle le remettoit en +liberté, et que, s'il la vouloit obliger, il attendroit +que la nuit fût venue pour s'en retourner de +la même façon qu'il etoit venu. Elle tint son mouchoir +devant ses yeux tandis qu'elle parla, comme +pour cacher ses larmes, et laissa l'Espagnol un +peu interdit, et pourtant si ravi de joie de se voir +en liberté, qu'il n'eût pu la cacher quand il eût +eté le plus grand hypocrite du monde; et je crois +que, si la dame y eût pris garde, elle n'eût pu +s'empêcher de le quereller. Je ne sais si la nuit +fut longue à venir, car, comme je vous ai dejà dit, +je ne prends plus la peine de remarquer ni le +temps, ni les heures. Vous saurez seulement +qu'elle vint, et qu'il se mit en un carrosse fermé, +qui le laissa en son logis après un assez long +chemin. Comme il etoit le meilleur maître du +monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand +ils le virent et l'étouffer à force de l'embrasser. +Mais ils n'en jouirent pas long-temps; il prit des +armes, et, accompagné de deux des siens qui +n'etoient pas gens à se laisser battre, il alla bien +vite à sa grille, et si vite, que ceux qui l'accompagnoient +eurent bien de la peine à le suivre. Il +n'eut pas plus tôt fait le signal accoutumé, que sa +deïté invisible se communiqua à lui. Ils se dirent +mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux +yeux toutes les fois que j'y pense. Enfin l'Invisible +lui dit qu'elle venoit de recevoir un deplaisir +sensible dans la maison où elle etoit; qu'elle +avoit envoyé querir un carrosse pour en sortir; +et, parcequ'il seroit long-temps à venir et que le +sien pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le prioit +de l'envoyer querir pour la mener en un lieu où +elle ne lui cacheroit plus son visage. L'Espagnol +ne se fit pas dire la chose deux fois; il courut +comme un fou à ses gens, qu'il avoit laissés au +bout de la rue, et envoya querir son carrosse. +Le carrosse venu, l'Invisible tint sa parole et se +mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse +elle-même, enseignant au cocher le chemin qu'il +devoit prendre, et le fit arrêter auprès d'une +grande maison, dans laquelle il entra à la lueur +de plusieurs flambeaux, qui furent allumés à leur +arrivée. Le cavalier monta avec la dame par un +grand escalier dans une salle haute, où il ne fut +pas sans inquietude, voyant qu'elle ne se demasquoit +point encore. Enfin, plusieurs demoiselles +richement parées les etant venus recevoir, +chacune un flambeau à la main, l'Invisible ne le +fut plus, et, ôtant son masque, fit voir à dom +Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia +n'etoient qu'une même personne. Je ne vous +representerai point l'agreable surprise de dom Carlos. +La belle Neapolitaine lui dit qu'elle l'avoit enlevé +une seconde fois pour savoir sa dernière resolution; +que la dame de la grille lui avoit cedé +les pretentions qu'elle avoit sur lui, et ajouta ensuite +cent choses aussi galantes que spirituelles. +Dom Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux, +et lui pensa manger les mains à force de +les baiser, s'exemptant par là de lui dire toutes +les impertinences que l'on dit quand on est trop +aise. Après que ses premiers transports furent passés, +il se servit de tout son esprit et de toute sa +cajolerie pour exagerer l'agreable caprice de sa +maîtresse, et s'en acquitta en des façons de parler +si avantageuses pour elle, qu'elle en fut encore +plus assurée de ne s'être point trompée en +son choix. Elle lui dit qu'elle ne s'etoit pas voulu +fier à une autre personne qu'à elle-même d'une +chose sans laquelle elle n'eût jamais pu l'aimer, +et qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme +moins constant que lui. Là-dessus les parents de la +princesse Porcia, ayant eté avertis de son dessein, +arrivèrent. Comme elle etoit une des plus considerées +personnes du royaume et dom Carlos +homme de condition, on n'avoit pas eu grand'peine +à avoir dispense de l'archevêque pour leur +mariage. Ils furent mariés la même nuit par le +curé de la paroisse, qui etoit un bon prêtre et +grand predicateur, et, cela etant, il ne faut pas +demander s'il fit une belle exhortation. On dit +qu'ils se levèrent bien tard le lendemain, ce que +je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut +bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui etoit proche +parent de dom Carlos, fut si aise, que les rejouissances +publiques recommencèrent dans Naples, +où l'on parle encore de dom Carlos d'Aragon +et de son amante invisible.</p> +<a name="ca10" id="ca10"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="mid"><i>Comment Ragotin eut un coup de busc<br> +sur les doigts.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'histoire de Ragotin fut suivie de l'applaudissement +de tout le monde. Il en +devint aussi fier que si elle eût eté de +son invention; et, cela ajouté à son +orgueil naturel, il commença à traiter les comediens +de haut en bas, et, s'approchant des comediennes, +leur prit les mains sans leur consentement, +voulut un peu patiner, galanterie provinciale +qui tient plus du satyre que de l'honnête +homme. Mademoiselle de l'Etoile se contenta +de retirer ses mains blanches d'entre les +siennes, crasseuses et velues, et sa compagne, +mademoiselle Angelique, lui dechargea un grand +coup de busc sur les doigts. Il les quitta sans +rien dire, tout rouge de depit et de honte, et +rejoignit la compagnie, où chacun parloit de +toute sa force sans entendre ce que disoient les +autres. Ragotin en fit taire la plus grande partie, +tant il haussa sa voix pour leur demander ce +qu'ils disoient de son histoire. Un jeune homme, +dont j'ai oublié le nom, lui repondit qu'elle n'étoit +pas à lui plutôt qu'à un autre, puisqu'il l'avoit +prise dans un livre; et, en disant cela, il +en fit voir un qui sortoit à demi hors de la pochette +de Ragotin, et s'en saisit brusquement. +Ragotin lui egratigna toutes les mains pour le +ravoir; mais, malgré Ragotin, il le mit entre les +mains d'un autre, que Ragotin saisit aussi vainement +que le premier, le livre ayant dejà convolé +en troisième main. Il passa de la même façon +en cinq ou six mains différentes, auxquelles +Ragotin ne put atteindre, parcequ'il etoit le plus +petit de la compagnie. Enfin, s'etant allongé cinq +ou six fois fort inutilement, ayant dechiré autant +de manchettes et egratigné autant de mains, et +le livre se promenant toujours dans la moyenne +region de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit +que tout le monde s'eclatoit de rire à ses depens, +se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa +confusion, et lui donna quelques coups de poing +dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant +pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui +avoient l'avantage du lieu, tombèrent à plomb +cinq ou six fois sur le haut de sa tête, et si pesamment +qu'elle entra dans son chapeau jusques +au menton, dont le pauvre petit homme eut le +siège de la raison si ebranlé qu'il ne savoit plus +où il en etoit. Pour dernier accablement, son +adversaire, en le quittant, lui donna un coup de +pied au haut de la tête qui le fit aller choir sur +le cul, aux pieds des comediennes, après une +retrogradation fort precipitée. Representez-vous, +je vous prie, quelle doit être la fureur d'un petit +homme, plus glorieux lui seul que tous les +barbiers du royaume<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a> +<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>, en un temps où il se faisoit +tout blanc de son epée<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a> +<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>, c'est-à-dire de son +histoire, et devant des comediennes dont il vouloit +devenir amoureux: car, comme vous verrez +tantôt, il ignoroit encore laquelle lui touchoit le +plus au coeur. En verité, son petit corps, tombé +sur le cul, temoigna si bien la fureur de son ame +par les divers mouvemens de ses bras et de ses +jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son visage, +à cause que sa tête etoit emboîtée dans son +chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à +propos de se joindre ensemble et de faire comme +une barrière entre Ragotin et celui qui l'avoit +offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitables +comediennes relevèrent le petit homme, +qui hurloit cependant comme un taureau dans +son chapeau, parcequ'il lui bouchoit les yeux et +la bouche et lui empêchoit la respiration. La difficulté +fut de le lui ôter. Il etoit en forme de pot +de beurre, et, l'entrée en etant plus etroite que +le ventre, Dieu sait si une tête qui y etoit entrée +de force, et dont le nez etoit très grand, en pouvoit +sortir comme elle y etoit entrée! Ce malheur-là +fut cause d'un grand bien, car vraisemblablement +il etoit au plus haut point de sa colère, +qui eût sans doute produit un effet digne +d'elle, si son chapeau, qui le suffoquoit, ne l'eût +fait songer à sa conservation plutôt qu'à la +destruction d'un autre. Il ne pria point qu'on le +secourût, car il ne pouvoit parler; mais, quand on +vit qu'il portoit vainement ses mains tremblantes +à sa tête pour se la mettre en liberté, et qu'il +frappoit des pieds contre le plancher, de rage +qu'il avoit de se rompre inutilement les ongles, +on ne songea plus qu'à le secourir. Les premiers +efforts que l'on fit pour le decoiffer furent si violens +qu'il crut qu'on lui vouloit arracher la tête. +Enfin, n'en pouvant plus, il fit signe avec les +doigts que l'on coupât son habillement de tête +avec des ciseaux. Mademoiselle de la Caverne +detacha ceux de sa ceinture, et la Rancune, qui +fut l'operateur de cette belle cure, après avoir +fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage +(ce qui ne lui fit pas une petite peur), fendit +le feutre par derrière la tête depuis le bas +jusqu'en haut. Aussitôt que l'on eut donné l'air +à son visage, toute la compagnie s'eclata de rire +de le voir aussi bouffi que s'il eût eté prêt à crever, +pour la quantité d'esprits qui lui etoient +montés au visage, et, de plus, de ce qu'il avoit +le nez ecorché. La chose en fût pourtant demeurée +là, si un mechant railleur ne lui eût dit +qu'il falloit faire rentraire son chapeau. Cet avis +hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n'etoit +pas tout à fait eteinte, qu'il saisit un des +chenets de la cheminée, et, faisant semblant de +le jeter au travers de toute la troupe, causa une +telle frayeur aux plus hardis, que chacun tâcha +de gagner la porte pour eviter le coup de chenet; +tellement qu'ils se pressèrent si fort qu'il n'y en +eut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en tombant, +ses jambes eperonnées s'etant embarrassées +dans celles des autres. Ragotin se mit à rire +à son tour, ce qui rassura tout le monde. On lui +rendit son livre, et les comediens lui prêtèrent +un vieil chapeau. Il s'emporta furieusement contre +celui qui l'avoit si maltraité; mais, comme il +etoit plus vain que vindicatif, il dit aux comediens, +comme s'il leur eût promis quelque chose +de rare, qu'il vouloit faire une comedie de son +histoire, et que, de la façon qu'il la traiteroit, il +etoit assuré d'aller d'un seul saut où les autres +poètes n'etoient parvenus que par degrés. Le +Destin lui dit que l'histoire qu'il avoit contée +etoit fort agreable, mais qu'elle n'etoit pas bonne +pour le theâtre. «Je crois que vous me l'apprendrez! +dit Ragotin; ma mère etoit filleule du poète +Garnier<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a> +<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>, et moi, qui vous parle, j'ai encore +chez moi son ecritoire.» Le Destin lui dit que le +poète Garnier lui-même n'en viendroit pas à son +honneur. «Et qu'y trouvez-vous de si difficile? +lui demanda Ragotin.--Que l'on n'en peut faire +une comedie dans les règles, sans beaucoup de +fautes contre la bienseance et contre le jugement, +repondit le Destin.--Un homme comme moi peut +faire des règles quand il voudra<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a> +<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>, dit Ragotin. +Considerez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne +seroit pas une chose nouvelle et magnifique tout +ensemble de voir un grand portail d'eglise au +milieu d'un theâtre devant lequel une vingtaine +de cavaliers, tant plus que moins, avec autant +de demoiselles, feroient mille galanteries. Cela +raviroit tout le monde. Je suis de votre avis, +continua-t-il, qu'il ne faut rien faire contre la +bienseance ou les bonnes moeurs, et c'est pour +cela que je ne voudrois pas faire parler mes acteurs +au dedans de l'eglise.» Le Destin l'interrompit +pour lui demander où ils pourroient trouver +tant de cavaliers et tant de dames. «Et comment +fait-on dans les collèges, où l'on donne des +batailles? dit Ragotin. J'ai joué à La Flèche<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a> +<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a> la +déroute du Pont-de-Cé<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a> +<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>, ajouta-t-il; plus de cent +soldats du parti de la reine-mère parurent sur le +theâtre, sans ceux de l'armée du roi, qui etoient +encore en plus grand nombre; et il me souvient +qu'à cause d'une grande pluie qui troubla la fête, +on disoit que toutes les plumes de la noblesse du +pays, que l'on avoit empruntées, n'en releveroient +jamais.» Destin, qui prenoit plaisir à lui faire +dire des choses si judicieuses, lui repartit que les +collèges avoient assez d'ecoliers pour cela, et, +pour eux, qu'ils n'etoient que sept ou huit quand +leur troupe etoit bien forte. La Rancune, qui ne +valoit rien, comme vous savez, se mit du côté +de Ragotin pour aider à le jouer, et dit à son +camarade qu'il n'etoit pas de son avis; qu'il etoit +plus vieil comédien que lui; qu'un portail d'eglise +seroit la plus belle decoration de theâtre que l'on +eût jamais vue, et, pour la quantité necessaire de +cavaliers et de dames, qu'on en loueroit une partie, +et l'autre seroit faite de carton. Ce bel expedient +de carton de la Rancune fit rire toute la +compagnie; Ragotin en rit aussi et jura qu'il le +sçavoit bien, mais qu'il ne l'avoit pas voulu dire. +«Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nouveauté +seroit-ce en une comedie! J'ai fait autrefois le +chien de Tobie<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a> +<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>, et je le fis si bien que toute +l'assistance en fut ravie. Et, pour moi, continua-t-il, +si l'on doit juger des choses par l'effet qu'elles +font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer +Pyrame et Thisbé, je n'ai pas été tant touché de +la mort de Pyrame qu'effrayé du lion<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a> +<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>.» La Rancune +appuya les raisons de Ragotin par d'autres +aussi ridicules, et se mit par là si bien en son esprit, +que Ragotin l'emmena souper avec lui. Tous +les autres importuns laissèrent aussi les comediens +en liberté, qui avoient plus envie de souper +que d'entretenir les faineans de la ville.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" +name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119"> +(retour) </a> Nous avons déjà vu plus haut (ch. 4): «La Rappinière, +qui avoit de la mauvaise gloire autant que barbier de la ville.» +«Les barbiers ne sont pas les gens du monde les moins susceptibles +de vanité», lit-on dans <i>Gil-Blas</i> (l. 2, ch. 7). On +disoit, en façon de proverbe: «Glorieux comme un barbier.» +Les barbiers, on le sait, remplissoient alors les fonctions de +chirurgiens (ce ne fut qu'en décembre 1637 que la branche +spéciale des barbiers perruquiers fut distraite de celle des +barbiers chirurgiens). Or, les chirurgiens passoient pour gens +fort glorieux, et l'on trouve des traces de cette accusation dans +plus d'un livret satirique de l'époque: «Que ne dirai-je pas des +chirurgiens, lit-on dans les <i>Caquets de l'Accouchée</i>, qui donnent +des offices de contrôleurs, ou semblables, qui valent +quinze à seize mil francs, à leurs fils? Et quant à leurs filles, +il ne leur manque que le masque que l'on ne les prenne +pour damoiselles.» (3e journ., p. 105, éd. Jannet.) Quoique +l'origine du proverbe dont il s'agit ici remonte à une antiquité +beaucoup plus reculée, il pourroit se faire néanmoins +que ces prétentions des chirurgiens n'aient pas été sans influence +sur cette façon de parler, et qu'elles aient contribué à +l'affermir et à la répandre de plus en plus.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" +name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120"> +(retour) </a> Où il étoit tout fier, tout glorieux. Cette phrase étoit +fort usitée alors; on en peut voir le sens dans les Dictionnaires +de Leroux et de Furetière.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" +name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121"> +(retour) </a> Robert Garnier (1545-1601), poète tragique, étoit lieutenant +général criminel au siège présidial et sénéchaussée du +Maine; il etoit né dans cette province, à La Ferté-Bernard, +et il mourut au Mans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" +name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122"> +(retour) </a> Cette réponse en rappelle une qu'on attribue à Malherbe, +dont elle semble même la parodie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" +name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123"> +(retour) </a> Le collége de La Flèche, bâti sous Henri IV (1603) +d'après les dons du monarque, étoit un des plus célèbres +parmi ceux que les jésuites possédoient en France. Il étoit +devenu bien vite florissant; les étrangers, jusqu'aux Indiens, +Tartares et Chinois, y affluoient, et, vers le milieu du +XVIIe siècle, il contenoit, sans compter ceux-ci, plus de +1,000 écoliers françois et 120 jésuites. Brumoy, Porée, Ducerceau, +etc., y professèrent successivement. Or, les révérends +Pères avoient coutume de faire, à certains jours, jouer +la comédie à leurs élèves sur un théâtre intérieur. Cet usage +commença surtout à l'époque de la jeunesse de Racine par +des tragédies latines et chrétiennes (V. Loret, 7 et 21 août +1655). Le plus souvent, les représentations se composoient de +pièces écrites par les jésuites eux-mêmes, comme furent plus +tard celles du P. Ducerceau et du P. Porée. Ce n'étoient +pas seulement les jésuites, mais quelquefois aussi d'autres +congrégations religieuses, qui se livroient à ces passe-temps +dramatiques. (V. <i>Richecourt</i>, trag.-com., 5 a., v., représentée +par les pensionnaires des R. P. bénédictins de Saint-Nicolas, +1628.) On sait, du reste, que la plupart des pièces de +notre vieux théâtre furent représentées dans des colléges; +ainsi <i>l'Achille</i> de Nicolas Filleul, au collége d'Harcourt, en +1563; <i>la Trésorière</i>, <i>la Mort de César</i> et <i>les Esbahis</i> de +Grevin, au collége de Beauvais, en 1558 et 1560; la <i>Cléopâtre</i> +et l'<i>Eugène</i> de Jodelle au collége de Boncourt, en 1552. +Jean Behourt, principal du collége des Bons-Enfants, à +Rouen, fit aussi, vers la fin du XVIe siècle, jouer par ses +élèves trois pièces françoises de sa composition. Cet usage +avoit laissé des traces au siècle suivant. On peut voir dans +<i>Francion</i> (l. 4, vers le commencement) le récit burlesque +d'une représentation de ce genre au collége de Lisieux. (Cf. +aussi Chappuzeau, <i>Le théâtre franç.</i>, l. 1, ch. 8.) Le <i>Ratio +studiorum</i> autorisoit ces représentations à certaines conditions, +qui n'étoient pas toutes strictement observées.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" +name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124"> +(retour) </a> Dans la guerre civile qui suivit la mort de Concini, et +qui fut soulevée par le mécontentement des grands et de la +reine-mère contre le favori Albert de Luynes, les troupes de +Marie de Médicis furent mises en pleine déroute au Pont-de-Cé, +près d'Angers (1620). On peut voir sur cette <i>drôlerie</i>, +comme on surnomma alors la débandade du Pont-de-Cé, de +curieux détails dans le <i>Baron de Fæneste</i> (l. 4, ch. 2).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" +name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125"> +(retour) </a> Peut-être dans la pièce de <i>Thobie</i>, tragi-comédie en +5 actes, sans distinction de scènes, de J. Ouyn (1606), où l'on +voit, en effet, le chien au cinquième acte: «Anne, mère de +Thobie, sort du logis et avise venir le chien, qui estoit party +quand et son fils.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" +name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126"> +(retour) </a> Dans <i>Pyrame et Thisbé</i>, tragédie de Théophile (1617), +le lion apparoît à la fin de l'acte 4, où Thisbé s'écrie en le +voyant: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Hélas! qu'ay-je apperceu? Dieux! l'effroyable beste!</p> +<p class="i10">Un lion affamé qui cherche ici sa quête.</p> +</div></div> + +<p>Ne diroit-on pas, à ce passage, que Scarron avoit vu la +fameuse scène du <i>Songe d'une nuit d'été</i>, où Lanavette, +Lecoing, Vilbrequin et les autres se préparent à représenter +<i>Pyrame et Thisbé</i>, en prenant leurs précautions pour que la +mort de Pyrame et les rugissements du lion n'effraient pas +trop les dames.</p></blockquote> +<a name="ca11" id="ca11"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="mid"><i>Qui contient ce que vous verrez si vous prenez<br> +la peine de le lire.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/R.png"></span>agotin mena la Rancune dans un cabaret, +où il se fit donner tout ce qu'il +y avoit de meilleur. On a cru qu'il ne +le mena pas chez lui, à cause que son +ordinaire n'etoit pas trop bon; mais je n'en dirai +rien de peur de faire des jugements temeraires, +et je n'ai point voulu approfondir l'affaire, parcequ'elle +n'en vaut pas la peine et que j'ai des +choses à ecrire qui sont bien d'une autre consequence. +La Rancune, qui etoit homme de grand +discernement et qui connoissoit d'abord son monde, +ne vit pas plus tôt servir deux perdrix et un +chapon pour deux personnes, qu'il se douta que +Ragotin ne le traitoit pas si bien pour son seul +merite, ou pour le payer de la complaisance qu'il +avoit eue pour lui en soutenant que son histoire +etoit un beau sujet de theâtre, mais qu'il avoit +quelque autre dessein. Il se prepara donc à ouïr +quelque nouvelle extravagance de Ragotin, qui +ne decouvrit pas d'abord ce qu'il avoit dans l'ame, +et continua à parler de son histoire. Il recita +force vers satiriques qu'il avoit faits contre la +plupart de ses voisins, contre des cocus qu'il ne +nommoit point et contre des femmes; il chanta +des chansons à boire et lui montra quantité d'anagrammes: +car d'ordinaire les rimailleurs, par +de semblables productions de leur esprit mal fait, +commencent à incommoder les honnêtes gens<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a> +<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a>. +La Rancune acheva de le gâter; il exagera tout +ce qu'il ouït en levant les yeux au ciel; il jura +comme un homme qui perd qu'il n'avoit jamais +rien ouï de plus beau, et fit même semblant de +s'en arracher les cheveux, tant il etoit transporté. +Il lui disoit de temps en temps: «Vous êtes bien +malheureux, et nous aussi, que vous ne vous +donniez tout entier au theâtre: dans deux ans on +ne parleroit non plus de Corneille que l'on fait +à cette heure de Hardy. Je ne sais que c'est que +de flatter, ajouta-t-il; mais, pour vous donner courage, +il faut que je vous avoue qu'en vous voyant +j'ai bien connu que vous etiez un grand poète, +et vous pouvez savoir de mes camarades ce que +je leur en ai dit. Je ne m'y trompe guère: je sens +un poète de demi-lieue loin; aussi, d'abord que +je vous ai vu, vous ai-je connu comme si je vous +avois nourri. «Ragotin avaloit cela doux comme +lait, conjointement avec plusieurs verres de vin, +qui l'enivroient encore plus que les louanges de +la Rancune, qui, de son côté, mangeoit et buvoit +d'une grande force, s'ecriant de temps en temps: +«Au nom de Dieu, Monsieur Ragotin, faites profiter +le talent; encore un coup, vous êtes un méchant +homme de ne vous enrichir pas, et nous +aussi. Je brouille un peu du papier aussi bien que +les autres; mais, si je faisois des vers aussi bons +la moitié que ceux que vous me venez de lire, je +ne serois pas reduit à tirer le diable par la queue +et je vivrois de mes rentes aussi bien que Mondory<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a> +<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a>. +Travaillez donc, Monsieur Ragotin, travaillez; +et, si dès cet hiver nous ne jetons de la +poudre aux yeux de messieurs de l'hotel de Bourgogne +et du Marais, je veux ne monter jamais +sur le theâtre que je ne me rompe un bras ou une +jambe; après cela je n'ai plus rien à dire, et buvons.» +Il tint sa parole, et, ayant donné double +charge à un verre, il porta la santé de monsieur +Ragotin à monsieur Ragotin même, qui lui fit raison +et renvia de la santé des comediennes, qu'il +but tête nue et avec un si grand transport qu'en remettant +son verre sur la table il en rompit la patte +sans s'en aviser, tellement qu'il tâcha deux ou trois +fois de le redresser, pensant l'avoir mis lui-même +sur le côté. Enfin il le jeta par dessus sa tête et +tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît garde, +pour ne perdre pas la reputation d'avoir cassé un +verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune +n'en rit point; mais, comme je vous ai dejà dit, +il etoit plutôt animal envieux qu'animal risible. +La Rancune lui demanda ce qu'il disoit de leurs +comediennes; le petit homme rougit sans lui repondre, +et, la Rancune lui demandant encore la +même chose, enfin, begayant, rougissant et +s'exprimant très mal, il fit entendre à la Rancune +qu'une des comediennes lui plaisoit infiniment. +«Et laquelle?» lui dit la Rancune. Le petit homme +etoit si troublé d'en avoir tant dit qu'il repondit: +«Je ne sais.--Ni moi aussi,» dit la Rancune. +Cela le troubla encore davantage et lui fit ajouter, +tout interdit: «C'est... c'est...» Il repeta quatre +ou cinq fois le même mot, dont le comedien s'impatientant, +lui dit: «Vous avez raison, c'est une +fort belle fille.» Cela acheva de le defaire. Il ne +put jamais dire celle à qui il en vouloit; et +peut-être qu'il n'en savoit rien encore, et qu'il +avoit moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune +lui nommant mademoiselle de l'Etoile, il +dit que c'etoit elle dont il etoit amoureux. Et +pour moi, je crois que, s'il lui eût nommé Angelique +ou sa mère la Caverne, qu'il eût oublié +le coup de busc de l'une et l'âge de l'autre, et se +seroit donné corps et âme à celle que la Rancune +lui auroit nommée, tant le bouquin avoit la conscience +troublée. Le comedien lui fit boire un +grand verre de vin qui lui fit passer une partie de +sa confusion, et en but un autre de son coté, +après lequel il lui dit, parlant bas par mystère et +regardant par toute la chambre, quoiqu'il n'y +eût personne: «Vous n'êtes pas blessé à mort et +vous vous êtes adressé à un homme qui vous peut +guerir, pourvu que vous le vouliez croire et que +vous soyez secret. Ce n'est pas que vous n'entrepreniez +une chose bien difficile: mademoiselle de +l'Etoile est une tigresse et son frère Destin un +lion; mais elle ne voit pas toujours des hommes +qui vous ressemblent, et je sçais bien ce que je +sçais faire. Achevons notre vin et demain il sera +jour.» Un verre de vin bu de part et d'autre interrompit +quelque temps la conversation. Ragotin +reprit la parole le premier et conta toutes ses +perfections et ses richesses; dit à la Rancune +qu'il avoit un neveu commis d'un financier; que +ce neveu avoit fait grande amitié avec le partisan +la Raillière<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a> +<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a> durant le temps qu'il avoit eté au +Mans pour etablir une maltôte, et voulut faire +esperer à la Rancune de lui faire donner une +pension pareille à celle des comediens du roi<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a> +<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>, +par le credit de ce neveu; il lui dit encore que, +s'il avoit des parens qui eussent des enfans, il +leur feroit donner des benefices, parceque sa +nièce avoit epousé le frère d'une femme qui etoit +entretenue du maître d'hotel d'un abbé de la province +qui avoit de bons benefices à sa collation<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a> +<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" +name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127"> +(retour) </a> Les anagrammes, cultivées dans l'antiquité par Lycophron, +et mises surtout en honneur au XVIe siècle par Daurat, +furent en grande vogue au XVIIe siècle. Jacques de +Champ-Repus faisoit, en 1609, une <i>Éclogue enrichie de 30 +anagrammes sur cet illustre nom, Marguerite de Valois, +Rouen, J. Petit</i>. Jean Douet (Tallemant, <i>Historiette de La Leu</i>) +a fait aussi des volumes entiers d'anagrammes vers le milieu +du XVIIe siècle. On peut voir dans le <i>Chevreana</i> que c'étoit +là une vraie profession pour certaines gens. Le P. Pierre +de Saint-Louis passa toute sa vie à en composer; il en avoit +fait sur les noms des papes, des souverains, des généraux +de l'ordre auquel il appartenoit, des saints et de beaucoup +d'autres encore: il croyoit, dit-on, trouver la destinée des +hommes dans leurs noms par ce moyen singulier, et il n'étoit +pas le premier, comme on peut s'en convaincre en lisant +la 3e partie de la <i>Cabale</i>. L'hôtel Rambouillet cultivoit +le même genre, et l'on connoît les trois belles anagrammes +(Arthénice, Eracinthe et Carinthée) composées par Racan +et Malherbe, avec le nom de leurs maîtresses, qui se +nommoient Catherine. C'étoit quelquefois une bonne spéculation: +car, un nommé Billon ayant présenté à Louis XIII, +lors de son entrée dans la ville d'Aix, 500 anagrammes qu'il +avoit faites sur son nom, le roi, enchanté, lui octroya une +grosse pension, reversible sur la tête de ses enfants. On +faisoit même des ballets en anagrammes. Du reste, les autres +petits genres littéraires n'étoient guère moins cultivés +alors: avec Dulot régnoient les bouts-rimés; Neuf-Germain +s'étoit consacré aux vers rimant sur chaque syllabe du +nom des destinataires; Chabrol et beaucoup d'autres cultivoient +les acrostiches, Montmaur les énigmes, charades et +logogriphes, etc. Il y avoit encore les échos, les madrigaux, +les devises, et mille autres <i>sottises laborieuses</i>, comme dit +Sénecé dans une de ses épigrammes (p. 277, éd. Jannet). +«Vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de +Paris, 200 chansons, autant de sonnets, 400 épigrammes +et plus de 1,000 madrigaux, sans compter les énigmes et les +portraits», dit Mascarille (<i>Pr. rid.</i>, sc. 10). «Nous tenons, +dit Colletet: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Que tous ces renverseurs de noms</p> +<p class="i10">Ont la cervelle renversée.</p> +</div></div> + +<p>Huet se plaignoit de ce goût exagéré pour les brimborions +de la littérature. «Une ode, dit-il, nous ennuie par sa longueur; +à peine peut-on souffrir un sonnet. Notre génie se +borne à l'étendue du madrigal. Nous sommes dans le siècle +des colifichets. Toute notre industrie ne va qu'à faire de fort +grandes petites choses.» (<i>Huetiana</i>, XIX.) On trouve des traits +analogues dans une foule de satires et de romans comiques +du temps. (V. aussi Saint-Amant, <i>le Poète crotté</i>, t. I, p. +220, éd. Jannet.)</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" +name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128"> +(retour) </a> Mondory reçut, en 1637, une pension de 2,000 livres +de Richelieu, après avoir joué, ou plutôt après avoir essayé +de jouer le principal rôle de <i>l'Aveugle de Smyrne</i>, tragi-comédie +des cinq auteurs. J'ai dit <i>après avoir essayé</i>: car, retiré +du théâtre depuis quelque temps à cause de sa paralysie, +il ne put dépasser le deuxième acte. Plusieurs grands seigneurs +imitèrent la générosité du cardinal, en lui donnant +également des pensions, de sorte qu'il jouit jusqu'à sa mort +de 8 à 10,000 livres de rente. De pareilles fortunes n'étoient +pas rares, même parmi les saltimbanques et charlatans d'alors. +Ainsi Tabarin, devenu fort riche, se retira dans une +terre, où il excita la jalousie des nobles ses voisins. Suivant +Grimarest, Scaramouche avoit aussi amassé 10 à 12,000 livres +de rentes. «Ils ont tiré des Parisiens, lit-on, au sujet des farceurs, +dans <i>l'Anti-Caquet de l'Accouchée</i>, en pièces de cinq +sols et huit sols... plus de trente mil livres, dont ils ont profité.» +(Éd. Jannet, p. 250-252.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" +name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129"> +(retour) </a> Le mot <i>partisan</i> signifioit «un financier, un homme +qui fait des traitez, des partis avec le roy, qui prend ses revenus +à ferme, le recouvrement des impôts, etc.» (Dictionnaire +de Furetière.) Scarron devint lui-même plus tard une +espèce de partisan, quand il prit à ferme l'entreprise des déchargeurs. +La Raillière étoit un célèbre partisan de l'époque, +qui avoit affermé la taxe établie sur les <i>aisés</i>, et +l'un de ceux qui avoient le plus excité de haines par leurs +malversations. Il «a esté fermier des aides, dit le <i>Catalogue +des partisans</i> (1649), avec le nommé de Moussea, où ils +ont volé les rentiers de l'Hôtel-de-Ville par les presens et +corruptions qu'ils ont faits... Et outre, ledit La Raillière, +avec le nommé Vanel, dit Trecourt, qui sont à present fermiers +des entrées, ont fait le traité de quinze cent mil livres +de rente sur lesdites entrées... Pour raison de quoy ils +ont taxé, sous le titre d'<i>aysé</i>, qui bon leur a semblé, et sous +de faux rooles ont exigé lesdites taxes avec des violences horribles +en cette ville de Paris et en la campagne.» La Raillière +fut arrêté et emprisonné à la Bastille en 1649. Le 1er volume +du <i>Recueil des Mazarinades</i>, d'où j'extrais les lignes précédentes, +renferme encore plusieurs pièces relatives à ce personnage: +«<i>L'Adieu du sieur Catalan, envoyé de Saint-Germain, +au sieur de la Rallière dans la Bastille.--La Response de +la Rallière à l'Adieu de Catelan, son associé, ou l'Abrégé +de la vie de ces deux infames ministres et autheurs des principaux +brigandages, volleries et extorsions de la France.--Les +Entretiens de Bonneau, de Catelan et de la Raillière, etc.</i> +Peut-être, par l'établissement d'une maltôte,--mot pris +en mauvaise part, et qui par là même ne dut figurer ni +dans les prospectus du spéculateur, ni dans les actes officiels,--Scarron +entend-il simplement l'établissement d'une loterie +ou banque, opération financière dont l'usage étoit fort répandu +au XVIIe siècle. M. Anjubault veut bien nous communiquer +les extraits suivants des registres de l'hôtel-de-ville +du Mans, les seuls, dit-il, qui puissent se rapporter à ce passage +de Scarron: «Consentement du corps de ville à l'exposition +d'une blanque, à condition qu'il assistera un officier +dudit corps de ville à l'inventaire de la marchandise et distribution +des billets d'icelle, et que la boîte soit apportée en +la chambre de ville chaque soir.» (Fin de 1629, ou commencement +de 1630).--«Sera signifié au procureur du roi +de la sénéchaussée et de la prévôté l'opposition que forme le +corps de ville à l'établissement d'une blanque. (Fin de 1635 +ou commencement de 1636.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" +name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130"> +(retour) </a> Les comédiens de la troupe royale, ou de l'Hôtel-de-Bourgogne, +nommés le plus souvent les grands comédiens du +roi. Les frères Parfait disent des acteurs de cette troupe «qu'ils +obtinrent les premiers le titre de comédiens du roi, avec une +pension de 12,000 livres.» (T. 3, p. 249.) Les comédiens du +Marais portoient aussi ce titre. Du reste, ceux de l'Hôtel-de-Bourgogne +n'étoient pas les seuls à qui fût réservé le privilége +de la pension, car Monsieur, frère du roi, avoit promis +300 livres de traitement annuel à chaque acteur de la troupe +de Molière, qui s'étoit mise sous le patronage de son nom; +mais ce ne fut qu'une promesse.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" +name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131"> +(retour) </a> On connoît le vers de Racine dans <i>les Plaideurs</i>: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.</p> +<p class="i30"> (II, 9.)</p> +</div></div> + +<p>Les titres de faveur de Ragotin sont d'un genre tout à fait +analogue à ceux que fait valoir l'Intimé.</p></blockquote> + +<p>Tandis que Ragotin contoit ses prouesses, la +Rancune, qui s'etoit alteré à force de boire, ne +faisoit autre chose qu'emplir les deux verres, qui +etoient vidés en même temps, Ragotin n'osant +rien refuser de la main d'un homme qui lui devoit +faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, ils s'emplirent. +La Rancune n'en fut que plus serieux, +selon sa coutume, et Ragotin en fut si hebeté et +si pesant qu'il se pencha sur la table et s'y endormit. +La Rancune appela une servante pour se +faire dresser un lit, parcequ'on etoit couché à son +hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y auroit +point de danger d'en dresser deux, et qu'en l'etat +où etoit M. Ragotin il n'avoit pas besoin d'être +veillé. Il ne veilloit pas cependant, et jamais on +n'a mieux dormi ni ronflé. On mit des draps à +deux lits, de trois qui etoient dans la chambre, +sans qu'il s'éveillât; il dit cent injures à la servante +et menaça de la battre quand elle l'avertit que son +lit etoit prêt. Enfin, la Rancune l'ayant tourné +dans sa chaise devers le feu, que l'on avoit allumé +pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux et se +laissa deshabiller sans rien dire. On le monta sur +son lit le mieux que l'on put, et la Rancune se +mit dans le sien après avoir fermé la porte. À une +heure de là, Ragotin se leva et sortit hors de +son lit, je n'ai pas bien su pourquoi. Il s'egara si +bien dans la chambre qu'après en avoir renversé +tous les meubles et s'être renversé lui-même +plusieurs fois sans pouvoir trouver son lit, enfin +il trouva celui de la Rancune, et l'eveilla en le +decouvrant. La Rancune lui demanda ce qu'il +cherchoit. «Je cherche mon lit, dit Ragotin.--Il +est à la main gauche du mien», dit la Rancune. +Le petit ivrogne prit à la droite, et s'alla fourrer +entre la couverture et la paillasse du troisième, +qui n'avoit ni matelas ni lit de plume, où il acheva +de dormir fort paisiblement. La Rancune s'habilla +devant que Ragotin fût eveillé. Il demanda +au petit ivrogne si c'etoit par mortification qu'il +avoit quitté son lit pour dormir sur une paillasse. +Ragotin soutint qu'il ne s'etoit point levé, et +qu'assurement il revenoit des esprits dans la +chambre. Il eut querelle avec le cabaretier, qui +prit le parti de sa maison et le menaça de le +mettre en justice pour l'avoir decriée. Mais il +n'y a que trop long-temps que je vous ennuie +de la debauche de Ragotin: retournons à l'hôtellerie +des comediens.</p> +<a name="ca12" id="ca12"></a> + +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<p class="mid"><i>Combat de nuit.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis trop homme d'honneur pour n'avertir +pas le lecteur benevole que, s'il +est scandalisé de toutes les badineries +qu'il a vues jusqu'ici dans le present +livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage: +car, en conscience, il n'y verra pas d'autre chose<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a> +<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a>, +quand le livre seroit aussi gros que le Cyrus; et +si, par ce qu'il a dejà vu, il a de la peine à se +douter de ce qu'il verra, peut-être que j'en suis +logé là aussi bien que lui, qu'un chapitre attire +l'autre, et que je fais dans mon livre comme ceux +qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux +et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être +aussi que j'ai un dessein arreté, et que, sans emplir +mon livre d'exemples à imiter, par des peintures +d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt +blâmables, j'instruirai en divertissant<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a> +<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a> de la même +façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour +son vice, et peut quelquefois donner du plaisir +par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" +name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132"> +(retour) </a> Scarron fait toujours bon marché de ses oeuvres et de +son talent; il en parle sans cesse de cette façon détachée et cavalière. +Il dit plus haut, mais, il est vrai, dans un sens différent, +quoique sur un ton analogue, que son livre n'est +qu'un amas de sottises; et, dans son <i>Ode à M. Maynard</i> +(Rec. de 1651): + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Moi qui suis un demi-poète,</p> +<p class="i10">Qui ne travaille qu'en sornette...</p> +<p class="i10">Helas! je n'ai pour toute Muse</p> +<p class="i10">Qu'une malheureuse camuse, etc.</p> +</div></div> + +<p>Il parle à peu près de même dans une de ses épîtres (1643), +dans la dédicace du 5e liv. de son <i>Virgile travesti</i>, à Deslandes-Payen, +etc. C'étoit là, du reste, une des nécessités +du genre qu'il avoit adopté.</p> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" +name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133"> +(retour) </a> C'est le <i>ridendo castigat mores</i> de Santeuil. +</blockquote> + +<p>Finissons la moralité et reprenons nos comediens, +que nous avons laissés dans l'hôtellerie. +Aussitôt que leur chambre fut debarrassée et que +Ragotin eut emmené la Rancune, le portier, qu'ils +avoient laissé à Tours, entra dans l'hôtellerie, +conduisant un cheval chargé de bagage. Il se +mit à table avec eux, et, par sa relation et par ce +qu'ils apprirent les uns des autres, on sut de +quelle façon l'intendant de la province ne leur +avoit pu faire de mal, ayant lui-même bien eu de +la peine à se retirer des mains du peuple, lui et +ses fuzeliers. Le Destin conta à ses camarades +de quelle façon il s'etoit sauvé avec son habit à +la turque, dont il pensoit representer le Soliman +de Mairet<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a> +<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>, et qu'ayant appris que la peste etoit +à Alençon, il etoit venu au Mans avec la Caverne +et la Rancune, en l'equipage que l'on a pu voir +dans le commencement de ces très veritables et +très peu heroïques aventures. Mademoiselle de +l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle +avoit reçues d'une dame de Tours dont le nom +n'est pas venu à ma connoissance, et comme par +son moyen elle avait eté conduite jusqu'à un village +proche de Bonnestable, où elle s'etoit demis +un pied en tombant de cheval. Elle ajouta +qu'ayant appris que la troupe etoit au Mans, elle +s'y etoit fait porter dans la litière de la dame du +village, qui la lui avoit liberalement prêtée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" +name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134"> +(retour) </a> Jean de Mairet (1604-1686) est un des plus célèbres +tragiques de notre vieux théâtre, et sa <i>Silvie</i> (1621) passa +long-temps pour un chef-d'oeuvre. La pièce dont il est ici +question, jouée en 1630 et imprimée seulement en 1639, est +intitulée: <i>Le grand et dernier Soliman, ou la Mort de Mustapha</i>.</blockquote> + +<p>Après le souper, le Destin seul demeura dans +la chambre des dames. La Caverne l'aimoit comme +son propre fils; mademoiselle de l'Etoile ne lui +etoit pas moins chère, et Angelique, sa fille et +son unique heritière, aimoit le Destin et l'Etoile +comme son frère et sa soeur. Elle ne savoit pas +encore au vrai ce qu'ils etoient et pourquoi ils +faisoient la comedie; mais elle avoit bien reconnu, +quoiqu'ils s'appelassent mon frère et ma soeur, +qu'ils etoient plus grands amis que proches parents; +que le Destin vivoit avec l'Etoile dans le +plus grand respect du monde; qu'elle etoit fort +sage, et que, si le Destin avoit bien de l'esprit et +faisoit voir qu'il avoit eté bien elevé, mademoiselle +de l'Etoile paroissoit plutôt fille de condition +qu'une comedienne de campagne. Si le +Destin et l'Etoile etoient aimés de la Caverne et +de sa fille, ils s'en rendoient dignes par une amitié +reciproque qu'ils avoient pour elles, et ils n'y +avoient pas beaucoup de peine, puisqu'elles meritoient +d'être aimées autant que comediennes +de France, quoique, par malheur plutôt que +faute de merite, elles n'eussent jamais eu l'honneur +de monter sur le theâtre de l'hôtel de Bourgogne +ou du Marais, qui sont l'un et l'autre le +<i>non plus ultra</i> des comediens<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a> +<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>. Ceux qui n'entendront +pas ces trois petits mots latins (à qui je n'ai +pu refuser place ici, tant ils se sont presentés à +propos) se les feront expliquer, s'il leur plaît. +Pour finir la digression, le Destin et l'Etoile ne +se cachèrent point des deux comediennes pour se +caresser après une longue absence. Ils s'exprimèrent +le mieux qu'ils purent les inquietudes qu'ils +avoient eues l'un pour l'autre. Le Destin apprit à +mademoiselle de l'Etoile qu'il croyoit avoir vu, +la dernière fois qu'ils avoient representé à Tours, +leur ancien persecuteur; qu'il l'avoit discerné dans +la foule de leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le +visage de son manteau, et que, pour cette raison +là, il s'etoit mis un emplâtre sur le visage à la +sortie de Tours, pour se rendre meconnoissable +à son ennemi, ne se trouvant pas alors en etat +de s'en defendre s'il en etoit attaqué la force à la +main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de +brancards qu'ils avoient trouvés en allant au devant +d'elle, et qu'il se trompoit fort si leur même +ennemi n'etoit un homme inconnu qui avoit exactement +visité les brancards, comme l'on a pu voir +dans le septième chapitre. Tandis que le Destin +parloit, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de +repandre quelques larmes. Destin en fut extremement +touché, et, après l'avoir consolée le mieux +qu'il put, il ajouta que, si elle vouloit lui permettre +d'apporter autant de soin à chercher leur ennemi +commun qu'il en avoit eu jusque alors à +l'eviter, elle se verrait bientot delivrée de ses +persecutions, ou qu'il y perdroit la vie. Ces dernières +paroles l'affligèrent encore davantage. Le +Destin n'eut pas l'esprit assez fort pour ne s'affliger +pas aussi, et la Caverne et sa fille, très pitoyables +de leur naturel, s'affligèrent par complaisance +ou par contagion, et je crois même +qu'elles en pleurèrent. Je ne sçais si le Destin +pleura, mais je sçais bien que les comediennes et +lui furent assez long-temps à ne se rien dire, et +cependant pleura qui voulut. Enfin la Caverne +finit la pause que les larmes avoient fait faire, et +reprocha à Destin et à l'Etoile que, depuis le temps +qu'ils etoient ensemble, ils avoient pu reconnoître +jusqu'à quel point elle etoit de leurs amies, et +toutefois qu'ils avoient eu si peu de confiance en +elle et en sa fille qu'elles ignoroient encore leur +veritable condition; et elle ajouta qu'elle avoit eté +assez persecutée en sa vie pour conseiller des malheureux +tels qu'ils paroissoient être. À quoi Destin +repondit que ce n'etoit point par defiance +qu'ils ne s'etoient pas encore decouverts à elle, +mais qu'il avoit cru que le recit de leurs malheurs +ne pouvoit être que fort ennuyeux. Il lui +offrit après cela de l'en entretenir quand elle voudroit, +et quand elle auroit quelque temps à perdre. +La Caverne ne differa pas davantage de satisfaire +sa curiosité, et sa fille, qui souhaitoit ardemment +la même chose, s'etant assise auprès +d'elle sur le lit de l'Etoile, le Destin alloit commencer +son histoire, quand ils entendirent une +grande rumeur dans la chambre voisine. Destin +prêta l'oreille quelque temps, mais le bruit et la +noise, au lieu de cesser, augmentèrent, et même +l'on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine! +Le Destin, en trois sauts, fut hors de la chambre, +aux depens de son pourpoint, que lui dechirèrent +la Caverne et sa fille en voulant le retenir. Il entra +dans la chambre d'où venoit la rumeur, où il +ne vit goutte, et où les coups de poings, les soufflets, +et plusieurs voix confuses d'hommes et de +femmes qui s'entrebattoient, mêlées au bruit sourd +de plusieurs pieds nus qui trepignoient dans la +chambre, faisoient une rumeur epouvantable. Il +s'alla mêler parmi les combattans imprudemment, +et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et +un soufflet de l'autre. Cela lui changea la bonne +intention qu'il avoit de separer ses lutins en un +violent desir de se venger: il se mit à jouer des +mains, et fit un moulinet de ses deux bras, qui +maltraita plus d'une mâchoire, comme il parut +depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura +encore assez long-temps pour lui faire recevoir +une vingtaine de coups et en donner deux fois +autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre +au gras de la jambe; il y porta ses mains, et, +rencontrant quelque chose de pelu, il crut être +mordu d'un chien; mais la Caverne et sa fille, qui +parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, +comme le feu Saint-Elme après une tempête<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a> +<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>, +virent Destin, et lui firent voir qu'il etoit +au milieu de sept personnes en chemise, qui se +defaisoient l'un l'autre très cruellement, et qui se +decramponnèrent d'elles-mêmes aussitôt que la +lumière parut. Le calme ne fut pas de longue durée: +l'hôte, qui etoit un de ces sept penitens +blancs<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a> +<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>, se reprit avec le Poète; l'Olive, qui en +etoit aussi, fut attaqué par le valet de l'hôte, +autre penitent. Le Destin les voulut separer; mais +l'hôtesse, qui etoit la bête qui l'avoit mordu, et +qu'il avoit prise pour un chien, à cause qu'elle +avoit la tête nue et les cheveux courts, lui sauta +aux yeux, assistée de deux servantes, aussi nues +et aussi decoiffées qu'elle. Les cris recommencèrent; +les soufflets et les coups de poing sonnèrent +de plus belle, et la mêlée s'echauffa encore +plus qu'elle n'avoit fait. Enfin, plusieurs personnes +qui s'etoient eveillées à ce bruit entrèrent +dans le champ de bataille, deprirent les combattans +les uns d'avec les autres, et furent cause de +la seconde suspension d'armes. Il fut question de +sçavoir la cause de la querelle, et quel etoit le differend +qui avoit assemblé sept personnes nues en +une même chambre. L'Olive, qui paroissoit le +moins emu, dit que le Poète etoit sorti de la +chambre et qu'il l'avoit vu revenir plus vite que +le pas, suivi de l'hôte, qui le vouloit battre; que la +femme de l'hôte avoit suivi son mari, et s'etoit +jetée sur le Poète; que, les ayant voulu separer, +un valet et deux servantes, s'etoient jetés sur lui, +et que la lumière qui s'etoit eteinte là dessus etoit +cause que l'on s'etoit battu plus long-temps que +l'on n'eût fait. Ce fut au Poète à plaider sa cause: +il dit qu'il avoit fait les deux plus belles stances +que l'on eût jamais ouïes depuis que l'on en fait, +et que, de peur de les perdre, il avoit eté demander +de la chandelle aux servantes de l'hôtellerie, +qui s'etoient moquées de lui; que l'hôte l'avoit +appelé danseur de corde, et que, pour ne demeurer +pas sans repartie, il l'avoit appelé cocu. Il +n'eut pas plus tôt lâché le mot, que l'hôte, qui etoit +en mesure, lui appliqua un soufflet. On eût dit +qu'ils etoient concertés ensemble: car, tout aussitôt +que le soufflet fut donné, la femme de +l'hôte, son valet et ses servantes, se jetèrent sur +les comediens, qui les reçurent à beaux coups de +poings. Cette dernière rencontre fut plus rude et +dura plus long-temps que les autres. Le Destin, +s'etant acharné sur une grosse servante qu'il avoit +troussée, lui donna plus de cent claques sur les +fesses; l'Olive, qui vit que cela faisoit rire la +compagnie, en fit autant à une autre. L'hôte etoit +occupé par le Poète, et l'hôtesse, qui etoit la plus +furieuse, avoit eté saisie par quelques uns des +spectateurs, dont elle se mit en si grande colère, +qu'elle cria: «Aux voleurs!» Ses cris eveillèrent la +Rappinière, qui logeoit vis-à-vis de l'hôtellerie. +Il en fit ouvrir les portes, et ne croyant pas, selon +le bruit qu'il avoit entendu, qu'il n'y eût +pour le moins sept ou huit personnes sur le carreau, +il fit cesser les coups au nom du roi, et, +ayant appris la cause de tout le desordre, il exhorta +le Poète de ne faire plus de vers la nuit, et +pensa battre l'hôte et l'hôtesse, parcequ'ils chantèrent +cent injures aux pauvres comediens, les +appelant bateleurs et baladins, et jurant de les +faire deloger le lendemain; mais la Rappinière, à +qui l'hôte devoit de l'argent, le menaça de le +faire executer, et par cette menace lui ferma la +bouche. La Rappinière s'en retourna chez lui; les +autres s'en retournèrent dans leurs chambres, et +Destin dans celle des comediennes, où la Caverne +le pria de ne differer pas davantage de lui +apprendre ses aventures et celles de sa soeur. +Il leur dit qu'il ne demandoit pas mieux, et commença +son histoire de la façon que vous allez voir +dans le suivant chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" +name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135"> +(retour) </a> Le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, sis rue Mauconseil, +avoit été acheté en 1548 par les confrères de la Passion +à Jean Rouvet, «marchand bourgeois de Paris». C'étoit +alors, d'après les termes de l'acte de vente, «une mazure +contenant 17 toises de long sur 16 de large», faisant +partie de l'ancien hôtel de Bourgogne. Il passa, vers 1588, +des mains des confrères à une nouvelle troupe. Quant au théâtre +du Marais, il avoit été fondé en 1600 par une troupe de +comédiens de province dans l'hôtel d'Argent, au coin de la +rue de la Poterie, près de la Grève, d'où il fut transféré en +1620 au haut de la vieille rue du Temple. On toléra leur établissement +moyennant une redevance d'un écu tournois par +représentation qu'ils devoient payer aux confrères. Ces deux +théâtres étoient les mieux montés en bons acteurs et en bonnes +pièces, et les plus suivis du public. (V., pour plus amples +détails, les <i>Antiquités</i> de Sauval, Chappuzeau, le <i>Théâtre +françois</i>, liv. III; les frères Parfait, t. 3.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" +name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136"> +(retour) </a> Le feu Saint-Elme, qu'on nomme aussi quelquefois +<i>feu Saint-Germain</i>, ou <i>feu Saint-Anselme</i>, est une sorte de +flamme volante qui apparoît autour des mâts et des cordages +d'un vaisseau, après une tempête. C'est un mauvais présage, +dit-on, quand il n'y en a qu'un, et un présage favorable +quand on en voit plusieurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" +name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137"> +(retour) </a> Ce nom désigne une confrérie de gens séculiers qui +s'assembloient à certains jours pour faire, suivant un ancien +usage partagé par d'autres confréries, par exemple celle des +capucins noirs, des processions, pieds nus et la face couverte +d'un linge. Il y avoit des pénitents blancs à Avignon, +à Lyon, etc., et il y en eut aussi à Paris.</blockquote> +<a name="ca13" id="ca13"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="mid">Plus long que le précédent.</p> + +<p class="mid"><i>Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis né dans un village auprès de +Paris. Je vous ferais bien croire, si je +voulois, que je suis d'une maison très +illustre, comme il est fort aisé à ceux +que l'on ne connoît point; mais j'ai trop de sincerité +pour nier la bassesse de ma naissance. +Mon père etoit des premiers et des plus accommodés +de son village. Je lui ai ouï dire qu'il etoit +né pauvre gentilhomme, et qu'il avoit eté à la +guerre en sa jeunesse, où, n'ayant gagné que +des coups, il s'etoit fait ecuyer ou meneur d'une +dame de Paris assez riche<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a> +<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, et qu'ayant amassé +quelque chose avec elle, parcequ'il etoit aussi +maître d'hotel et faisoit la depense, c'est-à-dire +ferroit peut-être la mule, il s'etoit marié avec +une vieille demoiselle de la maison, qui etoit +morte quelque temps après et l'avoit fait son heritier. +Il se lassa bientôt d'être veuf, et, n'etant +guère moins las de servir, il epousa en secondes +noces une femme des champs qui fournissoit de +pain la maison de sa maîtresse; et c'est de ce +dernier mariage que je suis sorti. Mon père s'appeloit +Garigues; je n'ai jamais su de quel pays +il etoit; et, pour le nom de ma mère, il ne fait +rien à mon histoire: il suffit qu'elle etoit plus +avare que mon père et mon père plus avare qu'elle, +et l'un et l'autre de conscience assez large. Mon +père a l'honneur d'avoir le premier retenu son +haleine en se faisant prendre la mesure d'un habit, +afin qu'il y entrât moins d'étoffe<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a> +<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>. Je vous +pourrois bien apprendre cent autres traits de lesine +qui lui ont acquis à bon titre la reputation +d'être homme d'esprit et d'invention; mais, de +peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous +en conter deux très difficiles à croire et neanmoins +très veritables. Il avoit ramassé quantité +de blé pour le vendre bien cher durant une année +mauvaise. L'abondance ayant eté universelle +et le blé etant amendé, il fut si possedé de desespoir +et si abandonné de Dieu qu'il se voulut +pendre. Une de ses voisines, qui se trouva dans +la chambre quand il y entra pour ce noble dessein, +et qui s'etoit cachée de peur d'être vue, je +ne sais pas bien pourquoi, fut fort etonnée quand +elle le vit pendu à un chevron de sa chambre. +Elle courut à lui, criant: «Au secours!» coupa +la corde, et, à l'aide de ma mère, qui arriva là-dessus, +la lui ôta du cou. Elles se repentirent +peut-être d'avoir fait une bonne action, car il les +battit l'une et l'autre comme plâtre, et fit payer à +cette pauvre femme la corde qu'elle avoit coupée, +en lui retenant quelque argent qu'il lui devoit. +L'autre prouesse n'est pas moins etrange. +Cette même année que la cherté fut si grande +que les vieilles gens du village ne se souviennent +pas d'en avoir vu une plus grande, il avoit +regret à tout ce qu'il mangeoit; et, sa femme +etant accouchée d'un garçon, il se mit en la tête +qu'elle avoit assez de lait pour nourrir son fils et +pour le nourrir lui-même aussi, et espera que, +tetant sa femme, il epargnerait du pain et se +nourriroit d'un aliment aisé à digerer<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a> +<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>. Ma mère +avoit moins d'esprit que lui et n'avoit pas moins +d'avarice, tellement qu'elle n'inventoit pas les +choses comme mon père; mais, les ayant une +fois conçues, elle les executoit encore plus exactement +que lui. Elle tâcha donc de nourrir de son +lait son fils et son mari en même temps, et hasarda +aussi de s'en nourrir soi-même avec tant d'opiniâtreté +que le petit innocent mourut martyr de +pure faim, et mon père et ma mère furent si affoiblis, +et ensuite si affamés, qu'ils mangèrent +trop et eurent chacun une longue maladie. Ma +mère devint grosse de moi quelque temps après, +et, ayant accouché heureusement d'une très malheureuse +creature, mon père alla à Paris pour +prier sa maîtresse de tenir son fils avec un honnête +ecclesiastique qui se tenoit dans son village, +où il avoit un benefice. Comme il s'en retournoit +la nuit pour eviter la chaleur du jour, et qu'il +passoit par une grande rue du faubourg dont la +plupart des maisons se bâtissoient encore, il aperçut +de loin, aux rayons de la lune, quelque chose +de brillant qui traversoit la rue. Il ne se mit pas +beaucoup en peine de ce que c'etoit; mais, ayant +entendu quelques gemissemens, comme d'une +personne qui souffre, au même lieu où ce qu'il +avoit vu de loin s'etoit derobé à sa vue, il entra +hardiment dans un grand bâtiment qui n'etoit pas +encore achevé, où il trouva une femme assise +contre terre. Le lieu où elle etoit recevoit assez +de clarté de la lune pour faire discerner à mon +père qu'elle etoit fort jeune et fort bien vêtue, et +c'etoit ce qui avoit brillé de loin à ses yeux, son +habit etant de toile d'argent<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a> +<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>. Vous ne devez +point douter que mon père, qui etoit assez hardi +de son naturel, ne fût moins surpris que cette +jeune demoiselle; mais elle etoit en un etat où +il ne lui pouvoit rien arriver de pis que ce qu'elle +avoit. C'est ce qui la rendit assez hardie pour +parler la première, et pour dire à mon père que, +s'il etoit chretien, il eût pitié d'elle; qu'elle etoit +prête d'accoucher; que, se sentant pressée de +son mal et ne voyant point revenir une servante +qui lui etoit allée querir une sage-femme affidée, +elle s'etoit sauvée heureusement de sa maison +sans avoir eveillé personne, sa servante ayant +laissé la porte ouverte pour pouvoir rentrer sans +faire de bruit. À peine achevoit-elle sa courte relation +qu'elle accoucha heureusement d'un enfant +que mon père reçut dans son manteau. Il fit +la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune +fille le conjura d'emporter vitement la petite creature, +d'en avoir soin, et de ne manquer pas, à +deux jours de là, d'aller voir un vieil homme +d'eglise, qu'elle lui nomma, qui lui donneroit de +l'argent et tous les ordres necessaires pour la +nourriture de son enfant. À ce mot d'argent, +mon père, qui avoit l'âme avare, voulut deployer +son eloquence d'ecuyer; mais elle ne lui en donna +pas le temps: elle lui mit entre les mains une +bague pour servir d'enseigne au prêtre qu'il devoit +aller trouver de sa part, lui fit envelopper +son enfant dans son mouchoir de cou et le fit +partir avec grande precipitation, quelque résistance +qu'il fît pour ne l'abandonner pas en l'etat +où elle etoit. Je veux croire qu'elle eut bien de la +peine à regagner son logis. Pour mon père, il +s'en retourna à son village, mit l'enfant entre les +mains de sa femme, et ne manqua pas, deux +jours après, d'aller trouver le vieil prêtre et de +lui montrer la bague. Il apprit de lui que la mère +de l'enfant etoit une fille de fort bonne maison et +fort riche; qu'elle l'avoit eu d'un seigneur ecossois +qui etoit allé en Irlande lever des troupes +pour le service du roi<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a> +<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, et que ce seigneur etranger +lui avoit promis mariage. Ce prêtre lui dit, +de plus, qu'à cause de son accouchement precipité, +elle s'etoit trouvée malade jusqu'à faire douter +de sa vie, et qu'en cette extremité elle avoit +tout declaré à son père et à sa mère, qui l'avoient +consolée au lieu de s'emporter contre elle, parcequ'elle +etoit leur fille unique; que la chose etoit +ignorée dans le logis; et ensuite il assura mon +père que, pourvu qu'il eût soin de l'enfant et +qu'il fût secret, sa fortune etoit faite. Là-dessus, +il lui donna cinquante ecus et un petit paquet de +toutes les hardes necessaires à un enfant. Mon +père s'en retourna en son village, après avoir bien +dîné avec le prêtre. Je fus mis en nourrice, et +l'etranger fut mis en la place du fils de la maison. +À un mois de là, le seigneur ecossois revint, et, +ayant trouvé sa maîtresse en un si mauvais etat +qu'elle n'avoit plus guère à vivre, il l'epousa un +jour devant qu'elle mourût, et ainsi fut aussitôt +veuf que marié. Il vint deux ou trois jours après +en notre village, avec le père et la mère de sa +femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa +etouffer l'enfant à force de le baiser. Mon père +eut sujet de se louer de la liberalité du seigneur +ecossois, et les parens de l'enfant ne l'oublièrent +pas. Ils s'en retournèrent à Paris fort satisfaits +du soin que mon père et ma mère avoient de leur +fils, qu'ils ne voulurent point faire venir à Paris +encore, parceque le mariage etoit tenu secret +pour des raisons que je n'ai pas sues.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" +name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138"> +(retour) </a> Les dames de haute condition avoient des <i>meneurs</i> pour +les aider à marcher en leur donnant la main. On appeloit +particulièrement <i>écuyer</i> ou <i>écuyer de main</i> celui qui remplissoit +cette charge près des princesses ou des plus grandes +dames.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" +name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139"> +(retour) </a> Il y a un trait analogue, mais moins plaisant parcequ'il +est plus forcé, dans l'<i>Aulularia</i>. Plaute dit de son avare +qu'en allant se coucher il mettoit une bourse devant sa bouche +pour ne pas perdre de son haleine en dormant. On trouve +ici une variante dans plusieurs éditions, entre autres dans +celle de Pierre Mortier, d'Amsterdam. Au lieu de cette phrase, +on y lit: «Mon père a l'honneur d'avoir <i>inventé le morceau +de chair attaché à une corde qui tient à l'anse du pot, pour +le retirer quand il a assez bouilli, afin qu'il serve plusieurs +fois à faire du potage</i>.» Il semble que cette curieuse variante +ait été inspirée par la manière dont on avoit représenté Scarron +dans plusieurs de ses prétendus portraits, et sur laquelle +il s'est égayé lui-même: «Les autres (disent) que mon chapeau +tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je +le hausse et baisse pour saluer ceux qui me visitent.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" +name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140"> +(retour) </a> Ce passage semble burlesquement imité de deux anecdotes +célèbres, racontées primitivement en quelques lignes +par Valère Maxime (liv. 5, ch. 4), et souvent répétées depuis:--l'une, +d'une jeune fille grecque nourrissant son +père de son lait;--l'autre, d'une femme romaine nourrissant +sa mère de la même manière.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" +name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141"> +(retour) </a> Personne n'ignore,--ne fût-ce que pour l'avoir vu au +théâtre, dans les comédies du XVIIe siècle,--que non seulement +les dames, mais aussi les hommes de condition, portoient +des habits de brocard, ou, comme on disoit alors, de +<i>brocat</i> d'or ou d'argent, et quelquefois d'or <i>et</i> d'argent. +«L'Italie, dit le <i>Nouveau règlement sur les marchandises</i> +(1634), nous envoie et apporte une infinité de diverses sortes +de draps de soye, comme toilles d'or et d'argent.» (Éd. Fournier, +<i>Var. hist. et littér.</i>, t. 3, p. 112.) Madame de Nouveau, +«la plus grande folle de France en <i>braverie</i>», regardoit, +à ce que nous apprend Tallemant, une jupe de toile d'or +avec quatre grandes dentelles comme une de ses <i>petites</i> jupes. +(<i>Histor. de Villarceaux.</i>)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" +name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142"> +(retour) </a> Il y eut souvent des troupes écossoises et irlandoises +au service de France. Charles VII créa une compagnie de +<i>gens d'armes écossois</i>, en souvenir du secours que Jean +Stuart, comte de Boncan, et Douglas, lui avoient prêté, avec +7,000 hommes de leurs compatriotes, à la bataille de Baugé; +et cette compagnie subsista sous les règnes suivants avec des +priviléges extraordinaires; mais peu à peu elle ne fut plus +guère écossoise que de nom. Les régiments d'Écosse et d'Irlande +figurent jusqu'au dernier jour de la monarchie parmi +les corps étrangers; ils rendireut de grands services sous +Louis XIII surtout, et aussi sous Louis XIV. (V. <i>Hist. des +troupes étrang. au service de France</i>, de Fieffé, t. 1, ch. 2, +p. 142, et p. 169-179.) Plusieurs généraux d'origine irlandoise +ont laissé un nom glorieux dans notre histoire, par +exemple le comte Dillon et le duc de Berwick.</blockquote> + +<p>Aussitôt que je pus marcher, mon père me retira +en sa maison pour tenir compagnie au petit +comte des Glaris (c'est ainsi que l'on l'appela du +nom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir +eté entre Jacob et Esaü, dès le ventre de leur +mère, ne peut avoir eté plus grande que celle qui +se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père +et ma mère l'aimoient tendrement, et avoient de +l'aversion pour moi, quoique je donnasse autant +d'esperance d'être un honnête homme que Glaris +en donnoit peu. Il n'y avoit rien que de très +commun en lui; pour moi, je paroissois être ce +que je n'étois pas, et bien moins le fils de Garigues +que celui d'un comte. Et si je ne me trouve +enfin qu'un malheureux comedien, c'est sans +doute que la fortune s'est voulu venger de la nature, +qui avoit voulu faire quelque chose de moi +sans son consentement, ou, si vous voulez, que la +nature prend quelquefois plaisir à favoriser ceux +que la fortune a pris en aversion.</p> + +<p>Je passerai toute l'enfance de deux petits +paysans (car Glaris l'etoit d'inclination plus que +moi), et aussi bien nos plus belles aventures ne +furent que force coups de poing. En toutes les +querelles que nous avions ensemble, j'avois toujours +de l'avantage, si ce n'est lorsque mon père et +ma mère se mettoient de la partie; ce qu'ils faisoient +si souvent et avec tant de passion que +mon parrain, qui s'appeloit monsieur de Saint-Sauveur, +s'en scandalisa et me demanda à mon +père. Il lui fit un don de moi avec grand'joie, +et ma mère eut encore moins de regret que lui à +me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain, +bien vêtu, bien nourri, fort caressé et point +battu. Il n'epargna rien à me faire apprendre à +lire et à ecrire; et sitôt que je fus assez avancé +pour apprendre le latin, il obtint du seigneur du +village, qui etoit un fort honnête gentilhomme et +fort riche, que j'etudierois avec deux fils qu'il +avoit, sous un homme savant qu'il avoit fait venir +de Paris et à qui il donnoit de bons gages. Ce +gentilhomme, qui s'appeloit le baron d'Arques, +faisoit elever ses enfans avec grand soin. L'aîné +avoit nom Saint-Far, assez bien fait de sa personne, +mais brutal sans remède, s'il y en eut +jamais au monde; et le cadet, en recompense, +outre qu'il etoit mieux fait que son frère, avoit +la vivacité de l'esprit et la grandeur de l'âme +egales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois +pas que l'on puisse voir un garçon donner de plus +grandes esperances de devenir un fort honnête +homme qu'en donnoit en ce temps-là ce jeune +gentilhomme, qui s'appeloit Verville. Il m'honora +de son amitié, et moi je l'aimois comme un frère +et le respectois toujours comme un maître. Pour +Saint-Far, il n'etoit capable que des passions +mauvaises, et je ne puis mieux vous exprimer +les sentimens qu'il avoit dans l'âme pour son +frère et pour moi qu'en vous disant qu'il n'aimoit +pas son frère plus que moi, qui lui etois +fort indifferent, et qu'il ne me haïssoit pas plus que +son frère, qu'il n'aimoit guère. Ses divertissemens +etoient differens des nôtres. Il n'aimoit que la +chasse et haïssoit fort l'etude; Verville n'alloit +que rarement à la chasse et prenoit grand plaisir +à etudier, en quoi nous avions ensemble une +conformité merveilleuse aussi bien qu'en toute +autre chose, et je puis dire que, pour m'accommoder +à son humeur, je n'avois pas besoin de +beaucoup de complaisance et n'avois qu'à suivre +mon inclination.</p> + +<p>Le baron d'Arques avoit une bibliothèque de +romans fort ample. Notre precepteur, qui n'en +avoit jamais lu dans le pays latin<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a> +<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, qui nous en +avoit d'abord defendu la lecture, et qui les avoit +cent fois blâmés devant le baron d'Arques pour +les lui rendre aussi odieux qu'il les trouvoit divertissans, +en devint lui-même si feru, qu'après +avoir devoré les vieux et les modernes, il avoua +que la lecture des bons romans instruisoit en divertissant, +et qu'il ne les croyoit pas moins propres +à donner de beaux sentimens aux jeunes +gens que la lecture de Plutarque<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a> +<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>. Il nous porta +donc à les lire autant qu'il nous en avoit detournés, +et nous proposa d'abord de lire les modernes; +mais ils n'etoient pas encore selon notre +goût, et jusqu'à l'âge de quinze ans nous nous plaisions +bien plus à lire les Amadis de Gaule<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a> +<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a> que +les Astrées et les autres beaux romans que l'on a +faits depuis, par lesquels les François ont fait voir, +aussi bien que par mille autres choses, que, s'ils +n'inventent pas tant que les autres nations, ils perfectionnent +davantage<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a> +<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a>. Nous donnions donc à +la lecture des romans la plus grande partie du +temps que nous avions pour nous divertir. Pour +Saint-Far, il nous appeloit les liseurs, et s'en alloit +à la chasse ou battre les paysans, à quoi il +reussissoit admirablement bien. L'inclination que +j'avois à bien faire m'acquit la bienveillance du +baron d'Arques, et il m'aima autant que si j'eusse +eté son proche parent. Il ne voulut point que je +quittasse ses enfans quand il les envoya à l'Academie<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a> +<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>; +et ainsi j'y fus mis avec eux, plutôt +comme un camarade que comme un valet. Nous +y apprîmes nos exercices; on nous en tira au +bout de deux ans, et, à la sortie de l'Academie, un +homme de condition, parent du baron d'Arques, +faisant des troupes pour les Venitiens, Saint-Far et +Verville persuadèrent si bien leur père, qu'il les +laissa aller à Venise avec son parent. Le bon +gentilhomme voulut que je les accompagnasse +encore, et monsieur de Saint-Sauveur, mon parrain, +qui m'aimoit extrêmement, me donna liberalement +une lettre de change assez considerable, +pour m'en servir si j'en avois besoin et pour +n'être pas à charge à ceux que j'avois l'honneur +d'accompagner. Nous prîmes le plus long chemin, +pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie, +dans chacune desquelles nous fîmes quelque sejour, +hormis dans celles dont les Espagnols sont les +maîtres<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a> +<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>. Dans Rome, je tombai malade, et les +deux frères poursuivirent leur voyage, celui qui +les menoit ne pouvant laisser echapper l'occasion +des galères du pape qui alloient joindre l'armée +des Venitiens au passage des Dardanelles, +où elle attendoit celle des Turcs<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a> +<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>. Verville eut +tous les regrets du monde de me quitter, et moi +je pensai desesperer d'être separé de lui en un +temps où j'aurois pu par mes services me rendre +digne de l'amitié qu'il me portoit. Pour Saint-Far, +je crois qu'il me quitta comme s'il ne m'eût +jamais vu, et je ne songeois en lui qu'à cause +qu'il etoit frère de Verville, qui me laissa en se +separant de moi le plus d'argent qu'il put; je ne +sais pas si ce fut du consentement de son frère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" +name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143"> +(retour) </a> Le quartier latin, alors comme aujourd'hui, étoit le +centre des colléges et le séjour des savants. Les libraires de +ce quartier ne publioient généralement que des ouvrages +d'érudition ou de nature sérieuse. «Il ne faut qu'aller à la +rue Saint-Jacques, dit Sorel en parlant des pédants en <i>us</i>, +l'on y verra leurs oeuvres, et l'on y apprendra qui ils sont.» +(<i>Francion</i>, liv. 3.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" +name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144"> +(retour) </a> C'étoit aussi l'opinion de Huet, le savant évêque d'Avranches +(Voy. <i>De l'orig. des rom.</i>) et de plusieurs autres +prélats du temps.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" +name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145"> +(retour) </a> L'<i>Amadis de Gaule</i>, long-temps en honneur comme le +type des romans chevaleresques, et dont la réputation avoit +à peine été effleurée au XVIe siècle par La Noue (6e Disc.), +par Brantôme (<i>Dam. gal.</i>, t. 7, p. 330) et quelques autres, +avoit été détrôné par l'apparition des ouvrages de d'Urfé et +de Mlle de Scudéry, bien qu'il se rattachât en plusieurs +points (la galanterie raffinée, la valeur extraordinaire et les +exploits des héros) à la <i>Clélie</i>, et surtout à l'<i>Astrée</i>, auxquels +il a servi en quelque sorte de transition après les épopées de +la Table ronde. En 1632, Du Verdier en fit une espèce de +parodie dans son <i>Chevalier hypocondriaque</i>, qui est une imitation +à la fois de <i>Don Quichotte</i> et du <i>Berger extravagant</i> de +Sorel. Pourtant il ne faudroit pas croire que l'<i>Amadis</i> eût dès +lors perdu toute considération; il inspira, durant la Fronde, +plus d'un trait chevaleresque. On le lisoit, avec les romans +du jour, dans la petite société de Mme de La Fayette, et +plusieurs passages des lettres de Mme de Sévigné, comme +les Mémoires de Mme de Motteville, témoignent assez qu'il +étoit loin d'être entièrement dédaigné. Cervantès lui-même, +quoiqu'il semble avoir surtout dirigé <i>Don Quichotte</i> contre cet +ouvrage, le fait épargner par le curé et le barbier dans leur +auto-da-fé de la bibliothèque du chevalier, comme le meilleur +et le modèle des romans du même genre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" +name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146"> +(retour) </a> Ce respect persistant pour l'<i>Astrée</i>, long-temps après +son apparition, même de la part des auteurs comiques et satiriques +qui professent peu de goût pour les romans héroïques +et pastoraux, est une chose remarquable. Sorel lui-même, +dans son <i>Berger extravagant</i>, qui est pourtant dirigé en particulier +contre le livre de d'Urfé, en attaquant tous les autres +sans distinction, conserve toujours certains égards pour cet +ouvrage, et il prend soin, dans ses <i>Remarques</i> (sur le 1er liv., +sur le 2e liv., etc.), d'atténuer les railleries qu'il en a faites +dans le cours de son roman, comme s'il étoit effrayé de son +audace. Du reste, dans sa <i>Bibl. franç.</i>, il le comble de louanges, +et le traite d'<i>ouvrage très exquis</i>. Tristan, dans le <i>Page +disgracié</i>, sorte d'autobiographie romanesque, qui se rapproche +souvent du roman familier et comique, professe une +grande admiration pour l'<i>Astrée</i> (1er vol., p. 232). Furetière +est plus sévère quand il en parle dans son <i>Roman bourgeois</i>, +où il va jusqu'à l'accuser de corrompre les moeurs, reproche +qui a quelque chose d'analogue à celui que lui fait Guéret +dans le <i>Parnasse réformé</i> (p. 136). Huet, qui traite l'<i>Astrée</i> +d'incomparable, et dit que cet ouvrage, «le plus ingénieux +et le plus poli qui eût jamais paru en ce genre, a terni la +gloire que la Grèce, l'Italie et l'Espagne s'y étoient acquise», +reconnoît qu'il est «un peu licencieux».</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" +name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147"> +(retour) </a> <i>Académie</i> s'entend ici «des maisons, des écuries où la +noblesse apprend à monter à cheval, et les autres exercices +qui lui conviennent». (<i>Dict. de Fur.</i>) Les gentilshommes y +entroient souvent au sortir du collége pour achever leur éducation.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" +name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148"> +(retour) </a> Ils étoient alors maîtres en Italie des villes du royaume +de Naples.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" +name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149"> +(retour) </a> Le pape figura comme allié des Vénitiens dans leur +guerre contre les Turcs, qui dura sans interruption de 1640 +à 1667, et dont le principal théâtre fut Candie.</blockquote> + +<p>Me voilà donc malade dans Rome, sans autre +connoissance que celle de mon hôte, qui +etoit un apothicaire flamand, et de qui je reçus +toutes les assistances imaginables durant ma maladie. +Il n'etoit pas ignorant de la medecine, +et (autant que je suis capable d'en juger) je +l'y trouvois plus entendu que le medecin italien +qui me venoit voir. Enfin je gueris et repris +assez de mes forces pour visiter les lieux remarquables +de Rome, où les etrangers trouvent +amplement de quoi satisfaire à leur curiosité. Je +me plaisois extrêmement à visiter les Vignes. +(C'est ainsi que l'on appelle plusieurs jardins plus +beaux que le Luxembourg ou les Tuileries. Les +cardinaux et autres personnes de condition les +font entretenir avec grand soin, plutôt par vanité +que par plaisir qu'ils y prennent, n'y allant jamais, +au moins fort rarement.) Un jour que +je me promenois dans une des plus belles, je +vis au detour d'une allée deux femmes assez +bien vêtues, que deux jeunes François avoient +arrêtées et ne vouloient pas laisser passer outre, +que la plus jeune ne levât un voile qui lui +couvroit le visage. Un de ces François, qui +paroissoit être le maître de l'autre, fut même +assez insolent pour lui decouvrir le visage par +force, cependant que celle qui n'etoit point voilée +etoit retenue par son valet. Je ne consultai +point ce que j'avois à faire; je dis d'abord à +ces incivils que je ne souffrirois point la violence +qu'ils vouloient faire à ces femmes. Ils +se trouvèrent assez étonnés et l'un et l'autre, +me voyant parler avec assez de resolution pour +les embarrasser, quand ils auroient eu leurs epées +comme j'avois la mienne. Les deux femmes se +rangèrent auprès de moi, et ce jeune François, +preferant le deplaisir d'un affront à celui de se +faire battre, me dit en se separant: «Monsieur +le brave, nous nous verrons autre part +où les epées ne seront pas toutes d'un côté.» Je +lui repondis que je ne me cacherois pas; son valet +le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes. +Celle qui n'etoit point voilée paroissoit +avoir quelque trente-cinq ans. Elle me remercia +en françois qui ne tenoit rien de l'italien, et me +dit entre autres choses que, si tous ceux de ma +nation me ressembloient, les femmes italiennes +ne feroient point de difficulté de vivre à la françoise. +Après cela, comme pour me recompenser +du service que je lui avois rendu, elle ajouta +qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille malgré +elle, il etoit juste que je la visse de son bon gré. +«Levez donc votre voile, Leonore, afin que +monsieur sçache que nous ne sommes pas tout à +fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de +nous proteger.» Elle n'eut pas plutôt achevé de +parler que sa fille leva son voile, ou plutôt m'eblouit. +Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle +leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme +à la derobée, et, rencontrant toujours les miens, +il lui monta au visage un rouge qui la fit plus +belle qu'un ange. Je vis bien que la mère l'aimoit +extrêmement, car elle me parut participer +au plaisir que je prenois à regarder sa fille. +Comme je n'etois pas accoutumé à pareilles rencontres, +et que les jeunes gens se defont aisement +en compagnie, je ne leur fis que de fort +mauvais compliments quand elles s'en allèrent, +et je leur donnai peut-être mauvaise opinion de +mon esprit. Je me voulus mal de ne leur avoir +pas demandé leur demeure et de ne m'être pas +offert à les y conduire; mais il n'y avoit plus +d'apparence de courir après. Je voulus m'enquerir +du concierge s'il les connoissoit. Nous fûmes +longtemps sans nous entendre, parce qu'il ne +savoit pas mieux le françois que moi l'italien. +Enfin, plutôt par signes qu'autrement, il me fit +savoir qu'elles lui étoient inconnues, ou bien il +ne voulut pas m'avouer qu'il les connoissoit. Je +m'en retournai chez mon apothicaire flamand +tout autre que je n'en etois sorti, c'est-à-dire +fort amoureux et fort en peine de savoir si cette +belle Leonore etoit courtisane ou honnête fille, +et si elle avoit autant d'esprit que sa mère m'avoit +temoigné d'en avoir. Je m'abandonnai à la rêverie, +et me flattai de mille belles espérances qui +me divertirent un peu de temps, et m'inquietèrent +beaucoup après que j'en eus consideré l'impossibilité. +Après avoir fait mille desseins inutiles, +je m'arrêtai à celui de les chercher exactement, +ne pouvant m'imaginer qu'elles pussent +être long-temps invisibles, en une ville si peu +peuplée que Rome et à un homme si amoureux +que moi. Dès le jour même je cherchai partout +où je crus les pouvoir trouver, et m'en revins au +logis plus las et plus chagrin que je n'en etois +parti. Le lendemain je cherchai encore avec plus +de soin, et je ne fis que me lasser et m'inquieter +davantage. De la façon que j'observois les jalousies +et les fenêtres, et de l'impetuosité avec +laquelle je courois après toutes les femmes qui +avoient quelque rapport avec ma Leonore, on +me prit cent fois dans les rues et dans les eglises +pour le plus fou de tous les François qui ont le +plus contribué dans Rome à decréditer leur nation. +Je ne sais comment je pus reprendre mes +forces en un temps où j'étois une vraie âme +damnée<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a> +<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a>. Je me gueris pourtant le corps parfaitement, +tandis que mon esprit demeura malade, +et si partagé entre l'honneur, qui m'appeloit +en Candie, et l'amour, qui me retenoit à Rome, +que je doutai quelquefois si j'obéirois aux lettres +que je recevois souvent de Verville, qui me conjuroit +par notre amitié de l'aller trouver, sans se +servir du droit qu'il avoit de me commander. +Enfin, ne pouvant avoir nouvelles de mes inconnues, +quelque diligence que j'y apportasse, je +payai mon hôte et preparai mon petit equipage +pour partir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" +name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150"> +(retour) </a> Expression reçue dans le sens de <i>misérable</i>, comme +ici, et souvent aussi dans le sens de <i>scelérat</i>.</blockquote> + +<p>La veille de mon départ, le seigneur Stephano +Vanbergue (c'est ainsi que s'appeloit mon hôte) +me dit qu'il me vouloit donner à dîner chez une +de ses amies, et me faire avouer qu'il ne l'avoit +pas mal choisie pour un Flamand, ajoutant qu'il +ne m'y avoit pas voulu mener qu'à la veille de +mon depart, parcequ'il en etoit un peu jaloux. Je +lui promis d'y aller, par complaisance plutôt qu'autrement, +et nous y allâmes à l'heure de dîner. Le +logis où nous entrâmes n'avoit ni la mine ni les +meubles de celui de la maîtresse d'un apothicaire. +Nous traversâmes une salle bien meublée, +au sortir de laquelle j'entrai le premier dans une +chambre fort magnifique, où je fus reçu par Leonore +et par sa mère. Vous pouvez vous imaginer +combien cette surprise me fut agreable. La mère +de cette belle fille se presenta à moi pour être saluée +à la françoise, et je vous avoue qu'elle me +baisa plutôt que je ne la baisai. J'etois si interdit +que je ne voyois goutte et que je n'entendis +rien du compliment qu'elle me fit. Enfin l'esprit +et la vue me revinrent, et je vis Leonore plus +belle et plus charmante que je ne l'avois encore vue; +mais je n'eus pas l'assurance de la saluer. Je reconnus +ma faute aussitôt que je l'eus faite, et, +sans songer à la reparer, la honte fit monter autant +de rouge à mon visage que la pudeur avoit +fait monter d'incarnat en celui de Leonore. Sa +mère me dit que, devant que je partisse, elle avoit +voulu me remercier du soin que j'avois eu de +chercher sa demeure, et ce qu'elle me dit augmenta +encore davantage ma confusion. Elle me +traîna dans une ruelle, parée à la françoise<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a> +<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a>, où +sa fille ne nous accompagna point, me trouvant +sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle +demeura avec le seigneur Stephano, tandis que +je faisois auprès de sa mère mon vrai personnage, +c'est-à-dire le paysan. Elle eut la bonté +de fournir à la conversation toute seule et s'en +acquitta avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y +ait rien de si difficile que d'en faire paroître avec +une personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en +eus jamais moins qu'en cette rencontre, et si elle +ne s'ennuya pas alors, elle ne s'est jamais ennuyée +avec personne. Elle me dit, après plusieurs +choses auxquelles à peine repondis-je oui et +non, qu'elle etoit Françoise de naissance et que +je sçaurois du seigneur Stephano les raisons qui +la retenoient dans Rome. Il fallut aller dîner et +me traîner encore dans la salle comme on avoit +fait dans la ruelle, car j'etois si troublé que je ne +sçavois pas marcher. Je fus toujours le même stupide +devant et après le dîner, durant lequel je ne +fis rien avec assurance que regarder incessamment +Leonore. Je crois qu'elle en fut importunée, et +que, pour me punir, elle eut toujours les yeux +baissés. Si la mère n'eût toujours parlé, le dîner +se fût passé à la chartreuse; mais elle discourut +avec le seigneur Stephano des affaires de Rome, +au moins je me l'imagine, car je ne donnai pas +assez d'attention à ce qu'elle dit pour en pouvoir +parler avec certitude. Enfin on sortit de table, +pour le soulagement de tout le monde, excepté +de moi, qui empirois à vue d'oeil. Quand il fallut +s'en aller, elles me dirent cent choses obligeantes, +à quoi je ne repondis que ce que l'on met à la fin +des lettres. Ce que je fis en sortant de plus que +je n'avois fait en arrivant, c'est que je baisai Leonore +et que je m'achevai de perdre. Stephano +n'eut pas le credit de tirer une parole de moi en +tout le temps que nous mîmes à retourner en son logis. +Je m'enfermai dans ma chambre, où je me +jetai sur mon lit sans quitter mon manteau ni mon +epée. Là je fis reflexion sur tout ce qui m'etoit +arrivé. Leonore se presenta à mon imagination +plus belle qu'elle n'avoit fait à ma vue. Je me ressouvins +du peu d'esprit que j'avois temoigné devant +la mère et la fille, et, toutes les fois que cela +me venoit dans l'esprit, la honte me mettoit le visage +tout en feu. Je souhaitai d'être riche; je +m'affligeai de ma basse naissance; je me forgeai +cent belles aventures avantageuses à ma fortune +et à mon amour. Enfin, ne songeant plus qu'à +chercher un honnête pretexte de ne m'en aller pas +et n'en trouvant aucun qui me contentât, je fus +assez desesperé pour souhaiter de retomber malade, +à quoi je n'etois dejà que trop disposé. Je +lui voulus ecrire; mais tout ce que j'ecrivis ne me +satisfit point et je remis dans mes poches le commencement +d'une lettre que je n'aurois peut-être +osé envoyer quand je l'aurois achevée. Après m'être +bien tourmenté, ne pouvant plus rien faire que +songer à Leonore, je voulus revoir le jardin où +elle m'apparut la première fois, pour m'abandonner +tout entier à ma passion, et je fis aussi dessein +de repasser encore devant son logis. Ce jardin +etoit en un lieu des plus ecartés de la ville, au +milieu de plusieurs vieux bâtimens inhabitables. +Comme je passois, en rêvant, sous les ruines d'un +portique, j'entendis marcher derrière moi, et en +même temps je me sentis donner un coup d'epée +au dessous des reins. Je me tournai brusquement, +mettant l'epée à la main, et, me trouvant en tête +le valet du jeune François dont je vous ai tantôt +parlé, je pensois bien lui rendre pour le moins le +coup qu'il m'avoit donné en trahison; mais, +comme je le poussois assez loin sans le pouvoir +joindre, parcequ'il lâchoit le pied en parant, son +maître sortit d'entre les ruines du portique, et, +m'attaquant par derrière, me donna un grand +coup sur la tête et un autre dans la cuisse qui me +fit tomber. Il n'y avoit pas apparence que j'echappasse +de leurs mains, ayant eté surpris de la sorte; +mais, comme en une mauvaise action on ne +conserve pas toujours beaucoup de jugement, le +valet blessa le maître à la main droite; et en +même-temps deux pères minimes de la Trinité du +Mont<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a> +<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a> qui passoient auprès de là, et qui virent +de loin qu'on m'assassinoit, etant accourus à +mon secours, mes assassins se sauvèrent, et me +laissèrent blessé de trois coups d'epée. Ces bons +religieux etoient François, pour mon grand bonheur, +car, en un lieu si ecarté, un Italien qui +m'auroit vu en si mauvais etat se seroit eloigné +de moi plutôt que de me secourir, de peur qu'etant +trouvé en me rendant ce bon office, on ne le +soupçonnât d'être lui-même mon assassin. Tandis +que l'un de ces deux charitables religieux me +confessa, l'autre courut en mon logis avertir mon +hôte de ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi, et +me fit porter demi mort dans mon lit. Avec tant +de blessures et tant d'amour, je ne fus pas longtemps +sans avoir une fièvre très violente. On desespera +de ma vie, et je n'en esperai pas mieux que +les autres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" +name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151"> +(retour) </a> On entendoit par ruelles «des alcôves et des lieux parés, +où les dames reçoivent leurs visites, soit dans le lit, soit sur des +siéges.» (Dict. de Furetière.) C'étoit proprement le large espace +qu'on laissoit de chaque côté du lit pour les visiteurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" +name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152"> +(retour) </a> Couvent sis sur le mont Pincio, et dominant la <i>piazza +di Spagna</i>.</blockquote> + +<p>Cependant l'amour de Leonore ne me quittoit +point; au contraire, il augmentoit toujours à mesure +que mes forces diminuèrent. Ne pouvant +donc plus supporter un fardeau si pesant sans +m'en decharger, ni me resoudre à mourir sans +faire savoir à Leonore que je n'aurois voulu vivre +que pour elle, je demandai une plume et de +l'encre. On crut que je rêvois; mais je le fis avec +une si grande instance, et je protestai si bien que +l'on me mettroit au desespoir si l'on me refusoit +ce que je demandois, que le seigneur Stephano, +qui avoit bien reconnu ma passion et qui etoit +assez clairvoyant pour se douter à peu près de +mon dessein, me fit donner tout ce qu'il me falloit +pour ecrire, et, comme s'il eût su mon intention, +il demeura seul dans ma chambre. Je relus +les papiers que j'avois ecrits un peu auparavant, +pour me servir des pensées que j'avois dejà eues +sur le même sujet. Enfin voici ce que j'ecrivis à +Leonore:</p> + +<blockquote> +<i>Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'empêcher de +vous aimer; ma raison ne s'y opposa point: elle me +dit aussi bien que mes yeux que vous etiez la plus +aimable personne du monde, au lieu de me representer +que je n'etois pas digne de vous aimer; mais elle +n'eût fait qu'irriter mon mal par des remèdes inutiles, +et, après m'avoir fait faire quelque résistance, +il auroit toujours fallu céder à la necessité de vous +aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient. +Je vous ai donc aimée, belle Leonore, et d'une amour +si respectueuse que vous ne m'en devez pas haïr, bien +que j'aie la hardiesse de vous la decouvrir. Mais le +moyen de mourir pour vous et de ne s'en glorifier pas? +et quelle peine pouvez-vous avoir à me pardonner un +crime que vous aurez si peu de temps à me reprocher? +Il est vrai que vous avoir pour la cause de sa mort +est une recompense qui ne se peut meriter que par +un grand nombre de services, et vous avez peut-être +regret de m'avoir fait ce bien-là sans y penser. +Ne me le plaignez point, aimable Leonore, puisque +vous ne me le pouvez plus faire perdre et que c'est +la seule faveur que j'aie jamais reçue de la Fortune, +laquelle ne pourra jamais s'acquitter de ce qu'elle +doit à votre merite qu'en vous donnant des adorateurs +autant au dessus de moi que toutes les beautés +du monde sont au dessous de la vôtre. Je ne suis +donc pas assez vain pour esperer que le moindre sentiment +de pitié.....</i> +</blockquote> + +<p>Je ne pus achever ma lettre: tout d'un coup +les forces me manquèrent et la plume me tomba +de la main, mon corps ne pouvant suivre mon +esprit, qui alloit si vîte; sans cela ce long commencement +de lettre que je viens de vous reciter +n'auroit été que la moindre partie de la mienne, +tant la fièvre et l'amour m'avoient echauffé l'imagination. +Je demeurai long-temps evanoui sans +donner aucun signe de vie; le seigneur Stephano, +qui s'en aperçut, ouvrit la porte de la chambre +pour envoyer querir un prêtre. Au même temps, +Leonore et sa mère me vinrent voir: elles avoient +appris que j'avois eté assassiné, et parcequ'elles +crurent que cela ne m'etoit arrivé que pour les +avoir voulu servir, et ainsi qu'elles etoient la +cause innocente de ma mort, elles n'avoient +point fait difficulté de me venir voir en l'etat où +j'etois. Mon evanouissement dura si long-temps +qu'elles s'en allèrent devant que je fusse revenu +à moi, fort affligées, à ce que l'on pût juger, et +dans la croyance que je n'en reviendrois pas. Elles +lurent ce que j'avois ecrit; et la mère, plus +curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avois +laissés sur mon lit, entre lesquels il y avoit +une lettre de mon père, Garigues. Je fus longtemps +entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse +fut la plus forte. En quinze jours je fus +hors de danger, et au bout de cinq ou six semaines +je commençois à marcher par la chambre. +Mon hôte me disoit souvent des nouvelles de +Leonore; il m'apprit la charitable visite que sa +mère et elle m'avoient rendue, dont j'eus une +extrême joie; et, si je fus un peu en peine de ce +qu'on avoit lu la lettre de mon père, je fus d'ailleurs +fort satisfait de ce que la mienne avoit été lue aussi. +Je ne pouvois parler d'autre chose que de Leonore +toutes les fois que je me trouvois seul avec +Stephano. Un jour, me souvenant que la mère de +Leonore m'avoit dit qu'il me pourroit apprendre +qui elle etoit et ce qui la retenoit dans Rome, je +le priai de me faire part de ce qu'il en savoit. Il +me dit qu'elle s'appeloit mademoiselle de la Boissière; +qu'elle etoit venue à Rome avec la femme +de l'ambassadeur de France; qu'un homme de +condition, proche parent de l'ambassadeur, etoit +devenu amoureux d'elle; qu'elle ne l'avoit pas +haï, et que d'un mariage clandestin il en avoit +eu cette belle Leonore. Il m'apprit de plus que +ce seigneur en avoit eté brouillé avec toute la +maison de l'ambassadeur; que cela l'avoit obligé +de quitter Rome et d'aller demeurer quelque +temps à Venise avec cette mademoiselle de la +Boissière, pour laisser passer le temps de l'ambassade; +que, l'ayant ramenée dans Rome, il lui +avoit meublé une maison et donné tous les ordres +necessaires pour la faire vivre en personne +de condition tandis qu'il seroit en France, où son +père le faisoit revenir et où il n'avoit osé mener +sa maîtresse, ou, si vous voulez, sa femme, sçachant +bien que son mariage ne seroit approuvé de +personne. Je vous avoue que je ne pus m'empêcher +de souhaiter quelquefois que ma Leonore +ne fût pas fille legitime d'un homme de condition, +afin que le defaut de sa naissance eût plus +de rapport avec la bassesse de la mienne; mais je +me repentois bientôt d'une pensée si criminelle, et +lui souhaitois une fortune aussi avantageuse qu'elle +la meritoit, quoique cette dernière pensée me causât +un desespoir etrange: car, l'aimant plus que +ma vie, je prevoyois bien que je ne pourrois jamais +être heureux sans la posseder, ni la posseder sans +la rendre malheureuse.</p> + +<p>Lorsque j'achevois de me guerir, et que d'un +si grand mal il ne me restoit que beaucoup de +pâleur sur le visage, causée par la grande quantité +de sang que j'avois perdu, mes jeunes maîtres +revinrent de l'armée des Venitiens, la peste, +qui infectoit tout le Levant, ne leur ayant pas +permis d'y exercer plus long-temps leur courage. +Verville m'aimoit encore, comme il m'a toujours +aimé, et Saint-Far ne me temoignoit point encore +qu'il me haït comme il a fait depuis. Je leur +fis le recit de tout ce qui m'etoit arrivé, à la reserve +de l'amour que j'avois pour Leonore. Ils +temoignèrent une extrême envie de la connoître, +et je la leur augmentai en leur exagerant le merite +de la mère et de la fille. Il ne faut jamais +louer la personne que l'on aime devant ceux qui +peuvent l'aimer aussi, puisque l'amour entre dans +l'âme aussi bien par les oreilles que par les yeux. +C'est un emportement qui a souvent bien fait du +mal à ceux qui s'y sont laissé aller, et vous allez +voir si j'en puis parler par experience. Saint-Far +me demandoit tous les jours quand je le menerois +chez mademoiselle de la Boissière. Un jour +qu'il me pressoit plus qu'il n'avoit jamais fait, je +lui dis que je ne sçavois pas si elle l'auroit agreable, +parcequ'elle vivoit fort retirée. «Je vois bien +que vous êtes amoureux de sa fille», me repartit-il; +et, ajoutant qu'il iroit bien la voir sans moi, il +me rompit si rudement en visière, et je parus si +etonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être il +ne soupçonnoit pas encore. Il me fit ensuite cent +mauvaises railleries, et me mit en un tel desordre +que Verville en eut pitié. Il me tira d'auprès +de ce brutal et me mena au Cours, où je fus +extrêmement triste, quelque peine que prît Verville +à me divertir par une bonté extraordinaire à +une personne de son âge et d'une condition si +eloignée de la mienne. Cependant son brutal de +frère travailloit à sa satisfaction, ou plutôt à ma +ruine. Il s'en alla chez mademoiselle de la Boissière, +où l'on le prit d'abord pour moi, parcequ'il +avoit avec lui le valet de mon hôte, qui m'y avoit +accompagné plusieurs fois; et je crois que sans +cela on ne l'y auroit pas reçu. Mademoiselle de +la Boissière fut fort surprise de voir un homme +inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le connoissant +point, elle ne savoit à quoi attribuer l'honneur +qu'il lui faisoit de la visiter. Saint-Far lui dit sans +marchander qu'il etoit le maître d'un jeune garçon +qui avoit eté assez heureux pour avoir eté +blessé en lui rendant un petit service. Ayant debuté +par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni +à la fille, comme j'ai sçu depuis, et ces deux spirituelles +personnes ne se souciant pas beaucoup +de hasarder la reputation de leur esprit avec un +homme qui leur avoit d'abord fait voir qu'il n'en +avoit guère, le brutal se divertit fort peu avec +elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup avec lui. +Ce qui le pensa faire enrager, c'est qu'il n'eut pas +seulement la satisfaction de voir Leonore au visage, +quelque instante prière qu'il lui fit de lever +le voile qu'elle portoit d'ordinaire, comme font à +Rome les filles de condition qui ne sont pas encore +mariées. Enfin ce galant homme s'ennuya +de les ennuyer; il les delivra de sa fâcheuse visite, +et s'en retourna chez le seigneur Stephano, +remportant fort peu davantage du mauvais office +qu'il m'avoit rendu. Depuis ce temps-là, comme +les brutaux sont fort portés à vouloir du mal à +ceux à qui ils en ont fait, il eut pour moi des mepris +si insupportables et me desobligea si souvent +que j'eusse cent fois perdu le respect que je +devois à sa condition, si Verville, par des bontés +continuelles, ne m'eût aidé à souffrir les brutalités +de son frère. Je ne sçavois point encore le +mal qu'il m'avoit fait, quoique j'en ressentisse +souvent les effets. Je trouvois bien mademoiselle +de la Boissière plus froide qu'elle n'etoit au commencement +de notre connoissance; mais, etant +egalement civile, je ne remarquois point que je +lui fusse à charge. Pour Leonore, elle me paroissoit +fort rêveuse devant sa mère, et, quand elle +n'en etoit pas observée, il me sembloit qu'elle en +avoit le visage moins triste et que j'en recevois +des regards plus favorables.</p> + +<p>Le Destin contoit ainsi son histoire, et les comediennes +l'ecoutoient attentivement, sans temoigner +qu'elles eussent envie de dormir, lorsque +deux heures après minuit sonnèrent. Mademoiselle +de la Caverne fit souvenir le Destin qu'il +devoit le lendemain tenir compagnie à la Rappinière +jusqu'à une maison qu'il avoit à deux ou +trois lieues de la ville, où il avoit promis de leur +donner le plaisir de la chasse. Le Destin prit +donc congé des comediennes et se retira dans sa +chambre, où il y a apparence qu'il se coucha. Les +comediennes firent la même chose, et ce qui restoit +de la nuit se passa fort paisiblement dans +l'hôtellerie, le poète, par bonheur, n'ayant point +enfanté de nouvelles stances.</p> +<a name="ca14" id="ca14"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="mid"><i>Enlevement du curé de Domfront.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>eux qui auront eu assez de temps à +perdre pour l'avoir employé à lire les +chapitres precedents doivent sçavoir, +s'ils ne l'ont oublié, que le curé de +Domfront etoit dans l'un des brancards qui se +trouvèrent quatre de compagnie dans un petit +village, par une rencontre qui ne s'etoit peut-être +jamais faite. Mais, comme tout le monde sait, +quatre brancards se peuvent plutôt rencontrer +ensemble que quatre montagnes. Ce curé donc, +qui s'etoit logé dans la même hôtellerie de nos +comediens, fit consulter sa gravelle par les medecins +du Mans, qui lui dirent en latin fort elegant +qu'il avoit la gravelle (ce que le pauvre +homme ne savoit que trop), et, ayant aussi achevé +d'autres affaires qui ne sont pas venues à ma +connoissance, il partit de l'hôtellerie sur les neuf +heures du matin pour retourner à la conduite de +ses ouailles. Une jeune nièce qu'il avoit, habillée +en demoiselle<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a> +<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>, soit qu'elle le fût ou non, +se mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme, +qui etoit gros et court. Un paysan, +nommé Guillaume, conduisoit par la bride le +cheval de devant, par l'ordre exprès du curé, +de peur que ce cheval ne mît le pied en faute; +et le valet du curé, nommé Jullian, avoit soin +de faire aller le cheval de derrière, qui etoit si +retif que Jullian etoit souvent contraint de le +pousser par le cul. Le pot de chambre du curé, +qui etoit de cuivre jaune, reluisant comme de +l'or parcequ'il avoit été ecuré dans l'hôtellerie, +etoit attaché au côté droit du brancard, ce qui le +rendoit bien plus recommandable que le gauche, +qui n'etoit paré que d'un chapeau dans un étui +de carte<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a> +<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a>, que le curé avoit retiré du messager +de Paris pour un gentilhomme de ses amis qui +avoit sa maison auprès de Domfront.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" +name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153"> +(retour) </a> C'est-à-dire en femme de condition. «Ah! qu'une +femme <i>demoiselle</i> est une étrange affaire!» dit G. Dandin +(act. 1, sc. 1).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" +name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154"> +(retour) </a> De carte, c'est-à-dire de petit carton, ou de plusieurs +feuilles de papier collées ensemble. Ordinairement les <i>étuis +de carte</i> étoient pour les manchons et autres objets semblables, +et l'on en faisoit de bois pour les chapeaux.</blockquote> + +<p>À une lieue et demie de la ville, comme le +brancard alloit son petit train dans un chemin +creux revêtu de haies plus fortes que des murailles, +trois cavaliers, soutenus de deux fantassins, +arrêtèrent le venerable brancard. L'un +d'eux, qui paroissoit être le chef de ces coureurs +de grands chemins, dit d'une voix effroyable: +«Par la mort! le premier qui soufflera, je le tue!» +et presenta la bouche de son pistolet à deux doigts +près des yeux du paysan Guillaume, qui conduisoit +le brancard. Un autre en fit autant à Jullian, et un +des hommes de pied coucha en joue la nièce du +curé, qui cependant dormoit dans son brancard +fort paisiblement, et ainsi fut exempté de l'effroyable +peur qui saisit son petit train pacifique. +Ces vilains hommes firent marcher le brancard +plus vite que les mechans chevaux qui le portoient +n'en avoient envie. Jamais le silence n'a +eté mieux observé dans une action si violente. +La nièce du curé etoit plus morte que vive; Guillaume +et Jullian pleuroient sans oser ouvrir la +bouche, à cause de l'effroyable vision des armes +à feu, et le curé dormoit toujours, comme je +vous ai dejà dit. Un des cavaliers se detacha +du gros au galop et prit le devant. Cependant +le brancard gagna un bois, à l'entrée duquel le +cheval de devant, qui mouroit peut-être de peur +aussi bien que celui qui le menoit, ou par belle +malice, ou parceque l'on le faisoit aller plus vite +qu'il ne lui etoit permis par sa nature pesante et +endormie, ce pauvre cheval donc mit le pied +dans une ornière et broncha si rudement que +monsieur le curé s'en eveilla, et sa nièce tomba +du brancard sur la maigre croupe de la haridelle. +Le bonhomme appela Jullian, qui n'osa lui répondre; +il appela sa nièce, qui n'avoit garde +d'ouvrir la bouche; le paysan eut le coeur aussi +dur que les autres, et le curé se mit en colère +tout de bon. On a voulu dire qu'il jura Dieu, +mais je ne puis croire cela d'un curé du Bas-Maine. +La nièce du curé s'etoit relevée de dessus +la croupe du cheval, et avoit repris sa place sans +oser regarder son oncle, et le cheval, s'etant relevé +vigoureusement, marchoit plus fort qu'il +n'avoit jamais fait, nonobstant le bruit du curé, +qui crioit de sa voix de lutrin: «Arrête, arrête!» +Ses cris redoublés excitoient le cheval et le faisoient +aller encore plus vite, et cela faisoit crier +le curé encore plus fort. Il appeloit tantôt Jullian, +tantôt Guillaume, et plus souvent que les autres +sa nièce, au nom de laquelle il joignoit souvent +l'epithète de double carogne. Elle eût pourtant +bien parlé si elle eût voulu, car celui qui lui faisoit +garder le silence si exactement etoit allé +joindre les gens de cheval, qui avoient pris le +devant et qui etoient eloignés du brancard de +quarante ou cinquante pas; mais la peur de la +carabine la rendoit insensible aux injures de son +oncle, qui se mit enfin à hurler et à crier à l'aide +et au meurtre, voyant qu'on lui desobeissoit si +opiniâtrement. Là-dessus, les deux cavaliers +qui avoient pris le devant, et que le fantassin +avoit fait revenir sur leurs pas, rejoignirent le +brancard et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyablement +à Guillaume: «Qui est le fou qui +crie là-dedans?--Helas! Monsieur, vous le sçavez +mieux que moi», repondit le pauvre Guillaume. +Le cavalier lui donna du bout de son +pistolet dans les dents, et, le presentant à la +nièce, lui commanda de se demasquer et de lui +dire qui elle etoit. Le curé, qui voyoit de son +brancard tout ce qui se passoit, et qui avoit un +procès avec un gentilhomme de ses voisins nommé +de Laune<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a> +<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>, crut que c'etoit lui qui le vouloit assassiner. +Il se mit donc à crier: «Monsieur de +Laune, si vous me tuez, je vous cite devant Dieu. +Je suis sacré prêtre indigne, et vous serez excommunié +comme un loup-garou<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a> +<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a>.» Cependant +sa pauvre nièce se demasquoit, et faisoit voir au +cavalier un visage effrayé qui lui etoit inconnu. +Cela fit un effet à quoi l'on ne s'attendoit point. +Cet homme colère lâcha son pistolet dans le ventre +du cheval qui portoit le devant du brancard, +et d'un autre pistolet qu'il avoit à l'arçon de sa +selle donna droit dans la tête d'un de ses hommes +de pied en disant: «Voilà comme il faut traiter +ceux qui donnent de faux avis.» Ce fut alors +que la frayeur redoubla au curé et à son train: +il demanda confession; Jullian et Guillaume se +mirent à genoux, et la nièce du curé se rangea +auprès de son oncle. Mais ceux qui leur faisoient +tant de peur les avoient dejà quittés, et s'etoient +eloignés d'eux autant que leurs chevaux avoient +pu courir, leur laissant en depôt celui qui avoit +eté tué d'un coup de pistolet. Jullian et Guillaume +se levèrent en tremblant, et dirent au +curé et à sa nièce que les gendarmes s'en etoient +allés. Il fallut deteler le cheval de derrière, afin +que le brancard ne penchât pas tant sur le devant, +et Guillaume fut envoyé en un bourg prochain +pour trouver un autre cheval. Le curé ne +sçavoit que penser de ce qui lui etoit arrivé; il +ne pouvoit deviner pourquoi on l'avoit enlevé, +pourquoi on l'avoit quitté sans le voler, +et pourquoi ce cavalier avoit tué un des siens +mêmes, dont le curé n'etoit pas si scandalisé +que de son pauvre cheval tué, qui vraisemblablement +n'avoit jamais rien eu à demêler avec cet +etrange homme. Il concluoit toujours que c'etoit +de Laune qui l'avoit voulu assassiner, et qu'il +en auroit la raison. Sa nièce lui soutenoit que +ce n'etoit point de Laune, qu'elle connoissoit +bien; mais le curé vouloit que ce fût lui, pour +lui faire un bon grand procès criminel, se fiant +peut-être aux temoins à gages<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a> +<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a> qu'il esperoit +de trouver à Goron<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a> +<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>, où il avoit des parens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" +name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155"> +(retour) </a> De Laune est un nom assez commun dans le pays, et il +appartient à une ancienne famille du Maine. On trouve, vers +1670, un chanoine de ce nom au Mans, et il y a encore aujourd'hui +la forge de l'Aune sur la rivière d'Orthe, dans les +communes de Douillet et de Montreuil.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" +name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156"> +(retour) </a> Un loup-garou étoit proprement un homme ou une femme +métamorphosé en loup par sorcellerie. On croyoit encore aux +loups-garous au XVIIe siècle. Bodin, Boguet, Delancre, en +rapportent des histoires qui se sont passées de leur temps. +En 1615, J. de Nynauld publia un traité complet de la <i>Lycanthropie</i>. +Vers la fin du XVIe siècle, Claude, prieur de Laval, +<i>dans le Maine</i>, avoit mis au jour des <i>Dialogues</i> sur le même +sujet. Les loups-garous passoient surtout pour fort communs +dans le Poitou, province assez voisine du Maine.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" +name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157"> +(retour) </a> Les témoins du Maine, pays processif par excellence, +n'étoient pas en bonne réputation, et c'est à leur +mauvaise renommée que Racine fait allusion dans <i>les Plaideurs</i>: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>DANDIN.</p> + +<p>Pourquoi les récuser?</p> + +<p>L'INTIMÉ.</p> + +<p class="i20"> Monsieur, ils sont du Maine.</p> + +<p>DANDIN.</p> + +<p>Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.</p> +<p class="i20"> (Acte 3, sc. 3.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" +name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158"> +(retour) </a> Bourg à cinq lieues N.-O. de Mayenne.</blockquote> + +<p>Comme ils contestoient là-dessus, Jullian, qui +vit paroître de loin quelque cavalerie, s'enfuit +tant qu'il put. La nièce du curé, qui vit fuir Jullian, +crut qu'il en avoit du sujet et s'enfuit aussi, ce +qui fit perdre au curé la tramontane, ne sçachant +plus ce qu'il devoit penser de tant d'evenemens +extraordinaires; enfin, il vit aussi la cavalerie +que Jullian avoit vue, et, qui pis est, il vit qu'elle +venoit droit à lui. Cette troupe etoit composée de +neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelle il y +avoit un homme lié et garrotté sur un mechant +cheval et defait comme ceux qu'on mène pendre. +Le curé se mit à prier Dieu et se recommanda +de bon coeur à sa toute bonté, sans oublier le +cheval qui lui restoit; mais il fut bien etonné et +rassuré tout ensemble quand il reconnut la Rappinière +et quelques uns de ses archers. La Rappinière +lui demanda ce qu'il faisoit là, et si c'etoit +lui qui avoit tué l'homme qu'il voyoit roide +mort auprès du corps d'un cheval. Le curé lui +conta ce qui lui etoit arrivé, et conclut encore +que c'etoit de Laune qui l'avoit voulu assassiner: +de quoi la Rappinière verbalisa amplement. Un +des archers courut au prochain village pour faire +enlever le corps mort, et revint avec la nièce du +curé et Jullian, qui s'etoient rassurés et qui avoient +rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le +brancard. Le curé s'en retourna à Domfront sans +aucune mauvaise rencontre, où, tant qu'il vivra, +il contera son enlèvement<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a> +<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>. Le cheval mort fut +mangé des loups ou des mâtins; le corps de celui +qui avoit eté tué fut enterré je ne sais où, +et la Rappinière, le Destin, la Rancune et l'Olive, +les archers et le prisonnier, s'en retournèrent +au Mans. Et voilà le succès de la chasse de la +Rappinière et des comediens, qui prirent un homme +au lieu de prendre un lièvre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" +name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159"> +(retour) </a> Le curé de Domfront, pendant le séjour de Scarron au +Mans, étoit, nous apprend Michel Gomboust, fils de M. de La +Tousche, que notre auteur peut avoir connu. Il est possible +que, placé dans une situation équivoque par la possession +irrégulière de son bénéfice, Scarron ait eu maille à partir +avec lui, comme avec quelques autres ecclésiastiques, et +qu'il ait voulu s'en venger à sa manière en le faisant figurer +dans une scène burlesque.</blockquote> +<a name="ca15" id="ca15"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<p class="mid"><i>Arrivée d'un operateur</i><a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a> +<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a> <i>dans l'hôtellerie.<br> Suite de +l'histoire de Destin et de l'Etoile.</i></p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" +name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160"> +(retour) </a> Les <i>opérateurs</i> étoient des médecins empiriques qui +couroient la France pour débiter leurs drogues, en se faisant +souvent accompagner d'acteurs chargés d'attirer le public +autour d'eux. Voy. <i>Rom. com.</i>, 3e partie, ch. 4 et 13. +Ainsi Tabarin étoit associé de Mondor, fameux opérateur +qui vendoit du baume sur la place Dauphine; Bruscambille +fut long-temps acteur de Jean Farine, un des plus célèbres +opérateurs du temps, et Guillot-Gorju fit aussi le même métier +avant d'entrer à l'hôtel de Bourgogne. On peut voir dans +la <i>Maison des jeux</i>, l. 1. p. 121 et suiv. (Sercy, 1642), d'intéressants +détails sur un merveilleux opérateur du temps.</blockquote> + +<h3>SERENADE.</h3> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l vous souviendra, s'il vous plaît, que, +dans le precedent chapitre, l'un de +ceux qui avoient enlevé le curé de +Domfront avoit quitté ses compagnons +etoit allé au galop je ne sais où. Comme +il pressoit extremement son cheval dans un +chemin fort creux et fort etroit, il vit de loin +quelques gens de cheval qui venoient à lui. Il +voulut retourner sur ses pas pour les eviter et +tourna son cheval si court et avec tant de precipitation, +qu'il se cabra et se renversa sur son +maître. La Rappinière et sa troupe (car c'etoient +ceux qu'il avoit vus) trouvèrent fort etrange qu'un +homme qui venoit à eux si vite eût voulu s'en retourner +de la même façon; cela donna quelque +soupçon à la Rappinière, qui de son naturel en +etoit fort susceptible, outre que sa charge l'obligeoit +à croire plutôt le mal que le bien; son soupçon +s'augmenta beaucoup quand, etant auprès +de cet homme, qui avoit une jambe sous son +cheval, il vit qu'il ne paroissoit pas tant effrayé +de sa chute que de ce qu'il en avoit des temoins. +Comme il ne hasardoit rien en augmentant sa +peur, et qu'il sçavoit faire sa charge mieux que prevôt +du royaume, il lui dit en l'approchant: +«Vous voilà donc pris, homme de bien; ah! je +vous mettrai en lieu d'où vous ne tomberez pas si +lourdement.» Ces paroles etourdirent le malheureux +bien plus que n'avoit fait sa chute, et la +Rappinière et les siens remarquèrent sur son visage +de si grandes marques d'une conscience +bourrelée que tout autre moins entreprenant +que lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il commanda +donc à ses archers de lui aider à se relever +et le fit lier et garotter sur son cheval. La rencontre +qu'il fit un peu après du curé de Domfront +dans le désordre que vous avez vu, auprès d'un +homme mort et d'un cheval tué d'un coup de +pistolet, lui assurèrent<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a> +<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a> qu'il ne s'etoit pas mepris, +à quoi contribua beaucoup la frayeur du +prisonnier, qui augmenta visiblement à son arrivée. +Le Destin le regardoit plus attentivement +que les autres, pensant le reconnoître, et ne pouvant +se remettre en mémoire où il l'avoit vu; il +travailla en vain sa réminiscence durant le chemin, +il ne put y retrouver ce qu'il cherchoit. +Enfin, ils arrivèrent au Mans, où la Rappinière +fit emprisonner le prétendu criminel; et les comédiens, +qui devoient commencer le lendemain à +représenter, se retirèrent en leur hôtellerie pour +donner ordre à leurs affaires. Ils se réconcilièrent +avec l'hôte, et le poète, qui etoit liberal comme +un poète, voulut payer le souper. Ragotin, qui se +trouva dans l'hôtellerie et qui ne s'en pouvoit eloigner +depuis qu'il etoit amoureux de l'Etoile, en +fut convié par le poète, qui fut assez fou pour y +convier aussi tous ceux qui avoient été spectateurs +de la bataille qui s'etoit donnée la nuit précédente +en chemise entre les comédiens et la famille +de l'hôte.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" +name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161"> +(retour) </a> Il faudroit lire <i>assura</i>. Mais je trouve cette faute dans +l'édition originale, et je ne crois pas devoir la corriger: c'est +une conséquence naturelle de la rapidité avec laquelle travailloit +Scarron.</blockquote> + +<p>Un peu devant le souper, la bonne compagnie +qui etoit déjà dans l'hôtellerie augmenta d'un +operateur et de son train, qui etoit composé de sa +femme, d'une vieille servante maure, d'un singe<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a> +<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a> +et de deux valets. La Rancune le connoissoit il y +avoit long-temps; ils se firent force caresses, et +le poète, qui faisoit aisement connoissance, ne +quitta point l'operateur et sa femme qu'à force de +compliments pompeux, et qui ne disoient pourtant +pas grand chose, s'il ne leur eût fait promettre +qu'ils lui feroient l'honneur de souper avec lui<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a> +<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>. +On soupa; il ne s'y passa rien de remarquable; +on y but beaucoup et on n'y mangea pas moins. +Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile, +ce qui l'enivra autant que le vin qu'il avala, et il +parla fort peu durant le souper, quoique le poète +lui donnât une belle matière à contester, blâmant +tout net les vers de Theophile, dont Ragotin etoit +grand admirateur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a> +<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>. Les comédiennes firent quelque +temps conversation avec la femme de l'operateur, +qui etoit Espagnole et n'etoit pas desagreable. +Elles se retirèrent ensuite dans leur +chambre, où le Destin les conduisit pour achever +son histoire, que la Caverne et sa fille mouroient +d'impatience d'entendre. L'Etoile cependant +se mit à etudier son rôle, et le Destin, ayant +pris une chaise auprès d'un lit où la Caverne et +sa fille s'assirent, reprit son histoire en cette +sorte:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" +name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162"> +(retour) </a> Comme aujourd'hui, les charlatans et saltimbanques +aimoient à s'entourer d'un attirail bizarre, destiné à capter +l'attention du populaire. Le singe, en particulier, étoit recherché +pour cet usage. On connoît le fameux singe de +Brioché, Fagotin, dont a parlé La Fontaine, et que Cyrano, +dit-on, tua d'un coup d'épée. Voy. Éd. Fournier, <i>Variét. hist.</i>, +P. Jannet, t. 1, p. 277, etc. Il étoit d'usage aussi que +les opérateurs eussent avec eux un <i>Marocain</i>, nègre vrai ou +faux, plus souvent faux que vrai, qui remplissoit les fonctions +de valet et leur servoit à attirer la foule.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" +name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163"> +(retour) </a> On peut voir dans l'<i>Histoire de Barry, de Filandre et +d'Alison</i> (1704, in-12), les relations intimes qui existoient +alors entre les comédiens et les opérateurs, et la familiarité +dans laquelle ils vivoient ensemble, comme gens de métier +analogue.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" +name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164"> +(retour) </a> «Dans ma jeunesse, dit Saint-Evremont, on admiroit +Théophile, malgré ses irrégularités et ses négligences.... Je +l'ai vu décrié depuis par tous les versificateurs» (<i>Quelques observations +sur le goût et le discernement des François</i>). Cette +remarque est d'accord avec le passage de Scarron; seulement, +il est naturel que Ragotin admire beaucoup ce poète, +en sa double qualité de provincial arriéré et d'esprit fort.</blockquote> + +<p>Vous m'avez vu jusques ici fort amoureux et +bien en peine de l'effet que ma lettre auroit fait +dans l'esprit de Leonore et de sa mère; vous +m'allez voir encore plus amoureux et le plus desesperé +de tous les hommes. J'allois voir tous les +jours mademoiselle de la Boissière et sa fille, si +aveuglé de ma passion que je ne remarquois point +la froideur que l'on avoit pour moi, et considerois +encore moins que mes trop frequentes visites pouvoient +leur être à la fin incommodes. Mademoiselle +de la Boissière s'en trouvoit fort importunée +depuis que Saint-Far lui avoit appris qui j'etois; +mais elle ne pouvoit civilement me defendre +sa maison après ce qui m'etoit arrivé pour elle. +Pour sa fille, à ce que je puis juger par ce qu'elle +a fait depuis, je lui faisois pitié, et elle ne suivoit +pas en cela les sentimens de sa mère, qui ne la +perdoit jamais de vue, afin que je ne pusse me +trouver en particulier avec elle. Mais, pour vous +dire le vrai, quand cette belle fille eût voulu me +traiter moins froidement que sa mère, elle n'eût +osé l'entreprendre devant elle. Ainsi je souffrois +comme une âme damnée, et mes frequentes visites +ne me servoient qu'à me rendre plus odieux +à ceux à qui je voulois plaire. Un jour que mademoiselle +de la Boissière reçut des lettres de +France qui l'obligeoient à sortir, aussitôt qu'elle +les eût lues elle envoya louer un carrosse et chercher +le seigneur Stephano pour s'en faire accompagner, +n'osant pas aller seule depuis la fâcheuse +rencontre où je l'avois servie. J'etois plus prêt et +plus propre à lui servir d'ecuyer que celui qu'elle +envoyoit chercher; mais elle ne vouloit pas recevoir +le moindre service d'une personne dont elle +se vouloit defaire. Par bonheur Stephano ne se +trouva point, et elle fut contrainte de temoigner +devant moi la peine où elle etoit de n'avoir personne +pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce +que je fis avec autant de joie qu'elle avoit de depit +d'être reduite de me mener avec elle. Je la +menai chez un cardinal qui etoit lors protecteur +de France<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a> +<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>, et qui lui donna heureusement audience +aussitôt qu'elle la lui eut fait demander. +Il falloit que son affaire fût d'importance et qu'elle +ne fût pas sans difficulté, car elle fut long-temps +à lui parler en particulier dans une espèce de +grotte, ou plutôt une fontaine couverte, qui etoit +au milieu d'un fort beau jardin. Cependant tous ceux +qui avoient suivi ce cardinal se promenoient dans +les endroits du jardin qui leur plaisoient le plus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" +name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165"> +(retour) </a> Tous les pays avoient à la cour de Rome des cardinaux +protecteurs, c'est-à-dire chargés d'y représenter leurs +intérêts spirituels.</blockquote> + +<p>Me voilà donc dans une grande allée d'orangers, +seul avec la belle Leonore, comme j'avois tant +souhaité de fois, et pourtant encore moins hardi +que je n'avois jamais eté. Je ne sais si elle s'en +aperçut et si ce fut par bonté qu'elle parla la première: +«Ma mère, me dit-elle, aura bien du +sujet de quereller le seigneur Stephano de nous +avoir aujourd'hui manqué et d'être cause que +nous vous donnons tant de peine.--Et moi +je lui serai bien obligé, lui repondis-je, de m'avoir +procuré, sans y penser, la plus grande felicité +dont je jouirai jamais.--Je vous ai assez d'obligation, +repartit-elle, pour prendre part à tout +ce qui vous est avantageux: dites-moi donc, +je vous prie, la felicité qu'il vous a procurée, si +c'est une chose qu'une fille puisse sçavoir, afin +que je m'en rejouisse.--J'aurois peur, lui dis-je, +que vous ne la fissiez cesser?--Moi! reprit-elle. +Je ne fus jamais envieuse, et, quand je le serois +pour tout autre, je ne le serois jamais pour une +personne qui a mis sa vie en hasard pour moi.--Vous +ne le feriez pas par envie, lui repondis-je.--Et +par quel autre motif m'opposerois-je à votre +felicité? reprit-elle.--Par mepris, lui dis-je.--Vous +me mettez bien en peine, ajouta-t-elle, si +vous ne m'apprenez ce que je mepriserois, et de +quelle façon le mepris que je ferois de quelque +chose vous la rendroit moins agreable?--Il m'est +bien aisé de m'expliquer, lui repondis-je, mais +je ne sais si vous voudriez bien m'entendre.--Ne +me le dites donc point, me dit-elle: car, quand +on doute si on voudra bien entendre une chose, +c'est signe qu'elle n'est pas intelligible ou qu'elle +peut deplaire.» Je vous avoue que je me suis +etonné cent fois comment je lui pouvois repondre, +songeant bien moins à ce qu'elle me disoit qu'à +sa mère, qui pouvoit revenir et me faire perdre +l'occasion de lui parler de mon amour. Enfin je +m'enhardis, et, sans employer plus de temps en +une conversation qui ne me conduisoit pas assez +vite où je voulois aller, je lui dis, sans repondre +à ses dernières paroles, qu'il y avoit long-temps +que je cherchois l'occasion de lui parler pour lui +confirmer ce que j'avois pris la hardiesse de lui +ecrire, et que je ne me serois jamais hasardé à +cela si je n'avois sçu qu'elle avoit lu ma lettre. +Je lui redis ensuite une grande partie de ce que +je lui avois ecrit, et ajoutai qu'etant prêt de partir +pour la guerre que le pape faisoit à quelques +princes d'Italie<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a> +<a href="#footnote166"><sup class="sml">166</sup></a>, et etant resolu d'y mourir, puisque +je n'etois pas digne de vivre pour elle, je la +priois de m'apprendre les sentimens qu'elle auroit +eus pour moi si ma fortune eût eu plus de rapport +avec la hardiesse que j'avois eue de l'aimer. Elle +m'avoua en rougissant que ma mort ne lui seroit +pas indifferente. «Et si vous êtes homme à +faire quelque chose pour vos amis, ajouta-t-elle, +conservez-nous en un qui nous a eté si utile; ou +du moins, si vous êtes si pressé de mourir par une +raison plus forte que celle que vous me venez de +dire, differez votre mort jusques à tant que nous +soyons revenus en France, où je dois bientôt +retourner avec ma mère.» Je la pressai de me +dire plus clairement les sentimens qu'elle avoit +pour moi. Mais sa mère se trouva lors si près de +nous qu'elle n'eût pu me repondre quand elle +l'eût voulu. Mademoiselle de la Boissière me fit +une mine assez froide, à cause peut-être que +j'avois eu le temps d'entretenir Leonore en particulier, +et cette belle fille même me parut en être +un peu en peine. Cela fut cause que je n'osai +être que fort peu de temps chez elles. Je les quittai +le plus content du monde, et tirant des consequences +fort avantageuses à mon amour de la +reponse de Leonore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" +name="footnote166"><b>Note 166: </b></a><a href="#footnotetag166"> +(retour) </a> Cette guerre n'étoit en réalité qu'une lutte entre les Farnèse, +représentés par Odoardo Farnèse, prince de Parme, et +les Barberini, représentés par Urbain VIII. Lorsque le pape +eut essayé d'attaquer Parme et Plaisance (1641), les princes +italiens rassemblèrent une armée dans le Modenois pour arrêter +ses envahissements. Après des péripéties diverses, la +paix se fit par la médiation de la France.</blockquote> + +<p>Le lendemain, je ne manquai pas de les aller +voir, suivant ma coutume. On me dit qu'elles +etoient sorties, et on me dit la même chose trois +jours de suite que j'y retournai sans me rebuter. +Enfin le seigneur Stephano me conseilla de n'y +aller plus, parceque mademoiselle de la Boissière +ne permettroit pas que je visse sa fille, ajoutant +qu'il me croyoit trop raisonnable pour m'aller +faire donner un refus. Il m'apprit la cause de ma +disgrace: la mère de Leonore l'avoit trouvée +qui m'ecrivoit une lettre, et, après l'avoit fort +maltraitée, elle avoit donné ordre à ses gens de +me dire qu'elles n'y etoient pas, toutes les fois +que je les viendrois voir. Ce fut alors que j'appris +le mauvais office que m'avoit rendu Saint-Far, +et que depuis ce temps-là mes visites +avoient fort importuné la mère. Pour la fille, Stephano +m'assura de sa part que mon merite lui +eût fait oublier ma fortune si sa mère eût été +aussi peu interessée qu'elle.</p> + +<p>Je ne vous dirai point le desespoir où me mirent +ces fâcheuses nouvelles; je m'affligeai autant +que si on m'eût refusé Leonore injustement, quoique +je n'eusse jamais esperé de la posseder; je +m'emportai contre Saint-Far, et je songeai même +a me battre contre lui; mais enfin, me remettant +devant les yeux ce que je devois à son père et à +son frère, je n'eus recours qu'à mes larmes. Je +pleurai comme un enfant, et je m'ennuyai partout +où je ne fus pas seul. Il fallut partir sans voir +Leonore. Nous fîmes une campagne dans l'armée +du pape, où je fis tout ce que je pus pour +me faire tuer. La fortune me fut contraire en +cela comme elle avoit toujours eté en autres choses. +Je ne pus trouver la mort que je cherchois, +et j'acquis quelque reputation que je ne cherchois +point, et qui m'auroit satisfait en un autre +temps; mais, pour lors, rien ne me pouvoit satisfaire +que le souvenir de Leonore. Verville et +Saint-Far furent obligés de retourner en France, +où le baron d'Arques les reçut en père idolâtre de +ses enfans. Ma mère me reçut fort froidement; +pour mon père, il se tenoit à Paris chez le comte de +Glaris, qui l'avoit choisi pour être le gouverneur +de son fils. Le baron d'Arques, qui avoit sçu ce que +j'avois fait dans la guerre d'Italie, où même j'avois +sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à +lui en qualité de gentilhomme. Il me permit d'aller +voir mon père à Paris, qui me reçut encore +plus mal que n'avoit fait sa femme. Un autre +homme de sa condition, qui eût eu un fils aussi +bien fait que moi, l'eût presenté au comte Ecossois; +mais mon père me tira hors de son logis +avec empressement, comme s'il eût eu peur que +je l'eusse deshonoré. Il me reprocha cent fois, +durant le chemin que nous fîmes ensemble, que +j'etois trop brave, que j'avois la mine d'être glorieux +et que j'aurois mieux fait d'apprendre un +metier que d'être un traîneur d'epée. Vous pouvez +penser que ces discours-là n'etoient guère +agreables à un jeune homme qui avoit eté bien +elevé, qui s'etoit mis en quelque reputation à la +guerre, et enfin qui avoit osé aimer une fort belle +fille, et même lui decouvrir sa passion. Je vous +avoue que les sentimens de respect et d'amitié +que l'on doit avoir pour un père n'empêchèrent +point que je ne le regardasse comme un très fâcheux +vieillard. Il me promena dans deux ou +trois rues, me caressant de la sorte que je vous +viens de dire, et puis me quitta tout d'un coup, +me defendant expressement de le revenir voir. +Je n'eus pas grand'peine à me resoudre de lui +obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de +Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut fort +indigné de la brutalité du mien, et me promit de +ne me point abandonner. Le baron d'Arques eut +des affaires qui l'obligèrent d'aller demeurer à +Paris. Il se logea à l'extremité du faubourg Saint-Germain, +en une fort belle maison que l'on avoit +bâtie depuis peu avec beaucoup d'autres qui ont +rendu ce faubourg-là aussi beau que la ville<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a> +<a href="#footnote167"><sup class="sml">167</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" +name="footnote167"><b>Note 167: </b></a><a href="#footnotetag167"> +(retour) </a> Ce fut surtout dans la première moitié du XVIIe siècle, +sous Louis XIII et Louis XIV, que l'emplacement du <i>Pré-aux-Clercs</i> +se recouvrit peu à peu de constructions monumentales, +et que le faubourg Saint-Germain se trouva construit +comme par enchantement. «On a commencé, dit Sauval, +à y bâtir en 1630; et quoique, depuis, tant Louis XIII que +Louis XIV aient souvent fait défense de passer certaines limites, +on ne laisse pas néanmoins d'avancer toujours... Tous +les jours on y entreprend de grands logis et beaux.» (<i>Antiq.</i>, +l. 8.) Corneille lui-même va nous servir de témoin: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Paris voit tous les jours de ces métamorphoses;</p> +<p class="i10">Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses:</p> +<p class="i10">Toute une ville entière, avec pompe bâtie,</p> +<p class="i10">Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,</p> +<p class="i10">Et nous fait présumer, à ses superbes toits,</p> +<p class="i10">Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.</p> + +<p class="i30"> (<i>Menteur</i>, II, 5.)</p> +</div></div> + +<p>Voir aussi le début de <i>l'Esprit follet</i> de d'Ouville (1642). +Ce ne fut que vers 1620 qu'on commença à bâtir le quai +Malaquais, sur une partie du terrain occupé jadis par le palais, +ou plutôt par les jardins de la reine Marguerite, première +femme de Henri IV. Jusque là, en sortant de la porte +de Nesle, située à peu près où est maintenant l'Institut, on +entroit en pleine campagne, dans le Pré-aux-Clercs. Cet +emplacement, où se voyoient à peine quelques rues, composées +de maisons éparses que séparoient des prés et des jardins, +fut peu à peu sillonné par les rues Jacob, des Saints-Pères, +du Bac, de l'Université, de Verneuil, etc.</blockquote> + +<p>Saint-Far et Verville faisoient leur cour, alloient +au Cours<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a> +<a href="#footnote168"><sup class="sml">168</sup></a> ou en visite, et faisoient tout ce que +font les jeunes gens de leur condition en cette +grande ville, qui fait passer pour campagnards +les habitans des autres villes du royaume. Pour +moi, quand je ne les accompagnois point, je m'allois +exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes, +ou bien j'allois à la comedie, ce qui est cause, +peut-être, de ce que je suis passable comedien.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" +name="footnote168"><b>Note 168: </b></a><a href="#footnotetag168"> +(retour) </a> Le mot <i>Cours</i> signifioit alors un «lieu qui sert de rendez-vous +au beau monde pour la promenade» (Dictionn. de +Furetière). Quand on l'employoit sans autre désignation, +pour Paris, il indiquoit le plus célèbre de tous: le Cours-la-Reine, +ouvert sous la régence de Marie de Médicis, en +1628, date des <i>Lettres patentes</i>, au lieu où il est encore aujourd'hui, +et qui fut bien vite adopté par la mode. V. Le +Maire, <i>Paris ancien et moderne</i>, t. 3, p. 386. Le Cours hors +la porte Saint-Antoine partageoit avec le Cours-la-Reine les +préférences du beau monde. «Les vrais galands seront curieux +de dresser un almanach où ils verront..... quand commence +le Cours hors la porte Saint-Antoine, et quand c'est +que celuy de la Reyne-Mère a la vogue.» (<i>Lois de la galant.</i>)</blockquote> + +<p>Un jour Verville me tira en particulier, et +me decouvrit qu'il etoit devenu fort amoureux +d'une demoiselle qui demeuroit dans la même +rue. Il m'apprit qu'elle avoit un frère nommé +Saldagne, qui etoit aussi jaloux d'elle et d'une +autre soeur qu'elle avoit que s'il eût eté leur mari, +et il me dit de plus qu'il avoit fait assez de progrès +auprès d'elle pour l'avoir persuadée de lui +donner, la nuit suivante, entrée dans son jardin, +qui repondoit par une porte de derrière à la +campagne, comme celui du baron d'Arques. Après +m'avoir fait cette confidence, il me pria de l'y accompagner, +et de faire tout ce que je pourrois +pour me mettre aux bonnes grâces de la fille +qu'elle devoit avoir avec elle. Je ne pouvois refuser +à l'amitié que m'avoit toujours temoignée Verville +de faire tout ce qu'il vouloit. Nous sortîmes +par la porte de derrière de notre jardin sur +les dix heures du soir, et fûmes reçus dans celui +où l'on nous attendoit par la maîtresse et la +suivante. La pauvre mademoiselle de Saldagne +trembloit comme la feuille et n'osoit parler; Verville +n'etoit guère plus assuré; la suivante ne disoit +mot, et moi, qui n'etois là que pour accompagner +Verville, je ne parlois point et n'en avois +pas envie. Enfin, Verville s'evertua et mena sa +maîtresse dans une allée couverte, après avoir +bien recommandé à la suivante et à moi de faire +bon guet; ce que nous fîmes avec tant d'attention, +que nous nous promenâmes assez longtemps +sans nous dire la moindre parole l'un à +l'autre. Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes +avec les jeunes amans. Verville me demanda +assez haut si j'avois bien entretenu madame +Madelon. Je lui repondis que je ne croyois +pas qu'elle eût sujet de s'en plaindre. «Non +assurément, dit aussitôt la soubrette, car il ne +m'a encore rien dit.» Verville s'en mit à rire et +assura cette Madelon que je valois bien la peine +que l'on fît conversation avec moi, quoique je fusse +fort melancolique. Mademoiselle de Saldagne prit +la parole, et dit que sa femme de chambre n'etoit +pas aussi une fille à mepriser. Et là dessus, ces +amans bienheureux nous quittèrent, nous recommandant +de bien prendre garde que l'on ne les +surprît point. Je me preparai alors à m'ennuyer +beaucoup avec une servante qui m'alloit demander +sans doute combien je gagnois de gages, +quelles servantes je connoissois dans le quartier, +si je savois des chansons nouvelles, et si j'avois +bien des profits avec mon maître. Je m'attendois +après cela d'apprendre tous les secrets de la +maison de Saldagne, et tous les defauts tant de +lui que de ses soeurs, car peu de suivans se rencontrent +ensemble sans se dire tout ce qu'ils sçavent +de leur maître, et sans trouver à redire au +peu de soin qu'ils ont de faire leur fortune et celle +de leurs gens; mais je fus bien etonné de me +voir en conversation avec une servante qui me +dit d'abord: «Je te conjure, esprit muet, de me +confesser si tu es valet, et, si tu es valet, par +quelle vertu admirable tu t'es empêché jusqu'à +cette heure de me dire du mal de ton maître.» +Ces paroles si extraordinaires en la bouche d'une +femme de chambre me surprirent; je lui demandai +de quelle autorité elle se mêloit de m'exorciser. +«Je vois bien, me dit-elle, que tu es un +esprit opiniâtre, et qu'il faut que je redouble +mes conjurations. Dis-moi donc, esprit rebelle, +par la puissance que Dieu m'a donnée sur les valets +suffisans et glorieux, dis-moi qui tu es.--Je +suis un pauvre garçon, lui repondis-je, qui +voudrois bien être endormi dans mon lit.--Je +vois bien, repartit-elle, que j'aurai bien de la +peine à te connoître; au moins ai-je dejà decouvert +que tu n'es guères galant: car, ajouta-t-elle, +ne me devois-tu pas parler le premier, me dire +cent douceurs, me vouloir prendre la main, te +faire donner deux ou trois soufflets, autant de +coups de pied, te faire bien egratigner, enfin +t'en retourner chez toi comme un homme à bonne +fortune<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a> +<a href="#footnote169"><sup class="sml">169</sup></a>?--Il y a des filles dans Paris, interrompis-je, +dont je serois ravi de porter les marques; +mais il y en a aussi que je ne voudrois pas +seulement envisager, de peur d'avoir de mauvais +songes.--Tu veux dire, reprit-elle, que je suis +peut-être laide. Hé! monsieur le difficile, ne sais-tu +pas bien que la nuit tous les chats sont gris?--Je +ne veux rien faire la nuit, lui repondis-je, dont +je me puisse repentir le jour.--Et si je suis belle! +me dit-elle.--Je ne vous aurois pas porté assez +de respect, lui dis-je; outre qu'avec l'esprit que +vous me faites paroître, vous meriteriez d'être +servie et galantisée par les formes.--Et servirois-tu +bien une fille de merite par les formes? +me demanda-t-elle.--Mieux qu'homme du +monde, lui dis-je, pourvu que je l'aimasse.--Que +t'importe? ajouta-t-elle, pourvu que tu en +fusses aimé.--Il faut que l'un et l'autre se rencontre +dans une galanterie où je m'embarquerois, +lui repartis-je.--Vraiment, dit-elle, si je dois +juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien +choisi en monsieur de Verville, et la servante +pour qui tu te radoucirois auroit grand sujet de +faire l'importante.--Ce n'est pas assez de m'ouïr +parler, lui dis-je, il faut aussi me voir.--Je +crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'autre.»</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" +name="footnote169"><b>Note 169: </b></a><a href="#footnotetag169"> +(retour) </a> Scarron a tracé lui-même, plus d'une fois, des scènes +de ce genre dans ses comédies, où il va du moins jusqu'aux +injures, s'il ne va pas jusqu'aux coups. Voyez, par exemple, +<i>l'Héritier ridicule</i> (II, 3, et V, 5).</blockquote> + +<p>Notre conversation ne put durer davantage, +car M. de Saldagne heurtoit à grands coups à la +porte de la rue, que l'on ne se hâtoit point d'ouvrir, +par l'ordre de sa soeur, qui vouloit avoir le +temps de gagner sa chambre. La demoiselle et la +femme de chambre se retirèrent si troublées et +avec tant de precipitation, qu'elles ne nous dirent +pas adieu en nous mettant hors du jardin. Verville +voulut que je l'accompagnasse en sa chambre +aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais +je ne vis un homme plus amoureux et plus +satisfait; il m'exagera l'esprit de sa maîtresse et +me dit qu'il n'auroit point l'esprit content que je +ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la nuit à me +redire cent fois les mêmes choses, et je ne pus +m'aller coucher qu'alors que le point du jour commença +de paroître. Pour moi, j'etois fort etonné +d'avoir trouvé une servante de si bonne conversation, +et je vous avoue que j'eus quelque envie +de sçavoir si elle etoit belle, quoique le souvenir +de ma Leonore me donnât une extrême indifference +pour toutes les belles filles que je voyois +tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville +et moi, jusqu'à midi. Il ecrivit, aussitôt qu'il +fut eveillé, à mademoiselle de Saldagne, et envoya +sa lettre par son valet, qui en avoit dejà porté +d'autres, et qui avoit correspondance avec sa +femme de chambre. Ce valet etoit Bas-Breton, +d'une figure fort desagreable et d'un esprit qui +l'etoit encore plus. Il me vint en l'esprit, quand je +le vis partir, que, si la fille que j'avois entretenue le +voyoit vilain comme il etoit et parloit un moment à +lui, qu'assurement elle ne le soupçonneroit point +d'être celui qui avoit accompagné Verville. Ce gros +sot s'acquitta assez bien de sa commission, pour +un sot. Il trouva mademoiselle de Saldagne avec +sa soeur aînée, qui s'appeloit mademoiselle de Lery, +à qui elle avoit fait confidence de l'amour que +Verville avoit pour elle. Comme il attendoit sa +reponse, M. de Saldagne fut ouï chanter sur le +degré; il venoit à la chambre de ses soeurs, qui +cachèrent à la hâte notre Breton dans une garde-robe. +Le frère ne fut pas long-temps avec ses +soeurs, et le Breton fut tiré de sa cachette. Mademoiselle +de Saldagne s'enferma dans un petit +cabinet pour faire reponse à Verville, et mademoiselle +de Lery fit conversation avec le Breton, +qui sans doute ne la divertit guère. Sa soeur, qui +avoit achevé sa lettre, la delivra de notre lourdaut, +le renvoyant à son maître avec un billet par +lequel elle lui promettoit de l'attendre à la même +heure, dans le même jardin. Aussitôt que la nuit +fut venue, vous pouvez penser que Verville se +tint prêt pour aller à l'assignation qu'on lui avoit +donnée. Nous fûmes introduits dans le jardin, et +je me vis en tête la même personne que j'avois +entretenue et que j'avois trouvée si spirituelle. +Elle me la parut encore plus qu'elle n'avoit fait, +et je vous avoue que le son de sa voix, et la façon +dont elle disoit les choses, me firent souhaiter +qu'elle fût belle. Cependant elle ne pouvoit croire +que je fusse le Bas-Breton qu'elle avoit vu, ni +comprendre pourquoi j'avois plus d'esprit la nuit +que le jour: car, le Breton nous ayant conté que +l'arrivée de Saldagne dans la chambre de ses +soeurs lui avoit fait grand' peur, je m'en fis honneur +devant cette spirituelle servante, en lui protestant +que je n'avois pas tant eu de peur pour moi +que pour mademoiselle de Saldagne. Cela lui ôta +tout le doute qu'elle pouvoit avoir que je ne fusse +pas le valet de Verville, et je remarquai que, depuis +cela, elle commença à me tenir de vrais discours +de servante. Elle m'apprit que ce monsieur +de Saldagne etoit un terrible homme, et que, +s'etant trouvé fort jeune sans père ni mère, avec +beaucoup de bien et peu de parens, il exerçoit +une grande tyrannie sur ses soeurs pour les obliger +à se faire religieuses, les traitant non pas +seulement en père injuste, mais en mari jaloux et +insupportable. Je lui allois parler à mon tour du +baron d'Arques et de ses enfans, quand la porte +du jardin, que nous n'avions point fermée, s'ouvrit, +et nous vîmes entrer M. de Saldagne, suivi +de deux laquais, dont l'un lui portoit un flambeau. +Il revenoit d'un logis qui etoit au bout de +la rue, dans la même ligne du sien et du nôtre, +où l'on jouoit tous les jours, et où Saint-Far alloit +souvent se divertir. Ils y avoient joué ce jour-là +l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son argent +de bonne heure, etoit rentré dans son logis +par la porte de derrière, contre sa coutume, et, +l'ayant trouvée ouverte, nous avoit surpris, +comme je vous viens de dire. Nous etions alors +tous quatre dans une allée couverte, ce qui nous +donna moyen de nous derober à la vue de Saldagne +et de ses gens. La demoiselle demeura +dans le jardin sous pretexte de prendre le frais, +et, pour rendre la chose plus vraisemblable, elle +se mit à chanter, sans en avoir grande envie, +comme vous pouvez penser. Cependant Verville, +ayant escaladé la muraille par une treille, s'etoit +jeté de l'autre côté; mais un troisième laquais de +Saldagne, qui n'etoit pas encore entré, le vit sauter, +et ne manqua pas de venir dire à son maître +qu'il venoit de voir sauter un homme de la muraille +du jardin dans la rue. En même temps on +m'ouït tomber dans le jardin fort rudement, la +même treille par laquelle s'etoit sauvé Verville +s'etant malheureusement rompue sous moi. Le +bruit de ma chute, joint au rapport du laquais, +emut tous ceux qui etoient dans le jardin. Saldagne +courut au bruit qu'il avoit entendu, suivi +de ses trois laquais, et, voyant un homme +l'epée à la main (car aussitôt que je fus relevé +je m'etois mis en etat de me defendre), il m'attaqua +à la tête des siens. Je lui fis bientôt voir +que je n'etois pas aisé à battre. Le laquais qui +portoit le flambeau s'avança plus que les autres; +cela me donna moyen de voir Saldagne au +visage, que je reconnus pour le même François +qui m'avoit autrefois voulu assassiner dans Rome +pour l'avoir empêché de faire une violence à +Leonore, comme je vous ai tantôt dit. Il me reconnut +aussi, et, ne doutant point que je ne fusse +venu là pour lui rendre la pareille, il me cria que +je ne lui echapperois pas cette fois-là. Il redoubla +ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé, +outre que je m'etois quasi rompu une jambe en +tombant. Je gagnai en lâchant le pied un cabinet +dans lequel j'avois vu entrer la maîtresse de +Verville fort eplorée. Elle ne sortit point de ce +cabinet, quoique je m'y retirasse, soit qu'elle +n'en eût pas le temps ou que la peur la rendît immobile. +Pour moi, je me sentis augmenter le courage +quand je vis que je ne pouvois être attaqué +que par la porte du cabinet, qui etoit assez etroite. +Je blessai Saldagne en une main et le plus opiniâtre +de ses laquais en un bras, ce qui me fit +donner un peu de relâche. Je n'esperois pas pourtant +en echapper, m'attendant qu'à la fin on me tueroit +à coups de pistolets, quand je leur aurois bien +donné de la peine à coups d'épée. Mais Verville +vint à mon secours. Il ne s'etoit point voulu retirer +dans son logis sans moi, et, ayant ouï la +rumeur et le bruit des epées, il etoit venu me tirer +du peril où il m'avoit mis, ou le partager avec +moi. Saldagne, avec qui il avoit dejà fait connoissance, +crut qu'il le venoit secourir comme +son ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et +lui dit, en l'abordant: «Vous voyez, Monsieur, +comme je suis assassiné dans mon logis!» Verville, +qui connut sa pensée, lui repondit sans hesiter +qu'il etoit son serviteur contre tout autre, +mais qu'il n'etoit là qu'en l'intention de me servir +contre qui que ce fût. Saldagne, enragé de s'être +trompé, lui dit en jurant qu'il viendroit bien à +bout lui seul de deux traîtres, et, en même temps, +chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureusement. +Je sortis de mon cabinet pour aller joindre +mon ami, et, surprenant le laquais qui portoit +le flambeau, je ne le voulus pas tuer; je me +contentai de lui donner un estramaçon sur la +tête qui l'effraya si fort qu'il s'enfuit hors du jardin, +bien avant dans la campagne, criant: «Aux +voleurs!» Les autres laquais s'enfuirent aussi. +Pour ce qui est de Saldagne, au même temps +que la lumière du flambeau nous manqua, je le +vis tomber dans une palissade, soit que Verville +l'eût blessé ou par un autre accident. Nous ne jugeâmes +pas à propos de le relever, mais bien de +nous retirer bien vite. La soeur de Saldagne que +j'avois vue dans le cabinet, et qui savoit bien +que son frère etoit homme à lui faire de grandes +violences, en sortit alors et vint nous prier, parlant +bas et fondant toute en larmes, de l'emmener avec +nous. Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa +puissance. Nous trouvâmes la porte de notre jardin +entr'ouverte comme nous l'avions laissée, et +nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas la +peine de l'ouvrir si nous étions obligés de sortir.</p> + +<p>Il y avoit dans notre jardin une salle basse, +peinte et fort enjolivée, où l'on mangeoit en eté +et qui étoit detachée du reste de la maison. Mes +jeunes maîtres et moi y faisions quelquefois des +armes, et, comme c'etoit le lieu le plus agreable +de la maison, le baron d'Arques, ses enfans et +moi, en avions chacun une clef, afin que les valets +n'y entrassent point et que les livres et les meubles +qui y etoient fussent en sûreté. Ce fut là où +nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvoit se +consoler. Je lui dis que nous allions songer à sa +sûreté et à la nôtre, et que nous reviendrions à +elle dans un moment. Verville fut un gros quart +d'heure à reveiller son valet breton, qui avoit fait +la debauche. Aussitôt qu'il nous eut allumé de la +chandelle, nous songeâmes quelque temps à ce +que nous ferions de la soeur de Saldagne; enfin +nous resolûmes de la mettre dans ma chambre, +qui etoit au haut du logis et qui n'etoit frequentée +que de mon valet et de moi. Nous retournâmes +à la salle du jardin avec de la lumière. Verville +fit un grand cri en y entrant, ce qui me surprit +fort. Je n'eus pas le temps de lui demander ce +qu'il avoit, car j'ouïs parler à la porte de la salle, +que quelqu'un ouvrit à l'instant que j'eteignois +ma chandelle. Verville demanda: «Qui va là?» +Son frère Saint-Far nous repondit: «C'est moi. +Que diable faites-vous ici sans chandelle à l'heure +qu'il est?--Je m'entretenois avec Garigues, parceque +je ne puis dormir, lui repondit Verville.--Et +moi, dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et +viens occuper la salle à mon tour; je vous prie de +m'y laisser tout seul.» Nous ne nous fîmes pas +prier deux fois. Je fis sortir notre demoiselle le +plus adroitement que je pus, m'etant mis entre +elle et Saint-Far, qui entroit en même-temps. Je +la menai dans ma chambre, sans qu'elle cessât +de se desesperer, et revins trouver Verville dans +la sienne, où son valet ralluma de la chandelle. +Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il falloit +necessairement qu'il retournât chez Saldagne. +«Et qu'en voulez-vous faire? lui dis-je; l'achever?--Ha, +mon pauvre Garigues! s'écria-t-il, je +suis le plus malheureux homme du monde si je +ne tire mademoiselle de Saldagne d'entre les +mains de son frère.--Et y est-elle encore, puis +qu'elle est dans ma chambre? lui repondis-je.--Plût +à Dieu que cela fût, me dit-il en soupirant.--Je +crois que vous rêvez, lui repartis-je.--Je ne +rêve point, reprit-il; nous avons pris la soeur aînée +de mademoiselle de Saldagne pour elle.--Quoi! +lui dis-je aussitôt, n'etiez-vous pas ensemble +dans le jardin?--Il n'y a rien de plus assuré, +me dit-il.--Pourquoi voulez-vous donc vous +aller faire assommer chez son frère? lui repondis-je, +puisque la soeur que vous demandez est dans +ma chambre.--Ha! Garigues, s'ecria-t-il encore, +je sais bien ce que j'ai vu.--Et moi aussi, +lui dis-je, et, pour vous montrer que je ne me +trompe point, venez voir mademoiselle de Saldagne.» +Il me dit que j'etois fou, et me suivit le +plus affligé homme du monde. Mais mon etonnement +ne fut pas moindre que son affliction quand +je vis dans ma chambre une demoiselle que je +n'avois jamais vue, et qui n'etoit point celle que +j'avois amenée. Verville en fut aussi etonné que +moi, mais, en recompense, le plus satisfait homme +du monde, car il se trouvoit avec mademoiselle +de Saldagne. Il m'avoua que c'etoit lui qui s'étoit +trompé; mais je ne pouvois lui repondre, ne +pouvant comprendre par quel enchantement une +demoiselle que j'avois toujours accompagnée s'etoit +transformée en une autre, à venir de la +salle du jardin à ma chambre. Je regardois attentivement +la maîtresse de Verville, qui n'etoit point +assûrement celle que nous avions tirée de chez +Saldagne, et qui même ne lui ressembloit pas. Verville +me voyant si eperdu: «Qu'as-tu donc? me +dit-il. Je te confesse encore une fois que je me +suis trompé.--Je le suis plus que vous si mademoiselle +de Saldagne est entrée céans avec +nous, lui repondis-je.--Et avec qui donc? reprit-il.--Je +ne sçais, lui dis-je, ni qui le peut sçavoir, +que mademoiselle même.--Je ne sçais pas aussi +avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur, +nous dit alors mademoiselle de Saldagne, parlant +de moi: car, continua-t-elle, ce n'est pas monsieur +de Verville qui m'a tirée de chez mon frère; +c'est un homme qui est entré chez nous un moment +après que vous en êtes sorti. Je ne sais pas +si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si +nos laquais, qui entrèrent en même-temps que +lui, l'avoient averti de ce qui s'etoit passé. Il fit +porter mon frère dans sa chambre, et, ma femme +de chambre m'etant venue apprendre ce que je +vous viens de dire, et qu'elle avoit remarqué que +cet homme etoit de la connoissance de mon frère +et de nos voisins, je l'allai attendre dans le jardin, +où je le conjurai de me mener chez lui jusqu'au +lendemain, que je me ferois mener chez une dame +de mes amies, pour laisser passer la furie de mon +frère, que je lui avouai avoir tous les sujets du +monde de redouter. Cet homme m'offrit assez +civilement de me conduire partout où je voudrois, +et me promit de me proteger contre mon frère, +même au peril de sa vie. C'est sous sa conduite +que je suis venue en ce logis, où Verville, que j'ai +bien connu à la voix, a parlé à ce même homme; +en suite de quoi on m'a mise dans la chambre où +vous me voyez.»</p> + +<p>Ce que nous dit Mademoiselle de Saldagne +ne m'eclaircit pas entièrement; mais au moins +aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu +près de quelle façon la chose etoit arrivée. Pour +Verville, il avoit eté si attentif à considerer sa +maîtresse, qu'il ne l'avoit eté que fort peu à tout +ce qu'elle nous dit. Il se mit à lui dire cent douceurs, +sans se mettre beaucoup en peine de sçavoir +par quelle voie elle etoit venue dans ma +chambre. Je pris de la lumière, et, les laissant +ensemble, je retournai dans la salle du jardin, +pour parler à Saint-Far, quand bien il me devroit +dire quelque chose de desobligeant, selon sa +coutume. Mais je fus bien etonné de trouver, au +lieu de lui, la même demoiselle que je savois très +certainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce +qui augmenta mon etonnement, ce fut de la voir +tout en desordre, comme une personne à qui on +a fait une violence: sa coiffure etoit toute defaite, +et le mouchoir qui lui couvroit la gorge etoit sanglant +en quelques endroits, aussi bien que son +visage.</p> + +<p>«Verville, me dit-elle aussitôt qu'elle me +vit paroître, ne m'approche point, si ce n'est +pour me tuer; tu feras bien mieux que d'entreprendre +une seconde violence. Si j'ai eu assez +de force pour me defendre de la première, Dieu +m'en donnera encore assez pour t'arracher les +yeux, si je ne puis t'ôter la vie. C'est donc là, +ajouta-t-elle en pleurant, cet amour violent que +tu disois avoir pour ma soeur? Oh! que la complaisance +que j'ai eue pour ses folies me coûte bon, +et, quand on ne fait pas ce qu'on doit, qu'il est +bien juste de souffrir les maux que l'on craint le +plus! Mais que delibères-tu? me dit-elle encore, +me voyant tout etonné. As-tu quelque remords +de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublierai +de bon coeur: tu es jeune, et j'ai eté trop imprudente +de me fier en la discretion d'un homme de +ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je +t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains +moins que toi, qui n'es qu'un brutal, ou plutôt un +ennemi mortel de notre maison; qui n'as pu être +satisfait d'une fille seduite et d'un gentilhomme +assassiné, si tu n'y ajoutois un plus grand crime.»</p> + +<p>En achevant ces paroles, qu'elle prononça avec +beaucoup de vehemence, elle se mit à pleurer +avec tant de violence que je n'ai jamais vu une +affliction pareille. Je vous avoue que ce fut là où +j'achevai de perdre le peu d'esprit que j'avois +conservé en une si grande confusion; et si elle +n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais +osé l'interrompre, de la façon que j'etois +etonné et de l'autorité avec laquelle elle m'avoit +fait tous ces reproches. «Mademoiselle, lui repondis-je, +non seulement je ne suis point Verville, +mais aussi j'ose vous assurer qu'il n'est +point capable d'une mauvaise action comme celle +dont vous vous plaignez.--Quoi! reprit-elle, tu +n'es point Verville? Je ne t'ai point vu aux mains +avec mon frère? Un gentilhomme n'est point venu +à ton secours, et tu ne m'as point conduite ceans +à ma prière, où tu m'as voulu faire une violence +indigne de toi et de moi?» Elle ne put me rien +dire davantage, tant la douleur la suffoquoit. Pour +moi, je ne fus jamais en plus grande peine, ne +pouvant comprendre comme elle connoissoit Verville +et ne le connoissoit point. Je lui dis que +la violence qu'on lui avoit faite m'etoit inconnue, +et, puisqu'elle etoit soeur de M. de Saldagne, +que je la menerois, si elle vouloit, où etoit sa soeur. +Comme j'achevois de parler, je vis entrer dans la +salle Verville et mademoiselle de Saldagne, qui +vouloit absolument qu'on la ramenât chez son +frère. Je ne sais pas d'où lui etoit venue une si +dangereuse fantaisie. Les deux soeurs s'embrassèrent +aussitôt qu'elles se virent, et se remirent à +pleurer à l'envi l'une de l'autre. Verville les pria +instamment de retourner dans ma chambre, leur +représentant la difficulté qu'il y auroit de faire +ouvrir chez Monsieur de Saldagne, la maison +etant alarmée comme elle etoit, outre le péril +qu'il y avoit pour elles entre les mains d'un brutal; +que dans son logis elles ne pouvoient être +decouvertes; que le jour alloit bientôt paroître, +et que, selon les nouvelles que l'on auroit de +Saldagne, on aviseroit à ce que l'on auroit à faire. +Verville n'eut pas grand'peine à les faire condescendre +à ce qu'il voulut, ces pauvres demoiselles +se trouvant toutes rassurées de se voir ensemble. +Nous montâmes en ma chambre, où, +après avoir bien examiné les etranges succès qui +nous mettoient en peine, nous crûmes, avec autant +de certitude que si nous l'eussions vu, que +la violence que l'on avoit faite à mademoiselle +de Lery venoit infailliblement de Saint-Far, ne sachant +que trop, Verville et moi, qu'il etoit encore +capable de quelque chose de pire. Nous ne nous +trompions point en nos conjectures: Saint-Far +avoit joué dans la même maison où Saldagne avoit +perdu son argent, et, passant devant son jardin +un moment après le desordre que nous y avions +fait, il s'etoit rencontré avec les laquais de Saldagne, +qui lui avoient fait le recit de ce qui etoit +arrivé à leur maître, qu'ils assuroient avoir eté +assassiné par sept ou huit voleurs, pour excuser +la lâcheté qu'ils avoient faite en l'abandonnant. +Saint-Far se crut obligé de lui aller offrir son service +comme à son voisin, et ne le quitta point +qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir +de laquelle mademoiselle de Saldagne l'avoit +prié de la mettre à couvert des violences de son +frère, et etoit venue avec lui, comme avoit fait sa +soeur avec nous. Il avoit donc voulu la mettre +dans la salle du jardin, où nous etions, comme je +vous ai dit; et parcequ'il n'avoit pas moins de +peur que nous vissions sa demoiselle que nous +en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par hasard +les deux soeurs se trouvèrent l'une auprès de +l'autre quand il entra et quand nous sortîmes, +je trouvai sous ma main la sienne, au même +temps qu'il se trompa de la même façon avec la +nôtre, et ainsi les demoiselles furent troquées, ce +qui fut d'autant plus faisable que j'avois eteint +la lumière et qu'elles etoient vêtues l'une comme +l'autre, et si eperdues, aussi bien que nous, +qu'elles ne savoient ce qu'elles faisoient. Aussitôt +que nous l'eûmes laissé dans la salle, se voyant +seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus +d'instinct que de raison, ou, pour parler de lui +comme il merite, etant la brutalité même, il avoit +voulu profiter de l'occasion, sans considerer ce +qui en pourroit arriver, et qu'il faisoit un outrage +irreparable à une fille de condition qui s'etoit mise +entre ses bras comme dans un asile. Sa brutalité +fut punie comme elle meritoit: mademoiselle de +Lery se defendit en lionne, le mordit, l'egratigna +et le mit tout en sang. À tout cela il ne fit +autre chose que s'aller coucher, et s'endormir +aussi tranquillement que s'il n'eût pas fait l'action +du monde la plus deraisonnable.</p> + +<p>Vous êtes peut-être en peine de savoir comment +mademoiselle de Lery se trouvoit dans le +jardin quand son frère nous y surprit; elle qui +n'y etoit point venue comme avoit fait sa soeur. +C'est ce qui m'embarrassoit aussi bien que vous; +mais j'appris de l'une et de l'autre que mademoiselle +de Lery avoit accompagné sa soeur dans +le jardin pour ne se fier pas à la discretion d'une +servante, et c'etoit elle que j'avois entretenue +sous le nom de Madelon. Je ne m'etonnai donc +plus si j'avois trouvé tant d'esprit en une femme +de chambre, et mademoiselle de Lery m'avoua +qu'après avoir fait conversation avec moi dans +le jardin et m'avoir trouvé plus spirituel que ne +l'est d'ordinaire un valet, celui de Verville, qui +lui avoit fait voir qu'il n'avoit guère d'esprit, et +qu'elle prenoit encore le lendemain pour moi, +l'avoit extrêmement etonnée. Depuis ce temps-là, +nous eûmes l'un pour l'autre quelque chose +de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle etoit +pour le moins aussi aise que moi de ce que nous +nous pouvions aimer avec plus d'egalité et de +proportion que si l'un de nous deux eût eté valet +ou servante.</p> + +<p>Le jour parut que nous etions encore ensemble. +Nous laissâmes nos demoiselles dans ma +chambre, où elles s'endormirent si elles voulurent, +et nous allâmes songer, Verville et moi, à +ce que nous avions à faire. Pour moi, qui n'etois +pas amoureux comme Verville, je mourois d'envie +de dormir; mais il n'y avoit pas apparence +d'abandonner mon ami dans un si grand accablement +d'affaires. J'avois un laquais aussi avisé +que le valet de chambre de Verville etoit maladroit; +je l'instruisis autant que je pus, et l'envoyai +decouvrir ce qui se passoit chez Saldagne. +Il s'acquitta de sa commission avec esprit, et +nous rapporta que les gens de Saldagne disoient +que des voleurs l'avoient fort blessé, et que l'on +ne parloit non plus de ses soeurs que si jamais +il n'en eût eu, soit qu'il ne se souciât point +d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en +parler, pour etouffer le bruit d'une chose qui lui +etoit si desavantageuse. «Je vois bien qu'il y +aura ici du duel, me dit alors Verville.--Et +peut-être de l'assassinat», lui repondis-je; et là-dessus +je lui appris que Saldagne etoit le même +qui m'avoit voulu assassiner dans Rome; que +nous nous etions reconnus l'un l'autre, et j'ajoutai +que, s'il croyoit que ce fût moi qui eût attenté +sur sa vie, comme il y avoit grande apparence, +qu'assurement il ne soupçonnoit rien encore de +l'intelligence que ses soeurs avoient avec nous. +J'allai rendre compte à ces pauvres filles de ce +que nous avions appris, et cependant Verville +alla trouver Saint-Far pour decouvrir ses sentiments +et si nous avions bien deviné. Il trouva +qu'il avoit le visage fort egratigné; mais, quelque +question que Verville lui pût faire, il n'en put +tirer autre chose, sinon que, revenant de jouer, +il avoit trouvé la porte du jardin de Saldagne +ouverte, sa maison en rumeur et lui fort blessé +entre les bras de ses gens, qui le portoient dans +sa chambre. «Voilà un grand accident, lui dit +Verville, et ses soeurs en seront bien affligées: +ce sont de fort belles filles; je veux leur aller +rendre visite.--Que m'importe?» lui répondit ce +brutal, qui se mit ensuite à siffler, sans plus rien +repondre à son frère pour tout ce qu'il lui put +dire. Verville le quitta et revint dans ma chambre, +où j'employois toute mon eloquence pour +consoler nos belles affligées. Elles se desesperoient +et n'attendoient que des violences extrêmes +de l'etrange humeur de leur frère, qui etoit +sans doute l'homme du monde le plus esclave +de ses passions. Mon laquais leur alla querir à +manger dans le prochain cabaret<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a> +<a href="#footnote170"><sup class="sml">170</sup></a>, ce qu'il continua +de faire quinze jours durant que nous les +tînmes cachées dans ma chambre, où par bonheur +elles ne furent point decouvertes, parcequ'elle +etoit au haut du logis et eloignée des +autres. Elles n'eussent point eu de repugnance à +se mettre dans quelque maison religieuse; mais, +à cause de l'aventure fâcheuse qui leur etoit arrivée, +elles avoient grand sujet de craindre de +ne sortir pas d'un couvent quand elles voudroient, +après s'y être renfermées d'elles-mêmes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" +name="footnote170"><b>Note 170: </b></a><a href="#footnotetag170"> +(retour) </a> On donnoit à manger aussi bien qu'à boire dans les cabarets, +tandis qu'on ne donnoit qu'à boire dans les tavernes, +débits de plus bas étage.</blockquote> + +<p>Cependant, les blessures de Saldagne se guerissoient, +et Saint-Far, que nous observions, l'alloit +visiter tous les jours. Verville ne bougeoit de +ma chambre, à quoi on ne prenoit pas garde +dans le logis, ayant accoutumé d'y passer souvent +les jours entiers à lire ou à s'entretenir avec +moi. Son amour augmentoit tous les jours pour +mademoiselle de Saldagne, et elle l'aimoit autant +qu'elle en etoit aimée. Je ne deplaisois pas à +sa soeur aînée, et elle ne m'etoit pas indifferente. +Ce n'est pas que la passion que j'avois pour Leonore +fût diminuée; mais je n'esperois plus rien +de ce côté-là, et, quand je l'aurois pu posseder, +j'aurais fait conscience de la rendre malheureuse.</p> + +<p>Un jour Verville reçut un billet de Saldagne, qui +le vouloit voir l'epée à la main, et qui l'attendoit +avec un de ses amis dans la plaine de Grenelle<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a> +<a href="#footnote171"><sup class="sml">171</sup></a>. +Par le même billet Verville etoit prié de ne se +servir point d'un autre que de moi, ce qui me +donna quelque soupçon que peut-être il nous +vouloit prendre tous deux d'un coup de filet. Ce +soupçon etoit assez bien fondé, ayant dejà experimenté +ce qu'il savoit faire; mais Verville ne s'y +voulut pas arrêter, ayant resolu de lui donner toutes +sortes de satisfactions, et d'offrir même d'epouser +sa soeur. Il envoya querir un carrosse de +louage, quoiqu'il y en eût trois dans le logis. +Nous allâmes où Saldagne nous attendoit, et où +Verville fut bien etonné de trouver son frère qui +servoit son ennemi. Nous n'oubliâmes ni soumissions +ni prières pour faire passer les choses par +accommodement; il fallut absolument se battre +avec les deux moins raisonnables hommes du +monde. Je voulus protester à Saint-Far que j'etois +au desespoir de tirer l'epée contre lui, et je ne +repondis qu'avec des soumissions et des paroles +respectueuses à toutes les choses outrageantes +dont il exerça ma patience. Enfin, il me dit brutalement +que je lui avois toujours deplu, et que, +pour regagner ses bonnes grâces, il falloit que je +reçusse de lui deux ou trois coups d'epée. En disant +cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer +quelque temps, resolu d'essayer d'en venir +aux prises au peril de quelques blessures. Dieu +favorisa ma bonne intention, il tomba à mes +pieds. Je le laissai relever, et cela l'anima encore +davantage contre moi. Enfin, m'ayant blessé +legèrement à une epaule, il me cria, comme auroit +fait un laquais, que j'en tenois, avec un emportement +si insolent que ma patience se lassa. Je +le pressai, et, l'ayant mis en desordre, je passai +si heureusement sur lui que je pus lui saisir la +garde de son epée. «Cet homme que vous haïssez +tant, lui dis-je alors, vous donnera neanmoins +la vie.» Il fit cent efforts hors de saison +sans jamais vouloir parler, comme un brutal qu'il +etoit, quoique je lui representasse que nous devions +aller separer son frère et Saldagne, qui se +rouloient l'un sur l'autre; mais je vis bien qu'il +falloit agir autrement avec lui. Je ne l'epargnai +plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand +effort que je fis en lui arrachant son epée, que je +jetai assez loin de lui. Je courus aussitôt au secours +de Verville, qui etoit aux prises avec son +homme. En les approchant, je vis de loin des +gens de cheval qui venoient à nous. Saldagne fut +desarmé, et en même temps je me sentis donner +un coup d'epée par derrière. C'etoit le genereux +Saint-Far qui se servoit si lâchement de l'epée +que je lui avois laissée. Je ne fus plus maître de +mon ressentiment: je lui en portai un qui lui fit +une grande blessure. Le baron d'Arques, qui survint +à l'heure même et qui vit que je blessois son +fils, m'en voulut d'autant plus de mal qu'il m'avoit +toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa +son cheval sur moi et me donna un coup d'epée +sur la tête. Ceux qui etoient venus avec lui fondirent +sur moi à son exemple. Je me demêlai assez +heureusement de tant d'ennemis; mais il eût +fallu ceder au nombre si Verville, le plus genereux +ami du monde, ne se fût mis entre eux et +moi au peril de sa vie. Il donna un grand estramaçon +sur les oreilles de son valet, qui me pressoit +plus que les autres, pour se faire de fête. Je +presentai mon epée par la garde au baron d'Arques: +cela ne le flechit point. Il m'appela coquin, +ingrat, et me dit toutes les injures qui lui vinrent +à la bouche, jusqu'à me menacer de me faire +pendre. Je repondis avec beaucoup de fierté que, +tout coquin et tout ingrat que j'etois, j'avois donné +la vie à son fils, et que je ne l'avois blessé +qu'après en avoir eté frappé en trahison. Verville +soutint à son père que je n'avois pas tort; mais il +dit toujours qu'il ne me vouloit jamais voir. Saldagne +monta avec le baron d'Arques dans le carrosse +où l'on avoit mis Saint-Far; et Verville, +qui ne me voulut point quitter, me reçut dans +l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans +l'hôtel d'un de nos princes, où il avoit des amis, +et se retira chez son père. M. de Saint-Sauveur +m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut +en son logis secretement, où il eut soin de moi +comme si j'eusse eté son fils. Verville me vint +voir le lendemain, et me conta que son père +avoit eté averti de notre combat par les soeurs de +Saldagne, qu'il avoit trouvées dans ma chambre. +Il me dit ensuite avec grande joie que l'affaire +s'accommoderoit par un double mariage, +aussitôt que son frère seroit gueri, qui n'etoit +pas blessé en un lieu dangereux; qu'il ne tiendroit +qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne, +et, pour son père, qu'il n'etoit plus en colère +et etoit bien fâché de m'avoir maltraité. Il +souhaita ensuite que je fusse bientôt gueri pour +avoir part à tant de rejouissance; mais je lui repondis +que je ne pouvois plus demeurer dans un pays +où l'on pouvoit me reprocher ma basse naissance, +comme avoit fait son père<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a> +<a href="#footnote172"><sup class="sml">172</sup></a>, et que je quitterois +bientôt le royaume pour me faire tuer à la guerre, +ou pour m'elever à une fortune proportionnée +aux sentiments d'honneur que son exemple m'avoit +donnés. Je veux croire que ma resolution +l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas +long-temps occupé par une autre passion que +l'amour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" +name="footnote171"><b>Note 171: </b></a><a href="#footnotetag171"> +(retour) </a> C'étoit un des rendez-vous favoris des bretteurs, avec la +porte Saint-Honoré, le boulevard de la porte Saint-Antoine, +le pré du Marché-aux-Chevaux, et la place Royale, qu'il ne +faut pas oublier, car il étoit presque devenu de mode parmi +les gentilshommes de la choisir pour y vider leurs querelles +d'honneur. On se battoit parfois en pleine rue et dans les passages +les plus fréquentés. Nous pourrions citer, par exemple, +le duel, si ce mot est juste, de Chalais et du comte de Pontgibault +dans la rue Croix-des-Petits-Champs, ou, selon +Tallemant, sur le Pont-Neuf; celui de Darquy et de Baronville +sur ce même pont, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" +name="footnote172"><b>Note 172: </b></a><a href="#footnotetag172"> +(retour) </a> En l'appelant coquin, car ce mot se trouve souvent employé +à cette époque pour désigner injurieusement les <i>petites +gens</i>, les hommes de naissance vile, faisant partie, comme on +disoit, de la <i>canaille</i>. N'est-ce point en ce sens que Cyrano +de Bergerac a dit: «L'ingratitude est un vice de <i>coquin</i> dont +la noblesse est incapable (<i>Lett. cont. les frond.</i>)», et qu'ailleurs +il fait dire au Sommeil: «J'élève aussi, quand il me +plaît, un <i>coquin</i> sur le trône.» (<i>Énigme.</i>) Le P. Garasse, +dans sa <i>Doctrine curieuse</i>, s'attache à faire voir que tous les +libertins et hérésiarques sont <i>coquins et bélitres d'extraction</i>. +Scarron lui-même a dit ailleurs: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Je suis pauvre par le courroux</p> +<p class="i10">Qu'a contre moi dame Fortune...</p> +<p class="i10">Tant il est vrai que le Destin</p> +<p class="i10">En me faisant fit un <i>coquin</i>.</p> + +<p class="i20"> (<i>Étrennes à Mlle Descars.</i>)</p> +</div></div> + +<p>Ce mot a pu venir de <i>coquus</i>, pour désigner les gueux, en +tant que hantant les cuisines. Voyez, d'ailleurs, la ressemblance +de <i>queux</i> et de <i>gueux</i>.</p></blockquote> + +<p>Le Destin continuoit ainsi son histoire, quand +on ouït tirer dans la rue un coup d'arquebuse, +et tout aussitôt jouer des orgues. Cet instrument, +qui peut-être n'avoit point encore eté ouï à la +porte d'une hôtellerie, fit courir aux fenêtres +tous ceux que le coup d'arquebuse avoit eveillés. +On continuoit toujours de jouer des orgues, et +ceux qui s'y connoissoient remarquèrent même +que l'organiste jouoit un chant d'eglise. Personne +ne pouvoit rien comprendre en cette devote serenade, +qui pourtant n'etoit pas encore bien reconnue +pour telle; mais on n'en douta plus +quand on ouït deux mechantes voix dont l'une +chantoit le dessus et l'autre râloit une basse. Ces +deux voix de lutrin se joignirent aux orgues, et +firent un concert à faire hurler tous les chiens du +pays; ils chantèrent:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"><i>Allons de nos voix et de nos luths d'ivoire</i></p> +<p class="i30"><i> Ravir les esprits,</i></p> +</div></div> + +<p>(On peut voir +cette chanson, au moins en partie, dans la <i>Coméd. de +chans.</i>, IV, sc. 3. <i>Ancien Th. franç.</i>, édit. Jannet, +t. 9, p. 195).</p> + +<p>et le reste de la chanson. Après que cet air suranné +fut mal chanté, on ouït la voix de quelqu'un +qui parloit bas, le plus haut qu'il pouvoit, en reprochant +aux chantres qu'ils chantoient toujours +une même chose; les pauvres gens repondirent +qu'ils ne savoient pas ce qu'on vouloit qu'ils chantassent. +«Chantez ce que vous voudrez, repondit +à demi-haut la même personne; il faut chanter, +puisqu'on vous paie bien!» Après cet arrêt +definitif les orgues changèrent de ton, et on ouït +un bel <i>Exaudiat</i><a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a> +<a href="#footnote173"><sup class="sml">173</sup></a>, qui fut chanté fort devotement. +Personne des auditeurs n'avoit encore osé parler, +de peur d'interrompre la musique, quand la +Rancune, qui ne se fut pas tu en une pareille occasion +pour tous les biens du monde, cria tout +haut: «On fait donc ici le service divin dans les +rues?» Quelqu'un des ecoutans prit la parole et +dit que l'on pouvoit proprement appeler cela chanter tenèbres; +un autre ajouta que c'etoit une procession +de nuit. Enfin, tous les facetieux de l'hôtellerie +se rejouirent sur la musique sans que pas un +d'eux pût deviner celui qui la donnoit, et, encore +moins, à qui ni pourquoi. Cependant l'<i>Exaudiat</i> +avançoit toujours chemin, lorsque dix ou douze +chiens, qui suivoient une chienne de mauvaise +vie, vinrent, à la suite de leur maîtresse, +se mêler parmi les jambes des musiciens; et, +comme plusieurs rivaux ensemble ne sont pas +long-temps d'accord, après avoir grondé et juré +quelque temps les uns contre les autres, enfin, +tout d'un coup, ils se pillèrent avec tant d'animosité +et de furie que les musiciens craignirent +pour leurs jambes et gagnèrent au pied, laissant +leurs orgues à la discretion des chiens. Ces amans +immoderés n'en usèrent pas bien: ils renversèrent +une table à treteaux qui soutenoit la machine +harmonieuse, et je ne voudrois pas jurer que +quelques uns de ces maudits chiens ne levassent +la jambe et ne pissassent contre les orgues renversées, +ces animaux etant fort diuretiques de +leur nature, principalement quand quelque chienne +de leur connoissance a envie de proceder à la +multiplication de son espèce. Le concert etant +ainsi deconcerté, l'hôte fit ouvrir la porte de l'hôtellerie +et voulut mettre à couvert le buffet d'orgues, +la table et les treteaux. Comme ses valets +et lui s'occupoient à cette oeuvre charitable, l'organiste +revint à ses orgues, accompagné de trois +personnes, entre lesquelles il y avoit une femme +et un homme qui se cachoit le nez de son manteau. +Cet homme etoit le veritable Ragotin, qui avoit +voulu donner une serenade à mademoiselle de +l'Etoile, et s'etoit adressé pour cela à un petit +châtré, organiste d'une église<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a> +<a href="#footnote174"><sup class="sml">174</sup></a>. Ce fut ce monstre, +ni homme ni femme, qui chanta le dessus +et qui joua des orgues, que sa servante avoit apportées; +un enfant de choeur qui avoit dejà mué +chanta la basse; et tout cela pour le prix et somme +de deux testons<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a> +<a href="#footnote175"><sup class="sml">175</sup></a>, tant il faisoit dejà cher vivre +dans ce bon pays du Maine. Aussitôt que +l'hôte eut reconnu les auteurs de la serenade, il +dit, assez haut pour être entendu de tous ceux +qui etoient aux fenêtres de l'hôtellerie: «C'est +donc vous, Monsieur Ragotin, qui venez chanter +vêpres à ma porte; vous feriez bien mieux de +dormir et de laisser dormir mes hôtes!» Ragotin +lui repondit qu'il le prenoit pour un autre; mais +ce fut d'une façon à faire croire encore davantage +ce qu'il feignoit de vouloir nier. Cependant l'organiste, +qui trouva ses orgues rompues et qui +etoit fort colère, comme sont tous les animaux imberbes, +dit à Ragotin, en jurant, qu'il les lui falloit +payer. Ragotin lui repondit qu'il se moquoit +de cela. «Ce n'est pourtant pas moquerie, repartit +le châtré, je veux être payé!» L'hôte et +ses valets donnèrent leurs voix pour lui; mais Ragotin +leur apprit, comme à des ignorans, que +cela ne se pratiquoit point en serenade, et, cela +dit, s'en alla tout fier de sa galanterie. La musique +chargea les orgues sur le dos de la servante +du châtré, qui se retira en son logis de fort mauvaise +humeur, la table sur l'epaule et suivi de l'enfant +de choeur, qui portoit les deux treteaux. +L'hôtellerie fut refermée; le Destin donna le +bonsoir aux comediennes, et remit la fin de son +histoire à la première occasion.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" +name="footnote173"><b>Note 173: </b></a><a href="#footnotetag173"> +(retour) </a> Psaume XIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" +name="footnote174"><b>Note 174: </b></a><a href="#footnotetag174"> +(retour) </a> On sait que l'usage, venu d'Italie, d'employer des castrats +comme chanteurs et musiciens, se répandit dans les +autres contrées, et dura même long-temps en France. On connoît +Berthod l'<i>incommodé</i>, qui faisoit partie de la musique du +roi. (V. Tallemant, historiette de Bertaut.) C'étoient de semblables +<i>incommodés</i> qui chantoient dans les opéras que faisoit +jouer Mazarin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" +name="footnote175"><b>Note 175: </b></a><a href="#footnotetag175"> +(retour) </a> Un teston est une ancienne monnoie, remontant au règne +de Louis XII, qui valoit d'abord quinze sous six deniers, +et qui subit de grandes variations dans sa valeur. Il fut supprimé +par Henri III. Son nom venoit de la <i>tête</i> du roi qu'il +portoit sur une de ses faces.</blockquote> +<a name="ca16" id="ca16"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<p class="mid"><i>L'ouverture du theâtre, et autres choses qui<br> +ne sont pas de moindre consequence.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e lendemain, les comediens s'assemblèrent +dès le matin en une des chambres +qu'ils occupoient dans l'hôtellerie, +pour repeter la comedie qui se devoit +representer après-dîner. La Rancune, à qui Ragotin +avoit dejà fait confidence de la serenade, +et qui avoit fait semblant d'avoir de la peine à le +croire, avertit ses compagnons que le petit homme +ne manqueroit pas de venir bientôt recueillir +les louanges de sa galanterie raffinée, et ajouta +que, toutes les fois qu'il en voudrait parler, il falloit +en detourner le discours malicieusement. Ragotin +entra dans la chambre en même temps, et, +après avoir salué les comediens en general, il +voulut parler de sa serenade à mademoiselle de +l'Etoile, qui fut alors pour lui une etoile errante: +car elle changea de place sans lui repondre, +autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle +s'etoit couchée et comment elle avoit passé la +nuit. Il la quitta pour mademoiselle Angelique, +qui, au lieu de lui parler, ne fit qu'etudier son +rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda +seulement pas. Tous les comediens, l'un après +l'autre, suivirent exactement l'ordre qu'avoit +donné la Rancune, et ne repondirent point à ce +que leur dit Ragotin, ou changèrent de discours +autant de fois qu'il voulut parler de la nuit precedente. +Enfin, pressé de sa vanité et ne pouvant +laisser languir sa reputation davantage, il +dit tout haut, parlant à tout le monde: «Voulez-vous +que je vous avoue une verité?--Vous en +userez comme il vous plaira, repondit quelqu'un.--C'est +moi, ajouta-t-il, qui vous ai donné cette +nuit une serenade.--On les donne donc en ce +pays avec des orgues? lui dit le Destin. Et à qui +la donniez-vous? N'est-ce point, continua-t-il, à +la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens +ensemble?--Il n'en faut pas douter, dit l'Olive: car +ces animaux de nature mordante n'eussent pas +troublé une musique si harmonieuse à moins que +d'être rivaux, et même jaloux, de monsieur Ragotin.» +Un autre de la compagnie prit la parole et +dit qu'il ne doutoit point qu'il ne fût bien avec sa +maîtresse et qu'il ne l'aimât à bonne intention, +puisqu'il y alloit si ouvertement. Enfin tous ceux +qui etoient dans la chambre poussèrent à bout +Ragotin sur la serenade, à la reserve de la Rancune, +qui lui fit grâce, ayant eté honoré de l'honneur +de sa confidence; et il y a apparence que +cette belle raillerie de chien eût épuisé tous ceux +qui etoient dans la chambre, si le poète, qui en +son espèce etoit aussi sot et aussi vain que Ragotin, +et qui de toutes les choses tiroit matière +de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens +en disant du ton d'un homme de condition, ou +plutôt qui le fait à fausses enseignes: «À propos +de serenade, il me souvient qu'à mes noces on +m'en donna une quinze jours de suite, qui etoit +composée de plus de cent sortes d'instruments. +Elle courut par tout le Marais; les plus galantes +dames de la place Royale<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a> +<a href="#footnote176"><sup class="sml">176</sup></a> l'adoptèrent; plusieurs +galants s'en firent honneur, et elle donna +même de la jalousie à un homme de condition, +qui fit charger par ses gens ceux qui me la donnoient. +Mais ils n'y trouvèrent par leur compte, +car ils etoient tous de mon pays, braves gens s'il +en est au monde, et dont la plus grande partie +avoient eté officiers dans un regiment que je mis +sur pied quand les communes de nos quartiers<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a> +<a href="#footnote177"><sup class="sml">177</sup></a> se +soulevèrent. La Rancune, qui avoit contraint son +naturel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas +la même bonté pour le poète, qu'il persecutoit continuellement. +Il prit donc la parole et dit au nourrisson +des Muses: «Votre serenade, de la façon +que vous nous la representez, etoit plutôt un charivari +dont un homme de condition fut importuné, +et envoya la canaille de sa maison pour le +faire taire ou pour le chasser plus loin. Ce qui me +le fait croire encore davantage, c'est que votre +femme est morte de vieillesse, et six mois après +votre hymenée, pour parler en vos termes.--Elle +mourut pourtant du mal de mère, dit le poète.--Dites +plutôt de grand'mère, d'aïeule ou de +bisaïeule, repondit la Rancune. Dès le regne +d'Henry quatrième, la mère ne lui faisoit plus de +mal, ajouta-t-il; et, pour vous montrer que j'en +sais plus de nouvelles que vous-même, quoique +vous nous la prôniez si souvent, je vous veux apprendre +une chose d'elle qui n'est jamais venue à +votre connoissance: Dans la cour de la reine +Marguerite...<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a> +<a href="#footnote178"><sup class="sml">178</sup></a>» Ce beau commencement d'histoire +attira auprès de la Rancune tous ceux qui +etoient dans la chambre, qui savoient bien qu'il +avoit des memoires contre tout le genre humain. +Le poète, qui le redoutoit extrêmement, l'interrompit +en lui disant: «Je gage cent pistoles que +non.» Ce defi de gager fait si à propos fit rire +toute la compagnie et le fit sortir hors de la chambre. +C'etoit toujours ainsi par des gageures de +sommes considerables que le pauvre homme defendoit +ses hyperboles quotidiennes, qui pouvoient bien +monter chaque semaine à la somme +de mille ou douze cents impertinences, sans y +comprendre les menteries. La Rancune etoit le +contrôleur general tant de ses actions que de ses +paroles, et l'ascendant qu'il avoit sur lui etoit si +grand que je l'ose comparer à celui du genie d'Auguste +sur celui d'Antoine, cela s'entend prix +pour prix, et sans faire comparaison de deux comediens +de campagne à deux Romains de ce calibre-là. La +Rancune ayant donc commencé son +conte, et en ayant eté interrompu par le poète, +comme je vous ai dit, chacun, le pria instamment +de l'achever; mais il s'en excusa, promettant de +leur conter une autre fois la vie du poète tout entière, +et que celle de sa femme y seroit comprise.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" +name="footnote176"><b>Note 176: </b></a><a href="#footnotetag176"> +(retour) </a> Sous la régence d'Anne d'Autriche, la place Royale et le +Marais étoient le centre où se réunissoit, comme de concert, +cette société épicurienne de grands seigneurs et de grandes +dames qui a laissé tant de traces dans les mémoires du temps, +et dont Saint-Évremont a célébré le souvenir dans son <i>Épître +à Ninon</i>. Il s'y tenoit des assemblées auxquelles Marion Delorme +et Ninon de Lenclos, les deux plus <i>galantes dames</i> du +quartier, donnoient naturellement le ton. Aussi un proverbe, +rapporté par Saint-Simon, disoit-il: «Henri IV avec son +peuple sur le Pont-Neuf; Louis XIII avec les gens de qualité +à la place Royale.» Du reste, les <i>dames galantes</i> devoient y +être attirées par le voisinage des financiers, qui logeoient +alors en grand nombre au Marais. (V. <i>Catal. des partisans</i>, t. 1, +p. 113 du <i>Rec. des Mazarinades</i>.) «Mesdames de Rohan <i>et les +autres galantes</i> de la place, dit Tallemant, ne craignoient rien +tant que madame Pilon, bien loin qu'elle les servît en leurs +amourettes.» (<i>Hist. de madame Pilon.</i>) Le Marais, voisin de +la place où logeoit Scarron, étoit considéré comme un pays de +Cocagne, comme l'île des plaisirs et des ris. Aussi Louis XIII, +reprochant à Cinq-Mars sa paresse, lui disoit-il «que ce vice +n'étoit bon qu'à ceux du Marais, où il avoit été nourri, qui +étoient surtout adonnés à leurs plaisirs, et que, s'il vouloit +continuer cette vie, il falloit qu'il y retournât». (Lett. de +Louis XIII à Richel., 4 janv. 1641.) Dans son <i>Adieu au Marais +et à la Place-Royale</i>, Scarron s'exprime ainsi: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Adieu, beau quartier favori,</p> +<p class="i10">Des honnestes gens tant chéri,</p> +<p class="i10">Adieu, belle place où n'habite</p> +<p class="i10">Que mainte personne d'élite, etc.</p> +</div></div> + +<p>Parmi les hauts et illustres personnages dont il nous a laissé +la liste dans cette pièce, et qui donnoient son principal lustre +à cette place et aux alentours, on peut citer MM. de Villequier +de Courcy, le prince de Gourné, le prince de Guemenée, Sarrazin, +La Ménardière, etc.; mais ce sont surtout les dames qu'il +énumère complaisamment:--La princesse de Guéménée, la +duchesse de Rohan et sa fille, les marquises de Piennes et +de Grimault; mesdames de Bassompierre, de Blerancourt, de +Maugiron, de Martel, de Choisy, de Boisdauphine, de Gourné; +les comtesses de Belin, du Lude, de La Suze;--sans parler de +Ninon et de Marion.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" +name="footnote177"><b>Note 177: </b></a><a href="#footnotetag177"> +(retour) </a> Des bords de la Garonne. Roquebrune est Gascon, +comme on a pu s'en apercevoir déjà à sa confiance en lui-même +et à ses hâbleries; Scarron, d'ailleurs, le dit plus loin +(l. 1, ch. 19).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" +name="footnote178"><b>Note 178: </b></a><a href="#footnotetag178"> +(retour) </a> La première femme de Henri IV.</blockquote> + +<p>Il fut question de repeter la comedie qu'on devoit +jouer le jour même dans un tripot voisin. Il +n'arriva rien de remarquable pendant la repetition. +On joua après dîner et on joua fort bien. Mademoiselle +de l'Etoile y ravit tout le monde par sa +beauté; Angelique eut des partisans pour elle, et +l'une et l'autre s'acquitta de son personnage à la +satisfaction de tout le monde; le Destin et ses +camarades firent aussi des merveilles, et ceux de +l'assistance qui avoient souvent ouï la comedie +dans Paris avouèrent que les comediens du roi +n'eussent pas mieux representé. Ragotin ratifia +en sa tête la donation qu'il avoit faite de son +corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile, +passée par devant la Rancune, qui lui promettoit +tous les jours de la faire accepter à la comedienne. +Sans cette promesse, le desespoir eût bientôt +fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un +méchant petit avocat. Je ne dirai point si les comediens +plurent autant aux dames du Mans que les +comediennes avoient fait aux hommes, quand j'en +saurois quelque chose je n'en dirais rien; mais, +parceque l'homme le plus sage n'est pas quelquefois +maître de sa langue, je finirai le present +chapitre, pour m'ôter tout sujet de tentation.</p> +<a name="ca17" id="ca17"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<p class="mid"><i>Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>ussitôt que Destin eut quitté sa vieille +broderie et repris son habit de tous les +jours, la Rappinière le mena aux prisons +de la ville, à cause que l'homme +qu'ils avoient pris le jour que le curé de Domfront +fut enlevé demandoit à lui parler. Cependant les +comediennes s'en retournèrent en leur hôtellerie +avec un grand cortége de Manceaux. Ragotin, +s'etant trouvé auprès de mademoiselle de la Caverne +dans le temps qu'elle sortoit du jeu de +paume, où l'on avoit joué, lui presenta la main +pour la ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre +ce service-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant à +mademoiselle Angelique, tellement qu'il se trouva +ecuyer à droit<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a> +<a href="#footnote179"><sup class="sml">179</sup></a> et à gauche. Cette double civilité +fut cause d'une incommodité triple, car la +Caverne, qui avoit le haut de la rue, comme de +raison, etoit pressée par Ragotin, afin qu'Angelique +ne marchât point dans le ruisseau. De +plus, le petit homme, qui ne leur venoit qu'à la +ceinture, tiroit si fort leurs mains en bas, qu'elles +avaient bien de la peine à s'empêcher de tomber +sur lui. Ce qui les incommodoit encore davantage, +c'est qu'il se retournoit à tout moment +pour regarder mademoiselle de l'Etoile, qu'il entendoit +parler derrière lui à deux godelureaux qui +la ramenoient malgré elle. Les pauvres comediennes +essayèrent souvent de se deprendre les +mains, mais il tint toujours si ferme qu'elles eussent +autant aimé avoir les osselets<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a> +<a href="#footnote180"><sup class="sml">180</sup></a>. Elles le prièrent +cent fois de ne prendre pas tant de peine; il leur +repondit seulement: «Serviteur, serviteur» (c'etoit +son compliment ordinaire), et leur serra les +mains encore plus fort. Il fallut donc prendre patience +jusqu'à l'escalier de leur chambre, où elles +esperèrent d'être remises en liberté; mais Ragotin +n'etoit pas homme à cela. En disant toujours: +«Serviteur, serviteur», à tout ce qu'elles +lui purent dire, il essaya premièrement de monter +de front avec les deux comediennes, ce qui +s'etant trouvé impossible parceque l'escalier etoit +trop etroit, la Caverne se mit le dos contre la +muraille, et monta la première, tirant après soi +Ragotin, qui tiroit après soi Angelique, qui ne tiroit +rien et qui rioit comme une folle. Pour nouvelle +incommodité, à quatre ou cinq degrés de +leur chambre, ils trouvèrent un valet de l'hôte +chargé d'un sac d'avoine d'une pesanteur excessive, +qui leur dit à grand'peine, tant il etoit accablé +de son fardeau, qu'ils eussent à descendre, +parcequ'il ne pouvoit remonter, chargé comme il +etoit. Ragotin voulut repliquer; le valet jura tout +net qu'il laisseroit tomber son sac sur eux. Ils +defirent donc avec precipitation ce qu'ils avoient +fait fort posément, sans que Ragotin voulût encore +quitter les mains des comediennes. Le valet +chargé d'avoine les pressoit etrangement, ce qui +fut cause que Ragotin fit un faux pas, qui ne l'eût +pas pourtant fait tomber, se tenant comme il faisoit +aux mains des comediennes; mais il s'attira +sur le corps la Caverne, laquelle le soutenoit davantage +que sa fille, à cause de l'avantage du +lieu. Elle tomba donc sur lui, et lui marcha sur +l'estomac et sur le ventre, se donnant de la tête +contre celle de sa fille si rudement qu'elles en +tombèrent et l'une et l'autre. Le valet, qui crut +que tant de monde ne se releveroit pas si tôt, et +qui ne pouvoit plus supporter la pesanteur de son +sac d'avoine, le dechargea enfin sur les degrés, +jurant comme un valet d'hôtellerie. Le sac se delia +ou se rompit par malheur. L'hôte y arriva, qui +pensa enrager contre son valet; le valet enrageoit +contre les comediennes, les comediennes enrageoient +contre Ragotin, qui enrageoit plus que +pas un de ceux qui enragèrent, parceque mademoiselle +de l'Etoile, qui arriva en même temps, +fut encore temoin de cette disgrâce, presque +aussi fâcheuse que celle du chapeau que l'on lui +avoit coupé avec des ciseaux quelques jours auparavant. +La Caverne jura son grand serment +que Ragotin ne la mènerait jamais, et montra à +mademoiselle de l'Etoile ses mains, qui etoient +toutes meurtries. L'Etoile lui dit que Dieu l'avoit +punie de lui avoir ravi M. Ragotin, qui l'avoit +retenue devant la comedie pour la ramener, et +ajouta qu'elle etoit bien aise de ce qui etoit arrivé +au petit homme, puisqu'il lui avoit manqué de +parole. Il n'entendit rien de tout cela, car l'hôte +parloit de lui faire payer le dechet de son avoine, +ayant déjà, pour le même sujet, voulu battre son +valet, qui appela Ragotin avocat de causes perdues. +Angelique lui fit la guerre à son tour, et lui reprocha +qu'elle avoit eté son pis-aller. Enfin, la fortune +fit bien voir jusque là qu'elle ne prenoit encore +nulle part dans les promesses que la Rancune +avoit faites à Ragotin de le rendre le plus heureux +amant de tout le pays du Maine, à y comprendre +même le Perche et Laval. L'avoine fut +ramassée, et les comediennes montèrent dans leur +chambre l'une après l'autre, sans qu'il leur arrivât +aucun malheur. Ragotin ne les y suivit point, et +je n'ai pas bien sçu où il alla. L'heure du souper +vint: on soupa dans l'hôtellerie; chacun prit parti +après le souper, et le Destin s'enferma avec les +comediennes pour continuer son histoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" +name="footnote179"><b>Note 179: </b></a><a href="#footnotetag179"> +(retour) </a> Se disoit alors pour <i>droite</i>: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i30">............On prend la tabatière;</p> +<p class="i8">Soudain, à gauche, à <i>droit</i>, par devant, par derrière, etc.</p> + +<p class="i10"> (<i>Le Festin de Pierre</i>, de Th. Corneille, acte <i>I</i>, sc. 1.)</p> +</div></div> + +<p>Il se trouve même dans Boileau:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,</p> +<p class="i10">L'un à <i>droit</i>, l'autre à gauche.....</p> + +<p class="i30"> (Sat. 4.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" +name="footnote180"><b>Note 180: </b></a><a href="#footnotetag180"> +(retour) </a> Donner les <i>osselets</i> à quelqu'un, c'étoit lui mettre au +pouce ou au poignet un noeud coulant, qu'on serroit à l'aide +d'un os de pied de mouton. On employoit surtout les <i>osselets</i> +avec les prisonniers, pour les obliger à suivre ceux qui les +conduisoient.</blockquote> +<a name="ca18" id="ca18"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Suite de l'histoire de Destin et de l'Etoile.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>'ai fait le precedent chapitre un peu +court; peut-être que celui-ci sera plus +long; je n'en suis pourtant pas bien +assuré: nous allons voir. Le Destin se +mit en sa place accoutumée et reprit son histoire +en cette sorte: Je m'en vais vous achever le plus +succinctement que je pourrai une vie qui ne vous +a dejà ennuyées que trop long-temps. Verville m'etant +venu voir, comme je vous ai dit, et n'ayant +pu me persuader de retourner chez son père, il +me quitta fort affligé de ma resolution, à ce qu'il +me parut, et s'en retourna chez lui, où quelque +temps après il se maria avec mademoiselle de Saldagne, +et Saint-Far en fit autant avec mademoiselle +de Lery. Elle etoit aussi spirituelle que +Saint-Far l'etoit peu, et j'ai bien de la peine à +m'imaginer comment deux esprits si disproportionnés +se seront accordés ensemble. Cependant +je me gueris entierement, et le genereux monsieur +de Saint-Sauveur, ayant approuvé la resolution +que j'avois prise de m'en aller hors du +royaume, me donna de l'argent pour mon voyage, +et Verville, qui ne m'oublia point pour s'être marié, +me fit present d'un bon cheval et de cent +pistoles. Je pris le chemin de Lyon pour retourner +en Italie, à dessein de repasser par Rome, et, après +y avoir vu ma Leonore pour la dernière fois, de +m'aller faire tuer en Candie<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a> +<a href="#footnote181"><sup class="sml">181</sup></a>, pour n'être pas +long-temps malheureux. À Nevers, je logeai dans +une hôtellerie qui etoit proche de la rivière. Etant +arrivé de bonne heure et ne sçachant à quoi me +divertir en attendant le souper, j'allai me promener +sur un grand pont de pierre qui traverse la +rivière de Loire. Deux femmes s'y promenoient +aussi, dont l'une, qui paroissoit être malade, s'appuyoit +sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher. +Je les saluai, sans les regarder, en passant +auprès d'elles, et me promenai quelque temps +sur le pont, songeant à ma malheureuse fortune +et plus souvent à mon amour. J'etois assez bien +vêtu, comme il est necessaire de l'être à ceux de +qui la condition ne peut faire excuser un mechant +habit. Quand je repassai auprès de ces femmes, +j'entendis dire à demi-haut: «Pour moi, je croirois +que ce fût lui s'il n'etoit point mort.» Je ne +sçais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet +de prendre ces paroles-là pour moi. On ne les +avoit pourtant pas dites pour un autre. Je vis mademoiselle +de la Boissière, le visage fort pâle et +defait, qui s'appuyoit sur sa fille Leonore. J'allai +droit à elles avec plus d'assurance que je n'eusse +fait dans Rome, m'etant beaucoup formé le corps +et l'esprit durant le temps que j'avois demeuré à +Paris. Je les trouvai si surprises et si effrayées, +que je crois qu'elles se fussent mises en fuite si +mademoiselle de la Boissière eût pu courir. Cela +me surprit aussi. Je leur demandai par quelle +heureuse rencontre je me trouvois avec les personnes +du monde qui m'etoient les plus chères. Elles +se rassurèrent à mes paroles. Mademoiselle de la +Boissière me dit que je ne devois point trouver +etrange si elles me regardoient avec quelque sorte +d'etonnement; que le seigneur Stefano leur avoit +fait voir des lettres de l'un des gentilshommes que +j'accompagnois dans Rome, par lesquelles on lui +mandoit que j'avois eté tué durant la guerre de +Parme<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a> +<a href="#footnote182"><sup class="sml">182</sup></a>, et ajouta qu'elle etoit ravie de ce qu'une +nouvelle qui l'avoit si fort affligée ne se trouvoit +pas veritable. Je lui repondis que la mort +n'etoit pas le plus grand malheur qui me pouvoit +arriver, et que je m'en allois à Venise faire courir +le même bruit avec plus de verité. Elles s'attristèrent +de ma resolution, et la mère me fit alors +des caresses extraordinaires dont je ne pouvois +deviner la cause. Enfin, j'appris d'elle-même ce +qui la rendoit si civile. Je pouvois encore lui rendre +service, et l'etat où elle se trouvoit ne lui +permettoit pas de me mepriser et de me faire mauvais +visage, comme elle avoit fait dans Rome. Il +leur etoit arrivé un malheur assez grand pour les +mettre en peine. Ayant fait argent de tous leurs +meubles, qui etoient fort beaux et en quantité, +elles etoient parties de Rome avec une servante +françoise qui les servoit il y avoit long-temps, et +le seigneur Stefano leur avoit donné son valet, +qui etoit Flamand comme lui et qui vouloit retourner +en son pays. Ce valet et cette servante +s'aimoient à dessein de se marier ensemble, et +leur amour n'etoit connu de personne. Mademoiselle +de la Boissière, etant arrivée à Rouane, se +mit sur la rivière. A Nevers, elle se trouva si mal +qu'elle ne put passer outre. Durant sa maladie, +elle fut assez difficile à servir, et sa servante s'en +acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le +valet et la servante ne se trouvèrent plus, et, ce +qui fut de plus fâcheux, l'argent de la pauvre demoiselle +disparut aussi. Le deplaisir qu'elle en +eut augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de +s'arrêter à Nevers pour attendre des nouvelles +de Paris, d'où elle esperoit recevoir de quoi continuer +son voyage. Mademoiselle de la Boissière +m'apprit en peu de mots cette fâcheuse aventure. +Je les ramenai en leur hôtellerie, qui etoit aussi la +mienne, et, après avoir eté quelque temps avec +elles, je me retirai en ma chambre pour les laisser +souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je crus +avoir eté à table cinq ou six heures pour le moins. +Je les allai voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire +que j'y serois le bien venu. Je trouvai la mère +dans son lit, et la fille me parut avec un visage +aussi triste que je l'avois trouvée gaie un moment +auparavant. Sa mère etoit encore plus triste +qu'elle, et je le devins aussi. Nous fûmes quelque +temps à nous regarder sans rien dire. Enfin, +mademoiselle de la Boissière me montra des lettres +qu'elle avoit reçues de Paris, qui la rendoient, +sa fille et elle, les plus affligées personnes du +monde. Elle m'apprit le sujet de son affliction +avec une si grande effusion de larmes, et sa fille, +que je vis pleurer aussi fort que sa mère, me toucha +tellement, que je ne crus pas leur temoigner +assez bien mon ressentiment, quoique je leur offrisse +tout ce qui dependoit de moi, d'une façon à +ne les point faire douter de ma franchise. «Je ne +sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur +dis-je; mais, s'il ne faut que ma vie pour diminuer +la peine où je vous vois, vous pouvez vous +mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, Madame, +ce qu'il faut que je fasse. J'ai de l'argent si vous +en manquez, j'ai du courage si vous avez des ennemis, +et je ne pretends de tous les services que +je vous offre que la satisfaction de vous avoir +servie.» Mon visage et mes paroles leur firent si +bien voir ce que j'avois dans l'ame, que leur grande +affliction se modera un peu. Mademoiselle de +la Boissière me lut une lettre par laquelle une +femme de ses amies lui mandoit qu'une personne +qu'elle ne nommoit point, et que je m'aperçus +bien être le père de Leonore, avoit eu commandement +de se retirer de la cour et qu'il s'en étoit +allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoiselle se +trouvoit dans un pays inconnu, sans argent et +sans esperance d'en avoir. Je lui offris de nouveau +ce que j'en avois, qui pouvoit monter à cinq +cens ecus, et lui dis que je la conduirois en Hollande +et au bout du monde, si elle y vouloit aller. +Enfin, je l'assurai qu'elle avoit retrouvé en moi +une personne qui la serviroit comme un valet et +de qui elle seroit aimée et respectée comme d'un +fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot +de fils; mais je n'etois plus cet homme odieux à +qui l'on avoit refusé la porte dans Rome et pour +qui Leonore n'étoit pas visible, et mademoiselle +de la Boissière n'etoit plus pour moi une mère +sevère. A toutes les offres que je lui fis elle me +repondit toujours que Leonore me seroit fort obligée. +Tout se passoit au nom de Leonore, et vous +eussiez dit que sa mère n'etoit plus qu'une suivante +qui parloit pour sa maîtresse: tant il est +vrai que la plupart du monde ne considère les +personnes que selon qu'elles leur sont utiles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" +name="footnote181"><b>Note 181: </b></a><a href="#footnotetag181"> +(retour) </a> Dans la guerre que Venise, assistée du pape, y soutenoit +contre les Turcs. Voir notre note plus haut, I. 1, +ch. 13.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" +name="footnote182"><b>Note 182: </b></a><a href="#footnotetag182"> +(retour) </a> Voir plus haut notre note (1re partie, chapitre 15).</blockquote> + +<p>Je les laissai fort consolées, et me retirai en ma +chambre le plus satisfait homme du monde. Je +passai la nuit fort agreablement, quoiqu'en veillant, +ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant +commencé à dormir qu'à la pointe du jour. Leonore +me parut ce jour-là habillée avec plus de +soin qu'elle n'étoit le jour de devant, et elle put +bien remarquer que je ne m'etois pas negligé. Je +la menai à la messe sans sa mère, qui etoit encore +trop foible. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce +temps-là nous ne fûmes plus qu'une même famille. +Mademoiselle de la Boissière me temoignoit +beaucoup de reconnoissance des services que je +lui rendois, et me protestoit souvent qu'elle n'en +mourroit pas ingrate. Je vendis mon cheval, et, +aussitôt que la malade fut assez forte, nous prîmes +une cabane<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a> +<a href="#footnote183"><sup class="sml">183</sup></a> et baissâmes jusqu'à Orleans. +Durant le temps que nous fûmes sur l'eau, je +jouis de la conversation de Leonore, sans qu'une +si grande felicité fût troublée par sa mère. Je trouvai +des lumières dans l'esprit de cette belle fille +aussi brillantes que celles de ses yeux, et le mien, +dont peut-être elle avoit pu douter dans Rome, +ne lui deplut pas alors. Que vous dirai-je davantage? +elle vint à m'aimer autant que je l'aimois, +et vous avez bien pu reconnoître depuis le temps +que vous nous voyez l'un et l'autre, que cette +amour reciproque n'est point encore diminuée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" +name="footnote183"><b>Note 183: </b></a><a href="#footnotetag183"> +(retour) </a> Ce mot désigne ici un bateau à fond plat et couvert, +dont on se servoit principalement sur la Loire. (<i>Dict. de Furetière.</i>)</blockquote> + +<p>«Quoi! interrompit Angelique, mademoiselle +de l'Etoile est donc Leonore?--Et qui donc?» +lui repondit le Destin. Mademoiselle de l'Etoile +prit la parole, et dit que sa compagne avoit raison +de douter qu'elle fût cette Leonore dont le Destin +avoit fait une beauté de roman. «Ce n'est +point par cette raison-là, repartit Angelique, mais +c'est à cause que l'on a toujours de la peine à +croire une chose que l'on a beaucoup désirée.» +Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avoit +point douté, et ne voulut pas que ce discours allât +plus avant, afin que le Destin poursuivît son +histoire, qu'il reprit de cette sorte.</p> + +<p>Nous arrivâmes à Orleans, où notre entrée fut +si plaisante que je vous en veux apprendre les +particularités. Un tas de faquins qui attendent sur +le port ceux qui viennent par eau, pour porter +leurs hardes, se jetèrent à la foule dans notre cabane. +Ils se presentèrent plus de trente à se charger +de deux ou trois petits paquets que le moins +fort d'entre eux eût pu porter sous ses bras. Si +j'eusse eté seul, je n'eusse pas peut-être eté assez +sage pour ne m'emporter point contre ces insolens. +Huit d'entre eux saisirent une petite cassette +qui ne pesoit pas vingt livres, et ayant fait +semblant d'avoir bien de la peine à la lever de +terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux, +par dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant +que du bout du doigt. Toute la canaille qui etoit +sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints +d'en faire autant. J'etois pourtant tout rouge de +honte d'avoir à traverser toute une ville avec tant +d'appareil, car le reste de nos hardes, qu'un seul +homme pouvoit porter, en occupa une vingtaine, +et mes seuls pistolets furent portés par quatre +hommes. Nous entrâmes dans la ville dans l'ordre +que je vais vous dire: huit grands pendards +ivres, ou qui le devoient être, portoient au milieu +d'eux une petite cassette, comme je vous ai dejà +dit. Mes pistolets suivoient l'un après l'autre, chacun +porté par deux hommes. Mademoiselle de la +Boissière, qui enrageoit aussi bien que moi, alloit +immédiatement après. Elle etoit assise dans +une grande chaise de paille, soutenue sur deux +grands bâtons de batelier, et portée par quatre +hommes<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a> +<a href="#footnote184"><sup class="sml">184</sup></a> qui se relayoient les uns les autres, et +qui lui disoient cent sottises en la portant. Le +reste de nos bardes suivoit, qui etoit composé +d'une petite valise et d'un paquet couvert de toile, +que sept ou huit de ces coquins se jetoient +l'un à l'autre durant le chemin, comme quand +on joue au pot cassé.<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a> +<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a> Je conduisois la queue du +triomphe, tenant Leonore par la main, qui rioit +si fort qu'il falloit malgré moi que je prisse plaisir +à cette friponnerie. Durant notre marche, les +passans s'arrêtoient dans les rues pour nous considerer, +et le bruit que l'on y faisoit à cause de +nous attiroit tout le monde aux fenêtres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" +name="footnote184"><b>Note 184: </b></a><a href="#footnotetag184"> +(retour) </a> On reconnoît ici la chaise à porteurs, travestie en caricature. +La chaise à porteurs, qui étoit, avec le brancard pour +les malades et les vieillards, la litière, la vinaigrette, etc., +sans parler des coches et carrosses pour les voyageurs, un des +moyens de locomotion les plus répandus et celui qu'avoient +adopté les gens du bel air, fut d'abord découvert, et Sauval +nous apprend (<i>Antiq.</i>, t. i, p. 192) que c'étoit la reine Marguerite +qui en avoit introduit l'usage. Montbrun-Souscarrière +rapporta d'Angleterre la mode des chaises couvertes, suivant +Tallemant et le <i>Ménagiana</i>, et en 1649 il en obtint le privilége +pour 40 ans, avec madame de Cavoye.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA" +name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA"> +(retour) </a> Rabelais mentionne +parmi les jeux de Gargantua le casse-pot (<i>Garg.</i>, I, 22). +Voici la note de Le Duchat sur ce passage: «Au pot +cassé, dit Mathurin Cordier, ch. 38, nº 26, de son De +<i>corrupt. serm. emend.</i> On pend au plancher, avec une +corde, un vieux pot de terre, puis on bande les yeux à +tous ceux de la compagnie, lesquels, en cet état, vont +tour à tour, un bâton à la main, tâcher d'atteindre le +pot, au hasard que les éclats en volent sur eux, ce +qui cause un tintamarre où il y a toujours du danger. +Scarron, ch. 18 de la 1re partie de son <i>Roman comique</i>, +parle d'une autre manière de jouer au pot cassé.» Effectivement, +le jeu auquel notre auteur fait ici allusion +seroit plutôt une espèce de palet, un de ces jeux où les +enfants se divertissent à lancer des tessons de pots les +uns contre les autres. C'est, d'ailleurs, ce que semblent +indiquer les termes de Mathurin Cordier à l'endroit +mentionné: «<i>Ludamus ollâ pertusâ. Certemus ruptis +fictilibus.</i>»</blockquote> + +<p>Enfin nous arrivâmes au faubourg qui est du +côté de Paris, suivis de force canaille, et nous +logeâmes à l'enseigne des Empereurs. Je fis entrer +mes dames dans une salle basse, et menaçai +ensuite ces coquins si serieusement qu'ils furent +trop aises de recevoir fort peu de chose que je +leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés. +Mademoiselle de la Boissière, que la joie de +n'être plus sans argent avoit guérie plutôt qu'autre +chose, se trouva assez forte pour aller en carrosse. +Nous arrêtâmes trois places dans celui qui +partoit le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes +heureusement à Paris. En descendant +à la maison des coches, je fis connoissance avec +la Rancune, qui etoit venu d'Orleans aussi bien +que nous, dans un coche qui accompagna notre +carrosse. Il ouït que je demandois où etoit l'hôtellerie +des coches de Calais: il me dit qu'il y alloit +à l'heure même, et que, si nous n'avions point +de logis arrêté, qu'il nous meneroit loger, si nous +voulions, chez une femme de sa connoissance, +qui logeoit en chambre garnie, où nous serions +fort commodément. Nous le crûmes, et nous +nous en trouvâmes fort bien. Cette femme etoit +veuve d'un homme qui avoit eté, toute sa vie, +tantôt portier, et tantôt decorateur d'une troupe +de comediens<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a> +<a href="#footnote185"><sup class="sml">185</sup></a>, et même avoit tâché autrefois de +reciter, et n'y avoit pas reussi. Ayant amassé +quelque chose en servant les comediens, il s'etoit +mêlé de loger en chambre garnie et de prendre +des pensionnaires, et par-là s'etoit mis à son +aise. Nous louâmes deux chambres assez commodes. +Mademoiselle de la Boissière fut confirmée +dans les mauvaises nouvelles qu'elle avoit eues +du père de Leonore, et en apprit d'autres qu'elle +nous cacha, qui l'affligèrent assez pour la faire +retomber malade. Cela nous fit differer quelque +temps notre voyage de Hollande, où elle avoit +resolu que je la conduirois, et la Rancune, qui +alloit y joindre une troupe de comediens<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a> +<a href="#footnote186"><sup class="sml">186</sup></a>, voulut +bien nous attendre après que je lui eus promis de +le defrayer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" +name="footnote185"><b>Note 185: </b></a><a href="#footnotetag185"> +(retour) </a> Nous avons déjà dit quelles étoient les fonctions du portier +de comédie; pour celles du décorateur, on peut consulter +le <i>Théâtre français</i> de Chappuzeau, liv. 3.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" +name="footnote186"><b>Note 186: </b></a><a href="#footnotetag186"> +(retour) </a> Sans doute la troupe du prince d'Orange, dont il est +question dans le premier chapitre de ce roman.</blockquote> + +<p>Mademoiselle de la Boissière etoit souvent visitée +par une de ses amies, qui avoit servi en +même temps qu'elle la femme de l'ambassadeur +de Rome en qualité de femme de chambre, et qui +avoit même eté sa confidente pendant le temps +qu'elle fut aimée du père de Leonore. C'etoit d'elle +qu'elle avoit appris l'eloignement de son pretendu +mari, et nous en reçûmes plusieurs bons offices +pendant le temps que nous fûmes à Paris. Je +ne sortois que le moins souvent que je pouvois, +de peur d'être vu de quelqu'un de ma connoissance, +et je n'avois pas grand'peine à garder le +logis, puisque j'etois avec Leonore, et que, par +les soins que je rendois à sa mère, je me mettois +toujours de mieux en mieux en son esprit. À la +persuasion de cette femme dont je vous viens de +parler, nous allâmes un jour nous promener à +Saint-Cloud pour faire prendre l'air à notre malade. +Notre hôtesse fut de la partie et la Rancune +aussi. Nous prîmes un bateau. Nous nous promenâmes +dans les plus beaux jardins, et, après +avoir fait collation, la Rancune conduisit notre +petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurai +à compter dans un cabaret avec une hôtesse +fort déraisonnable<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a> +<a href="#footnote187"><sup class="sml">187</sup></a>, qui me retint plus long-temps +que je ne pensois. Je sortis d'entre ses +mains au meilleur marché que je pus, et m'en retournai +rejoindre ma compagnie. Mais je fus bien +etonné de voir notre bateau fort avant dans la +rivière, qui ramenoit mes gens à Paris sans moi +et sans me laisser même un petit laquais qui portoit +mon epée et mon manteau<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a> +<a href="#footnote188"><sup class="sml">188</sup></a>. Comme j'etois +sur le bord de l'eau, bien en peine de sçavoir +pourquoi on ne m'avoit pas attendu, j'ouïs +une grande rumeur dans une cabane; et, m'en +etant approché, je vis deux ou trois gentilshommes, +ou qui avoient la mine de l'être, qui +vouloient battre un batelier parcequ'il refusoit +d'aller après notre bateau. J'entrai à tout hasard +dans cette cabane dans le temps qu'elle quittoit +le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu. +Mais, si j'avois eté en peine de ce que ma compagnie +m'avoit laissé à Saint-Cloud, je ne fus +pas moins embarrassé de voir que celui qui faisoit +cette violence etoit le même Saldagne à qui +j'avois tant de sujet de vouloir du mal. Dans le +moment que je le reconnus, il passa du bout du +bateau où il etoit à celui où j'etois, fort empêché +de ma contenance. Je lui cachai mon visage le +mieux que je pus; mais, me trouvant si près de +lui qu'il etoit impossible qu'il ne me reconnût, et, +me trouvant sans epée, je pris la resolution la +plus desesperée du monde, dont la haine seule +ne m'eût pas rendu capable si la jalousie ne s'y +fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il +me reconnoissoit et me jetai dans la rivière avec +lui. Il ne put se prendre à moi, soit que ses gants +l'en empêchassent<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a> +<a href="#footnote189"><sup class="sml">189</sup></a>, ou parcequ'il fut surpris. Jamais +homme ne fut plus près de se noyer que lui. +La plupart des bateaux allèrent à son secours, +chacun croyant que nous etions tombés dans l'eau +par quelque accident, et Saldagne seul sçachant +de quelle façon la chose etoit arrivée, et n'etant +pas en etat de s'en plaindre sitôt ou de faire courir +après moi. Je regagnai donc le bord sans beaucoup +de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne +m'empêcha point de nager; et, l'affaire valant +bien la peine d'aller vite, je fus fort eloigné de +Saint-Cloud devant que Saldagne fût pêché. Si +on eut bien de la peine à le sauver, je pense qu'on +n'en eut pas moins à le croire lorsqu'il declara +de quelle façon je m'etois hasardé pour le perdre, +car je ne vois pas pourquoi il en auroit fait un +secret. Je fis un grand tour pour regagner Paris, +où je n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de +me faire secher, le soleil et l'exercice violent que +j'avois fait en courant n'ayant laissé que fort peu +d'humidité dans mes habits. Enfin, je me revis +avec ma chère Leonore, que je trouvai veritablement +affligée. La Rancune et notre hôtesse +eurent une extrême joie de me voir, aussi bien +que mademoiselle de la Boissière, qui, pour +mieux faire croire que j'etois son fils à la Rancune +et à notre hôtesse, avoit bien fait de la mère affligée. +Elle me fit des excuses en particulier de ce que +l'on ne m'avoit pas attendu, et m'avoua que la +peur qu'elle avoit eue de Saldagne l'avoit empêchée +de songer en moi, outre qu'à la reserve de +la Rancune, le reste de notre troupe n'eût fait que +m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Saldagne. +J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie ou du +cabaret où nous avions mangé, ce galant homme +les avoit suivis jusqu'au bateau; qu'il avoit +prié fort incivilement Leonore de se demasquer, +et que, sa mère l'ayant reconnu pour le même +homme qui avoit attenté la même chose dans +Rome, elle avoit regagné son bateau fort effrayée, +et l'avoit fait avancer dans la rivière sans +m'attendre. Saldagne cependant avoit eté joint +par deux hommes de même trempe, et, après avoir +quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau, +il etoit entré avec eux dans le bateau, où je le +trouvai menaçant le batelier pour le faire aller +après Leonore. Cette aventure fut cause que je +sortis encore moins que je n'avois fait. Mademoiselle +de la Boissière devint malade quelque +temps après, la melancolie y contribuant +beaucoup, et cela fut cause que nous passâmes à +Paris une partie de l'hiver. Nous fûmes avertis +qu'un prelat italien, qui revenoit d'Espagne, passoit +en Flandre par Peronne. La Rancune eut assez +de credit pour nous faire comprendre dans +son passeport en qualité de comediens<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a> +<a href="#footnote190"><sup class="sml">190</sup></a>. Un jour +que nous allâmes chez ce prelat italien, qui etoit +logé dans la rue de Seine, nous soupâmes par +complaisance, dans le faubourg Saint-Germain, +avec des comediens de la connoissance de la +Rancune<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a> +<a href="#footnote191"><sup class="sml">191</sup></a>. Comme nous passions, lui et moi, sur +le Pont-Neuf, bien avant dans la nuit, nous fûmes +attaqués par cinq ou six tire-laine<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a> +<a href="#footnote192"><sup class="sml">192</sup></a>. Je me defendis +le mieux que je pus, et, pour la Rancune, je +vous avoue qu'il fit tout ce qu'un homme de coeur +pouvoit faire, et me sauva même la vie. Cela +n'empêcha pas que je ne fusse saisi par ces voleurs, +mon epée m'étant malheureusement tombée. La +Rancune, qui se demêla vaillamment d'entre eux, +en fut quitte pour un mechant manteau. Pour +moi, j'y perdis tout, à la reserve de mon habit; +et, ce qui me pensa desesperer, ils me prirent une +boîte de portrait dans laquelle celui du père de +Leonore etoit en email<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a> +<a href="#footnote193"><sup class="sml">193</sup></a>, et dont mademoiselle de +la Boissière m'avoit prié de vendre les diamans. +Je retrouvai la Rancune chez un chirurgien au +bout du Pont-Neuf; il etoit blessé au bras et au +visage, et moi je l'etois fort legerement à la tête. +Mademoiselle de la Boissière s'affligea fort de la +perte de son portrait; mais l'esperance d'en revoir +bientôt l'original la consola. Enfin, nous partîmes +de Paris pour Peronne; de Peronne, nous +allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à La Haye.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" +name="footnote187"><b>Note 187: </b></a><a href="#footnotetag187"> +(retour) </a> Saint-Cloud, lieu de rendez-vous favori des promeneurs, +étoit renommé pour ses cabarets, et rempli de <i>maisons de +bouteilles</i>, où les gens du bon ton alloient faire la débauche. +Le plus célèbre étoit celui de la Duryer (V. son Hist. dans +Tallemant). La plupart de ces cabarets étoient chers, en raison +du beau monde qui les fréquentoit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" +name="footnote188"><b>Note 188: </b></a><a href="#footnotetag188"> +(retour) </a> Le <i>petit laquais</i> étoit de rigueur, comme aujourd'hui le +groom microscopique, pour toute personne qui se respectoit. +On en trouve la preuve dans une foule de comédies et de romans +comiques du temps. Aussi la comtesse d'Escarbagnas, +qui s'étoit formée à Paris, n'avoit-elle pas négligé ce point important +(V. <i>la Comt. d'Escarb.</i>, sc. 5 et 6). Mais, par la suite, +les femmes changèrent de mode, et, vers la fin du XVIIe siècle, +elles se mirent sur le pied d'avoir, au contraire, un grand +laquais.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" +name="footnote189"><b>Note 189: </b></a><a href="#footnotetag189"> +(retour) </a> À cette époque, les gants étoient quelquefois surchargés +de franges et de broderies qui les rendoient aussi incommodes +que brillants: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Encor cela est-il peu prisé si l'on n'a</p> +<p class="i10">Le satin verd aux gants ou velours incarna,</p> +<p class="i10">Ou bien de franges d'or une paire bordée</p> +<p class="i10">Qui porte sur le bras une demi-coudée.</p> +<br> +<p>(<i>Le Satyr. de la court</i> [<i>Variétés histor. et littér.</i>, Janne +t. 3], 1624.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" +name="footnote190"><b>Note 190: </b></a><a href="#footnotetag190"> +(retour) </a> Il n'y avoit alors rien d'impossible ni de contraire aux +usages reçus à ce que des comédiens fussent compris dans la +suite d'un prélat. V. plus loin notre note, 3e part., chap. 8.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" +name="footnote191"><b>Note 191: </b></a><a href="#footnotetag191"> +(retour) </a> Beaucoup de comédiens logeoient dans le faubourg Saint-Germain, +à cause du voisinage d'un des principaux théâtres +de Paris, sis vis-à-vis la rue Guénégaud, à peu près à l'endroit +que recouvre maintenant le passage du Pont-Neuf, et +transféré de là, par la suite, dans la rue des Fossés-Saint-Germain. +Les tavernes et cabarets, où l'on pouvoit boire ou +manger à tout prix, étoient en très grand nombre autour des +théâtres; en particulier, aux alentours de celui-ci, il y avoit +l'hôtel d'Anjou, rue Dauphine, où l'on dînoit à bon marché; +l'hôtel de France, rue Guénégaud, où l'on dînoit à 40 +sous, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" +name="footnote192"><b>Note 192: </b></a><a href="#footnotetag192"> +(retour) </a> Voleurs, ainsi nommés de ce qu'ils <i>tiroient</i> de dessus +les épaules des passants leurs manteaux et vêtements de +<i>laine</i>. C'est à une étymologie analogue qu'il faut rapporter, +par exemple, le nom de la rue Tirechappe. Le Pont-Neuf étoit, +pendant la nuit, le rendez-vous de prédilection de ces hardis +filous, grisons et rougets, comme, pendant le jour, des +charlatans, chanteurs et bateleurs, parcequ'il étoit aussi le +rendez-vous des oisifs et le lieu de passage le plus fréquenté +de Paris. Les voleurs n'avoient même pas attendu qu'on eût +achevé de le bâtir pour en faire un lieu de repaire fort dangereux, +comme d'Aubigné nous l'apprend dans un passage +de la <i>Confession de Sancy</i>; mais à peine eut-il été terminé +que ce fut bien pis, et que les coupeurs de bourse en firent le +théâtre habituel de leurs exploits, en concurrence avec les +industriels, qui leur cédoient la place à la tombée de la nuit. +De grands seigneurs même, à l'exemple du prince Henri et +de Falstaff, dans le <i>Henri IV</i> de Shakespeare, trouvoient +quelquefois plaisant de se métamorphoser en filous, sous la +conduite ou d'après l'exemple de Gaston d'Orléans, comme +l'attestent les témoignages de Sandras de Courtilz, de Sorel, +dans <i>Francion</i> (2e liv.), etc. Ceux-là étoient les <i>tire-soie</i>. +Comment la police eût-elle pu y mettre ordre, elle qui, en +1634, ne disposoit encore que de 240 archers pour faire le +guet, moitié le jour et moitié la nuit, dans une ville sans réverbères; et +qui d'ailleurs, jusqu'au traité des Pyrénées, +exerça ses fonctions avec si peu de vigilance? V. <i>Hist. du +Pont-Neuf</i>, par Éd. Fournier (<i>Rev. fr.</i>, 1 et 10 octobre 1855).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" +name="footnote193"><b>Note 193: </b></a><a href="#footnotetag193"> +(retour) </a> La peinture sur émail, telle qu'elle se pratique aujourd'hui, +étoit nouvelle alors. Ce fut vers 1632 que Jean Toutin, +orfèvre de Châteaudun, parvint à faire des émaux de +belles couleurs opaques, portraits et sujets historiques. Il eut +pour disciple Gribelin, qui perfectionna ses procédés. Puis +vinrent dans le même siècle l'orfèvre Dubié, qui logeoit aux +galeries du Louvre; Morlière (d'Orléans), qui travailloit à +Blois; et, à Blois encore, Robert Vauquier et Pierre Chartier; +enfin, Petitot et Bordier. C'étoit probablement dans ce +nouveau genre qu'avoit été fait le portrait de Mlle de La +Boissière.</blockquote> + +<p>Le père de Leonore en etoit parti quinze jours +auparavant pour aller en Angleterre, où il etoit +allé servir le roi<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a> +<a href="#footnote194"><sup class="sml">194</sup></a> contre les parlementaires. La +mère de Leonore en fut si affligée qu'elle en +tomba malade et en mourut. Elle me vit en mourant +aussi affligé que si j'eusse eté son fils. Elle +me recommanda sa fille, et me fit promettre que +je ne l'abandonnerois point et que je ferois ce +que je pourrois pour trouver son père et la lui +remettre entre les mains. À quelque temps de là, +je fus volé par un François de tout ce qui me +restoit d'argent, et la necessité où je me trouvai +avec Leonore fut telle, que nous prîmes parti +dans votre troupe, qui nous reçut par l'entremise +de la Rancune. Vous sçavez le reste de mes aventures; +elles ont eté, depuis ce temps-là, communes +avec les vôtres jusques à Tours, où je +pense avoir vu encore le diable de Saldagne; et, +si je ne me trompe, je ne serai pas long-temps +en ce pays sans le trouver, ce que je crains +moins pour moi que pour Leonore, qui seroit +abandonnée d'un serviteur fidèle si elle me perdoit, +ou si quelque malheur me separoit d'avec +elle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" +name="footnote194"><b>Note 194: </b></a><a href="#footnotetag194"> +(retour) </a> Charles I. On se souvient que le père de Léonore étoit +un seigneur écossois.</blockquote> + +<p>Le Destin finit ainsi son histoire, et, après avoir +consolé quelque temps mademoiselle de l'Etoile, +que le souvenir de ses malheurs faisoit alors autant +pleurer que si elle n'eût fait que commencer +d'être malheureuse, il prit congé des comediennes +et s'alla coucher.</p> +<a name="ca19" id="ca19"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<p class="mid"><i>Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos.<br> +Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses<br> +que vous lirez, s'il vous plaît.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'amour, qui fait tout entreprendre aux +jeunes et tout oublier aux vieux, qui a +eté cause de la guerre de Troie<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a> +<a href="#footnote195"><sup class="sml">195</sup></a> et +de tant d'autres dont je ne veux pas +prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors +faire voir, dans la ville du Mans, qu'il n'est pas +moins redoutable dans une mechante hôtellerie +qu'en quelque autre lieu que ce soit. Il ne se +contenta donc pas de Ragotin, amoureux à perdre +l'appetit: il inspira cent mille desirs dereglés +à la Rappinière, qui en etoit fort susceptible, et +rendit Roquebrune amoureux de la femme de +l'operateur, ajoutant à sa vanité, bravoure<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a> +<a href="#footnote196"><sup class="sml">196</sup></a> et +poesie, une quatrième folie, ou plutôt lui faisant +faire une double infidelité, car il avoit parlé +d'amour long-temps auparavant à l'Etoile et à +Angelique, qui lui avoient conseillé l'une et +l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer. +Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je +vais vous dire. Il triompha aussi de l'insensibilité +et de la misanthropie de la Rancune, qui devint +amoureux de l'operatrice; et ainsi le poète +Roquebrune, pour ses pechés et pour l'expiation +des livres reprouvés qu'il avoit mis en lumière, +eut pour rival le plus mechant homme +du monde. Cette operatrice avoit nom dona Inezilla +del Prado, native de Malaga, et son mari, +ou soi-disant tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi, +gentilhomme venitien, natif de Caen en +Normandie<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a> +<a href="#footnote197"><sup class="sml">197</sup></a>. Il y eut encore dans la même hôtellerie +d'autres personnes atteintes du même +mal, aussi dangereusement pour le moins que +ceux dont je viens de vous reveler le secret; +mais nous vous les ferons connoître en temps et +lieu. La Rappinière étoit devenu amoureux de +mademoiselle de l'Etoile en lui voyant representer +Chimène, et avoit fait dessein en même temps +de decouvrir son mal à la Rancune, qu'il jugeoit +capable de tout faire pour de l'argent. Le divin +Roquebrune s'etoit imaginé la conquête d'une +Espagnole digne de son courage. Pour la Rancune, +je ne sçais pas bien par quels charmes +cette etrangère put rendre capable d'aimer un +homme qui haïssoit tout le monde. Ce vieil comedien, +devenu âme damnée devant le temps, +je veux dire amoureux devant sa mort, etoit encore +au lit quand Ragotin, pressé de son amour +comme d'un mal de ventre, le vint trouver pour +le prier de songer à son affaire et d'avoir pitié de +lui. La Rancune lui promit que le jour ne se +passeroit pas qu'il ne lui eût rendu un service signalé +auprès de sa maîtresse. La Rappinière entra +en même temps dans la chambre de la Rancune, +qui achevoit de s'habiller, et, l'ayant tiré à +part, lui avoua son infirmité, et lui dit que, s'il le +pouvoit mettre aux bonnes grâces de mademoiselle +de l'Etoile, il n'y avoit rien en sa puissance +qu'il ne pût esperer de lui, jusqu'à une charge +d'archer et une sienne nièce en mariage, qui seroit +son héritière parce qu'il n'avoit point d'enfans. +Le fourbe la Rancune lui promit encore +plus qu'il n'avoit fait à Ragotin, dont cet avant-coureur +du bourreau ne conçut pas de petites +esperances. Roquebrune vint aussi consulter +l'oracle. Il etoit le plus incorrigible presomptueux +qui soit jamais venu des bords de la Garonne, +et il s'etoit imaginé que l'on croyoit tout +ce qu'il disoit de sa bonne maison, richesse, +poesie et valeur: si bien qu'il ne s'offensoit point +des persecutions et des rompemens de visière que +lui faisoit continuellement la Rancune. Il croyoit +que ce qu'il en faisoit n'etoit que pour allonger +la conversation, outre qu'il entendoit la raillerie +mieux qu'homme du monde, et la souffroit +en philosophe chretien, quand même elle alloit +au solide. Il se croyoit donc admiré de tous +les comediens, voire de la Rancune, qui avoit +assez d'experience pour n'admirer guère de choses, +et qui, bien loin d'avoir bonne opinion +de ce mâche-laurier, s'etoit instruit amplement +de ce qu'il etoit, pour sçavoir si les evêques et +grands seigneurs de son pays, qu'il alleguoit à +tous momens comme ses parens, etoient veritablement +des branches d'un arbre genealogique +que ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien +que de beaucoup d'autres choses, avoit fait faire +en vieil parchemin. Il fut bien fâché de trouver +la Rancune en compagnie, quoique cela le dût +embarrasser moins qu'un autre, ayant la mauvaise +coutume de parler toujours aux oreilles +des personnes et de faire secret de tout, et fort +souvent de rien<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a> +<a href="#footnote198"><sup class="sml">198</sup></a>. Il tira donc la Rancune en particulier, +et n'en fit point à deux fois pour lui dire +qu'il etoit bien en peine de sçavoir si la femme de +l'operateur avoit beaucoup de l'esprit, parcequ'il +avoit aimé des femmes de toutes les nations, +excepté des Espagnoles, et si elle valoit la peine +qu'il s'y amusât; qu'il ne seroit pas plus pauvre +quand il lui auroit fait un present des cent pistoles +qu'il offroit de gager à toutes rencontres, ce +qui lui arrivoit aussi souvent que de parler de sa +bonne maison. La Rancune lui dit qu'il ne connoissoit +pas assez la dona Inezilla pour lui repondre +de son esprit; qu'il s'etoit trouvé souvent +avec son mari dans les meilleures villes du +royaume, où il vendoit le mithridate<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a> +<a href="#footnote199"><sup class="sml">199</sup></a>, et que, pour +s'informer de ce qu'il desiroit sçavoir, il n'y avoit +qu'à faire conversation avec elle, puisqu'elle +parloit françois passablement. Roquebrune lui +voulut confier sa genealogie en parchemin, pour +faire valoir à l'Espagnole la splendeur de sa race; +mais la Rancune lui dit que cela etoit meilleur à +faire un chevalier de Malte qu'à se faire aimer. +Roquebrune, là-dessus, fit l'action d'un homme +qui compte de l'argent en sa main, et dit à la +Rancune: «Vous sçavez bien quel homme je +suis.--Oui, oui, lui repondit la Rancune, je +sçais bien quel homme vous êtes et quel homme +vous serez toute votre vie.» Le poète s'en retourna +comme il etoit venu, et la Rancune, son +rival et son confident tout ensemble, se rapprocha +de la Rappinière et de Ragotin, qui etoient +rivaux aussi sans le sçavoir. Pour le vieil la +Rancune, outre que l'on hait facilement ceux +qui ont pretention sur ce que l'on destine pour +soi, et que naturellement il haïssoit tout le +monde, il avoit de plus toujours eu grande aversion +pour le poète, qui sans doute ne la fit point +cesser par cette confidence. La Rancune fit donc +dessein à l'heure même de lui faire tous les plus +mechans tours qu'il pourroit, à quoi son esprit +de singe etoit fort propre. Pour ne perdre point +de temps, il commença dès le jour même, par +une insigne mechanceté, à lui emprunter de l'argent, +dont il se fit habiller depuis les pieds jusqu'à +la tête, et se donna du linge. Il avoit eté +malpropre toute sa vie; mais l'amour, qui fait +de plus grands miracles, le rendit soigneux de +sa personne sur la fin de ses jours. Il prit du +linge blanc plus souvent qu'il n'appartenoit à un +vieil comedien de campagne<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a> +<a href="#footnote200"><sup class="sml">200</sup></a>, et commença +de se teindre et raser le poil si souvent et avec +tant de soin, que ses camarades s'en aperçurent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" +name="footnote195"><b>Note 195: </b></a><a href="#footnotetag195"> +(retour) </a> + +<p class="mid">Amour, tu perdis Troie</p> + +<p>a dit plus tard La Fontaine, dans <i>les Deux Coqs</i> (liv. 7, +f. 12).</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" +name="footnote196"><b>Note 196: </b></a><a href="#footnotetag196"> +(retour) </a> <i>Bravoure</i> est mis ici pour <i>braverie</i>, dans le sens de mauvaise +gloire, recherche dans la parure, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" +name="footnote197"><b>Note 197: </b></a><a href="#footnotetag197"> +(retour) </a> Ch. Sorel introduit de même dans <i>Francion</i> un opérateur +qui se fait passer pour Italien, quoiqu'il soit Normand +(liv. 10). C'étoit une imposture assez en usage parmi les charlatans, +pour se donner plus de prestige auprès du populaire. Du +reste, suivant Calepin et le Dictionnaire de Furetière, ceux-ci +venoient originairement d'Italie, et, toujours suivant eux, le +nom même de charlatan dérivoit, par l'italien <i>ceretano</i>, de celui +de <i>Coeretum</i>, bourg proche de Spolète, d'où étoient sortis +les premiers de ces opérateurs qui eussent couru les villes de +France. Un des plus célèbres étoit Caretti, dont parle La +Bruyère (<i>De quelques usages</i>) sous le nom de Carro-Carri: +«L'émulation de cet homme, dit-il, a peuplé le monde de +noms en O et en I, noms vénérables qui en imposent aux +malades et aux maladies.» On voit que ce passage et le nom +créé par La Bruyère s'appliquent parfaitement ici.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" +name="footnote198"><b>Note 198: </b></a><a href="#footnotetag198"> +(retour) </a> Théodote... s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille: +«Voilà un beau temps, voilà un grand dégel.» (<i>Car. de La +Bruyère</i>, De la cour.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" +name="footnote199"><b>Note 199: </b></a><a href="#footnotetag199"> +(retour) </a> C'étoit une composition qui servoit de remède ou de +préservatif contre les poisons. Est-il besoin d'ajouter que le +nom de cet antidote, dont on peut voir la recette dans les +vieux livres de pharmacie, vient de Mithridate, le grand roi +de Pont? On étendoit souvent ce terme à toutes les drogues +vendues par les opérateurs et les charlatans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" +name="footnote200"><b>Note 200: </b></a><a href="#footnotetag200"> +(retour) </a> Mettre souvent du linge blanc étoit en effet un luxe +peu usité alors, même parmi des personnes de plus haute +condition que la Rancune. Dans son <i>Epître</i> à madame de +Hautefort (1651), Scarron dit des demoiselles les plus distinguées +du Mans + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Que sur elles blanche chemise</p> +<p class="i10">N'est point que de mois en mois mise,</p> +<p class="i10">Et qu'elles prennent seulement</p> +<p class="i10">Le linge blanc pour l'ornement.</p> +</div></div> + +<p>Il semble que la propreté ne fût pas la vertu dominante de +la belle société, non plus que du peuple, au XVIIe siècle. +Tallemant dit de plusieurs des plus hauts personnages du +temps, comme un grand éloge, qu'ils étoient fort propres. +Il dit de madame de Sablé: «Elle est toujours sur son lit, +faite comme quatre oeufs, et le lit est propre comme la dame.» +«L'on peut, lit-on dans une pièce curieuse qui s'adresse aux +<i>dandys</i> de 1644, aller <i>quelquefois</i> chez les baigneurs, pour +avoir le corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se +laver les mains avec le pain d'amende. Il faut aussi se faire +laver le visage <i>presque aussi souvent</i>» (<i>Lois de la galanterie</i>). +V. les <i>Stances</i> de Voiture <i>à une demoiselle qui avoit les manches +de sa chemise retroussées et sales</i>.</blockquote> + +<p>Ce jour-là, les comediens avoient eté retenus +pour representer une comedie chez un des plus +riches bourgeois de la ville, qui faisoit un grand +festin et donnoit le bal aux noces d'une demoiselle +de ses parentes dont il etoit tuteur. L'assemblée +se faisoit dans une maison des plus belles +du pays, qu'il avoit quelque part à une lieue de +la ville, je n'ai pas bien sçu de quel côté. Le decorateur +des comediens et un menuisier y etoient +allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute +la troupe s'y en alla en deux carrosses, et partit +du Mans sur les deux heures du matin, pour arriver +à l'heure du dîner où ils devoient jouer la +comedie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la partie, +aux prières des comediennes et de la Rancune. +Ragotin, qui en fut averti, alla attendre le +carrosse en une hôtellerie qui etoit au bout du +faubourg, et attacha un beau cheval qu'il avoit +emprunté aux grilles d'une salle basse qui repondoit +sur la rue. A peine se mettoit-il à table pour +dîner qu'on l'avertit que les carrosses approchoient. +Il vola à son cheval sur les ailes de son +amour, une grande epée à son côté et une carabine +en bandoulière. Il n'a jamais voulu declarer +pourquoi il alloit à une noce avec une si +grande munition d'armes offensives, et la Rancune +même, son cher confident, ne l'a pu sçavoir. +Quand il eut detaché la bride de son cheval, +les carrosses se trouvèrent si près de lui qu'il +n'eut pas le temps de chercher de l'avantage pour +s'eriger en petit saint George. Comme il n'etoit +pas fort bon ecuyer et qu'il ne s'etoit pas preparé +à montrer sa disposition devant tant de monde, +il s'en acquitta de fort mauvaise grâce, le cheval +etant aussi haut de jambes qu'il en etoit court. +Il se guinda pourtant vaillamment sur l'etrier, et +porta la jambe droite de l'autre côté de la selle; +mais les sangles, qui etoient un peu lâches, nuisirent +beaucoup au petit homme: car la selle +tourna sur le cheval quand il pensa monter dessus. +Tout alloit pourtant assez bien jusque là; +mais la maudite carabine qu'il portoit en bandoulière +et qui lui pendoit au col comme un collier, +s'etoit mise malheureusement entre ses jambes +sans qu'il s'en aperçût, tellement qu'il s'en falloit +beaucoup que son cul ne touchât au siège de +la selle, qui n'etoit pas fort rase, et que la carabine +traversoit depuis le pommeau jusqu'à la croupière. +Ainsi il ne se trouva pas à son aise et ne put pas +seulement toucher les etriers du bout des pieds. +Là-dessus, les eperons qui armoient ses jambes +courtes se firent sentir au cheval en un endroit où +jamais eperon n'avoit touché. Cela le fit partir plus +gaîment qu'il n'etoit necessaire à un petit homme +qui ne posoit que sur une carabine. Il serra les +jambes; le cheval leva le derrière, et Ragotin, +suivant la pente naturelle des corps pesans, se +trouva sur le col du cheval et s'y froissa le nez, +le cheval ayant levé la tête pour une furieuse saccade +que l'imprudent lui donna; mais, pensant reparer +sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval en +sauta, ce qui fit franchir au cul du patient toute l'etendue +de la selle et le mit sur la croupe, toujours +la carabine entre les jambes. Le cheval, qui n'etoit +pas accoutumé d'y porter quelque chose, fit +une croupade<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a> +<a href="#footnote201"><sup class="sml">201</sup></a> qui remit Ragotin en selle. Le +mechant ecuyer resserra les jambes, et le cheval +releva le cul encore plus fort, et alors le malheureux +se trouva le pommeau entre les fesses, où +nous le laisserons comme sur un pivot pour +nous reposer un peu: car, sur mon honneur, +cette description m'a plus coûté que tout le reste +du livre, et encore n'en suis-je pas trop bien satisfait.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" +name="footnote201"><b>Note 201: </b></a><a href="#footnotetag201"> +(retour) </a> «Terme de manége. C'est un saut plus relevé que la +courbette, et qui tient le devant et le derrière du cheval en +une égale hauteur, en sorte qu'il trousse ses jambes de derrière +sous le ventre, sans allonger ni montrer ses fers.» (<i>Dict. +de Fur.</i>)</blockquote> +<a name="ca20" id="ca20"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XX.</h3> + +<p class="mid">Le plus court du present livre.</p> + +<p class="mid"><i>Suite du trebuchement de Ragotin, et quelque chose<br> +de semblable qui arriva, à Roquebrune.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/N.png"></span>ous avons laissé Ragotin assis sur le +pommeau d'une selle, fort empêché de +sa contenance et fort en peine de ce +qui arriveroit de lui. Je ne crois pas +que defunt Phaeton, de malheureuse memoire, +ait eté plus empêché après les quatre chevaux fougueux +de son père<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a> +<a href="#footnote202"><sup class="sml">202</sup></a>, que le fut alors notre petit +avocat sur un cheval doux comme un âne; et s'il +ne lui en coûta pas la vie, comme à ce fameux +temeraire, il s'en faut prendre à la Fortune, sur +les caprices de laquelle j'aurois un beau champ +pour m'etendre, si je n'etois obligé, en conscience, +de le tirer vitement du peril où il se trouve: car +nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre +troupe comique sera dans la ville du Mans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" +name="footnote202"><b>Note 202: </b></a><a href="#footnotetag202"> +(retour) </a> Voy. Métamorphoses d'Ovide, liv. 2, f. 1</blockquote> + +<p>Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit +qu'un pommeau de selle entre les deux parties +de son corps qui etoient les plus charnues, et sur +lesquelles il avoit accoutumé de s'asseoir, comme +font tous les autres animaux raisonnables; je veux +dire qu'aussitôt qu'il se sentit n'être assis que sur +fort peu de chose, il quitta la bride en homme +de jugement et se prit aux crins du cheval, qui +se mit aussitôt à courre. Là-dessus la carabine +tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps; +son cheval crut la même chose, et broncha si +rudement que Ragotin en perdit le pommeau +qui lui servoit de siége, tellement qu'il pendit +quelque temps aux crins du cheval, un pied +accroché par son eperon à la selle, et l'autre pied +et le reste du corps attendant le décrochement +de ce pied accroché pour donner en terre, de +compagnie avec la carabine, l'epée et le baudrier, +et la bandoulière. Enfin le pied se decrocha, +ses mains lâchèrent le crin, et il fallut tomber, +ce qu'il fit bien plus adroitement qu'il n'avoit +monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses, +qui s'etoient arrêtés pour le secourir, ou plutôt +pour en avoir le plaisir. Il pesta contre le cheval, +qui ne branla pas depuis sa chute; et, pour le consoler, +on le reçut dans l'un des carrosses en la +place du poète, qui fut bien aise d'être à cheval +pour galantiser à la portière où etoit Inezille. Ragotin +lui resigna l'epée et l'arme à feu, qu'il se +mit sur le corps d'une façon toute martiale. Il +allongea les etriers, ajusta la bride, et se prit sans +doute mieux que Ragotin à monter sur sa bête. +Mais il y avoit quelque sort jeté sur ce malencontreux +animal: la selle, mal sanglée, tourna +comme à Ragotin, et, ce qui attachoit ses chausses +s'etant rompu, le cheval l'emporta quelque +temps un pied dans l'etrier, l'autre servant de +cinquième jambe au cheval, et les parties de derrière +du citoyen de Parnasse fort exposées aux +yeux des assistans, ses chausses lui etant tombées +sur les jarrets. L'accident de Ragotin n'avoit +fait rire personne, à cause de la peur qu'on +avoit eue qu'il ne se blessât; mais celui de Roquebrune +fut accompagné de grands eclats de +risée que l'on fit dans les carrosses. Les cochers +en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl, +et tous les spectateurs firent une grande huée +après Roquebrune, au bruit de laquelle il se sauva +dans une maison, laissant le cheval sur sa +bonne foi<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a> +<a href="#footnote203"><sup class="sml">203</sup></a>. Mais il en usa mal, car il s'en retourna +vers la ville. Ragotin, qui eut peur d'avoir +à le payer, se fit descendre de carrosse et +alla après; et le poète, qui avoit recouvert ses +posterieures, rentra dans un des carrosses, fort +embarrassé et embarrassant les autres de l'equipage +de guerre de Ragotin, qui eut encore cette +troisième disgrâce devant sa maîtresse, par où +nous finirons le vingtième chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" +name="footnote203"><b>Note 203: </b></a><a href="#footnotetag203"> +(retour) </a> Expression proverbiale qu'on appliquoit particulièrement +aux chevaux, pour dire qu'on les laissoit en liberté +d'aller où ils voudroient.</blockquote> +<a name="ca21" id="ca21"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XXI</h3> + +<p class="mid"><i>qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es comediens furent fort bien reçus du +maître de la maison, qui etoit honnête +homme et des plus considerés du pays. +On leur donna deux chambres pour +mettre leurs hardes et pour se preparer en liberté +à la comedie, qui fut remise à la nuit. On les fit +aussi dîner en particulier, et, après dîner, ceux +qui voulurent se promener eurent à choisir d'un +grand bois et d'un beau jardin. Un jeune conseiller +du parlement de Rennes, proche parent +du maître de la maison, accosta nos comediens +et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant +reconnu que le Destin avoit de l'esprit et que les +comediennes, outre qu'elles etoient fort belles, +etoient capables de dire autre chose que des vers +appris par coeur. On parla des choses dont l'on +parle d'ordinaire avec des comediens, de pièces +de théâtre et de ceux qui les font<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a> +<a href="#footnote204"><sup class="sml">204</sup></a>. Ce jeune conseiller +dit entre autres choses que les sujets connus +dont on pouvoit faire des pièces regulières +avoient tous eté mis en oeuvre, que l'histoire +etoit epuisée, et que l'on seroit reduit à la fin à +se dispenser de la règle des vingt-quatre heures; +que le peuple et la plus grande partie du monde +ne sçavoient point à quoi étoient bonnes les règles +sevères du théâtre; que l'on prenoit plus de +plaisir à voir representer les choses qu'à ouïr des +recits; et, cela etant, que l'on pourroit faire des +pièces qui seraient fort bien reçues, sans tomber +dans les extravagances des Espagnols et sans se +gehenner par la rigueur des règles d'Aristote<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a> +<a href="#footnote205"><sup class="sml">205</sup></a>. De +la comedie on vint à parler des romans. Le conseiller +dit qu'il n'y avoit rien de plus divertissant +que quelques romans modernes; que les François +seuls en savoient faire de bons, et que les Espagnols +avoient le secret de faire de petites histoires, +qu'ils appellent Nouvelles, qui sont bien +plus à notre usage et plus selon la portée de l'humanité +que ces heros imaginaires de l'antiquité, +qui sont quelquefois incommodes à force d'être +trop honnêtes gens; enfin, que les exemples imitables +etoient pour le moins d'aussi grande utilité +que ceux que l'on avoit presque peine à +concevoir; et il conclut que, si l'on faisoit des +nouvelles en françois aussi bien faites que quelques +unes de celles de Michel de Cervantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a> +<a href="#footnote206"><sup class="sml">206</sup></a>, +elles auroient cours autant que les romans heroïques<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a> +<a href="#footnote207"><sup class="sml">207</sup></a>. +Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit +fort absolument qu'il n'y avoit point de plaisir +à lire des romans s'ils n'etoient composés d'aventures +de princes, et encore de grands princes, +et que, par cette raison-là, l'Astrée ne lui avoit +plu qu'en quelques endroits<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a> +<a href="#footnote208"><sup class="sml">208</sup></a>. «Et dans quelles +histoires trouveroit-on assez de rois et d'empereurs +pour vous faire des romans nouveaux? lui +repartit le conseiller.--Il en faudroit faire, dit Roquebrune, +comme dans les romans tout à fait fabuleux +et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire.--Je +vois bien, repartit le conseiller, que le +livre de Dom Quichotte n'est pas trop bien avec +vous.--- C'est le plus sot livre que j'aie jamais vu, +reprit Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité +de gens d'esprit.--Prenez garde, dit le Destin, +qu'il ne vous deplaise par votre faute plutôt que +par la sienne». Roquebrune n'eût pas manqué de +repartie s'il eût ouï ce qu'avoit dit le Destin; +mais il etoit occupé à conter ses prouesses à +quelques dames qui s'etoient approchées des comediennes, +auxquelles il ne promettoit pas +moins que de faire un roman en cinq parties, +chacune de dix volumes, qui effaceroit les Cassandres, +Cleopâtre, Polexandre et Cyrus<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a> +<a href="#footnote209"><sup class="sml">209</sup></a>, +quoique ce dernier ait le surnom de Grand, aussi +bien que le fils de Pepin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" +name="footnote204"><b>Note 204: </b></a><a href="#footnotetag204"> +(retour) </a> Cette courte discussion sur les pièces de théâtre et les +romans n'est-elle point un ressouvenir de Cervantes, qui a +également mis dans son <i>Don Quichotte</i> des entretiens fort +remarquables entre le chanoine et don Quichotte, et entre le +curé et le barbier, sur le roman chevaleresque et les pièces +de théâtre (IIe part.)?</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" +name="footnote205"><b>Note 205: </b></a><a href="#footnotetag205"> +(retour) </a> Cela, du reste, avoit déjà été fait ou tenté avec plus ou +moins de bonheur, et pas aussi rarement qu'on le croit; mais, +au moment où écrivoit Scarron, ces règles étoient dans toute +leur puissance, quoiqu'elles ne l'aient jamais beaucoup gêné +lui-même. Dans notre vieux théâtre, il n'étoit guère question +des unités de temps et de lieu, qu'on s'est long-temps obstiné +à regarder comme des règles imposées par Aristote. En 1597, +Pierre de Laudun d'Aigaliers, dans sa <i>Poétique</i>, argumente +en forme contre les vingt-quatre heures, et F. Ogier fait de +même, en 1628, dans la préface du <i>Tyr et Sidon</i> de Schelandre. +En 1625, Mairet, en tête de <i>Silvanire</i>, ne plaidoit que +fort timidement encore pour les deux unités, se bornant à en +prouver la convenance, sans vouloir en imposer la domination +absolue. Lui-même attachoit si peu d'importance réelle +à ce demi-manifeste, qu'il fut loin de les observer toujours. +Mais, un jour, Chapelain, le grand arbitre du goût, se plaignant +devant Richelieu des difficultés que la règle des vingt-quatre +heures avoit à s'établir, on décida, sous l'inspiration +du cardinal, tyran dans les lettres comme dans la politique, +qu'elle auroit désormais force de loi. On a dit et répété,--de +sorte que cette assertion est devenue un lieu commun littéraire,--que +la <i>Sophonisbe</i> de Mairet (1629) est la première +où elle fut observée; mais, en y regardant de près, on arrive +à concevoir au moins quelques doutes, et, pour l'unité de +lieu, elle n'y est certainement pas encore. Il seroit plus juste +de substituer à la <i>Sophonisbe l'Amour tyrannique</i> de Scudéry. +Ces lois arbitraires furent assez long-temps à s'établir, même +après la décision de Richelieu, comme on peut le voir, pour l'unité +de lieu, par plusieurs pièces de Rotrou, par le <i>Ravissement +de Proserpine</i>, de Claveret (1639), <i>le Jugement de Pâris</i>, +de Sallebray (1639), etc.;--pour l'unité de temps, par +les batailles en forme que lui livrèrent Claveret, dans son +<i>Traité de la disposition du poème dramatique</i>; Durval, dans +la préface de sa <i>Panthée</i> (1638), etc. En outre, on peut facilement +trouver dans notre ancien théâtre des exemples +nombreux de toutes les formes du drame moderne alliées à +toutes les licences anti-aristotéliques. Nous renvoyons le lecteur +curieux d'étudier cette question à un travail étendu que +nous publierons prochainement sur les <i>Origines du drame +moderne</i> V. aussi <i>Rom. com.</i>, 3e part., ch. 13, à la fin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" +name="footnote206"><b>Note 206: </b></a><a href="#footnotetag206"> +(retour) </a> Les <i>Nouvelles</i> de Cervantes avoient été traduites et publiées +pour la première fois probablement en 1615 (le privilége +est de novembre 1614),--les six premières par Rosset, +et les six autres par d'Audiguier. Pour donner une idée +de la vogue des romans espagnols et de la rapidité avec laquelle +on les traduisoit pour satisfaire à l'avide curiosité des +lecteurs françois, j'ajouterai que la première édition espagnole +de <i>Persilès et Sigismonde</i> est de 1617, et que le privilége pour +la traduction françoise est de la même année.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" +name="footnote207"><b>Note 207: </b></a><a href="#footnotetag207"> +(retour) </a> C'est ce que Scarron lui-même a essayé, et souvent +avec succès, dans les histoires tirées de l'espagnol qu'il +fait raconter aux personnages de son roman, et dans ses +<i>Nouvelles tragi-comiques</i>, qu'il avoit peut-être composées ou +traduites avec l'intention de les encadrer également dans un +récit de plus longue haleine. On voit que ce genre de travail +n'étoit pas seulement chez Scarron le résultat d'un goût naturel +et instinctif, mais aussi celui de la réflexion. D'autres +écrivains, au XVIIe siècle, ont également essayé, avec plus +ou moins de succès, de remplacer le roman héroïque par la +nouvelle bourgeoise et familière (V. notre <i>Notice</i> en tête du +volume).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" +name="footnote208"><b>Note 208: </b></a><a href="#footnotetag208"> +(retour) </a> Contrairement, en effet, aux <i>Cyrus</i>, aux <i>Polexandre</i>, etc., +<i>l'Astrée</i> retraçoit surtout des aventures de bergers: de sorte +qu'à la rigueur il se rattachoit en quelque point, par le +sujet, sinon par le ton, au roman familier et bourgeois. Il est +vrai qu'en réalité les bergers qu'il met en scène n'étoient +point de ces bergers nécessiteux «qui, pour gagner leur vie, +conduisent les troupeaux aux pâturages», mais plutôt de +vrais gentilshommes, qui n'avoient pris cette condition «que +pour vivre plus doucement et sans contrainte.» (Préface de +l'<i>Astrée</i>.) Il y a aussi des chevaliers, des hommes du monde, +des princesses sous la figure de nymphes, comme Lindamor, +Bélisard, Galathée.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" +name="footnote209"><b>Note 209: </b></a><a href="#footnotetag209"> +(retour) </a> <i>Cassandre</i> et <i>Cléopâtre</i> sont des romans de La Calprenède, +dont le premier a 10 volumes in-8, et le second 12 +tomes en 23 volumes. C'est de la <i>Cléopâtre</i> que madame de +Sévigné écrivoit à madame de Grignan, le 5 juillet 1671, +qu'elle s'y laissoit «prendre comme à de la glu», et que +cette lecture l'entraînoit «comme une petite fille.» Le <i>Cyrus</i> +de Mlle de Scudéry ne dépassait pas dix <i>in-octavo</i>. Le <i>Polexandre</i> +de Gomberville est le moins long. Scarron s'est déjà +moqué de la longueur de ces romans, et Boileau a fait de +même, dans son dialogue des <i>Héros de romans</i>.</blockquote> + +<p>Cependant le conseiller disoit à Destin et aux +comediennes qu'il avoit essayé de faire des +nouvelles à l'imitation des Espagnols, et qu'il +leur en vouloit communiquer quelques unes. +Inezilla prit la parole, et dit en françois qui tenoit +plus du gascon que de l'espagnol, que son +premier mari avoit eu la reputation de bien ecrire +dans la cour d'Espagne; qu'il avoit composé +quantité de nouvelles qui y avoient eté bien +reçues, et qu'elle en avoit encore d'ecrites à la +main qui reussiroient en françois si elles etoient +bien traduites. Le conseiller etoit fort curieux de +cette sorte de livres; il temoigna à l'Espagnole +qu'elle lui feroit un extrême plaisir de lui en donner +la lecture, ce qu'elle lui accorda fort civilement. +«Et même, ajouta-t-elle, je pense en sçavoir +autant que personne du monde; et, comme +quelques femmes de notre nation se mêlent d'en +faire, et des vers aussi<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a> +<a href="#footnote210"><sup class="sml">210</sup></a>, j'ai voulu l'essayer +comme les autres, et je vous en puis montrer +quelques unes de ma façon.» Roquebrune s'offrit +temerairement, selon sa coutume, à les mettre +en françois. Inezilla, qui etoit peut-être la plus +deliée Espagnole qui jamais ait passé les Pyrenées +pour venir en France, lui repondit que ce +n'etoit pas assez de bien sçavoir le françois, qu'il +falloit sçavoir egalement l'espagnol, et qu'elle ne +feroit point difficulté de lui donner de ses nouvelles +à traduire quand elle sçauroit assez de +françois pour juger s'il en etoit capable. La Rancune, +qui n'avoit point encore parlé, dit qu'il +n'en falloit point douter, puisqu'il avoit eté +correcteur d'imprimerie. Il n'eut pas plutôt lâché +la parole qu'il se ressouvint que Roquebrune lui +avoit prêté de l'argent. Il ne le poussa donc +point selon sa coutume, le voyant dejà tout defait +de ce qu'il avoit dit, et avouant avec grande +confusion qu'il avoit veritablement corrigé quelque +temps, chez les imprimeurs<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a> +<a href="#footnote211"><sup class="sml">211</sup></a>, mais que ce +n'avoit eté que ses propres ouvrages. Mademoiselle +de l'Etoile dit alors à la dona Inezilla que, +puisqu'elle sçavoit tant d'historiettes, elle l'importuneroit +souvent de lui en conter. L'Espagnole +s'y offrit à l'heure même. On la prit au +mot; tous ceux de la compagnie se mirent à l'entour +d'elle, et alors elle commença une histoire, +non pas du tout dans les termes que vous +l'allez lire dans le suivant chapitre, mais pourtant +assez intelligiblement pour faire voir qu'elle +avoit bien de l'esprit en espagnol, puisqu'elle +en faisoit beaucoup paroître en une langue dont +elle ne sçavoit pas les beautés.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" +name="footnote210"><b>Note 210: </b></a><a href="#footnotetag210"> +(retour) </a> Il n'y a pas beaucoup de ces femmes dont l'histoire +littéraire ait conservé les noms. Voici les plus célèbres +qui eussent paru jusqu'à cette époque: Mariana de Carbajal +y Saavedra avoit publié, en 1633, huit <i>Nouvelles amusantes</i>; +Maria de Zayas donna au public, en 1637 et 1647, deux +recueils, dont l'un intitulé <i>Contes</i>, et l'autre <i>Bals</i> (Saraos). +Pour la poésie, les seuls noms à peu près qu'on puisse indiquer, +après celui de sainte Thérèse, sont ceux de Narvaëz et +de dona Christovalina, qu'on trouve citées dans les <i>Fleurs des +plus fameux poètes de l'Espagne</i> (1605), par P. Espinosa. +Ajoutons-y deux Portugaises: Violante del Cielo, qui publia +ses <i>Rimes</i> en 1646, et Bernarda Ferreira, auteur de <i>l'Espagne +délivrée</i>, sorte de poème épique, dont la première partie avoit +paru en 1618.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" +name="footnote211"><b>Note 211: </b></a><a href="#footnotetag211"> +(retour) </a> On ne voit pas trop, en somme, ce que cet aveu avoit +d'humiliant. Roquebrune auroit pu penser, pour se consoler, +que Lascaris, Etienne Dolet, Juste-Lipse, Erasme, Mélanchton, +Scaliger, et d'autres non moins célèbres, avoient fait +ce métier avant lui; mais c'étoit là une ressource à laquelle +avoient souvent recours, pour vivre, les pauvres écrivains +et les <i>poètes crottés</i>. «Pour le jour, lit-on dans l'<i>Histoire du +poète Sibus</i>, il le passoit ou à porter ses ouvrages au tiers et +au quart, ou à corriger les fautes dans une imprimerie.» +(<i>Rec. en prose</i> de Sercy, 2e vol.) C'est pour cela que le glorieux +Roquebrune est honteux de la révélation de la Rancune.</blockquote> +<a name="ca22" id="ca22"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XXII.</h3> + +<p class="mid"><i>A trompeur trompeur et demi</i><a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a> +<a href="#footnote212"><sup class="sml">212</sup></a>.</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/U.png"></span>ne jeune dame de Tolède, nommée +Victoria, de l'ancienne maison de Portocarrero<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a> +<a href="#footnote213"><sup class="sml">213</sup></a>, +s'etoit retirée en une maison +qu'elle avoit sur les bords du Tage, +à demi-lieue de Tolède, en l'absence de son +frère, qui etoit capitaine de cavalerie dans les +Pays-Bas. Elle etoit demeurée veuve, à l'âge de +dix-sept ans, d'un vieil gentilhomme qui s'etoit +enrichi aux Indes<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a> +<a href="#footnote214"><sup class="sml">214</sup></a>, et qui, s'etant perdu en mer +six mois après son mariage, avoit laissé beaucoup +de bien à sa femme. Cette belle veuve, depuis +la mort de son mari, s'etoit retirée auprès de +son frère, et y avoit vecu d'une façon si approuvée +de tout le monde, qu'à l'âge de vingt ans +les mères la proposoient à leurs filles comme un +exemple, les maris à leurs femmes, et les galans +à leurs desirs, comme une conquête digne de leur +merite. Mais, si sa vie retirée avoit refroidi l'amour +de plusieurs, elle avoit, d'un autre côté, +augmenté l'estime que tout le monde avoit pour +elle. Elle goûtoit en liberté les plaisirs de la campagne +dans cette maison des champs, quand, un +matin, ses bergers lui amenèrent deux hommes +qu'ils avoient trouvés dépouillés de tous leurs +habits et attachés à des arbres où ils avoient +passé la nuit. On leur avoit donné à chacun une +mechante cape de berger pour se couvrir, et ce +fut en ce bel equipage-là qu'ils parurent devant +la belle Victoria. La pauvreté de leur habit ne +lui cacha point la riche mine du plus jeune, qui +lui fit un compliment en honnête homme, et lui +dit qu'il etoit un gentilhomme de Cordoue appelé +dom Lopez de Gongora; qu'il venoit de +Seville, et qu'allant à Madrid pour des affaires +d'importance et s'etant amusé à jouer à une demi-journée +de Tolède, où il avoit dîné le jour +auparavant, que la nuit l'avoit surpris; qu'il s'etoit +endormi, et son valet aussi, en attendant un +muletier qui etoit demeuré derrière, et que des +voleurs, l'ayant trouvé comme il dormoit, l'avoient +lié à un arbre, et son valet aussi, après les avoir +depouillés jusqu'à la chemise. Victoria ne douta +point de la verité de ses paroles: sa bonne mine +parloit en sa faveur, et il y avoit toujours de la +generosité à secourir un etranger reduit à une si +fâcheuse necessité. Il se rencontra heureusement +que, parmi les hardes que son frère lui avoit laissées +en garde, il y avoit quelques habits: car les +Espagnols ne quittent point leurs vieux habits +pour jamais quand ils en prennent de neufs<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a> +<a href="#footnote215"><sup class="sml">215</sup></a>. +On choisit le plus beau et le mieux fait à la taille +du maître, et le valet fut aussi revêtu de ce que +l'on put trouver sur-le-champ de plus propre pour +lui. L'heure du dîner etant venue, cet etranger, +que Victoria fit manger à sa table, parut à ses +yeux si bien fait et l'entretint avec tant d'esprit, +qu'elle crut que l'assistance qu'elle lui rendoit ne +pouvoit jamais être mieux employée. Ils furent +ensemble le reste du jour, et se plurent tellement +l'un à l'autre que la nuit même ils en dormirent +moins qu'ils n'avoient accoutumé. L'etranger +voulut envoyer son valet à Madrid querir de l'argent +et faire faire des habits, ou du moins il en +fit semblant; la belle veuve ne le voulut pas permettre, +et lui en promit pour achever son voyage. +Il lui parla d'amour dès le jour même, et elle l'ecouta +favorablement. Enfin, en quinze jours, la +commodité du lieu, le merite egal en ces deux +jeunes personnes, quantité de sermens d'un côté, +trop de franchise et de credulité de l'autre, +une promesse de mariage offerte et la foi +reciproquement donnée en presence d'un vieil +ecuyer et d'une suivante de Victoria, lui firent +faire une faute dont jamais on ne l'eût crue capable, +et mirent ce bienheureux etranger en possession +de la plus belle dame de Tolède. Huit +jours durant, ce ne fut que feu et flammes entre +les jeunes amans. Il fallut se separer: ce ne furent +que larmes. Victoria eût eu droit de le retenir; +mais, l'etranger lui ayant fait valoir qu'il +laissoit perdre une affaire de grande importance +pour l'amour d'elle, lui protestant que le gain +qu'il avoit fait de son coeur lui faisoit negliger +celui d'un procès qu'il avoit à Madrid, et même +ses pretentions de la Cour, elle fut la première à +hâter son départ, ne l'aimant pas assez aveuglement +pour preferer le plaisir d'être avec lui à son +avancement. Elle fit faire des habits à Tolède +pour lui et pour son valet, et lui donna de l'argent +autant qu'il en voulut. Il partit pour Madrid +monté sur une bonne mule, et son valet sur une +autre, la pauvre dame veritablement accablée +de douleur quand il partit, et lui, s'il ne fut pas +beaucoup affligé, le contrefaisant avec la plus +grande hypocrisie du monde. Le jour même qu'il +partit, une servante, faisant la chambre où il avoit +couché, trouva une boîte de portrait enveloppée +dans une lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse, +qui vit dans la boîte un visage parfaitement beau +et fort jeune, et lut dans la lettre ces paroles, ou +d'autres qui voulaient dire la même chose:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" +name="footnote212"><b>Note 212: </b></a><a href="#footnotetag212"> +(retour) </a> Traduit de la deuxième nouvelle des <i>Alivios de Cassandra</i>, +de don Alonzo Castillo Solorzano, intitulée: <i>A un engano otro +mayor.</i> V. notre <i>Notice</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" +name="footnote213"><b>Note 213: </b></a><a href="#footnotetag213"> +(retour) </a> La maison de Portocarrero, une des plus considérables +d'Espagne, s'étoit divisée en plusieurs branches importantes, +sur lesquelles on peut consulter le <i>Dict. généal.</i> de La Chesnaie +des Bois, et le <i>Nobiliario genealogico de Espana</i> de Haro +(2e vol.).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" +name="footnote214"><b>Note 214: </b></a><a href="#footnotetag214"> +(retour) </a> C'est-à-dire en Amérique, car on sait que, lorsque +Christophe Colomb découvrit ce continent, il le prit d'abord +pour une prolongation des Indes, et que l'usage subsista +long-temps de confondre ces deux noms. Scarron, ici, a +probablement en vue le Mexique ou le Pérou, qui étoient +des possessions espagnoles.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" +name="footnote215"><b>Note 215: </b></a><a href="#footnotetag215"> +(retour) </a> A cause, probablement, de l'habitude où sont beaucoup +de peuples méridionaux, les Italiens aussi bien que les +Espagnols, de garder long-temps leurs domestiques et de ne +s'en point séparer, même quand l'âge les a rendus impropres +au service, ce qui leur fournit un usage tout prêt pour leurs +vieux habits.</blockquote> + +<blockquote> +<p><i>Monsieur mon cousin,</i></p> + +<p><i>Je vous envoie le portrait de la belle Elvire de +Silva. Quand vous la verrez, vous la trouverez encore +plus belle que le peintre ne l'a sçu faire. Dom Pedro +de Silva, son père, vous attend avec impatience. Les +articles de votre mariage sont tels que vous les avez +souhaités, et ils vous sont fort avantageux, à ce qu'il +me semble. Tout cela vaut bien la peine que vous hâtiez +votre voyage.</i></p> + +<p>De Madrid, ce, etc.</p> + +<p>Dom Antoine de Ribera. +</blockquote> + +<p>La lettre s'adressoit à Fernand de Ribera, à +Seville. Representez-vous, je vous prie, l'etonnement +de Victoria à la lecture d'une telle lettre, +qui, selon toutes les apparences du monde, ne +pouvoit être ecrite à un autre qu'à son Lopez de +Gongora. Elle voyoit, mais trop tard, que cet +etranger qu'elle avoit si fort obligé, et si vite, lui +avoit deguisé son nom; et, par ce deguisement-là, +elle devoit être toute assurée de son infidelité. +La beauté de la dame du portrait ne la devoit +pas moins mettre en peine, et ce mariage dont +les articles etoient dejà passés achevoit de la +desesperer. Jamais personne ne s'affligea tant; +ses soupirs la pensèrent suffoquer, et elle pleura +jusqu'à s'en faire mal à la tête. «Miserable que je +suis! disoit-elle quelquefois en elle-même, et +quelquefois aussi devant son vieil ecuyer et sa +suivante, qui avoient eté temoins de son mariage; +ai-je eté si long-temps sage pour faire une +faute irreparable! et devois-je refuser tant de +personnes de condition de ma connoissance qui +se fussent estimés heureux de me posseder, pour +me donner à un inconnu, qui se moque peut-être +de moi après m'avoir rendue malheureuse pour +toute ma vie! Que dira-t-on dans Tolède, et +que dira-t-on dans toute l'Espagne? Un jeune +homme lâche et trompeur sera-t-il discret? Devois-je +lui temoigner que je l'aimois devant que +de sçavoir si j'en etois aimée? M'auroit-il caché +son nom s'il avoit eté sincère, et dois-je esperer, +après cela, qu'il cache les avantages qu'il a sur +moi? Que ne fera point mon frère contre moi, +après ce que j'ai fait moi-même? et de quoi lui +sert l'honneur qu'il acquiert en Flandre, tandis +que je le deshonore en Espagne? Non, non, +Victoria, il faut tout entreprendre, puisque nous +avons tout oublié; mais, devant que d'en venir +à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut, +essayer de gagner par adresse ce que nous +avons mal conservé par imprudence. Il sera toujours +assez à temps de se perdre quand il n'y +aura plus rien à esperer.»</p> + +<p>Victoria avoit l'esprit bien fort, d'être capable +de prendre sitôt une bonne resolution dans une +si mauvaise affaire. Son vieil ecuyer et sa suivante +la voulurent conseiller. Elle leur dit qu'elle +sçavoit bien tout ce qu'on lui pouvoit dire, mais +qu'il n'etoit plus question que d'agir. Dès le jour +même, un chariot et une charrette furent chargés +de meubles et de tapisseries, et Victoria, faisant +courir le bruit parmi ses domestiques qu'il +falloit qu'elle allât à la cour pour les affaires +pressantes de son frère, elle monta en carrosse +avec son ecuyer et sa suivante, prit le chemin +de Madrid et se fit suivre par son bagage. Aussitôt +qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis +de dom Pedro de Silva, et, l'ayant appris, elle +en loua un dans le même quartier. Son vieil +ecuyer avoit nom Rodrigue Santillane; il avoit +eté nourri jeune par le père de Victoria, et il aimoit +sa maîtresse comme si elle eût eté sa fille. +Ayant force habitudes dans Madrid, où il avoit +passé sa jeunesse, il sçut en peu de temps que la +fille de dom Pedro de Silva se marioit à un gentilhomme +de Seville, qu'on appeloit Fernand de +Ribera; qu'un de ses cousins, de même nom que +lui, avoit fait ce mariage, et que dom Pedro songeoit +dejà aux personnes qu'il mettroit auprès de +sa fille. Dès le lendemain, Rodrigue Santillane, +honnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve +de mediocre condition, et Beatris, sa suivante, +faisant le personnage de sa belle-mère, femme +de Rodrigue, allèrent chez dom Pedro et demandèrent +à lui parler. Dom Pedro les reçut fort +civilement, et Rodrigue lui dit avec beaucoup +d'assurance, qu'il etoit un pauvre gentilhomme +des montagnes de Tolède; qu'il avoit eu une fille +unique de sa première femme, qui etoit Victoria, +dont le mari etoit mort depuis peu à Seville où +il demeuroit; et que, voyant sa fille veuve avec +peu de bien, il l'avoit amenée à la cour pour +lui chercher condition; qu'ayant ouï parler de +lui et de sa fille qu'il etoit prêt de marier, il +avoit cru lui faire plaisir en lui venant offrir une +jeune veuve très propre à servir de duegna à la +nouvelle mariée, et ajouta que le merite de sa +fille le rendoit hardi à la lui offrir, et qu'il en seroit +pour le moins aussi satisfait qu'il l'avoit pu être +de sa bonne mine. Devant que d'aller plus avant, +il faut que j'apprenne à ceux qui ne le sçavent pas +que les dames en Espagne ont des duegnas auprès +d'elles, et ces duegnas sont à peu près la +même chose que les gouvernantes ou dames +d'honneur que nous voyons auprès des femmes +de grand condition. Il faut que je dise encore +que ces duegnas ou duègnes sont animaux rigides +et fâcheux, aussi redoutés pour le moins +que des belles-mères<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a> +<a href="#footnote216"><sup class="sml">216</sup></a>. Rodrigue joua si bien son +personnage, et Victoria, belle comme elle etoit, +parut, en son habit simple, si agreable et de si +bon augure aux yeux de dom Pedro de Silva, +qu'il la retint à l'heure même pour sa fille. Il offrit +même à Rodrigue et à sa femme place dans sa +maison. Rodrigue s'en excusa, et lui dit qu'il +avoit quelques raisons pour ne recevoir pas +l'honneur qu'il lui vouloit faire; mais que, logeant +dans le même quartier, il seroit prêt à lui +rendre service toutes les fois qu'il le voudroit +employer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" +name="footnote216"><b>Note 216: </b></a><a href="#footnotetag216"> +(retour) </a> Cette boutade satirique a une signification particulière +sous la plume de Scarron, qui n'avoit pas eu à se louer de sa +propre belle-mère, Françoise de Plaix, dans ses rapports de +famille, pas plus que dans ses affaires d'intérêt: V. <i>Factum, +ou Requête, ou tout ce qu'il vous plaira</i>, en tête de la 3e part. +de ses vers burlesques. Aussi ne l'a-t-il point ménagée. Les +traits contre les belles-mères abondent dans ses oeuvres. + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Elle fit, et n'y gagna guère,</p> +<p class="i10">Des plaintes dont le seul récit,</p> +<p class="i10">A ce que sa servante a dit,</p> +<p class="i10">Toucheroit une belle-mère,</p> +</div></div> + +<p>dit-il dans son <i>ode burlesque</i> sur Léandre et Héro. Il a également +semé les allusions dans une foule d'autres pièces, +(A. M. du Laurant, <i>Recommandat</i>.--<i>Impréc. contre celui +qui a pris son Juvén.</i>, etc.)</blockquote> + +<p>Voilà donc Victoria dans la maison de dom Pedro, +fort aimée de lui et de sa fille Elvire, et fort +enviée de tous les valets. Dom Antoine de Ribera, +qui avoit fait le mariage de son infidèle cousin +avec la fille de dom Pedro de Silva, lui venoit +souvent dire que son cousin etoit en chemin et +qu'il lui avoit ecrit en partant de Seville; et cependant +ce cousin ne venoit point. Cela le mettoit +bien en peine. Dom Pedro et sa fille ne sçavoient +qu'en penser, et Victoria y prenoit encore +plus de part. Dom Fernand n'avoit garde de venir +si vite: le jour même qu'il partit de chez +Victoria, Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant +à Illescas, un chien qui sortit d'une maison à +l'improviste fit peur à son mulet, qui lui froissa +une jambe contre une muraille et le jeta par +terre. Dom Fernand se demit une cuisse, et se +trouva si mal de sa chute qu'il ne put passer outre. +Il fut sept ou huit jours entre les mains des +medecins et chirurgiens du pays, qui n'etoient +pas des meilleurs, et, son mal devenant tous les +jours plus dangereux, il fit sçavoir à son cousin +son infortune, et le pria de lui envoyer un brancard. +A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute +et on se rejouit de ce que l'on sçavoit enfin ce qu'il +etoit devenu. Victoria, qui l'aimoit encore, en +fut fort inquietée. Don Antoine envoya querir don +Fernand. Il fut amené à Madrid, où, tandis que +l'on fit des habits pour lui et pour son train, qui +fut fort magnifique (car il etoit aîné de sa maison +et fort riche), les chirurgiens de Madrid, plus habiles +que ceux d'Illescas, le guerirent parfaitement. +Dom Pedro de Silva et sa fille Elvire furent +avertis du jour, que dom Antoine de Ribera leur +devoit amener son cousin dom Fernand. Il y a +apparence que la jeune Elvire ne se negligea pas +et que Victoria ne fut pas sans emotion. Elle vit +entrer son infidèle paré comme un nouveau marié, +et, s'il lui avoit plu mal vêtu et mal en ordre, +elle le trouva l'homme du monde de la meilleure +mine en ses habits de noces. Dom Pedro n'en fut +pas moins satisfait, et sa fille eût eté bien difficile +si elle y eût trouvé quelque chose à redire. +Tous les domestiques regardèrent le serviteur de +leur jeune maîtresse de toute la grandeur de leurs +yeux, et tout le monde de la maison en eut le +coeur epanoui, à la reserve de Victoria, qui sans +doute l'eut bien serré. Dom Fernand fut charmé +de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle +etoit encore plus belle que son portrait. Il lui fit +ses premiers complimens en homme d'esprit, et, +parlant à elle et à son père, s'abstint le plus qu'il +put de toutes les sottises que dit ordinairement à +un beau-père et à une maîtresse un homme qui +demande à se marier. Dom Pedro de Silva s'enferma +dans un cabinet avec les deux cousins et +avec un homme d'affaires pour ajouter quelque +chose qui manquoit aux articles. Cependant Elvire +demeura dans la chambre environnée de toutes +ses femmes, qui se rejouissoient devant elle de +la bonne mine de son serviteur. La seule Victoria +demeura froide et serieuse dans les emportemens +des autres. Elvire le remarqua et la tira à +part pour lui dire qu'elle s'etonnoit de ce qu'elle +ne lui disoit rien de l'heureux choix que son père +avoit fait d'un gendre qui paroissoit avoir tant de +merite, et ajouta qu'au moins par flatterie ou par +civilité elle lui en devoit dire quelque chose. +«Madame, lui dit Victoria, ce qui paroît de votre +serviteur est si fort à son avantage qu'il n'est +point necessaire de vous le louer. Ma froideur, +que vous avez remarquée, ne vient point d'indifference; +et je serois indigne des bontés que vous +avez pour moi, si je ne prenois part en tout ce +qui vous touche. Je me serois donc rejouie de +votre mariage, aussi bien que les autres, si je connoissois +moins celui qui doit être votre mari. Le +mien etoit de Seville, et sa maison n'etoit pas +eloignée de celle du père de votre serviteur. Il +est de bonne maison, il est riche, il est bien fait, +et je veux croire qu'il a de l'esprit; enfin, il est +digne de vous. Mais vous meritez l'affection toute +entière d'un homme, et il ne vous peut donner ce +qu'il n'a pas. Je m'empêcherois bien de vous dire +des choses qui peuvent vous deplaire; mais, je ne +m'acquitterois pas de tout ce que je vous dois +si je ne vous decouvrois tout ce que je sçais de +dom Fernand, en une affaire d'où depend le bonheur +ou le malheur de votre vie.» Elvire fut fort +etonnée de ce que lui dit sa gouvernante; elle la +pria de ne differer pas davantage à lui eclaircir +les doutes qu'elle lui avoit mis dans l'esprit. Victoria +lui dit que cela ne se pouvoit dire devant +ses servantes, ni en peu de paroles. Elvire feignit +d'avoir affaire en sa chambre, où Victoria lui dit, +aussitôt qu'elle se vit seule avec elle, que Fernand +de Ribera etoit amoureux à Seville d'une +Lucrèce de Monsalve, demoiselle fort aimable, +quoique fort pauvre; qu'il en avoit trois enfans +sous promesse de mariage; que, du vivant du père +de Ribera, la chose avoit eté tenue secrète, et +qu'après sa mort, Lucrèce lui ayant demandé +l'accomplissement de sa promesse, il s'etoit extrêmement +refroidi; qu'elle avoit remis cette affaire +entre les mains de deux gentilshommes de +ses parens; que cela avoit fait grand eclat dans +Seville, et que dom Fernand s'en etoit absenté +quelque temps, par le conseil de ses amis, pour +eviter les parens de cette Lucrèce, qui le cherchoient +partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire +etoit en cet etat-là quand elle quitta Seville, +il y avoit un mois, et que le bruit couroit en même +temps que dom Fernand alloit se marier à Madrid. +Elvire ne put s'empêcher de lui demander si cette +Lucrèce etoit fort belle. Victoria lui dit qu'il ne +lui manquoit que du bien, et la laissa fort rêveuse +et faisant dessein d'informer promptement +son père de ce qu'elle venoit d'apprendre. On la +vint appeler en même temps pour revenir trouver +son serviteur, qui avoit achevé avec son père ce +qui les avoit fait retirer en particulier. Elvire s'y +en alla, et cependant Victoria demeura dans l'antichambre, +où elle vit entrer ce même valet qui +accompagnoit son infidèle quand elle le reçut si +genereusement en sa maison auprès de Tolède. +Ce valet apportoit à son maître un paquet de lettres +qu'on lui avoit donné à la poste de Seville. +Il ne put reconnoître Victoria, que la coiffure de +veuve avoit fort deguisée. Il la pria de le faire +parler à son maître pour lui donner ses lettres. +Elle lui dit qu'il ne lui pourroit parler de long-temps, +mais que, s'il lui vouloit confier son paquet, +elle iroit le lui porter quand on pourroit +parler à lui. Le valet n'en fit point de difficulté, +et, lui ayant mis son paquet entre les mains, s'en +retourna où il avoit affaire. Victoria, qui n'avoit +rien à negliger, monta dans sa chambre, ouvrit +le paquet, et, en moins de rien, le referma, y +ajoutant une lettre qu'elle ecrivit à la hate. Cependant +les deux cousins achevèrent leur visite. +Elvire vit le paquet de dom Fernand entre les +mains de sa gouvernante, et lui demanda ce que +c'etoit. Victoria lui dit indifferemment que le valet +de dom Fernand le lui avoit donné pour le rendre +à son maître, et qu'elle alloit envoyer après, parcequ'elle +ne s'etoit point trouvée quand il etoit +sorti. Elvire lui dit qu'il n'y avoit point de danger +de l'ouvrir, et que l'on y trouveroit peut-être +quelque chose de l'affaire qu'elle lui avoit apprise. +Victoria, qui ne demandoit pas autre chose, +l'ouvrit encore une fois. Elvire en regarda toutes +les lettres, et ne manqua pas de s'arrêter sur celle +qu'elle vit ecrite en lettre de femme qui s'adressoit +à Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce +qu'elle y lut:</p> + +<blockquote> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>otre absence et la nouvelle que j'ai apprise +que l'on vous marioit à la cour +vous feront bientôt perdre une personne +qui vous aime plus que sa vie, si vous ne +venez bientôt la desabuser, et accomplir ce que vous +ne pouvez differer ou lui refuser sans une froideur +ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit de vous +est veritable, et si vous ne songez plus que vous ne +faites en moi et en nos enfans, au moins devriez-vous +songer à votre vie, que mes cousins sçauront bien +vous faire perdre quand vous me reduirez à les en +prier, puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.</i> +</p> + +<p>De Seville</p> + +<p>LUCRÈCE DE MONSALVE.</p> +</blockquote> + +<p>Elvire ne douta plus de tout ce que lui avoit +dit sa gouvernante, après la lecture de cette lettre. +Elle la fit voir à son père, qui ne put assez s'etonner +qu'un gentilhomme de condition fût assez +lâche pour manquer de fidelité à une demoiselle +qui le valoit bien et de qui il avoit eu des enfans. +A l'heure même il alla s'en informer plus +amplement d'un gentilhomme de Seville de ses +grands amis, par lequel il avoit dejà eté instruit +du bien et des affaires de dom Fernand. A peine +fut-il sorti que dom Fernand vint demander ses +lettres, suivi de son valet, qui lui avoit dit que +la gouvernante de sa maîtresse s'etoit chargée de +les lui rendre. Il trouva Elvire dans la salle, et +lui dit qu'encore que deux visites lui fussent pardonnables +dans les termes où il etoit avec elle, +qu'il ne venoit pas tant pour la voir que pour +demander ses lettres, que son valet avoit laissées +à sa gouvernante. Elvire lui repondit qu'elle +les lui avoit prises, qu'elle avoit eu la curiosité +d'ouvrir le paquet, ne doutant point qu'un homme +de son âge n'eût quelque attachement de galanterie +dans une grande ville comme Seville, +et que si sa curiosité ne l'avoit pas beaucoup +satisfaite, qu'elle lui avoit appris, en recompense, +que ceux qui se marioient ensemble devant que +de se connoître hasardoient beaucoup. Elle ajouta +ensuite qu'elle ne vouloit pas lui retarder davantage +le plaisir de lire ses lettres, les lui remit +entre les mains, et, lui faisant la reverence, le +quitta sans attendre reponse. Dom Fernand demeura +fort etonné de ce qu'il entendit dire à sa +maîtresse. Il lut la lettre supposée, et vit bien que +l'on vouloit troubler son mariage par une fourbe. +Il s'adressa à Victoria, qui etoit demeurée dans +la salle, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à son +visage, que quelque rival ou quelque personne +malicieuse avoit supposé la lettre qu'il venoit de +lire. «Moi une femme dans Seville! s'ecrioit-il tout +etonné; moi des enfans! Ah! si ce n'est la plus +impudente imposture du monde, je veux qu'on +me coupe la tête!» Victoria lui dit qu'il pouvoit +bien être innocent, mais que sa maîtresse ne pouvoit +moins faire que de s'en eclaircir, et que +très assurement le mariage ne passeroit pas outre +que dom Pedro ne fût assuré par un gentilhomme +de Seville de ses amis, qu'il etoit allé +chercher exprès, que ce pretendu intrigue fût +supposé<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a> +<a href="#footnote217"><sup class="sml">217</sup></a>. «C'est ce que je souhaite, lui repondit +dom Fernand, et, s'il y a seulement dans Seville +une dame qui ait nom Lucrèce de Monsalve, je +veux ne passer jamais pour un homme d'honneur! +Et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes +bien dans l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute +pas, de me l'avouer, afin que je vous conjure de +me rendre de bons offices auprès d'elle.--Je +crois, sans vanité, lui repondit Victoria, qu'elle +ne fera pas pour un autre ce qu'elle m'aura refusé; +mais je connois aussi son humeur: on ne +l'apaise pas aisement quand elle se croit desobligée; +et, comme toute l'esperance de ma fortune +n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a +pour moi, je n'irai pas lui manquer de complaisance +pour en avoir trop pour vous, et hasarder +de me mettre mal auprès d'elle en tâchant de lui +ôter la mauvaise opinion qu'elle a de votre sincerité. +Je suis pauvre, ajouta-t-elle, et c'est à moi +beaucoup perdre que de ne gagner pas. Si ce +qu'elle m'a promis pour me remarier m'alloit +manquer, je serois veuve toute ma vie, quoique, +jeune comme je suis, je puisse encore plaire à +quelque honnête homme. Mais on dit bien vrai, +que sans argent...» Elle alloit enfiler un long +prône de gouvernante, car pour la bien contrefaire +il falloit parler beaucoup; mais dom Fernand +lui dit en l'interrompant: «Rendez-moi +le service que je vous demande, et je vous mettrai +en etat de vous pouvoir passer des recompenses +de votre maîtresse; et, pour vous montrer, +ajouta-t-il, que je vous veux donner autre +chose que des paroles, donnez-moi du papier +et de l'encre, et je vous ferai une promesse de +ce que vous voudrez.--Jesus! Monsieur, lui dit +la fausse gouvernante, la parole d'un honnête +homme suffit; mais, pour vous plaire, je m'en vais +querir ce que vous demandez.» Elle revint avec +ce qu'il falloit pour faire une promesse de plus +de cent millions d'or, et dom Fernand fut si galant +homme, ou plutôt il avoit la possession d'Elvire +tellement à coeur, qu'il lui ecrivit son nom en +blanc, dans une feuille de papier, pour l'obliger +par cette confiance à le servir de bonne façon. +Voilà Victoria sur les nues; elle promit des merveilles +à dom Fernand, et lui dit qu'elle vouloit +être la plus malheureuse du monde si elle n'alloit +travailler en cette affaire comme pour elle-même, +et elle ne mentoit pas. Dom Fernand la +quitta rempli d'esperance, et Rodrigue Santillane, +son ecuyer, qui passoit pour son père, l'etant +venu voir pour apprendre ce qu'elle avoit avancé +pour son dessein, elle lui en rendit compte et +lui montra le blanc signé, dont il loua Dieu avec +elle, et lui fit remarquer que tout sembloit contribuer +à sa satisfaction. Pour ne point perdre de +temps, il s'en retourna à son logis, que Victoria +avoit loué auprès de celui de dom Pedro, comme +je vous ai dejà dit; et là il ecrivit au dessus +du seing de dom Fernand, une promesse de mariage, +attestée de temoins et datée du temps que +Victoria reçut cet infidèle dans sa maison des +champs. Il ecrivoit aussi bien qu'homme qui fût +en Espagne, et avoit si bien etudié la lettre de +dom Fernand sur des vers qu'il avoit ecrits de sa +main et qu'il avoit laissés à Victoria, que dom +Fernand même s'y fût trompé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" +name="footnote217"><b>Note 217: </b></a><a href="#footnotetag217"> +(retour) </a> On faisoit quelquefois ce mot du masculin au XVIIe +siècle. (V. le <i>Dict.</i> de Furetière.)</blockquote> + +<p>Dom Pedro de Silva ne trouva point le gentilhomme +qu'il etoit allé chercher pour s'informer +du mariage de dom Fernand; il lui laissa un +billet en son logis et revint au sien, où, le soir +même, Elvire ouvrit son coeur à sa gouvernante, +et lui assura qu'elle desobeiroit plutôt à son père +que d'epouser jamais dom Fernand, lui avouant +de plus qu'elle etoit engagée d'affection avec +un Diego de Maradas il y avoit long-temps; +qu'elle avoit assez deferé à son père en forçant +son inclination pour lui plaire, et, puisque Dieu +avoit permis que la mauvaise foi de dom Fernand +fût decouverte, qu'elle croyoit, en le refusant, +obeir à la volonté divine, qui sembloit lui destiner +un autre epoux. Vous devez croire que Victoria +fortifia Elvire dans ses bonnes resolutions, +et ne lui parla pas alors selon l'intention de dom +Fernand. «Dom Diègue de Maradas, lui dit +alors Elvire, est mal satisfait de moi à cause que +je l'ai quitté pour obeir à mon père; mais, aussitôt +que je le favoriserai seulement d'un regard, +je suis assurée de le faire revenir, quand il seroit +aussi eloigné de moi que dom Fernand l'est presentement +de sa Lucrèce.--Ecrivez-lui, mademoiselle, +lui dit Victoria, et je m'offre à lui porter +votre lettre.» Elvire fut ravie de voir sa gouvernante +si favorable à ses desseins; elle fit mettre +les chevaux au carrosse pour Victoria, qui +monta dedans avec un beau poulet pour dom +Diego, et, s'etant fait descendre chez son père +Santillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse, +disant au cocher qu'elle iroit bien à pied où elle +vouloit aller. Le bon Santillane lui fit voir la promesse +de mariage qu'il avoit faite, et elle ecrivit +aussitôt deux billets: l'un à Diego de Maradas, +et l'autre à Pedro de Silva, père de sa maîtresse. +Par ces billets, signés Victoria Portocarrero, elle +leur enseignoit son logis et les prioit de la venir +trouver pour une affaire qui leur etoit de grande +importance. Tandis que l'on porta ces billets à +ceux à qui ils etoient adressés, Victoria quitta +son habit simple de veuve, s'habilla richement, +fit paroître ses cheveux, que l'on m'a assuré +avoir eté des plus beaux, et se coiffa en dame +fort galante. Dom Diègue de Maradas la vint +trouver un moment après, pour sçavoir ce que +lui vouloit une dame dont il n'avoit jamais ouï +parler. Elle le reçut fort civilement, et à peine +avoit-il pris un siége auprès d'elle qu'on lui vint +dire que Pedro de Silva demandoit à la voir. +Elle pria dom Diègue de se cacher dans son alcôve, +en l'assurant qu'il lui importoit extrêmement +d'entendre la conversation qu'elle alloit avoir +avec dom Pedro. Il fit sans resistance ce que +voulut une dame si belle et de si bonne mine, +et dom Pedro fut introduit dans la chambre de +Victoria, qu'il ne put reconnoître, tant sa coiffure, +differente de celle qu'elle portoit chez lui, +et la richesse de ses habits, avoient augmenté sa +bonne mine et changé l'air de son visage. Elle +fit asseoir dom Pedro en un lieu d'où dom Diègue +pouvoit entendre tout ce qu'elle lui disoit, +et lui parla en ces termes: «Je crois, Monsieur, +que je dois vous apprendre d'abord qui je suis, +pour ne vous laisser pas plus long-temps dans +l'impatience où vous devez être de le sçavoir. Je +suis de Tolède, de la maison de Porto-Carrero; +j'ai eté mariée à seize ans, et me suis trouvée +veuve six mois après mon mariage. Mon père +portoit la croix de saint Jacques, et mon frère +est de l'ordre de Calatrava.» Dom Pedro l'interrompit +pour lui dire que son père avoit eté de ses +intimes amis. «Ce que vous m'apprenez là me +rejouit extrêmement, lui repondit Victoria, car +j'aurai besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire +dont j'ai à vous parler.» Elle apprit ensuite à +dom Pedro ce qui lui étoit arrivé avec dom Fernand, +et lui mit entre les mains la promesse +qu'avoit contrefaite Santillane. Aussitôt qu'il +l'eût lue, elle reprit la parole et lui dit: «Vous +sçavez, Monsieur, à quoi l'honneur oblige une +personne de ma condition: quand la justice ne +seroit pas de mon côté, mes parens et mes amis +ont beaucoup de crédit et sont assez intéressés +dans mon affaire pour la porter au plus loin +qu'elle puisse aller. J'ai cru, Monsieur, que je +devois vous avertir de mes pretentions, afin que +vous ne passiez pas outre dans le mariage de +mademoiselle votre fille; elle merite mieux qu'un +homme infidèle, et je vous crois trop sage pour +vous opiniâtrer à lui donner un mari qu'on lui +pourroit disputer.--Quand il seroit un grand +d'Espagne, répondit dom Pedro, je n'en voudrois +point s'il etoit injuste: non seulement il +n'epousera point ma fille, mais encore je lui defendrai +ma maison; et pour vous, Madame, je vous +offre ce que j'ai de credit et d'amis. J'avois déjà +eté averti qu'il etoit homme à prendre son plaisir +partout où il le trouve, et même de le chercher +aux depens de sa reputation. Etant de cette +humeur-là, quand bien il ne seroit pas à vous, +il ne seroit jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à +Dieu! ne manquera point de mari dans la cour +d'Espagne.»</p> + +<p>Dom Pedro ne demeura pas davantage avec +Victoria, voyant qu'elle n'avoit rien davantage à +lui dire, et Victoria fit sortir dom Diègue de derrière +son alcôve, d'où il avoit ouï toute la conversation +qu'elle avoit eue avec le père de sa maîtresse. +Elle ne lui fit donc point une seconde relation +de son histoire; elle lui donna la lettre d'Elvire, +qui le ravit d'aise; et, parcequ'il eût pu être +en peine de sçavoir par quelle voie elle etoit venue +entre ses mains, elle lui fit confidence de sa metamorphose +en duègne, sçachant bien qu'il avoit +autant d'interêt qu'elle à tenir la chose secrète. +Dom Diègue, devant que de quitter Victoria, +ecrivit à sa maîtresse une lettre où la joie de +voir ses esperances ressuscitées faisoit bien juger +du deplaisir qu'il avoit eu quand il les avoit crues +perdues. Il se separa de la belle veuve, qui prit +aussitôt son habit de gouvernante et s'en retourna +chez dom Pedro.</p> + +<p>Cependant dom Fernand de Ribera etoit allé +chez sa maîtresse et y avoit mené son cousin dom +Antoine, pour tâcher de raccommoder ce qu'avoit +gâté la lettre contrefaite par Victoria. Dom +Pedro les trouva avec sa fille, qui etoit bien empêchée +à leur repondre, quand, pour la justification +de dom Fernand, ils ne demandoient pas +mieux que l'on s'informât dans Seville même s'il +y avoit jamais eu une Lucrèce de Monsalve. +Ils redirent devant dom Pedro tout ce qui pouvoit +servir à la decharge de dom Fernand, à +quoi il repondit que si l'attachement avec la +dame de Seville etoit une fourbe, qu'il etoit aisé +de la detruire; mais qu'il venoit de voir une dame +de Tolède, nommée Victoria Porto-Carrero, +à qui dom Fernand avoit promis mariage, et à +qui il devoit encore davantage, pour en avoir eté +genereusement assisté sans en être connu; qu'il +ne le pouvoit nier, puisqu'il lui avoit donné une +promesse ecrite de sa main; et ajouta qu'un gentilhomme +d'honneur ne devoit point songer à se +marier à Madrid l'etant dejà dans Tolède. En +achevant ces paroles, il fit voir aux deux cousins, +la promesse de mariage en bonne forme. Dom +Antoine reconnut l'ecriture de son cousin, et +dom Fernand, qui s'y trompoit lui-même, quoiqu'il +sçût bien qu'il ne l'avoit jamais ecrite, devint +l'homme du monde le plus confus. Le père +et la mère se retirèrent après les avoir salués assez +froidement. Dom Antoine querella son cousin +de l'avoir employé dans une affaire tandis qu'il +songeoit à une autre. Ils remontèrent dans leur +carrosse, où dom Antoine, ayant fait avouer à +dom Fernand son mechant procedé avec Victoria, +lui reprocha cent fois la noirceur de son action +et lui representa les fâcheuses suites qu'elle +pouvoit avoir. Il lui dit qu'il ne falloit plus songer +à se marier, non seulement dans Madrid, mais +dans toute l'Espagne, et qu'il seroit bien heureux +d'en être quitte pour epouser Victoria sans +qu'il lui en coûtât du sang ou peut-être la vie, +le frère de Victoria n'etant pas un homme à se +contenter d'une simple satisfaction dans une affaire +d'honneur. Ce fut à dom Fernand à se taire, +tandis que son cousin lui fit tant de reproches. +Sa conscience le convainquoit suffisamment d'avoir +trompé et trahi une personne qui l'avoit obligé, +et cette promesse le faisoit devenir fou, +ne pouvant comprendre par quel enchantement +on la lui avoit fait ecrire.</p> + +<p>Victoria, etant revenue chez dom Pedro en son +habit de veuve, donna la lettre de dom Diègue +à Elvire, laquelle lui conta que les deux cousins +etoient venus pour se justifier; mais qu'il y avoit +bien autre chose à reprocher à dom Fernand que +ses amours avec la dame de Seville. Elle lui apprit +ensuite ce qu'elle sçavoit mieux qu'elle, dont +elle fit bien l'etonnée, detestant cent fois la mechante +action de dom Fernand. Ce jour-là même, +Elvire fut priée d'aller voir representer une comedie +chez une de ses parentes. Victoria, qui ne +songeoit qu'à son affaire, espera que, si Elvire la +vouloit croire, cette comedie ne seroit pas inutile +à ses desseins. Elle dit à sa jeune maîtresse que, +si elle se vouloit voir avec dom Diègue, il n'y +avoit rien de si aisé; que la maison de son père +Santillane etoit le lieu le plus commode du monde +pour cette entrevue, et que, la comedie ne commençant +qu'à minuit, elle pouvoit partir de bonne +heure et avoir vu dom Diègue sans arriver trop +tard chez sa parente. Elvire, qui aimoit veritablement +dom Diègue, et qui ne s'etoit laissée aller à +epouser dom Fernand que par la deference +qu'elle avoit aux volontés de son père, n'eut +point de repugnance à ce que lui proposa Victoria. +Elles montèrent en carrosse aussitôt que dom +Pedro fut couché, et allèrent descendre au logis +que Victoria avoit loué. Santillane, comme maître +de la maison, en fit les honneurs, secondé de Beatris, +qui jouoit le personnage de sa femme, belle-mère +de Victoria. Elvire ecrivit un billet à dom +Diègue, qui lui fut porté à l'heure même, et Victoria, +en particulier, en fit un à dom Fernand au +nom d'Elvire, par lequel elle lui mandoit qu'il +ne tiendroit qu'à lui que leur mariage ne s'achevât; +qu'elle y etoit engagée par son merite, et +qu'elle ne vouloit point se rendre malheureuse +pour être trop complaisante à la mauvaise humeur +de son père. Par le même billet, elle lui +donnoit des enseignes si remarquables pour trouver +sa maison qu'il etoit impossible de la manquer. +Ce second billet partit quelque temps après +celui qu'Elvire avoit ecrit à dom Diègue. Victoria +en fit un troisième, que Santillane porta lui-même +à Pedro de Silva, par lequel elle lui donnoit +avis, en gouvernante de bien et d'honneur, que +sa fille, au lieu d'aller à la comedie, s'etoit absolument +fait mener à la maison où logeoit son père; +qu'elle avoit envoyé querir dom Fernand pour +l'epouser, et que, sçachant bien qu'il n'y consentiroit +jamais, elle avoit cru l'en devoir avertir +pour lui temoigner qu'il ne s'etoit point trompé +dans la bonne opinion qu'il avoit eue d'elle en la +choisissant pour gouvernante d'Elvire. Santillane, +de plus, avertit dom Pedro de ne venir point +sans un alguazil, que nous appelons à Paris un +commissaire. Dom Pedro, qui etoit dejà couché, +se fit habiller à la hâte, l'homme du monde le +plus en colère. Cependant qu'il s'habillera et +qu'il enverra querir un commissaire, retournons +voir ce qui se passe chez Victoria.</p> + +<p>Par une heureuse rencontre, les billets furent +reçus par les deux amoureux. Dom Diègue, qui +avoit reçu le sien le premier, arriva aussi le premier +à l'assignation. Victoria le reçut et le mit +dans une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai +point à vous dire les caresses que ces jeunes +amans se firent. Dom Fernand, qui frappe à la +porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria lui +alla ouvrir elle-même, après lui avoir bien fait +valoir le service qu'elle lui rendoit, dont l'amoureux +gentilhomme lui fit cent remerciments, lui +promettant encore davantage qu'il ne lui avoit +donné. Elle le mena dans une chambre, où elle +le pria d'attendre Elvire, qui alloit arriver, et l'enferma +sans lui laisser de la lumière, lui disant +que sa maîtresse le vouloit ainsi et qu'ils n'auroient +pas eté un moment ensemble qu'elle ne +se rendît visible; mais qu'il falloit donner cela à +la pudeur d'une jeune fille de condition, laquelle, +dans une action si hardie, auroit peine à s'accoutumer +d'abord à la vue de celui même pour +l'amour de qui elle la faisoit. Cela fait, Victoria, +le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit +extrêmement leste<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a> +<a href="#footnote218"><sup class="sml">218</sup></a>, et s'ajusta autant que le +peu de temps qu'elle avoit le put permettre. Elle +entra dans la chambre où etoit Dom Fernand, +qui n'eut pas la moindre défiance qu'elle ne fût +Elvire, n'etant pas moins jeune qu'elle et ayant +sur elle des habits et des parfums à la mode +d'Espagne<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a> +<a href="#footnote219"><sup class="sml">219</sup></a>, qui eussent fait passer la moindre +servante pour une personne de condition. Là-dessus +Dom Pedro, le commissaire et Santillane +arrivent. Ils entrent dans la chambre où etoit +Elvire avec son serviteur. Les jeunes amans furent +extrêmement surpris. Dom Pedro, dans les +premiers mouvements de sa colère, en fut si +aveuglé qu'il pensa donner de son epée à celui +qu'il croyoit être Dom Fernand. Le commissaire, +qui avoit reconnu Dom Diègue, lui cria, en lui +arrêtant le bras, qu'il prît bien garde à ce qu'il +faisoit, et que ce n'etoit pas Fernand de Ribera +qui etoit avec sa fille, mais Dom Diègue de +Maradas, homme d'aussi grande condition et +aussi riche que lui. Dom Pedro en usa en homme +sage et releva lui-même sa fille, qui s'etoit +jetée à genoux, devant lui. Il considera que, s'il +lui donnoit de la peine en s'opposant à son mariage, +il s'en donneroit aussi, et qu'il ne lui auroit +pas trouvé un meilleur parti, quand il l'auroit +choisi lui-même. Santillane pria Dom Pedro, le +commissaire et tous ceux qui etoient dans la +chambre, de le suivre, et les mena dans celle où +Dom Fernand etoit enfermé avec Victoria. On la +fit ouvrir au nom du Roi. Dom Fernand l'ayant +ouverte et voyant Dom Pedro accompagné d'un +commissaire, il leur dit avec beaucoup d'assurance +qu'il etoit avec sa femme Elvire de Silva. +Dom Pedro lui repondit qu'il se trompoit, que +sa fille etoit mariée à un autre. «Et pour vous, +ajouta-t-il, vous ne pouvez plus desavouer que +Victoria Porto-Carrero ne soit votre femme.» +Victoria se fit alors connoître à son infidèle, qui +se trouva le plus confus homme du monde. Elle +lui reprocha son ingratitude; à quoi il n'eut rien +à repondre, et encore moins au commissaire, qui +lui dit qu'il ne pouvoit pas faire autrement que +de le mener en prison. Enfin le remords de sa +conscience, la peur d'aller en prison, les exhortations +de Dom Pedro, qui lui parla en homme +d'honneur, les larmes de Victoria, sa beauté, qui +n'etoit pas moindre que celle d'Elvire, et, plus +que toute autre chose, un reste de generosité, +qui s'etoit conservée dans l'ame de Dom Fernand +malgré toutes les debauches et les emportements +de sa jeunesse, le forcèrent de se rendre +à la raison et au merite de Victoria. Il l'embrassa +avec tendresse; elle pensa s'evanouir entre +ses bras, et il y a apparence que les baisers de +Dom Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher. +Dom Pedro, Dom Diegue et Elvire prirent +part au bonheur de Victoria, et Santillane et +Beatris en pensèrent mourir de joie. Dom Pedro +donna force louanges à Dom Fernand d'avoir +si bien reparé sa faute. Les deux jeunes dames +s'embrassèrent avec autant de temoignages d'amitié +que si elles eussent baisé leurs amans. +Dom Diègue de Maradas fit cent protestations +d'obéissance à son beau-père, ou du moins qui +le devoit bientôt être. Dom Pedro, devant que de +s'en retourner chez lui avec sa fille, prit parole +des uns et des autres que le lendemain ils viendroient +tous dîner chez lui, où quinze jours +durant il vouloit que la rejouissance fît oublier +les inquietudes que l'on avoit souffertes. Le +commissaire en fut instamment prié; il promit de +s'y trouver. Dom Pedro le ramena chez lui, et +Dom Fernand demeura avec Victoria, qui eut +alors autant de sujet de se rejouir qu'elle en +avoit eu de s'affliger.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" +name="footnote218"><b>Note 218: </b></a><a href="#footnotetag218"> +(retour) </a> «Leste, qui est <i>brave</i>, en bon état et en bon équipage +pour paroître» (<i>Dict. de Furetière</i>),--bien vêtu, pimpant.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" +name="footnote219"><b>Note 219: </b></a><a href="#footnotetag219"> +(retour) </a> Les parfums à la mode d'Espagne étoient renommés +pour leur finesse et leur suavité. Ils formoient une des branches +les plus importantes de la composition des essences, +même en dehors de l'Espagne. V. le <i>Parfumeur françois</i> de +Simon Barbe; Lyon, 1693, pet. in-12. Tallemant nous apprend +(<i>Histor. de Bullion</i>) que le chancelier portoit toujours +au conseil des gants d'Espagne, c'est-à-dire imprégnés des +parfums d'Espagne. Ces gants étoient un des cadeaux les plus +galants qu'on pût faire à une dame. Les bouquetières espagnoles +étoient à la mode. «Il tenoit, dit C. Le Petit, une +bouquetière espagnole à gage, pour lui faire tous les jours +des bouquets de jasmin pour son beau nez.» (<i>L'Heure du +berger</i>, 1662, p. 84.)</blockquote> +<a name="ca23" id="ca23"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XXIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Malheur imprévu qui fut cause qu'on ne joua<br> +point la comedie.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>nezilla conta son histoire avec une +grâce merveilleuse. Roquebrune en fut +si satisfait qu'il lui prit la main et la +lui baisa par force. Elle lui dit en espagnol +que l'on souffroit tout des grands seigneurs +et des fous, de quoi la Rancune lui sçut fort +bon gré en son ame. Le visage de cette Espagnole +commençoit à se passer; mais on y voyoit +encore de beaux restes; et, quand elle eût eté +moins belle, son esprit l'eût rendue preferable +à une plus jeune. Tous ceux qui avoient ouï son +histoire demeurèrent d'accord qu'elle l'avoit rendue +agreable en une langue qu'elle ne sçavoit +pas encore, et dans laquelle elle etoit contrainte +de mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol +pour se bien faire entendre. L'Etoile lui dit qu'au +lieu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait +parler, elle attendoit des remercîmens d'elle, +pour lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle +avoir beaucoup d'esprit. Le reste de l'après-dîner +se passa en conversation; le jardin fut plein de +dames et des plus honnêtes gens de la ville jusqu'à +l'heure du souper. On soupa à la mode du +Mans, c'est-à-dire que l'on fit fort bonne chère<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a> +<a href="#footnote220"><sup class="sml">220</sup></a>, +et tout le monde prit place pour entendre la comedie. +Mais mademoiselle de la Caverne et sa +fille ne s'y trouvèrent point. On les envoya chercher; +on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelle. +Enfin on ouït une grande rumeur hors de +la salle, et presque en même temps on y vit entrer +la pauvre la Caverne, echevelée, le visage meurtri +et sanglant, et criant comme une femme furieuse +que l'on avoit enlevé sa fille. A cause +des sanglots qui la suffoquoient, elle avoit tant +de peine à parler qu'on en eut beaucoup à apprendre +d'elle que des hommes qu'elle ne connoissoit +point etoient entrés dans le jardin par +une porte de derrière, comme elle repetoit son +role avec sa fille; que l'un d'eux l'avoit saisie, +auquel elle avoit pensé arracher les yeux, voyant +que deux autres emmenoient sa fille; que cet +homme l'avoit mise en l'etat où l'on la voyoit, +et s'etoit remis à cheval, et ses compagnons aussi, +dont l'un tenoit sa fille devant lui. Elle dit encore +qu'elle les avoit suivis long-temps criant +aux voleurs; mais que, n'etant ouïe de personne, +elle etoit revenue demander du secours. En achevant +de parler, elle se mit si fort à pleurer +qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute l'assemblée +s'en emut. Le Destin monta sur un cheval +sur lequel Ragotin venoit d'arriver du Mans (je +ne sçais pas au vrai si c'etoit le même qui +l'avoit dejà jeté par terre). Plusieurs jeunes hommes +de la compagnie montèrent sur les premiers +chevaux qu'ils trouvèrent, et coururent après le +Destin, qui etoit dejà bien loin. La Rancune et +l'Olive allèrent à pied, après ceux qui alloient à +cheval. Roquebrune demeura avec l'Etoile et +Inezille, qui consoloient la Caverne le mieux +qu'elles pouvoient. On a trouvé à redire de ce +qu'il ne suivit pas ses compagnons. Quelques +uns ont cru que c'etoit par poltronnerie, et d'autres, +plus indulgens, ont trouvé qu'il n'avoit pas +mal fait de demeurer auprès des dames. Cependant +on fut reduit dans la compagnie à danser +aux chansons, le maître de la maison n'ayant +point fait venir de violons, à cause de la comedie. +La pauvre Caverne se trouva si mal qu'elle se +coucha dans un des lits de la chambre où etoient +leurs hardes. L'Etoile en eut soin comme si elle +eût eté sa mère, et Inezille se montra fort officieuse. +La malade pria qu'on la laissât seule, et +Roquebrune mena les deux dames dans la salle +où etoit la compagnie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" +name="footnote220"><b>Note 220: </b></a><a href="#footnotetag220"> +(retour) </a> Scarron semble parler ici d'après son expérience et ses +souvenirs personnels. Il déclare également plus loin que le +Maine «abonde en personnes ventrues». Avant d'aller prendre +possession de son bénéfice, en 1646, ou même plus tôt, +il avoit déjà résidé au Mans, chez le comte de Tessé, chez +son amie et protectrice, mademoiselle d'Hautefort, et dans +ses poésies il mentionne ce séjour comme un souvenir délicieux +(1re <i>légende de Bourbon</i>). Il y avoit sans doute fait +plus d'une fois la débauche. En outre, mademoiselle d'Hautefort +et sa soeur, mademoiselle Descars, recevoient souvent de +leurs terres du Maine des chapons excellents, dont il avoit sa +part--car on le connoissoit fort gourmand, et doué d'un +excellent estomac,--et dont il avoit, sans doute, le souvenir +présent à l'esprit en écrivant cette phrase. V. son <i>Epître à +l'infante Descars</i>, au sujet d'un pâté de six perdrix et deux +chapons qu'elle lui avoit envoyés. Son continuateur est du +même avis que lui, car il dit de Ragotin et de la Rancune: +«Ils déjeunèrent à la mode du Mans, c'est-à-dire fort bien.» +(3e. part., ch. 2.) La gourmandise fut regardée de tout temps +comme un des péchés favoris des Manceaux, et il faut convenir +que tout dans leur contrée, gibier nombreux, basses-cours +renommées, fruits de toute espèce, contribuoit à la +favoriser. Costar, qui résidoit au Mans, étoit recherché autant +pour la réputation de ses bons dîners que pour celle de son +esprit et de sa politesse. L'évêque du Mans, Philibert-Emmanuel +de Lavardin, étoit également renommé pour les délices +de sa table.</blockquote> + +<p>A peine y avoient-elles pris place qu'une des +servantes de la maison vint dire à l'Etoile que +la Caverne la demandoit. Elle dit au poète et à +l'Espagnole qu'elle alloit revenir, et alla trouver +sa compagne. Il y a apparence que, si Roquebrune +fut habile homme, il profita de l'occasion, et representa +ses necessités à l'agreable Inezille. Cependant, +aussitôt que la Caverne vit l'Etoile, elle +la pria de fermer la porte de la chambre, et de +s'approcher de son lit. Aussitôt qu'elle la vit auprès +d'elle, la première chose qu'elle fit, ce fut +de pleurer, comme si elle n'eût fait que commencer, +et de lui prendre les mains, qu'elle lui +mouilla de ses larmes, pleurant et sanglotant de +la plus pitoyable façon du monde. L'Etoile la +voulut consoler en lui faisant esperer que sa fille +seroit bientôt trouvée, puisque tant de gens +etoient allés après les ravisseurs. «Je voudrois +qu'elle n'en revînt jamais, lui repondit la Caverne, +en pleurant encore plus fort; je voudrois +qu'elle n'en revînt jamais, repeta-t-elle, et que +je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut que je +la blâme, il faut que je la haïsse et que je me +repente de l'avoir mise au monde. Tenez, dit-elle, +donnant un papier à l'Etoile, voyez l'honnête +compagne que vous aviez, et lisez dans +cette lettre l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma +fille.» La Caverne se remit à pleurer, et l'Etoile +lut ce que vous allez lire, si vous en voulez +prendre la peine.</p> + +<blockquote> +<span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>ous ne devez point douter de tout ce que +je vous ai dit de ma bonne maison et de +mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence +que je trompe par une imposture une +personne à qui je ne puis me rendre recommandable +que par ma sincerité. C'est par là, belle Angelique, +que je vous puis meriter. Ne differez donc point de +me promettre ce que je vous demande, puis que vous +n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne pourrez +plus douter de ce que je suis.</i> +</blockquote> + +<p>Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette lettre, +la Caverne lui demanda si elle en connoissoit +l'ecriture: «Comme la mienne propre, lui dit l'Etoile: +c'est de Leandre, le valet de mon frère, +qui ecrit tous nos roles.--C'est le traître qui me +fera mourir, lui repondit la pauvre comedienne. +Voyez s'il ne s'y prend pas bien, ajouta-t-elle +encore, en mettant une autre lettre du même +Leandre, entre les mains de l'Etoile.» La voici +mot pour mot:</p> + +<blockquote> +<span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span><i>l ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux, +si vous êtes encore dans la resolution +où vous etiez il y a deux jours. Ce +fermier de mon père qui me prête de l'argent +m'a envoyé cent pistoles et deux bons chevaux: +c'est plus qu'il ne nous faut pour passer en Angleterre, +d'où je me trompe fort si un père qui aime son +fils unique plus que sa vie ne condescend à tout ce +qu'il voudra pour le faire bientôt revenir.</i> +</blockquote> + +<p>«Eh bien! que dites-vous de votre compagne +et de votre valet, de cette fille que j'avois si +bien elevée et de ce jeune homme dont nous admirions +tous l'esprit et la sagesse? Ce qui m'etonne +le plus, c'est qu'on ne les a jamais vus parler +ensemble et que l'humeur enjouée de ma fille +ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir devenir +amoureuse; et cependant elle l'est, ma chère +l'Etoile, et si eperdûment qu'il y a plutôt de +la furie que de l'amour. Je l'ai tantôt surprise qui +ecrivoit à son Leandre en des façons de parler +si passionnées que je ne pourrois le croire si je +ne l'avois vu. Vous ne l'avez jamais ouïe parler +serieusement. Ha! vraiment, elle parle bien un +autre langage dans ses lettres, et, si je n'avois +dechiré celle que je lui ai prise, vous m'avoueriez +qu'à l'âge de seize ans elle en sçait autant que +celles qui ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avois +menée dans ce petit bois où elle a eté enlevée +pour lui reprocher, sans temoins, qu'elle me recompensoit +mal de toutes les peines que j'ai souffertes +pour elle. Je vous les apprendrai, ajouta-t-elle, +et vous verrez si jamais fille a eté plus obligée +à aimer sa mère.» L'Estoile ne sçavoit que +repondre à de si justes plaintes, et puis il etoit +bon de laisser un peu prendre cours à une si grande +affliction. «Mais, reprit la Caverne, s'il aimoit +tant ma fille, pourquoi assassiner sa mère<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a> +<a href="#footnote221"><sup class="sml">221</sup></a>? Car +celui de ses compagnons qui m'a saisie m'a cruellement +battue, et s'est même acharné sur moi long-temps +après que je ne lui faisois plus de resistance; +et, si ce malheureux garçon est si riche, +pourquoi enlève-t-il ma fille comme un voleur?»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" +name="footnote221"><b>Note 221: </b></a><a href="#footnotetag221"> +(retour) </a> On a déjà vu deux ou trois fois le mot <i>assassiner</i> employé +par Scarron dans une acception un peu plus large que +celle qu'il a aujourd'hui, où il ne s'entend que des meurtres accomplis +et suivis de mort. Ici il est pris en un sens plus faible encore +qu'auparavant, comme on le voit par la phrase suivante. +Au XVIIe siècle, en effet, cette expression s'appliquoit aussi +bien aux simples tentatives d'assassinat, et même à toute espèce +d'attentat d'un genre analogue. On disoit, par exemple, +d'un homme moulu de coups de bâton, qu'il avoit été assassiné. +C'est ainsi que Malherbe parle de ses assassins, dans +ses <i>Lettres à Peiresc</i> (Lettre du 4 octobre 1627).</blockquote> + +<p>La Caverne fut encore long-temps à se plaindre, +l'Estoile la consolant le mieux qu'elle pouvoit. +Le maître de la maison vint voir comment +elle se portoit, et pour lui dire qu'il y avoit un +carrosse prêt, si elle vouloit retourner au Mans. +La Caverne le pria de trouver bon qu'elle passât +la nuit en sa maison, ce qu'il lui accorda de bon +coeur. L'Etoile demeura pour lui tenir compagnie, +et quelques dames du Mans reçurent dans +leur carrosse Inezille, qui ne voulut pas être si +long-temps eloignée de son mari. Roquebrune, +qui n'osa honnêtement quitter les comediennes, +en fut bien fâché; mais on n'a pas en ce monde +tout ce que l'on désire.</p> + +<p class="mid">FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p> +<br><br><br><br><br><br> +<a name="part2" id="part2"></a> +<h3>LE</h3> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> + +<h5>DE</h5> + +<h3>Mr SCARRON</h3> + +<hr class="short"> + +<h4>DEUXIÈME PARTIE</h4> + +<br><br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p> +<br><br> + +<h4>A MADAME LA SURINTENDANTE<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a> +<a href="#footnote222"><sup class="sml">222</sup></a>.</h4> + +<p><img alt="" src="images/M.png">ADAME,</p> + +<p><i>Si vous êtes de l'humeur de monsieur le surintendant, +qui ne prend pas plaisir à être loué, je vous fais +mal ma cour en vous dediant un livre. On n'en dedie +point sans louer</i><a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a> +<a href="#footnote223"><sup class="sml">223</sup></a>, <i>et, sans même vous dedier de livre, +on ne peut parler de vous qu'on ne vous loue. Les personnes +qui, comme vous, servent d'exemple au public, +doivent souffrir les louanges de tout le monde, parce +qu'on les leur doit. Il leur est même permis de se louer, +parce qu'elles ne font rien que de louable; qu'elles +doivent être aussi equitables pour elles-mêmes que +pour les autres, et qu'on pardonneroit plutôt de n'être +pas quelquefois modeste que de n'être pas toujours +veritable. De mon naturel, sans avoir bien +examiné si je suis juge competent de la reputation +d'autrui, bonne ou mauvaise, j'exerce de tout temps +une justice bien sevère sur tout ce qui merite de l'estime +ou du blâme. Je punis une sottise bien averée, c'est-à-dire +je la taille en pièces d'une rude manière; mais +aussi je recompense magnifiquement le merite où je +le trouve</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a> +<a href="#footnote224"><sup class="sml">224</sup></a>; <i>je ne me lasse point d'en parler avec beaucoup +de chaleur, et je me crois par là aussi bon ami, +quoique inutile, que grand ennemi, quoique peu à +craindre. C'est donc tout ce que vous pourriez faire, +avec tout le pouvoir que vous avez sur moi, que de +m'empêcher de vous donner des louanges autant +que je le puis, si ce n'est autant que vous en meritez. +Vous êtes belle sans être coquette; vous êtes jeune +sans être imprudente, et vous avez beaucoup d'esprit +sans ambition de le faire paroître. Vous êtes vertueuse +sans rudesse, pieuse sans ostentation, riche +sans orgueil, et de bonne maison sans mauvaise +gloire</i><a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a> +<a href="#footnote225"><sup class="sml">225</sup></a>. <i>Vous avez pour mari un des plus illustres +hommes du siècle, dont les honneurs et les emplois ne +recompensent pas encore assez la vertu; qui est estimé +de tout le monde et n'est haï de personne, et qui +de tout temps a eu l'ame si grande qu'il ne s'est servi +de son bien qu'à en faire comme s'il ne s'etoit reservé +que l'esperance. Enfin, Madame, vous êtes parfaitement +heureuse, et ce n'est pas la moindre de +toutes les louanges qu'on vous peut donner, puisque +le bonheur est un bien que le ciel ne donne pas toujours +à ceux à qui, comme à vous, il a donné tous les +autres. Après vous avoir dit à vous-même ce que tout le +monde en dit, il faut que je m'acquitte d'une obligation +particulière que je vous ai, et que je vous remercie +de l'honneur que vous m'avez fait de me venir +voir. Je proteste, Madame, que je ne l'oublierai jamais, +et, quoique je reçoive souvent de pareilles faveurs de +plusieurs personnes de condition de l'un et de l'autre +sexe</i><a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a> +<a href="#footnote226"><sup class="sml">226</sup></a>, <i>que je n'ai jamais reçu de visite qui m'ait eté +si agreable que la votre; aussi suis-je plus que personne +du monde,</i></p> + +<p><i>Madame,</i></p> + +<p><i>Votre très humble et très obeissant serviteur,</i></p> + +<p>SCARRON.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" +name="footnote222"><b>Note 222: </b></a><a href="#footnotetag222"> +(retour) </a> «Cette madame Fouquet étoit soeur de Castille, père du +père de madame de Guise; il s'appeloit Montjeu, étoit trésorier +de l'épargne, et sa mère étoit fille du célèbre président +Jeannin (Saint-Simon, ch. 150). Le surintendant Fouquet, +«non moins surintendant des belles-lettres que des finances +(Corn.)», Mécène en titre des écrivains, avec qui Scarron étoit +déjà entièrement lié lorsqu'il n'étoit que procureur général, +lui avoit fait une pension de 1600 livres pour remplacer celle +de 500 écus qu'il recevoit de la reine, et que lui avoit retirée +définitivement le cardinal après sa <i>Mazarinade</i>. Scarron lui-même +nous a laissé le témoignage de ces actes de munificence +dans les premières stances de <i>Léandre et Héro</i>, ode +burlesque, et dans sa <i>Lettre à</i>***. Madame Scarron se lia très +intimement avec la surintendante, et devint toute puissante +auprès d'elle peu de temps après son mariage: l'amitié de +Mme Fouquet et celle de Pélisson ne furent pas inutiles à +Scarron pour lui attirer de nouveaux témoignages de générosité +de la part du surintendant.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" +name="footnote223"><b>Note 223: </b></a><a href="#footnotetag223"> +(retour) </a> Surtout à l'époque de Scarron, où l'art des dédicaces +étoit devenu une industrie organisée de façon à rapporter le +plus possible à l'auteur. V. <i>Notes de l'art</i>. Rangouze, Dict. +de Bayle. Le grand Corneille n'a-t-il pas comparé à Auguste +le financier Montauron? Ch. Sorel, dans l'Avertissement +qui termine le premier volume de sa <i>Science universelle</i>, +et dans <i>Francion</i> (ch. 11); Mademoiselle de Scudéry, dans ses +<i>Conversations sur divers sujets</i> (t. 1); l'auteur anonyme de +l'<i>Histoire du poète Sibus</i> (Rec. en prose de Sercy, t. 2); Furetière, +en traçant, dans le <i>Roman bourgeois</i>, le modèle d'une +épître dédicatoire au bourreau;--Scarron lui-même, en +beaucoup d'endroits, entre autres dans l'<i>Ode à Guillaume de +Nassau, prince d'Orange</i>, et dans la Dédicace de ses oeuvres +burlesques à sa chienne Guillemette, qu'il écrivit sans doute,--il +semble le faire entendre,--après un mécompte comme il +en éprouva plus d'une fois, ont attaqué et raillé cet usage.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" +name="footnote224"><b>Note 224: </b></a><a href="#footnotetag224"> +(retour) </a> Scarron se flatte comme il flattoit les autres; il fait sans +doute allusion,--quand il parle de la magnifique récompense +qu'il accorde au mérite,--à ses dédicaces et à ses nombreuses +pièces de vers, où fourmillent les flatteries pour tout le monde;--quand +il parle de la rude manière dont il taille en pièces +tout ce qui mérite du blâme, à sa <i>Mazarinade</i>, à sa <i>Baronade</i>, +etc. Il étoit extrêmement redouté pour son humeur satirique; +Tallemant raconte que Chapelain réunissoit deux personnes +pour leur envoyer un exemplaire de sa <i>Pucelle</i>; «mais, +ajoute-t-il, à ceux qu'il craignoit, à des <i>pestes</i>, il leur en a +donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière +et autres» (<i>Histor. de Chapel.</i>). Du reste, bien ou mal +exercée, cette justice étoit du goût des lecteurs, et l'empressement +du public à acheter toutes les feuilles volantes signées +du nom de Scarron pouvoit lui donner une assez grande +portée. C'étoit en 1654, date du privilége de cette seconde +partie, et en 1655, que Scaron publioit sa gazette burlesque, +<i>la Muse de la Cour</i>, hebdomadaire et anonyme. V. <i>Le burlesque +malade, ou les Colporteurs affligez des nouvelles de la griève et +perilleuse maladie de M. Scaron... Dialogue des deux compères +gazetiers, Paris</i>, 1660.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" +name="footnote225"><b>Note 225: </b></a><a href="#footnotetag225"> +(retour) </a> Madame Fouquet méritoit en effet ces éloges: c'étoit +une femme de beaucoup de sagesse et de piété, et elle le montra +bien par la vie exemplaire qu'elle mena dans la retraite après +la disgrâce de son mari.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" +name="footnote226"><b>Note 226: </b></a><a href="#footnotetag226"> +(retour) </a> Les logis qu'habita successivement Scarron, rue des +Douze-Portes, au Marais, puis rue de la Tixeranderie, où il +étoit venu s'établir récemment après une courte excursion +dans la rue des Saints-Pères, étoient le rendez-vous et le +centre de réunion non seulement de beaucoup de littérateurs, +mais d'une foule de hauts personnages, comme le cardinal +de Retz, et les <i>petits-maîtres</i> qui furent les héros de la Fronde, +le maréchal d'Albret, le duc de Vivonne, le commandeur +de Souvré, les comtes de Selles, du Lude et de Villarceaux, +D'Elbène, Mata, Grammont, Châtillon, le marquis +de la Sablière. Quelquefois même de grandes dames ne dédaignoient +pas de se montrer chez le cul-de-jatte, telles que +madame de la Sablière, la marquise de Sévigné, la comtesse +de La Suze, la duchesse de Lesdiguières; mais il faut avouer +qu'il y recevoit surtout soit des femmes de réputation équivoque, +comme Marion Delorme et Ninon, soit des femmes +auteurs, comme mademoiselle de Scudéry et madame Deshoulières.</blockquote> +<hr class="short"> +<br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head03.png"></p> +<br><br> + +<h3>LE</h3> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> + + +<h3>SECONDE PARTIE</h3> +<br> +<a name="cb1" id="cb1"></a> +<hr class="full"> +<h3>CHAPITRE PREMIER,</h3> + +<p class="mid"><i>Qui ne sert que d'introduction aux autres.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e soleil donnoit à plomb sur nos antipodes +et ne prêtoit à sa soeur qu'autant +de lumière qu'il lui en falloit pour +se conduire dans une nuit fort obscure. +Le silence regnoit sur toute la terre, si ce n'etoit +dans les lieux où se rencontroient des grillons, +des hiboux et des donneurs de serenades. Enfin +tout dormoit dans la nature, ou du moins tout +devoit dormir, à la reserve de quelques poètes +qui avoient dans la tête des vers difficiles à tourner, +de quelques malheureux amans, de ceux +qu'on appelle âmes damnées, et de tous les animaux, +tant raisonnables que brutes, qui cette +nuit-là avoient quelque chose à faire. Il n'est pas +necessaire de vous dire que le Destin etoit de +ceux qui ne dormoient pas, non plus que les +ravisseurs de mademoiselle Angelique, qu'il poursuivoit +autant que pouvoit galoper un cheval à +qui les nuages deroboient souvent la foible clarté +de la lune. Il aimoit tendrement mademoiselle +de la Caverne, parce qu'elle etoit fort aimable +et qu'il etoit assuré d'en être aimé, et sa +fille ne lui etoit pas moins chere; outre que +mademoiselle de l'Etoile, ayant de necessité à +faire la comedie, n'eût pu trouver en toutes les +caravanes des comediens de campagne deux comediennes +qui eussent plus de vertus que ces +deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en ait de +la profession qui n'en manquent point; mais +dans l'opinion du monde, qui se trompe peut-être, +elles en sont moins chargées que de vieille +broderie et de fard.</p> + +<p>Notre genereux comedien couroit donc après +ces ravisseurs, plus fort et avec plus d'animosité +que les Lapithes ne coururent après les Centaures<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a> +<a href="#footnote227"><sup class="sml">227</sup></a>. +Il suivit d'abord une longue allée sur laquelle repondoit +la porte du jardin par où Angelique avoit +eté enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, +il enfila au hasard un chemin creux comme le sont +la plupart de ceux du Maine<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a> +<a href="#footnote228"><sup class="sml">228</sup></a>. Ce chemin etoit +plein d'ornières et de pierres, et, bien qu'il fît clair +de lune, l'obscurité y etoit si grande que le Destin +ne pouvoit faire aller son cheval plus vite que le +pas. Il maudissoit interieurement un si mechant +chemin, quand il se sentit sauter en croupe quelque +homme ou quelque diable, qui lui passa les +bras à l'entour du col. Le Destin eut grand'peur, +et son cheval en fut si fort effrayé qu'il l'eût jeté +par terre si le fantôme qui l'avoit investi, et qui +le tenoit embrassé, ne l'eût affermi dans la selle. +Son cheval s'emporta comme un cheval qui avoit +peur, et le Destin le hâta à coups d'eperons sans +savoir ce qu'il faisoit, fort mal satisfait de sentir +deux bras nus à l'entour de son col et contre sa +joue un visage froid qui souffloit à reprises à la +cadence du galop du cheval. La carrière fut +longue, parce que ce chemin n'etoit pas court. +Enfin, à l'entrée d'une lande, le cheval modera +sa course impetueuse et le Destin sa peur, car +on s'accoutume à la longue aux maux les plus +insupportables. La lune luisoit alors assez pour +lui faire voir qu'il avoit un grand homme nu en +croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne +lui demanda point qui il etoit (je ne sais si ce +fut par discretion). Il fit toujours continuer le +galop à son cheval, qui etoit fort essoufflé; et, +lorsqu'il l'esperoit le moins, le chevaucheur croupier +se laissa tomber à terre et se mit à rire. Le +Destin repoussa son cheval de plus belle, et, regardant +derrière lui, il vit son fantôme qui couroit +à toutes jambes vers le lieu d'où il etoit venu. Il +a avoué depuis que l'on ne peut avoir plus de +peur qu'il en eut. A cent pas de là il trouva un +grand chemin qui le conduisit dans un hameau, +dont il trouva tous les chiens eveillés, ce qui lui +fit croire que ceux qu'il suivoit pouvoient y avoir +passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce qu'il put pour +eveiller les habitans endormis de trois ou quatre +maisons qui etoient sur le chemin. Il n'en put +avoir audience et fut querellé de leurs chiens. Enfin, +ayant ouï crier des enfants dans la dernière +maison qu'il trouva, il en fit ouvrir la porte à +force de menaces, et apprit d'une femme en chemise, +qui ne lui parla qu'en tremblant, que les +gendarmes avoient passé par leur village il n'y +avoit pas longtemps, et qu'ils emmenoient avec +eux une femme qui pleuroit bien fort et qu'ils +avoient bien de la peine à faire taire. Il conta +à la même femme la rencontre qu'il avoit faite +de l'homme nu, et elle lui apprit que c'etoit un +paysan de leur village qui etoit devenu fou et qui +couroit les champs. Ce que cette femme lui dit +de ces gens de cheval qui avoient passé par son +hameau lui donna courage de passer outre et +lui fit hâter le train de sa bête. Je ne vous dirai +point combien de fois elle broncha et eut peur de +son ombre. Il suffit que vous sachiez qu'il s'egara +dans un bois, et que, tantôt ne voyant goutte et +tantôt etant eclairé de la lune, il trouva le jour +auprès d'une metairie, où il jugea à propos de +faire repaître son cheval, et où nous le laisserons.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" +name="footnote227"><b>Note 227: </b></a><a href="#footnotetag227"> +(retour) </a> Lors du combat qui troubla les noces de Pirithoüs et +d'Hippodamie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" +name="footnote228"><b>Note 228: </b></a><a href="#footnotetag228"> +(retour) </a> V. <i>Dict. du Maine</i> de Lepaige, t. 2, p. 28.</blockquote> +<a name="cb2" id="cb2"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="mid"><i>Des bottes.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>ependant que le Destin couroit a tâtons +après ceux qui avoient enlevé Angelique, +la Rancune et l'Olive, qui +n'avoient pas si à coeur que lui cet enlevement, +ne coururent pas si vite que lui après +les ravisseurs, outre qu'ils etoient à pied. Ils +n'allèrent donc pas loin, et, ayant trouvé dans le +prochain bourg une hôtellerie qui n'etoit pas encore +fermée, ils y demandèrent à coucher. On +les mit dans une chambre où etoit dejà couché +un hôte, noble ou roturier, qui y avoit soupé, et +qui, ayant à faire diligence pour des affaires qui +ne sont pas venues à ma connoissance, faisoit +etat de partir à la pointe du jour. L'arrivée des +comediens ne servit pas au dessein qu'il avoit +d'être à cheval de bonne heure: car il en fut eveillé, +et peut-être en pesta-t-il en son ame; mais la +presence de deux hommes d'assez bonne mine +fut possible cause qu'il n'en temoigna rien. La +Rancune, qui etoit d'une accostante manière, +lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troubloient +son repos, et lui demanda ensuite d'où il venoit. +Il lui dit qu'il venoit d'Anjou et qu'il s'en alloit +en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune, +en se deshabillant et pendant qu'on chauffoit +des draps, continuoit ses questions; mais +comme elles n'etoient utiles ni à l'un ni à l'autre, +et que le pauvre homme qu'on avoit eveillé n'y +trouvoit pas son compte, il le pria de le laisser +dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort +cordiales, et en même temps, l'amour-propre +lui faisant oublier celui du prochain, il fit dessein +de s'approprier une paire de bottes neuves +qu'un garçon de l'hôtellerie venoit de rapporter +dans la chambre après les avoir nettoyées<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a> +<a href="#footnote229"><sup class="sml">229</sup></a>. L'Olive, +qui n'avoit alors autre envie que de bien +dormir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeura +auprès du feu, non tant pour voir la fin +du fagot qu'on avoit allumé que pour contenter +la noble ambition d'avoir une paire de bottes +neuves aux depens d'autrui. Quand il crut l'homme +qu'il alloit voler bien et dûment endormi, il prit +ses bottes, qui etoient au pied de son lit, et, les +ayant chaussées à cru, sans oublier de s'attacher +les eperons, s'alla mettre, ainsi botté et eperonné +qu'il etoit, auprès de l'Olive. Il faut croire +qu'il se tint sur le bord du lit, de peur que ses +jambes armées ne touchassent aux jambes nues +de son camarade, qui ne se fût pas tu d'une si +nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et +ainsi auroit pu faire avorter son entreprise.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" +name="footnote229"><b>Note 229: </b></a><a href="#footnotetag229"> +(retour) </a> Rojas, dans son <i>Viage entretenido</i>, raconte des escroqueries +semblables de ses deux compagnons les comédiens +ambulants Rios et Solano, qui essaient de voler les tapisseries +d'une auberge, se sauvent avec la recette, etc. Les Chroniques +du Maine--et ce ne sont pas les seules--nous apprennent +que les troupes d'acteurs nomades de bas étage, qui +parcouroient sans cesse les villes et les bourgades, avoient +souvent des démêlés avec la police.</blockquote> + +<p>Le reste de la nuit se passa assez paisiblement. +La Rancune dormit, ou en fit le semblant. +Les coqs chantèrent, le jour vint, et +l'homme qui couchoit dans la chambre de nos +comediens se fit allumer du feu et s'habilla. Il +fut question de se botter: une servante lui presenta +les vieilles bottes de la Rancune, qu'il rebuta +rudement; on lui soutint qu'elles etoient à +lui; il se mit en colère et fit une rumeur diabolique. +L'hôte monta dans la chambre et lui jura, +foi de maître cabaretier, qu'il n'y avoit point +d'autres bottes que les siennes non seulement +dans la maison, mais aussi dans le village, le +curé même n'allant jamais à cheval<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a> +<a href="#footnote230"><sup class="sml">230</sup></a>. Là-dessus, +il lui voulut parler des bonnes qualités de son +curé, et lui conter de quelle façon il avoit eu sa +cure, et depuis quand il la possedoit. Le babil +de l'hôte acheva de lui faire perdre patience. La +Rancune et l'Olive, qui s'etoient eveillés au +bruit, prirent connoissance de l'affaire, et la +Rancune exagera l'enormité du cas et dit à l'hôte +que cela etoit bien vilain. «Je me soucie d'une +paire de bottes neuves comme d'une savate, disoit +le pauvre debotté à la Rancune; mais il y +va d'une affaire de grande importance pour un +homme de condition à qui j'aimerois moins avoir +manqué qu'à mon propre père, et, si je trouvois +les plus mechantes bottes du monde à vendre, +j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderoit.» +La Rancune, qui s'etoit mis le corps hors du lit, +haussoit les epaules de temps en temps et ne lui +repondoit rien, se repaissant les yeux de l'hôte +et de la servante, qui cherchoient inutilement +les bottes, et du malheureux qui les avoit perdues, +qui cependant maudissoit sa vie et meditoit +peut-être quelque chose de funeste, quand +la Rancune, par une generosité sans exemple et +qui ne lui etoit pas ordinaire, dit tout haut, en +s'enfonçant dans son lit, comme un homme qui +meurt d'envie de dormir: «Morbleu! Monsieur, +ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et +prenez les miennes, mais à condition que vous +nous laisserez dormir, comme vous voulûtes hier +que j'en fisse autant.» Le malheureux, qui ne +l'etoit plus puisqu'il retrouvoit des bottes, eut +peine à croire ce qu'il entendoit; il fit un grand +galimatias de mauvais remercîment, d'un ton de +voix si passionné que la Rancune eut peur qu'à +la fin il ne le vînt embrasser dans son lit. Il +s'ecria donc en colère, et jurant doctement: +«Eh! morbleu! Monsieur, que vous êtes fâcheux, +et quand vous perdez vos bottes, et quand vous +remerciez ceux qui vous en donnent! Au nom +de Dieu, prenez les miennes encore un coup, et +je ne vous demande autre chose sinon que vous +nous laissiez dormir, ou bien rendez-moi mes +bottes et faites tant de bruit que vous voudrez.» +Il ouvroit la bouche pour repliquer, quand la +Rancune s'ecria: «Ah! mon Dieu! que je dorme +ou que mes bottes me demeurent!» Le maître +du logis, à qui une façon de parler si absolue +avoit donné beaucoup de respect pour la Rancune, +poussa hors de la chambre son hôte, qui +n'en eût pas demeuré là, tant il avoit de ressentiment<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a> +<a href="#footnote231"><sup class="sml">231</sup></a> +d'une paire de bottes si genereusement +donnée. Il fallut pourtant sortir de la chambre et +s'aller botter dans la cuisine, et lors la Rancune +se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il +n'avoit fait la nuit, sa faculté de dormir n'etant +plus combattue du desir de voler des bottes et de +la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive, qui +avoit mieux employé la nuit que lui, il se leva +de grand matin, et, s'etant fait tirer du vin, s'amusa +à boire, n'ayant rien de meilleur à faire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" +name="footnote230"><b>Note 230: </b></a><a href="#footnotetag230"> +(retour) </a> Les bottes ne servoient proprement que pour cet usage. +Le mot <i>botte</i>, dit Furetière, «signifie une chaussure de cuir +dont on se sert quand on monte à cheval, tant pour y être +plus ferme que pour se garantir des injures du temps.» +(Dict.) V. encore <i>Roman comique</i>, l. 2, ch. 6. L'auteur des +<i>Loix de la galanterie</i> mentionne comme une étrange nouveauté, +dont il se moque, «que la mode est venue d'être +botté, si l'on veut, six mois durant, sans monter à cheval». +C'étoit là le grand ton depuis assez long-temps déjà, mais +seulement dans la haute compagnie, et surtout à Paris. Cf. +<i>le Satyrique de la Court</i> (<i>Variétés hist. et litt.</i>, de M. Ed. +Fournier, chez Jannet, t. 3, p. 250, 251); <i>La grande propriété +des bottes sans cheval</i> (<i>Id.</i>, t. 6, p. 29); et ce que +dit Tallemant de cet usage, dans l'<i>Histor. de M. d'Aumont</i>. +Les bottes étoient un des ornements les plus recherchés +par ceux qui vouloient <i>paroître</i>, et on en étoit venu +à être botté et éperonné même pour aller à pied. V. <i>Baron +de Fæneste</i>, l. 1, ch. 2, p. 15, édit. Jannet; la <i>Mode qui +court à présent</i>, 1613, in-12, p. 12; le <i>Francion</i> de Sorel, +l. 10, p. 601 et suiv., éd. 1660.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" +name="footnote231"><b>Note 231: </b></a><a href="#footnotetag231"> +(retour) </a> Ce mot veut dire ici <i>reconnoissance</i>, signification qu'il +a souvent au XVIIe siècle, et même dans Racine: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée</p> +<p class="i10">Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,</p> +<p class="i10">Est-il juste, seigneur, que seul, en ce moment,</p> +<p class="i10">Je demeure sans voix et sans <i>ressentiment</i>!</p> +</div></div> + +<p>V. aussi l'<i>Epître dédicat</i>. d'Offray en tête de la troisième +partie.</p></blockquote> + +<p>La Rancune dormit jusqu'à onze heures. Comme +il s'habilloit, Ragotin entra dans la chambre; il +avoit le matin visité les comediennes, et, mademoiselle +de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne +le croyoit guère de ses amis, puisqu'il n'etoit pas +de ceux qui couroient après sa compagne, il lui +promit de ne retourner point dans le Mans qu'il +n'en eût appris des nouvelles; mais, n'ayant pu +trouver de cheval ni à louer ni à emprunter, il n'eût +pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût +prêté son mulet, sur lequel il monta sans bottes, et +arriva, comme je vous viens de dire, dans le bourg +où avoient couché les deux comediens. La Rancune +avoit l'esprit fort present; il ne vit pas plutôt +Ragotin en souliers qu'il crut que le hasard lui +fournissoit un beau moyen de cacher son larcin, +dont il n'etoit pas peu en peine. Il lui dit donc +d'abord qu'il le prioit de lui prêter ses souliers +et de vouloir prendre ses bottes, qui le blessoient +à un pied à cause qu'elles etoient neuves. Ragotin +prit le parti avec grande joie: car, en chevauchant +son mulet, un ardillon qui avoit percé son bas, +lui avoit fait regretter de n'être pas botté.</p> + +<p>Il fut question de dîner. Ragotin paya pour les +comediens et pour son mulet. Depuis son trebuchement, +quand la carabine tira entre ses jambes, +il fit serment de ne monter jamais sur un animal +chevauchable sans prendre toutes ses sûretés. Il +prit donc avantage pour monter sur sa bête; mais, +avec toute sa précaution, il eut bien de la peine +à se placer dans le bas du mulet. Son esprit vif +ne lui permettoit pas d'être judicieux, et il avoit +inconsiderement relevé les bottes de la Rancune, +qui lui venoient jusqu'à la ceinture, et lui empêchoient +de plier son petit jarret, qui n'etoit +pas le plus vigoureux de la province. Enfin donc, +Ragotin sur son mulet et les comediens à pied +suivirent le premier chemin qu'ils trouvèrent, +et, chemin faisant, Ragotin decouvroit aux comediens +le dessein qu'il avoit de faire la comedie +avec eux, leur protestant qu'encore qu'il fût +assuré d'être bientôt le meilleur comedien de +France, il ne pretendoit tirer aucun profit de son +metier, qu'il vouloit le faire seulement par curiosité, +et pour faire voir qu'il etoit né à tout ce +qu'il vouloit entreprendre. La Rancune et l'Olive +le fortifièrent dans sa noble envie, et, à force de +le louer et de lui donner courage, le mirent en +si belle humeur qu'il se prit à reciter de dessus +son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du +poète Theophile<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a> +<a href="#footnote232"><sup class="sml">232</sup></a>. Quelques paysans, qui accompagnoient +une charrette chargée et qui faisoient +le même chemin, crurent qu'il prêchoit la parole +de Dieu, le voyant declamer là comme un forcené. +Tandis qu'il recita, ils eurent toujours la tête +nue et le respectèrent comme un predicateur de +grands chemins.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" +name="footnote232"><b>Note 232: </b></a><a href="#footnotetag232"> +(retour) </a> V. plus haut, page 82, note 2; page 137, note 3.</blockquote> +<a name="cb3" id="cb3"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="mid"><i>L'Histoire de la Caverne.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es deux comediennes que nous avons +laissées dans la maison où Angelique +avoit eté enlevée n'avoient pas dormi +davantage que le Destin. Mademoiselle +de l'Etoile s'etoit mise dans le même lit que la +Caverne, pour ne la laisser pas seule avec son +desespoir, et pour tâcher de lui persuader de ne +s'affliger pas tant qu'elle faisoit. Enfin, jugeant +qu'une affliction si juste ne manquoit pas de raisons +pour se defendre, elle ne les combattit plus +avec les siennes; mais, pour faire diversion, elle +se mit à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi +fort que sa compagne faisoit de la sienne, et ainsi +l'engagea adroitement à lui conter ses aventures, +d'autant plus aisement que la Caverne ne pouvoit +souffrir alors que quelqu'un se dît plus malheureux +qu'elle. Elle s'essuya donc les larmes qui +lui mouilloient le visage en grande abondance, +et, soupirant une bonne fois pour n'avoir pas si tôt +à y retourner, elle commença ainsi son histoire:</p> + +<p>Je suis née comedienne, fille d'un comedien, +à qui je n'ai jamais ouï dire qu'il eût des parens +d'autre profession que de la sienne. Ma +mère etoit fille d'un marchand de Marseille, qui +la donna à mon père en mariage pour le recompenser +d'avoir exposé sa vie pour sauver la sienne +qu'avoit attaquée à son avantage un officier des +galères, aussi amoureux de ma mère qu'il en +etoit haï. Ce fut une bonne fortune pour mon +père: car on lui donna, sans qu'il la demandât, +une femme jeune, belle et plus riche qu'un comedien +de campagne ne la pouvoit esperer. Son +beau-père fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa +profession, lui proposant et plus d'honneur et +plus de profit dans celle de marchand; mais ma +mère, qui etoit charmée de la comedie, empêcha +mon père de la quitter. Il n'avoit point de repugnance +à suivre l'avis que lui donnoit le père +de sa femme, sçachant mieux qu'elle que la vie +comique n'est pas si heureuse qu'elle le paroît. +Mon père sortit de Marseille un peu après ses +noces, emmena ma mère faire sa première campagne, +qui en avoit plus grande impatience que +lui, et en fit en peu de temps une excellente comedienne. +Elle fut grosse dès la première année +de son mariage, et accoucha de moi derrière le +théâtre. J'eus un frère un an après, que j'aimois +beaucoup et qui m'aimoit aussi. Notre troupe +etoit composée de notre famille et de trois comediens, +dont l'un etoit marié avec une comedienne +qui jouoit les seconds rôles. Nous passions un +jour de fête par un bourg de Perigort, et ma +mère, l'autre comedienne et moi etions sur la +charrette qui portoit notre bagage, et nos hommes +nous escortoient à pied, quand notre petite caravane +fut attaquée par sept ou huit vilains hommes, +si ivres qu'ayant fait dessein de tirer en l'air un +coup d'arquebuze pour nous faire peur, j'en fus +toute couverte de dragées, et ma mère en fut blessée +au bras. Ils saisirent mon père et deux de ses +camarades, devant qu'ils se pussent mettre en +defense, et les batirent cruellement. Mon frère et +le plus jeune de nos comediens s'enfuirent, et +depuis ce temps-là je n'ai pas ouï parler de mon +frère. Les habitans du bourg se joignirent à ceux +qui nous faisoient une si grande violence, et firent +retourner notre charrette sur ses pas. Ils marchoient +fièrement et à la hâte, comme des gens +qui ont fait un grand butin et le veulent mettre +en sûreté, et ils faisoient un bruit à ne s'entendre +pas les uns les autres. Après une heure de chemin, +ils nous firent entrer dans un château, où, aussitôt +que nous fûmes entrés, nous ouïmes plusieurs +personnes crier avec grande joie que les +Bohemiens etoient pris. Nous reconnûmes par là +qu'on nous prenoit pour ce que nous n'etions +pas, et cela nous donna quelque consolation. La +jument qui traînoit notre charrette tomba morte +de lassitude, ayant eté trop pressée et trop battue. +La comedienne à qui elle etoit, et qui la +louoit à la troupe, en fit des cris aussi pitoyables +que si elle eût vu mourir son mari. Ma mère en +même temps s'evanouit de la douleur qu'elle sentoit +en son bras, et les cris que je fis pour elle +furent encore plus grands que ceux que la comedienne +avoit faits pour la jument. Le bruit que +nous faisions, et que faisoient les brutaux et les +ivrognes qui nous avoient amenés, fit sortir d'une +salle basse le seigneur du château, suivi de quatre +ou cinq casaques ou manteaux rouges de fort +mauvaise mine<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a> +<a href="#footnote233"><sup class="sml">233</sup></a>. Il demanda d'abord où etoient +les voleurs de Bohemiens, et nous fit grand'peur. +Mais, ne voyant entre nous que des personnes +blondes<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a> +<a href="#footnote234"><sup class="sml">234</sup></a>, il demanda à mon père qui il etoit, et +n'eut pas plutôt appris que nous etions de malheureux +comediens, qu'avec une impetuosité qui +nous surprit, et jurant de la plus furieuse façon +que j'aie jamais ouï jurer, il chargea à grands +coups d'epée ceux qui nous avoient pris, qui +disparurent en un moment, les uns blessés, les +autres fort effrayés. Il fit delier mon père et ses +compagnons, commanda qu'on menât les femmes +dans une chambre et qu'on mît nos hardes en +lieu sûr. Des servantes se presentèrent pour nous +servir, et dressèrent un lit à ma mère, qui se trouvoit +fort mal de la blessure de son bras. Un +homme qui avoit la mine d'un maître d'hôtel +nous vint faire des excuses de la part de son +maître de ce qui s'etoit passé. Il nous dit que +les coquins qui s'etoient si malheureusement mépris +avoient eté chassés, la plupart battus ou +estropiés; que l'on alloit envoyer querir un chirurgien +dans le prochain bourg pour panser le +bras de ma mère, et nous demanda instamment +si l'on ne nous avoit rien pris, nous conseillant +de faire visiter nos hardes pour sçavoir s'il y manquoit +quelque chose.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" +name="footnote233"><b>Note 233: </b></a><a href="#footnotetag233"> +(retour) </a> La casaque rouge étoit l'uniforme des archers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" +name="footnote234"><b>Note 234: </b></a><a href="#footnotetag234"> +(retour) </a> Les Bohémiens ont la peau cuivrée et les cheveux noirs. +Tallemant raconte dans une note (<i>Histor. de Saint-Germain +Beaupré</i>) que madame Perrochel, une fois, chez madame de +Rohan, voyant des portraits, demanda de qui ils étoient. +«Des princesses de Bohême, lui dit-on.--Jésus! vous m'étonnez, +répondit-elle: ils sont blancs comme neige.» Elle +croyoit qu'il s'agissoit de Bohémiennes. Il parle en plusieurs +autres endroits de leurs cheveux noirs comme d'un caractère +bien connu de cette race. (Histor. de d'Alincourt, de M. du +Bellay, roi d'Yvetot.)</blockquote> + +<p>A l'heure du souper on nous apporta à manger +dans notre chambre; le chirurgien qu'on avoit +envoyé chercher arriva; ma mère fut pansée et se +coucha avec une violente fièvre. Le jour suivant, +le seigneur du château fit venir devant lui les comediens. +Il s'informa de la santé de ma mère, et +dit qu'il ne vouloit pas la laisser sortir de chez lui +qu'elle ne fût guerie. Il eut la bonté de faire chercher +dans les lieux d'alentour mon frère et le +jeune comedien qui s'etoient sauvés; ils ne se +trouvèrent point, et cela augmenta la fièvre de ma +mère. On fit venir d'une petite ville prochaine un +medecin et un chirurgien plus experimenté que +celui qui l'avoit pansée la première fois. Et enfin +les bons traitemens qu'on nous fit nous firent +bientôt oublier la violence qu'on nous avoit faite.</p> + +<p>Ce gentilhomme chez qui nous etions etoit fort +riche, plus craint qu'aimé dans tout le pays, violent +dans toutes ses actions comme un gouverneur +de place frontière<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a> +<a href="#footnote235"><sup class="sml">235</sup></a>, et qui avoit la reputation +d'être vaillant autant qu'on le pouvoit être. +Il s'appeloit le baron de Sigognac. Au temps où +nous sommes, il seroit pour le moins un marquis, +et en ce temps-là il etoit un vrai tyran de Perigord. +Une compagnie de bohemiens qui avoient +logé sur ses terres avoient volé les chevaux d'un +haras qu'il avoit à une lieue de son château<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a> +<a href="#footnote236"><sup class="sml">236</sup></a>, et +ses gens, qu'il avoit envoyés après, s'etoient mepris +à nos depens, comme je vous ai dejà dit. +Ma mère se guérit parfaitement, et mon père et +ses camarades, pour se montrer reconnoissans, +autant que de pauvres comediens pouvoient le faire, +du bon traitement qu'on leur avoit fait, offrirent +de jouer la comedie dans le château tant que le +baron de Sigognac l'auroit agreable. Un grand +page, âgé pour le moins de vingt-quatre ans, +qui devoit être sans doute le doyen des pages du +royaume, et une manière de gentilhomme suivant, +apprirent les rôles de mon frère et du comedien +qui s'etoit enfui avec lui. Le bruit se repandit +dans le pays qu'une troupe de comediens +devoient representer une comedie chez le baron +de Sigognac. Force noblesse perigourdine y fut +conviée; et, lorsque le page sçut son rôle, qui lui +fut si difficile à apprendre qu'on fut contraint +d'en couper et de le reduire à deux vers, nous +representâmes Roger et Bradamante, du poète +Garnier<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a> +<a href="#footnote237"><sup class="sml">237</sup></a>. L'assemblée etoit fort belle, la salle +bien eclairée, le theâtre fort commode et la decoration +accommodée au sujet. Nous nous efforçâmes +tous de bien faire, et nous y reussîmes. Ma +mère parût belle comme un ange, armée en amazone, +et sortant d'une maladie qui l'avoit un peu +pâlie, son teint eclata plus que toutes les lumières +dont la salle etoit eclairée. Quelque grand sujet +que j'aie d'être fort triste, je ne puis songer à +ce jour-là que je ne rie de la plaisante façon dont +le grand page s'acquitta de son rôle. Il ne faut +pas que ma mauvaise humeur vous cache une chose +si plaisante; peut-être que vous ne la trouverez +pas telle, mais je vous assure qu'elle fit bien rire +toute la compagnie et que j'en ai bien ri depuis, +soit qu'il y eût veritablement de quoi en rire, ou +que je sois de celles qui rient de peu de chose. Il +jouoit le page du vieil duc Aymon, et n'avoit +que deux vers à reciter en toute la pièce: c'est +alors que ce vieillard s'emporte terriblement contre +sa fille Bradamante de ce qu'elle ne veut point +epouser le fils de l'empereur<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a> +<a href="#footnote238"><sup class="sml">238</sup></a>, etant amoureuse +de Roger. Le page dit à son maître:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"><i>Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez;</i></p> +<p class="i10"><i>Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds.</i></p> +</div></div> + +<p>Ce grand sot de page, encore que son rôle fût +aisé à retenir, ne laissa pas de le corrompre, et +dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme +un criminel:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"><i>Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez,</i></p> +<p class="i10"><i>Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a> +<a href="#footnote239"><sup class="sml">239</sup></a>.</i></p> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" +name="footnote235"><b>Note 235: </b></a><a href="#footnotetag235"> +(retour) </a> La <i>Relation des grands jours d'Auvergne</i>, de Fléchier, +nous montre quelles étoient les violences, les exactions, les +tyrannies, des gentilshommes et gouverneurs, même dans les +provinces centrales, comme l'Auvergne; il en devoit être +ainsi à bien plus forte raison dans les provinces frontières, +dont la situation donnoit plus de sécurité aux coupables, en +cas de recherche. V., dans Tallemant, l'Histor. de Saint-Germain +Beaupré, gouverneur de la Marche; du duc de +Brézé, gouverneur de Brouage; du maréchal de la Meilleraye, +gouverneur de Nantes, etc., etc.; et ce qu'il raconte, +dans celle de M. d'Alincourt, de la mode despotique de certains +gouverneurs de frontières. Ailleurs: «Ce fut alors, dit-il +de Courtenan, gouverneur de Mantes, qu'il fit le petit tyran +avec autant d'impunité que si c'eût été dans le Bigorre.» +(Histor. de Courtenan.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" +name="footnote236"><b>Note 236: </b></a><a href="#footnotetag236"> +(retour) </a> On peut voir dans les <i>Recherches</i> de Pasquier le récit +de la première apparition des Bohémiens aux portes de +Paris, en 1427. Ils reparurent au XVIe siècle, plus nombreux +que jamais, et furent condamnés au bannissement par +les États de Blois en 1560. Au XVIIe siècle, leurs apparitions +furent plus rares et leurs bandes moins nombreuses; +mais ils continuèrent à signaler leur passage par des vols et +des escroqueries, malgré un nouvel arrêt contre eux, prononcé, +par le Parlement de Paris en 1612.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" +name="footnote237"><b>Note 237: </b></a><a href="#footnotetag237"> +(retour) </a> Le vrai titre de la pièce est <i>Bradamante, tragi-comédie</i>, +(1582): elle présente, en certaines scènes, comme le drame +moderne, l'alliance du comique au sérieux (V. acte 2, sc. 2). +Ce sujet étoit un de ceux que traitoient le plus souvent et le +plus volontiers nos vieux poètes tragiques, comme l'attestent +encore <i>la Rodomontade</i> de Méliglosse, <i>la Mort de Roger</i> et +<i>la Mort de Bradamante</i>, par un anonyme (1622); <i>la Bradamante</i> +de La Calprenède (1636), etc. On n'avoit pas eu beaucoup +à retrancher au rôle du page La Roque pour le réduire +à deux vers, car il n'en a que quatre ou cinq dans l'original; +mais il avoit fallu plus d'industrie pour faire jouer par six +comédiens une pièce qui renferme douze rôles d'hommes, +sans parler des ambassadeurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" +name="footnote238"><b>Note 238: </b></a><a href="#footnotetag238"> +(retour) </a> Léon, fils de l'empereur de Byzance (acte 2, sc. 2).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" +name="footnote239"><b>Note 239: </b></a><a href="#footnotetag239"> +(retour) </a> Les Mémoires de la princesse Palatine citent un exemple +de distraction analogue, et encore plus plaisante, de la +pari d'un acteur jouant, dans le <i>Médecin malgré lui</i>, le rôle de +Géronte (Lettre du 8 mars 1701). Il seroit facile de réunir bon +nombre d'autres anecdotes du même genre, plus ou moins +authentiques.</blockquote> + +<p>Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le +comedien qui faisoit le personnage d'Aymon s'en +eclata de rire et ne put plus representer un vieillard +en colère. Toute l'assistance n'en rit pas +moins; et pour moi, qui avois la tête passée +dans l'ouverture de la tapisserie pour voir le +monde et pour me faire voir, je pensai me laisser +choir à force de rire. Le maître de la maison, qui +etoit de ces melancoliques qui ne rient que rarement +et ne rient pas pour peu de chose, trouva +tant de quoi rire dans le defaut de memoire de +son page et dans sa mauvaise manière de reciter +des vers qu'il pensa crever à force de se contraindre +à garder un peu de gravité; mais enfin +il falloit rire aussi fort que les autres, et ses gens +nous avouèrent qu'ils ne lui en avoient jamais vu +tant faire. Et, comme il s'etoit acquis une grande +autorité dans le pays, il n'y eut personne de la +compagnie qui ne rit autant ou plus que lui, ou +par complaisance ou de bon courage.</p> + +<p>«J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne, d'avoir +fait ici comme ceux qui disent: «Je m'en vais +vous faire un conte qui vous fera mourir de rire», +et qui ne tiennent pas leur parole: car j'avoue que +je vous ai fait trop de fête de celui de mon page.--Non, +lui repondit l'Etoile, je l'ai trouvé tel que +vous me l'aviez fait esperer. Il est bien vrai que la +chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la +virent qu'elle ne le sera à ceux à qui on en fera +le recit, la mauvaise action du page servant +beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le +lieu et la pente naturelle que nous avons à nous +laisser aller au rire des autres peuvent lui avoir +donné des avantages qu'elle n'a pu avoir depuis.»</p> + +<p>La Caverne ne fit pas davantage d'excuses pour +son conte, et, reprenant son histoire où elle +l'avoit laissée: Après, continua-t-elle, que les +acteurs et les auditeurs eurent ri de toutes les +forces de leur faculté risible, le baron de Sigognac +voulut que son page reparût sur le theatre +pour y reparer sa faute, ou plutôt pour faire rire +encore la compagnie; mais le page, le plus +grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut rien +faire, quelque commandement que lui fît un des +plus rudes maîtres du monde. Il prit la chose +comme il etoit capable de la prendre, c'est-à-dire +fort mal; et son deplaisir, qui ne devoit être +que très leger, s'il eût eté raisonnable, nous +causa depuis le plus grand malheur qui nous +pouvoit arriver. Notre comedie eut l'applaudissement +de toute l'assemblée. La farce divertit +encore plus que la comedie, comme il arrive +d'ordinaire partout ailleurs hors de Paris<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a> +<a href="#footnote240"><sup class="sml">240</sup></a>. Le +baron de Sigognac et les autres gentilshommes +ses voisins y prirent tant de plaisir qu'ils eurent +envie de nous voir jouer encore; chaque gentilhomme +se cotisa pour les comediens, selon qu'il +eut l'ame liberale; le baron se cotisa le premier +pour montrer l'exemple aux autres, et la comedie +fut annoncée pour la premiere fête. Nous jouâmes +un mois durant devant cette noblesse perigourdine, +regalés à l'envi des hommes et des +femmes, et même la troupe en profita de quelques +habits demi-usés. Le baron nous faisoit manger +à sa table; ses gens nous servoient avec empressement +et nous disoient souvent qu'ils nous etoient +obligés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils +trouvoient tout changé depuis que la comedie +l'avoit humanisé. Le page seul nous regardoit +comme ceux qui l'avoient perdu d'honneur, et +le vers qu'il avoit corrompu et que tout le monde +de la maison, jusqu'au moindre marmiton, lui +recitoit à toute heure, lui etoit, toutes les fois +qu'il en etoit persecuté, un cruel coup de poignard, +dont enfin il resolut de se venger sur +quelqu'un de notre troupe. Un jour que le baron +de Sigognac avoit fait une assemblée de ses +voisins et de ses paysans pour delivrer ses bois +d'une grande quantité de loups qui s'y etoient +adonnés, et dont le pays etoit fort incommodé, +mon père et ses camarades y portèrent chacun +une arquebuse, comme firent aussi tous les domestiques +du baron. Le mechant page en fut +aussi, et, croyant avoir trouvé l'occasion qu'il +cherchoit d'executer le mauvais dessein qu'il +avoit contre nous, il ne vit pas plutôt mon père +et ses camarades separés des autres, qui rechargeoient +leurs arquebuses et s'entrefournissoient +l'un à l'autre de la poudre et du plomb, qu'il +leur tira la sienne de derriere un arbre et perça +mon malheureux père de deux balles. Ses compagnons, +bien empêchés à le soutenir, ne songèrent +point d'abord à courir après cet assassin, +qui s'enfuit et depuis quitta le pays. A deux jours +de là, mon père mourut de sa blessure. Ma mère +en pensa mourir de deplaisir, en retomba malade, +et j'en fus affligée autant qu'une fille de mon +âge le pouvoit être. La maladie de ma mère tirant +en longueur, les comediens et les comediennes de +notre troupe prirent congé du baron de Sigognac +et allèrent quelque part ailleurs chercher à se +remettre dans une autre troupe. Ma mère fut malade +plus de deux mois, et enfin elle se guerit, +après avoir reçu du baron de Sigognac des marques +de generosité et de bonté qui ne s'accordoient +pas avec la reputation qu'il avoit dans +le pays d'être le plus grand tyran qui se soit +jamais fait craindre dans un pays où la plupart +des gentilshommes se mêlent de l'être. Ses valets, +qui l'avoient toujours vu sans humanité et sans +civilité, etoient etonnés de le voir vivre avec +nous de la manière la plus obligeante du monde. +On eût pu croire qu'il etoit amoureux de ma +mère; mais il ne parloit presque point à elle et +n'entroit jamais dans notre chambre, où il nous +faisoit servir à manger depuis la mort de mon +père. Il est bien vrai qu'il envoyoit souvent +sçavoir de ses nouvelles. On ne laissa pas d'en +medire dans le pays, ce que nous sçûmes depuis. +Mais ma mère, ne pouvant demeurer plus longtemps +avec bienseance dans le château d'un +homme de cette condition-là, avoit dejà songé +à en sortir et avoit fait dessein de se retirer à +Marseille chez son père. Elle le fit donc sçavoir +au baron de Sigognac, le remercia de tous les +bienfaits que nous en avions reçus, et le pria +d'ajouter à toutes les obligations qu'elle lui avoit +dejà celle de lui faire avoir des montures pour +elle et pour moi jusqu'à je ne sçais quelle ville, +et une charrette pour porter notre petit bagage, +qu'elle vouloit tâcher de vendre au premier marchand +qu'elle trouveroit, si peu qu'on lui en +voulût donner. Le baron parut fort surpris du +dessein de ma mère, et elle ne fut pas peu surprise +de n'avoir pu tirer de lui ni un consentement +ni un refus.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" +name="footnote240"><b>Note 240: </b></a><a href="#footnotetag240"> +(retour) </a> L'usage étoit, à l'époque où se passe l'histoire de la +Caverne, d'accompagner les grandes pièces d'une farce pour +varier l'amusement; cette coutume se perdit un peu plus tard, +au moins à Paris. «Aujourd'hui la farce est comme abolie», +dit Scarron lui-même (2e part., ch. 8). Quand Molière vint +s'établir à Paris avec sa troupe, en 1658, l'hôtel de Bourgogne +y avoit complétement renoncé, et ce fut lui qui la rétablit +d'abord devant le roi, puis pour le public. (Grimarest, <i>Vie +de Molière</i>.--Préf. des oeuv. de Molière, éd. 1682.) Mais cet +usage subsista encore quelque temps en province, où, d'ailleurs, +la plupart des acteurs réussissoient beaucoup mieux dans la +farce que dans la comédie, comme ceux que Fléchier vit à +Clermont pendant les grands jours, «qui estropioient Corneille, +dit-il, mais qui représentoient assez bien le burlesque.»</blockquote> + +<p>Le jour d'après, le curé d'une des paroisses +dont il etoit seigneur nous vint voir dans notre +chambre. Il etoit accompagné de sa nièce, +une bonne et agreable fille avec qui j'avois +fait une grande connoissance. Nous laissâmes +son oncle et ma mère ensemble et allâmes nous +promener dans le jardin du château. Le curé fut +long-temps en conversation avec ma mère et ne +la quitta qu'à l'heure du souper. Je la trouvai +fort rêveuse; je lui demandai deux ou trois fois +ce qu'elle avoit, sans qu'elle me repondît. Je la +vis pleurer, et je me mis à pleurer aussi. Enfin, +après m'avoir fait fermer la porte de la chambre, +elle me dit, pleurant encore plus fort qu'elle n'avoit +fait, que ce curé lui avoit appris que le baron +de Sigognac etoit eperdument amoureux +d'elle, et lui avoit de plus assuré qu'il l'estimoit +si fort qu'il n'avoit jamais osé lui dire ou lui faire +dire qu'il l'aimât qu'en même temps il ne lui offrît +de l'epouser. En achevant de parler, ses soupirs +et ses sanglots la pensèrent suffoquer. Je lui +demandai encore une fois ce qu'elle avoit. «Quoi! +ma fille! me dit-elle, ne vous en ai-je pas +assez dit, pour vous faire voir que je suis la plus +malheureuse personne du monde?» Je lui dis +que ce n'etoit pas un si grand malheur à une +comedienne que de devenir femme de condition. +«Ha! pauvre petite, me dit-elle, que tu parles +bien comme une jeune fille sans experience! S'il +trompe ce bon curé pour me tromper, ajouta-t-elle; +s'il n'a pas dessein de m'epouser comme il +me le veut faire accroire, quelles violences ne +dois-je pas craindre d'un homme tout à fait esclave +de ses passions! S'il veut veritablement +m'epouser et que j'y consente, quelle misère +dans le monde approchera de la mienne quand sa +fantaisie sera passée, et combien pourra-t-il me +haïr s'il se repent un jour de m'avoir aimée! +Non, non, ma fille, la bonne fortune ne me +vient pas chercher comme tu penses; mais un +effroyable malheur, après m'avoir ôté un mari qui +m'aimoit et que j'aimois, m'en veut donner un +par force qui peut-être me haïra et m'obligera à +le haïr.» Son affliction, que je trouvois sans +raison, augmenta si fort sa violence qu'elle pensa +etouffer pendant que je lui aidai à se deshabiller. +Je la consolois du mieux que je pouvois, et je +me servois contre son deplaisir de toutes les raisons +dont une fille de mon âge etoit capable, +n'oubliant pas à lui dire que la manière obligeante +et respectueuse dont le moins caressant +de tous les hommes avoit toujours vecu avec +nous me sembloit de bon presage, et surtout le +peu de hardiesse qu'il avoit eue à declarer sa +passion à une femme d'une profession qui n'inspire +pas toujours le respect. Ma mère me laissa +dire tout ce que je voulus, se mit au lit fort +affligée et s'y affligea toute la nuit au lieu de +dormir. Je voulus resister au sommeil; mais il +fallut se rendre, et je dormis autant qu'elle dormit +peu. Elle se leva de bonne heure, et quand +je m'eveillai je la trouvai habillée et assez tranquille. +J'etois bien en peine de sçavoir quelle résolution +elle avoit prise: car, pour vous dire la verité, +je flattois mon imagination de la future grandeur +où j'esperois de voir arriver ma mère si le +baron de Sigognac parloit selon ses veritables +sentimens, et si ma mère pouvoit reduire les +siens à lui accorder ce qu'il vouloit obtenir d'elle. +La pensée d'ouïr appeler ma mère madame la +baronne occupoit agreablement mon esprit, et +l'ambition s'emparoit peu à peu de ma jeune tête.</p> + +<p>La Caverne contoit ainsi son histoire, et l'Etoile +l'ecoutoit attentivement, quand elles ouïrent +marcher dans leur chambre, ce qui leur sembla +d'autant plus etrange qu'elles se souvenoient fort +bien d'avoir fermé leur porte au verrou. Cependant +elles entendoient toujours marcher. Elles +demandèrent qui etoit là. On ne leur repondit rien, +et un moment après la Caverne vit au pied du lit, +qui n'etoit point fermé, la figure d'une personne +qu'elle ouït soupirer, et qui, s'appuyant sur le +pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à +demi pour voir de plus près ce qui commençoit à +lui faire peur, et, resolue à lui parler, elle avança +la tête dans la chambre, et ne vit plus rien. +La moindre compagnie donne quelquefois de +l'assurance, mais quelquefois aussi la peur ne diminue +pas pour être partagée. La Caverne s'effraya +de n'avoir rien vu, et l'Etoile s'effraya de +ce que la Caverne s'effrayoit. Elles s'enfoncèrent +dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture +et se serrèrent l'une contre l'autre, ayant +grand'peur, et ne s'osant presque parler. Enfin la +Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille etoit +morte et que c'etoit son âme qui etoit venue soupirer +auprès d'elle. L'Etoile alloit peut-être lui repondre, +quand elles entendirent encore marcher dans la +chambre. L'Etoile s'enfonça encore plus avant +dans le lit qu'elle n'avoit fait, et la Caverne, devenue +plus hardie par la pensée qu'elle avoit que +c'etoit l'ame de sa fille, se leva encore sur son lit +comme elle avoit fait, et, voyant encore paroître +la même figure qui soupiroit encore et s'appuyoit +sur ses pieds, elle avança la main et en toucha +une fort velue qui lui fit faire un cri effroyable et +la fit tomber sur le lit à la renverse. Dans le même +temps elles ouïrent aboyer dans leur chambre, +comme quand un chien a peur la nuit de ce qu'il +rencontre. La Caverne fut encore assez hardie pour +regarder ce que c'etoit, et alors elle vit un grand +levrier qui aboyoit contre elle. Elle le menaça +d'une voix forte, et il s'enfuit en aboyant vers un +coin de la chambre, où il disparut. La courageuse +comedienne sortit hors du lit, et, à la clarté de la +lune qui perçoit les fenetres, elle decouvrit, au +coin de la chambre où le fantôme levrier avoit +disparu, une petite porte d'un petit escalier derobé. +Il lui fut aisé de juger que c'etoit un levrier +de la maison qui etoit entré par là dans leur +chambre. Il avoit eu envie de se coucher sur +leur lit, et, ne l'osant faire sans le consentement +de ceux qui y etoient couchés, avoit soupiré en +chien, et s'etoit appuyé des jambes de devant +sur le lit, qui etoit haut sur les siennes, comme +sont tous les lits à l'antique, et s'etoit caché +dessous quand la Caverne avança la tête dans +la chambre la première fois. Elle n'ôta pas d'abord +à l'Etoile la croyance qu'elle avoit que c'etoit +un esprit, et fut long-temps à lui faire comprendre +que c'etoit un levrier. Tout affligée +qu'elle etoit, elle railla sa compagne de sa poltronnerie, +et remit la fin de son histoire à quelque +autre temps que le sommeil ne leur seroit pas si +necessaire qu'il leur etoit alors. La pointe du jour +commençoit à paroître; elles s'endormirent, et se +levèrent sur les dix heures, qu'on les vint avertir +que le carrosse qui les devoit mener au Mans +etoit prêt de partir quand elles voudroient.</p> +<a name="cb4" id="cb4"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="mid"><i>Le Destin trouve Leandre.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin cependant alloit de village en +village, s'informant de ce qu'il cherchoit +et n'en apprenant aucunes nouvelles. +Il battit un grand pays, et ne +s'arrêta point que sur les deux ou trois heures, +que sa faim et la lassitude de son cheval le firent +retourner dans un gros bourg qu'il venoit de +quitter. Il y trouva une assez bonne hôtellerie, +parce qu'elle etoit sur le grand chemin, et n'oublia +pas de s'informer si on n'avoit point ouï +parler d'une troupe de gens de cheval qui enlevoient +une femme. «Il y a un gentilhomme là-haut +qui vous en peut dire des nouvelles, dit le +chirurgien du village, qui se trouva là; je crois, +ajouta-t-il, qu'il a eu quelques demêlés avec eux +et en a eté maltraité. Je lui viens d'appliquer un +cataplasme anodin et resolutif sur une tumeur +livide qu'il a sur les vertèbres du col, et je lui ai +pansé une grande plaie qu'on lui a faite à l'occiput. +Je l'ai voulu saigner, parce qu'il a le corps +tout couvert de contusions, mais il n'a pas voulu; +il en a pourtant bien besoin. Il faut qu'il ait fait +quelque lourde chute et qu'il ait eté excedé de +coups.» Ce chirurgien de village prenoit tant de +plaisir à debiter les termes de son art qu'encore +que le Destin l'eût quitté et qu'il ne fût ecouté +de personne, il continua longtemps le discours +qu'il avoit commencé<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a> +<a href="#footnote241"><sup class="sml">241</sup></a>, jusqu'à tant que l'on le +vint querir pour saigner une femme qui se mouroit +d'une apoplexie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" +name="footnote241"><b>Note 241: </b></a><a href="#footnotetag241"> +(retour) </a> Molière n'est pas le seul ni le premier qui se soit moqué +des médecins d'alors. Indépendamment de Boileau, et de La +Fontaine, Scarron, dans ce passage et dans plusieurs autres +(V. l. 1, ch. 14, p. 128; l. 2, ch. 9); Barclay, dans <i>Euphormion</i>; +Cyrano de Bergerac dans sa <i>Lettre contre les médecins</i>, +etc., l'ont fait presque dans les mêmes termes que Molière. +On peut voir ce qu'en dit La Bruyère (<i>De quelques +usages</i>). Cf. aussi <i>l'Ombre de Molière</i>, comédie de Brécourt, +1674, etc., etc. Les médecins se discréditoient eux-mêmes +par leurs querelles et leurs discussions, et, en se traitant entre +eux de charlatans et d'imposteurs, ils apprenoient aux autres +à les traiter de même. V. Lettres de Gui-Patin.</blockquote> + +<p>Cependant le Destin montoit dans la chambre +de celui dont le chirurgien lui avoit parlé. +Il y trouva un jeune homme bien vêtu, qui +avoit la tête bandée, et qui s'etoit couché sur +un lit pour reposer. Le Destin lui voulut faire +des excuses de ce qu'il etoit entré dans sa +chambre devant que d'avoir sceu s'il l'auroit +agreable: mais il fut bien surpris quand, aux +premières paroles de son compliment, l'autre se +leva de son lit et le vint embrasser, se faisant +connoître à lui pour son valet Leandre, qui l'avoit +quitté depuis quatre ou cinq jours sans prendre +congé de lui, et que la Caverne croyoit être le +ravisseur de sa fille. Le Destin ne sçavoit de +quelle façon il lui devoit parler, le voyant bien +vêtu et de fort bonne mine. Pendant qu'il le +considera, Leandre eut le temps de se rassurer, +car il avoit paru d'abord fort interdit. «J'ai beaucoup +de confusion, dit-il au Destin, de n'avoir +pas eu pour vous toute la sincerité que je devois +avoir, vous estimant comme je fais; mais vous +excuserez un jeune homme sans experience, qui, +devant que de vous bien connoître, vous croyoit +fait comme le sont d'ordinaire ceux de votre +profession, et qui n'osoit pas vous confier un +secret d'où depend tout le bonheur de sa vie.» +Le Destin lui dit qu'il ne pouvoit sçavoir que de +lui-même en quoi il lui avoit manqué de sincerité. +«J'ai bien d'autres choses à vous apprendre, +si peut-être vous ne les sçavez dejà, lui repondit +Leandre; mais auparavant il faut que je sçache +ce qui vous amène ici.» Le Destin lui conta +de quelle façon Angelique avoit été enlevée; il +lui dit qu'il couroit après ses ravisseurs, et qu'il +avoit appris, en entrant dans l'hôtellerie, qu'il +les avoit trouvés et lui en pourroit apprendre des +nouvelles. «Il est vrai que je les ai trouvés, lui +repondit Leandre en soupirant, et que j'ai fait +contre eux ce qu'un homme seul pouvoit faire +contre plusieurs; mais, mon epée s'etant rompue +dans le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai +pu rien faire pour le service de mademoiselle Angelique, +ni mourir en la servant, comme j'etois +resolu à l'un ou à l'autre evenement. Ils m'ont +mis en l'etat où vous me voyez. J'ai été etourdi +du coup d'estramaçon que j'ai reçu sur la tête; +ils m'ont cru mort, et ont passé outre à grand +hâte. Voilà tout ce que je sçais de mademoiselle +Angelique. J'attends ici un valet qui vous en +apprendra davantage: il les a suivis de loin, +après m'avoir aidé à reprendre mon cheval, +qu'ils m'ont peut-être laissé à cause qu'il ne valoit +pas grand chose.» Le Destin lui demanda +pourquoi il l'avoit quitté sans l'en avertir, d'où +il venoit et qui il etoit, ne doutant plus qu'il ne +lui eût caché son nom et sa condition. Leandre +lui avoua qu'il en etoit quelque chose, et, s'etant +recouché à cause que les coups qu'il avoit reçus +lui faisoient beaucoup de douleur, le Destin +s'assit sur le pied du lit, et Leandre lui dit ce +que vous allez lire dans le suivant chapitre.</p> +<a name="cb5" id="cb5"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="mid"><i>Histoire de Leandre.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/J.png"></span>e suis un gentilhomme d'une maison +assez connue dans la province. J'espère +un jour d'avoir pour le moins +douze mille livres de rente, pourvu +que mon père meure: car, encore qu'il y ait +quatre-vingts ans qu'il fait enrager tous ceux qui +dependent de lui ou qui ont affaire à lui, il se +porte si bien qu'il y a plus à craindre pour moi +qu'il ne meure jamais qu'à esperer que je lui +succède un jour en trois fort belles terres qui sont +tout son bien. Il me veut faire conseiller au Parlement +de Bretagne contre mon inclination, et +c'est pour cela qu'il m'a fait etudier de bonne +heure. J'etois ecolier à la Flèche quand votre +troupe y vint representer. Je vis mademoiselle +Angelique, et j'en devins tellement amoureux que +je ne pus plus faire autre chose que de l'aimer. +Je fis bien davantage, j'eus l'assurance de lui +dire que je l'aimois; elle ne s'en offensa point; +je lui écrivis, elle reçut ma lettre et ne m'en fit +pas plus mauvais visage. Depuis ce temps-là une +maladie qui fit garder la chambre à mademoiselle +de la Caverne, pendant que vous fûtes à la Flèche, +facilita beaucoup les conversations que sa +fille et moi eûmes ensemble. Elle les auroit sans +doute empêchées, trop sevère comme elle est +pour être d'une profession qui semble dispenser +du scrupule et de la severité ceux qui la suivent. +Depuis que je devins amoureux de sa fille, je +n'allai plus au collége et ne manquai pas un jour +d'aller à la comedie. Les pères jesuites me voulurent +remettre dans mon devoir; mais je ne +voulus plus obeir à de si mal-plaisans maîtres, +après avoir choisi la plus charmante maîtresse du +monde. Votre valet fut tué à la porte de la comedie +par des ecoliers bretons, qui firent cette +année-là beaucoup de desordre à la Flèche, +parce qu'ils y etoient en grand nombre et que le +vin y fut à bon marché<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a> +<a href="#footnote242"><sup class="sml">242</sup></a>. Cela fut cause en partie +que vous quittâtes la Flèche pour aller à Angers. +Je ne dis point adieu à mademoiselle Angélique, +sa mère ne la perdant point de vue. Tout ce que +je pus faire, ce fut de paroître devant elle, en la +voyant partir, le desespoir peint sur le visage et +les yeux mouillés de larmes. Un regard triste +qu'elle me jeta me pensa faire mourir. Je m'enfermai +dans ma chambre; je pleurai le reste du +jour et toute la nuit; et, dès le matin, changeant +mon habit en celui de mon valet, qui etoit de ma +taille, je le laissai à la Flèche pour prendre mon +equipage d'ecolier et lui laissai une lettre pour +un fermier de mon père qui me donne de l'argent +quand je lui en demande, avec ordre de me venir +trouver à Angers. J'en pris le chemin après vous +et vous attrapai à Duretail<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a> +<a href="#footnote243"><sup class="sml">243</sup></a>, où plusieurs personnes +de condition qui y couroient le cerf vous +arrêtèrent sept ou huit jours. Je vous offris mon +service, et vous me prîtes pour votre valet, soit +que vous fussiez incommodé de n'en avoir point, +ou que ma mine et mon visage, qui peut-être ne +vous deplurent pas, vous obligeassent à me prendre. +Mes cheveux, que j'avois fait couper fort +courts, me rendirent meconnaissable à ceux qui +m'avoient vu souvent auprès de mademoiselle +Angelique, outre que le mechant habit de mon +valet que j'avois pris pour me deguiser me rendoient +bien different de ce que je paraissois avec +le mien, qui etoit plus beau que ne l'est d'ordinaire +celui d'un ecolier. Je fus d'abord reconnu +de mademoiselle Angelique, qui m'avoua depuis +qu'elle n'avoit point douté que la passion que +j'avois pour elle ne fût très violente, puisque je +quittois tout pour la suivre. Elle fut assez genereuse +pour m'en vouloir dissuader et pour me +faire retrouver ma raison, qu'elle voyoit bien que +j'avois perdue. Elle me fit long-temps eprouver +des rigueurs qui eussent refroidi un moins amoureux +que moi. Mais enfin, à force de l'aimer, je +l'engageai à m'aimer autant que je l'aimois. +Comme vous avez l'ame d'une personne de condition +qui l'auroit fort belle, vous reconnûtes +bientôt que je n'avois pas celle d'un valet. Je +gagnai vos bonnes graces, je me mis bien dans +l'esprit de tous les messieurs de votre troupe, et +même je ne fus pas haï de la Rancune, qui passe +parmi vous pour n'aimer personne et pour haïr +tout le monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" +name="footnote242"><b>Note 242: </b></a><a href="#footnotetag242"> +(retour) </a> On peut lire dans une foule d'écrivains du temps le récit +des prouesses en ce genre de messieurs les écoliers. Sorel, +dans <i>Francion</i> (liv. 4, etc.), nous parle au long et au large +de leur turbulence, et Tristan nous raconte, dans le <i>Page disgracié</i>, +une lutte terrible aux environs de Bordeaux entre +les écoliers de la ville et des paysans, dont vingt ou vingt-cinq +restèrent morts sur le carreau, sans compter les blessés +(ch. 38 et 39). Souvent même ils se faisoient tire-laines pendant +la nuit, quoiqu'il ne faille pas croire aveuglément à tout +ce qu'on en rapporte: car, dit l'auteur des <i>Caquets de l'accouchée</i>, +«une infinité de vagabonds et de courreurs..., pillent, +voilent, destroussent..., et, qui pis est, ils empruntent +le nom des escoliers et font semblant d'estre de leur cabale» +(p. 70, éd. Foumier, chez Jannet).--Quoi qu'il en soit, les armes +offensives, et en particulier les épées et les pistolets, furent +sévèrement interdites aux écoliers par le règlement général +pour la police de Paris du 30 mars 1635, qui avoit déjà +été précédé d'autres ordonnances particulières dans le même +sens en 1604, 1619, 1621 et 1623. On prit contre eux de +nouvelles mesures encore plus rigoureuses, qui montrent +combien ils étoient dangereux pour la sûreté publique: ainsi +il leur fut fait défense, sous peine de la prison, de vaguer par +les rues passé cinq heures du soir en hiver et neuf heures en été.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" +name="footnote243"><b>Note 243: </b></a><a href="#footnotetag243"> +(retour) </a> Petite ville d'Anjou, à quatre lieues d'Angers et à deux +et demie de La Flèche.</blockquote> + +<p>Je ne perdrai point le temps à vous redire +tout ce que deux jeunes personnes qui s'entr'aiment +se sont pu dire toutes les fois qu'elles se +sont trouvées ensemble, vous le sçavez assez +par vous-même; je vous dirai seulement que mademoiselle +de la Caverne, se doutant de notre +intelligence, ou plutôt n'en doutant plus, defendit +à sa fille de me parler; que sa fille ne lui obeït +pas, et que, l'ayant surprise qui m'ecrivoit, elle +la traita si cruellement, et en public et en particulier, +que je n'eus pas depuis grande peine à la +faire resoudre de se laisser enlever. Je ne crains +point de vous l'avouer, vous connoissant genereux +autant qu'on le peut être, et amoureux pour +le moins autant que moi. Le Destin rougit à +ces dernières paroles de Leandre, qui continua +son discours et dit au Destin qu'il n'avoit quitté +la compagnie que pour s'aller mettre en etat +d'executer son dessein; qu'un fermier de son père +lui avoit promis de lui donner de l'argent, et qu'il +esperoit encore d'en recevoir à Saint-Malo du fils +d'un marchand de qui l'amitié lui etoit assurée, +et qui etoit depuis peu maître de son bien par la +mort de ses parents. Il ajouta que par le moyen +de son ami il esperoit de passer facilement en +Angleterre, et là de faire sa paix avec son père +sans exposer à sa colère mademoiselle Angelique, +contre laquelle, vraisemblablement, aussi bien +que contre sa mère, il auroit exercé toutes sortes +d'actes d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un +homme riche et de condition peut avoir sur deux +pauvres comediennes. Le Destin fit avouer à +Leandre qu'à cause de sa jeunesse et de sa condition +son père n'auroit pas manqué d'accuser de +rapt mademoiselle de la Caverne; il ne tâcha +point de lui faire oublier son amour, sçachant +bien que les personnes qui aiment ne sont pas +capables de croire d'autres conseils que ceux de +leur passion et sont plus à plaindre qu'à blâmer; +mais il desapprouva fort le dessein qu'il avoit de +se sauver en Angleterre, et lui representa ce +qu'on pourroit s'imaginer de deux jeunes personnes +ensemble qui seroient dans un pays etranger, +les fatigues et les hasards d'un voyage par +mer, la difficulté de recouvrer de l'argent s'il +leur arrivoit d'en manquer, et enfin les entreprises +que feroient faire sur eux et la beauté de mademoiselle +Angelique et la jeunesse de l'un et de +l'autre. Leandre ne defendit point une mauvaise +cause; il demanda encore une fois pardon au +Destin de s'être si long-temps caché de lui, et +le Destin lui promit qu'il se serviroit de tout le +pouvoir qu'il croyoit avoir sur l'esprit de mademoiselle +de la Caverne pour le lui rendre favorable. +Il lui dit encore que, s'il etoit tout à fait resolu +à n'avoir jamais d'autre femme que mademoiselle +Angelique, il ne devoit point quitter la +troupe. Il lui representa que cependant son père +pouvoit mourir, ou sa passion se ralentir, ou peut-être +se passer. Leandre s'ecria là-dessus que cela +n'arriveroit jamais. «Eh bien donc! dit le Destin, +de peur que cela n'arrive à votre maîtresse, +ne la perdez point de vue, faites la comedie +avec nous; vous n'êtes pas le seul qui la ferez et +qui pourriez faire quelque chose de meilleur. +Ecrivez à votre père, faites-lui croire que vous +êtes à la guerre, et tâchez d'en tirer de l'argent<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a> +<a href="#footnote244"><sup class="sml">244</sup></a>. +Cependant je vivrai avec vous comme avec un +frère, et tâcherai par là de vous faire oublier les +mauvais traitements que vous pouvez avoir reçus +de moi tandis que je n'ai pas connu ce que vous +étiez.» Leandre se fût jeté à ses pieds si la +douleur que les coups qu'il avoit reçus lui faisoient +sentir par tout son corps lui eût permis de +le faire. Il le remercia au moins en des termes si +obligeans, et lui fit des protestations d'amitié si +tendres, qu'il en fut aimé dès ce temps-là autant +qu'un honnête homme le peut être d'un autre. +Ils parlèrent ensuite de chercher mademoiselle +Angelique; mais une grande rumeur qu'ils entendirent +interrompit leur conversation et fit +descendre le Destin dans la cuisine de l'hôtellerie, +où il se passoit ce que vous allez voir dans le +suivant chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" +name="footnote244"><b>Note 244: </b></a><a href="#footnotetag244"> +(retour) </a> C'étoient là des expédients reçus même dans la bonne +société, et dont on ne songeoit pas à se scandaliser beaucoup, +comme le prouvent les <i>Historiettes</i> de Tallemant et les comédies +de Molière.</blockquote> +<a name="cb6" id="cb6"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="mid"><i>Combat à coups de poings. Mort de l'hôte et autres<br> +choses memorables.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>eux hommes, l'un vêtu de noir comme +un magister de village, et l'autre de +gris, qui avoit bien la mine d'un sergent<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a> +<a href="#footnote245"><sup class="sml">245</sup></a>, +se tenoient aux cheveux et à la +barbe et s'entredonnoient de temps en temps +des coups de poings d'une très cruelle manière. +L'un et l'autre etoient ce que leurs habits et leur +mine vouloient qu'ils fussent. Le vêtu de noir, +magister de village, etoit frère du curé, et le vêtu +de gris, sergent du même village, etoit frère de +l'hôte. Cet hôte etoit alors dans une chambre à +côté de la cuisine prêt à rendre l'ame, d'une +fièvre chaude qui lui avoit si fort troublé l'esprit +qu'il s'etoit cassé la tête contre une muraille; et +sa blessure, jointe à sa fièvre, l'avoit mis si bas +qu'alors que sa frenesie le quitta, il se vit contraint +de quitter la vie, qu'il regrettoit peut-être +moins que son argent mal acquis. Il avoit porté +les armes long-temps, et etoit enfin revenu dans +son village chargé d'ans et de si peu de probité +qu'on pouvoit dire qu'il en avoit encore moins +que d'argent, quoiqu'il fût extrêmement pauvre. +Mais, comme les femmes se prennent souvent +par où elles devroient moins se laisser prendre, +ses cheveux de drille<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a> +<a href="#footnote246"><sup class="sml">246</sup></a> plus longs que ceux des +autres paysans du village, ses sermens à la soldate, +une plume herissée qu'il mettoit les fêtes<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a> +<a href="#footnote247"><sup class="sml">247</sup></a>, +quand il ne pleuvoit point, et une epée rouillée +qui lui battoit de vieilles bottes, encore qu'il +n'eût point de cheval, tout cela donna dans la vue +d'une vieille veuve qui tenoit hôtellerie. Elle avoit +eté recherchée par les plus riches fermiers du +pays, non tant pour sa beauté que pour le bien +qu'elle avoit amassé avec son defunt mari à +vendre bien cher et à faire mauvaise mesure de +vin et d'avoine. Elle avoit constamment resisté à +tous ses pretendans; mais enfin un vieil soldat +avoit triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage +de cette nymphe tavernière etoit le plus petit, et +son ventre etoit le plus grand du Maine, quoique +cette province abonde en personnes ventrues. +Je laisse aux naturalistes le soin d'en chercher la +raison, aussi bien que de la graisse des chapons du +pays. Pour revenir à cette grosse petite femme, +qu'il me semble que je vois toutes les fois que j'y +songe, elle se maria avec son soldat sans en parler +à ses parens, et, après avoir achevé de vieillir +avec lui et bien souffert aussi, elle eut le plaisir +de le voir mourir la tête cassée, ce qu'elle attribuoit +à un juste jugement de Dieu, parcequ'il avoit +souvent joué à casser la sienne. Quand le Destin +entra dans la cuisine de l'hôtellerie, cette hôtesse +et sa servante aidoient au vieil curé du bourg à +separer les combattans, qui s'etoient cramponnés +comme deux vaisseaux; mais les menaces du +Destin et l'autorité avec laquelle il parla achevèrent +ce que les exhortations du bon pasteur +n'avoient pu faire, et les deux mortels ennemis +se separèrent crachant la moitié de leurs dents +sanglantes, saignant du nez, et le menton et la +tête pelés. Le curé etoit honnête homme et sçavoit +bien son monde. Il remercia le Destin fort +civilement, et le Destin, pour lui faire plaisir, fit +embrasser en bonne amitié ceux qui un moment +auparavant ne s'embrassoient que pour s'etrangler. +Pendant l'accommodement, l'hôte acheva +son obscure destinée, sans en avertir ses amis; +tellement qu'on trouva qu'il n'y avoit plus qu'à +l'ensevelir, quand on entra dans sa chambre +après que la paix fut conclue. Le curé fit des +prières sur le mort, et les fit bonnes, car il les +fit courtes. Son vicaire le vint relayer, et cependant +la veuve s'avisa de hurler, et le fit avec +beaucoup d'ostentation et de vanité. Le frère du +mort fit semblant d'être triste ou le fut veritablement, +et les valets et servantes s'en acquittèrent +presque aussi bien que lui. Le curé suivit le +Destin dans sa chambre, lui faisant des offres de +service. Il en fit autant à Leandre, et ils le retinrent +à manger avec eux. Le Destin, qui n'avoit +pas mangé de tout le jour et avoit fait beaucoup +d'exercice, mangea très avidement. Leandre se +reput d'amoureuses pensées plus que de viandes, +et le curé parla plus qu'il ne mangea; il leur fit +cent contes plaisans de l'avarice du defunt, et leur +apprit les plaisans differens que cette passion dominante +lui avoit fait avoir, tant avec sa femme +qu'avec ses voisins. Il leur fit le recit entre autres +d'un voyage qu'il avoit fait à Laval avec sa femme, +au retour duquel, le cheval qui les portoit +tous deux s'etant déferré de deux pieds, et, qui +pis est, les fers s'etant perdus, il laissa sa femme +tenant son cheval par la bride au pied d'un +arbre, et retourna jusqu'à Laval, cherchant exactement +ses fers partout où il crut avoir passé; +mais il perdit sa peine, tandis que sa femme +pensa perdre patience à l'attendre: car il etoit +retourné sur ses pas de deux grandes lieues, et +elle commençoit d'en être en peine quand elle le +vit revenir les pieds nus, tenant ses bottes et +ses chausses dans ses mains. Elle s'etonna fort +de cette nouveauté; mais elle n'osa lui en demander +la raison, tant, à force d'obeir à la guerre, +il s'etoit rendu capable de bien commander dans +sa maison. Elle n'osa pas même repartir, quand +il la fit dechausser aussi, ni lui en demander le +sujet. Elle se douta seulement que ce pouvoit +être par devotion. Il fit prendre à sa femme son +cheval par la bride, marchant derrière pour le +hâter, et ainsi l'homme et la femme sans chaussure, +et le cheval déferré de deux pieds, après +avoir bien souffert, gagnèrent la maison bien +avant dans la nuit, les uns et les autres fort las, +et l'hôte et l'hôtesse ayant les pieds si ecorchés +qu'ils furent près de quinze jours sans pouvoir +presque marcher. Jamais il ne se sceut si bon +gré de quelque autre chose qu'il eût faite; et, +quand il y songeoit, il disoit en riant à sa femme +que, s'ils ne se fussent dechaussés en revenant +de Laval, ils en eussent eu pour deux paires +de souliers, outre deux fers d'un cheval. Le +Destin et Leandre ne s'emurent pas beaucoup +du conte que le curé leur donnoit pour bon, soit +qu'ils ne le trouvassent pas si plaisant qu'il leur +avoit dit, ou qu'ils ne fussent pas alors en humeur +de rire. Le curé, qui etoit grand parleur, +n'en voulut pas demeurer là, et, s'adressant au +Destin, lui dit que ce qu'il venoit d'entendre ne +valoit pas ce qu'il avoit encore à lui dire de la +belle manière dont le defunt s'etoit preparé à la +mort. «Il y a quatre ou cinq jours, ajouta-t-il, +qu'il sçait bien qu'il n'en peut échapper. Il ne s'est +jamais plus tourmenté de son menage; il a eu +regret à tous les oeufs frais qu'il a mangés pendant +sa maladie. Il a voulu sçavoir à quoi monteroit +son enterrement, et même l'a voulu marchander +avec moi le jour que je l'ai confessé<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a> +<a href="#footnote248"><sup class="sml">248</sup></a>. +Enfin, pour achever comme il avoit commencé, +deux heures devant que de mourir, il ordonna +devant moi à sa femme de l'ensevelir dans un +certain vieil drap de sa connoissance qui avoit +plus de cent trous. Sa femme lui representa qu'il +y seroit fort mal enseveli; il s'opiniâtra à n'en +vouloir point d'autre. Sa femme ne pouvoit y +consentir, et, parcequ'elle le voyoit en etat de ne +la pouvoir battre, elle soutint son opinion plus +vigoureusement qu'elle n'avoit jamais fait avec +lui, sans pourtant sortir du respect qu'une honnête +femme doit à un mari, fâcheux ou non. Elle +lui demanda enfin comment il pourroit paroître +dans la vallée de Josaphat, un mechant drap +tout troué sur les épaules, et en quel equipage +il pensoit ressusciter. Le malade s'en mit en colère, +et, jurant comme il avoit accoutumé en sa +santé: «Eh morbleu! vilaine, s'ecria-t-il, je ne +veux point ressusciter.» J'eus autant de peine à +m'empêcher de rire qu'à lui faire comprendre +qu'il avoit offensé Dieu, se mettant en colère, et +plus encore par ce qu'il avoit dit à sa femme, qui +etoit en quelque façon une impiété. Il en fit un +acte de contrition tel quel, et encore lui fallut-il +donner parole qu'il ne seroit point enseveli dans +un autre drap que celui qu'il avoit choisi. Mon +frère, qui s'etoit eclaté de rire quand il avoit renoncé +si hautement et si clairement à sa resurrection, +ne pouvoit s'empêcher d'en rire encore +toutes les fois qu'il y songeoit. Le frère du defunt +s'en etoit formalisé, et, de paroles en paroles, +mon frère et lui, tous deux aussi brutaux +l'un que l'autre, s'etoient entre-harpés après +s'être donné mille coups de poings, et se battroient +peut-être encore si on ne les avoit separés. +Le curé acheva ainsi sa relation, adressant +sa parole au Destin, parceque Leandre ne lui +donnoit pas grande attention. Il prit congé des +comediens, après leur avoir encore offert son service, +et le Destin tâcha de consoler l'affligé +Leandre, lui donnant les meilleures esperances +dont il se put aviser. Tout brisé qu'etoit le pauvre +garçon, il regardoit de temps en temps par +la fenêtre pour voir si son valet ne venoit point, +comme s'il en eût dû venir plus tôt. Mais, quand +on attend quelqu'un avec impatience, les plus +sages sont assez sots pour regarder souvent du +côté qu'il doit venir. Et je finirai par là mon sixième +chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" +name="footnote245"><b>Note 245: </b></a><a href="#footnotetag245"> +(retour) </a> Le sergent correspondoit à peu près à l'huissier d'aujourd'hui: +c'étoit un officier subalterne de la justice, chargé +de faire exécuter ses ordres, en employant, au besoin, l'aide +des recors. Les sergents n'avoient guère meilleure réputation +que les prévôts et autres officiers de justice.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" +name="footnote246"><b>Note 246: </b></a><a href="#footnotetag246"> +(retour) </a> C'est-à-dire de coureur, vaurien, vagabond. Ce terme +s'est conservé jusqu'à nos jours dans le langage populaire.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" +name="footnote247"><b>Note 247: </b></a><a href="#footnotetag247"> +(retour) </a> On peut voir par les estampes du temps combien cette +mode étoit répandue, en dehors même des cavaliers et des +fanfarons, à qui cette habitude avoit acquis le surnom de +<i>Plumets</i> (<i>Dict. de Fur.</i>). Les gens du bel air portoient de +longues plumes blanches sur leurs chapeaux. «Voudriez-vous, +faquins, dit Mascarille à ses porteurs, que j'exposasse +l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison +pluvieuse?» (<i>Précieuses ridic.</i>, sc. 8.) La Fontaine +raille aussi ce <i>plumail</i> et ces aigrettes, dans le <i>Combat des +rats et des belettes</i> (liv. 4, fab. 6).--V. également Somaize, +<i>Procès des Précieuses</i> (1660), p. 51; <i>Récit de la farce des +Précieuses</i>, Anvers, 1660, in-12, p. 19, et les couplets de La +Sablière: + +<p class="mid">Votre audace est sans seconde, etc.</p> + +<p>Cet ornement étoit interdit aux bourgeois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" +name="footnote248"><b>Note 248: </b></a><a href="#footnotetag248"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> ....Tu règles jusqu'au convoi,</p> +<p class="i14"> Jusqu'aux frais de tes funérailles,</p> +<p class="i10">Dans la peur qu'à ta mort on ne gagne avec toi,</p> +</div></div> + +<p>dit Chevreau dans sa fable <i>Le Renard et le Dragon</i>, imitée +de Phèdre (<i>Chevriana</i>). «L'avare dépense plus, mort, en un +jour, qu'il ne faisoit vivant en dix années.» (La Bruyère, <i>Des +biens de fortune</i>.) On peut encore voir plusieurs traits d'avarice +analogues à celui que Scarron prête à l'hôte dans l'<i>Harpagoniana</i> +de Cousin d'Avallon, p. 25, 66, 87 (1801, in-18). +L'avarice est un des ridicules que les écrivains du XVIIe +siècle ont traité le plus souvent et le plus volontiers, et +Scarron lui-même, qui y avoit déjà touché dans sa 1re partie +(ch. 13), y est revenu plus au long dans le <i>Châtiment de +l'avarice</i>, une de ses meilleures <i>nouvelles tragi-comiques</i>. Les +satires et les comédies de ce temps, Boileau comme Molière, +Cyrano de Bergerac comme Larochefoucault et comme +Guy Patin, sans parler des recueils de pièces détachées (V. +<i>Commentaire sur la lésine</i>, t. 3 du <i>Recueil pen rose</i> de Sercy), +s'y étendent complaisamment, ainsi que tous les romans +comiques, satiriques et bourgeois d'alors. Qu'il me suffise +de citer Ch. Sorel dans <i>Francion</i> (l. 3 et 8); le marquis +d'Argentuare, du <i>Roman satirique</i> de Lannel; le procureur +Vollichon, du <i>Roman bourgeois</i> de Furetière; Tristan, avec +l'<i>Avare libéral</i> de son <i>Page disgracié</i> (p. 86); le Noble, avec +son <i>Avare généreux</i>, etc. C'est que, malgré la prodigalité des +brillants courtisans de Versailles, l'avarice paroît avoir été +un vice très répandu au XVIIe siècle. (V. surtout Tallemant, +<i>passim.</i>)</blockquote> +<a name="cb7" id="cb7"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<p class="mid"><i>Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces.<br> +Aventure du corps mort. Orage de coups<br> +de poings et autres accidens surprenans<br> +dignes d'avoir place en cette<br> +veritable histoire.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>eandre regardoit donc par la fenêtre +de sa chambre du côté qu'il attendoit +son valet, quand, tournant la tête de +l'autre côté, il vit arriver le petit Ragotin, +botté jusqu'à la ceinture, monté sur un +petit mulet, et ayant à ses étriers, comme deux +estafiers<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a> +<a href="#footnote249"><sup class="sml">249</sup></a>, la Rancune d'un côté et l'Olive de +l'autre. Ils avoient appris de village en village des +nouvelles du Destin, et, à force de l'avoir suivi, +l'avoient enfin trouvé. Le Destin descendit en +bas au devant d'eux et les fit monter dans la +chambre. Ils ne reconnurent point d'abord le +jeune Leandre, qui avoit changé de mine aussi +bien que d'habit. Afin qu'on ne le connût pas +pour ce qu'il etoit, le Destin lui commanda +d'aller faire apprêter le souper avec la même +autorité dont il avoit coutume de lui parler; et +les comediens, qui le reconnurent par là, ne lui +eurent pas plutôt dit qu'il etoit bien brave que +le Destin repondit pour lui et leur dit qu'un oncle +riche qu'il avoit au bas Maine l'avoit equipé de +pied en cap comme ils le voyoient, et même lui +avoit donné de l'argent pour l'obliger à quitter la +comedie, ce qu'il n'avoit pas voulu faire, et ainsi +l'avoit laissé sans lui dire adieu. Le Destin et les +autres s'entredemandèrent des nouvelles de leur +quête et ne s'en dirent point. Ragotin assura le +Destin qu'il avoit laissé les comediennes en bonne +santé, quoique fort affligées de l'enlevement de +mademoiselle Angelique. La nuit vint; on soupa, +et les nouveaux venus burent autant que les autres +burent peu. Ragotin se mit en bonne humeur, +défia tout le monde à boire, comme un fanfaron +de taverne qu'il etoit, fit le plaisant et chanta +des chansons en depit de tout le monde; mais, +n'etant pas secondé, et le beau-frere de l'hôtesse +ayant representé à la compagnie que ce n'etoit +pas bien fait de faire la debauche<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a> +<a href="#footnote250"><sup class="sml">250</sup></a> auprès d'un +mort, Ragotin en fit moins de bruit et en but +plus de vin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" +name="footnote249"><b>Note 249: </b></a><a href="#footnotetag249"> +(retour) </a> Un estafier étoit un grand valet de pied qui suivoit un +homme à cheval.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" +name="footnote250"><b>Note 250: </b></a><a href="#footnotetag250"> +(retour) </a> Le mot <i>débauche</i> n'avoit pas, au XVIIe siècle, un sens +aussi fort qu'aujourd'hui, et même il ne se prenoit pas toujours +dans une mauvaise signification; c'est un de ces mots +nombreux dont la valeur s'est modifiée en chemin. Quelquefois +on le prenoit simplement dans le sens du <i>comessatio</i> des +Latins, ou de ce que nous appelons familièrement un <i>extra</i>. +C'est ainsi que nous lisons dans une lettre de Boileau à +Racine (1687), à propos du verre de quinquina que Monseigneur +avoit bu après déjeuner chez la princesse de Conti, +sans être malade: «J'ai été fort frappé de l'<i>agréable débauche</i> +de Monseigneur.»</blockquote> + +<p>On se coucha: le Destin et Leandre dans +la chambre qu'ils avoient dejà occupée, Ragotin, +la Rancune et l'Olive dans une petite +chambre qui etoit auprès de la cuisine et à côté +de celle où etoit le corps du defunt, qu'on n'avoit +pas encore commencé d'ensevelir. L'hôtesse coucha +dans une chambre haute, qui etoit voisine +de celle où couchoient le Destin et Leandre, et +elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux +l'objet funeste d'un mari mort et pour recevoir +les consolations de ses amies, qui la vinrent visiter +en grand nombre: car elle etoit une des plus +grosses dames du bourg, et y avoit toujours eté +autant aimée de tout le monde que son mari y +avoit toujours eté haï. Le silence regnoit dans +l'hôtellerie; les chiens y dormoient, puisqu'ils +n'aboyoient point; tous les autres animaux y +dormoient aussi, ou le devoient faire; et cette +tranquillité-là duroit encore entre deux et trois +heures du matin, quand tout à coup Ragotin se +mit à crier de toute sa force que la Rancune etoit +mort. Tout d'un temps il eveilla l'Olive, alla +faire lever le Destin et Leandre et les fit descendre +dans sa chambre pour venir pleurer, ou du +moins voir la Rancune, qui venoit de mourir subitement +à son côté, à ce qu'il disoit. Le Destin et +Leandre le suivirent, et la première chose qu'ils +virent en entrant dans la chambre, ce fut la +Rancune qui se promenoit dans la chambre en +homme qui se porte bien, quoi que cela soit assez +difficile après une mort subite. Ragotin, qui entroit +le premier, ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il +se retira en arrière comme s'il eût eté prêt de +marcher sur un serpent ou de mettre le pied +dans un trou. Il fit un grand cri, devint pâle +comme un mort et heurta si rudement le Destin +et Leandre, lorsqu'il se jeta hors de la chambre +à corps perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne +les portât par terre. Cependant que sa peur le +fait fuir jusque dans le jardin de l'hôtellerie, où +il hasarde de se morfondre, le Destin et Leandre +demandent à la Rancune des particularités de +sa mort; la Rancune leur dit qu'il n'en sçavoit +pas tant que Ragotin, et ajouta qu'il n'etoit pas +sage<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a> +<a href="#footnote251"><sup class="sml">251</sup></a>. L'Olive cependant rioit comme un fol, la +Rancune demeuroit froid sans parler, selon sa +coutume, et l'Olive et lui ne se declaroient pas +davantage. Leandre alla après Ragotin et le +trouva caché derrière un arbre, tremblant de +peur plus que de froid, quoiqu'il fût en chemise. +Il avoit l'imagination si pleine de la Rancune +mort qu'il prit d'abord Leandre pour son fantôme +et pensa s'enfuir quand il s'approcha de +lui. Là-dessus le Destin arriva, qui lui parut aussi +un autre fantôme; ils n'en purent tirer la moindre +parole, quelque chose qu'ils lui pussent dire, et +enfin ils le prirent sous les bras pour le remener +dans sa chambre. Mais, dans le temps qu ils alloient +sortir du jardin, la Rancune s'etant presenté +pour y entrer, Ragotin se defit de ceux qui +le tenoient et s'alla jeter, regardant derrière lui +d'un oeil egaré, dans une grosse touffe de rosiers +où il s'embarrassa depuis les pieds jusqu'à la tête, +et ne s'en put tirer assez vite pour s'empêcher +d'être joint par la Rancune, qui l'appela cent fois +fol et lui dit qu'il le falloit enchaîner. Ils le tirèrent +à trois hors de la touffe de rosiers où il s'etoit +fourré. La Rancune lui donna une claque sur +la peau nue, pour lui faire voir qu'il n'etoit pas +mort, et enfin le petit homme effrayé fut remené +dans sa chambre et remis dans son lit. Mais à +peine y fut-il qu'une clameur de voix feminines +qu'ils entendirent dans la chambre voisine leur +donna à deviner ce que ce pouvoit être. Ce n'etoient +point les plaintes d'une femme affligée, c'etoient +des cris effroyables de plusieurs femmes +ensemble comme quand elles ont peur. Le Destin +y alla et trouva quatre ou cinq femmes avec +l'hôtesse, qui cherchoient sous les lits, regardoient +dans la cheminée et paroissoient fort effrayées. +Il leur demanda ce qu'elles avoient, et +l'hôtesse, moitié hurlant, moitié parlant, lui dit +qu'elle ne sçavoit ce qu'etoit devenu le corps +de son pauvre mari. En achevant de parler, elle +se mit à hurler, et les autres femmes, comme de +concert, lui repondirent en choeur, et toutes ensemble +firent un bruit si grand et si lamentable +que tout ce qu'il y avoit de gens dans l'hôtellerie +entra dans la chambre, et ce qu'il y avoit de +voisins et de passans entra dans l'hôtellerie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" +name="footnote251"><b>Note 251: </b></a><a href="#footnotetag251"> +(retour) </a> «N'être pas sage» est un euphémisme qui s'employoit +fréquemment alors pour «être fou.»--«Bref, on dit que +vous n'estes pas sage.» (Responce du sieur Hydaspe au sieur +de Balzac, 1624.)</blockquote> + +<p>Dans ce temps-là, un maître chat s'etoit saisi +d'un pigeon qu'une servante avoit laissé demi-lardé +sur la table de la cuisine, et, se sauvant avec +sa proie dans la chambre de Ragotin, s'etoit caché +sous le lit où il avoit couché avec la Rancune. +La servante le suivit un bâton de fagot à la main, +et, regardant sous le lit pour voir ce qu'etoit devenu +son pigeon, elle se mit à crier tant qu'elle +put qu'elle avoit trouvé son maître, et le repeta si +souvent que l'hôtesse et les autres femmes vinrent +à elle. La servante sauta au col de sa maîtresse, +lui disant qu'elle avoit trouvé son maître, +avec un si grand transport de joie que la pauvre +veuve eut peur que son mari ne fût ressuscité: +car on remarqua qu'elle devint pâle comme un +criminel qu'on juge. Enfin la servante les fit regarder +sous le lit, où ils aperçurent le corps +mort dont ils etoient tant en peine. La difficulté +ne fut pas si grande à le tirer de là, quoiqu'il +fût bien pesant, qu'à sçavoir qui l'y avoit mis. +On le rapporta dans la chambre, où l'on commença +de l'ensevelir. Les comediens se retirèrent +dans celle où avoit couché le Destin, qui ne pouvoit +rien comprendre dans ces bizarres accidens. +Pour Leandre, il n'avoit dans la tête que sa +chère Angelique, ce qui le rendoit aussi rêveur +que Ragotin etoit fâché de ce que la Rancune +n'etoit pas mort, dont les railleries l'avoient si +fort mortifié qu'il ne parloit plus, contre sa coutume +de parler incessamment et de se mêler en +toutes sortes de conversations à propos ou non. +La Rancune et l'Olive s'etoient si peu etonnés et +de la terreur panique de Ragotin et de la transmigration +d'un corps mort d'une chambre à l'autre +sans aucun secours humain, au moins dont +on eût connaissance, que le Destin se douta +qu'il avoient grande part dans le prodige. Cependant +l'affaire s'eclaircissoit dans la cuisine +de l'hôtellerie: un valet de charrue revenu des +champs pour dîner, ayant ouï conter à une servante +avec grande frayeur que le corps de son +maître s'etoit levé de lui-même et avoit marché, +lui dit qu'en passant par la cuisine à la pointe +du jour, il avoit vu deux hommes en chemise qui +le portoient sur leurs epaules dans la chambre +où l'on l'avoit trouvé. Le frère du mort ouït ce que +disoit le valet et trouva l'action fort mauvaise. +La veuve le sçut aussitôt, et ses amies aussi; les +uns et les autres s'en scandalisèrent bien fort, et +conclurent tous d'une voix qu'il falloit que ces +hommes-là fussent des sorciers qui vouloient +faire quelque mechanceté de ce corps mort<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a> +<a href="#footnote252"><sup class="sml">252</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" +name="footnote252"><b>Note 252: </b></a><a href="#footnotetag252"> +(retour) </a> Les cadavres servoient à divers usages dans les pratiques +de sorcellerie. Suivant quelques uns, ils étoient magnétiques +et jouissoient des propriétés de l'aimant ou de la boussole. +Mais c'étoit surtout dans les superstitions de l'anthropomancie +et de la nécromancie qu'on en faisoit usage. Les +Thessaliens arrosoient un cadavre de sang chaud pour en recevoir +des oracles sur l'avenir. Les Syriens vénéroient et +consultoient des têtes d'enfants coupées. Ménélas, suivant +Hérodote,--Héliogabale, et aussi, dit-on, Julien l'Apostat, +recherchoient leur destinée dans les entrailles fumantes de +malheureux qu'ils faisoient égorger, etc. On croyoit encore, +dans le peuple, que les sorciers du temps n'avoient point +laissé perdre les anciens usages. V. plus loin une note de la +3e partie, ch. 8.</blockquote> + +<p>Dans le temps que l'on jugeoit si mal de la Rancune, +il entra dans la cuisine pour faire porter à +dejeuner dans leur chambre. Le frère du defunt +lui demanda pourquoi il avoit porté le corps de +son frère dans sa chambre; la Rancune, bien +loin de lui repondre, ne le regarda pas seulement. +La veuve lui fit la même question; il eut la même +indifference pour elle, ce que la bonne dame +n'eut pas pour lui. Elle lui sauta aux yeux, furieuse +comme une lionne à qui on a ravi ses petits +(j'ai peur que la comparaison ne soit ici trop +magnifique). Son beau-frère donna un coup de +poing à la Rancune; les amies de l'hôtesse ne +l'epargnèrent pas; les servantes s'en mêlèrent, +les valets aussi. Mais il n'y avoit pas place en un +homme seul pour tant de frappeurs, et ils s'entrenuisoient +les uns aux autres. La Rancune seul +contre plusieurs, et par consequent plusieurs contre +lui, ne s'etonna point du nombre de ses ennemis, +et, faisant de necessité vertu, commença à +jouer des bras de toute la force que Dieu lui +avoit donnée, laissant le reste au hazard. Jamais +combat inegal ne fut plus disputé. Mais aussi la +Rancune, conservant son jugement dans le peril, +se servoit de son adresse aussi bien que de sa +force, menageoit ses coups et les faisoit profiter +le plus qu'il pouvoit. Il donna tel soufflet qui, ne +donnant pas à plomb sur la première joue qu'il +rencontroit, et ne faisant que glisser, s'il faut +ainsi dire, alloit jusqu'à la seconde, même troisième +joue, parcequ'il donnoit la plupart de ses +coups en faisant la demi-pirouette, et tel soufflet +tira trois sons differens de trois differentes +mâchoires. Au bruit des combattans, l'Olive descendit +dans la cuisine, et à peine eut-il le temps +de discerner son compagnon d'entre tous ceux +qui se battoient qu'il se vit battre, et même plus +que lui, de qui la vigoureuse resistance commençoit +à se faire craindre. Deux ou trois donc des +plus maltraités par la Rancune se jetèrent sur +l'Olive, peut-être pour se racquitter; le bruit en +augmenta, et en même temps l'hôtesse reçut un +coup de poing dans son petit oeil qui lui fit voir +cent mille chandelles (c'est un nombre certain pour +un incertain) et la mit hors de combat. Elle +hurla plus fort et plus franchement qu'elle n'avoit +fait à la mort de son mari. Ses hurlemens attirèrent +les voisins dans la maison, et firent descendre dans +la cuisine le Destin et Leandre. Quoi +qu'ils y vinssent avec un esprit de pacification, +on leur fit d'abord la guerre sans la leur declarer; +les coups de poings ne leur manquèrent pas, +et ils n'en laissèrent point manquer ceux qui leur +en donnèrent. L'hôtesse, ses amies et ses servantes +crioient aux voleurs et n'etoient plus que +les spectatrices du combat: les unes, les yeux +pochés; les autres, le nez sanglant; les autres, +les mâchoires brisées, et toutes decoiffées. Les +voisins avoient pris parti pour la voisine contre +ceux qu'elle appeloit voleurs. Il faudroit une +meilleure plume que la mienne pour bien representer +les beaux coups de poings qui s'y donnèrent. +Enfin, l'animosité et la fureur se rendant +maîtresses des uns et des autres, on commençoit +à se saisir des broches et des meubles qui se +peuvent jeter à la tête, quand le curé entra dans +la cuisine et tâcha de faire cesser le combat. En +verité, quelque respect que l'on eût pour lui, il +eût bien eu de la peine à separer les combattans, +si leur lassitude ne s'en fût mêlée. Tous actes +d'hostilité cessèrent donc de part et d'autre, et +non pas le bruit: car, chacun voulant parler le +premier, et les femmes plus que les hommes, +avec leurs voix de fausset, le pauvre bonhomme +fut contraint de se boucher les oreilles et de gagner +la porte; cela fit taire les plus tumultueux. +Il entra dans le champ de bataille, et le frère de +l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui fit +des plaintes du corps mort transporté d'une +chambre à l'autre. Il eût exageré la mechante +action plus qu'il ne fit s'il eût eu moins de sang +à cracher qu'il n'en avoit, outre celui qui sortoit +de son nez, qu'il ne pouvoit arrêter. La Rancune +et l'Olive avouèrent ce qu'on leur imputoit, et +protestèrent qu'ils ne l'avoient pas fait à mauvaise +intention, mais seulement pour faire peur à +un de leurs camarades, comme ils avoient fait. +Le curé les en blâma fort, et leur fit comprendre +la consequence d'une telle entreprise, qui passoit +la raillerie; et, comme il etoit homme d'esprit +et avoit grand credit parmi ses paroissiens, il +n'eut pas grand'peine à pacifier le differend, et +qui plus y mit plus y perdit. Mais la Discorde aux +crins de couleuvres<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a> +<a href="#footnote253"><sup class="sml">253</sup></a> n'avoit pas encore fait dans +cette maison-là tout ce qu'elle avoit envie d'y +faire. On ouït dans la chambre haute des hurlemens +non guère differens de ceux que fait un +pourceau qu'on egorge, et celui qui les faisoit +n'etoit autre que le petit Ragotin. Le curé, les +comediens et plusieurs autres coururent à lui et +le trouvèrent tout le corps, à la reserve de la +tête, enfoncé dans un grand coffre de bois qui +servoit à serrer le linge de l'hôtellerie, et, ce qui +etoit de plus fâcheux pour le pauvre encoffré, le +dessus du coffre, fort pesant et massif, etoit +tombé sur ses jambes et les pressoit d'une manière +fort douloureuse à voir. Une puissante servante, +qui n'etoit pas loin du coffre quand ils +entrèrent, et qui leur paroissoit fort emue, fut +soupçonnée d'avoir si mal placé Ragotin. Il etoit +vrai, et elle en etoit toute fière, si bien que, s'occupant +à faire un des lits de la chambre, elle ne +daigna pas regarder de quelle façon on tiroit Ragotin +du coffre, ni même repondre à ceux qui +lui demandèrent d'où venoit le bruit qu'on avoit +entendu. Cependant le demi-homme fut tiré de +sa chausse-trape, et ne fut pas plutôt sur ses +pieds qu'il courut à une epée. On l'empêcha de +la prendre; mais on ne put l'empêcher de joindre +la grande servante, qu'il ne put aussi empêcher +qu'elle ne lui donnât un si grand coup sur la tête +que tout le vaste siége de son etroite raison en +fut ebranlé. Il en fit trois pas en arrière; mais +c'eût eté reculer pour mieux sauter, si l'Olive ne +l'eût retenu par ses chausses comme il s'alloit +elancer comme un serpent contre sa redoutable +ennemie. L'effort qu'il fit, quoique vain, fut fort +violent: la ceinture de ses chausses s'en rompit, +et le silence aussi de l'assistance, qui se mit à +rire. Le curé en oublia sa gravité, et le frère de +l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'avoit +pas envie de rire, et sa colère s'etoit tournée +contre l'Olive, qui, s'en sentant injurié, le prit +tout brandi<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a> +<a href="#footnote254"><sup class="sml">254</sup></a>, comme l'on dit à Paris, le jeta sur le +lit que faisoit la servante, et là, d'une force d'Hercule, +il acheva de faire tomber ses chausses, dont +la ceinture etoit dejà rompue, et, haussant et +baissant les mains dru et menu sur ses cuisses +et sur les lieux voisins, en moins de rien les +rendit rouges comme de l'ecarlate. Le hasardeux +Ragotin se precipita courageusement du lit en +bas, mais un coup si hardi n'eut pas le succès +qu'il meritoit: son pied entra dans un pot de +chambre que l'on avoit laissé dans la ruelle du +lit pour son grand malheur, et y entra si avant +que, ne l'en pouvant retirer à l'aide de son autre +pied, il n'osa sortir de la ruelle du lit où il +etoit, de peur de divertir davantage la compagnie +et d'attirer sur soi la raillerie, qu'il entendoit +moins que personne du monde. Chacun s'etonnoit +fort de le voir si tranquille après avoir eté si +emu; la Rancune se douta que ce n'etoit pas +sans cause; il le fit sortir de la ruelle du lit moitié +bon gré, moitié par force, et lors tout le +monde vit où etoit l'enclouure, et personne ne +se put empêcher de rire en voyant le pied de +metal que s'etoit fait le petit homme. Nous le +laisserons foulant l'etain d'un pied superbe, pour +aller recevoir un train qui entra au même temps +dans l'hôtellerie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" +name="footnote253"><b>Note 253: </b></a><a href="#footnotetag253"> +(retour) </a> C'est le <i>Discordia, vipereum crinem vittis innexa cruentis</i>, +de Virgile, traduit en langue burlesque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" +name="footnote254"><b>Note 254: </b></a><a href="#footnotetag254"> +(retour) </a> C'est-à-dire malgré lui, de vive force.</blockquote> +<a name="cb8" id="cb8"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Ce qui arriva du pied de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/S.png"></span>i Ragotin eût pu de son chef et sans +l'aide de ses amis se depoter le pied, +je veux dire le tirer hors du mechant +pot de chambre où il etoit si malheureusement +entré, sa colère eût pour le moins +duré le reste du jour; mais il fut contraint de rabattre +quelque chose de son orgueil naturel et +de filer doux, priant humblement le Destin et la +Rancune de travailler à la liberté de son pied +droit ou gauche, je n'ai pas su lequel. Il ne s'adressa +pas à l'Olive, à cause de ce qui s'etoit +passé entre eux; mais l'Olive vint à son secours +sans se faire prier, et ses deux camarades et lui +firent ce qu'ils purent pour le soulager. Les efforts +que le petit homme avoit faits pour tirer son +pied hors du pot l'avoient enflé, et ceux que +faisoient le Destin et l'Olive l'enfloient encore davantage. +La Rancune y avoit d'abord mis la +main, mais si maladroitement, ou plutôt si malicieusement, +que Ragotin crut qu'il le vouloit +estropier à perpétuité; il l'avoit prié instamment +de ne s'en mêler plus; il pria les autres de la +même chose, se coucha sur un lit en attendant +qu'on lui eût fait venir un serrurier pour lui limer +le pot de chambre sur le pied. Le reste du jour +se passa assez pacifiquement dans l'hôtellerie, et +assez tristement entre le Destin et Leandre: l'un +fort en peine de son valet, qui ne revenoit point +lui apprendre des nouvelles de sa maîtresse, +comme il lui avoit promis, et l'autre ne se pouvant +réjouir eloigné de sa chère mademoiselle de +l'Etoile, outre qu'il prenoit part à l'enlèvement +de mademoiselle Angelique, et que Leandre lui +faisoit pitié, sur le visage duquel il voyoit toutes +les marques d'une extrême affliction. La Rancune +et l'Olive prirent bientôt parti avec quelques +habitans du bourg qui jouoient à la boule, +et Ragotin, après avoir fait travailler à son pied, +dormit le reste du jour, soit qu'il en eût envie, +ou qu'il fût bien aise de ne paroître pas en public, +après les mauvaises affaires qui lui etoient arrivées. +Le corps de l'hôte fut porté à sa dernière +demeure, et l'hôtesse, nonobstant les belles pensées +de la mort que lui devoit avoir données celle +de son mari, ne laissa pas de faire payer en Arabe +deux Anglois qui alloient de Bretagne à Paris.</p> + +<p>Le soleil venoit de se coucher quand le Destin +et Léandre, qui ne pouvoient quitter la fenêtre +de leur chambre, virent arriver dans l'hôtellerie +un carrosse à quatre chevaux, suivi de trois +hommes de cheval et de quatre ou cinq laquais. +Une servante les vint prier de vouloir ceder leur +chambre au train qui venoit d'arriver, et ainsi +Ragotin fut obligé de se faire voir, quoiqu'il eût +envie de garder la chambre, et suivit le Destin +et Leandre dans celle où, le jour precédent, il +avoit cru avoir vu mort la Rancune. Le Destin +fut reconnu dans la cuisine de l'hôtellerie par un +des messieurs du carrosse, ce même conseiller du +parlement de Rennes avec qui il avoit fait connaissance +pendant les noces qui furent si malheureuses +à la pauvre la Caverne. Ce senateur breton +demanda au Destin des nouvelles d'Angelique, +et lui temoigna d'avoir du deplaisir de ce qu'elle +n'etoit point retrouvée. Il se nommoit La Garouffière, +ce qui me fait croire qu'il etoit plutôt angevin +que breton, car on ne voit pas plus de +noms bas-bretons commencer par <i>Ker</i> que l'on +en voit d'angevins terminer en <i>ière</i>, de normands +en <i>ville</i>, de picards en <i>cour</i>, et des peuples voisins +de la Garonne en <i>ac</i>. Pour revenir à M. de +la Garouffière, il avoit de l'esprit, comme je +vous ai dejà dit, et ne se croyoit point homme +de province en nulle manière, venant d'ordinaire, +hors de son semestre, manger quelque argent +dans les auberges de Paris, et prenant le deuil +quand la Cour le prenoit, ce qui, bien verifié et +enregistré, devroit être une lettre non pas de noblesse +tout à fait, mais de non-bourgeoisie, si +j'ose ainsi parler. De plus, il etoit bel esprit, par +la raison que tout le monde presque se pique +d'être sensible aux divertissemens de l'esprit, +tant ceux qui les connoissent que les ignorants +presomptueux ou brutaux qui jugent temerairement +des vers et de la prose, encore qu'ils +croient qu'il y a du deshonneur à bien ecrire, et +qu'ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme, +qu'il fait des livres<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a> +<a href="#footnote255"><sup class="sml">255</sup></a>, comme ils lui reprocheroient +qu'il fait de la fausse monnoie<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a> +<a href="#footnote256"><sup class="sml">256</sup></a>. Les comédiens +s'en trouvent bien. Ils en sont caressés +davantage dans les villes où ils representent: car, +etant les perroquets ou sansonnets des poètes, +et même quelques uns d'entr'eux, qui sont nés +avec de l'esprit, se mêlant quelquefois de faire +des comedies, ou de leur propre fonds, ou de +parties empruntées<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a> +<a href="#footnote257"><sup class="sml">257</sup></a>, il y a quelque sorte d'ambition +à les connoître ou à les hanter. De nos jours +on a rendu en quelque façon justice à leur profession, +et on les estime plus que l'on ne faisoit +autrefois<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a> +<a href="#footnote258"><sup class="sml">258</sup></a>. Aussi est-il vrai qu'en la comedie le +peuple trouve un divertissement des plus innocents, +et qui peut à la fois peut instruire et plaire. Elle +est aujourd'hui purgée, au moins à Paris, de tout +ce qu'elle avoit de licencieux[<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a> +<a href="#footnote259"><sup class="sml">259</sup></a>. Il seroit à souhaiter +qu'elle le fût aussi des filous, des pages et +des laquais, et autres ordures du genre humain<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a> +<a href="#footnote260"><sup class="sml">260</sup></a>, +que la facilité de prendre des manteaux y attire +encore plus que ne faisoient autrefois les mauvaises +plaisanteries des farceurs; mais aujourd'hui +la farce est comme abolie<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a> +<a href="#footnote261"><sup class="sml">261</sup></a>, et j'ose dire qu'il y +a des compagnies particulières où l'on rit de bon +coeur des équivoques basses et sales qu'on y débite, +desquelles on se scandaliseroit dans les premières +loges de l'hôtel de Bourgogne.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" +name="footnote255"><b>Note 255: </b></a><a href="#footnotetag255"> +(retour) </a> Même au temps de la plus grande faveur des beaux +esprits, les auteurs, au XVIIe siècle, étoient considérés +comme des personnages subalternes et traités comme tels; +il en étoit encore ainsi à l'époque où écrit Scarron; ce ne +fut que plus tard que la condition des écrivains se releva un +peu, mais non complétement. Ce discrédit devoit être le plus +souvent imputé aux auteurs eux-mêmes, qui vivoient sans +dignité littéraire, et se plioient, vis-à-vis des grands seigneurs, +à une sorte de domesticité commode et salariée. +Ducs et marquis étoient fort ignorants pour la plupart. «Du +latin! s'écrioit le commandeur de Jars; de mon temps, +d'homme d'honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme» +(Saint-Evrem., lettre à M. D***.) Suivant le chevalier +de Méré, il n'y avoit que les docteurs qui connussent le latin +et le grec. M. de Montbazon, qui n'avoit «rien à mespris +comme un homme sçavant», n'étoit nullement une exception. +V. l'<i>Onozandre</i>, satire de Bautru. Néanmoins ces messieurs +prétendoient juger les oeuvres d'esprit, et souvent même +faisoient de petits vers galants, où ils cherchoient à attraper +l'<i>air de cour</i>, tout en s'excusant de déroger ainsi. Le mot de +Mascarille: «Cela est au dessous de ma condition, mais je +le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me +persécutent» (Pr. rid., 10), avoit plus d'un pendant historique, +ne fût-ce que dans les préfaces de M. de Scudéry. «On +s'étonnera peut-être qu'un homme de ma naissance et de ma +profession se soit donné le loisir de s'attacher à cet ouvrage», +écrivoit en 1668 le marquis de Villennes, en tête des Elégies +choisies des <i>Amours d'Ovide</i>. Souvent même la plus grande +préoccupation des gens de lettres étoit de faire croire qu'ils +écrivoient par délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer +pour auteurs de profession. V. Gueret, <i>Parn. réf.</i>, p. 65.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" +name="footnote256"><b>Note 256: </b></a><a href="#footnotetag256"> +(retour) </a> La fabrication de la fausse monnoie étoit un crime fort +commun à cette epoque, et l'on voyoit même des gentilshommes +s'en rendre coupables, témoin le marquis de Pomenars. +D'après Tallemant, M. d'Angoulême, et le surintendant +des finances de la Vieuville, ainsi que la Montarbault, +Saint-Aunais, etc., s'en occupoient également: cette accusation +revient très souvent dans ses historiettes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" +name="footnote257"><b>Note 257: </b></a><a href="#footnotetag257"> +(retour) </a> Cela n'etoit pas rare, soit alors, soit un peu plus tard, +sans parler des farceurs dont les <i>drôleries</i> ont eté imprimées: +je citerai, par exemple, Zach. Jac. Montfleury, à qui Cyrano +reproche précisément que sa tragédie «est la corneille d'Esope», +et qu'elle est «tirée de l'<i>Aminte</i>, du <i>Pastor fido</i>, +de Guarini, du cavalier Marin et de cent autres». (<i>Lett. cont. +un gros homme</i>); puis Chevalier, Legrand, Baron, Brecourt, +Dorimon, Hauteroche, Villiers, la Thuillerie, Rosimond, +la Thorillière, Poisson, Champmeslé, Dancourt, enfin Molière. +«La plupart d'entre eux, dit Chappuzeau en parlant +des comédiens, sont aussi auteurs.... Dans la seule troupe +royale il y en a cinq dont les ouvrages sont bien reçus.» (<i>Le +th. fr.</i>, l. 2, 9.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" +name="footnote258"><b>Note 258: </b></a><a href="#footnotetag258"> +(retour) </a> Grâce à la renaissance du théâtre, qui venoit de s'élever +à une hauteur nouvelle, surtout avec Corneille; grâce +aux excellents acteurs qui honoroient la scène par leur jeu +et même par leurs ouvrages; grâce au goût de Richelieu, de +Mazarin et de Louis XIV pour les représentations dramatiques; +grâce enfin à l'organisation meilleure et plus stable des +comédiens. V. Chappuzeau, <i>Le th. fr.</i>, p. 139-185; <i>Mém. de +Mme de Sév.</i>, par Walck., t. 2,. p. 180-2. Aussi Floridor, +sieur de Prinefosse, ne crut-il pas, en montant sur le théâtre, +déshonorer son titre d'écuyer, qu'il accoloit fièrement à son +titre d'acteur, et le roi vouloit bien ne pas le juger déchu +par cela même qu'il étoit comédien. La Thorillière et Beauchâteau +étoient gentilshommes; les actrices La Mothe, La +Chassaigne et Beaumenard étoient <i>demoiselles</i>. Enfin en +1669 alloit venir un arrêt du conseil, précédé d'un autre +dans le même sens, en 1641, portant qu'on ne déroge pas en +s'attachant au théâtre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" +name="footnote259"><b>Note 259: </b></a><a href="#footnotetag259"> +(retour) </a> On n'a qu'à parcourir, dans les frères Parfait, pour +s'en convaincre, la liste des pièces de cette époque, où l'on +ne trouvera presque plus rien qui rappelle la licence du vieux +théâtre de Hardy et de Larivey, du <i>Tyr et Sidon</i> de Schelandre, +des <i>Corrivaux</i>, de Pierre Troterel, de l'<i>Impuissance</i> +de Véronneau, du <i>Pédant joué</i>, de Cyrano de Bergerac, +et même des premières pièces de Rotrou, quoique +celui-ci se vantât d'avoir rendu la muse si modeste que +«d'une profane il en avoit fait une religieuse». (<i>Ep. dédic. de +la Bague de l'oubli.</i>) Dans les premières années du siècle, +les pièces de l'hôtel de Bourgogne en particulier étoient encore +si licencieuses que le P. Garasse, dans sa <i>Doctrine +curieuse</i>, a pu reprocher aux beaux esprits de fréquenter +ce théâtre, comme il leur reproche de fréquenter la Pomme +de Pin et les mauvais lieux. «Mais, dit Saint-Evremont, +en parlant de la licence des anciens auteurs, depuis que +Voiture.. eut évité cette basse manière avec assez d'exactitude, +le théâtre même n'a plus souffert que ses auteurs +aient écrit une parole trop libre.» (T. 9, p. 58.) On trouve +partout des témoignages analogues: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Quoi! fais-je une action trop libre et trop hardie,</p> +<p class="i10">Si je me plais parfois à voir la comedie,</p> +<p class="i10">Qu'on a mise à tel point, pour en pouvoir jouir,</p> +<p class="i10">Que la plus chaste oreille aujourd'hui peut l'ouïr?</p> +</div></div> + +<p>dit Angélique, I, 6, dans l'<i>Esprit follet</i>de d'Ouville (1642). Ce +qui n'empêcha pas qu'en 1653 et 1654, Quinault, dans ses <i>Rivales</i>, +La Fontaine, dans son <i>Eunuque</i>, etc., n'aient encore hasardédes passages fort licencieux; mais, à cette époque, cela +devient une exception, tandis qu'il n'en étoit pas ainsi auparavant. +V. <i>Hist. de Corneille</i>, de Taschereau, éd. Jannet, +p. 16 et suiv. Seulement, il faut convenir que ce n'est pas +Scarron lui-même qui a beaucoup contribué à cette épuration +de la comédie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" +name="footnote260"><b>Note 260: </b></a><a href="#footnotetag260"> +(retour) </a> Le parterre de la comédie, où les spectateurs se tenoient +debout et souvent entassés les uns sur les autres, étoit +par la même le rendez-vous des filous--qui pouvoient d'autant +mieux y prendre des manteaux que les vestiaires n'étoient +pas encore établis--ainsi que des pages et laquais, +qui trouvoient amplement matière à y exercer leur turbulence +naturelle, et à qui on fut obligé, en 1635, de ne plus +permettre d'entrer avec leurs épées. L'épée fut même complétement +interdite aux laquais à partir de 1654, à la suite +d'une échauffourée dans laquelle plusieurs d'entre eux avoient +tué un capitaine aux gardes:--car ils ne se contentoient pas +de se faire «guetteurs d'un coing de ruë» (<i>Anticaquet de +l'accouchée</i>, éd. Jannet, p. 257), ils alloient parfois jusqu'à +l'assassinat. Qu'on ne s'étonne pas de voir Scarron ranger les +pages entre les filoux et les laquais, au nombre des ordures +du genre humain: de tous les témoignages du temps, aucun +ne le contredit sur ce point. V. <i>Francion</i>; <i>le Page disgracié</i>, +de Tristan, <i>passim.</i> Ils avoient droit d'entrer gratuitement +avec les grands seigneurs. V. Scarron, <i>Dédic. à Guillemette</i>. +Rojas, dans son <i>Viage entretenido</i>, raconte également +les troubles qu'occasionnoient au théâtre les pages, laquais, +etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" +name="footnote261"><b>Note 261: </b></a><a href="#footnotetag261"> +(retour) </a> La plupart des principaux farceurs, Bruscambille, +Turlupin, Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju, +etc., étoient morts ou avoient disparu de la scène, +en sorte que la farce proprement dite, telle qu'ils l'avoient +créée et fait fleurir, avoit quitté avec eux l'hôtel de Bourgogne, +dont ils étoient le principal appui au commencement +du XVIIe siècle. Grimarest, dans sa Vie de Molière, et La +Grange, dans la préface des Oeuvres de Molière, éd. 1682, +témoignent que, lorsque celui-ci joua le <i>Docteur amoureux</i> +devant le roi (1658), l'usage des petites comédies étoit perdu +depuis long-temps. C'étoit par une espèce de tradition empruntée +à leur prédécesseurs, les Enfants sans soucy, que +les acteurs de l'hôtel de Bourgogne s'étoient d'abord spécialement +consacrés à la farce. V. plus haut, p. 276, note 1.</blockquote> + +<p>Finissons la digression. Monsieur de la Garouffière +fut ravi de trouver le Destin dans l'hôtellerie, +et lui fit promettre de souper avec la compagnie +du carrosse, qui etoit composée du nouveau +marié du Mans et de la nouvelle mariée, qu'il menoit +en son pays de Laval; de madame sa mère, +j'entends du marié, d'un gentilhomme de la province, +d'un avocat du conseil et de monsieur de +la Garouffière, tous parens les uns des autres et +que le Destin avoit vus à la noce où mademoiselle +Angelique avoit eté enlevée. Ajoutez à tous +ceux que je viens de nommer une servante ou +femme de chambre, et vous trouverez que le carrosse +qui les portoit etoit bien plein, outre que +madame Bouvillon<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a> +<a href="#footnote262"><sup class="sml">262</sup></a>, c'est ainsi que s'appeloit la +mère du marié, etoit une des plus grosses femmes +de France, quoique des plus courtes, et l'on +m'a assuré qu'elle portoit d'ordinaire sur elle, +bon an mal an, trente quintaux de chair, sans +les autres matières pesantes ou solides qui entrent +dans la composition d'un corps humain. +Après ce que je viens de vous dire, vous n'aurez +pas peine à croire qu'elle etoit très succulente, +comme sont toutes les femmes ragottes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" +name="footnote262"><b>Note 262: </b></a><a href="#footnotetag262"> +(retour) </a> Suivant une clef manuscrite, Scarron auroit voulu railler, +sous le nom de madame Bouvillon, une madame Bautru, +femme d'un trésorier de France à Alençon, morte en +mars 1709. Elle étoit mère de madame Bailly, femme de +M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand'mère de +M. le président Bailly. V. la notice.</blockquote> + +<p>On servit à souper. Le Destin y parut avec sa +bonne mine, qui ne le quittoit point, et qui n'etoit +point alterée alors par du linge sale, Leandre luy +en ayant prêté du blanc. Il parla peu, selon sa coutume, +et, quand il eût parlé autant que les autres, +qui parlèrent beaucoup, il n'eût peut-être pas tant +dit de choses inutiles qu'ils en dirent. La Garouffière +lui servit de tout ce qu'il y avoit de meilleur +sur la table; madame Bouvillon en fit de +même à l'envi de la Garouffière, avec si peu +de discretion, que tous les plats de la table se +trouvèrent vides en un moment, et l'assiette du +Destin si pleine d'ailes et de cuisses de poulets +que je me suis souvent etonné depuis comment +on avoit pu faire par hazard une si haute pyramide +de viande sur si peu de base qu'est le cul +d'une assiette. La Garouffière n'y prenoit pas +garde, tant il etoit attentivement occupé à parler +de vers au Destin et à lui donner bonne opinion +de son esprit. Madame Bouvillon, qui avoit aussi +son dessein, continuoit toujours ses bons offices +au comedien, et, ne trouvant plus de poulets à +couper, fut reduite à lui servir des tranches de +gigot de mouton. Il ne sçavoit où les mettre, et +en tenoit une en chacune de ses mains pour leur +trouver place quelque part, quand le gentilhomme, +qui ne s'en voulut pas taire au prejudice de +son appetit, demanda au Destin, en souriant, +s'il mangeroit bien tout ce qui etoit sur son assiette. +Le Destin y jeta les yeux et fut bien etonné +d'y voir presque au niveau de son menton la pile +de poulets depecés dont la Garouffière et la Bouvillon +avoient erigé un trophée à son merite. Il +en rougit et ne put s'empêcher d'en rire; la Bouvillon +en fut defaite; la Garouffière en rit bien +fort, et donna si bien le branle à toute la compagnie +qu'elle en eclata à quatre ou cinq reprises. +Les valets reprirent où leurs maîtres avoient +quitté et rirent à leur tour. Ce que la jeune mariée +trouva si plaisant, que, s'ebouffant<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a> +<a href="#footnote263"><sup class="sml">263</sup></a> de rire +en commençant de boire, elle couvrit le visage +de sa belle-mère et celui de son mari de la plus +grande partie de ce qui etoit dans son verre, et +distribua le reste sur la table et sur les habits de +ceux qui y etoient assis. On recommença à rire, +et la Bouvillon fut la seule qui n'en rit point, mais +qui rougit beaucoup et regarda d'un oeil courroucé +sa pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa joie. +Enfin on acheva de rire, parceque l'on ne peut +pas rire toujours, on s'essuya les yeux, la Bouvillon +et son fils s'essuyèrent le vin qui leur degouttoit +des yeux et du visage, et la jeune mariée +leur en fit des excuses, ayant encore bien de la +peine à s'empêcher de rire. Le Destin mit son +assiette au milieu de la table et chacun y prit +ce qui lui appartenoit. On ne put parler d'autre +chose tant que le souper dura, et la raillerie, +bonne ou mauvaise, en fut poussée bien loin, +quoique le sérieux dont s'arma mal à propos madame +Bouvillon troublât, en quelque façon, la +gaité de la compagnie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" +name="footnote263"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag263"> +(retour) </a> Et non <i>s'étouffant</i> ou <i>s'epouffant</i>, comme mettent la +plupart des éditions. <i>S'ebouffer de rire</i> se disoit dans le style +burlesque et familier pour éclater de rire: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Ne manque donc pas de les dire,</p> +<p class="i10">Dit Mome; <i>s'ébouffant</i> de rire.</p> + +<p class="i30"> (<i>Typhon</i>, ch. 2.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<p>Aussitôt qu'on eut desservi, les dames se retirèrent +dans leur chambre; l'avocat et le gentilhomme +se firent donner des cartes et jouèrent au +piquet. La Garouffière et le Destin, qui n'etoient +pas de ceux qui ne sçavent que faire quand ils +ne jouent point, s'entretinrent ensemble fort spirituellement, +et firent peut-être une des plus +belles conversations qui se soit jamais faite dans +une hôtellerie du bas Maine. La Garouffière parla +à dessein de tout ce qu'il croyoit devoir être le +plus caché à un comédien, de qui l'esprit a ordinairement +de plus etroites limites que la memoire, +et le Destin en discourut comme un homme +fort eclairé et qui sçavoit bien son monde. +Entr'autres choses, il fit avec tout le discernement +imaginable la distinction des femmes qui +ont beaucoup d'esprit et qui ne le font paroître +que quand elles ont à s'en servir d'avec celles +qui ne s'en servent que pour le faire paroître<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a> +<a href="#footnote264"><sup class="sml">264</sup></a>, +et de celles qui envient aux mauvais plaisans leurs +qualités de drôles et de bons compagnons, qui +rient des allusions et equivoques licencieuses, qui +en font elles-mêmes, et, pour tout dire, qui sont +des rieuses de quartier, d'avec celles qui font la +plus aimable partie du beau monde et qui sont de +la bonne cabale<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a> +<a href="#footnote265"><sup class="sml">265</sup></a>. Il parla aussi des femmes qui +sçavent aussi bien ecrire que les hommes qui +s'en mêlent, et quand elles ne donnent point au +public les productions de leur esprit, qui ne le +font que par modestie<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a> +<a href="#footnote266"><sup class="sml">266</sup></a>. La Garouffière, qui etoit +fort honnête homme et qui se connoissoit bien +en honnêtes gens, ne pouvoit comprendre comment +un comedien de campagne pouvoit avoir +une si parfaite connoissance de la veritable honnêteté<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a> +<a href="#footnote267"><sup class="sml">267</sup></a>. +Cependant qu'il admire en soi-même, +et que l'avocat et le gentilhomme, qui ne jouoient +plus parcequ'ils s'étoient querellés sur une carte +tournée, bâilloient frequemment de trop grande +envie de dormir, on leur vint dresser trois lits +dans la chambre où ils avoient soupé, et le Destin +se retira dans celle de ses camarades, où il coucha +avec Leandre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" +name="footnote264"><b>Note 264: </b></a><a href="#footnotetag264"> +(retour) </a> Scarron fait probablement allusion ici à la surintendante, +à qui cette seconde partie est dédiée, et à qui il a dit +dans son épître liminaire: «Vous avez beaucoup d'esprit, +sans ambition de le faire paroître.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" +name="footnote265"><b>Note 265: </b></a><a href="#footnotetag265"> +(retour) </a> De la bonne société.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" +name="footnote266"><b>Note 266: </b></a><a href="#footnotetag266"> +(retour) </a> Cette modestie dont parle Scarron se remarque en effet +dans plusieurs femmes célèbres du temps, qui donnèrent au +public les productions de leur esprit, mais sans les signer de +leurs noms et sous le couvert de tel ou tel écrivain de profession. +Telles furent mademoiselle de Scudéry, madame de +La Fayette, mademoiselle de Montpensier, etc. Mais étoit-ce +bien modestie de la part de la grande Mademoiselle?</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" +name="footnote267"><b>Note 267: </b></a><a href="#footnotetag267"> +(retour) </a> Bussy, qui devoit s'y connoître, a donné, dans une de +ses lettres à Corbinelli (6 mars 1679), une définition de ce +qu'on entendoit au XVIIe siècle par ce mot d'honnête homme, +qui se rencontre si souvent dans le <i>Roman comique</i>: «L'honnête +homme, dit-il, est un homme poli et qui sçait vivre.» +Mais il faut bien saisir la signification et l'étendue du mot +<i>poli</i>, qui comprenoit l'instruction, l'éducation, d'un homme +fait aux belles manières et à la bonne société, en un mot +l'<i>humanitas</i> et l'<i>urbanitas</i> des Latins. Cf. La Bruyère, <i>Des +jugements</i>, et les <i>Loix de la galanterie</i>, dont l'auteur définit +l'honnête homme «un vrai galant».</blockquote> +<a name="cb9" id="cb9"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="mid"><i>Autre disgrace de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune et Ragotin couchèrent ensemble; +pour l'Olive, il passa une partie +de la nuit à recoudre son habit, +qui s'étoit decousu en plusieurs endroits +quand il s'etoit harpé avec le colère Ragotin. +Ceux qui ont connu particulierement ce petit +Manceau ont remarqué que toutes les fois qu'il +avoit à se gourmer contre quelqu'un, ce qui lui +arrivoit souvent, il avoit toujours decousu ou dechiré +les habits de son ennemi, en tout ou en +partie. C'etoit son coup sûr, et qui eût eu à +faire contre lui à coups de poings en combat assigné, +eût pu defendre son habit comme on defend +le visage en faisant des armes. La Rancune lui +demanda, en se couchant, s'il se trouvoit mal, +parcequ'il avoit fort mauvais visage; Ragotin lui +dit qu'il ne s'etoit jamais mieux porté. Ils ne furent +pas long-temps à s'endormir, et bien en prit à +Ragotin de ce que la Rancune respecta la bonne +compagnie qui etoit arrivée dans l'hôtellerie et +n'en voulut pas troubler le repos; sans cela le +petit homme eût mal passé la nuit. L'Olive cependant +travailloit à son habit, et après y avoir +fait tout ce qu'il y avoit à faire, il prit les habits +de Ragotin, et aussi adroitement qu'auroit fait un +tailleur il en etrecit le pourpoint et les chausses, +et les remit en leur place, et ayant passé la plus +grande partie de la nuit à coudre et à decoudre, +se coucha dans le lit où dormoient Ragotin et la +Rancune.</p> + +<p>On se leva de bonne heure, comme on fait +toujours dans les hôtelleries, où le bruit commence +avec le jour. La Rancune dit encore à +Ragotin qu'il avoit mauvais visage; l'Olive lui +dit la même chose. Il commença de le croire, et, +trouvant en même temps son habit trop etroit de +plus de quatre doigts, il ne douta plus qu'il n'eût +enflé d'autant dans le peu de temps qu'il avoit +dormi, et s'effraya fort d'une enflure si subite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a> +<a href="#footnote268"><sup class="sml">268</sup></a>. +La Rancune et l'Olive lui exageroient toujours +son mauvais visage, et le Destin et Leandre, +qu'ils avoient avertis de la tromperie, lui dirent +aussi qu'il etoit fort changé. Le pauvre Ragotin +en avoit la larme à l'oeil; le Destin ne put s'empêcher +d'en sourire, dont il se fâcha bien fort. Il +alla dans la cuisine de l'hôtellerie, où tout le +monde lui dit ce que lui avoient dit les comediens, +même les gens du carrosse, qui, ayant une grande +traite à faire, s'etoient levés de bonne heure. Ils +firent dejeuner les comediens avec eux, et tout +le monde but à la santé de Ragotin malade, qui, +au lieu de leur en faire civilité, s'en alla grondant +contre eux et fort desolé chez le chirurgien du +bourg, à qui il rendit compte de son enflure. Le +chirurgien discourut de la cause et de l'effet de +son mal, qu'il connoissoit aussi peu que l'algèbre, +et lui parla un quart d'heure durant en termes de +son art, qui n'etoient non plus à propos au sujet +que s'il lui eût parlé du prêtre Jean<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a> +<a href="#footnote269"><sup class="sml">269</sup></a>. Ragotin +s'en impatienta, et lui demanda, jurant Dieu +admirablement bien pour un petit homme, s'il +n'avoit autre chose à lui dire. Le chirurgien vouloit +encore raisonner; Ragotin le voulut battre, et +l'eût fait s'il ne se fût humilié devant ce colère +malade, à qui il tira trois palettes de sang et lui +ventouza les épaules, vaille que vaille. La cure +venoit d'être achevée quand Leandre vint dire à +Ragotin que, s'il lui vouloit promettre de ne se +fâcher point, il lui apprendroit une mechanceté +qu'on lui avoit faite. Il promit plus que Leandre +ne voulut, et jura sur sa damnation eternelle de +tenir tout ce qu'il promettoit. Leandre dit qu'il +vouloit avoir des temoins de son serment, et le +remena dans l'hôtellerie, où, en la presence de +tout ce qu'il y avoit de maîtres et de valets, il le +fit jurer de nouveau, et lui apprit qu'on lui avoit +etreci ses habits. Ragotin d'abord en rougit de +honte, et puis, pâlissant de colère, il alloit enfreindre +son horrible serment, quand sept ou +huit personnes se mirent à lui faire des remontrances +à la fois, avec tant de vehemence, que, +bien qu'il jurât de toute sa force, on n'en entendit +rien. Il cessa de parler, mais les autres ne cessèrent +pas de lui crier aux oreilles, et le firent si +long-temps que le pauvre homme en pensa perdre +l'ouïe. Enfin, il s'en tira mieux qu'on ne +pensoit, et se mit à chanter de toute sa force les +premières chansons qui lui vinrent à la bouche, +ce qui changea le grand bruit de voix confuses +en de grands eclats de risées, qui passèrent des +maîtres aux valets, et du lieu où se passa l'action +dans tous les endroits de l'hôtellerie, où +differents sujets attiroient differentes personnes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" +name="footnote268"><b>Note 268: </b></a><a href="#footnotetag268"> +(retour) </a> Tallemant nous apprend qu'une des malices favorites de +la marquise de Rambouillet envers les habitués de son hôtel +étoit de leur jouer le même tour que l'Olive et la Rancune +jouent ici à Ragotin. On étrécit une nuit tous les pourpoints +du comte de Guiche; puis, le lendemain, on lui fit croire +qu'il étoit enflé pour avoir trop mangé de champignons la +veille au soir, et, comme Ragotin, il crut à une maladie +sérieuse, jusqu'à ce qu'on lui eût découvert la vérité. (<i>Histor. +de la marq. de Rambouillet.</i>) C'étoit peut-être aux traditions +du lieu que Scarron avoit emprunté cette plaisanterie, +souvent répétée depuis, et que Paul de Kock s'est bien gardé +de négliger dans ses romans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" +name="footnote269"><b>Note 269: </b></a><a href="#footnotetag269"> +(retour) </a> La tradition du <i>Prêtre Jean</i>, c'est-à-dire d'un souverain +de l'extrémité de l'Orient qui réunissoit l'autorité du sacerdoce +à celle de l'empire, commença à se répandre vers +1145, et s'accrédita bientôt sans la moindre contestation. +Depuis lors, les allusions au <i>Prêtre Jean</i>, dont le nom étoit +pour ainsi dire passé en proverbe, fourmillent dans notre littérature, +surtout dans les écrivains comiques et satiriques. +V. les <i>Nouvelles de la terre de Prestre Jehan</i>, avec le <i>Préliminaire</i>, +à la suite de la <i>Nouvelle fabrique des excellens traits +de verité</i>, édit. Jannet.</blockquote> + +<p>Tandis que le bruit de tant de personnes qui +rioient ensemble diminue peu à peu et se perd +dans l'air, de la façon à peu près que fait la voix +des echos, le chronologiste fidèle finira le present +chapitre sous le bon plaisir du lecteur benevole +ou malevole, ou tel que le ciel l'aura fait +naître.</p> +<a name="cb10" id="cb10"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="mid"><i>Comment madame Bouvillon ne put resister à une<br> +tentation et eut une bosse au front.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e carrosse, qui avoit à faire une grande +journée, fut prêt de bonne heure. Les +sept personnes qui l'emplissoient à +bonne mesure s'y entassèrent; il partit, +et à dix pas de l'hôtellerie l'essieu se rompit +par le milieu. Le cocher en maudit sa vie; on le +gronda comme s'il eût eté responsable de la durée +d'un essieu. Il se fallut tirer du carrosse un à +un et reprendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitans +du carrosse echoué furent fort embarrassés +quand on leur dit qu'en tout le pays il n'y +avoit point de charron plus près que celui d'un +gros bourg à trois lieues de là. Ils tinrent conseil +et ils ne resolurent rien, voyant bien que +leur carrosse ne seroit pas en etat de rouler que +le jour suivant. La Bouvillon, qui s'etoit conservé +une grande autorité sur son fils, parceque tout le +bien de la maison venoit d'elle, lui commanda de +monter sur un des chevaux qui portoient les valets +de chambre, et de faire monter sa femme sur +l'autre, pour aller rendre visite à un vieil oncle +qu'elle avoit, curé du même bourg où on etoit +allé chercher un charron. Le seigneur de ce bourg +etoit parent du conseiller et connu de l'avocat et +du gentilhomme. Il leur prit envie de l'aller voir +de compagnie. L'hôtesse leur fit trouver des montures +en les louant un peu cher, et ainsi la Bouvillon, +seule de sa troupe, demeura dans l'hôtellerie, +se trouvant un peu fatiguée ou feignant de l'être, +outre que sa taille ronde ne lui permettoit pas de +monter même sur un âne, quand on en auroit pu +trouver d'assez forts pour la porter. Elle envoya +sa servante au Destin le prier de venir dîner avec +elle, et en attendant le dîner se recoiffa, frisa et +poudra, se mit un tablier et un peignoir à dentelle, +et d'un collet de point de Gênes de son +fils<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a> +<a href="#footnote270"><sup class="sml">270</sup></a> se fit une cornette. Elle tira d'une cassette +une des jupes de noce de sa bru et s'en para; +enfin elle se transforma en une petite nymphe +replette. Le Destin eût bien voulu dîner en liberté +avec ses camarades; mais comment eût-il +refusé sa très humble servante madame Bouvillon, +qui l'envoya querir pour dîner aussitôt +que l'on eût servi? Le Destin fut surpris de la +voir si gaillardement vêtue. Elle le reçut d'un +visage riant, lui prit les mains pour les faire +laver, et les lui serra d'une manière qui vouloit +dire quelque chose. Il songeoit moins à +dîner qu'au sujet pourquoi il en avoit eté prié; +mais la Bouvillon lui reprocha si souvent qu'il +ne mangeoit point qu'il ne s'en put defendre. Il +ne sçavoit que lui dire, outre qu'il parloit peu +de son naturel. Pour la Bouvillon, elle n'etoit +que trop ingenieuse à trouver matière de parler. +Quand une personne qui parle beaucoup se rencontre +tête à tête avec une autre qui ne parle +guère et qui ne lui repond pas, elle en parle davantage: +car, jugeant d'autrui par soi-même et +voyant qu'on n'a point reparti à ce qu'elle a +avancé comme elle auroit fait en pareille occasion, +elle croit que ce qu'elle a dit n'a pas assez +plu à son indifferent auditeur; elle veut reparer +sa faute par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent +encore moins que ce qu'elle a dejà dit, et +ne deparle point tant qu'on a de l'attention pour +elle. On s'en peut separer; mais, parcequ'il se +trouve de ces infatigables parleurs qui continuent +de parler seuls quand ils s'en sont mis en humeur +en compagnie, je crois que le mieux que l'on +puisse faire avec eux, c'est de parler autant et +plus qu'eux, s'il se peut. Car tout le monde ensemble +ne retiendra pas un grand parleur auprès +d'un autre qui lui aura rompu le dé et le +voudra faire auditeur par force. J'appuie cette +reflexion-là sur plusieurs experiences, et même +je ne sçais si je ne suis point de ceux que je +blâme. Pour la non-pareille Bouvillon, elle etoit +la plus grande diseuse de rien qui ait jamais eté; +et non seulement elle parloit seule, mais aussi +elle se repondoit. La taciturnité du Destin lui +faisant beau jeu, et ayant dessein de lui plaire, +elle battit un grand pays. Elle lui conta tout ce +qui se passoit dans la ville de Laval, où elle faisoit +sa demeure, lui en fit l'histoire scandaleuse, +et ne dechira point de particulier ou de famille +entière qu'elle ne tirât du mal qu'elle en disoit +matière de dire du bien d'elle, protestant à chaque +defaut qu'elle remarquoit en son prochain +que, pour elle, encore qu'elle eût plusieurs defauts, +elle n'avoit pas celui dont elle parloit. Le +Destin en fut fort mortifié au commencement et +ne lui repondoit point; mais enfin il se crut obligé +de sourire de temps en temps et de dire quelquefois +ou: «Cela est fort plaisant», ou: «Cela +est fort etrange»; et le plus souvent il dit l'un +et l'autre fort mal à propos.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" +name="footnote270"><b>Note 270: </b></a><a href="#footnotetag270"> +(retour) </a> La vogue des dentelles d'Italie,--point de Gênes, point +de Venise, point de Raguse,--commencée vers la fin du XVIe +siècle, se prolongea jusqu'à la fin du XVIIe. «On portoit en +ce temps-là, dit Saint-Simon en parlant de l'année 1640, +force points de Gênes, qui étoient extrêmement chers. C'étoit +la grande parure et la parure de tout âge.» Les choses en +vinrent si loin qu'on fut obligé de refréner ce luxe par l'édit +du 27 novembre 1660. V. Molière, <i>Ecole des Maris</i>, act. 2, +sc. 9, et la <i>Revolte des passemens</i>, dans le 1er vol. des <i>Var. +hist. et litt.</i>, chez M. Jannet. Le collet de point de Gênes que +portoit le fils de madame Bouvillon étoit sans doute un «de +ces grands collets jusqu'au nombril pendants» dont parle +Sganarelle.</blockquote> + +<p>On desservit quand le Destin cessa de manger. +Madame Bouvillon le fit asseoir auprès d'elle +sur le pied d'un lit, et sa servante, qui laissa sortir +celles de l'hôtellerie les premières, en sortant de +la chambre tira la porte après elle. La Bouvillon, +qui crut peut-être que le Destin y avoit pris +garde, lui dit: «Voyez un peu cette etourdie qui +a fermé la porte sur nous!--Je l'irai ouvrir s'il vous +plaît, lui repondit le Destin.--Je ne dis pas cela, +repondit la Bouvillon en l'arrêtant; mais vous +sçavez bien que deux personnes seules enfermées +ensemble, comme ils peuvent faire ce qu'il leur +plaira, on en peut aussi croire ce que l'on voudra.--Ce +n'est pas des personnes qui vous ressemblent +que l'on fait des jugemens temeraires, lui +repartit le Destin.--Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon; +mais on ne peut avoir trop de precaution +contre la medisance.--Il faut qu'elle ait quelque +fondement, lui repartit le Destin, et pour ce qui est +de vous et de moi, l'on sçait bien le peu de proportion +qu'il y a entre un pauvre comedien et une +femme de votre condition. Vous plaît-il donc, continua-t-il, +que j'aille ouvrir la porte?--Je ne dis +pas cela<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a> +<a href="#footnote271"><sup class="sml">271</sup></a>, dit la Bouvillon en l'allant fermer au verrou: +car, ajouta-t-elle, peut-être qu'on ne prendra +pas garde si elle est fermée ou non, et, fermée pour +fermée, il vaut mieux qu'elle ne se puisse ouvrir +que de notre consentement.» L'ayant fait comme +elle l'avoit dit, elle approcha du Destin son gros +visage fort enflammé et ses petits yeux fort etincelans, +et lui donna bien à penser de quelle façon +il se tireroit à son honneur de la bataille que +vraisemblablement elle lui alloit presenter. La +grosse sensuelle ôta son mouchoir de col et etala +aux yeux du Destin (qui n'y prenoit pas grand +plaisir) dix livres de tetons pour le moins, c'est +à dire la troisième partie de son sein, le reste +etant distribué à poids egal sous ses deux aisselles. +Sa mauvaise intention la faisant rougir +(car elles rougissent aussi, les devergondées), sa +gorge n'avoit pas moins de rouge que son visage, +et l'un et l'autre ensemble auroient été pris de +loin pour un tapabor<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a> +<a href="#footnote272"><sup class="sml">272</sup></a> d'écarlate. Le Destin rougissoit +aussi, mais de pudeur, au lieu que la +Bouvillon, qui n'en avoit plus, rougissoit je vous +laisse à penser de quoi. Elle s'ecria qu'elle avoit +quelque petite bête dans le dos, et, se remuant en +son harnois, comme quand on y sent quelque +demangeaison, elle pria le Destin d'y fourrer la +main. Le pauvre garçon le fit en tremblant, et +cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au +defaut du pourpoint, lui demanda s'il n'etoit +point chatouilleux. Il falloit combattre ou se +rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté +de la porte, frappant des pieds et des mains +comme s'il l'eût voulu rompre et criant au Destin +qu'il ouvrît promptement. Le Destin tira sa main +du dos suant de la Bouvillon pour aller ouvrir à +Ragotin, qui faisoit toujours un bruit de diable; +et voulant passer entre elle et la table assez adroitement +pour ne la pas toucher, il rencontra du +pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua +la tête contre un banc assez rudement pour +en être quelque temps etourdi. La Bouvillon +cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte, +alla ouvrir à l'impetueux Ragotin, qui en même +temps, poussant la porte de l'autre côté de toute +sa force, la fit donner si rudement contre le +visage de la pauvre dame qu'elle en eut le nez +ecaché et de plus une bosse au front grosse +comme le poing. Elle cria qu'elle etoit morte. Le +petit etourdi ne lui en fit pas la moindre excuse, +et, sautant et repetant: «Mademoiselle Angelique +est trouvée, mademoiselle Angelique est ici», +pensa mettre en colère le Destin, qui appeloit tant +qu'il pouvoit la servante de la Bouvillon au secours +de sa maîtresse et n'en pouvoit être entendu, +à cause du bruit de Ragotin. Cette servante +enfin apporta de l'eau et une serviette +blanche. Le Destin et elle reparèrent le mieux +qu'ils purent le dommage que la porte trop rudement +poussée avoit fait à la pauvre dame. +Quelque impatience qu'eût le Destin de sçavoir +si Ragotin disoit vrai, il ne suivit point son impetuosité, +et ne quitta point la Bouvillon que son +visage ne fût lavé et essuyé et la bosse de son +front bandée, non sans appeler souvent Ragotin +etourdi, qui pour tout cela ne laissa pas de le +tirailler pour le faire venir où il avoit envie de +le conduire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" +name="footnote271"><b>Note 271: </b></a><a href="#footnotetag271"> +(retour) </a> Est-ce à Mme Bouvillon qu'Alceste auroit emprunté la +répétition de son fameux «Je ne dis pas cela?»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" +name="footnote272"><b>Note 272: </b></a><a href="#footnotetag272"> +(retour) </a> Espèce de bonnet à l'angloise, qui servoit pour le jour +et la nuit, et dont on abattoit les bords pour se garantir le +visage. (<i>Dict.</i> de Leroux et de Furetière.) Scarron, dans le +<i>Virgile travesti</i> (liv. 8), cite les tapabors parmi les seize espèces +de couvre-chefs qu'il énumère. + +<p>Ce mot de <i>tapabor</i>, comme +celui de <i>tabar</i> (manteau), venoit probablement de l'espagnol +<i>tapar</i> (courir), en provençal <i>tapa</i>. V. <i>Rev. fr.</i>, +nouv. série, no 78, p. 367, art. de M. Th. Bernard.</p></blockquote> +<a name="cb11" id="cb11"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="mid"><i>Des moins divertissans du present volume.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l etoit vrai que mademoiselle Angelique +venoit d'arriver, conduite par le +valet de Leandre. Ce valet eut assez +d'esprit pour ne donner point à connoître +que Leandre fût son maître, et mademoiselle +Angelique fit l'etonnée de le voir si +bien vêtu, et fit par adresse ce que la Rancune +et l'Olive avoient fait tout de bon. Leandre +demandoit à mademoiselle Angelique et à son +valet, qu'il faisoit passer pour un de ses amis, +où et comment il l'avoit trouvée, lorsque Ragotin +entra, menant le Destin comme en triomphe, +ou plutôt le traînant après soi, parcequ'il +n'alloit pas assez vite au gré de son esprit chaud. +Le Destin et Angelique s'embrassèrent avec de +grands temoignages d'amitié, et avec cette tendresse +que ressentent les personnes qui s'aiment +quand, après une longue absence, ou quand n'esperant +plus de se revoir, elles se trouvent ensemble +par une rencontre inopinée. Leandre et elle +ne se caressèrent que de leurs yeux, qui se dirent +bien des choses, si peu qu'ils se regardèrent, +remettant le reste à la première entrevue particulière.</p> + +<p>Cependant le valet de Leandre commença sa +narration, et dit à son maître, comme s'il eût +parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté pour +suivre les ravisseurs d'Angelique, comme il l'en +avoit prié, il ne les avoit perdus de vue qu'à la +couchée, et le lendemain jusqu'à un bois, à +l'entrée duquel il avoit eté etonné d'y trouver +mademoiselle Angelique seule, à pied et fort +eplorée. Et il ajouta que, lui ayant dit qu'il etoit +ami de Leandre et que c'etoit à sa prière qu'il la +suivoit, elle s'etoit fort consolée et l'avoit conjuré +de la conduire au Mans ou de la mener auprès +de Leandre, s'il sçavoit où le trouver. «C'est, +continua-t-il, à mademoiselle à vous dire pourquoi +ceux qui l'enlevoient l'ont ainsi abandonnée: +car je ne lui en ai osé parler, la voyant si affligée +pendant le chemin que nous avons fait ensemble +que j'ai eu souvent peur que ses sanglots +ne la suffoquassent.»</p> + +<p>Les moins curieux de la compagnie eurent +grande impatience d'apprendre de mademoiselle +Angelique une aventure qui leur sembloit si etrange. +Car que pouvoit-on se figurer d'une fille enlevée +avec tant de violence, et rendue ou bien +abandonnée si facilement, et sans que les ravisseurs +y fussent forcés? Mademoiselle Angelique +pria qu'on fît en sorte qu'elle se pût coucher; +mais, l'hôtellerie etant pleine, le bon curé lui fit +donner une chambre chez sa soeur<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a> +<a href="#footnote273"><sup class="sml">273</sup></a>, qui logeoit +dans la maison voisine, et qui etoit veuve d'un +des plus riches fermiers du pays. Angelique n'avoit +pas si grand besoin de dormir que de se reposer; +c'est pourquoi le Destin et Leandre l'allèrent +trouver aussitôt qu'ils sçurent qu'elle etoit +dans son lit. Encore qu'elle fût bien aise que le +Destin fût confident de son amour, elle ne le +pouvoit regarder sans rougir. Le Destin eut pitié +de sa confusion, et, pour l'occuper à autre chose +qu'à se defaire, la pria de leur conter ce que le +valet de Leandre ne leur avoit pu dire; ce qu'elle +fit en cette sorte:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" +name="footnote273"><b>Note 273: </b></a><a href="#footnotetag273"> +(retour) </a> Pour la justification de ces bons rapports que Scarron +établit entre des comédiens et des gens d'église, on peut consulter +Chappuzeau (<i>Le théât. fr.</i>, liv. 3, 5): <i>leur assiduité</i> +(des acteurs) <i>aux exercices pieux</i>. De même les acteurs nomades +que nous montre Rojas dans le <i>Voyage amusant</i>, au +milieu de leur vie peu réglée, sont dévots, assistent à la +messe et font partie de confréries pieuses. V. aussi plus loin +une de nos notes, 3e part, du <i>Rom. com.</i>, ch. 6.</blockquote> + +<p>«Vous vous pouvez bien figurer quelle fut la +surprise de ma mère et la mienne, lorsque, nous +promenant dans le parc de la maison où nous +etions, nous en vîmes ouvrir une petite porte qui +donnoit dans la campagne, et entrer par là cinq ou +six hommes qui se saisirent de moi, sans presque +regarder ma mère, et m'emportèrent demi-morte +de frayeur jusque auprès de leurs chevaux. Ma +mère, que vous sçavez être une des plus resolues +femmes du monde, se jeta toute furieuse sur le +premier qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable +etat que, ne pouvant se tirer de ses mains, il fut +contraint d'appeler ses compagnons à son aide. +Celui qui le secourut, et qui fut assez lâche pour +battre ma mère; comme je l'en ouïs vanter par le +chemin, etoit l'auteur de l'entreprise. Il ne s'approcha +point de moi tant que la nuit dura, pendant +laquelle nous marchâmes comme des gens +qui fuient et que l'on suit. Si nous eussions passé +par des lieux habités, mes cris etoient capables de +les faire arrêter; mais ils se detournèrent autant +qu'ils purent de tous les villages qu'ils trouvèrent, +à la reserve d'un hameau, dont je reveillai +tous les habitans par mes cris. Le jour vint; mon +ravisseur s'approcha de moi, et ne m'eut pas sitôt +regardée au visage que, faisant un grand cri, il +assembla ses compagnons et tint avec eux un +conseil qui dura à mon avis près d'une demi-heure. +Mon ravisseur me paroissoit aussi enragé +que j'etois affligée. Il juroit à faire peur à tous +ceux qui l'entendoient, et querella presque tous +ses camarades. Enfin leur conseil tumultueux finit, +et je ne sçais ce qu'on y avoit resolu. On se +remit à marcher, et je commençai à n'être plus +traitée si respectueusement que je l'avois eté. +Ils me querelloient toutes les fois qu'ils m'entendoient +plaindre, et faisoient des imprecations +contre moi, comme si je leur eusse fait bien du +mal. Ils m'avoient enlevée comme vous avez vu +avec un habit de theâtre, et, pour le cacher, ils +m'avoient couverte d'une de leurs casaques. Ils +trouvèrent un homme sur le chemin, de qui ils +s'informèrent de quelque chose. Je fus bien etonnée +de voir que c'etoit Leandre, et je crois qu'il +fut bien surpris de me reconnoître, ce qu'il fit +aussitôt que mon habit, que je decouvris exprès +et qui lui etoit fort connu, lui frappa la vue en +même temps qu'il me vit au visage. Il vous aura +dit ce qu'il fit. Pour moi, voyant tant d'epées tirées +sur Leandre, je m'evanouis entre les mains +de celui qui me tenoit embrassée sur son cheval, +et, quand je revins de mon evanouissement, je vis +que nous marchions, et ne vis plus Leandre. Mes +cris en redoublèrent, et mes ravisseurs, dont il +y en avoit un de blessé, prirent leur chemin à +travers les champs et s'arrêtèrent hier dans un +village, où ils couchèrent comme des gens de +guerre. Ce matin, à l'entrée d'un bois, ils ont +rencontré un homme qui conduisoit une demoiselle +à cheval. Ils l'ont demasquée, l'ont reconnue, +et, avec toute la joie que font paroître ceux +qui trouvent ce qu'ils cherchent, l'ont emmenée, +après avoir donné quelques coups à celui qui la +conduisoit. Cette demoiselle faisoit des cris autant +que j'en avois fait, et il me sembloit que sa +voix ne m'etoit pas inconnue. Nous n'avions pas +avancé cinquante pas dans le bois que celui que +je vous ai dit paroître le maître des autres s'approcha +de l'homme qui me tenoit, et lui dit +parlant de moi: «Fais mettre pied à terre à cette +crieuse.» Il fut obéi; ils me laissèrent, se derobèrent +à ma vue, et je me trouvai seule et à pied. +L'effroi que j'eus de me voir seule eût eté capable +de me faire mourir, si monsieur, qui m'a conduite +ici, et qui nous suivoit de loin, comme il +vous a dit, ne m'eût trouvée. Vous savez tout le +reste; mais, continua-t-elle, adressant la parole +au Destin, je crois vous devoir dire que la demoiselle +qu'ils m'ont ainsi preferée ressemble à +votre soeur ma compagne, a même son de voix, +et que je ne sçais qu'en croire: car l'homme qui +etoit avec elle ressemble au valet que vous avez +pris depuis que Leandre vous a quitté, et je ne +puis m'ôter de l'esprit que ce ne soit lui-même. +--Que me dites-vous là! dit alors le Destin, +fort inquiet.--Ce que je pense, lui repondit +Angelique. On peut, continua-t-elle, se tromper +à la ressemblance des personnes, mais j'ai grand'peur +de ne m'être pas trompée.--J'en ai grand'peur +aussi, repartit le Destin, le visage tout +changé, et je crois avoir un ennemi dans la province +de qui je dois tout craindre. Mais qui auroit +mis à l'entrée de ce bois ma soeur, que Ragotin +quitta hier au Mans? Je vais prier quelqu'un de +mes camarades d'y aller en diligence, et je l'attendrai +ici pour determiner ce que j'aurai à faire +selon les nouvelles qu'il m'apprendra.»</p> + +<p>Comme il achevoit ces paroles, il s'ouït appeler +dans la rue; il regarda par la fenêtre, et vit +M. de la Garouffière qui etoit revenu de sa visite +et qui lui dit qu'il avoit une importante affaire à +lui communiquer. Il l'alla trouver et laissa Leandre +et Angelique ensemble, qui eurent ainsi la +liberté de se caresser après une fâcheuse absence +et de se faire part des sentimens qu'ils avoient +eus l'un pour l'autre. Je crois qu'il y eût eu bien +du plaisir à les entendre, mais il vaut mieux +pour eux que leur entrevue ait eté secrète. Cependant +le Destin demandoit à la Garouffière ce +qu'il desiroit de lui. «Connoissez-vous un gentilhomme +nommé Verville et est-il de vos amis? +lui dit la Garouffière.--C'est la personne du +monde à qui je suis le plus obligé et que j'honore +le plus, et je crois n'en être pas haï, dit le +Destin.--Je le crois, repartit la Garouffière; je +l'ai vu aujourd'hui chez le gentilhomme que +j'etois allé voir; en dînant on a parlé de vous, +et Verville depuis n'a pu parler d'autre chose: il +m'a fait cent questions sur vous dont je ne l'ai +pu satisfaire, et, sans la parole que je lui ai donnée +que je vous enverrois le trouver, ce qu'il +ne doute point que vous ne fassiez, il seroit venu +ici, quoiqu'il ait des affaires où il est.»</p> + +<p>Le Destin le remercia des bonnes nouvelles +qu'il lui apprenoit, et, s'etant informé du lieu où +il trouveroit Verville, se resolut d'y aller, esperant +d'apprendre de lui des nouvelles de son ennemi +Saldagne, qu'il ne doutoit point être l'auteur de +l'enlevement d'Angelique, et qu'il n'eût aussi +entre ses mains sa chère l'Etoile, s'il etoit vrai +que ce fût elle qu'Angelique pensoit avoir reconnue. +Il pria ses camarades de retourner au +Mans rejouir la Caverne des nouvelles de sa fille +retrouvée, et leur fit promettre de lui renvoyer +un homme exprès, ou que quelqu'un d'eux reviendroit +lui-même lui dire en quel etat seroit +mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la Garouffière +du chemin qu'il devoit prendre et du +nom du bourg où il devoit trouver Verville; il fit +promettre au curé que sa soeur auroit soin d'Angelique +jusqu'à tant qu'on la vînt querir du Mans, +prit le cheval de Leandre et arriva devers le soir +dans le bourg qu'il cherchoit. Il ne jugea pas à +propos d'aller chercher lui-même Verville, de +peur que Saldagne, qu'il croyoit dans le pays, +ne se rencontrât avec lui quand il l'aborderoit. +Il descendit donc dans une mechante hôtellerie, +d'où il envoya un petit garçon dire à M. de Verville +que le gentilhomme qu'il avoit souhaité de +voir le demandoit. Verville le vint trouver, se +jeta à son col et le tint long-temps embrassé +sans lui pouvoir parler, de trop de tendresse.</p> + +<p>Laissons-les s'entrecaresser comme deux personnes +qui s'aiment beaucoup et qui se rencontrent +après avoir cru qu'elles ne se verroient jamais, +et passons au suivant chapitre.</p> +<a name="cb12" id="cb12"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<p class="mid"><i>Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>erville et le Destin se rendirent compte +de tout ce qu'ils ignoroient des affaires +de l'un et de l'autre. Verville lui dit des +merveilles de la brutalité de son frère +Saint-Far et de la vertu de sa femme à la souffrir; +il exagera la felicité dont il jouissoit en possedant +la sienne, et lui apprit des nouvelles du +baron d'Arques et de M. de Saint-Sauveur. Le +Destin lui conta toutes ses aventures sans lui +rien cacher, et Verville lui avoua que Saldagne +etoit dans le pays, toujours un fort malhonnête +homme et fort dangereux, et lui promit, si mademoiselle +de l'Etoile etoit entre ses mains, de +faire tout son possible pour le decouvrir, et de +servir le Destin et de sa personne et de tous ses +amis en tout ce qu'il en auroit affaire pour la delivrer. +«Il n'a point d'autre retraite dans le pays, +lui dit Verville, que chez mon père et chez je ne +sçais quel gentilhomme qui ne vaut pas mieux +que lui, et qui n'est pas maître en sa maison, +etant cadet des cadets. Il faut qu'il nous revienne +voir s'il demeure dans la province; mon +père et nous le souffrons à cause de l'alliance; +Saint-Far ne l'aime plus, quelque rapport qu'il +y ait entre eux. Je suis donc d'avis que vous +veniez demain avec moi; je sçais où je vous mettrai; +vous n'y serez vu que de ceux que vous +voudrez voir, et cependant je ferai observer Saldagne, +et on l'eclairera de si près qu'il ne fera +rien que nous ne le sçachions.» Le Destin trouva +beaucoup de raison dans le conseil que lui donnoit +son ami, et resolut de le suivre. Verville +retourna souper avec le seigneur du bourg, vieil +homme, son parent, et dont il pensoit heriter, +et le Destin mangea ce qu'il trouva dans son +hôtellerie et se coucha de bonne heure pour ne +faire pas attendre Verville, qui faisoit etat de +partir de grand matin pour retourner chez son +père.</p> + +<p>Ils partirent à l'heure arrêtée, et, durant trois +lieues qu'ils firent ensemble, s'entr'apprirent plusieurs +particularités qu'ils n'avoient pas eu le +temps de se dire. Verville mit le Destin chez un +valet qu'il avoit marié dans le bourg, et qui y +avoit une petite maison fort commode, à cinq +cents pas du château du baron d'Arques. Il donna +ordre qu'il y fût secretement, et lui promit de +le revenir trouver bientôt. Il n'y avoit pas plus +de deux heures que Verville l'avoit quitté quand +il le vint retrouver, et lui dit en l'abordant qu'il +avoit bien des choses à lui dire. Le Destin pâlit +et s'affligea par avance, et Verville, par avance, lui +fit esperer un remède au malheur qu'il lui alloit +apprendre. «En mettant pied à terre, lui dit-il, +j'ai trouvé Saldagne, que l'on portoit à quatre +dans une chambre basse. Son cheval s'est abattu +sous lui à une lieue d'ici et l'a tout brisé; il m'a +dit qu'il avoit à me parler, et m'a prié de le venir +trouver dans sa chambre aussitôt qu'un chirurgien +qui etoit present auroit vu sa jambe, qui +est fort foulée de sa chute. Lorsque nous avons +eté seuls: «Il faut, m'a-t-il dit, que je vous revèle +toujours mes fautes, encore que vous soyez +le moins indulgent de mes censeurs et que votre +sagesse fasse toujours peur à ma folie. Ensuite de +cela il m'a avoué qu'il avoit enlevé une comedienne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a> +<a href="#footnote274"><sup class="sml">274</sup></a> + +dont il avoit eté toute sa vie amoureux, et qu'il +me conteroit des particularités de cet enlevement +qui me surprendroient. Il m'a dit que ce gentilhomme +que je vous ai dit être de ses amis ne lui +avoit pu trouver de retraite en toute la province, +et avoit eté obligé de le quitter et d'emmener +avec lui les hommes qu'il lui avoit fournis pour +le servir dans son entreprise, à cause qu'un de +ses frères, qui se mêloit de faire des convois de +faux sel, etoit guetté par les archers des gabelles +et avoit besoin de ses amis pour se mettre à couvert. +Tellement, m'a-t-il dit, que, n'osant paroître +dans la moindre ville, à cause que mon affaire +a fait grand bruit, je suis venu ici avec ma proie. +J'ai prié ma soeur, votre femme, de la retirer dans +son appartement, loin de la vue du baron d'Arques, +dont je redoute la severité, et je vous conjure, +puisque je ne la puis garder ceans, et que +je n'ai que deux valets, les plus sots du monde, +de me prêter le vôtre pour la conduire avec les +miens jusqu'en la terre que j'ai en Bretagne, où +je me ferai porter aussitôt que je pourrai monter +à cheval. Il m'a demandé si je ne lui pourrois +point donner quelques hommes, outre mon valet: +car, tout étourdi qu'il est, il voit bien qu'il +est bien difficile à trois hommes de mener loin +une fille enlevée sans son consentement. Pour +moi, je lui ai fait la chose fort aisée, ce qu'il a +cru bientôt, comme les fous espèrent facilement. +Ses valets ne vous connaissent point, le mien +est fort habile et m'est fort fidèle. Je lui ferai dire +à Saldagne qu'il aura avec lui un homme de resolution +de ses amis, ce sera vous; votre maîtresse +en sera avertie, et cette nuit, qu'ils font +etat de faire grande traite à la clarté de la lune, +elle se feindra malade au premier village. Il faudra +s'arrêter; mon valet tâchera d'enivrer les +hommes de Saldagne, ce qui est fort aisé; il vous +facilitera les moyens de vous sauver avec la demoiselle, +et, faisant accroire aux deux ivrognes +que vous êtes dejà allé après, il les menera par +un chemin contraire au vôtre.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" +name="footnote274"><b>Note 274: </b></a><a href="#footnotetag274"> +(retour) </a> Il y a beaucoup d'enlèvements soit dans le <i>Roman comique</i> +proprement dit, soit dans les histoires subsidiaires qui +y sont intercalées. On aimeroît à voir dans les premiers une +satire ou une parodie comme Sorel en a fait en passant +dans <i>Le Berger extravagant</i> (liv. II), s'ils n'étoient racontés +si sérieusement; mais il faut simplement y voir une influence +des romans héroïques à laquelle n'ont pas su se dérober +Scarron et son continuateur. Dans le <i>Cyrus</i>, Mandane +est enlevée quatre fois, et par quatre amoureux différents, ou +même huit fois, suivant Boileau. Aussi Minos s'écrie-t-il: +«Voilà une beauté qui a passé par bien des mains!» (<i>Hér. +de rom.</i>). Et, dans <i>Le Parnasse réformé</i>, Guéret, se ressouvenant +de cet abus des enlèvements, prononce cet arrêt: +«Déclarons que nous ne reconnoissons pas pour héroïnes toutes +les femmes qui auront eté enlevées plus d'une fois.» (Art. 19.) +Sarrazin a fait une ballade pour chanter la mode des enlèvements +par amour. Il faut dire que les chroniqueurs du XVIIe +siècle justifient sur ce point les romanciers du reproche d'invraisemblance.</blockquote> + +<p>Le Destin trouva beaucoup de vraisemblance +en ce que lui proposa Verville, dont le valet, qu'il +avoit envoyé querir, entra à l'heure même dans +la chambre. Ils concertèrent ensemble ce qu'ils +avoient à faire. Verville fut enfermé le reste du +jour avec le Destin, ayant peine à le quitter +après une si longue absence, qui possible devoit +être bientôt suivie d'une autre plus longue encore. +Il est vrai que le Destin espera de voir Verville à +Bourbon, où il devoit aller, et où le Destin lui +promit de faire aller sa troupe.</p> + +<p>La nuit vint. Le Destin se trouva au lieu assigné +avec le valet de Verville; les deux valets de +Saldagne n'y manquèrent pas, et Verville lui-même +leur mit entre les mains mademoiselle de +l'Etoile. Figurez-vous la joie de deux jeunes +amans, qui s'aimoient autant qu'on se peut aimer, +et la violence qu'ils se firent à ne se parler point. +A demi-lieue de là, l'Etoile commença de se plaindre; +on l'exhorta d'avoir courage jusqu'à un +bourg distant de deux lieues, où l'on lui fit esperer +qu'elle se reposeroit. Elle feignit que son mal +augmentoit toujours. Le valet de Verville et le +Destin en faisoient fort les empêchés pour preparer +les valets de Saldagne à ne trouver pas etrange +que l'on s'arrêtât si près du lieu d'où ils etoient +partis. Enfin on arriva dans le bourg, et on demanda +à loger dans l'hôtellerie, qui heureusement +se trouva pleine d'hôtes et de buveurs. +Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la malade +à la chandelle qu'elle ne l'avoit fait dans +l'obscurité. Elle se coucha tout habillée et pria +qu'on la laissât reposer seulement une heure, et +dit qu'après cela elle croyoit pouvoir monter à +cheval. Les valets de Saldagne, de francs ivrognes, +laissèrent tout faire au valet de Verville, +qui etoit chargé des ordres de leur maître, et +s'attachèrent bientôt à quatre ou cinq paysans, +ivrognes aussi grands qu'eux. Les uns et les autres +se mirent à boire sans songer à tout le reste du +monde. Le valet de Verville de temps en temps +buvoit un coup avec eux pour les mettre en train, +et, sous prétexte d'aller voir comment se portoit +la malade pour partir le plus tôt qu'elle le pourroit, +il l'alla faire remonter à cheval, et le Destin aussi, +qu'il informa du chemin qu'il devoit prendre. Il +retourna à ses buveurs, leur dit qu'il avoit trouvé +leur demoiselle endormie, et que c'etoit signe +qu'elle seroit bientôt en etat de monter à cheval. +Il leur dit aussi que le Destin s'etoit jeté sur un +lit, et puis se mit à boire et à porter des santés +aux deux valets de Saldagne, qui avoient dejà la +leur fort endommagée. Ils burent avec excès, +s'enivrèrent de même et ne purent jamais se lever +de table. On les porta dans une grange, car ils +eussent gâté les lits où on les eût couchés. Le +valet de Verville fit l'ivrogne, et, ayant dormi +jusqu'au jour, reveilla brusquement les valets de +Saldagne, leur disant d'un visage fort affligé que +leur demoiselle s'etoit sauvée, qu'il avoit fait +partir après son camarade, et qu'il falloit monter +à cheval et se separer pour ne la manquer pas. +Il fut plus d'une heure à leur faire comprendre ce +qu'il leur disoit, et je crois que leur ivresse dura +plus de huit jours. Comme toute l'hôtellerie s'etoit +enivrée cette nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux +servantes, on ne songea seulement pas à s'informer +ce qu'etoient devenus le Destin et sa demoiselle, +et même je crois que l'on ne se souvint +non plus d'eux que si on ne les eût jamais +vus.</p> + +<p>Cependant que tant de gens cuvent leur vin, +que le valet de Verville fait l'inquieté et presse +les valets de Saldagne de partir, et que ces deux +ivrognes ne s'en hâtent pas davantage, le Destin +gagne pays avec sa chère mademoiselle de +l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrouvée et ne +doutant point que le valet de Verville n'eût fait +prendre à ceux de Saldagne un chemin contraire +au sien. La lune etoit alors fort claire, et ils etoient +dans un grand chemin aisé à suivre et qui les +conduisoit à un village où nous les allons faire +arriver dans le suivant chapitre.</p> +<a name="cb13" id="cb13"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Mechante action du sieur de la Rappinière.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin avoit grande impatience de +sçavoir de sa chère l'Etoile par quelle +aventure elle s'etoit trouvée dans le +bois où Saldagne l'avoit prise, mais il +avoit encore plus grande peur d'être suivi. Il ne +songea donc qu'à piquer sa bête, qui n'etoit pas +fort bonne, et à presser de la voix et d'une +houssine qu'il rompit à un arbre le cheval de l'Etoile, +qui etoit une puissante haquenée<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a> +<a href="#footnote275"><sup class="sml">275</sup></a>. Enfin, les +deux jeunes amans se rassurèrent, et, s'étant dit +quelques douces tendresses (car il y avoit lieu d'en +dire après ce qui venoit d'arriver; et, pour moi, +je n'en doute point, quoique je n'en sçache rien +de particulier); après donc s'être bien attendri le +coeur l'un à l'autre, l'Etoile fit sçavoir au Destin +tous les bons offices qu'elle avoit rendus à la +Caverne: «Et je crains bien, lui dit-elle, que son +affliction ne la fasse malade, car je n'en vis jamais +une pareille. Pour moi, mon cher frère, +vous pouvez bien penser que j'eus autant besoin +de consolation qu'elle, depuis que votre valet, +m'ayant amené un cheval de votre part, m'apprit +que vous aviez trouvé les ravisseurs d'Angelique +et que vous en aviez eté fort blessé.--Moi +blessé! interrompit le Destin; je ne l'ai point eté +ni en danger de l'être, et je ne vous ai point envoyé +de cheval: il y a quelque mystère ici que +je ne comprends point. Je me suis aussi tantôt +etonné de ce que vous m'avez si souvent demandé +comment je me portois et si je n'etois point +incommodé d'aller si vite.--Vous me rejouissez +et m'affligez tout ensemble, lui dit l'Etoile; vos +blessures m'avoient donné une terrible inquietude, +et ce que vous me venez de dire me fait +croire que votre valet a eté gagné par nos ennemis +pour quelque mauvais dessein qu'on a contre +nous.--Il a plutôt eté gagné par quelqu'un qui +est trop de nos amis, lui dit le Destin. Je n'ai +point d'ennemi que Saldagne, mais ce ne peut +être lui qui ait fait agir mon traître de valet, puisque +je sçais qu'il l'a battu quand il vous a trouvée.--Et +comment le sçavez-vous? lui demanda +l'Etoile, car je ne me souviens pas de vous en +avoir rien dit.--Vous le sçaurez aussitôt que +vous m'aurez appris de quelle façon on vous a +tirée dû Mans.--Je ne vous en puis apprendre +autre chose que ce que je vous viens de dire, reprit +l'Etoile. Le jour d'après que nous fûmes revenues +au Mans, la Caverne et moi, votre valet +m'amena un cheval de votre part, et me dit, faisant +fort l'affligé, que vous aviez eté blessé par +les ravissurs d'Angelique et que vous me priiez de +vous aller trouver. Je montai à cheval dès l'heure +même, encore qu'il fût bien tard; je couchai à +cinq lieues du Mans, en un lieu dont je ne sçais +pas le nom, et le lendemain, à l'entrée d'un bois, +je me trouvai arrêtée par des personnes que je ne +connoissois point. Je vis battre votre valet et j'en +fus fort touchée. Je vis jeter fort rudement une +femme de dessus un cheval, et je reconnus que +c'etoit ma compagne; mais le pitoyable état où +je me trouvois et l'inquietude que j'avois pour +vous m'empêchèrent de songer davantage à +elle. On me mit en sa place, et on marcha jusqu'au +soir; après avoir fait beaucoup de chemin, +le plus souvent au travers des champs, nous arrivâmes +bien avant dans la nuit auprès d'une gentilhommière<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a> +<a href="#footnote276"><sup class="sml">276</sup></a>, +où je remarquai qu'on ne nous +voulut pas recevoir. Ce fut là que je reconnus +Saldagne, et sa vue acheva de me desesperer. +Nous marchâmes encore long-temps, et enfin on +me fit entrer comme en cachette dans la maison +d'où vous m'avez heureusement tirée.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" +name="footnote275"><b>Note 275: </b></a><a href="#footnotetag275"> +(retour) </a> On sait qu'on appeloit <i>haquenée</i> un cheval qui alloit +l'amble.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" +name="footnote276"><b>Note 276: </b></a><a href="#footnotetag276"> +(retour) </a> Maison de campagne d'un gentilhomme.</blockquote> + +<p>L'Etoile achevoit la relation de ses aventures +quand le jour commença de paroître. Ils se trouvèrent +alors dans le grand chemin du Mans, et +pressèrent leurs bêtes plus fort qu'ils n'avoient +fait encore, pour gagner un bourg qu'ils voyoient +devant eux. Le Destin souhaitoit ardemment +d'attraper son valet, pour decouvrir de quel ennemi, +outre le mechant Saldagne, ils avoient à se +garder dans le pays; mais il n'y avoit pas grande +apparence qu'après le mechant tour qu'il lui +avoit fait, il se remît en lieu où il le pût trouver. +Il apprenoit à sa chère l'Etoile tout ce +qu'il sçavoit de sa compagne Angelique, quand +un homme etendu de son long auprès d'une +haie fit si grand'peur à leurs chevaux que celui +du Destin se deroba presque de dessous lui et +celui de mademoiselle de l'Etoile la jeta par terre. +Le Destin, effrayé de sa chute, l'alla relever aussi +vite que le lui put permettre son cheval, qui reculoit +toujours ronflant, soufflant et bronchant +comme un cheval effarouché qu'il etoit. La demoiselle +n'etoit point blessée; les chevaux se +rassurèrent, et le Destin alla voir si l'homme +gisant etoit mort ou endormi. On peut dire qu'il +etoit l'un et l'autre, puisqu'il etoit si ivre qu'encore +qu'il ronflât bien fort, marque assurée qu'il +etoit en vie, le Destin eût bien de la peine à +l'eveiller. Enfin, à force d'être tiraillé, il ouvrit +les yeux et se decouvrit au Destin pour être son +même valet qu'il avoit si grande envie de trouver. +Le coquin, tout ivre qu'il etoit, reconnut bientôt +son maître, et se troubla si fort en le voyant que +le Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui +avoit faite, dont il ne l'avoit encore que soupçonné. +Il lui demanda pourquoi il avoit dit à +mademoiselle de l'Etoile qu'il etoit blessé; pourquoi +il l'avoit fait sortir du Mans; où il l'avoit +voulu mener; qui lui avoit donné un cheval. +Mais il n'en put tirer la moindre parole, soit qu'il +fût trop ivre, ou qu'il le contrefît plus qu'il ne +l'etoit. Le Destin se mit en colère, lui donna +quelques coups de plat d'epée, et, lui ayant lié les +mains du licol de son cheval, se servit de celui +du cheval de mademoiselle de l'Etoile pour mener +en lesse le criminel. Il coupa une branche d'arbre +dont il se fit un bâton de taille considerable pour +s'en servir en temps et lieu, quand son valet refuseroit +de marcher de bonne grace. Il aida à sa +demoiselle à monter à cheval; il monta sur le +sien et continua son chemin, son prisonnier à son +côté en guise de limier.</p> + +<p>Le bourg qu'avoit vu le Destin etoit le même +d'où il etoit parti deux jours devant et où il avoit +laissé monsieur de la Garouffière et sa compagnie, +qui y etoit encore, à cause que madame Bouvillon +avoit eté malade d'un furieux <i>colera morbus</i><a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a> +<a href="#footnote277"><sup class="sml">277</sup></a>. +Quand le Destin y arriva, il n'y trouva plus la +Rancune, l'Olive et Ragotin, qui etoient retournés +au Mans. Pour Leandre, il ne quitta point +sa chère Angelique. Je ne vous dirai point de +quelle façon elle reçut mademoiselle de l'Etoile.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" +name="footnote277"><b>Note 277: </b></a><a href="#footnotetag277"> +(retour) </a> Ces mots <i>colera morbus</i> se prenoient quelquefois alors +comme synonyme de colique violente.</blockquote> + +<p>On peut aisement se figurer les caresses que se +devoient faire deux filles qui s'aimoient beaucoup, +et même après les dangers où elles s'etoient trouvées. +Le Destin informa monsieur de la Garouffière +du succès de son voyage, et, après l'avoir +quelque temps entretenu en particulier, on fit +entrer dans une chambre de l'hôtellerie le valet +du Destin. Là il fut interrogé de nouveau, et, sur +ce qu'il voulut encore faire le muet, on fit apporter +un fusil pour lui serrer les pouces. A +l'aspect de la machine, il se mit à genoux, pleura +bien fort, demanda pardon à son maître et lui +avoua que la Rappinière lui avoit fait faire tout +ce qu'il avoit fait et lui avoit promis en recompense +de le prendre à son service. On sçut aussi +de lui que la Rappinière etoit en une maison à +deux lieues de là, qu'il avoit usurpée sur une +pauvre veuve. Le Destin parla encore en particulier +à monsieur de la Garouffière, qui envoya +en même temps un laquais dire à la Rappinière +qu'il le vînt trouver pour une affaire de consequence. +Ce conseiller de Rennes avoit grand +pouvoir sur ce prevôt du Mans. Il l'avoit empêché +d'être roué en Bretagne et l'avoit toujours +protegé dans toutes les affaires criminelles qu'il +avoit eues. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un +grand scelerat, mais la femme de la Rappinière +etoit un peu sa parente. Le laquais qu'on avoit +envoyé à la Rappinière le trouva prêt à monter +à cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il eut +appris que monsieur de la Garouffière le demandoit, +il partit pour le venir trouver. Cependant +la Garouffière, qui pretendoit fort au bel esprit, +s'etoit fait apporter un portefeuille, d'où il tira +des vers de toutes les façons, tant bons que mauvais. +Il les lut au Destin, et ensuite une historiette +qu'il avoit traduite de l'espagnol, que vous allez +lire dans le suivant chapitre.</p> +<br> +<p class="mid">FIN DU CHAPITRE XIII<br> +ET DU TOME PREMIER.</p> +<br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco02.png"></p> +<br><br><br><br><br> + + + +<a name="tome2" id="tome2"></a> +<h3>LE</h3> + +<h1>ROMAN COMIQUE</h1> + +<h3>PAR SCARRON</h3> + +<h4>NOUVELLE ÉDITION</h4> + +<h4><i>Revue, annotée et précédée d'une Introduction</i></h4> + +<h5>PAR</h5> + +<h3>M. VICTOR FOURNEL</h3> + +<hr class="short"> + +<h3>TOME II</h3> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> + +<p class="mid">A PARIS<br> + +Chez P. JANNET, Libraire</p> +<hr class="short"> + +<p class="mid">MDCCCLVII</p> + +<br><br><br> +<hr class="full"> +<p>Paris, imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, +avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.</p> + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p> + +<h3>LE</h3> + +<h1>ROMAN COMIQUE</h1> +<a name="cb14" id="cb14"></a> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="mid"><i>Le juge de sa propre cause</i><a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a> +<a href="#footnote278"><sup class="sml">278</sup></a>.</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/C.png"></span>e fut en Afrique, entre des rochers voisins +de la mer, et qui ne sont eloignés +de la grande ville de Fez que d'une +heure de chemin, que le prince Mulei, +fils du roi de Maroc, se trouva seul et à la nuit, +après s'être egaré à la chasse. Le ciel etoit sans +le moindre nuage, la mer etoit calme, et la lune +et les etoiles la rendoient toute brillante; enfin, +il faisoit une de ces belles nuits des pays chauds +qui sont plus agreables que les plus beaux jours +de nos regions froides. Le prince maure, galopant +le long du rivage, se divertissoit à regarder la +lune et les étoiles, qui paroissoient sur la surface +de la mer comme dans un miroir, quand des +cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui donnèrent +la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où il +croyoit qu'ils pouvoient partir. Il y poussa son +cheval, qui sera si l'on veut un barbe, et trouva +entre des rochers une femme qui se defendoit, +autant que ses forces le pouvoient permettre, +contre un homme qui s'efforçoit de lui lier les +mains, tandis qu'une autre femme tâchoit de lui +fermer la bouche d'un linge. L'arrivée du jeune +prince empêcha ceux qui faisoient cette violence +de la continuer, et donna quelque relâche à celle +qu'ils traitoient si mal. Mulei lui demanda ce +qu'elle avoit à crier, et aux autres ce qu'ils lui +vouloient faire; mais, au lieu de lui repondre, cet +homme alla à lui le cimeterre à la main, et lui +en porta un coup qui l'eût dangereusement blessé +s'il ne l'eût evité par la vitesse de son cheval. +«Mechant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer +au prince de Fez!--Je t'ai bien reconnu +pour tel, lui repondit le Maure; mais c'est à +cause que tu es mon prince et que tu me peux +punir qu'il faut que j'aie ta vie ou que je perde +la mienne.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" +name="footnote278"><b>Note 278: </b></a><a href="#footnotetag278"> +(retour) </a> Traduit du neuvième récit des <i>Novelas exemplares y +amorosas</i> de dona Maria de Zayas. Le titre seul de cette +nouvelle indique suffisamment son origine. On connoît, dans +la littérature espagnole, <i>le Geôlier de soi-même</i>, de Caldéron; +<i>le Médecin de son honneur</i> et <i>le Peintre de son déshonneur</i>, +du même; <i>le Vengeur de son injure</i>, de Moreto; sans parler +du <i>Fils de soi-même</i>, de Lope, et bien d'autres pièces portant +des titres analogues. Lope de Vega a fait un drame intitulé: +<i>El juez en su causa</i>. (V. notre notice.)</blockquote> + +<p>En achevant ces paroles, il se lança contre +Mulei avec tant de furie que le prince, tout vaillant +qu'il etoit, fut reduit à songer moins à attaquer +qu'à se defendre d'un si dangereux ennemi. +Les deux femmes cependant etoient aux mains, +et celle qui un moment auparavant se croyoit +perdue empêchoit l'autre de s'enfuir, comme si +elle n'eût point douté que son defenseur n'emportât +la victoire. Le desespoir augmente le courage, +et en donne même quelquefois à ceux qui +en ont le moins. Quoique la valeur du prince +fût incomparablement plus grande que celle de +son ennemi et fût soutenue d'une vigueur et +d'une adresse qui n'etoient pas communes, la +punition que meritoit le crime du Maure lui fit +tout hasarder et lui donna tant de courage et de +force que la victoire demeura long-temps douteuse +entre le prince et lui; mais le ciel, qui protège +d'ordinaire ceux qu'il elève au dessus des +autres, fit heureusement passer les gens du prince +assez près de là pour ouïr le bruit des combattans +et les cris des deux femmes. Ils y coururent +et reconnurent leur maître dans le temps qu'ayant +choqué celui qu'ils virent les armes à la main +contre lui, il l'avoit porté par terre, où il ne le +voulut pas tuer, le reservant à une punition +exemplaire. Il defendit à ses gens de lui faire +autre chose que de l'attacher à la queue d'un +cheval, de façon qu'il ne pût rien entreprendre +contre soi-même ni contre les autres. Deux cavaliers +portèrent les deux femmes en croupe, et +en cet equipage-là Mulei et sa troupe arrivèrent +à Fez à l'heure que le jour commençoit de paroître.</p> + +<p>Ce jeune prince commandoit dans Fez aussi +absolument que s'il en eût dejà eté roi. Il fit venir +devant lui le Maure, qui s'appeloit Amet, et +qui etoit fils d'un des plus riches habitans de Fez. +Les deux femmes ne furent connues de personne +à cause que les Maures, les plus jaloux de tous +les hommes, ont un extrême soin de cacher aux +yeux de tout le monde leurs femmes et leurs esclaves. +La femme que le prince avoit secourue +le surprit, et toute sa cour aussi, par sa beauté, +plus grande que quelque autre qui fût en Afrique, +et par un air majestueux, que ne put cacher aux +yeux de ceux qui l'admirèrent un mechant habit +d'esclave. L'autre femme etoit vêtue comme +le sont les femmes du pays qui ont quelque qualité, +et pouvoit passer pour belle, quoiqu'elle le +fût moins que l'autre; mais, quand elle auroit pu +entrer en concurrence de beauté avec elle, la +pâleur que la crainte faisoit paroître sur son visage +diminuoit autant ce qu'elle y avoit de beau que +celui de la première recevoit d'avantage d'un beau +rouge qu'une honnête pudeur y faisoit eclater. +Le Maure parut devant Mulei avec la contenance +d'un criminel, et tint toujours les yeux +attachés contre terre. Mulei lui commanda de +confesser lui-même, son crime s'il ne vouloit mourir +dans les tourmens. «Je sais bien ceux qu'on +me prepare et que j'ai merités, repondit-il fièrement, +et, s'il y avoit quelque avantage pour moi +à ne rien avouer, il n'y a point de tourmens qui +me le fissent faire; mais je ne puis eviter la +mort, puisque je te l'ai voulu donner, et je veux +bien que tu sçaches que la rage que j'ai de ne +t'avoir pas tué me tourmente davantage que ne +fera tout ce que tes bourreaux pourront inventer +contre moi. Ces Espagnoles, ajouta-t-il, ont +eté mes esclaves: l'une a su prendre un bon +parti et s'accommoder à la fortune, se mariant +avec mon frère Zaïde; l'autre n'a jamais voulu +changer de religion ni me savoir bon gré de +l'amour que j'avois pour elle.» Il ne voulut pas +parler davantage, quelque menace qu'on lui pût +faire. Mulei le fit jeter dans un cachot, chargé +de fers; la renegate, femme de Zaïde, fut mise +en une prison séparée; la belle esclave fut conduite +chez un Maure nommé Zulema, homme de +condition, Espagnol d'origine, qui avoit abandonné +l'Espagne pour n'avoir pu se resoudre à +se faire chretien. Il etoit de l'illustre maison de +Zegris, autrefois si renommée dans Grenade<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a> +<a href="#footnote279"><sup class="sml">279</sup></a>, +et sa femme, Zoraïde, qui etoit de la même +maison, avoit la reputation d'être la plus belle +femme de Fez, et aussi spirituelle que belle. Elle +fut d'abord charmée de la beauté de l'esclave +chretienne, et le fut aussi de son esprit dès les +premières conversations qu'elle eut avec elle. Si +cette belle chretienne eût eté capable de consolation, +elle en eût trouvé dans les caresses de +Zoraïde; mais, comme si elle eût evité tout ce qui +pouvoit soulager sa douleur, elle ne se plaisoit +qu'à être seule, pour pouvoir s'affliger davantage, +et, quand elle etoit avec Zoraïde, elle se faisoit +une extrême violence pour retenir devant elle +ses soupirs et ses larmes. Le prince Mulei avoit +une extrême envie d'apprendre ses aventures; il +l'avoit fait connoître à Zulema, et, comme il ne +lui cachoit rien, il lui avoit aussi avoué qu'il se +sentoit porté à aimer la belle chrétienne et qu'il +le lui auroit dejà fait sçavoir si la grande affliction +qu'elle faisoit paroître ne lui eût fait craindre +d'avoir un rival inconnu en Espagne, qui, tout +eloigné qu'il eût eté, l'eût pu empêcher d'être heureux, +même en un pays où il etoit absolu. Zulema +donna bon ordre à sa femme d'apprendre +de la chretienne les particularités de sa vie, et +par quel accident elle etoit devenue esclave +d'Amet. Zoraïde en avoit autant d'envie que le +prince, et n'eut pas grande peine à y faire resoudre +l'esclave espagnole, qui crut ne devoir rien +refuser à une personne qui lui donnoit tant de +marques d'amitié et de tendresse. Elle dit à Zoraïde +qu'elle contenteroit sa curiosité quand elle +voudroit, mais que, n'ayant que des malheurs à +lui apprendre, elle craignoit de lui faire un recit +fort ennuyeux. «Vous verrez bien qu'il ne me le +sera pas, lui repondit Zoraïde, par l'attention +que j'aurai à l'ecouter; et, par la part que j'y prendrai, +vous connoîtrez que vous ne pouvez en confier +le secret à personne qui vous aime plus que +moi.» Elle l'embrassa en achevant ces paroles, +la conjurant de ne differer pas plus long-temps à +lui donner la satisfaction qu'elle lui demandoit. +Elles etoient seules, et la belle esclave, après +avoir essuyé les larmes que le souvenir de ses +malheurs lui faisoit repandre, elle en commença +le recit, comme vous l'allez lire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" +name="footnote279"><b>Note 279: </b></a><a href="#footnotetag279"> +(retour) </a> Zegris est le nom plus ou moins défiguré d'une prétendue +famille, originaire d'Afrique, qui, avec celle des +Abencerrages, auroit joué un grand rôle dans Grenade. Les +Abencerrages et les Zegris figurent pour la première fois dans +un roman chevaleresque de Ginez Pérès de Hita. D'après +une tradition qui paroît plus romanesque qu'historique, ces +deux maisons rivales auroient été tour-à-tour maîtresses de +l'Alhambra et de l'Albaycin, les deux principales forteresses +de Grenade, s'y seroient livré les assauts les plus terribles, +et auroient hâte, par leurs divisions, la chute de la ville et +du royaume (1480-92).</blockquote> + +<p>Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole, née à +Valence et elevée avec tout le soin que des personnes +riches et de qualité, comme etoient mon +père et ma mère, devoient avoir d'une fille qui +etoit le premier fruit de leur mariage, et qui dès +son bas âge paroissoit digne de leur plus tendre +affection. J'eus un frère plus jeune que moi d'une +année; il etoit aimable autant qu'on le pouvoit +être, il m'aima autant que je l'aimai, et notre +amitié mutuelle alla jusqu'au point que, lorsque +nous n'etions pas ensemble, on remarquoit sur +nos visages une tristesse et une inquietude que +les plus agreables divertissemens des personnes +de notre âge ne pouvoient dissiper. On n'osa +donc plus nous séparer; nous apprîmes ensemble +tout ce qu'on enseigne aux enfans de bonne maison +de l'un et de l'autre sexe, et ainsi il arriva +qu'au grand etonnement de tout le monde, je +n'etois pas moins adroite que lui dans tous les +exercices violens d'un cavalier, et qu'il reussissoit +egalement bien dans tout ce que les filles de +condition sçavent le mieux faire. Une education +si extraordinaire fit souhaiter à un gentilhomme +des amis de mon père que ses enfans fussent +elevés avec nous; il en fit la proposition à mes +parens, qui y consentirent, et le voisinage des +maisons facilita le dessein des uns et des autres. +Ce gentilhomme egaloit mon père en bien et ne +lui cedoit pas en noblesse; il n'avoit aussi qu'un +fils et qu'une fille, à peu près de l'âge de mon +frère et de moi, et l'on ne doutoit point dans +Valence que les deux maisons ne s'unissent un +jour par un double mariage. Dom Carlos et Lucie +(c'etoit le nom du frère et de la soeur) etoient +egalement aimables: mon frère aimoit Lucie et +en etoit aimé, dom Carlos m'aimoit et je l'aimois +aussi. Nos parens le sçavoient bien, et, loin d'y +trouver à redire, ils n'eussent pas differé de nous +marier ensemble si nous eussions eté moins jeunes +que nous etions. Mais l'etat heureux de +nos amours innocentes fut troublé par la mort de +mon aimable frère: une fièvre violente l'emporta +en huit jours, et ce fut là le premier de mes +malheurs. Lucie en fut si touchée qu'on ne put +jamais l'empêcher de se rendre religieuse; j'en +fus malade à la mort, et dom Carlos le fut assez +pour faire craindre à son père de se voir sans +enfans, tant la perte de mon frère, qu'il aimoit, +le peril où j'etois et la resolution de sa soeur, lui +furent sensibles. Enfin la jeunesse nous guerit, +et le temps modera notre affliction.</p> + +<p>Le père de dom Carlos mourut à quelque temps +de là, et laissa son fils fort riche et sans dettes. +Sa richesse lui fournit de quoi satisfaire son humeur +magnifique. Les galanteries qu'il inventa +pour me plaire flattèrent ma vanité, rendirent son +amour publique et augmentèrent la mienne. Dom +Carlos etoit souvent aux pieds de mes parens, +pour les conjurer de ne differer pas davantage +de le rendre heureux en lui donnant leur fille. +Il continuoit cependant ses depenses et ses galanteries. +Mon père eut peur que son bien n'en +diminuât à la fin, et c'est ce qui le fit resoudre à +me marier avec lui. Il fit donc esperer à dom +Carlos qu'il seroit bientôt son gendre, et dom +Carlos m'en fit paroître une joie si extraordinaire +qu'elle m'eût pu persuader qu'il m'aimoit plus +que sa vie, quand je n'en aurois pas eté aussi assurée +que je l'etois. Il me donna le bal, et toute +la ville en fut priée. Pour son malheur et pour le +mien, il s'y trouva un comte napolitain<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a> +<a href="#footnote280"><sup class="sml">280</sup></a> que des +affaires d'importance avoient amené en Espagne. +Il me trouva assez belle pour devenir amoureux +de moi, et pour me demander en mariage à mon +père, après avoir eté informé du rang qu'il tenoit +dans le royaume de Valence. Mon père se laissa +eblouir au bien et à la qualité de cet etranger; il +lui promit tout ce qu'il lui demanda, et dès le +jour même il declara à dom Carlos qu'il n'avoit +rien plus à pretendre en sa fille, me defendit de +recevoir ses visites, et me commanda en même +temps de considerer le comte italien comme un +homme qui me devoit epouser au retour d'un +voyage qu'il alloit faire à Madrid. Je dissimulai +mon deplaisir devant mon père; mais, quand je +fus seule, dom Carlos se representa à mon souvenir +comme le plus aimable homme du monde. Je +fis reflexion sur tout ce que le comte italien avoit +de desagreable; je conçus une furieuse aversion +pour lui, et je sentis que j'aimois dom Carlos plus +que je n'eusse jamais cru l'aimer, et qu'il m'etoit +egalement impossible de vivre sans lui et d'être +heureuse avec son rival. J'eus recours à mes larmes, +mais c'etoit un foible remède pour un mal +comme le mien. Dom Carlos entra là-dessus dans +ma chambre, sans m'en demander la permission, +comme il avoit accoutumé. Il me trouva fondant +en pleurs, et il ne put retenir les siens, quelque +dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il avoit +dans l'ame, jusqu'à tant qu'il eût reconnu les véritables +sentimens de la mienne. Il se jeta à mes +pieds, me prenant les mains, et qu'il mouilla de +ses larmes:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" +name="footnote280"><b>Note 280: </b></a><a href="#footnotetag280"> +(retour) </a> On n'ignore pas qu'à cette époque l'Espagne étoit +maîtresse du royaume de Naples, et que, par conséquent, +les deux pays entretenoient des relations fréquentes.</blockquote> + +<p>«Sophie, me dit-il, je vous perds donc, et un +etranger, qui à peine vous est connu, sera plus +heureux que moi parcequ'il aura eté plus riche. +Il vous possedera, Sophie, et vous y consentez! +vous que j'ai tant aimée, qui m'avez voulu faire +croire que vous m'aimiez, et qui m'etiez promise +par un père! mais, helas! un père injuste, un +père interessé, et qui m'a manqué de parole! Si +vous etiez, continua-t-il, un bien qui se pût mettre +à prix, c'est ma seule fidelité qui vous pouvoit +acquerir, et c'est par elle que vous seriez encore +à moi plutôt qu'à personne du monde, si +vous vous souveniez de celle que vous m'avez +promise. Mais, s'ecria-t-il, croyez-vous qu'un +homme qui a eu assez de courage pour elever ses +desirs jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se +venger de celui que vous lui preferez, et trouverez-vous +etrange qu'un malheureux qui a tout +perdu entreprenne toutes choses? Ah! si vous +voulez que je perisse seul, il vivra, ce rival bienheureux, +puisqu'il a pu vous plaire, et que vous +le protegez; mais dom Carlos, qui vous est odieux, +et que vous avez abandonné à son desespoir, +mourra d'une mort assez cruelle pour assouvir la +haine que vous avez pour lui.»</p> + +<p>«Dom Carlos, lui repondis-je, vous joignez-vous +à un père injuste et à un homme que je ne +puis aimer pour me persecuter, et m'imputez-vous +comme un crime particulier un malheur qui nous +est commun? Plaignez-moi au lieu de m'accuser, +et songez aux moyens de me conserver pour vous +plutôt que de me faire des reproches. Je pourrois +vous en faire de plus justes, et vous faire avouer +que vous ne m'avez jamais assez aimée, puisque +vous ne m'avez jamais assez connue. Mais nous +n'avons point de temps à perdre en paroles inutiles. +Je vous suivrai partout où vous me menerez; +je vous permets de tout entreprendre, et +vous promets de tout oser pour ne me separer +jamais de vous.»</p> + +<p>Dom Carlos fut si consolé de mes paroles que +sa joie le transporta aussi fort qu'avoit fait sa +douleur. Il me demanda pardon de m'avoir accusée +de l'injustice qu'il croyoit qu'on lui faisoit, +et, m'ayant fait comprendre qu'à moins que de +me laisser enlever, il m'etoit impossible de n'obéir +pas à mon père, je consentis à tout ce qu'il +me proposa, et je lui promis que, la nuit du jour +suivant, je me tiendrois prête à le suivre partout +où il voudroit me mener.</p> + +<p>Tout est facile à un amant. Dom Carlos en un +jour donna ordre à ses affaires, fit provision d'argent +et d'une barque de Barcelone<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a> +<a href="#footnote281"><sup class="sml">281</sup></a> qui devoit se +mettre à la voile à telle heure qu'il voudroit. Cependant +j'avois pris sur moi toutes mes pierreries +et tout ce que je pus assembler d'argent; et, pour +une jeune personne, j'avois su si bien dissimuler +le dessein que j'avois que l'on ne s'en douta +point. Je ne fus donc pas observée, et je pus sortir +la nuit par la porte d'un jardin, où je trouvai +Claudio, un page qui etoit cher à Carlos, parcequ'il +chantoit aussi bien qu'il avoit la voix belle, +et faisoit paroître dans sa manière de parler et +dans toutes ses actions plus d'esprit, de bon sens +et de politesse que l'âge et la condition d'un page +n'en doivent ordinairement avoir. Il me dit que +son maître l'avoit envoyé au devant de moi pour +me conduire où l'attendoit une barque, et qu'il +n'avoit pu me venir prendre lui-même pour des +raisons que je sçaurois de lui. Un esclave de dom +Carlos qui m'etoit fort connu nous vint joindre. +Nous sortîmes de la ville sans peine, parle bon ordre +qu'on y avoit donné, et nous ne marchâmes pas +long-temps sans voir un vaisseau à la rade et une +chaloupe qui nous attendoit au bord de la mer. On +me dit que mon cher dom Carlos viendroit bientôt, +et que je n'avois cependant qu'à passer dans le vaisseau. +L'esclave me porta dans la chaloupe, et plusieurs +hommes que j'avois vus sur le rivage, et que +j'avois pris pour des matelots, firent aussi entrer +dans la chaloupe Claudio, qui me sembla comme +s'en defendre et faire quelques efforts pour n'y entrer +pas. Cela augmenta la peine que me donnoit +dejà l'absence de dom Carlos. Je le demandai à l'esclave, +qui me dit fierement qu'il n'y avoit plus de +Carlos pour moi. Dans le même temps j'ouïs Claudio +criant les hauts cris, et qui disoit en pleurant +à l'esclave: «Traître Amet! est-ce là ce que tu +m'avois promis, de m'ôter une rivale et de me +laisser avec mon amant?--Imprudente Claudia, +lui repondit l'esclave, est-on obligé de tenir sa +parole à un traître, et ai-je dû esperer qu'une personne +qui manque de fidelité à son maître m'en +gardât assez pour n'avertir pas les gardes de la +côte de courir après moi et de m'ôter Sophie, que +j'aime plus que moi-même?» Ces paroles, dites à +une femme que je croyois un homme, et dans lesquelles +je ne pouvois rien comprendre, me causèrent +un si furieux deplaisir, que je tombai comme +morte entre les bras du perfide Maure, qui ne +m'avoit point quittée. Ma pâmoison fut longue, +et, lorsque j'en fus revenue, je me trouvai dans +une chambre du vaisseau, qui etoit dejà bien avant +en mer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" +name="footnote281"><b>Note 281: </b></a><a href="#footnotetag281"> +(retour) </a> Barcelone, un des principaux ports d'Espagne, renommée +pour ses barques, étoit célèbre dans les fastes de la navigation. +C'est là que, vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque +où se passe cette histoire, Blasco de Garay fit, dit-on, +le premier essai d'un bateau à vapeur, sous les yeux de +Charles-Quint.</blockquote> + +<p>Figurez-vous quel dut être mon desespoir, me +voyant sans dom Carlos et avec des ennemis de ma +loi, car je reconnus que j'etois au pouvoir des Maures, +que l'esclave Amet avoit toute sorte d'autorité +sur eux, et que son frère Zaïde etoit le maître du +vaisseau. Cet insolent ne me vit pas plutôt en etat +d'entendre ce qu'il me diroit, qu'il me declara en +peu de paroles qu'il y avoit long-temps qu'il etoit +amoureux de moi, et que sa passion l'avoit forcé +à m'enlever et à me mener à Fez, où il ne tiendroit +qu'à moi que je ne fusse aussi heureuse que +j'aurois eté en Espagne, comme il ne tiendroit +pas à lui que je n'eusse point à y regretter dom +Carlos. Je me jetai sur lui, nonobstant la foiblesse +que m'avoit laissée ma pâmoison, et avec une +adresse vigoureuse à quoi il ne s'attendoit pas, +et que j'avois acquise par mon education, comme +je vous ai dejà dit, je lui tirai le cimeterre du +fourreau, et je m'allois venger de sa perfidie, si +son frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à temps +pour lui sauver la vie. On me desarma facilement, +car, ayant manqué mon coup, je ne fis point de +vains efforts contre un si grand nombre d'ennemis. +Amet, à qui ma resolution avoit fait peur, +fit sortir tout le monde de la chambre où l'on +m'avoit mise et me laissa dans un desespoir tel +que vous vous le pouvez figurer, après le cruel +changement qui venoit d'arriver en ma fortune. +Je passai la nuit à m'affliger, et le jour qui la suivit +ne donna pas le moindre relâche à mon affliction. +Le temps, qui adoucit souvent de pareils deplaisirs, +ne fit aucun effet sur les miens, et au +second jour de notre navigation j'etois encore +plus affligée que je ne la fus la sinistre nuit que +je perdis, avec ma liberté, l'esperance de revoir +dom Carlos et d'avoir jamais un moment de repos +le reste de ma vie. Amet m'avoit trouvée si terrible +toutes les fois qu'il avoit osé paroître devant +moi, qu'il ne s'y presentoit plus. On m'apportoit +de temps en temps à manger, que je refusois avec +une opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'avoir +enlevée inutilement.</p> + +<p>Cependant le vaisseau avoit passé le detroit et +n'etoit pas loin de la côte de Fez quand Claudio +entra dans ma chambre. Aussitôt que je le vis: +«Mechant! qui m'as trahie, lui dis-je, que t'avois-je +fait pour me rendre la plus malheureuse personne +du monde, et pour m'ôter dom Carlos?--Vous +en étiez trop aimée, me repondit-il, et, +puisque je l'aimois aussi bien que vous, je n'ai pas +fait un grand crime d'avoir voulu eloigner de lui +une rivale. Mais si je vous ai trahie, Amet m'a trahie +aussi, et j'en serois peut être aussi affligée que +vous, si je ne trouvois quelque consolation à n'être +pas seule miserable.--Explique-moi ces enigmes, +lui dis-je, et m'apprends qui tu es, afin que je +sçache si j'ai en toi un ennemi ou une ennemie.--Sophie, +me dit-il alors, je suis d'un même sexe que +vous, et comme vous j'ai eté amoureuse de dom +Carlos; mais si nous avons brûlé d'un même feu, +ce n'a pas eté avec un même succès. Dom Carlos +vous a toujours aimée et a toujours cru que vous +l'aimiez, et il ne m'a jamais aimée, et n'a même +jamais dû croire que je pusse l'aimer, ne m'ayant +jamais connue pour ce que j'etois. Je suis de Valence +comme vous, et je ne suis point née avec +si peu de noblesse et de bien, que dom Carlos, +m'ayant epousée, n'eût pu être à couvert des reproches +que l'on fait à ceux qui se mesallient. +Mais l'amour qu'il avoit pour vous l'occupoit tout +entier, et il n'avoit des yeux que pour vous seule. +Ce n'est pas que les miens ne fissent ce qu'ils +pouvoient pour exempter ma bouche de la confession +honteuse de ma foiblesse. J'allois partout +où je le croyois trouver; je me plaçois où il me +pouvoit voir, et je faisois pour lui toutes les diligences +qu'il eût dû faire pour moi, s'il m'eût aimée +comme je l'aimois. Je disposois de mon bien +et de moi-même, etant demeurée sans parens dès +mon bas âge, et l'on me proposoit souvent des +partis sortables; mais l'esperance que j'avois toujours +eue d'engager enfin dom Carlos à m'aimer +m'avoit empêchée d'y entendre. Au lieu de me +rebuter de la mauvaise destinée de mon amour, +comme auroit fait toute autre personne qui eût eu +comme moi assez de qualités aimables pour n'être +pas meprisée, je m'excitois à l'amour de dom Carlos +par la difficulté que je trouvois à m'en faire aimer. +Enfin, pour n'avoir pas à me reprocher d'avoir +negligé la moindre chose qui pût servir à mon +dessein, je me fis couper les cheveux, et m'etant +deguisée en homme, je me fis presenter à dom +Carlos par un domestique qui avoit vieilli dans ma +maison et qui se disoit mon père, pauvre gentilhomme +des montagnes de Tolède<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a> +<a href="#footnote282"><sup class="sml">282</sup></a>. Mon visage +et ma mine, qui ne deplurent pas à votre amant, +le disposèrent d'abord à me prendre. Il ne me reconnut +point, encore qu'il m'eût vue tant de fois, +et il fut bientôt aussi persuadé de mon esprit que +satisfait de la beauté de ma voix, de ma methode +de chanter et de mon adresse à jouer de tous les +instrumens de musique dont les personnes de +condition peuvent se divertir sans honte<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a> +<a href="#footnote283"><sup class="sml">283</sup></a>. Il crut +avoir trouvé en moi des qualités qui ne se trouvent +pas d'ordinaire en des pages, et je lui donnai +tant de preuves de fidelité et de discretion, +qu'il me traita bien plus en confident qu'en domestique. +Vous sçavez mieux que personne du +monde si je m'en fais accroire dans ce que je vous +viens de dire à mon avantage. Vous-même m'avez +cent fois louée à dom Carlos en ma presence, et +m'avez rendu de bons offices auprès de lui; mais +j'enrageois de les devoir à une rivale, et dans le +temps qu'ils me rendoient plus agreable à dom +Carlos, ils vous rendoient plus haïssable à la malheureuse +Claudia (car c'est ainsi que l'on m'appelle). +Votre mariage cependant s'avançoit, et +mes esperances reculoient; il fut conclu, et elles +se perdirent. Le comte italien qui devint en ce +temps-là amoureux de vous, et dont la qualité et +le bien donnèrent autant dans les yeux de votre +père que sa mauvaise mine et ses defauts vous +donnèrent d'aversion pour lui, me fit du moins +avoir le plaisir de vous voir troublée dans les vôtres, +et mon âme alors se flatta de ces esperances +folles que les changemens font toujours avoir aux +malheureux. Enfin votre père prefera l'etranger, +que vous n'aimiez pas, à dom Carlos, que vous +aimiez. Je vis celui qui me rendoit malheureuse +malheureux à son tour, et une rivale que je haïssois +encore plus malheureuse que moi, puisque +je ne perdois rien en un homme qui n'avoit jamais +eté à moi, que vous perdiez dom Carlos, qui etoit +tout à vous, et que cette perte, quelque grande +qu'elle fût, vous etoit peut-être encore un moindre +malheur que d'avoir pour votre tyran eternel +un homme que vous ne pouviez aimer. Mais ma +prosperité, ou, pour mieux dire, mon esperance, +ne fut pas longue. J'appris de dom Carlos que +vous vous etiez resolue à le suivre, et je fus même +employée à donner les ordres necessaires au +dessein qu'il avoit de vous emmener à Barcelone, +et, de là, de passer en France ou en Italie. Toute +la force que j'avois eue jusque alors à souffrir ma +mauvaise fortune m'abandonna après un coup si +rude, et qui me surprit d'autant plus que je n'avois +jamais craint un pareil malheur. J'en fus affligée +jusqu'à en être malade, et malade jusqu'à en +garder le lit. Un jour que je me plaignois à moi-même +de ma triste destinée, et que la croyance +de n'être ouïe de personne me faisoit parler aussi +haut que si j'eusse parlé à quelque confident de +mon amour, je vis paroître devant moi le Maure +Amet, qui m'avoit ecoutée, et qui, après que le +trouble où il m'avoit mise fut passé, me dit ces +paroles: «Je te connois, Claudia, et dès le temps +que tu n'avois point encore deguisé ton sexe pour +servir de page à dom Carlos; et si je ne t'ai jamais +fait sçavoir que je te connusse, c'est que j'avois +un dessein aussi bien que toi. Je te viens d'ouïr +prendre des resolutions desesperées: tu veux te +decouvrir à ton maître pour une jeune fille qui +meurt d'amour pour lui et qui n'espère plus d'en +être aimée, et puis tu te veux tuer à ses yeux pour +meriter au moins des regrets de celui de qui tu +n'as pu gagner l'amour. Pauvre fille! que vas-tu +faire, en te tuant, que d'assurer davantage à Sophie +la possession de dom Carlos? J'ai bien un +meilleur conseil à te donner, si tu es capable de +le prendre. Ote ton amant à ta rivale: le moyen en +est aisé si tu me veux croire, et, quoiqu'il demande +beaucoup de resolution, il ne t'est pas besoin d'en +avoir davantage que celle que tu as eue à t'habiller +en homme et à hasarder ton honneur pour +contenter ton amour. Ecoute-moi donc avec attention, +continua le Maure; je te vais reveler un +secret que je n'ai jamais decouvert à personne, +et si le dessein que je te vais proposer ne te plaît +pas, il dependra de toi de ne le pas suivre. Je suis +de Fez, homme de qualité en mon pays; mon +malheur me fit esclave de dom Carlos, et la beauté +de Sophie me fit le sien. Je t'ai dit en peu de paroles +bien des choses. Tu crois ton mal sans remède, +parce que ton amant enlève sa maîtresse +et s'en va avec elle à Barcelone. C'est ton +bonheur et le mien, si tu te sais servir de l'occasion. +J'ai traité de ma rançon, et l'ai payée. +Une galiotte<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a> +<a href="#footnote284"><sup class="sml">284</sup></a> d'Afrique m'attend à la rade, assez +près du lieu où dom Carlos en fait tenir une +toute prête pour l'exécution de son dessein. Il +l'a differé d'un jour; prévenons-le avec autant de +diligence que d'adresse. Va dire à Sophie, de la +part de ton maître, qu'elle se tienne prête à partir +cette nuit à l'heure que tu la viendras querir, +amène la dans mon vaisseau; je l'emmenerai en +Afrique, et tu demeureras à Valence, seule à posséder +ton amant, qui peut-être t'auroit aimée +aussitôt que Sophie, s'il avoit su que tu l'aimasses.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" +name="footnote282"><b>Note 282: </b></a><a href="#footnotetag282"> +(retour) </a> Nous avons déjà trouvé plus haut une invention analogue, +dans la nouvelle intitulée: <i>A trompeur trompeur et +demi</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" +name="footnote283"><b>Note 283: </b></a><a href="#footnotetag283"> +(retour) </a> En Espagne, comme en France, il y avoit certains +instruments de musique exclusivement réservés aux personnes +de basse condition, et dont l'usage auroit en quelque +façon déshonoré un gentilhomme: chez nous, par exemple, +le violon étoit de ce nombre; il étoit réservé aux laquais, et +souvent même ils avoient charge expresse d'en jouer pour +divertir leurs maîtres: «Les violons se sont rendus si communs,--dit +Mlle de Montpensier dans sa première lettre à +Mme de Motteville,--que, sans avoir beaucoup de domestiques, +chacun en ayant quelques-uns auxquels il auroit +fait apprendre, il y auroit moyen de faire une fort bonne +bande.» Dans <i>le Grondeur</i> de Brueys et Palaprat, Grichard +dit à son valet L'Olive: «Je t'ai défendu cent fois de râcler +de ton maudit violon.» (I, 6.) Tallemant raconte que +Montbrun Souscarrière avoit des valets de chambre chargés +spécialement de lui jouer de cet instrument. On sait que +c'étoit parmi les pages et les valets de pied de Mademoiselle +que Lully avoit pris les premières teintures et donné +les premières révélations de son talent sur le violon. Le célèbre +Beaujoyeux (Baltazirini) étoit de même un des valets +de chambre de Catherine de Médicis. De là l'expression de +<i>violon</i> pour désigner un sot, un pied-plat: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Ho! vraiment, messire Apollon,</p> +<p class="i10">Vous êtes un bon violon.</p> + +<p class="i20">(Scarr., <i>Poés.</i>)</p> +</div></div> + +<p>Il en étoit de même de la viole, instrument que Scarron +nous montre sur le dos du comédien La Rancune, au premier +chapitre du <i>Roman comique</i>. Le hautbois, le fifre, le +tabourin, la musette, le cistre et la guitare étoient encore des +instruments réservés aux gens de basse condition, par exemple +aux bohémiens et aux farceurs: «Pour ce qu'elle a accoustumé +de servir aux basteleurs, elle ne se peut tenir de mesdire», +dit le Luth, en parlant de la Guitare, dans la <i>Dispute +du Luth et de la Guitare</i>. (<i>Maison des jeux</i>, 3e part.) Au contraire, +l'épinette, «la reine de tous les instruments de musique»; +le luth, qui étoit en fort grande faveur, quoiqu'il +servît aux débauchés dans leurs orgies et leurs sérénades; le +théorbe, qui l'avoit remplacé, le clavecin, etc., étoient réservés +aux personnes de condition. V. cette même pièce et +la première lettre de Mademoiselle à madame de Motteville.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" +name="footnote284"><b>Note 284: </b></a><a href="#footnotetag284"> +(retour) </a> Petite galère fort légère et propre pour aller en course. +(Dict. de Furetière.)</blockquote> + +<p>A ces dernières paroles de Claudia, je fus si +pressée de ma juste douleur, qu'en faisant un +grand soupir je m'evanouis encore, sans donner +le moindre signe de vie. Les cris que fit Claudia, +qui se repentoit peut-être lors de m'avoir rendue +malheureuse sans cesser de l'être, attirèrent +Amet et son frère dans la chambre du vaisseau +où j'etois. On me fit tous les remèdes qu'on +me put faire; je revins à moi, et j'ouïs Claudia +qui reprochoit encore au Maure la trahison qu'il +nous avoit faite. «Chien infidèle, lui disoit-elle, +pourquoi m'as-tu conseillé de reduire cette belle +fille au deplorable etat où tu la vois, si tu ne me +voulois pas laisser auprès de mon amant? Et +pourquoi m'as-tu fait faire à un homme qui me +fut si cher une trahison qui me nuit autant qu'à +lui? Comment oses-tu dire que tu es de noble +naissance dans ton pays, si tu es le plus traître et +le plus lâche de tous les hommes?--Tais-toi, +folle, lui répondit Amet; ne me reproche point un +crime dont tu es complice. Je t'ai déjà dit que +qui a pu trahir un maître comme toi meritoit +bien d'être trahie, et que, t'emmenant avec moi, +j'assurois ma vie et peut-être celle de Sophie, +puisqu'elle pourrait mourir de douleur, quand +elle sçauroit que tu serois demeurée avec dom +Carlos.»</p> + +<p>Le bruit que firent en même temps les matelots +qui étoient prêts d'entrer dans le port de la +ville de Salé<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a> +<a href="#footnote285"><sup class="sml">285</sup></a>, et l'artillerie du vaisseau, à laquelle +repondit celle du port, interrompirent les reproches +que se faisoient Amet et Claudia et me delivrèrent +pour un temps de la vue de ces deux +personnes odieuses. On se debarqua; on nous +couvrit les visages d'un voile, à Claudia et à moi, +et nous fûmes logées avec le perfide Amet chez +un Maure de ses parens. Dès le jour suivant on +nous fit monter dans un chariot couvert, et prendre +le chemin de Fez, où, si Amet y fut reçu de +son père avec beaucoup de joie, j'y entrai la plus +affligée et la plus désespérée personne du monde. +Pour Claudia, elle eut bientôt pris parti, renonçant +au christianisme et epousant Zaïde, le frère de +l'infidèle Amet. Cette mechante personne n'oublia +aucun artifice pour me persuader de changer +aussi de religion et d'epouser Amet, comme elle +avoit fait Zaïde, et elle devint la plus cruelle de +mes tyrans, lorsque, après avoir en vain essayé de +me gagner par toute sorte de promesses, de +bons traitemens et de caresses, Amet et tous les +siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont +ils etoient capables. J'avois tous les jours à +exercer ma constance contre tant d'ennemis, et +j'etois plus forte à souffrir mes peines que je ne +le souhaitois, quand je commençai à croire que +Claudia se repentoit d'être mechante. En public, +elle me persécutoit apparemment avec plus d'animosité +que les autres, et en particulier elle me +rendoit quelquefois de bons offices, qui me la +faisoient considérer comme une personne qui +eût pu être vertueuse, si elle eût été élevée à la +vertu. Un jour que toutes les autres femmes de +la maison etoient allées aux bains publics, +comme c'est la coutume de vous autres mahometans, +elle me vint trouver où j'etois, ayant le visage +composé à la tristesse, et me parla en ces +termes:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" +name="footnote285"><b>Note 285: </b></a><a href="#footnotetag285"> +(retour) </a> Salé, à l'embouchure de la rivière de Baragray, étoit +jadis le siège d'une petite république de pirates. L'entrée de +son port est fermée par une barre de sable qui ne laisse passer +que les vaisseaux de petite dimension.</blockquote> + +<p>«Belle Sophie! quelque sujet que j'aie eu autrefois +de vous haïr, ma haine a cessé en perdant +l'espoir de posséder jamais celui qui ne m'aimoit +pas assez, à cause qu'il vous aimoit trop. +Je me reproche sans cesse de vous avoir rendue +malheureuse et d'avoir abandonné mon Dieu +pour la crainte des hommes. Le moindre de ces +remords seroit capable de me faire entreprendre +les choses du monde les plus difficiles à mon +sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne et +de toute terre chretienne avec des infidèles, entre +lesquels je sais bien qu'il est impossible que +je trouve mon salut, ni pendant ma vie, ni après +ma mort. Vous pouvez juger de mon veritable +repentir par le secret que je vous confie, qui vous +rend maîtresse de ma vie et qui vous donne +moyen de vous venger de tous les maux que j'ai +été forcée de vous faire. J'ai gagné cinquante +esclaves chretiens, la plupart Espagnols et tous +gens capables d'une grande entreprise. Avec +l'argent que je leur ai secrètement donné, ils se +sont assurés d'une barque capable de nous porter +en Espagne, si Dieu-favorise un si bon dessein. +Il ne tiendra qu'à vous de suivre ma fortune, de +vous sauver si je me sauve, ou, perissant +avec moi, de vous tirer d'entre les mains de vos +cruels ennemis et de finir une vie aussi malheureuse +qu'est la vôtre. Determinez-vous donc, +Sophie, et tandis que nous ne pouvons être soupçonnées +d'aucun dessein, delibérons sans perdre +de temps sur la plus importante action de votre +vie et de la mienne.»</p> + +<p>Je me jetai aux pieds de Claudia, et, jugeant +d'elle par moi-même, je ne doutai point de la +sincerité de ses paroles. Je la remerciai de toutes +les forces de mon expression et de toutes celles +de mon âme; je ressentis la grâce que je croyois +qu'elle me vouloit faire. Nous prîmes jour pour +notre fuite vers un lieu du rivage de la mer où +elle me dit que des rochers tenoient notre petit +vaisseau à couvert. Ce jour, que je croyois bienheureux, +arriva. Nous sortîmes heureusement et +de la maison et de la ville. J'admirois la bonté +du ciel, dans la facilité que nous trouvions à faire +reussir notre dessein, et j'en benissois Dieu sans +cesse. Mais la fin de mes maux n'etoit pas si +proche que je pensois. Claudia n'agissoit que +par l'ordre du perfide Amet, et, encore plus +perfide que lui, elle ne me conduisoit en un lieu +écarté et la nuit que pour m'abandonner à la +violence du Maure, qui n'eût rien osé entreprendre +contre ma pudicité dans la maison de son +père, quoique mahometan, moralement homme +de bien. Je suivois innocemment celle qui me +menoit perdre, et je ne pensois pas pouvoir jamais +être assez reconnoissante envers elle de la +liberté que j'esperois bientôt avoir par son moyen. +Je ne me lassois point de l'en remercier ni de +marcher bien vite dans des chemins rudes, environnés +de rochers, où elle me disoit que ses +gens l'attendoient, quand j'ouïs du bruit derrière +moi, et, tournant la tête, j'aperçus Amet le cimeterre +à la main. «Infâmes esclaves, s'écria-t-il, +c'est donc ainsi que l'on se derobe à son +maître?» Je n'eus pas le temps de lui repondre; +Claudia me saisit les bras par derrière, et Amet, +laissant tomber son cimeterre, se joignit à la renégate, +et tous deux ensemble firent ce qu'ils +purent pour me lier les mains avec des cordes +dont ils s'etoient pourvus pour cet effet. Ayant +plus de vigueur et d'adresse que les femmes n'en +ont d'ordinaire, je resistai longtemps aux efforts +de ces deux mechantes personnes; mais à la longue +je me sentis affoiblir, et, me defiant de mes +forces, je n'avois presque plus recours qu'à mes +cris, qui pouvoient attirer quelque passant en ce +lieu solitaire, ou plutôt je n'esperois plus rien, +quand le prince Mulei survint lorsque je l'esperois +le moins. Vous avez sçu de quelle façon il +me sauva l'honneur, et je puis dire la vie, puisque +je serais assurement morte de douleur si le +detestable Amet eût contenté sa brutalité.»</p> + +<p>Sophie acheva ainsi le récit de ses aventures, +et l'aimable Zoraïde l'exhorta d'espérer de la generosité +du prince les moyens de retourner en +Espagne, et dès le jour même elle apprit à son +mari tout ce qu'elle a voit appris de Sophie, dont +il alla informer Mulei. Encore que tout ce qu'on +lui conta de la fortune de la belle chretienne ne +flattât point la passion qu'il avoit pour elle, il fut +pourtant bien aise, vertueux comme il etoit, +d'en avoir eu connaissance et d'apprendre qu'elle +etoit engagée d'affection en son pays, afin de +n'avoir point à tenter une action blâmable par +l'espérance d'y trouver de la facilité. Il estima +la vertu de Sophie, et fut porté par la sienne à +tâcher de la rendre moins malheureuse qu'elle +n'etoit. Il lui fit dire par Zoraïde qu'il la renverroit +en Espagne quand elle le voudroit, et, depuis +qu'il en eut pris la résolution, il s'empêcha +de la voir, se defiant de sa propre vertu et de la +beauté de cette aimable personne. Elle n'etoit +pas peu empêchée à prendre ses sûretés pour son +retour: le trajet etoit long jusqu'en Espagne, +dont les marchands ne trafiquoient point à Fez<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a> +<a href="#footnote286"><sup class="sml">286</sup></a>; +et quand elle eût pu trouver un vaisseau chrétien, +belle et jeune comme elle etoit, elle pouvoit +trouver entre les hommes de sa loi ce qu'elle +avoit eu peur de trouver entre des Maures. La +probité ne se rencontre guère sur un vaisseau; +la bonne foi n'y est guère mieux gardée qu'à la +guerre, et, en quelque lieu que la beauté et l'innocence +se trouvent les plus foibles, l'audace +des mechans se sert de son avantage et se porte +facilement à tout entreprendre. Zoraïde conseilla +à Sophie de s'habiller en homme, puisque sa +taille, avantageuse plus que celle des autres femmes, +facilitoit ce deguisement. Elle lui dit que +c'etoit l'avis de Mulei, qui ne trouvoit personne +dans Fez à qui il la pût sûrement confier, et elle +lui dit aussi qu'il avoit eu la bonté de pourvoir à +la bienséance de son sexe, lui donnant une compagne +de sa croyance, et travestie comme elle, +et qu'elle seroit ainsi garantie de l'inquietude +qu'elle pourroit avoir de se voir seule dans un +vaisseau entre des soldats et des matelots. Ce +prince maure avoit acheté d'un corsaire une prise +qu'il avoit faite sur mer<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a> +<a href="#footnote287"><sup class="sml">287</sup></a>: c'étoit d'un vaisseau +du gouverneur d'Oran, qui portoit la famille entière +d'un gentilhomme espagnol, que par animosité +ce gouverneur envoyoit prisonnier en Espagne<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a> +<a href="#footnote288"><sup class="sml">288</sup></a>. +Mulei avait su que ce chrétien étoit un +des plus grands chasseurs du monde, et, comme +la chasse étoit la plus forte passion de ce jeune +prince, il avoit voulu l'avoir pour esclave, et, +afin de le mieux conserver, ne l'avoit point voulu +separer de sa femme, de son fils et de sa fille. +En deux ans qu'il vécut dans Fez au service de +Mulei, il apprit à ce prince à tirer parfaitement +de l'arquebuse sur toute sorte de gibier qui court +sur la terre ou qui s'elève dans l'air, et plusieurs +chasses inconnues aux Maures. Il avoit par là si +bien merité les bonnes grâces du prince et s'etoit +rendu si nécessaire à son divertissement, qu'il +n'avoit jamais voulu consentir à sa rançon, et +par toutes sortes de bienfaits avoit tâché de lui +faire oublier l'Espagne. Mais le regret de n'être +pas en sa patrie et de n'avoir plus d'espérance +d'y retourner lui avoit causé une melancolie qui +finit bientôt par sa mort, et sa femme n'avoit +pas vécu long-temps après son mari. Mulei se +sentoit du remords de n'avoir pas remis en liberté, +quand ils la lui avoient demandée, des personnes +qui l'avoient merité par leurs services, et il +voulut, autant qu'il le pouvoit, reparer envers +leurs enfans le tort qu'il croyoit leur avoir fait. +La fille s'appeloit Dorothée, etoit de l'âge de +Sophie, belle, et avoit de l'esprit; son frère +n'avoit pas plus de quinze ans et s'appeloit Sanche. +Mulei les choisit l'un et l'autre pour tenir +compagnie à Sophie, et se servit de cette occasion-là +pour les envoyer ensemble en Espagne. +On tint l'affaire secrète; on fit faire des habits +d'homme à l'espagnole pour les deux demoiselles +et pour le petit Sanche. Mulei fit paroître sa magnificence +dans la quantité de pierreries qu'il +donna à Sophie; il fit aussi à Dorothée de beaux +presens, qui, joints à tous ceux que son père +avoit déjà reçus de la liberalité du prince, la rendirent +riche pour le reste de sa vie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" +name="footnote286"><b>Note 286: </b></a><a href="#footnotetag286"> +(retour) </a> A cause de l'hostilité qui devoit régner naturellement +entre les Espagnols et les fils des Maures expulsés d'Espagne, +lesquels s'étoient réfugiés dans cette ville.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" +name="footnote287"><b>Note 287: </b></a><a href="#footnotetag287"> +(retour) </a> C'est vers cette époque, à peu près, que les Barbaresques +avoient commencé à faire la traite des blancs; la rapide +extension de ce fléau fut même une des principales causes +de l'expédition de Charles-Quint contre Tunis.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" +name="footnote288"><b>Note 288: </b></a><a href="#footnotetag288"> +(retour) </a> L'Espagne possédoit alors en Afrique Oran, Tanger et +plusieurs autres places par exemple Tlemcen et le royaume +dont cette ville étoit la capitale, qu'elle eut quelque temps +en sa domination au commencement du XVIe siècle. Oran, +construite par les Maures chassés d'Espagne, avoit été prise +par les Espagnols en 1509, mais fut reprise par les Maures +en 1708, pour leur echapper encore en 1732.</blockquote> + +<p>Charles-Quint, en ce temps-là, faisoit la guerre +en Afrique et avoit assiegé la ville de Tunis<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a> +<a href="#footnote289"><sup class="sml">289</sup></a>. Il +avoit envoyé un ambassadeur à Mulei pour traiter +de la rançon de quelques Espagnols de qualité +qui avoient fait naufrage à la côte de Maroc. +Ce fut à cet ambassadeur que Mulei recommanda +Sophie sous le nom de dom Fernand, gentilhomme +de qualité qui ne vouloit pas être connu +par son nom véritable, et Dorothée et son frère +passoient pour être de son train, l'un en qualité +de gentilhomme et l'autre de page. Sophie et Zoraïde +ne se purent quitter sans regret, et il y eut +bien des larmes versées de part et d'autre. Zoraïde +donna à la belle chretienne un rang de perles +si riche, qu'elle ne l'eût point reçu si cette aimable +Maure et son mari Zulema, qui n'aimoit pas +moins Sophie que faisoit sa femme, ne lui eussent +fait connoître qu'elle ne pouvoit davantage les +desobliger qu'en refusant ce gage de leur amitié. +Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire sçavoir +de temps en temps de ses nouvelles par la voie +de Tanger, d'Oran ou des autres places que l'empereur +possedoit en Afrique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" +name="footnote289"><b>Note 289: </b></a><a href="#footnotetag289"> +(retour) </a> Le dey de Tunis étoit alors le fameux Barberousse, +amiral de Soliman, qui ravageoit la mer par ses pirateries. +Charles-Quint, pour le vaincre à coup sûr, transporta en +Afrique trente mille hommes sur cinq cents vaisseaux, et se +mit à leur tête. Le fort de la Goulette fut enlevé d'assaut, +Tunis se rendit, et Muley-Hassan fut rétabli sur le trône +(1535). + +<p>Après sa victoire, Charles-Quint délivra de l'esclavage +et fit ramener à ses frais dans leur patrie environ vingt mille +chrétiens.</p></blockquote> + +<p>L'ambassadeur chretien s'embarqua à Salé, +emmenant avec lui Sophie, qu'il faut desormais +appeler dom Fernand; il joignit l'armée de l'empereur, +qui etoit encore devant Tunis. Notre Espagnole +deguisée lui fut presentée comme un gentilhomme +d'Andalousie qui avoit eté long-temps +esclave du prince de Fez. Elle n'avoit pas assez +de sujet d'aimer sa vie pour craindre de la hasarder +à la guerre, et, voulant passer pour un +cavalier, elle n'eût pu avec honneur n'aller pas +souvent au combat, comme faisoient tant de +vaillans hommes dont l'armée de l'empereur etoit +pleine. Elle se mit donc entre les volontaires, +ne perdit pas une occasion de se signaler, et le +fit avec tant d'eclat que l'empereur ouït parler +du faux dom Fernand. Elle fut assez heureuse +pour se trouver auprès de lui lorsque, dans +l'ardeur d'un combat dont les chretiens eurent +tout le desavantage, il donna dans une embuscade +de Maures, fut abandonné des siens et environné +des infidèles, et il y a apparence qu'il +eût eté tué, son cheval l'ayant dejà eté sous +lui, si notre amazone ne l'eût remonté sur le +sien, et, secondant sa vaillance par des efforts +difficiles à croire, n'eût donné aux chretiens le +temps de se reconnoître et de venir degager ce +vaillant empereur. Une si belle action ne fut pas +sans recompense. L'empereur donna à l'inconnu +dom Fernand une commanderie de grand revenu<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a> +<a href="#footnote290"><sup class="sml">290</sup></a>, +et le regiment de cavalerie d'un seigneur +espagnol qui avoit eté tué au dernier combat; il +lui fit donner aussi tout l'equipage d'un homme +de qualité, et depuis ce temps-là il n'y eut personne +dans l'armée qui fut plus estimé et plus +consideré que cette vaillante fille. Toutes les +actions d'un homme lui etoient si naturelles, +son visage etoit si beau et la faisoit paroître si +jeune, sa vaillance etoit si admirable en une si +grande jeunesse et son esprit etoit si charmant, +qu'il n'y avoit pas une personne de qualité ou +de commandement dans les troupes de l'empereur +qui ne recherchât son amitié. Il ne faut +donc pas s'etonner si, tout le monde parlant +pour elle, et plus encore ses belles actions, +elle fut en peu de temps en faveur auprès de son +maître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" +name="footnote290"><b>Note 290: </b></a><a href="#footnotetag290"> +(retour) </a> Une commanderie étoit une espèce de bénéfice ou revenu +attaché aux ordres militaires de chevalerie, et qu'on +conféroit à ceux des chevaliers qui s'étoient distingués.</blockquote> + +<p>Dans ce temps là, de nouvelles troupes arrivèrent +d'Espagne sur les vaisseaux qui apportoient +de l'argent et des munitions pour l'armée. +L'empereur les voulut voir sous les armes, accompagné +de ses principaux chefs, desquels etoit +notre guerrière. Entre ces soldats nouveaux venus, +elle crut avoir vu dom Carlos, et elle ne s'etoit +pas trompée. Elle en fut inquiète le reste du +jour, le fit chercher dans le quartier de ces nouvelles +troupes, et on ne le trouva pas, parce +qu'il avoit changé de nom. Elle n'en dormit +point toute la nuit, se leva aussi tôt que le soleil +et alla chercher elle-même ce cher amant +qui lui avoit tant fait verser de larmes. Elle le +trouva et n'en fut point reconnue, ayant changé +de taille parce qu'elle avoit crû, et de visage +parce que le soleil d'Afrique avoit changé la +couleur du sien. Elle feignit de le prendre pour +un autre de sa connoissance, et lui demanda +des nouvelles de Seville et d'une personne qu'elle +lui nomma du premier nom qui lui vint dans +l'esprit. Dom Carlos lui dit qu'elle se meprenoit, +qu'il n'avoit jamais eté à Seville, et qu'il étoit +de Valence. «Vous ressemblez extrêmement à +une personne qui m'etoit fort chère, lui dit Sophie, +et, à cause de cette ressemblance, je veux +bien être de vos amis, si vous n'avez point de +repugnance à devenir des miens.--La même +raison, lui repondit dom Carlos, qui vous oblige +à m'offrir votre amitié, vous auroit déjà acquis la +mienne si elle etoit du prix de la vôtre. Vous ressemblez +à une personne que j'ai longtemps aimée; +vous avez son visage et sa voix, mais vous +n'êtes pas de son sexe, et assurément, ajouta-t-il +en faisant un grand soupir, vous n'êtes pas de +son humeur.» Sophie ne put s'empêcher de rougir +à ces dernières paroles de dom Carlos; à quoi +il ne prit pas garde, à cause peut-être que ses +yeux, qui commençoient à se mouiller de larmes, +ne purent voir les changements du visage +de Sophie. Elle en fut emue, et, ne pouvant plus +cacher cette emotion, elle pria dom Carlos de la +venir voir en sa tente, où elle l'alloit attendre, +et le quitta après lui avoir appris son quartier, +et qu'on l'appeloit dans l'armée le mestre de +camp<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a> +<a href="#footnote291"><sup class="sml">291</sup></a> dom Fernand. A ce nom là, dom Carlos +eut peur de ne lui avoir pas fait assez d'honneur. +Il avoit déjà su à quel point il etoit estimé de l'empereur, +et que, tout inconnu qu'il etoit, il partageoit +la faveur de son maître avec les premiers +de la cour. Il n'eut pas grande peine à trouver +son quartier et sa tente, qui n'etoient ignorés de +personne, et il en fut reçu autant bien qu'un simple +cavalier le pouvoit être d'un des principaux +officiers du camp. Il reconnut encore le visage +de Sophie dans celui de dom Fernand, en fut +encore plus etonné qu'il ne l'avoit eté, et il le +fut encore davantage du son de sa voix, qui lui +entroit dans l'âme et y renouveloit le souvenir +de la personne du monde qu'il avoit le plus aimée. +Sophie, inconnue à son amant, le fit manger avec +lui, et, après le repas, ayant fait retirer les domestiques +et donné ordre de n'être visitée de personne, +se fit redire encore une fois par ce cavalier +qu'il etoit de Valence, et ensuite se fit conter +ce qu'elle savoit aussi bien que lui de leurs +aventures communes, jusqu'au jour qu'il avoit +fait dessein de l'enlever.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" +name="footnote291"><b>Note 291: </b></a><a href="#footnotetag291"> +(retour) </a> Un mestre de camp étoit le chef d'un régiment de cavalerie.</blockquote> + +<p>«Croiriez-vous, lui dit dom Carlos, qu'une +fille de condition qui avoit tant reçu de preuves +de mon amour et qui m'en avoit tant donné de +la sienne fut sans fidélité et sans honneur, eut +l'adresse de me cacher de si grands défauts, et +fut si aveuglée dans son choix qu'elle me preféra +un jeune page que j'avois, qui l'enleva un jour +devant celui que j'avois choisi pour l'enlever?--Mais +en êtes-vous bien assuré? lui dit Sophie. Le +hasard est maître de toutes choses, et prend souvent +plaisir à confondre nos raisonnements par +des succès les moins attendus. Votre maîtresse +peut avoir été forcée à se séparer de vous, et +est peut-être plus malheureuse que coupable.--Plût +à Dieu, lui répondit dom Carlos, que j'eusse +pu douter de sa faute! Toutes les pertes et les +malheurs qu'elle m'a causés ne m'auroient pas +eté difficiles à souffrir, et même je ne me croirois +pas malheureux si je pouvois croire qu'elle me +fût encore fidèle; mais elle ne l'est qu'au perfide +Claudio, et n'a jamais feint d'aimer le malheureux +dom Carlos que pour le perdre.--Il paroît +par ce que vous dites, lui repartit Sophie, que +vous ne l'avez guère aimée, de l'accuser ainsi +sans l'entendre, et de la publier encore plus méchante +que legère.--Et peut-on l'être davantage, +s'ecria dom Carlos, que l'a eté cette imprudente +fille, lorsque, pour ne faire pas soupçonner +son page de son enlèvement, elle laissa +dans sa chambre, la nuit même qu'elle disparut +de chez son père, une lettre qui est de la dernière +malice, et qui m'a rendu trop miserable +pour n'être pas demeurée dans mon souvenir. +Je vous la veux faire entendre, et vous faire +juger par là de quelle dissimulation cette jeune +fille etoit capable.</p> + +<h3>LETTRE.</h3> + +<blockquote> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span><i>ous n'avez pas dû me defendre d'aimer +dom Carlos, après me l'avoir donné. Un +merite aussi grand que le sien ne me +pouvoit donner que beaucoup d'amour, et +quand l'esprit d'une jeune personne en est prevenu, +l'interêt n'y peut trouver de place. Je m'enfuis donc +avec celui que vous avez trouvé bon que j'aimasse +dès ma jeunesse, et sans qui il me seroit autant impossible +de vivre que de ne mourir pas mille fois le +jour avec un etranger que je ne pourrois aimer, +quand il seroit encore plus riche qu'il n'est pas. +Notre faute, si c'en est une, merite votre pardon; +si vous nous l'accordez, nous reviendrons le recevoir +plus vite que nous n'avons fui l'injuste violence que +vous nous vouliez faire.</i><span class="rig">SOPHIE.</span></p> + +<br> + +</blockquote> + +<p>--Vous vous pouvez figurer, poursuivit dom +Carlos, l'extrême douleur que sentirent les parents +de Sophie quand ils eurent lu cette lettre. +Ils esperèrent que je serois encore avec leur fille +caché dans Valence, ou que je n'en serois pas +loin. Ils tinrent leur perte secrète à tout le monde, +hormis au vice-roi, qui etoit leur parent, et à +peine le jour commençoit-il de paroître que la +justice entra dans ma chambre et me trouva endormi. +Je fus surpris d'une telle visite autant que +j'avois sujet de l'être, et quand, après qu'on +m'eut demandé où etoit Sophie, je demandai +aussi où elle etoit, mes parties s'en irritèrent +et me firent conduire en prison avec une extrême +violence. Je fus interrogé et je ne pus rien +dire pour ma defense contre la lettre de Sophie. +Il paroissoit par là que je l'avois voulu enlever; +mais il paroissoit encore plus que mon +page avoit disparu en même temps qu'elle. Les +parents de Sophie la faisoient chercher, et mes +amis, de leur côté, faisoient toutes sortes de diligences +pour découvrir où ce page l'avoit emmenée. +C'étoit le seul moyen de faire voir mon innocence; +mais on ne put jamais apprendre des +nouvelles de ces amants fugitifs, et mes ennemis +m'accusèrent alors de la mort de l'un et de l'autre. +Enfin l'injustice, appuyée de la force, l'emporta +sur l'innocence opprimée; je fus averti que +je serois bientôt jugé, et que je le serois à mort. +Je n'esperai pas que le ciel fît un miracle en ma +faveur, et je voulus donc hasarder ma delivrance +par un coup de desespoir. Je me joignis à des +bandolliers<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a> +<a href="#footnote292"><sup class="sml">292</sup></a>, prisonniers comme moi et tous +gens de résolution. Nous forçâmes les portes de +notre prison, et, favorisés de nos amis, nous +eûmes plus tôt gagné les montagnes les plus proches +de Valence que le vice-roi n'en pût être +averti. Nous fûmes longtemps maîtres de la campagne. +L'infidélité de Sophie, la persécution de +ses parents, tout ce que je croyois que le vice-roi +avoit fait d'injuste contre moi, et enfin la +perte de mon bien me mirent dans un tel desespoir +que je hasardai ma vie dans toutes les rencontres +où mes camarades et moi trouvâmes de +la résistance, et je m'acquis par là une telle réputation +parmi eux qu'ils voulurent que je fusse +leur chef. Je le fus avec tant de succès que notre +troupe devint redoutable aux royaumes d'Aragon +et de Valence, et que nous eûmes l'insolence +de mettre ces pays à contribution. Je vous fais +ici une confidence bien délicate, ajouta dom +Carlos; mais l'honneur que vous me faites et mon +inclination me donnent tellement à vous que je +veux bien vous faire maître de ma vie, vous en +revélant des secrets si dangereux. Enfin, poursuivit-il, +je me lassai d'être méchant; je me dérobai +de mes camarades, qui ne s'y attendoient +pas, et je pris le chemin de Barcelone, où je +fus reçu simple cavalier dans les recrues qui s'embarquoient +pour l'Afrique, et qui ont joint depuis +peu l'armée. Je n'ai pas sujet d'aimer la vie, et, +après m'être mal servi de la mienne, je ne la +puis mieux employer que contre les ennemis de +ma loi et pour votre service, puisque la bonté +que vous avez pour moi m'a causé la seule joie +dont mon âme ait eté capable depuis que la plus +ingrate fille du monde m'a rendu le plus malheureux +de tous les hommes.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" +name="footnote292"><b>Note 292: </b></a><a href="#footnotetag292"> +(retour) </a> Vagabonds, voleurs de campagnes qui font leurs expéditions +par troupes et avec des armes à feu. (Dict. de +Furetière.) Le mot <i>bandoulier</i> a précédé <i>bandit</i>, et venoit, +comme lui, des <i>bandes</i> que formoient les voleurs.</blockquote> + +<p>Sophie inconnue prit le parti de Sophie injustement +accusée, et n'oublia rien pour persuader +à son amant de ne point faire de mauvais jugements +de sa maîtresse avant que d'être mieux +informé de sa faute. Elle dit au malheureux cavalier +qu'elle prenoit grande part dans ses infortunes, +qu'elle voudroit de bon coeur les adoucir, +et pour lui en donner des marques plus effectives +que des paroles, qu'elle le prioit de vouloir être +à elle, et que, lorsque l'occasion s'en presenteroit, +elle emploieroit auprès de l'empereur son +credit et celui de tous ses amis pour le delivrer +de la persecution des parents de Sophie et du +vice-roi de Valence. Dom Carlos ne se rendit jamais +à tout ce que le faux dom Fernand lui put +dire pour la justification de Sophie; mais il se +rendit à la fin aux offres qu'il lui fit de sa table +et de sa maison. Dès le jour même cette fidèle +amante parla au mestre de camp de dom Carlos +et lui fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui +dit être son parent, prît parti avec lui; je veux +dire avec elle.</p> + +<p>Voilà notre amant infortuné au service de sa +maîtresse, qu'il croyoit morte ou infidèle. Il se +voit, dès le commencement de sa servitude, tout +à fait bien avec celui qu'il croit son maître, et +est en peine lui-même de savoir comment il a pu +faire en si peu de temps pour s'en faire tant aimer. +Il est à la fois son intendant, son secretaire, +son gentilhomme et son confident. Les autres +domestiques n'ont guère moins de respect +pour lui que pour dom Fernand, et il seroit sans +doute heureux, se connoissant aimé d'un maître +qui lui paroît tout aimable, et qu'un secret instinct +le force d'aimer, si Sophie perdue, si Sophie +infidèle ne lui revenoit sans cesse à la pensée et +ne lui causoit une tristesse que les caresses d'un +si cher maître et sa fortune rendue meilleure ne +pouvoient vaincre. Quelque tendresse que Sophie +eût pour lui, elle etoit bien aise de le voir affligé, +ne doutant point qu'elle ne fût la cause de son +affliction. Elle lui parloit si souvent de Sophie, +et justifioit quelquefois avec tant d'emportement +et même de colère et d'aigreur celle que dom +Carlos n'accusoit pas moins que d'avoir manqué +à sa fidelité et à son honneur, qu'enfin il vint à +croire que ce dom Fernand, qui le mettoit toujours +sur le même sujet, avoit peut-être eté autrefois +amoureux de Sophie, et peut-être l'etoit +encore.</p> + +<p>La guerre d'Afrique s'acheva de la façon qu'on +le voit dans l'histoire. L'empereur la fit depuis +en Allemagne, en Italie, en Flandres et en divers +lieux. Notre guerrière, sous le nom de dom +Fernand, augmenta sa reputation de vaillant et +experimenté capitaine par plusieurs actions de +valeur et de conduite<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a> +<a href="#footnote293"><sup class="sml">293</sup></a>, quoique la dernière de +ces qualités-là ne se rencontre que rarement en +une personne aussi jeune que le sexe de cette +vaillante fille la faisoit paroître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" +name="footnote293"><b>Note 293: </b></a><a href="#footnotetag293"> +(retour) </a> <i>Conduite</i> signifie ici <i>prudence</i>, <i>esprit de suite</i>, sens qu'il +a très souvent au XVIIe siècle, par exemple dans Bossuet.</blockquote> + +<p>L'empereur fut obligé d'aller en Flandres<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a> +<a href="#footnote294"><sup class="sml">294</sup></a> et +de demander au roi de France passage par ses +Etats. Le grand roi qui regnoit alors<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a> +<a href="#footnote295"><sup class="sml">295</sup></a> voulut +surpasser en generosité et en franchise un mortel +ennemi qui l'avoit toujours surmonté en bonne +fortune et n'en avoit pas toujours bien usé. +Charles-Quint fut reçu dans Paris comme s'il +eût eté roi de France. Le beau dom Fernand fut +du petit nombre des personnes de qualité qui +l'accompagnèrent, et si son maître eût fait un +plus long sejour dans la Cour du monde la plus +galante, cette belle Espagnole, prise pour un +homme, eût donné de l'amour à beaucoup de +dames françoises, et de la jalousie aux plus accomplis +de nos courtisans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" +name="footnote294"><b>Note 294: </b></a><a href="#footnotetag294"> +(retour) </a> Pour réprimer la révolte des Gantois, qui ne vouloient +point payer les impôts votés par les états.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" +name="footnote295"><b>Note 295: </b></a><a href="#footnotetag295"> +(retour) </a> François Ier.</blockquote> + +<p>Cependant le vice-roi de Valence mourut en +Espagne. Dom Fernand espera assez de son merite +et de l'affection que lui portoit son maître +pour lui oser demander une si importante charge, +et il l'obtint sans qu'elle lui fût enviée. Il fit savoir +le plus tôt qu'il put le bon succès de sa pretention +à dom Carlos, et lui fit esperer qu'aussitôt +qu'il auroit pris possession de sa vice-royauté +de Valence, il feroit sa paix avec les parens de +Sophie, obtiendroit sa grâce de l'empereur pour +avoir eté chef de bandolliers, et même essaieroit +de le remettre dans la possession de son bien, +sans cesser de lui en faire dans toutes les occasions +qui s'en presenteroient. Dom Carlos eût +pu recevoir quelque consolation de toutes ces +belles promesses, si le malheur de son amour lui +eût permis d'être consolable.</p> + +<p>L'empereur arriva en Espagne et alla droit à +Madrid, et dom Fernand alla prendre possession +de son gouvernement. Dès le jour qui suivit celui +de son entrée dans Valence, les parens de +Sophie presentèrent requête contre dom Carlos, +qui faisoit auprès du vice-roi la charge d'intendant +de sa maison et de secretaire de ses commandemens. +Le vice-roi promit de leur rendre +justice et à dom Carlos de protéger son innocence. +On fit de nouvelles informations contre +lui; l'on fit ouïr des temoins une seconde fois, +et enfin les parens de Sophie, animés par le regret +qu'ils avoient de la perte de leur fille, et +par un desir de vengeance qu'ils croyoient legitime, +pressèrent si fort l'affaire, qu'en cinq ou +six jours elle fut en etat d'être jugée. Ils demandèrent +au vice-roi que l'accusé entrât en prison. +Il leur donna sa parole qu'il ne sortiroit pas de +son hôtel, et leur marqua un jour pour le juger. +La veille de ce jour fatal, qui tenoit en suspens +toute la ville de Valence, dom Carlos demanda +une audience particulière au vice-roi, qui la lui +accorda. Il se jeta à ses pieds et lui dit ces paroles: +«C'est demain, monseigneur, que vous devez +faire connoître à tout le monde que je suis +innocent. Quoique les temoins que j'ai fait ouïr +me dechargent entièrement du crime dont on +m'accuse, je viens encore jurer à Votre Altesse, +comme si j'etois devant Dieu, que non seulement +je n'ai pas enlevé Sophie, mais que le jour +devant celui qu'elle fut enlevée, je ne la vis +point; je n'eus point de ses nouvelles, et n'en ai +pas eu depuis. Il est bien vrai que je la devois +enlever; mais un malheur qui jusqu'ici m'est inconnu +la fit disparoître, ou pour ma perte ou +pour la sienne.--C'est assez, dom Carlos, lui dit +le vice-roi, va dormir en repos. Je suis ton maître +et ton ami, et mieux informé de ton innocence +que tu ne penses; et quand j'en pourrois +douter, je serois obligé à n'être pas exact à m'en +eclaircir, puisque tu es dans ma maison, et de +ma maison, et que tu n'es venu ici avec moi +que sous la promesse que je t'ai faite de te proteger.»</p> + +<p>Dom Carlos remercia un si obligeant maître +de tout ce qu'il eut d'éloquence. Il s'alla coucher, +et l'impatience qu'il eut de se voir bientôt +absous ne lui permit pas de dormir. Il se leva +aussitôt que le jour parut, et, propre et paré plus +qu'à l'ordinaire, se trouva au lever de son maître. +Mais je me trompe, il n'entra dans sa chambre +qu'après qu'il fut habillé; car depuis que +Sophie avoit deguisé son sexe, la seule Dorothée, +deguisée comme elle, et la confidente de son deguisement, +couchoit dans sa chambre et lut rendoit +tous les services qui, rendus par un autre, +lui eussent pu donner connoissance de ce qu'elle +vouloit tenir si caché. Dom Carlos entra donc dans +la chambre du vice-roi quand Dorothée l'eut +ouverte à tout le monde, et le vice-roi ne le vit +pas plus tôt qu'il lui reprocha qu'il s'etoit levé +bien matin pour un homme accusé qui se vouloit +faire croire innocent, et lui dit qu'une personne +qui ne dormoit point devoit sentir sa +conscience chargée. Dom Carlos lui repondit, un +peu troublé, que la crainte d'être convaincu ne +l'avoit pas tant empêché de dormir que l'esperance +de se voir bientôt à couvert des poursuites +de ses ennemis par la bonne justice que lui rendroit +Son Altesse. «Mais vous êtes bien paré et +bien galant, lui dit encore le vice-roi, et je vous +trouve bien tranquille le jour que l'on doit deliberer +sur votre vie. Je ne sais plus ce que je dois +croire du crime dont on vous accuse. Toutes les +fois que nous nous entretenons de Sophie, vous +en parlez avec moins de chaleur et plus d'indifference +que moi: on ne m'accuse pourtant pas +comme vous d'en avoir eté aimé et de l'avoir +tuée, et possible le jeune Claudio aussi, sur qui +vous voulez faire tomber l'accusation de son enlevement. +Vous me dites que vous l'avez aimée, +continua le vice-roi, et vous vivez après l'avoir +perdue, et vous n'oubliez rien pour vous voir +absous et en repos, vous qui devriez haïr la vie +et tout ce qui vous la pourroit faire aimer. Ah! +inconstant dom Carlos! il faut bien qu'une autre +amour vous ait fait oublier celle que vous deviez +conserver à Sophie perdue, si vous l'aviez veritablement +aimée, quand elle etoit toute à vous +et osoit tout faire pour vous.» Dom Carlos, demi-mort +à ces paroles du vice-roi, voulut y repondre; +mais il ne le lui permit pas. «Taisez-vous, lui +dit-il d'un visage sevère, et reservez votre éloquence +pour vos juges; car pour moi je n'en +serai pas surpris, et je n'irai pas pour un de mes +domestiques donner à l'empereur mauvaise opinion +de mon equité. Et cependant, ajouta le +vice-roi, se tournant vers le capitaine de ses gardes, +que l'on s'assure de lui: qui a rompu sa +prison peut bien manquer à la parole qu'il m'a +donnée de ne chercher point son impunité dans +sa fuite. On ôta aussitôt l'epée à dom Carlos, +qui fit grand'pitié à tous ceux qui le virent environné +de gardes, pâle et defait, et qui avoit bien +de la peine à retenir ses larmes.</p> + +<p>Cependant que le pauvre gentilhomme se repent +de ne s'être pas assez defié de l'esprit changeant +des grands seigneurs<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a> +<a href="#footnote296"><sup class="sml">296</sup></a>, les juges qui le +devoient juger entrèrent dans la chambre et +prirent leurs places, après que le vice-roi eut pris +la sienne. Le comte italien, qui etoit encore à +Valence, et le père et la mère de Sophie, parurent +et produisirent leurs temoins contre l'accusé, +qui etoit si desesperé de son procès, qu'il n'avoit +pas quasi le courage de repondre. On lui fit reconnoître +les lettres qu'il avoit autrefois ecrites +à Sophie; on lui confronta les voisins et les domestiques +de la maison de Sophie, et enfin on +produisit contre lui la lettre qu'elle avoit laissée +dans sa chambre le jour que l'on pretendoit qu'il +l'avoit enlevée. L'accusé fit ouïr ses domestiques, +qui temoignèrent d'avoir vu coucher leur maître; +mais il pouvoit s'être levé après avoir fait semblant +de s'endormir. Il juroit bien qu'il n'avoit +pas enlevé Sophie et representoit aux juges qu'il +ne l'auroit pas enlevée pour se separer d'elle; +mais on ne l'accusoit pas moins que de l'avoir tuée +et le page aussi, le confident de son amour. Il +ne restoit plus qu'à le juger, et il alloit être condamné +tout d'une voix, quand le vice-roi le fit +approcher et lui dit: «Malheureux dom Carlos! +tu peux bien croire, après toutes les marques +d'affection que je t'ai données, que, si je t'eusse +soupçonné, d'être coupable du crime dont on +t'accuse, je ne t'aurois pas amené à Valence. +Il m'est impossible de ne te condamner pas, si +je ne veux commencer l'exercice de ma charge +par une injustice, et tu peux juger du deplaisir +que j'ai de ton malheur par les larmes qui m'en +viennent aux yeux. On pourroit rechercher d'accorder +tes parties, si elles etoient de moindre +qualité, ou moins animées à ta perte. Enfin, si +Sophie ne paroît elle-même pour te justifier, tu +n'as qu'à te preparer à bien mourir.» Carlos, desesperé +de son salut, se jeta aux pieds du vice-roi +et lui dit: «Vous vous souvenez bien, Monseigneur, +qu'en Afrique et dès le temps que j'eus +l'honneur d'entrer au service de Votre Altesse, et +toutes les fois qu'elle m'a engagé au récit ennuyeux +de mes infortunes, que je les lui ai toujours +contées d'une même manière, et elle doit +croire qu'en ce pays-là, et partout ailleurs, je +n'aurois pas avoué à un maître qui me faisoit +l'honneur de m'aimer ce qu'ici j'aurois dû nier +devant un juge. J'ai toujours dit la vérité à Votre +Altesse comme à mon Dieu, et je lui dis encore +que j'aimai, que j'adorai Sophie.--Dis que tu l'abhorres, +ingrat! interrompit le vice-roi, surprenant +tout le monde.--Je l'adore, reprit dom Carlos, +fort étonné de ce que le vice-roi venoit de +dire. Je lui ai promis de l'épouser, continua-t-il, +et je suis convenu avec elle de l'emmener à Barcelone. +Mais si je l'ai enlevée, si je sais où elle se +cache, je veux qu'on me fasse mourir de la mort +la plus cruelle. Je ne puis l'éviter; mais je mourrai +innocent, si ce n'est mériter la mort que d'avoir +aimé plus que ma vie une fille inconstante +et perfide.--Mais, s'écria le vice-roi, le visage +furieux, que sont devenus cette fille et ton page? +Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous +terre?--Le page etoit galant, lui repondit dom +Carlos, elle etoit belle; il etoit homme, elle etoit +femme.--Ah! traître! lui dit le vice-roi, que tu +découvres bien ici tes lâches soupçons et le peu +d'estime que tu as eu pour la malheureuse Sophie! +Maudite soit la femme qui se laisse aller +aux promesses des hommes et s'en fait mepriser +par sa trop facile croyance! Ni Sophie n'etoit +point une femme de vertu commune, mechant! +ni ton page Claudio un homme. Sophie etoit une +fille constante, et ton page une fille perdue, +amoureuse de toi et qui t'a volé Sophie, qu'elle +trahissoit comme une rivale. Je suis Sophie, injuste +amant, amant ingrat! Je suis Sophie, qui +ai souffert des maux incroyables pour un homme +qui ne méritoit pas d'être aimé et qui m'a cru capable +de la dernière infamie.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" +name="footnote296"><b>Note 296: </b></a><a href="#footnotetag296"> +(retour) </a> Scarron pouvoit parler ici d'après sa propre expérience. +Peut-être songeoit-il alors à Mazarin, dont le changement +à son égard étoit, du reste, parfaitement justifié. Mais, sans +nous occuper de Mazarin, combien de fois n'avoit-il pas +vu de belles paroles et de belles protestations d'amitié de la +part des grands seigneurs se changer en indifférence, dès +qu'il avoit fallu en venir au fait! Ses oeuvres sont remplies +de plaintes sur ce sujet. V. en particulier sa deuxième Requête +à la reine, recueil de 1648; <i>Remerciements au prince +d'Orange</i>, 1651; les premières strophes de <i>Héro et Léandre</i>, +etc.</blockquote> + +<p>Sophie n'en put pas dire davantage. Son père, +qui la reconnut, la prit entre ses bras; sa mère se +pâma d'un côté, et dom Carlos de l'autre. Sophie +se debarrassa des bras de son père pour courir +aux deux personnes evanouies, qui reprirent +leurs esprits tandis qu'elle douta à qui des deux +elle courroit. Sa mère lui mouilla le visage de +larmes; elle mouilla de larmes le visage de sa +mère; elle embrassa, avec toute la tendresse imaginable, +son cher Dom Carlos, qui pensa en evanouir +encore. Il tint pourtant bon pour ce coup, et, +n'osant pas encore baiser Sophie de toute sa force, +se recompensa sur ses mains, qu'il baisa +mille fois l'une après l'autre. Sophie pouvoit à +peine suffire à toutes les embrassades et à tous +les complimens qu'on lui fit. Le comte italien, en +faisant le sien comme les autres, lui voulut parler +des pretentions qu'il avoit sur elle, comme lui +ayant eté promise par son père et par sa mère. +Dom Carlos, qui l'ouït, en quitta une des mains +de Sophie, qu'il baisoit alors avidement, et, portant +la sienne à son epée, qu'on lui venoit de +rendre, se mit en une posture qui fit peur à tout +le monde, et, jurant à faire abimer la ville de Valence, +fit bien connoître que toutes les puissances +humaines ne lui oteroient pas Sophie, si elle-même +ne lui defendoit de songer davantage en +elle; mais elle declara qu'elle n'auroit jamais d'autre +mari que son cher dom Carlos, et conjura son +père et sa mère de le trouver bon, ou de se resoudre +à la voir enfermer dans un couvent pour +toute sa vie. Ses parens lui laissèrent la liberté +de choisir tel mari qu'elle voudrait, et le comte +italien, dès le jour même, prit la poste pour +l'Italie ou pour tout autre pays où il voulut aller. +Sophie conta toutes ses aventures, qui furent admirées +de tout le monde. Un courrier alla porter la +nouvelle de cette grande merveille à l'empereur, +qui conserva à dom Carlos, après qu'il auroit +epousé Sophie, la vice-royauté de Valence et tous +les bienfaits que cette vaillante fille avoit merités +sous le nom de dom Fernand, et donna à ce bienheureux +amant une principauté dont ses descendans +jouissent encore. La ville de Valence fit la +dépense des noces avec toute sorte de magnificence, +et Dorothée, qui reprit ses habits de femme +en même temps que Sophie, fut mariée en même +temps qu'elle avec un cavalier proche parent +de dom Carlos.</p> +<a name="cb15" id="cb15"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<p class="mid"><i>Effronterie du sieur de la Rappinière.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e conseiller de Rennes achevoit de lire +sa nouvelle, quand la Rappinière arriva +dans l'hôtellerie. Il entra en étourdi +dans la chambre où on lui avoit dit +qu'etoit M. de la Garouffière; mais son visage +epanoui se changea visiblement quand il vit le +Destin dans un coin de la chambre, et son valet +qui etoit aussi defait et effrayé qu'un criminel que +l'on juge. La Garouffière ferma la porte de la +chambre par dedans, et ensuite demanda au brave +la Rappinière s'il ne devinoit pas bien pourquoi +il l'avoit envoyé querir. «N'est-ce pas à cause +d'une comedienne dont j'ai voulu avoir ma part? +repondit en riant le scelerat.--Comment, votre +part! lui dit la Garouffière, prenant un visage +serieux: sont-ce là les discours d'un juge comme +vous êtes, et avez-vous jamais fait pendre un +si mechant homme que vous?» La Rappinière +continua de tourner la chose en raillerie et de la +vouloir faire passer pour un tour de bon compagnon; +mais le senateur le prit toujours d'un ton +si sevère, qu'enfin il avoua son mauvais dessein, +et en fit de mauvaises excuses au Destin, qui +avoit eu besoin de toute sa sagesse pour ne se +pas faire raison d'un homme qui l'avoit voulu offenser +si cruellement, après lui être obligé de la +vie, comme l'on a pu voir au commencement de +ces aventures comiques. Mais il avoit encore à +demêler avec cet inique prevôt une autre affaire +qui lui etoit de grande importance et qu'il avoit +communiquée à M. de la Garouffière, qui lui +avoit promis de lui faire avoir raison de ce mechant +homme.</p> + +<p>Quelque peine que j'aie prise à bien etudier la +Rappinière, je n'ai jamais pu decouvrir s'il etoit +moins mechant envers Dieu qu'envers les hommes, +et moins injuste envers son prochain que +vicieux en sa personne<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a> +<a href="#footnote297"><sup class="sml">297</sup></a>. Je sais seulement avec +certitude que jamais homme n'a eu tant de vices +ensemble et en plus eminent degré. Il avoua qu'il +avoit eu envie d'enlever mademoiselle de l'Etoile +aussi hardiment que s'il fût vanté d'une +bonne action, et il dit effrontement au conseiller +et au comedien que jamais il n'avoit moins douté +du succès d'une pareille entreprise: «car, continua-t-il, +se tournant vers le Destin, j'avois gagné +votre valet, votre soeur avoit donné dans le +panneau, et, pensant vous venir trouver où je +lui avois fait dire que vous etiez blessé, elle +n'etoit pas à deux lieues de la maison où je l'attendois +quand je ne sais qui diable l'a otée à ce +grand sot qui me l'amenoit, et qui m'a perdu un +bon cheval, après s'être bien fait battre. «Le Destin +palissoit de colère, et quelquefois aussi rougissoit +de honte de voir de quel front ce scélérat +lui osoit parler à lui-même de l'offense qu'il lui +avoit voulu faire, comme s'il lui eût conté une +chose indifferente. La Garouffière s'en scandalisoit +aussi et n'avoit pas une moindre indignation +contre un si dangereux homme. «Je ne sais pas, +lui dit-il, comment vous osez nous apprendre si +franchement les circonstances d'une mauvaise action +pour laquelle M. le Destin vous auroit donné +cent coups, si je ne l'en eusse empêché. Mais je +vous avertis qu'il le pourra bien faire encore, si +vous ne lui restituez une boîte de diamans que +vous lui avez autrefois volée dans Paris dans le +temps que vous y tiriez la laine. Doguin, votre +complice alors et depuis votre valet, lui a avoué +en mourant que vous l'aviez encore; et moi je +vous déclare que, si vous faites la moindre difficulté +de la rendre, vous m'avez pour aussi dangereux +ennemi que je vous ai eté utile protecteur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" +name="footnote297"><b>Note 297: </b></a><a href="#footnotetag297"> +(retour) </a> Scarron n'a pas commis la moindre invraisemblance en +prêtant tous ces crimes à une personne qui a pour charge de +réprimer les crimes d'autrui. La police étoit souvent faite +avec la négligence la plus coupable, et pendant assez longtemps +elle avoit presque abandonné le soin de la surveillance +publique. Ce ne fut guère qu'après l'apaisement des troubles +de la Fronde, et même après la conclusion du traité des +Pyrénées, que le roi put enfin s'occuper de la réorganiser +sur de meilleures bases. V. <i>Correspondance administrative +de Louis XIV</i>, t. 2, p. 605, etc.; <i>Traité de la police</i> de de La +Mare, 1705, in-fol., I. 1, tit. 8, ch. 3. Bien plus, à cette +négligence se joignit parfois la connivence avec les filous. +Le lieutenant-criminel Tardieu, dont Boileau a immortalisé +la sordide avarice, fut un de ceux qui prêtèrent le plus à +cette accusation, même après la réorganisation de la police; +et l'on sait que, lorsqu'il fut assassiné, en 1665, on alloit +informer contre lui à cause de ses malversations. (<i>Not. de +Brossette</i>, sur les v. 308 et 337 de la sat. X de Boielau) «Il a +mérité d'être pendu deux ou trois mille fois, dit Tallemant: +il n'y a pas un plus grand voleur au monde.» (Histor. de +Ferrier, sa fille, et Tardieu.) Vavasseur, le commissaire du +Marais, faisoit sous main cause commune avec les filles de +sa juridiction. Malherbe parle, dans ses <i>Lettres</i> (26 juin +1610), d'un prévôt de Pithiviers qui s'étrangla dans sa +prison, où il étoit enfermé comme coupable de complicité +dans l'assassinat de Henri IV, de magie et de fausse monnoie. +Sur les malversations de toutes sortes des gens de police +et des officiers de justice, on peut voir les <i>Caquets de +l'accouchée</i>, 1re journ., p. 37, 1er janv., et surtout les <i>Grands +jours d'Auvergne</i>, de Fléchier, où l'on trouvera plusieurs +exemples du même genre. Les choses en étoient venues au +point qu'on lit dans le <i>Procès-verbal des confér. tenues pour +l'exam. des articl. proposés pour la composit. de l'ordonn. +crimin. de 1670</i>, sur l'art. XII: «M. le premier président +a dit que l'intention qu'on avoit, lorsqu'on a institué les +prévôts des maréchaux, étoit bonne; mais que... la plupart +de ces officiers sont plus à craindre que les voleurs mêmes, +et qu'on a reproché aux Grands jours de Clermont que toutes +les affaires criminelles les plus atroces avoient été éludées +et couvertes par les mauvaises procédures des prévôts +des maréchaux. L'on a fait le procès a plusieurs officiers de +la maréchaussée, mais on a été persuadé d'ailleurs qu'il n'y +en avoit pas un seul dont la conduite fût innocente.»</blockquote> + +<p>La Rappinière fut foudroyé de ce discours, à +quoi il ne s'attendoit pas. Son audace à nier absolument +une mechanceté qu'il avoit faite lui +manqua au besoin. Il avoua en begayant, comme +un homme qui se trouble, qu'il avoit cette boîte +au Mans, et promit de la rendre avec des sermens +execrables qu'on ne lui demandoit point, +tant on faisoit peu de cas de tous ceux qu'il eût +pu faire. Ce fut peut-être là une des plus ingénues +actions qu'il fit de sa vie, et encore n'etoit-elle +pas nette; car il est bien vrai qu'il rendit la boîte +comme il l'avoit promis, mais il n'etoit pas vrai +qu'elle fût au Mans, puisqu'il l'avoit sur lui à +l'heure même, à dessein d'en faire un present à +Mademoiselle de l'Etoile, en cas qu'elle n'eût pas +voulu se donner à lui pour peu de chose. C'est +ce qu'il confessa en particulier à M. de la Garouffière, +dont il voulut par là regagner les bonnes grâces, +lui mettant entre les mains cette boîte de portrait +pour en disposer comme il lui plairoit. Elle etoit +composée de cinq diamans d'un prix considerable. +Le père de mademoiselle de l'Etoile y etoit +peint en email, et le visage de cette belle fille +avoit tant de rapport à ce portrait, que cela seul +pouvoit suffire pour la faire reconnoître à son +père. Le Destin ne savoit comment remercier assez +M. de la Garouffière quand il lui donna la +boîte de diamans. Il se voyoit exempté par là +d'avoir à se la faire rendre par force de la Rappinière, +qui ne savoit rien moins que de restituer, +et qui eût pu se prevaloir contre un pauvre comedien +de sa charge de prevôt, qui est un dangereux +baton entre les mains d'un mechant homme. +Quand cette boîte fut otée au Destin, il en +avoit eu un deplaisir très grand, qui s'augmenta +encore par celui qu'en eut la mère de l'Etoile, +qui gardoit cherement ce bijou comme un gage +de l'amitié de son mari. On peut donc aisément +se figurer qu'il eut une extrême joie de l'avoir recouvrée. +Il alla en faire part à l'Etoile, qu'il +trouva chez la soeur du curé du bourg, en la +compagnie d'Angelique et de Leandre. Ils deliberèrent +ensemble de leur retour au Mans, qui fut +resolu pour le lendemain. M. de la Garouffière +leur offrit un carrosse, qu'ils ne voulurent pas +prendre. Les comédiens et les comédiennes soupèrent +avec M. de la Garouffière et sa compagnie. +On se coucha de bonne heure dans l'hotellerie, +et, dès la pointe du jour, le Destin et Leandre, +chacun sa maîtresse en croupe, prirent le +chemin du Mans, où Ragotin, la Rancune et +l'Olive etoient déjà retournés. M. de la Garouffière +fit cent offres de services au Destin; pour la +Bouvillon, elle fit la malade plus qu'elle ne l'etoit, +pour ne point recevoir l'adieu du comedien, dont +elle n'etoit pas satisfaite.</p> +<a name="cb16" id="cb16"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<p class="mid"><i>Disgrace de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es deux comediens qui retournèrent au +Mans avec Ragotin furent detournés +du droit chemin par le petit homme, +qui les voulut traiter dans une petite +maison de campagne, qui etoit proportionnée à +sa petitesse. Quoiqu'un fidèle et exact historien +soit obligé à particulariser les accidens importans +de son histoire, et les lieux où ils se sont passés, +je ne vous dirai pas au juste en quel endroit +de notre hemisphère etoit la maisonnette où Ragotin +mena ses confrères futurs, que j'appelle +ainsi parcequ'il n'etoit pas encore reçu dans l'ordre +vagabond des comediens de campagne. Je +vous dirai donc seulement que la maison etoit +au deçà du Gange, et n'etoit pas loin de Silléle-Guillaume<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a> +<a href="#footnote298"><sup class="sml">298</sup></a>. +Quand il y arriva, il la trouva +occupée par une compagnie de bohemiens, qui, +au grand deplaisir de son fermier, s'y etoient arretés +sous pretexte que la femme du capitaine +avoit eté pressée d'accoucher, ou plutôt par la +facilité que ces voleurs espererent de trouver à +manger impunement des volailles d'une metairie +ecartée du grand chemin. D'abord Ragotin se +fâcha en petit homme fort colère, menaça les +bohemiens du prevôt du Mans, dont il se dit allié, +à cause qu'il avoit epousé une Portail<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a> +<a href="#footnote299"><sup class="sml">299</sup></a>, et +là dessus il fit un long discours pour apprendre +aux auditeurs de quelle façon les Portails etoient +parens des Ragotins, sans que son long discours +apportât aucun temperament à sa colère immoderée, +et l'empechât de jurer scandaleusement. +Il les menaça aussi du lieutenant de prevôt la +Rappinière, au nom duquel tout genou flechissoit; +mais le capitaine boheme le fit enrager à +force de lui parler civilement, et fut assez effronté +pour le louer de sa bonne mine, qui sentoit +son homme de qualité, et qui ne le faisoit pas +peu repentir d'être entré par ignorance dans son +château (c'est ainsi que le scelerat appeloit sa +maisonnette, qui n'etoit fermée que de haies). Il +ajouta encore que la dame en mal d'enfant seroit +bientôt delivrée du sien, et que la petite +troupe delogeroit après avoir payé à son fermier +ce qu'il leur avoit fourni pour eux et pour leurs +bêtes: Ragotin se mouroit de depit de ne pouvoir +trouver à quereller avec un homme qui lui +rioit au nez et lui faisoit mille reverences; mais ce +flegme du bohemien alloit enfin echauffer la bile +de Ragotin, quand la Rancune et le frère du +capitaine se reconnurent pour avoir eté autrefois +grands camarades, et cette reconnoissance fit +grand bien à Ragotin, qui s'alloit sans doute engager +en une mauvaise affaire, pour l'avoir prise +d'un ton trop haut. La Rancune le pria donc de +s'apaiser, ce qu'il avoit grande envie de faire, +et ce qu'il eût fait de lui-même si son orgueil +naturel eût pu y consentir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" +name="footnote298"><b>Note 298: </b></a><a href="#footnotetag298"> +(retour) </a> Petite ville à 7 lieues N.-O. du Mans. Scarron introduit +volontiers la scène aux alentours de cette ville; c'est peut-être +à cause de ses rapports fréquents avec la famille des +Lavardin: Sillé étoit fort près des paroisses dont les Lavardin +étoient seigneurs. M. Anjubault croit aussi que deux +petites métairies dépendantes du bénéfice de Scarron s'y +trouvoient situées.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" +name="footnote299"><b>Note 299: </b></a><a href="#footnotetag299"> +(retour) </a> Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, dont le fils, +Daniel II, occupa également cette charge, épousa, en 1626, +Marie Portail. V. Lepaige, art. Neuvillette. C'est là probablement +le prévôt dont parle Scarron et dont La Rappinière +étoit lieutenant. Ce nom de Portail est celui d'une famille +célèbre dans la magistrature, et originaire du Mans. +M. Anjubault nous apprend qu'en 1595 Antoine Portail étoit +procureur du roi au Mans, et qu'on retrouve encore ce nom +dans la même ville en 1670; plusieurs membres de la même +famille et du même nom ont rempli les charges d'avocat général, +de premier président et de président à mortier du Parlement +de Paris.</blockquote> + +<p>Dans ce même temps la dame bohemienne accoucha +d'un garçon. La joie en fut grande dans +la petite troupe, et le capitaine pria à souper les +comediens et Ragotin, qui avoit dejà fait tuer +des poulets pour en faire une fricassée. On se mit +à table. Les bohemiens avoient des perdrix et +des lievres qu'ils avoient pris à la chasse, et deux +poulets d'Inde et autant de cochons de lait +qu'ils avoient volés. Ils avoient aussi un jambon +et des langues de boeuf, et on y entama un pâté +de lièvre dont la croûte même fut mangée par +quatre ou cinq bohemillons qui servirent à table. +Ajoutez à cela la fricassée de six poulets de Ragotin, +et vous avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise +chair. Les convives, outre les comediens, +etoient au nombre de neuf, tous bons +danseurs et encore meilleurs larrons. On commença +des santés par celle du Roi et de messieurs +les Princes, et on but en general celle de tous +les bons seigneurs qui recevoient dans leurs villages +les petites troupes. Le capitaine pria les +comediens de boire à la memoire de defunt +Charles Dodo, oncle de la dame accouchée, et +qui fut pendu pendant le siege de La Rochelle +par la trahison du capitaine la Grave. On fit de +grandes imprecations contre ce capitaine faux +frère et contre tous les prevôts, et on fit une +grande dissipation du vin de Ragotin, dont la +vertu fut telle que la debauche fut sans noise, et +que chacun des conviés, sans même en excepter +le misanthrope la Rancune, fit des protestations +d'amitié à son voisin, le baisa de tendresse et lui +mouilla le visage de larmes. Ragotin fit tout à +fait bien les honneurs de sa maison, et but comme +une eponge. Après avoir bu toute la nuit, ils +devoient vraisemblablement se coucher quand le +soleil se leva; mais ce même vin qui les avoit +rendus si tranquilles buveurs leur inspira à tous +en même temps un esprit de separation, si j'ose +ainsi dire. La caravane fit ses paquets, non sans +y comprendre quelques guenilles du fermier de +Ragotin, et le joli seigneur monta sur son mulet, +et, aussi serieux qu'il avoit eté emporté pendant +le repas, prit le chemin du Mans, sans se +mettre en peine si la Rancune et l'Olive le suivoient, +et n'ayant de l'attention qu'à sucer une +pipe à tabac qui etoit vide il y avoit plus d'une +heure. Il n'eut pas fait demi-lieue, toujours suçant +sa pipe vide qui ne lui rendoit aucune fumée, +que celles du vin lui etourdirent tout à coup +la tête. Il tomba de son mulet, qui retourna avec +beaucoup de prudence à la metairie d'où il etoit +parti, et pour Ragotin, après quelques soulevemens +de son estomac trop chargé, qui fit ensuite +parfaitement son devoir, il s'endormit au milieu +du chemin. Il n'y avoit pas long-temps qu'il dormoit, +ronflant comme une pedale d'orgue, quand +un homme nu, comme on peint notre premier +père, mais effroyablement barbu, sale et crasseux, +s'approcha de lui et se mit à le deshabiller. +Cet homme sauvage fit de grands efforts +pour ôter à Ragotin les bottes neuves que dans +une hôtellerie la Rancune s'etoit appropriées par +la supposition des siennes, de la manière que je +vous l'ai conté en quelque endroit de cette veritable +histoire, et tous ces efforts, qui eussent eveillé +Ragotin s'il n'eût pas eté mort ivre (comme on +dit), et qui l'eussent fait crier comme un homme +que l'on tire à quatre chevaux, ne firent autre effet +que de le traîner à ecorche-cul la longueur de sept +ou huit pas. Un couteau en tomba de la poche +du beau dormeur; ce vilain homme s'en saisit, et +comme s'il eût voulu ecorcher Ragotin, il lui +fendit sur la peau sa chemise, ses bottes, et tout +ce qu'il eut de la peine à lui ôter de dessus le +corps, et, ayant fait un paquet de toutes les hardes +de l'ivrogne depouillé, l'emporta, fuyant +comme un loup avec sa proie.</p> + +<p>Nous laisserons courir avec son butin cet +homme, qui etoit le même fou qui avoit autrefois +fait si grand peur au Destin quand il commença +la quête de mademoiselle Angelique, et ne quitterons +point Ragotin, qui ne veille pas et qui a +grand besoin d'être reveillé. Son corps nu, exposé +au soleil, fut bientôt couvert et piqué de +mouches et de moucherons de differentes espèces, +dont pourtant il ne fut point eveillé; mais il +le fut quelque temps après par une troupe de +paysans qui conduisoient une charrette. Le corps +nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la +vue qu'ils s'ecrièrent: Le voilà! et s'approchant +de lui, faisant le moins de bruit qu'ils purent, +comme s'ils eussent eu peur de l'eveiller, ils s'assurèrent +de ses pieds et de ses mains, qu'ils lièrent +avec de grosses cordes, et, l'ayant ainsi garrotté, +le portèrent dans leur charrette, qu'ils firent +aussitôt partir avec autant de hâte qu'en a un +galant qui enlève une maîtresse contre son gré +et celui de ses parens. Ragotin etoit si ivre que +toutes les violences qu'on lui fit ne le purent +eveiller, non plus que les rudes cahots de la charrette, +que ces paysans faisoient aller fort vite et +avec tant de precipitation qu'elle versa en un +mauvais pas plein d'eau et de boue, et Ragotin +par consequent versa aussi. La fraîcheur du lieu +où il tomba, dont le fond avoit quelques pierres +ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle +de sa chute, l'eveillèrent, et l'etat surprenant où +il se trouva l'etonna furieusement. Il se voyoit +lié pieds et mains et tombé dans la boue, il se +sentoit la tête toute etourdie de son ivresse et de +sa chute, et ne savoit que juger de trois ou quatre, +paysans qui le relevoient, et d'autant d'autres +qui relevoient une charrette. Il etoit si effrayé +de son aventure, que même il ne parla pas en un +si beau sujet de parler, lui qui etoit grand parleur +de son naturel, et un moment après il n'eût +pu parler à personne quand il l'eût voulu: car les +paysans, ayant tenu ensemble un conseil secret, +delièrent le pauvre petit homme des pieds seulement, +et, au lieu de lui en dire la raison ou de lui +en faire quelque civilité, observant entre eux un +grand silence, tournèrent la charrette du côté +qu'elle etoit venue, et s'en retournèrent avec autant +de precipitation qu'ils en avoient eu à venir +là.</p> + +<p>Le lecteur discret est possible en peine de +sçavoir ce que les paysans vouloient à Ragotin, +et pourquoi ils ne lui firent rien. L'affaire est assurément +difficile à deviner, et ne se peut sçavoir +à moins que d'être revelée. Et pour moi, +quelque peine que j'y aie prise, et après y avoir +employé tous mes amis, je ne l'ai sçu depuis peu +de temps que par hasard, et lorsque je l'esperois +le moins, de la façon que je vous le vais dire. +Un prêtre du bas Maine, un peu fou melancolique, +qu'un procès avoit fait venir à Paris, en +attendant que son procès fût en etat d'être jugé +voulut faire imprimer quelques pensées creuses +qu'il avoit eues sur l'Apocalypse. Il etoit si fecond +en chimères et si amoureux des dernières +productions de son esprit, qu'il en haïssoit les +vieilles, et ainsi pensa faire enrager un imprimeur, +à qui il faisoit vingt fois refaire une même +feuille. Il fut obligé par là d'en changer souvent, +et enfin il s'etoit adressé à celui qui a imprimé le +present livre<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a> +<a href="#footnote300"><sup class="sml">300</sup></a>, chez qui il lut une fois quelques +feuilles<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a> +<a href="#footnote301"><sup class="sml">301</sup></a> qui partoient de cette même aventure +que je vous raconte. Ce bon prêtre en avoit plus +de connaissance que moi, ayant sçu des mêmes +paysans qui enlevèrent Ragotin de la façon que +je vous ai dit le motif de leur entreprise, que je +n'avois pu sçavoir. Il connut donc d'abord où +l'histoire etoit defectueuse, et, en ayant donné +connoissance à mon imprimeur, qui en fut fort +etonné, car il avoit cru comme beaucoup d'autres +que mon roman etoit un livre fait à plaisir, +il ne se fit pas beaucoup prier par l'imprimeur +pour me venir voir. Lors j'appris du veritable +Manceau que les paysans qui lièrent Ragotin endormi +etoient les proches parens du pauvre fou +qui couroit les champs, que le Destin avoit rencontré +de nuit, et qui avoit depouillé Ragotin +en plein jour. Ils avoient fait dessein d'enfermer +leur parent, avoient souvent essayé de le faire, +et avoient souvent eté bien battus par le fou, +qui etoit un fort et puissant homme. Quelques +personnes du village, qui avoient vu de loin reluire +au soleil le corps de Ragotin, le prirent pour le +fou endormi, et, n'en ayant osé approcher de +peur d'être battues, elles en avoient averti ces +paysans, qui vinrent avec toutes les précautions +que vous avez vues, prirent Ragotin sans +le reconnoître, et, l'ayant reconnu pour n'être +pas celui qu'ils cherchoient, le laissèrent les +mains liées, afin qu'il ne pût rien entreprendre +contre eux. Les Memoires que j'eus de ce prêtre +me donnèrent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il +me rendit un grand service; mais je ne lui en +rendis pas un petit en lui conseillant en ami de +ne pas faire imprimer son livre, plein de visions +ridicules.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" +name="footnote300"><b>Note 300: </b></a><a href="#footnotetag300"> +(retour) </a> Le libraire qui avoit imprimé on fait imprimer la première +partie du <i>Romant comique</i> étoit Toussaint Quinet (au +Palais, sous la montée de la cour des Aydes), bien connu +par le mot de Scarron sur les revenus de son marquisat de +Quinet, et que notre auteur fait volontiers intervenir dans +ses oeuvres, en s'égayant quelquefois sur son compte. V. +<i>Aux vermiss. Dédic. de ses oeuvr. burlesq. à Guillemette</i>, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" +name="footnote301"><b>Note 301: </b></a><a href="#footnotetag301"> +(retour) </a> Les boutiques des libraires servoient souvent alors de +centres de réunions où se tenoient des espèces d'assemblées +littéraires, et où même les auteurs lisoient leurs oeuvres. +Ainsi, dans <i>le Berger extravagant</i> (l. 3), Sorel fait lire à +Montenor son <i>Banquet des dieux</i> chez un libraire. On peut +surtout trouver des renseignements fort curieux sur cette +coutume, et un piquant tableau de ces assemblées, dans le +5e livre de <i>Francion</i>, du même.</blockquote> + +<p>Quelqu'un m'accusera peut-être d'avoir conté +ici une particularité fort inutile; quelque autre +m'en louera de beaucoup de sincérité. Retournons +à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la +bouche sèche, la tête pesante et les mains liées +derrière le dos. Il se leva le mieux qu'il put, et +ayant porté sa vue de part et d'autre, le plus loin +qu'elle se put etendre, sans voir ni maisons ni +hommes, il prit le premier chemin battu qu'il +trouva, bandant tous les ressorts de son esprit<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a> +<a href="#footnote302"><sup class="sml">302</sup></a> +pour connoître quelque chose en son aventure. +Ayant les mains liées comme il avoit, il recevoit +une furieuse incommodité de quelques moucherons +opiniâtres qui s'attachoient par malheur aux +parties de son corps où ses mains garrottées ne +pouvoient aller, et l'obligeoient quelquefois à se +coucher par terre pour s'en délivrer en les écrasant, +ou en leur faisant quitter prise. Enfin il +attrapa un chemin creux, revêtu de haies et plein +d'eau, et ce chemin alloit au gué d'une petite +rivière. Il s'en rejouit, faisant etat de se laver le +corps, qu'il avoit plein de boue; mais en approchant +du gué, il vit un carrosse versé, d'où le +cocher et un paysan tiroient, par les exhortations +d'un venerable homme d'eglise, cinq ou +six religieuses fort mouillées. C'etoit la vieille +abbesse d'Estival<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a> +<a href="#footnote303"><sup class="sml">303</sup></a>, qui revenoit du Mans, où une +affaire importante l'avoit fait aller, et qui, par +la faute de son cocher, avoit fait naufrage. L'abbesse +et les religieuses, tirées du carrosse, aperçurent +de loin la figure nue de Ragotin qui +venoit droit à elles, dont elles furent fort scandalisées, +et encore plus qu'elles le père Gifflot, +directeur discret de l'abbaye. Il fit tourner vitement +le dos aux bonnes mères, de peur d'irregularité, +et cria de toute sa force à Ragotin qu'il +n'approchât pas de plus près. Ragotin poussa +toujours en avant, et commença d'enfiler une +longue planche qui etoit là pour la commodité des +gens de pied, et le père Gifflot vint au devant de +lui, suivi du cocher et du paysan, et douta d'abord +s'il le devoit exorciser, tant il trouvoit sa +figure diabolique. Enfin il lui demanda qui il +etoit, d'où il venoit, pourquoi il etoit nu, pourquoi +il avoit les mains liées, et lui fit toutes ces +questions-là avec beaucoup d'eloquence, et ajoutant +à ses paroles le ton de la voix et l'action +des mains. Ragotin lui repondit incivilement. +«Qu'en avez-vous à faire?» Et voulant passer +outre sur la planche, il poussa si rudement le reverend +père Gifflot qu'il le fit choir dans l'eau. +Le bon prêtre entraîna avec lui le cocher et le +paysan, et Ragotin trouva leur manière de tomber +dans l'eau si divertissante qu'il en eclata de rire. Il +continua son chemin vers les religieuses, qui, le +voile baissé, lui tournèrent le dos en haie, toutes +le visage tourné vers la campagne. Ragotin eut +beaucoup d'indifference pour les visages des religieuses, +et passoit outre, pensant en être quitte, +ce que ne pensoit pas le père Gifflot. Il suivit +Ragotin, secondé du paysan et du cocher, qui, le +plus en colère des trois, et dejà de mauvaise humeur +à cause que madame l'abbesse l'avoit grondé, +se detacha du gros, joignit Ragotin, et à grands +coups de fouet se vengea sur la peau d'autrui de +l'eau qui avoit mouillé la sienne. Ragotin n'attendit +pas une seconde decharge; il s'enfuit +comme un chien qu'on fouette, et le cocher, qui +n'etoit pas satisfait d'un seul coup de fouet, le +hâta d'aller de plusieurs autres, qui tous tirèrent +le sang de la peau du fustigé. Le père Gifflot, quoique +essoufflé d'avoir couru, ne se lassoit pas de +crier: «Fouettez, fouettez!» de toute sa force, +et le cocher, de toute la sienne, redoubloit ses +coups sur Ragotin, et commençoit à s'y plaire, +quand un moulin se presenta au pauvre homme +comme un asile. Il y courut ayant toujours son +bourreau à ses trousses, et, trouvant la porte +d'une basse-cour ouverte, y entra et y fut reçu +d'abord par un mâtin qui le prit aux fesses. Il en +jeta des cris douloureux et gagna un jardin ouvert +avec tant de precipitation, qu'il renversa six +ruches de mouches à miel qui y etoient posées à +l'entrée, et ce fut là le comble de ses infortunes<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a> +<a href="#footnote304"><sup class="sml">304</sup></a>. +Ces petits elephans ailés, pourvus de proboscides +et armés d'aiguillons, s'acharnèrent sur ce +petit corps nu, qui n'avoit point de mains pour +se defendre, et le blessèrent d'une horrible manière. +Il en cria si haut que le chien qui le mordoit +s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt +des mouches. Le cocher impitoyable fit comme +le chien, et le pere Gifflot, à qui la colère avoit +fait oublier pour un temps la charité, se repentit +d'avoir eté trop vindicatif, et alla lui-même hâter +le meunier et ses gens, qui à son gré venoient +trop lentement au secours d'un homme qu'on assassinoit +dans leur jardin. Le meunier retira Ragotin +d'entre les glaives pointus et venimeux de +ces ennemis volans, et quoiqu'il fût enragé de la +chute de ses ruches, il ne laissa pas d'avoir pitié +du miserable. Il lui demanda où diable il se +venoit fourrer nu et les mains liées entre des paniers +à mouches; mais quand Ragotin eût voulu +lui repondre, il ne l'eût pu dans l'extrême douleur +qu'il sentoit par tout son corps. Un petit ours +nouveau-né, qui n'a point encore eté leché de +sa mère, est plus formé en sa figure oursine que +ne le fut Ragotin en sa figure humaine, après +que les piqûres des mouches l'eurent enflé depuis +les pieds jusqu'à la tête. La femme du meunier, +pitoyable comme une femme, lui fit dresser un +lit et le fit coucher. Le père Gifflot, le cocher et +le paysan retournèrent à l'abbesse d'Estival et à +ses religieuses, qui se rembarquèrent dans leur +carrosse, et, escortées du reverend père Gifflot +monté sur une jument, continuèrent leur chemin. +Il se trouva que le moulin etoit à l'elu<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a> +<a href="#footnote305"><sup class="sml">305</sup></a> du Rignon<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a> +<a href="#footnote306"><sup class="sml">306</sup></a> +ou à son gendre Bagottière (je n'ai pas +bien sçu lequel). Ce du Rignon etoit parent de +Ragotin, qui, s'etant fait connoître au meunier et +à sa femme, en fut servi avec beaucoup de soin +et pansé heureusement jusqu'à son entière convalescence +par le chirurgien d'un bourg voisin. +Aussitôt qu'il put marcher, il retourna au Mans, +où la joie de savoir que la Rancune et l'Olive +avoient trouvé son mulet et l'avoient ramené +avec eux lui fit oublier la chute de la charrette, +les coups de fouet du cocher, les morsures du +chien et les piqûres des mouches.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" +name="footnote302"><b>Note 302: </b></a><a href="#footnotetag302"> +(retour) </a> Cette tournure de phrase se trouve en propres termes +dans les <i>Hist. comiq.</i> de Cyrano de Bergerac.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" +name="footnote303"><b>Note 303: </b></a><a href="#footnotetag303"> +(retour) </a> Il s'agit ici de l'abbaye d'Estival en Charnie, à 8 lieues +du Mans, fondée en 1109 par Raoul II de Beaumont, vicomte +du Mans, et qu'il ne faut pas confondre avec celle +d'Estival-lez-le-Mans, fondée par saint Bertrand. L'abbesse +d'Estival-en-Charnie étoit alors, comme nous l'apprend M. +Anjubault, Claire Nau, qui conserva cette dignité de 1627 à +1660. Claire Nau étoit élève de l'abbaye du Pont-aux-Dames, +de l'ordre de Cîteaux, renommée surtout pour sa grande régularité, +qu'elle aura tenu, sans doute, à transporter dans +la maison d'Estival. C'est là peut-être ce qui a pu suggérer +à Scarron la plaisanterie qu'on lit quelques lignes plus loin: +«Il fit tourner vitement le dos aux bonnes mères, <i>de peur +d'irregularité</i>.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" +name="footnote304"><b>Note 304: </b></a><a href="#footnotetag304"> +(retour) </a> Cette succession d'infortunes burlesques ne fait-elle pas +songer à celles de Nicodème, dans le <i>Roman bourgeois</i> de +Furetière, quand il se heurte rudement contre le front de +Javotte, casse une porcelaine en voulant se retirer, glisse +sur le parquet, se rattrape à un miroir qu'il fait tomber, et +brise avec la porte un théorbe qui étoit contre la muraille? +(P. 98 de l'édit. Jannet.) C'est là un des lieux communs +auxquels a le plus souvent recours le roman comique et familier +de cette époque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" +name="footnote305"><b>Note 305: </b></a><a href="#footnotetag305"> +(retour) </a> Un élu étoit un officier royal subalterne, qui connoissoit +en première instance de l'assiette des tailles, aides, +subsides, et des différends qui y étoient relatifs. (Dict. de +Furetière.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" +name="footnote306"><b>Note 306: </b></a><a href="#footnotetag306"> +(retour) </a> On trouve au Mans, en 1620, un François de l'Epinay, +sieur du Bignon, élu, membre du conseil de l'hôtel de ville. +Il suffiroit d'un tout petit trait de plume à la premiere lettre +pour en faire notre personnage.</blockquote> +<a name="cb17" id="cb17"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<p class="mid"><i>Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand<br> +Baguenodière.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin et l'Etoile, Leandre et Angelique, +deux couples de beaux et parfaits +amans, arrivèrent dans la capitale +du Maine sans faire de mauvaise rencontre. +Le Destin remit Angelique dans les bonnes +grâces de sa mère, à qui il sçut si bien faire +valoir le merite, la condition et l'amour de +Leandre, que la bonne Caverne commença d'approuver +la passion que ce jeune garçon et sa +fille avoient l'un pour l'autre autant qu'elle s'y +etoit opposée. La pauvre troupe n'avoit pas encore +bien fait ses affaires dans la ville du Mans; +mais un homme de condition qui aimoit fort la +comedie supplea à l'humeur chiche des Manceaux<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a> +<a href="#footnote307"><sup class="sml">307</sup></a>. +Il avoit la plus grande partie de son bien +dans le Maine, avoit pris une maison dans le +Mans et y attiroit souvent des personnes de condition +de ses amis, tant courtisans que provinciaux, +et même quelques beaux esprits de Paris, +entre lesquels il se trouvoit des poètes du premier +ordre, et enfin il étoit une manière de Mecenas +moderne. Il aimoit passionnément la comedie +et tous ceux qui s'en mêloient, et c'est ce +qui attiroit tous les ans dans la capitale du +Maine les meilleures troupes de comediens du +royaume<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a> +<a href="#footnote308"><sup class="sml">308</sup></a>. Ce seigneur que je vous dis arriva +au Mans dans le temps que nos pauvres comediens +en vouloient sortir, mal satisfaits de l'auditoire +manceau. Il les pria d'y demeurer encore +quinze jours pour l'amour de lui, et pour les y +obliger leur donna cent pistoles, et leur en promit +autant quand ils s'en iroient. Il etoit bien +aise de donner le divertissement de la comedie à +plusieurs personnes de qualité, de l'un et de l'autre +sexe, qui arrivèrent au Mans dans le même +temps et qui y devoient faire sejour à sa prière. +Ce seigneur, que j'appellerai le marquis d'Orsé<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a> +<a href="#footnote309"><sup class="sml">309</sup></a>, +etoit grand chasseur et avoit fait venir au Mans +son équipage de chasse, qui etoit des plus beaux +qui fût en France. Les landes et les forêts du +Maine font un des plus agreables pays de chasse +qui se puisse trouver dans tout le reste de la +France, soit pour le cerf, soit pour le lièvre, et +en ce temps-là la ville du Mans se trouva pleine +de chasseurs, que le bruit de cette grande fête +y attira, la plupart avec leurs femmes, qui furent +ravies de voir des dames de la cour pour en pouvoir +parler le reste de leurs jours auprès de leur +feu. Ce n'est pas une petite ambition aux provinciaux +que de pouvoir dire quelquefois qu'ils +ont vu en tel lieu et en tel temps des gens de la +cour, dont ils prononcent toujours le nom tout +sec, comme par exemple: Je perdis mon argent +contre Roquelaure,--Crequi a tant gagné,--Coaquin<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a> +<a href="#footnote310"><sup class="sml">310</sup></a> +court le cerf en Touraine. Et si on leur +laisse quelquefois entamer un discours de politique +ou de guerre, ils ne deparlent pas (si j'ose +ainsi dire) tant qu'ils aient epuisé la matière autant +qu'ils en sont capables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" +name="footnote307"><b>Note 307: </b></a><a href="#footnotetag307"> +(retour) </a> Scarron fait encore allusion à cette avarice dont il accuse +les Manceaux dans son <i>Epistre à Madame d'Hautefort</i> +(1651), où il dit, en parlant des coquettes du Mans: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Elles portent panne et velours,</p> +<p class="i10">Mais ce n'est pas à tous les jours,</p> +<p class="i10">Mais seulement aux bonnes fêtes...</p> +<p class="i10">Parlerai-je de leur chaussure</p> +<p class="i10">Si haute, et qui si longtemps dure,</p> +<p class="i10">Car leurs souliers, quoique dorés,</p> +<p class="i10">Ont l'honneur d'être un peu ferrés;</p> +<p class="i10">Que sur elles blanche chemise</p> +<p class="i10">N'est point que de mois en mois mise, etc.</p> +</div></div> + +<p>Les Manceaux avoient généralement, au 17e siècle, une +assez mauvaise réputation. Ecoutez Regnard:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Crispin, roux et Manceau, vient d'épouser Julie;</p> +<p class="i10">Il est du genre humain et l'opprobre et la lie;</p> +<p class="i10">On trouveroit encore à quelque vieux pilier</p> +<p class="i10">Son dernier habit vert pendu chez le fripier, etc.</p> + +<p class="i20"><p> (Satire contre les maris.)</p> +</div></div> + +<p>Cette avarice, du reste, s'allie bien avec le goût prononcé +pour la chicane dont on les accusoit. (V. notre note, 3e part., +ch. 5.)</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" +name="footnote308"><b>Note 308: </b></a><a href="#footnotetag308"> +(retour) </a> Ce goût prononcé pour la comédie étoit répandu parmi +les hautes classes, surtout vers l'époque de la Fronde. Aussi +les grands personnages se faisoient-ils souvent suivre, comme +la cour elle-même, de leurs troupes comiques, dans leurs +voyages. Loret nous apprend (<i>Muse hist.</i>, IV, p. 94 et 95; +V. p. 19 et 24) qu'il n'y avoit pas alors de grande fête, ni +même de grand repas, sans une représentation théâtrale.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" +name="footnote309"><b>Note 309: </b></a><a href="#footnotetag309"> +(retour) </a> M. Anjubault croit qu'il est probablement question ici +du comte de Tessé, allié à la famille des Lavardin en 1638: +«Les membres de ces puissantes familles, nous écrit-il, ont +occupé les premiers rangs dans le Maine. Ils avoient au Mans +l'hôtel de Tessé, qui vient d'être remplacé par le nouveau +palais épiscopal. Scarron eut des rapports avec ces personnages... +Il est certain qu'ils le traitèrent bien, qu'il les divertit, +et qu'ils prirent plaisir à garder sous leurs yeux un +souvenir de sa facétieuse imagination.» C'étoit, en effet, au +château de Vernie, appartenant au comte de Tessé, que figuroit, +avant la révolution, la série de 27 tableaux tirés du +<i>Roman comique</i>, aujourd'hui au musée communal. Scarron +a fait l'épithalame du comte de Tessé.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" +name="footnote310"><b>Note 310: </b></a><a href="#footnotetag310"> +(retour) </a> Jean-Baptiste Gaston, duc de Roquelaure, pair de +France, maître de la garde-robe du roi, fameux par ses +saillies, étoit grand joueur et fort heureux au jeu. V. son +historiette dans Tallemant. Charles, duc de Créqui, pair de +France, premier gentilhomme de la chambre du roi, l'un des +courtisans les plus assidus de Louis XIV, étoit également connu +comme un beau joueur. Coaquin, dont on trouve souvent +le nom écrit, à cette époque, de la même maniére, est probablement +le marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo, +dont il est question dans Saint-Simon et les Lettres de Mme +de Sévigné.--Je ne sais si c'est la même famille que celle-ci +nomme Coaquin, comme Scarron, dans la généalogie de +la maison de Sévigné adressée à Bussy (lettre du 4 déc. +1668).</blockquote> + +<p>Finissons la digression. Le Mans donc se +trouva plein de noblesse, grosse et menue. Les +hôtelleries furent pleines d'hôtes, et la plupart +des gros bourgeois qui logèrent des personnes +de qualité ou des nobles campagnards de leurs +amis salirent en peu de temps tous leurs draps +fins et leur linge damassé. Les comediens ouvrirent +leur theâtre en humeur de bien faire, comme +des comediens payés par avance. Le bourgeois +du Mans se rechauffa pour la comedie. Les dames +de la ville et de la province etoient ravies d'y +voir tous les jours des dames de la cour, de qui +elles apprirent à se bien habiller, au moins mieux +qu'elles ne faisoient, au grand profit de leurs +tailleurs, à qui elles donnèrent à reformer quantité +de vieilles robes. Le bal se donnoit tous les +soirs, où de très mechans danseurs dansèrent de +très mauvaises courantes<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a> +<a href="#footnote311"><sup class="sml">311</sup></a>, et où plusieurs jeunes +gens de la ville dansèrent en bas de drap d'Hollande +ou d'Usseau et en souliers cirés<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a> +<a href="#footnote312"><sup class="sml">312</sup></a>. Nos comediens +furent souvent appelés pour jouer en +visite. L'Etoile et Angelique donnèrent de l'amour +aux cavaliers et de l'envie aux dames. +Inezille, qui dansa la sarabande<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a> +<a href="#footnote313"><sup class="sml">313</sup></a>, à la prière des +comediens, se fit admirer: Roquebrune en pensa +mourir de repletion d'amour, tant le sien augmenta +tout à coup, et Ragotin avoua à la Rancune +que, s'il differoit plus longtemps à le mettre +bien dans l'esprit de l'Etoile, la France alloit +être sans Ragotin. La Rancune lui donna de +bonnes esperances, et, pour lui temoigner l'estime +particulière qu'il faisoit de lui, le pria de lui prêter +pour vingt cinq ou trente francs de monnoie. +Ragotin pâlit à cette prière incivile, se repentit +de ce qu'il lui venoit de dire, et renonça quasi à +son amour. Mais enfin, en enrageant tout vif, il +fit la somme en toutes sortes d'espèces, qu'il tira +de differens boursons, et la donna fort tristement +à la Rancune, qui lui promit que dès le jour d'après +il entendroit parler de lui.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" +name="footnote311"><b>Note 311: </b></a><a href="#footnotetag311"> +(retour) </a> La courante, rangée par nos pères parmi les danses +<i>basses</i> ou danses <i>nobles</i>, devoit son nom aux nombreux +mouvements d'allée et de venue dont elle étoit remplie, sans +pourtant jamais sortir de cette gravité quelque peu majestueuse +qui la faisoit préférer par Louis XIV à toutes les autres +danses.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" +name="footnote312"><b>Note 312: </b></a><a href="#footnotetag312"> +(retour) </a> Le drap de Hollande et le drap d'Usseau (ainsi nommé +d'un village de Languedoc, près Carcassonne, où il étoit manufacturé) +étoient des draps relativement communs. Du +reste, tout homme de qualité et de bel air portoit des bas de +soie: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>On le montre du doigt.....</p> +<p>Ainsi qu'un qui voudroit, en la salle d'un grand,</p> +<p>Avec un bas de drap tenir le premier rang,</p> +<p>Ou bien qui oseroit, avec un bas d'estame,</p> +<p>En quelque bal public caresser une dame,</p> +<p>Car il faut maintenant, qui veut se faire voir,</p> +<p>Aux jambes aussi bien qu'ailleurs la soye avoir.</p> +<p class="i6"> (<i>Le Satyr. de la Court</i>, 3e vol. <i>Var. hist. et littér.</i>, éd.</p> +<p class="i30"> Jannet.)</p> +</div></div> + +<p>Avec les bas de drap, on laissoit aussi aux provinciaux les +souliers cirés; les courtisans et gentilshommes portoient des +souliers en castor, en maroquin ou en cuir dit de Roussi, +qui, au lieu de se cirer, s'éclaircissoient avec des jaunes +d'oeuf. On lit dans le <i>Récit en prose et en vers de la farce des +Précieuses</i> (Paris, 1660), où est décrit l'accoutrement à la +dernière mode du marquis de Mascarille: «Ses souliers +étoient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de +vous dire s'ils étoient de Roussi, de vache d'Angleterre ou +de maroquin.» V. aussi le <i>Banq. des Muses, d'Auvray</i>, p. +191.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" +name="footnote313"><b>Note 313: </b></a><a href="#footnotetag313"> +(retour) </a> La sarabande étoit venue d'Espagne, comme quelques +autres danses du temps, entre autres la pavanne; il étoit donc +naturel qu'on la fît danser par Inézille, Espagnole d'origine. +Des Yveteaux, s'il faut en croire le récit de Saint-Evremont, +se fit jouer une sarabande par sa <i>bergère</i> à son lit de mort, +pour que son âme passât <i>allegramente</i>. Segrais ne désigne +pas la sarabande; mais peu importe. On la dansoit à la cour, +de même que la courante (V. Bonnet, <i>Hist. gén. de la +danse</i>), et l'on sait que Richelieu, suivant les <i>Mémoires de +Brienne</i>, en exécuta une devant la reine, croyant par-là +conquérir ses bonnes grâces. Beaucoup de poètes du temps, +et en particulier Scarron, ont publié dans leurs oeuvres des +vers pour courantes et sarabandes.</blockquote> + +<p>Ce jour-là on joua le Dom Japhet, ouvrage de +theâtre aussi enjoué que celui qui l'a fait a sujet +de l'être peu<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a> +<a href="#footnote314"><sup class="sml">314</sup></a>. L'auditoire fut nombreux; la pièce +fut bien representée, et tout le monde fut satisfait, +à la reserve du desastreux Ragotin. Il vint +tard à la comedie, et, pour la punition de ses pechés, +il se plaça derrière un gentilhomme provincial +à large echine et couvert d'une grosse +casaque qui grossissoit beaucoup sa figure. Il +etoit d'une taille si haute au dessus des plus grandes, +qu'encore qu'il fût assis, Ragotin, qui n'etoit +separé de lui que d'un rang de siéges, crut +qu'il etoit debout et lui cria incessamment qu'il +s'assît comme les autres, ne pouvant croire qu'un +homme assis ne dût pas avoir sa tête au niveau de +toutes celles de la compagnie. Ce gentilhomme, +qui se nommoit la Baguenodière<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a> +<a href="#footnote315"><sup class="sml">315</sup></a>, ignora longtemps +que Ragotin parlât à lui. Enfin Ragotin +l'appela Monsieur à la plume verte, et comme +veritablement il en avoit une bien touffue, bien +sale et peu fine, il tourna la tête et vit le petit +impatient, qui lui dit assez rudement qu'il s'assît. +La Baguenodière en fut si peu emu, qu'il se retourna +vers le theâtre comme si de rien n'eût eté. +Ragotin lui recria encore qu'il s'assît. Il tourna +encore la tête devers lui, le regarda, et se retourna +vers le theâtre. Ragotin recria; Baguenodière +tourna la tête pour la troisième fois, pour la +troisième fois regarda son homme, et, pour la +troisième fois, se retourna vers le theâtre. Tant +que dura la comedie, Ragotin lui cria de même +force qu'il s'assît, et la Baguenodière le regarda +toujours d'un même flegme, capable de faire enrager +tout le genre humain. On eût pu comparer +la Baguenodière à un grand dogue et Ragotin à +un roquet qui aboie après lui, sans que le dogue +en fasse autre chose que d'aller pisser contre une +muraille. Enfin tout le monde prit garde à ce +qui se passoit entre le plus grand homme et le +plus petit de la compagnie, et tout le monde +commença d'en rire dans le temps que Ragotin +commença d'en jurer d'impatience, sans que la +Baguenodière fit autre chose que de le regarder +froidement. Ce Baguenodière etoit le plus grand +homme et le plus grand brutal du monde. Il demanda +avec sa froideur accoutumée à deux +gentilshommes qui etoient auprès de lui de quoi +ils rioient; ils lui dirent ingenument que c'etoit +de lui et de Ragotin, et pensoient bien par là le +congratuler plutôt que lui deplaire. Ils lui deplurent +pourtant, et un <i>Vous êtes de bons sots</i>, que +la Baguenodière d'un visage refrogné leur lâcha +assez mal à propos, leur apprit qu'il prenoit mal +la chose et les obligea à lui repartir chacun pour +sa part d'un grand soufflet. La Baguenodière ne +put d'abord que les pousser des coudes à droite +et à gauche, ses mains etant embarrassées dans +sa casaque, et, devant qu'il les eût libres, les gentilshommes, +qui etoient frères et fort actifs de leur +naturel, lui purent donner demi-douzaine de +soufflets, dont les intervalles furent par hasard +si bien compassés, que ceux qui les ouïrent sans +les voir donner crurent que quelqu'un avoit +frappé six fois des mains l'une contre l'autre à +égaux intervalles. Enfin la Baguenodière tira ses +mains de dessous sa lourde casaque; mais, pressé +comme il etoit des deux frères, qui le gourmoient +comme des lions, ses longs bras n'eurent pas +leurs mouvemens libres. Il se voulut reculer et il +tomba à la renverse sur un homme qui etoit derrière +lui, et le renversa lui et son siége sur le +malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, +qui fut aussi renversé sur un autre, et ainsi +de même jusqu'où finissoient les siéges, dont une +file entière fut renversée comme des quilles. Le +bruit des tombans, des dames foulées, des belles +qui avoient peur, des enfans qui crioient, des +gens qui parloient, de ceux qui rioient, de ceux +qui se plaignoient et de ceux qui battoient des +mains, fit une rumeur infernale. Jamais un aussi +petit sujet ne causa de plus grands accidens, et +ce qu'il y eut de merveilleux, c'est qu'il n'y eut +pas une epée tirée, quoique le principal demêlé +fût entre des personnes qui en portoient, et qu'il +y en eût plus de cent dans la compagnie. Mais +ce qui fut encore plus merveilleux, c'est que +la Baguenodière se gourma et fut gourmé sans +s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde la +plus indifferente, et de plus on remarqua que de +toute l'après-dînée il n'avoit pas ouvert la bouche +que pour dire les quatre malheureux mots qui lui +attirèrent cette grêle de souffletades, et ne l'ouvrit +pas jusqu'au soir, tant ce grand homme avoit +flegme et une taciturnité proportionnée à sa taille.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" +name="footnote314"><b>Note 314: </b></a><a href="#footnotetag314"> +(retour) </a> <i>Don Japhet d'Arménie</i>, comédie de Scarron, représentée +pour la première fois en 1652, imprimée en 1653, avoit eu +un fort grand succès, et avoit disputé la vogue à <i>Nicomède</i>. +On a remarqué sans doute la réflexion que Scarron ajoute, +après avoir nommé sa pièce. C'est un des rares endroits où +la douleur semble prendre le dessus sur la bonne humeur et +la force d'âme du patient, et elle se manifeste simplement, +sans la moindre affectation. On peut rapprocher cette +phrase de son épitaphe, et surtout de cette lettre à Marigny, +où il écrit: «Je vous jure, mon cher amy, que, s'il +m'étoit permis de me supprimer moi-même, qu'il y a longtemps +que je me serois empoisonné.» De même, dans une +de ses requêtes à la reine (1651), il dit de lui: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Souffrant beaucoup, dormant bien peu,</p> +<p class="i10">Et pourtant faisant par courage</p> +<p class="i10">Bonne mine à fort mauvais jeu.</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" +name="footnote315"><b>Note 315: </b></a><a href="#footnotetag315"> +(retour) </a> Suivant une clef manuscrite, l'original du type de la Baguenodière +auroit été le fils de M. Pilon, avocat au Mans.</blockquote> + +<p>Ce hideux chaos de tant de personnes et de +siéges mêlés les uns dans les autres fut longtemps +à se debrouiller. Tandis que l'on y travailloit +et que les plus charitables se mettoient +entre la Baguenodière et ses deux ennemis, on +entendoit des hurlemens effroyables qui sortoient +comme de dessous terre. Qui pouvoit-ce être +que Ragotin? En verité, quand la fortune a +commencé de persecuter un miserable, elle le +persecute toujours. Le siége du pauvre petit +etoit justement posé sur l'ais qui couvre l'egoût +du tripot. Cet egoût est toujours au milieu, immediatement +sous la corde<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a> +<a href="#footnote316"><sup class="sml">316</sup></a>. Il sert à recevoir +l'eau de la pluie, et l'ais qui le couvre se lève +comme un dessus de boîte. Comme les ans +viennent à bout de toutes choses<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a> +<a href="#footnote317"><sup class="sml">317</sup></a>, l'ais de +ce tripot où se faisoit la comedie etoit fort +pourri et s'etoit rompu sous Ragotin, quand un +homme honnêtement pesant l'accabla de son +corps et de son siége. Cet homme fourra une +jambe dans le trou où Ragotin etoit tout entier; +cette jambe etoit bottée et l'eperon en piquoit +Ragotin à la gorge, ce qui lui faisoit faire ces +furieux hurlemens qu'on ne pouvoit deviner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" +name="footnote316"><b>Note 316: </b></a><a href="#footnotetag316"> +(retour) </a> On tendoit une corde au milieu des jeux de paume, pour +servir «à marquer les fautes qu'on <i>faisoit</i> en mettant dessous» +(Dict. de Fur.), c'est-à-dire en envoyant la balle au-dessous +de la corde. V. <i>Le jeu roy. de la paume</i>, dans la +<i>Maison académiq.</i>, 1659, in-12.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" +name="footnote317"><b>Note 317: </b></a><a href="#footnotetag317"> +(retour) </a> Cette phrase de Scarron rappelle le vers de son sonnet +burlesque sur son pourpoint troué: + +<p class="mid">Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude, +</p> + +<p>Et celui de Saint-Amant, dans <i>le Poète crotté</i>:</p> + +<p class="mid">«Mais qu'est-ce que le temps ne lime?»</p> + +</blockquote> + +<p>Quelqu'un donna la main à cet homme, et dans +le temps que sa jambe engagée dans le trou +changea de place, Ragotin lui mordit le pied si +serré, que cet homme crut être mordu d'un serpent +et fit un cri qui fit tressaillir celui qui le +secouroit, qui de peur en lâcha prise. Enfin il se +reconnut, redonna la main à son homme, qui ne +crioit plus parce que Ragotin ne le mordoit +plus, et tous deux ensemble deterrèrent le petit +homme, qui ne vit pas plus tôt la lumière du +jour, que, menaçant tout le monde de la tête et +des yeux et principalement ceux qu'il vit rire +en le regardant, il se fourra dans la presse de +ceux qui sortoient, meditant quelque chose de +bien glorieux pour lui et bien funeste pour la +Baguenodière. Je n'ai pas sçu de quelle façon +la Baguenodière fut accommodé avec les deux +frères; tant y a qu'il le fut, du moins n'ai-je +pas ouï dire qu'ils se soient depuis rien fait les +uns aux autres. Et voilà ce qui troubla en quelque +façon la première representation que firent nos +comediens devant l'illustre compagnie qui se +trouvoit lors dans la ville du Mans.</p> +<a name="cb18" id="cb18"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Qui n'a pas besoin de titre.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/O.png"></span>n representa le jour suivant le Nicomède +de l'inimitable M. de Corneille<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a> +<a href="#footnote318"><sup class="sml">318</sup></a>. +Cette comedie<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a> +<a href="#footnote319"><sup class="sml">319</sup></a> est admirable, +à mon jugement, et celle de cet +excellent poète de theâtre en laquelle il a plus +mis du sien et a plus fait paroître la fecondité et +la grandeur de son genie, donnant à tous les acteurs +des caractères fiers, tous differens les uns +des autres. La representation n'en fut point troublée, +et ce fut peut-être à cause que Ragotin ne +s'y trouva pas. Il ne se passoit guère de jour +qu'il ne s'attirât quelque affaire, à quoi sa mauvaise +gloire et son esprit violent et presomptueux +contribuoient autant que sa mauvaise fortune, qui +jusqu'alors ne lui avoit point fait de quartier. Le +petit homme avoit passé l'après-dînée dans la +chambre du mari d'Inezille, l'operateur Ferdinando +Ferdinandi, Normand, se disant Venitien, comme +je vous ai déjà dit, medecin spagyrique<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a> +<a href="#footnote320"><sup class="sml">320</sup></a> de profession, +et, pour dire franchement ce qu'il etoit, +grand charlatan, et encore plus grand fourbe. La +Rancune, pour se donner quelque relâche des +importunités que lui faisoit sans cesse Ragotin, +à qui il avoit promis de le faire aimer de mademoiselle +de l'Etoille, lui avoit fait accroire que +l'operateur etoit un grand magicien, qui pouvoit +faire courir en chemise, après un homme, la +femme du monde la plus sage; mais qu'il ne faisoit +de semblables merveilles que pour ses amis +particuliers dont il connoissoit la discretion, à +cause qu'il s'étoit mal trouvé d'avoir fait agir son +art pour des plus grands seigneurs de l'Europe. +Il conseilla à Ragotin de mettre tout en usage +pour gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui assura +ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur +étant homme d'esprit, qui devenoit aisément +amoureux de ceux qui en avoient, et qui, quand +une fois il aimoit quelqu'un, n'avoit plus rien +de reservé pour lui. Il n'y a qu'à louer ou à respecter +un homme glorieux, on lui fait faire ce +que l'on veut. Il n'en est pas de même d'un +homme patient, il n'est pas aisé à gouverner, et +l'expérience apprend qu'une personne humble, +et qui a le pouvoir sur soi de remercier quand +on l'a refusée, vient plutôt à bout de ce qu'elle +entreprend que celle qui s'offense d'un refus. +La Rancune persuada à Ragotin ce qu'il voulut, +et Ragotin, dès l'heure même, alla persuader à +l'operateur qu'il étoit un grand magicien. Je ne +vous redirai point ce qu'il lui dit; il suffit que +l'operateur, qui avoit été averti par la Rancune, +joua bien son personnage et nia qu'il fût +magicien d'une manière à faire croire qu'il l'étoit. +Ragotin passa l'après-dînée auprès de lui, +qui avoit un matras sur le feu pour quelque operation +chimique, et pour ce jour-là n'en put rien +tirer d'affirmatif, dont l'impatient Manceau passa +une nuit fort mauvaise. Le jour suivant, il entra +dans la chambre de l'opérateur, qui etoit encore +dans le lit. Inezille le trouva fort mauvais; car +elle n'etoit plus d'âge à sortir de son lit fraîche +comme une rose, et elle avoit besoin tous les +matins d'être longtemps enfermée en particulier, +devant que d'être en etat de paroître en public. +Elle se coula donc dans un petit cabinet, suivie +de sa servante Morisque, qui lui porta toutes ses +munitions d'amour<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a> +<a href="#footnote321"><sup class="sml">321</sup></a>, et cependant Ragotin remit +le sieur Ferdinandi sur la magie, et le sieur Ferdinandi +s'ouvrit plus qu'il n'avoit fait, mais sans +lui vouloir rien promettre. Ragotin lui voulut +donner des marques de sa largesse. Il fit fort bien +apprêter le dîner, et y convia les comediens et les +comediennes. Je ne vous dirai point les particularités +du repas; vous sçaurez seulement qu'on +s'y rejouit beaucoup et qu'on y mangea de grande +force. Après dîner, Inezille fut priée par le Destin +et les comediennes de leur dire quelque historiette +espagnole de celles qu'elle composoit ou +traduisoit tous les jours, à l'aide du divin<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a> +<a href="#footnote322"><sup class="sml">322</sup></a> Roquebrune, +qui lui avoit juré par Apollon et les neuf +Soeurs qu'il lui apprendroit dans six mois toutes +les grâces et les finesses de notre langue. Inezille +ne se fit point prier, et, tandis que Ragotin +fit la cour au magicien Ferdinandi, elle lut d'un +ton de voix charmant la Nouvelle que vous allez +lire dans le suivant chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" +name="footnote318"><b>Note 318: </b></a><a href="#footnotetag318"> +(retour) </a> À cette époque, la réputation de Corneille avoit entièrement, +et depuis long-temps, triomphé des premières attaques, +et le public ne se souvenoit plus des critiques de +l'Académie, de Mairet, de Scudéry et de Claveret. Corneille +n'étoit plus alors que <i>l'admirable</i>, <i>l'inimitable</i> et <i>l'incomparable</i>; +son nom ne paroissoit guère sans être escorté de ces +épithètes, qui sembloient en être devenues partie intégrante. +V. encore Rom. com., III, 8. On peut lire, dans <i>la Prétieuse, +ou le mystère des ruelles</i>, de l'abbé de Pure, un curieux +éloge du même poète, qui vient à l'appui de notre remarque. +(I, p. 357).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" +name="footnote319"><b>Note 319: </b></a><a href="#footnotetag319"> +(retour) </a> Ce nom de <i>comédie</i> s'appliquoit, même encore long-temps +après Corneille, comme un terme générique, aux +pièces de théâtre, sans en excepter les tragédies proprement +dites. On le trouve en ce sens dans Mme de Sévigné: «Les +<i>comédies</i> de Corneille, dit le P. Bouhours, ont un caractère +romain et je ne sais quoi d'héroïque; les <i>comédies</i> de Racine +ont quelque chose de fort touchant, etc.» Du reste, quoique +<i>Nicomède</i> ait porté dès son origine le titre de tragédie, le +ton général et le caractère de cette pièce, qui ne renferme +pas de catastrophe tragique, sont plutôt d'une comédie +héroïque que d'une tragédie: on sait, sans parler du rôle +de Prusias, que celui du héros principal n'est autre chose +que le caractère du railleur mis en scène. Aussi, quand on +reprit <i>Nicomède</i> pour la première fois, après plus de quatre-vingts +ans d'interruption, en 1756, les acteurs ne lui donnèrent +d'abord que le titre de tragi-comédie. Du reste, +Scarron se trouve ici d'accord, probablement sans s'en douter, +pour le nom qu'il donne à cette pièce, avec les principes +exposés par Corneille lui-même dans son <i>Epître dédicatoire</i> +de don <i>Sanche d'Aragon</i>, où, expliquant pourquoi +il a intitulé cet ouvrage <i>comédie</i> héroïque, il en prend occasion +de développer ce qui fait, suivant lui, la base essentielle +et la différence constitutive de la tragédie et de la +comédie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" +name="footnote320"><b>Note 320: </b></a><a href="#footnotetag320"> +(retour) </a> Epithète savante et prétentieuse, tirée de deux mots +grecs ([Greek: span ageirein]), dont s'affubloient les médecins <i>chimiques</i> +qui n'étoient pas de la Faculté, à l'encontre des médecins +<i>galéniques</i>. + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Le trop lent <i>galénique</i>,</p> +<p>Le chimique trop prompt, l'impudent <i>spagirique</i>,</p> +<p>Auront chacun leur dupe, et, par divers chemins,</p> +<p>Feront expérience aux frais des corps humains.</p> + +<p class="i20"> (Sénecé, <i>Les trav. d'Apollon</i>, sat.)</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" +name="footnote321"><b>Note 321: </b></a><a href="#footnotetag321"> +(retour) </a> Voir, sur ces <i>medicamenta faciei</i>, dont usoient les dames +du 17e siècle autant que celles du nôtre, un endroit du +<i>Roman satyrique</i> de Jean de Lannel, 1624 (l. II, p. 194 et +suiv.).--V. aussi, dans Scarron, <i>l'Héritier ridicule</i> (V. 1), un +passage qui semble fait exprès pour cette note: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Blanc, perles, coques d'oeufs, lard et pieds de mouton,</p> +<p class="i10">Baume, lait virginal, et cent mille autres drogues,</p> +<p class="i10">De testes sans cheveux, aussi razes que gogues,</p> +<p class="i10">Font des miroirs d'amour, de qui les faux appas</p> +<p class="i10">Estallent des beautez qu'ils ne possèdent pas.</p> +<p class="i10">On les peut appeler visages de moquette:</p> +<p class="i10">Un tiers de leur personne est dessous la toilette,</p> +<p class="i10">L'autre dans les patins; le pire est dans le lit;</p> +</div></div> + +<p>et Molière, <i>Préc. rid.</i>, IV, sans parler de quelques ouvrages +plus autorisés sur la matière, tels que le <i>Parfumeur françois</i>, +de Simon Barbe, 1693, etc.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" +name="footnote322"><b>Note 322: </b></a><a href="#footnotetag322"> +(retour) </a> On prodiguoit alors cette épithète aux poètes, surtout +dans les madrigaux, odes et sonnets qu'on leur adressoit +pour être insérés en tête de leurs oeuvres. Le duc de Saint-Aignan, +flatté d'avoir été nommé dans la <i>Légende de Bourbon</i>, +traita Scarron lui-même de <i>divin</i> dans une épître en +vers. Ailleurs Mlle Descars lui parle de sa <i>divine</i> plume. +(<i>Oeuvr. de Scarr.</i>, rec. de 1648.)</blockquote> +<a name="cb19" id="cb19"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<p class="mid"><i>Les deux Frères rivaux.</i><a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a> +<a href="#footnote323"><sup class="sml">323</sup></a></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/D.png"></span>orothée et Feliciane de Montsalve +etoient les deux plus aimables filles de +Seville, et, quand elles ne l'eussent pas +été, leur bien et leur condition les +eussent fait rechercher de tous les cavaliers qui +avoient envie de se bien marier. Dom Manuel, +leur père, ne s'etoit point encore declaré en faveur +de personne, et Dorothée, sa fille, qui, comme +aînée, devoit être mariée devant sa soeur, avoit +comme elle si bien menagé ses regards et ses +actions, que le plus presomptueux de ses pretendans +avoit encore à douter si ses promesses +amoureuses en etoient bien ou mal reçues. Cependant +ces belles filles n'alloient point à la +messe sans un cortége d'amans bien parés; elles +ne prenoient point d'eau benite que plusieurs +mains, belles ou laides, ne leur en offrissent à +la fois; leurs beaux yeux ne se pouvoient lever +de dessus leurs livres de prières qu'ils ne se +trouvassent le centre de je ne sais combien de +regards immoderés, et elles ne faisoient pas un +pas dans l'eglise qu'elles n'eussent des reverences +à rendre. Mais si leur merite leur causoit +tant de fatigues dans les lieux publics et dans les +eglises, il leur attiroit souvent devant les fenêtres +de la maison de leur père des divertissemens qui +leur rendoient supportable la sevère clôture à +quoi les obligeoient leur sexe et la coutume de +la nation. Il ne se passoit guère de nuit qu'elles ne +fussent regalées de quelque musique, et l'on +couroit fort souvent la bague devant leurs fenêtres, +qui donnoient sur une place publique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" +name="footnote323"><b>Note 323: </b></a><a href="#footnotetag323"> +(retour) </a> Traduite librement de la première nouvelle des <i>Alivios +de Cassandra</i>, intitulée: <i>La confusion de una noche</i>. V. notre +notice en tête du volume.</blockquote> + +<p>Un jour, entre autres, un etranger s'y fit admirer +par son adresse sur tous les cavaliers de la +ville, et fut remarqué pour un homme parfaitement +bien fait par les deux belles soeurs. Plusieurs +cavaliers de Seville, qui l'avoient connu +en Flandre, où il avoit commandé un regiment de +cavalerie, le convièrent de courir la bague avec +eux; ce qu'il fit habillé à la soldate. À quelques +jours de là, on fit dans Seville la ceremonie de sacrer +un evêque. L'etranger, qui se faisoit appeler dom +Sanche de Sylva, se trouva dans l'eglise où se +faisoit la ceremonie, avec les plus galans de Seville, +et les belles soeurs de Monsalve s'y trouvèrent +aussi, entre plusieurs dames deguisées +comme elles à la mode de Seville, avec une mante +de grosse etoffe et un petit chappeau couvert de +plumes sur la tête. Dom Sanche se trouva par +hasard entre les deux belles soeurs et une dame, +qu'il accosta, mais qui le pria civilement de ne +parler point à elle et de laisser libre la place qu'il +occupoit à une personne qu'elle attendoit. Dom +Sanche lui obéit, et, s'approchant de Dorothée +de Montsalve, qui étoit plus près de lui que sa +soeur et qui avoit vu ce qui s'étoit passé entre +cette dame et lui: «J'avois espéré, lui dit-il, +qu'etant etranger, la dame à qui j'ai voulu parler +ne me refuseroit pas sa conversation; mais elle +m'a puni d'avoir cru trop temerairement que la +mienne n'etoit pas à mepriser. Je vous supplie, +continua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur +qu'elle pour un etranger qu'elle vient de maltraiter, +et, pour la gloire des dames de Seville, de +lui donner sujet de se louer de leur bonté.--Vous +m'en donnez un bien grand de vous traiter +aussi mal qu'a fait cette dame, lui repondit Dorothée, +puisque vous n'avez recours à moi qu'à +son refus; mais, afin que vous n'ayez pas à vous +plaindre des dames de mon pays, je veux bien +ne parler qu'avec vous tant que durera la ceremonie, +et par là vous jugerez que je n'ai point +donné ici de rendez-vous à personne.--C'est +de quoi je suis etonné, faite comme vous êtes, +lui dit dom Sanche, et il faut que vous soyez +bien à craindre ou que les galans de cette ville +soient bien timides, ou plutôt que celui dont +j'occupe le poste soit absent.--Et pensez-vous, +lui dit Dorothée, que je sçache si peu comment il +faut aimer qu'en l'absence d'un galant je ne +m'empêchasse pas bien d'aller en une assemblée +où je le trouverois à redire? Ne faites pas une autre +fois un si mauvais jugement d'une personne que +vous ne connoissez pas.--Vous connoîtriez bien, +répliqua dom Sanche, que je juge de vous plus +avantageusement que vous ne pensez, si vous +me permettiez de vous servir autant que mon +inclination m'y porte.--Nos premiers mouvemens +ne sont pas toujours bons à suivre, lui dit +Dorothée, et de plus il se trouve une grande +difficulté dans ce que vous me proposez.--Il +n'y en a point que je ne surmonte pour meriter +d'être à vous, lui repartit dom Sanche.--Ce +n'est pas un dessein de peu de jours, lui repondit +Dorothée; vous ne songez peut-être pas que +vous ne faites que passer par Seville, et peut-être +ne sçavez-vous pas aussi que je ne trouverois pas +bon qu'on ne m'aimât qu'en passant.--Accordez-moi +seulement ce que je vous demande, lui +dit-il, et je vous promets que je serai dans Seville +toute ma vie.--Ce que vous me dites là est +bien galant, repartit Dorothée, et je m'etonne +fort qu'un homme qui sçait dire de pareilles choses +n'ait point encore ici choisi de dame à qui il +pût debiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne +croit point qu'elles en valent la peine?--C'est +plutôt qu'il se defie de ses forces, lui dit dom +Sanche.--Repondez-moi precisément à ce que +je vous demande, lui dit Dorothée, et m'apprenez +confidemment celle de nos dames qui auroit +le pouvoir de vous arrêter dans Seville.--Je +vous ai dejà dit que vous m'y arrêteriez si vous +vouliez, lui repondit dom Sanche.--Vous ne +m'avez jamais vue, lui dit Dorothée; declarez-vous +donc sur quelque autre.--Je vous avouerai +donc, puisque vous me l'ordonnez, lui dit +dom Sanche, que, si Dorothée de Montsalve avoit +autant d'esprit que vous, je croirois un homme +heureux dont elle estimeroit le merite et souffriroit +les soins.--Il se trouve dans Seville plusieurs +dames qui l'egalent et même qui la surpassent, +lui dit Dorothée; mais, ajouta-t-elle, +n'avez-vous point ouï dire qu'entre ses galans il +s'en trouvât quelqu'un qu'elle favorisât plus que +les autres?--Comme je me suis vu fort eloigné +de la meriter, lui dit dom Sanche, je ne me suis +pas beaucoup mis en peine de m'informer de ce +que vous dites.--Pourquoi ne la meriteriez-vous +pas aussitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée. +Le caprice des dames est quelquefois +étrange, et souvent le premier abord d'un nouveau +venu fait plus de progrès que plusieurs années +de service des galans qui sont tous les jours +devant leurs yeux.--Vous vous defaites de moi +adroitement, dit dom Sanche, en me donnant +courage d'en aimer une autre que vous, et je +vois bien par là que vous ne considéreriez guère +les services d'un nouveau galant, au prejudice +de celui avec qui il y a longtemps que vous êtes +engagée.--Ne vous mettez pas cela dans l'esprit, +lui repondit Dorothée, et croyez plutôt que +je ne suis pas assez facile à persuader par une +simple cajolerie pour croire la vôtre l'effet d'une +inclination naissante, et même ne m'ayant jamais +vue.--S'il ne manque que cela à la declaration +d'amour que je vous fais pour la rendre recevable, +repartit dom Sanche, ne vous cachez pas +davantage à un étranger qui est déjà charmé de +votre esprit.--Le vôtre ne le seroit pas de mon +visage, lui repondit Dorothée.--Ah! vous ne +pouvez être que fort belle, repliqua dom Sanche, +puisque vous avouez si franchement que +vous ne l'êtes pas, et je ne doute plus à cette +heure que vous ne vous vouliez défaire de moi +parceque je vous ennuie, ou que toutes les places +de votre coeur ne soient dejà prises. Il n'est donc +pas juste, ajouta-t-il, que la bonté que vous +avez eue à me souffrir se lasse davantage, et je +ne veux pas vous laisser croire que je n'aie eu +dessein que de passer mon temps, lorsque je +vous offrois tout celui de ma vie.--Pour vous +témoigner, lui dit Dorothée, que je ne veux pas +avoir perdu celui que j'ai employé à m'entretenir +avec vous, je serai bien aise de ne m'en separer +point que je ne sache qui vous êtes.--Je ne +puis faillir en vous obeissant. Sachez donc, aimable +inconnue, lui dit-il, que je porte le nom de +Sylva, qui est celui de ma mère; que mon père +est gouverneur de Quito dans le Perou, que je +suis dans Seville par son ordre, et que j'ai passé +toute ma vie en Flandre, où j'ai merité des plus +beaux emplois de l'armée et une commanderie +de Sainte-Jacques. Voilà en peu de paroles ce que +je suis, continua-t-il, et il ne tiendra desormais +qu'à vous que je ne vous puisse faire sçavoir, en +un lieu moins public, ce que je veux être toute +ma vie.--Ce sera le plus tôt que je pourrai, +lui dit Dorothée, et cependant, sans vous mettre +en peine de me connoître davantage, si vous ne +voulez vous mettre en danger de ne me connoître +jamais, contentez-vous de savoir que je suis +de qualité et que mon visage ne fait pas peur.»</p> + +<p>Dom Sanche la quitta, lui faisant une profonde +reverence, et alla joindre un grand nombre de +galans à louer qui s'entretenoient ensemble. Quelques +dames tristes, de celles qui sont toujours +en peine de la conduite des autres et fort en repos +de la leur, qui se font d'elles-mêmes arbitres +du mal et du bien, quoiqu'on puisse faire des +gageures sur leur vertu comme sur tout ce qui +n'est pas bien averé, et qui croient qu'avec un +peu de rudesse brutale et de grimace devote +elles ont de l'honneur à revendre, quoique l'enjoûment +de leur jeunesse ait eté plus scandaleux +que le chagrin de leurs rides n'a eté de bon exemple, +ces dames donc, le plus souvent de connoissance +très courte, diront ici que mademoiselle +Dorothée est pour le moins une etourdie, non +seulement d'avoir si brusquement fait de si grandes +avances à un homme qu'elle ne connoissoit +que de vue, mais aussi d'avoir souffert qu'on lui +parlât d'amour, et que, si une fille sur qui elles +auroient du pouvoir en avoit fait autant, elle +ne seroit pas un quart d'heure dans le monde. +Mais que les ignorantes sachent que chaque pays +a ses coutumes particulières, et que, si en France +les femmes, et même les filles, qui vont partout +sur leur bonne foi, s'offensent, ou du moins le +doivent faire, de la moindre declaration d'amour, +qu'en Espagne, où elles sont resserrées comme +des religieuses, on ne les offense point de leur +dire qu'on les aime, quand celui qui le leur diroit +n'auroit pas de quoi se faire aimer. Elles font bien +davantage: ce sont toujours presque les dames +qui font les premières avances, et qui sont les premières +prises, parcequ'elles sont les dernières à +être vues des galans qu'elles voient tous les jours +dans les églises, dans le cours, et de leurs balcons +et jalousies<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a> +<a href="#footnote324"><sup class="sml">324</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" +name="footnote324"><b>Note 324: </b></a><a href="#footnotetag324"> +(retour) </a> C'est du moins ainsi que les choses se passent presque +toujours dans les romans, nouvelles et drames espagnols ou +imités de l'espagnol.</blockquote> + +<p>Dorothée fit confidence à sa soeur Feliciane de +la conversation qu'elle avoit eue avec dom Sanche, +et lui avoua que cet etranger lui plaisoit davantage +que tous les cavaliers de Seville; et sa soeur +approuva fort le dessein qu'elle avoit fait sur sa +liberté. Les deux belles soeurs moralisèrent longtemps +sur les priviléges avantageux qu'avoient +les hommes par dessus les femmes, qui n'etoient +presque jamais mariées qu'au choix de leurs parens, +qui n'etoit pas toujours à leur gré, au lieu +que les hommes se pouvoient choisir des femmes +aimables. «Pour moi, disoit Dorothée à sa +soeur, je suis bien assurée que l'amour ne me fera +jamais rien faire contre mon devoir; mais je suis +aussi bien resolue de ne me marier jamais avec +un homme qui ne possedera pas lui seul tout ce +que j'aurois à chercher en plusieurs autres, et +j'aime bien mieux passer ma vie dans un couvent +qu'avec un mari que je ne pourrois pas aimer.» +Feliciane dit à sa soeur qu'elle avoit pris cette +resolution-là aussi bien qu'elle, et elles s'y fortifièrent +l'une l'autre par tous les raisonnemens que +leurs beaux esprits leur fournirent sur ce sujet.</p> + +<p>Dorothée trouvoit de la difficulté à tenir à dom +Sanche la parole qu'elle lui avoit donnée de se +faire connoître à lui, et elle en temoignoit à sa +soeur beaucoup d'inquietude; mais Feliciane, qui +etoit heureuse à trouver des expediens, fit souvenir +à sa soeur qu'une dame de leurs parentes, et +de plus de leurs intimes amies (car toutes les parentes +n'en sont pas)<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a> +<a href="#footnote325"><sup class="sml">325</sup></a>, la serviroit de tout son +coeur dans une affaire où il y alloit de son repos. +«Vous sçavez bien, lui disoit cette bonne soeur, la +plus commode du monde, que Marine, qui nous +a servies si long-temps, est mariée à un chirurgien +qui loue de notre parente une petite maison +jointe à la sienne, et que les deux maisons ont +une entrée l'une dans l'autre. Elles sont dans un +quartier eloigné, et quand on remarqueroit que +nous irions visiter notre parente plus souvent que +nous n'aurions jamais fait, on ne prendra pas +garde que ce dom Sanche entre chez un chirurgien, +outre qu'il y peut entrer de nuit et deguisé.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" +name="footnote325"><b>Note 325: </b></a><a href="#footnotetag325"> +(retour) </a> Nouvelle allusion probablement à sa belle-mère, et +sans doute aussi à ses soeurs et à son frère du second lit, +Madeleine, Claude et Nicolas Scarron, dont il eut beaucoup +à se plaindre, et contre qui il fut obligé de plaider. V. +<i>factum</i> ou <i>requête</i>, etc.</blockquote> + +<p>Cependant que Dorothée dresse à l'aide de sa +soeur le plan de son intrigue amoureuse, qu'elle +dispose sa parente à la servir et instruit Marine +de ce qu'elle a à faire, dom Sanche songe en son +inconnue, ne sçait si elle lui a promis de lui faire +sçavoir de ses nouvelles pour se moquer de lui, et +la voit tous les jours sans la connoître, ou dans +les églises, ou à son balcon, recevant les adorations +de ses galans, qui sont tous de la connoissance +de dom Sanche, et les plus grands amis qu'il +ait dans Seville. Il s'habilloit un matin, songeant +à son inconnue, quand on lui vint dire qu'une +femme voilée le demandoit. On la fit entrer, et il +en reçut le billet que vous allez lire:</p> + +<h3>BILLET.</h3> + +<blockquote><i>Je vous aurois plus tôt fait sçavoir de mes nouvelles +si je l'avois pu. Si l'envie que vous avez eue de me connoître +vous dure encore, trouvez-vous, au commencement +de la nuit, où celle qui vous a donné mon billet +vous dira, et d'où elle vous conduira où je vous attendrai.</i></blockquote> + +<p>Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut. Il +embrassa avec emportement la bienheureuse ambassadrice, +et lui donna une chaîne d'or, qu'elle +prit après quelque petite ceremonie. Elle lui donna +heure au commencement de la nuit en un lieu +ecarté, qu'elle lui marqua, où il se devoit rendre +sans suite, et prit congé de lui, le laissant l'homme +du monde le plus aise et le plus impatient. Enfin +la nuit vint: il se trouva à l'assignation embelli et +parfumé, où l'attendoit l'ambassadrice du matin. +Il fut introduit par elle dans une petite maison de +mauvaise mine, et ensuite en un fort bel appartement, +où il trouva trois dames, toutes le visage +couvert d'un voile. Il reconnut son inconnue à sa +taille, et lui fit d'abord des plaintes de ce qu'elle, +ne levoit pas son voile. Elle ne fit point de façons, +et sa soeur et elle se decouvrirent au bienheureux +dom Sanche pour les belles dames de Montsalve. +«Vous voyez, lui dit Dorothée en ôtant son voile, +que je disois la verité quand je vous assurois qu'un +etranger obtenoit quelquefois en un moment ce +que des galans qu'on voyoit tous les jours ne +meritoient pas en plusieurs années; et vous seriez, +ajouta-t-elle, le plus ingrat de tous les hommes +si vous n'estimiez pas la faveur que je vous fais, +ou si vous en faisiez des jugemens à mon desavantage.--J'estimerai +toujours tout ce qui me +viendra de vous comme s'il me venoit du Ciel, +lui dit le passionné dom Sanche, et vous verrez +bien par le soin que j'aurai à me conserver le +bien que vous me ferez que, si jamais je le perds, +ce sera plutôt par mon malheur que par ma faute.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">Ils se dirent en peu de temps</p> +<p class="i16">Tout ce que l'amour nous fait dire</p> +<p class="i16">Quand il est maître de nos sens.</p> +</div></div> + +<p>La maîtresse du logis et Feliciane, qui sçavoient +bien vivre, s'etoient eloignées d'une honnête +distance de nos deux amans, et ainsi ils eurent +toute la commodité qu'il leur falloit pour +s'entredonner de l'amour encore plus qu'ils n'en +avoient, quoiqu'ils en eussent dejà beaucoup, et +prirent jour pour s'en donner, s'il se pouvoit, encore +davantage. Dorothée promit à dom Sanche +de faire ce qu'elle pourroit pour se voir souvent +avec lui; il l'en remercia le plus spirituellement +qu'il put; les deux autres dames se mêlèrent en +même temps dans leur conversation, et Marine les +fit souvenir de se separer quand il en fut temps. +Dorothée en fut triste, dom Sanche en changea +de visage; mais il fallut pourtant se dire adieu. +Le brave cavalier ecrivit dès le jour suivant à sa +belle dame, qui lui fit une reponse telle qu'il la +pouvoit souhaiter. Je ne vous ferai point voir ici +de leurs billets amoureux, car il n'en est point +tombé entre mes mains. Ils se virent souvent +dans le même lieu et de la même façon qu'ils s'etoient +vus la première fois, et vinrent à s'aimer +si fort, que, sans repandre leur sang comme Pirame +et Tisbé, ils ne leur en durent guère en tendresse +impetueuse.</p> + +<p>On dit que l'amour, le feu et l'argent ne se +peuvent long-temps cacher. Dorothée, qui avoit +son galant etranger dans la tête, n'en pouvoit +parler petitement, et elle le mettoit si haut au +dessus de tous les gentilshommes de Seville, que +quelques dames qui avoient leurs interêts cachés +aussi bien qu'elle, et qui l'entendoient incessamment +parler de dom Sanche et l'elever au mepris +de ce qu'elles aimoient, y prirent garde et s'en +piquèrent. Feliciane l'avoit souvent avertie en +particulier d'en parler avec plus de retenue, et +cent fois, en compagnie, quand elle la voyoit se +laisser emporter au plaisir qu'elle prenoit de parler +de son galant, lui avoit marché sur les pieds +jusqu'à lui faire mal. Un cavalier amoureux de +Dorothée en fut averti par une dame de ses intimes +amies, et n'eut point de peine à croire que +Dorothée aimoit dom Sanche, parcequ'il se souvint +que depuis que cet etranger etoit dans Séville, +les esclaves de cette belle fille, desquels il +etoit le plus enchaîné, n'en avoient pas reçu le +moindre petit regard favorable. Ce rival de dom +Sanche etoit riche, de bonne maison, et etoit +agreable de dom Manuel, qui ne pressoit pourtant +pas sa fille de l'epouser, à cause que toutes les +fois qu'il lui en parloit elle le conjuroit de ne la +marier pas si jeune. Ce cavalier (je me viens de +souvenir qu'il s'appeloit dom Diègue) voulut s'assurer +davantage de ce qu'il ne faisoit encore que +soupçonner. Il avoit un valet de chambre de ceux +qu'on appelle braves garçons, qui ont d'aussi +beau linge que leurs maîtres ou qui portent le +leur, qui font les modes entre les autres valets, +et qui en sont autant enviés qu'estimés des servantes. +Ce valet se nommoit Gusman, et, ayant +eu du ciel une demi-teinture de poesie, faisoit la +plupart des romances de Seville<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a> +<a href="#footnote326"><sup class="sml">326</sup></a>, ce qui est à +Paris des chansons de Pont-Neuf<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a> +<a href="#footnote327"><sup class="sml">327</sup></a>; il les chantoit +sur sa guitare, et ne les chantoit pas toutes +unies et sans y faire de la broderie des lèvres ou +de la langue. Il dansoit la sarabande, n'etoit jamais +sans castagnettes, avoit eu envie d'être comedien, +et faisoit entrer dans la composition de +son merite quelque bravoure, mais, pour vous +dire les choses comme elles sont, un peu filoutière. +Tous ces beaux talens, joints à quelque éloquence +de memoire que lui avoit communiquée +celle de son maître, l'avoient rendu sans contredit +le blanc<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a> +<a href="#footnote328"><sup class="sml">328</sup></a> (si je l'ose ainsi dire) de tous les desirs +amoureux des servantes qui se croyoient aimables<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a> +<a href="#footnote329"><sup class="sml">329</sup></a>. +Dom Diègue lui commanda de se radoucir, +pour Isabelle, jeune fille qui servoit les dames +de Montsalve. Il obeit à son maître. Isabelle +s'en aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de +Gusman, qu'elle aima en peu de temps, et qui, de +son côté, vint aussi à l'aimer et à continuer tout +de bon ce qu'il n'avoit commencé que pour obeir +à son maître. Si Gusman eveilloit la convoitise +des servantes de la plus grande ambition, Isabelle +etoit un parti avantageux pour le valet d'Espagne +qui eût eu les pensées les plus hautes. +Elle etoit aimée de ses maîtresses, qui etoient +fort liberales, et avoit quelque bien à attendre de +son père, qui etoit un honnête artisan. Gusman +songea donc serieusement à être son mari; elle +l'agrea pour tel; ils se donnèrent mutuellement +la foi de mariage, et vecurent depuis ensemble +comme s'ils eussent eté mariés. Isabelle avoit +bien du deplaisir de ce que Marine, la femme du +chirurgien chez qui Dorothée et dom Sanche se +voyoient secrètement, et qui avoit servi sa maîtresse +devant elle, etoit encore sa confidente dans +une affaire de cette nature, où la liberalité d'un +amant se faisoit toujours paroître. Elle avoit eu +connoissance de la chaîne d'or que dom Sanche +avoit donnée à Marine, de plusieurs autres presens +qu'il lui avoit faits, et s'imaginoit qu'elle +en avoit reçu bien d'autres. Elle en haïssoit Marine +à mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la +belle fille etoit un peu interessée. Il ne faut donc +pas s'etonner si, à la première prière que lui fit +Gusman de lui avouer s'il etoit vrai que Dorothée +aimât quelqu'un, elle fit part du secret de sa maîtresse +à un homme à qui elle s'etoit donnée tout +entière. Elle lui apprit tout ce qu'elle savoit de +l'intrigue de nos jeunes amans, et exagera long-temps +la bonne fortune de Marine, que dom +Sanche enrichissoit, et ensuite pesta contre elle +d'emporter ainsi des profits qui etoient mieux +dus à une servante de la maison. Gusman la pria +de l'avertir du jour que Dorothée se trouveroit +avec son galant. Elle le fit, et il ne manqua pas +d'en avertir son maître, à qui il apprit tout ce +qu'il avoit appris de la peu fidèle Isabelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" +name="footnote326"><b>Note 326: </b></a><a href="#footnotetag326"> +(retour) </a> L'Andalousie, et en particulier Séville, sa capitale, furent +de tout temps, dans la réalité comme dans les romans et +la poésie, l'asile favori de la bohème espagnole, des vagabonds +et joueurs de guitare. Ce n'est pas sans raison +que Beaumarchais en a fait le séjour de son Figaro, et que +la même ville est restée le lieu privilégié des sérénades dans +toutes les romances. Il y avoit surtout le faubourg Triana, +qui, à peu près comme notre Pont-Neuf, étoit le centre de +réunion de ces personnages, le quartier-général de leurs +tours, de leurs exercices de toutes sortes et de leurs vols. +Dans la Nouvelle de Cervantes intitulée: <i>Rinconet et Cortadille</i>, +qui «contient toutes les ruzes et les subtilitez des +plus fins et des plus madrez coupeurs de bourses» (trad. +de Rosset), le lieu de la scène est à Séville. Cette nouvelle +peut même nous donner une idée de ce que Scarron appelle +les romances de Séville (qu'il compare d'ailleurs aux chansons +du Pont-Neuf; voir la note suiv.), par les chants populaires +que Cervantes fait exécuter à ses voleurs et à ses +vagabonds, s'accompagnant, l'un d'un balai de palme verte +en guise de violon, l'autre d'un patin sur lequel il frappe +comme sur un tambour, un autre encore de fragments de +plats qui lui servent de castagnettes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" +name="footnote327"><b>Note 327: </b></a><a href="#footnotetag327"> +(retour) </a> Les écrivains comiques et satyriques du temps, Sorel, +Cyrano, Scarron, d'Assoucy, Boileau, Saint-Amant, Naudé +dans le <i>Mascurat</i>, Tallemant, etc., etc., font souvent allusion +aux chantres et poètes du Pont-Neuf, les hôtes quotidiens +du Cheval de bronze. Dès le matin, on entendoit retentir +les refrains, parmi les cris des marchands de libelles et de +poésies, qui en étoient quelquefois les auteurs eux-mêmes. +«Contraint par la nécessité, lit-on dans l'<i>Histoire du poète +Sibus</i> (recueil en prose de Sercy, 2e v.), il alla encore sur le +Pont-Neuf chanter quelques chansons qu'il avoit faites.» +Maillet, le <i>poète crotté</i>, y heurtoit maître Guillaume, et le +comte de Permission y coudoyoit le Savoyard. Celui-ci (de +son vrai nom Philippot) étoit le plus célèbre de tous, et il +chantoit, en bouffonnant et en se faisant accompagner de +jeunes garçons, tantôt des chansons burlesques de Gautier +Garguille, tantôt des siennes propres, qu'on a recueillies +dans un volume curieux. D'Assoucy, dans ses <i>Aventures</i> (p. 247 +et suiv.), donne d'intéressants détails sur ce personnage. +V. également <i>Dict.</i> de Bayle, édit., 1741, t. 2, p. 249 N.C. +La muse du Pont-Neuf embouchoit aussi quelquefois la +trompette pour célébrer à sa manière les événements nationaux. +Les mots <i>chansons du Pont-Neuf</i> étoient passés en +proverbe, pour désigner, dit Furetière, «les chansons communes +qui se chantent parmi le peuple, avec grande facilité +et sans art.» On dit encore aujourd'hui: un pont-neuf.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" +name="footnote328"><b>Note 328: </b></a><a href="#footnotetag328"> +(retour) </a> C'est-à-dire le but, la cible.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" +name="footnote329"><b>Note 329: </b></a><a href="#footnotetag329"> +(retour) </a> C'est là le type du valet des romans picaresques, tel +qu'on le retrouve aussi dans quelques pages de <i>Francion</i>, +dans <i>Gil-Blas</i> et <i>le Mariage de Figaro</i>. Les Crispins et les +Frontins de notre comédie classique ont également plusieurs +traits de cette physionomie, comme aussi le Mascarille de +Molière: «J'ai un certain valet... qui passe, au sentiment +de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit, etc.» +(<i>Préc. rid.</i> I.)</blockquote> + +<p>Dom Diègue, habillé en pauvre, se posta aupres +de la porte du logis de Marine la nuit que +lui marqua son valet, y vit entrer son rival, et, +à quelque temps de là, arrêter un carrosse devant +la maison de la parente de Dorothée, d'où cette +belle fille et sa soeur descendirent, laissant dom Diègue +dans la rage que vous pouvez vous imaginer. +Il fit dessein, dès lors, de se delivrer d'un si +redoutable rival en l'ôtant du monde, s'assura +d'assassins de louage, attendit dom Sanche plusieurs +nuits de suite, et enfin le trouva et l'attaqua, +secondé de deux braves bien armés aussi +bien que lui. Dom Sanche, de son côté, etoit en +etat de se bien defendre, et, outre le poignard et +l'epée, avoit deux pistolets à sa ceinture. Il se +defendit d'abord comme un lion, et connut bien +que ses ennemis en vouloient à sa vie et etoient +couverts à l'epreuve des coups d'epée. Dom Diègue +le pressoit plus que les autres, qui n'agissoient +qu'au prix de l'argent qu'ils en avoient +reçu. Il lâcha quelque temps le pied devant ses +ennemis pour tirer le bruit du combat loin de la +maison où etoit sa Dorothée; mais enfin, craignant +de se faire tuer à force d'être discret, et se +voyant trop pressé de dom Diègue, il lui tira un +de ses pistolets et l'etendit par terre demi-mort +et demandant un prêtre à haute voix. Au bruit du +coup de pistolet les braves disparurent. Dom +Sanche se sauva chez lui, et les voisins sortirent +dans la rue et trouvèrent dom Diègue, qu'ils reconnurent, +tirant à sa fin, et qui accusa dom +Sanche de sa mort. Notre cavalier en fut averti +par ses amis, qui lui dirent que, quand la justice +ne le chercheroit pas, les parens de dom Diègue +ne laisseroient pas la mort de leur parent impunie, +et tâcheroient assurément de le tuer, en quelque +lieu qu'ils le trouvassent. Il se retira donc +dans un couvent, d'où il fit savoir de ses nouvelles +à Dorothée, et donna ordre à ses affaires +pour pouvoir sortir de Seville quand il le pourroit +faire sûrement.</p> + +<p>La justice cependant fit ses diligences, chercha +dom Sanche et ne le trouva point. Après que +la première ardeur des poursuites fut passée, et +que tout le monde fut persuadé qu'il s'etoit sauvé, +Dorothée et sa soeur, sous un pretexte de devotion, +se firent mener par leur parente dans le +couvent où s'etoit retiré dom Sanche, et là, par +l'entremise d'un bon père, les deux amans se virent +dans une chapelle, se promirent une fidelité +à toutes epreuves, et se separèrent avec tant de +regret, et se dirent des choses si pitoyables, que +sa soeur, sa parente et le bon religieux, qui en +furent temoins, en pleurèrent, et en ont toujours +pleuré depuis toutes les fois qu'ils y ont songé. +Il sortit deguisé de Seville, et laissa, devant que +de partir, des lettres au facteur de son père, pour +les lui faire tenir aux Indes. Par ces lettres, il lui +faisoit savoir l'accident qui l'obligeoit à s'absenter +de Seville, et qu'il se retiroit à Naples. Il y +arriva heureusement, et fut bien venu auprès du +vice-roi, à qui il avoit l'honneur d'appartenir. +Quoiqu'il en reçût toutes sortes de faveurs, il +s'ennuya dans la ville de Naples pendant une +année entière, puisqu'il n'avoit point de nouvelles +de Dorothée.</p> + +<p>Le vice-roi arma six galères qu'il envoya en +course contre le Turc. Le courage de dom Sanche +ne lui laissa pas negliger une si belle occasion +de l'exercer, et celui qui commandoit ces +galères le reçut dans la sienne et le logea dans +la chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un +homme de sa condition et de son merite. Les six +galères de Naples en trouvèrent huit turques +presque à la vue de Messine et n'hesitèrent point +à les attaquer. Après un long combat, les chretiens +prirent trois galères ennemies et en coulèrent +deux à fond. La patronne des galères chretiennes +s'étoit attachée à celle des Turcs, qui, +pour être mieux armée que les autres, avoit fait +aussi plus de resistance. La mer cependant etoit +devenue grosse, et l'orage s'etoit augmenté si +furieusement, qu'enfin les chretiens et les Turcs +songèrent moins à s'entrenuire qu'à se garantir +de l'orage. On deprit donc de part et d'autre +les crampons de fer dont les galères avoient eté +accrochées, et la patronne turque s'eloigna de la +chretienne dans le temps que le trop hardi dom +Sanche s'etoit jeté dedans et n'avoit été suivi de +personne. Quand il se vit lui seul au pouvoir des +ennemis, il prefera la mort à l'esclavage, et, au +hasard de tout ce qui en pourroit arriver, se +lança dans la mer, esperant en quelque façon, +comme il etoit grand nageur, de gagner à la nage +les galères chretiennes; mais le mauvais temps +empêcha qu'il n'en fût aperçu, quoique le general +chretien, qui avoit été temoin de l'action de +dom Sanche, et qui se desesperoit de sa perte, +qu'il croyoit inevitable, fît revirer sa galère du +côté qu'il s'etoit jeté dans la mer. Dom Sanche +cependant fendoit les vagues de toute la force de +ses bras, et après avoir nagé quelque temps vers +la terre, où le vent et la marée le portoient, il +trouva heureusement une planche des galères +turques que le canon avoit brisées, et se servit +utilement de ce secours, venu à propos, qu'il crut +que le ciel lui avoit envoyé. Il n'y avoit pas plus +d'une lieue et demie du lieu où le combat s'etoit +fait jusqu'à la côte de Sicile, et dom Sanche y +aborda plus vite qu'il ne l'esperoit, aidé comme +il etoit du vent et de la marée. Il prit terre sans +se blesser contre le rivage, et après avoir remercié +Dieu de l'avoir tiré d'un peril si evident, il +alla plus avant en terre, autant que sa lassitude +le put permettre, et d'une eminence qu'il monta +aperçut un hameau habité de pêcheurs, qu'il +trouva les plus charitables du monde. Les efforts +qu'il avoit faits pendant le combat, qui l'avoient +fort echauffé, et ceux qu'il avoit faits dans +la mer, et le froid qu'il y avoit souffert et ensuite +dans ses habits mouillés, lui causèrent une violente +fièvre qui lui fit longtemps garder le lit; +mais enfin il guerit sans y faire autre chose que +de vivre de regime. Pendant sa maladie, il fit +dessein de laisser tout le monde dans la croyance +qu'on devoit avoir de sa mort, pour n'avoir plus +tant à se garder de ses ennemis les parens de +dom Diègue, et pour eprouver la fidelité de Dorothée.</p> + +<p>Il avoit fait grande amitié en Flandre avec un +marquis sicilien, de la maison de Montalte, qui +s'appeloit Fabio. Il donna ordre à un pêcheur +de s'informer s'il etoit à Messine, où il savoit +qu'il demeuroit, et ayant sçu qu'il y etoit, il y alla +en habit de pêcheur, et entra la nuit chez ce +marquis, qui l'avoit pleuré avec tous ceux qui +avoient été affligés de sa perte. Le marquis Fabio +fut ravi de retrouver un ami qu'il avoit cru perdu. +Dom Sanche lui apprit de quelle façon il s'etoit +sauvé, et lui conta son aventure de Seville, sans +lui cacher la violente passion qu'il avoit pour +Dorothée. Le marquis sicilien s'offrit d'aller en +Espagne, et même d'enlever Dorothée, si elle y +consentoit, et de l'amener en Sicile. Dom Sanche +ne voulut pas recevoir de son ami de si perilleuses +marques d'amitié; mais il eut une extrême +joie de ce qu'il vouloit bien l'accompagner en +Espagne. Sanchez, valet de dom Sanche, avoit +été si affligé de la perte de son maître, que, quand +les galères de Naples vinrent se rafraîchir à Messine, +il entra dans un couvent pour y passer le +reste de ses jours. Le marquis Fabio l'envoya +demander au superieur, qui l'avoit reçu à la recommandation +de ce seigneur sicilien, et qui ne +lui avoit pas encore donné l'habit de religieux. +Sanchez pensa mourir de joie quand il revit son +cher maître, et ne songea plus à retourner dans +son couvent. Dom Sanche l'envoya en Espagne +preparer ses voies et pour lui faire savoir des +nouvelles de Dorothée, qui cependant avoit cru +avec tout le monde que dom Sanche etoit mort. +Le bruit en alla jusqu'aux Indes; le père de dom +Sanche en mourut de regret et laissa à un autre +fils qu'il avoit quatre cent mille ecus de bien, à +condition d'en donner la moitié à son frère si la +nouvelle de sa mort se trouvoit fausse. Le frère +de dom Sanche se nommoit dom Juan de Peralte, +du nom de son père. Il s'embarqua pour l'Espagne, +avec tout son argent, et arriva à Seville +un an après l'accident qui y etoit arrivé à dom +Sanche. Ayant un nom different du sien, il lui fut +aisé de cacher qu'il fût son frère, ce qu'il lui etoit +important de tenir secret, à cause du long sejour +que ses affaires l'obligèrent de faire dans +une ville où son frère avoit des ennemis. Il vit +Dorothée et en devint amoureux comme son +frère; mais il n'en fut pas aimé comme lui. Cette +belle fille affligée ne pouvoit rien aimer après +son cher dom Sanche: tout ce que dom Juan de +Peralte faisoit pour lui plaire l'importunoit, et +elle refusoit tous les jours les meilleurs partis +de Seville, que son père, dom Manuel, lui proposoit.</p> + +<p>Dans ce temps-là, Sanchez arriva à Seville, +et, suivant les ordres que lui avoit donnés son +maître, il voulut s'informer de la conduite de +Dorothée. Il sçut du bruit de la ville qu'un cavalier +fort riche, venu depuis peu des Indes, en +etoit amoureux et faisoit pour elle toutes les galanteries +d'un amant bien raffiné. Il l'ecrivit à +son maître et lui fit le mal plus grand qu'il n'etoit, +et son maître se l'imagina encore plus grand +que son valet ne le lui avoit fait. Le marquis +Fabio et dom Sanche s'embarquèrent à Messine +sur les galères d'Espagne qui y retournoient, et +arrivèrent heureusement à Saint-Lucar, où ils +prirent la poste jusqu'à Seville. Ils y entrèrent de +nuit et descendirent dans le logis que Sanchez +leur avoit arrêté. Ils gardèrent la chambre le lendemain, +et la nuit dom Sanche et le marquis Fabio +allèrent faire la ronde dans le quartier de dom +Manuel. Ils ouïrent accorder des instrumens sous +les fenêtres de Dorothée, et ensuite une excellente +musique, après laquelle une voix seule, +accompagnée d'un theorbe, se plaignit long-temps +des rigueurs d'une tigresse deguisée en +ange. Dom Sanche fut tenté de charger Messieurs +de la serenade; mais le marquis Fabio l'en empêcha, +lui representant que c'etoit tout ce qu'il +pourroit faire si Dorothée avoit paru à son balcon +pour obliger son rival, ou si les paroles de +l'air qu'on avoit chanté etoient des remercîmens +de faveurs reçues plutôt que des plaintes d'un +amant qui n'etoit pas content. La serenade se +retira peut-être assez mal satisfaite, et dom Sanche +et le marquis Fabio se retirèrent aussi.</p> + +<p>Cependant Dorothée commençoit à se trouver +importunée de l'amour du cavalier indien. Son +père dom Manuel avoit une extrême passion de +la voir mariée, et elle ne doutoit point que, si cet +Indien, dom Juan de Peralte, riche et de bonne +maison comme il etoit, s'offroit à lui pour son +gendre, il ne fût preferé à tous les autres, et elle +plus pressée de son père qu'elle n'avoit encore +eté. Le jour qui suivit la serenade dont le marquis +Fabio et dom Sanche avoient eu leur part, +Dorothée s'en entretint avec sa soeur et lui dit +qu'elle ne pouvoit plus souffrir les galanteries de +l'Indien, et qu'elle trouvoit étrange qu'il les fît si +publiques devant que d'avoir fait parler à son +père. «C'est un procedé que je n'ai jamais approuvé, +lui dit Feliciane, et, si j'etois en votre +place, je le traiterois si mal la première fois que +l'occasion s'en presenteroit, qu'il seroit bientôt +desabusé de l'esperance qu'il a de vous plaire. +Pour moi, il ne m'a jamais plu, ajouta-t-elle; il +n'a point ce bon air qu'on ne prend qu'à la +Cour<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a> +<a href="#footnote330"><sup class="sml">330</sup></a>, et la grande depense qu'il fait dans Seville +n'a rien de poli et rien qui ne sente son +etranger.» Elle s'efforça ensuite de faire une fort +desagreable peinture de dom Juan de Peralte, +ne se souvenant pas qu'au commencement qu'il +parut dans Seville elle avoit avoué à sa soeur qu'il +ne lui deplaisoit pas, et que toutes les fois qu'elle +avoit eu à en parler elle l'avoit fait en le louant +avec quelque sorte d'emportement. Dorothée, remarquant +sa soeur si changée, ou qui feignoit de +l'être, dans les sentimens qu'elle avoit eus autrefois +pour ce cavalier, la soupçonna d'avoir de +l'inclination pour lui, autant qu'elle lui vouloit +faire croire de n'en avoir point, et pour s'en +eclaircir elle lui dit qu'elle n'etoit point offensée +des galanteries de dom Juan par l'aversion +qu'elle eût pour sa personne, et qu'au contraire, +lui trouvant dans le visage quelque air de celui +de dom Sanche, il auroit été plus capable de +lui plaire qu'aucun autre cavalier de Seville, outre +qu'elle savoit bien qu'etant riche et de bonne +maison il obtiendroit aisément le consentement +de son père. «Mais, ajouta-t-elle, je ne puis rien +aimer après dom Sanche, et, puisque je n'ai pu +être sa femme, je ne la serai jamais d'un autre, et +je passerai le reste de mes jours dans un couvent.--Quand +vous ne seriez pas encore bien resolue +à un si etrange dessein, lui dit Feliciane, vous ne +pouvez m'affliger davantage que de me le dire.--N'en +doutez point, ma soeur, lui repondit Dorothée; +vous serez bientôt le plus riche parti de +Seville, et c'est ce qui me faisoit avoir envie de +voir dom Juan pour lui persuader d'avoir pour +vous les sentimens d'amour qu'il a pour moi, +après l'avoir desabusé de l'esperance qu'il a que +je puisse jamais consentir à l'épouser; mais je +ne le verrai que pour le prier de ne m'importuner +plus de ses galanteries, puisque je vois que vous +avez tant d'aversion pour lui. Et en verité, continua-t-elle, +j'en ai du deplaisir: car je ne vois +personne dans Seville avec qui vous puissiez être +aussi bien mariée que vous le seriez avec lui.--Il +m'est plus indifferent que haïssable, lui dit Feliciane, +et si je vous ai dit qu'il me deplaisoit, +ç'a été plutôt par quelque complaisance que j'ai +voulu avoir pour vous, que par une veritable aversion +que j'eusse pour lui.--Avouez plutôt, ma +chère soeur, lui repondit Dorothée, que vous ne +me parlez pas ingenuement, et quand vous m'avez +temoigné peu d'estime pour dom Juan, que +vous ne vous êtes pas souvenue que vous me +l'avez quelquefois extrêmement loué, ou que +vous avez plutôt craint qu'il ne me plût trop, que +decouvert qu'il ne vous plaisoit guère.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" +name="footnote330"><b>Note 330: </b></a><a href="#footnotetag330"> +(retour) </a> On reconnoît là, appliquée à la cour d'Espagne, l'opinion +commune à toute la <i>bonne cabale</i> et à la plupart des +écrivains courtisans du XVIIe siècle. Ce n'étoit pas seulement +Mascarille qui tenoit «que, hors de Paris, il n'y avoit point +de salut pour les honnêtes gens.» (<i>Préc. rid.</i>, sc. 10.) Bussy-Rabutin +a dit de même que partout ailleurs qu'à Versailles +on devient ridicule.</blockquote> + +<p>Feliciane rougit à ces dernières paroles de +Dorothée et se defit extrêmement. Elle lui dit, +l'esprit fort troublé, quantité de choses mal arrangées, +qui la defendirent moins qu'elles ne la +convainquirent de ce que l'accusoit sa soeur, et +enfin elle lui confessa qu'elle aimoit dom Juan. +Dorothée ne desapprouva pas son amour, et lui +promit de la servir de tout son pouvoir. Dès le +jour même, Isabelle, qui avoit rompu tout commerce +avec son Gusman depuis l'accident arrivé +à dom Sanche, eut ordre de Dorothée d'aller +trouver dom Juan, de lui porter la clef d'une +porte du jardin de dom Manuel, et de lui dire +que Dorothée et sa soeur l'y attendroient, et qu'il +se rendît à l'assignation à minuit, quand leur +père seroit couché. Isabelle, qui avoit été gagnée +de dom Juan, et qui avoit fait ce qu'elle avoit +pu pour le mettre bien dans l'esprit de sa maîtresse, +sans y avoir reussi, fut fort surprise de la +voir si changée et fort aise de porter une bonne +nouvelle à une personne à qui elle n'en avoit encore +porté que de mauvaises, et de qui elle avoit +dejà reçu beaucoup de presens. Elle vola chez +ce cavalier, qui eût eu peine à croire sa bonne +fortune, sans la fatale clef du jardin qu'elle lui +remit entre les mains. Il mit dans les siennes une +petite bourse de senteur<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a> +<a href="#footnote331"><sup class="sml">331</sup></a>, pleine de cinquante +pistoles, dont elle eut pour le moins autant de +joie qu'elle venoit de lui en donner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" +name="footnote331"><b>Note 331: </b></a><a href="#footnotetag331"> +(retour) </a> C'est-à-dire une bourse parfumée, remplie de senteurs. On +disoit, dans le même sens et de la même manière: des +peaux, des gants de senteur.</blockquote> + +<p>Le hasard voulut que, la même nuit que dom +Juan devoit avoir entrée dans le jardin du père +de Dorothée, dom Sanche, accompagné de son +ami le marquis, vint encore faire la ronde à l'entour +du logis de cette belle fille pour s'assurer +davantage des desseins de son rival. Le marquis +et lui etoient sur les onze heures dans la rue de +Dorothée, quand quatre hommes bien armés +s'arrêtèrent auprès d'eux. L'amant jaloux crut +que c'etoit son rival; il s'approcha de ces hommes +et leur dit que le poste qu'ils occupoient lui etoit +commode pour un dessein qu'il avoit, et qu'il les +prioit de le lui céder. «Nous le ferions par civilité, +lui repondirent les autres, si le même poste +que vous nous demandez n'etoit absolument nécessaire +à un dessein que nous avons aussi, et +qui sera executé assez tôt pour ne retarder pas +longtemps l'exécution du vôtre.» La colère de +dom Sanche etoit dejà au plus haut point où elle +pouvoit aller: mettre donc l'epée à la main et +charger ces hommes, qu'il trouvoit incivils, fut +presque la même chose. Cette attaque imprevue +de dom Sanche les surprit et les mit en desordre, +et le marquis les chargeant d'aussi grande vigueur +qu'avoit fait son ami, ils se defendirent +mal et furent poussés plus vite que le pas jusqu'au +bout de la rue. Là dom Sanche reçut une +legère blessure dans un bras, et perça celui qui +l'avoit blessé d'un si grand coup qu'il fut longtemps +à retirer son épée du corps de son ennemi, +et crut l'avoir tué. Le marquis, cependant, s'etoit +opiniâtré à poursuivre les autres, qui fuirent devant +lui de toute leur force aussitôt qu'ils virent +tomber leur camarade. Dom Sanche vit à l'un +des deux bouts de la rue des gens avec de la +lumière qui venoient au bruit du combat; il eut +peur que ce ne fût la justice, et c'etoit elle. Il +se retira en diligence dans la rue où le combat +avoit commencé, et de cette rue dans une autre, +au milieu de laquelle il trouva tête pour +tête un vieux cavalier qui s'eclairoit d'une lanterne, +et qui avoit mis l'epée à la main au bruit +que faisoit dom Sanche, qui venoit à lui en courant. +Ce vieux cavalier etoit dom Manuel, qui +revenoit de jouer chez un de ses voisins, comme +il faisoit tous les soirs, et alloit entrer chez lui +par la porte de son jardin, qui etoit proche du +lieu où le trouva dom Sanche. Il cria à notre +amoureux cavalier: «Qui va là?--Un homme, +lui repondit dom Sanche, à qui il importe de +passer vite si vous ne l'en empêchez.--Peut-être, +lui dit dom Manuel, vous est-il arrivé +quelque accident qui vous oblige à chercher un +asile; ma maison, qui n'est pas eloignée, vous +en peut servir.--Il est vrai, lui repondit dom +Sanche, que je suis en peine de me cacher à la +justice, qui peut-être me cherche, et puisque vous +êtes assez généreux pour offrir votre maison à +un etranger, il vous fie son salut en toute assurance, +et vous promet de n'oublier jamais la grâce +que vous lui faites, et de ne s'en servir qu'autant +de temps qu'il lui est nécessaire pour laisser +passer outre ceux qui le cherchent.» Dom +Manuel, là dessus, ouvrit sa porte d'une clef +qu'il avoit sur lui, et, ayant fait entrer dom Sanche +dans son jardin, le mit dans un bois de lauriers +en attendant qu'il iroit donner ordre à le +cacher mieux dans sa maison sans qu'il fût vu de +personne.</p> + +<p>Il n'y avoit pas longtemps que dom Sanche +etoit caché entre ces lauriers, quand il vit venir +à lui une femme qui lui dit en l'approchant: «Venez, +mon cavalier, ma maîtresse Dorothée vous +attend.» A ce nom-là, dom Sanche pensa qu'il +pouvoit bien être dans la maison de sa maîtresse, +et que le vieux cavalier etoit son père. Il soupçonna +Dorothée d'avoir donné assignation dans +le même lieu à son rival, et suivit Isabelle plus +tourmenté de sa jalousie que de la peur de la +justice. Cependant dom Juan vint à l'heure qu'on +lui avoit donnée, ouvrit la porte du jardin de dom +Manuel avec la clef qu'Isabelle lui avoit donnée, +et se cacha dans les mêmes lauriers d'où dom +Sanche venoit de sortir. Un moment après, il +vit venir un homme droit à lui; il se mit en état +de se defendre s'il etoit attaqué, et fut bien surpris +quand il reconnut cet homme pour dom Manuel, +qui lui dit qu'il le suivît et qu'il l'alloit +mettre en un lieu où il n'auroit pas à craindre +d'être pris. Dom Juan conjectura des paroles de +dom Manuel qu'il pouvoit avoir fait sauver dans +son jardin quelque homme poursuivi de la justice. +Il ne put faire autre chose que de le suivre, en +le remerciant du plaisir qu'il lui faisoit, et l'on +peut croire qu'il ne fut pas moins troublé du peril +qu'il couroit que fâché de l'obstacle qui faisoit +manquer son amoureux dessein. Don Manuel +le conduisit dans sa chambre, et l'y laissa +pour s'aller faire dresser un lit dans une autre.</p> + +<p>Laissons-le dans la peine où il doit être, et +reprenons son frère dom Sanche de Sylva. Isabelle +le conduisit dans une chambre basse, qui +donnoit sur le jardin, où Dorothée et Feliciane +attendoient dom Juan de Peralte, l'une comme +un amant à qui elle a grande envie de plaire, +l'autre pour lui declarer qu'elle ne peut l'aimer, +et qu'il feroit mieux de tâcher de plaire à sa soeur. +Dom Sanche entra donc où etoient les deux belles +soeurs, qui furent bien surprises de le voir. +Dorothée en demeura sans sentiment, comme +une personne morte, et si sa soeur ne l'eût soutenue +et ne l'eût mise dans une chaise, elle seroit +tombée de sa hauteur. Dom Sanche demeura +immobile; Isabelle pensa mourir de peur et crut +que dom Sanche mort leur apparoissoit pour +venger le tort que lui faisoit sa maîtresse. Feliciane, +quoique fort effrayée de voir dom Sanche +ressuscité, etoit encore plus en peine de l'accident +de sa soeur, qui reprit enfin ses esprits, et alors +dom Sanche lui dit ces paroles: «Si le bruit qui a +couru de ma mort, ingrate Dorothée, n'excusoit +en quelque façon votre inconstance, le desespoir +qu'elle me cause ne me laisseroit pas assez de +vie pour vous en faire des reproches. J'ai voulu +faire croire à tout le monde que j'etois mort pour +être oublié de mes ennemis, et non pas de vous, +qui m'avez promis de n'aimer jamais que moi, +et qui avez si tôt manqué à votre promesse. Je +me pourrois venger, et faire tant de bruit par mes +cris et par mes plaintes que votre père s'en eveilleroit +et trouveroit l'amant que vous cachez dans +sa maison; mais, insensé que je suis, j'ai peur +encore de vous deplaire, et je m'afflige davantage +de ce que je ne dois plus vous aimer, que de +ce que vous en aimez un autre. Jouissez, belle infidèle, +jouissez de votre cher amant; ne craignez +plus rien dans vos nouvelles amours: je +vous delivrerai bientôt d'un homme qui vous +pourroit reprocher toute votre vie que vous l'avez +trahi lorsqu'il exposoit sa vie pour vous venir revoir.»</p> + +<p>Dom Sanche voulut s'en aller après ces paroles; +mais Dorothée l'arrêta, et alloit tâcher de se +justifier, quand Isabelle lui dit, fort effrayée, que +dom Manuel la suivoit. Dom Sanche n'eut que le +temps de se mettre derrière la porte. Le vieillard +fit une reprimande à ses filles de ce qu'elles n'etoient +pas encore couchées, et, cependant qu'il +eut le dos tourné vers la porte de la chambre, +dom Sanche en sortit, et, gagnant le jardin, +s'alla remettre dans le même bois de lauriers où +il s'etoit dejà mis, et où, preparant son courage +à tout ce qui lui pourroit arriver, il attendit une +occasion de sortir quand elle se presenteroit. +Dom Manuel etoit entré dans la chambre de ses +filles pour y prendre de la lumière et pour aller +de là ouvrir la porte de son jardin aux officiers +de la justice, qui y frappoient pour la faire ouvrir, +parcequ'on leur avoit dit que dom Manuel +avoit retiré dans sa maison un homme qui pouvoit +être de ceux qui venoient de se battre dans +la rue. Dom Manuel ne fit point de difficulté de +les laisser chercher dans sa maison, croyant bien +qu'ils ne feroient pas ouvrir sa chambre, et que le +cavalier qu'ils cherchoient y etoit enfermé. Dom +Sanche, voyant qu'il ne pouvoit eviter d'être +trouvé par le grand nombre de sergens qui s'etoient +repandus par le jardin, sortit du bois de +lauriers où il etoit, et, s'approchant de dom Manuel, +qui etoit fort surpris de le voir, lui dit à +l'oreille qu'un cavalier d'honneur gardoit sa parole +et n'abandonnoit jamais une personne qu'il +avoit prise en sa protection. Dom Manuel pria le +prevôt, qui etoit son ami, de lui laisser dom Sanche +en sa garde, ce qui lui fut aisement accordé, +et à cause de sa qualité, et parceque le blessé ne +l'etoit pas dangereusement. La justice se retira, +et dom Manuel ayant reconnu, par les mêmes +discours qu'il avoit tenus à dom Sanche quand il +le trouva et que ce cavalier lui redit, que c'etoit +veritablement celui qu'il avoit reçu dans son jardin, +ne douta point que l'autre ne fût quelque galant +introduit dans sa maison par ses filles ou par +Isabelle. Pour s'en eclaircir, il fit entrer dom +Sanche de Sylva dans une chambre, et le pria +d'y demeurer jusqu'à ce qu'il le vînt trouver. Il +alla dans celle où il avoit laissé dom Juan de Peralte, +à qui il feignit que son valet etoit entré en même +temps que les officiers de la justice, et qu'il demandoit +à parler à lui. Dom Juan savoit bien que son +valet de chambre etoit fort malade et peu en +etat de le venir trouver, outre qu'il ne l'eût pas +fait sans son ordre quand il eût su où il etoit, ce +qu'il ignoroit. Il fut donc fort troublé de ce que +lui dit dom Manuel, à qui, à tout hasard, il repondit +que son valet n'avoit qu'à l'aller attendre +dans son logis. Dom Manuel le reconnut alors +pour ce jeune gentilhomme indien qui faisoit tant +de bruit dans Seville, et, etant bien informé de +sa qualité et de son bien, resolut de ne le laisser +point sortir de sa maison qu'il n'eût epousé celle de +ses filles avec qui il auroit le moindre commerce. Il +s'entretint quelque temps avec lui pour s'eclaircir +davantage des doutes dont il avoit l'esprit agité. +Isabelle, du pas de la porte, les vit parlant ensemble +et l'alla dire à sa maîtresse. Dom Manuel +entrevit Isabelle et crut qu'elle venoit de faire +quelque message à dom Juan de la part de sa +fille. Il le quitta pour courir après elle dans le +temps que le flambeau qui eclairoit la chambre +acheva de brûler et s'eteignit de lui-même.</p> + +<p>Cependant que le vieillard ne trouve pas Isabelle +où il la cherche, cette fille apprend à Dorothée +et à Feliciane que dom Sanche etoit dans +la chambre de leur père, et qu'elle les avoit vus +parler ensemble. Les deux soeurs y coururent sur +sa parole. Dorothée ne craignoit point de trouver +son cher dom Sanche avec son père, resolue +qu'elle etoit de lui confesser qu'elle l'aimoit et +qu'elle en avoit eté aimée, et de lui dire à quelle +intention elle avoit donné assignation à dom +Juan. Elle entra donc dans la chambre, qui etoit +sans lumière, et s'etant rencontrée avec dom +Juan dans le temps qu'il en sortoit, elle le prit +pour dom Sanche, l'arrêta par le bras, et lui +parla en cette sorte: «Pourquoi me fuis-tu, +cruel dom Sanche, et pourquoi n'as-tu pas voulu +entendre ce que j'aurois pu repondre aux injustes +reproches que tu m'as faits? J'avoue que tu ne +m'en pourrois faire d'assez grands si j'etois aussi +coupable que tu as en quelque façon sujet de le +croire; mais tu sçais bien qu'il y a des choses fausses +qui ont quelquefois plus d'apparence de verité +que la verité même, et qu'elle se decouvre +toujours avec le temps; donne-moi donc celui de +te la faire voir en debrouillant la confusion où ton +malheur et le mien, et peut-être celui de plusieurs +autres, nous vient de mettre. Aide-moi à me justifier, +et ne hasarde pas d'être injuste pour être +trop precipité à me condamner devant que de m'avoir +convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un +cavalier m'aime, mais as-tu ouï dire que je l'aime +aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il est +vrai que je l'y ai fait venir; mais quand tu sçauras +à quel dessein je l'ai fait, je suis assurée +que tu auras un cruel remords de m'avoir offensée +lorsque je te donne la plus grande marque de +fidelité que je te puis donner. Que n'est-il en ta +presence, ce cavalier dont l'amour m'importune? +Tu connoîtrois par ce que je lui dirois si +jamais il a pu dire qu'il m'aimât, et si j'ai jamais +voulu lire les lettres qu'il m'a ecrites. Mais mon +malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa +vue m'a pu nuire, m'empêche de le voir quand +il me pourroit servir à te desabuser.»</p> + +<p>Dom Juan eut la patience de laisser parler Dorothée +sans l'interrompre, pour en apprendre +encore davantage qu'elle ne lui en devoit decouvrir. +Enfin, il alloit peut-être la quereller, +quand dom Sanche, qui cherchoit de chambre en +chambre le chemin du jardin, qu'il avoit manqué, +et qui ouït la voix de Dorothée qui parloit à dom +Juan, s'approcha d'elle avec le moindre bruit +qu'il put et fut pourtant ouï de dom Juan et des +deux soeurs. Dans ce même temps dom Manuel +entra dans la même chambre avec de la lumière, +que portoient devant lui quelques uns de ses +domestiques. Les deux rivaux se virent et furent +vus se regardant fierement l'un l'autre, la +main sur la garde de leurs epées. Dom Manuel +se mit au milieu d'eux et commanda à sa fille +d'en choisir un pour mari, afin qu'il se battît contre +l'autre. Dom Juan prit la parole et dit que, +pour lui, il cedoit toutes ses pretentions, s'il +en pouvoit avoir, au cavalier qu'il voyoit devant +lui. Dom Sanche dit la même chose et ajouta +que, puisque dom Juan avoit eté introduit chez +dom Manuel par sa fille, il y avoit apparence +qu'elle l'aimoit et en etoit aimée; que, pour +lui, il mourroit mille fois plutôt que de se marier +avec le moindre scrupule. Dorothée se jeta aux +pieds de son père et le conjura de l'entendre. +Elle lui conta tout ce qui s'etoit passé entre elle +et dom Sanche de Sylva devant qu'il eût tué dom +Diègue pour l'amour d'elle. Elle lui apprit que +dom Juan de Peralte etoit ensuite devenu amoureux +d'elle, le dessein qu'elle avoit eu de le desabuser +et de lui proposer de demander sa soeur +en mariage, et elle conclut que, si elle ne pouvoit +persuader son innocence à dom Sanche, elle +vouloit dès le jour suivant entrer dans un couvent +pour n'en sortir jamais. Par sa relation les +deux frères se reconnurent: dom Sanche se raccommoda +avec Dorothée, qu'il demanda en mariage +à dom Manuel; dom Juan lui demanda aussi +Feliciane, et dom Manuel les reçut pour ses gendres +avec une satisfaction qui ne se peut exprimer.</p> + +<p>Aussitôt que le jour parut, dom Sanche envoya +querir le marquis Fabio, qui vint prendre +part en la joie de son ami. On tint l'affaire secrète +jusqu'à tant que dom Manuel et le marquis +eurent disposé un cousin, heritier de dom Diègue, +à oublier la mort de son parent et à s'accommoder +avec dom Sanche. Pendant la negociation, +le marquis Fabio devint amoureux de la +soeur de ce cavalier et la lui demanda en mariage. +Il reçut avec beaucoup de joie une proposition +si avantageuse à sa soeur, et dès lors se +laissa aller à tout ce qu'on lui proposa en faveur +de dom Sanche. Les trois mariages se firent en +un même jour; tout y alla bien de part et d'autre, +et même longtemps, ce qui est à considerer.</p> +<a name="cb20" id="cb20"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XX.</h3> + +<p class="mid"><i>De quelle façon le sommeil de Ragotin fut +interrompu.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>'agreable Inezille acheva de lire sa +nouvelle et fit regretter à tous, ses auditeurs +de ce qu'elle n'etoit pas plus +longue. Tandis qu'elle la lut, Ragotin, +qui, au lieu de l'ecouter, s'etoit mis à entretenir +son mari sur le sujet de la magie, s'endormit +dans une chaise basse où il etoit, ce que +l'operateur fit aussi. Le sommeil de Ragotin +n'etoit pas tout à fait volontaire, et s'il eût pu resister +aux vapeurs des viandes qu'il avoit mangées +en grande quantité, il eut été attentif par bienséance à +la lecture de la nouvelle d'Inezille. Il +ne dormoit donc pas de toute sa force, laissant +souvent aller sa tête jusqu'à ses genoux, et +la relevant, tantôt demi endormi, et tantôt se +reveillant en sursaut, comme on fait plus souvent +qu'ailleurs au sermon, quand on s'y ennuie.</p> + +<p>Il y avoit un belier dans l'hôtellerie, à qui la +canaille qui va et vient d'ordinaire en de semblables +maisons avoit accoutumé de presenter la +tête, les mains devant, contre lesquelles le belier +prenoit sa course, et choquoit rudement de +la sienne, je veux dire de sa tête, comme tous +les beliers font de leur naturel. Cet animal alloit +sur sa bonne foi par toute l'hôtellerie, et entroit +même dans les chambres, où l'on lui donnoit +souvent à manger. Il etoit dans celle de l'operateur +dans le temps qu'Inezille lisoit sa nouvelle. +Il aperçut Ragotin à qui le chapeau etoit tombé +de la tête, et qui, comme je vous ai dejà dit, la +haussoit et baissoit souvent. Il crut que c'etoit +un champion qui se presentoit à lui pour exercer +sa valeur contre la sienne. Il recula quatre ou cinq +pas en arrière, comme l'on fait pour mieux sauter, +et partant comme un cheval dans une carrière, +alla heurter de sa tête armée de cornes +celle de Ragotin, qui etoit chauve par en haut. Il +la lui auroit cassée comme un pot de terre, de +la force qu'il la choqua: mais, par bonheur pour +Ragotin, il la prit dans le temps qu'il la haussoit, +et ainsi ne fit que lui froisser superficiellement +le visage. L'action du belier surprit tellement +ceux qui la virent qu'ils en demeurèrent +comme en extase, sans toutefois oublier d'en +rire; si bien que le belier, qu'on faisoit toujours +choquer plus d'une fois, put sans empêchement +reprendre autant de champ qu'il lui en falloit +pour une seconde course, et vint inconsiderement +donner dans les genoux de Ragotin, dans +le temps que, tout etourdi du choc du belier et +le visage ecorché et sanglant en plusieurs endroits, +il avoit porté ses mains à ses yeux, qui lui faisoient +grand mal, ayant eté egalement foulés l'un et +l'autre chacun de sa corne en particulier, parce-que +celles du belier etoient entre elles à la même +distance qu'etoient entre eux les yeux du malheureux +Ragotin. Cette seconde attaque du belier +les lui fit ouvrir, et il n'eut pas plutôt reconnu +l'auteur de son dommage, qu'en la colère où il +etoit il frappa de sa main fermée le belier par la +tête, et se fit grand mal contre ses cornes. Il en +enragea beaucoup, et encore plus d'ouïr rire +toute l'assistance, qu'il querella en general, et +sortit de la chambre en furie. Il sortoit aussi de +l'hôtellerie, mais l'hôte l'arrêta pour compter, +ce qui lui fut peut-être aussi fâcheux que les +coups de cornes du belier.</p> + +<p class="mid">FIN DE LA SECONDE PARTIE.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco01.png"></p> +<br><br><br><br> + +<h3>LE</h3> + +<h1>ROMAN COMIQUE</h1> + +<h5>DE</h5> + +<h3>Mr SCARRON</h3> + +<hr class="short"> + +<h4>TROISIÈME PARTIE.</h4> + +<br><br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p> +<br><br> + +<h4>A MONSIEUR</h4> + +<h2>MONSIEUR BOULLIOUD</h2> + +<p class="mid">Ecuyer et Conseiller du Roi<br> +en la senechaussée et siége presidial de Lyon<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a> +<a href="#footnote332"><sup class="sml">332</sup></a>.</p> + +<hr class="short"> + +<p><img alt="" src="images/M.png">ONSIEUR,</p> + +<p>Je ne sçais si c'est vous donner une grande marque +de mon respect que de vous interesser dans le bon ou +dans le mauvais accueil que le public pourra faire à cet +ouvrage. Comme je ne vous offre rien du mien, je ne +devrois pas pretendre que vous me sçussiez gré de mon +present, et, puisqu'il n'est peut-être pas digne de vous, +il est encore à craindre que vous n'ayez point pour lui +toute l'indulgence que j'oserai m'en promettre. En effet, +Monsieur, vous pourriez bien vous faire le juge +d'une chose dont je ne vous fais que le protecteur, +et desavouer le dessein de celui qui vous la presente, +si vous ne trouvez pas qu'elle merite votre approbation. +Je l'expose beaucoup en l'exposant aux yeux d'un +homme aussi sage et aussi eclairé que vous, et toute la +bonne opinion que j'en ai conçue ne me persuade pas +que vous en deveniez plus favorable à un <i>Roman comique</i>. +Car enfin ce n'est pas dans ces sortes de livres +que l'on recherche le solide ou le delicat; il semble +qu'ils ne tiennent ordinairement ni de l'un ni de l'autre, +et tout l'avantage que l'on se propose dans leur lecture, +c'est d'y perdre assez agreablement quelques momens +et de s'y delasser l'esprit d'une occupation ou plus importante +ou plus serieuse. Ainsi, comme le vôtre ne +s'attache qu'à ce qui a de la force ou de l'elevation, +ne vous surprendrai-je point lorsque je vous demanderai +votre aveu pour cette production d'un esprit +enjoué, et que je l'autoriserai de votre nom pour la +rendre recommandable? Non, Monsieur, il ne faut pas +que vous condamniez d'abord ma liberté, ou (pour +mieux dire) que vous desapprouviez ce temoignage public +de ma reconnoissance; je vous ai de si singulières +obligations et je suis à vous en tant de manières, qu'il +me falloit satisfaire à tous ces devoirs, et joindre à mon +ressentiment des marques de la fidèle passion que je +vous ai vouée. Ce n'etoit pas repondre tout-à-fait à +vos bontés que d'en conserver un juste souvenir; elles +exigeoient de moi quelque chose de plus particulier, +et je n'ai pas cru, enfin, pouvoir les reconnoître par +une plus forte preuve de mon respect, dans l'impuissance +où je me vois de les reconnoître autant que j'y +suis sensible. Aussi osai-je me flatter que vous la recevrez +de fort bonne grâce et qu'elle achèvera de vous +persuader que l'on ne peut pas vous honorer avec plus +de zèle ni avec une plus parfaite deference. Mais, +Monsieur, après avoir agrée mon present, ne jugerez-vous +pas favorablement de mon auteur, et le croirez-vous +sans merite, puisque je ne doute presque plus +que vous ne l'estimiez? Ses expressions sont naturelles, +son style est aisé, ses aventures ne sont point mal +imaginées, et, pour s'accommoder à son sujet, il +etale partout un tour d'agrement qui lui tient lieu de +force et de delicatesse. En un mot, il vient de fournir +une carrière qu'un illustre de notre temps avoit +laissée imparfaite, et il a fouillé jusque dans ses cendres, +pour y reprendre son genie et pour nous le redonner +après sa mort. C'est de la sorte que l'on peut +parler des deux premiers volumes du <i>Roman comique</i>, +et c'est dans ce troisième que M. Scarron revivra tout +entier, ou du moins par la meilleure partie de lui-même. +Il est peu de gens qui ne sçachent que cet homme +eut un talent merveilleux pour tourner toutes choses +au plaisant, et qu'il s'est rendu inimitable dans cette +ingenieuse et charmante manière d'ecrire. Elle a eté +reçue avec applaudissement de tout le monde; les esprits +forts, qui s'offensent de tout ce qui semble opposé +à une vertu sevère, n'ont pu s'empêcher de la goûter, +et les moins raisonnables ont eté forcés de l'approuver +malgré leur caprice<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a> +<a href="#footnote333"><sup class="sml">333</sup></a>. Si bien que vous me +permettrez, Monsieur, d'esperer un heureux succès +dans mon dessein, et de croire non seulement que ma +liberté ne vous deplaira pas, mais même que vous appuierez +avec joie la suite d'un ouvrage dont la reputation +est si bien etablie. Après tout, ne sera-ce pas +votre interêt plutôt que le mien? et depuis que de mes +mains elle sera passée dans les vôtres, pourrez-vous +la regarder que comme une chose qui est absolument +à vous? Aussi n'aura-t-elle point de meilleur titre +pour s'autoriser ou pour se produire avec avantage. +Un magistrat d'un caractère tout à fait singulier, et +qui, dans un âge si peu avancé, possède des lumières +et des qualités que l'on admire, fera sa plus grande +recommandation, et son aveu lui procurera celui de +tous les esprits raisonnables. Mais, puisqu'elle peut +servir à votre gloire et qu'elle publiera à son tour les +bontés et le merite de son protecteur, souffrez qu'elle +soit aujourd'hui un hommage que je vous rends et un +temoignage eclatant de la respectueuse passion avec +laquelle je me dois dire,</p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,<span class="rig">A. OFFRAY.</span></p> + +<br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" +name="footnote332"><b>Note 332: </b></a><a href="#footnotetag332"> +(retour) </a> C'est peut-être Guillaume Bollioud (<i>sic</i>), qui succéda +à son père Pierre Bollioud dans les charges d'auditeur de +camp, de conseiller au parlement de Dombes et au présidial +de Lyon, et qui fut également échevin en 1678 et 1679. Ces +fonctions étoient pour ainsi dire héréditaires dans la famille. +V. Pernety, <i>Lyonn. dign. de mém.</i> Cependant voici +ce que m'écrit M. Péricaud aîné: «Je viens de recevoir de +M. Belin, magistrat à Lyon, une lettre où se trouve le passage +suivant: «Lettres de provisions du conseiller du roi à la +Cour des Monnoies de Lyon, données à Paris, le 12 décembre +1720, à Jean-François Boullioud de Chanzieu, +(Chanzieu, fief situé sur la paroisse d'Oullins, limitrophe de +Saint-Genis-Laval), avocat, en remplacement de Claude +Boullioud de Festans, son père, entré en fonctions le 22 +mars 1706.» Un de mes amis possède la Suite d'Offray, +Amst. 1705. On a ajouté â la main, sur la dédicace: «Bouilloud +de Chanzieu, de Saint-Genis-Laval.» On trouve encore +d'autres traces historiques de cette famille à Lyon.--En +1649, il y avoit un Pierre Scarron qui portoit le même titre +de conseiller en la sénéchaussée et siége présidial de Lyon, +et qui étoit en même temps aumônier du roi, chanoine et +sacristain en l'église de Saint-Paul. Ce Pierre Scarron devoit +être de la famille de notre auteur, laquelle étoit venue s'établir +à Lyon, attirée par l'industrie de la ville, puis étoit allée +se fixer à Paris, mais en conservant des liaisons avec +Lyon et les Lyonnois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" +name="footnote333"><b>Note 333: </b></a><a href="#footnotetag333"> +(retour) </a> Boileau,--un de ces <i>esprits forts</i> dont parle Offray,--quoiqu'il +condamnât sévèrement le genre adopté par Scarron, +ne laissoit pas de se relâcher de sa rigueur en faveur +du <i>Roman comique</i>. L'auteur de <i>la Pompe funébre de M. +Scarron</i> (Paris, Ribou, 1660) fait prononcer l'éloge de l'écrivain +burlesque, en guise de réparation d'honneur, par le +poète satirique, et il lui fait dire que le défunt a été le plus +galant et le plus agréable homme de son siècle.</blockquote> +<hr class="short"> +<br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head04.png"></p> +<br> +<h3>AVIS AU LECTEUR.</h3> +<br> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span><i>ecteur, qui que tu sois, qui verras cette +troisième partie du Roman comique paroître +au jour après la mort de l'incomparable +Monsieur Scarron, auteur des deux +premières, ne t'etonne pas si un genie beaucoup au +dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever. +Il avoit promis de te le faire voir revu, corrigé et +augmenté</i><a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a> +<a href="#footnote334"><sup class="sml">334</sup></a>, <i>mais la mort le prevint dans ce dessein +et l'empêcha de continuer les histoires du Destin et +de Leandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il +fait paroître au Mans sans dire de quelle manière +elle et sa mère sortirent du château du baron de Sigognac, +et c'est sur quoi tu seras eclairci dans cette +troisième partie. Je ne doute point que l'on ne m'accuse +de temerité d'avoir voulu en quelque sorte donner +la perfection à l'ouvrage d'un si grand homme, mais +sçache que pour peu d'esprit que l'on ait, on peut bien +inventer des histoires fabuleuses telles que sont celles +qu'il nous a données dans les deux premières parties +de ce roman. J'avoue franchement que ce que tu y +verras n'est pas de sa force, et qu'il ne repond pas +ni au sujet ni à l'expression de son discours; mais +sçache du moins que tu y pourras satisfaire ta curiosité, +si tu en as assez pour desirer une conclusion +au dernier ouvrage d'un esprit si agreable et si ingenieux. +Au reste j'ai attendu longtemps à la donner +au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un +homme d'un merite fort particulier y avoit travaillé +sur les Mémoires de l'auteur: s'il l'eût entrepris, il +auroit sans doute beaucoup mieux reussi que moi; +mais, après trois années d'attente sans en avoir rien +vu paroître, j'ai hasardé le mien, nonobstant la censure +des critiques. Je te le donne donc, tout defectueux +qu'il est, afin que, quand tu n'auras rien de +meilleur à faire, tu prennes la peine de le lire.</i></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" +name="footnote334"><b>Note 334: </b></a><a href="#footnotetag334"> +(retour) </a> Dans l'avis <i>au lecteur scandalisé des fautes d'impression</i>, +qui précède la 1re partie.</blockquote> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco02.png"></p> +<br><br><br><br> +<a name="part3" id="part3"></a> +<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p> +<br> +<h3>LE</h3> + +<h1>ROMAN COMIQUE</h1> + +<h2>TROISIÈME PARTIE.</h2> +<br> +<a name="cc1" id="cc1"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="mid"><i>Qui fait l'ouverture de cette troisième partie.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>ous avez vu en la seconde partie de +ce roman le petit Ragotin, le visage +tout sanglant du coup que le belier lui +avoit donné quand il dormoit assis sur +une chaise basse dans la chambre des comediens, +d'où il etoit sorti si fort en colère que l'on +ne croyoit point qu'il y retournât jamais; mais +il etoit trop piqué de mademoiselle de l'Etoile, +et il avoit trop d'envie de sçavoir le succès de la +magie de l'operateur, ce qui l'obligea (après +s'être lavé la face) à retourner sur ses pas, pour +voir quel effet auroit la promesse del signore +Ferdinando Ferdinandi, qu'il crut avoir trouvé +en la personne d'un avocat qu'il rencontra et qui +alloit au palais. Il etoit si etourdi du coup du +belier, et avoit l'esprit si troublé de celui que +l'Etoile lui avoit donné au coeur sans y penser, +qu'il se persuada facilement que cet avocat etoit +l'operateur; aussi il l'aborda fort civilement et +lui tint ce discours: «Monsieur, je suis ravi d'une +si heureuse rencontre; je la cherchois avec tant +d'impatience que je m'en allois exprès à votre +logis pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou +de ma mort. Je ne doute pas que vous n'ayez +employé tout ce que votre science magique vous +a pu suggerer pour me rendre le plus fortuné de +tous les hommes; aussi ne serai-je pas ingrat à +le reconnoître. Dites-moi donc si cette miraculeuse +Etoile me departira de ses benignes influences?» +L'avocat, qui n'entendoit rien en tout ce +beau discours, non plus que de raillerie, l'interrompit +aussitôt, et lui dit fort brusquement: +«Monsieur Ragotin, s'il etoit un peu plus tard, +je croirois que vous êtes ivre<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a> +<a href="#footnote335"><sup class="sml">335</sup></a>; mais il faut que +vous soyez fou tout à fait. Eh! à qui pensez-vous +parler? Que diable m'allez-vous dire de +magie et d'influence des astres? Je ne suis ni sorcier +ni astrologue; eh quoi! ne me connoissez-vous +pas?--Ah! monsieur, repartit Ragotin, +que vous êtes cruel! vous êtes si bien informé +de mon mal, et vous m'en refusez le remède! +Ah! je...» Il alloit poursuivre, quand l'avocat le +laissa là en lui disant: «Vous êtes un grand extravagant +pour un petit homme; adieu!» Ragotin +le vouloit suivre, mais il s'aperçut de sa méprise, +dont il fut bien honteux; aussi il ne s'en +vanta pas, et vous ne la liriez pas ici, si je ne +l'avois apprise de l'avocat même, qui s'en divertit +bien avec ses amis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" +name="footnote335"><b>Note 335: </b></a><a href="#footnotetag335"> +(retour) </a> D'un bout à l'autre du <i>Roman comique</i>, le petit avocat +Ragotin nous est présenté comme un ivrogne fieffé, et en +cela il ne dérogeoit pas aux habitudes de la plupart des avocats +et hommes de loi d'alors. V. <i>l'Adieu du plaideur à son +argent</i> (<i>Var. histor.</i> de Fournier, éd. Jannet, t. 2, p. 205), et +aussi un passage des <i>Grands jours tenus à Paris</i> (<i>id.</i>, t. 1, +p. 196).</blockquote> + +<p>Ce petit fou continua son chemin, et alla au +logis des comediens, où il ne fut pas plutôt entré +qu'il ouït la proposition que la Caverne et le +Destin faisoient de quitter la ville du Mans et de +chercher quelque autre poste, ce qui le demonta +si fort qu'il pensa tomber de son haut, et dont la +chute n'eût pas eté perilleuse (quand cet accident +lui fût arrivé) à cause de la modification<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a> +<a href="#footnote336"><sup class="sml">336</sup></a> +de son individu; mais ce qui l'acheva tout à fait, +ce fut la resolution qui fut prise de dire adieu +le lendemain à la bonne ville du Mans, c'est-à-dire +à ses habitans, et notamment à ceux qui +avoient eté leurs fidèles auditeurs, et de prendre +la route d'Alençon à l'ordinaire<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a> +<a href="#footnote337"><sup class="sml">337</sup></a>, sur l'assurance +qu'ils avoient eue que le bruit de peste qui avoit +couru etoit faux. J'ai dit à l'ordinaire, car cette +sorte de gens (comme beaucoup d'autres) ont +leur cours limité, comme celui du soleil dans +le Zodiaque. En ce pays-là ils viennent de Tours +à Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au +Mans, du Mans à Alençon, d'Alençon à Argentan +ou à Laval, selon la route qu'ils prennent de +Paris ou de Bretagne; quoi qu'il en soit, cela ne +fait guère à notre roman. Cette deliberation +ayant eté prise unanimement par les comediens +et comediennes, ils se resolurent de representer +le lendemain quelque excellente pièce, +pour laisser bonne bouche à l'auditoire manceau. +Le sujet n'en est pas venu à ma connoissance. +Ce qui les obligea de quitter si promptement, ce +fut que le marquis d'Orsé (qui avoit obligé la +troupe à continuer la comedie) fut pressé de s'en +aller en Cour; tellement que, n'ayant plus de +bienfaiteur, et l'auditoire du Mans diminuant +tous les jours, ils se disposèrent à en sortir. Ragotin +voulut s'ingerer d'y former une opposition, +apportant beaucoup de mauvaises raisons, dont +il etoit toujours pourvu, auxquelles l'on ne fit +nulle consideration, ce qui fâcha fort le petit +homme, lequel les pria de lui faire au moins la +grâce de ne sortir point de la province du Maine, +ce qui etoit très facile, en prenant le jeu de +paume qui est au faubourg de Mont-Fort, lequel +en depend, tant au spirituel qu'au temporel, et +que de là ils pourroient aller à Laval (qui est +aussi du Maine), d'où ils se rendroient facilement +en Bretagne, suivant la promesse qu'ils +en avoient faite à monsieur de la Garouffière; +mais le Destin lui rompit les chiens en disant +que ce ne seroit point le moyen de faire affaires, +car, ce mechant tripot etant, comme il est, fort +eloigné de la ville et au deçà de la rivière, la +belle compagnie ne s'y rendroit que rarement, à +cause de la longueur du chemin; que le grand +jeu de paume du marché aux moutons etoit environné +de toutes les meilleures maisons d'Alençon, +et au milieu de la ville; que c'etoit là où il +se falloit placer, et payer plutôt quelque chose de +plus que de ce malotru tripot de Mont-Fort, le +bon marché duquel etoit une des plus fortes raisons +de Ragotin; ce qui fut deliberé d'un commun +accord, et qu'il falloit donner ordre d'avoir +une charrette pour le bagage et des chevaux +pour les demoiselles. La charge en fut donnée à +Leandre, parce qu'il avoit beaucoup d'intrigues +dans le Mans, où il n'est pas difficile à un honnête +homme de faire en peu de temps des connoissances.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" +name="footnote336"><b>Note 336: </b></a><a href="#footnotetag336"> +(retour) </a> C'est-à-dire de la manière d'être.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" +name="footnote337"><b>Note 337: </b></a><a href="#footnotetag337"> +(retour) </a> On lit dans Chappuzeau, au sujet des acteurs de province: +«Leurs troupes, pour la plupart, changent souvent, +et presque tous les carêmes. Elles ont si peu de fermeté +que, dès qu'il s'en est fait une, elle parle de se désunir.» +(III, 13.)</blockquote> + +<p>Le lendemain l'on representa la comedie, +tragedie pastorale, ou tragicomedie, car je ne +sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès +que vous pouvez penser. Les comediennes furent +admirées de tout le monde. Le Destin y +réussit à merveille, surtout au compliment duquel +il accompagna leur adieu<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a> +<a href="#footnote338"><sup class="sml">338</sup></a>: car il temoigna +tant de reconnoissance, qu'il exprima avec tant +de douceur et de tendresse, qui furent suivies de +tant de grands remerciments, qu'il charma toute +la compagnie. L'on m'a dit que plusieurs personnes +en pleurèrent, principalement des jeunes +demoiselles qui avoient le coeur tendre. Ragotin +en devint si immobile, que tout le monde +etoit dejà sorti qu'il demeuroit toujours dans sa +chaise, où il auroit peut-être encore demeuré, si +le marqueur du tripot<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a> +<a href="#footnote339"><sup class="sml">339</sup></a> ne l'eût averti qu'il n'y +avoit plus personne, ce qu'il eut bien de la peine +à lui faire comprendre. Il se leva enfin, et s'en +alla dans sa maison, où il prit la resolution d'aller +trouver les comediens de bon matin, pour leur +decouvrir ce qu'il avoit sur le coeur et dont il +s'en etoit expliqué à la Rancune et à l'Olive.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" +name="footnote338"><b>Note 338: </b></a><a href="#footnotetag338"> +(retour) </a> Le Destin étoit l'orateur de la troupe, car c'étoit là une +charge officielle. V. Chapp., <i>Le Th. fr.</i>, l. 3, 49, Fonct. de +l'orat.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" +name="footnote339"><b>Note 339: </b></a><a href="#footnotetag339"> +(retour) </a> On entendoit par <i>marqueur</i> le «valet du jeu de paume +qui marque les chasses et qui compte le jeu des joueurs, +qui les sert, qui les frotte.» (Dict. de Furet.)</blockquote> +<a name="cc2" id="cc2"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="mid"><i>Où vous verrez le dessein de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es crieurs d'eau-de-vie n'avoient pas +encore reveillé ceux qui dormoient +d'un profond sommeil<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a> +<a href="#footnote340"><sup class="sml">340</sup></a> (qui est souvent +interrompu par cette canaille, +qui est, à mon avis, la plus importune engeance +qui soit dans la république humaine) que Ragotin +etoit dejà habillé, à dessein d'aller proposer +à la troupe comique celui qu'il avoit fait d'y être +admis. Il s'en alla donc au logis des comediens +et comediennes, qui n'etoient pas encore levés +ni levées, ni même eveillés ni eveillées. Il eut la +discretion de les laisser reposer; mais il entra +dans la chambre où l'Olive etoit couché avec la +Rancune, lequel il pria de se lever, pour faire +une promenade jusques à la Couture<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a> +<a href="#footnote341"><sup class="sml">341</sup></a>, qui est une +très belle abbaye située au faubourg qui porte +le même nom, et qu'après ils iroient déjeuner à +la grande Etoile d'or, où il l'avoit fait apprêter. +La Rancune, qui etoit du nombre de ceux qui +aiment les repues franches, fut aussitôt habillé +que la proposition en fut faite; ce qui ne vous +sera pas difficile à croire, si vous considerez que +ces gens-là sont si accoutumes à s'habiller et +deshabiller derrière les tentes<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a> +<a href="#footnote342"><sup class="sml">342</sup></a> du theâtre, sur +tout quand il faut qu'un seul acteur represente +deux personnages, que cela est aussitôt fait que +dit. Ragotin donc, avec la Rancune, s'acheminèrent +à l'abbaye de la Couture; il est à croire +qu'ils entrèrent dans l'église, où ils firent courte +prière, car Ragotin avoit bien d'autres choses +en tête. Il n'en dit pourtant rien à la Rancune +pendant le cours du chemin, jugeant bien qu'il +eût trop retardé le déjeuner, que la Rancune +aimoit beaucoup mieux que tous ses compliments. +Ils entrèrent dans le logis, où le petit +homme commença à crier de ce que l'on n'avoit +encore apporté les petits pâtés qu'il avoit commandés; +à quoi l'hôtesse (sans se bouger de +dessus le siége où elle etoit) lui repartit: «Vraiement, +monsieur Ragotin, je ne suis pas devine, +pour sçavoir l'heure que vous deviez venir ici; +à présent que vous y êtes, les pâtés y seront +bientôt. Passez à la salle où l'on a mis la nappe; +il y a un jambon, donnez dessus en attendant +le reste.» Elle dit cela d'un ton si gravement +cabaretique, que la Rancune jugea qu'elle avoit +raison, et, s'adressant à Ragotin, lui dit: «Monsieur, +passons deçà et buvons un coup en attendant.» +Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui fut +un peu de temps après couverte, et ils dejeunèrent +à la mode du Mans, c'est à dire fort bien; ils +burent de même, et se le portèrent à la santé de +plusieurs personnes. Vous jugez bien, mon lecteur, +que celle de l'Etoile ne fut pas oubliée: le +petit Ragotin la but une douzaine de fois, tantôt +sans bouger de sa place, tantôt debout et le +chapeau à la main; mais la dernière fois il la but +à genoux et tête nue, comme s'il eût fait amende +honorable à la porte de quelque église. Ce fut +alors qu'il supplia très instamment la Rancune +de lui tenir la parole qu'il lui avoit donnée, d'être +son guide et son protecteur en une entreprise si +difficile, telle qu'etoit la conquête de mademoiselle +de l'Etoile. Sur quoi la Rancune lui repondit +à demi en colère, ou feignant de l'être: «Sçachez, +monsieur Ragotin, que je suis homme qui +ne m'embarque point sans biscuit, c'est-à-dire +que je n'entreprends jamais rien que je ne sois +assuré d'y reussir: soyez le de la bonne volonté +que j'ai de vous servir utilement. Je vous le dis +encore, j'en sais les moyens, que je mettrai en +usage quand il sera temps. Mais je vois un grand +obstacle à votre dessein, qui est notre depart; et +je ne vois point de jour pour vous, si ce n'est en +executant ce que je vous ai dejà dit une autre +fois, de vous resoudre à faire la comedie avec +nous. Vous y avez toutes les dispositions imaginables; +vous avez grande mine, le ton de voix +agréable, le langage fort bon et la mémoire encore +meilleure; vous ne ressentez point du tout +le provincial<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a> +<a href="#footnote343"><sup class="sml">3430</sup></a>, il semble que vous ayez passé +toute votre vie à la Cour: vous en avez si fort +l'air, que vous le sentez d'un quart de lieue. +Vous n'aurez pas représenté une douzaine de fois +que vous jetterez de la poussière aux yeux de +nos jeunes godelureaux, qui font tant les entendus +et qui seront obligés à vous céder les premiers +rôles, et après cela laissez-moi faire; car +pour le present (je vous l'ai dejà dit) nous +avons à faire à une etrange tête; il faut se menager +avec elle avec beaucoup d'adresse. Je sçais +bien qu'il ne vous en manque pas, mais un peu +d'avis ne gâte pas les choses. D'ailleurs raisonnons +un peu: si vous faisiez connoître votre +dessein amoureux avec celui d'entrer dans la +troupe, ce serait le moyen de vous faire refuser; +il faut donc cacher votre jeu.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" +name="footnote340"><b>Note 340: </b></a><a href="#footnotetag340"> +(retour) </a> Les crieurs d'eau-de-vie parcouroient les rues avant +l'aube pour annoncer leur marchandise: «Elle amenoit pour +tesmoins de cecy,--lisons-nous dans les <i>Amours de Vertumne</i>,--quelques +crieurs d'eau-de-vie qui l'avoient trouvé +en cet estat, lorsqu'ils avoient commencé d'aller par les +rues, estant ceux qui sortoient le plus matin.» (<i>Maison des +jeux</i>, 3e part.) Tallemant raconte que le baron de Clinchamp, +à ce qu'on disoit, appeloit le matin un crieur d'eau-de-vie, +qu'il forçoit, le pistolet à la main, de lui allumer un fagot +pour se lever (<i>Historiette</i> de Clinchamp), et on lit une chose +pareille dans la nouvelle d'Oudin intitulée: <i>le Chevalier d'industrie</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" +name="footnote341"><b>Note 341: </b></a><a href="#footnotetag341"> +(retour) </a> C'étoit une abbaye de bénédictins, fondée en 595, par +saint Bertrand, évêque du Mans, et qui avoit droit de haute, +moyenne et basse justice.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" +name="footnote342"><b>Note 342: </b></a><a href="#footnotetag342"> +(retour) </a> C'est-à-dire les tapisseries, les tentures.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" +name="footnote343"><b>Note 343: </b></a><a href="#footnotetag343"> +(retour) </a> Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se moque des provinciaux +et que ce titre est regardé comme une espèce d'injure. +Il devoit en être naturellement ainsi en un temps où Versailles +et la cour étoient toute la France. On peut lire dans +la <i>Précieuse</i> de l'abbé de Pure (2e v., p. 119-134) un portrait +du provincial assez vivement touché. Molière a repris +un sujet analogue dans <i>Monsieur de Pourceaugnac</i> et la <i>Comtesse +d'Escarbagnas</i>: «Me prenez-vous pour une provinciale, +madame!» dit la comtesse à Julie (VII). <i>Le Chevræana</i> +dit que les provinciaux sont les singes de la cour, et ne +paroissent jamais plus bêtes que quand ils sont travestis en +hommes. Tallemant a beaucoup de traits à leur adresse. +«Les provinciaux et les sots, écrit La Bruyère, sont toujours +prêts à se fâcher... Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, +même la plus douce et la plus permise, qu'avec des +gens polis ou qui ont de l'esprit.» (<i>De la société et de la +cour.</i>) Il y a aussi quelques épigrammes contre eux dans les +vers de Boileau: «M. Tiercelin est gentil, dit-il dans une +lettre à Costar, mais il est provincial.» Ce qui rappelle la +phrase de Mademoiselle, dans ses <i>Mémoires</i>, en parlant de +deux femmes de Lyon: «Elles sont bien faites et spirituelles, +pour femmes de province»; et le vers de Regnard: «Elle +a de fort beaux yeux, pour des yeux de province.» Chapelle +et Bachaumont se sont également moqués des provinciaux +en plus d'un endroit de leur voyage, et, par exemple, +en parlant des précieuses de Montpellier; de même Fléchier, +dans ses <i>Grands jours d'Auvergne</i>. Scarron y est revenu à +plusieurs reprises dans son livre, entre autres, I, 8, et II, 17.</blockquote> + +<p>Le petit bout d'homme avoit eté si attentif au +discours de la Rancune, qu'il en etoit tout à fait +extasié, s'imaginant de tenir dejà (comme l'on +dit) le loup par les oreilles, quand, se reveillant +comme d'un profond sommeil, il se leva de table +et passa de l'autre côté pour embrasser la +Rancune, qu'il remercia en même temps et supplia +de continuer, lui protestant qu'il ne l'avoit +convié à dejeuner que pour lui declarer le dessein +qu'il avoit de suivre son sentiment touchant la +comedie, à quoi il etoit tellement resolu qu'il n'y +avoit personne au monde qui l'en pût divertir; +qu'il ne falloit que le faire sçavoir à la troupe et +en obtenir la faveur de l'association, ce qu'il +desiroit faire à la même heure. Ils comptèrent +avec l'hôtesse; Ragotin paya, et, etant sortis, ils +prirent le chemin du logis des comediens, qui +n'etoit pas fort eloigné de celui où ils avoient +dejeuné. Ils trouvèrent les demoiselles habillées; +mais comme la Rancune eut ouvert le discours +du dessein de Ragotin de faire la comedie, il +en fut interrompu par l'arrivée d'un des fermiers +du père de Leandre, qu'il lui envoyoit pour l'avertir +qu'il étoit malade à la mort, et qu'il desiroit +de le voir devant que de lui payer le tribut +que tous les hommes lui doivent, ce qui obligea +tous ceux de la troupe à conferer ensemble pour +deliberer sur un evènement si inopiné. Leandre +tira Angelique à part et lui dit que le temps etoit +venu pour vivre heureux, si elle avoit la bonté +d'y contribuer; à quoi elle repondit qu'il ne tiendroit +jamais à elle, et toutes les choses que vous +verrez au chapitre suivant.</p> +<a name="cc3" id="cc3"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="mid"><i>Dessein de Leandre.--Harangue et reception<br> +de Ragotin à la troupe comique.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es jesuites de la Flèche n'ayant rien +pu gagner sur l'esprit de Leandre pour +lui faire continuer ses etudes, et voyant +son assiduité à la comedie, jugèrent +aussitôt qu'il etoit amoureux de quelqu'une des +comediennes; en quoi ils furent confirmés quand, +après le depart de la troupe, ils apprirent qu'il +l'avoit suivie à Angers. Ils ne manquèrent pas +d'en avertir son père par un messager exprès, +et qui arriva en même temps que la lettre de +Leandre lui fut rendue, par laquelle il lui marquoit +qu'il alloit à la guerre et lui demandoit +de l'argent, comme il l'avoit concerté avec le +Destin quand il lui decouvrit sa qualité dans +l'hôtellerie où il etoit blessé. Son père, reconnoissant +la fourbe, se mit en une furieuse colère, +qui, jointe à une extrême vieillesse, lui +causa une maladie qui fut assez longue, mais +qui se termina pourtant par la mort, de laquelle +se voyant proche, il commanda à un de ses +fermiers de chercher son fils pour l'obliger +de se retirer auprès de lui, lui disant qu'il le +pourroit trouver en s'enquerant où il y avoit des +comediens (ce que le fermier sçavoit assez, car +c'etoit celui qui lui fournissoit de l'argent après +qu'il eut quitté le college); aussi, ayant apris qu'il +y en avoit une troupe au Mans, il s'y achemina, et +y trouva Leandre, comme vous avez vu au precedent +chapitre. Ragotin fut prié par tous ceux +de la troupe de les laisser conferer un moment +sur le sujet du fermier nouvellement arrivé; ce +qu'il fit, se retirant dans une autre chambre, où +il demeura avec l'impatience qu'on peut s'imaginer. +Aussitôt qu'il fut sorti, Leandre fit entrer +le fermier de son père, lequel leur declara l'etat +où il etoit et le desir qu'il avoit de voir son fils +devant que de mourir. Leandre demanda congé +pour y satisfaire, ce que tous ceux de la troupe +jugèrent très raisonnable. Ce fut alors que le +Destin declara le secret qu'il avoit tenu caché +jusque alors touchant la qualité de Leandre, +ce qu'il n'avoit appris qu'après le ravissement de +mademoiselle Angelique (comme vous avez vu +en la seconde partie de cette veritable histoire), +ajoutant qu'ils avoient bien pu s'apercevoir qu'il +n'agissoit pas avec lui, depuis qu'il l'avoit appris, +comme il faisoit auparavant, puisque même il +avoit pris un autre valet; que si quelquefois il +etoit contraint de lui parler en maître, c'etoit +pour ne le decouvrir pas; mais qu'à present il +n'etoit plus temps de le celer, tant pour desabuser +mademoiselle de la Caverne, qui n'avoit +pu ôter de son esprit que Leandre ne fût complice +de l'enlèvement de sa fille, ou peut-être +l'auteur, que pour l'assurer de l'amour sincère +qu'il lui portoit et pour laquelle il s'etoit reduit +à lui servir de valet, ce qu'il auroit continué +s'il n'eût eté obligé de lui declarer le secret, +lorsqu'il le trouva dans l'hôtellerie, quand il +alloit à la quête de mademoiselle Angelique. Et +tant s'en faut qu'il fût consentant à son enlèvement, +qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avoit +hasardé sa vie pour la secourir; mais qu'il n'avoit +pu resister à tant de gens, qui l'avoient furieusement +blessé et laissé pour mort sur la place. +Tous ceux de la troupe lui demandèrent pardon +de ce qu'ils ne l'avoient pas traité selon sa qualité, +mais qu'ils etoient excusables, puisqu'ils +n'en avoient pas la connoissance. Mademoiselle +de l'Etoile ajouta qu'elle avoit remarqué beaucoup +d'esprit et de merite en sa personne, ce +qui l'avoit fait longtemps soupçonner quelque +chose, en quoi elle avoit eté comme confirmée +depuis son retour, à cela joint les lettres que la +Caverne lui avoit fait voir; mais que pourtant +elle ne savoit quel jugement en faire, le voyant +si soumis au service de son frère; mais qu'à +présent il n'y avoit pas lieu de douter de sa +qualité. Alors la Caverne prit la parole, et, s'adressant +à Leandre, lui dit: «Vraiment, monsieur, +après avoir connu, en quelque façon, +votre condition par le contenu des lettres que +vous ecriviez à ma fille, j'avois toujours un juste +sujet de me défier de vous, n'y ayant point +d'apparence que l'amour que vous dites avoir +pour elle fût legitime, comme le dessein que +vous aviez formé de la mener en Angleterre me +le temoigne assez. Et en effet, monsieur, quelle +apparence qu'un seigneur si relevé, comme vous +esperez d'être après la mort de monsieur votre +père, voulût songer à epouser une pauvre comedienne +de campagne? Je loue Dieu que le +temps est venu que vous pourrez vivre content +dans la possession de ces belles terres qu'il vous +laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin vous +ne me jouassiez quelque mauvais tour.»</p> + +<p>Leandre, qui s'etoit fort impatienté en écoutant +ce discours de la Caverne, lui repondit: «Tout ce +que vous dites, mademoiselle, que je suis sur le +point de posseder, ne sauroit me rendre heureux, +si je ne suis assuré en même temps de la possession +de mademoiselle Angelique, votre fille; +sans elle je renonce à tous les biens que la nature, +ou plutôt la mort de mon père, me donne, +et je vous declare que je ne m'en vais recueillir +sa succession qu'à dessein de revenir aussitôt +pour accomplir la promesse que je fais devant +cette honorable compagnie de n'avoir jamais +pour femme autre que mademoiselle Angelique, +votre fille, pourvu qu'il vous plaise me la donner +et qu'elle y consente, comme je vous en +supplie très humblement toutes deux. Et ne vous +imaginez pas que je la veuille emmener chez moi, +c'est à quoi je ne pense point du tout: j'ai trouvé +tant de charme en la vie comique que je ne m'en +sçaurois distraire, et non plus que de me separer +de tant d'honnêtes gens qui composent cette illustre +troupe.» Après cette franche declaration, les +comediens et comediennes, parlant tous ensemble, +lui dirent qu'ils lui avoient de grandes obligations +de tant de bonté, et que mademoiselle de la Caverne +et sa fille seroient bien delicates si elles +ne lui donnoient la satisfaction qu'il pretendoit. +Angelique ne repondit que comme une fille qui +dependoit de la volonté de sa mère, laquelle finit +la conversation en disant à Leandre que, si à +son retour il etoit dans les mêmes sentimens, il +pouvoit tout esperer. Ensuite il y eut de grands +embrassemens et quelques larmes jetées, les uns +par un motif de joie et les autres par la tendresse, +qui fait ordinairement pleurer ceux qui en sont +si susceptibles qu'ils ne sçauroient s'en empêcher +quand ils voient ou entendent dire quelque chose +de tendre.</p> + +<p>Après tous ces beaux complimens, il fut conclu +que Leandre s'en iroit le lendemain, et qu'il +prendroit un des chevaux que l'on avoit loués; +mais il dit qu'il monteroit celui de son fermier, qui +se serviroit du sien, qui le porteroit assez bien chez +lui. «Nous ne prenons pas garde, dit le Destin, +que M. Ragotin s'impatiente; il le faut faire entrer. +Mais, à propos, n'y a-t-il personne qui sçache +quelque chose de son dessein?» La Rancune, qui +avoit demeuré sans parler, ouvrit la bouche pour +dire qu'il le sçavoit, et que le matin il lui avoit +donné à dîner pour lui declarer qu'il desiroit de +s'associer à la troupe et faire la comedie, sans +prétendre de lui être à charge, d'autant qu'il +avoit assez de bien, qu'il aimoit autant le depenser +en voyant le monde que de demeurer au +Mans, à quoi il l'avoit fort persuadé. Aussitôt Roquebrune +s'avança pour dire poetiquement qu'il +n'etoit pas d'avis qu'on le reçût, en etant des +poetes comme des femmes: quand il y en a deux +dans une maison, il y en a une de trop; que deux +poètes dans une troupe y pourroient exciter des +tempêtes dont la source viendroit des contrariétés +du Parnasse; d'ailleurs, que la taille de Ragotin +etoit si defectueuse, qu'au lieu d'apporter de l'ornement +au theâtre il en seroit deshonoré. «Et +puis, quel personnage pourra-t-il faire? Il n'est +pas capable des premiers rôles: M. le Destin s'y +opposeroit, et l'Olive pour les seconds; il ne +sçauroit representer un roi, non plus qu'une +confidente, car il auroit aussi mauvaise mine +sous le masque qu'à visage découvert; et partant +je conclus qu'il ne soit pas reçu.--Et +moi, repartit la Rancune, je soutiens qu'on le +doit recevoir, et qu'il sera fort propre pour +representer un nain<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a> +<a href="#footnote344"><sup class="sml">344</sup></a>, quand il en sera besoin, +ou quelque monstre, comme celui de l'Andromède<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a> +<a href="#footnote345"><sup class="sml">345</sup></a>: +cela sera plus naturel que d'en faire d'artificiels. +Et quant à la declamation, je puis vous +assurer que ce sera un autre Orphée qui attirera +tout le monde après lui. Dernièrement, quand +nous cherchions mademoiselle Angelique, l'Olive +et moi, nous le rencontrâmes monté sur un mulet +semblable à lui, c'est-à-dire petit. Comme +nous marchions, il se mit à déclamer des vers de +Pyrame avec tant d'emphase, que des passans +qui conduisoient des ânes s'approchèrent du mulet +et l'ecoutèrent avec tant d'attention qu'ils ôtèrent +leurs chapeaux de leurs têtes pour le mieux +ouïr, et le suivirent jusques au logis où nous +nous arrêtâmes pour boire un coup. Si donc il a +été capable d'attirer l'attention de ces âniers, +jugez ce que ne feront pas ceux qui sont capables +de faire le discernement des belles choses.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" +name="footnote344"><b>Note 344: </b></a><a href="#footnotetag344"> +(retour) </a> Dans les comédies, ou plutôt dans les farces, il y avoit +souvent des rôles de nains ou de godenots,--celui du +zani, par exemple.--Les nains étoient alors fort à la mode. +Mademoiselle avoit une naine célèbre. (Loret, 4, p. 22.) +La reine Anne d'Autriche en avoit reçu une de l'infante +Claire-Eugénie. V. Tallem., <i>Nains, naines</i>.--<i>Journal de +Richelieu.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" +name="footnote345"><b>Note 345: </b></a><a href="#footnotetag345"> +(retour) </a> Tragédie à machines, ou plutôt opéra, de P. Corneille +(1650), qui eut un très grand succès, et dans lequel, au +lieu de mettre l'événement principal en récit, il l'avoit mis +en action, en montrant (III, 3) Persée combattant le monstre +qui devoit dévorer Andromède. Le titre de l'édition de +1651, in-8, Rouen, porte: «...contenant... la description des +monstres et des machines, et les <i>paroles qui se chantent en musique</i>.» +C'est donc véritablement le premier opéra françois, +puisque la pastorale d'Issy, de Perrin et de Cambert, qu'on +cite ordinairement comme le premier, n'est que de 1659.</blockquote> + +<p>Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avoient +entendue, et l'on fut d'avis de faire entrer Ragotin +pour l'entendre lui-même. On l'appela, il +vint, il entra, et, après avoir fait une douzaine +de reverences, il commença sa harangue en +cette sorte: «Illustres personnages, auguste senat +du Parnasse (il s'imaginoit sans doute d'être +dans le barreau du presidial du Mans, où il n'étoit +guère entré depuis qu'il y avoit été reçu avocat, +ou dans l'Academie des Puristes)<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a> +<a href="#footnote346"><sup class="sml">346</sup></a>, l'on dit +en commun proverbe que les mauvaises compagnies +corrompent les bonnes moeurs, et, par un +contraire, les bonnes dissipent les mauvaises et +rendent les personnes semblables à ceux qui les +composent.» Cet exorde si bien debité fit croire +aux comediennes qu'il alloit faire un sermon, car +elles tournèrent la tête et eurent beaucoup de +peine à s'empêcher de rire. Quelque critique glosera +peut-être sur ce mot de sermon; mais +pourquoi Ragotin n'eût-il pas été capable d'une +telle sottise, puisqu'il avoit bien fait chanter des +chants d'eglise en serenade avec des orgues? +Mais il continua: «Je me trouve si destitué de +vertus, que je desire m'associer à votre illustre +troupe pour en apprendre et pour m'y façonner, +car vous êtes les interprètes des Muses, les echos +vivans de leurs chers nourrissons, et vos merites +sont si connus à toute la France que l'on vous +admire jusques au-delà des poles. Pour vous, +mesdemoiselles, vous charmez tous ceux qui +vous considèrent, et l'on ne sçauroit ouïr l'harmonie +de vos belles voix sans être ravi en admiration: +aussi, beaux anges en chair et en os, tous +les plus doctes poètes ont rempli leurs vers de +vos louanges; les Alexandre et les Cesar n'ont +jamais egalé la valeur de M. le Destin et des autres +heros de cette illustre troupe. Il ne faut donc +pas vous etonner si je desire avec tant de passion +d'en accroître le nombre, ce qui vous sera facile +si vous me faites l'honneur de m'y recevoir, vous +protestant, au reste, de ne vous être point à +charge, ni pretendre de participer aux emolumens +du theâtre, mais seulement vous être très-humble +et très-obeissant serviteur.» On le pria +de sortir pour un moment, afin que l'on pût resoudre +sur le sujet de sa harangue et y proceder +avec les formes. Il sortit, et l'on commençoit +d'opiner quand le poète se jeta à la traverse, pour +former une seconde opposition. Mais il fut relancé +par la Rancune, qui l'eût encore mieux +poussé, s'il n'eût regardé son habit neuf, qu'il +avoit acheté de l'argent qu'il lui avoit prêté. Enfin, +il fut conclu qu'il seroit reçu pour être le +divertissement de la compagnie. On l'appela, et +quand il fut entré, le Destin prononça en sa faveur. +L'on fit les ceremonies accoutumées: il fut +ecrit sur le registre, prêta le serment de fidelité; +l'on lui donna le mot avec lequel tous les comediens +se reconnoissent<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a> +<a href="#footnote347"><sup class="sml">347</sup></a>, et il soupa ce soir-là +avec toute la caravane.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" +name="footnote346"><b>Note 346: </b></a><a href="#footnotetag346"> +(retour) </a> L'auteur veut sans doute désigner par là l'Académie +françoise, qui se distinguoit, en effet, par le purisme exagéré +de beaucoup de ses membres. V. la <i>Requête du dictionn.</i> +de Ménage et la comédie des <i>Académist.</i> de Saint-Evremont. +On peut consulter aussi le <i>Rôle des présentat. faites aux +grands jours de l'éloq. fr.</i>, de Sorel. (<i>Var. hist. et litt.</i>, chez +Jannet, 1er vol.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" +name="footnote347"><b>Note 347: </b></a><a href="#footnotetag347"> +(retour) </a> Cette espèce de franc-maçonnerie mystérieuse à laquelle +il est fait ici allusion existoit réellement entre les +comédiens d'alors, et elle semble avoir eu pour signe de reconnoissance +un argot semblable dans sa substance, sinon +de tous points, à celui que parloient les voleurs, et qui s'étoit +continué jusqu'à la fin du siècle suivant. «A cette +époque (c'est-à-dire à époque de la jeunesse de mademoiselle +Clairon), lisons-nous dans les Mémoires de mademoiselle +Dumesnil, les comédiens en avoient encore un (argot) +comme les voleurs.» Et l'auteur en cite des exemples: +«Cette dialecte, si je puis m'exprimer ainsi, continue-t-elle, +étoit très abondante; elle comprenoit à peu près tout ce +qui peut se dire en françois. Préville la jargonnoit encore à +merveille.» (Edit. in-8, note de la p. 222.) Or, à ce que +nous apprend M. Ed. Fournier, du temps de Préville, et à +côté de lui, vivoit un très vieux comédien qui avoit joué +avec Molière et qui relioit en quelque sorte sa troupe aux +traditions du XVIIe siècle. C'étoit lui qui pouvoit avoir appris +au célèbre acteur, dont l'apprentissage, du reste, s'étoit +fait assez longtemps en province, cet argot qu'il parloit si +bien.</blockquote> +<a name="cc4" id="cc4"></a> +<hr class="full"> + + + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="mid"><i>Départ de Leandre et de la troupe comique pour<br> +aller à Alençon. Disgrâce de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>près le souper, il n'y eut personne qui ne +felicitât Ragotin de l'honneur qu'on lui avoit fait +de le recevoir dans la troupe, de quoi il s'enfla +si fort que son pourpoint s'en ouvrit en deux +endroits. Cependant Leandre prit occasion d'entretenir +sa chère Angelique, à laquelle il reitera +le dessein qu'il avoit fait de l'epouser; mais il le +dit avec tant de douceurs, qu'elle ne lui repondit +que des yeux, d'où elle laissa couler quelques +larmes. Je ne sçais si ce fut de joie des +belles promesses de Leandre, ou de tristesse de +son depart; quoi qu'il en soit, ils se firent beaucoup +de caresses, la Caverne n'y apportant plus +d'obstacle. La nuit etant dejà fort avancée, il +fallut se retirer. Leandre prit congé de toute la +compagnie et s'en alla coucher. Le lendemain il +se leva de bon matin, partit avec le fermier de +son père, et fit tant par ses journées qu'il arriva +en la maison de son père, qui etoit malade, lequel +lui temoigna d'être bien aise de sa venue, +et, selon que ses forces le lui permirent, lui exprima +la douleur que lui avoit causée son absence, +et lui dit ensuite qu'il avoit bien de la +joie de le revoir pour lui donner sa dernière benediction, +et avec elle tous ses biens, nonobstant +l'affliction qu'il avoit eue de sa mauvaise +conduite, mais qu'il croyoit qu'il en useroit +mieux à l'avenir. Nous apprendrons la suite à +son retour.</p> + +<p>Les comediens et comediennes etant habillés +et habillées, chacun amassa ses nippes, l'on remplit +les coffres, l'on fit les balles du bagage comique, +et l'on prepara tout pour partir. Il manquoit +un cheval pour une des demoiselles, parce +que l'un de ceux qui les avoient loués s'etoit +dedit; l'on prioit l'Olive d'en chercher un autre, +quand Ragotin entra, lequel, ayant ouï cette proposition, +dit qu'il n'en etoit pas besoin, parce qu'il +en avoit un pour porter mademoiselle de l'Etoile +ou Angelique en croupe, attendu qu'à son avis +l'on ne pourroit pas aller en un jour à Alençon, +y ayant dix grandes lieues du Mans; qu'en y +mettant deux jours, comme nécessairement il le +falloit, son cheval ne seroit pas trop fatigué de +porter deux personnes. Mais l'Etoile, l'interrompant, +lui dit qu'elle ne pourroit pas se tenir en +croupe; ce qui affligea fort le petit homme, qui +fut un peu consolé quand Angelique dit que si +feroit bien elle. Ils dejeunèrent tous, et l'opérateur +et sa femme furent de la partie; mais pendant +que l'on apprêtoit le dejeuner, Ragotin prit +l'occasion pour parler au seigneur Ferdinandi, +auquel il fit la même harangue qu'il avoit faite à +l'avocat dont nous avons parlé, quand il le prenoit +pour lui, à laquelle il repondit qu'il n'avoit +rien oublié à mettre tous les secrets de la magie +en pratique, mais sans aucun effet; ce qui l'obligeoit +à croire que l'Etoile etoit plus grande +magicienne que lui n'etoit magicien, qu'elle +avoit des charmes beaucoup plus puissans que +les siens, et que c'étoit une dangereuse personne, +qu'il avoit grand sujet de craindre. Ragotin vouloit +repartir; mais on les pressa de laver les +mains et de se mettre à table, ce qu'ils firent +tous. Après le dejeuner, Inezille temoigna à tous +ceux de la troupe, et principalement aux demoiselles, +le deplaisir qu'elle et son mari avoient +d'un si prompt départ, leur protestant qu'ils eussent +bien desiré de les suivre à Alençon pour +avoir l'honneur de leur conversation plus longtemps, +mais qu'ils seroient obligés de monter en +theatre pour debiter leurs drogues, et par conséquent +faire des farces; que, cela etant public et +ne coûtant rien, le monde y va plus facilement +qu'à la comedie, où il faut bailler de l'argent, et +qu'ainsi au lieu de les servir ils leur pourroient +nuire, et que, pour l'eviter, ils avoient resolu de +monter au Mans après leur depart. Alors ils +s'embrassèrent les uns les autres et se dirent +mille douceurs. Les demoiselles pleurèrent, et +enfin tous se firent de grands complimens, à la +reserve du poète, qui, en d'autres occasions, eût +parlé plus que quatre, et en celle-ci il demeura +muet, la separation d'Inezille lui ayant eté un si +furieux coup de foudre, qu'il ne le put jamais +parer, nonobstant qu'il s'estimât tout couvert +des lauriers du Parnasse<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a> +<a href="#footnote348"><sup class="sml">348</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" +name="footnote348"><b>Note 348: </b></a><a href="#footnotetag348"> +(retour) </a> Le laurier, comme on sait, passoit chez les anciens +pour garantir de la foudre.</blockquote> + +<p>La charrette etant chargée et prête à partir, la +Caverne y prit place au même endroit que vous +avez vu au commencement de ce roman. L'Etoile +monta sur un cheval que le Destin conduisoit, +et Angelique se mit derrière Ragotin, qui +avoit pris avantage<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a> +<a href="#footnote349"><sup class="sml">349</sup></a>, en montant à cheval, pour +éviter un second accident de sa carabine, qu'il +n'avoit pourtant pas oubliée, car il l'avoit pendue +à sa bandoulière; tous les autres allèrent à pied, +au même ordre que quand ils arrivèrent au Mans. +Quand ils furent dans un petit bois qui est au +bout du pavé, environ une lieue de la ville, un +cerf, qui etoit poursuivi<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a> +<a href="#footnote350"><sup class="sml">350</sup></a> par les gens de monsieur +le marquis de Lavardin<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a> +<a href="#footnote351"><sup class="sml">351</sup></a>, leur traversa le +chemin et fit peur au cheval de Ragotin, qui +alloit devant, ce qui lui fit quitter l'etrier et mettre +à même temps la main à sa carabine; mais +comme il le fit avec precipitation, le talon se trouva +justement sous son aisselle, et comme il avoit la +main à la detente, le coup partit, et parce qu'il +l'avoit beaucoup chargée, et à balle, elle repoussa +si furieusement qu'elle le renversa par terre; et en +tombant, le bout de la carabine donna contre les +reins d'Angelique qui tomba aussi, mais sans se +faire aucun mal, car elle se trouva sur ses pieds. +Pour Ragotin, il donna de la tête contre la souche +d'un vieil arbre pourri qui etoit environ un pied +hors de terre, qui lui fit une assez grosse bosse +au dessus de la tempe; l'on y mit une pièce d'argent +et on lui banda la tête avec un mouchoir, +ce qui excita de grands éclats de rire à tous +ceux de la troupe, ce qu'ils n'eussent peut-être +pas fait s'il y eût eu un plus grand mal; encore +ne sçait-on, car il est bien difficile de s'en empêcher +en de pareilles occasions; aussi ils s'en +regalèrent comme il faut, ce qui pensa faire enrager +le petit homme, lequel fut remonté sur son +cheval, et semblablement Angelique, qui ne lui +permit pas de recharger sa carabine, comme il +le vouloit faire; et l'on continua de marcher jusqu'à +la Guerche<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a> +<a href="#footnote352"><sup class="sml">352</sup></a>, où l'on fit repaître la charrette, +c'est-à-dire les quatre chevaux qui y etoient +attelés, et les deux autres porteurs. Tous les comediens +goûtèrent; pour les demoiselles, elles se +mirent sur un lit, tant pour se reposer que pour +considerer les hommes, qui buvoient à qui mieux +mieux, et surtout la Rancune et Ragotin (à qui +l'on avoit debandé la tête, à laquelle la pièce +d'argent avoit repercuté la contusion), qui se le +portoient à une santé qu'ils s'imaginoient que +personne n'entendoit, ce qui obligea Angelique +de crier à Ragotin: «Monsieur, prenez garde à +vous, et songez à bien conduire votre voiture», +ce qui demonta un peu le petit avocat encomedienné, +lequel fit aussitôt cessation d'armes, ou +plutôt de verres, avec la Rancune.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" +name="footnote349"><b>Note 349: </b></a><a href="#footnotetag349"> +(retour) </a> C'est-à-dire qui avoit pris ses précautions, qui s'étoit +aidé, en montant sur une pierre ou en se faisant donner la +main par quelqu'un pour se mettre en selle.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" +name="footnote350"><b>Note 350: </b></a><a href="#footnotetag350"> +(retour) </a> Le divertissement de courre le cerf étoit un des plus à +la mode, surtout à la cour et parmi les grands seigneurs; +il se pratiquoit souvent avec pompe et en grand appareil. +Les lettres de la princesse Palatine sont remplies du recit de +ces chasses, et Molière s'est moqué de la passion de certains +gentilshommes pour ce divertissement, dans ses <i>Fâcheux</i> +(II, 7). Cette chasse étoit quelquefois dangereuse, et le cerf +poursuivi ne se bornoit pas toujours, comme ici, à effrayer +un cheval et à faire tomber un cavalier, témoin les comtes +de Saint-Hérem et de Melun, qui furent tués par deux de +ces bêtes aux abois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" +name="footnote351"><b>Note 351: </b></a><a href="#footnotetag351"> +(retour) </a> «Il y a dans le Maine, près Montoire, un lieu appelé +Lavardin, qui a donné son nom à une très illustre famille +du Vendômois.» (<i>Ménagiana.</i>) Il y avoit encore, à cinq +lieues du Mans, un autre Lavardin, dont les seigneurs avoient +pour surnom de Beaumanoir. L'évêque du Mans Charles +de Lavardin, comme son neveu Philibert-Emmanuel (né au +château de Malicorne), également évêque du Mans, étoit de +cette derniere maison, à laquelle appartenoit aussi le marquis +de Lavardin, lieutenant du roi dans le Maine.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" +name="footnote352"><b>Note 352: </b></a><a href="#footnotetag352"> +(retour) </a> A deux lieues et demie du Mans, sur la Sarthe.</blockquote> + +<p>L'on paya l'hôtesse, l'on remonta à cheval et la +caravane comique marcha. Le temps etoit beau +et le chemin de même, ce qui fut cause qu'ils +arrivèrent de bonne heure à un bourg qu'on appelle +Vivain<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a> +<a href="#footnote353"><sup class="sml">353</sup></a>. Ils descendirent au Coq-Hardi, qui +est le meilleur logis; mais l'hôtesse (qui n'etoit +pas la plus agreable du pays du Maine) fit quelque +difficulté de les recevoir, disant qu'elle avoit +beaucoup de monde, entre autres un receveur +des tailles de la province et un autre receveur +des epices<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a> +<a href="#footnote354"><sup class="sml">354</sup></a> du presidial du Mans, avec quatre ou +cinq marchands de toile. La Rancune, qui songea +aussitôt à faire quelque tour de son metier, lui +dit qu'ils ne demandoient qu'une chambre pour +les demoiselles, et que pour les hommes, ils se +coucheroient comme que ce fût, et qu'une nuit +etoit bientôt passée; ce qui adoucit un peu la +fierté de la dame cabaretière. Ils entrèrent donc, +et l'on ne dechargea point la charrette: car il y +avoit dans la basse-cour une remise de carrosse +où on la mit, et on la ferma à clef; et l'on donna +une chambre aux comediennes, où tous ceux de +la troupe soupèrent, et quelque temps après les +demoiselles se couchèrent dans deux lits qu'il y +avoit, savoir, l'Etoile dans un et la Caverne et +sa fille Angelique dans l'autre. Vous jugez bien +qu'elles ne manquèrent pas à fermer la porte, +aussi bien que les deux receveurs, qui se retirèrent +aussi dans une autre chambre, où ils firent +porter leurs valises, qui etoient pleines d'argent, +sur lequel la Rancune ne put pas mettre la main, +car ils se precautionnèrent bien; mais les marchands +payèrent pour eux. Ce mechant homme eut +assez de prevoyance pour être logé dans la même +chambre où ils avoient fait porter leurs balles. +Il y avoit trois lits, dont les marchands en occupoient +deux, et l'Olive et la Rancune l'autre, lequel +ne dormit point; mais quand il connut que +les autres dormoient ou devoient dormir, il se +leva doucement pour faire son coup, qui fut interrompu +par un des marchands auquel il étoit +survenu un mal de ventre avec une envie de le +decharger, ce qui l'obligea à se lever et la Rancune +à regagner le lit. Cependant le marchand, +qui logeoit ordinairement dans ce logis et qui +en sçavoit toutes les issues, alla par la porte qui +conduisoit à une petite galerie au bout de laquelle +etoient les lieux communs (ce qu'il fit +pour ne donner pas mauvaise odeur aux venerables +comediens). Quand il se fut vidé, il retourna +au bout de la galerie; mais, au lieu de +prendre le chemin qui conduisoit à la chambre +d'où il etoit parti, il prit de l'autre côté et descendit +dans la chambre où les receveurs etoient +couchés (car les deux chambres et les montées etoient +disposées de la sorte). Il s'approcha du premier +lit qu'il rencontra, croyant que ce fût le sien, +et une voix à lui inconnue lui demanda: «Qui est +là?» Il passa sans rien dire à l'autre lit, où on +lui dit de même, mais d'un ton plus elevé et en +criant: «L'hôte, de la chandelle! il y a quelqu'un +dans notre chambre!» L'hôte fit lever une servante; +mais devant qu'elle fût en etat de comprendre +qu'il falloit de la lumière, le marchand eut loisir +de remonter et de descendre par où il etoit allé. +La Rancune, qui entendoit tout ce debat (car il +n'y avoit qu'une simple cloison d'ais entre les +deux chambres) ne perdit pas temps, mais denoua +habilement les cordes de deux balles, dans +chacune desquelles il prit deux pièces de toile, et +renoua les cordes, comme si personne n'y eût +touché, car il sçavoit le secret, qui n'est connu que +de ceux du metier, non plus que leur numero et +leurs chiffres. Il en vouloit attaquer une autre, +quand le marchand entra dedans la chambre, et, y +ayant ouï marcher, dit: «Qui est là?» La Rancune, +qui ne manquoit point de repartie (après avoir +fourré les quatre pièces de toile dans le lit), dit +que l'on avoit oublié à mettre un pot de chambre, +et qu'il cherchoit la fenêtre pour pisser. Le +marchand, qui n'etoit pas encore recouché, lui dit: +«Attendez, monsieur, je la vais ouvrir, car je sçais +mieux où elle est que vous.» Il l'ouvrit et se remit +au lit. La Rancune s'approcha de la fenêtre, +par laquelle il pissa aussi copieusement que +quand il arrosa un marchand du bas Maine avec +lequel il etoit couché dans un cabaret de la +ville du Mans, comme vous avez vu dans le +sixième chapitre de la première partie de ce roman; +après quoi il se retourna coucher sans +fermer la fenêtre. Le marchand lui cria qu'il ne +devoit pas l'avoir laissée ouverte, et l'autre lui +cria encore plus haut qu'il la fermât s'il vouloit; +que pour lui, il n'eût pas pu retrouver son +lit dans l'obscurité, ce qui n'etoit pas quand elle +etoit ouverte, parce que la lune luisoit bien fort +dans la chambre. Le marchand, apprehendant +qu'il ne lui voulût faire une querelle d'Allemand<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a> +<a href="#footnote355"><sup class="sml">355</sup></a>, +se leva sans lui repartir, ferma la fenêtre et se remit +au lit, où il ne dormoit pas, dont bien lui +prit, car sa balle n'eût pas eu meilleur marché +que les deux autres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" +name="footnote353"><b>Note 353: </b></a><a href="#footnotetag353"> +(retour) </a> A une demi-lieue N. E. de Beaumont-le-Vicomte.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" +name="footnote354"><b>Note 354: </b></a><a href="#footnotetag354"> +(retour) </a> «<i>Epices</i> aujourd'hui se dit au Palais des salaires que +les juges se taxent en argent, au bas des jugements, pour +leur peine d'avoir travaillé au rapport et à la visitation des +procès par écrit.» (Dict. de Fur.) L'abus des <i>épices</i> en étoit +venu au point que Saint-Amant, à propos de l'incendie du +Palais en 1618, put dire, dans une épigramme bien connue +et souvent citée: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">... Dame Justice,</p> +<p class="i10">Pour avoir mangé trop d'épice</p> +<p class="i10">Se mit tout le palais en feu.</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" +name="footnote355"><b>Note 355: </b></a><a href="#footnotetag355"> +(retour) </a> La réputation des Allemands avoit été fort compromise +chez nous par celle des reîtres et des lansquenets; et les +guerres récemment soutenues contre eux, en donnant lieu à +un grand débordement de chansons satiriques, avoient encore +contribué à rendre leur nom synonyme de soudard, de +grossier et brutal personnage. L'épithète d'Allemand renfermoit, +en France, une injure analogue à celle de Génois chez +les Espagnols. Théophile, dans son <i>Fragm. d'une hist. com.</i>, +parle de la stupidité et de l'ivrognerie des Allemands, qu'il +traite de gros <i>bouffetripes</i>. «Voilà, dit Garasse dans sa <i>Doctrine +curieuse</i> (VI, 10), le but auquel visent les axiomes des +beaux esprits... faire le saut de l'Allemand, du lit à la table +et de la table au lit.» Leur esprit n'étoit pas en plus haute estime +que leur caractère: «Gretzer a bien de l'esprit pour un +Allemand», disoit le cardinal Du Perron, et le P. Bouhours, +qui rapporte cette parole, met en question, dans ses <i>Entret. +d'Ariste et d'Eugène</i> (sur le bel esprit), si un Allemand peut +être bel esprit. On lit dans le <i>Chevræana</i>, qui, du reste, entreprend +la défense de cette nation: «Les François disent: +C'est un Allemand, pour exprimer un homme pesant, brutal.» +Plus tard, Grimm écrivoit encore: «Je crois avoir vu +le temps où un Allemand donnant quelques symptômes d'esprit +étoit regardé comme un prodige.» On comprend maintenant +la portée de cette expression proverbiale: faire une +querelle d'Allemand.</blockquote> + +<p>Cependant l'hôte et l'hôtesse crioient à la +chambrière d'allumer vite de la chandelle. Elle +s'en mettoit en devoir; mais comme il arrive ordinairement +que plus l'on s'empresse moins l'on +avance, aussi cette miserable servante souffla +les charbons plus d'une heure sans la pouvoir +allumer. L'hôte et l'hôtesse lui disoient mille maledictions, +et les receveurs crioient toujours plus fort: +«De la chandelle!» Enfin, quand elle fut allumée, +l'hôte et l'hôtesse et la servante montèrent à leur +chambre, où n'ayant trouvé personne, ils leur dirent +qu'ils avoient grand tort de mettre ainsi +tous ceux du logis en alarme. Eux soutenoient +toujours d'avoir vu et ouï un homme et de lui +avoir parlé. L'hôte passa de l'autre côté et demanda +aux comediens et aux marchands si quelqu'un +d'eux etoit sorti. Ils dirent tous que non, +«à la reserve de monsieur, dit un des marchands, +parlant de la Rancune, qui s'est levé pour pisser +par la fenêtre, car l'on n'a point donné de +pot de chambre.» L'hôte cria fort la servante de +ce manquement, et alla retrouver les receveurs, +auxquels il dit qu'il falloit qu'ils eussent fait +quelque mauvais songe, car personne n'avoit +bougé; et après leur avoir dit qu'ils dormissent +bien, et qu'il n'etoit pas encore jour, ils se retirèrent. +Sitôt qu'il fut venu, je veux dire le jour, +la Rancune se leva et demanda la clef de la remise, +où il entra pour cacher les quatre pièces de +toile qu'il avoit derobées, et qu'il mit dans une +des balles de la charrette.</p> +<a name="cc5" id="cc5"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="mid"><i>Ce qui arriva aux comediens entre Vivain et Alençon.<br> +Autre disgrace de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/T.png"></span>ous les heros et heroïnes de la troupe +comique partirent de bon matin et +prirent le grand chemin d'Alençon et +arrivèrent heureusement au Bourg-le-Roi<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a> +<a href="#footnote356"><sup class="sml">356</sup></a>, +que le vulgaire appelle le Boulerey, où +ils dînèrent et se reposèrent quelque temps, pendant +lequel on mit en avant si l'on passeroit +par Arsonnay, qui est un village à une lieue d'Alençon, +ou si l'on prendroit de l'autre côté pour +éviter Barrée, qui est un chemin où pendant les +plus grandes chaleurs de l'été il y a de la boue +où les chevaux enfoncent jusqu'aux sangles. +L'on consulta là-dessus le charretier, lequel assura +qu'il passeroit partout, ses quatre chevaux +etant les meilleurs de tous les attelages du Mans; +d'ailleurs, qu'il n'y avoit qu'environ cinq cents +pas de mauvais chemin, et que celui des communes +de Saint-Pater, où il faudroit passer, +n'étoit guère plus beau et beaucoup plus long; +qu'il n'y auroit que les chevaux et la charrette +qui entreroient dans la boue, parce que les gens +de pied passeroient dans les champs, quittes +pour ajamber certaines fascines qui ferment les +terres afin que les chevaux n'y puissent pas entrer: +on les appelle en ce pays-là des éthaliers. +Ils enfilèrent donc ce chemin-là. Mademoiselle +de l'Etoile dit qu'on l'avertît quand l'on en seroit +près, parce qu'elle aimoit mieux aller à pied +en beau chemin, qu'à cheval dans la boue. Angelique +en dit autant, et semblablement la Caverne, +qui apprehenda que la charrette ne versât. Quand +ils furent sur le point d'entrer dans ce mauvais +chemin, Angelique descendit de la croupe du +cheval de Ragotin. Le Destin fit mettre pied +à terre à l'Etoile, et l'on aida à la Caverne à +descendre de la charrette. Roquebrune monta +sur le cheval de l'Etoile et suivit Ragotin, qui +alloit après la charrette. Quand ils furent au plus +boueux du chemin et à un lieu où il n'y avoit +d'espace que pour la charrette, quoique le chemin +fût fort large, ils firent rencontre d'une +vingtaine de chevaux de voiture, que cinq ou +six paysans conduisoient, qui se mirent à crier +au charretier de reculer. Le charretier leur crioit +encore plus fort: «Reculez vous-mêmes, vous le +ferez plus aisement que moi.» De detourner ni à +droit ni à gauche, cela ne se pouvoit nullement, +car de chaque côté il n'y avoit que des fondrières +insondables. Les voituriers, voulant faire les mauvais, +s'avancèrent si brusquement contre la charrette, +en criant si fort, que les chevaux en prirent +tant de peur qu'ils en rompirent leurs traits et +se jetèrent dans les fondrières; le timonier se +detourna tant soit peu sur la gauche, ce qui fit +avancer la roue du même côté, qui, pour ne trouver +point de ferme, fit verser la charrette. Ragotin, +tout bouffi d'orgueil et de colère, crioit +comme un demoniaque contre les voituriers, +croyant pouvoir passer au côté droit, où il sembloit +y avoir du vide: car il vouloit joindre les +voituriers, qu'il menaçoit de sa carabine pour les +faire reculer. Il s'avança donc; mais son cheval +s'embourba si fort, que tout ce qu'il put faire, ce +fut de desetriver promptement et desarçonner à +même temps et de mettre pied à terre; mais il enfonça +jusqu'aux aisselles, et s'il n'eût pas étendu +les bras il fût enfoncé jusqu'au menton. Cet accident +si imprevu fit arrêter tous ceux qui passoient +dans les champs, pour penser à y remedier. Le +poète, qui avoit toujours bravé la fortune, s'arrêta +doucement et fit reculer son cheval jusqu'à ce qu'il +eût trouvé le sec. Les voituriers, voyant tant +d'hommes qui avoient tous chacun un fusil sur +l'épaule et une epée au côté, reculèrent sans +bruit, de peur d'être battus, et prirent un autre +chemin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" +name="footnote356"><b>Note 356: </b></a><a href="#footnotetag356"> +(retour) </a> A huit lieues N.-E. du Mans; ainsi nommé d'un château +qu'y fit bâtir, vers 1099, Guillaume Le Roux, pour tenir +les Manceaux en respect et se ménager une entrée facile +dans la province.</blockquote> + +<p>Cependant il fallut songer à remedier à tout +ce desordre, et l'on dit qu'il falloit commencer +par M. Ragotin et par son cheval, car ils etoient +tous deux en grand peril. L'Olive et la Rancune +furent les premiers qui s'en mirent en devoir; +mais, quand ils s'en voulurent approcher, ils enfoncèrent +jusqu'aux cuisses, et ils auroient encore +enfoncé s'ils eussent avancé davantage, tellement +qu'après avoir sondé en plusieurs endroits +sans y trouver du ferme, la Rancune, qui avoit +toujours des expediens d'un homme de son naturel, +dit sans rire qu'il n'y avoit point d'autre +remède pour sortir M. Ragotin du danger où il +etoit, que de prendre la corde de la charrette +(qu'aussi bien il la falloit decharger) et la lui +attacher au cou et le faire tirer par les chevaux, +qui s'etoient remis dans le grand chemin. Cette +proposition fit rire tous ceux de la compagnie, +mais non pas Ragotin, qui en eut autant de peur +comme quand la Rancune lui vouloit couper son +chapeau sur le visage, quand il l'avoit enfoncé +dedans. Mais le charretier, qui s'etoit hasardé +pour relever les chevaux, le fit encore pour Ragotin: +il s'approcha de lui, et à diverses reprises +le sortit et le conduisit dans le champ où etoient +les comediennes, qui ne purent s'empêcher de +rire, le voyant en si bel equipage; elles s'en +contraignirent pourtant tant qu'elles purent. +Cependant le charretier retourna à son cheval, +qui, etant assez vigoureux, sortit avec un peu +d'aide et alla trouver les autres; en suite de quoi +l'Olive et la Rancune, et le même charretier, qui +etoient déjà tous gâtés de la boue, dechargèrent +la charrette, la remuèrent et la rechargèrent. Elle +fut aussitôt reattelée, et les chevaux la sortirent +de ce mauvais pas. Ragotin remonta sur son cheval +avec peine, car le harnois etoit tout rompu; +mais Angelique ne voulut pas se remettre derrière +lui, pour ne gâter ses habits. La Caverne +dit qu'elle iroit bien à pied, ce que fit aussi l'Etoile, +que le Destin continua de conduire jusqu'aux +Chênes-Verts, qui est le premier logis +que l'on trouve en venant du Mans au faubourg +de Mont-Fort, où ils s'arrêtèrent, n'osant +pas entrer dans la ville dans un si étrange +désordre.</p> + +<p>Après que ceux qui avoient travaillé eurent +bu, ils employèrent le reste du jour à faire secher +leurs habits, après en avoir pris d'autres +dans les coffres que l'on avoit dechargés: car ils +en avoient eu chacun en present de la noblesse +mancelle<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a> +<a href="#footnote357"><sup class="sml">357</sup></a>. Les comediennes soupèrent legèrement, +à cause de la lassitude du chemin qu'elles +avoient été contraintes de faire à pied, ce qui +les obligea aussi à se coucher de bonne heure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" +name="footnote357"><b>Note 357: </b></a><a href="#footnotetag357"> +(retour) </a> Ces sortes de présents étoient admis chez les acteurs, +et s'acceptoient sans honte. Molière fit, à ce que raconter Grimarest, +cadeau à l'un de ses anciens camarades, le comédien +Mondorge, de 24 pistoles et d'un habit magnifique, et il avoit +auparavant agi de la même manière envers Baron, encore +enfant, mais déjà acteur dans la troupe de la Raisin. On lit +dans le Ragotin de La Fontaine: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>La Baguenaudière.</i> ...Que dites-vous de mon habit de chasse?</p> +<p><i>La Rancune.</i> Qu'il est beau pour jouer un baron de la Crasse.</p> +<p><i>La Baguenaudière.</i> Je vous en fais présent, etc.</p> +<p class="i20"> Cet habit est pour toi; fais m'en venir à bout.</p> +<p class="i30"> (II,4.)</p> +</div></div> + +<p>Et dans les <i>Visionnaires</i> de Desmarets:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>Ces vers valent cent francs, à vingt francs le couplet:</p> +<p>Allez, je vous promets un habit tout complet.</p> +</div></div> + +<p>dit-on au poète. Chappuzeau (l. III, ch. 18, du <i>Théâtre +franç.</i>) donne de curieux détails sur les dépenses extraordinaires +que les comédiens devoient faire pour leurs habits, tant +à la ville qu'au théâtre, «étant obligés de paroître souvent +à la cour, et de voir à toute heure des personnes de qualité.» +Il nous apprend aussi, au même endroit, qu'en certaines +circonstances les gentilshommes de la chambre avoient ordre +de contribuer aux frais de ces habits.</p></blockquote> + +<p>Les comediens ne se couchèrent qu'après avoir +bien soupé. Les uns et les autres etoient à leur +premier sommeil, environ les onze heures, quand +une troupe de cavaliers frappèrent à la porte de +l'hôtellerie. L'hôte repondit que son logis etoit +plein, et d'ailleurs qu'il etoit heure indue. Ils recommencèrent +à frapper plus fort, en menaçant +d'enfoncer la porte. Le Destin, qui avoit toujours +Saldagne en tête, crut que c'etoit lui qui venoit +à force ouverte pour enlever l'Etoile; mais, ayant +regardé par la fenêtre, il aperçut, à la faveur +de la clarté de la lune, un homme qui avoit les +mains liées par derrière; ce qu'ayant dit fort bas +à ses compagnons, qui etoient tous aussi bien +que lui en etat de le bien recevoir, Ragotin dit +assez haut que c'etoit M. de la Rappinière qui +avoit pris quelque voleur, car il en etoit à la +quête. Ils furent confirmés en cette opinion +quand ils ouïrent faire commandement à l'hôte +d'ouvrir de par le Roi. «Mais pourquoi diable +(dit la Rancune) ne l'a-t-il mené au Mans, ou +à Beaumont-le-Vicomte, ou, au pis aller, à +Fresnay<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a> +<a href="#footnote358"><sup class="sml">358</sup></a>? car, encore que ce faubourg soit du +Maine, il n'y a point de prisons; il faut qu'il y +ait là du mystère!» L'hôte fut contraint d'ouvrir +à la Rappinière, qui entra avec dix archers, lesquels +menoient un homme attaché, comme je +vous viens de dire, et qui ne faisoit que rire, +surtout quand il regardoit la Rappinière, ce qu'il +faisoit fixement, contre l'ordinaire des criminels; +et c'est la première raison pourquoi il ne le mena +pas au Mans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" +name="footnote358"><b>Note 358: </b></a><a href="#footnotetag358"> +(retour) </a> Petite ville du Maine, sur la Sarthe, à six lieues S.-O. +de Mamers.</blockquote> + +<p>Or vous sçaurez que, la Rappinière ayant appris +que l'on avoit fait plusieurs voleries et pillé +quelques maisons champêtres, il se mit en devoir +de chercher les malfaiteurs. Comme lui et ses archers +approchoient de la forêt de Persaine, ils +virent un homme qui en sortoit; mais quand il +aperçut cette troupe d'hommes à cheval, il reprit +le chemin du bois, ce qui fit juger à la Rappinière +que ce pouvoit en être un. Il piqua si fort et ses +gens aussi, qu'ils attrapèrent cet homme, qui ne +repondit qu'en termes confus aux interrogats que +la Rappinière lui fit, mais qui ne parut point de +l'être; au contraire, il se mit à rire et à regarder +fixement la Rappinière, lequel tant plus il le consideroit, +tant plus il s'imaginoit de l'avoir vu autrefois, +et il ne se trompoit pas; mais du temps +qu'ils s'etoient vus, l'on portoit les cheveux courts +et de grandes barbes<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a> +<a href="#footnote359"><sup class="sml">359</sup></a>, et cet homme-là avoit la +chevelure fort longue et point de barbe, et d'ailleurs +les habits differents; tout cela lui en ôtoit +la connoissance. Il le fit neanmoins attacher à un +banc de la table de la cuisine qui etoit à dossier +à l'antique, et le laissa en la garde de deux archers, +et s'en alla coucher après avoir fait un peu +de collation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" +name="footnote359"><b>Note 359: </b></a><a href="#footnotetag359"> +(retour) </a> Tallemant dit de même en parlant du grand-père du +marquis de Rambouillet: «On portoit la barbe longuette en +ce temps-là et les cheveux courts.» (<i>Hist. du marq. de +Ramb.</i>) C'étoit la mode encore sous le règne de Henri IV, +comme on peut le voir par les gravures et les portraits du +temps. François 1er avoit commencé à mettre en faveur les +cheveux courts et la barbe longue, pour cacher, dit-on, une +blessure qu'il avoit reçue au bas de la joue. Cette mode se +transforma peu à peu sous les règnes suivants, les cheveux +s'allongeant et la barbe se rétrécissant par degrés. Sous +Henri IV on portoit les cheveux plus longs que sous François +1er, mais courts encore, surtout relativement à l'immense +chevelure et à la non moins immense perruque qui +alloient les remplacer sous Louis XIII et Louis XIV. Quant à +la barbe, qui alloit bientôt devenir la maigre <i>royale</i> que chacun +sait, elle gardoit encore quelque chose de son ancienne +prestance; elle prenoit dessus et dessous le menton, pour descendre +en s'effilant en pointe. Aussi Bassompierre, en sortant +de la Bastille, s'étonnoit-il de ne plus retrouver les barbes de +son temps. «Louis XIII, dit Dulaure, monta imberbe sur le +trône de son glorieux père. Les courtisans, voyant leur jeune +roi sans barbe, trouvèrent la leur trop longue: ils la réduisirent +bientôt, etc.» (<i>Pogonologie</i>, p. 37.) V., dans Tallemant, +<i>Historiette de Louis XIII</i>, la chanson: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i12"> Hélas! ma pauvre barbe.</p> +<p class="i10">Qu'est-ce qui t'a faite ainsi?</p> +<p class="i12"> C'est le grand roi Louis</p> +<p class="i10">Treizième de ce nom,</p> +<p class="i10">Qui toute a ébarbé sa maison, etc.</p> +</div></div> + +<p>Le même Louis XIII portoit d'abord les cheveux courts dans +sa première jeunesse, comme le prouve une médaille frappée +à cette époque, mais bientôt il laissa croître sa chevelure, +qu'il ne tarda pas à porter dans toute sa longueur.</p></blockquote> + +<p>Le lendemain, le Destin se leva le premier, et, +en passant par la cuisine, il vit les archers endormis +sur une mechante paillasse, et un homme +attaché à un des bancs de la table, lequel lui fit +signe de s'approcher, ce qu'il fit; mais il fut fort +etonné quand le prisonnier lui dit: «Vous souvient-il +quand vous fûtes attaqué à Paris sur le +Pont-Neuf, où vous fûtes volé, et principalement +d'une boîte de portrait? J'etois alors avec le sieur +de la Rappinière, qui etoit notre capitaine. Ce fut +lui qui me fit avancer pour vous attaquer; vous +sçavez tout ce qui se passa. J'ai appris que vous +avez tout sçu de Doguin à l'heure de sa mort, +et que la Rappinière vous a rendu votre boîte. Vous +avez une belle occasion de vous venger de lui, +car, s'il me mène au Mans, comme il fera peut-être, +j'y serai pendu sans doute; mais il ne tiendra +qu'à vous qu'il ne soit de la danse: il ne faudra +que joindre votre deposition à la mienne, et puis +vous sçavez comme va la justice du Mans<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a> +<a href="#footnote360"><sup class="sml">360</sup></a>.» Le +Destin le quitta, et attendit que la Rappinière fût +levé. Ce fut pour lors qu'il temoigna bien qu'il +n'etoit pas vindicatif, car il l'avertit du dessein +du criminel, en lui disant tout ce qu'il avoit dit +de lui, et ensuite lui conseilla de s'en retourner +et de laisser ce miserable. Il vouloit attendre que +les comediennes fussent levées pour leur donner +le bon jour; mais le Destin lui dit franchement +que l'Etoile ne le pourroit pas voir sans s'emporter +furieusement contre lui avec justice; il lui dit +de plus que, si le vice-bailli d'Alençon (qui est le +prevôt de ce bailliage-là) sçavoit tout ce manége, +il le viendroit prendre. Il le crut, fit detacher le +prisonnier, qu'il laissa en liberté, monta à cheval +avec ses archers, et s'en alla sans payer l'hôtesse +(ce qui lui etoit assez ordinaire) et sans remercier +le Destin, tant il etoit troublé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" +name="footnote360"><b>Note 360: </b></a><a href="#footnotetag360"> +(retour) </a> La justice du Mans devoit sans doute avoir acquis une +grande habileté et une promptitude remarquable, grâce à +l'exercice que lui donnoit l'esprit processif et litigieux des +Manceaux. On sait, en effet, qu'ils ont été renommés de +tout temps, non moins que les Normands, pour leurs habitudes +chicanières. Boileau les associe à ceux-ci dans ses <i>Satires</i> +(XII, 341) et ses <i>Epîtres</i> (II, 31); il y revient encore +dans <i>le Lutrin</i> (I, 31). De même Racine dans <i>les Plaideurs</i> +(III, 3), Dufresnoy dans <i>la Réconciliation normande</i> (IV, 3), +etc., ont fait allusion à leur goût bien connu pour les procès. +«Un Manceau vaut un Normand et demi», dit le proverbe.</blockquote> + +<p>Après son depart, le Destin appela Roquebrune, +l'Olive et le Décorateur, qu'il mena dans la +ville, et allèrent directement au grand jeu de +paume, où ils trouvèrent six gentilshommes qui +jouoient partie. Il demanda le maître du tripot, et +ceux qui etoient dans la galerie, ayant connu que +c'étoient des comediens, dirent aux joueurs que +c'etoient des comediens, et qu'il y en avoit un qui +avoit fort bonne mine. Les joueurs achevèrent +leur partie et montèrent dans une chambre pour +se faire frotter, tandis que le Destin traitoit avec +le maître du jeu de paume. Ces gentilhommes, +etant descendus à demi vêtus, saluèrent le Destin +et lui demandèrent toutes les particularités de la +troupe, de quel nombre de personnes elle etoit +composée, s'il y avoit de bons acteurs, s'ils +avoient de beaux habits, et si les femmes etoient +belles. Le Destin repondit sur tous ces chefs; en +suite de quoi ces gentilshommes lui offrirent service, +et prièrent le maître de les accommoder, +ajoutant que, s'ils avoient patience qu'ils fussent +tout à fait habillés, qu'ils boiroient ensemble; ce +que le Destin accepta pour faire des amis en cas +que Saldagne le cherchât encore, car il en avoit +toujours de l'apprehension.</p> + +<p>Cependant il convint du prix pour le louage +dû tripot, et ensuite le Decorateur alla chercher +un menuisier pour bâtir le theâtre suivant le modèle +qu'il lui bailla; et les joueurs etant habillés, +le Destin s'approcha d'eux de si bonne grâce, et +avec sa grande mine leur fit paroître tant d'esprit, +qu'ils conçurent de l'amitié pour lui. Ils lui demandèrent +où la troupe etoit logée, et lui leur +ayant repondu qu'elle etoit aux Chênes-Verts en +Mont-Fort, ils lui dirent: «Allons boire dans un +logis qui sera votre fait; nous voulons vous aider +à faire le marché.» Ils y allèrent, furent d'accord +du prix pour trois chambres, et y dejeunèrent très +bien. Vous pouvez bien croire que leur entretien +ne fut que de vers et de pièces de theâtre, en +suite de quoi ils firent grande amitié, et allèrent +avec lui voir les comediennes, qui etoient sur le +point de dîner, ce qui fut cause que ces gentilshommes +ne demeurèrent pas longtemps avec elles. +Ils les entretinrent pourtant agreablement pendant +le peu de temps qu'ils y furent; ils leur offrirent +service et protection, car c'etoient des +principaux de la ville. Après le dîner l'on fit porter +le bagage comique à la Coupe-d'Or, qui etoit +le logis que le Destin avoit retenu, et quand le +theâtre fut en etat, ils commencèrent à representer.</p> + +<p>Nous les laisserons dans cet exercice, dans lequel +ils firent tous voir qu'ils n'etoient pas apprentis, +et retournerons voir ce que fait Saldagne +depuis sa chute.</p> +<a name="cc6" id="cc6"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="mid"><i>Mort de Saldagne.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/V.png"></span>ous avez vu dans le douzième chapitre +de la seconde partie de ce Roman +comme Saldagne etoit demeuré dans +un lit, malade de sa chute, dans la maison +du baron d'Arques, à l'appartement de Verville, +et ses valets si ivres dans une hôtellerie +d'un bourg distant de deux lieues de la dite maison, +que celui de Verville eut bien de la peine à leur +faire comprendre que la demoiselle s'etoit sauvée, +et que l'autre homme que son maître leur avoit +donné la suivoit avec l'autre cheval. Après qu'ils +se furent bien frotté les yeux, et bâillé chacun +trois ou quatre fois, et allongé les bras en s'etirant, +ils se mirent en devoir de la chercher. Ce +valet leur fit prendre un chemin par lequel il sçavoit +bien qu'ils ne la trouveroient pas, suivant +l'ordre que son maître lui en avoit donné; aussi +ils roulèrent trois jours, au bout desquels ils s'en +retournèrent trouver Saldagne, qui n'etoit pas +encore gueri de sa chute, ni même en etat de +quitter le lit, auquel ils dirent que la fille s'etoit +sauvée, mais que l'homme que M. de Verville +leur avoit baillé la suivoit à cheval. Saldagne +pensa enrager à la reception de cette nouvelle, +et bien prit à ses valets qu'il etoit au lit et attaché +par une jambe, car s'il eût eté debout, ou +s'il eût pu se lever, ils n'eussent pas seulement essuyé +des paroles, comme ils firent, mais il les +auroit roués de coups de bâton, car il pesta si furieusement +contre eux, leur disant toutes les injures +imaginables, et se mit si fort en colère, que +son mal augmenta et la fièvre le reprit, en sorte +que, quand le chirurgien vint pour le panser, il +apprehenda que la gangrène ne se mît à sa jambe, +tant elle etoit enflammée, et même il y avoit quelque +lividité, ce qui l'obligea d'aller trouver Verville, +auquel il conta cet accident, lequel se +douta bien de ce qui l'avoit causé, et qui alla +aussitôt voir Saldagne, pour lui demander la +cause de son alteration, ce qu'il savoit assez, +car il avoit eté averti par son valet de tout le succès +de l'affaire; et, l'ayant appris de lui-même, +il lui redoubla sa douleur en lui disant que c'etoit +lui qui avoit tramé cette pièce pour lui eviter la +plus mauvaise affaire qui lui pût jamais arriver: +«Car, lui dit-il, vous voyez bien que personne +n'a voulu retirer cette fille, et je vous declare que, +si j'ai souffert que ma femme, votre soeur, l'ait +logée ceans, ce n'a eté qu'à dessein de la remettre +entre les mains de son frère et de ses amis. +Dites-moi un peu, que seriez-vous devenu si l'on +avoit fait des informations contre vous pour un +rapt, qui est un crime capital et que l'on ne pardonne +point<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a> +<a href="#footnote361"><sup class="sml">361</sup></a>? Vous croyez peut-être que la bassesse +de sa naissance et la profession qu'elle fait +vous auroient excusé de cette licence, et en cela +vous vous flattez, car apprenez qu'elle est fille +de gentilhomme et de demoiselle, et qu'au bout +vous n'y auriez pas trouvé votre compte. Et après +tout, quand les moyens de la justice auroient manqué, +sçachez qu'elle a un frère qui s'en seroit +vengé; car c'est un homme qui a du coeur, et +vous l'avez eprouvé en plusieurs rencontres, ce +qui vous devroit obliger à avoir de l'estime pour +lui, plutôt que de le persecuter comme vous faites.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" +name="footnote361"><b>Note 361: </b></a><a href="#footnotetag361"> +(retour) </a> Quelquefois pourtant, surtout quand ces violences +étoient exercées par des personnages puissants contre des +femmes de classe inférieure. (<i>Mém.</i> de Chavagnac, 1699, +in-12, p. 100.) Il y a, à cette époque, bien des faits historiques +qui peuvent servir d'excuse et de justification au grand +nombre de rapts, de violences, de meurtres, qu'on trouve +dans le <i>Roman comique</i>, et à la facilité avec laquelle la justice +passe par-dessus. Qu'il me suffise de citer, outre l'enlèvement, +par le père du comte de Chavagnac, de la veuve +d'un sieur de Montbrun, celui de madame de Miramion, dans +le bois de Boulogne, aux portes mêmes de Paris, et son audacieuse +séquestration par Bussy au château de Launay, près +de Sens, crime qui, malgré un commencement de poursuites, +finit par rester impuni. (V. <i>Mém.</i> de Bussy, éd. Amst,, 1731, +p. 160 et suiv.) Il y avoit là un reste des habitudes féodales +et une dernière trace de l'ancien respect pour le droit du +plus fort et la légitimité de l'épée. C'est surtout dans Brantôme +qu'on peut lire le récit des attentats les plus fréquents +et les plus audacieux commis sur les personnes les plus illustres, +sans que la justice intervînt pour les punir. Ces +violences sembloient admises par les moeurs. Les Mémoires +contemporains et les <i>Historiettes</i> de Tallemant des Réaux +pourroient nous fournir à l'appui plus d'un trait, que leurs +narrateurs racontent comme une chose toute simple, et que +nous serions loin de trouver tels aujourd'hui. Vouloit-on se +défaire de Jacques de Lafin, qui avoit révélé au roi le complot +du maréchal de Biron, et de Concini, on les assassinoit +en plein jour, sur un pont, sans qu'on songeât à poursuivre +les meurtriers. Saint-Germain Beaupré faisoit assassiner par +son laquais, dans la rue Saint-Antoine, un gentilhomme +nommé Villepréau. D'Harcourt et d'Hocquincourt proposoient +à Anne d'Autriche de la défaire ainsi de Condé. Le +chevalier de Guise ne faisoit pas plus de cérémonies pour +passer son épée au travers du corps, en pleine rue Saint-Honoré, +au vieux baron de Luz, à peu près comme son frère +aîné avoit fait pour Saint-Paul; et ce crime non seulement +demeuroit impuni, mais valoit au meurtrier les plus chaleureuses +félicitations des plus grands personnages. (<i>Lett.</i> de +Malh., 1er févr. 1613.) On peut lire les <i>Grands jours d'Auvergne</i> +pour avoir une idée des actes incroyables que se permettoient +les gentilshommes d'alors. La justice, dans ces +cas-là, ne demandoit pas mieux que de faire comme nous le +dit l'auteur (ch. 6) à propos de la mort de Saldagne: «Personne +ne se plaignant, <i>d'ailleurs que ceux qui pouvoient +être soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la +ville</i>, cela demeura dans le silence.» Bossuet lui-même, parlant +de ceux qui offroient à Charles II d'assassiner Cromwell, +se borne à dire: «Sa grande âme a <i>dédaigné</i> ces moyens +trop <i>bas</i>; il a cru qu'en quelque état que fussent les rois, il +étoit de leur <i>majesté</i> de n'agir que par les lois ou par les +armes.» V. <i>Orais. fun. de la reine d'Anglet.</i>, vers la fin.</blockquote> + +<p>Il est temps de cesser ces vaines poursuites, où +vous pourriez à la fin succomber, car vous sçavez +bien que le desespoir fait tout hasarder; il vaut +donc mieux pour vous le laisser en paix.»</p> + +<p>Ce discours, qui devoit obliger Saldagne à rentrer +en lui-même, ne servit qu'à lui redoubler sa +rage et à lui faire prendre d'etranges resolutions, +qu'il dissimula en presence de Verville, et qu'il +tâcha depuis à executer. Il se depêcha de guerir, +et sitôt qu'il fut en etat de pouvoir monter à cheval +il prit congé de Verville, et à même temps il +prit le chemin du Mans, où il croyoit trouver +la troupe; mais ayant appris qu'elle en etoit partie +pour aller à Alençon, il se resolut d'y aller. Il +passa par Vivain, où il fit repaître ses gens et trois +coupe-jarrets qu'il avoit pris avec lui<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a> +<a href="#footnote362"><sup class="sml">362</sup></a>. Quand il +entra au logis du Coq-Hardi, où il mit pied à +terre, il entendit une grande rumeur: c'etoient les +marchands de toile, qui, etant allés au marché à +Beaumont, s'etoient aperçus du larcin que leur +avoit fait la Rancune, et etoient revenus s'en +plaindre à l'hôtesse, qui, en criant bien fort, leur +soutenoit qu'elle n'en etoit pas responsable, puisqu'ils +ne lui avoient pas baillé leurs balles à garder, +mais les avoient fait porter dans leurs chambres; +et les marchands repliquoient: «Cela est +vrai; mais que diable aviez-vous affaire d'y mettre +coucher ces bateleurs? car, sans doute, c'est eux +qui nous ont volés.--Mais, repartit l'hôtesse, +trouvâtes-vous vos balles crevées, ou les cordes +defaites?--Non, disoient les marchands; et c'est +ce qui nous etonne, car elles etoient nouées comme +si nous-mêmes l'eussions fait!--Or, allez +vous promener!» dit l'hôtesse. Les marchands +vouloient repliquer, quand Saldagne jura qu'il +les battroit s'ils menoient plus de bruit. Ces pauvres +marchands, voyant tant de gens, et de si +mauvaise mine, furent contraints de faire silence, +et attendirent leur depart pour recommencer leur +dispute avec l'hôtesse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" +name="footnote362"><b>Note 362: </b></a><a href="#footnotetag362"> +(retour) </a> On voit dans la <i>Relation des grands jours d'Auvergne</i> et +dans beaucoup de tragi-comédies du temps que c'étoit l'usage +des gentilshommes de recourir à des spadassins qu'ils payoient +pour leurs guet-apens. Ce n'étoit pas seulement pour les +assassinats qu'ils en agissoient ainsi, mais pour leurs distributions +de coups de bâton et leurs menues vengeances. Le +duc d'Epernon, non content de ses laquais, avoit ses donneurs +d'étrivières gagés.</blockquote> + +<p>Après que Saldagne et ses gens et ses chevaux +eurent repu, il prit la route d'Alençon, où il +arriva fort tard. Il ne dormit point de toute la +nuit, qu'il employa à penser aux moyens de se +venger sur le Destin de l'affront qu'il lui avoit +fait de lui avoir ravi sa proie; et comme il etoit +fort brutal, il ne prit que des resolutions brutales. +Le lendemain il alla à la comedie avec ses compagnons, +qu'il fit passer devant, et paya pour quatre. +Ils n'etoient connus de personne: ainsi il +leur fut facile de passer pour etrangers. Pour +lui, il entra le visage couvert de son manteau +et la tête enfoncée dans son chapeau, comme +un homme qui ne veut pas être connu. Il s'assit +et assista à la comedie, où il s'ennuya autant +que les autres y eurent de satisfaction, +car tous admirèrent l'Etoile, qui representa ce +jour-là la Cleopâtre de la pompeuse tragedie du +grand <i>Pompée</i>, de l'inimitable Corneille. Quand +elle fut finie, Saldagne et ses gens demeurèrent +dans le jeu de paume, resolus d'y attaquer le +Destin. Mais cette troupe avoit si fort gagné les +bonnes grâces de toute la noblesse et de tous les +honnêtes bourgeois d'Alençon, que ceux et celles +qui la composoient n'alloient point au theâtre +ni ne s'en retournoient point à leur logis qu'avec +grand cortège.</p> + +<p>Ce jour-là une jeune dame veuve fort galante, +qu'on appeloit madame de Villefleur, convia les +comediennes à souper (ce que Saldagne put facilement +entendre). Elles s'en excusèrent civilement, +mais, voyant qu'elle persistoit de si bonne +grâce à les en prier, elles lui promirent d'y aller. +Ensuite elles se retirèrent, mais très bien accompagnées, +et notamment de ces gentilshommes +qui jouoient à la paume quand le Destin vint +pour louer le tripot, et d'un grand nombre d'autres; +ce qui rompit le mauvais dessein de Saldagne, +qui n'osa éclater devant tant d'honnêtes +gens, avec lesquels il n'eût pas trouvé son compte. +Mais il s'avisa de la plus insigne méchanceté +que l'on puisse imaginer, qui fut d'enlever l'Etoile +quand elle sortiroit de chez madame de Villefleur, +et de tuer tous ceux qui voudroient s'y opposer, +à la faveur de la nuit. Les trois comediennes +y allèrent souper et passer la veillée. Or, +comme je vous ai dejà dit, cette dame étoit +jeune et fort galante, ce qui attiroit à sa maison +toute la belle compagnie, qui augmenta ce soir-là +à cause des comediennes. Or Saldagne s'etoit +imaginé d'enlever l'Etoile avec autant de facilité +que quand il l'avoit ravie lorsque le valet du +Destin la conduisoit, suivant la maudite invention +de la Rappinière. Il prit donc un fort cheval, +qu'il fit tenir par un de ses laquais, lequel il +posta à la porte de la maison de ladite dame de +Villefleur, qui etoit située dans une petite rue +proche du Palais, croyant qu'il lui seroit facile +de faire sortir l'Etoile sous quelque prétexte, +et la monter promptement sur le cheval, avec +l'aide de ses trois hommes, qui battoient l'estrade<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a> +<a href="#footnote363"><sup class="sml">363</sup></a> +dans la grande place, pour la mener après où il +lui plairoit. Enfin il se repaissoit de ses vaines chimères +et tenoit dejà la proie en imagination; +mais il arriva qu'un homme d'eglise (qui n'etoit +pas de ceux qui font scrupule de tout et bien +souvent de rien, car il frequentoit les honorables +compagnies et aimoit si fort la comedie qu'il faisoit +connoissance avec tous les comediens qui +venoient à Alençon<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a> +<a href="#footnote364"><sup class="sml">364</sup></a>, et l'avoit fait fort etroitement +avec ceux de notre illustre troupe<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a> +<a href="#footnote365"><sup class="sml">365</sup></a>) alloit +veiller ce soir-là chez madame de Villefleur, et +ayant aperçu un laquais (qu'il ne connoissoit +point, non plus que la livrée qu'il portoit) tenant +un cheval par la bride, et l'ayant enquis à qui il +etoit et ce qu'il faisoit là, et si son maître etoit +dans la maison, et ayant trouvé beaucoup d'obscurité +en ses reponses, il monta à la salle où etoit +la compagnie, à laquelle il raconta ce qu'il avoit +vu, et qu'il avoit ouï marcher des personnes à +l'entrée de la petite rue. Le Destin, qui avoit +observé cet homme qui se cachoit le visage de +son manteau, et qui avoit toujours l'imagination +frappée de Saldagne, ne douta point que ce ne +fût lui; pourtant il n'en avoit rien dit à personne, +mais il avoit mené tous ses compagnons chez +madame de Villefleur, pour faire escorte aux +demoiselles qui y veilloient. Mais ayant appris +de la bouche de l'ecclésiastique ce que vous venez +d'ouïr, il fut confirmé dans la croyance que +c'etoit Saldagne qui vouloit hasarder un second +enlèvement de sa chère l'Etoile. L'on consulta ce +que l'on devoit faire, et l'on conclut que l'on attendroit +l'evenement, et que, si personne ne paroissoit +devant l'heure de la retraite l'on sortiroit +avec toute la précaution que l'on peut prendre +en pareilles occasions. Mais l'on ne demeura +pas longtemps qu'un homme inconnu entra et +demanda mademoiselle de l'Etoile, à laquelle il +dit qu'une demoiselle de ses amies lui vouloit +dire un mot à la rue, et qu'elle la prioit de descendre +pour un moment. L'on jugea alors que +c'etoit par ce moyen que Saldagne vouloit reussir +à son dessein, ce qui obligea tous ceux de la +compagnie à se mettre en état de le bien recevoir. +L'on ne trouva pas bon qu'aucune des comediennes +descendît, mais l'on fit avancer une +des femmes de chambre de madame de Villefleur, +que Saldagne saisit aussitôt, croyant que ce fût +l'Etoile<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a> +<a href="#footnote366"><sup class="sml">366</sup></a>. Mais il fut bien etonné quand il se +trouva investi d'un grand nombre d'hommes armés, +car il en etoit passé une partie par une +porte qui est sur la grande place, et les autres +par la porte ordinaire. Mais comme il n'avoit du +jugement qu'autant qu'un brutal en peut avoir, +et sans considerer si ses gens etoient joints à lui, +il tira un coup de pistolet dont un des comediens +fut blessé legèrement, mais qui fut suivi +d'une demi-douzaine qu'on dechargea sur lui. +Ses gens, qui ouïrent le bruit, au lieu de s'approcher +pour le secourir, firent comme font ordinairement +ces canailles que l'on emploie pour +assassiner quelqu'un, qui s'enfuient quand ils +trouvent de la resistance; autant en firent les +compagnons de Saldagne, qui etoit tombé, car +il avoit un coup de pistolet à la tête et deux dans +le corps. L'on apporta de la lumière pour le regarder, +mais personne ne le connut que les comediens +et comediennes, qui assurèrent que c'etoit +Saldagne. On le crut mort, quoiqu'il ne le fût +pas, ce qui fut cause que l'on aida à son laquais +à le mettre de travers sur son cheval; il le mena à +son logis, où on lui reconnut encore quelque signe +de vie, ce qui obligea l'hôte à le faire panser; +mais ce fut inutilement, car il mourut le lendemain.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" +name="footnote363"><b>Note 363: </b></a><a href="#footnotetag363"> +(retour) </a> C'est-à-dire qui se tenoient aux aguets et alloient à la +découverte.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" +name="footnote364"><b>Note 364: </b></a><a href="#footnotetag364"> +(retour) </a> Cela n'étoit pas alors fort rare ni extraordinaire. Racine, +dans l'<i>Abrégé de l'histoire de Port-Royal</i> (1re partie), rapporte +un mot du fameux partisan Jean de Werth (prisonnier de 1638 +à 1642), qui s'étonnoit de voir en France les saints en prison +et les évêques à la comédie. Renaudot nous apprend de +même que les ecclésiastiques, aussi bien que les hommes du +monde, assistèrent en foule à l'<i>Andromède</i> de Corneille (Gaz. +de France, 1650). L'abbé de Marolles raconte, dans ses Mémoires, +que les cardinaux, le nonce apostolique et les prélats +les plus pieux assistoient aux ballets de la cour (<i>Neuvième +discours sur les ballets</i>); qu'on y préparoit des places pour +les abbés, les confesseurs et les aumôniers de Richelieu, et +qu'après la représentation de <i>Mirame</i>, on vit l'évêque de +Chartres, Valançay, «le maréchal de camp comique», descendre +de dessus le théâtre pour présenter la collation à la reine. +Ce fut le même prélat qui fut l'ordonnateur du ballet de la +Félicité, à l'hôtel de Richelieu. Cospéan lui-même, le saint +évêque de Lisieux, ne reculoit pas devant ce divertissement +profane, et le cardinal de Retz rapporte dans ses Mémoires +qu'il accepta un jour, sans la moindre difficulté, la proposition +que lui firent mesdames de Choisy et de Vendôme de +lui donner la comédie dans la maison de l'archevêque de +Paris, à Saint-Cloud. Fléchier raconte, dans la <i>Relation des +grands jours d'Auvergne</i>, que, sous l'épiscopat de Joachim +d'Estaing, à Clermont, on voyoit, après le sermon ou l'office, +les chanoines «courir aux comédies avec des dames». +Lui-même déclare qu'il n'est pas ennemi juré de ces divertissements. +D'après Tallemant, la femme du lieutenant criminel +Tardieu se fit un jour conduire par l'évêque de Rennes +à l'hôtel de Bourgogne, pour y voir l'Oedipe de Corneille. +Quand deux cardinaux, Richelieu et Mazarin, favorisoient +particulièrement ce genre de spectacle, les évêques +mondains et les abbés beaux esprits, comme il n'en manquoit +pas, devoient se croire suffisamment autorisés à les +fréquenter.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" +name="footnote365"><b>Note 365: </b></a><a href="#footnotetag365"> +(retour) </a> Plusieurs troupes comiques se donnoient ainsi le nom +d'<i>illustres</i>. Le théâtre sur lequel Molière commença à jouer, +sous la direction des Béjart (1645), s'intituloit l'<i>illustre +théâtre</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" +name="footnote366"><b>Note 366: </b></a><a href="#footnotetag366"> +(retour) </a> On lit une anecdote historique tout à fait analogue dans +les <i>Lettres</i> de Malherbe à Peiresc (4 juillet 1614).</blockquote> + +<p>Son corps fut porté en son pays, où il fut reçu +par ses soeurs et leurs maris. Elles le pleurèrent +par contenance, mais dans leur coeur elles furent +très aises de sa mort; et j'oserois croire que madame +de Saint-Far eût bien voulu que son brutal +de mari eût eu un pareil sort, et il le devoit +avoir à cause de la sympathie; pourtant je ne +voudrois pas faire de jugement temeraire. La +justice se mit en devoir de faire quelques formalités; +mais n'ayant trouvé personne et personne +ne se plaignant, d'ailleurs que ceux qui pouvoient +être soupçonnés etoient des principaux +gentilshommes de la ville, cela demeura dans le +silence. Les comediennes furent conduites à +leur logis, où elles apprirent le lendemain la +mort de Saldagne, dont elles se rejouirent fort, +etant alors en assurance; car partout elles n'avoient +que des amis, et partout ce seul ennemi, +car il les suivoit partout.</p> +<a name="cc7" id="cc7"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<p class="mid"><i>Suite de l'histoire de la Caverne.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e Destin avec l'Olive allèrent le lendemain +chez le prêtre, que l'on appeloit +M. le prieur<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a> +<a href="#footnote367"><sup class="sml">367</sup></a> de Saint-Louis (qui +est un titre, plutôt honorable que lucratif, +d'une petite eglise qui est située dans une +île que fait la rivière de Sarthe entre les ponts +d'Alençon), pour le remercier de ce que par +son moyen ils avoient évité le plus grand malheur +qui leur pût jamais arriver, et qui ensuite +les avoit mis dans un parfait repos, puisqu'ils +n'avoient plus rien à craindre après la mort funeste +du miserable Saldagne, qui continuoit toujours à +les troubler. Vous ne devez pas vous etonner si les +comediens et comediennes de cette troupe avoient +reçu le bienfait d'un prêtre, puisque vous avez +pu voir dans les aventures comiques de cette illustre +histoire les bons offices que trois ou quatre +curés leur avoient rendus dans le logis où +l'on se battoit la nuit, et le soin qu'ils avoient +eu de loger et garder Angelique après qu'elle +fut retrouvée, et autres que vous avez pu remarquer +et que vous verrez encore à la suite. Ce +prieur, qui n'avoit fait que simplement connoissance +avec eux, fit alors une fort etroite amitié, +en sorte qu'ils se visitèrent depuis et mangèrent +souvent ensemble. Or, un jour que M. de Saint-Louis +etoit dans la chambre des comediennes +(c'étoit un vendredi, que l'on ne representoit pas<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a> +<a href="#footnote368"><sup class="sml">368</sup></a>) +le Destin et l'Etoile prièrent la Caverne d'achever +son histoire. Elle eut un peu de peine à s'y +resoudre, mais enfin elle toussa trois ou quatre +fois et cracha bien autant; l'on dit qu'elle se +moucha aussi et se mit en etat de parler, quand +M. de Saint-Louis voulut sortir, croyant qu'il +y eût quelque secret mystère qu'elle n'eût pas +voulu que tout le monde eût entendu; mais il +fut arrêté par tous ceux de la troupe, qui l'assurèrent +qu'ils seroient très aises qu'il apprît leurs +aventures. «Et j'ose croire, dit l'Etoile (qui +avoit l'esprit fort eclairé), que vous n'êtes pas +venu jusqu'à l'âge où vous êtes sans en avoir +eprouvé quelques-unes; car vous n'avez pas la +mine d'avoir toujours porté la soutane.» Ces +paroles demontèrent un peu le prieur, qui leur +avoua franchement que ses aventures ne rempliroient +pas mal une partie de roman, au lieu des +histoires fabuleuses que l'on y met le plus souvent. +L'Etoile lui repartit qu'elle jugeoit bien +qu'elles etoient dignes d'être ouïes, et l'engageaà les raconter à la première requisition qui lui +en seroit faite; ce qu'il promit fort agreablement. +Alors la Caverne reprit son histoire en cette +sorte:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" +name="footnote367"><b>Note 367: </b></a><a href="#footnotetag367"> +(retour) </a> Il y avoit des prieurés de diverses sortes: par exemple +les prieurés simples, qui n'obligeoient qu'à la récitation du +bréviaire, et les prieurés conventuels, qu'on ne pouvoit posséder +sans être prêtre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" +name="footnote368"><b>Note 368: </b></a><a href="#footnotetag368"> +(retour) </a> Les troupes de Paris, au contraire, représentoient toujours +le vendredi, sauf dans les temps de relâche nécessaire. +Du reste, aucune troupe ne jouoit tous les jours; on ne représentoit, +à Paris, que trois fois la semaine: les vendredi, +dimanche et mardi, sans parler des jours de fêtes non solennelles +qui se rencontroient en dehors. (Chappuz., 2e, l., 15.)</blockquote> + +<p>«Le levrier qui nous fit peur interrompit ce que +vous allez apprendre. La proposition que le baron +de Sigognac fit faire à ma mère (par le bon +curé) de l'épouser la rendit aussi affligée que +j'en etois joyeuse, comme je vous ai dejà dit; et +ce qui augmentoit son affliction, c'etoit de ne +savoir par quel moyen sortir de son château: de +le faire seules, nous n'eussions pu aller guère +loin qu'il ne nous eût fait suivre et reprendre, +et ensuite peut-être maltraiter. D'ailleurs c'etoit +hasarder à perdre nos nippes, qui etoient le seul +moyen qui nous restoit pour subsister; mais le +bonheur nous en fournit un tout à fait plausible. +Ce baron, qui avoit toujours eté un homme farouche +et sans humanité, ayant passé de l'excès de +l'insensibilité brutale à la plus belle de toutes les +passions, qui est l'amour, qu'il n'avoit jamais ressentie, +ce fut avec tant de violence, qu'il en fut +malade, et malade à la mort. Au commencement +de sa maladie, ma mère s'entremit de le servir; +mais son mal augmentoit toutes les fois qu'elle +approchoit de son lit, ce qu'elle ayant aperçu, +comme elle etoit femme d'esprit, elle dit à ses +domestiques qu'elle et sa fille leur etoient plutôt +des sujets d'empêchemens que necessaires, et +partant qu'elle les prioit de leur procurer des +montures pour nous porter et une charrette pour +le bagage. Ils eurent un peu de peine à s'y resoudre; +mais le curé survenant et ayant reconnu +que monsieur le baron etoit en rêverie<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a> +<a href="#footnote369"><sup class="sml">369</sup></a>, se mit +en devoir d'en chercher. Enfin il trouva ce qui +nous etoit necessaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" +name="footnote369"><b>Note 369: </b></a><a href="#footnotetag369"> +(retour) </a> Dans le délire.</blockquote> + +<p>«Le lendemain nous fîmes charger notre equipage, +et après avoir pris congé des domestiques, +et principalement de cet obligeant curé, nous +allâmes coucher à une petite ville de Perigord +dont je n'ai pas retenu le nom; mais je sçais bien +que c'etoit celle où l'on alla querir un chirurgien +pour panser ma mère, qui avoit eté blessée quand +les gens du baron de Sigognac nous prirent pour +les bohemiens. Nous descendîmes dans un logis +où l'on nous prit aussitôt pour ce que nous etions, +car une chambrière dit assez haut: «Courage! l'on +fera la comedie, puisque voici l'autre partie de la +troupe arrivée.» Ce qui nous fit connoître qu'il y +avoit là déjà quelque débris de caravane comique, +dont nous fûmes très aises, parce que nous pourrions +faire troupe et ainsi gagner notre vie. Nous +ne nous trompâmes point, car le lendemain (après +que nous eûmes congédié la charrette et les chevaux) +deux comediens, qui avoient appris notre +arrivée, nous vinrent voir, et nous apprirent qu'un +de leurs compagnons avec sa femme les avoit +quittés, et que, si nous voulions nous joindre à +eux, nous pourrions faire affaires. Ma mère, qui +etoit encore fort belle, accepta l'offre qu'ils nous +firent, et l'on fut d'accord qu'elle auroit les premiers +rôles, et l'autre femme qui etoit restée les +seconds, et moi je ferois ce que l'on voudroit, +car je n'avois pas plus de treize ou quatorze ans.</p> + +<p>Nous representâmes environ quinze jours, cette +ville-là n'etant pas capable de nous entretenir +davantage de temps. D'ailleurs, ma mère pressa +d'en sortir et de nous eloigner de ce pays-là, de +crainte que ce baron, etant gueri, ne nous cherchât +et ne nous fît quelque insulte. Nous fîmes +environ quarante lieues sans nous arrêter, et, à la +première ville où nous representâmes, le maître +de la troupe, que l'on appeloit Bellefleur<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a> +<a href="#footnote370"><sup class="sml">370</sup></a>, parla +de mariage à ma mère; mais elle le remercia et +le conjura à même temps de ne prendre pas +la peine d'être son galant, parce qu'elle etoit +dejà avancée en âge et qu'elle avoit resolu de ne +se remarier jamais. Bellefleur, ayant appris une +si ferme resolution, ne lui en parla plus depuis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" +name="footnote370"><b>Note 370: </b></a><a href="#footnotetag370"> +(retour) </a> Les noms de ce genre, tirés du règne végétal, étoient +fort communs parmi les comédiens; on connoît, par exemple, +Bellerose et mademoiselle Bellerose, Floridor, mademoiselle +La Fleur, plus tard Fleuri, sans parler de Des OEillets, etc.</blockquote> + +<p>«Nous roulâmes trois ou quatre années avec +succès. Je devins grande, et ma mère si valétudinaire +qu'elle ne pouvoit plus representer. +Comme j'avois exercé avec la satisfaction des +auditeurs et l'approbation de la troupe, je fus subrôgée +en sa place. Bellefleur, qui ne l'avoit pu +avoir en mariage, me demanda à elle pour être sa +femme; mais elle ne lui repondit pas selon son +desir, car elle eût bien voulu trouver quelque +occasion pour se retirer à Marseille. Mais etant +tombée malade à Troyes en Champagne, et apprehendant +de me laisser seule, elle me communiqua +le dessein de Bellefleur. La necessité +presente m'obligea de l'accepter. D'ailleurs c'etoit +un fort honnête homme; il est vrai qu'il eût pu +être mon père. Ma mère eut donc la satisfaction +de me voir mariée et de mourir quelques jours +après. J'en fus affligée autant qu'une fille le peut +être; mais comme le temps guérit tout, nous +reprîmes notre exercice, et quelque temps après +je devins grosse. Celui de mon accouchement +etant venu, je mis au monde cette fille que vous +voyez, Angelique, qui m'a tant coûté de larmes, +et qui m'en fera bien verser, si je demeure encore +quelque temps en ce monde.»</p> + +<p>Comme elle alloit poursuivre, le Destin l'interrompit, +lui disant qu'elle ne pouvoit esperer +à l'avenir que toute sorte de satisfaction, puisqu'un +seigneur tel qu'etoit Leandre la vouloit +pour femme. L'on dit en commun proverbe que +<i>lupus in fabula</i><a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a> +<a href="#footnote371"><sup class="sml">371</sup></a> (excusez ces trois mots de latin, +assez faciles à entendre); aussi, comme la Caverne +alloit achever son histoire, Leandre entra, +et salua tous ceux de la compagnie. Il etoit vêtu +de noir et suivi de trois laquais aussi vêtus de +noir, ce qui donna assez à connoître que son +père etoit mort. Le prieur de Saint-Louis sortit +et s'en alla, et je finis ici ce chapitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" +name="footnote371"><b>Note 371: </b></a><a href="#footnotetag371"> +(retour) </a> Proverbe latin, qu'on trouve dans Plaute (<i>Stich. IV</i>, I, v. +71), Térence (<i>Adelph. IV</i>, I, v. 21), Cicéron (lettres à <i>Attic.</i>, +I. XIII, lett. 33), etc. Il s'employoit dans l'origine pour désigner +un interlocuteur qui forçoit les autres à se taire, en +survenant dans une conversation, semblable au loup, qui, +selon la croyance des anciens, rendoit muet l'homme qui le +rencontroit d'abord. V. Virg., 9e égl., v. 53: <i>Lupi Moerin +videre priores</i>. C'étoit là son sens primitif, mais il s'étendit +peu à peu jusqu'à une signification analogue à celle de notre +proverbe populaire: Quand on parle du loup, etc.</blockquote> +<a name="cc8" id="cc8"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Fin de l'histoire de la Caverne.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>près que Leandre eut fait toutes les +ceremonies de son arrivée, le Destin +lui dit qu'il se falloit consoler de la +mort de son père, et se féliciter des +grands biens qu'il lui avoit laissés. Leandre le +remercia du premier, avouant que pour la mort +de son père, il y avoit longtemps qu'il l'attendoit +avec impatience<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a> +<a href="#footnote372"><sup class="sml">372</sup></a>. «Toutefois, leur dit-il, il ne +seroit pas seant que je parusse sur le theâtre si tôt +et si près de mon pays natal; il faut donc, s'il +vous plaît, que je demeure dans la troupe sans +representer jusqu'à ce que nous soyons eloignés +d'ici.» Cette proposition fut approuvée de tous; +en suite de quoi l'Etoile lui dit: «Monsieur, vous +agreerez donc que je vous demande vos titres, et +comme il vous plaît que nous vous appelions à +present.» Sur quoi Leandre lui repondit: «Le titre +de mon père etoit le baron de Rochepierre, lequel +je pourrais porter; mais je ne veux point que l'on +m'appelle autrement que Leandre, nom sous lequel +j'ai eté si heureux que d'agreer à ma chère +Angelique. C'est donc ce nom-là que je veux +porter jusques à la mort, tant pour cette raison que +pour vous faire voir que je veux executer ponctuellement +la resolution que je pris à mon départ +et que je communiquai à tous ceux de la troupe.» +En suite de cette declaration, les embrassades +redoublèrent, beaucoup de soupirs furent poussés, +quelques larmes coulèrent des plus beaux +yeux, et tous approuvèrent la resolution de Leandre, +lequel, s'etant approché d'Angelique, lui +conta mille douceurs, auxquelles elle repondit +avec tant d'esprit que Leandre en fut d'autant +plus confirmé en sa resolution. Je vous aurois +volontiers fait le recit de leur entretien et de la +manière qu'il se passa, mais je ne suis pas amoureux +comme ils etoient.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" +name="footnote372"><b>Note 372: </b></a><a href="#footnotetag372"> +(retour) </a> L'aveu est au moins singulier, et l'auteur le donne +comme une chose toute simple, voulant sans doute par là +imiter Scarron, qui, dans les deux premières parties, mentionne +les vices et les actes les moins excusables de ses personnages, +sans avoir l'air de les blâmer, et se conformer au +ton d'un roman comique et <i>réaliste</i>, qui doit prendre les +moeurs telles qu'elles sont, sans vouloir moraliser ni sermonner +hors de propos et à contresens. C'est là une observation +qu'on peut faire dans la plupart des romans comiques et familiers +du temps, dont les auteurs, peu sensibles aux délicatesses +du sentiment, semblent en général remplis d'indulgence +pour tout ce qui n'est pas ridicule, mais simplement +malhonnête. C'est ainsi que Sorel, dans <i>Francion</i> (l. VIII), +a l'air de trouver fort joli le bon tour par lequel son héros +assoupit un créancier, puis lui prend ses créances dans sa +poche et les brûle; que Tristan, dans <i>le Page disgracié</i>, laisse +en paiement, dans une auberge, une meute de chiens qui ne +lui appartient pas, et traite la chose comme une simple plaisanterie +(ch. 30). Ce caractère se retrouve dans les pièces de +Dancourt et de Regnard, comme dans le <i>Gil-Blas</i> de Le Sage; +et, du reste, il est commun aux romans picaresques et aux +comédies de tous les temps et de tous les pays. Personne +n'ignore que le comte de Grammont, et bien d'autres, trichoient +au jeu, sans perdre pour cela beaucoup de consideration, +aux yeux mêmes des plus honnêtes gens (V. Tallemant, +historiette de Beaulieu Picart, au début), et que l'honnête +Gourville, si estimé de ses contemporains, enleva un jour un +riche directeur des postes, pour lui faire racheter sa liberté à +beaux deniers comptants.</blockquote> + +<p>Leandre leur dit de plus qu'il avoit donné +ordre à toutes ses affaires, qu'il avoit mis des +fermiers dans toutes ses terres, et qu'il leur avoit +tait avancer chacun six mois, ce qui pouvoit +monter à six mille livres, qu'il avoit apportées afin +que la troupe ne manquât de rien. A ce discours, +grands remerciements. Alors Ragotin (qui n'avoit +point paru en tout ce que nous avons dit en ces +deux derniers chapitres) s'avança pour dire que +puisque M. Leandre ne vouloit pas representer +en ce pays, qu'on pouvoit bien lui bailler ses +rôles et qu'il s'en acquitteroit comme il faut. +Mais Roquebrune (qui etoit son antipode) dit +que cela lui appartenoit bien mieux qu'à un petit +bout de flambeau. Cette epithète fit rire toute la +compagnie; en suite de quoi le Destin dit que +l'on y aviseroit, et qu'en attendant la Caverne +pourroit achever son histoire, et qu'il seroit bon +d'envoyer querir le prieur de Saint-Louis, afin +qu'il en ouît la fin comme il avoit fait la suite, +et afin que plus facilement il nous debitât la +sienne. Mais la Caverne repondit qu'il n'etoit +pas necessaire, parce qu'en deux mots elle auroit +achevé. On lui donna audience, et elle continua +ainsi:</p> + +<p>«Je suis demeurée au temps de mon accouchement +d'Angelique; je vous ai dit aussi que +deux comediens nous vinrent trouver pour nous +persuader de faire troupe avec eux; mais je ne +vous ai pas dit que c'etoient l'Olive et un autre +qui nous quitta depuis, en la place duquel nous +reçûmes notre poète. Mais me voici au lieu de +mes plus sensibles malheurs. Un jour que nous +allions representer la comedie du <i>Menteur</i>, de +l'incomparable M. Corneille, dans une ville de +Flandre où nous etions alors, un laquais d'une +dame, qui avoit charge de garder sa chaise, la +quitta pour aller ivrogner, et aussitôt une autre +dame prit la place. Quand celle à qui elle appartenoit +vint pour s'y asseoir et la trouva prise, +elle dit civilement à celle qui l'occupoit que c'étoit +là sa chaise et qu'elle la prioit de la lui laisser; +l'autre repondit que si cette chaise etoit sienne +qu'elle la pourroit prendre, mais qu'elle ne bougeroit +pas de cette place-là. Les paroles augmentèrent, +et des paroles l'on en vint aux mains. +Les dames se tiroient les unes les autres, ce qui +auroit été peu, mais les hommes s'en mêlèrent; +les parens de chaque parti en formèrent un chacun; +l'on crioit, l'on se poussoit, et nous regardions +le jeu par les ouvertures des tentes du +théâtre. Mon mari, qui devoit faire le personnage +de Dorante, avoit son epée au côté; quand +il en vit une vingtaine de tirées hors du fourreau, +il ne marchanda point, il sauta du theâtre en bas +et se jeta dans la mêlée, ayant aussi l'epée à la +main, tâchant d'apaiser le tumulte, quand quelqu'un +de l'un des partis (le prenant sans doute pour +être du contraire au sien) lui porta un grand coup +d'epée que mon mari ne put parer; car s'il s'en +fût aperçu, il lui eût bien baillé le change, car il +etoit fort adroit aux armes. Ce coup lui perça le +coeur; il tomba, et tout le monde s'enfuit. Je me +jetai en bas du theâtre et m'approchai de mon +mari, que je trouvai sans vie. Angelique (qui pouvoit +avoir alors treize ou quatorze ans) se joignit +à moi avec tous ceux de la troupe. Notre recours +fut à verser des larmes, mais inutilement. Je fis +enterrer le corps de mon mari après qu'il eut été +visité par la justice, qui me demanda si je me +voulois faire partie, à quoi je repondis que je +n'en avois pas le moyen. Nous sortîmes de la +ville, et la necessité nous contraignit de representer +pour gagner notre vie, bien que notre +troupe ne fût guère bonne, le principal acteur +nous manquant. D'ailleurs j'etois si affligée que +je n'avois pas le courage d'etudier mes rôles; +mais Angelique, qui se faisoit grande, suppléa +à mon defaut. Enfin nous etions dans une ville +de Hollande où vous nous vîntes trouver, vous, +monsieur le Destin, mademoiselle votre soeur et +la Rancune; vous vous offrîtes de representer +avec nous, et nous fûmes ravis de vous recevoir +et d'avoir le bonheur de votre compagnie. Le +reste de mes aventures a eté commun entre nous, +comme vous ne sçavez que trop, au moins depuis +Tours, où notre portier tua un des fusiliers de +l'intendant, jusques en cette ville d'Alençon.»</p> + +<p>La Caverne finit ainsi son histoire, en versant +beaucoup de larmes, ce que fit l'Etoile en l'embrassant +et la consolant du mieux qu'elle put de +ces malheurs, qui veritablement n'etoient pas +mediocres; mais elle lui dit qu'elle avoit sujet +de se consoler, attendu l'alliance de Leandre. +La Caverne sanglotoit si fort qu'elle ne put lui +repartir, non plus que moi continuer ce chapitre.</p> +<a name="cc9" id="cc9"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="mid"><i>La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile,<br> +et l'arrivée d'un carrosse plein de noblesse,<br> +et autres aventures de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a comedie alloit toujours avant, et l'on +representoit tous les jours avec grande +satisfaction de l'auditoire, qui etoit +toujours beau et fort nombreux; il n'y +arrivoit aucun desordre, parce que Ragotin tenoit +son rang derrière la scène, lequel n'etoit +pourtant pas content de ce qu'on ne lui donnoit +point de rôle, et dont il grondoit souvent; mais +on lui donnoit esperance que, quand il seroit +temps, on le feroit representer. Il s'en plaignoit +presque tous les jours à la Rancune, en qui il +avoit une grande confiance, quoique ce fût le +plus mefiable de tous les hommes. Mais comme +il l'en pressoit une fois extraordinairement, la +Rancune lui dit: «Monsieur Ragotin, ne vous +ennuyez pas encore, car apprenez qu'il y a grande +différence du barreau au theâtre: si l'on n'y est +bien hardi, l'on s'interrompt facilement; et puis +la declamation des vers est plus difficile que +vous ne pensez. Il faut observer la ponctuation +des periodes et ne pas faire paroître que ce soit +de la poésie, mais les prononcer comme si c'etoit +de la prose; et il ne faut pas les chanter ni s'arrêter +à la moitié ni à la fin des vers, comme +fait le vulgaire, ce qui a très mauvaise grâce; +et il y faut être bien assuré; en un mot, il les +faut animer par l'action<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a> +<a href="#footnote373"><sup class="sml">373</sup></a>. Croyez-moi donc, attendez +encore quelque temps, et, pour vous +accoutumer au theâtre, representez sous le masque +à la farce: vous y pourrez faire le second +zani<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a> +<a href="#footnote374"><sup class="sml">374</sup></a>. Nous avons un habit qui vous sera propre +(c'etoit celui d'un petit garçon qui faisoit +quelquefois ce personnage-là, et que l'on appeloit +Godenot); il en faut parler à M. le Destin et +à mademoiselle de l'Etoile»; ce qu'ils firent le +jour même, et fut arrêté que le lendemain Ragotin +feroit ce personnage-là. Il fut instruit par la Rancune +(qui, comme vous avez vu au premier +tome de ce roman, s'enfarinoit à la farce) de ce +qu'il devoit dire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" +name="footnote373"><b>Note 373: </b></a><a href="#footnotetag373"> +(retour) </a> Voilà des préceptes aussi sensés que ceux que donne +Hamlet aux comédiens. La Rancune recommande la déclamation +telle qu'elle a prévalu aujourd'hui, et non telle qu'elle +régnoit encore au commencement de ce siècle, avec Talma, +sur notre théâtre. Molière fait à peu près les mêmes recommandations +dans <i>l'Impromptu de Versailles</i>, en se moquant de +la manière ampoulée de l'acteur Montfleury (I, 1), et dans +les <i>Préc. rid.</i> (X). «Les autres (comédiens), dit Mascarille, +sont des ignorants, qui récitent comme l'on parle; ils ne +savent pas faire ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit.» +Cervantes, dans une de ses comédies (<i>Pedro de Urdemalas</i>, +jorn. 3), met en scène un directeur et un comédien qui +veut être engagé, et il fait répondre par celui-ci aux interrogations +de l'autre qu'un bon acteur ne doit pas déclamer. +Rojas nous apprend que les comédiens espagnols de cette +époque déclamoient jusque dans la conversation familière. +Les acteurs qui jouoient les pièces de Montchrestien, de +Garnier, de Hardy, de Mairet, etc., avoient besoin d'une déclamation +emphatique pour faire valoir leurs médiocres +pièces et en racheter les défauts: ce ne fut guère qu'à partir +de Corneille qu'on commença à raisonner un rôle et à le +jouer avec naturel et vérité. V. Grimarest, <i>Vie de Mol.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" +name="footnote374"><b>Note 374: </b></a><a href="#footnotetag374"> +(retour) </a> Le rôle de zani,--mot qui en italien veut dire +bouffon,--étoit celui d'un intrigant spirituel, d'un fourbe +tantôt valet et tantôt aventurier, d'un Scapin, en un mot. +C'étoit un des types de la comédie italienne. Trivelin et +Briguelle remplirent successivement, au XVIIe siècle, le +rôle du <i>primo zani</i> dans la troupe du Petit-Bourbon; celui +du second zani étoit rempli par des acteurs moins célèbres. +On disoit quelquefois <i>faire le zani</i>, pour faire le bouffon.</blockquote> + +<p>Le sujet de celle qu'ils jouèrent fut une intrigue +amoureuse que la Rancune demêloit en faveur +du Destin. Comme il se preparoit à exécuter +ce négoce, Ragotin parut sur la scène, +auquel la Rancune demanda en ces termes: +«Petit garçon, mon petit Godenot, où vas-tu +si empressé?» Puis s'adressant à la compagnie +(après lui avoir passé la main sous le menton et +trouvé sa barbe): «Messieurs, j'avois toujours +cru que ce que dit Ovide de la métamorphose +des fourmis en pygmées<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a> +<a href="#footnote375"><sup class="sml">375</sup></a> (auxquels les grues +font la guerre) etoit une fable; mais à present +je change de sentiment, car sans doute en voici +un de la race, ou bien ce petit homme, ressuscité, +pour lequel l'on a fait (il y a environ sept +ou huit cents ans) une chanson que je suis resolu +de vous dire; ecoutez bien:</p> + +<h4>CHANSON.</h4> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"> Mon pere m'a donné mari. +<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme si petit? +<p class="i10"> Il n'est pas plus grand qu'un fourmi. +<p class="i6">Hé! qu'est ce? qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ce?</p> + +<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme, +<p class="i10"> S'il n'est, s'il n'est homme? +<p class="i10"> Qu'est-ce que d'un homme si petit<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a> +<a href="#footnote376"><sup class="sml">376</sup></a>? +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" +name="footnote375"><b>Note 375: </b></a><a href="#footnotetag375"> +(retour) </a> L. VII, fable 25, des <i>Métamorphoses</i>.</blockquote> + +<p>A chaque vers la Rancune tournoit et retournoit +le pauvre Ragotin et faisoit des postures +qui faisoient bien rire la compagnie. L'on n'a +pas mis le reste de la chanson, comme chose +superflue à notre roman.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" +name="footnote376"><b>Note 376: </b></a><a href="#footnotetag376"> +(retour) </a> Cette chanson, effectivement fort ancienne dans les +provinces, faisoit partie d'une série de chants satiriques +dirigés contre les maris, et qui étoient chantés les jours de +noces. Les variations sur ce thème sont fort nombreuses; on +peut en voir une plus longue dans la <i>Comédie des chansons</i>, +III, 1. Elle s'est perpétuée, à peu près telle que la cite l'auteur, +jusqu'à nos jours; les petites filles, en dansant aux +Tuileries ou dans le jardin du Palais-Royal, chantent encore +la ronde suivante, qui n'est qu'une variante brodée sur +le texte original: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Mon père m'a donné un mari.</p> +<p class="i14"> Mon Dieu! quel homme!</p> +<p class="i14"> Quel petit homme!</p> +<p class="i10">Mon père m'a donné un mari;</p> +<p class="i10">Mon Dieu! quel homme! qu'il est petit!</p> +<br> +<p class="i10">D'une feuille on fit son habit.</p> +<p class="i14"> Mon Dieu! etc.</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<p>Après que la Rancune eut achevé sa chanson, +il montra Ragotin et dit: «Le voici ressuscité», +et en disant cela il denoua le cordon avec lequel +son masque etoit attaché, de sorte qu'il +parut à visage decouvert, non pas sans rougir +de honte et de colère tout ensemble. Il fit pourtant +de necessité vertu, et pour se venger il dit +à la Rancune qu'il etoit un franc ignorant d'avoir +terminé tous les vers de sa chanson en <i>i</i>, comme +<i>cribli</i>, <i>trouvi</i>, etc., et que c'etoit très mal parlé, +qu'il falloit dire <i>trouva</i> ou <i>trouvai</i>. Mais la Rancune +lui repartit: «C'est vous, Monsieur, qui +êtes un grand ignorant, pour un petit homme, +car vous n'avez pas compris ce que j'ai dit, que +c'etoit une chanson si vieille que, si l'on faisoit +un rôle de toutes les chansons que l'on a faites en +France depuis que l'on y fait des chansons, ma +chanson seroit en chef. D'ailleurs ne voyez-vous +pas que c'est l'idiome de cette province de Normandie +où cette chanson a eté faite, et qui n'est +pas si mal à propos comme vous vous imaginez? +Car, puisque, selon ce fameux Savoyard M. de +Vaugelas, qui a reformé la langue française, l'on +ne sauroit donner de raison pourquoi l'on prononce +certains termes, et qu'il n'y a que l'usage +qui les fait approuver<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a> +<a href="#footnote377"><sup class="sml">377</sup></a>, ceux du temps que l'on +fit cette chanson etoient en usage; et, comme ce +qui est le plus ancien est toujours le meilleur, +ma chanson doit passer, puisqu'elle est la plus +ancienne. Je vous demande, Monsieur Ragotin, +pourquoi est-ce que, puisque l'on dit de quelqu'un +«il monta à cheval et il entra en sa maison», +que l'on ne dit pas <i>il descenda</i> et <i>il sorta</i>, +mais il descendit et il sortit? Il s'ensuit donc +que l'on peut dire <i>il entrit</i> et <i>il montit</i>, et ainsi de +tous les termes semblables. Or, puisqu'il n'y a +que l'usage qui leur donne le cours, c'est aussi +l'usage qui fait passer ma chanson.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" +name="footnote377"><b>Note 377: </b></a><a href="#footnotetag377"> +(retour) </a> Vaugelas, ce <i>Savoyard</i> (il étoit né à Bourg-en-Bresse, +appartenant, avant 1600, à la Savoie) qui réforma la langue +<i>françoise</i>, comme le dit l'auteur, non sans qu'il y ait, ce +semble, une nuance d'ironie dans ce rapprochement (ironie +qui, du reste, ne prouveroit rien, car la Savoie a produit +plusieurs autres écrivains,--dont quelques-uns comptent parmi +les premiers de notre langue, par exemple saint François +de Sales, Saint-Réal, Ducis, Michaud et les frères de Maistre), +préconise partout, et même à satiété, la toute-puissance et +les droits de l'usage, dans ses <i>Remarques sur la langue françoise</i>. +Il lui arrive continuellement de parler comme il fait +dans les lignes suivantes, après avoir cité des locutions qui +semblent fautives et sont pourtant reçues: «On pourroit en +rendre quelque raison, mais il seroit superflu, puisqu'il est +constant que l'usage fait parler ainsi, et qu'il fait plusieurs +choses sans raison et même contre la raison, auxquelles +néanmoins il faut obéir en matière de langage.» Du reste, +les remarques de la Rancune présentent, sous une forme +plaisante, une critique sérieuse.</blockquote> + +<p>Comme Ragotin vouloit repartir, le Destin entra +sur la scène, se plaignant de la longueur de +son valet la Rancune, et, l'ayant trouvé en differend +avec Ragotin, il leur demanda le sujet +de leur dispute, qu'il ne put jamais apprendre: +car ils se mirent à parler tous à la fois, et si haut +qu'il s'impatienta et poussa Ragotin contre la +Rancune, qui le lui renvoya de même, en telle +sorte qu'ils le ballotèrent longtemps d'un bout +du theâtre à l'autre, jusqu'à ce que Ragotin tomba +sur les mains et marcha ainsi jusques aux tentes +du theâtre, sous lesquelles il passa. Tous les auditeurs +se levèrent pour voir cette badinerie, et +sortirent de leurs places, protestant aux comediens +que cette saillie valoit mieux que leur farce, +qu'aussi bien ils n'auroient pu achever, car les +demoiselles et les autres acteurs, qui regardoient +par les ouvertures des tentes du theâtre, rioient +si fort qu'il leur eût eté impossible.</p> + +<p>Nonobstant cette boutade, Ragotin persécutoit +sans cesse la Rancune de le mettre aux +bonnes grâces de l'Etoile, et pour ce sujet il lui +donnoit souvent des repas, ce qui ne deplaisoit +pas à la Rancune, qui tenoit toujours le bec en +l'eau au petit homme; mais, comme il etoit frappé +d'un même trait, il n'osoit parler à cette belle +ni pour lui ni pour Ragotin, lequel le pressa une +fois si fort qu'il fut obligé de lui dire: «Monsieur +Ragotin, cette Etoile est sans doute de la +nature de celles du ciel que les astrologues appellent +errantes: car, aussitôt que je lui ouvre le +discours de votre passion, elle me laisse sans +me repondre; mais comment me repondroit-elle, +puisqu'elle ne m'ecoute pas? Mais je crois avoir +decouvert le sujet qui la rend de si difficile abord; +ceci vous surprendra sans doute, mais il faut +être preparé à tout evenement. Ce monsieur le +Destin, qu'elle appelle son frère, ne lui est rien +moins que cela; je les surpris il y a quelques +jours se faisant des caresses fort éloignées d'un +frère et d'une soeur, ce qui m'a depuis fait conjecturer +que c'etoit plutôt son galant; et je suis +le plus trompé du monde si, quand Leandre et +Angelique se marieront, ils n'en font de même. +Sans cela, elle seroit bien degoûtée de mepriser +votre recherche, vous qui êtes un homme de qualité +et de merite, sans compter la bonne mine. +Je vous dis ceci afin que vous tâchiez à chasser +de votre coeur cette passion, puisqu'elle ne peut +servir qu'à vous tourmenter comme un damné.» +Le petit poète et avocat fut si assommé de ce +discours qu'il quitta la Rancune en branlant la +tête et en disant sept ou huit fois, à son ordinaire: +«Serviteur, serviteur, etc.»</p> + +<p>Ensuite Ragotin s'avisa d'aller faire un voyage +à Beaumont-le-Vicomte, petite ville distante +d'environ cinq lieues d'Alençon, et où l'on tient +un beau marché tous les lundis de chaque semaine; +il voulut choisir ce jour-là pour y aller, +ce qu'il fit sçavoir à tous ceux de la troupe, leur +disant que c'etoit pour retirer quelque somme +d'argent qu'un des marchands de cette ville-là +lui devoit, ce que tous trouvèrent bon, «Mais, lui +dit la Rancune, comment pensez-vous faire? car +votre cheval est encloué, il ne pourra pas vous +porter.--Il n'importe (dit Ragotin); j'en prendrai +un de louage, et si je n'en puis trouver j'irai +bien à pied, il n'y a pas si loin; je profiterai de +la compagnie de quelqu'un des marchands de +cette ville, qui y vont presque tous de la sorte.» Il +en chercha un partout sans en pouvoir trouver; +ce qui l'obligea à demander à un marchand de +toiles, voisin de leur logis, s'il iroit lundi prochain +au marché à Beaumont; et, ayant appris +que c'etoit sa resolution, il le pria d'agréer qu'il +l'accompagnât, ce que le marchand accepta, à +condition qu'ils partiroient aussitôt que la lune +seroit levée, qui etoit environ une heure après +minuit, ce qui fut executé.</p> + +<p>Or, un peu devant qu'ils se missent en chemin, +il etoit parti un pauvre cloutier, lequel avoit +accoutumé de suivre les marchés pour debiter +ses clous et des fers de cheval, quand il les avoit +faits, et qu'il portoit sur son dos dans une besace. +Ce cloutier etant en chemin, et n'entendant +ni ne voyant personne devant ni derrière +lui, jugea qu'il etoit encore trop tôt pour partir. +D'ailleurs une certaine frayeur le saisit +quand il pensa qu'il lui falloit passer tout proche +des fourches patibulaires, où il y avoit alors un +grand nombre de pendus<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a> +<a href="#footnote378"><sup class="sml">378</sup></a>; ce qui l'obligea à +s'écarter un peu du chemin et se coucher sur +une petite motte de terre, où etoit une haie, en +attendant que quelqu'un passât, et où il s'endormit. +Quelque peu de temps après, le marchand +et Ragotin passèrent; il alloient au petit pas et +ne disoient mot, car Ragotin revoit au discours +que lui avoit fait la Rancune. Comme ils furent +proche du gibet, Ragotin dit qu'il falloit compter +les pendus; à quoi le marchand s'accorda par +complaisance. Ils avancèrent jusqu'au milieu des +piliers pour compter, et aussitôt ils aperçurent +qu'il en etoit tombé un qui etoit fort sec. Ragotin, +qui avoit toujours des pensées dignes de +son bel esprit, dit au marchand qu'il lui aidât à +le relever, et qu'il le vouloit appuyer tout droit +contre un des piliers, ce qu'ils firent facilement +avec un bâton: car, comme j'ai dit, il etoit roide +et fort sec; et, après avoir vu qu'il y en avoit +quatorze de pendus, sans celui qu'ils avoient relevé, +ils continuèrent leur chemin. Ils n'avoient +pas fait vingt pas quand Ragotin arrêta le marchand +pour lui dire qu'il falloit appeler ce mort, +pour voir s'il voudroit venir avec eux, et se mit +à crier bien fort: «Holà ho! veux-tu venir avec +nous?» Le cloutier, qui ne dormoit pas ferme, se +leva aussitôt de son poste, et, en se levant, cria +aussi bien fort: «J'y vais, j'y vais, attendez-moi», +et se mit à les suivre. Alors le marchand et Ragotin, +croyant que ce fût effectivement le pendu, +se mirent à courir bien fort; et le cloutier se +mit aussi à courir, en criant toujours plus fort: +«Attendez-moi!» Et, comme il couroit, les fers +et les clous qu'il portoit faisoient un grand bruit, +ce qui redoubla la peur de Ragotin et du marchand: +car ils crurent pour lors que c'etoit véritablement +le mort qu'ils avoient relevé, ou +l'ombre de quelque autre, qui traînoit des chaînes +(car le vulgaire croit qu'il n'apparoît jamais de +spectre qui n'en traîne après soi); ce qui les mit +en état de ne plus fuir, un tremblement les ayant +saisis, en telle sorte que, leurs jambes ne les pouvant +plus soutenir, ils furent contraints de se +coucher par terre, où le cloutier les trouva, et qui +fit deloger la peur de leur coeur par un bonjour +qu'il leur donna, ajoutant qu'ils l'avoient bien +fait courir. Ils eurent de la peine à se rassurer; +mais, après avoir reconnu le cloutier, ils se levèrent +et continuèrent heureusement leur chemin +jusqu'à Beaumont, où Ragotin fit ce qu'il y avoit +à faire, et le lendemain s'en retourna à Alençon. +Il trouva tous ceux de la troupe qui sortoient de +table, auxquels il raconta son aventure, qui les +pensa faire mourir de rire. Les demoiselles en +faisoient de si grands eclats qu'on les entendoit +de l'autre bout de la rue, et qui furent interrompus +par l'arrivée d'un carrosse rempli de noblesse +campagnarde. C'etoit un gentilhomme +qu'on appeloit M. de la Fresnaye. Il marioit sa +fille unique, et il venoit prier les comediens de +representer chez lui le jour de ses noces. Cette +fille, qui n'etoit pas des plus spirituelles du monde, +leur dit qu'elle desiroit que l'on jouât la Silvie +de Mairet. Les comediennes se contraignirent +beaucoup pour ne rire pas, et lui dirent qu'il +falloit donc leur en procurer une, car ils ne l'avoient +plus<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a> +<a href="#footnote379"><sup class="sml">379</sup></a>. La demoiselle repondit qu'elle leur +en bailleroit une, ajoutant qu'elle avoit toutes +les Pastorales: celles de Racan, la Belle Pêcheuse, +le Contraire en Amour, Ploncidon, le +Mercier<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a> +<a href="#footnote380"><sup class="sml">380</sup></a>, et un grand nombre d'autres dont je +n'ai pas retenu les titres. «Car, disoit-elle, cela est +propre à ceux qui, comme nous, demeurent dans +des maisons aux champs; et d'ailleurs les habits +ne coûtent guère: il ne se faut point mettre en +peine d'en avoir de somptueux, comme quand il +faut representer la mort de Pompée, le Cinna, +Heraclius ou la Rodogune. Et puis les vers des +Pastorales ne sont pas si ampoulés comme ceux +des poèmes graves; et ce genre pastoral est plus +conforme à la simplicité de nos premiers parents, +qui n'etoient habillés que de feuilles de figuier, +même après leur peché<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a> +<a href="#footnote381"><sup class="sml">381</sup></a>». Son père et sa mère +ecoutoient ce discours avec admiration, s'imaginant +que les plus excellents orateurs du +royaume n'auroient sçu debiter de si riches pensées, +ni en termes si relevés.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" +name="footnote378"><b>Note 378: </b></a><a href="#footnotetag378"> +(retour) </a> On laissoit les pendus accrochés en permanence aux +fourches patibulaires. Cet usage donna lieu à une anecdote +assez plaisante, racontée par Tallemant: «Les habitants de +Saint-Maixent, en Poitou, quand le feu roi y passa, dit-il, +mirent une belle chemise blanche à un pendu qui etoit à leurs +justices, à cause que c'etoit sur le chemin.» (<i>Histor., naïvet. +et bons mots</i>, t. 10, p. 186.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" +name="footnote379"><b>Note 379: </b></a><a href="#footnotetag379"> +(retour) </a> La <i>Silvie</i>, tragi-comédie pastorale (1621). Il y avoit +longtemps que Mairet et ses oeuvres, en particulier la <i>Silvie</i>, +qui pourtant avoit eu un succès extraordinaire et qui avoit +été «tant récitée, dit Fontenelle dans l'<i>Histoire du théâtre +françois</i>, par nos pères et nos mères à la bavette», étoient +privés des honneurs du théâtre; la demande de cette fille +sentoit sa provinciale arriérée, ce qui fait rire les comédiennes. +On a pu voir, par divers endroits du <i>Roman comique</i>, +que même les acteurs de province étoient au courant des +oeuvres du jour, puisque Scarron leur fait jouer <i>Nicomède</i>, +qui étoit de 1652, et <i>Don Japhet</i>, de 1653; on peut remarquer, +en outre, que Corneille fait presqu'à lui seul les frais +de leurs représentations en dehors de la farce: car ils donnent +successivement ou ils parlent de donner <i>le Menteur</i>, <i>Pompée</i>, +<i>Nicomède</i>, <i>Andromède</i>, et les pièces que cite la demoiselle, +un peu plus loin, sont toutes des pièces de Corneille.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" +name="footnote380"><b>Note 380: </b></a><a href="#footnotetag380"> +(retour) </a> Les <i>Bergeries</i> de Racan (1625). Quant aux quatre autres +pastorales dont les noms suivent, il n'en est que deux dont, +après les plus minutieuses et les plus longues recherches dans +les répertoires les plus complets, j'aie retrouvé les titres, ou à +peu près. <i>Le Mercier</i> est évidemment <i>le Mercier inventif</i>, pastorale +en 5 actes, en vers, publiée à Troyes, chez Oudot +(1632, in-12), pièce bizarre et fort libre. <i>Le Contraire en +amour</i> ne peut être que <i>les Amours contraires</i> de du Ryer, +pastorale en 3 actes, en vers (1610), à moins que ce ne soit +<i>Philine, ou l'Amour contraire</i>, autre pastorale de la Morelle +(5 a., vers 1630). Je n'ai pu trouver la moindre trace de <i>Ploncidon</i>, +non plus que de la Belle pêcheuse (il y a la <i>Belle +plaideuse</i>, tragic. de Boisrobert; <i>les Pêcheurs illustres</i>, de +Marcassus, et autres pièces dont le titre se rapproche plus +ou moins de celui que donne notre auteur, mais pas de <i>Belle +pêcheuse</i>). Du reste, la façon dont sont tronqués ou dénaturés +les deux autres titres indique assez que l'auteur les a +donnés à peu près, sans vérifier, et qu'il a bien pu dénaturer +ceux-ci de même; peut-être a-t-il désigné les pièces par le +nom d'un de leurs principaux personnages, ou par toute +autre circonstance qui lui revenoit à l'esprit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" +name="footnote381"><b>Note 381: </b></a><a href="#footnotetag381"> +(retour) </a> Il est à croire que nos vieux auteurs dramatiques, Hardy, +Racan, Mairet, etc., partageoient l'opinion de mademoiselle +de la Fresnaye, car les pastorales abondent au +théâtre à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe +siècle, où <i>l'Astrée</i>, si souvent mis à contribution pour la +scène, leur avoit donné une vogue extraordinaire. Mais elles +finirent par se perdre dans la tragédie ou la comédie, dont +elles n'etoient pas séparées par des frontières assez nettement +tranchées. En outre, le ridicule les tua. On peut voir, +dans <i>le Berger extravagant</i> de Sorel (1627), et dans la pastorale +burlesque qu'en a extraite Thomas Corneille, combien ce genre +étoit venu à être décrié par ses fadeurs et son absence de toute +vérité. Dès lors la pastorale mourut, pour renaître un peu +plus tard, mais en dehors du théâtre, avec Segrais et madame +Deshoulières; néanmoins Molière, qui a recueilli, sans +en négliger aucune, toutes les traditions théâtrales, a fait +quelques pastorales, qui sont loin d'être des chefs-d'oeuvre.</blockquote> + +<p>Les comediens demandèrent du temps pour +se preparer, et on leur donna huit jours. La +compagnie s'en alla après avoir dîné, quand le +prieur de Saint-Louis entra. L'Etoile lui dit +qu'il avoit bien fait de venir, car il avoit ôté la +peine à l'Olive de l'aller querir, pour s'acquitter +de sa promesse, à quoi il ne lui falloit guère de +persuasion, puisqu'il venoit pour ce sujet. Les +comediennes s'assirent sur un lit et les comediens +dans des chaises. L'on ferma la porte, +avec commandement au portier de dire qu'il n'y +avoit personne, s'il fût survenu quelqu'un. L'on +fit silence, et le prieur debuta comme vous allez +voir au suivant chapitre, si vous prenez la peine +de le lire.</p> +<a name="cc10" id="cc10"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="mid"><i>Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée<br> +de M. de Verville.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e commencement de cette histoire ne +peut vous être qu'ennuyeux, puisqu'il +est genealogique; mais cet exorde est, +ce me semble, necessaire pour une +plus parfaite intelligence de ce que vous y entendrez. +Je ne veux point deguiser ma condition, +puisque je suis dans ma patrie; peut-être +qu'ailleurs j'aurois pu passer pour autre que +je ne suis, bien que je ne l'aie jamais fait. J'ai +toujours été fort sincère en ce point-là. Je suis +donc natif de cette ville: les femmes de mes +deux grands-pères etoient demoiselles, et il y +avoit du <i>de</i> à leur surnom. Mais, comme vous +sçavez que les fils aînés emportent presque tout +le bien et qu'il en reste fort peu pour les autres +garçons et pour les filles (suivant l'ordre du +Coutumier<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a> +<a href="#footnote382"><sup class="sml">382</sup></a> de cette province), on les loge +comme l'on peut, ou en les mettant en l'ordre +ecclesiastique ou religieux, ou en les mariant à +des personnes de moindre condition, pourvu +qu'ils soient honnêtes gens et qu'ils aient du bien, +suivant le proverbe qui court en ce pays: «Plus de +profit et moins d'honneur», proverbe qui depuis +longtemps a passé les limites de cette province +et s'est repandu par tout le royaume<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a> +<a href="#footnote383"><sup class="sml">383</sup></a>. Aussi +mes grand'mères furent mariées à de riches +marchands, l'un de draps de laine et l'autre de +toiles. Le père de mon père avoit quatre fils, dont +mon père n'etoit pas l'aîné. Celui de ma mère +avoit deux fils et deux filles, dont elle en etoit +une. Elle fut mariée au second fils de ce marchand +drapier, lequel avoit quitté le commerce +pour s'adonner à la chicane: ce qui est cause +que je n'ai pas eu tant de bien que j'eusse pu +avoir. Mon père, qui avoit beaucoup gagné au +commerce et qui avoit epousé en premières noces +une femme fort riche qui mourut sans enfans, +etoit dejà fort avancé en âge quand il epousa +ma mère, qui consentit à ce mariage plutôt par +obeissance que par inclination: aussi il y avoit +plutôt de l'aversion de son côté que de l'amour; +ce qui fut sans doute la cause qu'ils demeurèrent +treize ans mariés et quasi hors d'esperance d'avoir +des enfans; mais enfin ma mère devint enceinte. +Quand le terme fut venu de produire son +fruit, ce fut avec une peine extrême, car elle +demeura quatre jours au mal de l'enfantement; +à la fin elle accoucha de moi sur le soir du quatrième +jour. Mon père, qui avoit eté occupé pendant +ce temps-là à faire condamner un homme +à être pendu (parce qu'il avoit tué un sien frère) +et quatorze faux temoins au fouet<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a> +<a href="#footnote384"><sup class="sml">384</sup></a>, fut ravi de +joie quand les femmes qu'il avoit laissées dans sa +maison pour secourir ma mère le félicitèrent de +la naissance de son fils. Il les regala du mieux +qu'il put, et en enivra quelques-unes, auxquelles +il fit boire du vin blanc en guise de cidre poiré: +lui-même me l'a raconté plusieurs fois.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" +name="footnote382"><b>Note 382: </b></a><a href="#footnotetag382"> +(retour) </a> Le Coutumier étoit le recueil des coutumes et usages +qui régissoient une contrée; on appeloit pays coutumier +celui où la <i>coutume</i> avoit force de loi, par opposition au +pays de <i>droit écrit</i>, qui étoit soumis au droit romain.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" +name="footnote383"><b>Note 383: </b></a><a href="#footnotetag383"> +(retour) </a> Ces mésalliances intéressées étoient, en effet, fort +communes. Si George Dandin avoit épousé mademoiselle de +Sotenville pour son titre, celle-ci l'avoit épousé pour son argent. +Les filles des partisans et financiers, par exemple, +étoient fort recherchées, même par les plus hauts personnages; +ainsi, celle de la Raillière, dont il est question dans le +<i>Roman comique</i>, épousa le comte de Saint-Aignan, de la +maison d'Amboise; celle de Feydeau épousa le comte de +Lude, gouverneur de Gaston, duc d'Orléans. Mademoiselle +de Chemeraut se maria au fils d'un paysan enrichi qui avoit +quatre millions. «Le bien est depuis longtemps ce que l'on +considère le plus en fait de mariage», dit plus loin l'auteur +de cette 3e partie. + +<p>Mademoiselle de Gournay, +dans son <i>Traité de la néantise de la commune vaillance +de ce temps et du peu de prix de la qualité de la noblesse</i>, +écrit: «Ceux mesmes de qui la noblesse est franche à +leur mode du costé des pères sont presque tous meslez +à ceste condition citoyenne qu'ils appellent roturière, +par les mères, femmes ou maris d'eux, ou leurs proches, +ou sont... prêts de s'y mesler, rebuttans fort et +ferme les alliances de leur ordre, si les richesses y sont +plus courtes de dix escus... Et faut noter en passant +que bien souvent ils désirent en vain ces affinitez, estans +eux-mesmes fort peu desirez par elles.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" +name="footnote384"><b>Note 384: </b></a><a href="#footnotetag384"> +(retour) </a> On employoit souvent le fouet dans la pénalité de l'ancienne +jurisprudence; ce n'est qu'à partir de 1789 que ce +genre de châtiment a été légalement aboli. Le faux témoignage +n'étoit pas toujours puni du fouet, mais tantôt par +la loi du talion, tantôt par des peines arbitraires qui allèrent +plus d'une fois jusqu'à la mort.</blockquote> + +<p>Je fus baptisé deux jours après ma naissance; +le nom que l'on m'imposa ne fait rien à mon histoire. +J'eus pour parrain un seigneur de place +fort riche, dont mon père etoit voisin, lequel ayant +appris de madame sa femme la grossesse de +ma mère, après un si long temps de mariage, +comme j'ai dit, il lui demanda son fruit pour +le presenter au baptême: ce qui lui fut accordé +fort agreablement. Comme ma mère n'avoit que +moi, elle m'eleva avec grand soin, et un peu +trop delicatement pour un enfant de ma condition. +Quand je fus un peu grand, je fis paroître +que je ne serois pas sot, ce qui me fit aimer de +tous ceux de qui j'etois connu, et principalement +de mon parrain, lequel n'avoit qu'une fille unique +mariée à un gentilhomme parent de ma mère. Elle +avoit deux fils, un plus âgé d'un an que moi, et +l'autre moins âgé d'un an, mais qui etoient aussi +brutaux que je faisois paroître d'esprit; ce qui +obligeoit mon parrain à m'envoyer querir quand +il avoit quelque illustre compagnie, car c'etoit +un homme splendide et qui traitoit tous les princes +et grands seigneurs qui passoient par cette +ville. Il me faisoit chanter, danser et caqueter +pour les divertir, et j'etois toujours assez bien +vêtu pour avoir entrée partout. J'aurois fait fortune +avec lui, si la mort ne me l'eût ravi trop +tôt, à un voyage qu'il fit à Paris. Je ne ressentis +point alors cette mort comme j'ai fait depuis. +Ma mère me fit etudier, et je profitois beaucoup; +mais, quand elle aperçut que j'avois de l'inclination +à être d'église, elle me retira du collège et +me jeta dans le monde, où je pensai me perdre, +nonobstant le voeu qu'elle avoit fait à Dieu de +lui consacrer le fruit qu'elle produiroit s'il lui +accordoit la prière qu'elle lui faisoit de lui en +donner. Elle etoit tout au contraire des autres +mères, qui ôtent à leurs enfans les moyens de se +debaucher: car elle me bailloit (tous les dimanches +et fêtes) de l'argent pour jouer et aller au +cabaret. Neanmoins, comme j'avois le naturel +bon, je ne faisois point d'excès, et tout se terrminoit +à me rejouir avec mes voisins. J'avois fait +grande amitié avec un jeune garçon âgé de quelques +années plus que moi, fils d'un officier de la +reine mère du roi Louis treizième, de glorieuse +memoire, lequel avoit aussi deux filles. Il faisoit +sa residence dans une maison située dans ce +beau parc, lequel (comme vous pouvez sçavoir) +a eté autrefois le lieu de delices des anciens ducs +d'Alençon. Cette maison lui avoit eté donnée, +avec un grand enclos, par la reine sa maîtresse, +qui jouissoit alors en apanage de ce duché. Nous +passions agreablement le temps dans ce parc, +mais comme des enfans, sans penser à ce qui +arriva depuis. Cet officier de la reine, que l'on +appeloit M. du Fresne, avoit un frère aussi officier +dans la maison du roi, lequel lui demanda +son fils, ce que du Fresne n'osa refuser. Devant +que de partir pour la cour il me vint dire adieu, +et j'avoue que ce fut la première douleur que je +ressentis en ma vie. Nous pleurâmes bien fort +en nous separant; mais je pleurai bien davantage +quand, trois mois après son depart, sa mère +m'apprit la nouvelle de sa mort. Je ressentis +cette affliction autant que j'en etois capable, et +je m'en allai le pleurer avec ses soeurs, qui en +étoient sensiblement touchées. Mais, comme le +temps modère tout, quand ce triste souvenir fut +un peu passé, mademoiselle du Fresne vint un +jour prier ma mère d'agréer que j'allasse donner +quelques exemples d'ecriture à sa jeune fille, +que l'on appeloit mademoiselle du Lys, pour la +discerner de son aînée, qui portoit le nom de la +maison. «D'autant, lui dit-elle, que l'ecrivain qui +l'enseignoit s'en est allé»; ajoutant qu'il y en +avoit beaucoup d'autres, mais qu'ils ne vouloient +pas aller montrer en ville, et que sa fille n'etoit +pas de condition à rouler les ecoles. Elle s'excusa +fort de cette liberté; mais elle dit qu'avec +les amis l'on en use facilement. Elle ajouta que +cela pourroit se terminer à quelque chose de plus +important, sous-entendant notre mariage, qu'elles +conclurent depuis secretement entre elles. Ma +mère ne m'eut pas plutôt proposé cet emploi +que l'après-dînée j'y allai, ressentant dejà quelque +secrète cause qui me faisoit agir, sans y +faire pourtant guère de reflexion. Mais je n'eus +pas demeuré huit jours en la pratique de cet +exercice que la du Lys, qui etoit la plus jolie +des deux filles, se rendit fort familière avec moi, +et souvent par raillerie m'appeloit mon petit +maître. Ce fut pour lors que je commençai à +ressentir quelque chose dans mon coeur, qu'il +avoit ignoré jusque alors, et il en fut de même +de la du Lys. Nous etions inséparables, et nous +n'avions point de plus grande satisfaction que +quand on nous laissoit seuls, ce qui arrivoit +assez souvent. Ce commerce dura environ six +mois, sans que nous nous parlassions de ce qui +nous possedoit; mais nos yeux en disoient assez. +Je voulus un jour essayer à faire des vers à sa +louange, pour voir si elle les recevroit agreablement; +mais, comme je n'en avois point encore +composé, je ne pus pas y reussir. Je commençois +à lire les bons romans et les bons poètes, +ayant laissé les Melusines,<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a> +<a href="#footnote385"><sup class="sml">385</sup></a> Robert-le-Diable, les +Quatre fils Aymon, la Belle Maguelonne, Jean +de Paris, etc., qui sont les romans des enfans. +Or, en lisant les oeuvres de Marot, j'y trouvai +un triolet qui convenoit merveilleusement bien à +mon dessein. Je le transcrivis mot à mot. Voici +comme il y avoit:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Votre bouche petite et belle,</p> +<p class="i10">Est si agréable entretien,</p> +<p class="i10">Qui parfois son maître m'appelle,</p> +<p class="i10">Et l'alliance j'en retiens:</p> +<p class="i10">Car ce m'est honneur et grand bien;</p> +<p class="i10">Mais, quand vous me prîtes pour maître,</p> +<p class="i10">Que ne disiez-vous aussi bien:</p> +<p class="i10">Votre maîtresse je veux être.<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a> +<a href="#footnote386"><sup class="sml">386</sup></a></p> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" +name="footnote385"><b>Note 385: </b></a><a href="#footnotetag385"> +(retour) </a> <i>Le roman de Mélusine</i> (vers 1478) a pour auteur Jean +d'Arras (Voy. édit. Jannet). On lit: <i>les Mélusines</i>, parce que +les diverses éditions de ce roman célèbre diffèrent considérablement +entre elles. <i>La Vie du terrible Robert le Diable</i>, +qui est aujourd'hui encore un des livres les plus populaires +de la bibliothèque du colportage, remonte à la fin du XVe +siècle (1496). <i>Les Quatre fils Aymon</i> ont pour auteur Huon +de Villeneuve: c'est une espèce d'épopée de la Table ronde. +<i>L'Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne</i>, +dont l'auteur est inconnu, et la 1re édition sans date, mais +à peu près de 1490, a de l'intérêt dans sa naïveté: il en +existe, dit-on, divers manuscrits antérieurs à cette époque, +en vers et prose. Quant à <i>Jean de Paris</i>, c'est un roman plein +de verve gauloise et de patriotisme narquois, qui remonte +aux premières années du XVIe siècle, et dont l'auteur est inconnu. +(Voy. édit. Jannet.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" +name="footnote386"><b>Note 386: </b></a><a href="#footnotetag386"> +(retour) </a> Ces vers, dans Marot, sont adressés à Jeanne d'Albret, +princesse de Navarre, son amie et son disciple en poésie +(éd. Rapilly, t. 2, p. 484). La pièce est rangée parmi les +épigrammes. Je ne sais pourquoi l'auteur donne ce nom à +cette petite pièce, sinon peut-être parce qu'elle est composée +de huit vers. On sait aussi que Boileau dit de Marot qu'il +<i>tourna des triolets</i>, quoiqu'il n'y en ait pas un seul dans +ses oeuvres. Mais ce mot de triolet se prenoit quelquefois +dans des sens très étendus; ainsi, je trouve dans les pièces +manuscrites de Fr. Colletet: <i>Athanatus converti, triolet +tragi-grotesque, ou Fantaisie récréative pour servir d'entr'acte +à la tragédie du Triomphe de Clovis.</i></blockquote> + +<p>Je lui donnai ces vers, qu'elle lut avec joie, +comme je connus sur son visage; après quoi elle +les mit dans son sein, d'où elle les laissa tomber +un moment après, et qui furent relevés par sa +soeur aînée sans qu'elle s'en aperçût, et dont elle +fut avertie par un petit laquais. Elle les lui demanda, +et, voyant qu'elle faisoit quelque difficulté +de les lui rendre, elle se mit furieusement +en colère et s'en plaignit à sa mère, qui commanda +à sa fille de les lui bailler, ce qu'elle fit. Ce +procedé me donna de bonnes esperances, quoique +ma condition me rebutât.</p> + +<p>Or, pendant que nous passions ainsi agreablement +le temps, mon père et ma mère, qui etoient +fort avancés en âge, deliberèrent de me marier, +et ils m'en firent un jour la proposition. Ma mère +decouvrit à mon père le projet qu'elle avoit fait +avec mademoiselle du Fresne, comme je vous ai +dit; mais, comme c'etoit un homme fort interessé, +il lui repondit que cette fille-là etoit d'une +condition trop relevée pour moi, et, d'ailleurs, +qu'elle avoit trop peu de bien, nonobstant quoi +elle voudroit trop trancher de la dame. Comme +j'etois fils unique, et que mon père etoit fort riche +selon sa condition, et semblablement un +mien oncle, qui n'avoit point d'enfans, et duquel +il n'y avoit que moi qui en pût être heritier, selon +la coutume de Normandie, plusieurs familles me +regardoient comme un objet digne de leur alliance, +et même l'on me fit porter trois ou quatre enfans +au baptême avec des filles des meilleures +maisons de notre voisinage (qui est ordinairement +par où l'on commence pour reussir aux mariages); +mais je n'avois dans la pensée que ma +chère du Lys. J'en etois neanmoins si persecuté +de tous mes parens que je pris resolution de +m'en aller à la guerre, quoique je n'eusse que +seize ou dix-sept ans. L'on fit des levées en cette +ville pour aller en Danemark sous la conduite de +M. le comte de Montgommeri. Je me fis enroler +secretement avec trois cadets, mes voisins, et +nous partîmes de même en fort bon equipage; +mon père et ma mère en furent fort affligés, et +ma mère en pensa mourir de douleur. Je ne pus +sçavoir alors quel effet ce depart inopiné fit sur +l'esprit de la du Lys, car je ne lui en dis rien +du tout; mais je l'ai sçu depuis par elle-même. +Nous nous embarquâmes au Havre-de-Grâce et +voguâmes assez heureusement jusqu'à ce que +nous fussions près du Sund; mais alors il se leva +la plus furieuse tempête que l'on ait jamais vue +sur la mer océane; nos vaisseaux furent jetés +par la tourmente en divers endroits, et celui de +M. de Montgommeri, dans lequel j'etois, vint +aborder heureusement à l'embouchure de la Tamise, +par laquelle nous montâmes, à l'aide du +reflux, jusqu'à Londres, capitale d'Angleterre, +où nous sejournâmes environ six semaines, pendant +lequel temps j'eus le loisir de voir une partie +des raretés de cette superbe ville, et l'illustre +cour de son roi, qui etoit alors Charles Stuart, +premier du nom. M. de Montgommeri s'en retourna +dans sa maison de Pont-Orson, en Basse-Normandie, +où je ne voulus pas le suivre. Je le +suppliai de me permettre de prendre la route de +Paris, ce qu'il fit. Je m'embarquai dans un vaisseau +qui alloit à Rouen, où j'arrivai heureusement, +et de là je me mis sur un bateau qui me remonta +jusqu'à Paris, où je trouvai un mien parent +fort proche, qui etoit ciergier du Roi. Je le +priai que par son moyen je pusse entrer au régiment +des gardes; il s'y employa et fut mon repondant, +car en ce temps-là il en falloit avoir pour +y être reçu, ce que je fus en la compagnie de +M. de la Rauderie. Mon parent me bailla de quoi +me remettre en equipage (car en ce voyage de +mer j'avois gâté mes habits) et de l'argent, ce qui +me faisoit faire paroli<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a> +<a href="#footnote387"><sup class="sml">387</sup></a> à une trentaine de cadets +de grande maison<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a> +<a href="#footnote388"><sup class="sml">388</sup></a>, qui portoient tous le mousquet +aussi bien que moi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" +name="footnote387"><b>Note 387: </b></a><a href="#footnotetag387"> +(retour) </a> Aller de pair, faire tête, égaler. (<i>Dict. com.</i> de Leroux.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" +name="footnote388"><b>Note 388: </b></a><a href="#footnotetag388"> +(retour) </a> Le régiment des gardes étoit la ressource ordinaire des +cadets de grandes familles qui ne se faisoient point d'église. +De là l'expression fréquente: un cadet aux gardes.</blockquote> + +<p>En ce temps-là les princes et grands seigneurs +de France se soulevèrent contre le roi, et même +Mgr le duc d'Orléans, son frère; mais Sa Majesté, +par l'adresse ordinaire du grand cardinal de +Richelieu, rompit leurs mauvais desseins, ce qui +obligea Sa Majesté de faire un voyage en Bretagne +avec une puissante armée<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a> +<a href="#footnote389"><sup class="sml">389</sup></a>. Nous arrivâmes +à Nantes, où l'on fit la première execution des rebelles +sur la personne du comte de Chalais, qui +y eut la tête tranchée<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a> +<a href="#footnote390"><sup class="sml">390</sup></a>; ce qui donna de la terreur +à tous les autres, qui moyennèrent leurs paix avec +le roi, lequel s'en retourna à Paris. Il passa par +la ville du Mans, où mon père me vint trouver, +tout vieux qu'il etoit (car il avoit eté averti par +mon cousin, ce ciergier du Roi, que j'etois au +régiment des gardes); il me demanda à mon capitaine, +lequel lui accorda mon congé. Nous +nous en revînmes en cette ville, où mes parens +resolurent que, pour m'arrêter, il me falloit lier +avec une femme; celle d'un chirurgien voisin +d'une mienne cousine germaine fit venir pendant +le carême (sous pretexte d'ouïr les prédications) +la fille d'un lieutenant de bailli<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a> +<a href="#footnote391"><sup class="sml">391</sup></a> d'un +bourg distant de trois lieues d'ici. Ma cousine +me vint querir à notre maison pour me la faire +voir; mais, après une heure de conversation que +j'eus avec elle dans la maison de madite cousine, +où elle etoit venue, elle se retira, et alors l'on me +dit que c'etoit une maîtresse pour moi; à quoi je +repondis froidement qu'elle ne m'agréoit pas. Ce +n'est pas qu'elle ne fût assez belle et riche, mais +toutes les beautés me sembloient laides en comparaison +de ma chère du Lys, qui seule occupoit +toutes mes pensées. J'avois un oncle, frère +de ma mère, homme de justice, et que je craignois +beaucoup, lequel s'en vint un soir à notre +maison, et, après m'avoir fort bravé sur le mepris +que j'avois temoigné faire de cette fille, me +dit qu'il falloit me resoudre à l'aller voir chez +elle aux prochaines fêtes de Pâques, et qu'il y +avoit des personnes qui valoient plus que moi qui +se tiendroient bien honorées de cette alliance. Je +ne repondis ni oui ni non; mais, les fêtes suivantes, +il fallut y aller avec ma cousine, cette +chirurgienne et un sien fils. Nous fûmes agreablement +reçus, et l'on nous regala trois jours durant. +L'on nous mena aussi à toutes les metairies +de ce lieutenant, dans toutes lesquelles il y +avoit festin. Nous fûmes aussi à un gros bourg, +distant d'une lieue de cette maison, voir le curé +du lieu, qui etoit frère de la mère de cette fille, +lequel nous fit un fort gracieux accueil. Enfin +nous nous en retournâmes comme nous etions +venus, c'est-à-dire, pour ce qui me regardoit, +aussi peu amoureux que devant. Il fut pourtant +resolu que dans une quinzaine de jours on parleroit +à fond de ce mariage. Le terme etant expiré, +j'y retournai avec trois de mes cousins germains, +deux avocats et un procureur en ce presidial; +mais, par bonheur, on ne conclut rien, et l'affaire +fut remise aux fêtes de mai prochaines. Mais +le proverbe est bien veritable, que l'homme +propose et Dieu dispose, car ma mère tomba +malade quelques jours devant lesdites fêtes et +mon père quatre jours après; l'une et l'autre maladie +se terminèrent par la mort. Celle de ma mère +arriva un mardi, et celle de mon père le jeudi de +la même semaine, et je fus aussi fort malade; +mais je me levai pour aller voir cet oncle sevère, +qui etoit aussi fort malade, et qui mourut +quinze jours après. A quelque temps de là, l'on +me reparla de cette fille du lieutenant que j'etois +allé voir; mais je n'y voulus pas entendre, car je +n'avois plus de parens qui eussent droit de me +commander; d'ailleurs que mon coeur etoit toujours +dans ce parc, où je me promenois ordinairement, +mais bien plus souvent en imagination.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" +name="footnote389"><b>Note 389: </b></a><a href="#footnotetag389"> +(retour) </a> V., sur tous ces événements, l'<i>Histoire de France sous +Louis XIII</i>, par Bazin, t. 2, année 1626. Le roi avoit d'abord +passé par Blois, et le cardinal le rejoignit à Nantes, +où il alloit ouvrir les Etats de Bretagne.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" +name="footnote390"><b>Note 390: </b></a><a href="#footnotetag390"> +(retour) </a> Chalais, le membre le plus important <i>du parti de l'aversion</i>, fut condamné à mort, malgré l'humilité de ses +aveux et de son repentir, par arrêt du 18 août 1626.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" +name="footnote391"><b>Note 391: </b></a><a href="#footnotetag391"> +(retour) </a> Les baillis étoient des officiers chargés de rendre la justice +dans un certain ressort. Cette fonction passa peu à peu +aux mains de leurs lieutenants. «Le bailli, dit Furetière dans +son Dictionnaire, est aujourd'hui dépouillé de toute sa fonctîon, +et toute l'autorité de cette charge a été transférée à +son lieutenant.»</blockquote> + +<p>Un matin, que je ne croyois pas qu'il y eût +encore personne de levé dans la maison du sieur +Dufresne, je passai devant, et je fus bien etonné +quand j'ouïs la du Lys qui chantoit, sur son balcon, +cette vieille chanson qui a pour reprise: +«Que n'est-il auprès de moi, celui que mon coeur +aime!» Ce qui m'obligea à m'approcher d'elle +et à lui faire une profonde reverence, que j'accompagnai +de telles ou semblables paroles: «Je +souhaiterois de tout mon coeur, mademoiselle, +que vous eussiez la satisfaction que vous desirez, +et je voudrois y pouvoir contribuer: ce seroit +avec la même passion que j'ai toujours été votre +très humble serviteur.» Elle me rendit bien mon +salut, mais elle ne me repondit pas, et, continuant +à chanter, elle changea la reprise de la +chanson en ces paroles: «Le voici auprès de moi +celui que mon coeur aime.» Je ne demeurai pas +court, car je m'etois un peu ouvert à la guerre +et à la cour, et, quoique le procedé fût capable +de me demonter, je lui dis: «J'aurai sujet de le +croire si vous me faites ouvrir la porte.» A même +temps elle appela le petit laquais dont j'ai +dejà parlé, auquel elle commanda de me l'ouvrir, +ce qu'il fit. J'entrai, et je fus reçu avec tous +les temoignages de bienveillance du père, de la +mère et de la soeur aînée, mais encore plus de la +du Lys. La mère me demanda pourquoi j'etois si +sauvage et que je ne les visitois pas si souvent +que j'avois accoutumé, qu'il ne falloit pas que +le deuil de mes parens m'en empêchât, et qu'il +falloit se divertir comme auparavant; en un mot, +que je serois toujours le bienvenu dans leur maison. +Ma reponse ne fut que pour faire paroître +mon peu de merite, en disant quelque peu de +paroles aussi mal rangées que celles que je vous +debite. Mais enfin tout se termina à un dejeuner +de laitage, qui est en ce pays un grand regal, +comme vous savez.--«Et qui n'est pas desagreable, +repondit l'Etoile; mais poursuivez.»--Quand +je pris congé pour sortir, la mère me demanda +si je ne m'incommoderois point d'accompagner +elle et ses filles chez un vieux gentilhomme, +leur parent, qui demeuroit à deux lieues +d'ici. Je lui repondis qu'elle me faisoit tort de me +le demander, et qu'un commandement absolu +m'eût eté plus agreable. Le voyage fut conclu au +lendemain. La mère monta un petit mulet, qui +etoit dans la maison; la fille aînée monta le cheval +de son père, et je portois en croupe sur le +mien, qui etoit fort, ma chère du Lys; je vous +laisse à penser quel fut notre entretien le long +du chemin, car, pour moi, je ne m'en souviens +plus. Tout ce que je vous puis dire, c'est que +nous nous separâmes, la du Lis et moi, fort amoureux; +depuis ce temps-là mes visites furent fort +frequentes, ce qui dura tout le long de l'eté et de +l'automne. De vous dire tout ce qui se passa, je +vous serois trop ennuyeux; seulement vous dirai-je +que nous nous derobions souvent de la compagnie +et nous allions demeurer seuls à l'ombrage +de ce bois de haute futaie, et toujours sur le +bord de la belle petite rivière qui passe au milieu, +où nous avions la satisfaction d'ouïr le ramage +des oiseaux, qu'ils accordoient au doux murmure +de l'eau, parmi lequel nous mêlions mille douceurs +que nous nous disions, et nous nous faisions +ensuite autant d'innocentes caresses. Ce fut +là où nous prîmes resolution de nous bien divertir +le carnaval prochain.</p> + +<p>Un jour que j'etois occupé à faire faire du cidre +à un pressoir du faubourg de la Barre, qui +est tout joignant le parc, la du Lys m'y vint trouver; +à son abord je connus qu'elle avoit quelque +chose sur le coeur, en quoi je ne me trompais pas; +car, après qu'elle m'eut un peu raillé sur l'equipage +où j'etois, elle me tira à part et me dit que +le gentilhomme dont la fille etoit chez M. de +Planche-Panète, son beau-frère, en avoit amené +un autre, qu'il pretendoit lui faire donner pour +mari, et qu'ils etoient à la maison, dont elle +s'etoit derobée pour m'en avertir. «Ce n'est pas, +ajouta-t-elle, que je favorise jamais sa recherche +et que je consente à quoi que ce soit, mais j'aimerois +mieux que tu trouvasses quelque moyen de +le renvoyer que s'il venoit de moi.» Je lui dis +alors: «Va-t-en, et lui fais bonne mine, pour +ne rien alterer; mais sçache qu'il ne sera pas ici +demain à midi.» Elle s'en alla plus joyeuse, attendant +l'evenement. Cependant je quittai tout et +abandonnai mon cidre à la discretion des valets, +et m'en allai à ma maison, où je pris du linge et +un autre habit, et m'en allai chercher mes camarades: +car vous devez sçavoir que nous etions +une quinzaine de jeunes hommes qui avions tous +chacun notre maîtresse, et tellement unis, que +qui en offensoit un avoit offensé tous les autres; +et nous etions tous resolus que, si quelque +etranger venoit pour nous les ravir, de le mettre +en etat de n'y reussir jamais<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a> +<a href="#footnote392"><sup class="sml">392</sup></a>. Je leur proposai ce +que vous venez d'ouïr, et aussitôt tous conclurent +qu'il falloit aller trouver ce galant (qui etoit +un gentilhomme de la plus petite noblesse du +bas Maine) et l'obliger à s'en retourner comme il +etoit venu. Nous allâmes donc à son logis, où il +soupoit avec l'autre gentilhomme son conducteur. +Nous ne marchandâmes point à lui dire qu'il se +pouvoit bien retirer, et qu'il n'y avoit rien à gagner +pour lui en ce pays. Alors le conducteur repartit +que nous ne sçavions pas leur dessein, et +que, quand nous le sçaurions, nous n'y avions +aucun interêt. Alors je m'avançai, et, mettant la +main sur la garde de mon epée, je lui dis: «Si +ai bien moi, j'y en ai, et, si vous ne le quittez, je +vous mettrai en etat de n'en faire plus.» L'un +d'eux repartit que la partie n'etoit pas egale, et +que, si j'etois seul, je ne parlerois pas ainsi. +Alors je lui dis: «Vous êtes deux, et je sors avec +celui-ci», en prenant un de mes camarades, «suivez-nous». +Ils s'en mirent en devoir; mais l'hôte +et un sien fils les en empêchèrent, et leur firent +connoître que le meilleur pour eux etoit de se retirer, +et qu'il ne faisoit pas bon de se frotter avec +nous. Ils profitèrent de l'avis, et l'on n'en ouït +plus parler depuis. Le lendemain j'allai voir la du +Lys, à laquelle je racontai l'action que j'avois +faite, dont elle fut très contente et m'en remercia +en des termes fort obligeans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" +name="footnote392"><b>Note 392: </b></a><a href="#footnotetag392"> +(retour) </a> Sorel parle de même, dans <i>Francion</i>, d'une société de +<i>bravi</i> formée entre jeunes gens pour redresser les torts, +châtier les fats et les insolents, etc., sans préjudice de la +débauche à laquelle ils se livroient en commun. (7e liv.)</blockquote> + +<p>L'hiver approchoit, les veillées etoient fort longues, +et nous les passions à jouer à des petits jeux +d'esprit<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a> +<a href="#footnote393"><sup class="sml">393</sup></a>; ce qui etant souvent reiteré ennuya; +ce qui me fit resoudre à lui donner le bal. J'en +conferai avec elle, et elle s'y accorda. J'en demandai +la permission à M. du Fresne, son père, +et il me la donna. Le dimanche suivant nous dansâmes, +et continuâmes plusieurs fois; mais il y +avoit toujours une si grande foule de monde, +que la du Lys me conseilla de ne faire plus danser, +mais de penser à quelque autre divertissement. +Il fut donc resolu d'etudier une comedie, +ce qui fut executé.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" +name="footnote393"><b>Note 393: </b></a><a href="#footnotetag393"> +(retour) </a> Par exemple, au <i>jeu des proverbes</i>, aux jeux de conversation, +des éléments, des compliments ou flatteries, des +mathematiques, et autres dont on peut voir la description +dans la <i>Maison des jeux</i>, 1642, in-8.</blockquote> + +<p>L'Etoile l'interrompit en lui disant: «Puisque +vous en êtes à la comedie, dites-moi si cette histoire +est encore guère longue, car il se fait tard, +et l'heure du souper approche.--Ha! dit le prieur, +il y en a encore deux fois autant pour le moins.» +L'on jugea donc qu'il la falloit remettre à une autre +fois, pour donner le temps aux acteurs d'etudier +leurs rôles; et, quand ce n'eût pas eté pour +ces raisons, il eût fallu cesser à cause de l'arrivée +de M. de Verville, qui entra dans la chambre +facilement, car le portier s'etoit endormi. Sa venue +surprit bien fort toute la compagnie. Il fit +de grandes caresses à tous les comediens et comediennes, +et principalement au Destin, qu'il +embrassa à diverses reprises, et leur dit le sujet +de son voyage, comme vous verrez au chapitre +suivant, qui est fort court.</p> +<a name="cc11" id="cc11"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="mid"><i>Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile,<br> +et de Leandre avec Angelique.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>e prieur de Saint-Louis voulut prendre +congé, mais le Destin l'arrêta, lui disant +que dans peu de temps il faudroit +souper, et qu'il tiendroit compagnie à +monsieur de Verville, qu'il pria de leur faire +l'honneur de souper avec eux. L'on demanda à +l'hôtesse si elle avoit quelque chose d'extraordinaire; +elle dit que oui. L'on mit du linge blanc, +et l'on servit quelque temps après. L'on fit bonne +chère, l'on but à la santé de plusieurs personnes +et l'on parla beaucoup. Après le dessert, le +Destin demanda à Verville le sujet de son voyage +en ces quartiers, et il lui repondit que ce n'etoit +pas la mort de son beau-frère Saldagne, que ses +soeurs ne plaignoient guère non plus que lui; +mais qu'ayant une affaire d'importance à Rennes, +en Bretagne, il s'etoit detourné exprès pour avoir +le bien de les voir, dont il fut grandement remercié; +ensuite il fut informé du mauvais dessein +de Saldagne et du succès, et enfin de tout +ce que vous avez vu au sixième chapitre. Verville +plia les epaules en disant qu'il avoit trouvé +ce qu'il cherchoit avec trop de soin. Après souper, +Verville fit connoissance avec le prieur, duquel +tous ceux de la troupe dirent beaucoup de +bien, et, après avoir un peu veillé, il se retira. +Alors Verville tira le Destin à part et lui demanda +pourquoi Leandre étoit vêtu de noir et +pourquoi tant de laquais vêtus de même. Il lui +en apprit le sujet, et le dessein qu'il avoit fait d'epouser +Angelique. «Et vous, dit Verville, quand +vous marierez-vous? Il est, ce me semble temps +de faire connoître au monde qui vous êtes, ce +qui ne se peut que par un mariage»; ajoutant que +s'il n'etoit pressé, qu'il demeureroit pour assister +à l'un et à l'autre. Le Destin dit qu'il falloit sçavoir +le sentiment de l'Etoile; ils l'appelèrent et +lui proposèrent le mariage, à quoi elle repondit +qu'elle suivroit toujours le sentiment de ses amis. +Enfin il fut conclu que, quand Verville auroit mis +fin aux affaires qu'il avoit à Rennes, qui seroit +dans une quinzaine de jours au plus tard, qu'il +repasseroit par Alençon, et que l'on executeroit la +proposition. Il en fut autant conclu entre eux et +la Caverne, pour Leandre et Angelique.</p> + +<p>Verville donna le bonsoir à la compagnie et se +retira à son logis. Le lendemain il partit pour la +Bretagne, et il arriva à Rennes, où il alla voir +monsieur de la Garouffière, lequel, après les +complimens accoutumés, lui dit qu'il y avoit dans +la ville une troupe de comediens, l'un desquels +avoit beaucoup de traits du visage de la Caverne: +ce qui l'obligea d'aller le lendemain à la +comedie, où ayant vu le personnage, il fut tout +persuadé que c'etoit son parent (je dis de la Caverne). +Après la comedie il l'aborda, et s'enquit +de lui d'où il etoit, s'il y avoit longtemps qu'il +etoit dans la troupe et par quels moyens il y +etoit venu; il repondit sur tous les chefs en sorte +qu'il fut facile à Verville de connoître qu'il etoit +le frère de la Caverne, qui s'etoit perdu quand +son père fut tué en Perigord par le page du baron +de Sigognac, ce qu'il avoua franchement, en +ajoutant qu'il n'avoit jamais pu sçavoir ce que sa +soeur etoit devenue. Lors Verville lui apprit +qu'elle etoit dans une troupe de comediens qui +etoit à Alençon; qu'elle avoit eu beaucoup de +disgrâces, mais qu'elle avoit sujet d'en être consolée, +parce qu'elle avoit une très belle fille +qu'un seigneur de douze mille livres de rentes +etoit sur le point d'epouser, et qu'il faisoit la +comedie avec eux et qu'à son retour il assisteroit +au mariage, et qu'il ne tiendroit qu'à lui de s'y +trouver, pour rejouir sa soeur, qui etoit fort en +peine de lui, n'en ayant eu aucunes nouvelles +depuis sa fuite. Non-seulement le comedien accepta +cette offre, mais il supplia instamment +monsieur de Verville de souffrir qu'il l'accompagnât, +ce qu'il agréa. Cependant il mit ordre à +ses affaires, que nous lui laisserons negocier, et +retournerons à Alençon.</p> + +<p>Le prieur de Saint-Louis alla, le même jour +que partit Verville, trouver les comediens et +comediennes, pour leur dire que monseigneur +l'evêque de Sées l'avoit envoyé querir pour lui +communiquer quelque affaire d'importance, et +qu'il etoit bien marri de ne se pouvoir acquitter +de sa promesse; mais qu'il n'y avoit rien de +perdu; que cependant qu'il seroit à Sées, ils iroient +à la Fresnaye, representer <i>Silvie</i> aux noces de la +fille du seigneur du lieu, et qu'à leur retour et +au sien, il achèveroit ce qu'il avoit commencé. +Il s'en alla, et les comediens se disposèrent à +partir.</p> +<a name="cc12" id="cc12"></a> +<hr class="mid"> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<p class="mid"><i>Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye;<br> +autre disgrâce de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a veille de la noce l'on envoya un +carrosse et des chevaux de selle aux +comediens. Les comediennes s'y placèrent +dedans avec le Destin, Leandre +et l'Olive; les autres montèrent les chevaux, +et Ragotin le sien, qu'il avoit encore, pour n'avoir +pu le vendre, et qui etoit gueri de son enclouure. +Il voulut persuader à l'Etoile ou à +Angelique de se mettre en croupe derrière lui, +disant qu'elles seroient plus à leur aise que dans +le carrosse, qui ebranle beaucoup les personnes; +mais ni l'une ni l'autre n'en voulurent rien faire. +Pour aller d'Alençon à la Fresnaye il faut passer +une partie de la forêt de Persaine, qui est au pays +du Maine. Ils n'eurent pas fait mille pas dans +cette forêt que Ragotin, qui alloit devant, cria au +cocher d'arrêter, «parce, dit-il, qu'il voyoit une +troupe d'hommes à cheval». L'on ne trouva pas +bon d'arrêter, mais de se tenir chacun sur ses +gardes. Quand ils furent près de ces cavaliers, +Ragotin dit que c'etoit la Rappinière avec ses +archers. L'Etoile pâlit; mais le Destin, qui s'en +aperçut, l'assura en lui disant qu'il n'oseroit +leur faire insulte en la presence de ses archers +et des domestiques de monsieur de la Fresnaye, +et si près de sa maison. La Rappinière connut +bien que c'etoit la troupe comique; aussi il s'approcha +du carrosse avec son effronterie ordinaire +et salua les comediennes, auxquelles il fit d'assez +mauvais complimens, à quoi elles repondirent +avec une froideur capable de demonter un moins +effronté que ce levrier de bourreau; lequel leur +dit qu'il cherchoit des brigands qui avoient volé +des marchands du côté de Balon<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a> +<a href="#footnote394"><sup class="sml">394</sup></a>, et qu'on lui +avoit dit qu'ils avoient pris cette route. Comme +il entretenoit la compagnie, le cheval d'un de +ses archers, qui etoit fougueux, sauta sur le col +du cheval de Ragotin, auquel il fit si grand'peur +qu'il recula et enfonça dans une touffe d'arbres, +dont il y en avoit quelques-uns dont les +branches etoient sèches, l'une desquelles se +trouva sous le pourpoint de Ragotin et qui lui +piqua le dos, en sorte qu'il y demeura pendu: +car, voulant se degager de parmi ces arbres, il +avoit donné des deux talons à son cheval, qui +avoit passé et l'avoit laissé ainsi en l'air, criant +comme un petit fou qu'il etoit: «Je suis mort, +l'on m'a donné un coup d'epée dans les reins<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a> +<a href="#footnote395"><sup class="sml">395</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" +name="footnote394"><b>Note 394: </b></a><a href="#footnotetag394"> +(retour) </a> Petite ville du Maine, sur l'Orne, à 4 lieues et demie +du Mans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" +name="footnote395"><b>Note 395: </b></a><a href="#footnotetag395"> +(retour) </a> Cette plaisanterie paroît imitée d'un passage de l'<i>Euphormion</i> +de Barclay, où César, l'un des personnages, se +croit mort, comme Ragotin, parce que, comme lui, à peu +près, il a été piqué par une épine à la fesse. (1re part., +ch. 30.)</blockquote> + +<p>L'on rioit si fort de le voir en cette posture que +l'on ne songeoit à rien moins qu'à le secourir. +L'on crioit bien aux laquais de le dependre; +mais il s'enfuyoient d'un autre côté en riant. Cependant +son cheval gagnoit toujours pays, sans +se laisser prendre. Enfin, après avoir bien ri, le +cocher, qui etoit un grand et fort garçon, descendit +de dessus son siége et s'approcha de Ragotin, +le souleva et le dependit. On le visita et +on lui fit accroire qu'il etoit fort blessé, mais +qu'on ne pouvoit le panser que l'on ne fût au +village, où il y avoit un fort bon chirurgien; en +attendant, on lui appliqua quelques feuilles fraîches +pour le soulager. On le plaça dans le carrosse, +dont l'Olive sortit, tandis que les laquais +passèrent au travers du bois pour gagner le devant +du cheval, qui ne vouloit pas se laisser +prendre, et qui fut pourtant pris, et l'Olive monta +dessus. La Rappinière continua son chemin, et la +troupe arriva au château, d'où l'on envoya +querir le chirurgien, auquel l'on donna le mot. +Il fit semblant de sonder la plaie imaginaire de +Ragotin, que l'on avoit fait mettre dans le lit. Il +le pansa de même qu'il l'avoit sondé, après lui +avoir dit que son coup etoit favorable, et que +deux doigts plus à côté il n'y avoit plus de Ragotin. +Il lui ordonna le regime ordinaire et le +laissa reposer. Ce petit bout d'homme avoit l'imagination +si frappée de tout ce qu'on lui avoit +dit qu'il crut toujours d'être fort blessé. Il ne se +leva point pour voir le bal qui fut tenu le soir +après souper: car l'on avoit fait venir la grande +bande de violons du Mans, celle d'Alençon etant +à une autre noce, à Argentan. L'on dansa à la +mode du pays, et les comediens et comediennes +dansèrent à la mode de la cour. Le Destin +et l'Etoile dansèrent la sarabande, avec l'admiration +de toute la compagnie, qui etoit composée +de la noblesse campagnarde et des plus +gros manans du village.</p> + +<p>Le lendemain l'on joua la pastorale que l'épousée +avoit demandée; Ragotin s'y fit porter en +chaise avec son bonnet de nuit. Ensuite l'on fit +bonne chère, et le lendemain, après avoir bien +dejeûné, l'on paya et remercia la troupe. Le carrosse +et les chevaux furent prêts, et l'on tâcha +à desabuser Ragotin de sa pretendue blessure; +mais on ne lui put jamais persuader le contraire, +car il disoit toujours qu'il sentoit bien son mal. +On le mit dans le carrosse, et toute la troupe +arriva heureusement à Alençon. Le lendemain +on ne representa point, car les comediennes se +voulurent reposer. Cependant le prieur de Saint-Louis +etoit de retour de son voyage de Sées. Il +alla voir la troupe, et l'Etoile lui dit qu'il ne +trouveroit point d'occasion plus favorable pour +achever son histoire; il ne s'en fit point prier, +et il poursuivit comme vous allez voir au suivant +chapitre.</p> +<a name="cc13" id="cc13"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/S.png"></span>i le commencement de cette histoire +(où vous n'avez vu que de la joie et +des contentemens) vous a eté ennuyeux, +ce que vous allez ouïr le sera +bien davantage, puisque vous n'y verrez que des +revers de la fortune, des douleurs et des desespoirs +qui suivront les plaisirs et les satisfactions +où vous me verrez encore, mais pour fort peu +de temps. Pour donc reprendre au même lieu +où je finis le recit, après que mes camarades et +moi eûmes appris nos rôles et exercé plusieurs +fois, un jour de dimanche au soir nous representâmes +notre pièce dans la maison du sieur du +Fresne, ce qui fit un grand bruit dans le voisinage; +quoique nous eussions pris tous les soins +de faire tenir les portes du parc bien fermées, +nous fûmes accablés de tant de monde, qui avoit +passé le château ou escaladé les murailles, +que nous eûmes toutes les peines imaginables à +gagner le theâtre, que nous avions fait dresser +dans une salle de mediocre grandeur; aussi il +resta les deux tiers du monde dehors. Pour obliger +ces gens-là à se retirer, nous leur fîmes promesse +que le dimanche suivant nous la representerions +dans la ville et dans une plus grande +salle. Nous fîmes passablement bien pour des +apprentis, excepté un de nos acteurs qui faisoit +le personnage du secretaire du roi Darius (la +mort de ce monarque etoit le sujet de notre pièce<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a> +<a href="#footnote396"><sup class="sml">396</sup></a>): +car il n'avoit que huit vers à dire, ce qu'il faisoit +assez bien entre nous; mais, quand il fallut representer +tout à bon, il le fallut pousser sur la +scène par force, et ainsi il fut obligé de parler, +mais si mal que nous eûmes beaucoup de peine +à faire cesser les éclats de rire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" +name="footnote396"><b>Note 396: </b></a><a href="#footnotetag396"> +(retour) </a> Il s'agit probablement de <i>La Mort de Daire</i>, tragédie +de Hardy (1619), où Masoee, qui peut passer en effet pour +le secrétaire de Darius, a non pas huit vers, mais dix en +tout à prononcer, dans la 1re scène du 2e acte.</blockquote> + +<p>La tragedie etant finie, je commençai le bal +avec la du Lys, et qui dura jusqu'à minuit. Nous +prîmes goût à cet exercice, et sans en rien dire +à personne nous etudiâmes une autre pièce. Cependant +je ne desistois point de mes visites ordinaires. +Or, un jour que nous etions assis auprès +du feu, il arriva un jeune homme auquel l'on y +fit prendre place; après un quart d'heure d'entretien, +il sortit de sa poche une boîte dans laquelle +il y avoit un portrait de cire en relief, +très bien fait, qu'il dit être celui de sa maîtresse. +Après que toutes les demoiselles l'eurent vu et +dit qu'elle etoit fort belle, je le pris à mon tour, +et, en le considerant avec attention, je m'imaginai +qu'il ressembloit à la du Lys, et que ce +galant-là avoit quelque pensée pour elle. Je ne +marchandai point à jeter cette boîte dans le feu, +où la petite statue se fondit bientôt: car, quand +il se mit en devoir de l'en tirer, je l'arrêtai et le +menaçai de le jeter par la fenêtre. M. du Fresne +(qui m'aimoit autant alors comme il m'a haï depuis) +jura qu'il lui feroit sauter l'escalier, ce qui +obligea ce malheureux à sortir confusement. Je +le suivis sans que personne de la compagnie +m'en pût empêcher, et je lui dis que, s'il avoit +quelque chose sur le coeur, que nous avions chacun +une epée et que nous etions en beau lieu +pour se satisfaire; mais il n'en eut pas le courage. +Or le dimanche suivant nous jouâmes la +même tragedie que nous avions dejà representée, +mais dans la salle d'un de nos voisins qui etoit +assez grande, et par ce moyen nous eûmes +quinze jours pour étudier l'autre pièce. Je m'avisai +de l'accompagner de quelques entrées de ballet<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a> +<a href="#footnote397"><sup class="sml">397</sup></a>, +et je fis choix de six de mes camarades qui +dansoient le mieux, et je fis le septième. Le sujet +du ballet etoit les bergers et les bergères soumis +à l'Amour: car à la première entrée paroissoit +un Cupidon, et aux autres des bergers et des +bergères, tous vêtus de blanc, et leurs habits +tout parsemés de noeuds de petit ruban bleu, +qui etoit la couleur de la du Lys, et que j'ai +aussi toujours portée depuis; il est vrai que j'y ai +ajouté la feuille<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a> +<a href="#footnote398"><sup class="sml">398</sup></a> morte, pour les raisons que je +vous dirai à la fin de cette histoire. Ces bergers +et bergères faisoient deux à deux chacun une +entrée, et, quand ils paroissoient tous ensemble, +ils formoient les lettres du nom de la du Lys, et +l'amour decochoit une flèche à chaque berger et +jetoit des flammes de feu aux bergères, et tous +en signe de soumission flechissoient le genou. +J'avois composé quelques vers sur le sujet du +ballet, que nous recitâmes; mais la longueur +du temps me les a fait oublier, et, quand je m'en +souviendrois encore, je n'aurois garde de vous +les dire, car je suis assuré qu'ils ne vous agréeroient +pas, à présent que la poësie françoise est +au plus haut degré où elle puisse monter. Comme +nous avions tenu la chose secrète, il nous fut +facile de n'avoir que de nos amis particuliers, +qui insensiblement et sans que l'on s'en aperçût +entrèrent dans le parc, où nous representâmes à +notre aise les <i>Amours d'Angelique et de Sacripant, +roi de Circassie</i>, sujet tiré de l'Arioste<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a> +<a href="#footnote399"><sup class="sml">399</sup></a>; ensuite +nous dansâmes notre ballet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" +name="footnote397"><b>Note 397: </b></a><a href="#footnotetag397"> +(retour) </a> Le ballet, que Benserade devoit élever à un si haut +point de gloire, et que Molière même ne dédaigna pas de +cultiver, étoit déjà, à cette époque, en grande faveur. +V. <i>le Mercure</i> du temps et les <i>Mémoires</i> de Marolles, <i>passim.</i> +En 1630, le fameux ballet préparé par le comte de +Soissons pour le retour de Louis XIII à Paris mit la cour +et la ville en émoi et préoccupa les esprits plus encore que +le procès du maréchal de Marillac. Les ballets de <i>Maître Galimathias</i>, +des <i>Goutteux</i> (1630), du <i>Monde</i>, de la <i>Prospérité +des armes de France</i>, du <i>Triomphe de la beauté</i> (1640), etc., +n'excitoient guère moins l'attention publique. Déjà, même +sous Henri IV, il y avoit eu à la cour plus de 80 ballets.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" +name="footnote398"><b>Note 398: </b></a><a href="#footnotetag398"> +(retour) </a> On peut consulter le <i>Jeu du galant</i> (<i>Maison des jeux</i>, 3e p.) pour la signification attachée alors à la couleur des +rubans. Voici d'abord pour le bleu: «Doriclas, commençant, +dit qu'il choisissoit le bleu à cause qu'etant une couleur +attribuée au ciel, elle temoignoit que l'on ne vouloit +avoir que des affections celestes.» Quant à la couleur feuille +morte, elle signifioit la mort de l'espérance, ou au moins +d'une espérance.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" +name="footnote399"><b>Note 399: </b></a><a href="#footnotetag399"> +(retour) </a> Encore un sujet emprunté au <i>Roland furieux</i>, qui étoit +alors mis à contribution par le théâtre presque autant que +l'<i>Astrée</i>. Je serois assez porté à croire que l'auteur a commis +une erreur dans la désignation de cette pièce, car l'Arioste +nous montre bien Sacripant amoureux d'Angélique, mais +non Angélique amoureuse de Sacripant; d'ailleurs, je ne +connois pas, dans notre ancien théâtre, de pièce intitulée +ainsi. Il y en a deux, l'une publiée à Troyes, chez Noël +Laudereau, l'autre probablement de Ch. Bauter, dit Méliglosse, +publiée chez Oudot (1614), qui portent ce titre: <i>Tragédie +françoise des amours d'Angelique et de Medor, avec les +furies de Rolland et la mort de Sacripant</i>, etc. Peut-être +l'auteur a-t-il fait une confusion involontaire.</blockquote> + +<p>Je voulus commencer le bal à l'ordinaire, +mais M. du Fresne ne le voulut pas permettre, +disant que nous etions assez fatigués de la comedie +et du ballet; il nous donna congé et nous +nous retirâmes. Nous resolûmes de rendre cette +comedie publique et de la representer dans la +ville, ce que nous fîmes le dimanche gras, dans +la salle de mon parrain, et en plein jour. La +du Lys me dit que, si je commençois le bal, +que ce fût avec une fille de notre voisinage qui +etoit vêtue de taffetas bleu tout de même qu'elle, +ce que je fis. Mais il s'eleva un murmure sourd +dans la compagnie, et il y en eut qui dirent +assez haut: «Il se trompe, il se manque», ce +qui excita le rire à la du Lys et à moi; de quoi +la fille s'etant aperçue, me dit: «Ces gens ont +raison, car vous avez pris l'une pour l'autre.» +Je lui repondis succinctement: «Pardonnez-moi, +je sçais fort bien ce que je fais.» Le soir je me +masquai avec trois de mes camarades, et je portois +le flambeau, croyant que par ce moyen je +ne serois pas connu<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a> +<a href="#footnote400"><sup class="sml">400</sup></a>, et nous allâmes dans le +parc. Quand nous fûmes entrés dans la maison, +la du Lys regarda attentivement les trois masques, +et, ayant reconnu que je n'y etois pas, elle s'approcha +de moi à la porte où je m'etois arrêté +avec le flambeau, et, me prenant par la main, me +dit ces obligeantes paroles: «Deguise-toi de +toutes les façons que tu pourras t'imaginer, je +te connoîtrai toujours facilement.» Après avoir +eteint le flambeau, je m'approchai de la table, +sur laquelle nous posâmes nos boîtes de dragées +et jetâmes les dés. La du Lys me demanda à qui +j'en voulois, et je lui fis signe que c'etoit à elle; +elle me repliqua qu'est-ce que je voulois qu'elle +mît au jeu, et je lui montrai un noeud de ruban +que l'on appelle à present <i>galant</i><a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a> +<a href="#footnote401"><sup class="sml">401</sup></a>, et un bracelet +de corail qu'elle avoit au bras gauche. Sa +mère ne vouloit pas qu'elle le hasardât; mais +elle eclata de rire, en disant qu'elle n'apprehendoit +pas de me le laisser. Nous jouâmes et je gagnai, +et je lui fis un present de mes dragées. +Autant en firent mes compagnons avec la fille +aînée et d'autres demoiselles qui y etoient venues +passer la veillée. Après quoi nous prîmes +congé. Mais, comme nous allions sortir, la du Lys +s'approcha de moi, et mit la main aux cordons +qui tenoient mon masque attaché, qu'elle denoua +promptement, en disant: «Est-ce ainsi que l'on +fait de s'en aller si vite?» Je fus un peu honteux, +mais pourtant bien aise d'avoir un si beau pretexte +de l'entretenir. Les autres se demasquèrent +aussi, et nous passâmes la veillée fort agreablement. +Le dernier soir du carnaval je lui donnai +le bal avec la petite bande de violons, la +grande etant employée pour la noblesse. Pendant +le carême il fallut faire trève de divertissemens +pour vaquer à la piété, et je vous puis assurer +que nous ne manquions pas un sermon, la +du Lys et moi. Nous passions les autres heures +du jour en visites continuelles et en promenades, +ou à ouïr chanter les filles de la ville sur le derrière +du château, où il y a un excellent echo, où +elles provoquoient cette nymphe imaginaire à +leur repondre<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a> +<a href="#footnote402"><sup class="sml">402</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" +name="footnote400"><b>Note 400: </b></a><a href="#footnotetag400"> +(retour) </a> Ce ne fut que peu d'années avant la composition de +cette 3e partie que la cour commença à répandre la mode +des mascarades. V. <i>Mém.</i> de madem. de Montp., coll. Petitot, +XLII, p. 408, et une note de Walckenaër, <i>Mém.</i> de +Madame de Sévigné, II, p. 481.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" +name="footnote401"><b>Note 401: </b></a><a href="#footnotetag401"> +(retour) </a> On appeloit <i>galants</i> des rubans noués, servant à orner +les habits ou la tête tant des hommes que des femmes: «Il +y a de certaines petites choses qui coûtent peu, et neanmoins +parent extrêmement un homme,... comme par exemple +d'avoir un beau ruban d'or et d'argent au chapeau, quelquefois +entremeslé de soie de quelque belle couleur, et d'avoir +aussi au devant des chausses sept ou huit des plus +beaux rubans satinés et des couleurs les plus eclatantes qui +se voient.... Pour montrer que toutes ces manières de rubans +contribuent beaucoup à faire parestre la galanterie d'un +homme, ils ont emporté le nom de galands, par preference +sur toute autre chose.» (<i>Loix de la galant.</i>) On peut voir +aussi, dans <i>la Maison des jeux</i>, la pièce suivante, intitulée: +<i>le Jeu du galand</i>, et dans le <i>Recueil en prose</i> de Sercy (1642), +t. 1er, <i>l'Origine et le progrès des rubans</i>. Les <i>galants</i> qui +ornoient la toilette des femmes prenoient différents noms, +suivant la place qu'ils occupoient: on les appeloit le <i>mignon</i>, +le <i>badin</i>, l'<i>assassin des dames</i>, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" +name="footnote402"><b>Note 402: </b></a><a href="#footnotetag402"> +(retour) </a> Voilà un ressouvenir de ces <i>échos</i> qui avoient fait les +délices des cours de François Ier et de Henri II. V. un curieux +écho dans les oeuvres de Joach. du Bellay, et dont les pastorales +avoient tellement mis l'usage à la mode qu'on les retrouve +parfois jusque dans les romans comiques et satiriques, +bien que ceux-ci tournent en ridicule la plupart des inventions +de la pastorale, comme du roman héroïque et chevaleresque. +Ainsi Sorel, dans <i>Le Berger extravagant</i>, manifeste lui-même +un certain foible pour les échos. (<i>Remarq.</i> sur le 1er l.) +Boileau se moque de cet usage, à plusieurs reprises, dans les +<i>Héros de roman</i>.</blockquote> + +<p>Les fêtes de Pâques approchoient, quand un +jour mademoiselle du Fresne, la fille, me dit en +riant: «Me meneras-tu à Saint-Pater<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a> +<a href="#footnote403"><sup class="sml">403</sup></a>?» C'est +une petite paroisse qui est à un quart de lieue du +faubourg de Montfort, où l'on va en devotion le +lundi de Pâques, après dîner, et c'est là aussi +où l'on voit tous les galans et galantes. Je lui +repondis qu'il ne tiendroit qu'à elle. Le jour +venu, comme je me disposois à les aller prendre, +au sortir de ma maison je rencontrai un mien +voisin, jeune homme fort riche, lequel me demanda +où j'allois si empressé. Je lui dis que +j'allois au Parc querir les demoiselles du Fresne +pour les accompagner à Saint-Pater. Alors il +me repondit que je pouvois bien rentrer, car il +sçavoit de bonne part que leur mère avoit dit +qu'elle ne vouloit pas que ses filles y allassent +avec moi. Ce discours m'assomma si fort que je +ne pus lui rien repliquer; mais je rentrai dans ma +maison, où etant, je me mis à penser d'où pouvoit +venir un si prompt changement; après y +avoir bien rêvé, je n'en trouvai autre sujet que +mon peu de merite et ma condition. Pourtant +je ne pus m'empêcher de declamer contre leur +procédé, de m'avoir souffert tandis que je les +avois diverties par des bals, ballets, comedies et +serenades, car je leur en donnois souvent, en +toutes lesquelles choses j'avois fait de grandes +depenses, et qu'à present l'on me rebutoit. La +colère où j'etois me fis resoudre d'aller à l'assemblée +avec quelques-uns de mes voisins, ce +que je fis. Cependant l'on m'attendoit au Parc, +et, quand le temps fut passé que je devois m'y +rendre, la du Lys et sa soeur, avec quelques +autres demoiselles du voisinage, y allèrent. +Après avoir fait leur devotion dans l'eglise, elles +se placèrent sur la muraille du cimetière, au devant +d'un ormeau qui leur donnoit de l'ombrage. +Je passai devant elles, mais d'assez loin, et la +du Fresne me fit signe d'approcher, et je fis +semblant de ne les pas voir. Ceux qui etoient +avec moi m'en avertirent et je feignis de ne +l'entendre pas et passai outre, leur disant: «Allons +faire collation au logis des Quatre-Vents»; +ce que nous fîmes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" +name="footnote403"><b>Note 403: </b></a><a href="#footnotetag403"> +(retour) </a> Ou plutôt <i>Saint-Paterne</i>, qui est le vrai nom. V. <i>Dict.</i> +de Pesche.</blockquote> + +<p>Je ne fus pas plustôt retourné chez moi qu'une +femme veuve (qui etoit notre confidente) me vint +trouver et me demanda fort brusquement quel +sujet m'avoit obligé de fuir l'honneur d'accompagner +les demoiselles du Fresne à Saint-Pater; +que la du Lis en etoit outrée de colère au dernier +point, et ajouta que je pensasse à reparer +cette faute. Je fus fort surpris de ce discours, et, +après lui avoir fait le recit de ce que je vous +viens de dire, je l'accompagnai à la porte du Parc, +où elles etoient. Je la laissai faire mes excuses, +car j'etois si troublé que je n'aurois pu leur dire +que de mauvaises raisons. Alors la mère, s'adressant +à moi, me dit que je ne devois pas être si +credule; que c'etoit quelqu'un qui vouloit troubler +notre contentement, et que je fusse assuré que +je serois toujours le bienvenu dans leur maison, +où nous allâmes. J'eus l'honneur de donner la +main à la du Lys, qui m'assura qu'elle avoit +eu bien de l'inquietude, surtout quand j'avois +feint de ne pas voir le signe que sa soeur m'avoit +fait. Je lui demandai pardon et lui fis de mauvaises +excuses, tant j'etois transporté d'amour +et de colère. Je me voulois venger de ce jeune +homme; mais elle me commanda de n'en pas +parler seulement, ajoutant que je devois être +content d'experimenter le contraire de ce qu'il +m'avoit dit. Je lui obéis, comme je fis toujours +depuis.</p> + +<p>Nous passions le temps le plus doucement +qu'on puisse imaginer, et nous eprouvions par +de véritables effets ce que l'on dit que le mouvement +des yeux est le langage des amans; +car nous l'avions si familier, que nous nous faisions +entendre tout ce que nous voulions. Un +dimanche au soir, au sortir de Vêpres, nous nous +dîmes, avec ce langage muet, qu'il falloit aller +après souper nous promener sur la rivière et n'avoir +que telles personnes que nous designâmes. +J'envoyai aussitôt retenir un bateau. A l'heure +dite, je me transportai, avec ceux qui devoient +être de la promenade, à la porte du Parc, où +les demoiselles nous attendoient; mais trois jeunes +hommes, qui n'etoient pas de notre cabale, +s'arrêtèrent avec elles. Elles firent bien tout ce +qu'elles purent pour s'en defaire; mais eux s'en +etant aperçus, ils s'opiniâtrèrent à demeurer, ce +qui fut cause que quand nous abordâmes la porte +du Parc, nous passâmes outre sans nous y arrêter, +et nous nous contentâmes de leur faire signe +de nous suivre, et nous les allâmes attendre au +bateau. Mais quand nous aperçûmes ces fâcheux +avec elles, nous avançâmes sur l'eau et allâmes +aborder à un autre lieu, proche d'une des portes +de la ville, où nous rencontrâmes le sieur du +Fresne, lequel me demanda où j'avais laissé ses +filles. Je ne pensai pas bien à ce que je lui devois +repondre, mais lui dis franchement que je +n'avois pas eu l'honneur de les voir ce soir-là. +Après nous avoir donné le bon soir, il prit le +chemin du Parc, à la porte duquel il trouva ses +filles, auxquelles il demanda d'où elles venoient +et avec qui. La du Lys lui repondit: «Nous +venons de nous promener avec un tel», et me +nomma. Alors son père lui accompagna un: «Vous +en avez menti», d'un soufflet, ajoutant que si +j'eusse eté avec elles (quand même il auroit eté +plus tard) il ne s'en fût pas mis en peine. Le lendemain, +cette veuve dont je vous ai dejà parlé me +vint trouver pour me dire ce qui s'etoit passé le +soir précédent, et que la du Lys en etoit fort en +colère, non pas tant du soufflet comme de ce +que je ne l'avois pas attendue, parce qu'au bateau +son intention etoit de se defaire accortement +de ces fâcheux. Je m'excusai du mieux +que je pus, et je passai quatre jours sans l'aller +voir. Mais un jour qu'elle et sa soeur et quelques +demoiselles etoient assises sur un banc de +boutique, dans la rue la plus prochaine de la +porte de la ville par laquelle j'allois sortir pour +aller au faubourg, je passai devant elles en levant +un peu le chapeau, mais sans les regarder +ni leur rien dire. Les autres demoiselles leur demandèrent +ce que vouloit dire ce procédé, qui paroissoit +incivil. La du Lys ne repondit rien; mais +sa soeur aînée dit qu'elle en ignoroit la cause et +qu'il la falloit sçavoir de lui-même: «Et pour ne +le pas manquer, allons, dit-elle, nous poster +un peu plus près de la porte, au-delà de cette +petite rue par où il nous pourroit éviter»; ce +qu'elles firent. Comme je repassois devant elles, +cette bonne soeur se leva de sa place et me prit +par mon manteau, en me disant: «Depuis quand, +monsieur le glorieux, fuyez-vous l'honneur de +voir votre maîtresse?» et à même temps me fit +asseoir auprès d'elle. Mais quand je la voulus caresser +et lui dire quelques douceurs, elle fut toujours +muette et me rebuta furieusement. Je demeurai +là quelque peu de temps bien entrepris<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a> +<a href="#footnote404"><sup class="sml">404</sup></a>, après +quoi je les accompagnai jusqu'à la porte du Parc, +d'où je me retirai, resolu de n'y aller plus. Je +demeurai donc encore quelques jours sans y aller, +et qui me furent autant de siècles; mais un +matin j'eus une rencontre de mademoiselle du +Fresne la mère, laquelle m'arrêta et me demanda +pourquoi l'on ne me voyoit plus. Je lui repondis +que c'etoit la mauvaise humeur de sa cadette. +Elle me repliqua qu'elle vouloit faire notre accord, +et que je l'allasse attendre à la maison. +J'en mourais d'impatience et je fus ravi de cette +ouverture. J'y allai donc, et comme je montois +à la chambre, la du Lys, qui m'avoit aperçu, en +descendit si brusquement que je ne la pus jamais +arrêter. J'y entrai et je trouvai sa soeur, qui se +mit à sourire, à laquelle je dis le procedé de sa +cadette, et elle m'assura que tout cela n'etoit +que feinte et qu'elle avoit regardé plus de cent +fois par la fenêtre pour voir si je paroîtrois, et +qu'elle en temoignoit une grande inquietude; +qu'elle etoit sans doute dans le jardin, où je +pouvois aller. Je descendis l'escalier et m'approchai +de la porte du jardin, que je trouvai fermée +par dedans. Je la priai plusieurs fois de l'ouvrir, +ce qu'elle ne voulut point faire. Sa soeur, qui +l'entendoit du haut de l'escalier, descendit et +me la vint ouvrir, car elle en sçavoit le secret. +J'entrai, et la du Lys se mit à fuir; mais je la +poursuivis si bien, que je la pris par une des +manches de son corps de jupe, et je l'assis sur +un siege de gazon où je me mis aussi. Je lui fis +mes excuses du mieux qu'il me fut possible; mais +elle me parut toujours plus sevère. Enfin, après +plusieurs contestations, je lui dis que ma passion +ne souffroit point de mediocrité et qu'elle +me porteroit à quelque desespoir, de quoi elle se +repentiroit après, ce qui ne la rendit pas plus +exorable. Alors je tirai mon epée du fourreau et +la lui presentai, la suppliant de me la plonger +dans le corps, lui disant qu'il m'etoit impossible +de vivre privé de l'honneur de ses bonnes grâces; +elle se leva pour s'enfuir, en me repondant +qu'elle n'avoit jamais tué personne, et que, quand +elle en auroit quelque pensée, elle ne commenceroit +pas par moi. Je l'arrêtai en la suppliant de +me permettre de l'executer moi-même, et elle +me repondit froidement qu'elle ne m'en empêcheroit +pas. Alors j'appuyai la pointe de mon +epée contre ma poitrine, et me mis en posture +pour me jeter dessus, ce qui la fit pâlir, et à +même temps elle donna un coup de pied contre +la garde de l'epée, qu'elle fit tomber à terre, +m'assurant que cette action l'avoit beaucoup +troublée, et me disant que je ne lui fisse plus +voir de tels spectacles. Je lui repliquai: «Je vous +obeirai, pourvu que vous ne me soyez plus si +cruelle»; ce qu'elle me promit. Ensuite nous nous +caressâmes si amoureusement, que j'eusse bien +souhaité d'avoir tous les jours une querelle avec +elle pour l'appointer<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a> +<a href="#footnote405"><sup class="sml">405</sup></a> avec tant de douceur. +Comme nous etions dans ces transports, sa mère +entra dans le jardin, et nous dit qu'elle seroit +bien venue plus tôt, mais qu'elle avoit bien jugé +que nous n'avions pas besoin de son entremise +pour nous accorder.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" +name="footnote404"><b>Note 404: </b></a><a href="#footnotetag404"> +(retour) </a> Perclus, impotent, paralytique, au propre; et, par +conséquent, tout interdit, au figuré.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" +name="footnote405"><b>Note 405: </b></a><a href="#footnotetag405"> +(retour) </a> L'arranger, la terminer, terme tiré du langage juridique.</blockquote> + +<p>Or, un jour que nous nous promenions dans +une des allées du parc, le sieur du Fresne, sa +femme, la du Lys et moi, qui allions après eux +et qui ne pensions qu'à nous entretenir, cette +bonne mère se tourna vers nous et nous dit +qu'elle plaidoit bien notre cause. Elle le put dire +sans que son mari l'entendît, car il etoit fort +sourd; nous la remerciâmes plutôt d'action que +de parole. Un peu de temps après, M. du +Fresne me tira à part et me decouvrit le dessein +que lui et sa femme avoient formé de me donner +leur plus jeune fille en mariage, devant qu'il +partît pour aller en cour servir son quartier<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a> +<a href="#footnote406"><sup class="sml">406</sup></a>, et +qu'il ne falloit plus faire de depenses en serenades +ni autrement pour ce sujet. Je ne lui fis que +des remerciemens confus: car j'etois si transporté +de joie d'un bonheur si inopiné et qui faisoit le +comble de ma felicité, que je ne savois ce que +je disois. Il me souvient bien que je lui dis que +je n'eusse pas eté si temeraire que de la lui demander, +attendu mon peu de merite et l'inegalité +des conditions; à quoi il me repondit que pour +du merite, il en avoit assez reconnu en moi, et +que pour la condition j'avois de quoi suppléer à +ce defaut, sous-entendant du bien. Je ne sçais ce +que je lui repliquai, mais je sçais bien qu'il me +convia à souper, après quoi il fut conclu que le +dimanche suivant nous assemblerions nos parents +pour faire les fiançailles. Il me dit aussi quel +dot<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a> +<a href="#footnote407"><sup class="sml">407</sup></a> il pouvoit donner à sa fille; mais à cela je +repondis que je ne lui demandois que la personne +et que j'avois assez de bien pour elle et pour +moi. J'etois le plus content homme du monde, et +la du Lys aussi contente, ce que nous connûmes +dans la conversation que nous eûmes ce soir-là, +et qui fut la plus agreable que l'on puisse imaginer. +Mais ce plaisir ne dura guères; car l'avant-veille +du jour que nous devions nous fiancer, +nous etions, la du Lys et moi, assis sur l'herbe, +quand nous aperçûmes de loin un conseiller du +presidial<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a> +<a href="#footnote408"><sup class="sml">408</sup></a>, proche parent du sieur du Fresne, lequel +lui venoit rendre visite. Nous en conçûmes +une même pensée, elle et moi, et nous nous en +affligeâmes sans savoir au vrai ce que nous apprehendions; +ce que l'evènement ne nous fit que +trop connoître: car le lendemain, comme j'allois +prendre l'heure de l'assemblée, je fus furieusement +surpris quand je trouvai, à la porte de la +basse-cour, la du Lys qui pleuroit. Je lui dis +quelque chose et elle ne me repondit rien. J'entrai +plus avant, et je trouvai sa soeur au même +etat. Je lui demandai que vouloient dire tant de +pleurs, et elle me repondit, en redoublant ses +sanglots, que je ne le sçaurois que trop. Je montois +à la chambre quand la mère en sortoit, laquelle +passa sans me rien dire, car les larmes, les sanglots +et les soupirs la suffoquoient si fort, que tout +ce qu'elle put faire, ce fut de me regarder pitoyablement +et dire: «Ha! pauvre garçon!» Je +ne comprenois rien en un si prompt changement; +mais mon coeur me presageoit tous les malheurs +que j'ai ressentis depuis. Je me resolus d'en apprendre +le sujet, et je montai à la chambre, +où je trouvai M. du Fresne assis dans une +chaise, lequel me dit fort brusquement qu'il +avoit changé d'avis et qu'il ne vouloit pas marier +sa cadette devant son aînée; que quand il la +marieroit, ce ne seroit qu'après le retour de son +voyage de la cour. Je lui repondis sur ces deux +chefs: au premier, que sa fille aînée n'avoit aucune +repugnance que sa soeur fût mariée la première, +pourvu que ce fût avec moi, parce qu'elle +m'avoit toujours aimé comme un frère; que pour +un autre elle s'y seroit opposée (je vous puis +assurer qu'elle m'en avoit fait la protestation +plusieurs fois); et sur le second, que j'attendrois +aussi bien dix ans que les trois mois qu'il seroit +à la cour. Mais il me dit tout net que je ne pensasse +plus au mariage de sa fille. Ce discours si +surprenant et prononcé du ton que je vous +viens de dire me jeta dans un si horrible desespoir +que je sortis sans lui repliquer et sans rien +dire aux demoiselles, qui ne me purent rien dire +aussi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" +name="footnote406"><b>Note 406: </b></a><a href="#footnotetag406"> +(retour) </a> Il y avoit, à la cour, des gentilshommes <i>ordinaires</i> et +des gentilshommes de <i>quartier</i>, c'est-à-dire qui venoient y +remplir, durant trois mois, les devoirs de leur charge.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" +name="footnote407"><b>Note 407: </b></a><a href="#footnotetag407"> +(retour) </a> Dot étoit du masculin dans la vieille langue. V. Nicot, +<i>Trésor de la langue franç.</i> On a déjà pu remarquer que +l'auteur de cette 3e partie écrit d'un style plus ancien que +Scarron.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" +name="footnote408"><b>Note 408: </b></a><a href="#footnotetag408"> +(retour) </a> On entendoit par <i>présidial</i> un tribunal établi dans les +villes considérables pour y prononcer sur les appellations +des juges subalternes, dans les causes de médiocre importance. +(<i>Dict.</i> de Fur.)</blockquote> + +<p>Je m'en allai à ma maison, resolu de me +donner la mort; mais comme je tirois mon epée +à dessein de me la plonger dans le corps, cette +veuve confidente entra chez moi et empêcha +l'execution de ce mortel dessein, en me disant +de la part de la du Lys que je ne m'affligeasse +point, qu'il falloit avoir patience, et qu'en pareilles +affaires il arrivoit toujours du trouble; +mais que j'avois un grand avantage d'avoir sa +mère et sa soeur aînée pour moi, et elle plus que +tous, qui etoit la principale partie; qu'elles +avoient resolu que quand son père seroit parti, +qui seriit dans huit ou dix jours, que je pourrois +continuer mes visites, et que le temps etoit un +grand operateur. Ce discours etoit fort obligeant, +mais je n'en pus point être consolé; aussi je m'abandonnai +à la plus noire melancolie que l'on +puisse imaginer, et qui me jeta enfin dans un si +furieux desespoir que je me resolus de consulter +les demons. Quelques jours devant le depart de +M. du Fresne, je m'en allai à demi-lieue de +cette ville, dans un lieu où il y a un bois, taillis +de fort grande etendue, dans lequel la croyance +du vulgaire est qu'il y habite de mauvais esprits, +d'autant que ç'a eté autrefois la demeure de certaines +fées (qui etoient sans doute de fameuses +magiciennes)<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a> +<a href="#footnote409"><sup class="sml">409</sup></a>. Je m'enfonce dans le bois, appelant +et invoquant ces esprits, et les suppliant de +me secourir en l'extrême affliction où j'etois; +mais après avoir bien crié, je ne vis ni n'ouïs +que des oiseaux qui par leur ramage sembloient +me temoigner qu'ils etoient touchés de mes malheurs. +Je retournai à ma maison, où je me mis +au lit, atteint d'une si etrange frenesie, que l'on +ne croyoit pas que j'en pusse rechapper, car j'en +fus jusques à perdre la parole. La du Lys fut +malade à même temps et de la même manière +que moi; ce qui m'a obligé depuis de croire à +la sympathie: car comme nos maladies procedoient +d'une même cause, elles produisoient +aussi en nous de semblables effets; ce que nous +apprenions par le medecin et l'apothicaire, qui +etoient les mêmes qui nous servoient; pour les +chirurgiens, nous avions chacun le nôtre en particulier. +Je gueris un peu plus tôt qu'elle, et je +m'en allai, ou, pour mieux dire, je me traînai à +sa maison, où je la trouvai dans le lit (son père +etoit parti pour la cour). Sa joie ne fut pas mediocre, +comme la suite me le fit connoître: car, +après avoir demeuré environ une heure avec elle, +il me sembla qu'elle n'avoit plus de mal; ce qui +m'obligea à la presser de se lever, ce qu'elle fit +pour me satisfaire. Mais si tôt qu'elle fut hors +du lit elle evanouit entre mes bras. Je fus bien +marri de l'en avoir pressée, car nous eûmes beaucoup +de peine à la remettre. Quand elle fut revenue +de son evanouissement, nous la remîmes +dans le lit, où je la laissai pour lui donner moyen +de reposer, ce qu'elle n'eût peut-être pas fait en +ma presence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" +name="footnote409"><b>Note 409: </b></a><a href="#footnotetag409"> +(retour) </a> On a dejà rencontré, dans le <i>Roman comique</i>, d'assez +nombreuses traces des croyances superstitieuses d'alors, +qu'avoient partagées, du reste, au dernier siècle surtout, et +au commencement du XVIIe, les plus graves et les plus savants +esprits, Postel, Bacon, de Thou, Porta, d'Aubigné, +Bodin, Malherbe (V. ses <i>Lettres</i>), Fléchier (V. sa <i>Relat. des +grands jours</i>), Richelieu, l'abbé Arnauld, etc. La <i>Démonomanie</i> +de Bodin, et d'autres livres alors plus récents, tels que +le <i>Discours des sorciers</i>, de Boguet (Paris, 1603); le <i>Discours +et histoire des spectres</i>, de P. Le Loyer (1605); l'<i>Incrédulité +et mécréance du sortilège</i>, et le <i>Tableau de l'inconstance +des mauvais anges et démons</i>, de Delancre (1612), sont +les monuments les plus complets comme les plus terribles de +ces superstitions. On croyoit à la sorcellerie, à l'astrologie, +comme à l'alchimie et au pouvoir mystérieux des Rosecroix; +après Gauric, Agrippa, Cardan, Paracelse et le grand Nostradamus, +étoient venus d'autres sorciers non moins célèbres, +qui vécurent plus ou moins avant dans le XVIIe siècle,--César +(de son vrai nom Jean du Chastel), Cosme Ruggieri +(V. <i>Var. histor.</i>, édit. Jannet, I, 25), Palma-Cayet (mort en +1610), le fameux astrologue J. B. Morin, Marie Boudin, l'abbé +Brigalier, sur lequel Segrais a donné de curieux détails dans +ses <i>Mémoires anecdot.</i> (t. 2, p. 35 et suiv.), les prophètes et +astrologues célèbres Mauregard, Jean Petit, et Belot, le curé +de Mi-Monts. Ces comédies tournoient souvent au tragique, et +c'est la meilleure preuve de la ténacité avec laquelle cette superstition +étoit enracinée dans les esprits. Il n'y avoit pas encore +bien longtemps que le peuple de Calais avoit voulu jeter +d'Assoucy à la mer comme sorcier, si du moins nous pouvons +l'en croire lui-même; et les supplices récents des prêtres +Louis Gaufridy et Urbain Grandier, du médecin Poirot, +de quatre sorciers espagnols brûlés à Bordeaux en 1610, +d'Adrien Bouchard et de Gargan, de Didyme, l'une des trois +possédées de Flandres, de la femme Cathin (1640), sans +parler de bien d'autres, prouvoient assez que les magistrats +eux-mêmes partageoient sur ce point les croyances du peuple. +En 1670 encore, le Parlement de Rouen supplioit Louis XIV +de ne rien changer à la jurisprudence reçue dans les tribunaux +en matière de sorcellerie; ce ne fut qu'en 1672 que le +roi fit défense d'admettre les accusations de ce genre, ce qui +n'empêcha pas qu'il n'y eût en 1682 un nouvel édit pour la +punition des maléfices. Les forêts, en particulier, étoient la +demeure privilégiée des sorciers et le domaine des légendes +extraordinaires: c'est dans un bois enchanté, séjour des fées +et de l'enchanteur Merlin, que Jeanne d'Arc eut ses visions; +c'est là aussi que Cyrano place l'apparition de Corneille +Agrippa (<i>Lettres sur les sorc.</i>). Le Tasse, en créant la forêt +magique de sa <i>Jérusalem</i>, n'a fait que donner un corps splendide +aux imaginations populaires. La magie joue un grand +rôle dans les pastorales et les romans héroïques du XVIIe +siècle; les romans comiques ou satiriques l'emploient aussi, +parfois sérieusement, comme l'<i>Euphormion</i> de Barclay, souvent +dans une intention de raillerie et de parodie, comme +les <i>Histoires comiques</i> de Cyrano, le <i>Francion</i> et le <i>Berger +extravagant</i> de Sorel, et le <i>Roman comique</i>. V., par exemple, +plus haut, l'anecdote des pendus, IIIe part., ch. 9.</blockquote> + +<p>Nous guerîmes entièrement, et nous passâmes +agréablement le temps, tout celui que son père +demeura à la cour. Mais quand il fut revenu, +il fut averti par quelques ennemis secrets que +j'avois toujours frequenté dans sa maison et +pratiqué familièrement sa fille, à laquelle il fit +de rigoureuses défenses de me voir, et se fâcha +fort contre sa femme et sa fille aînée de ce +qu'elles avoient favorisé nos entrevues; ce que +j'appris par notre confidente, ensemble la resolution +qu'elles avoient prise de me voir toujours, +et par quels moyens. Le premier fut que je prenois +garde quand cet injuste père venoit à la +ville, car aussitôt j'allois dans sa maison, où je +demeurois jusqu'à son retour, que nous connoissions +facilement à sa manière de frapper à la +porte, et aussitôt je me cachois derrière une pièce +de tapisserie, et, quand il entroit, un valet ou +une servante, ou quelquefois une de ses filles lui +ôtoit son manteau, et je sortois facilement sans +qu'il le pût ouïr, car, comme je vous ai dejà dit, +il etoit fort sourd, et en sortant la du Lys m'accompagnoit +toujours jusqu'à la porte de la basse-cour. +Ce moyen fut découvert, et nous eûmes +recours au jardin de notre confidente, dans lequel +je me rendois par un autre de nos voisins, +ce qui dura assez, mais à la fin il fut encore découvert. +Nous nous servîmes ensuite des églises, +tantôt l'une, tantôt l'autre; ce qui fut encore +connu, tellement que nous n'avions plus que le +hasard, quand nous pouvions nous rencontrer +dans quelques-unes des allées du parc; mais il +falloit user de grande précaution. Un jour que +j'y avois demeuré assez longtemps avec la du +Lys (car nous nous etions entretenus à fond de +nos communs malheurs et avions pris de fortes +résolutions de les surmonter), je la voulus accompagner +jusqu'à la porte de la basse-cour, où +etant, nous aperçûmes de loin son père qui venoit +de la ville et tout droit à nous. De fuir, il n'y +avoit lieu, car il nous avoit vus. Elle me dit alors +de faire quelque invention pour nous excuser; +mais je lui repondis qu'elle avoit l'esprit plus +present et plus subtil que moi, et qu'elle y pensât. +Cependant il arriva, et, comme il commençoit +à se fâcher, elle lui dit que j'avois appris +qu'il avoit apporté des bagues et autres joailleries +(car il employoit ses gages en orfevrerie +pour y faire quelque profit, etant aussi avare qu'il +etoit sourd), et que je venois pour voir s'il voudroit +m'accommoder de quelques-unes pour donner +à une fille du Mans à laquelle je me mariois. +Il le crut facilement: nous montâmes, et il me +montra ses bagues. J'en choisis deux, un petit +diamant et une rose d'opale. Nous fûmes d'accord +du prix, que je lui payai à l'heure même. +Cet expedient me facilita la continuation de mes +visites; mais quand il vit que je ne me hâtois +point d'aller au Mans, il en parla à sa jeune fille, +comme se doutant de quelque fourbe, et elle me +conseilla d'y faire un voyage, ce que je fis. Cette +ville-là est une des plus agreables du royaume, et +où il y a du plus beau monde et du mieux civilisé, +et où les filles y sont les plus accortes et les plus +spirituelles<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a> +<a href="#footnote410"><sup class="sml">410</sup></a>, comme vous sçavez fort bien; aussi +j'y fis en peu de temps de grandes connoissansances. +J'etois logé au logis des Chênes-Verts, +où etoit aussi logé un operateur qui debitoit ses +drogues en public sur le theâtre, en attendant +l'issue d'un projet qu'il avoit fait de dresser une +troupe de comediens. Il avoit déjà avec lui des +personnes de qualité, entr'autres le fils d'un +comte que je ne nomme pas par discretion, un +jeune avocat du Mans qui avoit déjà eté en troupe, +sans compter un sien frère et un autre vieux comedien +qui s'enfarinoit à la farce, et il attendoit +une jeune fille de la ville de Laval qui lui avoit +promis de se derober de la maison de son père +et de le venir trouver. Je fis connoissance avec +lui, et un jour, faute de meilleur entretien, je +lui fis succinctement le recit de mes malheurs; +en suite de quoi il me persuada de prendre parti +dans sa troupe, et que ce seroit le moyen de me +faire oublier mes disgrâces. J'y consentis volontiers, +et si la fille fût venue, j'aurois certainement +suivi; mais les parens en furent avertis, ils prirent +garde à elle, ce qui fut la cause que le dessein +ne reussit pas, ce qui m'obligea à m'en revenir. +Mais l'amour me fournit une invention +pour pratiquer encore la du Lys sans soupçon, qui +fut de mener avec moi cet avocat dont je vous +viens de parler, et un autre jeune homme de ma +connoissance, auxquels je decouvris mon dessein, +et qui furent ravis de me servir en cette occasion. +Ils parurent en cette ville sous le titre l'un +de frère et l'autre de cousin germain d'une maîtresse +imaginaire. Je les menai chez le sieur du +Fresne, que j'avois prié de me traiter de parent, +ce qu'il fit. Il ne manqua pas aussi à leur dire +mille biens de moi, les assurant qu'ils ne pouvoient +pas mieux loger leur parente, et ensuite +nous donna à souper. L'on but à la santé de ma +maîtresse, et la du Lys en fit raison. Après qu'ils +eurent demeuré cinq ou six jours en cette ville, +ils s'en retournèrent au Mans. J'avois toujours +libre accès chez le sieur du Fresne, lequel me +disoit sans cesse que je tardois trop à aller au +Mans achever mon mariage, ce qui me fit apprehender +que la feinte ne fût à la fin découverte et +qu'il ne me chassât encore une fois honteusement +de sa maison; ce qui me fit prendre la +plus cruelle resolution qu'un homme desesperé +puisse jamais avoir, qui fut de tuer la du Lys, de +peur qu'un autre n'en fût possesseur. Je m'armai +d'un poignard et l'allai trouver, la priant de venir +avec moi faire une promenade, ce qu'elle m'accorda. +Je la menai insensiblement dans un lieu +fort écarté des allées du parc, où il y avoit +des broussailles; ce fut là où je lui découvris le +cruel dessein que le desespoir de la posseder +m'avoit fait concevoir, tirant à même temps le +poignard de ma poche. Elle me regarda si tendrement +et me dit tant de douceurs, qu'elle accompagna +de protestations de constance et de +belles promesses, qu'il lui fut facile de me desarmer. +Elle saisit mon poignard, que je ne pus retenir, +et le jeta au travers des broussailles, et +me dit qu'elle s'en vouloit aller et qu'elle ne se +trouveroit plus seule avec moi. Elle me vouloit +dire que je n'avois pas sujet d'en user ainsi, +quand je l'interrompis pour la prier de se trouver +le lendemain chez notre confidente, où je me +tendrais, et que là nous prendrions les dernières +resolutions. Nous nous y rencontrâmes à l'heure +dite. Je la saluai et nous pleurâmes nos communes +misères, et, après de longs discours, +elle me conseilla d'aller à Paris, me protestant +qu'elle ne consentiroit jamais à aucun mariage, +et quand je demeurerois dix ans qu'elle m'attendroit. +Je lui fis des promesses reciproques, que +j'ai mieux tenues qu'elle n'a fait. Comme je voulois +prendre congé d'elle (ce qui ne fut pas sans +verser beaucoup de larmes), elle fut d'avis que +sa mère et sa soeur fussent de la confidence. +Cette veuve les alla querir, et je demeurai seul +avec la du Lys. Ce fut alors que nous nous ouvrîmes +nos coeurs mieux que nous n'avions jamais +fait; et elle en vint jusques à me dire que si +je la voulois enlever elle y consentiroit volontiers +et me suivroit partout, et que, si l'on venoit +après nous et que l'on nous attrapât, elle feindroit +d'être enceinte. Mais mon amour étoit si +pur que je ne voulus jamais mettre son honneur +en compromis, laissant l'evénement à la conduite +du sort. Sa mère et sa soeur arrivèrent et +nous leur declarâmes nos resolutions, ce qui fit +redoubler les pleurs et les embrassemens. Enfin +je pris congé d'elles pour aller à Paris. Devant +que de partir j'écrivis une lettre à la du Lys, des +termes de laquelle je ne me sçaurois souvenir; +mais vous pouvez bien vous imaginer que j'y +avois mis tout ce que je m'etois figuré de tendre +pour leur donner de la compassion. Aussi notre +confidente, qui porta la lettre, m'assura qu'après +la lecture de cette lettre la mère et les deux +filles avoient eté si affligées de douleur que la +du Lys n'avoit pas eu le courage de me faire reponse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" +name="footnote410"><b>Note 410: </b></a><a href="#footnotetag410"> +(retour) </a> Ce n'étoit pas là l'opinion de Scarron, au moins quand +il alla prendre possession de son bénéfice. Qu'on voie en +quels termes irrévérencieux il traite les habitants du lieu: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Parleray-je des jouvenceaux...</p> +<p class="i10">Ayant tous canon trop plissé,</p> +<p class="i10">Rond de botte trop compassé,</p> +<p class="i10">Souliers trop longs, grègue trop large,</p> +<p class="i10">Chapeaux à trop petite marge...?</p> +<p class="i10">Parleray-je des damoiselles,</p> +<p class="i10">Aux très redoutables aisselles? etc.</p> +</div></div> + +<p>Et ailleurs (rondeau redoublé à mademoiselle Descart, recueil +de 1648), il dit:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10">Le Mans seroit un séjour, bien hideux</p> +<p class="i10">Sans votre soeur, sans vous, sans votre frère.</p> +</div></div> + +<p>Mais ce ne sont là que des boutades; Scarron, à ses premiers +voyages, avoit mieux parlé du Mans. Du reste, c'étoit en +effet une ville où il y avoit alors du <i>beau monde</i>, et du monde +<i>civilisé</i>: ainsi le gouverneur, M. de Tresmes, le baron de +Lavardin, lieutenant du roi, le baron des Essarts, sénéchal, +l'archidiacre Costar et Louis Pauquet, les Portail, les Denisot, +les Levayer, la famille des Tessé et des Beaumanoir, +l'évêque M. de Lavardin, mademoiselle de Hautefort, qui +faisoit sans doute, de temps à autre, des excursions au Mans, +de son château sis dans le Maine, etc. La <i>préciosité</i> s'étoit +répandue au Mans et dans la province, et, à en croire <i>le +Procès des pretieuses</i>, de Somaize, c'étoit un des pays où +le langage quintessencié des ruelles avoit le plus pris racine. +V. Somaize, Bibl. elzev., t. 2, p. 59, 68, etc. On conçoit +donc qu'il pût y avoir beaucoup de filles <i>accortes et spirituelles</i>.</p></blockquote> + +<p>J'ai supprimé beaucoup d'aventures, qui nous +arrivèrent pendant le cours de nos amours (pour +n'abuser pas de votre patience), comme les jalousies +que la du Lys conçut contre moi pour une +demoiselle sa cousine germaine qui l'etoit venue +voir, et qui demeura trois mois dans la maison; +la même chose pour la fille de ce gentilhomme +qui avoit amené ce galant que je fis en aller, +non plus que plusieurs querelles que j'eus à démêler, +et des combats en des rencontres de nuit, +où je fus blessé par deux fois au bras et à la +cuisse. Je finis donc ici la digression, pour vous +dire que je partis pour Paris, où j'arrivai heureusement +et où je demeurai environ une année. +Mais ne pouvant pas y subsister comme je faisois +en cette ville, tant à cause de la cherté des +vivres<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a> +<a href="#footnote411"><sup class="sml">411</sup></a> que pour avoir fort diminué mes biens à +la recherche de la du Lys, pour laquelle j'avois +fait de grandes dépenses, comme vous avez pu +apprendre de ce que je vous ai dit, je me mis +en condition en qualité de secretaire d'un secretaire +de la chambre du roi<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a> +<a href="#footnote412"><sup class="sml">412</sup></a>, lequel avoit épousé +la veuve d'un autre secretaire aussi du roi. Je +n'y eus pas demeuré huit jours que cette dame +usa avec moi d'une familiarité extraordinaire, à +laquelle je ne fis point pour lors de reflexion; +mais elle continua si ouvertement que quelques-uns +des domestiques s'en aperçurent, comme +vous allez voir.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" +name="footnote411"><b>Note 411: </b></a><a href="#footnotetag411"> +(retour) </a> C'est peut-être une allusion à l'horrible famine qui, +par suite des guerres civiles et des troubles de la Fronde, désola +Paris entre 1649 et 1655. La cherté des vivres augmentoit +dans une progression si rapide que le setier de froment, +fixé à 13 livres le 2 janvier 1649, étoit à 30 le 9 et à 60 au +commencement de mars. Malgré toutes les précautions prises, +la famine devint bientôt intolérable. En 1652, le pain se +vendoit 10 sous la livre; les pauvres mangeoient de la chair +de cheval, des boyaux de bêtes mortes, etc. V. Moreau, +<i>Bibliogr. des Mazar.</i>, no 1408, le <i>Franc bourg</i>.--<i>Rec. des +relations contenant ce qui s'est fait pour l'assistance des pauvres, +de 1650 à 1654</i>, etc.</blockquote> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" +name="footnote412"><b>Note 412: </b></a><a href="#footnotetag412"> +(retour) </a> On sait qu'on appeloit <i>chambre du roi</i>, ou simplement +la chambre, l'ensemble des officiers et des meubles de la maison +royale.</blockquote> + +<p>Un jour qu'elle m'avoit donné une commission +pour faire dans la ville, elle me dit de prendre +le carrosse, dans lequel je montai seul, et je +dis au cocher de me mener par le Marais du Temple, +tandis que son mari alloit par la ville à cheval, +suivi d'un seul laquais: car elle lui avoit persuadé +qu'il feroit mieux ses affaires de la sorte +que de traîner un carrosse, qui est toujours embarrassant. +Quand je fus dans une longue rue +où il n'y avoit que des portes cochères, et par +conséquent l'on n'y voyoit guère de monde, le +cocher arrêta le carrosse et en descendit. Je lui +criai pourquoi il arrêtoit. Il s'approcha de la +portière et me pria de l'écouter, ce que je fis. +Alors il me demanda si je n'avois point pris garde +au procédé de madame sur mon sujet; à quoi je +lui répondis que non, et qu'est-ce qu'il vouloit +dire. Il me répondit alors que je ne connoissois +pas ma fortune, et, qu'il y avoit beaucoup de +personnes à Paris qui eussent bien voulu en +avoir une semblable. Je ne raisonnai guère +avec lui; mais je lui commandai de remonter sur +son siége et me conduire à la rue Saint-Honoré. +Je ne laissai pas de rêver profondément à ce qu'il +m'avoit dit, et quand je fus de retour à la maison +j'observai plus exactement les actions de +cette dame, dont quelques-unes me confirmèrent +en la croyance de ce que m'avoit dit le cocher.</p> + +<p>Un jour que j'avois acheté de la toile et de la +dentelle pour des collets que j'avois baillés à faire +à ses filles de service, comme elles y travailloient, +elle leur demanda pour qui etoient ces collets. +Elles repondirent que c'etoit pour moi, et alors +elle leur dit qu'elles les achevassent, mais que +pour la dentelle, elle la vouloit mettre. Un jour +qu'elle l'attachoit, j'entrai dans sa chambre, et +elle me dit qu'elle travailloit pour moi, dont je +fus si confus que je ne fis que des remerciemens +de même. Mais un matin que j'ecrivois dans ma +chambre, qui n'etoit pas eloignée de la sienne, +elle me fit appeler par un laquais, et quand j'en +approchai j'entendis qu'elle crioit furieusement +contre sa demoiselle suivante et contre sa femme +de chambre; elle disait: «Ces chiennes, ces vilaines, +ne sçauroient rien faire adroit! Sortez de ma +chambre.» Comme elles en sortoient, j'y entrai, et +elle continua à declamer contre elles, et me dit +de fermer la porte et de lui aider à s'habiller; et +aussitôt elle me dit de prendre sa chemise qui +étoit sur la toilette et de la lui donner, et à même +temps elle depouilla celle qu'elle avoit et s'exposa +à ma vue toute nue, dont j'eus une si grande +honte que je lui dis que je ferois encore plus +mal que ces filles, qu'elle devoit faire revenir, à +quoi elle fut obligée par l'arrivée de son mari. Je +ne doutai donc plus de son intention; mais comme +j'etois jeune et timide, j'apprehendai quelque sinistre +accident: car, quoiqu'elle fût dejà avancée +en âge, elle avoit pourtant encore des beaux restes; +ce qui me fit resoudre à demander mon congé, +ce que je fis un soir après que l'on eut servi le +souper. Alors, sans me rien repondre, son mari se +retira à sa chambre, et elle tourna sa chaise du +côté du feu, disant au maître d'hôtel de remporter +la viande. Je descendis pour souper avec lui. +Comme nous etions à table, une sienne nièce, âgée +d'environ douze ans, descendit, et, s'adressant à +moi, me dit que madame sa tante l'envoyoit pour +sçavoir si j'avois bien le courage de souper, elle ne +soupant point. Je ne me souviens pas bien de ce +que je lui repondis; mais je sçais bien que la dame +se mit au lit et qu'elle fut extremement malade. +Le lendemain, de grand matin, elle me fit appeler +pour donner ordre d'avoir des medecins; comme +j'approchai de son lit, elle me donna la main et +me dit ouvertement que j'etois la cause de son +mal, ce qui fit redoubler mon apprehension, en +sorte que le même jour je me mis dans des +troupes qu'on faisoit à Paris pour le duc de Mantoue<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a> +<a href="#footnote413"><sup class="sml">413</sup></a>, +et je partis sans en rien dire à personne. +Notre capitaine ne vint pas avec nous, laissant +la conduite de sa compagnie à son lieutenant, +qui etoit un franc voleur, aussi bien que les deux +sergens: car ils brûloient presque tous les logemens +et nous faisoient souffrir; aussi ils furent +pris par le prevôt de Troye en Champagne, lequel +les y fit pendre<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a> +<a href="#footnote414"><sup class="sml">414</sup></a>, excepté l'un des sergens, +qui se trouva frère d'un des valets de chambre +de monseigneur le duc d'Orleans, lequel le sauva. +Nous demeurâmes sans chef, et les soldats, d'un +commun accord, firent election de ma personne +pour commander la compagnie, qui etoit composée +de quatre-vingts soldats. J'en pris la conduite +avec autant d'autorité que si j'en eusse +eté le capitaine en chef. Je passai en revue et +tirai la montre<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a> +<a href="#footnote415"><sup class="sml">415</sup></a>, que je distribuai, aussi bien que +les armes, que je pris à Sainte-Reine en Bourgogne<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a> +<a href="#footnote416"><sup class="sml">416</sup></a>. +Enfin nous filâmes jusqu'à Embrun, en +Dauphiné, où notre capitaine nous vint trouver, +dans l'apprehension qu'il n'y avoit pas un soldat +à sa compagnie. Mais quand il apprit ce qui s'etoit +passé, et que je lui en fis paroître soixante-huit +(car j'en avois perdu douze dans la marche) +il me caressa fort et me donna son drapeau et sa +table.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" +name="footnote413"><b>Note 413: </b></a><a href="#footnotetag413"> +(retour) </a> A qui les Espagnols et le duc de Savoie vouloient enlever +le duché de Montferrat</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" +name="footnote414"><b>Note 414: </b></a><a href="#footnotetag414"> +(retour) </a> Ces vols et ces abus étoient choses continuelles, dont +se rendoient fréquemment coupables les plus bas comme les +plus hauts officiers de l'armée. Ainsi le maréchal de Marillac +fut mis en jugement (1630) et exécuté à raison des malversations +de ce genre «par lui commises dans sa charge de +général d'armée en Champagne.» Tallemant raconte qu'un +nommé du Bois, qui commandoit les chevau-légers du prince +de Conti, avoit énormément volé, également en Champagne, +et qu'il fut quitte pour rendre la moitié de ce qu'il avoit +pris. (<i>Historiette</i> de Sarrazin.) «Partout où les armées ont +passé, écrit un peu plus tard Vincent de Paul à l'évêque de +Dax, elles y ont commis les sacriléges, les vols et les impiétés +que votre diocèse a soufferts; et non seulement dans +la Guienne et le Périgord, mais aussi en Saintonge, Poitou, +Bourgogne, Champagne et Picardie, et en beaucoup d'autres.» +Les pillages et dévastations des troupes produisoient +des effets d'autant plus terribles que la plupart de ces provinces, +surtout la Picardie et la Champagne, étoient alors +dans une horrible misère.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" +name="footnote415"><b>Note 415: </b></a><a href="#footnotetag415"> +(retour) </a> Ce mot se dit de la solde qu'on paie aux soldats dans +les revues. (Dict. de Fur.).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" +name="footnote416"><b>Note 416: </b></a><a href="#footnotetag416"> +(retour) </a> Sainte-Reine ou Alise est un bourg, avec eaux minérales, +à une lieue de Flavigny.</blockquote> + +<p>L'armée, qui etoit la plus belle qui fût jamais +sortie de France, eut le mauvais succès que vous +avez pu sçavoir; ce qui arriva par la mauvaise +intelligence des generaux<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a> +<a href="#footnote417"><sup class="sml">417</sup></a>. Après son debris je +m'arrêtai à Grenoble, pour laisser passer la fureur +des paysans de Bourgogne et de Champagne, qui +tuoient tous les fugitifs, et le massacre en fut si +grand que la peste se mit si furieusement dans +ces deux provinces, qu'elle s'epandit par tout +le royaume<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a> +<a href="#footnote418"><sup class="sml">418</sup></a>. Après que j'eus demeuré quelque +temps à Grenoble, où je fis de grandes connoissances, +je resolus de me retirer dans cette ville, +ma patrie. Mais en passant par des lieux ecartés +du grand chemin, pour la raison que j'ai dite, +j'arrivai à un petit bourg appelé Saint-Patrice, +où le fils puîné de la dame du lieu, qui etoit +veuve, faisoit une compagnie de fantassins pour +le siége de Montauban<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a> +<a href="#footnote419"><sup class="sml">419</sup></a>. Je me mis avec lui, et +il reconnut quelque chose sur mon visage qui +n'etoit pas rebutant. Après m'avoir demandé d'où +j'etois, et que je lui eus dit franchement la verité, +il me pria de prendre le soin de conduire +un sien frère, jeune garçon, chevalier de Malte, +auquel il avoit donné son enseigne, ce que j'acceptai +volontiers. Nous partîmes pour aller à +Noves, en Provence, qui etoit le lieu d'assemblée +du regiment, mais nous n'y eûmes pas demeuré +trois jours que le maître d'hôtel de ce capitaine +le vola et s'enfuit. Il donna ordre qu'il fût +suivi, mais en vain; ce fut alors qu'il me pria de +prendre les clefs de ses coffres, que je ne gardai +guères, car il fut deputé du corps du regiment +pour aller trouver le grand cardinal de Richelieu, +lequel conduisoit l'armée pour le siége de Montauban +et autres villes rebelles de Guyenne et +Languedoc. Il me mena avec lui, et nous trouvâmes +Son Eminence dans la ville d'Albi; nous +la suivîmes jusqu'à cette ville rebelle, qui ne le +fut plus à l'arrivée de ce grand homme, car elle se +rendit, comme vous avez pu sçavoir. Nous eûmes +pendant ce voyage un grand nombre d'aventures +que je ne vous dis point, pour ne vous être pas +ennuyeux, ce que j'ai peut-être dejà trop eté.»</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" +name="footnote417"><b>Note 417: </b></a><a href="#footnotetag417"> +(retour) </a> Cette armée, qui étoit sous les ordres du marquis +d'Uxelles, fut complétement battue, malgré l'avantage du +nombre, par les troupes du duc de Savoie, à l'affaire de +Saint-Pierre, dans le marquisat de Saluces (1628). Sur la +mauvaise intelligence qui régnoit entre les chefs et les directeurs +de l'entreprise, on peut voir, outre les histoires spéciales, +les <i>Mémoires</i> de l'abbé Marolles (édit. d'Amst., 1755, +t. I, p. 146 et 7).</blockquote> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" +name="footnote418"><b>Note 418: </b></a><a href="#footnotetag418"> +(retour) </a> Les paysans étoient irrités des ravages qu'avoit faits +l'armée sur la route, des pillages des soldats, des concussions +des généraux. La peste dont il s'agit ici fut, en plusieurs +endroits, l'occasion d'un nouveau soulèvement contre les réformés, +qu'on soupçonna «de propager l'infection au moyen +d'un onguent appliqué sur les portes des maisons; on en +avoit massacré plusieurs dans les rues, et les magistrats eux-mêmes +s'étoient vus forcés de faire exécuter juridiquement +quelques malheureux désignés par le cri général comme <i>engraisseurs +de portes et infecteurs publics</i>.» (Bazin, Histoire de +France sous Louis XIII.)</blockquote> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" +name="footnote419"><b>Note 419: </b></a><a href="#footnotetag419"> +(retour) </a> La principale place qui restât aux réformés en France, +après la prise de La Rochelle, et la dernière qui se soumit; +ce ne fut qu'en 1629 qu'elle se rendit définitivement.</blockquote> + +<p>Alors l'Etoile lui dit que ce seroit les priver +d'un agreable divertissement s'il ne continuoit +jusqu'à la fin. Il poursuivit donc ainsi:</p> + +<p>«Je fis des grandes connoissances dans la +maison de cet illustre cardinal, et principalement +avec les pages, dont il y en avoit dix-huit de +Normandie, et qui me faisoient de grandes caresses, +aussi bien que les autres domestiques de +sa maison. Quand la ville fut rendue, notre regiment +fut licencié, et nous nous en revînmes à +Saint-Patrice. La dame du lieu avoit un procès +contre son fils aîné, et se preparoit pour aller le +poursuivre à Grenoble. Quand nous arrivâmes, je +fus prié de l'accompagner; à quoi j'eus un peu +de repugnance, car je voulois me retirer, comme +je vous ai dit; mais je me laissai gagner, dont je +ne me repentis pas, car, quand nous fûmes arrivés +à Grenoble, où je sollicitai fortement le procès, +le roi Louis treizième, de glorieuse memoire, +y passa pour aller en Italie<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a> +<a href="#footnote420"><sup class="sml">420</sup></a>, et j'eus l'honneur +de voir à sa suite les plus grands seigneurs de ce +pays<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a> +<a href="#footnote421"><sup class="sml">421</sup></a>, et entre autres le gouverneur de cette +ville, lequel connoissoit fort M. de Saint-Patrice, +auquel il me recommanda, et, après m'avoir offert +de l'argent, lui dit qui j'etois, ce qui l'obligea +à faire plus d'estime de moi qu'il n'avoit pas fait, +bien que je n'eusse pas sujet de me plaindre. +Je vis encore cinq jeunes hommes de cette ville +qui etoient au regiment des gardes, trois desquels +etoient gentilshommes, et auxquels j'avois +l'honneur d'appartenir; je les traitai du mieux +qu'il me fut possible, et à la maison et au cabaret. +Un jour que nous venions de déjeuner d'un +logis du faubourg de Saint-Laurent, qui est au +delà du pont, nous nous arrêtâmes dessus pour +voir passer des bateaux, et alors un d'eux me +dit qu'il s'etonnoit fort que je ne leur demandasse +point de nouvelles de la du Lys. Je leur dis +que je n'avois osé de peur de trop apprendre. Ils +me repartirent que j'avois bien fait, et que je +devois l'oublier, puisqu'elle ne m'avoit pas tenu +parole. Je pensai mourir à cette nouvelle; mais +enfin il fallut tout sçavoir. Ils m'apprirent donc +qu'aussitôt que l'on eut appris mon depart pour +l'Italie, qu'on l'avoit mariée à un jeune homme +qu'ils me nommèrent, et qui etoit celui de tous +ceux qui y pouvoient pretendre pour qui j'avois +le plus d'aversion. Alors j'eclatai, et dis contre +elle tout ce que la colère me suggera. Je l'appelai +tigresse, felonne, perfide, traîtresse; qu'elle +n'eût pas osé se marier me sçachant si près, +etant bien assurée que je la serois allé poignarder +avec son mari, jusques dedans son lit. Après, +je sortis de ma poche une bourse d'argent et de +soie bleue, à petit point, qu'elle m'avoit donnée, +dans laquelle je conservois le bracelet et le ruban +que je lui avois gagné. Je mis une pierre dedans +et la jetai avec violence dans la rivière, en disant: +«Ainsi se puisse effacer de ma memoire celle +à qui ont appartenu ces choses, de même qu'elles +s'enfuiront au gré des ondes!» Ces messieurs furent +etonnés de mon procedé, et me protestèrent +qu'ils etoient bien marris de me l'avoir dit, mais +qu'ils croyoient que je l'eusse sçu d'ailleurs. Ils +ajoutèrent, pour me consoler, qu'elle avoit eté +forcée à se marier, et qu'elle avoit bien fait paroître +l'aversion qu'elle avoit pour son mari: car +elle n'avoit fait que languir depuis son mariage, +et etoit morte quelque temps après. Ce discours +redoubla mon deplaisir et me donna à même +temps quelque espèce de consolation. Je pris +congé de ces messieurs et me retirai à la maison, +mais si changé que mademoiselle de Saint-Patrice, +fille de cette bonne dame, s'en aperçut. +Elle me demanda ce que j'avois, à quoi je ne +repondis rien; mais elle me pressa si fort que je +lui dis succinctement mes aventures et la nouvelle +que je venois d'apprendre. Elle fut touchée de +ma douleur, comme je le connus par les larmes +qu'elle versa. Elle le fit sçavoir à sa mère et à ses +frères, qui me temoignèrent de participer à mes +deplaisirs, mais qu'il falloit se consoler et prendre +patience.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" +name="footnote420"><b>Note 420: </b></a><a href="#footnotetag420"> +(retour) </a> Il y passa en février 1629, pour diriger la guerre de +la succession de Mantoue et de Montferrat, légués par le +dernier duc à un prince françois, le duc de Nevers, et que +les Espagnols, secondés des Savoyards, ne vouloient pas +céder.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" +name="footnote421"><b>Note 421: </b></a><a href="#footnotetag421"> +(retour) </a>chelle, +un grand nombre de seigneurs avoient tenu à honneur +d'accompagner le roi dans cette nouvelle expédition: +les maréchaux de Bassompierre, de Schomberg, de Créqui; +le chevalier de Valançay; les ducs de Longueville et de La +Trémouille; les comtes d'Harcourt, de Soissons, de Moret; +les marquis de La Meilleraye, de Brézé, de La Valette, etc.</blockquote> + +<p>Le procès de la mère et du fils termina par +un accord, et nous nous en retournâmes. Ce fut +alors que je commençai à penser à une retraite. +La maison où j'etois etoit assez puissante pour +me faire trouver de bons partis, et l'on m'en +proposa plusieurs; mais je ne pus jamais me resoudre +au mariage. Je repris le premier dessein +que j'avois eu autrefois, de me rendre capucin, +et j'en demandai l'habit; mais il y survint tant +d'obstacles, dont la deduction ne vous seroit +qu'ennuyeuse, que je cessai cette poursuite.</p> + +<p>En ce temps-là, le roi commanda l'arrière-ban +de la noblesse du Dauphiné pour aller à Casal<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a> +<a href="#footnote422"><sup class="sml">422</sup></a>. +M. de Saint-Patrice me pria de faire encore ce +voyage-là avec lui, ce que je ne pus honorablement +refuser. Nous partîmes, et nous y arrivâmes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" +name="footnote422"><b>Note 422: </b></a><a href="#footnotetag422"> +(retour) </a> Casal, ville du Montferrat, étoit occupée par les troupes +du marquis de Spinola, et la citadelle par les François, +sous les ordres du comte de Toiras. L'armée françoise marcha +sur cette place, guidée par les maréchaux de La Force, +de Schomberg et de Marillac (1630). V. Bazin, <i>Hist. de +Louis XIII</i>, t. 3, p. 87 et suiv.</blockquote> + +<p>Vous sçavez ce qu'il en réussit. Le siége fut levé, +la ville rendue et la paix faite par l'entremise de +Mazarin<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a> +<a href="#footnote423"><sup class="sml">423</sup></a>. Ce fut le premier degré par où il monta +au cardinalat, et à cette prodigieuse fortune qu'il +a eue ensuite du gouvernement de la France. +Nous nous en retournâmes à Saint-Patrice, où je +persistai toujours à me rendre religieux. Mais la +divine Providence en disposoit autrement. Un +jour M. de Saint-Patrice me dit, voyant ma resolution, +qu'il me conseilloit de me faire prêtre seculier; +mais j'apprehendai de n'avoir pas assez de +capacité, et il me repartit qu'il y en avoit de moindres. +Je m'y resolus, et je pris les ordres sur un +patrimoine, que madame sa mère me donna, de +cent livres de rente, qu'elle m'assigna sur le plus +liquide de son revenu. Je dis ma première messe +dans l'eglise de la paroisse, et ladite dame en usa +comme si j'eusse été son propre enfant; car elle +traita splendidement une trentaine de prêtres qui +s'y trouvèrent et plusieurs gentilshommes du voisinage. +J'etois dans une maison trop puissante pour +manquer de benefices; aussi six mois après j'eus +un prieuré assez considerable, avec deux autres +petits benefices. Quelques années après j'eus un +gros prieuré et une fort bonne cure: car j'avois +pris grande peine à etudier, et je m'etois rendu +jusqu'au point de monter en chaire avec succès, +devant les beaux auditoires et en presence même +de prelats. Je menageai mes revenus et amassai +une notable somme d'argent, avec laquelle je me +retirai dans cette ville, où vous me voyez maintenant +ravi du bonheur de la connoissance d'une +si charmante compagnie et d'avoir eté assez +heureux de lui rendre quelque petit service.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" +name="footnote423"><b>Note 423: </b></a><a href="#footnotetag423"> +(retour) </a> Mazarin étoit alors «un officier de guerre au service +du pape, que le nonce de Sa Sainteté avoit employé d'abord +pour porter ses paroles de médiation, et qui, un an durant, +n'avoit cessé de courir d'un camp à l'autre, accrédité partout +comme courtier de propositions et messager de réponses.» +(Bazin, <i>Hist. de France sous Louis XIII</i>.) Au moment où +les deux armées alloient se heurter, on le vit sortir des retranchements, +agitant un mouchoir blanc au bout d'un bâton; +il venoit apporter au maréchal de Schomberg les conditions +auxquelles les Espagnols consentoient à quitter la +ville.</blockquote> + +<p>L'Etoile prit la parole, disant: «Mais le plus +grand que vous sçauriez nous avoir jamais rendu...» +Elle vouloit continuer, quand Ragotin se +leva pour dire qu'il vouloit faire une comedie de +cette histoire, et qu'il n'y auroit rien de plus beau +que la decoration du theâtre: un beau parc avec +son grand bois et une rivière; pour le sujet, des +amans, des combats, et une première messe. +Tout le monde se mit à rire, et Roquebrune, qui +le contrarioit toujours, lui dit: «Vous n'y entendez +rien; vous ne sçauriez mettre cette pièce dans +les règles, d'autant qu'il faudroit changer la scène +et demeurer trois ou quatre ans dessus.» Alors +le prieur leur dit: «Messieurs, ne disputez point +pour ce sujet, j'y ai donné ordre il y a longtemps. +Vous savez que M. du Hardi n'a jamais observé +cette rigide règle des vingt-quatre heures, non +plus que quelques-uns de nos poètes modernes, +comme l'auteur de <i>Saint-Eustache</i><a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a> +<a href="#footnote424"><sup class="sml">424</sup></a>], etc.; et M. +Corneille ne s'y seroit pas attaché, sans la censure +que M. Scudery voulut faire du <i>Cid</i><a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a> +<a href="#footnote425"><sup class="sml">425</sup></a>: aussi tous +les honnêtes gens appellent ces manquements +de belles fautes. J'en ai donc composé une comedie +que j'ai intitulée: <i>La Fidélité conservée +après l'esperance perdue</i>; et depuis j'ai pris pour +devise un arbre depouillé de sa parure verte<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a> +<a href="#footnote426"><sup class="sml">426</sup></a>, et +où il ne reste que quelques feuilles mortes (qui +est la raison pourquoi j'ai ajouté cette couleur à +la bleue), avec un petit chien barbet au pied et +ces paroles pour âme de la devise: «Privé d'espoir, +je suis fidèle.» Cette pièce roule les theâtres +il y a fort longtemps.--Le titre en est aussi à +propos que vos couleurs et votre devise, dit l'Etoile, +car votre maîtresse vous à trompé, et vous +lui avez toujours gardé la fidelité, n'en ayant +point voulu epouser d'autre.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" +name="footnote424"><b>Note 424: </b></a><a href="#footnotetag424"> +(retour) </a> Probablement Baro, qui fit, vers 1639, une tragédie +de <i>Saint Eustache</i>, imprimée seulement en 1659. Il dit lui-même, +dans son avertissement: «Cher lecteur, je ne te +donne pas ce poème comme une pièce de théâtre où toutes +les règles soient observées, le sujet ne s'y pouvant accommoder.» +Desfontaines fit aussi un <i>Martyre de saint Eustache</i> +(1642), qui n'est pas plus régulier que la pièce de Baro. +V. la note 1 de la page 211, 1er vol.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" +name="footnote425"><b>Note 425: </b></a><a href="#footnotetag425"> +(retour) </a> Les premières pièces de Corneille, sauf quelques-unes, +telles que <i>Clitandre</i> et <i>La Suivante</i>, sont fort peu dans les +règles, comme il l'avoue lui-même dans ses examens, et +violent surtout celle des vingt-quatre heures. Pour <i>Mélite</i>, il +doit s'être passé, dit-il, huit ou quinze jours entre le 1er et +le second acte, et autant entre le 2e et le 3e. <i>La Veuve</i> se +prolonge pendant cinq jours consécutifs. <i>L'Illusion comique</i> +a l'unité de lieu, mais non celle de temps, etc. Quant au +<i>Cid</i>, Scudéry ne lui reprocha pas précisément, dans ses +<i>Observations</i>, d'avoir enfreint cette règle, comme on pourroit +le comprendre d'après la phrase de notre auteur, mais +d'avoir enfermé «plusieurs années dans ses vingt-quatre +heures», en accumulant, contre toute vraisemblance et tout +naturel, les accidents de l'action, pour les faire tenir dans +les bornes légales.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" +name="footnote426"><b>Note 426: </b></a><a href="#footnotetag426"> +(retour) </a> Personne n'ignore que la couleur verte est le symbole +de l'espérance. C'etoit la nuance préférée des amants. «Il +n'y a aucune couleur qui leur (aux galants) soit si propre +que le vert, témoin la façon de parler proverbiale, qui dit: +Un vert galant.» (<i>Le jeu du gal.</i>)</blockquote> + +<p>La conversation finit par l'arrivée de M. de +Verville et de M. de la Garouffière. Et je finis +aussi ce chapitre, qui, sans doute, a eté bien ennuyeux, +tant pour sa longueur que pour son +sujet.</p> +<a name="cc14" id="cc14"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="mid"><i>Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière;<br> +mariage des comediens et comediennes,<br> +et autres aventures de Ragotin.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/T.png"></span>ous ceux de la troupe furent etonnés +de voir M. de la Garouffière; pour +Verville, il etoit attendu avec impatience, +principalement de ceux et celles qui +se devoient marier. Ils lui demandèrent quels +bons affaires<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a> +<a href="#footnote427"><sup class="sml">427</sup></a> il avoit en cette ville, et il leur +repondit qu'il n'en avoit aucuns, mais que, M. de +Verville lui ayant communiqué quelque chose +d'importance, il avoit eté ravi de trouver une +occasion si favorable pour les revoir encore une +fois, et leur offrit la continuation de ses services. +Verville lui fit signe qu'il n'en falloit parler qu'en +secret, et, pour lui en rompre les discours, il lui +presenta le prieur de Saint-Louis, avec lequel il +avoit fait grande amitié, lui disant que c'etoit +un fort galant homme. Alors l'Etoile leur dit qu'il +venoit d'achever une histoire aussi agreable que +l'on en pût ouïr. Ces deux messieurs témoignèrent +avoir du regret de n'être venus plus tôt pour +avoir eu la satisfaction de l'entendre. Alors Verville +passa dans une autre chambre, où le Destin +le suivit, et, après y avoir demeuré quelques +momens, ils appelèrent l'Etoile et Angelique, et +ensuite Leandre et la Caverne, que M. de la +Garouffière suivit. Quand ils furent assemblés, +Verville leur dit qu'etant à Rennes il avoit communiqué +au sieur de la Garouffière le dessein +qu'ils avoient fait de se marier, et qu'il devoit +repasser par Alençon pour être de la noce, et +qu'il avoit temoigné vouloir être de la partie. Il en +fût très humblement remercié, et on lui temoigna +de même l'obligation qu'on lui avoit d'avoir +voulu prendre cette peine. «Mais à propos, dit +M. de Verville, il faudroit faire monter cet honnête +homme qui est en bas»; ce que l'on fit. +Quand il fut entré, la Caverne le regarda fixement, +et la force du sang fit un si merveilleux +effet en elle qu'elle s'attendrit et pleura sans en +sçavoir la cause. On lui demanda si elle connoissoit +cet homme-là, et elle repondit qu'elle ne +croyoit pas de l'avoir jamais vu. On lui dit de +le regarder avec attention, ce qu'elle fit, et pour +lors elle trouva sur son visage tant de traits du +sien qu'elle s'ecria: «Seroit-ce point mon frère?» +Alors il s'approcha d'elle et l'embrassa, l'assurant +que c'etoit lui-même, que le malheur avoit eloigné +si longtemps de sa presence. Il salua sa nièce +et tous ceux de la compagnie, et assista à la +conference secrète, où il fut conclu que l'on celebreroit +les deux mariages, sçavoir: du Destin +avec l'Etoile et de Leandre avec Angelique. +Toute la difficulté consistoit à sçavoir quel prêtre +les epouseroit; alors le prieur de Saint-Louis +(que l'on avoit aussi appelé à la conference) +leur dit qu'il se chargeoit de cela et qu'il en +parleroit aux curés des deux paroisses de la ville +et à celui du faubourg de Montfort; que, s'ils +en faisoient quelque difficulté, il retourneroit à +Sées et qu'il en obtiendroit la permission du +seigneur evêque; que, s'il ne vouloit pas la lui +accorder, il iroit trouver monseigneur l'evêque +du Mans, de qui il avoit l'honneur d'être connu, +d'autant que sa petite eglise etoit de sa juridiction, +et qu'il ne croyoit pas d'en être refusé. Il +fut donc prié de prendre ce soin-là. Cependant +l'on fit secretement venir un notaire et l'on passa +les contrats de mariage. Je ne vous en dis point +les clauses (car cette particularité n'est pas venue +à ma connoissance), oui bien qu'ils se marièrent. +MM. de Verville, de la Garouffière et de Saint-Louis +furent les temoins. Ce dernier alla parler aux curés, +mais aucun d'eux ne voulut les epouser, +alleguant beaucoup de raisons que le prieur ne +put surmonter, parce qu'il n'en etoit peut-être +pas capable, ce qui le fit resoudre d'aller à Sées. +Il prit le cheval de Leandre et un de ses laquais, +et alla trouver le seigneur evêque, lequel repugna +un peu lui accorder sa requête; mais le prieur lui +remontra que ces gens-là n'etoient veritablement +de nulle paroisse, car ils etoient aujourd'hui dans +un lieu et demain dans un autre; que pourtant l'on +ne pouvoit pas les mettre au rang des vagabonds +et gens sans aveu (qui etoit la plus forte raison sur +laquelle les curés avoient fondé leur refus), car ils +avoient bonne permission du roi et avoient leur +menage, et par consequent etoient censés sujets +des evêques dans le diocèse desquels ils se trouvoient +lors de leur residence en quelque ville; +que ceux pour qui il demandoit la dispense +etoient dans celle d'Alençon, où il avoit juridiction, +tant sur eux que sur les autres habitans, et +que partant il les pouvoit dispenser, comme il +l'en supplioit très humblement, parce que d'ailleurs +ils etoient fort honnêtes gens. L'evêque +donna les mains et pouvoir au prieur de les epouser +en quelle eglise qu'il voudroit; il vouloit appeler +son secretaire pour faire la dispense en +forme, mais le prieur lui dit qu'un mot de sa +main suffisoit, ce que le bon seigneur fit aussi +agreablement qu'il lui donna à souper.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" +name="footnote427"><b>Note 427: </b></a><a href="#footnotetag427"> +(retour) </a> <i>Affaire</i> étoit quelquefois du masculin alors. Dans le +<i>Rôle des présentations faites aux grands jours de l'éloquence +françoise</i>, de Sorel, nous lisons: «S'est presenté un novice +en poésie, requérant... qu'il plaise à la compagnie déclarer +quel genre sont les mots <i>navire</i> et <i>affaire</i>.»</blockquote> + +<p>Le lendemain il s'en retourna à Alençon, où +il trouva les fiancés qui preparoient tout ce qui +etoit necessaire pour les noces. Les autres comediens +(qui n'avoient point eté du secret) ne +sçavoient que penser de tant d'appareil, et Ragotin +en etoit le plus en peine. Ce qui les obligeoit +à tenir la chose ainsi secrète n'etoit que ce que +vous avez appris du Destin: car, pour Leandre +et Angelique, cela etoit connu de tous, et aussi +la crainte de ne réussir pas à la dispense. Mais, +quand ils en furent assurés, l'on rendit la chose +publique, et l'on recita les contrats de mariage +devant tous, et l'on prit jour pour epouser. Ce +fut un furieux coup de foudre pour le pauvre Ragotin, +auquel la Rancune dit tout bas: «Ne vous +l'avois-je pas bien dit? Je m'en etois toujours defié.» +Le pauvre petit homme entra en la plus profonde +melancolie que l'on puisse imaginer, laquelle +le precipita dans un furieux desespoir, +comme vous apprendrez au dernier chapitre de ce +roman. Il devint si troublé que, passant devant +la grande eglise de Notre-Dame un jour de fête +que l'on carillonnoit, il tomba dans l'erreur de +la plupart des gens du vulgaire, qui croient que +les cloches disent tout ce qu'ils s'imaginent. Il +s'arrêta pour les ecouter, et il se persuada facilement +qu'elles disoient:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i18"> Ragotin, ce matin,</p> +<p class="i16">A bu tant de pots de vin,</p> +<p class="i18"> Qu'il branle, qu'il branle.</p> +</div></div> + +<p>Il entra en une si furieuse colère contre le campanier +qu'il cria tout haut: «Tu as menti! je n'ai +pas bu aujourd'hui extraordinairement! Je ne me +serois pas fâché si tu leur faisois dire:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">Le mutin de Destin</p> +<p class="i16">A ravi à Ragotin</p> +<p class="i16">L'Etoile, l'Etoile<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a> +<a href="#footnote428"><sup class="sml">428</sup></a>,</p> +</div></div> + +<p>car j'aurois eu la consolation de voir les choses +inanimées temoigner avoir du ressentiment de ma +douleur; mais de m'appeler ivrogne! ha! tu la +payeras!» Et aussitôt il enfonça son chapeau, et +entra dans l'eglise par une des portes où il y a un +degré en vis par lequel il monta à l'orgue. Quand +il vit que cette montée n'alloit pas au clocher, il +la suivit jusqu'au plus haut, où il trouva une +porte fort basse, par laquelle il entra, et suivit +sous le toit des chapelles, sous lequel il faut que +ceux qui y passent se baissent; mais lui y trouva +un plancher fort elevé. Il chemina jusqu'au bout, +où il trouva une porte qui va au clocher, où il +monta. Quand il fut au lieu où les cloches sont +pendues, il trouva le campanier qui carillonnoit +toujours, et qui ne regardoit point derrière lui. +Alors il se mit à lui crier des injures, l'appelant +insolent, impertinent, sot, brutal, maroufle, etc.; +mais le bruit des cloches l'empêchoit de l'entendre. +Ragotin s'imagina qu'il le meprisoit, ce qui +le fit impatienter et s'approcher de lui, et à même +temps lui baillier un grand coup de poing sur le +dos. Le campanier, se sentant frappé, se tourna, +et, voyant Ragotin, lui dit: «Hé! petit escargot! +qui diable t'a mené ici pour me frapper?» Ragotin +se mit en devoir de lui en dire le sujet et de +lui faire ses plaintes; mais le campanier, qui n'entendoit +point de raillerie, sans le vouloir ecouter, +le prit par un bras, et à même temps lui bailla un +coup de pied au cul, qui le fit culbuter le long +d'un petit degré de bois jusques sur le plancher +d'où l'on sonne les cloches à branle. Il tomba si +rudement, la tête la première, qu'il donna du visage +contre une des boîtes par où l'on passe les +cordes, et se mit tout en sang. Il pesta comme +un petit demon, et descendit promptement; il +passa au travers de l'eglise, d'où il alla trouver le +lieutenant criminel pour se plaindre à lui de l'excès +que le campanier avoit commis en sa personne. +Ce magistrat, le voyant ainsi sanglant, crut +facilement ce qu'il disoit; mais après en avoir appris +le sujet, il ne put s'empêcher de rire, et +connut bien que le petit homme avoit le cerveau +mal timbré. Pourtant, pour le contenter, il +lui dit qu'il feroit justice et envoya un laquais +dire au campanier qu'il le vînt trouver. Quand il +fut venu, il lui demanda pourquoi il faisoit injurier +cet honnête homme par ses cloches? A quoi +il lui repondit qu'il ne le connoissoit point et +qu'il carillonoit à son ordinaire:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">Orléans, Beaugenci,</p> +<p class="i16">Notre-Dame de Cleri,</p> +<p class="i16">Vendôme, Vendôme;</p> +</div></div> + +<p>mais qu'ayant eté frappé de lui et injurié, il l'avoit +poussé, et qu'ayant rencontré le haut de l'escalier, +il en etoit tombé. Le lieutenant criminel lui +dit: «Une autre fois soyez plus avisé», et à Ragotin: +«Soyez plus sage et ne croyez pas votre +imagination touchant le son des cloches.» Ragotin +s'en retourna à la maison, où il ne se vanta pas +de son accident. Mais les comediens, voyant +son visage ecorché en trois ou quatre endroits, +lui en demandèrent la raison, ce qu'il ne voulut +pas dire; mais ils l'apprirent par la voix commune, +car cette disgrâce avoit eclaté, et dont ils +rirent bien fort, aussi bien que MM. de Verville +et de La Garouffière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" +name="footnote428"><b>Note 428: </b></a><a href="#footnotetag428"> +(retour) </a> Ce passage semble un ressouvenir de Rabelais et des +paroles que les cloches de Varennes prononcent aux oreilles +de Panurge: «Marie-toy, marie-toy; marie, marie; si tu +te maries, maries, maries, très bien t'en trouveras, veras, veras.» +(<i>Pantag.</i>, III, 26.) On raconte semblable chose de +Withington, qui entendit les cloches lui prédire qu'il seroit +maire de Londres.</blockquote> + +<p>A propos de la chanson des cloches, M. Ed. +Fournier veut bien nous communiquer la note suivante, +extraite d'un grand travail qu'il prépare sur nos airs et +chansons populaires:</p> + +<p>«Cette chanson, que les cloches chantent seules aujourd'hui, +est une chanson historique. Elle date du +temps où Charles VII n'avoit pour tout royaume qu'un +petit coin de la France. On n'en connoît qu'un seul +couplet, encore fut-on longtemps à n'en savoir que les +derniers mots. C'est Brazier qui le retrouva. Le voici, +tel qu'il le donne dans sa notice sur les <i>sociétés chantantes</i>, +qui se trouve à la fin de son <i>Histoire des petits +théâtres de Paris</i>, 1838, in-12, t. 2, p. 192:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">Mes amis, que reste-t-il</p> +<p class="i16">A ce dauphin si gentil?</p> +<p class="i18"> Orléans, Beaugency,</p> +<p class="i16">Notre-Dame de Cléry,</p> +<p class="i18"> Vendôme, Vendôme.</p> +</div></div> + +<p>«Mon ami Adolphe Duchalais, qui s'occupoit d'une histoire +de Beaugency, sa ville natale, ayant eu connoissance +de ce couplet, alla voir Brazier pour savoir où +il l'avoit trouvé. «Je le tiens de ma nourrice, qui étoit +de votre pays, lui répondit le chansonnier; elle me l'a +tant chanté, en me berçant, que je ne l'ai jamais oublié.» +Duchalais n'eut plus de cesse qu'il n'eût consulté toutes +les paysannes des environs de Beaugency, et il en découvrit +enfin qui savoient le fameux couplet. M. Philipon +de la Madeleine avoit fait la même trouvaille; aussi, +parlant de la détresse de Charles VII dans son livre de +<i>l'Orléanois</i>, p. 213, il cite la chanson en note, en l'accompagnant +de ces lignes: «Le souvenir de ses malheurs +et de l'affection du peuple se retrouve dans ce +couplet, avec lequel nos paysannes des hameaux de +Villemarceaux et de Cravant bercent et endorment +leurs enfants.» L'air est resté; c'est, comme vous +savez, celui du <i>Carillon de Vendôme</i>.»</p> + +<p>Le jour des epousailles des comediennes etant +venu, le prieur de Saint-Louis leur dit qu'il +avoit fait choix de son eglise pour les epouser. +Ils y allèrent à petit bruit, et il benit les mariages +après avoir fait une très belle exhortation aux +mariés, lesquels se retirèrent à leur logis, où ils +dînèrent. Après quoi l'on demanda à quoi l'on +passeroit le temps jusqu'au souper. La comedie, +les ballets et les bals leur etoient si ordinaires, que +l'on trouva bon de faire le recit de quelque histoire. +Verville dit qu'il n'en sçavoit point. Si +Ragotin n'eût pas eté dans sa noire melancolie, +il se fût sans doute offert à en debiter quelqu'une; +mais il etoit muet. L'on dit à la Rancune de raconter +celle du poète Roquebrune, puisqu'il l'avoit +promis quand l'occasion s'en presenteroit, et +qu'il n'en pourroit jamais trouver de plus belle, +la compagnie etant beaucoup plus illustre que +quand il la vouloit commencer. Mais il repondit +qu'il avoit quelque chose dans l'esprit qui le +troubloit, et que, quand il l'auroit assez libre, +qu'il ne vouloit pas rendre ce mauvais office au +poète de faire son eloge, dans lequel il faudroit +comprendre sa maison, et qu'il etoit trop de ses +amis pour debiter une juste satire. Roquebrune +pensa troubler la fête, mais le respect qu'il eut +pour les etrangers qui etoient dans la compagnie +calma tout cet orage. En suite de quoi M. de la +Garouffière dit qu'il sçavoit beaucoup d'aventures +dont il avoit eté temoin oculaire. On le pria d'en +faire le recit; ce qu'il fit, comme vous verrez au +chapitre suivant.</p> +<a name="cc15" id="cc15"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<p class="mid"><i>Histoire des deux jalouses.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>es divisions qui mirent la maîtresse +ville du monde au rang des plus malheureuses +furent une semence qui s'epandit +partout l'univers, et en un +temps où les hommes ne doivent avoir qu'une +âme, comme au berceau de l'eglise, puisqu'ils +avoient l'honneur d'être les membres de ce sacré +corps. Mais elles ne laissèrent pas d'eclore celles +des Guelfes et des Gibelins, et, quelques années +après, celles des Capelets et des Montesches. +Ces divisions, qui ne devoient point sortir +de l'Italie, où elles avoient eu leur origine, ne +laissèrent pas de se dilater par tout le monde, +et notre France n'en a pas eté exempte; et il +semble même que c'est dans son sein où la +pomme de discorde a plus fait eclater ses funestes +effets; ce qu'elle fait encore à present, car il n'y +a ville, bourg ni village où il n'y ait divers partis, +d'où il arrive tous les jours de sinistres accidens. +Mon père, qui etoit conseiller au Parlement +de Rennes, et qui m'avoit destiné pour +être, comme je suis, son successeur, me mit au +collége pour m'en rendre capable; mais, comme +j'etois dans ma patrie, il s'aperçut que je ne +profitois pas, ce qui le fit resoudre à m'envoyer +à La Flèche (où est, comme vous sçavez, le plus +fameux college que les Jesuites aient dans ce +royaume de France). Ce fut dans cette petite +ville-là où arriva ce que je vous vais apprendre, +et au même temps que j'y faisois mes etudes.</p> + +<p>Il y avoit deux gentilshommes, qui etoient les +plus qualifiés de la ville, dejà avancés en âge, +sans être pourtant mariés, comme il arrive souvent +aux personnes de condition, ce que l'on dit +en proverbe: «Entre qui nous veut et que nous +ne voulons pas, nous demeurons sans nous marier.» +A la fin tous deux se marièrent. L'un, qu'on +appeloit M. de Fons-Blanche, prit une fille de +Châteaudun, laquelle etoit de fort petite noblesse, +mais fort riche. L'autre, qu'on appeloit +M. du Lac, epousa une demoiselle de la ville de +Chartres, qui n'etoit pas riche, mais qui etoit +très belle, et d'une si illustre maison qu'elle appartenoit +à des ducs et pairs et à des marechaux +de France. Ces deux gentilshommes, qui pouvoient +partager la ville, furent toujours de fort +bonne intelligence; mais elle ne dura guère après +leurs mariages: car leurs deux femmes commencèrent +à se regarder d'un oeil jaloux, l'une se +tenant fière de son extraction et l'autre de ses +grands biens. Madame de Fons-Blanche n'etoit +pas belle de visage; mais elle avoit grand'mine, +bonne grâce et etoit fort propre; elle avoit beaucoup +d'esprit et etoit fort obligeante. Madame +du Lac etoit très belle, comme j'ai dit, mais sans +grâce; elle avoit de l'esprit infiniment, mais si +mal tourné que c'etoit une artificieuse et dangereuse +personne. Ces deux dames etoient de +l'humeur de la plupart des femmes de ce temps, +qui ne croiroient pas être du grand monde si +elles n'avoient chacune une douzaine de galans<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a> +<a href="#footnote429"><sup class="sml">429</sup></a>; +aussi elles faisoient tous leurs efforts et +employoient tous leurs soins pour faire des conquêtes, +à quoi la du Lac reussissoit beaucoup +mieux que la Fons-Blanche: car elle tenoit sous +son empire toute la jeunesse de la ville et du +voisinage; s'entend des personnes très qualifiées, +car elle n'en souffroit point d'autres. Mais cette +affectation causa des murmures sourds, qui eclatèrent +enfin ouvertement en medisance, sans que +pour cela elle discontinuât de sa manière d'agir; +au contraire, il semble que ce lui fût un sujet +pour prendre plus de soin à faire des nouveaux +galans. La Fons-Blanche n'etoit pas du tout si +soigneuse d'en avertir, et elle en avoit pourtant +quelques-uns qu'elle retenoit avec adresse, entre +lesquels etoit un jeune gentilhomme très bien +fait, dont l'esprit correspondoit au sien, et qui +etoit un des braves du temps. Celui-là en etoit +le plus favori: aussi son assiduité causa des +soupçons, et la medisance eclata hautement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" +name="footnote429"><b>Note 429: </b></a><a href="#footnotetag429"> +(retour) </a> Ce n'est pas là une exagération aussi grande qu'on +pourroit croire. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir Tallemant +des Réaux, les <i>Mémoires</i> du chevalier de Grammont, +et surtout l'<i>Histoire amoureuse des Gaules</i>, de Bussy-Rabutin.</blockquote> + +<p>Ce fut là la source de la rupture entre ces deux +dames: car auparavant elles se visitoient civilement, +mais, comme j'ai dit, toujours avec une jalouse +envie. La du Lac commença à medire de la +Fons-Blanche, fit epier ses actions et fit mille +pieces artificieuses pour la perdre de reputation, +notamment sur le sujet de ce gentilhomme, +que l'on appeloit M. du Val-Rocher; ce qui vint +aux oreilles de la Fons-Blanche, qui ne demeura +pas muette: car elle disoit par raillerie que, si +elle avoit des galans, ce n'etoit pas par douzaines +comme la du Lac, qui faisoit toujours de nouvelles +impostures. L'autre, en se defendant, lui +bailloit le change, si bien qu'elles vivoient comme +deux demons. Quelques personnes charitables +essayèrent à les mettre d'accord; mais ce fut +inutilement, car elles ne les purent jamais obliger +à se voir. La du Lac, qui ne pensoit à autre +chose qu'à causer du deplaisir à la Fons-Blanche, +crut que le plus sensible qu'elle pourroit lui faire +ressentir, ce seroit de lui ôter le plus favori de +ses galans, ce du Val-Rocher. Elle fit dire à +M. de Fons-Blanche, par des gens qui lui etoient +affidés, que quand il etoit hors de sa maison (ce +qui arrivoit souvent, car il etoit continuellement +à la chasse ou en visite chez des gentilshommes +voisins de la ville), que le du Val-Rocher couchoit +avec sa femme, et que des gens dignes de foi +l'avoient vu sortir de son lit, où elle etoit. M. de +Fons-Blanche, qui n'en avoit jamais eu aucun +soupçon, fit quelque réflexion à ce discours, et +ensuite fit connoître à sa femme qu'elle l'obligeroit +si elle faisoit cesser les visites du Val-Rocher. +Elle repliqua tant de choses et le paya de +si fortes raisons qu'il ne s'y opiniâtra pas, la +laissant dans la liberté d'agir comme auparavant. +La du Lac, voyant que cette invention n'avoit +pas eu l'effet qu'elle desiroit, trouva moyen de +parler à du Val-Rocher. Elle etoit belle et accorte, +qui sont deux fortes machines pour gagner la +forteresse d'un coeur le mieux muni; aussi, encore +qu'il eût de grands attachemens à la Fons-Blanche, +la du Lac rompit tous ces liens et lui +donna des chaînes bien plus fortes; ce qui causa +une sensible douleur à la Fons-Blanche (surtout +quand elle apprit que du Val-Rocher parloit d'elle +en des termes fort insolens), laquelle augmenta +par la mort de son mari, qui arriva quelques +mois après. Elle en porta le deuil fort austerement; +mais la jalousie la surmonta et fut la plus forte. +Il n'y avoit que quinze jours que l'on avoit enterré +son mari qu'elle pratiqua une entrevue secrète +avec du Val-Rocher. Je n'ai pas sçu quel +fut leur entretien, mais l'evenement le fit assez +connoître, car une douzaine de jours après leur +mariage fut publié, quoi qu'ils l'eussent contracté +fort secretement, et ainsi dans moins d'un +mois elle eut deux maris, l'un qui mourut en +l'espace de ce temps-là, et l'autre vivant. Voilà, +ce me semble, le plus violent effet de jalousie +qu'on puisse imaginer, car elle oublia la bienséance +du veuvage et ne se soucia pas de tous les +insolens discours que du Val-Rocher avoit faits +d'elle à la persuasion de la du Lac; ce qui justifie +assez ce que l'on dit, qu'une femme hasarde +tout quand il s'agit de se venger, mais vous le +verrez encore mieux par ce que je vous vais dire. +La du Lac pensa enrager quand elle apprit cette +nouvelle, mais elle dissimula son ressentiment +tant qu'elle put, et qu'elle fut pourtant sur le +point de faire eclater, ayant fait dessein de le +faire assassiner en un voyage qu'il devoit faire +en Bretagne; dont il fut averti par des personnes +à qui elle s'en etoit decouverte, ce qui l'obligea +à se bien precautionner. D'ailleurs elle considera +que ce seroit mettre ses plus chers amis en grand +hasard, ce qui la fit penser à un moyen le plus +etrange que la jalousie puisse susciter, qui fut +de brouiller son mari avec du Val-Rocher par ses +pernicieux artifices. Aussi ils se querellèrent furieusement +plusieurs fois, et en furent jusqu'au +point de se battre en duel, à quoi la du Lac +poussa son mari (qui n'etoit pas des plus adroits +du monde), jugeant bien qu'il ne dureroit guère +à du Val-Rocher, lequel, comme j'ai dit, etoit un +des braves du temps, se figurant qu'après la mort +de son mari elle le pourroit encore ôter à la Fons-Blanche, +de laquelle elle se pourroit facilement +defaire ou par poison ou par le mauvais traitement +qu'elle lui feroit donner. Mais il en arriva +tout autrement qu'elle n'avoit projeté: car du +Val-Rocher, se fiant en son adresse, meprisa +du Lac (qui au commencement se tenoit sur la +defensive), ne croyant pas qu'il osât lui porter; +et ainsi il se negligeoit, en sorte que du Lac, le +voyant un peu hors de garde, lui porta si justement +qu'il lui mit son epée au travers du corps et +le laissa sans vie, et s'en alla à sa maison, où il +trouva sa femme, à laquelle il raconta l'action, dont +elle fut bien etonnée et marrie tout ensemble de +cet evenement si inopiné. Il s'enfuit secretement +et s'en alla dans la maison d'un des parens de sa +femme, lesquels, comme j'ai dit, etoient des +grands et puissants seigneurs, qui travaillèrent à +obtenir sa grâce du roi. La Fons-Blanche fut fort +etonnée quand on lui annonça la mort de son +mari, et qu'on lui dit qu'il ne falloit pas s'amuser +à verser d'inutiles larmes, mais qu'il falloit le +faire enterrer secretement, pour eviter que la +justice n'y mît pas la main, ce qui fut fait; et ainsi +elle fut veuve en moins de six semaines.</p> + +<p>Cependant du Lac eut sa grâce, qui fut enterinée +au Parlement de Paris, nonobstant toutes +les oppositions de la veuve du mort, qui vouloit +faire passer l'action pour un assassinat; ce qui la +fit resoudre à la plus étrange resolution qui puisse +jamais entrer dans l'esprit d'une femme irritée. +Elle s'arma d'un poignard, et, passant une fois +par devant du Lac, qui se promenoit à la place +avec quelques-uns de ses amis, elle l'attaqua si +furieusement et si inopinement qu'elle lui ôta le +moyen de se mettre en defense, et lui donna à +même temps deux coups de poignard dans le +corps, dont il mourut trois jours après. Sa femme +la fit poursuivre et mettre en prison. On lui fit +son procès, et la plupart des juges opinèrent à la +mort, à quoi elle fut condamnée. Mais l'execution +en fut retardée, car elle declara qu'elle étoit +grosse, et, ce qui est à remarquer, c'est qu'elle +ne sçavoit duquel de ses deux maris. Elle demeura +donc prisonnière. Mais, comme c'etoit une +personne fort delicate, l'air renfermé et puant de +la Conciergerie, avec les autres incommodités +que l'on y souffre, lui causèrent une maladie et +sa delivrance avant le terme, et ensuite sa mort; +neanmoins le fruit eut baptême, et après avoir +vecu quelques heures il mourut aussi. La du Lac +fut touchée de Dieu; elle rentra en soi-même, fit +reflexion sur tant de sinistres accidens dont elle +etoit cause, mit ordre aux affaires de sa maison, +et entra dans un monastère de religieuses reformées +de l'ordre de Saint-Benoît, au lieu d'Almenesche<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a> +<a href="#footnote430"><sup class="sml">430</sup></a>, +au diocèse de Sées. Elle voulut s'éloigner +de sa patrie pour vivre avec plus de +quietude et faire plus facilement penitence de +tant de maux qu'elle avoit causés. Elle est encore +dans ce monastère, où elle vit dans une +grande austerité, si elle n'est morte depuis quelques +mois.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" +name="footnote430"><b>Note 430: </b></a><a href="#footnotetag430"> +(retour) </a> Bourg à 2 lieues S.-E. d'Argentan.</blockquote> + +<p>Les comediens et comediennes ecoutoient encore, +quoique M. de la Garouffière ne dît plus +mot, quand Roquebrune s'avanca pour dire à +son ordinaire que c'etoit là un beau sujet pour +un poème grave, et qu'il en vouloit composer +une excellente tragedie, qu'il mettroit facilement +dans les règles d'un poème dramatique. L'on ne +repondit pas à sa proposition; mais tous admirèrent +le caprice des femmes quand elles sont +frappées de jalousie, et comme elles se portent +aux dernières extrémités. Ensuite de quoi l'on +discuta si c'etoit une passion; mais les sçavans +conclurent que c'etoit la destruction de la plus +belle de toutes les passions, qui est l'amour. Il +y avoit encore beaucoup de temps jusqu'au souper, +et tous trouvèrent bon d'aller faire une promenade +dans le parc, où etant ils s'assirent sur +l'herbe. Lors le Destin dit qu'il n'y avoit rien de +plus agreable que le recit des histoires. Leandre +(qui n'avoit point entré dans la belle conversation<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a> +<a href="#footnote431"><sup class="sml">431</sup></a> +depuis qu'il etoit dans la troupe, y ayant toujours +paru en qualité de valet) prit la parole, disant +que, puisque l'on avoit fini par le caprice des +femmes, si la compagnie agréoit, qu'il feroit le +recit de ceux d'une fille qui ne demeuroit pas +loin d'une de ses maisons. Il en fut prié de tous, +et, après avoir toussé cinq ou six fois, il debuta +comme vous allez voir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" +name="footnote431"><b>Note 431: </b></a><a href="#footnotetag431"> +(retour) </a> C'est-à-dire dans la conversation raffinée, subtile et +galante. C'étoient là des façons de parler mises à la mode par +l'hôtel Rambouillet, et dont nous avons déjà vu plusieurs +traces dans cet ouvrage, par exemple l'<i>illustre</i> troupe, la +<i>bonne cabale</i>, etc.</blockquote> +<a name="cc16" id="cc16"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<p class="mid"><i>Histoire de la capricieuse amante.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/I.png"></span>l y avoit dans une petite ville de Bretagne +qu'on appelle Vitré un vieux +gentilhomme, lequel avoit longtemps +demeuré marié avec une très vertueuse +demoiselle sans avoir des enfans. Entre plusieurs +domestiques qui le servoient étoient un maître +d'hôtel et une gouvernante, par les mains desquels +passoit tout le revenu de la maison. Ces deux +personnages, qui faisoient comme font la plupart +des valets et servantes (c'est-à-dire l'amour), +se promirent mariage et tirèrent si bien chacun +de son côté que le bon vieux gentilhomme et sa +femme moururent fort incommodés, et les deux +domestiques vecurent fort riches et mariés. Quelques +années après il arriva une si mauvaise affaire +à ce maître d'hôtel qu'il fut obligé de s'enfuir, +et, pour être en assurance, d'entrer dans +une compagnie de cavalerie et de laisser sa femme +seule et sans enfans, laquelle ayant attendu environ +deux ans sans avoir aucune de ses nouvelles, +elle fit courir le bruit de sa mort et en +porta le deuil. Quand il fut un peu passé, elle +fut recherchée en mariage de plusieurs personnes, +entre lesquels se presenta un riche marchand, +lequel l'epousa, et au bout de l'année +elle accoucha d'une fille, laquelle pouvoit avoir +quatre ans quand le premier mari de sa mère arriva +à la maison. De vous dire quels furent les +plus etonnés des deux maris ou de la femme, +c'est ce que l'on ne peut sçavoir; mais, comme +la mauvaise affaire du premier subsistoit toujours, +ce qui l'obligeoit à se tenir caché, et d'ailleurs +voyant une fille de l'autre mari, il se contenta +de quelque somme d'argent qu'on lui donna, et +ceda librement sa femme au second mari, sans +lui donner aucun trouble. Il est vrai qu'il venoit +de temps en temps et toujours fort secretement +querir de quoi subsister, ce qu'on ne lui refusoit +point.</p> + +<p>Cependant la fille (que l'on appeloit Marguerite) +se faisoit grande, et avoit plus de bonne +grâce que de beauté, et de l'esprit assez pour +une personne de sa condition. Mais, comme vous +sçavez que le bien est depuis longtemps ce que +l'on considere le plus en fait de mariage, elle ne +manquoit pas de galans, entre lesquels etoit le +fils d'un riche marchand, qui ne vivoit pas +comme tel, mais en demi-gentilhomme, car il +frequentoit les plus honorables compagnies, où il +ne manquoit pas de trouver sa Marguerite, qui +y etoit reçue à cause de sa richesse. Ce jeune +homme (que l'on appeloit le sieur de Saint-Germain) +avoit bonne mine, et tant de coeur qu'il +etoit souvent employé en des duels, qui en ce +temps-là etoient fort frequents<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a> +<a href="#footnote432"><sup class="sml">432</sup></a>. Il dansoit de +bonne grâce, et jouoit dans les grandes compagnies, +et etoit toujours bien vêtu. Dans tant de +rencontres qu'il eut avec cette fille, il ne manqua +pas à lui offrir ses services et à lui temoigner sa +passion et le desir qu'il avoit de la rechercher en +mariage; à quoi elle ne repugna point, et même +lui permit de la voir chez elle; ce qu'il fit avec +l'agrement de son père et de sa mère, qui favorisoient +sa recherche de tout leur pouvoir. Mais, +au temps qu'il se disposoit pour la leur demander +en mariage, il ne le voulut pas faire sans son +consentement, croyant qu'elle n'y apporteroit +aucun obstacle; mais il fut fort etonné quand elle +le rebuta si furieusement de parole et d'action +qu'il s'en alla le plus confus homme du monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" +name="footnote432"><b>Note 432: </b></a><a href="#footnotetag432"> +(retour) </a> Cette histoire, comme on peut le voir à l'une des pages +suivantes, se passe à l'époque du siége de La Rochelle, c'est-à-dire +en 1627. A cette époque, les duels, en effet, étoient +des plus fréquents, et souvent pour des motifs tout aussi +futiles que celui qui est mentionné plus loin; on se battoit +pour un oui, pour un non, pour rien du tout. Il y avoit encore +de ces <i>raffinés d'honneur</i> qui avoient surtout fleuri sous +le règne de Henri IV, «gens, dit d'Aubigné, qui se vattent +pour un clin d'uil, si on ne les salue que par acquit, pour une +fredur, si le manteau d'un autre touche le lur, si on crache à +quatre pieds d'ux..., sur un rapport, vien qu'il se troube +faux.» (<i>Le Bar. de Fæn.</i>, éd. Jannet, I, 9.) Cela étoit devenu +une affaire de mode et de bon ton, tellement que les laquais +même, dit Sauval, se portoient sur le pré. On sait +avec quelle rigueur Richelieu fut obligé de sévir contre ce +cruel et frénétique divertissement, et comment il punit Bouteville +de lui avoir désobéi. La fureur des duels étoit telle, +d'après Savaron, qu'en vingt ans huit mille lettres de grâce +avoient été octroyées à des gens qui avoient tué leurs adversaires +en champ-clos (<i>Traité contre les duels</i>, 1612). «Un +gentilhomme, dit Sorel, n'estoit point prisé s'il ne s'estoit +battu en duel.» (<i>Franc.</i>, VII.) Et quelques pages plus loin +il revient encore sur cet engouement des combats singuliers. +Louis XIV lui-même avoit eu velléité d'envoyer un cartel à +l'empereur Léopold. (<i>Lettres</i> de Pellisson.) V. aussi ce que +dit de la même manie le cavalier Marin dans sa Lettre sur les +moeurs parisiennes. C'étoit un dernier reste des usages de la +chevalerie, entretenu par l'habitude des guerres civiles.</blockquote> + +<p>Il laissa passer quelques jours sans la voir, +croyant de pouvoir etouffer cette passion; mais +elle avoit pris de trop profondes racines, ce qui +l'obligea à retourner la voir. Il ne fut pas plutôt +entré dans la maison qu'elle en sortit et alla se +mettre en une compagnie de filles du voisinage, +où il la suivit, après avoir fait des plaintes au +père et à la mère du mauvais traitement que lui +faisoit leur fille, sans lui en avoir donné aucun +sujet; de quoi ils temoignèrent être marris, et lui +promirent de la rendre plus sociable. Mais comme +elle etoit fille unique, ils n'osèrent lui contredire, +ni la presser sur cette matière-là, se contentant +de lui remontrer doucement le tort qu'elle avoit +de traiter ce jeune homme avec tant de rigueur, +après avoir temoigné de l'aimer. A tout cela elle +ne repondoit rien, et continuoit dans sa mauvaise +humeur: car, quand il vouloit approcher +d'elle, elle changeoit de place; et il la suivoit, +mais elle le fuyoit toujours, en sorte qu'un jour +il fut obligé, pour l'arrêter, de la prendre par la +manche de son corps de jupe, dont elle cria, +lui disant qu'il avoit froissé ses bouts de manche, +et que s'il y retournoit, qu'elle lui donneroit un +soufflet, et qu'il feroit beaucoup mieux de la laisser. +Enfin, tant plus il s'empressoit pour l'accoster, +plus elle faisoit de diligence pour le fuir; +et quand on alloit à la promenade, elle aimoit +mieux aller seule que de lui donner la main. Si +elle etoit dans un bal et qu'il la voulût prendre +pour la faire danser, elle lui faisoit affront, disant +qu'elle se trouvoit mal, et à même temps elle +dansoit avec un autre. Elle en vint jusqu'à lui +susciter des querelles, et elle fut cause que par +quatre fois il se porta sur le pré, d'où il sortit +toujours glorieusement, ce qui la faisoit enrager, +au moins en apparence. Tous ces mauvais traitemens +n'etoient que jeter de l'huile sur la braise, +car il en etoit toujours plus transporté et ne relâchoit +point du tout de ses visites. Un jour il +crut que sa perseverance l'avoit un peu adoucie, +car elle se laissa approcher de lui et ecouta attentivement +les plaintes qu'il lui fit de son injuste +procedé, en telles ou semblables paroles: +«Pourquoi fuyez-vous celui qui ne sçauroit vivre +sans vous? Si je n'ai pas assez de merite +pour être souffert de vous, au moins considerez +l'excès de mon amour et la patience que j'ai à +endurer toutes les indignités dont vous usez envers +moi, qui ne respire qu'à vous faire paroître +à quel point je suis à vous.--Eh bien! lui repondit-elle, +vous ne me le sçauriez mieux persuader +qu'en vous eloignant de moi; et, parceque +vous ne le pourriez pas faire si vous demeuriez +en cette ville, s'il est vrai, comme vous dites, +que j'aie quelque pouvoir sur vous, je vous ordonne +de prendre parti dans les troupes qu'on +lève; quand vous aurez fait quelques campagnes, +peut-être me trouverez-vous plus flexible à vos +desirs. Ce peu d'esperance que je vous donne +vous y doit obliger; sinon, perdez-la tout à fait.» +Alors elle tira une bague de son doigt, la lui +presenta en lui disant: «Gardez cette bague, +qui vous fera souvenir de moi, et je vous defends +de me venir dire adieu; en un mot ne me voyez +plus.» Elle souffrit qu'il la saluât d'un baiser, et +le laissa, passant dans une autre chambre, dont +elle ferma la porte.</p> + +<p>Ce miserable amant prit congé du père et de +la mère, qui ne purent contenir leurs larmes et +qui l'assurèrent de lui être toujours favorables +pour ce qu'il souhaitoit. Le lendemain il se mit +dans une compagnie de cavalerie qu'on levoit +pour le siége de La Rochelle. Comme elle lui +avoit defendu de la plus voir, il n'osa pas l'entreprendre; +mais, la nuit devant le jour de son +depart, il lui donna des serenades, à la fin desquelles +il chanta cette complainte, qu'il accorda +aux tristes et doux accens de son luth, en cette +sorte:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16"> Iris, maîtresse inexorable,</p> +<p class="i16"> Sans amour et sans amitié,</p> +<p class="i16"> Helas! n'auras-tu point pitié</p> +<p class="i12">D'un si fidèle amant que tu rends miserable?</p> +<br> +<p class="i16"> Seras-tu toujours inflexible?</p> +<p class="i16"> Ton coeur sera-t-il de rocher?</p> +<p class="i16"> Ne le pourrai-je point toucher?</p> +<p class="i12">Ne sera-t-il jamais à mon amour sensible?</p> +<br> +<p class="i16"> Je t'obéis, fille cruelle;</p> +<p class="i16"> Je te dis le dernier adieu;</p> +<p class="i16"> Jamais, dedans ce triste lieu,</p> +<p class="i12">Tu ne verras de moi que mon coeur trop fidèle.</p> +<br> +<p class="i16"> Lorsque mon corps sera sans ame,</p> +<p class="i16"> Quelque mien ami l'ouvrira,</p> +<p class="i16"> Et mon coeur il en sortira</p> +<p class="i12">Pour t'en faire un present où tu verras ma flamme.</p> +</div></div> + +<p>Cette capricieuse fille s'etoit levée et avoit +ouvert le volet d'une fenêtre, n'ayant laissé que +la vitre, au travers de laquelle elle se fit ouïr, +faisant un si grand eclat de rire que cela acheva +de desesperer le pauvre Saint-Germain, lequel +voulut dire quelque chose; mais elle referma le +volet en disant tout haut: «Tenez votre promesse +pour votre profit»; ce qui l'obligea à se +retirer. Il partit quelques jours après avec la +compagnie, qui se rendit au camp de La Rochelle, +là où, comme vous avez pu sçavoir, le +siége fut fort opiniâtre, le roi à l'attaquer et les +assiegés à se defendre. Mais enfin il fallut se +rendre à la discretion d'un monarque auquel les +vents et les elemens rendoient obeissance.</p> + +<p>Après que la ville fut rendue, on licencia plusieurs +troupes, du nombre desquelles fut la compagnie +où etoit Saint-Germain, lequel s'en retourna +à Vitré, où il ne fut pas plutôt qu'il alla +voir sa rigoureuse Marguerite, laquelle souffrit +d'en être saluée; mais ce ne fut que pour lui dire +que son retour etoit bien prompt, et qu'elle n'etoit +pas encore disposée à le souffrir, et qu'elle le +prioit de ne la point voir. Il lui repondit ces tristes +paroles: «Il faut avouer que vous êtes une +dangereuse personne, et que vous ne desirez que +la mort du plus fidèle amant qui soit au monde: +car vous m'avez par quatre fois procuré des +moyens d'eprouver sa rigueur, quoique glorieusement, +mais qui eût pourtant eté pour moi très +funeste. Je la suis allé chercher là où des plus +malheureux que moi l'ont fatalement trouvée, +sans que je l'aie jamais pu rencontrer; mais, puisque +vous la desirez avec tant d'ardeur, je la +chercherai en tant de lieux qu'à la fin elle sera +obligée de me satisfaire pour vous contenter; +mais peut-être ne pourrez-vous pas vous empêcher +de vous repentir de me l'avoir causée, car +elle sera d'un genre si etrange que vous en serez +touchée de pitié. Adieu donc, la plus cruelle +qui soit dans l'univers.» Il se leva et la vouloit +laisser, quand elle l'arrêta pour lui dire qu'elle +ne souhaitoit du tout point sa mort, et que, si +elle lui avoit procuré des combats, ce n'avoit +eté que pour avoir des preuves certaines de sa +valeur, et afin qu'il fût plus digne de la posseder; +mais qu'elle n'etoit pas encore en etat de +souffrir sa recherche; que peut-être le temps la +pourroit adoucir. Et elle le laissa sans lui en dire +davantage. Ce peu d'esperance l'obligea à user +d'un moyen qui pensa tout gâter, qui fut de lui +donner de la jalousie. Il raisonnoit en lui-même +que, puisqu'elle avoit encore quelque bonne volonté +pour lui, elle ne manqueroit pas d'en prendre +s'il lui en donnoit le sujet. Il avoit un camarade +qui avoit une maîtresse dont il etoit autant +cheri que lui etoit maltraité de la sienne. Il le +pria de souffrir qu'il accostât cette bonne maîtresse, +et que lui pratiquât la sienne pour voir +quelle mine elle tiendroit. Son camarade ne voulut +pas lui accorder sans en avoir averti sa maîtresse, +laquelle y consentit. La première conversation +qu'ils eurent ensemble (car ces deux +filles n'etoient guère l'une sans l'autre), ces deux +amans firent echange: car Saint-Germain approcha +de la maîtresse de son camarade, lequel accosta +cette fière Marguerite, laquelle le souffrit +fort agréablement. Mais, quand elle vit que les +autres rioient, elle s'imagina que ce changement +etoit concerté, de quoi elle entra en de si furieux +transports qu'elle dit tout ce qu'une amante irritée +peut dire en cas pareil. Elle fut outrée à tel +point qu'elle laissa la compagnie en versant beaucoup +de larmes; ce qui fit que cette obligeante +maîtresse alla auprès d'elle et lui remontra le +tort qu'elle avoit d'en user de la sorte; qu'elle +ne pouvoit esperer plus de bonheur que la recherche +d'un si honnête homme et si passionné +pour elle, et que sa politique etoit tout à fait extraordinaire +et inusitée entre des amans; qu'elle +pouvoit bien voir de quelle manière elle en usoit +avec le sien; qu'elle apprehendoit si fort de le +desobliger qu'elle ne lui avoit jamais donné aucun +sujet de se rebuter. Tout cela ne fit aucun +effet sur l'esprit de cette bizarre Marguerite, ce +qui jeta le malheureux Saint-Germain dans un +si furieux desespoir qu'il ne chercha depuis que +des occasions de faire paroître à cette cruelle la +violence de son amour par quelque sinistre mort, +comme il la pensa trouver: car, un soir que lui et +sept de ses camarades sortoient d'un cabaret +ayant tous l'epée au côté, ils firent rencontre de +quatre gentilshommes dont il y en avoit un qui +etoit capitaine de cavalerie, lesquels leur voulurent +disputer le haut du pavé dans une rue etroite +où ils passoient; mais ils furent contraints de +ceder, en disant que leur nombre seroit bientôt +egal, et du même pas allèrent prendre quatre ou +cinq autres gentilshommes, lesquels se mirent à +chercher ceux qui les avoient fait quitter le haut +du pavé, et qu'ils rencontrèrent dans la Grande-Rue. +Comme Saint-Germain s'etoit le plus avancé +dans la dispute, il avoit eté remarqué par ce capitaine +à son chapeau bordé d'argent, qui brilloit +dans l'obscurité; aussi, dès qu'il l'eut remarqué, +il s'adressa à lui en lui donnant un coup de coutelas +sur la tête qui lui coupa son chapeau et une +partie du crâne. Ils crurent qu'il etoit mort et +qu'ils etoient assez vengés, ce qui les fit retirer, et +les compagnons de Saint-Germain songèrent moins +à aller après ces braves qu'à le relever. Il etoit +sans pouls et sans mouvement, ce qui les obligea +à l'emporter à sa maison, où il fut visité par +les chirurgiens, qui lui trouvèrent encore de la vie. +Ils le pansèrent, remirent le crâne et mirent le +premier appareil.</p> + +<p>La première dispute avoit causé de la rumeur +dans le voisinage; mais ce coup fatal y en apporta +bien davantage. Tous les voisins se levèrent, +et chacun en parloit diversement, mais tous +concluoient que Saint-Germain etoit mort. Le +bruit en alla jusques à la maison de cette cruelle +Marguerite, laquelle se leva aussitôt du lit et s'en +alla en deshabillé chez son galant, qu'elle trouva +en l'etat où je viens de vous le representer. +Quand elle vit la mort peinte sur son visage, +elle tomba evanouie, en telle sorte que l'on eut +peine à la faire revenir. Quand elle fut remise, +tous ceux du voisinage l'accusèrent de ce +desastre, et lui representèrent que, si elle l'eût +souffert auprès d'elle, elle auroit evité cet accident. +Alors elle se mit à arracher ses cheveux et +à faire des actions d'une personne touchée de +douleur. Ensuite elle le servit avec une telle assiduité +(tout le temps qu'il fut hors de connoissance) +qu'elle ne se depouilla ni coucha pendant +ce temps-là, et ne permit pas à ses propres +soeurs de lui rendre aucun service. Quand il +commença à connoître, l'on jugea que sa presence +lui seroit plus prejudiciable qu'utile, pour +les raisons que vous pouvez entendre. Enfin il +guerit, et, quand il fut en parfaite convalescence, +on le maria avec sa Marguerite, au grand contentement +des parens, et beaucoup plus des +mariés.</p> + +<p>Après que Leandre eut fini son histoire, ils +retournèrent à la ville, où etant ils soupèrent, +et, après avoir un peu veillé, l'on coucha les +epousés.</p> + +<p>Ces mariages avoient eté faits à petit bruit, +ce qui fut cause qu'ils n'eurent point de visites +ce jour-là, ni le lendemain; mais deux jours +après ils en furent tellement accablés qu'ils avoient +peine à trouver quelques momens de +relâche pour etudier leurs rôles: car tout le beau +monde les vint feliciter, et durant huit jours ils +reçurent des visites. Après la fête passée, ils +continuèrent leur exercice avec plus de quietude, +excepté Ragotin, lequel se precipita dans l'abîme +du desespoir, comme vous allez voir dans ce +dernier chapitre.</p> +<a name="cc17" id="cc17"></a> +<hr class="full"> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<p class="mid"><i>Desespoir de Ragotin et fin du Roman comique.</i></p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span>a Rancune, se voyant hors d'esperance +de reussir en l'amour qu'il portoit à +l'Etoile, aussi bien que Ragotin, se +leva de bonne heure et alla trouver le +petit homme, qu'il trouva aussi levé et qui ecrivoit, +lequel lui dit qu'il faisoit sa propre epitaphe. +«Eh quoi! dit la Rancune, l'on n'en fait +que pour les morts, et vous êtes encore en vie! +Et ce que je trouve le plus etrange, c'est que +vous-même la faites!--Oui, dit Ragotin, et je +vous la veux faire voir.»</p> + +<p>Il ouvrit le papier, qu'il avoit plié, et lui fit lire +ces vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16"> Ci gît le pauvre Ragotin, +<p class="i12">Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile +<p class="i16"> Que lui enleva le Destin, +<p class="i14"> Ce qui lui fit faire promptement voile +<p class="i16"> En l'autre monde, où il sera +<p class="i16"> Autant de temps qu'il durera. +<p class="i16"> Pour elle il fit la comedie +<p class="i12">Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie. +</div></div> + +<p>«Voilà qui est magnifique, dit la Rancune, mais +vous n'aurez pas la satisfaction de la voir dessus +votre sepulture: car l'on dit que les morts ne +voient ni n'entendent rien.--Ha! dit Ragotin, +que vous êtes en partie cause de mon desastre! +car vous me donniez toujours de grandes esperances +de flechir cette belle, et vous sçaviez bien tout +le secret.» Alors la Rancune lui jura serieusement +qu'il n'en sçavoit rien positivement, mais qu'il +s'en doutoit, comme il lui avoit dit, quand il lui +conseilloit d'etouffer cette passion, lui remontrant +que c'etoit la plus fière fille du monde. «Et +il semble (ajouta-t-il) que la profession qu'elle +fait doive licencier les femmes et les filles de cet +orgueil, qui est ordinaire à celles d'autres condition. +Mais il faut avouer qu'en toutes les caravanes +de comediens l'on n'en trouvera point une +si retenue et qui ait tant de vertu; et elle a mis +Angelique à ce pli-là, car de son naturel elle a +une autre pente, et son enjouement le temoigne +assez. Mais enfin il faut que je vous decouvre +une chose que je vous ai tenue cachée jusqu'à +present: c'est que j'etois aussi amoureux d'elle +que vous, et je ne sçais qui seroit l'homme qui, +après l'avoir pratiquée comme j'ai fait, s'en seroit +pu empêcher. Mais, comme je me vois hors +d'esperance aussi bien que vous, je suis resolu +de quitter la troupe, d'autant qu'on y a reçu +le frère de la Caverne. C'est un homme qui ne +sçauroit faire d'autres personnages que ceux que +je représente, et ainsi l'on me congediera sans +doute; mais je ne veux pas attendre cela, je les +veux prevenir et m'en aller à Rennes trouver la +troupe qui y est, où je serai assurement reçu, +puisqu'il y manque un acteur.» Alors Ragotin lui +dit: «Puisque vous etiez frappé d'un même +trait, vous n'aviez garde de parler pour moi à +l'Etoile.» Mais la Rancune jura comme un demon +qu'il etoit homme d'honneur et qu'il n'avoit +pas laissé de lui en faire des ouvertures; mais, +comme il lui avoit dejà dit, elle n'avoit jamais +voulu ecouter. «Eh bien! dit Ragotin, vous avez +resolu de quitter la troupe, et moi aussi. Mais je +veux bien faire un plus grand abandonnement, +car je veux quitter tout à fait le monde.» La Rancune +ne fit point de reflexion sur son epitaphe, +qu'il lui avoit baillée; il crut seulement qu'il avoit +fait resolution d'entrer dans un couvent, ce qui +fut cause qu'il ne prit point garde à lui, ni n'en +avertit personne que le poète, auquel il en bailla +une copie.</p> + +<p>Quand Ragotin fut seul, il songea au moyen +qu'il pourroit tenir pour sortir du monde. Il prit +un pistolet, qu'il chargea, et y mit deux balles +pour s'en donner dans la tête; mais il jugea que +cela feroit trop de bruit. Ensuite il mit la pointe +de son épée contre sa poitrine, dont la piqûre +lui fit mal, ce qui l'empêcha de l'enfoncer. Enfin +il descendit à l'ecurie cependant que les valets +dejeunoient. Il prit des cordes qui etoient attachées +au bât d'un cheval de voiture et en accommoda +une au râtelier et la mit autour de son +cou; mais, quand il voulut se laisser aller, il n'en +eut pas le courage et attendit que quelqu'un entrât. +Il y arriva un cavalier etranger, et alors il se +laissa aller, tenant toujours un pied sur le bord +de la crèche. Pourtant, s'il y fût demeuré long-temps, +il se seroit enfin etranglé. Le valet d'etable, +qui etoit descendu pour prendre le cheval +du cavalier, voyant Ragotin ainsi pendu, le crut +mort, et cria si fort que tous ceux du logis descendirent. +On lui ôta la corde du cou et on le fit +revenir, ce qui fut assez facile. On lui demanda +quel sujet il avoit de prendre une si etrange resolution; +mais il ne le voulut pas dire. Alors la +Rancune tira à part mademoiselle de l'Etoile +(que je pourrois appeler mademoiselle du Destin, +mais, etant si près de la fin de ce roman, je +ne suis point d'avis de lui changer de nom), +à laquelle il decouvrit tout le mystère, de quoi +elle fut fort etonnée. Mais elle le fut bien davantage +quand ce mechant homme fut assez temeraire +pour lui dire qu'il etoit aux mêmes termes, +mais qu'il ne prenoit pas une si sanglante +resolution, se contentant de demander son congé. +A tout cela elle ne repondit pas une parole, et le +laissa.</p> + +<p>Quelque peu de temps après, Ragotin declara +à la troupe le dessein qu'il avoit d'accompagner +le lendemain M. de Verville et de se retirer au +Mans. Cette circonstance fit que tous y consentirent; +ce qu'ils n'eussent pas fait s'il eût voulu +s'en aller seul, attendu ce qui etoit arrivé. Ils +partirent le lendemain de bon matin, après que +monsieur de Verville eut fait mille protestations +de continuation d'amitié aux comediens et comediennes, +et principalement au Destin, qu'il embrassa, +lui temoignant la joie qu'il avoit de voir +l'accomplissement de ses desirs. Ragotin fit un +grand discours en forme de compliment, mais si +confus que je ne le mets point ici. Quand ils furent +au point de partir, Verville demanda si les +chevaux avoient bu; le valet d'etable repondit +qu'il etoit trop matin, et qu'ils les pourroient faire +boire en passant la rivière. Ils montèrent à cheval +après avoir pris congé de M. de la Garouffière, +lequel s'etoit aussi disposé à partir, et qui +fut civilement remercié par les nouveaux mariés +de la peine qu'il s'etoit donnée de venir de si +loin pour honorer leurs noces de sa presence. +Après cent protestations de services reciproques, +il monta à cheval, et la Rancune le suivit, lequel, +nonobstant son insensibilité, ne put pas empêcher +le cours de ses larmes, qui attirèrent celles +du Destin, se ressouvenant (nonobstant le naturel +farouche de la Rancune) des services qu'il +lui avoit rendus, et principalement à Paris sur le +Pont-Neuf, lorsqu'il y fut attaqué et volé par la +Rappinière. Quand Verville et Ragotin eurent +passé les ponts, ils descendirent à la rivière pour +faire boire leurs chevaux; Ragotin s'avança par +un endroit où il y avoit une rive taillée, où son +cheval broncha si rudement, que le petit bout +d'homme perdit les etriers et sauta par dessus la +tête du cheval dans la rivière, qui etoit fort profonde +en cet endroit-là. Il ne sçavoit pas nager, +et, quand il l'auroit sçu, l'embarras de sa carabine, +de son epée et de son manteau l'auroient fait +demeurer au fond, comme il fit. Un des valets +de Verville etoit allé prendre le cheval de Ragotin, +qui etoit sorti de l'eau, et un autre se +depouilla promptement et se jeta dans la rivière +au lieu où il etoit tombé; mais il le trouva mort. +L'on appela du monde, et on le sortit. Cependant +Verville envoya avertir les comediens de ce +malheur, et à même temps son cheval. Tous y +accoururent, et, après avoir plaint son sort, ils le +firent enterrer dans le cimetière d'une chapelle +de sainte Catherine, qui n'est guère eloignée de +la rivière.</p> + +<p>Cet evenement funeste verifie bien le proverbe +commun: <i>Qui a pendre n'a pas noyer.</i> Ragotin n'avoit +pas le premier, puisqu'il ne put s'etrangler; +mais il avoit le second, puisqu'il fut effectivement +noyé.</p> + +<p>Ainsi finit ce petit bout d'avocat comique, +dont les aventures, disgrâces, accidens, et la +funeste mort, seront dans la memoire des habitans +du Mans et d'Alençon, aussi bien que les +faits heroïques de ceux qui composoient cette +illustre troupe. Roquebrune, voyant le corps +mort de Ragotin, dit qu'il falloit changer deux +vers à son epitaphe, dont la Rancune lui avoit +baillé une copie, comme je vous ai dejà dit, et +qu'il falloit la mettre comme il s'ensuit:</p> + +<p>/* + Ci gît le pauvre Ragotin, +Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile + Que lui enleva le Destin, + Ce qui lui fit faire promptement voile + En l'autre monde sans bateau; + Pourtant il y alla par eau. + Pour elle il fit la comedie +Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie. +*/</p> + +<p>Les comediens et comediennes s'en retournèrent +à leur logis, et continuèrent leur exercice +avec l'admiration ordinaire.</p> +<br> + +<p class="mid">FIN DU TOME SECOND.</p> +<br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco03.png"></p> + +<br><br><br><br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head04.png"></p> + +<br><br> + +<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4> + + + +<h5>du</h5> + +<h2>ROMAN COMIQUE</h2> +<br> +<hr class="short"> +<br> +<pre> + <a href="#tome1">TOME Ier.</a> + +<a href="#intro">INTRODUCTION.</a>--Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe +siècle, et en particulier du <i>Roman comique</i> de Scarron. + + <a href="#part1">PREMIÈRE PARTIE.</a> + +Au coadjuteur, c'est tout dire. +Au lecteur scandalisé des fautes d'impression qui sont dans mon livre. + +<a href="#ca1">CHAPITRE Ier.</a>--Une troupe de comediens arrive dans la ville du Mans. + +<a href="#ca2">CHAP. II.</a>--Quel homme etoit le sieur de la Rappinière. + +<a href="#ca3">CHAP. III.</a>--Le déplorable sucées qu'eut la comédie. + +<a href="#ca4">CHAP. IV.</a>--Dans lequel on continue à parler du sieur la Rappinière, et +de ce qui arriva la nuit en sa maison. + +<a href="#ca5">CHAP. V.</a>--Qui ne contient pas grand'chose. + +<a href="#ca6">CHAP. VI.</a>--L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que la Rancune +donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une partie de la troupe; mort de +Doguin, et autres choses mémorables. + +<a href="#ca7">CHAP. VII.</a>--L'aventure des brancards. + +<a href="#ca8">CHAP. VIII.</a>--Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires à savoir +pour l'intelligence du présent livre. + +<a href="#ca9">CHAP. IX.</a>--Histoire de l'amante invisible. + +<a href="#ca10">CHAP. X.</a>--Comment Ragotin eut un coup de busc sur les doigts. + +<a href="#ca11">CHAP. XI.</a>--Qui contient ce que vous verrez si vous prenez la peine de le +lire. + +<a href="#ca12">CHAP. XII.</a>--Combat de nuit. + +<a href="#ca13">CHAP. XIII.</a>--Plus long que le precedent. Histoire de Destin et de +mademoiselle de l'Etoile. + +<a href="#ca14">CHAP. XIV.</a>--Enlevement du curé de Domfront. + +<a href="#ca15">CHAP. XV.</a>--Arrivée d'un operateur dans l'hôtellerie; suite de l'histoire +de Destin et de l'Etoile; serenade. + +<a href="#ca16">CHAP. XVI.</a>--L'ouverture du theâtre, et autres choses qui ne sont pas de +moindre consequence. + +<a href="#ca17">CHAP. XVII.</a>--Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin. + +<a href="#ca18">CHAP. XVIII.</a>--Suite dé l'histoire de Destin et de l'Etoile. + +<a href="#ca19">CHAP. XIX.</a>--Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos; nouvelle +disgrâce de Ragotin, et autres choses, que vous lirez s'il vous plaît. + +<a href="#ca20">CHAP. XX.</a>--Le plus court du present livre. Suite du trebuchement de +Ragotin, et quelque chose de semblable qui arriva à Roquebrune. + +<a href="#ca21">CHAP. XXI.</a>--Qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant. + +<a href="#ca22">CHAP. XXII.</a>--A trompeur trompeur et demi. + +<a href="#ca23">CHAP. XXIII.</a>--Malheur imprevu qui fut cause qu'on ne joua point la +comédie. + + <a href="#part2">SECONDE PARTIE.</a> + +<a href="#cb1">CHAP. Ier.</a>--Qui ne sert que d'introduction aux autres. + +<a href="#cb2">CHAP. II.</a>--Des bottes. + +<a href="#cb3">CHAP. III.</a>--L'histoire de la Caverne. + +<a href="#cb4">CHAP. IV.</a>--Le Destin trouve Leandre. + +<a href="#cb5">CHAP. V.</a>--Histoire de Leandre. + +<a href="#cb6">CHAP. VI.</a>--Combat à coups de poings; mort de l'hôte, et autres choses +memorables. + +<a href="#cb7">CHAP. VII.</a>--Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces; aventure +du corps mort; orage de coups de poings, et autres accidens surprenans +dignes d'avoir place en cette véritable histoire. + +<a href="#cb8">CHAP. VIII.</a>--Ce qui arriva du pied de Ragotin. + +<a href="#cb9">CHAP. IX.</a>--Autre disgrâce de Ragotin. + +<a href="#cb10">CHAP. X.</a>--Comment madame Bouvillon ne put resister à une tentation et +eut une bosse au front. + +<a href="#cb11">CHAP. XI.</a>--Des moins divertissans du présent volume. + +<a href="#cb12">CHAP. XII.</a>--Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent. + +<a href="#cb13">CHAP. XIII.</a>--Mechante action du sieur de la Rappinière. + + <a href="#tome2">TOME II.</a> + +<a href="#cb14">CHAP. XIV.</a>--Le juge de sa propre cause. + +<a href="#cb15">CHAP. XV.</a>--Effronterie du sieur de la Rappinière. + +<a href="#cb16">CHAP. XVI.</a>--Disgrâce de Ragotin. + +<a href="#cb17">CHAP. XVII.</a>--Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand +Baguenodière. + +<a href="#cb18">CHAP. XVIII.</a>--Qui n'a pas besoin de titre. + +<a href="#cb19">CHAP. XIX.</a>--Les deux frères rivaux. + +<a href="#cb20">CHAP. XX.</a>--De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu. + + <a href="#part3">TROISIÈME PARTIE.</a> + +<a href="#cc1">CHAP. Ier.</a>--Qui fait l'ouverture de cette troisième partie. + +<a href="#cc2">CHAP. II.</a>--Où vous verrez le dessein de Ragotin. + +<a href="#cc3">CHAP. III.</a>--Dessein de Leandre, harangue et reception de Ragotin à la +troupe comique. + +<a href="#cc4">CHAP. IV.</a>--Départ de Leandre et de la troupe comique pour aller à +Alençon; disgrâce de Ragotin. + +<a href="#cc5">CHAP. V.</a>--Ce qui arriva aux comédiens entre Vivain et Alençon; autre +disgrâce de Ragotin. + +<a href="#cc6">CHAP. VI.</a>--Mort de Saldagne. + +<a href="#cc7">CHAP. VII.</a>--Suite de l'histoire de la Caverne. + +<a href="#cc8">CHAP. VIII.</a>--Fin de l'histoire de la Caverne. + +<a href="#cc9">CHAP. IX.</a>--La Rancune desabuse Ragotin sur le sujet de l'Etoile, et +l'arrivée d'un carrosse plein de noblesse, et autres aventures de +Ragotin. + +<a href="#cc10">CHAP. X.</a>--Histoire du prieur de Saint-Louis et l'arrivée de M. de +Verville. + +<a href="#cc11">CHAP. XI.</a>--Resolution des mariages du Destin avec l'Etoile et de Leandre +avec Angelique. + +<a href="#cc12">CHAP. XII.</a>-Ce qui arriva au voyage de la Fresnaye; autre disgrâce de +Ragotin. + +<a href="#cc13">CHAP. XIII.</a>--Suite et fin de l'histoire du prieur de Saint-Louis. + +<a href="#cc14">CHAP. XIV.</a>--Retour de Verville, accompagné de M. de la Garouffière; +mariage des comédiens et comédiennes; autre disgrâce de Ragotin. + +<a href="#cc15">CHAP. XV.</a>--Histoire des deux jalouses. + +<a href="#cc16">CHAP. XVI.</a>--Histoire de l'amante capricieuse. + +<a href="#cc17">CHAP. XVII.</a>--Désespoir de Ragotin et fin du <i>Roman comique</i>. +</pre> + +<br> +<p class="mid">FIN DE LA TABLE.</p> +<br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco04.png"></p> + +<br><br><br><br><br> + + + +<h2>CATALOGUE</h2> + +<h5>DE LA</h5> + +<h1>BIBLIOTHÈQUE</h1> + +<h2>ELZEVIRIENNE</h2> + +<h4>Et des autres ouvrages</h4> + +<h3>DU FONDS DE P. JANNET</h3> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> + +<p class="mid">A PARIS<br> + +Chez P. Jannet, Libraire<br> + +<i>Rue de Richelieu</i>, 15</p> + +<hr class="short"> + +<p class="mid">Juin 1857</p> + +<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3> + +<p> +<pre> +Avertissement. +Théologie. +Morale. +Beaux-Arts. +Belles-Lettres: + I Linguistique. + II Poésie. + III Théâtre. + IV Romans. + V Contes et Nouvelles. + VI Facéties. + VII Polygraphes et Mélanges. +Histoire: + I Voyages. + II Histoire de France (<i>Collection générale de Chroniques et + Mémoires</i>). + III Histoire étrangère. +Ouvrages de différents formats. +La Propriété littéraire et artistique, Courrier de la librairie. +Manuel de l'amateur d'estampes. +Recueil de Maurepas. +La <i>Muse historique</i> de Loret. +Library of old authors. + +Tous les volumes de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i> se vendent +reliés en percaline, non rognés et non coupés, sans augmentation de +prix. + +Il a été tiré de chaque volume quelques exemplaires sur <i>papier fort</i>, +qui se vendent le double du prix des exemplaires ordinaires. +</pre> + +<br><br><br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/head01.png"></p> +<br> +<h3>AVERTISSEMENT (Août 1856).</h3> +<br> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/A.png"></span>u mois de septembre 1852, je fis +imprimer un prospectus dans lequel +je disais:</p> + +<p>«Pour un très grand nombre de +personnes--et de personnes instruites--la +littérature française se compose des ouvrages +d'une vingtaine d'auteurs du XVIIe siècle +et du XVIIIe; la poésie française commence avec +Boileau, le théâtre avec Corneille, le roman avec +Le Sage. Tout ce qui est antérieur est dédaigné +comme produit d'une époque barbare.....</p> + +<p>«En fixant ainsi au milieu du dix-septième +siècle l'origine de notre littérature, on supprime +précisément ce qu'elle a de spontané, de vraiment +national. A partir de cette époque, en effet, +nos écrivains, familiarisés avec les lettres grecques +et latines, ne songent plus qu'à imiter les +modèles d'Athènes et de Rome, et l'on voit tomber +dans un oubli profond tout ce qui constitue +notre littérature du moyen âge, si riche et si variée, +ces légendes naïves, ces épopées chevaleresques, +ces mystères, et, enfin, ces poésies légères +ou satiriques, ces contes, ces facéties, partie +d'autant plus importante de notre littérature +qu'elle représente plus essentiellement le côté +saillant de l'esprit national.</p> + +<p>«Si ces richesses littéraires sont généralement +ignorées, ce n'est pas, il faut être juste, qu'on +n'ait rien fait pour les tirer de l'oubli: quelques +écrivains de la fin du siècle dernier y ont travaillé +avec plus de bonne volonté que de bonheur. Plus +tard, d'importantes publications ont eu lieu; mais +il s'en faut que la mine soit épuisée. Ajoutons +que la plupart des ouvrages du moyen âge publiés +dans ces derniers temps ont été tirés à petit nombre, +se vendent fort cher, et ne sont pas réellement +à la portée du vrai public.</p> + +<p>«Aujourd'hui cependant l'élan est donné. Le +public veut connaître cette époque ignorée et si +long-temps calomniée, le moyen âge.»</p> + +<p>Ce prospectus annonçait une Revue mensuelle +qui devait paraître à partir du mois de janvier +1853, et reproduire les principaux monuments de +la littérature du moyen âge. Mais je ne tardai pas +à abandonner le projet de cette publication périodique. +Je pensai qu'il valait mieux publier chaque +ouvrage séparément, en volumes d'un format +commode, dignes de tous par leur exécution matérielle, +à la portée de tous par la modicité de +leur prix. Le plan de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i> +était trouvé, du moins quant à la partie matérielle. +Au point de vue littéraire, il fallait le compléter. +Il ne s'agissait plus exclusivement du +moyen âge: avec ma nouvelle combinaison, il +devenait possible d'étendre considérablement mon +cadre, et de reproduire une foule d'ouvrages postérieurs +au moyen âge, mais précieux pour l'étude +des moeurs, de la littérature et de l'histoire; de placer +dans un nouveau jour, au moyen de travaux +consciencieux, les chefs-d'oeuvre de notre littérature +classique.</p> + +<p>Je me mis immédiatement à l'oeuvre. En donnant +à ma collection le titre de <i>Bibliothèque elzevirienne</i>, +je m'imposais des obligations difficiles +à remplir. Les petits volumes sortis des presses +des Elzevier sont imprimés avec une perfection +qui fera toujours l'admiration des connaisseurs. +La netteté des caractères, l'élégance des ornements, +la qualité du papier, tout concourt à faire +de ces volumes des livres admirables. La typographie +a fait d'immenses progrès depuis deux +siècles sous le rapport des moyens d'exécution; +mais quant aux résultats, il n'en est pas de même. +Les plus beaux livres de notre époque sont imprimés +dans un format peu commode, sur du papier +très blanc, brillant, glacé, satiné, mais brûlé, +cassant et d'une qualité déplorable, avec des caractères +mal proportionnés et difficiles à lire. Rien +de tout cela ne pouvait me convenir. Je n'eus +pas grand'peine à trouver le format: c'est celui +des Elzevier un peu agrandi, avec cette différence +que la feuille est tirée in-16, ce qui donne +des volumes plus réguliers que l'in-12 des Elzevier. +Le papier, il fallut le faire fabriquer, car on +ne fait plus guère de papier de fil; le filigrane, +qui reproduit mon nom, prouve la destination de +celui que j'emploie. Quant aux caractères, je fis +faire des fontes de ceux qui me parurent les plus +convenables, en attendant qu'il me fût possible +d'employer ceux que je devais faire graver. Les +ornements furent copiés par M. Le Maire, un +graveur habile, sur ceux dont se servaient les Elzevier. +Les imprimeurs se prêtèrent à des modifications +qui assuraient la régularité du tirage. +Tout cela prit beaucoup de temps, et les neuf +premiers volumes de la <i>Bibliothèque elzevirienne</i> furent +mis en vente seulement au mois d'août 1853.</p> + +<p>Ma collection fut accueillie avec faveur. Le +public se chargea de prouver qu'elle répondait à +un besoin. La critique se montra d'une extrême +bienveillance. Bref, le succès de la <i>Bibliothèque +elzevirienne</i> fut assuré dès l'apparition des premiers +volumes, et depuis il ne s'est pas démenti.</p> + +<p>Je n'ai pas voulu jusqu'ici donner un catalogue +détaillé des ouvrages qui doivent composer +la <i>Bibliothèque elzevirienne</i>. Je craignais de fournir +des indications utiles à des concurrents peu +scrupuleux. C'est un fait malheureusement trop +connu que, lorsqu'une nouvelle combinaison de +librairie réussit, chacun se croit autorisé à marcher +dans la voie de l'inventeur. Mais, pour +moi, le danger s'amoindrit chaque jour: le nombre +des volumes déjà publiés et des volumes prêts +à paraître, le matériel dont je dispose, l'affection +des érudits qui veulent bien concourir à l'accroissement +de ma collection, et, enfin, la bienveillance +du public, tout tend à me rassurer contre +les résultats d'une concurrence déloyale. Aussi je +n'hésite plus à donner le plan de la <i>Bibliothèque +elzevirienne</i>, plan qui n'est pas absolument définitif, +mais qui, s'il n'annonce pas tous les volumes +que je dois publier, n'en comprend guère sur +lesquels il n'ait déjà été fait pour mon compte des +travaux préparatoires, et qui ne doivent voir le +jour dans un délai plus ou moins rapproché.<span class="rig">P. JANNET.</span></p> + +<br><br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/head02.png"></p> +<br><br> + +<h2> CATALOGUE<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a> +<a href="#footnote433"><sup class="sml">433</sup></a></h2> +<hr class="short"> + +<h3> THÉOLOGIE<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a> +<a href="#footnote434"><sup class="sml">434</sup></a></h3> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" +name="footnote433"><b>Note 433: </b></a><a href="#footnotetag433"> +(retour) </a> Les ouvrages déjà publiés sont désignés par un astérisque*. +Ceux dont le titre n'est pas précédé de ce signe +sont sous presse ou en préparation.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" +name="footnote434"><b>Note 434: </b></a><a href="#footnotetag434"> +(retour) </a> La partie religieuse de ce catalogue est encore fort +incomplète, mais elle ne tardera pas à recevoir d'assez grands +développements.</blockquote> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/L.png"></span><i>égendes en prose, du XIIIe siècle</i>, recueillies +et annotées par M. L. MOLAND. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Légendes en vers</i>, recueillies et annotées +par MM. CH. D'HÉRICAULT et L. Moland. +2 Vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>L'Internelle Consolation</i>, première version +françoise de l'Imitation de Jesus-Christ. Nouvelle +édition, publiée par MM. L. Moland +et Ch. d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Les Pensées de</i> Pascal. Edition de M. Prosper +Faugère. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Les Provinciales de</i> Pascal. Edition de M. Prosper +Faugère. 2 vol. 10 fr.</p> + +<h3> MORALE.</h3> + +<p><i>Les Essais de Michel de</i> Montaigne. +Edition revue et annotée par M. le +Dr J.-F. Payen. 4 vol. 20 fr.</p> + +<p><i>La Sagesse</i>, de Charron, 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Réflexions, Sentences et Maximes morales</i> de +La Rochefoucauld. Nouvelle édition, conforme +à celle de 1678, et à laquelle on a joint +les Annotations d'un contemporain sur chaque +maxime, les variantes des premières éditions +et des notes nouvelles, par G. Duplessis. +Préface par Sainte-Beuve. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +<i>Les Annotations d'un contemporain</i> sur les <i>Maximes</i> +de La Rochefoucauld ont été attribuées à Mme de La +Fayette. Elles paraissent ici pour la première fois. +Quelques unes seulement avaient été publiées par Aimé +Martin. +</blockquote> + +<p>* <i>Les Caractères</i> de Théophraste, traduits du +grec, avec les <i>Caractères ou les moeurs de ce +siècle</i>, par La Bruyère. Nouvelle édition, +collationnée sur les éditions données par l'auteur, +avec toutes les variantes, une lettre inédite +de La Bruyère et des notes littéraires et +historiques, par Adrien Destailleur. 2 volumes. 10 fr.</p> + +<blockquote> +Cette édition est le fruit de plusieurs années de travail. +M. Destailleur s'est attaché à reproduire toutes +les variantes des éditions données par l'auteur. Il a +indiqué avec soin les passages des moralistes anciens +et modernes qui se sont rencontrés avec La Bruyère. +Il a fait assez pour que M. S. de Sacy ait pu dire: +«Voilà enfin un La Bruyère auquel il ne manque rien.» +</blockquote> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Vauvenargues.</p> + +<p><i>Le livre du chevalier de la Tour Landry</i> pour +l'enseignement de ses filles; publié d'après +les manuscrits de Paris et de Londres, par M. +Anatole de Montaiglon, membre résidant +de la Société des Antiquaires de France. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Ce livre, oeuvre d'un gentilhomme du XIVe siècle, +contient de précieux renseignements sur les moeurs du +moyen âge. Les sentiments du chevalier sur l'éducation +des filles, déduits avec une naïveté, une liberté +d'expressions qui paraissent étranges aux lecteurs de +notre époque, sont appuyés du récit d'aventures empruntées +à la Bible, aux chroniques et aux souvenirs +personnels du chevalier de la Tour, récits souvent piquants +et toujours gracieux, qui assignent à son livre +une place distinguée parmi les oeuvres des conteurs +français. +</blockquote> +<hr class="short"> + +<h3> BEAUX-ARTS.</h3> + +<p class="lef">*<p> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/M.png"></span><i>emoires pour servir à l'Histoire de +l'Academie royale de peinture et de +sculpture</i>, depuis 1648 jusqu'en +1664, publiés pour la première fois, +d'après le manuscrit de la Bibliothèque Impériale, +par M. Anatole de Montaiglon, volumes. 8 fr.</p> + +<blockquote> +Epuisé. +</blockquote> + +<p>* <i>Le livre des peintres et graveurs</i>, par Michel +de Marolles, abbé de Villeloin. Nouvelle +édition, revue par M. Georges Duplessis. 1 +vol. 3 fr.</p> + +<blockquote> +Epuisé. +</blockquote> + +<h3> BELLES-LETTRES.</h3> + +<p class="mid"> I. LINGUISTIQUE.</p> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/R.png"></span><i><br><br>ecueil des Grammairiens français +du XVIe siècle,</i> avec introduction +et notes par M. Guessard. 3 volumes. 15 fr.</p> + +<h3> II. POÉSIE.</h3> + +<p class="mid"> 1. <i>Poétique.</i></p> + +<p><i>Recueil d'anciens traités de poétique française</i>, +avec introduction et notes par M. Servois. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p class="mid"> 2. <i>Poèmes chevaleresques.</i></p> + +<p>* <i>Gerard de Rossillon</i>, chanson de geste publiée +en provençal et en français, d'après les manuscrits +de Paris et de Londres, par M. Francisque-Michel. +1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Floire et Blanceflor</i>, poèmes du XIIIe siècle, +publiés d'après les manuscrits, avec une Introduction, +des Notes et un Glossaire, par +M. Edelestand du Méril. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dôle</i>, +en vers, du XIIIe siècle, publié pour la première +fois d'après le manuscrit unique du Vatican, +par M. Gustave Servois. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p class="mid"> 3. <i>Poésies de différents genres.</i></p> + +<p><i>Recueil général des Fabliaux et Contes</i> des poètes +françois, revus sur les manuscrits et annotés +par M. A. de Montaiglon.</p> + +<blockquote> +Ce Recueil formera quatre volumes à 5 fr. +</blockquote> + +<p>* <i>Le Dolopathos</i>, recueil de contes en vers, du +XIIe siècle, par Herbers, publié d'après les +manuscrits par MM. Ch. Brunet et A. de +Montaiglon. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Poésies du Roi de Navarre.</i> 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Marie de France.</i> 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Rutebeuf. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Le Roman de la Rose</i>, par Guillaume de Lorris +et Jean de Meung. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de</i> +Lescurel, poète françois du XIVe siècle, +publiés d'après le manuscrit unique par M. A. +de Montaiglon. 1 vol. 2 fr.</p> + +<blockquote> +Dans sa préface, l'éditeur s'est attaché à faire ressortir +l'importance de ces poésies, d'ailleurs très remarquables, +comme spécimen de la langue du XIVe siècle, +«langue plus claire, plus intelligible, plus voisine +de notre langue actuelle que celle de bien des oeuvres +postérieures». +</blockquote> + +<p><i>Poésies de Jean</i> Froissart. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Christine</i> de Pisan. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies d'Eustache</i> Deschamps. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies d'Alain</i> Chartier. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Charles</i> d'Orléans. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p> <i>OEuvres complètes de</i> François Villon. Nouvelle +édition, revue, corrigée et mise en ordre, +avec des notes historiques et littéraires, par +P. L.-Jacob, bibliophile, 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe +siècles</i>, morales, facétieuses, historiques, réunies +et annotées par M. A. de Montaiglon. +Tomes I à V. Chaque volume: 5 fr.</p> + +<blockquote> +Dans ce recueil figureront les pièces anonymes piquantes +et devenues rares, les oeuvres de poètes qui +n'ont laissé que peu de vers, les pièces les plus remarquables +d'écrivains féconds, mais qu'on ne peut +réimprimer en entier. +</blockquote> + +<p>Le premier volume contient:</p> + +<p>1. Le Debat de l'homme et de la femme (par frère Guillaume +Alexis).</p> + +<p>2. Le Monologue des Nouveaulx Sotz de la joyeuse +Bende.</p> + +<p>3. Les Tenèbres de Mariage.</p> + +<p>4. Les Ditz de maistre Aliborum, qui de tout se mesle.</p> + +<p>5. S'ensuit le mistère de la saincte Lerme, comment elle +fut apportée de Constantinople à Vendosme.</p> + +<p>6. Les Regretz de messire Barthelemy d'Alvienne, et la +Chançon de la defense des Venitiens.</p> + +<p>7. La Patenostre des Verollez.</p> + +<p>8. Varlet à louer à tout faire (par Christophe de Bordeaux, +Parisien).</p> + +<p>9. Chambrière à louer à tout faire (par le même).</p> + +<p>10. S'ensuyvent les Regretz et Complainte de Nicolas +Clereau, avec la mort d'iceluy (par Gilles Corrozet).</p> + +<p>11. Dyalogue d'ung Tavernier et d'un Pyon, en françoys +et en latin.</p> + +<p>12. Le Pater noster des Angloys.</p> + +<p>13. Le Doctrinal des nouveaux mariés.</p> + +<p>14. La piteuse desolation du monastère des Cordeliers de +Maulx, mis à feu et bruslé.</p> + +<p>15. Discours joyeux des Friponniers et Friponnières, +ensemble la Confrairie desdits Friponniers et les Pardons +de ladite Confrairie.</p> + +<p>16. La vraye medecine qui guarit de tous maux et de +plusieurs autres.</p> + +<p>17. La medecine de maistre Grimache, avec plusieurs +receptes et remèdes contre plusieurs et diverses maladies, +toutes vrayes et approuvées.</p> + +<p>18. La grande et triumphante monstre et bastillon de six +mille Picardz, faicte à Amiens, à l'honneur et louenge de +nostre sire le Roy, le XX juing mil cinq cens XXXV.</p> + +<p>19. La Replicque des Normands contre la Chanson des +Picardz.</p> + +<p>20. Les Contenances de table.</p> + +<p>21. Le Testament de Martin Leuther.</p> + +<p>22. Sermon joyeulx de la vie Saint Ongnon, comment +Nabuzardan, le maistre cuisinier, le fit martirer, avec les +miracles qu'il faict chacun jour.</p> + +<p>23. Les Commandements de Dieu et du Dyable.</p> + +<p>24. La Complaincte du nouveau marié, avec le Dit de +chascun, lequel marié se complainct des extenciles qui +luy fault avoir à son mesnaige, et est en manière de chanson, +avec la Loyauté des hommes.</p> + +<p>25. De la Nativité de Monseigneur le Duc, filz premier +de Monseigneur le Dauphin.</p> + +<p>26. Sermon joyeulx d'un Ramonneur de cheminées.</p> + +<p>27. Eglogue sur le retour de Bacchus, en laquelle sont +introduits deux vignerons, assavoir: Colinot de Beaulne et +Jaquinot d'Orleans, composé par Calvi de la Fontaine.</p> + +<p>28. Les Ditz des bestes et aussy des oiseaulx.</p> + +<p>29. La legende et description du Bonnet carré, avec les +proprietez, composition et vertus d'icelluy.</p> + +<p>30. Le Discours du trespas de Vert Janet.</p> + +<p>31. Le Blason des Basquines et Vertugalles.</p> + +<p>32. Les Souhaitz du monde.</p> + +<p>Le second volume contient:</p> + +<p>33. Sermon nouveau et fort joyeulx auquel est contenu +tous les maulx que l'homme a en mariage. Nouvellement +composé à Paris.</p> + +<p>34. Le Doctrinal des filles à marier.</p> + +<p>35. Nuptiaux virelays du mariage du roy d'Escosse et de +madame Magdeleine, première fille de France, ensemble +une ballade de l'apparition des trois deesses, avec le Blazon +de la cosse en laquelle a tousjours germiné la belle +fleur de lys. Faict par Jean Leblond, sieur de Branville.</p> + +<p>36. La Loyaulté des femmes, avec les Neuf preux de gourmandise +et aussi une bonne recepte pour guerir les yvrongnes.</p> + +<p>37. Les moyens d'eviter merencolie, soy conduire et enrichir +en tous estatz par l'ordonnance de Raison, composé +nouvellement par Dadouville.</p> + +<p>38. Le Courroux de la Mort contre les Angloys, donnant +proesse et couraige aux François.</p> + +<p>39. La Pronostication des anciens laboureurs.</p> + +<p>40. Les sept marchans de Naples, c'est assavoir: l'adventurier, +le religieux, l'escolier, l'aveugle, le villageois, +le marchant et le bragart.</p> + +<p>41. S'ensuit le Sermon fort joyeux de saint Raisin.</p> + +<p>42. La Complainte de Nostre-Dame, tenant son chier filz +entre ses bras, descendu de la croix.</p> + +<p>43. Les droits nouveaulx establis sur les femmes.</p> + +<p>44. S'ensuyt le Doctrinal des bons serviteurs.</p> + +<p>45. S'ensuyt ung Sermon fort joyeulx pour l'entrée de +table.</p> + +<p>46. La Complaincte de Monsieur le Cul contre les inventeurs +des vertugalles.</p> + +<p>47. La Prinse de Pavie par Monsieur d'Anguien, accompaigné +du duc d'Urbin et plusieurs capitaines envoyez par +le Pape.</p> + +<p>48. La Boutique des usuriers, avec le recouvrement et +abondance des vins, composé par M. Claude Mermet, notaire +de Sainct-Rambert en Savoye, 1574.</p> + +<p>49. Bigorne qui mange tous les hommes qui font le commandement +de leurs femmes. +--Note sur Bigorne et sur Chicheface.</p> + +<p>50. La Remembrance de la Mort.</p> + +<p>51. Le Blason des barbes de maintenant, chose très +joyeuse et recreative.</p> + +<p>52. La Reformation des tavernes et destruction de Gormandise, +en forme de dialogue.</p> + +<p>53. La Plaincte du Commun contre les boulengers et ces +brouillons taverniers ou cabaretiers et autres, avec la Desesperance +des usuriers.</p> + +<p>54. La Doctrine du père au fils.</p> + +<p>55. Monologue nouveau et fort joyeulx de la Chambrière +desproveue du mal d'amours.</p> + +<p>56. La Folye des Angloys, composée par Me L. D.</p> + +<p>57. Apologie des Chambrières qui ont perdu leur mariage +à la blancque.</p> + +<p>58. L'Heur et guain d'une Chambrière qui a mis son mariage +à la blanque pour soy marier, repliquant à celles qui +y ont le leur perdu.</p> + +<p>59. Le Banquet des chambrières fait aux Estuves le jeudy +gras, 1541.</p> + +<p>60. Prosa cleri parisiensis ad ducem de Mena, post cædem +regis Henrici III.--Prose du clergé de Paris addressée +au duc de Mayne après le meurtre du roy Henry III. +traduite en françois par Pierre Pighenat, curé de Saint-Nicollas-des-Champs, +1589.</p> + +<p>61. Le Debat de la Vigne et du Laboureur.</p> + +<p>62. La Vie de saint Harenc, glorieux martir, et comment +il fut pesché en la mer et porté à Dieppe.</p> + +<p>Le tome III contient:</p> + +<p>63. Sermon joyeulx d'ung fiancé qui emprunte ung pain +sur la fournée à rabattre sur le temps advenir.</p> + +<p>64. Le monologue des sots joyeulx de la nouvelle bande, +la declaration du preparatif de leur festin, mis en lumière +par le seigneur du Rouge et Noir, adressant à tous joyeux +sotz et aultres.</p> + +<p>65. Epistre envoyée par feu Henry, roy d'Angleterre, à +Henry, son fils, huytiesme de ce nom, à presant regnant +audict royaulme (1512).</p> + +<p>66. Le danger de se marier, par lequel on peut cognoistre +les perils qui en peuvent advenir, tesmoins ceux qui ont +esté les premiers trompez.</p> + +<p>67. Le grant testament de Taste-Vin, roy des pions.</p> + +<p>68. Le debat et procès de Nature et de Jeunesse, à deux +personnages, c'est assavoir Jeunesse, Nature. Avec les +joyeulx commandemens de la table et plusieurs nouveaulx +ditiés.</p> + +<p>69. Les Omonimes, satire des moeurs corrompues de ce siècle, +par Antoine du Verdier, homme d'armes de la compagnie +de monsieur le seneschal de Lyon (1572).</p> + +<p>70. L'art de rhetorique pour rimer en plusieurs sortes +de rimes.</p> + +<p>71. La resolution de Ny Trop Tost Ny Trop Tard Marié.</p> + +<p>72. Les souhaitz des hommes.</p> + +<p>73. Les souhaitz des femmes.</p> + +<p>74. La voye de paradis, avec aucunes louanges de Nostre-Dame.</p> + +<p>76. Le jaloux qui bat sa femme.</p> + +<p>76. Les secrets et loix de mariage, par Jehan Divry.</p> + +<p>77. Le songe doré de la Pucelle.</p> + +<p>78. Les presomptions des femmes mondaines.</p> + +<p>79. La deploration des trois Estatz de France sur l'entreprise +des Anglois et Suisses, par Pierre Vachot (1513).</p> + +<p>80. Sermon joyeux de la patience des femmes obstinées +contre leurs marys, fort joyeux et recreatif à toutes gens.</p> + +<p>81. L'epistre du Chevalier gris à la très noble et très superillustre +princesse et très sacrée vierge Marie, fille et +mère du très grant et très souverain monarche universel +Jesus de Nazareth.</p> + +<p>82. Deploration et complaincte de la mère Cardine de Paris, +cy-devant gouvernante du Huleu, sur l'abolition d'iceluy.</p> + +<p>83. L'Enfer de la mère Cardine.</p> + +<p>Le tome IV contient:</p> + +<p>84. La complainte douloureuse du Nouveau Marié.</p> + +<p>85. La fontaine d'Amours et sa description. Nouvellement +imprimé.</p> + +<p>86. La singerie des huguenots, marmots et guenons de +la nouvelle derrision Theodobezienne, contenant leurs arrests +et sentences par jugement de raison naturelle. Composée +par Me Artus Desiré (1574).</p> + +<p>87. La doctrine des princes et des servans en court.</p> + +<p>88. Pronostication generalle pour quatre cens quatre +vingt-dix-neuf ans, calculée sur Paris et autres lieux de +mesme longitude. Imprimée nouvellement à Paris, mille +cinq cens soixante et un.</p> + +<p>89. L'Aigle qui a fait la poule devant le Coq à Landrecy. +Imprimé à Lyon, chez le Prince, près Nostre-Dame de +Confort (par Claude Chapuis, 1543).</p> + +<p>90. La deffaicte des faulx monnoyeurs, par Dadonville.</p> + +<p>91. Les estrennes des filles de Paris, par Jean Divry.</p> + +<p>92. Le sermon de l'Endouille.</p> + +<p>93. La deploration de la cité de Genefve sur le faict des +heretiques qui l'ont tiranniquement opprimée.</p> + +<p>94. Le debat du Vin et de l'Eau (par Pierre Jamec).</p> + +<p>95. La venue et resurrection de Bon-Temps, avec le +bannissement de Chière-Saison. A Lyon, par Grand Jean +Pierre, près Nostre Dame de Confort.</p> + +<p>96. Les moyens très utiles et necessaires pour rendre le +monde paisible et faire revenir le Bon-Temps.</p> + +<p>97. Le debat de la Dame et de l'Escuyer (par maître +Henri Baude).</p> + +<p>98. Epistre envoiée de Paradis au très chrestien roy de +France François premier du nom, de par les empereurs +Pepin et Charlemagne, ses magnifiques predecesseurs, et +presentée audit seigneur par le Chevallier Transfiguré, +porteur d'icelle (1515).</p> + +<p>99. Le testament d'un amoureux qui mourut par amour. +Ensemble son epitaphe, composé nouvellement.</p> + +<p>100. Le <i>De profundis</i> des amoureux.</p> + +<p>101. La fuitte des Bourguignons devant la ville de Bourg +en Bresse, le quinziesme d'octobre mil cinq cens cinquante +sept, regnant Henry roy de France, second du nom +(1557).</p> + +<p>102. Le triomphe de très haulte et puissante dame Verolle, +royne du Puy d'Amours, nouvellement composé par +l'inventeur des menus plaisirs honnestes. Lyon, François +Juste, 1539.</p> + +<p>103. Le pourpoinct fermant à boutons.</p> + +<p>104. Description de la prinse de Calais et de Guynes, +composée par forme et stile de procès par M. G. de M... A +Paris, chez Barbe Regnault.</p> + +<p>105. Hymne à la louange de Monseigneur le duc de +Guyse, par Jean de Amelin. A Paris, en la boutique de +Federic Morel, 1558.</p> + +<p>106. Epitaphe de la ville de Calais, faicte par Anthoine +Fauquel, natif de la ville d'Amiens, plus une chanson sur la +prinse dudict Calais (par Jacques Pierre, dit Château-Gaillard). +A Paris, par Jean Caveiller, 1558.</p> + +<p>107. Le discours du testament de la prinse de la ville de +Guynes, composé par maistre Anthoine Fauquel, prebstre, +natif de la ville et cité d'Amiens. A Paris, à l'imprimerie +d'Olivier de Harsy, 1558.</p> + +<p>108. Ballade sur la mode des haulx bonnets.</p> + +<p>Le tome V contient:</p> + +<p>109. Le Debat de la Demoiselle et de la Bourgoise, +nouvellement imprimé à Paris, très bon et joïeulx.</p> + +<p>110. La Complainte de France. Imprimé nouvellement. +1568.</p> + +<p>111. Ode sacrée de l'Eglise françoyse sur les misères de +ces troubles huictiesmes depuis vingt-cinq ans en ça. Imprimée +nouvellement. 1586.</p> + +<p>112. Les trois Mors et les trois Vifz, avec la Complaincte +de la Damoyselle.</p> + +<p>113. Le Caquet des bonnes Chamberières, declairant +aulcunes finesses dont elles usent envers leurs maistres et +maistresses. Imprimé par le commandement de leur secretaire +maistre Pierre Babillet, avec la manière pour connoistre +de quel boys se chauffe Amour.</p> + +<p>114. La presentation de mes seigneurs les Enfants de +France, faicte par très haulte princesse madame Alienor, +royne de France, avec l'accomplissement de la paix et +proufitz de mariage. Avec privilége (1530).</p> + +<p>115. La Complainte du commun peuple à l'encontre +des boulangers qui font du petit pain et des taverniers +qui brouillent le bon vin, lesquelz seront damnez au grant +diable s'ilz ne s'amendent. Avec la louange de tous ceux +qui vivent bien et la chanson des brouilleurs de vin. A +Paris, pour Nicolas le Heudier, rue Saint Jacques, près le +collége de Marmontier.</p> + +<p>116. Le Dict des pays, avec les Conditions des femmes +et plusieurs autres belles balades.</p> + +<p>117. La Complainte de Venise (1508).</p> + +<p>118. L'Amant despourveu de son esperit, escripvant à +sa mye, voulant parler le courtisan, avec la reponse de la +dame. On les vend à Paris en la rue Neufve Notre-Dame, +à l'ansaigne Sainct Nicolas.</p> + +<p>119. Le grand regret et complainte du preux et vaillant +capitaine Ragot, très scientifique en l'art de parfaicte +belistrerie (avec une note historique de l'éditeur sur Ragot).</p> + +<p>120. Le testament de Jehan Ragot.</p> + +<p>121. Dialogue plaisant et recreatif entremeslé de plusieurs +discours plaisans et facetieux en forme de coq à +l'asne.</p> + +<p>122. Le rousier des Dames, sive le Pelerin d'amours, +nouvellement composé par Messire Bertrand Desmarins de +Masan.</p> + +<p>123. Les Ditz et ventes d'amours.</p> + +<p>124. La Prognostication des prognostications, non seulement +de ceste presente année M.D.XXXVII, mais aussi +des aultres à venir, voire de toutes celles qui sont passées, +composée par maistre Sarcomoros, natif de Tartarie, et +secretaire du très illustre et très puissant roy de Cathai, +serf de vertus. M.D.XXXVII.</p> + +<p>125. Deploration sur le trespas de très noble princesse +Madame Magdelaine de France, royne d'Escoce. Au Palais, +par Gilles Corrozet et Jehan André, libraires. Avec privilége +(1537).</p> + +<p>126. La Deploration de Robin (1556).</p> + +<p>127. Le debat de deux Damoyselles, l'une nommée la +Noire et l'autre la Tannée.</p> + +<p>128. La grant malice des Femmes.</p> + +<p>129. Les Merveilles du monde selon le temps qui court, +une ballade Francisque, et une aultre ballade de l'esperance +des Hennoyers.</p> + +<p>Le tome VI est sous presse.</p> + +<p><i>OEuvres de Jehan</i> Regnier. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Le Livre de Matheolus et le Rebours de Matheolus</i>. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p>Poésies de Martial de Paris <i>dit</i> d'Auvergne. +1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres de Guillaume</i> Coquillart, revues et +annotées par M. Charles d'Héricault. 2 volumes. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Guillaume</i> Cretin, 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de Pierre</i> Gringore, avec +des notes par MM. Anatole de Montaiglon +et Charles d'Héricault. 4 vol. 20 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Roger de Collerye. +Edition revue et annotée par M. Charles +d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Poésies de Bonaventure</i> des Periers, suivies +du <i>Cymbalum mundi</i>, revues sur les éditions +originales et annotées par M. Louis Lacour, +1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voyez Page 35 de Ce Catalogue. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres de Clément</i> Marot, de Jean Marot et +de Michel Marot, avec variantes et notes par +M. Georges Guiffrey. 4 vol. 20 fr.</p> + +<p><i>Poesies d'Etienne</i> Dolet. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Marguerite D'Angoulême, +reine de Navarre. 2 vol. 10 fr.</p> + +<blockquote> +Voy. page 35 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p><i>Poésies de</i> François Ier. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de Jacques</i> Tahureau. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de</i> Mellin de Saint-Gelais, avec un +commentaire inédit de Bernard de la Monnoye. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de Joachim</i> du Bellay, revues et annotées + par M. J. Boulmier. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies d'Olivier</i> de Magny. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de Louise</i> Labé. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Jacques</i> Grevin. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Jacques</i> Pelletier, du Mans. 2 volumes. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies de Remy</i> Belleau. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies d'Amadis</i> Jamyn. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Ronsard, avec variantes +et notes par M. Prosper Blanchemain. Chaque +volume. 5 fr.</p> + +<blockquote> +L'édition formera six volumes à 5 fr. Les tomes I et +II sont en vente. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres de J.A.</i> de Baïf. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de Philippe</i> Desportes. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>OEuvres de Vauquelin de la Fresnaye. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de</i> Bertaut. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres de Mathurin</i> Regnier, avec les commentaires +revus et corrigés, précédées de l'Histoire +de la Satire en France, pour servir de +discours préliminaire, par M. Viollet le +Duc. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Le travail de M. Viollet Le Duc, publié pour la première +fois en 1822, a été revu et modifié par lui pour +la nouvelle édition. <i>L'Histoire de la satire</i> a reçu des +additions. +</blockquote> + +<p>* <i>Les Tragiques</i>, de Théodore-Agrippa d'Aubigné. +Edition annotée par M. Ludovic Lalanne. +1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Théophile, revues et +annotées par M. Alleaume. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Malherbe. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de</i> Maynard. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Poésies de</i> Sarazin. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Saint-Amant, revues et +annotées par Ch. L. Livet. 2 vol. 10 fr.</p> + +<blockquote> +Cette édition est le résultat d'un travail de plusieurs +années. M. Livet a réuni dans ces deux volumes tous +les ouvrages de Saint-Amant, imprimés et inédits. +De nombreuses notes expliquent les allusions, éclaircissent +les passages difficiles, et font connaître les +nombreux personnages nommés dans ces oeuvres. +</blockquote> + +<p><i>Poésies de maître Adam</i> Billaut. 2 vol. 10 fr</p> + +<p>* <i>OEuvres complètes de</i> Racan, revues et annotées +par M. Tenant de Latour. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Poésies du chevalier de</i> Cailly. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Extrait abrégé des vieux Memoriaux de l'abbaye +de Saint-Aubin-des-Boys, en Bretagne.</i> +1 vol. 2 fr.</p> + +<blockquote> +Epuisé. +</blockquote> + +<p>* <i>OEuvres de</i> Chapelle <i>et de</i> Bachaumont. +Nouvelle édition, revue et corrigée sur les meilleurs +textes, notamment sur l'édition de 1732, +précédée d'une notice par M. Tenant De +Latour. 1 vol. 4 fr.</p> + +<p><i>Poésies de</i> Furetière. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>OEuvres de</i> Segrais. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p> <i>OEuvres complètes de</i> La Fontaine, revues et +annotées par M. Marty-Laveaux. Tome II +(Contes et nouvelles). 5 fr.</p> + +<blockquote> +L'édition formera quatre volumes. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres de</i> Boileau, commentées par les collaborateurs +de la <i>Bibliothèque Elzevirienne</i>.</p> + +<p>* <i>OEuvres choisies de</i> Senecé, revues sur les diverses +éditions et sur les manuscrits originaux, +par M. E. Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>OEuvres posthumes de</i> Senecé, publiées d'après +les manuscrits autographes, par M. Emile +Chasles et P. A. Cap. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>La Fleur des Chansons</i>, d'après les livres manuscrits +et imprimés.</p> + +<p><i>Recueil des Noels</i> composés dans les divers idiomes +de la France, par M. Albert de la Fizelière. +3 vol. 15 fr.</p> + +<h3> III. THÉATRE.</h3> + +<p><i>Recueil de pièces relatives à l'histoire du théâtre +en France</i>, 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Ancien théâtre françois</i>, ou Collection des ouvrages +dramatiques les plus remarquables depuis +les mystères jusqu'à Corneille, publié avec +des notices et éclaircissements. 10 volumes. +Chaque vol. 5 fr.</p> + +<p>Les trois premiers volumes sont la reproduction d'un +recueil unique, conservé au Musée Britannique, à Londres, +contenant 64 pièces, dont voici les titres:</p> + +<p class="mid">Tome I.</p> + +<p>1. Le Conseil du Nouveau marié, à deux personnages, +c'est assavoir: le Mary et le Docteur.</p> + +<p>2. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Nouveau +marié qui ne peult fournir à l'appoinctement de sa femme, +à quatre personnages, c'est assavoir: le Nouveau Marié, la +Femme, la Mère et le Père.</p> + +<p>3. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de l'Obstination +des femmes, à deux personnaiges, c'est assavoir: le +Mari et la Femme.</p> + +<p>4. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, du Cuvier, +à troys personnages, c'est assavoir: Jaquinot, sa Femme et +la Mère de sa femme.</p> + +<p>5. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys +personnages, c'est assavoir: Jolyet, la Femme et le Père.</p> + +<p>6. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, des Femmes qui +font refondre leurs maris, c'est assavoir: Thibault, Collart, +Jennette, Pernette et le Fondeur.</p> + +<p>7. Farce nouvelle et fort joyeuse du Pect, à quatre personnages, +c'est assavoir: Hubert, la Femme, le Juge et le +Procureur.</p> + +<p>8. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, des Femmes +qui demandent les arrerages de leurs maris, et les font obliger +par <i>nisi</i>, à cinq personnages, c'est assavoir: le Mary, +la Dame, la Chambrière et le Voysin.</p> + +<p>9. Farce nouvelle d'ung Mary jaloux qui veult esprouver +sa femme, à quatre personnages, c'est assavoir: Colinet, la +Tante, le Mary et sa Femme.</p> + +<p>10. Farce moralisée, à quatre personnaiges, c'est assavoir: +deux Hommes et leurs deux Femmes, dont l'une a +malle teste et l'autre est tendre du cul.</p> + +<p>11. Farce nouvelle et fort joyeuse, à quatre personnages, +c'est assavoir: le Mary, la Femme, le Badin qui se loue et +l'Amoureux.</p> + +<p>12. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Pernet +qui va au vin, à troys personnaiges, c'est assavoir: Pernet, +sa Femme et l'Amoureux.</p> + +<p>13. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, d'un +Amoureux, à quatre personnages, c'est assavoir: l'Homme, +la Femme, l'Amoureux et le Médecin.</p> + +<p>14. Colin qui loue et despite Dieu, en ung moment à +cause de sa femme, à troys personnages, c'est assavoir: +Colin, sa Femme et l'Amant.</p> + +<p>15. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à quatre +personnaiges, c'est assavoir: le Gentilhomme, Lison, Naudet, +la Damoyselle.</p> + +<p>16. Farce nouvelle à troys personnages, c'est assavoir: +le Badin, la Femme et la Chambrière.</p> + +<p>17. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jeninot +qui fist un roy de son chat, par faulte d'autre compagnon, +en criant: Le roy boit! et monta sur sa maistresse +pour la mener à la messe, à troys personnaiges, c'est assavoir: +le Mary, la Femme et Jeninot.</p> + +<p>18. Farce nouvelle de frère Guillebert, très bonne et fort +joyeuse, à quatre personnages, c'est assavoir: Frère Guillebert, +l'Homme vieil, sa Femme jeune, la Commère.</p> + +<p>19. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Guillerme +qui mangea les figues du curé, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: le Curé, Guillerme, le Voysin et sa +Femme.</p> + +<p>20. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de Jenin +filz de rien, à quatre personnaiges, c'est assavoir: la Mère +et Jenin, son fils, le Prestre et ung Devin.</p> + +<p>21. La Confession Margot, à deux personnaiges, c'est +assavoir: le Curé et Margot.</p> + +<p>22. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, de George +le Veau, à quatre personnaiges, c'est assavoir: George le +Veau, sa Femme, le Curé et son Clerc.</p> + +<p class="mid">TOME II.</p> + +<p>23. Sermon joyeux de bien boire, à deux personnaiges, +c'est assavoir: le Prescheur et le Cuysinier.</p> + +<p>24. Farce nouvelle, très bonne et très joyeuse, de la Résurrection +de Jenin-Landore, à quatre personnaiges, c'est +assavoir: Jenin, sa Femme, le Curé et le Clerc.</p> + +<p>25. Farce nouvelle, fort joyeuse, du Pont aux Asgnes, à +quatre personnages, c'est assavoir: Le Mary, la Femme, +Messire <i>Domine de</i> et le Boscheron.</p> + +<p>26. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys +personnages, d'un Pardonneur, d'un Triacleur et d'une Tavernière, +c'est assavoir: le Triacleur, le Pardonneur et la +Tavernière.</p> + +<p>27. Farce nouvelle du Pasté et de la Tarte, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: deux Coquins, le Paticier et sa +Femme.</p> + +<p>28. Farce nouvelle de Mahuet, badin, natif de Baignolet, +qui va à Paris au marché pour vendre ses oeufz et sa cresme, +et ne les veult donner sinon au pris du marché, et est +à quatre personnages, c'est assavoir: Mahuet, sa Mère, +Gaultier et la Femme.</p> + +<p>29. Farce nouvelle et fort joyeuse des Femmes qui font +escurer leurs chaulderons et deffendent que on ne mette la +pièce auprès du trou, à troys personnages, c'est assavoir: +la première Femme, la seconde et le Maignen.</p> + +<p>30. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys +personnages, d'un Chauldronnier, c'est assavoir: l'Homme, +la Femme et le Chauldronnier.</p> + +<p>31. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois personnaiges, +c'est assavoir: le Chauldronnier, le Savetier et +le Tavernier.</p> + +<p>32. Farce joyeuse, très bonne et recreative pour rire, du +Savetier, à troys personnaiges, c'est assavoir: Audin, savetier; +Audette, sa Femme, et le Curé.</p> + +<p>33. Farce nouvelle d'ung Savetier nommé Calbain, fort +joyeuse, lequel se maria à une savetière, à troys personnaiges, +c'est assavoir: Calbain, la Femme et le Galland.</p> + +<p>34. Farce nouvelle, à quatre personnaiges, c'est assavoir: +le Cousturier, Esopet, le Gentilhomme et la Chambrière.</p> + +<p>35. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à trois +personnaiges, c'est assavoir: Maistre Mimin le Gouteux, +son varlet Richard le Pelé, sourd, et le Chaussetier.</p> + +<p>36. Farce nouvelle d'ung Ramoneur de cheminées, fort +joyeuse, à quatre personnaiges, c'est assavoir: le Ramoneur, +le Varlet, la Femme et la Voysine.</p> + +<p class="lef">37.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Sermon joyeux et de grande value</p> +<p> A tous les foulx qui sont dessoubz la nue,</p> +<p> Pour leur monstrer à saiges devenir,</p> +<p> Moyennant ce que, le temps advenir,</p> +<p> Tous sotz tiendront mon conseil et doctrine,</p> +<p> Puis congnoistront clerement, sans urine,</p> +<p> Que le monde pour sages les tiendra</p> +<p> Quand ils auront de quoy: notez cela.</p> +</div></div> + +<p>38. Sottie nouvelle, à six personnaiges, c'est assavoir: +le Roy des Sotz, Triboulet, Mitouflet, Sottinet, Coquibus, +Guippelin.</p> + +<p>39. Sottie nouvelle, à cinq personnages, des Trompeurs, +c'est assavoir: Sottie, Teste Verte, Fine Mine, Chascun et +le Temps.</p> + +<p>40. Farce nouvelle, très bonne, de Folle Bobance, à +quatre personnaiges, c'est assavoir: Folle Bobance, le +premier Fol, gentilhomme; le second Fol, marchant, et le +tiers Fol, laboureux.</p> + +<p>41. Farce joyeuse, très bonne, à deux personnaiges, +du Gaudisseur qui se vante de ses faictz, et ung Sot qui +lui respond au contraire, c'est assavoir: le Gaudisseur et +le Sot.</p> + +<p>42. Farce nouvelle, très bonne et fort recreative pour +rire, des cris de Paris, à troys personnaiges, c'est assavoir: +le premier Gallant, le second Gallant et le Sot.</p> + +<p>43. Farce nouvelle du Franc Archier de Baignolet.</p> + +<p>44. Farce joyeuse de Maistre Mimin, à six personnaiges, +c'est assavoir: le Maistre d'escolle; Maistre Mimin, estudiant; +Raulet, son père; Lubine, sa mère; Raoul Machue, +et la Bru Maistre Mimin.</p> + +<p>45. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys +personnaiges, de Pernet qui va à l'escolle, c'est assavoir: +Pernet, la Mère, le Maistre.</p> + +<p>46. Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, à troys +personnaiges, c'est assavoir: la Mère, le Filz et l'Examinateur.</p> + +<p>47. Farce nouvelle de Colin, filz de Thevot le Maire, +qui vient de Naples et amène ung Turc prisonnier, à quatre +personnaiges, c'est assavoir: Thevot le Mère, Colin son +filz, la Femme, le Pelerin.</p> + +<p>48. Farce nouvelle, à trois personnaiges, c'est assavoir: +Tout Mesnaige, Besogne faicte, la Chamberière qui est malade +de plusieurs maladies, comme vous verrez ci dedans, +et le Fol qui faict du médecin pour la guarir.</p> + +<p>49. Le Debat de la Nourrice et de la Chamberière, à +troys personnaiges, c'est assavoir: la Nourrisse, la Chamberière, +Johannes.</p> + +<p>50. Farce nouvelle des Chamberières qui vont à la messe +de cinq heures pour avoir de l'eaue beniste, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: Domine Johannes, Troussetaqueue, +la Nourrice et Saupiquet.</p> + +<p class="mid">TOME III.</p> + +<p>51. Moralité nouvelle des Enfans de Maintenant, qui +sont des escoliers de Jabien, qui leur monstre à jouer aux +cartes et aux dez et entretenir Luxures, dont l'ung vient à +Honte, et de Honte à Desespoir, et de Desespoir au gibet +de Perdition, et l'aultre se convertist à bien faire. Et est à +treize personnages, c'est assavoir: le Fol, Maintenant, +Mignotte, Bon Advis, Instruction, Finet, premier enfant; +Malduict, second enfant; Discipline, Jabien, Luxure, +Honte, Desespoir, Perdition.</p> + +<p>/* +52. Moralité nouvelle, contenant + Comment Envie, au temps de Maintenant, + Fait que les Frères que Bon Amour assemble + Sont ennemys et ont discord ensemble, + Dont les parens souffrent maint desplaisir, + Au lieu d'avoir de leurs enfans plaisir. + Mais à la fin Remort de conscience, + Vueillant user de son art et science, + Les fait renger en paix et union + Et tout leur temps vivre en communion. +*/</p> + +<p>A neuf personnaiges, c'est assavoir: le Preco, le Père, +la Mère, le premier Filz, le second Filz, le tiers Filz, +Amour fraternel, Envie, et Remort de conscience.</p> + +<p>53. Moralité nouvelle d'ung Empereur qui tua son +nepveu qui avoit prins une fille à force; et comment, ledict +Empereur estant au lict de la mort, la sainte Hostie luy fut +apportée miraculeusement. Et est à dix personnaiges, c'est +assavoir: l'Empereur, le Chappelain, le Duc, le Conte, le +Nepveu de l'Empereur, l'Escuyer, Bertaut et Guillot, serviteurs +du Nepveu; la Fille violée, la Mère de la Fille, avec +la sainte Hostie qui se présenta à l'Empereur.</p> + +<p>54. Moralité ou histoire rommaine d'une Femme qui avoit +voulu trahir la cité de Romme, et comment sa Fille la nourrit +six sepmaines de son lait en prison, à cinq personnaiges, +c'est assavoir: Oracius, Valerius, le Sergent, la Mère et la +Fille.</p> + +<p>55. Farce nouvelle, fort joyeuse et morale, à quatre personnaiges, +c'est assavoir: Bien Mondain, Honneur spirituel, +Pouvoir Temporel et la Femme.</p> + +<p>56. Farce nouvelle, très bonne, morale et fort joyeuse, +à troys personnaiges, c'est assavoir: Tout, Rien et Chascun.</p> + +<p>57. Bergerie nouvelle, fort joyeuse et morale, de Mieulx +que devant, à quatre personnaiges, c'est assavoir: Mieulx +que devant, Plats Pays, Peuple pensif et la Bergière.</p> + +<p>58. Farce nouvelle moralisée des Gens Nouveaulx qui +mangent le monde et le logent de mal en pire, à quatre +personnaiges, c'est assavoir: le premier Nouveau, le second +Nouveau, le tiers Nouveau et le Monde.</p> + +<p>59. Farce nouvelle, à cinq personnaiges, c'est assavoir: +Marchandise et Mestier, Pou d'Acquest, le Temps qui +court et Grosse Despense.</p> + +<p>60. La vie et l'histoire du Maulvais Riche, à traize personnaiges, +c'est assavoir: le Maulvais Riche, la Femme du +Maulvais Riche, le Ladre, le Prescheur, Trotemenu, Tripet, +cuisinier; Dieu le Père, Raphaël, Abraham, Lucifer, Sathan, +Rahouart, Agrappart.</p> + +<p>61. Farce nouvelle des Cinq Sens de l'Homme, moralisée +et fort joyeuse pour rire et recréative, et est à sept +personnaiges, c'est assavoir: l'Homme, la Bouche, les +Mains, les Yeulx, les Piedz, l'Ouye et le Cul.</p> + +<p>62. Débat du Corps et de l'Ame.</p> + +<p>63. Moralité nouvelle, très bonne et très excellente, de +Charité, ou est demontré les maulx qui viennent aujourd'huy +au Monde par faulte de Charité, à douze personnaiges: le +Monde, Charité, Jeunesse, Vieillesse, Tricherie, le Pouvre, +le Religieux, la Mort, le Riche Avaricieux et son Varlet, le +Bon Riche vertueux et le Fol.</p> + +<p>64. Le Chevalier qui donna sa Femme au Dyable, à dix +personnaiges, c'est assavoir: Dieu le Père, Nostre Dame, +Gabriel, Raphael, le Chevalier, sa Femme, Amaury, escuyer; +Anthenor, escuyer; le Pipeur et le Dyable.</p> + +<p>Le tome IV contient les oeuvres dramatiques d'Etienne +Jodelle; les <i>Esbahis</i>, de Jacques Grevin; la +<i>Reconnue</i>, de Remy Belleau.--Les tomes V et VI contiennent +les huit premières comédies de Pierre de Larivey. +La dernière pièce fait partie du tome VII, qui +contient en outre <i>les Contens</i>, par Odet de Tournebu; +<i>les Neapolitaines</i>, par François d'Amboise; <i>les Déguisez</i>, +par Jean Godard; <i>la nouvelle Tragi-comique</i> du Capitaine +Lasphrise.--Le tome VIII contient <i>Tyr et +Sidon</i>, par Jean de Schelandre; <i>les Corrivaux</i>, par +Pierre Troterel, sieur d'Aves; <i>l'Impuissance</i>, par Veronneau; +<i>Alizon</i>, par L. C. Discret.--Le tome IX +contient la <i>Comédie des proverbes</i>, la <i>Comédie de chansons</i>, la +<i>Comédie des comédies</i>, la Comédie des comédiens, +de Gougenot, le <i>Galimatias</i> de Deroziers-Beaulieu.--Le +tome X et dernier contient un Glossaire.</p> + +<p><i>Recueil général des farces</i> qui ne font point partie +de l'<i>Ancien theâtre français</i>, publié d'après +les manuscrits et les imprimés par M. A. +de Montaiglon. 5 vol. 25 fr.</p> + +<p><i>Mystère de la Passion</i>, par Arnoul Gréban, +publié d'après les manuscrits par MM. C. +d'Héricault et L. Moland. 3 vol. l5 fr.</p> + +<p>*<i>Les Comédies de Pierre de</i> Larivey, Champenois, +2 vol. 20 fr.</p> + +<blockquote> +Ces deux volumes contiennent les neuf comédies +de Pierre de Larivey. C'est un tirage à part, à cent +exemplaires, avec titre particulier, des tomes V et VI +et de partie du tome VII de l'<i>Ancien théâtre françois</i>. +</blockquote> + +<p>* <i>Histoire de la vie et des ouvrages de</i> Corneille, +par M. J. Taschereau. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Introduction aux <i>OEuvres complètes de Pierre</i> Corneille. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres complètes de Pierre</i> Corneille, publiées +d'après le système orthographique de +l'auteur et annotées par M. J. Taschereau. +6 vol. 30 fr.</p> + +<blockquote> +Le tome Ier paraîtra incessamment. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Molière, revues et annotées +par M. J. Taschereau. 4 vol. 20 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de Jean</i> Racine, revues et +annotées par M. Emile Chasles. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Theâtre historique</i>, ou Recueil de pièces anciennes +relatives à l'histoire de France, avec des +notes. 2 vol. 10 fr.</p> + +<h3> IV. ROMANS.</h3> + +<p>* <i>Melusine</i>, par Jehan d'Arras; nouvelle édition, +publiée d'après l'édition originale de Genève, +1478, in-fol., par M. Ch. Brunet. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Le Roman de Jehan de Paris</i>, publié d'après les +premières éditions, et précédé d'une notice par +M. Emile Mabille. 1 vol. 3 fr.</p> + +<p>* <i>Le Roman bourgeois</i>, ouvrage comique, par Antoine +Furetière. Nouvelle édition, avec des +notes historiques et littéraires par M. Edouard +Fournier, précédée d'une Notice par M. Ch. +Asselineau. 1 Vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +<i>Le Roman bourgeois</i>, décrié au XVIIe siècle par les +ennemis de l'auteur, mal réimprimé au XVIIIe, était +à peine connu au XIXe. L'édition publiée par MM. Asselineau +et Fournier a révélé à nos contemporains un +des livres les plus sensés, les plus amusants, les mieux +écrits, du siècle de Louis XIV, le plus précieux peut-être +pour l'étude des moeurs bourgeoises et littéraires +à cette époque. +</blockquote> + +<p>* <i>Le Roman comique</i>, par Scarron, revu et annoté +par M. Victor Fournel. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Histoire amoureuse des Gaules</i>, par Bussy-Rabutin, +revue et annotée par M. Paul Boiteau, +suivie des Romans historico-satiriques +du XVIIe siècle, recueillis et annotés par M. +C.-l. Livet. 3 vol. 15 fr.</p> + +<blockquote> +Deux volumes sont en vente. +</blockquote> + +<p>* <i>Six mois de la vie d'un jeune homme</i> (1797), +par Viollet le Duc. 1 vol. 4 fr.</p> + +<p><i>Les Aventures de Don Juan de</i> Vargas, racontées +par lui-même, traduites de l'espagnol, +sur le manuscrit inédit, par Charles Navarin. +1 vol. 3 fr.</p> + +<blockquote> +A tort ou à raison, on regarde généralement cet ouvrage +comme un livre apocryphe, un pastiche, une +imitation des romans de Le Sage et des contes de Voltaire. +Ajoutons qu'on déclare l'imitation très heureuse; +partant, le livre d'une lecture agréable et facile, écrit +avec beaucoup d'esprit et de talent. +</blockquote> + +<h3> V. CONTES ET NOUVELLES.</h3> + +<p>* <i>Hitopadésa</i>, ou l'Instruction utile, recueil d'apologues +et de contes, traduit du sanscrit, avec +des notes historiques et littéraires et un Appendice +contenant l'indication des sources et +des imitations, par M. Ed. Lancereau, membre +de la Société Asiatique. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +On trouve dans ce volume beaucoup de fables et de +contes qui ont passé dans les littératures modernes, +particulièrement dans la nôtre. +</blockquote> + +<p>* <i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XIIIe siècle, +avec Notices et notes par MM. Moland et Ch. +d'Héricault. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XIVe siècle, +publiées par les mêmes. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Nouvelles françoises en prose</i>, du XVe siècle, +publiées par les mêmes. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Le Livre du chevalier de la Tour Landry</i>, pour +l'enseignement de ses filles, publié par M. A. +de Montaiglon. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voyez page 9 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p><i>Le Violier des histoires romaines</i>, ancienne traduction +françoise des <i>Gesta Romanorum</i>. 2 volumes. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Les Cent nouvelles nouvelles</i>, publiées d'après le +seul manuscrit connu, avec introduction et +notes par M. Thomas Wright, membre correspondant +de l'Institut de France. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Recueil de petits contes latins</i>, tirés des manuscrits +et annotés par M. Thomas Wright, +1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* Morlini <i>novellæ, fabulæ et Comoedia</i>. Editio +tertia, emendata et aucta. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Ouvrage peu connu, par suite de l'extrême rareté +des éditions précédentes, et précieux pour l'histoire +des contes et des fables. La <i>Comédie</i> a trait à l'expédition +envoyée par Louis XII à la conquête du royaume +de Naples. +</blockquote> + +<p><i>Les Contes de Pogge</i>, Florentin. Traduction +française du XVe siècle, 1 vol. 5 fr.</p> + +<p> <i>Les nouvelles recreations et joyeux devis</i> de +Bonaventure Des Periers, revus sur les éditions +originales et annotées par M. Louis Lacour, +1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Tome II des Oeuvres. Voy. page 35. +</blockquote> + +<p><i>L'Heptameron de la reine de Navarre</i>. 2 volumes. 10 fr.</p> + +<blockquote> +Voy. page 35 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p><i>Propos rustiques, Baliverneries, contes et discours +d'Eutrapel</i>, par Noel du Faïl, sieur +de la Hérissaye. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Les Serées de Guillaume Bouchet</i>. 3 vol. 15 fr.</p> + +<p><i>Le Decameron de Boccace</i>, traduction d'Antoine +Le Maçon. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Les facetieuses nuits du seigneur Straparole</i>, +traduites par Jean Louveau et Pierre de +Larivey. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>La Philosophie fabuleuse</i>, par Pierre de Larivey, +édition revue et annotée par M. Ed. +Lancereau. 1 vol. 5 fr.</p> + +<h3> VI. FACÉTIES.</h3> + +<p>* Morlini <i>novellæ, fabulæ et comoedia</i>. Editio +tertia, emendata et aucta. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voy. page 31 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p>* <i>Les quinze Joyes de mariage.</i> 2e édition, de la +Bibliothèque elzevirienne, conforme au manuscrit +de la Bibliothèque publique de Rouen, +avec les variantes des anciennes éditions et des +notes. 1 vol. 3 fr.</p> + +<blockquote> +Cet ouvrage si remarquable, qu'on attribue à l'auteur +du <i>Petit Jehan de Saintré</i>, Antoine de la Sale, a toujours +eu de nombreux admirateurs, au nombre desquels +se trouvent Rabelais et Molière. Il a été imprimé +plusieurs fois; l'éditeur a reconnu l'existence de quatre +textes différents, tous plus ou moins tronqués. En +s'aidant des anciennes éditions et du manuscrit de la +Bibliothèque publique de Rouen, il est parvenu à rétablir +le texte tel qu'il a dû sortir de la plume de l'auteur. +Les variantes recueillies à la fin du volume justifient +pleinement ce travail, et les notes placées au bas +des pages rendent l'intelligence du texte facile aux personnes +même les moins versées dans la connaissance +de notre littérature du moyen âge. +</blockquote> + +<p>* <i>Les Evangiles des Quenouilles.</i> Nouvelle édition, +revue sur les éditions anciennes et les manuscrits, +avec Préface, Glossaire et Table analytique. +1 vol. 3 fr.</p> + +<blockquote> +«Ceci n'est pas seulement un livre amusant: c'est +encore un des livres les plus précieux pour l'histoire +des moeurs, des opinions et des préjugés... C'est le +répertoire le plus curieux des croyances, des erreurs +et des préjugés répandus au moyen âge parmi le peuple.» +(<i>Extrait de la Préface.</i>) +</blockquote> + +<p>* <i>La Nouvelle Fabrique des excellens traits de +vérité</i>, par Philippe d'Alcripe, sieur de Neri +en Verbos. Nouvelle édition, augmentée des +<i>Nouvelles de la terre de Prestre Jehan.</i> 1 volume. 4 fr.</p> + +<blockquote> +Cet ouvrage, de la fin du XVIe siècle, est le type et +la source de ces nombreuses histoires où l'exagération +joue un si grand rôle. De ce volume viennent en droite +ligne les <i>Facetieux devis et plaisans contes du sieur du +Moulinet</i>, les histoires, de M. de Crac et de sa famille, +et les célèbres <i>Aventures du baron de Münchhausen</i>. En +somme, c'est un livre fort amusant, et qui fait connaître +un des côtés de l'esprit railleur de nos pères. +</blockquote> + +<p><i>Oeuvres de</i> Rabelais, seule édition conforme +aux derniers textes revus par l'auteur, avec les +variantes des anciennes éditions, des notes et +un Glossaire. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Les Contes de Pogge, florentin</i>, traduction française +du XVe siècle. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voy. page 31 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p><i>Les Bigarrures et touches du seigneur des Accords,</i> +avec les contes du sieur Gaulard et +les Escraignes dijonnoises. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Tabarin</i>, 2 vol. 10 fr.</p> + +<p><i>Bruscambille</i>. 2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Recueil general des Caquets de l'Accouchée.</i> +Nouvelle édition, revue sur les pièces originales +et annotée par M. Edouard Fournier, +avec une Introduction par M. Le Roux de +Lincy. 1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Dans cet ouvrage, les moeurs, les usages, les abus +du premier quart du XVIIe siècle, sont passés en revue +avec autant de liberté que de malice. Grâce aux notes +dont cette édition est accompagnée, ce livre facétieux +sera désormais un de ceux que l'on consultera avec le +plus de fruit sur l'histoire du temps. +</blockquote> + +<p>* <i>Le Dictionnaire des Pretieuses</i>, par le sieur de +Somaize. Nouvelle édition, augmentée de divers +opuscules du même auteur relatifs aux +Précieuses, et d'une clef historique et anecdotique +par M. C. L. Livet. 2 vol. 10 fr.</p> + +<h3> VII. POLYGRAPHES ET MÉLANGES.</h3> + +<p><i>Oeuvres complètes de Pierre</i> de Bourdeilles +abbé de Branthome, et d'André de Bourdeilles, +son frère aîné, publiées pour la première +fois selon le plan de l'auteur, augmentées +de nombreux fragments inédits, et annotées +par M. Prosper Mérimée, de l'Académie +française, et M. Louis Lacour, archiviste paléographe.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de</i> Marguerite d'Angoulême, +reine de Navarre. 4 vol. 20 fr.</p> + +<blockquote> +OEuvres diverses, 2 vol.--Heptameron, 2 vol. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres françaises de Bonaventure</i> Des Periers, +revues sur les éditions originales et annotées +par M. Louis Lacour. 2 vol. 10 fr.</p> + +<blockquote> +Tome I: Poésies, <i>Cymbalum Mundi</i>, Opuscules.--Tome +II: Nouvelles Recreations et joyeux devis. +</blockquote> + +<p><i>OEuvres complètes de la Fontaine</i>, revues et +annotées par M. Marty-Laveaux. 4 volumes. 20 fr.</p> + +<blockquote> +Le tome I contiendra les <i>Fables</i>, le tome II les <i>Contes</i>, +les tomes III et IV le Théâtre et les autres oeuvres. +</blockquote> + +<p><i>Croniques des Samedis de Mlle de Scudéry</i>, recueillies +par Conrart, annotées par Pellisson-Fontanier, +et publiées par M. F. +Feuillet de Conches. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Variétés historiques et littéraires</i>, recueil de +pièces volantes rares et curieuses, en prose et +en vers, avec des notes par M. Edouard Fournier. +Tomes I à VII. Le volume, 5 fr.</p> + + +<p>Le 1er volume contient:</p> + +<p>1. Ensuit une remonstrance touchant la garde de la +librairie du Roy, par Jean Gosselin, garde d'icelle librairie.</p> + +<p>2. Le Diogène françois, ou Les facétieux discours dn +vray anti-dotour comique blaisois.</p> + +<p>3. Histoires espouvautables de deux magiciens qui ont +esté estranglez par le diable, dans Paris, la semaine +saincte.</p> + +<p>4. Discours faict au parlement de Dijon sur la presentation +des Lettres d'abolition obtenues par Helène Gillet, +condamnée à mort pour avoir celé sa grossesse et sou +fruict.</p> + +<p>5. Histoire veritable de la conversion et repentance +d'une courtisane venitienne.</p> + +<p>6. Les singeries des femmes de ce temps descouvertes, +et particulièrement d'aucunes bourgeoises de Paris.</p> + +<p>7. La Chasse et l'Amour, à Lysidor.</p> + +<p>8. Dialogue fort plaisant et recreatif de deux marchands: +l'un est de Paris et l'autre de Pontoise, sur ce +que le Parisien l'avoit appelé Normand.</p> + +<p>9. Discours prodigieux et espouvantable de trois Espaignols +et une Espagnolle, magiciens et sorciers, qui se +faisoient porter par les diables de ville en ville.</p> + +<p>10. Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la +personne d'un favory de la cour d'Espagne.</p> + +<p>11. Examen sur l'inconnue et nouvelle caballe des frèyes +de la Rozée-Croix.</p> + +<p>12. Role des présentations faictes au Grand Jour de l'Eloquence +françoise.</p> + +<p>13. Recit veritable du grand combat arrivé sur mer, +aux Indes Occidentales, entre la flotte espagnole et les navires +hollandois, conduits par l'amiral Lhermite, devant la +ville de Lyma, en l'année 1624.</p> + +<p>14. Discours veritable de l'armée du très vertueux et illustre +Charles, duc de Savoye et prince de Piedmont, contre +la ville de Genève.</p> + +<p>15. Histoire miraculeuse et admirable de la contesse de +Hornoc, flamande, estranglée par le diable, dans la ville +d'Anvers, pour n'avoir trouvé son rabat bien godronné, le +15 avril 1616.</p> + +<p>16. Discours au vray des troubles naguères advenus au +royaume d'Arragon.</p> + +<p>17. Recit naïf et veritable du cruel assassinat et horrible +massacre commis le 26 aoust 1652, par la Compagnie +des frippiers de la Tonnellerie, en la personne de Jean +Bourgeois.</p> + +<p>18. Les Grands Jours tenus à Paris par M. Muet, lieutenant +du petit criminel.</p> + +<p>19. La révolte des Passemens.</p> + +<p>20. Ordonnance pour le faict de la police et reglement +du camp.</p> + +<p>21. Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de +Brioché, au bout du Pont-Neuf.</p> + +<p>22. La prinse et deffaicte du capitaine Guillery.</p> + +<p>23. Le bruit qui court de l'Espousée.</p> + +<p>24. La conference des servantes de la ville de Paris.</p> + +<p>25. Le triomphe admirable observé en l'aliance de Betheleem +Gabor, prince de Transilvanie, avec la princesse +Catherine de Brandebourg.</p> + +<p>26. La descouverture du style impudique des courtisannes +de Normandie à celles de Paris, envoyée pour estrennes, +de l'invention d'une courtisanne angloise.</p> + +<p>27. La Rubrique et fallace du monde.</p> + +<p>28. Plaidoyers plaisans dans une cause burlesque.</p> + +<p>29. Les merveilles et les excellences du Salmigondis de +l'aloyau, avec les Confitures renversées.</p> + +<p>Le second volume contient:</p> + +<p>1. Mémoire sur l'état de l'Académie françoise, remis à +Louis XIV vers l'an 1696.</p> + +<p>2. Le Miroir de contentement, baillé pour estrenne à +tous les gens mariez.</p> + +<p>3. Le Patissier de Madrigal en Espagne, estimé estre +Dom Carles, fils du roy Philippe.</p> + +<p>4. Discours sur l'apparition et faits pretendus de l'effroyable +Tasteur, dédié à mesdames les poissonnières, harengères, +fruitières et autres qui se lèvent le matin d'auprès +de leurs maris, par l'Angoulevent.</p> + +<p>5. La Destruction du nouveau moulin à barbe.</p> + +<p>6. Dissertation sur la véritable origine des moulins à +barbe.</p> + +<p>7. Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard, +Bourguignon, vray martyr, souffertz en l'execution de sa +glorieuse et memorable mort, pour avoir tué Guillaume de +Nassau, prince d'Orenge.</p> + +<p>8. Histoire des insignes faussetez et suppositions de +Francesco Fava, medecin italien.</p> + +<p>9. Histoire veritable et divertissante de la naissance de +mie Margot et de ses aventures.</p> + +<p>10. Le caquet des poissonnières sur le departement du +roy et de la cour.</p> + +<p>11. La Moustache des filous arrachée, par le sieur du +Laurens.</p> + +<p>12. Accident merveilleux et espouvautable du desastre +arrivé le 7 mars 1618 d'un feu inremediable lequel a bruslé +et consommé tout le Palais de Paris.</p> + +<p>13. Ordonnances generales d'amour.</p> + +<p>14. L'Adieu du plaideur à son argent.</p> + +<p>15. Rencontre et naufrage de trois astrologues judiciaires, +Mauregard, J. Petit et P. Larivey, nouvellement arrivez +en l'autre monde.</p> + +<p>16. Discours de l'inondation arrivée au fauxbourg S.-Marcel-lez-Paris, +par la rivière de Bièvre, 1625.</p> + +<p>17. La Permission aux servantes de coucher avec leurs +maistres, ensemble l'Arrést de la part de leurs maistresses.</p> + +<p>18. La muse infortunée contre les froids amis du temps.</p> + +<p>19. Remonstrance aux nouveaux mariez et mariées et +ceux qui desirent de l'estre, ensemble pour cognoistre les +humeurs des femmes.</p> + +<p>20. Le Tocsin des filles d'amour.</p> + +<p>21. Plaisant galimatias d'un Gascon et d'un Provençal, +nommez Jacques Chagrin et Ruffin Allegret.</p> + +<p>22. Particularitez de la conspiration et la mort du chevalier +de Rohan, de la marquise de Villars, de Van den +Ende, etc.</p> + +<p>23. Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec +la dissection de leur humeur espagnole.</p> + +<p>24. Le hazard de la blanque renversé et la consolation +des marchands forains.</p> + +<p>25. Sermon du cordelier aux soldats, ensemble la responce +des soldats au cordelier.</p> + +<p>26. L'ouverture des jours gras, ou l'entretien du carnaval.</p> + +<p>27. Histoire véritable du combat et duel assigné entre +deux demoiselles sur la querelle de leurs amours.</p> + +<p>28. L'innocence d'amour, à Lysandre.</p> + +<p>Le tome III contient:</p> + +<p>1. Placet des amans au roy contre les voleurs de nuit et +les filoux.</p> + +<p>2. Reponse des filoux (par Mlle de Scudery).</p> + +<p>3. Recit veritable de l'attentat fait sur le precieux corps +de N.-S. Jesus-Christ entre les mains du prestre disant la +messe, le 24 mai 1649, en l'église de Sannois.</p> + +<p>4. Histoire prodigieuse du fantome cavalier solliciteur qui +s'est battu en duel le 27 janvier 1615, près Paris.</p> + +<p>5. La chasse au vieil grognard de l'antiquité. 1622.</p> + +<p>6. L'Onophage, ou le mangeur d'asne, histoire veritable +d'un procureur qui a mangé un asne.</p> + +<p>7. Les Regrets des filles de joie de Paris sur le subject de +leur bannissement.</p> + +<p>8. Histoire joyeuse et plaisante de M. de Basseville et +d'une jeune demoiselle, fille du ministre de St-Lo, laquelle +fut prise et emportée subtilement de la maison de la maison de +son père.</p> + +<p>9. L'ordre du combat de deux gentilshommes faict en la +ville de Moulins, accordé par le roy nostre sire.</p> + +<p>10. La Response des servantes aux langues calomnieuses +qui ont frollé sur l'ance du panier ce caresme; avec +l'advertissement des servantes bien mariées et mal pourveues +à celles qui sont à marier, et prendre bien garde à +eux avant que de leur mettre en mesnage.</p> + +<p>11. Nouveau reglement general sur toutes sortes de marchandises +et manufactures qui sont utiles et necessaires dans +ce royaume, par de la Gomberdière.</p> + +<p>12. Le Trebuchement de l'ivrongne, par G. Colletet.</p> + +<p>13. Lettres nouvelles contenant le privilége et l'auctorité +d'avoir deux femmes.</p> + +<p>14. Règles, Statuts et Ordonnances de la caballe des filous +reformez appuis huict jours dans Paris, ensemble leur +police, estat, gouvernement, et le moyen de les cognoistre +d'une lieue loing sans lunettes.</p> + +<p>i5. Privilège des Enfans Sans-Souci, qui donne lettre +patente à madame la comtesse de Gosier Sallé... pour aller +et venir par sous les vignobles de France.</p> + +<p>i6. La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec maistre +Guillaume revenant des Champs-Elizée, avec la genealogique +des coquilberts.</p> + +<p>17. Le Ballieux des ordures du monde.</p> + +<p>18. Discours veritable des visions advenues au premier +et second jour d'aoust 1589 à la personne de l'empereur +des Turcs, sultan Amurat, en la ville de Constantinople, +avec les protestations qu'il a fait pour la manutention du +christianisme.</p> + +<p>19. Le Pasquil du rencontre des cocus à Fontainebleau.</p> + +<p>20. Exemplaire punition du violement et assassinat commis +par François de La Motte, lieutenant du sieur de Montestruc, +en la garnison de Metz en Lorraine, à la fille d'un +bourgeois de ladite ville, et executé à Paris le 5 décembre +1607.</p> + +<p>21. Le Satyrique de la cour, 1624.</p> + +<p>22. Les Estranges tromperies de quelques charlatans nouvellement +arrivez à Paris, descouvertes aux despens d'un +plaideur, par C. F. Duppé.</p> + +<p>23. La Pièce de cabinet, dédiée aux poètes du temps (par +E. Carneau).</p> + +<p>24. Priviléges et reglemens de l'Archiconfrérie vulgairement +dite des Cervelles emouquées ou des Ratiers.</p> + +<p>26. Advis de Guillaume de la Porte, hotteux ès halles de +la ville de Paris.</p> + +<p>26. Les Misères de la femme mariée, où se peuvent voir les +peines et tourmens qu'elle reçoit durant sa vie, mis en forme +de stances par Mme Liebault.</p> + +<p>27. Les Priviléges et fidelitez des Chastrez, ensemble la +responce aux griefs proposez en l'arrest donné contre eux +au profit des femmes.</p> + +<p>28. Le Pont-Neuf frondé.</p> + +<p>29. La Tromperie faicte à un marchand par son apprenty, +lequel coucha avec sa femme, qui avoit peur de nuict, et +de ce qui en advint, avec le testament du martyr amoureux.</p> + +<p>30. Legat testamentaire du prince des Sots à M. C. d'Acreigne, +Tullois, pour avoir descrit la défaite de deux mille +hommes de pied, avec la prise de vingt-cinq enseignes, par +Monseigneur le duc de Guyse.</p> + +<p>31. Oraison funèbre de Caresme prenant, composée par +le serviteur du roy des Melons andardois.</p> + +<p>Le tome IV contient:</p> + +<p>1. Brief discours de la reformation des mariages.</p> + +<p>2. Les jeux de la cour.</p> + +<p>3. Songe.</p> + +<p>4. Le tableau des ambitieux de la cour, nouvellement +tracé par maistre Guillaume à son retour de l'autre +monde.</p> + +<p>5. Lettre d'ecorniflerie et declaration de ceux qui n'en +doivent jouir.</p> + +<p>6. L'estrange ruse d'un filou habillé en femme, ayant +duppé un jeune homme d'assez bon lieu soubs apparence de +mariage.</p> + +<p>7. Le passe-port des bons beuveurs.</p> + +<p>8. Factum du procez d'entre messire Jean et dame Renée.</p> + +<p>9. Le purgatoire des hommes mariez, avec les peines et +les tourmentz qu'ils endurent incessamment au subject de +la malice et mechanceté des femmes.</p> + +<p>10. Mémoire touchant la seigneurie du Pré-aux-Clercs, +appartenant à l'Université de Paris, pour servir d'instruction +à ceux qui doivent entrer dans les charges de l'Université.</p> + +<p>11. Histoire horrible et effroyable d'un homme plus +qu'enragé qui a esgorgé et mangé sept enfans dans la ville +de Chaalons en Champagne. Ensemble l'execution memorable +qui s'en est ensuivie.</p> + +<p>12. L'entrée de Gaultier Garguille en l'autre monde, +poème satyrique.</p> + +<p>i3. Les estrennes du Gros Guillaume à Perrine, presentées +aux dames de Paris et aux amateurs de la vertu.</p> + +<p>14. La lettre consolatoire escripte par le general de la +compagnie des Crocheteurs de France à ses confrères, sur +son restablissement au dessus de la Samaritaine du Pont-Neuf, +narratifve des causes de son absence et voyages pendant +icelle.</p> + +<p>15. Les plaisantes ephemerides et pronostications très certaines +pour six années.</p> + +<p>16. Epitaphe du petit chien Lyco-phagos, par Courtault, +son conculinaire et successeur en charge d'office, à toutes +les legions des chiens academiques, par Vincent Denis +Perigordien.</p> + +<p>17. La grande cruauté et tirannie exercée par Mustapha, +nouvellement empereur de Turquie, à l'endroit des ambassadeurs +chrestiens, tant de France, d'Espaigne et d'Angleterre. +Ensemble tout ce qui s'est passé au tourment par +luy exercé à l'endroit de son nepveu, lui ayant fait crever +les yeux.</p> + +<p>18. Le different des Chapons et des Coqs touchant l'alliance +des Poulles, avec la conclusion d'yceux.</p> + +<p>19. Recit en vers et en prose de la farce des Precieuses.</p> + +<p>20. Histoire miraculeuse de trois soldats punis divinement +pour les forfaits, violences, irreverences et indignités +par eux commises avec blasphèmes execrables contre l'image +de monsieur saint Antoine, à Soulcy, près Chastillon-sur-Seine, +le 21e jour de juin dernier passé (1576).</p> + +<p>21. Le fantastique repentir des mal mariez.</p> + +<p>22. Le grand procez de la querelle des femmes du faux-bourg +Saint-Germain avec les filles du faux-bourg de Montmartre, +sur l'arrivée du regiment des Gardes. Avec l'arrest +des commères du faux-bourg Saint-Marceau intervenu en +ladicte cause.</p> + +<p>23. Les contre-veritez de la court, avec le dragon à trois +testes.</p> + +<p>24. Le coq-à-l'asne, ou le pot aux roses, adressé aux +financiers.</p> + +<p>25. Traduction d'une lettre envoyée à la reine d'Angleterre +par son ambassadeur, surprise près le Mouy par la garnison +du Havre de Grâce, 15 juin 1590.</p> + +<p>26. Remonstrance aux femmes et filles de la France. +Extrait du prophète Esaye, au chapitre III de ses propheties.</p> + +<p>27. Histoire veritable du combat et duel assigné entre +deux demoiselles sur la querelle de leurs amours.</p> + +<p>28. L'Innocence d'amour, à Lysandre.</p> + +<p>Le tome V contient:</p> + +<p>i. Les Triolets du temps. 1649.</p> + +<p>2. Discours sur la mort du chapelier.</p> + +<p>3. Reglement d'accord sur la preference des savetiers cordonniers.</p> + +<p>4. L'OEuf de Pasques ou pascal, à M. le lieutenant civil, +par Jacques de Fonteny.</p> + +<p>5. Catechisme des Courtisans, ou les Questions de la cour, +et autres galanteries.</p> + +<p>6. Exil de Mardy-Gras.</p> + +<p>7. Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux.</p> + +<p>8. L'Anatomie d'un Nez à la mode, dedié aux bons +beuveurs.</p> + +<p>9. Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres +de M. le chevalier de Guise, par Mlle d'Entraigne, et +mis en lumière par M. de Bassompierre.</p> + +<p>10. Les nouvelles admirables lesquelles ont envoyées les +patrons des gallées qui ont esté transportées du vent en plusieurs +et divers pays et ysles de la mer, et principalement +ès parties des Yndes.</p> + +<p>11. Le Gan de Jan Godard, Parisien.</p> + +<p>12. Discours de deux marchants fripiers et de deux +tailleurs, avec les propos qu'ils ont tenus touchant leur +estat.</p> + +<p>13. Discours admirable d'un magicien de la ville de +Moulins qui avoit un demon dans une phiole, condamné +d'estre bruslé tout vif par arrest de la Cour de Parlement.</p> + +<p>14. Vraye Pronostication de Me Gonin pour les mal-mariez, +plates-bourses et morfondus, et leur repentir.</p> + +<p>15. La misère des apprentis imprimeurs, appliquée par +le detail à chaque fonction de ce pénible estat.</p> + +<p>16. Arrest de la Cour de Parlement qui fait deffenses à +tous pastissiers et boulangers de fabriquer ni vendre, à +l'occasion de la feste des Rois aucuns gasteaux.</p> + +<p>17. La Maltote des Cuisinières, ou la Manière de bien +ferrer la mule.</p> + +<p>18. Cas merveilleux d'un bastelier de Londres, lequel, +sous ombre de passer les passans outre la rivière de Thames, +les estrangloit.</p> + +<p>19. Les de Relais, ou le Purgatoire des bouchers, poulayers, +paticiers, cuisiniers, joueurs d'instrumens, comiques +et autres gens de mesme farine.</p> + +<p>20. Discours de la mort de très haute et très illustre princesse +madame Marie Stuard, royne d'Escosse.</p> + +<p>21. L'Onozandre, ou le Grossier, satyre.</p> + +<p>22. Le Conseil tenu en une assemblée des dames et bourgeoises +de Paris.</p> + +<p>23. Vengeance des femmes contre les hommes.</p> + +<p>24. Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les +dames d'amour Ensemble leurs complaintes adressées aux +courtisanes de Venus à Paris.</p> + +<p>25. Satyre contre l'indecence des questeuses.</p> + +<p>26. Les contens et mescontens sur le sujet du temps.</p> + +<p>27. Vers pour Monseigneur le Dauphin au sujet d'une +aventure arrivée entre lui et le petit Brancas.</p> + +<p>28. La Vraye Pierre philosophale, ou le moyen de devenir +riche à bon conte.</p> + +<p>Le tome VIe contient:</p> + +<p>1. Les estranges et desplorables accidens arrivez en divers +endroits sur la rivière de Loire et lieux circonvoisins +par l'effroyable desbordement des eaux et l'espouvantable +tempeste des vents, le 19 et 20 janvier 1633. Ensemble +les miracles qui sont arrivez à des personnes de qualité et +autres qui ont esté sauvées de ces perilleux dangers.</p> + +<p>2. Le feu royal, faict par le sieur Jumeau, arquebusier +ordinaire de Sa Majesté.</p> + +<p>3. Histoire veritable du prix excessif des vivres de la +Rochelle pendant le siège.</p> + +<p>4. La grande proprieté des bottes sans cheval en tout +temps, nouvellement descouverte, avec leurs appartenances, +dans le grand magazin des esprits curieux.</p> + +<p>5. Les estrennes de Herpinot, presentées aux dames de +Paris, desdiez aux amateurs de la vertu, par C. D. P., +comedien françois.</p> + +<p>6. Harangue de Turlupin le souffreteux, 1615.</p> + +<p>7. Sommaire traicté du revenu et despence des finances +de France, ensemble les pensions de nosseigneurs et dames +de la Cour, escrit par Nicolas Remond, secretaire d'Estat.</p> + +<p>8. Quatrains au roy sur la façon des harquebuses et pistolets, +enseignans le moyen de recognoistre la bonté et le +vice de toutes sortes d'armes à feu et les conserver en leur +lustre et bonté, par François Poumerol, arquebusier.</p> + +<p>9. Zest-Pouf, historiette du temps.</p> + +<p>10. Catechisme des Normands.</p> + +<p>11. Edit du roy portant suppression des charges de capitaines +des levrettes de la chambre du roy.</p> + +<p>12. Histoire veritable de la mutinerie, tumulte et sedition +faite par les prestres Sainct-Medard contre les fidèles, +le samedy XXVIIe jour de decembre 1561.</p> + +<p>13. Les choses horribles contenues en une lettre envoyée +à Henry de Valois par un enfant de Paris le vingt-huitième +de janvier 1589.</p> + +<p>14. Le Cochon mitré, dialogue.</p> + +<p>15. Stances sur le retranchement des festes, en 1666.</p> + +<p>16. Le Pont-Breton des procureurs.</p> + +<p>17. La plaisante nouvelle apportée sur tout ce qui se +passe en la guerre de Piedmont, avec la harangue du capitaine +Picotin faicte au duc de Savoye sur le mescontentement +des soldats françois.</p> + +<p>18. Le Carquois satyrique.</p> + +<p>19. L'estrange et veritable accident arrivé en la ville de +Tours, où la royne couroit grand danger de sa vie sans le +marquis de Rouillac et de M. de Vignolles, le vendredy +vingt-neufviesme janvier 1616.</p> + +<p>20. Arrest notable donné au profit des femmes contre +l'impuissance des maris, avec le plaidoyé et conclusion +de Messieurs les gens du roy.</p> + +<p>2i. Satyre sur la barbe de M. le president Molé.</p> + +<p>22. Recit veritable de l'execution faite du capitaine Carrefour, +general des voleurs de France, rompu vif à Dijon +le 12e jour de decembre 1622.</p> + +<p>23. Brief dialogue, exemplaire et recreatif, entre le vray +soldat et le marchand françois, faisant mention du temps +qui court.</p> + +<p>24. La musique de la taverne et les propheties du cabaret, +ensemble le Mepris des Muses.</p> + +<p>Le tome VII contient:</p> + +<p>1. Manifeste et prédictions des plus véritables affaires qui +se doibvent passer en France cette année 1620, par le +sieur de La Bourdanière.</p> + +<p>2. La faiseuse de mouches.</p> + +<p>3. Les plaisantes ruses et cabales de trois bourgeoises de +Paris.</p> + +<p>4. L'Archi-Sot, écho satyrique.</p> + +<p>5. Sur les revenus des Pasteurs.</p> + +<p>6. La Requeste présentée à Nosseigneurs du Parlement... +pour la diminution d'une demie année des loyers des +maisons, chambres et boutiques (19 juin 1652).</p> + +<p>7. Reproches du capitaine Guillery faits aux carabins, +picoreurs et pillards de l'armée de messieurs les Princes.</p> + +<p>8. Manifeste de Pierre du Jardin, capitaine de la Garde, +prisonnier en la Conciergerie du Palais.</p> + +<p>9. Histoire du poète Sibus.</p> + +<p>10. Discours sur les causes de l'extresme cherté qui est +aujourd'hui en France (1586).</p> + +<p>11. Le May de Paris.</p> + +<p>12. Le pot aux rozes decouvert du plaisant voyage fait +par quelques curieux au bois de Vincennes, à dessein de +voir Jean de Werth.</p> + +<p>13. Edict du Roy pour contenir les serviteurs et servantes +en leurs devoirs.</p> + +<p>14. Discours de la deffaicte qu'a faict M. le duc de +Joyeuse et le sieur de Laverdin contre les ennemis du Roy +à La Motte Sainct-Eloy.</p> + +<p>15. Lettre de Calvin, apportée des enfers par l'esprit du +sieur Groyer, aux pasteurs du petit Troupeau.</p> + +<p>16. Discours de la prinse du capitaine Chapeau et du +capitaine la Callande, ensemble l'exécution qui en a esté +faicte à Montargy.</p> + +<p>17. Sur l'enlèvement des reliques de saint Fiacre, apportées +de la ville de Meaux pour la guérison du derrière +du C. de R.</p> + +<p>18. Institution de l'Ordre des Chevaliers de la Joye, +établi à Mézières.</p> + +<p>19. La grande division arrivée ces derniers jours entre +les femmes et les filles de Montpellier.</p> + +<p>20. Discours de la fuyte des impositeurs italiens.</p> + +<p>21. Les ceremonies faites dans la nouvelle chapelle du +chasteau de Bissestre le 25 aoust 1634.</p> + +<p>22. Discours nouveau de la grande science des femmes, +trouvé dans un des sabots de maistre Guillaume.</p> + +<p>23. Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du +Soleil et de l'Ombre.</p> + +<p>24. Ennuis des paysans champestres.</p> + +<p>25. Le plaisir de la noblesse, sur la preuve certaine et +profict des estauffes et soyes..., par B. de Laffémas.</p> + +<p>26. Conspiration faite en Picardie (1576).</p> + +<p>27. La nouvelle defaitte des Croquans en Quercy, par +M. le mareschal de Themines.</p> + +<p>28. Les vertus et propriétés des Mignons.</p> + +<p>29. Passage du cardinal de Richelieu à Viviers.</p> + +<p>30. Le vray Discours des grandes processions qui se font depuis +les frontières de l'Allemagne jusques à la France (1584).</p> + +<p>31. Le Canard qui mange cinq de ses frères et qui est +mangé à son tour par un colonel.</p> + +<h2> HISTOIRE.</h2> + +<h3> I. VOYAGES.</h3> + +<p class="lef">*</p> +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/H.png"></span> <i>istoire notable de la Floride</i>, contenant +les trois voyages faits en icelle +par certains capitaines et pilotes +françois, descrits par le capitaine +Laudonnière; à laquelle a été ajousté un +<i>Quatriesme voyage, fait par le capitaine</i> +Gourgues. 1 volume. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Epuisé. +</blockquote> + +<p><i>Mémoires des Voyages du sieur Demarez</i>, revus +sur le seul exemplaire connu de l'édition originale, +et annotés par M. Charles Navarin. +1 vol. 4 fr.</p> + +<p>* <i>Relation des trois ambassades</i> du comte de Carlisle, +de la part de Charles II, vers Alexey +Michailowitz, czar de Moscovie, Charles, roy +de Suède, et Frederic III, roy de Danemarck. +Nouvelle édition, avec préface, notes et glossaire +par le prince Augustin Galitzin. 1 volume. 5 fr.</p> + +<h3> II. HISTOIRE DE FRANCE.</h3> + +<p><i>Collection générale de Chroniques et Mémoires +relatifs à l'histoire de France.</i> 200 vol.</p> + + +<p>Cette collection comprendra les ouvrages qui font +partie des diverses collections publiées jusqu'à ce jour, +et plusieurs autres imprimés ou inédits. Chaque ouvrage, +revu sur les manuscrits et les éditions anciennes, +accompagné de notes et d'une table des matières, +se vendra séparément. Il n'y aura ni faux-titre, +ni indication quelconque qui puisse obliger les amateurs +à prendre les volumes dont ils n'auraient pas +besoin. Les ouvrages divers ne seront rattachés entr'eux +que par le plan de la collection et la <i>Table générale +des matières</i>.</p> + +<p>De cette collection feront partie:</p> + + +<p>* <i>Les Aventures du baron de Fæneste</i>, par Théodore-Agrippa +d'Aubigné. Edition revue et +annotée par M. Prosper Mérimée, de l'Académie +françoise. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Mémoires de la Reine</i> Marguerite, suivis des +<i>Anecdotes tirées de la bouche de</i> M. du Vair. +Notes par M. Ludovic Lalanne. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Mémoires de</i> Henri de Campion, suivis d'un +choix des <i>Lettres</i> d'Alexandre de Campion. +Notes par M. C. Moreau. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p>* <i>Les Courriers de la Fronde en vers burlesques</i>, +par Saint-Julien, annotés par M. C. Moreau. +2 vol. 10 fr.</p> + +<p>* <i>Mémoires et Journal du marquis</i> d'Argenson, +ministre des Affaires Etrangères sous Louis XV, +annotés par M. le marquis d'Argenson. Tomes +I et II. Le volume à 5 fr.</p> + +<blockquote> +L'ouvrage formera 5 volumes. +</blockquote> + +<p>* <i>Mémoires de la Marquise de Courcelles</i>, écrits par +elle-même, précédés d'une Notice et accompagnés +de notes par M. Paul Pougin. 1 vol. 4 fr.</p> + +<p>* <i>Mémoires de Madame de la Guette.</i> Edition revue +et annotée par M. C. Moreau. 1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>Souvenirs de madame de Caylus.</i> l vol.</p> + +<p><i>Mémoires de l'abbé de Choisy</i>, suivis de l'<i>Histoire +de la Comtesse des Barres</i>, avec préface +et notes par M. Gustave Desnoiresterres. +1 vol. 5 fr.</p> + +<p><i>OEuvres complètes de Branthome.</i></p> + +<blockquote> +Voyez page 34 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p><i>Chroniques des Samedis de Mlle de Scudéry</i>, recueillies +par Conrart, annotées par Pellisson-Fontanier, +et publiées par M. F. +Feuillet de Conches. 1 vol. 5 fr.</p> + +<h3> III. HISTOIRE ÉTRANGÈRE.</h3> + +<p>* <i>Histoire notable de la Floride.</i> l vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voyez page 46 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p>* <i>Relation des trois ambassades du comte de Carlisle.</i> +1 vol. 5 fr.</p> + +<blockquote> +Voyez page 46 de ce catalogue. +</blockquote> + +<p>* <i>Histoire du Pérou</i>, traduite de l'espagnol sur le +manuscrit inédit du P. Anello Oliva, par M. +H. Ternaux-Compans. 1 vol. 3 fr.</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/deco05.png"></p> +<br><br><br> + +<h2> OUVRAGES DE DIFFÉRENTS FORMATS</h2> + +<p class="mid">Qui font partie du Fonds de P. JANNET.</p> +<hr class="short"> + +<pre> +<i>Bibliographie lyonnaise du xve siècle</i>, par M. A. Péricaud aîné. Nouv. +édit. Lyon, imprimerie de Louis Perrin, + 1851, in-8. 1re partie. 7 50 + 2e partie. 4 » + 3e partie. 2 » + +<i>Catalogue de la bibliothèque lyonnaise de M. Coste</i>, rédigé et mis +en ordre par Aimé Vingtrinier, son bibliothécaire. + Lyon, 1853, 2 vol. gr. in-8. (18,641 articles.) 12 » + +<i>Catalogue</i> des livres imprimés, manuscrits, estampes, dessins et +cartes à jouer composant la bibliothèque de M. C. Leber, avec des notes par +le collecteur. Tome IV, contenant le supplément et la table des auteurs et +des livres anonymes. <i>Paris</i>, 1852, in-8, avec 6 grav. 8 » + Grand papier, fig. col. 25 » + Grand papier vélin, fig. col. 30 » + +<i>Choix de fables de La Fontaine</i>, traduites en vers basques par J.-B. +Archu. <i>La Reole</i>, 1848, in-8. 7 50 + +<i>Chronique et hystoire</i> faicte et composee par reverend pere en Dieu +Turpin, contenant les prouesses et faiciz darmes advenuz en son temps du +tres magnanime Roy Charlemaigne et de son nepveu Raouland. (<i>Paris</i>, +1835,) in-4 goth. à 2 col., avec lettres initiales fleuries et tourneures. + 20 » + Pap. de Hollande. 25 » + +<i>Dialogue (Le) du fol et du sage.</i> (<i>Paris</i>, 1833,) pet. in-8 goth. 9 » + Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 » + Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 » + +<i>Dialogue</i> facetieux d'un gentilhomme françois se compiaignant de +l'amour, et d'un berger qui, le trouvant dans un bocage, le reconforta, +parlant à luy en son patois. Le tout fort plaisant. <i>Metz</i>, 1671 +(1847), in-16 oblong. 9 » + +<i>Dictionnaire</i> pour l'intelligence des auteurs classiques grecs +et latins, tant sacrés que profanes, par Fr. Sabbathier. <i>Paris</i>, +1818, in-8. (Tome 37e et dernier.) 6 » + +<i>Dit (Le) de Menage</i>, pièce en vers du XIVe siècle, publié, pour la +première fois par M. G.-S. Trebutien. (<i>Paris</i>, 1835,) in-8 goth. 2 50 + Pap. de Holl. 4 » + +<i>Dit (Un) d'aventures</i>, pièce burlesque et satirique du XIIIe +siècle, publiée pour la première fois par M. G.-S. Trebutien. (<i>Paris</i>, +1855.) in-8 goth. 2 50 + +<i>Essai</i> synthétique sur l'origine et la formation des langues +(par Copineau). <i>Paris</i>, 1774, in-8. 4 » + +<i>Histoire</i> des campagnes d'Annibal en Italie pendant la deuxième guerre +punique, suivie d'un abrégé de la tactique des Romains et des Grecs, par +Fréd. Guillaume, général de brigade. <i>Milan</i>, de l'impr. royale, 1812, +3 vol. gr. in-4 et atlas de 49 planches gr. in-fol. 20 » + +<i>Histoire du Mexique</i>, par don Alvaro Tezozomoc, trad. sur un +manuscrit inédit par H. Ternaux-Campans. <i>Paris</i>, 1853, 2 vol. in-8. 15 » + +<i>Lai d'Ignaurès</i>, en vers, du XIIe siècle, par Renaut, suivi des lais +de Melion et du Trot, en vers, du XIIIe siècle, publiés pour la première +fois par MM. Monmerqué et Francisque Michel. <i>Paris</i>, 1832, gr. in-8, +pap. vél., avec deux <i>fac-simile</i> color. 9 » + Pap. de Holl. 15 » + Pap. de Chine. 15 » + +<i>Lettre</i> d'un gentilhomme portugais à un de ses amis de Lisbonne +sur l'exécution d'Anne Boleyn, publiée par M. Francisque Michel. <i>Paris</i>, +1832, br. in-8, pap. vélin. 3 » + +<i>Manuel du libraire et de l'amateur de livres</i>, par M. Jacq.-Ch. +Brunet, quatrième édition originale. <i>Paris</i>, 1842-1844, 5 vol. in-8 +à deux colonnes. 200 » + +<i>Moralité</i> de la rendition de Joseph, filz du patriarche Jacob; +comment ses frères, esmeuz par envye, s'assemblèrent pour le faire mourir... +<i>Paris</i>, 1835, in-4 goth. format d'agenda, pap. de Holl. 36 » + +<i>Moralité</i> de Mundus, Caro, Demonia, à cinq personnages.--Farce des +deux savetiers, à trois personnages. <i>Paris</i>, Silvestre, 1838, +in-4 goth. format d'agenda. 12 » + +<i>Moralité nouvelle du mauvais riche et du ladre</i>, à douze personnages. +<i>Paris</i>, 1833, petit in-8 goth. 9 » + Pap. de Holl. (à 10 exempl.). 12 » + Pap. de Chine (à 4 exempl.). 15 » + +<i>Moralité très singulière et très bonne des blasphémateurs du +nom de Dieu.</i> (<i>Paris</i>, 1831), pet. in-4 goth. format d'agenda, + pap. de Holl. 36 » + +<i>Mystère de saint Crespin et de saint Crespinien</i>, publié pour la +première fois par L. Dessalles et P. Chabaille. <i>Paris</i>, 1836, gr. +in-8 orné d'un <i>fac-simile</i>. 14 » + Pap. de Holl. (<i>fac-simile</i> sur Vélin). 30 » + Pap. de Chine. 30 » + +</pre><hr class="short"><pre> + PAYEN (Dr J. F.)--- <b>Publications relatives + à Montaigne.</b> + +1º <i>Notice bibliographique sur Montaigne.</i> Paris, 1837, in-8. +(<i>Epuisée.</i>) + +2º <i>Documents inédits ou peu connus sur Montaigne.</i> Paris, +1847, in-8, portrait, <i>fac-simile</i>. (<i>Epuisés.</i>) + +3º <i>Nouveaux documents inédits ou peu connus sur Montaigne.</i> 1850, +in-8, <i>fac-simile</i>. 3 fr. + +4º <i>De Christophe Kormart et de son analyse sur les Essais de +Montaigne.</i> Paris, 1849, in-8. (<i>Epuisé.</i>) + +5º <i>Documents inédits sur Montaigne</i>, no 3.--Éphémérides, Lettres, et +autres Pièces autographes et <i>inédites</i> de Montaigne et de sa fille +Eléonore. <i>Paris</i>, Jannet, 1855, in-8, <i>fac-simile</i>. 3 fr. + +6º <i>Recherches sur Montaigne, documents inédits</i>, no 4.--Examen de la +Vie publique de Montaigne, par M. Grün.--Lettres et remontrances +nouvelles.--Bourgeoisie romaine.--Habitation et tombeau à Bordeaux.--Vues, +plans, cachets, <i>fac-simile</i>.--R. Sebon. <i>Paris</i>, 1856, +in-8. 5 fr. + +</pre><hr class="short"><pre> + +<i>Poésies françoises de</i> J.-G. Alione (d'Asti), composées de 1494 à +1520, avec une notice biographique et bibliographique par M. J.-C. +Brunet. <i>Paris</i>, 1836, pet. in-8 goth. orné d'un <i>fac-simile</i>. 15 » + +<i>Proverbes basques</i>, recueillis (et publiés avec une traduction +française par Arnauld Oihénart. <i>Bordeaux</i>, 1847, in-8.) 10 » + +<i>Recueil</i> de réimpressions d'opuscules rares ou curieux relatifs +à l'histoire des beaux-arts en France, publié par les soins de MM. T. +Arnauldet, Paul Chéron, Anatole de Montaiglon. In 8, papier de Hollande. +(Tirage à 100 exemplaires.) + + I. Ludovicus Henricvs Lomenius, Briennæ comes, de pinacotheca sua. 1 50 + + II. Vie de François Chauveau, graveur, et de ses deux fils, Evrard, + peintre, et René, sculpteur, par J.-M. Papillon. 3 50 + +<i>Relation</i> des principaux événements de la vie de Salvaing de Boissieu, +premier président en la chambre des comptes de Dauphiné, suivie d'une +critique de sa généalogie et précédée d'une Notice historique, par Alfred +de Terrebasse. <i>Lyon</i>, impr. de Louis Perrin, 1850, in-8, fig. 7 » + +<i>Roman de Mahomet</i>, en vers, du XIIIe siècle, par Alex. du Pont, et +livre de la loi au Sarrazin, en prose, du XIVe siècle, par Raymond Lulle; +publiés pour la première fois et accompagnés de notes par MM. Reinaud et +Francisque Michel. <i>Paris</i>, 1831, gr. in-8 pap. vél., avec deux +<i>fac-simile</i> coloriés. 12 » + +<i>Roman de la Violette</i> ou de Gérard de Nevers, en vers, du XIIIe +siècle, par Gibert de Montreuil, publié pour la première fois par M. +Francisque Michel. Paris, 1834, gr. in-8 pap. vél. avec trois <i>fac-simile</i> +et six gravures entourées d'arabesques et tirées sur papier de Chine. 36 » + Pap. de Chine. 60 » + + <i>Roman (Le) de Robert le Diable</i>, en vers, du XIIIe siècle, publié +pour la première fois par G.-S. Trébutien. <i>Paris</i>, 1837, pet. in-4 goth. +à deux col., avec lettres tourneures et grav. en bois. 20 » + Pap. de Holl. 30 » + Pap. de Chine. 36 » + + +<i>Roman du Saint-Graal</i>, publié pour la première fois par Francisque +Michel. <i>Bordeaux</i>, 1841, in-12. 4» + +<i>Table</i> des auteurs et des prix d'adjudication des livres composant +la bibliothèque de M. le comte de La B*** (La Bédoyère). +Gr. in-8, pap. vél. 2 50 + +<i>Table</i> des prix d'adjudication des livres composant la bibliothèque +de M. L*** (Libri). <i>Paris</i>, 1847, in-8. 1 50 + +<i>Table</i> des prix d'adjudication des livres de M.I.m.d.R. (du Roure). +<i>Paris</i>, 1848, in-8. 1 25 + +<i>Trésor</i> des origines, ou Dictionnaire grammatical raisonné de la +langue française, par Ch. Pougens. <i>Paris</i>, imprimerie royale, 1819, +in-4. 6 » +</pre><hr class="short"><pre> +<i>Manuel-Annuaire de l'imprimerie, de la librairie et de la presse</i>, +par F. Grimont, avocat, s. Chef du bureau de la librairie au Ministère de +l'intérieur. In-12. 4 » + + Sous presse le <i>Manuel</i> pour 1857, complément de la 1re édition, + avec tables analytiques de toutes les matières contenues dans les + deux volumes. +</pre><hr class="short"><pre> +</pre> + +<h3>LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE</h3> + +<h2>COURRIER DE LA LIRRAIRIE</h2> + +<p>Ce Journal paraît tous les samedis. Il contient les documents +officiels concernant l'imprimerie, la librairie, et tout ce qui s'y rattache,--une +Chronique judiciaire,--le Catalogue, d'après les +documents officiels, des livres, cartes, estampes, oeuvres de musique, +etc., imprimés en France.--A titre de prime, les abonnés +reçoivent: 1o le <i>Catalogue général de la librairie française au +XIXe siècle</i>, par M. Paul Chéron, ouvrage exclusivement imprimé +pour eux, et qui ne sera pas mis dans le commerce; 2o un +bon de vingt francs de livres à prendre dans la <i>Bibliothèque Elzevirienne</i>, +à leur choix.--Prix de l'abonnement pour un an: +Paris, 20 fr.; départements, 22 fr.; Etranger, 20 fr., et le port +en sus.--Bureaux, à Paris, rue de Richelieu, 15; à Leipzig, chez +T. O. Weigel; à Londres, chez John Russell Smith.--Rédacteur +en chef, P. Boiteau. Propriétaire-Gérant, P. Jannet.</p> +<br> +<hr class="short"> +<br> + +<h1>MANUEL</h1> + +<h5>DE</h5> + +<h2>L'AMATEUR D'ESTAMPES</h2> + +<h3>PAR M. CH. LE BLANC</h3> + +<p class="mid">OUVRAGE DESTINÉ A FAIRE SUITE AU</p> + +<h5>Manuel du Libraire et de l'Amateur de Livres</h5> + +<p class="mid">PAR M. J.-CH. BRUNET</p> + +<h5>Conditions de la Publication.</h5> + +<p>Le <i>Manuel de l'Amateur d'Estampes</i> sera publié en 16 livraisons, +composées chacune de dix feuilles, ou 160 pages gr. in-8, à deux +colonnes, imprimées sur papier vergé, avec monogrammes intercalés +dans le texte. Le prix de chaque livr. est fixé à 4 fr. 50 c.; il est tiré +quelques exempl. sur <i>papier vélin</i> au prix de <i>huit francs</i> la livraison.</p> + +<p>LES 8 PREMIÈRES LIVRAISONS (A-Melar) SONT EN VENTE</p> + +<p class="sml"><i>Ces livraisons forment deux volumes, la moitié de l'ouvrage.</i></p> + +<p class="sml">La 9e livraison paraîtra le 15 juin 1857, les suivantes dans un délai +rapproché.</p> +<br> +<hr class="short"> +<br> +<h3>RECUEIL</h3> + +<h5>DE</h5> + +<h2>CHANSONS, SATIRES, ÉPIGRAMMES</h2> + +<p class="mid">Et autres poésies relatives à l'histoire des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles</p> + +<h5>CONNU SOUS LE NOM DE</h5> + +<h3>RECUEIL DE MAUREPAS</h3> + +<h4>PUBLIÉ PAR M. ANATOLE DE MONTAIGLON</h4> + +<p class="mid"><span class="sml">Ancien Elève de l'Ecole des Chartes<br> +Membre résidant de la Société des Antiquaires de France.</span> +</p> + +<p>Le Recueil de Maurepas sera publié en six forts volumes +grand in-8o à 2 colonnes, imprimés sur beau papier +vergé, en caractères neufs. Il paraîtra un volume tous les deux +mois. Le prix est fixé à 25 fr. par volume, ou 150 fr. pour +l'ouvrage complet. Chaque volume sera payé au moment de +la livraison. Il ne sera tiré que 300 exemplaires. La souscription +sera close prochainement, et le prix sera augmenté +pour les personnes qui n'auront pas souscrit.</p> +<br><br> + +<h1>LA MUSE HISTORIQUE</h1> + +<h5>ou</h5> + +<h3>RECUEIL DES LETTRES EN VERS</h3> + + +<p class="mid">CONTENANT LES NOUVELLES DU TEMPS, ÉCRITES A SON ALTESSE<br> +MADEMOISELLE DE LONGUEVILLE, DEPUIS DUCHESSE<br> +DE NEMOURS (1650--1665) +</p> + +<h4>Par. J. LORET.</h4> + +<p class="mid"><i>Nouv. édition, revue sur les manuscrits et sur les éditions originales<br> +et augmentée d'une table générale des matières,<br> +par</i> ED. V. de La Pelouze et J. Ravenel.</p> + +<p class="sml">Les Lettres en vers de Loret sont assurément un des ouvrages les +plus curieux à consulter, une des sources les plus abondantes en précieux +renseignements auxquelles il soit possible de puiser, pour quiconque +veut étudier avec soin l'histoire politique ou littéraire de la +France pendant la période de temps qu'embrasse cette gazette rimée. +Pour seize années de la vie du grand siècle, on y trouve, en effet, +outre la relation de tous les actes importants de la minorité et des premiers +jours du règne de Louis XIV, le récit détaillé de ces mille petits +faits divers qui préparent, qui expliquent les grands événements; qui +ont passé presque inaperçus des contemporains eux-mêmes, et dont +les plus pénibles et les plus minutieuses recherches n'amèneraient pas +toujours l'historien à saisir la trace ailleurs. Là, toutefois, ne se borne +pas le mérite de la <i>Muse historique</i>. Un certain attrait nous pousse +tous, plus ou moins, à rechercher les particularités intimes de la +vie des personnages que l'histoire fait poser devant nous; cette curiosité +est, ici, très amplement satisfaite. Bruits de la ville, nouvelles +de la cour, entrées princières, fêtes publiques, festins royaux, représentations +théâtrales, bals et ballets, mystères de la ruelle et parfois +de l'alcôve, Loret tient note de tout, révèle tout, décrit tout en vers +abondants et faciles, spirituels et naïfs, burlesques mais pleins de bon +sens, libres mais non effrontés, empreints toujours d'un profond respect +pour la vérité.</p> + +<p class="sml">Ces qualités, aujourd'hui bien reconnues, et le haut prix qu'atteignent +dans les ventes publiques les exemplaires même imparfaits de la +<i>Muse historique</i>, nous ont décidé à réimprimer ce livre. Les éditeurs, +indépendamment de ce qu'il leur a été possible de se procurer des lettres +originales imprimées, ont fort utilement consulté deux manuscrits +des bibliothèques impériale et de l'Arsenal. Un troisième, inappréciable +volume relié aux armes de Fouquet et de la comtesse de Verrue, +auxquels il a successivement appartenu, a été mis à leur disposition +avec la plus gracieuse obligeance par son possesseur actuel, M. Grangier +de la Marinière, le zélé bibliophile. Ces diverses communications, +la dernière surtout, ont permis de faire disparaître presque entièrement +les voiles souvent bien épais que, lors de l'impression de sa gazette, +Loret a jetés, par prudence, sur un grand nombre de figures de +son musée historique.</p> + +<p class="sml">Rien n'a été négligé, sous le rapport des soins littéraires, pour que +cette nouvelle édition soit digne des amateurs auxquels elle est destinée. +L'exécution matérielle sera dirigée de manière à satisfaire les +plus difficiles.</p> + +<p class="sml">L'ouvrage, sous presse, se composera de 4 forts volumes grand in-8 +à 2 colonnes.--Prix de chaque volume: 15 fr.</p> +<br> + +<h3>LIBRARY OF OLD AUTHORS.</h3> + +<p class="sml">M. John Russel Smith, libraire à Londres, publie une collection +destinée à prendre en Angleterre la place occupée en France par +la <i>Bibliothèque elzevirienne</i>. Plusieurs ouvrages sont en vente ou +sous presse. Tous les volumes sont imprimés uniformément et avec +soin, avec des fleurons et lettres ornées, reliés en percaline, et +se vendent à des prix modérés. Voici la liste des premières publications.</p> + +<pre> + <b>En vente:</b> + +The Dramatic and Poetical Works of John Marston. Now first collected +and edited by J. O. Halliwell. 3 vols. cart. en toile. 22 50 +The Vision and Creed of Piers Ploughman. Edited by Thomas Wright; a +new edition, revised, with additions to the Notes and Glossary. +2 vols. cart. 15 » +John Selden's Table Talk. A new and improved Edition, by S. W. Singer, +1 vol. 7 50 +Francis Quarle's Enchiridion. 1 vol. cart. 4 50 +Increase Mather's Remarkable Providences of the Earlier Days of American +Colonization. With Introductory Preface by George Offor. Portrait. 7 50 +The Poetical Works of William Drummond of Hawthornden. Edited by W. B. +Turnbull. Portrait. 7 50 +George Wither's Hymns and Songs of the Church. 7 50 +The Miscellanies of John Aubrey, F.R.S. 6 » +The Miscellaneous Works of Sir Thomas Overbury, 1 vol. 7 50 +The Poetical Works of the Rev. Robert Southwell. 1 v. 6 » +The Iliads and the Odysseys of Homer, translated by George +Chapman. 2 vol. 18 » + + <b>Sous presse:</b> + +The Journal of a Barrister of the name of Manningham, for the years +1600, 1601 and 1602; containing Anecdotes of Shakespeare, Ben Johnson, +Marston, Spenser, Sir W. Raleigh, Sir John Davys, etc. Edited from the +ms. in the British Museum, by Thomas Wright. + +The Rev. Joseph Spence's Anecdotes of Books and Men, about the time of +Pope and Swift. A new Edition by S. W. Singer. + +The Prose Works of Geoffrey Chaucer, including the Translation of Boethius, +the Testament of Love, and the Treatise on the Astrolabe. Edited by T. Wright. + +King James' Treatise on Demonology. With Notes. + +The Poems, Letters and Plays of Sir John Suckling. + +Thomas Carew's Poems and Masque. +</pre> + +<i>Dépôt à Paris, chez</i> P. Jannet, <i>éditeur de la Bibliothèque +Elzevirenne, rue Richelieu, 15.</i> + + +<hr class="short"> + +<br><br> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Roman Comique, by Paul Scarron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN COMIQUE *** + +***** This file should be named 27772-h.htm or 27772-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/7/7/27772/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + diff --git a/27772-h/images/001.png b/27772-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8a4333d --- /dev/null +++ b/27772-h/images/001.png diff --git a/27772-h/images/A.png b/27772-h/images/A.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d113314 --- /dev/null +++ b/27772-h/images/A.png diff --git a/27772-h/images/C.png b/27772-h/images/C.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ca64cb3 --- /dev/null +++ b/27772-h/images/C.png diff --git 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