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+The Project Gutenberg EBook of Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Le dernier chevalier
+
+Author: Paul H. C. Féval
+
+Release Date: January 14, 2009 [EBook #27806]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER ***
+
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+
+Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the
+Online Distributed Proofreading Canada Team at
+http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr))
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+LE DERNIER CHEVALIER
+
+
+
+
+ PAUL FÉVAL
+
+ LE DERNIER
+ CHEVALIER
+
+SEULE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE
+
+
+ ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
+
+PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22--PARIS
+
+
+
+
+LE DERNIER CHEVALIER
+
+
+
+
+I
+
+M. JOSEPH ET M. NICOLAS
+
+
+Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour avait «ses
+vapeurs», cette migraine du XVIIIe siècle dont on s'est tant moqué et
+que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur
+commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des
+noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le
+grec de cuisine qui les gonfle?
+
+M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien
+sonnés, se trouvait incommodé légèrement d'un rhume de cerveau, gagné
+l'année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de
+Kloster-Seven, qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la
+Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c'était, ce
+maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, qui ne l'aimait pas
+tous les jours, disait de lui:
+
+«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! Il ne
+flattait jamais que nos ennemis.
+
+Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait
+depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans
+Paris:
+
+ Armand acheta sa pelisse,
+ (Dieu vous bénisse!)
+ Avec l'argent
+ De Cumberland...
+
+Et encore:
+
+ Armand, pour payer le maçon,
+ Godille frétille, pompon,
+ Se fût trouvé bien pauvre,
+ Pompon, frétillon,
+ Sans la pêche de ce poisson
+ Qu'il prit dans le Hanovre...
+
+Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui sourit sur notre
+boulevard, et qui porte encore le nom de «Pavillon de Hanovre». Ce nom
+fut la seule vengeance de la France contre le général d'armée philosophe
+qui, vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main frivole, avait
+pris la plume au lieu de l'épée et signé un reçu au lieu de livrer une
+bataille.
+
+Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de Hanovre coûta deux
+millions. La France en «faillit crever», selon l'expression un peu crue
+de l'abbé Terray; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans,
+toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour
+employer son style troubadour, «n'ayant pas encore renoncé à plaire». Il
+était né coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l'aurait
+gêné dans ses habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut
+pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!»
+
+Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV, Jeanne-Antoinette
+Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maréchal duc de
+Richelieu qui ne battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis
+XVI, veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau de
+son troisième fils, le comte d'Artois, depuis Charles X, condamné par
+les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas
+encore les angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons sinistres
+qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle avait la crainte
+instinctive, j'allais dire le pressentiment du poison, car elle fit
+visiter en secret le comte d'Artois par la Breuille, médecin de Mme
+Adélaïde, pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné.
+
+M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté
+qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la
+guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis
+savait chanter le champagne et l'amour; ses oeuvres éclaboussent
+souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous
+ne pouvez pas le supposer content.
+
+Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient,
+résistaient, travaillant de tout leur coeur à la révolution qui allait
+leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à
+l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de
+petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine,
+est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets
+doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui
+demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait
+çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus,
+sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme
+de sa puissance; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise; la
+cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et
+la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser.
+
+Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la
+désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout
+l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé,
+des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de
+maître:
+
+ Soubise dit, la lanterne à la main:
+ «J'ai beau chercher, où donc est mon armée?
+ Elle était là, pourtant, hier matin,
+ S'est-elle donc en allée en fumée?
+ Je l'ai perdue et suis un étourdi;
+ Mais attendons au grand jour, à midi...
+ Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie,
+ Prodige heureux! la voilà! la voilà!...
+ Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là?
+ Je me trompais, c'est l'armée ennemie!»
+
+Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le
+grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait
+de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux
+abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué
+avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés
+de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline,
+sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait.
+
+Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes,
+méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude.
+
+Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En
+une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa
+correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au
+faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se
+prosterna devant lui.
+
+Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la
+France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée.
+
+C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et
+qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était
+pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches
+profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos
+colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions
+l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous
+martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au
+profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de
+honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de
+Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.
+
+Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les
+quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle,
+peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa
+carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme
+français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la
+Fayette[1].
+
+Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de passer, dans une
+certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le
+comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut
+l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le
+grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis
+une bonne part de ce qu'il nous perdait.
+
+Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au
+pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme
+dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le
+marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et
+persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les
+philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut
+enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en
+comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu
+de l'ancienne.
+
+Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies,
+madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne.
+
+Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la
+tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours
+engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de
+Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal,
+ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si
+viles que l'héroïsme y fait tache.
+
+Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de
+police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue
+Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras,
+veuve d'un sergent juré de la ville.
+
+Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce Marais; mais c'était
+un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général,
+l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus
+délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez
+osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour
+avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la
+chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.
+
+De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires
+privés qu'on nomme des _reporters_. Leur emploi consiste à désennuyer
+non plus un vieux roi, mais un vieux peuple.
+
+Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du
+Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire.
+C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer
+définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son
+nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et
+encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus
+en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques
+pauvrement éclairées allaient se fermant.
+
+Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue
+était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur
+jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées,
+représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main.
+La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne
+savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions.
+D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à
+l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les
+clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait
+corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les
+Trois-Marchands.
+
+--Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant
+dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses
+comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si
+j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère?
+
+--Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40
+ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute seule, dans
+son temps, trois ou quatre portions de «beauté du diable;» justement, je
+songeais à vous, moi aussi.
+
+--Vraiment?
+
+--Vraiment tout à fait!... En voulez-vous?
+
+Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un verre profond et
+large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses
+grosses joues, sous forme de vin d'Arbois. Elle emplit le verre et
+l'offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie:
+
+--Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M.
+l'inspecteur.
+
+--M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes fraîche comme la
+pêche, ma commère, et quoique je n'aie pas soif du tout, j'accepte avec
+plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre... À votre
+santé... Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie?
+
+La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui allait point
+encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit:
+
+--C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais ça m'est recommandé
+pour mon estomac.
+
+--Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi.
+
+Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle en eût versé
+le contenu dans une cuvette.
+
+--Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin.
+
+--Ah! fit Marais: Joseph qui?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Et après?
+
+La femme Homayras hésita.
+
+--Est-ce tout? reprit Marais.
+
+--Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous...
+
+--À M. Joseph? Il vous est donc suspect?
+
+--Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, ce bonhomme-là!
+
+--Il est riche?
+
+--Ah! mais non!
+
+--Que fait-il?
+
+--Rien... C'est-à-dire... il rage!
+
+--Oh! oh! contre qui?
+
+--Contre les Anglais.
+
+--Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient.
+
+--Et contre la compagnie...
+
+--Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, depuis M. de
+Choiseul.
+
+--Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle de Madras, de
+Pondichéry, de Bombay...
+
+--La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, nous nous en
+moquons comme du Canada, Madeleine! Qui fréquente-t-il?
+
+--Personne.
+
+--En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux.
+
+--Savoir!
+
+La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur, prenant la bouteille à
+son tour, emplit le verre lui-même.
+
+--Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il.
+
+Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois:
+
+--Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. J'ai dit qu'il ne
+recevait personne, mais ce n'est pas le mot tout à fait. Il vient
+quelqu'un le voir.
+
+--Qui ça?
+
+--Un jeune homme.
+
+--Souvent?
+
+--Tous les jours.
+
+--À quelle heure?
+
+--Dès le matin.
+
+--Il reste longtemps?
+
+--Jusqu'au soir.
+
+--Que font-ils, tous les deux?
+
+--L'un dicte, l'autre écrit.
+
+--C'est le jeune homme qui écrit?
+
+--Et c'est M. Joseph qui dicte.
+
+--Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?
+
+--M. Nicolas.
+
+--Nicolas tout court aussi?
+
+--Aussi, oui, Nicolas tout court.
+
+--Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle... M. Joseph! M. Nicolas! M.
+Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge aux Trois-Marchands!...
+
+--Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison n'est-elle pas tenue
+sur un assez bon pied pour cela!
+
+Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais s'empressa de
+s'excuser, disant:
+
+--Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi a-t-il l'air?
+
+--Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a l'air d'un roi.
+
+[Note 1: Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit
+tirer _en pleine paix_ sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée
+au fourreau et portait en outre le drapeau parlementaire. La première
+épithète appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par
+les gazettes européennes fut celle-ci: _Coquin_. Le fait est contesté
+(en Amérique).]
+
+
+
+
+II
+
+ARRIVÉE DE L'INCONNUE
+
+
+M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, grassouillet:
+un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous auriez presque
+pris pour un financier, tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la
+marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez
+fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa
+provision d'anecdotes.
+
+Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, puisque c'est à
+peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond de ses
+tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud
+joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal,
+beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, faisant mousser du même
+coup de blaireau, son courage, sa lâcheté, ses convoitises, son bon
+coeur, ses cruautés, son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si
+étrangement le niveau de nos moeurs, assassiner la vie privée et crotter
+jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe moyenne en France.
+
+Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV,
+qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pouvait: chez
+la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux
+chez Marais.
+
+Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. Il jouissait de
+la considération _sui generis_ dévolue à ceux qui regardent dans les
+maisons par les trous de serrure. Les curieux d'un côté, de l'autre les
+poltrons de scandale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il
+portait des bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans une
+boîte d'or.
+
+Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques familles,
+mais c'était pour gagner sa vie.
+
+La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée impunément d'un si
+attrayant personnage, et, quoique rien dans la conduite de M. Marais
+n'eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre gens de
+bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un jour
+venant, jusqu'à la dignité d'_observatrice_.
+
+--D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en dédis pas, il a
+l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi,
+donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la
+mine de M. Nicolas, et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a
+dans les yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa
+tournure, et tout!
+
+--Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous enflammez,
+Madeleine!
+
+--Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la veuve. Ils sont
+ensemble dans la chambre qui a un _oeil_.
+
+Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais avait été éveillée,
+mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors de son gousset une montre
+épaisse et large et la consulta avec ostentation.
+
+--Mon aimable commère dit-il en se levant, l'_oeil_ aura tort pour
+aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de
+contempler les vôtres.
+
+--Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé!
+
+--Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, et je n'ai pas
+encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph
+et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la
+chambre qui a un _oeil_...
+
+--Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph est chez moi, pas
+une seule dame n'a passé le seuil de sa porte!
+
+--On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante au bas de
+l'escalier.
+
+--Faites monter! ordonna la veuve.
+
+Et elle ajouta:
+
+--C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, et hormis M.
+Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph.
+
+M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait à sortir.
+On entendit un pas léger qui montait l'escalier. Madeleine se mit à
+rire.
+
+--Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; on dirait que
+ça sent la jeunesse!
+
+M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait justement pour lui
+baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en sursaut. Une
+voix douce disait sur le palier:
+
+--Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement de M. Joseph?
+
+La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir une femme, vêtue
+de noir et coiffée «à la créole», d'un voile de dentelle très riche et
+très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage.
+
+--Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince et un roi, voici la
+reine! Et moi qui ne demandais qu'une bergère!
+
+--Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?... avait commencé
+Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présence d'un
+homme du bel air tel que M. l'inspecteur.
+
+Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa phrase. Elle fit
+une profonde révérence, accompagnée d'un «À votre service,
+Mademoiselle,» et sortit précipitamment pour conduire elle-même la
+nouvelle venue jusqu'à l'appartement de son locataire.
+
+Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La
+figure du chasseur d'aventures avait une si singulière expression que la
+veuve lui demanda:
+
+--Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!
+
+--Reconnue! répéta Marais: je la connais donc?
+
+--Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous voir là planté
+comme un mai...
+
+--C'est la surprise.
+
+--Surprise de quoi?
+
+--Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!...
+
+--Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?
+
+--Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; mais il y a des
+choses qui passent à travers les voiles.
+
+--Ça, c'est vrai, dit Madeleine.
+
+--Dites-moi bien vite qui elle est.
+
+--Je n'en sais rien.
+
+--Comment! vous aviez pourtant débuté par de la rudesse...
+
+--Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.
+
+--Et vous avez fait une révérence...
+
+--Comme pour un évêque, je ne dis pas non!
+
+--Et vous l'avez appelée «Mademoiselle...»
+
+--Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des choses qui se
+voient à travers les voiles: vous l'avez dit vous-même.
+
+--C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour.
+
+Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau sur un meuble,
+puis sa canne dans un coin et reprit d'un ton digne:
+
+--Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir l'_oeil_ de la
+chambre, là-bas, pour service public.
+
+Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en arriver là, et
+pourtant elle n'obéit point tout de suite.
+
+--Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu d'artifice au
+Pont-Tournant, pour la petite victoire de M. d'Aché, qui a brûlé quatre
+frégates anglaises?
+
+--Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry est ravitaillé...
+
+--Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la veuve, de montrer de
+la complaisance aux amis qu'on a dans le gouvernement, s'ils ne vous
+retournaient pas de temps en temps vos politesses.
+
+--Vous avez envie de voir les fusées?
+
+--Oui, mais pas avec le peuple.
+
+--C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts pour le
+boulingrin de la Petite-Provence.
+
+--Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du bord de l'eau?
+
+--Ce sont les places du beau monde.
+
+--Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le bras, vous, M.
+Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence, je suppose que nous ne
+salirions pas les banquettes du beau monde à nous deux!
+
+--Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au bien du roi, si
+j'allais ainsi promener les dames à l'heure de la besogne? Vous aurez
+des billets bleus à fleurs de lis jaunes. C'est dit, mais je ne vous
+accompagnerai pas... Voyons! faisons vite!
+
+Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle où
+l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine l'arrêta encore.
+
+--Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur à M. Joseph, en
+suite de tout ceci.
+
+--Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? Voici déjà deux ans que
+Robert-François Damiens a été roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï
+dire qu'il ait laissé derrière lui des complices.
+
+--A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce brave homme-là! fit
+la veuve. C'est la douceur même! S'il avait une mouche à tuer, il
+sonnerait la chambrière. J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se
+trouver dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes...
+
+--Bien! bien! C'est un banqueroutier?
+
+--Je ne dis pas cela...
+
+--Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce n'est pas lui
+qui m'occupe, mais bien la ravissante inconnue. J'ai un flair étonnant
+pour ces choses-là, voyez-vous: je parierais que nous sommes sur la
+piste d'une bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en chasse,
+ma commère!
+
+Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte donnait accès sur
+un couloir étroit et assez long, à l'extrémité duquel s'ouvrait une
+toute petite chambre qui prenait jour sur le corridor. La veuve et
+l'inspecteur y entrèrent sans bruit, et le carreau dormant qui laissait
+passer un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont la chute
+suffit à produire une complète obscurité.
+
+Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible et pareil au
+grinchement d'un guichet qui s'ouvre.
+
+Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la muraille, à quatre
+pieds du sol, un disque qui avait à peu près le diamètre et l'apparence
+d'une écumoire, percée d'une multitude de trous brillants.
+
+C'était l'_oeil_ de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.
+
+À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant discrètement
+dans le noir. M. Marais s'en approcha sur la pointe du pied, gaiement et
+souriant d'avance au succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il
+passé au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi,
+balbutiant d'une voix altérée:
+
+--Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six chandelles, moi! on
+dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!
+
+La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit qu'un saut jusqu'à
+la muraille, pendant que ce cri s'étouffait dans sa gorge:
+
+--M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! ce serait
+pour en perdre la tête!
+
+Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, pour tout
+de bon, et regarda à son tour dans la chambre voisine.
+
+
+
+
+III
+
+L'OEIL DE POLICE
+
+
+La chose appelée _oeil de police_ par les gens du métier et aussi
+_regard_, n'est pas du tout une invention moderne On en trouve des
+traces assez nombreuses dans l'antiquité, où l'espionnage se pratiquait
+honorablement aussi bien dans les monarchies que dans les républiques.
+En fait d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont
+généralement remporté les premiers prix.
+
+À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité qui régnait
+dans cette patrie du vice rogue et tout hérissé de stoïque vanité. Ils y
+servaient surtout à surveiller les études des jeunes voleurs exercés aux
+frais de l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de
+l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité des aspirants
+au baccalauréat, distribuant des diplômes aux mains les mieux crochues
+et notant d'infamie les paresseux que la puberté avait surpris ne
+sachant pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens.
+
+À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais où la science
+architecturale déployait toutes ses ressources pour allonger la vue des
+observateurs, en multipliant la puissance de leur ouïe. L'_oeil_ de
+Denys l'ancien, qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait
+la forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, déjà
+maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque s'étendait sur ce
+lit entendait tout ce qu'on disait, voyait tout ce qu'on faisait dans la
+superbe Ortygie.
+
+Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont chaque maison
+avait cent yeux comme Argus, et le plus grand de nos poètes nous a
+appris qu'à Padoue, autre république, «on marchait _dans_ les murs.»
+Ceci est le comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour
+l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans l'épaisseur des
+murailles; aussi j'ai presque honte d'en revenir à la pauvre écumoire de
+Madeleine Homayras.
+
+C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de l'art. Aucune
+république ancienne ou moderne n'aurait voulu de cette misérable
+installation, mise en usage dans les hôtelleries de Paris, selon
+Peuchet, durant les premiers troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson
+avait multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description dans ses
+mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la démolition du quartier
+sordide où les magasins du Louvre étalent maintenant leurs
+magnificences, tout Paris vint en procession visiter l'_oeil de police_
+du cabaret-garni du Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière
+le Château d'eau du Palais-Royal.
+
+Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout _oeil de police_ était
+construit d'après ce principe, qu'étant donné deux pièces contiguës,
+l'une sombre et l'autre éclairée, l'intérieur de la première échappe à
+la vue de la seconde, tandis que tout regard partant de la première est
+maître des moindres détails de sa voisine.
+
+La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, quand on se
+sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, dans les auberges, on n'y
+mettait point tant de façons, et l'_oeil_ de la rue Pierre-Lescot, que
+j'ai vu et touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, du
+côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte ou plutôt
+souillée dans le ton exact de la muraille.
+
+Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de la chambre éclairée,
+se trouvait un rayon de sapin, soutenu par deux consoles du même bois;
+le tout, vieux et vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment
+le _regard_ à travers lequel, malgré la poussière accumulée, on voyait
+comme s'il n'y eût pas eu de cloison.
+
+Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve Homayras. Son
+_écumoire_, placée là peut-être en d'autres temps, dans un but
+d'espionnage politique, ne servait plus qu'à la cueillette des nouvelles
+à la main; et encore fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au
+dépourvu pour venir chercher ses prétentaines dans un quartier si
+démodé.
+
+Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: il y avait bien
+là une aventure; mais, au lieu d'une comédie à l'eau de rose, il tombait
+au plein d'un gros drame où il y avait des larmes et du sang.
+
+Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, inquiète à juste
+titre pour la bonne renommée de son garni:
+
+Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux bougies et où
+brillait en outre un feu ardent qui remplissait la cheminée, se trouvait
+une table, couverte de papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une
+carte géographique de très grandes dimensions, dessinée et coloriée à la
+main, était étendue. Elle couvrait presque tout le carré de la table et
+se déroulait jusqu'à terre, de sorte que l'un de ses angles
+disparaissait sous le corps d'un homme de 60 ans à peu près, tout
+sanglant et gisant sur le carreau entre le foyer et la table.
+
+Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée en traits si
+distincts, que le regard de Marais et aussi celui de la veuve allaient à
+elle, bon gré, mal gré, en dépit du cadavre taché de rouge qui en
+froissait un des coins. Et, tout en restant fascinés par le tragique
+spectacle inopinément offert à leurs yeux, ils étaient contraints de
+lire ces mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu
+liquide: _Carte des conquêtes de la France_... et ce nom, qui flamboyait
+autour d'une tache pourpre, en forme d'étoile: MADRAS.
+
+L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, les jambes
+écartées, la tête renversée dans la forêt de ses cheveux touffus et
+grisonnants; mais, loin d'avoir la pâleur de la mort, sa figure, frappée
+à revers par les chauds reflets du foyer, semblait écarlate.
+L'immobilité suprême avait évidemment saisi ses traits dans les
+contractions d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques
+surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés autour de la bouche par
+un courroux terrible ou une poignante douleur.
+
+Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, jouait avec la flamme
+de l'âtre comme un long rubis affilé que la langue du feu aurait léché.
+Au-delà du couteau, une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite
+taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée et souillée
+d'une large maculature de sang, vers l'arme qu'elle touchait presque.
+
+Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras demi-nu et de
+proportions exquises, au buste gracieux d'une jeune fille, vêtue de
+noir et bien plus pâle que le prétendu mort. L'inspecteur et la veuve
+n'avaient pas de peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout
+à l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient point vu alors
+son visage, mais le costume et la tournure suffisaient à lever tous les
+doutes.
+
+Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète qu'il était (tous les
+policiers le sont un peu), avait dit que la beauté de cette jeune fille
+perçait son voile. Le fait est que cette beauté éblouissait. Il y avait
+un rayonnement extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint,
+contrastant avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux
+noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa splendeur et
+quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés par les larmes, mît
+dans l'ombre le regard de ses longs yeux, on devinait, on voyait presque
+l'éclair profond qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa
+prunelle.
+
+Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux de virginal
+despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse qui l'avait terrassée
+aujourd'hui ne pouvait éteindre la lumière des joies d'hier. Ainsi reste
+aux tempes de ceux que la foudre précipita du trône cette trace,
+blessure ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes généreuses
+et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre siècle: la dévotion au
+malheur.
+
+Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, noyés dans une
+heure de mortelle souffrance, et, je vous le dis, cela parlait: le
+bonheur passé aussi bien que le malheur présent. Sur ses lèvres
+décolorées, une fraîcheur s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et
+caresse. Jamais celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car
+la fleur est surtout fleur quand elle se penche...
+
+Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, elle avait dû
+tomber de son haut. Sa tête, qui avait une légère plaie, d'où sortait
+une gouttelette de sang, s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux
+ruisselaient jusqu'à baigner le flanc du vieillard.
+
+Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil et qui était
+agenouillé entre eux deux. C'était un jeune homme portant le costume
+militaire et les insignes d'officier: celui-là même dont Madeleine avait
+dit qu'il avait l'air d'un roi.
+
+Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIIIe siècle, ne
+portaient guère sous leur perruque poudrée le caractère de mâle vigueur
+qui distinguait notre beau soldat. Louis XV, à la vérité, avait été un
+superbe roi de cire, mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le
+grand Frédéric avait été «laid comme un pou», selon l'expression trop
+précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre ne comptaient déjà
+plus: têtes grosses et rouges d'employés bien payés; les rois d'Espagne,
+joues bilieuses et creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques,
+et Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des jupes.
+
+Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver un porte-couronne
+à la mine gaillarde, vaillante et encore, ce vrai Français et ce vrai
+roi, dernière idole des peuples, qui battait si dur et qui riait si
+bien, était venu au monde, dit-on, avec la barbe grise.
+
+Si donc _M. Nicolas_, puisque tel était le nom du jeune officier, avait
+l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est tout bonnement que
+Madeleine, sans trop le vouloir ni le savoir, rendait hommage à la
+royauté: pour elle, la vigoureuse jeunesse de ce soldat épandait le
+prestige de sérénité, de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent
+en vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, les
+enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, prêtaient
+naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire.
+
+Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre la poitrine de M.
+Joseph, à la place du coeur; mais en même temps, il se penchait vers la
+jeune fille, et tout en lui disait que son esprit, sa pensée, son âme,
+inclinaient là irrésistiblement.
+
+Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet de tout son
+être, il y avait une profonde désolation qui pouvait se traduire et se
+partager ainsi: dévouement, respect et compassion pour le vieillard,
+amour sans bornes pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait
+avoir abandonnée.
+
+Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages groupés
+ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? Madeleine, dans le premier
+moment de son effroi, venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M.
+le gouverneur».
+
+Gouverneur de quoi?
+
+Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur de
+police, vous vous doutez bien que Madeleine n'avait pas, pour lui,
+retourné le fond de son sac.
+
+Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire.
+
+
+
+
+IV
+
+JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON
+
+
+Certain soir de novembre, environ deux semaines en çà, un carrosse de
+louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, à la porte des
+Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, malade et ayant peine à se
+soutenir. Il avait avec lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne
+parlait pas bien le français et qui portait un singulier costume dont la
+principale pièce consistait en un châle-cachemire, drapé sur une chemise
+de laine et cachant la ceinture d'un large pantalon de toile indienne.
+
+Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à l'eau, qu'il
+assaisonnait lui-même avec une poudre très violemment aromatique qui
+ressemblait à du poivre blanc. Son maître vivait de l'air du temps, ne
+recevait jamais personne et sortait régulièrement après la brune tombée,
+pour rentrer fort tard dans la nuit.
+
+Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon tombé de la
+poche de M. Joseph; c'était un fragment de lettre, commençant par ces
+mots: «Monsieur le gouverneur...» On en fit des gorges chaudes à la
+cuisine, et le nom de M. le gouverneur lui resta.
+
+Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus.
+
+Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus là pour monter
+la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, le beau capitaine,
+s'adressa à une servante qui ne résista point à sa grande mine ni
+surtout au louis d'or qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la
+servante, mais elle courut s'installer dans sa chambre noire pour voir
+au moins comment «M. le gouverneur» allait recevoir l'intrus.
+
+Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine ouvrait son
+_oeil_, mais jusqu'alors elle avait vu peu de chose et n'avait rien
+entendu, sinon les plaintes du malade et le baragouin de Saëb, qui
+n'avait pas l'air d'un domestique commode. Ce jour-là, sa curiosité fit
+une ample récolte.
+
+M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête tournée vers la
+ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant en entrant, il ne se
+retourna point, mais il dit avec une colère dolente:
+
+--Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?
+
+--Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; je vous engage
+ma parole qu'on ne vous laissera pas mourir!
+
+Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, mais encore
+marquis.
+
+Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu la voix qui
+parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable de sauter hors de sa
+couche aussi lestement qu'il le fit. Ce fut un bond de jeune homme, il
+se trouva sur ses pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon
+sourire aux lèvres, pour dire presque gaiement:
+
+--Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.
+
+De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce premier moment, que
+M. Nicolas était un chevalier.
+
+Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent une
+cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père et un fils qui se
+retrouvent après une longue séparation. Le bonhomme disait, et il avait
+des larmes plein les yeux:
+
+--Ah! garçon! garçon! que je suis content de te revoir! Saëb m'a planté
+là! c'est un coquin, comme tous les Bengalis; j'étais tout seul, dans
+cette auberge, et les Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris,
+qui me cherchent pour m'assassiner!
+
+--Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont qu'à essayer, ils
+trouveront à qui parler, me voici!
+
+--C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et serre-moi comme il
+faut; il me semble que tu me redonnes de la jeunesse et de la vie.
+
+--Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait de son mieux pour
+ne pas montrer toute son émotion. Je voudrais, en effet, vous donner ma
+vie et ma jeunesse.
+
+--Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme.
+
+--Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète et très
+mécontente.
+
+--Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas que je suis un
+écolier et que je buissonne? _By Jove!_ c'est là le vrai malheur!
+L'histoire dira de ma femme et de moi que j'avais des jupons pour ne pas
+aller jambes nues, parce qu'elle portait les culottes!
+
+Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant que sa face,
+très colorée, devenait pâle tout à coup.
+
+--Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes de détresse,
+voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous m'avez raconté que votre
+médecin ordinaire, là-bas, le docteur Siddons, vous accusait d'être
+nerveux comme un tigre...
+
+--Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre matou! Les tigres
+sont plus forts que les lions, et moi, je ne tiens pas sur mes jambes.
+J'ai été tigre, c'est vrai, j'ai été lion... Que Dieu juge ceux qui
+m'ont réduit à l'état où je suis!... Ah! ah! chevalier, nous étions trop
+grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts où règne la
+loi de nature, les arbres géants étouffent le petit bois, et n'est-ce
+pas justice? mais dans le monde, c'est le petit bois qui attaque les
+géants par le pied; ce sont les broussailles qui mangent les futaies, et
+les héros disparaissent submergés par le flot des lâches, des
+impuissants et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits de
+l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, comme Tarquin,
+à couper toute tête qui dépasse le niveau, Tarquin, tombé en enfance,
+tend son propre cou à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout
+sommeille, tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, sinon cette
+conspiration aveugle, mais immense, où les petits et les grands, les
+peuples et les rois, les nobles, les magistrats, les pamphlétaires et
+les ministres, les ignorants et les savants complotent ensemble à leur
+insu la culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette?
+
+--Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres du général qui
+combat vaillamment dans le Dekkan, mais qui souffre de la mauvaise
+volonté croissante de M. de Lally.
+
+--Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, qui brusquement se
+mit à parcourir la chambre à grands pas. Mme de Pompadour l'a trié entre
+mille pour ruiner l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète
+du pays et des moeurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! Brave,
+brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais jaloux, mais
+inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul, avait voulu, sans flotte,
+sans argent, sans soldats réguliers, il aurait gardé l'Inde à la France,
+rien qu'en nommant notre Bussy vice-roi!
+
+M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait avec déférence et
+qui dit:
+
+--M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis trois ans d'une façon
+héroïque, et tout homme de guerre doit avouer que sa résistance tient du
+miracle, mais...
+
+--Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de colère: vas-tu
+abandonner mon gendre, toi aussi?
+
+--Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement que M. de Bussy
+n'est qu'un soldat: un bras fort, un coeur intrépide, digne en tout
+d'être le gendre et le serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et
+il n'y a pas d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix en
+personne!
+
+Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine qu'elle ne
+l'avait jamais vu avant ce moment-là. Il se redressa si haut que son
+front dépassait celui de M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.
+
+--Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment lui?
+
+Et elle ajouta en elle-même:
+
+--Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux Trois-Marchands
+et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je gagnerais du coup de belles
+rentes!
+
+En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons et levait les
+épaules en riant avec bruit.
+
+--Vice-roi, répéta-t-il. _By Jove!_ garçon, tu nous la bailles belle!
+J'ai donné à la France un pays grand comme toute l'Europe, et tu veux
+qu'on me récompense! Tu es fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas,
+en écus de six livres, dans cette maison, qui est large et longue
+pourtant, et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le roi soit
+mon persécuteur!... Mais quand même cette sangsue de Pompadour mettrait
+en gage ses pierreries volées, on ne pourrait pas me payer, garçon!
+Aussi les Anglais ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes
+marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et Bussy nous
+avons eu cette imagination extravagante de servir, d'agrandir,
+d'enrichir notre patrie, au siècle de M. de Richelieu, au siècle de M.
+d'Aiguillon, au siècle de l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes,
+des douze cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! Il
+fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient comblé;
+il fallait travailler pour la Russie ou pour la Prusse, les philosophes
+m'auraient doré tout vif! mais pour la France! fi donc!... Écoute! la
+France est comme le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines
+avec des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent loyalement
+pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra où quelqu'un de ses
+domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler
+par elle, l'étranglera. Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la
+France s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et trop
+étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement jusqu'à cinquante ans,
+tu assisteras à tout ce carnaval que la botte d'un caporal terminera en
+écrasant la nuque de la France! Et, par Jupiter! comment disent les
+Anglais, ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'à ce qu'il soit
+broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma faute, c'est ma
+faute, c'est ma très grande faute! J'aurais dû servir la France malgré
+elle! Est-ce qu'il est permis de céder, quand on est homme, aux
+caprices des petits enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais
+le maître, il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma femme dont
+le petit doigt est plus grand que toute ma misérable personne. Ma femme
+tenait dans sa main cette vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle
+avait charmée. J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet
+homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe par tout un
+peuple sur un trône d'or, un vrai trône de vrai or, pendant que des
+milliers et des milliers d'adorateurs s'agenouillaient sur son passage,
+en criant: «Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse
+qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était bien plus que
+princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, vivante statue de la
+France, le front étoilé de saphir; belle, oh! belle comme la Patrie
+victorieuse, pendant que ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle
+l'air embaumé du pays des roses avec leurs grands éventails tout
+ruisselants de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore
+allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, comme la gloire des
+étoiles resplendit au ciel... Comment va notre petite Jeanneton?
+
+Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre d'un doute
+touchant la personnalité de son locataire, cette troisième question
+aurait achevé de l'éclairer. Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois
+Jeanne» étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de nos
+décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise Dupleix, la fameuse
+«princesse Jeanne»; Jeannette, sa fille, «la générale», qui avait épousé
+le vaillant et malheureux Bussy, après avoir refusé la main du Grand
+Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline de la soeur
+de Dupleix et du comte de Vandes, un instant nabab souverain de
+Masulipatam et des Cinq-Provinces.
+
+On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton Dupleix,» comme
+on appelait souvent Mlle de Vandes à cause de sa mère, était la plus
+chèrement aimée de l'ancien gouverneur général, son oncle et son père
+adoptif.
+
+Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à l'époque où se
+passe notre histoire, ces noms étaient dans toutes les bouches; ils
+avaient étourdi, ils avaient ébloui Paris avant de lui faire compassion.
+Les aventures de la princesse Jeanne surtout avaient couru autant et
+plus que les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, la
+foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la traîner en
+triomphe, comme un corps saint.
+
+Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant
+de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un
+nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le
+lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en
+effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme
+qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs
+d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de
+Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait,
+hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais
+au commencement du second empire, combien de jeunes coeurs palpitèrent
+au récit de ses chevaleresques efforts!
+
+Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à
+ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent
+de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et
+dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les Indes
+espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos
+jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le
+nom de la France.
+
+Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois,
+les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne
+dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel
+parti pris de rire au nez de nos martyrs.
+
+L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des
+mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des
+_aventuriers_ pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne
+foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une
+dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus
+opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats
+réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois,
+qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance
+avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au
+plus profond de ses assises?
+
+Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins
+pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour:
+l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu
+d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire
+du monde!
+
+L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent
+juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de
+ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect
+pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du
+bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discrétion vis-à-vis de M.
+Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par
+l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait,
+à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais
+c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle
+n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup.
+
+Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier
+Nicolas.
+
+À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge
+dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de
+Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une
+religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et
+Madeleine se dit:
+
+--Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout,
+ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles!
+
+M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami,
+concernant Jeanneton:
+
+--C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec
+un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir
+où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son
+père, un véritable culte.
+
+--Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son coeur est encore plus beau
+que son visage... Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je
+suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de
+fierté, car je ne connais pas de coeur mieux placé que le tien, tu n'as
+pas la folie d'élever tes voeux jusqu'à ma nièce?
+
+--Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer... je m'intéresse à
+ces tourtereaux-là, moi!
+
+Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut
+assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de
+la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.
+
+Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:
+
+--Nous voilà bien! Mes affaires de coeur sont en aussi piteux état d'un
+côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris,
+là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre
+ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres
+pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles...
+
+--Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.
+
+--Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur,
+sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que
+M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale
+odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage.
+
+--C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre,
+toi!
+
+--La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se
+mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira,
+pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre!
+
+--Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever
+mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni
+non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent,
+et les chiens regardent bien les évêques!
+
+--Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai coeur que ce grand garçon-là!
+
+Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette
+réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais
+ponctuée d'un regard loyal et droit.
+
+--Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en
+ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé
+que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître?
+
+Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où
+Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son
+interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de
+lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques
+qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M.
+de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre.
+Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite
+ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une
+célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix
+lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné
+notre _dernier chevalier_.
+
+Celui-ci répondit:
+
+--Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une
+permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à
+courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous
+trouverais jamais!
+
+--Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont
+plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces
+quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de
+Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.
+
+--Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les
+officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de
+moi.
+
+--Colonel d'abord, général ensuite... Ton père et ta mère n'ont pas
+tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un
+mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille
+d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer,
+mon ami; je t'en prie sérieusement... Combien de fois as-tu été voir le
+ministre?
+
+--Pas une seule fois.
+
+Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant:
+
+--Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï
+mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant
+le déluge... Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers
+moi?
+
+--Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite...
+
+--Ensuite?
+
+--Vous n'allez pas vous fâcher?
+
+--Peut-être... Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me
+demander sa main?
+
+--Pas tout à fait...
+
+--Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?
+
+--Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien,
+mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous
+admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits
+et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a
+dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle
+est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit
+tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous
+êtes prudent...»
+
+--Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre
+Jeanneton! _By Jove!_ elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas!
+j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis
+aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries
+arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment
+d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes.
+Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et
+joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au
+soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a
+beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de
+princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays
+d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse!
+Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la
+pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave
+Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main
+pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait
+de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans
+sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi,
+bien-aimée, je couche avec la mort...»
+
+--Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!
+
+Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait
+battre son coeur.
+
+--Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa
+douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme
+de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit
+coeur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison
+n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient,
+jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est
+un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de
+Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais
+plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires
+nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter
+une belle main de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu!
+c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission
+de baiser la joue d'un héros... Ce furent ses propres paroles... Ah!
+vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma
+faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du
+ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille,
+mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et
+qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos
+soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que
+les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!
+
+Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son
+coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme
+s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant
+la sienne propre.
+
+--Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui
+vins, le lendemain, peut-être le soir même.
+
+--Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!
+
+--Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.
+
+--Parbleu! fit le chevalier.
+
+--Parbleu! répéta Madeleine enchantée.
+
+--Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne
+vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre,
+mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme
+un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les
+pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de
+temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque,
+aidant la mémoire qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais
+d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!
+
+--Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et
+votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.
+
+--Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre
+personne au Cloître...
+
+--Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!
+
+Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.
+
+Madeleine dit en se servant à boire:
+
+--C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan,
+et tout irait comme une lettre à la poste!
+
+--Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire
+d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais
+comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était
+pas passée que ma femme te traitait en fils...
+
+--Chère et noble amie! murmura Nicolas.
+
+--Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre
+confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la
+compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires,
+avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils
+disent. Sais-tu ce que c'est?
+
+--Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.
+
+--Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas;
+il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te
+répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en
+circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné,
+juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête
+pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit,
+et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux
+frais, qui sont de quatre cents écus.»
+
+--C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!
+
+--Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic
+et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!
+
+--_Quod erat probandum_, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer.
+La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges... je ne
+dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est
+l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une
+aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher...
+Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit,
+sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits
+cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour... Asseois-toi
+là.
+
+Il montrait une petite table couverte de papiers.
+
+Le chevalier obéit aussitôt.
+
+--Ho! infanterie! commanda Dupleix.
+
+C'était le _garde à vous!_ de 1759. Le chevalier prit la plume.
+
+--Portez armes!
+
+Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un
+demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:
+
+«Au Roi...»
+
+Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:
+
+--Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la
+frontière?
+
+--Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!
+
+--Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades?
+
+--M. le maréchal de Broglie.
+
+--Ils changent de maréchaux comme de chemises!... Écris donc:
+
+«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment
+d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg
+(Gueldre).
+
+«Monsieur le comte...»
+
+Il s'interrompit ici pour ajouter.
+
+--Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de
+Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze
+jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux
+mémoires qui doivent être de purs chefs-d'oeuvre: un pour le roi, qui ne
+le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier...
+
+--Savoir! fit Nicolas.
+
+--Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'oeil étincela tout à coup. Voilà
+une idée qui a été bien longtemps à te venir!
+
+--Quelle idée? demanda le chevalier.
+
+--L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami, garçon; l'idée de
+prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de
+Choiseul, dire à ce petit Stainville... à Monseigneur le duc, pour
+parler mieux:
+
+«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin,
+lisez cela. Je l'exige!»
+
+Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.
+
+--Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais...
+
+--Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance
+par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut
+avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin
+autrichien ou un neveu anglais... Mais rédigeons d'abord le mémoire, et
+nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu?
+
+--Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton,
+de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui
+annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que
+je combats... Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure...
+Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton
+chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon
+coeur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que,
+la nuit, je les revois en rêve... mais qu'il me faut ma solitude, encore
+une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette
+fois, il s'agit de vaincre ou de mourir!
+
+
+
+
+V
+
+LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH
+
+
+À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère
+M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de
+M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où
+Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où.
+
+Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni
+relâche.
+
+Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les
+étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien
+gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu
+vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son
+char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière
+célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis.
+
+Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois
+pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales
+dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé
+de la Bourdonnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les
+mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on
+peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents
+du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait
+la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger,
+et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se
+créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et
+faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages
+combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui
+étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et
+conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en
+dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide
+conquête devait profiter!
+
+Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette
+puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait
+déjà LES BUREAUX, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il
+est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours,
+a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos
+soldats.
+
+Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais
+qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement
+assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs,
+sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État,
+commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs,
+endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons,
+frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci,
+protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles,
+gens qui ont su se rendre aimables--ou insupportables (on arrive par les
+deux bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à
+escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui
+l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux,
+les pleurards, les vantards... Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs
+quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y
+avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de
+Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant,
+casant, poussant les petits de SES ÉLECTEURS! Songez que notre pays en
+retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents
+souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire,--et calculez,
+si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne
+l'Europe, L'ADMINISTRATION FRANÇAISE, pourra parvenir dans un
+demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs
+seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de
+prébendes nationales!
+
+Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore d'attablés autour du
+gâteau de la France que les invités de Mme de Pompadour et les familiers
+du clan Choiseul. Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et
+Madeleine n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter son
+locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux mécanisme, tout
+encombré de chocs, de frottements, de coudes inutiles, qui constituait
+le jeu de notre politique d'abandon et changeait les victoires en
+désastres. Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes
+d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de bien énergiques
+réprobations, car elle pratiquait, en sa qualité d'aubergiste, la
+religion du «chacun pour soi», mais elle plaignait du moins, malgré
+elle, cette angoisse dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le
+martyre de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et contre
+tous ceux que la patrie solde pour être officiellement desservie.
+
+Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de tous les petits
+intérêts, âpres et implacables, ameutés contre le grand intérêt
+français. Elle n'avait point voulu croire d'abord, tant cette maladie de
+notre pays lui semblait invraisemblable et impossible; mais l'évidence
+la saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à elle
+toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance.
+
+Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage de la
+révolution, si profond en apparence, tuerait des hommes et bifferait des
+mots en quantité, mais laisserait subsister les choses. Elle n'était pas
+sorcière, la bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les
+soldats de la grande république, victimes des marchands et des commis,
+aller le ventre vide et les pieds nus; elle ne pouvait deviner les
+fortunes scandaleuses des _fournisseurs_ de l'avenir, ni la
+multiplication extravagante des rouages administratifs, ni la
+_centralisation_, monstre obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage
+munitionnaire, que Napoléon Ier devait arrêter un instant en écrasant
+quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui allaient bientôt
+s'étaler au soleil insolemment, et grandir et s'épanouir jusqu'à cette
+énorme _fantasia_ marchande, carmagnole de tromperies, de frelatages, de
+concussions et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un
+stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine a jeté son
+voile pour essayer au moins de dissimuler à l'histoire l'ignoble
+carnaval des usuriers ivres titubant dans le sang de la France égorgée!
+
+Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de nos colonies. Les
+vautours ne s'acharnaient que sur un de nos membres, coupé loin du
+coeur; mais il y avait dans la dictée de Dupleix des éclairs
+prophétiques; le patriotisme ardent de ce malheureux homme s'unissait à
+ses colères et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards.
+
+«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir combattu M. de la
+Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré sur mes propres troupes:
+j'entends sur celles de Votre Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il
+eût reçu une dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne gardez
+aucune conquête dans l'Inde.»
+
+«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais et moi est venu de
+ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor inestimable, et que, moi, je
+voulais le garder à mon pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre
+de vos ministres, qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête dans
+l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses représentants:
+«Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, et ajoutez-y celles des
+Français». Et l'Angleterre grandit toujours, toujours, et... que Dieu
+ait pitié de la France, Sire!
+
+«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, qui aurait dit,
+selon eux: «Les choses dureront toujours bien autant que moi». Les
+choses vont vite, Sire. M. de la Bourdonnais est mort, voilà six ans
+déjà, ruiné, presque déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné,
+déshonoré tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin justice.
+Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme disent les matelots; mais
+je vois venir le déshonneur et la ruine de la France même.
+
+«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; les Anglais nous
+détestent, et ils sont forts; les philosophes, ennemis de la royauté, ne
+sont rien par eux-mêmes, mais ils ont pour soutiens vos parlements,
+votre noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir forts
+contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui s'appelle la bourgeoisie
+et qui a de longues dents; un inconnu va naître qui s'appellera le
+peuple...
+
+«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde comme une grande
+richesse pour assouvir les appétits et une grande force pour les
+dompter. Nous avons répudié la richesse et rejeté la force loin de nous,
+comme si quelque fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre
+faiblesse. Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. Le roi est
+la France. En voulant cela, votre Majesté se serait frappée
+elle-même...»
+
+Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même de la
+fameuse _Supplique au Roi_ qui ne parvint jamais que jusqu'à
+l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son _mémoire_ à M. le duc de
+Choiseul, Dupleix disait:
+
+«Nos malheurs dans les Indes étant principalement l'oeuvre des ministres
+qui ont tenu avant vous, monseigneur, les rênes de l'État, il m'est
+permis de les exposer ici avec liberté et franchise: rien de ce que
+contient cette requête ne s'appliquant à votre personne illustre et
+respectée.
+
+«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, deux
+pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté par M. de la
+Bourdonnais, et celui de la Compagnie, qui avait mis ses intérêts entre
+mes mains; j'étais directeur général des comptoirs et gouverneur de
+Pondichéry. M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de
+Bourbon.
+
+«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je m'étais aussitôt
+enfermé avec mes cipayes dans cette splendide cité, coeur des
+possessions anglaises en deçà du Gange, plus grande que Paris, presque
+aussi peuplée et vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le
+gouverneur de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, traitait
+ouvertement de la reddition de la place avec l'ennemi deux fois battu et
+incapable de tout effort pour la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu
+des ordres de la cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute
+capitulation, et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité et
+du butin qui était déjà commencé, M. de la Bourdonnais me répondit qu'il
+allait canonner le fort Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos
+pièces sont chargées.»
+
+«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna raison, contre toute
+justice, je dois le dire, puisque le gouverneur de Bourbon avait obéi à
+des ordres formels. Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la
+perte de sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son
+dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais et qui
+l'admirais.
+
+«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me fut en somme
+favorable, mais que je devais cruellement expier. La Compagnie,
+enchérissant sur le ministre, m'envoya ses actions de grâces en se
+félicitant du «reflet qui lui venait de ma gloire», et à l'occasion du
+cordon de Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait
+frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie de Paris: _Duplex
+gloria Dupleix, decus duplex consilio et armis_, avec cet exergue:
+_Duplicavit magnitudinem patriæ_, et cette légende _Gallia nova et
+divitiore reperta_...
+
+«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, de la part du
+cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, reconnu par
+l'Angleterre, ou d'une vice-royauté héréditaire, à mon choix.
+
+«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme j'avais répondu à
+l'empereur du Mogol sollicitant la main de ma fille: «Ma fille épousera
+un Français», et je soumis au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le
+plan de mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle France
+dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, l'enthousiasme
+universel qui accueillit ce projet à la fois si vaste et si simple?
+
+«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour accomplir ce
+projet: ma pensée est tombée à terre, mais quelqu'un l'a ramassée. Le
+cabinet de Londres, qui ne laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a
+traduite en anglais, mettant partout le mot Angleterre à la place du mot
+France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, ma pensée,
+réalisée contre moi, c'est-à-dire contre vous, a fait déjà de
+l'Angleterre la reine de l'Inde, avant de la couronner reine du
+monde!...
+
+«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à me servir par la
+fidèle affection qu'ils me portaient, mais qui avaient la taille d'être
+mes maîtres: Jeanne Dupleix, ma femme, à qui on a tant reproché de
+s'être laissé appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, qui
+devait épouser notre chère fille: celui dont je disais dans mon rapport
+de 1752: «Rien n'est grand comme ce Bussy!» et ce n'était pas trop dire.
+
+«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis l'Inde en trois
+ans, de fond en comble, du nord au midi et de l'ouest à l'est, si je ne
+m'étais pas embarrassé d'obéir aux misérables instructions qui
+arrivaient de Versailles (avant, bien entendu, que vous eussiez pris,
+monseigneur, les rênes du pouvoir).
+
+«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, après les premiers
+frais et les premiers efforts nécessités par la mise en train du
+système. Avec moi, l'Inde avait son armée d'Indiens, sa flotte de
+navires indiens, ses revenus fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie?
+Non, car l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, et la
+voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, malgré la
+suprême résistance de M. Lally: belle, mais inutile.
+
+«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, presque
+miraculeux? D'où nous vint encore l'écho de ces dernières victoires
+imprévues, j'allais dire impossibles? Du Dekkan. Qui donc combat dans le
+Dekkan? Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, levés
+par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats créés par ma
+pensée!...
+
+«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle ma pensée
+appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, ma femme. Elle avait sur
+moi cet immense avantage d'être née dans le pays, d'en savoir par coeur
+le fort et le faible et d'en posséder admirablement les divers idiomes.
+Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif sous son apparence
+indolente, son coup d'oeil perçant comme une divination, découvrait de
+loin et démêlait les fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont
+sans cesse se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à
+l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages dont l'explosion
+me surprenait toujours, même quand on me l'avait prédite.
+
+«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: un grain de
+sable peut éclater comme un volcan; j'ai vu des inondations de sang qui
+noyaient des troupeaux d'hommes et des armées d'éléphants, produites par
+la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer avec les vertus
+bizarres de ces peuples, avec leurs vices inouïs, avec leurs forces et
+leurs délicatesses sauvages et le raffinement de leurs barbaries; elle
+connaissait à fond leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses
+ténèbres de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent tout à
+coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui était étranger; elle se
+trouvait chez elle au milieu de ces extravagances magnifiques et
+baroques qui étonnent même les vieux colons; elle admettait tout, elle
+ne reculait devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les
+inextricables sentiers d'une politique subtile mais grossière, souriante
+mais féroce, allait tournant ou brisant toute résistance, éludant ou
+ruinant tout obstacle à son but passionnément visé: la fortune de la
+France!
+
+«Malheureusement la France fermait son coeur et ses yeux; l'Angleterre
+seule était là pour nous regarder faire, de sorte que nous n'avons
+instruit que nos ennemis. Et rien qu'en nous imitant nos ennemis sont
+devenus nos maîtres.
+
+«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés surtout
+par leurs marchands. C'est compagnie contre compagnie. Mais les
+marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands
+français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les
+autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre,
+reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, levé,
+poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises mûres.
+
+«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que d'être menée par ses
+marchands, qui sont des hommes; chaque fois que la France se laissera
+conduire par les tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou
+vendue.
+
+«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre vainqueur Bob
+Clives, un tout jeune homme, enfoui dans l'obscurité des comptoirs de
+Bombay; ils devinèrent en lui le grand homme de guerre et le firent en
+deux mois de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général[2]. Clives
+avait regardé attentivement le travail politique de Jeanne et le procédé
+stratégique de Bussy-Castelnau. Il imita l'un et l'autre, péniblement
+d'abord et sans résultat, mais loin de se décourager, il s'obstina, et
+la semence leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde alliée
+à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la France. La grande guerre
+commença...»
+
+Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de mémoire l'écheveau
+des batailles, des révolutions, des égorgements, enroulé, noué, tordu et
+retordu autour des successions contestées du soud'habar du Dekkan et du
+fameux nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les
+fantastiques ténèbres de cette épopée où des héros aux noms sauvages,
+plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, s'entrehachaient
+autour de l'éléphant blanc, monture du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de
+cent-dix ans, mirait encore la balle de son mousquet, enguirlandé de
+perles et tout étincelant d'or, en plein coeur de ses ennemis, à cent
+yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un biscaïen
+français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; Murzapha-Jung, son
+rival, fut proclamé nabab du Carnatic, puis soud'habar du Dekkan, et le
+Grand Mogol, seigneur suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage
+vis-à-vis de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue comme
+étant la reine du roi des rois.
+
+Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent comptant des
+couronnes! Ces victoires n'augmentaient pas sensiblement le tant pour
+cent des actionnaires. Dans les bureaux de Paris, on accusa sourdement
+Dupleix de n'être pas un homme _pratique_. (Je n'oserais pas affirmer
+que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, mais l'idée
+qu'il exprime est contemporaine de la naissance du premier marchand.) Le
+fonds social de la Compagnie, disait-on, n'était destiné à payer ni la
+gloire ni même la puissance de la France.
+
+C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un tort, c'était
+de ne pas comprendre que la gloire et la puissance de la France allaient
+tout naturellement, dans un temps donné, décupler leurs capitaux.
+
+À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la jalousie et la
+malveillance générale, longtemps contenues, firent explosion. Un des
+administrateurs de la compagnie, M. Godeheu, obligé personnel de
+Dupleix, partit de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au
+moment où les affaires de la France, un instant en péril, semblaient
+prendre décidément une tournure favorable; mais il avait ses pouvoirs en
+règle, et il dit brutalement à son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien
+ici, et je suis tout.»
+
+À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait lancé ce Godeheu
+par la fenêtre comme on descend une botte de foin du grenier; c'eût été
+facile, et je suppose que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que
+surpris d'une pareille exécution.
+
+Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung et pris au collet
+Mahé de la Bourdonnais, recula devant ce Godeheu.
+
+Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans égale, un prestige
+que rien ne peut dire; lui le mari de la princesse Jeanne, devant qui
+l'Inde entière était à genoux, le beau-père de Bussy, qui enchaînait la
+victoire; lui le fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui
+Dupleix! écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement.
+
+Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui conseillaient la
+résistance, il répondit:
+
+--Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais ce qu'il a à
+perdre et à gagner ici.
+
+On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement irrité:
+
+--Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions qui perdent leurs
+griffes à vieillir! Ils meurent en cage!
+
+Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son retour en France,
+des triomphes inouïs et se croyait certain d'obtenir les plus éclatantes
+réparations.
+
+Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent lui donner
+raison. Lors de son arrivée, la curiosité publique, qu'il avait tant et
+si souvent émue, le fêta bruyamment. La foule se portait partout sur son
+passage et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure
+épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de cadogans fit
+fortune en inventant les bourses à la Dupleix. On porta des écharpes à
+la princesse Jeanne. La compagnie fut caricaturée, sifflée, bafouée et
+il n'y eut pas de gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu.
+
+Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon M. Dupleix,»
+comme il voulait bien l'appeler. Le roi était charmant, quand il n'avait
+pas ses «langueurs noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les
+plus aimables et lui demanda obligeamment des détails sur les moeurs des
+éléphants. Mme Pompadour alla plus loin, elle accepta de lui diverses
+curiosités de prix et le tâta sur la question de savoir s'il y avait
+aussi des tabourets _d'honneur_ à la cour du Grand Mogol.
+
+En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné une place de
+Grande Mogolesse.
+
+Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, qui donnait son
+nom à des îles et qui inventait tous les matins un petit impôt avant son
+déjeuner, le reçut si bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau
+d'un diamant brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il dit à
+Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: «La France est
+à nous, qu'avons-nous à faire de l'Inde?»
+
+Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant brut,
+citaient le mot du contrôleur général qui avait dit, une fois les talons
+de Dupleix tournés: «C'est un malotru, il a fait l'économie de la
+taille!»
+
+Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides au coin des yeux
+de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant la baptisa _Princesse
+Olive_, à cause de son teint, qui avait reçu de trop près les baisers du
+soleil, au temps où elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de
+Golconde. À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants
+étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes qui s'y connaissaient
+un peu trouvèrent qu'en définitive le héros Dupleix, avec sa grosse
+figure réjouie, avait l'air d'un tabellion de village.
+
+Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait à cent pieds sous
+terre.
+
+[Note 2: Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le
+royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, sont
+les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard vis-à-vis
+de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. Robert Clives,
+écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort en 1774.]
+
+
+
+
+VI
+
+JEANNETON
+
+
+Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de Choiseul par Joseph
+Dupleix si nous ne trouvions dans les dernières pages de sa dictée des
+détails concernant sa vie intime à Klostercamp, et aussi quelques
+paroles jetant à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet
+tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient avec tant de
+surprise à travers l'oeil de police de l'auberge des Trois-Marchands.
+
+Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: «Il m'est arrivé,
+Monseigneur, de parler avec mépris et dureté des malheureux qui, portant
+sur eux-mêmes une main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un
+remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, au fond de
+ma misère, le jugement que je portais aux jours de mon bonheur. Se
+donner la mort est le crime de la faiblesse. Mais, tout en condamnant,
+j'ai le coeur plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que la
+force des hommes courageux a des bornes. Il vient une heure où le coeur
+s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul n'est à l'abri du vertige...
+Jamais je ne me frapperai moi-même, Monsieur le duc, du moins tant que
+ma tête sera saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort
+dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre main, tenant
+encore l'arme sanglante, c'est que la folie m'aurait pris.--Or, mon
+testament est fait et déposé. Le monde saurait les noms de ceux qui
+devraient être responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec
+certitude: «Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre mort. On lui
+a broyé la tête et le coeur: Joseph Dupleix a été assassiné par ceux qui
+l'ont rendu fou».
+
+Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était la main de
+Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, et, par conséquent,
+Madeleine Homayras n'en pouvait avoir connaissance.
+
+Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de Bussy-Castelnau
+dans le Dekkan et le détail des mille entraves que le nouveau directeur
+Godeheu avait mises à la liquidation des affaires privées de Jeanne
+Dupleix dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait plusieurs
+factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle la compagnie des
+Indes repoussait les réclamations de son ancien chef était aussi
+exposée, et la frivolité décevante des arguments qui en formaient la
+base ressortait avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant
+cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était trouvé des
+hommes pour mettre en avant ces effrontées fadaises et des juges pour y
+donner attention.
+
+Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires commençaient à
+parler haut; ils étaient attentivement écoutés, non pas toujours par
+ceux qui les devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges
+de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman que l'immortelle
+dialectique déployée par Beaumarchais dans ses mémoires et sa malice
+impitoyable devaient clouer déshonoré et mort à la porte du parlement
+Maupeou.
+
+«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait Dupleix en achevant
+l'exposé de son procès, ce fait: que j'ai payé mon dévouement par la
+perte de ma fortune et qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît.
+Me laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes les règles
+de l'ingratitude humaine.
+
+«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. J'ai fatigué
+tout le monde de mes réclamations, qui étaient justes, il est vrai, mais
+n'en paraissaient que plus importunes. On me connaît dans les
+antichambres des ministères: je ressemble à ce pauvre capitaine de
+vaisseau Jacques Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine,
+sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, prix de
+onze navires chargés de blé amenés par lui dans le port de Marseille au
+plus fort de la disette. Je le vis une fois dans ma jeunesse, et jamais
+je ne l'oublierai. Les valets de bureau se le poussaient de l'un à
+l'autre en l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des lambeaux
+de requêtes aux basques de son vieil habit... Seulement, un jour, M.
+Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur de Rio-Janeiro, lieutenant général
+des galères du roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait dans
+l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: «Voilà le plus
+grand homme de mer qui soit au monde!»
+
+«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut honte!
+
+«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et dans les antichambres,
+moi, «le bonhomme Joseph», je n'ai jamais rencontré personne pour avoir
+pitié de mon supplice...
+
+«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable à qui on doit
+non pas cinq millions, mais treize, et qui n'a pas de quoi payer la
+politesse des gens de livrée. Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas
+dire à ces marauds que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts,
+et ils se vengeraient...
+
+«Voilà des années que ma famille et moi nous avons quitté Paris. Mme la
+marquise Dupleix avait acheté un petit bien en Bretagne, auprès de la
+ville de Lorient, dont toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour
+en France, et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de
+fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie est
+maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour nous faire insulter par
+ses chiourmes. Nous fûmes obligés de nous enfuir.
+
+«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France entière,
+jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins inconnus, ce qui nous
+mettait à l'abri de cette bête monstrueuse qu'on nomme l'ingratitude.
+
+«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de cette contrée, qui
+donc aurait eu l'idée de nous y faire du mal? L'homme n'est pas méchant
+au fond: il ne hait, par nature, que son bienfaiteur.
+
+«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, placé au centre de
+toutes les avenues militaires, un _théâtre_, pour employer la nouvelle
+expression consacrée, où doivent aboutir forcément, de Hollande, de
+France, de Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la mer,
+tous les comédiens armés qui jouent cette farce lamentable qu'on nomme
+la guerre, dans ce coin, dis-je, incessamment exposé, menacé, désolé,
+ravagé par les vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des
+chevaux et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes les
+sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à bon marché, et
+les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions pas eu de quoi acheter une
+chaumière aux environs de Paris; mais ici, nous eûmes presque un
+château, avec un parc ombreux, vaste et tranquille.
+
+«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les valets nous détestent,
+nous autres, les gens comme Jacques Cassard et moi, de même les soldats
+nous aiment. Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons du
+bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut respecté par M. de
+Contades comme par M. de Clermont, d'un côté; de l'autre, par le prince
+Ferdinand de Brunswick et les lieutenants du roi Frédéric. Français,
+Frisons, Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent devant mon
+mur, disant: «Ici demeure Dupleix».
+
+«... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais là-bas à mes
+défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur pour qui possède le
+dévouement de trois anges? J'ai ma femme, ma fille et ma nièce, les
+trois Jeanne, «Jeanne, Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au
+temps de ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de ma
+femme et de mes chers enfants venait se joindre l'amitié d'un noble
+jeune homme qui a l'honneur de vous appartenir par les liens de la
+parenté et qui, dans les loisirs que lui laissait le service du roi, ne
+dédaignait pas d'écrire sous la dictée du proscrit...
+
+«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma maison de
+Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir à l'insu de ma famille.
+L'une venait de l'Inde; elle était de Bussy-Castelnau, mon vaillant et
+bien-aimé gendre, qui s'acharne là-bas à son métier de victorieux
+martyr. Elle m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les
+troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, elle
+constatait le travail profond qui s'opère en notre faveur parmi les
+populations hindoues, chez lesquelles le nom anglais est de plus en plus
+abhorré. Les Afghans tout seuls nous fourniraient une armée capable
+d'écraser la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il
+fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de _l'Atalante_,
+goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, avait chargé, à destination
+de moi, mes suprêmes ressources: cent mille écus en argent et environ
+six cent mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un
+million, destiné à acheter des armes pour la grande levée des Afghans.
+
+«La seconde lettre était de M. de la C..., mon ancien chancelier en mon
+gouvernement de Pondichéry, homme fidèle, intelligent, que j'avais
+laissé à Paris, lors de mon départ, pour y garder un oeil ouvert sur les
+affaires courantes. Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le
+départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde pour revenir à
+Paris donner des explications à la compagnie; ensuite l'annonce d'un
+certain revirement dans l'opinion publique concernant les agissements de
+cette même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité (au sens
+de M. de la C...), la complète opportunité d'un voyage de moi à Paris,
+tant au point de vue de mes procès qu'au point de vue des démarches
+personnelles à faire auprès du gouvernement du roi.
+
+«Je suis venu et je suis descendu _incognito_ en une pauvre hôtellerie,
+à cause de plusieurs prises de corps et jugements obtenus contre moi par
+mes anciens associés, qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes
+créanciers personnels et de les rendre exécutoires, retenant ainsi
+d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous mes créanciers, et
+faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour me bâillonner et enchaîner.
+Je ne puis sortir que la nuit. Une seule fois, je me suis risqué dehors
+à l'heure de vos audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès
+de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du
+soir dans l'antichambre de votre hôtel et je n'ai point eu l'honneur
+d'être admis.
+
+«... Désormais, j'attends, redoublant de précautions, l'arrivée de mon
+navire _l'Atalante_, qui doit m'apporter les moyens de recouvrer ma
+liberté en payant quelques misérables dettes dont le total ne s'élève
+pas à vingt mille livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le
+désir de M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de la
+C... tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, payables,
+partie comptant, partie à terme, de sorte que mon gendre aura des armes
+pour plus de trois millions.
+
+«D'un autre côté, mon procès prend une favorable tournure; j'ai pu faire
+entendre la voix de la vérité à quelques-uns de mes juges, et la
+Providence m'a envoyé un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour
+moi la porte de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter
+jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et mes équitables
+réclamations...»
+
+Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix venait d'y
+ajouter de sa main les quelques paroles tristement prophétiques qui
+faisaient allusion à la possibilité d'une mort violente.
+
+Je n'ai pas dit _volontaire_, car Dupleix avait protesté d'avance contre
+l'accusation de suicide, en donnant à entendre que la folie rôdait
+autour de son désespoir.
+
+L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand la belle inconnue
+qui avait excité naguère à un si haut degré la curiosité de M. Marais et
+de Madeleine, entra dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier
+son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre congé:
+
+--Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce soir, j'irai trouver M.
+de la C..., qui attendait pour aujourd'hui un message de Bretagne.
+Quelque chose me dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas
+philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu as peut-être
+raison. Moi, du temps que j'étais heureux, M. de Voltaire m'a fait rire
+parfois de bon coeur avec les coups de patte qu'il donne à _l'Infâme_.
+Pourquoi les gens de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?
+
+--Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de
+lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu que ceux du diable. Je prie
+notre Père qui est dans les cieux, aussi naturellement que je respire ou
+que j'aime. Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le donne, et
+Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce n'était pas seulement le pain
+fait de froment, tel qu'il vient de chez le boulanger, ou de son, comme
+MM. les fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain du
+contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, qui veut toujours me
+glisser entre les doigts, le brin d'humilité dont j'ai besoin pour
+n'être pas mangé tout vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon
+courage, mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours défaillir en
+moi quand le canon gronde au loin, mais qui se relève tout seul à mesure
+que le canon approche. Vous entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire
+sans que je m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et c'est là
+le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné. On faisait courir au
+régiment la copie écrite à la main d'une plaisanterie rimée de ce même
+M. de Voltaire qui a nom _La Pucelle_. J'ai lu cela comme bien d'autres.
+Il y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la plus
+lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir l'achever. Cela
+me grinçait à l'oreille comme un violon d'aveugle. S'il a plus d'esprit
+que le bon Dieu, celui-là, grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour
+ma part, et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que
+l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! Il est de
+son comme le pain de nos traitants!
+
+--Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement Dupleix.
+
+--Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, que vous n'écoutez
+guère mon sermon.
+
+--C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps que ma petite
+Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti si mon heure était venue. Que me
+fait Voltaire? C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la
+France, et la France recueille son crachat pour en faire des reliques.
+Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, ce diable d'homme, que pour
+être adoré de la France, il fallait la bafouer. Ministres, poètes,
+pensionnés de la Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne
+idée-là... Chevalier, je pense à moi.
+
+--Bien vous faites, M. le marquis.
+
+--Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle de l'arrivée de
+l'_Atalante_ en rade de Lorient doit m'attendre chez M. de la C...
+
+--De tout mon coeur, je le souhaite.
+
+--Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup pour
+Jeanneton... Ah! si elle était ici, entre nous deux, tu ne me
+refuserais pas le service que je vais te demander.
+
+--Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le marquis.
+
+--Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné tant de
+répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois à cet égard...
+
+Nicolas rougit, mais il sourit.
+
+--Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est loin, je tremble!
+
+--Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu m'as deviné,
+chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, qui te fait, je ne l'ignore
+pas, bien autrement peur que le canon. Je me disais, pendant que tu
+bavardais sur le bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas,
+moi, puisque j'ai combattu comme elle et que Lui m'a prouvé au moins
+deux fois son existence en m'élevant très haut, et en me précipitant
+très bas, je pensais qu'il y a des jours marqués où tout arrive à la
+fois, et qu'il faut profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas
+de lendemain. Je pensais que, ce soir, au moment même où je vais
+m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent et nos marchandises
+sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, mon ami bien plus cher,
+entrer à l'hôtel de Choiseul seul tout encombré de tes cousins grands et
+petits...
+
+--Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, qui secoua la tête
+tristement.
+
+--Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe comme en ont les
+fous et ceux qui sont tourmentés par un passionné désir: présenter mon
+mémoire, mais non point par intermédiaire, non point en le remettant à
+quelque petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit comte de
+Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque Croizat, à quelque
+Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, ni d'un
+Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de la Beaume, entends-moi bien, ni
+des Choiseul-Praslin non plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des
+Choiseul-Clésia. Ils sont cinq cents, ils viennent d'Autriche,
+d'Espagne, d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques,
+cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, abbés
+mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, colonels, ambassadeurs, ils sont
+tout, même abbesses et chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui
+pendent au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est une armée,
+c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, tous vautours, tous
+philosophes, même les archevêques, tous austères, tous vertueux, gens
+d'esprit, gens de savoir, gens de faim, gens de soif, coeurs bien
+placés, grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je ne veux
+ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des oncles, ni les neveux
+des cousins, ni les pages de ces dames, ni les perruquiers de ces
+messieurs: je veux le seul Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le
+puissant, l'insatiable, qui est au-dessus des autres Choiseul comme le
+soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, tous les
+Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les Praslin, et les
+Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, et leurs croisements, et
+leurs produits, sang, demi-sang, métis, mulâtres, quarterons, depuis le
+Choiseul pur, sans mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne
+contiennent qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans les 37
+palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, à cause de cette
+seule larme, supérieurs en appétit au restant de l'humanité. Je veux
+Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, Étienne-François de Choiseul, mon maître,
+mon bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favorite, mais
+haut, plus haut qu'une montagne et pesant de ses deux talons sur le
+coeur de la France! C'est celui-là que je veux, entends-moi bien,
+celui-là et non pas un autre; c'est à celui-là que tu remettras mon
+mémoire, dans sa propre et illustre main, si les florins de
+Marie-Thérèse d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu? Je
+te le demande en mon nom et aussi, et surtout au nom de Jeanne de
+Vandes, que tu aimes et qui m'aime!
+
+Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier répondit
+doucement:
+
+--Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. Je ne connais pas
+encore à fond les hommes, mais je sais que la haine a ce mystérieux
+pouvoir d'aller, de frapper, de rebondir et de revenir à celui qui en a
+décoché le trait.
+
+--Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et ma haine n'est
+que le ricochet de la haine de ce méchant homme qui, au moment même où
+il poignarde la France dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant
+un sac d'écus et un régiment pour la France canadienne expirante, ces
+paroles ironiques que l'histoire lui clouera au dos comme un écriteau de
+parricide: «Je suis bien fâché de vous mander que vous ne recevrez point
+de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre disette de
+vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres à renforcer son
+armée»; ce qui revient à dire: «Ma sollicitude pour vous est si tendre
+que je me garderai bien de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était
+un brave soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques,
+n'a jamais proféré semblable pantalonnade... Oui, c'est vrai, chevalier,
+je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé Damiens, qui n'avait frappé
+que le roi; je voudrais tenailler le coeur de celui qui égorge la
+patrie!
+
+Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:
+
+--Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une réponse
+catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon messager auprès du
+ministre?
+
+Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte s'ouvrit
+brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine Homayras avait
+servi de guide entra.
+
+À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires qu'on
+traduit presque toujours par le mot surprise, mais qui expriment surtout
+la soudaine émotion.
+
+Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la reconnurent tous les
+deux du premier coup d'oeil, car un double cri s'échappa de leurs
+lèvres.
+
+--Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.
+
+--Jeanneton! s'écria Dupleix.
+
+La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, les bras
+ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la pressant contre son
+coeur:
+
+--Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu vas mettre à la
+raison ton chevalier, qui est en train de me faire perdre la tête.
+
+
+
+
+VII
+
+POT AU LAIT
+
+
+Il y avait un respectueux amour dans les caresses que la nouvelle venue
+prodiguait à Joseph Dupleix. Elle n'avait accordé au chevalier qu'un
+regard; toute son attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien
+vite sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, ajouta
+d'une voix changée:
+
+--Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à présent, au milieu de
+toutes mes misères, ma famille a été épargnée. Parle vite: Jeanne est
+malade?... ou Jeannette? Laquelle des deux est morte?
+
+Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune fille releva son
+voile, montrant cette pure et splendide beauté que nous avons décrite.
+
+--Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon père, plutôt. Ma
+tante et ma cousine sont en bonne santé, grâce à Dieu.
+
+Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir.
+
+--Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui vient,
+murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau, je me courbe pour
+recevoir le coup de massue... Mais dis-lui donc au moins bonjour,
+fillette!
+
+Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement.
+
+--C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car le mystère
+de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui comme une menace,
+offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, car il s'agit de séduire ce
+preux qui se fait tirer l'oreille pour affronter les horrifiques périls
+entassés dans le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre
+vie et de notre mort... Mais voyons, chérie, quelles nouvelles
+apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma retraite?
+
+--Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en retirant sa main au
+chevalier pour qu'elle ne fût pas dévorée tout à fait. Le chevalier a
+écrit là-bas... non pas à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait;
+mais à Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous logiez aux
+Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une veuve qui tient à la police de
+fort près...
+
+--À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: Et c'est le
+chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même pas prévenu!
+
+--La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de Vandes, que, sous
+ce rapport-là, toutes les hôtelleries de Paris se ressemblent. Rien ne
+servait de vous inquiéter inutilement. Il veillait sur vous.
+
+--Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, alors vous vous
+entendiez tous les quatre, mon Nicolas et mes trois Jeanne? Quand je
+crois me soustraire à la chère tyrannie des unes, je tombe sous la
+tutelle de l'autre. Je suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès
+que je veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière... Et la
+police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me guetter. _By Jove!_
+je ne serais pas mieux cadenassé si j'étais prisonnier des Anglais!...
+Qui vous a conduite à Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel
+jusqu'ici.
+
+--Je suis venue avec Dorothy, mon père.
+
+--Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, Mme la marquise et
+Mme de Bussy vous ont laissée partir sous l'escorte de cette pauvre
+Dorothy!...
+
+--Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit Mlle de Vandes, parce
+qu'elles n'osaient venir elles-mêmes... Quoi que vous disiez, vous savez
+bien que vous êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux
+parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi pour n'avoir
+jamais peur de vous.
+
+Sa voix grave et douce entrait dans le coeur comme une caresse. Dupleix
+la serra contre sa poitrine. Il avait les yeux pleins de larmes.
+
+--Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!... Voilà que tu
+me fais montrer ma faiblesse devant Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer
+bien d'autres fois. C'est peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de
+mon coeur à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à
+vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; mais c'est vrai,
+toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, qui dormais si malade sur mes
+genoux pendant la traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je
+t'aime encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je ne
+sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me semblait, quand
+nous étions tous réunis, que les mauvaises nouvelles (et il en venait,
+mon Dieu!) ne me venaient jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais
+une lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de Mme de Bussy.
+D'avance, je savais qu'il y avait là pour moi une mine de colères
+impuissantes, d'angoisses et de désespoirs... mais quand tu me montrais
+de loin, dans les allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais,
+bien vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr qu'un
+rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle d'espérance, si faible
+qu'il fût, allait passer sur mon découragement. C'est toi qui me donnas
+le dernier message de Bussy qui m'annonçait le départ de l'_Atalante_,
+portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est encore toi qui me
+tendis le pli de notre ami de la C..., contenant la première nouvelle de
+la disgrâce de Godeheu... M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie?
+
+Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le désir
+irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler sous les
+paroles de ce malheureux homme qui avait été si fort, si ferme, et qui
+avait jadis commandé de si haut.
+
+--J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un court silence, car
+le serrement de son coeur arrêtait sa voix dans sa gorge.
+
+--Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne recevoir qu'un
+coup.
+
+--Celles dont je connais le contenu, répliqua encore la jeune fille, ne
+sont ni bonnes ni mauvaises.
+
+--Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?
+
+--Il y en a deux, oui.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe la même
+mention: _confidentiel_.
+
+--Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, et Jeanne le sait
+bien...
+
+Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il ne les
+ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît un paquet de lettres
+parmi lesquelles il y en avait deux dont le cachet restait intact.
+
+Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment de savoir, il
+reculait volontairement tout au fond de ses épouvantes.
+
+--Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, reçue
+au Cloître, depuis que vous êtes parti.
+
+Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.
+
+--Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu de ces lettres?
+
+Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un geste plein de
+fièvre.
+
+--Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses lèvres, ayons
+courage. Ce serait la première fois que tu m'apporterais le malheur!
+
+Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa choir à ses
+pieds tous les plis décachetés, ne gardant en main que les deux lettres
+dont la clôture était intacte. Il y en avait une qui venait de Paris,
+l'autre portait la marque de Londres. Dupleix les considéra longuement,
+l'une après l'autre.
+
+--Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues... toutes
+les deux!
+
+Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de grosses
+gouttes de sueur vinrent à ses tempes.
+
+--Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à perdre haleine,
+aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne peux pas. Mon sort est là
+dedans, j'en suis sûr. J'ai tout au fond de moi une voix qui me le crie:
+C'est ma vie ou ma mort... Et avec quelle étrange folie l'espoir
+s'obstine dans le coeur des hommes! Romps un cachet, mon fils, celui de
+Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un voeu... un voeu
+solennel; vous êtes témoins: je ne sais pas la partie que je joue,
+j'ignore l'enjeu que je puis perdre ou gagner, mais je sais que c'est
+mon va-tout, ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant
+un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai ce qui reste
+de moi, Seigneur Dieu... Si je perds...
+
+Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était approchée de lui
+doucement, mit son beau front comme un bâillon entre ses lèvres.
+
+--Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous écoute le
+trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main à l'heure même où
+elle vous frappe...
+
+--Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le vieillard en se
+redressant soudain: cette impitoyable main! tu as menti! tu avais lu ces
+lettres!
+
+--Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, mais je sais
+qu'au-delà des jours limités qui vous restent pour souffrir en cette
+vie, il est une récompense qui n'a point de bornes, et que cette
+récompense, supérieure à toutes choses, vous pouvez la mériter par une
+seule minute de fervent sacrifice...
+
+--Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. Nicolas me prêche
+aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras éduqué, car il prêche moins
+bien que toi. Il y a temps pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se
+puisse voir; mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue,
+chevalier, et tire mon numéro!
+
+Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp sauta. Au
+moment où le vieillard la saisissait avec avidité, il en tomba un petit
+papier que Mlle de Vandes ramassa.
+
+--Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'oeil étincelant avait
+parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma grande carte! Bussy! brave
+Bussy! grand Bussy! vainqueur des vainqueurs! Trois victoires! Trois
+miracles! Haïdérabad! Tolocol! Mundapour!
+
+Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler une carte
+de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois villes reconquises
+par son gendre, ce brillant, cet incomparable soldat qui, malgré la
+Compagnie et malgré les agents payés par la France, passant par-dessus
+l'incapacité des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé qu'il
+était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité civile,
+contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité militaire elle-même,
+sans troupes régulières, sans argent, sans provisions, manquant de tout,
+y compris les munitions et les armes, tenait encore en échec dans le
+Dekkan par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale puissance
+de l'Angleterre.
+
+Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques régiments et de
+quelques écus pour établir l'empire de la France à tout jamais. Ces
+peuples étaient si bien à nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se
+révolter dans les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au
+Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!»
+
+Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie,
+n'avait jamais assez de régiments pour toutes les batailles qu'il
+perdait à la frontière. Il avait besoin de tous nos écus pour solder les
+appointements de sa famille, faire des petits cadeaux aux philosophes,
+préparer la révolution, entretenir le bain d'or où pataugeait cette
+vieille Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre
+contre les Jésuites.
+
+Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!
+
+Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait un coeur
+vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons comme un religieux
+bonheur à répéter le nom d'un héros trop ignoré pendant sa vie et tout à
+fait oublié après sa mort.
+
+C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort de
+Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, et le
+secouant, et le terrassant dans la convulsion de son agonie. Il avait
+soulevé les Gurjanas et les Mahrattes; il avait fait son trou comme un
+boulet de canon en traversant tout le Dekkan central et menaçait le
+coeur du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes
+sympathies. D'un seul coup d'oeil large et rapide, Dupleix venait
+d'établir sur la carte la juste position de la partie.
+
+--Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! Bussy a fait cela
+tout seul! sans M. de Lally, malheureux homme! ou plutôt malgré M. de
+Lally. Il marche, il avance, il perce! Les populations le suivent! Et il
+y a soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous,
+maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui entends parler de guerre depuis
+ton berceau, comprenez-vous l'importance de la visite que je vais rendre
+à notre fidèle de la C...? L'_Atalante_! il nous faut l'_Atalante_! Et
+je gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'_Atalante_, Bussy
+armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et vous ne savez pas
+comment s'allument les colères chez ces peuples de feu! C'est une
+traînée de poudre! Dans six mois, trois cent mille combattants peuvent
+rouler comme un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les
+établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! nous l'avons
+fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette fois, je jure bien que
+nous n'attendrons ni la permission des ministres ni celle de la favorite
+pour faire au roi ce prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera
+plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait d'ébranler
+son drapeau! Mes enfants, je vais de ce pas chez M. de la C..., et
+demain, je commence mes achats, ou plutôt je les conclus, car tout est
+préparé... Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? Dans
+quinze jours, l'_Atalante_ peut reprendre la mer, escortant nos navires,
+chargés de la foudre!
+
+Il saisit son chapeau et le brandit en criant:
+
+--France! France! Regarde vers l'Occident, brave Bussy! La fortune
+t'arrive de France!
+
+--Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier qui s'est échappé
+de la lettre.
+
+--Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, prit le
+papier et l'approcha de la lumière.
+
+Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton de véritable
+gaieté:
+
+--Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous est venue à
+tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes enfants. C'est un gros pot au
+lait que l'_Atalante_, mais qui peut se fêler, c'est vrai, car il y a
+bien des récifs depuis les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient.
+
+Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit à rire en
+haussant les épaules.
+
+--Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces nouvelles de
+Bussy me sont venues par la Compagnie même où j'ai conservé quelques
+intelligences? Et certes, la source n'est pas suspecte, car ils n'ont
+point coutume de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les
+bureaux de la Compagnie... Voilà donc ce que c'est: l'employé qui me
+sert en cachette a pris la peine de glisser ce chiffon sous l'enveloppe
+pour me prévenir que les directeurs ont découvert mon adresse à Paris et
+qu'on va lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage à changer
+d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer avec l'_Atalante_...
+Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu ne peux rester en tête-à-tête avec
+le chevalier, viens...
+
+--Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.
+
+--La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui m'est bien égal!...
+Donne tout de même.
+
+Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.
+
+Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un flux de sang noir
+lui monta au front; puis, tout de suite après, il devint livide.
+
+Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il la repoussa
+brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il dit d'une voix sèche
+et sifflante:
+
+--Le pot au lait!
+
+Puis en anglais:
+
+--_Captured Atalanta!_
+
+Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une gaieté
+fanfaronne, mais navrante:
+
+--Cassé, le pot au lait!
+
+Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide comme l'éclair. Il
+tomba sans pousser un cri, avec un coup de poignard au côté gauche de la
+poitrine.
+
+
+
+
+VIII
+
+COUP DE SANG
+
+
+_Captured Atalanta!_
+
+Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de la lettre signée
+par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne contenait que trois lignes,
+disant: «L'_Atalante_ a été capturée le 30 novembre, du fait de
+Commodore Smith, par le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de
+Plymouth, 4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.»
+
+«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine d'un furieux coup
+de couteau, le conquérant de l'Inde ne prononça que cette seule parole,
+d'une voix si changée que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient
+pas.
+
+Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. Rien ne
+s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un ricanement sourd. Le
+poignard très petit était une arme excellente de fabrication anglaise,
+qui avait pénétré jusqu'au manche.
+
+Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée de nouveau
+sur son oncle, un peu avant le coup donné. Il y avait eu une très
+courte lutte, si courte que le chevalier n'avait pu s'y mêler.
+
+À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne devina qu'au
+moment où Mlle de Vandes, ayant arraché le couteau sanglant, le laissa
+aller sur le carreau avec horreur; il la vit regarder, d'un air
+consterné, sa main souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à
+son tour auprès de son oncle.
+
+Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la prononciation
+anglaise défigure pour nous si absolument le mot _captured_ qu'il
+l'avait entendu sans lui appliquer aucun sens, et certes, cette autre
+exclamation presque gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait
+pronostiquer pareille catastrophe.
+
+Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde admiration et un
+attachement sans bornes, et ces deux sentiments se fortifiaient en lui
+de tout le grand amour qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme
+foudroyé et se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir d'une
+main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, cherchant le coeur du
+vieillard.
+
+Ce fut juste à cette minute que _l'oeil de police_ s'ouvrit, comme nous
+l'avons vu, pour donner passage aux regards curieux de l'inspecteur
+Marais et de sa commère, Madeleine Homayras. Leur première pensée alla
+vers un meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle
+inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop énergiquement
+cette supposition, et la carte de l'Inde, sautant aux yeux de M. Marais,
+lui révéla tout de suite la vérité.
+
+--Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était le vieux nabab?
+grommela-t-il avec mauvaise humeur. Si on n'est plus servi comme il
+faut, même par ses bonnes amies, le métier deviendra impossible!
+
+C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, donnait à
+Dupleix ce titre ironique de nabab.
+
+Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, répondit:
+
+--Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait aller quérir un
+médecin... ou tout au moins M. le commissaire? Car voilà le pauvre homme
+défunt, et je suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle.
+
+--Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. Vous ne connaissez
+pas les braves gens en peine d'affaires avec les bureaux, ma mie; ils
+deviennent enragés et se poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu
+un qui suivait un règlement de comptes avec les commis du contrôle
+général. Dans la même semaine, il se pendit, se noya, et se jeta par la
+fenêtre de son logis, situé au quatrième étage...
+
+--Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, avez-vous bien le
+coeur de plaisanter ainsi quand il s'agit de vie et de mort?
+
+--Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on mourait du mal des
+commis, Paris ne serait bientôt qu'un cimetière. Vous allez voir ce
+vieux fou de Dupleix se relever comme un chat...
+
+--Mais voilà son sang qui fait une mare!
+
+--Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un oeil! Avec son petit
+couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque d'apoplexie, voilà tout!
+
+Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce moment sur le coude.
+
+--Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix épaisse.
+
+--Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il?
+
+--Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat la campagne... et
+voyez sa face pourpre! il n'était que temps pour lui de prendre le
+_baume d'acier_, comme disent les chirurgiens, et il l'a échappé
+belle!... Quant à mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit
+dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, et un chacun doit
+s'habituer à tout cela, quand il a besoin, pour son malheur, de
+Messieurs les gratte-papier du roi.
+
+Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, dont nous
+sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque en face d'un si triste
+tableau, ne se trompait point de beaucoup, et la petite notice de M. de
+la Conterie dit en propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix,
+fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit
+_accidentellement_ en apprenant la perte du navire chargé des débris de
+sa fortune.
+
+Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander cette
+médication à personne.
+
+Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les bras du
+chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant que la pauvre
+Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, et qu'il trouva
+lui-même parmi les menus objets qui encombraient son tiroir, un flacon
+de sels volatils pour le faire respirer à sa nièce.
+
+Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de causer assez
+paisiblement dans la chambre noire. Madeleine avait expié le péché de sa
+discrétion passée en racontant tout ce qu'elle savait de son locataire,
+et l'inspecteur s'était montré frappé surtout de ce fait que le
+chevalier Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait
+désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire.
+
+--Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là, dit-il enfin, que
+personne ne peut se flatter de les connaître tous, et pourtant j'ai pris
+soin de mettre dans ma tête les signalements des principaux, au nombre
+d'un demi-cent, à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais
+je déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout à fait
+tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir
+à M. le duc. Désormais, je le reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre
+à la porte de la rue pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit
+être un petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par un
+fil, ou du côté de Mme la duchesse.
+
+--Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui parle!
+
+--Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand il l'a lampée!
+
+Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:
+
+--Cassé... en miettes!
+
+--Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine.
+
+--Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son courrier à
+terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la nuque!
+
+--Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur coeur que
+cela... Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce pauvre homme!
+
+--Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! ah! par exemple!
+mais je l'adore! Rien ne me va comme ces revenants de chez les sauvages
+qui ont eu des bayadères, des éléphants et des pagodes! Seulement, vous
+savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent les bureaux
+du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, requêtes, rôles, dires
+d'experts, réclamations, balances, comptes d'apothicaires...
+
+--Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il faut les payer.
+
+--Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils viennent, ils crient,
+ils gênent, ils encombrent. On ne voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait
+ça et encore l'autre! C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau
+pays plein de castors.--Mais nous n'en voulons pas de votre
+Canada!...--C'est égal, payez!»
+
+--J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait là-bas de quoi donner
+à manger à tous ceux qui meurent de faim à Paris et dans la province.
+
+--Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez pas comme moi,
+ma bonne, ces braves qui sont les bienfaiteurs du roi! De l'argent, des
+soldats, des navires! Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs
+poches percées des villes et des empires «Toc! toc!--qui est là?--Un
+conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, que les Anglais ont
+repris; donnez quinze cent mille livres pour Aurengabad, qui est aux
+Hindous, deux millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des noms à
+jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si le malheureux ministre
+ne dénoue pas assez vite les cordons de sa bourse, ils poussent des cris
+de chouette qui s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la
+borne, devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui ne
+connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui font chorus avec eux
+et qui hurlent: «Est-il possible que nous abandonnions le Travancore et
+Bedjapour!» Et la France entière se met à regretter Bedjapour, que nous
+n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même pas, selon le
+dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie privée, au petit Cabinet de
+Monseigneur... Ah! comme je comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos
+qui tenaient les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe
+Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte de l'Amérique!
+
+--Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. Vertucotillon! le
+beau brin de jeunesse!
+
+M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. C'était un
+connaisseur. Il avait mis sa main en visière au-devant de ses yeux, et
+détaillait trait à trait l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui
+reprenait ses sens, soutenue par le chevalier.
+
+--Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, empreinte d'un
+douloureux reproche: si j'avais été condamnée à rapporter de Paris la
+nouvelle d'un pareil malheur! Elles m'attendent toutes les deux, là-bas,
+au Cloître, votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de mon
+absence...
+
+Elle s'interrompit pour demander avec anxiété:
+
+--La blessure est-elle dangereuse?
+
+--Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra vos soins,
+Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir nos soldats blessés.
+
+Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas chancelants
+vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait reposer.
+
+--Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant de grâces! Je ne
+me souviens plus du nom de la jeune nymphe qui était dans l'île de
+Calypso...
+
+--Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire _Télémaque_, qui
+est bien mignon pour un livre d'évêque... J'en pleure, pourtant, moi, à
+regarder ces pauvres gens-là!
+
+--Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est cela! M. de
+Fénélon était un bon chrétien qui aimait les dieux de la fable et la
+philosophie... Savez-vous une chose, Madeleine? si la petite allait
+elle-même porter un placet au roi...
+
+--J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce serait!
+
+--Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour me logerait gratis
+au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas fait bonne garde. Je n'ai pas perdu
+mon temps, ce soir, c'est certain.
+
+--Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec autant d'adresse
+qu'un _frater_!
+
+Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui semblait peu de
+chose, malgré la quantité du sang répandu, et posait le premier appareil
+d'une main évidemment exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses
+lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.
+
+--Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence avait repris son
+assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; pardonne-moi pour toi et pour
+tous ceux qui m'aiment.
+
+Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses yeux pleins de
+larmes.
+
+--Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse de ma sensibilité:
+de voir un homme qui a refusé le Grand Mogol dans un état pareil, ça me
+fend l'âme!
+
+Dupleix continuait:
+
+--Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, ton métier de
+secrétaire, auprès de moi, est fini. On s'efforce tant que l'espoir vit;
+mais quand l'espoir est mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M.
+de la C... lui annoncer que les Anglais ont achevé l'oeuvre de ma ruine
+et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes adieux. Demain, si mes
+forces le permettent, je partirai pour le Cloître avec cette chère
+enfant, et j'y attendrai la mort en me soumettant à la volonté de Dieu.
+
+--Bonne idée, fit Marais, et bon voyage!
+
+La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; mais elle se
+rapprocha tout d'un coup, et ses yeux se séchèrent parce qu'il lui
+demandait:
+
+--Est-ce que sa note est payée ici?
+
+--Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça rend bête d'être trop
+sensible. Il redoit la quinzaine et deux jours de plus...
+
+--Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il est ici au
+demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou vingt louis, avec la
+nourriture et le feu.
+
+Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. Dans le premier
+moment, le combat qui s'établit en elle fut si vif qu'elle rougit
+jusqu'à la racine de ses cheveux.
+
+--Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois pistoles, sept
+livres et onze sols pour la quinzaine passée, et je dis que je
+n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais si le pauvre malheureux
+monsieur se trouve à court...
+
+--Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, Madeleine, hé?
+demanda brusquement Marais.
+
+--Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, M.
+l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre bourse pour cela!...
+Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est comme une mélodie!
+
+Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main qu'elle avait
+grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres galamment, en disant, et
+cette fois sans ricaner:
+
+--Vous êtes un brave coeur, Madeleine!
+
+Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en avait tant vu! Et
+chaque fois qu'un bon mouvement lui venait, il en éprouvait un peu de
+honte.
+
+--Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de Vandes, vous ne serez
+point en état de voyager demain. Le chevalier va se rendre de ce pas
+chez votre médecin, car je ne veux point me fier au pansement que j'ai
+fait. Avec deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin de
+vous les soucis qui vous accablent...
+
+--Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y a plus de craintes
+quand il n'y a plus d'espérances. Les soucis viennent de s'envoler, et
+je me sens tranquille comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas,
+mes enfants, je suis content que ces détestables coquins, les Anglais,
+aient volé ma cargaison. Cela tranche la question nettement. Je suis
+tout au fond du fossé, et je m'y endors. _By Jove!_ c'est bon d'être en
+léthargie!... Va, chevalier, va, mon ami, non point chez le docteur, je
+n'ai pas besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, je te
+souhaite la bonne nuit.
+
+Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais importune. Mlle de
+Vandes et le chevalier échangèrent un regard.
+
+--En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il n'y a de curieux
+que le coup de couteau.
+
+--Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en place! Moi, si
+j'avais le crédit dont vous jouissez dans le gouvernement et votre
+capacité, j'arrangerais cette histoire-là bien arrangée, avec les deux
+fiancés et le pauvre gouverneur, réduit par son infortune à se plonger
+un poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, qui
+lui donnerait une pension...
+
+--Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: fameuse idée! on tire
+bien du feu des cailloux... Mais que font-ils donc là? Voici le Nicolas
+qui s'empare du mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que
+vous, on va jouer du mémoire!
+
+Profitant du moment où le vieillard avait les yeux fermés, le chevalier,
+après s'être concerté avec Mlle de Vandes, venait, en effet, de glisser
+le mémoire sous le revers de son frac.
+
+--C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, dit-il. Chère
+Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu jusqu'à aujourd'hui si j'avais
+eu le moindre espoir? Mais il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes
+répugnances; après ce qui vient de se passer, et du moment que vous
+l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure.
+
+--Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! demanda Madeleine.
+
+--Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa canne et son
+chapeau: c'est beaucoup plus grave.
+
+--Où va-t-il donc?
+
+Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement sifflé. Il
+regardait de tous ses yeux à l'écumoire.
+
+De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait relevé tout
+doucement ses paupières.
+
+--Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait faire indifférente,
+mais où toute sa passion vibrait malgré lui, il est bien entendu,
+n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement poussé à cette démarche?
+
+--Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il guettait tout à
+travers ses yeux fermés!
+
+--Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée de ne point
+comprendre.
+
+--Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, qui ait pu te
+porter à l'entreprendre; mais du moment que tu as l'idée de parler au
+ministre...
+
+--Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin!
+
+--Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une corneille qui abat
+des noix. Quelle heure avons-nous?
+
+--Neuf heures, répondit Mlle de Vandes.
+
+--M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, est donc encore
+pour une demi-heure et même un peu plus avec Mme la duchesse de
+Grammont, sa respectée soeur.
+
+--Exact! fit Marais en _a parte_. Comme ils sont renseignés!
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda Dupleix?
+
+--Si fait, mon oncle.
+
+--Un des trois _petits soirs_ de Mme de Grammont, mes enfants. Je dis
+tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, il faut regarder à ses
+pieds comme si on marchait sur des oeufs. Dix heures sonnant, la belle
+Béatrix de Choiseul-Stainville, ex-chanoinesse qui fait présentement le
+bonheur de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme il arrive en ce
+siècle pour beaucoup d'époux trop bien assortis, va entrer dans son
+salon, où l'attendra M. l'ambassadeur d'Autriche. M. l'ambassadeur
+d'Espagne n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne laisse
+entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui fait sourdement
+chez nous les affaires de la Prusse, du fond de ces grands vieux jardins
+de l'hôtel de Nantouillet, au Marais, où les tilleuls sont plus hauts
+que ceux des Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés
+comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, Mme la duchesse de
+Choiseul, une vraie sainte, celle-là, s'occupe de bonnes oeuvres dans
+son oratoire avec l'abbé Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur
+Croizat de Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut rien
+pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme une admirable
+chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix heures juste, la grande
+antichambre s'ouvre pour les audiences privées de M. le duc, les petites
+audiences de M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul
+de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le vicomte de
+Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, dont on va faire un
+sous-secrétaire d'État. Son frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus
+là depuis la Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne... Qui
+connais-tu là dedans, Nicolas?
+
+--Tout le monde et personne, répondit le chevalier. J'ai été admis à
+baiser la main de Mme de Grammont, et j'ai dîné à la table de Mme de
+Choiseul, à Chanteloup; mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne
+que mon père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris.
+
+--Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui?
+
+--Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore ministre.
+
+Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de son visage,
+personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu quatre pouces de fer dans
+la poitrine.
+
+--Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère bien plus long
+que l'almanach du roi!
+
+--Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, je vous en
+supplie.
+
+--Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix en se rasseyant
+docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, cherche bien, retourne ta mémoire
+comme un gant: ne te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun
+Choiseul, aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un quart de
+Choiseul!
+
+--Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le Hanovre avec
+un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul et qui était fils de M. de la
+Beaume...
+
+--_By Jove!_ s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il n'y a point de
+petit Choiseul!
+
+Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la poche de côté de
+sa houppelande, et le feuilleta comme on consulte un vocabulaire.
+
+--De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), ancien capitaine
+d'Aubigné-dragon... c'est bien cela, hé?... sera poussé dans la marine,
+est, en attendant, aux _réponses_, service de M. de Choiseul-Praslin du
+Plessis, brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes.
+
+De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi dans un élan
+d'admiration.
+
+--Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; quoiqu'il ait
+conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!
+
+--Bien vrai? demanda Madeleine.
+
+--Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma commère.
+
+--Pour aller où?
+
+--Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais laisser tomber ce
+Nicolas chez monseigneur comme un pavé, sans l'annoncer?
+
+--Vous l'empêcherez d'être reçu?
+
+--Au contraire.
+
+Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment où le chevalier
+quittait de son côté la chambre de Dupleix en disant:
+
+--Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant l'ennemi, tout va
+bien. Je ne peux pas vous dire comment je ferai, mon respectable ami,
+mais quand le diable s'en mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir
+même, jusqu'au ministre.
+
+--Si tu fais cela, chevalier... commença Dupleix.
+
+Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, car il s'était
+élancé dans l'escalier, après avoir effleuré du bout des lèvres la belle
+main de Mlle de Vandes, qui lui cria:
+
+--Merci; bon courage et bonne chance!
+
+
+
+
+IX
+
+UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION
+
+
+Pendant que notre chevalier descendait les premières marches de
+l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre à quatre, la dernière
+volée. C'était un cerf que cet homme d'État, quand il voulait. À la
+porte de l'hôtellerie il trouva un gaillard de méchante mine qui se
+promenait les mains derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au
+soleil.
+
+--Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, soigne ta
+tenue; ce soir, tu vas t'approcher des grands de la terre. Rends-toi à
+la demeure de celle... tu sais? Les jeux, les ris, les grâces et la
+ceinture de Cypris!
+
+--Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.
+
+--Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours chien
+galeux... La vieille Pompadour, si tu veux; moi, je traduis: la reine
+des grâces et des fleurs. Tu toqueras à la petite entrée six coups
+discrets, trois, deux, un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage
+de servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine chevelure de
+la divine Zéphise...
+
+--Et de la teindre aussi, gronda Phanor.
+
+--Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une heure encore par le
+service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, la chasse a été médiocre. J'ai
+recueilli seulement quelques faits d'ordre politique, ou plutôt...
+enfin, rien de piquant... Tout au plus le dénouement d'une aventure
+démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que j'ai vu par un trou
+de serrure une perle, un saphir, un éblouissement... J'en ferai moi-même
+le pastel à Mme la marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand
+Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme toi «la
+vieille» en parlant de Zéphise.
+
+--Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je dis: Que le diable
+l'emporte; votre Pompadour! et ses Manon, et ses Babet! Jamais rien pour
+boire dans cette cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les
+honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura son tour!
+
+Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par le paquet de
+cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans un vieux ruban sur sa nuque.
+
+--Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, parce que tu es un
+loup. Quand donc écouteras-tu mes conseils? Il n'y a rien de bête en ce
+monde comme de s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si
+on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi qu'il arrivera un
+jour où les gens de la racaille seront dieux, et je désire vivre assez
+pour voir cela, étant curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau
+prendront la place des rois et les souillons minauderont avec les
+éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses répandront du
+sang, un peu ou beaucoup, au nom du peuple, qu'ils déshonoreront et qui
+n'en pourra mais. À part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim
+aujourd'hui auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six à
+huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui mangeront, comme à
+l'ordinaire, tout le pain de la France. Et alors, veux-tu savoir ce qui
+adviendra de nous deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement
+contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne humeur et
+fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor et sa sultane Zéphise.
+Conclusion; nos émoluments respectifs resteront les mêmes: tu recevras,
+toi, ce qu'il faut pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En
+route et au galop!
+
+M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en grondant et en
+grondant arriva.
+
+Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres de la
+Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais.
+
+À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la rue Tiquetonne, un
+homme le dépassa, et il n'eut pas de peine à reconnaître par derrière le
+chevalier Nicolas, qui enfila la grande rue Montmartre au pas de course.
+
+--Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret de soldat, après
+tout.
+
+Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna en redoublant de
+vitesse.
+
+--Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous allons tous les
+deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir quel nom de famille il a, ce
+M. Nicolas... Mais il faut que j'arrive avant lui, pour prévenir Son
+Excellence du sujet de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de
+court.
+
+Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, faisait de si
+larges enjambées que la distance grandissait entre lui et l'inspecteur.
+Celui-ci se mit à courir et pensa, non sans mélancolie:
+
+--Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes forcé de prendre le
+trot sur le pavé de Paris contre un capitaine d'infanterie.
+
+Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, distrait ou
+ne connaissant pas bien sa route, s'était lancé dans la rue du
+Coq-Héron. M. Marais respira et prit même le temps d'essuyer son front,
+où perlaient déjà quelques gouttes de sueur.
+
+--Cet amour-là ne peut pas savoir par coeur sa capitale! murmura-t-il.
+Nous gagnons cinq minutes par la ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne
+nous en faut pour arriver premier.
+
+Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala que mieux et
+parvint en rien de temps à la place des Victoires. De là, en trois
+sauts, il franchit la nouvelle rue des Petits-Champs et tourna l'angle
+de la rue Sainte-Anne.
+
+Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant aux abords
+de l'hôtel de Choiseul, qui existe encore et dont l'entrée sur la rue de
+Grammont donne maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle
+artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles dames,
+habituées d'un illustre magasin de nouveautés. Hélas! elles s'en vont
+toutes, les gloires de ce monde, et parmi ceux qui montent ou qui
+descendent la rue de Grammont, les gens songent plus encore aux
+magnifiques soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux
+douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul.
+
+Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui fut ouverte
+aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres carrosses en grand nombre
+stationnaient formant un double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de
+la rue Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier et ne
+lui demanda point où il allait. Il était évidemment de la maison. M. le
+duc de Choiseul, qui venait de joindre à son titre de secrétaire d'État
+au département des relations étrangères celui de ministre la Guerre,
+gouvernait en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur.
+
+Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite porte latérale,
+située vers l'angle de la cour, à droite. Il entra sans frapper.
+L'huissier le poussa de côté, fort amicalement du reste, et du seuil
+cria au dehors à haute voix:
+
+--Le carrosse de M. le directeur général Godeheu!
+
+--Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, comme ça
+se trouve!
+
+Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la tête qu'il venait,
+selon toute probabilité, de l'incliner plus bas devant le ministre,
+traversa l'antichambre, qu'il emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont
+étaient saturés ses rubans et ses dentelles.
+
+--Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort gentil qui
+l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance avec laquelle
+monseigneur a bien voulu m'accueillir, et je vous prie, cher vicomte, de
+vouloir bien en témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente,
+devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de ses
+serviteurs.
+
+--Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite porte, il a dû
+avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il a un maître diamant au
+doigt et pour plus de vingt mille écus de point de Flandres!
+
+--Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, monseigneur
+apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous prie de me regarder comme
+étant tout à vous.
+
+Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche ouverte.
+
+--Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre vieux Dupleix s'il
+voyait la triste mine de ce traitant.
+
+L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit dehors.
+
+Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il demanda:
+
+--Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! Avons-nous du bonbon
+dans le sac aux histoires?
+
+--Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit l'inspecteur. Je
+prends au hasard: Mme la comtesse de la F... S... a fait demander à M.
+le Curé de Saint-Jacques du Haut-Pas combien il prendrait pour donner
+l'enterrement de première classe à Champion.
+
+--Et qu'était-ce ce Champion?
+
+--Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère et récitant par
+coeur tous les calembours de M. de Bièvre. M. d'Alembert lui avait
+enseigné la logique, et M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son
+décès, la livrée de Mme la comtesse porte le grand deuil.
+
+--Et qu'a dit le Curé?
+
+--Un _Pater_ pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame du mal de
+folie.
+
+--C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout ça creuse
+les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est pas dans de beaux
+draps, M. Marais, si les comtesses se mêlent de lui rire au nez, et nous
+verrons mieux encore que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en
+veux pas!
+
+--Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La santé, du reste?
+
+L'huissier prit un air dolent.
+
+--Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un coup de tristesse
+vendredi que nous avons dîné treize à table chez M. le Premier
+appariteur. Ça m'a laissé tout chose.
+
+--Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je voir M. du
+Plessis-Praslin?
+
+--Lequel? ils sont quatre.
+
+--Le maître des requêtes.
+
+--Ils sont deux.
+
+--Le baron.
+
+--Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour monter à la seconde
+«attente» de Mme la duchesse de Grammont, et de là à être ambassadeur il
+n'y a qu'un saut de puce.
+
+--C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à pieds joints...
+Mais qui tient l'emploi de M. le baron?
+
+--Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les allumettes, quand on a
+de l'économie. M. le vicomte de Choiseul Romanet, dont le père est à la
+Bastille, tient le guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la
+grande antichambre.
+
+--Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je lui parle sur
+l'heure.
+
+--Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier.
+
+--Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc doit être instruit
+sans tarder.
+
+L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, qu'il avait
+fort beau, sur son genou.
+
+--Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de laisser M. le duc
+tranquille; il est encore avec le Moscovite.
+
+--Quel Moscovite?
+
+--Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et qui est revenu
+cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq printemps. Je donnerais dix
+pistoles pour savoir au juste si c'est lui-même ou son petit-fils.
+
+Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les yeux un peu naïfs
+de l'huissier, esprit fort, une curiosité d'enfant s'alluma.
+
+--Vous ne me répondez pas?... murmura-t-il.
+
+Marais garda le silence.
+
+--Vous avez ordre de vous taire, hé?
+
+--Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça l'inspecteur à voix
+basse, le mieux c'est.
+
+--Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? Un prince du
+sang!... Qui ne dit mot, dit oui, vous savez?... Et l'histoire de la
+moelle toute chaude des trois pauvres petits garçons de la rue
+Sainte-Avoye qui servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les
+bains rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le démon
+Rohault de Fécamp qui avait une cornette de femme?
+
+--Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.
+
+--Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la superstition, je me
+doutais bien que vous saviez tout! On étouffe ces histoires-là du mieux
+qu'on peut, et c'est fait sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le
+vulgaire: mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce à
+Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la nièce propre du
+valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, qui avait deux ombres,
+la nuit, au clair de la lune, c'est bien connu, et la seconde avec une
+queue. On ne croit pas aux _oremus_ et aux possessions parce que ça n'a
+pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais quant à nier qu'il y
+a de drôles de choses, pourquoi? Quand M. de Bernis fut dégoté, sa
+salière avait été renversée. J'en puis parler: c'est moi qui la
+relevai... et quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce
+d'eau des Suisses, il avait écoqué son oeuf par le mauvais bout... D'où
+ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il vaut mieux perdre ses
+arrhes au coche que d'y monter avec un prêtre... Et si vous voulez me
+conter par le menu, Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à Sa
+Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit venir, pour
+purger Mme de Pompadour de tout l'âge qu'elle a de trop et la remettre
+battant neuve à 18 ans, au moyen de cette pâte qu'ils font avec la
+moelle des innocents, je vais vous mener à M. de la Beaume et même à M.
+le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de Grammont, à votre
+volonté, coûte que coûte!
+
+La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus grave.
+
+--M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, je n'aime pas
+parler de ces choses-là. Je ne crois pas en Dieu beaucoup plus que vous,
+puisque le bon sens s'y oppose; on finira par mettre en prison les
+superstitieux qui disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de
+l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière les
+Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour faire sortir le
+serpent-mouche, caché dans le pied des goutteux? Elle a nom Margonne et
+a épousé le caporal aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers
+les carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac
+avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin la nièce bossue du
+gardien-juré des bêtes au jardin du roi qui est devenue ainsi la femme
+d'un maître des comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né
+avec du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous envoyer
+avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse chèvre qui porte son
+uniforme de garde-française en paquet sanglé sous le ventre par une
+courroie, il eut une bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et
+faillit le rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec
+soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, M. Chenu, ennemi de
+la superstition...
+
+--Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette chèvre parle?
+
+--Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. Quant au démon
+Rohault, il est femme...
+
+--Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec une gloutonne
+avidité: jolie?
+
+--Non; elle est borgnesse d'un oeil par un coup de bouteille que lui
+donna M. Cartouche, son parrain...
+
+--Le vrai?
+
+--Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la met pas jeune,
+puisque cet homme célèbre fut roué en Grève voici plus de quarante ans.
+Aussi Sa Majesté, dès que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison.
+Elle lui mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi éternua
+trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis il ajouta, ayant repris
+sa belle humeur: «Voyons, Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton
+prix; combien demandes-tu d'argent et combien d'années peux-tu enlever
+d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse répondit...
+
+Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant au dehors
+était restée ouverte après la retraite de Godeheu, et l'inspecteur, qui
+n'avait pas cessé de garder l'oeil au guet, vit notre chevalier Nicolas
+un peu essoufflé, qui traversait la cour en toute hâte.
+
+--Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après?
+
+--Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? demanda Marais, au
+lieu de répondre. C'est un parent de M. le duc.
+
+Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent.
+
+--Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de terre: mais
+nous ne nous embarrassons de savoir leurs noms que le lendemain de leur
+entrée en place... Vous en étiez à ce que le démon Rohault, qui est
+borgnesse, répondit au roi.
+
+--Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune homme, dit
+Marais péremptoirement...
+
+--Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?... Ne craignez donc
+rien, la porte est défendue!
+
+Le chevalier Nicolas montait les marches du grand perron.
+
+--Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu M. de la Beaume!
+
+--Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, car nous
+oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le démon Rohault était
+la nièce de Cartouche?
+
+--Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! Allons! debout!
+et gagnons l'officier de vitesse. Vous m'avez fait perdre déjà dix
+minutes pour le moins.
+
+M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance manifeste.
+
+--Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin faisant, dit-il. La
+nature humaine a besoin de croire à quelque chose, c'est clair, et,
+puisque la raison défend d'ajouter foi à toutes les momeries de la
+religion chrétienne, moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un brin
+de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont on ne peut pas
+douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault est plus connu que le loup blanc,
+et je suis bien aise de savoir qu'il est démonne et n'a qu'un oeil...
+Quel agréable état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première
+main... Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de M. de
+Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia fait attendre les
+dames.
+
+Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche vers la partie
+centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au grand vestibule, donnant
+sur le perron, un peu après l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait
+debout auprès de la table à tapis vert, entourée par la livrée.
+
+Il avait été répondu à sa demande conformément au pronostic de Chenu,
+que M. de la Beaume ne recevait point ce soir. Mais, sur son insistance,
+un laquais avait dû faire passer son nom au puissant jeune homme
+demi-héritier de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait l'honneur
+d'amuser la grande antichambre.
+
+On attendait le retour du laquais.
+
+Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte latérale
+communiquant avec le corridor qu'ils venaient de longer.
+
+--Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas par derrière, c'est
+un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit cousin de ma femme... Vous allez
+voir qu'on va lui répondre: «Revenez dans huit jours.»
+
+Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et le
+laquais, debout sur le seuil, dit:
+
+--Audience de M. le marquis de Choiseul de la Beaume!
+
+Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en ajoutant cette
+annonce à l'adresse de M. le marquis:
+
+--Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!
+
+
+
+
+X
+
+D'ASSAS!
+
+
+Ce nom d'Assas qui nous fait battre le coeur à un siècle de distance, ce
+nom si pur et si beau qui résonne au fond de nos âmes comme un cri de la
+patrie, ne produisit aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M.
+Chenu, ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées
+autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, que
+l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus profonde.
+
+Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:
+
+--C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura eu débâcle à la
+frontière.
+
+Et Marais se dit:
+
+--J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. D'Assas... connais
+pas!
+
+Il y eut pourtant un laquais qui dit:
+
+--Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme de province qui
+est venu ici hier demander Mme la duchesse en se trompant d'antichambre?
+
+--Laquelle des deux duchesses?
+
+--Mme de Choiseul?
+
+Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde à cela.
+
+Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme serait-il resté dans
+les mémoires? C'était celui d'une famille noble, il est vrai, de bonne
+noblesse même, mais profondément obscure et qui vivait à deux cents
+lieues de Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La petite
+ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents maisons, dont cent
+étaient des mégisseries, dans la petite rivière d'Arre, à une quinzaine
+de lieues de Nîmes, et n'avait jamais produit que des tanneurs.
+
+Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin du règne de Louis
+XIV, qui avait eu maille à partir avec les protestants, fourmillant dans
+le pays, jusqu'au point de se faire assiéger par les calvinistes, dans
+son petit manoir étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai
+qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique dans les
+rangs des assiégeants, qui furent mis à la raison.
+
+L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée dans ce petit
+castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs frères et qu'il avait
+plusieurs soeurs. Ce serait tout, si la pension de mille livres acceptée
+avec reconnaissance par sa famille de longues années après sa mort, ne
+donnait à penser que c'était une maison très pauvre.
+
+Sur les frères et les soeurs on ne possède absolument aucun détail
+présentant quelque apparence d'authenticité. Quant à Nicolas lui-même,
+après avoir passé un temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra
+par la porte la plus humble dans la carrière des armes.
+
+Il semble que sa destinée fut de croiser la route où marchent et tombent
+les martyrs de cette ardente et belle ambition qui combat non pas pour
+soi-même, mais pour la grandeur de la patrie. Des relations de famille
+et aussi de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran,
+hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le berceau de cet
+admirable soldat, le marquis de Montcalm, dont il a été parlé déjà dans
+ces pages à propos de l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul
+mit à abandonner les Français du Canada.
+
+Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la plus profonde
+peut-être parmi toutes celles que l'histoire amoncelle sur la mémoire du
+«grand ministre.» Nous l'effleurons seulement pour constater que notre
+Nicolas d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire partie, en
+qualité de capitaine, du contingent régulier que M. de Bernis envoyait
+au secours de nos frères canadiens.
+
+Il avait été désigné par Montcalm lui-même.
+
+On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance,
+l'avènement de M. de Choiseul coupa court à ces envois de troupes qui
+déplaisaient si fort à l'Angleterre.
+
+C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la pénurie de nos
+renseignements personnels. Mon camarade et ami Henri de la B... disait
+que d'Assas avait mérité l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il
+s'était distingué en toutes rencontres, principalement dans la campagne
+de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée par M. de Richelieu et
+dans laquelle ce fameux duc de Cumberland que les Écossais appelaient
+«la hache protestante» et «le boucher des Stuarts» fut si vertement
+humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre de Rosbach.
+Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, je ne démêle qu'un seul fait
+ayant physionomie d'anecdote, et encore n'est-ce point un fait de
+guerre.
+
+Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour cette blessure ou
+une autre, dans la ville d'Arras, lors de l'avènement de M. de Choiseul,
+quand arriva le régiment de Guémenée, qu'on appelait aussi le
+_Contingent canadien_ et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier
+coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement sur les
+deux vaisseaux de l'État le _Champlain_ et le _Tonnant_. Les canonniers
+de la Ferté, qui se reformaient à Arras et occupaient les deux casernes,
+donnèrent une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure partie de
+recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit de Bruc, avait la
+tête un peu hors du bonnet.
+
+Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient pas une très
+grande vénération pour M. de Choiseul, qui venait de décapiter leur
+aventure. Pendant que les officiers festoyaient, les soldats avaient à
+discrétion cette bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au
+cerveau comme le vin quand elle ne donne pas la colique. À force de
+boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, je ne sais
+comment, s'échauffèrent, et voilà que nos bas Bretons confectionnent un
+mannequin, l'habillent du pourpoint à brandebourgs affectionné par le
+ministre, et le promènent par les rues avec un étendard portant cette
+inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, homme de confiance des
+Autrichiens, des Anglais, voire des Prussiens.»
+
+Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, disgracié pour
+avoir voulu la paix, et n'aimait pas son successeur, qui devait si mal
+faire la guerre. Les bonnes gens du peuple se joignirent aux soldats,
+les canonniers s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui
+se promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche appuyé sur sa
+canne, rencontra le tumulte et voulut y mettre ordre. On se moqua de
+lui parce qu'il était tout blême et qu'il marchait courbé en deux.
+
+--Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les _pigeons_ du Vigan
+roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! Mon oncleu Nicolasse
+repiqua tout raideu comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et
+bagasseu de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant comme
+deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n bo'n, asse pas peur! il leur
+dit: «Vous êteu des pouleu! vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu,
+le premier qui souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu!
+Derrièreu le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu lou
+ré, il y a la Franceu!»
+
+Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son écharpe, il dégaîna,
+brandit son épée et cria sans plus patoiser:
+
+--Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, dites comme moi, si
+vous êtes Français: «Vive le roi! vive la France!»
+
+On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie.
+
+Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières amours, des
+uniques amours, peut-on dire, du chevalier d'Assas. Il connaissait le
+Cloître pour avoir accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage
+au lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était poète,
+et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture dont je désespère
+absolument de retrouver le charme vague. Quand je regarde en arrière, je
+vois dans le lointain de ses paroles un grand étang. C'est ce qui
+ressort le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une vallée
+bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, grimpant la pente de la
+petite colline, Jeanne de Vandes et le chevalier se rencontrèrent, seul
+à seule, pour la première fois.
+
+Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle fût encore
+bien enfant. Elle revenait de visiter ses pauvres et tenait à la main le
+panier qui avait contenu le pot de soupe et la fiole de vin de France,
+destinés à la veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette
+pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq petits enfants
+affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là sur sa propre bourse, qui
+n'était pas lourde; elle apprenait, en outre, aux aînés à lire et à
+écrire, tout en raccommodant leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus
+coudre.
+
+L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à un moulin, bâti
+sur de longs pilotis qui ressemblaient à des échasses. Il était gris
+avec des murs inclinés en dedans, comme ceux des redoutes, et sa toiture
+de planchettes peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à
+palettes énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui
+alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut.
+
+Le moulin était une île qui communiquait avec la rive par un pont
+tremblant, lequel aboutissait à un sentier perdu dans les saules et au
+bout duquel était le Cloître. Mais c'était loin et haut. Il fallait
+passer un petit vallon plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau
+pullulaient l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps
+comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils étaient difficiles à
+approcher, parce que les roseaux de la Passion, avec leurs longs boudins
+de velours, croissaient dans la boue et que cette boue n'avait point de
+fond. Des hommes s'y étaient noyés.
+
+Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes de roches, dont
+trois pendaient comme des bêtes fauves accoudées à leur agreste balcon
+et regardant attentivement les gens qui passaient.
+
+Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux violets, bombé en
+dos d'âne et redescendant d'un côté vers l'étang, pendant que l'autre
+gravissait la colline, au sommet de laquelle étaient trois bâtiments:
+deux vieux et un tout neuf.
+
+Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée par derrière de
+panaches touffus appartenant à un magnifique bouquet de chênes.
+
+À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, montrait, en
+effet, une perspective d'arcades désemparées; à gauche, le «Prieuré»
+moins ruiné, s'adossait à un pan de muraille isolé qui gardait à son
+centre une longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient
+pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que les vitraux.
+
+Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur d'anciennes
+choses, disait que cette fenêtre datait du XIVe siècle. Les Anglais du
+corps de Cumberland étaient venus en foule voir un chêne fort étonnant,
+qui était planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et dont
+la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, pour
+trouver le grand air: de sorte que sa couronne géante musait maintenant,
+hors de l'ogive, avec vue sur l'étang et la campagne.
+
+Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée ombrageait le mur.
+Les Anglais avaient nettoyé des carrés sur son écorce pour y inscrire
+leurs noms avec le lieu de leur naissance, et Henri avait encore pu
+retrouver des témoignages lisibles de cette manie britannique, entre
+autres une inscription profondément tracée au feu et disant: 1756, 17th,
+_January, W. Jones, Devon, pr. to Fanny Bell.--Died_.
+
+Ce mot _Died_ était d'une autre main que le corps de la légende, et
+Henri de la B... traduisait le tout ainsi: «7 janvier 1756, W. Jones, du
+comté de Devon, promis à Fanny Bell»: ceci tracé par Jones lui-même.
+
+Et il pensait que le dernier mot _Died_, «mort» avait été ajouté après
+coup par un camarade, quand le pauvre Jones fut couché sous la terre de
+quelque champ d'escarmouche inconnu...
+
+C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph Dupleix avec sa
+famille, et ce fut là que vint le chevalier Nicolas, envoyé par un
+colonel, M. de Soleyrac, pour servir bénévolement de secrétaire au héros
+de l'Inde. Le chevalier était très doux, comme tous les hommes très
+braves. Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais son
+coeur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à enflammer, il
+s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix lui-même, qui était aussi un
+homme du Midi, et surtout pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne»,
+dont la beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie des
+diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement
+éloquente, et supportait son malheur avec une résignation souveraine.
+
+Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix appelait
+Jeannette et que l'immensité de la mer séparait du généreux soldat à qui
+elle avait donné sa main et son coeur, en un temps où l'avenir avait
+pour tous ceux qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses
+promesses. Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au dehors du
+deuil qu'elle portait dans son âme; mais le chevalier avait surpris
+parfois les larmes qui lentement coulaient sur la pâleur de sa joue,
+quand elle se croyait à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.
+
+On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes, fut la dernière vers
+qui s'élança le coeur du chevalier: il l'avait vue petite fille; mais
+quand il l'aima, ce fut un grand amour.
+
+Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes qui suivait
+le bord de l'étang au delà du moulin, haut sur jambes et les pieds dans
+l'eau comme un héron.
+
+Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la pauvre veuve avec
+son panier au bras, et si vous saviez comme elle était jolie! Elle avait
+une robe de toile bise qui dessinait chastement les grâces de son buste,
+en laissant voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde
+et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle était
+encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses cheveux bruns à
+reflets fauves, pleins de soleil et jouant avec le vent, flottaient sous
+son chapeau de paille, où les orphelins du bûcheron décédé avaient
+attaché à son insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on
+appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, les «ne
+m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le ciel.
+
+Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, dans un
+rayon de jour qui passait à travers les aunes, épais comme une
+charmille, mais où le meunier avait taillé une fenêtre pour jeter sa
+ligne à brochets.
+
+Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, et son coeur lui
+fit mal.
+
+Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout bonnement étonné,
+j'allais dire irrité, de ce frisson que ses veines ne connaissaient pas.
+Il voulut tourner sur la droite et gagner les bouleaux qui montaient
+dans la bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela et
+lui dit:
+
+--La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.
+
+C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas garda le silence
+gauchement, car il avait honte, un peu, de ne point connaître celle dont
+lui parlait Jeanneton.
+
+Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était jolie, jolie
+comme ce premier rêve qui passe, plus rapide que l'éclair, dans son
+nimbe de neige, et qu'on appelle ensuite, et qui ne revient plus.
+Nicolas éprouvait de la colère à sentir ses yeux se mouiller.
+
+--Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, gagnent-ils beaucoup
+d'argent?
+
+--Non, répondit Nicolas, pas beaucoup.
+
+Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva point. Il ne se
+souvenait point d'avoir été jamais dans un embarras si cruel.
+
+--C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus de robe, et
+Fritzau marche sans souliers.
+
+Nicolas s'écria:
+
+--Je veux bien donner une robe à la petite Greete et des souliers à
+Fritzau!
+
+Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une belle main
+d'enfant, trop rose, où le réseau des veines était presque aussi bleu
+que les «ne m'oubliez pas».
+
+Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!
+
+--Tenez mon panier, reprit-elle.
+
+Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille de
+chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle portait à manger
+chaque jour pour toute la famille.
+
+Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où brillait la
+dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt son rire d'or éclata
+pendant qu'elle disait:
+
+--La méchante! elle m'a piquée!
+
+Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait comment tenir le
+panier.
+
+--Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la robe de Greete et
+pour les souliers de mon Fritzau.
+
+Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait une perle de
+corail.
+
+--Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de Vandes, qui pâlit
+légèrement.
+
+Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait en jetant à
+intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. Ils ne disaient plus
+rien.
+
+Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir sa compagne;
+mais d'un saut de biche, elle gagna l'autre bord.
+
+--Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, ce matin.
+
+--De moi? fit Nicolas, qui donc?
+
+--La pauvre Lisela.
+
+--Est-ce qu'elle me connaît?
+
+--Du tout... mais je lui racontais que vous étiez si bon pour mon
+père!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour quitter cette terre voient
+les choses de l'avenir?
+
+--On dit cela, répliqua le chevalier.
+
+--J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne s'en aille en
+laissant tous les pauvres petits abandonnés!
+
+--Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.
+
+--Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace d'une
+demi-seconde, elle me disait que nous étions destinés à mourir jeunes,
+moi et vous...
+
+La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. Quelques mois
+après, Nicolas écrivait une belle lettre au Vigan. La lettre annonçait à
+son père et à sa mère (les meilleures gens du monde) que le régiment
+d'Auvergne était toujours cantonné au pays de Gueldre.
+
+Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas alors comme
+aujourd'hui. Les généraux prenaient leur temps et buvaient la victoire
+ou la défaite à petites gorgées. On se tâtait le long des frontières.
+L'idée d'aller à Berlin ne serait venue à aucun général français, et le
+grand Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres yeux si la
+pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle.
+
+La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille en Europe;
+mais elle était toute bourrée de hauts faits indiens, et racontait
+l'épopée de Dupleix que Nicolas avait toute fraîche dans sa mémoire,
+puisqu'il venait de l'écrire sous la dictée de l'ancien gouverneur.
+Nicolas ajoutait qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans
+la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une transition plus
+ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, il demandait à son père et à
+sa mère l'autorisation de solliciter sa main. La lettre se terminait
+ainsi:
+
+«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car je mesure la
+distance qui me sépare du conquérant de l'Inde. Mais Mlle de Vandes a
+daigné me permettre la démarche que je tente, et le bonheur de ma vie
+est attaché à cette union.»
+
+Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, le chevalier
+reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait savoir qu'elle était en
+bonne santé et témoignait l'espérance que «la présente» le trouvât de
+même. L'année n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie
+avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de vin et chute
+d'une cheminée du vieux manoir, qui avait tué, en tombant, le chat de la
+tante Olive. Fargeau, le valet des chiens, était mort de vieillesse, et
+l'on parlait du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier;
+mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, Nicolas,
+disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, de Visapour, des Cipayes
+et de la nièce de cet aventurier, Joseph Dupleix, marquis pour rire,
+banqueroutier, etc., etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer
+cela de ses papiers.
+
+On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence même de l'Inde,
+puisqu'il en était question dans les histoires de l'antiquité; mais on
+savait parfaitement à quoi s'en tenir sur toutes les tromperies,
+menteries et faridondaines des marchands et des voyageurs. Jamais
+personne au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que Nicolas
+comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser à des béjaunes?
+Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, de rompre toutes
+relations avec ce nid d'intrigants, de laisser sa demoiselle Jeanneton
+pour ce qu'elle était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une
+«pigeonne» bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité un peu bossue,
+mais qui n'avait jamais couru le Bengale et qui l'attendait au pays.
+
+La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement exprimés,
+relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, à qui la mère tenait
+un peu par le Croizat de Caraman. Le père comptait entreprendre un
+voyage de Paris pour voir le cousin ministre et pousser les affaires.
+«Ce n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être monter
+colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison ruinée, qui est en
+procès avec ses associés et dont le chef a été savonné marquis depuis
+dix ans, tout au plus. Reste tranquille, et ne nous parle jamais de
+pareille mésalliance.»
+
+Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, peut-être avec plus
+de raison, n'était pas un partisan très chaud de l'union de sa nièce
+avec le chevalier d'Assas. Les choses restèrent ainsi. Nicolas et
+Jeanneton s'aimaient et ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient
+tous les deux le coeur grand et fidèle.
+
+Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, un jour,
+d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître comme on s'enfuit, avec
+un vieux valet indien qu'il avait, et les trois femmes dévouées à son
+malheur attendirent en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il
+n'eût plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, n'avait
+point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, la seule
+consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux semaines, un soir, Mlle de
+Vandes lui dit tout haut devant sa tante et sa cousine:
+
+--Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire le voyage de
+Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes.
+
+Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de Soleyrac, et le
+lendemain, il partit.
+
+Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à trois semaines de
+distance, plusieurs lettres importantes ayant été reçues au Cloître,
+Jeanneton, seule valide entre les deux autres Jeannes malades, s'était
+mise en route à son tour, sous la garde d'une servante de confiance.
+
+Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, nous
+connaissons le contenu des dépêches qu'elle apportait; nous savons enfin
+qu'en présence de la catastrophe amenée par ces désastreuses nouvelles
+Nicolas, prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer une
+visite à son illustre allié le ministre.
+
+Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la grande
+antichambre où son ancien camarade des dragons d'Aubigné avait eu la
+condescendance de le faire admettre, à la profonde surprise de
+l'huissier Chenu et de toute la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu
+d'achever l'histoire du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et
+d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce de Cartouche
+dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, se rejeta vivement en
+arrière et rentra dans le corridor, entraînant l'huissier avec lui
+d'autorité.
+
+--Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître qu'il y a
+superstition et superstition. Moi, je prétends qu'une fourchette croisée
+sur un couteau de table...
+
+Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:
+
+--Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même auprès de
+Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous laisse la responsabilité entière
+de ce qui en peut résulter. Voyez si vous voulez perdre votre place!
+
+
+
+
+XI
+
+BOUCHE EN COEUR
+
+
+M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait je ne sais déjà
+plus quel autre petit Choiseul, était un joli garçon, bien tourné,
+magnifiquement couvert, heureux de vivre, d'être blanc, blond, rose et
+coiffé à miracle, heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes,
+au milieu de la navrante détresse de la France, que tout était pour le
+mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des heures pour être Choiseul;
+c'est tantôt une incomparable félicité, tantôt un désagrément suprême,
+et quand, à quelque temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement,
+il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition rancuneuse au
+roi, son bienfaiteur, il est probable que M. le marquis de la Beaume
+retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie.
+
+Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis Louis XVI, n'avait pas
+encore dit en tournant le dos à l'ancien ministre, après les événements
+funestes dont l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois
+cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.»
+
+Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des faits qui ne
+furent jamais et jamais ne seront suffisamment éclairés: faits horribles
+auxquels nul n'a le droit de croire, en l'absence de témoignages
+certains. Je ne crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire
+pour détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe important
+et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, de ce solennel _lâcheur_
+qui ruina notre crédit en Europe et hors de l'Europe sans perdre le
+sourire de sa suffisance goguenarde, qui prépara la révolution sans la
+souhaiter, et à qui l'Angleterre devrait une statue.
+
+En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait guère de
+tout cela. Il était content et bon enfant; il voyait l'horizon clair, la
+France heureuse et l'univers bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il
+était sur un joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu,
+pétillant et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on annonçait le
+chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il avait de bonté dans
+l'âme, et vint jusqu'à la porte de son réduit, donnant sur la grande
+antichambre.
+
+--Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant les parfums de ses
+dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! J'ai pensé à toi au moins deux
+fois depuis que je suis au pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne
+venais point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble autrefois, de
+cette vache enragée! Ne sois pas timide avec moi, cousin; tu vois bien
+que je n'ai pas de morgue. Je suis haut placé, c'est vrai, mais je
+monterai plus haut encore. Ceux à qui la fortune est due n'en prennent
+point de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui s'étonnent
+d'être quelque chose. Embrassons-nous.
+
+Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait presque de
+reconnaissance, et qui se sentit monter au coeur une large bouffée
+d'espoir. Aussi voulut-il battre le fer chaud et placer tout de suite un
+mot relatif à l'objet de sa visite; mais M. le marquis le prévint.
+
+--Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des bonnes odeurs
+exquises qu'il répandait en abondance, comme si tout un parterre de
+fleurs se fût caché sous son jabot, tu peux me demander tout ce que tu
+voudras, ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois je
+suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup d'oeil jusqu'au
+fin fond des âmes! Un matin, il m'a regardé dans les yeux, et j'ai vu
+qu'il se disait: «Voici mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse,
+élégance... Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin de la
+Beaume pour tout un régiment de Romanets et de Praslins, avec un
+quarteron de Stainvilles par-dessus le marché»... Et il m'a présenté au
+roi, qui avait la migraine et que j'ai fait rire avec une histoire de
+dragons où j'avais mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix
+escadrons. Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!... Et nous
+sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde les gens comme
+s'ils étaient des miroirs. Vrai! ses yeux semblent vous crier:
+«Dites-moi que je n'ai pas de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit,
+de bon coeur, quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi
+prendre tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! Elle a
+dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et Mme de Grammont, qui
+est la peste, dit qu'en la rentoilant on en ferait encore un bon
+portrait de famille... Comment vas-tu?
+
+Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé son hôte sur une
+chaise et s'être étendu lui-même de nouveau sur le sofa.
+
+--Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser une parole, je ne
+vais pas trop mal, comme tu vois.
+
+--Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, et même
+tu as l'air un peu râpé, soit dit sans t'offenser. Ce doit être ta
+faute... Par où nous pends-tu, chevalier?
+
+--Tu dis?... interrogea d'Assas.
+
+--Je dis: Par quel bout nous pends-tu?
+
+--Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel...
+
+--Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton bonhomme de père.
+Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et toi? Vas-tu postuler pour les
+ambassades ou rester dans le militaire?
+
+--J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas fait cette
+question-là.
+
+--Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!
+
+--Je venais..., voulut dire le chevalier.
+
+--Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, qu'il faut te
+donner un peu le diapason; tu reviens de Pontoise et même de plus loin.
+La guerre a fait son temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut
+qu'un seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, à cause de
+_Télémaque_. Nous voulons fonder Salente à Paris, avec des financiers
+honnêtes, des avocats sobres de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu
+qui entende la raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées à
+la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes surtout,
+des philosophes et encore des philosophes, qui monteront une inquisition
+pour brûler vifs les fanatiques,--mais tendrement, éloquemment et en
+tenant compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! M.
+Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas bon, mais qui
+intéresse beaucoup à lire... Une fois Salente fondée, qu'est-ce que cela
+fait que nous ayons abandonné l'Inde, le Canada, les bords du
+Mississipi et autres gaudrioles, puisque Salente, c'est-à-dire la
+France, par sa force naturelle d'expansion, s'étendra comme une immense
+tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire ne croit pas à cela;
+mais il a trop d'esprit et ne croit à rien, sinon à lui-même! On se
+débarrassera de lui en le faisant idole... Alors, tu veux tout uniment
+entrer dans nos bureaux?
+
+--Je n'ai pas dit cela...
+
+--Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine si tu ne parles point?
+M. le duc est occupé pour toute la soirée et n'aura garde de te
+recevoir; mais, quand le diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je
+suis le bras droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis
+faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te gêne pas et
+dégoise franchement!
+
+--J'apportais un mémoire... commença le chevalier.
+
+--Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus de mémoires!...
+Mais aurais-tu donc un procès?
+
+--Non, pas moi! le mémoire est d'un autre...
+
+--Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des autres... De qui
+est-il, ton mémoire?
+
+--D'un homme grand, d'un homme malheureux.
+
+--Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, sans le sou,
+démoli... et vieux, je parie?
+
+--Et vieux, c'est vrai.
+
+--Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa patrie?
+
+--C'est encore vrai.
+
+--Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au cou... Comment
+a-t-il nom, ton Bélisaire?
+
+--Joseph Dupleix.
+
+À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses pieds et se prit les
+flancs à deux mains pour ne pas mourir de rire.
+
+--C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! Vertuminette! tu
+as mis dans le blanc du premier coup! Il n'y a qu'un Dupleix en tout
+l'univers, Dieu merci! Dupleix l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix
+des éléphants et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du Mogol,
+des plaintes, des récriminations et des cipayes, Dupleix enfin, Dupleix,
+et tu l'as pris sous ton bras!... Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà
+autrefois t'embarquer pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi
+qui s'appelle Montcalm?
+
+--Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore.
+
+--Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux point pour cela. Il
+faut bien qu'il y ait des maladroits en ce monde: sans quoi, les routes
+ne seraient plus assez larges pour laisser passer les gens d'esprit;
+mais voici, pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons
+plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations avec
+l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de ces possessions
+lointaines qui obligent à entretenir des flottes, des marins, des
+soldats. Loin de porter aux extrémités de la terre ce que vous appelez
+la civilisation, nous désirons ramener l'Europe à l'état de nature en
+arrangeant un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente qui
+confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler ses produits.
+Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus d'efforts; du vin doux, du miel
+et des roses, la France tranquillement aménagée à fonds perdu, et après
+nous, le déluge!
+
+Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, car la porte
+qui communiquait avec les appartements s'ouvrit, et un valet dit sur le
+seuil:
+
+--Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.
+
+Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut.
+
+--Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce que tu dis là,
+Germain?
+
+--Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait appeler M. le
+chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai l'honneur de parler ici,
+je l'invite à me suivre.
+
+Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de Nicolas.
+
+--C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment le marquis; mon
+très cher cousin d'Assas va se rendre aux ordres de M. le duc. Attends
+seulement deux secondes de l'autre côté de la porte.
+
+Germain disparut aussitôt.
+
+Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son joli minois avait
+pris une expression d'inquiétude au travers de laquelle perçait un
+sentiment de vénération jalouse.
+
+--Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc moqué de moi?
+ce n'est pas bien.
+
+--Pourquoi me serais-je moqué de toi?
+
+--Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur... et moi qui croyais
+que tu avais besoin de moi!
+
+Le chevalier protesta de son innocence.
+
+--Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment M. le duc saurait-il
+que tu es ici?
+
+--Je me le demande, répondit d'Assas.
+
+--En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra chaleureusement les
+deux mains, j'espère que tu n'as pas à te plaindre de mon accueil!
+
+--Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent camarade
+d'autrefois...
+
+--Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère. Je te prie de
+ne point dire à M. le duc avec quelle liberté je me suis exprimé devant
+toi sur diverses matières. Ces sujets sont brûlants et un homme comme
+lui, passionné pour le bien de l'État, usant ses forces au service du
+roi... Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute
+l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un côté, son
+patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de Richelieu (si tu es
+vraiment mon ami, tu n'oublieras pas que j'ai choisi ce terme de
+comparaison), depuis le cardinal, on n'avait pas vu pareil homme d'État.
+Et demande tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place.
+
+Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et pressa d'Assas sur
+son coeur en ajoutant:
+
+--Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura beau te combler, tu
+n'auras jamais tout ce que je te souhaite!
+
+Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une enfilade de pièces
+somptueusement ornées, et le chevalier le suivit.
+
+Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où quatre
+fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes étaient
+debout.
+
+--Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. Ai-je
+l'honneur de parler au chevalier d'Assas?
+
+Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une porte recouverte
+d'une épaisse draperie lui fut ouverte.
+
+On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte retomba sans
+bruit derrière lui.
+
+Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec une sorte
+d'austère coquetterie, où un homme de quarante ans à peu près, dodu,
+grassouillet, frais, rond, un peu vieillot, comme un amour de Boucher
+qu'on eût laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de bois
+d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la muraille le portrait
+du cardinal de Richelieu, peint par Philippe de Champaigne: celui-là
+même qui avait appartenu à Louis XIII.
+
+Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait toute la place et
+gênait deux autres cadres, dans l'un desquels le roi montrait sa jambe,
+tandis que dans l'autre, cette pauvre sainte reine Marie Leczinska,
+supérieurement habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs
+de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'oeuvre du
+broché-rococo, et regardait la couronne de France en tâchant de sourire.
+
+Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était bien obligé de
+regarder l'homme frais et bien en chair comme une poularde, dont Vanloo
+nous a laissé une si curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue
+démissionnaire, bouche en coeur, menton de bourgeoise fondante que
+l'embonpoint commence à taquiner.
+
+Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, s'étonnait un peu
+de se trouver là, en face de ce successeur de poche qui faisait de vains
+efforts pour donner des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très
+intelligent.
+
+C'était le signe des temps: la grande politique française restait
+accrochée à un clou avec le souvenir de nos victoires, et, quoique
+morte, elle semblait énorme, pendant que la petite politique de commis
+et de grisette à qui l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait
+au ras de terre.
+
+L'une de ces politiques était représentée par un géant qui se dressait
+maigre et pâle, car il en coûte cher pour porter le poids du patriotisme
+et du génie; l'autre, Dieu merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun
+fardeau pareil; elle se portait très bien et engraissait d'une livre à
+chaque soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes de
+ses joues.
+
+Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait d'après le vif:
+si vous voulez bien comprendre l'homme et l'époque, lisez le portrait de
+Vanloo!
+
+Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre chevalier se trouva
+donc seul avec Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul,
+ministre des affaires étrangères et véritable roi de France, puisqu'il
+n'avait au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour.
+Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, au milieu du silence
+qui régnait, sa plume grattait le papier avec un petit bruit de souris
+qui grignote.
+
+Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder les trois
+portraits qui sortaient vaguement de leurs cadres à la lueur des
+bougies. C'était la reine qui lui faisait face. On parlait peu de la
+reine, qui passait à bon droit pour une sainte, et que dire d'une sainte
+au XVIIIe siècle!
+
+Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière son sourire,
+tandis que ses yeux si bons allaient vers sa couronne doublée d'épines,
+et il y avait une tendresse d'enfant dans son regard, passant par dessus
+les fleurs de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et beau,
+mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros et dont l'âge mûr,
+faisant faillite à toute glorieuse espérance, s'offrait au monde comme
+un exemple redoutable des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son
+âme et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, obstinée dans
+l'amour qu'elle portait à son mari, à son roi, et le malheureux prince
+que le poison de son éducation première putréfiait sur pied, comme s'il
+eût porté en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier
+se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, même quand
+elles se plantaient sur des épaules de princes: Richelieu! le plus grand
+Français de la monarchie; grand parce qu'il était inflexible, Français
+parce qu'il ne voulait personne entre la France et le roi...
+
+--Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait pas beaucoup
+son successeur, pourquoi, diable! a-t-on mis ce grand vilain portrait
+chez Choiseul? S'il voulait à toute force un Richelieu, que ne
+prenait-il M. le Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs
+commerces!
+
+Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses yeux
+redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse et bourré dans son
+fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, qui écrivait toujours et
+d'abondance; car la lettre était pour sa fructueuse patronne,
+Marie-Thérèse d'Autriche.
+
+Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça un dernier cri
+en fouettant vigoureusement son parafe, et il daigna se retourner vers
+son cousin par alliance, qui n'avait pas bronché depuis le temps.
+
+M. le duc avait l'oeil perçant et se vantait de parcourir le livre
+intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut donc notre Nicolas,
+à qui l'examen, selon l'apparence, ne fut pas défavorable.
+
+--Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis content de vous
+voir. Les parents de Mme la duchesse sont les miens et je les
+affectionne aussi sincèrement que les membres de ma propre maison. J'ai
+ouï parler de vous plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche
+un peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer très
+particulièrement. Je suis étonné qu'étant à Paris déjà depuis plusieurs
+semaines, vous n'ayez point porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de
+Grammont.
+
+--Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que ma timidité de
+soldat et la crainte d'être importun.
+
+--Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, dit le ministre, car
+je vous sais fort occupé.
+
+Le chevalier rougit.
+
+--Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que mon intention n'a
+point été de vous reprocher vos visites quotidiennes et si longues à
+l'hôtellerie des Trois-Marchands. Je sais apprécier toutes les
+générosités du coeur et je me fais gloire des sentiments de
+bienveillance que m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de
+bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une mesure assez
+considérable, aux intérêts de Sa Majesté; mais qui a cru bien faire et
+dont l'imprudente conduite a été peut-être trop sévèrement punie... non
+point par nous, chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les
+événements dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez compris que je
+fais allusion à votre protégé M. le marquis Dupleix.
+
+Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, c'était
+l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre connaissait si bien
+ses affaires, et encore n'était-il pas au bout de ses surprises.
+
+--Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le duc, qui lui
+désigna enfin un siège d'un geste froid, mais bienveillant, vous n'avez
+pas du tout besoin de vous adresser à M. de la Beaume, ni de prendre
+tout autre circuit. Les parents de Madame la duchesse sont les miens et
+je les affectionne aussi sincèrement... Mais je crois vous l'avoir déjà
+dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, me remettre le nouveau mémoire de
+M. Dupleix, qui est, je le suppose, écrit de votre main... Vous avez une
+fort belle écriture... Mais Sa Majesté compte sur vous pour tenir une
+épée et non pas une plume.
+
+--Monseigneur... balbutia Nicolas.
+
+--Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; vous avez, il
+est vrai, outre passé un peu le terme de votre congé, mais la campagne
+n'est pas ouverte, et je me chargerai volontiers de vous excuser auprès
+de vos chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire?
+
+--Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement assis, mais qui
+semblait être en vérité sur un paquet d'épines.
+
+--Donnez!
+
+Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche en coeur», dont
+M. de Richelieu, son ennemi par les femmes, se moquait si plaisamment,
+eut un sourire imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait:
+
+--N'a-t-il pas une nièce?... j'entends ce brave M. Dupleix.
+
+--En effet, prononça tout bas le chevalier.
+
+M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment.
+
+--Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là une phrase, un
+remarquable avocat au parlement. Il a du feu et de l'éloquence; il sait
+donner à sa pensée des tours très vifs et pleins d'originalité... Ah!
+par exemple, voici qui est trop fort; il donnerait à entendre que le
+gouvernement du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter...
+
+--Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas.
+
+--Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis le premier mot
+de son factum jusqu'au dernier. La compagnie nous gêne tout autant qu'il
+nous embarrassait lui-même... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur
+mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient de cadeaux dont
+vous ne sauriez que faire et qui, par dessus le marché, vous
+réclameraient sous main un prix extravagant pour ces présents que vous
+ne souhaitiez point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les
+conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils vont, ils
+vont... Et quand nous leur crions halte là! il nous appellent traîtres
+et larrons, ils nous opposent la conduite de l'Angleterre... Chevalier,
+si le hasard m'avait fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais
+en conséquence. Les peuples ont des génies différents et des
+tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des nations marchandes,
+d'autres qui ne le sont pas. Vous comprenez bien que je ne vais point
+vous faire un cours de géographie économique et historique. J'ai mes
+convictions, auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence et
+selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais nous ruine, parce
+qu'ils sont calculateurs et patients, tandis que nous sommes pressés,
+inquiets et avides à la manière des enfants qui ne comptent jamais.
+Quand les Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; nous
+autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous promenons tout autour
+en disant: «Nous sommes les maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer
+sont magnifiques sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais
+conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de se saigner aux
+quatre membres pour entretenir loin d'elle des bouches inutiles qui la
+calomnient en la dévorant. Nous ne voulons plus de cela, mon cousin:
+nous supprimons d'un coup les mendiants et les satrapes!
+
+Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant très
+froidement:
+
+--Vous comprenez que cette mesure ne peut être approuvée ni par les
+satrapes ni par les mendiants... À quoi pensez-vous, chevalier?
+
+--À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les yeux baissés.
+
+--Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui change les pierres
+en soldats!
+
+--Le plus grand homme de guerre de notre époque, à mon sens, M. le duc,
+et dont l'histoire célébrera les merveilleux faits d'armes.
+
+--L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas.
+
+Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux âges s'éclaira
+d'une lueur sarcastique pendant que de sa bouche en coeur, cette parole
+tombait:
+
+--Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont leur agonie. Comment
+s'appellera le peuple nouveau qui lira dans cent ans les dernières pages
+de l'histoire de France?
+
+M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait dans les
+ruelles philosophes où le deuil de la patrie était porté d'avance avec
+une étrange résignation. Ils se demandaient seulement, ces prophètes, si
+Paris serait moscovite ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils
+brisaient déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou moscovites.
+
+Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et pour être
+revenue de si loin, il faut que la France soit forte providentiellement.
+Dieu a quelque chose encore, peut-être, à faire par nous: _Gesta Dei per
+Francos_...
+
+--J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez curieux de savoir
+ce qu'elle dira de nous, l'histoire... Mais que nous voici loin,
+chevalier, de certaine commission que m'a donnée pour vous mon honoré
+parent, ou du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père!
+
+--Mon père! s'écria Nicolas hors de garde.
+
+--Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de vous dire qu'on
+se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné de l'idée qu'il avait de
+solliciter une lettre de cachet pour vous loger à la Bastille.
+
+--À la Bastille! moi! balbutia Nicolas.
+
+--J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous êtes un jeune homme
+d'agréable entretien, et nous avons causé, causé... Cette nièce de M.
+Dupleix est, selon mes informations, une très belle personne, dont la
+société ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous
+Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à mon cousin
+d'Assas que la Bastille jouissait de son reste et que nous n'étions plus
+au temps où l'on mettait les amoureux au cachot. Il a été un peu étonné.
+C'est un homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait plutôt
+les deux bras et les deux jambes que de prêter les mains à votre entrée
+dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs beaucoup trop sévèrement. Je
+crois l'avoir calmé. Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans
+retard pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être changés
+tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. Vous vous étonnerez
+que les affaires de l'État me laissent le temps de songer à de pareils
+détails; mais le bien qu'on fait est un délassement, loin d'être une
+fatigue. D'ailleurs, je suis aise de vous le dire une fois pour toutes,
+les parents de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne
+aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul... Avez-vous
+quelque autre communication à me faire?
+
+--Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la supplie, à mains
+jointes, d'avoir égard au travail que je lui ai remis. La lecture
+attentive de ce mémoire...
+
+M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de la main le cahier
+en disant:
+
+--L'écriture en est remarquablement régulière.
+
+--Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, insista
+Nicolas, qui avait les mains jointes: vous avez là tous les éléments
+d'une réhabilitation éclatante, nécessaire; vous avez là les moyens de
+réparer une déplorable injustice...
+
+M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été plus en coeur.
+
+--J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les gens de votre âge.
+Un capitaine doit parler franc. Je suis enchanté de votre visite, et je
+vais écrire à l'excellent M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir
+tranquille.
+
+Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, levé en même
+temps que lui, sa main, qu'il avait courte, potelée et munie de très
+belles bagues.
+
+--Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets de faire le
+nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. Mme la duchesse lui veut du
+bien, et chacun des désirs de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne
+faites pas d'observations à la personne qui va vous prier de monter en
+chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.
+
+Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant que Nicolas
+gagnait la porte, après s'être respectueusement incliné.
+
+
+
+
+XII
+
+FIANÇAILLES
+
+
+«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise était cet excellent M.
+Marais, qui en agit, du reste, comme toujours, le plus décemment du
+monde. On conduisit Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour
+plier bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement M. Marais
+se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une lettre pour Mlle de Vandes,
+lettre qui, à la vérité, s'égara en chemin.
+
+La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier Chenu, qui
+attendit en vain la fin de l'histoire du démon Robault de Fécamp, nièce
+de Cartouche, et ne sut point ce que cette créature extraordinaire avait
+pu dire à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau.
+
+Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer M. le duc de Choiseul
+faisant accroc à la philosophie, abusant un peu de la force publique en
+faveur de l'autorité paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont
+jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère avec les
+sympathiques générosités de leurs écrits. Le chevalier, d'ailleurs,
+était en faute pour avoir outrepassé les limites de sa permission; il
+avait encouru un châtiment plus sévère que ce départ subitement forcé,
+suivi d'un voyage en chaise avec escorte.
+
+Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand ministre» ne fut
+pas plus heureux dans cette mince entreprise qu'il ne l'était
+ordinairement quand il s'agissait de combinaisons plus importantes. Il
+était l'homme qui ne réussit jamais, et sa gloire est toute faite de
+déconvenues.
+
+Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses quartiers sous
+Klostercamp pour reculer jusqu'au camp de Ruremonde, au confluent de la
+Meuse et de la Roër, où M. le maréchal de Contades venait de s'établir
+pour l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre écrite par
+un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le duc, et toute pleine de
+bienveillantes paroles. Il était dit dans cette lettre: 1º que M. le duc
+songeait, le soir et le matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de
+Soleyrac, qui lui tenaient au coeur presque autant que les siennes
+propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs de deux
+Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois La Beaume et de quelques
+autres Stainville, la première place de maréchal de camp serait, sans
+conteste, pour ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait
+être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents de Mme la
+duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi ayant de son coeur...
+nous savons le reste; 4º que M. de Soleyrac devait veiller spécialement
+à ce que ledit chevalier d'Assas ne fît aucune excursion hors de service
+dans le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.
+
+Assurément, de la part d'un personnage politique si haut placé et chargé
+de responsabilités si vastes, pareille préoccupation peut sembler
+bizarre, et le lecteur trouvera que c'était pousser un peu loin la
+complaisance envers les projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y
+avait autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de besogne
+qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer point les pauvres grands
+vaincus comme Joseph Dupleix et de le leur témoigner.
+
+Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de conscience.
+
+Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade de maréchal de
+camp depuis trop longtemps, qu'il avait reçu trop de promesses, qu'il
+n'y comptait plus et qu'il était porté naturellement de sympathie pour
+les Montcalm, les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne
+plaisaient point à M. le duc.
+
+Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de Soleyrac se fit une
+maligne joie de rendre visite à son ancien voisin du Cloître revenu de
+son expédition de Paris, aussi souvent que les circonstances le
+permettaient, et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne
+point faire ses excursions _en dehors du service_.
+
+Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, peut-être par les
+soins de Nicolas, que le ministre tout puissant daignait apporter des
+obstacles à l'idylle matrimoniale nouée entre le même Nicolas et la
+belle Jeanneton de Vandes.
+
+Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme Joseph
+haïssait M. le duc du meilleur de son coeur. C'était la robuste rancune
+de l'homme fort contre l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant
+trébucher son élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise
+volonté du ministre, il devint fanatique partisan de l'union qu'il avait
+d'abord repoussée.
+
+D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un peu plus
+favorable. Dans un héritage que fit le vieux M. d'Assas, se trouvèrent
+comprises deux douzaines d'actions de la compagnie qui ne valaient pas
+cher. Il s'informa. On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris
+les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs de la
+compagnie ne l'aidaient que trop dans ce méfait; mais que si on laissait
+seulement agir ce diable à quatre de Dupleix, les deux douzaines de
+chiffons sans valeur deviendraient une superbe fortune.
+
+_Tron dé Tarascon!_ connaissez-vous les héritiers du Languedoc? Chacun
+d'eux vaut trois héritiers de Normandie. Le bon M. d'Assas, retourné de
+bout en bout, brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé.
+Dupleix prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui
+écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer son
+consentement au mariage, le brave gentilhomme répondit quatre pages sur
+grand papier, qui contenaient, entre autres choses raisonnables les
+sentences suivantes: «Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon
+cousin de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses qu'il
+n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer les pères Jésuites de
+n'avoir point voulu compromettre les sacrements avec cette Pompadour,
+notoirement impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de Satan.
+On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai que les pères, si on
+les chasse, emporteront avec eux dix-sept cents millions en lingots,
+reliques et perles fines, et qu'ils excommunieront le roi? Je serais
+bien aise aussi de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait
+mis en gage trois gros diamants de la couronne pour acheter de la
+fraîcheur. Mme ta mère penche vers la compagnie de Jésus: mais ton frère
+Philippe tient pour la philosophie, ayant appris par notre chirurgien
+qu'en disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne trouve
+jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement fixé: M. mon père
+allait à la messe, et je fais de même, quoique notre curé ait le
+caractère bourru; mais pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en
+trouve point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps pour
+s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, selon que le défunt
+a jugé bon de se conduire. À cela, je vois quelque apparence, puisque si
+l'âme était dans le cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne
+souffrirait point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. Mais,
+d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager dix-sept cents
+millions d'épargnes privées, quand moi qui suis de noblesse, j'ai tant
+de peine à nouer les deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices
+et qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, un
+pays plein de perroquets où les sauvages ne mangent pas d'ail et rendent
+de l'or. Je ne vais pas contre; mais vivre sans ail ne me paraît point
+naturel. Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un
+gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant, je t'ai voulu
+entretenir pour arriver à ton mariage, qui va sur des roulettes par le
+motif que feu ta cousine Anillou a décédé le mois passé, en son âge de
+22 ans et quatre mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à
+cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la due forme,
+sous condition que tu ne l'oublieras point dans tes prières. Il n'y
+avait pas beaucoup à prendre d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta
+mère l'a dépensé vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et
+qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, quand M. le
+marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme de juste) les aura fait
+remonter suffisamment; ce pourquoi, dans ton contrat, tu peux glisser
+une clause stipulant que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers.
+C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise Dupleix (à qui tous
+nos hommages, bien entendu) a de certains traits dans sa vie qui font
+penser à Jeanne d'Arc. Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux.
+Quel pays, que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y
+ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires pour
+vingt-quatre parts, et victimes de toutes les lâchetés, bévues,
+maladresses, trahisons amoncelées en tas par je sais bien qui. Je ne
+suis déjà pas si sûr que nous soyons parents de ces Choiseul, et encore
+ce ne serait que par ma femme. On dit que Bouche-en-coeur branle dans le
+manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il n'a pas besoin de
+venir me chercher pour le relever. Vayadioux! sans ce prestolet, les
+actions vaudraient le triple!... Et Mme ta mère, aussi bien que moi,
+donne volontiers son consentement à ton mariage.»
+
+Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de Ruremonde, il y
+avait une grande nouvelle qui courait. M. le maréchal de Contades allait
+prendre le commandement des deux armées et marquer un sérieux mouvement
+d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le 11 mai, Nicolas
+obtint la permission de se rendre tout seul à Klostercamp pour célébrer
+ses fiançailles et faire en même temps ses adieux, car il allait être
+pris pour plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant durer,
+selon l'apparence, autant que la belle saison.
+
+Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier arriva,
+porteur de la bonne nouvelle. Depuis la blessure qu'il s'était faite
+chez la veuve Homayras, à l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix
+ne s'était jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait
+surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, qui allaient
+s'égrainant une à une comme les perles d'un collier dont le fil est
+rompu. Les dernières dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau
+comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, dont le stérile
+miracle épuisait ses ressources et décimait son armée. Lally lui-même
+n'avait plus que le sombre courage du désespoir. Il se croyait au comble
+du malheur, il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les
+Anglais, lui réservait l'échafaud.
+
+Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et le premier aux
+philosophes de 93 comment on coupe la tête aux martyrs!
+
+La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée tout au fond de
+son deuil, vivait de larmes. Pour soutenir, pour relever et réchauffer
+tous ces désespoirs, il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et
+prodiguant à ceux qu'elle aimait son corps et son coeur. Littéralement,
+le vieillard et les deux pauvres femmes n'avaient, pour éclairer leur
+nuit, que son cher et pur sourire.
+
+Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où le fiancé prenait
+en même temps congé pour aller au loin affronter les hasards de la
+guerre, et où la fiancée avait des pleurs sous le voile serein de sa
+résignation; mais ce fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la
+coutume des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton une petite
+croix de diamants qui était une relique et dont la vue mouilla les yeux
+de son mari:
+
+--Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je n'étais pas encore
+riche quand je te les donnai, et ce sont les seules que tu aies
+gardées!
+
+Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de l'ordre de
+Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était redressée.
+
+Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa bénédiction, tout ce
+courage factice tomba, et il dit en un gémissement profond:
+
+--Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas vous souhaiter du
+bonheur. Il y a si longtemps que Dieu n'entend plus mes prières!
+
+Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure fixée pour
+le départ du chevalier, dont la monture attendait dans la cour. Il n'y
+eut que Jeanneton pour le reconduire jusque-là. Dupleix et la marquise
+restaient auprès de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait
+éveillé de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à
+coup.
+
+La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en selle, passa la
+bride de son cheval à son bras et dit:
+
+--Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une minute.
+
+--Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du moulin.
+
+Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par la main. Nicolas
+était obligé de tirer son cheval, qui avait peur de la pente et dont les
+fers glissaient sur les cailloux. Ils ne parlaient point, mais leurs
+coeurs étaient pleins à déborder.
+
+--Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura le chevalier,
+dont la voix tremblait.
+
+--Je le sais, répondit-elle.
+
+Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée d'étoiles:
+
+--Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle parlait,
+comme tout est calme, comme tout est beau!
+
+--Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne songeait point au
+ciel, m'aimez-vous comme je vous aime?
+
+--J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu plus loin, car j'ai de
+la peine à vous quitter... Avez-vous vu comme ils souffrent chez nous?
+Mon Dieu, vous êtes ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus
+d'espérance sur la terre!
+
+Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du cheval sonna sur
+les planches branlantes du pont, le meunier ouvrit son trou de guette et
+regarda:
+
+--Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, Monsieur le capitaine,
+dit-il, promis comme vous êtes à quelqu'une qui est un ange?
+
+--Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier.
+
+--Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et bonne bataille je
+vous souhaite!
+
+Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée des aunes, qui
+était noire, sauf les places où la lune, passant par les éclaircies
+rares, marquait des ronds éclatants de blancheur.
+
+L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, mirait les dentelures
+de ses bords où ça et là un rayon montrait les pointes aiguës des iris,
+semblables à une moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se
+glissaient, voix discrètes de la nuit.
+
+Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient souvenir de cette
+heure silencieuse où s'entendent les battements des coeurs?
+
+Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux enfants qu'on
+venait de bénir pour le bonheur au milieu de si amères tristesses; et à
+travers l'ombre, Dieu les regardait aller, lui qui savait que leur
+destinée était souverainement choisie.
+
+Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne de Vandes sentait
+dans ces ténèbres si douces quelque chose qui lui souriait. Ses yeux ne
+pouvaient se détacher de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la
+fois au-dessus de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac.
+
+--On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas a la sienne.
+
+Elle parlait des étoiles.
+
+Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les vieillards appellent
+un radotage. Nicolas, le pauvre Nicolas, en dehors de ce radotage du
+coeur, n'aurait trouvé en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il
+répétait:
+
+--Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me dire que vous m'aimez?
+
+--Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de répondre, il
+doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles qui sont aussi des âmes, il
+doit y avoir des étoiles, de chères étoiles où deux avenirs mariés se
+confondent...
+
+--Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot...
+
+--À quoi bon?... Il n'y a qu'une étoile au ciel pour nous deux, mon
+fiancé. J'ai maintenant mon coeur dans votre coeur, et la bonté de Dieu
+a permis que vous soyez, après Lui, mon espoir et ma vie.
+
+D'elle-même elle lui tendit son front.
+
+C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première fois, ce jour
+que Jeanneton revendit de chez la veuve du bûcheron, Lisela, pour qui
+elle avait demandé l'aumône. Nicolas se pencha et ses lèvres
+effleurèrent ce front, pareil au lis des champs dont il est dit, dans le
+livre des livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne
+sauraient payer la splendide parure.
+
+Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. La route
+tourna et se mit à monter cette pente rapide où il y avait des bouleaux
+et des roches moussues dans la bruyère. En regardant derrière eux, ils
+pouvaient voir l'étang briller et les jambes noires du moulin qui
+plongeaient dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, la
+maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre les deux ruines
+sombres, et les grands arbres qui la dominaient s'inclinaient comme des
+saules pleurant sur un tombeau.
+
+--C'est là! dit tout à coup Jeanneton.
+
+Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, bordée d'un
+côté par les derniers bouleaux, de l'autre par une coupe de jeunes
+chênes formant un impénétrable fourré. À une cinquantaine de pas,
+adossée à la forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en chaume
+s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son unique fenêtre qu'un
+débris de châssis. Entre la rampe et la loge, un chêne énorme étendait
+loin du tronc ses branches bossues, grosses et longues comme des arbres
+de soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu de la
+végétation exubérante qui renaissait de toutes parts.
+
+--L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la pauvre Lisela était
+déjà bien près de s'en aller aussi, quand les feuilles séchèrent.
+
+--C'est ici que demeurait votre protégée? demanda Nicolas. Vous
+redescendiez de chez elle quand je vous rencontrai au bord de l'eau...
+
+Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, la gracieuse
+fille cheminant sous les aunes avec son panier de chèvrefeuille au bras,
+et l'églantier, et la piqûre dont il avait gardé le sang aux lèvres.
+
+--Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça enfin sa prière,
+continua Mlle de Vandes. Elle avait tant demandé à mourir! Ma petite
+Greete, à qui vous aviez donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui
+je vous avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi,
+tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me dit en
+souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon mari Fritz... Mon Fritz
+aimait le grand vieux chêne qui vient de sécher. Après moi, il ne
+restera rien de ce qu'il aimait.»
+
+Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était d'avoir monté.
+Nicolas se mit à genoux devant elle.
+
+--C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que Lisela était
+assise quand elle me dit: «Vous et ce grand jeune homme qui est
+capitaine, vous serez fiancés bientôt...»
+
+--Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, interrompit le
+chevalier.
+
+--Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables paroles? Et
+puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: «Tous les deux, vous mourrez tout
+jeunes.» Souvent, elle annonçait ainsi les choses qui devaient
+arriver... Et elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand
+je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux autres qui
+devaient rester abandonnés après elle, elle disait avec son sourire qui
+faisait mal et était pourtant si doux: «Ne vous inquiétez pas,
+demoiselle, j'aurai encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi
+qui partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa pauvre
+petite âme dans mes bras, le matin même du jour où Lisela s'éteignit, la
+main dans ma main... Et savez-vous pourquoi je disais tout à l'heure:
+«C'est là?»
+
+Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur.
+
+--Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces choses? Je n'en veux
+rien savoir! Je veux vivre pour vous qui êtes la meilleure et la plus
+belle!
+
+Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole coupée, et,
+montrant de son doigt tendu la lisière de la forêt, elle répéta en
+frissonnant:
+
+--C'est là!
+
+Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine.
+
+Le chevalier lui parla, elle ne répondit point.
+
+Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et demanda, comme une
+personne qui s'éveille:
+
+--Qu'est-il donc arrivé?
+
+Puis, avant même que son fiancé pût répondre:
+
+--J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort que moi-même me
+poussait... Mon ami, je vous prie de me pardonner.
+
+--Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je vous pardonnerai si
+je vous vois sourire.
+
+Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se relever, elle
+murmura:
+
+--Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit bientôt!
+
+--Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait gravement, nous
+autres soldats, nous sommes visités souvent par la pensée de la mort.
+J'ai peur de la craindre aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et
+de mon bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière pensée.
+Priez, ma chère Jeanne, priez que je la reçoive le front haut, l'épée à
+la main; priez surtout pour que mon sang versé profite à ma patrie!
+
+Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier sauta en selle.
+Les cailloux de la route qui tournait derrière la loge abandonnée,
+retentirent sous le galop du cheval.
+
+--Au revoir! cria-t-elle.
+
+--Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine.
+
+Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, elle se mit en
+marche, mais non point dans la direction du Cloître.
+
+Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla.
+
+Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les branches, et son
+regard plongea à l'intérieur du taillis, derrière le grand chêne. Un
+rayon égaré se jouait parmi les feuilles, éclairant un espace libre au
+centre duquel se trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la
+place de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, et
+dont la cime absente faisait trou dans la voûte de feuillage.
+
+Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième fois, elle
+répéta:
+
+--C'est là!
+
+Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia cette prière
+qui montait du fond de son coeur:
+
+--Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que ce soit le front
+haut, l'épée à la main et que son cher, que son beau sang soit versé
+pour la France.
+
+
+
+
+XIII
+
+SENTINELLES PERDUES
+
+
+Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde pour
+rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait être en train de plier
+bagages. Ce n'était pas un rêveur que ce hardi soldat; un nuage resta
+sur sa pensée, pourtant, pendant qu'il franchissait, au clair de la
+lune, la première lieue de son étape.
+
+Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant de l'Inde
+qui abritait une gloire déchue et tant d'espérances trompées, il avait
+respiré une atmosphère de découragement. Elle avait beau s'asseoir,
+cette demeure en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage,
+les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches murailles
+et jetaient sur le dehors un brouillard de deuil.
+
+Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton elle-même,
+autrefois si gaie, avait subi cette morne influence, et il y avait une
+détresse dans son sourire.
+
+En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et Nicolas ne l'avait
+jamais aimée si belle, mais l'extrême mélancolie de cette fête de ses
+fiançailles lui laissait un poids lourd sur le coeur.
+
+Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant de la
+fantaisie et qui disent la vérité dans le langage du roman, ce n'est
+point le lieu de séparer avec méthode l'ivraie du bon grain, ni de faire
+la part exacte des ambitions personnelles et des convoitises égoïstes
+qui avaient pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique de
+Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative humaine, n'y
+a-t-il pas toujours pour un peu cette scorie de la malédiction
+originelle?
+
+Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement apparentes des
+physionomies, telles que nous les revoyons à la distance d'un siècle:
+aussi avons-nous dit de Dupleix: «Celui-là combattait pour la France»,
+et de son bourreau, vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci
+n'était pas un Français».
+
+Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est candide et net comme
+la justice des enfants. Demandez aux enfants ce que fit M. le duc de
+Choiseul, ils vous répondront:--Il fit la guerre hors de propos, il fit
+la paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa l'héroïque
+épée du Canada...
+
+--Mais n'éleva-t-il rien en revanche?
+
+--Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, et un gibet
+où son nom reste pendu: l'échafaud de Lally.
+
+--Et que reste-t-il de lui?
+
+--Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui germa, perça,
+poussa et devint avec le temps un chêne dont cet autre menuisier en
+échafauds, le bon M. de Robespierre, tira toutes les planches de son
+terrible mobilier industriel!
+
+Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non point ceux qui sont
+capables de répondre comme nous venons de le faire, après avoir parcouru
+la rude histoire de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu
+le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, qui avaient
+encore trente ans à attendre pour voir comment, avec beaucoup de
+fadaises emphatiques, battant comme un marteau l'enclume de la bêtise
+humaine, Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.
+
+Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; il méprisait M. le
+duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement à regretter son alliance
+avec Dupleix, et l'eût-il regrettée, il aurait sauté à pieds joints
+par-dessus toute prudence ou toute répugnance pour aller où son coeur
+l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait sur la
+route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez tous les deux tout
+jeunes...»
+
+Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était de vivre bras
+dessus, bras dessous avec la mort, mais Jeanne! Je ne vous ai pas dit
+tout ce qu'il y avait de bien aimé prestige dans le regard de ses longs
+yeux, dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; je ne
+vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie exquise de
+ce visage de vierge, tout enrayonné d'or bruni, quand le vent des champs
+soulevait son opulente chevelure, lourde et brillante à l'oeil, douce au
+toucher comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. Je ne sais
+plus parler de ces choses, merveilles de la terre.
+
+Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier voulait et
+savait, lui dont la bonne âme était encore toute vibrante de jeunesse.
+Et vous devinez bien l'angoisse qui le poignait, ce pauvre chevalier, en
+voyant tout à coup, au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle
+visage de morte...
+
+Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant tableau!...
+
+Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. Ce qui nous gêne,
+là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse penseroserie des rimeurs
+de ballades. Cette pauvre Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle
+avait pleuré tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à
+porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. Ah!
+l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au cimetière et où la chanson
+soulève la pierre des tombeaux! Fi des tudesques gaietés, toujours
+drapées dans quelque suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des
+hussards, les ossements craquer!
+
+Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé de côté ces
+lugubres choses pour revenir à des pensées plus riantes, et quand il
+passa sous les murs de Gueldre, il entonna une chanson de la langue des
+Félibres, dont tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait
+plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on célébrerait au
+retour.
+
+À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme il entrait dans les
+oseraies qui côtoient la Meuse, il fut arrêté par un «Qui vive?» C'était
+son régiment en marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du
+corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel pour mettre
+le siège devant Munster.
+
+La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à la tête de sa
+compagnie, car une joie folle régnait parmi tous ces soldats, harassés
+de repos, et l'on ne parlait de rien moins que de marcher tout d'une
+traite jusqu'à Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique,
+tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles.
+
+Bien entendu, nous ne raconterons point cette campagne brillante, mais
+inutile, qui réunit les deux armées françaises sous le commandement du
+maréchal de Broglie. Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa
+couronne à quitte ou double.
+
+Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges de son génie
+militaire, et qui trouvait encore le temps, entre deux batailles, l'une
+gagnée, l'autre perdue, de griffonner les plus détestables vers que
+jamais poète amateur ait perpétrés!
+
+Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, acculé dans la
+Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, il put croire que tout était
+perdu en apprenant que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe.
+Les Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden et
+s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser.
+
+Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric ne s'était trouvé
+dans des circonstances plus désespérées.
+
+Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, pour venir en aide à
+son royal allié, tenta une diversion sur les derrières de l'armée
+française et mit le siège devant Wesel, en même temps que les Anglais
+annonçaient bruyamment une descente à Anvers.
+
+Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le corps de M. de
+Castries devait pénétrer en Prusse (Hanovre), en traversant le Weser,
+sur les ponts de bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un
+mouvement de retraite.
+
+Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels se trouvait
+Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, suivis par deux autres
+divisions échelonnées.
+
+Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois s'étaient donc écoulés
+depuis l'entrée en campagne.
+
+Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs de la journée des
+fiançailles étaient loin? On s'était bien battu, on s'était diverti
+davantage, car, en ce temps, la guerre avait des allures de partie de
+plaisir: quelque chose comme une grande chasse où le gibier se défendait
+et où les chiens étaient des hommes.
+
+Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles avaient
+effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, du reste, beaucoup de
+profondeur, et Nicolas restait en face du sentiment unique dans sa vie:
+son grand amour heureux.
+
+Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne s'était ralenti
+entre lui et les habitants du Cloître, et la chère correspondance de
+Mlle de Vandes semblait témoigner d'un changement favorable dans la
+position morale des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu
+du Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement rendu dans le
+grand procès des treize millions semblait pronostiquer une issue
+heureuse.
+
+Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours à Osnabruck, par
+suite d'un contre-ordre, motivé sur le faux avis de la levée du siège de
+Wesel.
+
+--C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: si nous avions tourné
+du côté de Gueldre, vous auriez pu pousser jusqu'au Cloître et
+surprendre nos amis en passant.
+
+Le huitième jour, la seconde division, commandée par M. de Castries en
+personne et qui contenait de la cavalerie, arriva à Osnabruck, d'où le
+régiment d'Auvergne partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur
+Flotow.
+
+Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers et les
+soldats ne savaient plus où on les conduisait. À Flotow, ils apprirent
+que la cavalerie de M. de Castries fourrageait jusque vers Pyrmont, ce
+qui semblait indiquer une marche vers le sud.
+
+Les paysans allemands se moquaient et disaient que l'armée française
+avait perdu sa route.
+
+Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel du baron de
+Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate breton qui était mort si
+glorieusement l'épée à la main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre
+contre l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, qui
+eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier français avec un
+caniche qui portait au cou cette mention: «Chien d'aveugle.»
+
+M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait comme simple
+volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache grise. Ce fut lui qui reçut
+le caniche par hasard, et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval
+et s'en vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la
+brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en humant des torrents
+de bière.
+
+--Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo.
+
+--Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron de Glücker,
+mais bien Briskau.
+
+Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit mine de
+s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands riaient, pensant avoir
+affaire à un fou.
+
+--Que vous dit-il? demanda Glücker.
+
+--Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut point démordre; il me
+dit: «Je suis Joseph, à telles enseignes que j'ai été livré par mon
+coquin de frère!»
+
+On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de Plélo eut une
+pistolade à bout portant au travers du front, mais la balle s'aplatit
+contre la coque de son crâne, et il mit son épée dans le ventre du
+Prussien.
+
+L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.
+
+Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette arriva à Flotow sur
+un bidet blessé. L'homme ne voulut parler à personne, sinon à M. de
+Soleyrac; mais chacun put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car
+son bras gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette déchirée.
+
+Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait après avoir fait
+sa couchée comme à l'ordinaire, fut éveillé à onze heures de nuit et
+délogea sans tambour ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux
+environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir depuis le
+lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, on se remit en marche.
+
+Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos et pendant trois
+nuits où s'accomplissaient des étapes forcées. Le régiment avait un
+guide à cheval que nul ne connaissait. On suivait, la plupart du temps,
+des chemins de traverse.
+
+Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une rivière. Personne ne
+savait au juste où l'on était, car on se cachait des gens du pays et il
+était sévèrement défendu soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui
+connaissaient l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la Lippe
+et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville de Halteren, située
+à quelques lieues seulement du Rhin.
+
+Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. Il faisait un
+brouillard des plus épais. La Lippe, qui était fort basse, fut traversée
+à gué, et chacun put s'apercevoir alors que le régiment était suivi par
+un convoi de prisonniers westphaliens, composé de tous les malheureux
+paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.
+
+Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter à l'arrière-garde
+tous les pauvres diables que leur mauvais sort amenait sur le passage du
+régiment. Vers dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on
+entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince de
+Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et Dorsten.
+
+Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément sous son ombrage que
+le gibier de Son Altesse Sérénissime, mais il avait aujourd'hui d'autres
+habitants. L'armée entière de M. le maréchal-marquis de Castries était
+là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier de
+prisonniers allemands glanés le long de la route.
+
+On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse armée
+étaient pliés avec les bagages, et à chaque instant on en amenait
+d'autres, étonnés de voir tout ce monde.
+
+La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers jours d'automne,
+qui revenait. Entre six et sept heures du soir, M. de Soleyrac, qui
+avait été mandé par le maréchal, rejoignit sa troupe et ordonna
+incontinent le départ. Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel,
+dont le siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé avec
+une terrible activité par Ferdinand de Brunswick en personne?
+
+Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve cette espèce
+particulière de bavards qui sait ou prétend savoir la fin des choses, et
+de nos jours, cette espèce, prodigieusement accrue, forme la majorité
+des populations. Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois
+hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne bien mieux que le
+général en chef lui-même. Ceux-là disaient qu'Auvergne était envoyé en
+perdition, pour marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que le
+gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant le cours de
+la Lippe.
+
+Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer le Rhin, et
+l'événement sembla donner raison à cette opinion, car, vers onze heures
+de nuit, le peloton d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve,
+qui roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le guide donna
+un son du cor, auquel il fut répondu sur la rive droite, qui était
+occupée par les Français depuis Dusseldorf jusqu'à Meurs.
+
+Au bout de quelques instants, on entendit un bruit de rames dans le
+brouillard, et M. de Plélo dit:
+
+--Voilà le bac!
+
+C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des voyages pour
+passer le régiment dans ce bateau-là; mais le nouveau venu s'entendit
+avec le guide, et Auvergne se remit en marche, eu remontant rapidement
+le fleuve. Au bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, et
+ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent qu'il y
+avait là des pontonniers en train de faire leur office.
+
+En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un pont de bateaux
+qui était achevé, et sur lequel Auvergne passa fort à l'aise. Le bruit
+venait d'un autre pont beaucoup plus long, auquel on travaillait pour la
+cavalerie. Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une
+armée qu'on attendait...
+
+Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son repos. Le
+lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein jour, à deux heures de
+l'après-midi, mais le régiment n'était plus seul. Environ trois mille
+hommes de recrues se mirent en marche avec lui et deux autres
+détachements de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de
+Castries, emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait l'air
+de s'en aller vers la Meuse hollandaise.
+
+La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron de dragons, était à
+deux ou trois lieues nord-ouest de Gueldre, dans un pays boisé où le
+colonel de Soleyrac fit mine de prendre des dispositions pour
+bivouaquer. On devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, car
+le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept heures. On alluma
+le feu sans se gêner: on était en pays ami, et M. de Soleyrac, qui
+n'était pourtant pas causeur, fut entendu disant:
+
+--Demain, nous coucherons à Clèves.
+
+Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que la campagne
+était finie et se donnèrent la consolation de maudire un peu M. de
+Choiseul, qui prenait ainsi plus de peine à reculer que les autres pour
+aller en avant, si bien qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons,
+ce mot courait dans les rangs:
+
+--La poste est arrivée de Versailles!
+
+Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de Choiseul n'était
+pour rien dans l'affaire.
+
+Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas et lui dit:
+
+--Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous dispos et en
+humeur de faire une demi-douzaine de lieues à travers champs?
+
+--J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner à l'ennemi,
+répliqua d'Assas.
+
+--Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de Soleyrac, qui
+souriait: nous ne sommes point en déroute. Choisissez vingt gaillards
+résolus, bon pied, bon oeil, et tenez-vous prêt à partir.
+
+--Pour où?
+
+--Vous aurez un guide. Votre mission est de battre l'estrade. Nous
+sommes à deux de jeu avec le prince Ferdinand; il a douze mille hommes
+de ce côté-ci du Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers
+westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du moins, à nous
+glisser entre les doigts, les uns dans le parc de Dorsten, les autres le
+long de la route...
+
+Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en plus belle
+humeur.
+
+--Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les maillets de ces
+pontonniers, là-bas, faisaient terriblement du vacarme... Tout ce que
+nous faisons depuis Flotow n'est qu'un dégagé.
+
+--Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un joli jeune
+homme! Et je connais le pays!
+
+--Dois-je obéir au guide?
+
+--Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera pour gagner
+l'autre moitié de son salaire, étant vendu deux fois et très cher, quand
+il vous quittera, vous ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez
+personne à sa poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il
+convient à un homme subitement égaré dans les bois qu'il sait être plein
+d'ennemis.
+
+--Alors, l'ennemi sera là, devant?
+
+--Ou derrière, je ne sais pas.
+
+--Entendons-nous bien: quel est précisément mon devoir?
+
+--Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, en reprenant, cette
+fois, son sérieux, est de rester où vous serez, sans avancer ni reculer;
+Auvergne tout entier sera derrière vous, jouant le même rôle que vous,
+s'allongeant, s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette
+nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois, tandis que M. le
+maréchal passera à droite ou à gauche de l'embuscade, peut-être à droite
+et à gauche en même temps, à la faveur des ténèbres.
+
+--De sorte que les autres se battront pendant qu'on fera chez nous le
+pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement de mauvaise humeur.
+
+--M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je connaissais un plus
+brave régiment qu'Auvergne, je le choisirais pour cette besogne-là.»
+Nous serons plantés comme un lumignon pour marquer l'endroit où les
+Allemands ont creusé leur chausse-trape.
+
+--Et rien à faire?
+
+--Qu'à attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier, comprenons-nous
+bien tous les deux: il y aurait un cas de trahison, c'est celui où
+quelqu'un d'entre nous se laisserait surprendre et assassiner sans crier
+gare! Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et vous
+serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, comme M. le maréchal:
+«Si je connaissais un plus brave que vous, je l'aurais choisi?...»
+
+Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac dit en lui
+donnant congé:
+
+--Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de ma dernière parole:
+_Sentinelle, prenez garde à vous!_
+
+
+
+
+XIV
+
+À MOI, AUVERGNE!...
+
+
+Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche avec son
+détachement, on mangeait la soupe au bivouac, où chacun se promettait
+bien de dormir la grasse nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui
+s'étaient glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne,
+venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la gauche, à
+moins d'une demi-lieue, et que le long de la Meuse, la cavalerie filait:
+des escadrons et des escadrons. Ils avaient entendu rouler de
+l'artillerie. Tout cela s'en allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo
+avait dit:
+
+--C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce qu'il y a de poisson
+pris: maigre pêche! Messieurs, il faut vous résigner à planter vos
+choux!
+
+Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis que le mauvais
+vouloir de M. de Choiseul contre les Jésuites était chose connue:
+
+ Capitaines en réforme
+ Et qu'on entend clabauder
+ Contre l'injustice énorme
+ Qui vient de vous échauder,
+ À tort chacun de vous crie:
+ D'autres sentent le roussi,
+ Puisqu'on publie
+ Que Jésus va perdre aussi
+ Sa Compagnie!
+
+Le guide donné au chevalier n'était point celui qui avait conduit le
+régiment à travers la Westphalie, de Flotow à Dorsten, et qui avait pris
+la clef des champs en même temps que les prisonniers. C'était un jeune
+Hessois, chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, haut
+sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine des riverains de la
+Roër. En quittant le camp, il prit un bon trot de courrier, et ne quitta
+plus cette allure pendant les trois mortelles heures que dura la marche.
+
+Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance de cinq à six
+lieues pendant cet espace de temps.
+
+Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant plusieurs mois et
+aussi à Klostercamp; il n'était pas sans avoir fait nombre d'excursions
+dans ce pays de Gueldre; mais l'obscurité était si épaisse et le guide
+trouvait moyen de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun
+moyen de reconnaître la route.
+
+Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre pas pour pas, et ne
+perdait jamais de vue son Hessois, gardant toujours devant lui, à trois
+enjambées de distance, la longue silhouette du drôle qui se dégingandait
+dans les ténèbres.
+
+Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis que Nicolas, si
+bien découplé qu'il fût, avait son uniforme baigné de sueur. Les soldats
+ne se gênaient pas pour gronder par derrière, et menaçaient de
+s'arrêter; c'était parmi eux un concert de malédictions.
+
+--Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. Est-ce nous qui
+ouvrons la débandade?
+
+Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait le quart après
+dix heures, quand le grand diable de Hessois se mit à courir tout à
+fait. On venait de descendre une rampe assez raide par un chemin creux;
+les talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont rustique. Dans
+ce fond, le brouillard était si dense que Nicolas ne voyait même pas
+l'eau sur laquelle passait le pont.
+
+Il avait l'oeil fixé en avant sur son fantôme de guide qu'il voyait
+surtout avec ses oreilles; mais la sensation qu'on éprouve en traversant
+des lieux connus, lors même qu'on a un bandeau sur la vue, était née en
+lui et le tenait depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des
+efforts inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent
+encore autour de lui parce qu'on entrait dans une allée d'arbres dont le
+feuillage persistait malgré la saison.
+
+Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable comme s'il se fût
+attendu à reconnaître ce riant paysage: les aunes, l'étang, le moulin,
+et jusqu'à l'églantier en fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose.
+
+Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui devait avoir ses
+graines rouges d'automne à la place des petites roses du printemps:
+Nicolas ne vit rien, sinon des choses longues et blanches qui passaient
+à droite de lui.
+
+On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait entre le
+chevalier et ses soldats, dont quelques-uns étaient encore de l'autre
+côté du pont.
+
+Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était l'illusion de la
+course. Elles étaient en réalité immobiles, et Nicolas le vit bien
+quand, tournant subitement à droite pour suivre un brusque mouvement du
+guide, il se trouva entouré par les troncs sveltes d'un plant de
+bouleaux.
+
+Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait au bord de
+l'étang, juste en face du Cloître, qui devait être caché là-haut dans la
+brume et où sans doute Jeanneton de Vandes dormait.
+
+Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela que son
+coeur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était vaguement reconnu
+naguère.
+
+Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les roches moussues
+moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi les tiges argentées des bouleaux.
+
+Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement venait loin
+derrière.
+
+Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière au milieu de
+laquelle le grand vieux chêne que le Fritz de Lisela aimait tant, se
+dressait. La brume était moins épaisse ici qu'au bord de l'étang.
+Nicolas n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaître le géant mort
+au milieu de l'éclaircie.
+
+Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est là!»
+
+Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: «C'est là!», qui ne
+fut pas même prononcé, éveilla dans l'esprit du chevalier tout un monde
+de souvenirs.
+
+C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière parole de
+cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure de l'adieu, le soir des
+fiançailles, quand la tristesse avait débordé de son vaillant coeur et
+qu'elle s'était mise, comme malgré elle, à répéter les prédictions de la
+veuve du coupeur de bois.
+
+C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même du chêne,
+désignant du doigt la coupe touffue qui bordait la clairière du côté
+nord, et disant, elle aussi: «C'est là!»
+
+Tout cela revenait au coeur de Nicolas. Peut-on dire qu'il oublia le
+présent pour le passé pendant une minute? Non, ce ne fut ni la moitié ni
+le quart d'une minute.
+
+Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait jusqu'alors si
+fidèlement suivi. Le temps de tourner le chêne, ni plus ni moins.
+Nicolas chercha le guide et ne le trouva plus.
+
+La clairière était déserte.
+
+Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard inquiet, mais non
+point étonné, le bruit de la chute d'eau monta dans la nuit silencieuse,
+et tout de suite après, le refrain monotone du moulin en travail se fit
+ouïr.
+
+Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail du moulin,
+il n'existait assurément aucune connexion. Ils n'ont pas d'heures, les
+pauvres meuniers des petits courants, esclaves du filet d'eau qui les
+fait vivre. La roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît
+jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre.
+
+L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait.
+
+Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de Vandes avait
+dit: «C'est là!»
+
+Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de Soleyrac,
+s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut donc point la pensée
+de l'appeler, encore moins celle de le poursuivre. On lui avait dit:
+«Quand le guide disparaîtra, vous serez près d'une embuscade.»
+L'embuscade devait être derrière le mur de feuillage qui fermait la
+clairière en avant de lui.
+
+Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible qu'il fût, ne
+dénonçait la présence des Allemands; mais ceux qui ont un peu couru le
+monde, le sac sur le dos, savent cela: il arrive parfois, dans les lits
+d'auberge, qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup
+l'invasion de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. Nicolas, qui
+aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait le tedesco et flairait
+l'asino à plein nez.
+
+On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il fit halte, mais non
+point avec ses hommes, attardés au bas de la montée.
+
+On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout entier le
+suivrait avec mission de s'étaler sous bois en long et en large, pour
+occuper l'affût des Silésiens de Brunswick, pendant que le gros de
+l'armée filerait sur Wesel; mais au train où le Hessois avait marché,
+Auvergne devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse!
+
+Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions étaient
+précises; il s'agissait de les exécuter à la lettre.
+
+Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant dans la
+bruyère, et se demandant les uns aux autres: «Par où diable ont-ils
+passé, le capitaine et son Hessois?», sa première idée fut de leur crier
+halte tout uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait
+inutile de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà prévenu
+par le guide, qui sans doute, en ce moment, se vantait d'avoir amené les
+Français à la boucherie.
+
+Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain d'être observé,
+mieux il avait à jouer son rôle, qui était de feindre au moins la
+prudence.
+
+Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience de s'être
+trop avancé, et s'orientant d'après les voix des soldats, il risqua un
+pas vers eux, avec de grands airs de précaution.
+
+Nous disons bien _un pas_, car il n'en put faire deux.
+
+L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le feuillage, comme
+il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: il y était en plein.
+
+Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre s'était hérissée de
+silhouettes sombres.
+
+Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée de tabac que
+l'intérieur d'un fourneau de pipe, écrasa le son sur ses lèvres.
+
+Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une pointe de baïonnette
+par derrière, le démangeait entre les deux épaules, à la hauteur du
+coeur.
+
+Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, s'appuyait sur ce même
+coeur, qui eut un grand battement, car l'instant où il faut mourir est
+amer aussi pour les braves.
+
+Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme?
+
+Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, fait de rires
+qui prudemment s'étouffaient.
+
+Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du chevalier, et une
+voix qui coassait le français avec l'accent allemand, baragouina tout
+contre son oreille:
+
+--Un seul mouvement, et tu es mort!
+
+Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair n'avait été que d'une
+seconde. Il était maintenant immobile comme une pierre, et celui qui
+avait la main sur sa bouche put dire en allemand:
+
+--_Der Teufel!_ il n'a pas frissonné deux fois!
+
+L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas:
+
+--Silence!
+
+On entendait le détachement français monter en riant et en causant.
+
+--Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.
+
+Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le chevalier en
+respect, et, comme ils étaient dans l'ombre portée par le tronc du
+chêne, la clairière sembla de nouveau déserte.
+
+Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient l'office de
+cordes, tenant Nicolas étroitement garotté dans leurs bras, par la
+ceinture et par les jarrets.
+
+--Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas eut peine à
+l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont tomber tête première dans
+le traquenard!
+
+C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de pas entre
+l'embuscade et les Français; mais en ce moment, celui qui marchait le
+premier derrière lui, s'arrêta et dit:
+
+--Écoutez!
+
+Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur tour.
+
+Dans le silence complet qui suivit, car les gens de Brunswick, craignant
+d'être découverts ou devinés, avaient cessé même de respirer, un murmure
+vaste et confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le
+pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en marche.
+
+--C'est le régiment! s'écria le Français qui avait parlé: le colonel
+était sur nos talons!
+
+Et en effet, la voix du colonel monta, disant:
+
+--Voyons, enfants! du coeur aux jambes! Vous n'avez rien à craindre tant
+que d'Assas n'a pas donné signe de vie! Est-ce que vous allez vous
+laisser dépasser?
+
+Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait face, il y eut
+ce fracas bien connu des cailloux broyés par les roues de l'artillerie.
+
+--Les canons! s'écria le soldat français qui s'était arrêté le premier.
+En avant, vous autres, ça ne plaisante plus! Si le colonel nous trouvait
+séparés du capitaine et du guide, notre affaire serait dans le sac!
+
+Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, dont la voix
+tremblait de joie, murmurait:
+
+--C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les canons, les chevaux,
+rien ne nous échappera!...
+
+Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe d'épée qui lui
+brisa les dents. À l'endroit où les trois Allemands, liens vivants,
+garrottaient naguère le chevalier, le chevalier était seul debout, le
+fer en main.
+
+Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, cédant à la force, il
+était resté silencieux et immobile, il avait vécu toute sa vie. Lui
+aussi entendait les bruits qui venaient de près et de loin: le pas des
+hommes et les pas des chevaux, le bruit des affûts roulants qui
+écrasaient la pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de
+toute son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on bourre la
+poudre dans un trou de mine, toutes les puissances et toutes les
+vaillances de sa splendide jeunesse.
+
+Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment d'ébranler, non
+pas avec ses mains trop faibles, mais avec sa foi revenue, irrésistible
+comme le bras même de Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait
+la voûte du temple.
+
+Au fond du coeur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il y avait une voix
+qui disait, répétant la parole de son chef: «Ce serait trahison que de
+mourir sans crier gare.»
+
+Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, pour ne pas
+trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. Il fallait, lui qui
+avait une main d'acier sur la bouche, lui qui se sentait étouffé par
+l'étreinte brutale de deux paires de bras, et qui avait les siens, ses
+bras, maintenus par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde
+au cou, mais l'épée au coeur, la baïonnette dans les reins et aux flancs
+encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât, secouant ainsi et
+soulevant dans un effort suprême un poids d'hommes plus lourd que le
+poids de marbre ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur!
+
+Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de force, d'espoir, de
+craintes, de folies splendides et de magnanimes colères dans l'âme de ce
+soldat, car lui-même n'en put révéler le secret, puisque cette journée,
+commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux pieds du Dieu
+qui sourit aux martyrs.
+
+On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond et fécond
+recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. Le respect vous saisit,
+et l'admiration vous arrête... et pourtant au milieu de ces énergiques
+élans qui haussent tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont
+la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de l'humanité, on sent,
+malgré soi, souffler le vent de nos faiblesses et de nos tendresses.
+
+C'est le côté charmant du sublime.
+
+Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute débordante de
+patriotisme, une chère image du passé. Oh! certes, elle vint avec la
+douce mélancolie de son sourire, la jeune fille, la blanche vision,
+Jeanne de Vandes, que le chevalier d'Assas aimait sous l'oeil de Dieu
+qui avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir d'hier,
+navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces bruits, il dut entendre
+la voix de sa fiancée murmurer la parole prophétique: «C'est là!...»
+
+Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas parla. Sa
+force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées violemment par le miracle
+de sa volonté, firent explosion et dans un effort désespéré il parvint à
+saisir son épée. Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses
+liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson avait secoué
+son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si haut que sa voix,
+vibrante comme l'appel d'un cor, descendit dans la vallée et gravit la
+montagne, portant ce cri que l'histoire répétera dans mille ans: À MOI,
+AUVERGNE, CE SONT LES ENNEMIS!
+
+Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe de la croix
+et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes.
+
+Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu un autre cri,
+poussé par une autre agonie. La voix qui exprimait une déchirante
+douleur partait du fourré de jeunes chênes, de l'endroit vide qui était
+marqué par une souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de
+Vandes, le soir de l'adieu.
+
+La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, crurent
+comprendre qu'elle disait avec désespoir:
+
+--C'est là!...
+
+
+
+
+XV
+
+POUR LA FRANCE!
+
+
+Il était arrivé ceci:
+
+Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant entendu l'eau
+venir, s'était relevé vers dix heures, ce soir-là, pour ôter l'arrêt de
+sa roue.
+
+Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, et il était tout
+joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin travailler. Pendant qu'il
+martelait la cheville qui retenait la vanne, il entendit qu'on passait
+sur son pont et il courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide
+Hessois et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit de
+capitaine.
+
+Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne de Vandes, la douce
+providence du pays.
+
+Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au Cloître par le
+sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, car nous savons que le
+détachement allait un train de poste, et tous les soldats qui
+composaient le détachement étaient déjà passés de l'autre côté du pont.
+Bastian frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, sauf
+Jeanne de Vandes.
+
+Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui ont de
+l'inquiétude plein le coeur.
+
+--Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. Quelqu'un que
+vous aimez bien et qui était parti est revenu.
+
+Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour elle il n'y avait
+qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui retourna à son ouvrage, et ce fut
+alors que le chevalier d'Assas entendit le moulin aller.
+
+Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître à écouter et à
+songer. Elle se demandait pourquoi son fiancé avait passé devant la
+maison amie sans lever le marteau de la porte. Depuis plusieurs jours
+déjà, des maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de la
+chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, le canon du siège
+de Wesel. Il y avait des Allemands logés par force dans les maisons de
+Klostercamp. Joseph Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre
+avec sa famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre
+d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses promenades
+favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et refermer la porte avec
+soin. Pourquoi restait-elle?
+
+Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit humide l'avait
+saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi ne refermait-elle pas cette
+porte qu'on lui avait ordonné de ne point laisser ouverte?
+
+Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume qu'il lui était
+impossible de percer?
+
+Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait point su
+répondre. Non seulement elle ne rentra point, mais nu-tête qu'elle était
+et à peine vêtue, elle traversa la cour du Cloître, dont elle franchit
+la petite grille en grelottant.
+
+On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin qui descendait au
+pont de planches.
+
+Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle n'avait refermé
+la porte. Elle se mit à presser le pas tout à coup, comme si elle eût
+voulu rejoindre le meunier.
+
+Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de prendre le
+sentier du moulin, elle tourna sur la gauche à travers champs.
+
+À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule qui va malgré
+elle, marchant droit devant soi sans se presser ni ralentir le pas. Par
+la route qu'elle avait prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle
+pouvait gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance
+n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait l'allée des aunes à
+revers, la chaussée destinée à retenir les eaux se trouvant juste
+au-dessous de la petite coulée qui remontait à la loge de Lisela.
+
+Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du détachement
+d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, et ce fut peut-être le
+bruit de leur marche qui l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes.
+
+Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher dans les données
+de la raison humaine la réponse à cette question que nous posions tout à
+l'heure: «Où allait-elle?»
+
+Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui n'osait plus
+sortir le jour pour cueillir les derniers rayons du bon soleil
+d'automne?
+
+Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec sa robe blanche
+flottante, l'aurait prise pour une gracieuse vision.
+
+Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire où il avait dû
+passer, selon le témoignage de Bastian, mais où, certes, il ne pouvait
+l'attendre? Voulait-elle revoir le lieu où s'étaient échangées les
+dernières paroles?
+
+À quoi bon scruter ce qui est insondable?
+
+Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible main que
+bien des gens appellent encore la Destinée, et que d'autres adorent, le
+front dans la poussière, en lui donnant son vrai nom, terrible et doux,
+qu'il faut prononcer à genoux.
+
+Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse faite au pied de
+l'autel, cette autre nuit qui avait vu le départ de son bien-aimé pour
+la guerre.
+
+Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces
+immortelles...
+
+Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur de bois, distante
+d'une cinquantaine de pas à peine de la clairière où se jouait, dans la
+nuit profonde, le drame muet dont nous avons vu le dénouement.
+
+À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au pied du chêne mort
+et s'arrêtait, après avoir constaté la disparition du guide.
+
+Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé à la clairière,
+vit avec étonnement une lueur briller derrière les châssis désemparés de
+la masure. Il y avait là un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens
+maîtres décédés.
+
+Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur de la loge que
+Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. Quand elle passa tout contre
+le châssis elle distingua un homme portant le riche costume d'officier
+général prussien, assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de
+Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait les habits de
+cet homme, contrastait d'une façon étrange avec la désolation de la
+misérable ruine.
+
+Il semblait attendre.
+
+Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un autre homme arriva
+par le derrière de la loge, c'est-à-dire du côté de la clairière: un
+paysan hessois, grand, long, voûté, dont l'étroit visage de juif
+disparaissait presque entre deux forêts de cheveux et de barbe.
+
+--Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand.
+
+--C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon salaire.
+
+Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, et comme elle
+tournait la masure, un bruit d'argent remué vint jusqu'à son oreille.
+
+C'était le prix du sang.
+
+Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse horreur des
+rêves.
+
+Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques pas l'espace vide
+où était la souche. Elle s'y arrêta, comme si c'eût été vraiment là le
+terme de sa course, et s'assit sur le tronc coupé.
+
+Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, partant elle
+ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix chuchotait avec l'accent
+allemand ces mots que nous avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et
+tu es mort.»
+
+Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait.
+
+En même temps, le grand murmure du lointain arriva: fantassins en
+marche, cavaliers dont le galop crépitait sur les pierres, lourds canons
+qui labouraient les routes.
+
+Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est l'armée!»
+
+Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne croyait entendre
+respirer.
+
+Et après un temps, le temps de grand recueillement, pris par Nicolas
+d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu lui devait encore de vie dans
+un effort unique et sublime, Jeanne entendit ce cri puissant et beau
+comme la voix même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier
+chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les philistins
+allemands.
+
+--C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son coeur qui s'élançait
+hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST LA! Mon Dieu, prenez nos
+âmes...
+
+Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant dans la chair.
+Jeanne tomba assassinée par ces blessures qui lui déchiraient le coeur à
+travers le corps du chevalier d'Assas.
+
+Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait gagné son argent des
+deux côtés. Mais la voix de d'Assas mourant fit éclater la foudre de
+toutes parts à la fois. Ce ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son
+appel, ce fut la France.
+
+La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon parla, sonnant le
+glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, et l'embuscade
+allemande laissa, deux lieues durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick,
+la sanglante traînée de ses cadavres.
+
+Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de Wesel fut levé,
+et Ferdinand de Brunswick fit retraite au delà du Rhin.
+
+On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, portés hors de la
+mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement dans la clairière, au
+pied du chêne où il était tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des
+premiers arbres.
+
+Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre corps admirablement
+beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune tache de sang ne souillait,
+celui-là, car Jeanne de Vandes avait été frappée en dedans de son corps
+et pour ainsi dire dans son âme.
+
+Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour Jeanne, cette
+autre blessure unique et plus profonde qui va chercher, pour la tarir,
+la source même de la vie.
+
+On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître et que des
+flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard et deux femmes, qui
+s'agenouillèrent, trouvant encore des larmes dans leurs yeux épuisés de
+pleurer. C'était Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de
+Bussy.
+
+On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes un sourire, auquel
+le sourire du martyr répondait. Leurs têtes pâles, mariées sur le dur
+oreiller de la souche, s'environnaient d'une seule et même auréole.
+
+Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs noces
+éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés.
+
+Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa patrie, l'épée à la
+main, le front haut, et la fiancée obéissante avait répété: «Seigneur,
+Seigneur, oui, le front haut, l'épée à la main, et que son cher sang
+coule pour la France!»
+
+
+FIN
+
+Impr. d'Éditions, 9, rue Édouard-Jacques, Paris.--6-26
+
+
+Chapitre page
+I M. JOSEPH ET M. NICOLAS 7
+II ARRIVÉE DE L'INCONNUE 17
+III L'OEIL DE POLICE 24
+IV JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON 31
+V LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH 50
+VI JEANNETON 64
+VII POT AU LAIT 77
+VIII COUP DE SANG 87
+IX UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION 102
+X D'ASSAS! 114
+XI BOUCHE EN COEUR 129
+XII FIANÇAILLES 146
+XIII SENTINELLES PERDUES 160
+XIV À MOI, AUVERGNE!... 173
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER ***
+
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+status with the IRS.
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@@ -0,0 +1,7661 @@
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+The Project Gutenberg EBook of Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le dernier chevalier
+
+Author: Paul H. C. Féval
+
+Release Date: January 14, 2009 [EBook #27806]
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+Language: French
+
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+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the
+Online Distributed Proofreading Canada Team at
+http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr))
+
+
+
+
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+
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_i" id="Page_i">[Pg i]</a></span></p>
+
+<div class="figcenter">
+ <img src="images/image_de_couverture.png" alt="Le Dernier Chevalier" title="le Dernier Chevalier" />
+</div>
+
+<p class="center">
+&#338;UVRES DE PAUL F&Eacute;VAL<br /><br />
+
+LE DERNIER CHEVALIER<br /><br />
+
+ALBIN MICHEL, &Eacute;DITEUR</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_ii" id="Page_ii">[Pg ii]</a></span></p>
+<h2>LE DERNIER CHEVALIER</h2>
+
+<p class="center">
+PAUL F&Eacute;VAL<br />
+<br />
+LE&nbsp; DERNIER<br />
+CHEVALIER<br />
+<br />
+<span class="smcap">seule &eacute;dition revue et corrig&eacute;e</span><br />
+<br /></p>
+
+<div class="figcenter">
+ <img src="images/am.png" alt="Caption or Image Title" title="Caption or Image Title" />
+</div>
+
+<p class="center"><br />
+<br />
+ALBIN MICHEL, &Eacute;DITEUR<br />
+<br />
+<span class="smcap">paris&mdash;22, rue huyghens, 22&mdash;paris</span><br /></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p>
+<h2><a name="LE_DERNIER_CHEVALIER" id="LE_DERNIER_CHEVALIER"></a>LE DERNIER CHEVALIER</h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
+
+<h3>M. JOSEPH ET M. NICOLAS</h3>
+
+
+<p>Le roi &eacute;tait malade un peu; Mme la marquise de Pompadour
+avait &laquo;ses vapeurs&raquo;, cette migraine du
+XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle dont on s'est tant moqu&eacute; et que nous avons
+remplac&eacute;e par la n&eacute;vralgie, les m&eacute;decins, pour leur commerce,
+&eacute;tant oblig&eacute;s, comme les tailleurs, de trouver sans
+cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela,
+&agrave; quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle?</p>
+
+<p>M. le mar&eacute;chal de Richelieu, toujours jeune, malgr&eacute; ses
+62 ans bien sonn&eacute;s, se trouvait incommod&eacute; l&eacute;g&egrave;rement
+d'un rhume de cerveau, gagn&eacute; l'ann&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dente dans
+le Hanovre, lors de la signature du trait&eacute; de Kloster-Seven,
+qui sauva l'Angleterre, r&eacute;tablit les affaires de la Prusse
+et commen&ccedil;a la ruine de la France. Quel joli homme
+c'&eacute;tait, ce mar&eacute;chal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire,
+qui ne l'aimait pas tous les jours, disait de lui:</p>
+
+<p>&laquo;C'est de la quintessence de Fran&ccedil;ais!&raquo; Bon M. de Voltaire!
+Il ne flattait jamais que nos ennemis.</p>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span></p><p>Si vous me demandez comment le rhume de cerveau
+du mar&eacute;chal durait depuis tant de mois, je vous r&eacute;pondrai
+par ce qui se chantait dans Paris:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Armand acheta sa pelisse,<br /></span>
+<span class="i0">(Dieu vous b&eacute;nisse!)<br /></span>
+<span class="i0">Avec l'argent<br /></span>
+<span class="i0">De Cumberland...<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Armand, pour payer le ma&ccedil;on,<br /></span>
+<span class="i0">Godille fr&eacute;tille, pompon,<br /></span>
+<span class="i0">Se f&ucirc;t trouv&eacute; bien pauvre,<br /></span>
+<span class="i0">Pompon, fr&eacute;tillon,<br /></span>
+<span class="i0">Sans la p&ecirc;che de ce poisson<br /></span>
+<span class="i0">Qu'il prit dans le Hanovre...<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Vous le connaissez bien, le d&eacute;licieux coin de rue qui
+sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de
+&laquo;Pavillon de Hanovre&raquo;. Ce nom fut la seule vengeance
+de la France contre le g&eacute;n&eacute;ral d'arm&eacute;e philosophe qui,
+vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main
+frivole, avait pris la plume au lieu de l'&eacute;p&eacute;e et sign&eacute; un
+re&ccedil;u au lieu de livrer une bataille.</p>
+
+<p>Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de
+Hanovre co&ucirc;ta deux millions. La France en &laquo;faillit
+crever&raquo;, selon l'expression un peu crue de l'abb&eacute; Terray;
+mais Armand, le cher Armand v&eacute;cut jusqu'&agrave; cent ans,
+toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe
+et, pour employer son style troubadour, &laquo;n'ayant
+pas encore renonc&eacute; &agrave; plaire&raquo;. Il &eacute;tait n&eacute; coiff&eacute;. Il mourut
+la veille m&ecirc;me de la r&eacute;volution, qui l'aurait g&ecirc;n&eacute; dans ses
+habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut
+pas trouv&eacute; cruel: &laquo;Fleur de d&eacute;cr&eacute;pitude!&raquo;</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait pas seulement ce pauvre roi Louis XV,<span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span>
+Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et
+Armand du Plessis, le mar&eacute;chal duc de Richelieu qui ne
+battaient que d'une aile, le dauphin, p&egrave;re de Louis XVI,
+veillait, malade qu'il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; lui-m&ecirc;me, aupr&egrave;s du berceau
+de son troisi&egrave;me fils, le comte d'Artois, depuis
+Charles X, condamn&eacute; par les m&eacute;decins. Sa femme, Marie-Jos&egrave;phe
+de Saxe, ne devinait certes pas encore les
+angoisses de son prochain veuvage ni les soup&ccedil;ons
+sinistres qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle
+avait la crainte instinctive, j'allais dire le pressentiment
+du poison, car elle fit visiter en secret le comte d'Artois
+par la Breuille, m&eacute;decin de Mme Ad&eacute;la&iuml;de, pour s'assurer
+qu'il n'&eacute;tait pas empoisonn&eacute;.</p>
+
+<p>M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant,
+supplant&eacute; qu'il &eacute;tait par son prot&eacute;g&eacute;, M. de Choiseul-Stainville,
+partisan de la guerre &agrave; outrance, destin&eacute; &agrave; conclure
+une d&eacute;sastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le
+champagne et l'amour; ses &#339;uvres &eacute;claboussent souvent
+sa robe. Quoiqu'il pr&icirc;t sa retraite le sourire aux l&egrave;vres,
+vous ne pouvez pas le supposer content.</p>
+
+<p>Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient,
+r&eacute;sistaient, travaillant de tout leur c&#339;ur &agrave; la r&eacute;volution
+qui allait leur couper la t&ecirc;te; les philosophes donnaient
+des coups d'&eacute;pingle &agrave; l'immensit&eacute; de Dieu; les
+po&egrave;tes faisaient de lamentables trag&eacute;dies ou de petits vers
+honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la b&ecirc;tise
+humaine, est rest&eacute; l'idole des &laquo;patriotes&raquo;, d&eacute;chirait sa
+patrie dans les billets doux qu'il &eacute;crivait au Prussien et
+crachait sur la religion avant de lui demander gr&acirc;ce par
+devant notaire; le clerg&eacute; lui-m&ecirc;me se compromettait &ccedil;&agrave;
+et l&agrave; par son rel&acirc;chement ou par sa rigueur; la compagnie
+de J&eacute;sus, sap&eacute;e par Judas franc-ma&ccedil;on ou jans&eacute;niste,
+tremblait sur la base &eacute;norme de sa puissance; le com<span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>merce
+&eacute;tait ruin&eacute; par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait,
+rassasi&eacute;e de plaisirs; les campagnes avaient faim,
+et la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de
+s'amuser.</p>
+
+<p>Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre
+la d&eacute;sastreuse d&eacute;faite de Rosbach, et la ville fredonnait,
+avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait d&eacute;j&agrave;
+et qu'elle pense avoir gard&eacute;, des couplets d&eacute;testables o&ugrave;
+le brave Soubise &eacute;tait bafou&eacute; de main de ma&icirc;tre:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Soubise dit, la lanterne &agrave; la main:<br /></span>
+<span class="i0">&laquo;J'ai beau chercher, o&ugrave; donc est mon arm&eacute;e?<br /></span>
+<span class="i0">Elle &eacute;tait l&agrave;, pourtant, hier matin,<br /></span>
+<span class="i0">S'est-elle donc en all&eacute;e en fum&eacute;e?<br /></span>
+<span class="i0">Je l'ai perdue et suis un &eacute;tourdi;<br /></span>
+<span class="i0">Mais attendons au grand jour, &agrave; midi...<br /></span>
+<span class="i0">Que vois-je? &ocirc; ciel! ah! mon &acirc;me est ravie,<br /></span>
+<span class="i0">Prodige heureux! la voil&agrave;! la voil&agrave;!...<br /></span>
+<span class="i0">Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous l&agrave;?<br /></span>
+<span class="i0">Je me trompais, c'est l'arm&eacute;e ennemie!&raquo;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il y avait du vrai l&agrave;-dedans: Soubise s'&eacute;tait laiss&eacute; surprendre.
+Le grand Fr&eacute;d&eacute;ric, m&eacute;ritant, cette fois, les
+caresses de Voltaire, venait de donner la mesure &eacute;clatante
+de son g&eacute;nie. Accul&eacute; comme un sanglier aux abois, cern&eacute;
+par une meute de cent dix mille soldats, il s'&eacute;tait ru&eacute;
+avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement,
+mais bard&eacute;s de pied en cap dans cette armure
+enchant&eacute;e qu'on nomme la discipline, sur le quartier
+fran&ccedil;ais-bavarois o&ugrave; la discipline manquait.</p>
+
+<p>L&agrave; ils &eacute;taient plus de soixante mille, mais de races
+diff&eacute;rentes, m&eacute;prisant la science d'ob&eacute;ir et se fiant &agrave; leur
+multitude.</p>
+
+<p>Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
+d&eacute;cousus. En une seule journ&eacute;e, le vaincu, le perdu,
+l'&eacute;cras&eacute; qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire
+sur son prochain suicide, se redressa au fa&icirc;te de la
+puissance, et l'Europe, retourn&eacute;e de pile &agrave; face, se prosterna
+devant lui.</p>
+
+<p>Et Paris se tordit de rire en s'&eacute;gosillant de chanter,
+pendant que la France maigrissait, maigrissait, affam&eacute;e
+et humili&eacute;e.</p>
+
+<p>C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui
+chante peu, et qui ne rit jamais, prenait &agrave; nos d&eacute;pens un
+superbe embonpoint. C'&eacute;tait pour elle que Fr&eacute;d&eacute;ric avait
+du g&eacute;nie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos
+flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos
+colonies, que nous abandonnions &agrave; leur sort avec gaiet&eacute;.
+Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous
+faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu
+conqu&eacute;rir ces merveilleux climats au profit de la France.
+La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte
+et de mis&egrave;re, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal
+f&ucirc;t r&eacute;compens&eacute;e par la main du bourreau.</p>
+
+<p>Et Montcalm, l'h&eacute;ro&iuml;que, implorait vainement les quelques
+hommes et les quelques &eacute;cus qui nous auraient
+assur&eacute; le Canada, cette France nouvelle, peupl&eacute;e de Fran&ccedil;ais-et-demi,
+o&ugrave; le &laquo;vertueux&raquo; Washington pr&eacute;ludait &agrave;
+sa carri&egrave;re, incontestablement belle, par l'assassinat d'un
+gentilhomme fran&ccedil;ais qui &eacute;tait dit-on, un peu parent de
+M. le marquis de la Fayette<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<p>Tout cela n'emp&ecirc;che pas M. le duc de Choiseul de<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
+passer, dans une certaine &eacute;cole, pour un habile ministre;
+il y eut m&ecirc;me des gens qui le compar&egrave;rent au cardinal de
+Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner
+pierre &agrave; pierre le monument politique &eacute;rig&eacute; par le grand
+homme d'&Eacute;tat et de chasser les j&eacute;suites, qui nous avaient
+conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.</p>
+
+<p>Et au fait, M. de Choiseul avait des qualit&eacute;s: il sut
+garder, &eacute;tant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche;
+il sut &eacute;pouser une femme dix fois millionnaire,
+qui se trouva &ecirc;tre une sainte femme par-dessus le march&eacute;;
+il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir,
+et pers&eacute;cuter les j&eacute;suites, qui devaient la combattre,
+caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au
+clerg&eacute; qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement
+(quand tout fut ruin&eacute; de fond en comble), en refusant
+de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait v&eacute;cu de
+l'ancienne.</p>
+
+<p>Pauvre temps, petits hommes, chansons, &eacute;pigrammes,
+encyclop&eacute;dies, madrigaux, ath&eacute;isme, &eacute;go&iuml;sme, mauvais
+calme, sommeil d'ivrogne.</p>
+
+<p>Sur l'Oc&eacute;an aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent
+avant la temp&ecirc;te. Que venaient faire les &acirc;mes chevaleresques
+en ces jours engourdis? On ne s'&eacute;tonne pas que
+Duclos ait appel&eacute; le marquis de Montcalm &laquo;un anachronisme,&raquo;
+et que l'abb&eacute; de Bernis, devenu cardinal, ait dit
+de Dupleix: &laquo;Il g&ecirc;nait tout le monde.&raquo; Il y a des &eacute;poques
+si viles que l'h&eacute;ro&iuml;sme y fait tache.</p>
+
+<p>Un certain soir du mois de d&eacute;cembre, en l'ann&eacute;e 1759,
+l'inspecteur de police Marais fit descente &agrave; l'auberge des
+Trois-Marchands, situ&eacute;e rue Tiquetonne, au quartier de
+Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve
+d'un sergent jur&eacute; de la ville.</p>
+
+<p>Il se peut que vous n'ayez jamais ou&iuml; parler de ce<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>
+Marais; mais c'&eacute;tait un homme d'importance, et M. de
+Sartines, le nouveau lieutenant g&eacute;n&eacute;ral, l'employait de
+pr&eacute;f&eacute;rence &agrave; tous autres dans les circonstances les plus
+d&eacute;licates, soit qu'il f&ucirc;t question de d&eacute;nicher les pamphl&eacute;taires
+assez os&eacute;s pour se moquer de la &laquo;princesse de
+Neuch&acirc;tel&raquo; (Mme de Pompadour avait souhait&eacute; passionn&eacute;ment
+ce titre), soit qu'il fall&ucirc;t faire la chasse aux
+menus scandales pour &eacute;gayer l'ennui incurable du roi.</p>
+
+<p>De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des
+fonctionnaires priv&eacute;s qu'on nomme des <i>reporters</i>. Leur
+emploi consiste &agrave; d&eacute;sennuyer non plus un vieux roi, mais
+un vieux peuple.</p>
+
+<p>Cinq heures avaient sonn&eacute; depuis un peu de temps d&eacute;j&agrave;
+&agrave; la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion,
+et il faisait nuit noire. C'&eacute;tait l'ann&eacute;e suivante seulement
+que M. de Sartines devait installer d&eacute;finitivement les lanternes
+municipales qui port&egrave;rent un instant son nom
+avant de s'appeler r&eacute;verb&egrave;res. La rue Tiquetonne, &eacute;troite
+et encaiss&eacute;e, avait encore quelques passants; mais ils devenaient
+de plus en plus rares &agrave; mesure que, l'une apr&egrave;s
+l'autre, les boutiques pauvrement &eacute;clair&eacute;es allaient se
+fermant.</p>
+
+<p>Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui f&ucirc;t
+dans toute la rue &eacute;tait l'enseigne m&ecirc;me des Trois-Marchands,
+lanterne carr&eacute;e, de couleur jaune, o&ugrave; se d&eacute;tachaient
+en noir trois silhouettes fort bien d&eacute;coup&eacute;es,
+repr&eacute;sentant les trois Mages, rang&eacute;s en ligne et se tenant
+par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la
+philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'&eacute;tait,
+n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs &agrave; quoi
+bon flatter les Mages? On n'en voit jamais &agrave; l'auberge,
+tandis que le commerce est la meilleure de toutes les client&egrave;les.
+Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
+avait corrig&eacute; la l&eacute;gende, et les Trois-Mages &eacute;taient devenus
+les Trois-Marchands.</p>
+
+<p>&#8212;-Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur
+en entrant dans le r&eacute;duit propret et m&ecirc;me cossu
+o&ugrave; la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais
+devant votre porte par hasard, et j'ai pens&eacute;: Si j'entrais
+souhaiter un petit bonsoir &agrave; ma comm&egrave;re?</p>
+
+<p>&#8212;-Bonne id&eacute;e, M. Marais, repartit Madeleine, forte
+gaillarde de 35 &agrave; 40 ans, haute en couleurs et qui avait
+d&ucirc; avoir pour elle toute seule, dans son temps, trois ou
+quatre portions de &laquo;beaut&eacute; du diable;&raquo; justement, je
+songeais &agrave; vous, moi aussi.</p>
+
+<p>&#8212;-Vraiment?</p>
+
+<p>&#8212;-Vraiment tout &agrave; fait!... En voulez-vous?</p>
+
+<p>Madeleine avait aupr&egrave;s d'elle sur son petit bureau un
+verre profond et large, avec une bouteille entam&eacute;e qui
+contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de
+vin d'Arbois. Elle emplit le verre et l'offrit &agrave; M. Marais,
+en ajoutant, non sans coquetterie:</p>
+
+<p>&#8212;-Si toutefois &ccedil;a ne vous arr&ecirc;te pas de boire apr&egrave;s moi,
+M. l'inspecteur.</p>
+
+<p>&#8212;-M'arr&ecirc;ter! s'&eacute;cria galamment M. Marais. Vous &ecirc;tes
+fra&icirc;che comme la p&ecirc;che, ma comm&egrave;re, et quoique je
+n'aie pas soif du tout, j'accepte avec plaisir, rien que
+pour mettre mon nez dans votre verre... &Agrave; votre sant&eacute;...
+Et pourquoi songiez-vous &agrave; moi, je vous prie?</p>
+
+<p>La veuve le regarda boire d'un air espi&egrave;gle qui ne lui
+allait point encore trop mal. Au lieu de r&eacute;pondre, elle
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais
+&ccedil;a m'est recommand&eacute; pour mon estomac.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demandais pourquoi vous pensiez &agrave; moi.<span class='pagenum'><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span></p>
+
+<p>Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle
+en e&ucirc;t vers&eacute; le contenu dans une cuvette.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il y a ici M. Joseph, r&eacute;pondit-elle enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Marais: Joseph qui?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et apr&egrave;s?</p>
+
+<p>La femme Homayras h&eacute;sita.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout? reprit Marais.</p>
+
+<p>&mdash;Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous...</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; M. Joseph? Il vous est donc suspect?</p>
+
+<p>&mdash;Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a,
+ce bonhomme-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Il est riche?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non!</p>
+
+<p>&mdash;Que fait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Rien... C'est-&agrave;-dire... il rage!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! contre qui?</p>
+
+<p>&mdash;Contre les Anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ma comm&egrave;re, je n'y vois point d'inconv&eacute;nient.</p>
+
+<p>&mdash;Et contre la compagnie...</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! Les P&egrave;res ne sont pas bien dans nos papiers,
+depuis M. de Choiseul.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas contre la compagnie de J&eacute;sus. Il parle
+de Madras, de Pondich&eacute;ry, de Bombay...</p>
+
+<p>&mdash;La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul,
+nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine!
+Qui fr&eacute;quente-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Personne.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-l&agrave;, il ne peut pas &ecirc;tre bien dangereux.</p>
+
+<p>&mdash;Savoir!</p>
+
+<p>La femme Homayras h&eacute;sita encore. L'inspecteur,<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
+prenant la bouteille &agrave; son tour, emplit le verre lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Une gorg&eacute;e pour votre estomac, Madeleine dit-il.</p>
+
+<p>Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la
+seconde fois:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien s&ucirc;r.
+J'ai dit qu'il ne recevait personne, mais ce n'est pas le
+mot tout &agrave; fait. Il vient quelqu'un le voir.</p>
+
+<p>&mdash;Qui &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Un jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Souvent?</p>
+
+<p>&mdash;Tous les jours.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quelle heure?</p>
+
+<p>&mdash;D&egrave;s le matin.</p>
+
+<p>&mdash;Il reste longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Que font-ils, tous les deux?</p>
+
+<p>&mdash;L'un dicte, l'autre &eacute;crit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le jeune homme qui &eacute;crit?</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est M. Joseph qui dicte.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;M. Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolas tout court aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, oui, Nicolas tout court.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! fit Marais: c'est dr&ocirc;le... M. Joseph!
+M. Nicolas! M. Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge
+aux Trois-Marchands!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! s'&eacute;cria Madeleine. La maison
+n'est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela!</p>
+
+<p>Il y avait une pointe d'aigreur l&agrave;-dedans. M. Marais
+s'empressa de s'excuser, disant:</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi
+a-t-il l'air?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est diff&eacute;rent, r&eacute;pondit Madeleine, celui-l&agrave; a
+l'air d'un roi.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit tirer <i>en
+pleine paix</i> sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'&eacute;p&eacute;e au fourreau
+et portait en outre le drapeau parlementaire. La premi&egrave;re &eacute;pith&egrave;te
+appliqu&eacute;e au nom du tr&egrave;s illustre lib&eacute;rateur des &Eacute;tats-Unis par les
+gazettes europ&eacute;ennes fut celle-ci: <i>Coquin</i>. Le fait est contest&eacute; (en
+Am&eacute;rique).</p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span></p>
+<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2>
+
+<h3>ARRIV&Eacute;E DE L'INCONNUE</h3>
+
+
+<p>M. Marais &eacute;tait un petit homme de 40 ans, frais, propre,
+grassouillet: un joli inspecteur, bien peign&eacute;, bien
+couvert et que vous auriez presque pris pour un financier,
+tant il avait d'agr&eacute;ables mani&egrave;res. Aussi Mme la marquise
+de Pompadour avait-elle la bont&eacute; de l'admettre assez fr&eacute;quemment
+&agrave; son petit lever, chacun savait cela, pour
+renouveler sa provision d'anecdotes.</p>
+
+<p>Les journaux &laquo;bien inform&eacute;s&raquo; n'existaient pas encore,
+puisque c'est &agrave; peine si Beaumarchais, leur p&egrave;re, commen&ccedil;ait,
+tout au fond de ses tracasseries, la premi&egrave;re
+esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux,
+mais sinistre, m&ecirc;lant un peu de bien avec beaucoup de
+mal, beaucoup d'esprit avec &eacute;norm&eacute;ment de corruption,
+faisant mousser du m&ecirc;me coup de blaireau, son courage,
+sa l&acirc;chet&eacute;, ses convoitises, son bon c&#339;ur, ses cruaut&eacute;s,
+son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si &eacute;trangement
+le niveau de nos m&#339;urs, assassiner la vie priv&eacute;e et
+crotter jusqu'&agrave; l'&eacute;chine la robe nuptiale de la classe
+moyenne en France.<span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span></p>
+
+<p>Les journaux bien inform&eacute;s n'existant pas, ce pauvre
+beau roi Louis XV, qui en e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le plus fid&egrave;le abonn&eacute;,
+se fournissait o&ugrave; il pouvait: chez la marquise et chez
+M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux chez
+Marais.</p>
+
+<p>Marais, en d&eacute;finitive, &eacute;tait donc un luron de qualit&eacute;.
+Il jouissait de la consid&eacute;ration <i>sui generis</i> d&eacute;volue &agrave; ceux
+qui regardent dans les maisons par les trous de serrure.
+Les curieux d'un c&ocirc;t&eacute;, de l'autre les poltrons de scandale
+se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des
+bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans
+une bo&icirc;te d'or.</p>
+
+<p>Avec cela, pas m&eacute;chant. Il avait bien tu&eacute;, &ccedil;&agrave; et l&agrave;, quelques
+familles, mais c'&eacute;tait pour gagner sa vie.</p>
+
+<p>La veuve du sergent Homayras ne s'&eacute;tait pas approch&eacute;e
+impun&eacute;ment d'un si attrayant personnage, et, quoique
+rien dans la conduite de M. Marais n'e&ucirc;t d&eacute;pass&eacute; jamais
+les bornes de la cordialit&eacute; permise entre gens de bonne
+humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'&eacute;lever, un
+jour venant, jusqu'&agrave; la dignit&eacute; d'<i>observatrice</i>.</p>
+
+<p>&mdash;D'un roi, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en
+d&eacute;dis pas, il a l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le
+respect, le n&ocirc;tre, de roi, donnerait gros, puisque notre
+argent ne lui co&ucirc;te rien, pour avoir la mine de M. Nicolas,
+et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a dans les
+yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa tournure,
+et tout!</p>
+
+<p>&mdash;Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous
+enflammez, Madeleine!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la
+veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a un <i>&#339;il</i>.</p>
+
+<p>Un instant la curiosit&eacute; professionnelle de M. Marais
+avait &eacute;t&eacute; &eacute;veill&eacute;e, mais c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; pass&eacute;. Il fit sauter hors<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>
+de son gousset une montre &eacute;paisse et large et la consulta
+avec ostentation.</p>
+
+<p>&mdash;Mon aimable comm&egrave;re dit-il en se levant, l'<i>&#339;il</i>
+aura tort pour aujourd'hui, et je vais, bien &agrave; regret, priver
+les miens du bonheur de contempler les v&ocirc;tres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment d&eacute;gois&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Voici d&eacute;j&agrave; six heures sonn&eacute;es, continua l'inspecteur,
+et je n'ai pas encore glan&eacute; la moindre historiette. Si, au
+lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y
+avait seulement une berg&egrave;re dans la chambre qui a un
+<i>&#339;il</i>...</p>
+
+<p>&mdash;Pour &ccedil;a non! s'&eacute;cria la veuve: depuis que M. Joseph
+est chez moi, pas une seule dame n'a pass&eacute; le seuil de sa
+porte!</p>
+
+<p>&mdash;On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante
+au bas de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Faites monter! ordonna la veuve.</p>
+
+<p>Et elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est dr&ocirc;le. Nicolas n'est pourtant pas ressorti,
+et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez
+M. Joseph.</p>
+
+<p>M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait
+&agrave; sortir. On entendit un pas l&eacute;ger qui montait
+l'escalier. Madeleine se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement &agrave; tout;
+on dirait que &ccedil;a sent la jeunesse!</p>
+
+<p>M. Marais, en homme de cour qu'il &eacute;tait, se penchait
+justement pour lui baiser la main avant de prendre
+cong&eacute;. Il se retourna en sursaut. Une voix douce disait
+sur le palier:</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement
+de M. Joseph?</p>
+
+<p>La porte, en m&ecirc;me temps, s'entrouvrit, laissant voir<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>
+une femme, v&ecirc;tue de noir et coiff&eacute;e &laquo;&agrave; la cr&eacute;ole&raquo;, d'un
+voile de dentelle tr&egrave;s riche et tr&egrave;s &eacute;pais, dispos&eacute; de fa&ccedil;on
+&agrave; lui couvrir enti&egrave;rement le visage.</p>
+
+<p>&mdash;Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince
+et un roi, voici la reine! Et moi qui ne demandais qu'une
+berg&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Ne pouvez-vous vous adresser &agrave; une servante?... avait
+commenc&eacute; Madeleine, qui aimait assez &agrave; faire la dame,
+surtout en pr&eacute;sence d'un homme du bel air tel que
+M. l'inspecteur.</p>
+
+<p>Mais elle n'alla pas seulement jusqu'&agrave; la moiti&eacute; de sa
+phrase. Elle fit une profonde r&eacute;v&eacute;rence, accompagn&eacute;e
+d'un &laquo;&Agrave; votre service, Mademoiselle,&raquo; et sortit pr&eacute;cipitamment
+pour conduire elle-m&ecirc;me la nouvelle venue
+jusqu'&agrave; l'appartement de son locataire.</p>
+
+<p>Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile &agrave;
+la m&ecirc;me place. La figure du chasseur d'aventures avait
+une si singuli&egrave;re expression que la veuve lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!</p>
+
+<p>&mdash;Reconnue! r&eacute;p&eacute;ta Marais: je la connais donc?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? &agrave; vous
+voir l&agrave; plant&eacute; comme un mai...</p>
+
+<p>&mdash;C'est la surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Surprise de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beaut&eacute;!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, r&eacute;pondit l'inspecteur, qui se remettait;
+mais il y a des choses qui passent &agrave; travers les voiles.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est vrai, dit Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi bien vite qui elle est.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous aviez pourtant d&eacute;but&eacute; par de la
+rudesse...<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez fait une r&eacute;v&eacute;rence...</p>
+
+<p>&mdash;Comme pour un &eacute;v&ecirc;que, je ne dis pas non!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez appel&eacute;e &laquo;Mademoiselle...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des
+choses qui se voient &agrave; travers les voiles: vous l'avez dit
+vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura l'inspecteur &agrave; son tour.</p>
+
+<p>Au lieu de se retirer, il d&eacute;posa de nouveau son chapeau
+sur un meuble, puis sa canne dans un coin et reprit d'un
+ton digne:</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir
+l'<i>&#339;il</i> de la chambre, l&agrave;-bas, pour service public.</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment la veuve avait fait de son mieux pour en
+arriver l&agrave;, et pourtant elle n'ob&eacute;it point tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu
+d'artifice au Pont-Tournant, pour la petite victoire
+de M. d'Ach&eacute;, qui a br&ucirc;l&eacute; quatre fr&eacute;gates anglaises?</p>
+
+<p>&mdash;Au Bengale? On le dit, r&eacute;pliqua Marais. Pondich&eacute;ry
+est ravitaill&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne serait pas beaucoup la peine, continua la
+veuve, de montrer de la complaisance aux amis qu'on a
+dans le gouvernement, s'ils ne vous retournaient pas de
+temps en temps vos politesses.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez envie de voir les fus&eacute;es?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pas avec le peuple.</p>
+
+<p>&mdash;C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts
+pour le boulingrin de la Petite-Provence.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du
+bord de l'eau?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les places du beau monde.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le
+bras, vous, M. Marais, qui &ecirc;tes quelqu'un de cons&eacute;quence,<span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>
+je suppose que nous ne salirions pas les banquettes du
+beau monde &agrave; nous deux!</p>
+
+<p>&mdash;Certes, certes, ma comm&egrave;re; mais qui veillerait au
+bien du roi, si j'allais ainsi promener les dames &agrave; l'heure
+de la besogne? Vous aurez des billets bleus &agrave; fleurs de lis
+jaunes. C'est dit, mais je ne vous accompagnerai pas...
+Voyons! faisons vite!</p>
+
+<p>Il se dirigea vers une petite porte qui n'&eacute;tait point celle
+o&ugrave; l'inconnue voil&eacute;e venait de se montrer; mais Madeleine
+l'arr&ecirc;ta encore.</p>
+
+<p>&mdash;Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur
+&agrave; M. Joseph, en suite de tout ceci.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s'&eacute;cria Marais, malheur? Pourquoi?
+Voici d&eacute;j&agrave; deux ans que Robert-Fran&ccedil;ois Damiens a &eacute;t&eacute;
+rou&eacute; en place de Gr&egrave;ve, et je n'ai pas ou&iuml; dire qu'il ait
+laiss&eacute; derri&egrave;re lui des complices.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-on id&eacute;e de me parler de Damiens &agrave; propos de ce
+brave homme-l&agrave;! fit la veuve. C'est la douceur m&ecirc;me!
+S'il avait une mouche &agrave; tuer, il sonnerait la chambri&egrave;re.
+J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se trouver
+dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes...</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! C'est un banqueroutier?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela...</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce
+n'est pas lui qui m'occupe, mais bien la ravissante
+inconnue. J'ai un flair &eacute;tonnant pour ces choses-l&agrave;, voyez-vous:
+je parierais que nous sommes sur la piste d'une
+bonne aventure. Donc, d&eacute;couplons les chiens, et en
+chasse, ma comm&egrave;re!</p>
+
+<p>Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte
+donnait acc&egrave;s sur un couloir &eacute;troit et assez long, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute;
+duquel s'ouvrait une toute petite chambre qui prenait
+jour sur le corridor. La veuve et l'inspecteur y entr&egrave;<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>rent
+sans bruit, et le carreau dormant qui laissait passer
+un peu de lumi&egrave;re fut aveugl&eacute; &agrave; l'aide d'un rideau dont
+la chute suffit &agrave; produire une compl&egrave;te obscurit&eacute;.</p>
+
+<p>Dans cette nuit, on entendit un bruit &agrave; peine perceptible
+et pareil au grinchement d'un guichet qui s'ouvre.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t une lueur vague apparut, d&eacute;signant dans la
+muraille, &agrave; quatre pieds du sol, un disque qui avait &agrave; peu
+pr&egrave;s le diam&egrave;tre et l'apparence d'une &eacute;cumoire, perc&eacute;e
+d'une multitude de trous brillants.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'<i>&#339;il</i> de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.</p>
+
+<p>&Agrave; trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant
+discr&egrave;tement dans le noir. M. Marais s'en approcha sur
+la pointe du pied, gaiement et souriant d'avance au
+succ&egrave;s de sa chasse; mais &agrave; peine son regard e&ucirc;t-il pass&eacute;
+au travers du tamis, qu'il se rejeta en arri&egrave;re avec effroi,
+balbutiant d'une voix alt&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc ici, ma comm&egrave;re! Je vois trente-six
+chandelles, moi! on dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!</p>
+
+<p>La veuve, qui &eacute;tait rest&eacute;e aupr&egrave;s de la porte, ne fit
+qu'un saut jusqu'&agrave; la muraille, pendant que ce cri
+s'&eacute;touffait dans sa gorge:</p>
+
+<p>&mdash;M. le gouverneur assassin&eacute;! chez moi! aux Trois-Marchands!
+ce serait pour en perdre la t&ecirc;te!</p>
+
+<p>Elle repoussa l'inspecteur stup&eacute;fait, qui tremblait vraiment,
+pour tout de bon, et regarda &agrave; son tour dans la
+chambre voisine.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p>
+<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2>
+
+<h3>L'&#338;IL DE POLICE</h3>
+
+
+<p>La chose appel&eacute;e <i>&#339;il de police</i> par les gens du m&eacute;tier
+et aussi <i>regard</i>, n'est pas du tout une invention moderne
+On en trouve des traces assez nombreuses dans l'antiquit&eacute;,
+o&ugrave; l'espionnage se pratiquait honorablement aussi bien
+dans les monarchies que dans les r&eacute;publiques. En fait
+d'ombrageuses d&eacute;fiances, pourtant, les r&eacute;publiques ont
+g&eacute;n&eacute;ralement remport&eacute; les premiers prix.</p>
+
+<p>&Agrave; Sparte, c'&eacute;taient de simples trous, &agrave; cause de l'aust&eacute;rit&eacute;
+qui r&eacute;gnait dans cette patrie du vice rogue et tout
+h&eacute;riss&eacute; de sto&iuml;que vanit&eacute;. Ils y servaient surtout &agrave; surveiller
+les &eacute;tudes des jeunes voleurs exerc&eacute;s aux frais de
+l'&Eacute;tat. Les v&eacute;n&eacute;rables docteurs &egrave;s filouterie, lumi&egrave;re de
+l'universit&eacute; lac&eacute;d&eacute;monienne, &eacute;prouvaient ainsi la capacit&eacute;
+des aspirants au baccalaur&eacute;at, distribuant des
+dipl&ocirc;mes aux mains les mieux crochues et notant d'infamie
+les paresseux que la pubert&eacute; avait surpris ne sachant
+pas encore d&eacute;gonfler les poches de leurs concitoyens.</p>
+
+<p>&Agrave; Syracuse, au contraire, c'&eacute;taient de magnifiques palais
+o&ugrave; la science architecturale d&eacute;ployait toutes ses res<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>sources
+pour allonger la vue des observateurs, en multipliant
+la puissance de leur ou&iuml;e. L'<i>&#339;il</i> de Denys l'ancien,
+qu'il appelait son oreille, est rest&eacute; illustre. Il avait la
+forme d'un lit. Gr&acirc;ce aux merveilleux efforts de la science,
+d&eacute;j&agrave; ma&icirc;tresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque
+s'&eacute;tendait sur ce lit entendait tout ce qu'on disait, voyait
+tout ce qu'on faisait dans la superbe Ortygie.</p>
+
+<p>Au moyen-&acirc;ge, il y avait la r&eacute;publique de Venise dont
+chaque maison avait cent yeux comme Argus, et le plus
+grand de nos po&egrave;tes nous a appris qu'&agrave; Padoue, autre
+r&eacute;publique, &laquo;on marchait <i>dans</i> les murs.&raquo; Ceci est le
+comble. Rien ne peut &ecirc;tre r&ecirc;v&eacute; de plus parfait pour
+l'observation que ces chemins de ronde pratiqu&eacute;s dans
+l'&eacute;paisseur des murailles; aussi j'ai presque honte d'en
+revenir &agrave; la pauvre &eacute;cumoire de Madeleine Homayras.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'enfance ou plut&ocirc;t la d&eacute;cadence compl&egrave;te de
+l'art. Aucune r&eacute;publique ancienne ou moderne n'aurait
+voulu de cette mis&eacute;rable installation, mise en usage dans
+les h&ocirc;telleries de Paris, selon Peuchet, durant les premiers
+troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson avait
+multipli&eacute; les sp&eacute;cimens. Peuchet en donne la description
+dans ses m&eacute;moires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la
+d&eacute;molition du quartier sordide o&ugrave; les magasins du Louvre
+&eacute;talent maintenant leurs magnificences, tout Paris vint
+en procession visiter l'<i>&#339;il de police</i> du cabaret-garni du
+Cygne de la Croix, situ&eacute; rue Pierre-Lescot, derri&egrave;re le Ch&acirc;teau
+d'eau du Palais-Royal.</p>
+
+<p>Quelle que f&ucirc;t sa forme ou sa dimension, tout <i>&#339;il de
+police</i> &eacute;tait construit d'apr&egrave;s ce principe, qu'&eacute;tant donn&eacute;
+deux pi&egrave;ces contigu&euml;s, l'une sombre et l'autre &eacute;clair&eacute;e,
+l'int&eacute;rieur de la premi&egrave;re &eacute;chappe &agrave; la vue de la
+seconde, tandis que tout regard partant de la premi&egrave;re
+est ma&icirc;tre des moindres d&eacute;tails de sa voisine.<span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p>
+
+<p>La contigu&iuml;t&eacute; des deux pi&egrave;ces n'est m&ecirc;me pas indispensable,
+quand on se sert de miroirs obliques; mais &agrave; l'ordinaire,
+dans les auberges, on n'y mettait point tant de
+fa&ccedil;ons, et l'<i>&#339;il</i> de la rue Pierre-Lescot, que j'ai vu et
+touch&eacute;, consistait tout uniment en un trou carr&eacute;, masqu&eacute;,
+du c&ocirc;t&eacute; de la chambre obscure, par une planchette, peinte
+ou plut&ocirc;t souill&eacute;e dans le ton exact de la muraille.</p>
+
+<p>Imm&eacute;diatement au-dessus de la planchette du c&ocirc;t&eacute; de
+la chambre &eacute;clair&eacute;e, se trouvait un rayon de sapin, soutenu
+par deux consoles du m&ecirc;me bois; le tout, vieux et
+vermoulu, encadrait et dissimulait tr&egrave;s-suffisamment le
+<i>regard</i> &agrave; travers lequel, malgr&eacute; la poussi&egrave;re accumul&eacute;e,
+on voyait comme s'il n'y e&ucirc;t pas eu de cloison.</p>
+
+<p>Il en &eacute;tait ainsi dans la chambre noire de la veuve
+Homayras. Son <i>&eacute;cumoire</i>, plac&eacute;e l&agrave; peut-&ecirc;tre en d'autres
+temps, dans un but d'espionnage politique, ne servait
+plus qu'&agrave; la cueillette des nouvelles &agrave; la main; et encore
+fallait-il que ce bon M. Marais f&ucirc;t bien au d&eacute;pourvu pour
+venir chercher ses pr&eacute;tentaines dans un quartier si
+d&eacute;mod&eacute;.</p>
+
+<p>Son flair de limier ne l'avait pas tromp&eacute; tout &agrave; fait:
+il y avait bien l&agrave; une aventure; mais, au lieu d'une
+com&eacute;die &agrave; l'eau de rose, il tombait au plein d'un gros
+drame o&ugrave; il y avait des larmes et du sang.</p>
+
+<p>Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine,
+inqui&egrave;te &agrave; juste titre pour la bonne renomm&eacute;e de son
+garni:</p>
+
+<p>Au milieu de la chambre voisine, &eacute;clair&eacute;e par deux
+bougies et o&ugrave; brillait en outre un feu ardent qui remplissait
+la chemin&eacute;e, se trouvait une table, couverte de
+papiers en d&eacute;sordre. Par-dessus les papiers, une carte g&eacute;ographique
+de tr&egrave;s grandes dimensions, dessin&eacute;e et colori&eacute;e
+&agrave; la main, &eacute;tait &eacute;tendue. Elle couvrait presque tout<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span>
+le carr&eacute; de la table et se d&eacute;roulait jusqu'&agrave; terre, de sorte
+que l'un de ses angles disparaissait sous le corps d'un
+homme de 60 ans &agrave; peu pr&egrave;s, tout sanglant et gisant sur
+le carreau entre le foyer et la table.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait enlumin&eacute;e si violemment, cette carte, et trac&eacute;e
+en traits si distincts, que le regard de Marais et aussi celui
+de la veuve allaient &agrave; elle, bon gr&eacute;, mal gr&eacute;, en d&eacute;pit du
+cadavre tach&eacute; de rouge qui en froissait un des coins. Et,
+tout en restant fascin&eacute;s par le tragique spectacle inopin&eacute;ment
+offert &agrave; leurs yeux, ils &eacute;taient contraints de lire ces
+mots, tranchants comme si on les e&ucirc;t &eacute;crits avec du feu
+liquide: <i>Carte des conqu&ecirc;tes de la France</i>... et ce nom,
+qui flamboyait autour d'une tache pourpre, en forme
+d'&eacute;toile: <span class="smcap">Madras</span>.</p>
+
+<p>L'homme ne bougeait plus. Il &eacute;tait couch&eacute; sur le dos,
+les jambes &eacute;cart&eacute;es, la t&ecirc;te renvers&eacute;e dans la for&ecirc;t de ses
+cheveux touffus et grisonnants; mais, loin d'avoir la
+p&acirc;leur de la mort, sa figure, frapp&eacute;e &agrave; revers par les
+chauds reflets du foyer, semblait &eacute;carlate. L'immobilit&eacute;
+supr&ecirc;me avait &eacute;videmment saisi ses traits dans les contractions
+d'une puissante col&egrave;re. Ils &eacute;taient beaux, &eacute;nergiques
+surtout, malgr&eacute; les sillons convulsifs, creus&eacute;s
+autour de la bouche par un courroux terrible ou une poignante
+douleur.</p>
+
+<p>Aupr&egrave;s de lui, un couteau, tout mouill&eacute; de rouge,
+jouait avec la flamme de l'&acirc;tre comme un long rubis
+affil&eacute; que la langue du feu aurait l&eacute;ch&eacute;. Au-del&agrave; du couteau,
+une main, si cr&ucirc;ment blanche qu'on l'e&ucirc;t dite
+taill&eacute;e dans l'alb&acirc;tre, se tendait immobile, mais crisp&eacute;e
+et souill&eacute;e d'une large maculature de sang, vers l'arme
+qu'elle touchait presque.</p>
+
+<p>Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras
+demi-nu et de proportions exquises, au buste gracieux<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
+d'une jeune fille, v&ecirc;tue de noir et bien plus p&acirc;le que le
+pr&eacute;tendu mort. L'inspecteur et la veuve n'avaient pas de
+peine &agrave; la reconna&icirc;tre pour celle qui &eacute;tait venue, tout &agrave;
+l'heure, demander M. Joseph. &Agrave; la v&eacute;rit&eacute;, ils n'avaient
+point vu alors son visage, mais le costume et la tournure
+suffisaient &agrave; lever tous les doutes.</p>
+
+<p>Vous vous souvenez que M. Marais, comme un po&egrave;te
+qu'il &eacute;tait (tous les policiers le sont un peu), avait dit que
+la beaut&eacute; de cette jeune fille per&ccedil;ait son voile. Le fait est
+que cette beaut&eacute; &eacute;blouissait. Il y avait un rayonnement
+extraordinaire dans la blancheur lact&eacute;e de son teint, contrastant
+avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux
+noirs. Le type oriental &eacute;clatait en elle dans toute sa
+splendeur et quoique la frange recourb&eacute;e de ses cils, brillant&eacute;s
+par les larmes, m&icirc;t dans l'ombre le regard de ses
+longs yeux, on devinait, on voyait presque l'&eacute;clair profond
+qui venait de s'&eacute;teindre dans le jais azur&eacute; de sa prunelle.</p>
+
+<p>Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux
+de virginal despotisme, sur lequel la nuit m&ecirc;me de l'angoisse
+qui l'avait terrass&eacute;e aujourd'hui ne pouvait &eacute;teindre
+la lumi&egrave;re des joies d'hier. Ainsi reste aux tempes de
+ceux que la foudre pr&eacute;cipita du tr&ocirc;ne cette trace, blessure
+ou aur&eacute;ole, qui inspire un religieux amour aux &acirc;mes
+g&eacute;n&eacute;reuses et d'o&ugrave; na&icirc;t ce sentiment, qui fait rire notre
+si&egrave;cle: la d&eacute;votion au malheur.</p>
+
+<p>Son &acirc;ge paraissait &ecirc;tre vingt ans: vingt ans de sourires,
+noy&eacute;s dans une heure de mortelle souffrance, et, je vous
+le dis, cela parlait: le bonheur pass&eacute; aussi bien que le
+malheur pr&eacute;sent. Sur ses l&egrave;vres d&eacute;color&eacute;es, une fra&icirc;cheur
+s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et caresse. Jamais
+celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car la
+fleur est surtout fleur quand elle se penche...<span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
+
+<p>Elle gisait, elle aussi, renvers&eacute;e: selon l'apparence,
+elle avait d&ucirc; tomber de son haut. Sa t&ecirc;te, qui avait une
+l&eacute;g&egrave;re plaie, d'o&ugrave; sortait une gouttelette de sang,
+s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux ruisselaient
+jusqu'&agrave; baigner le flanc du vieillard.</p>
+
+<p>Il y avait un troisi&egrave;me personnage qu'on voyait de profil
+et qui &eacute;tait agenouill&eacute; entre eux deux. C'&eacute;tait un jeune
+homme portant le costume militaire et les insignes d'officier:
+celui-l&agrave; m&ecirc;me dont Madeleine avait dit qu'il avait
+l'air d'un roi.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait qu'une fa&ccedil;on de parler, car les rois, au XVIII<sup>e</sup>
+si&egrave;cle, ne portaient gu&egrave;re sous leur perruque poudr&eacute;e le
+caract&egrave;re de m&acirc;le vigueur qui distinguait notre beau soldat.
+Louis XV, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, avait &eacute;t&eacute; un superbe roi de cire,
+mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le grand Fr&eacute;d&eacute;ric
+avait &eacute;t&eacute; &laquo;laid comme un pou&raquo;, selon l'expression
+trop pr&eacute;cise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre
+ne comptaient d&eacute;j&agrave; plus: t&ecirc;tes grosses et rouges d'employ&eacute;s
+bien pay&eacute;s; les rois d'Espagne, joues bilieuses et
+creuses, ressemblaient tous &agrave; d'ambulantes coliques, et
+Marie-Th&eacute;r&egrave;se, le seul beau roi de l'&eacute;poque, avait des
+jupes.</p>
+
+<p>Il aurait fallu remonter jusqu'&agrave; Henri IV pour trouver
+un porte-couronne &agrave; la mine gaillarde, vaillante et encore,
+ce vrai Fran&ccedil;ais et ce vrai roi, derni&egrave;re idole des peuples,
+qui battait si dur et qui riait si bien, &eacute;tait venu au monde,
+dit-on, avec la barbe grise.</p>
+
+<p>Si donc <i>M. Nicolas</i>, puisque tel &eacute;tait le nom du jeune
+officier, avait l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est
+tout bonnement que Madeleine, sans trop le vouloir ni le
+savoir, rendait hommage &agrave; la royaut&eacute;: pour elle, la vigoureuse
+jeunesse de ce soldat &eacute;pandait le prestige de s&eacute;r&eacute;nit&eacute;,
+de vaillance, de bont&eacute; qu'on cherche si souvent en<span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>
+vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes,
+les enfants, dans ces temps o&ugrave; il y avait encore des rois,
+pr&ecirc;taient naturellement aux rois jusqu'&agrave; preuve du contraire.</p>
+
+<p>Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre
+la poitrine de M. Joseph, &agrave; la place du c&#339;ur; mais en
+m&ecirc;me temps, il se penchait vers la jeune fille, et tout en
+lui disait que son esprit, sa pens&eacute;e, son &acirc;me, inclinaient
+l&agrave; irr&eacute;sistiblement.</p>
+
+<p>Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet
+de tout son &ecirc;tre, il y avait une profonde d&eacute;solation qui
+pouvait se traduire et se partager ainsi: d&eacute;vouement, respect
+et compassion pour le vieillard, amour sans bornes
+pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait avoir
+abandonn&eacute;e.</p>
+
+<p>Que s'&eacute;tait-il pass&eacute; en ce lieu, entre ces trois personnages
+group&eacute;s ainsi comme au cinqui&egrave;me acte d'une trag&eacute;die?
+Madeleine, dans le premier moment de son effroi,
+venait de s'&eacute;chapper &agrave; appeler le vieux Joseph &laquo;M. le
+gouverneur&raquo;.</p>
+
+<p>Gouverneur de quoi?</p>
+
+<p>Malgr&eacute; les excellents rapports &eacute;tablis entre elle et l'inspecteur
+de police, vous vous doutez bien que Madeleine
+n'avait pas, pour lui, retourn&eacute; le fond de son sac.</p>
+
+<p>Ce qu'elle avait cach&eacute;, nous allons vous le dire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span></p>
+<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
+
+<h3>JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON</h3>
+
+
+<p>Certain soir de novembre, environ deux semaines en
+&ccedil;&agrave;, un carrosse de louage s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; dans la rue Tiquetonne,
+&agrave; la porte des Trois-Marchands. M. Joseph en descendit,
+malade et ayant peine &agrave; se soutenir. Il avait avec
+lui un vieux domestique au teint cuivr&eacute;, qui ne parlait
+pas bien le fran&ccedil;ais et qui portait un singulier costume
+dont la principale pi&egrave;ce consistait en un ch&acirc;le-cachemire,
+drap&eacute; sur une chemise de laine et cachant la ceinture
+d'un large pantalon de toile indienne.</p>
+
+<p>Ce valet avait nom Sa&euml;b et se nourrissait de riz cuit &agrave;
+l'eau, qu'il assaisonnait lui-m&ecirc;me avec une poudre tr&egrave;s
+violemment aromatique qui ressemblait &agrave; du poivre blanc.
+Son ma&icirc;tre vivait de l'air du temps, ne recevait jamais
+personne et sortait r&eacute;guli&egrave;rement apr&egrave;s la brune tomb&eacute;e,
+pour rentrer fort tard dans la nuit.</p>
+
+<p>Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon
+tomb&eacute; de la poche de M. Joseph; c'&eacute;tait un fragment de
+lettre, commen&ccedil;ant par ces mots: &laquo;Monsieur le gouver<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>neur...&raquo;
+On en fit des gorges chaudes &agrave; la cuisine, et le
+nom de M. le gouverneur lui resta.</p>
+
+<p>Au bout de huit jours, Sa&euml;b s'en alla et ne revint plus.</p>
+
+<p>Le lendemain, M. Nicolas se pr&eacute;senta. Sa&euml;b n'&eacute;tait plus
+l&agrave; pour monter la garde &agrave; la porte de son ma&icirc;tre. M. Nicolas,
+le beau capitaine, s'adressa &agrave; une servante qui ne
+r&eacute;sista point &agrave; sa grande mine ni surtout au louis d'or
+qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la servante,
+mais elle courut s'installer dans sa chambre noire
+pour voir au moins comment &laquo;M. le gouverneur&raquo; allait
+recevoir l'intrus.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait peut-&ecirc;tre pas la premi&egrave;re fois que Madeleine
+ouvrait son <i>&#339;il</i>, mais jusqu'alors elle avait vu peu de
+chose et n'avait rien entendu, sinon les plaintes du malade
+et le baragouin de Sa&euml;b, qui n'avait pas l'air d'un domestique
+commode. Ce jour-l&agrave;, sa curiosit&eacute; fit une ample
+r&eacute;colte.</p>
+
+<p>M. Joseph &eacute;tait couch&eacute; tout habill&eacute; sur son lit, la t&ecirc;te
+tourn&eacute;e vers la ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant
+en entrant, il ne se retourna point, mais il dit avec une
+col&egrave;re dolente:</p>
+
+<p>&mdash;Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?</p>
+
+<p>&mdash;Non certes, M. le marquis, r&eacute;pondit le jeune officier;
+je vous engage ma parole qu'on ne vous laissera
+pas mourir!</p>
+
+<p>Le bonhomme Joseph &eacute;tait donc non seulement gouverneur,
+mais encore marquis.</p>
+
+<p>Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu
+la voix qui parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable
+de sauter hors de sa couche aussi lestement qu'il le fit.
+Ce fut un bond de jeune homme, il se trouva sur ses
+pieds, la t&ecirc;te haute, les bras tendus avec un bon sourire
+aux l&egrave;vres, pour dire presque gaiement:<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.</p>
+
+<p>De sorte que Madeleine Homayras sut encore, d&egrave;s ce
+premier moment, que M. Nicolas &eacute;tait un chevalier.</p>
+
+<p>Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux &eacute;chang&egrave;rent
+une cordiale embrassade. Vous eussiez dit un p&egrave;re
+et un fils qui se retrouvent apr&egrave;s une longue s&eacute;paration.
+Le bonhomme disait, et il avait des larmes plein les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gar&ccedil;on! gar&ccedil;on! que je suis content de te
+revoir! Sa&euml;b m'a plant&eacute; l&agrave;! c'est un coquin, comme tous
+les Bengalis; j'&eacute;tais tout seul, dans cette auberge, et les
+Anglais ont des centaines d'&eacute;missaires &agrave; Paris, qui me
+cherchent pour m'assassiner!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! r&eacute;pliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont
+qu'&agrave; essayer, ils trouveront &agrave; qui parler, me voici!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, gar&ccedil;on, te voil&agrave;! Embrasse encore et
+serre-moi comme il faut; il me semble que tu me redonnes
+de la jeunesse et de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait
+de son mieux pour ne pas montrer toute son &eacute;motion. Je
+voudrais, en effet, vous donner ma vie et ma jeunesse.</p>
+
+<p>&mdash;Comment va Jeanne? demanda tout &agrave; coup le bonhomme.</p>
+
+<p>&mdash;Mme la marquise, r&eacute;pondit Nicolas, est fort inqui&egrave;te
+et tr&egrave;s m&eacute;contente.</p>
+
+<p>&mdash;M&eacute;contente, gar&ccedil;on? M&eacute;contente! ne dirait-on pas
+que je suis un &eacute;colier et que je buissonne? <i>By Jove!</i> c'est
+l&agrave; le vrai malheur! L'histoire dira de ma femme et de
+moi que j'avais des jupons pour ne pas aller jambes nues,
+parce qu'elle portait les culottes!</p>
+
+<p>Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant
+que sa face, tr&egrave;s color&eacute;e, devenait p&acirc;le tout &agrave; coup.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir &agrave; ces signes
+de d&eacute;tresse, voil&agrave; nos diables de nerfs qui arrivent! Vous<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>
+m'avez racont&eacute; que votre m&eacute;decin ordinaire, l&agrave;-bas, le
+docteur Siddons, vous accusait d'&ecirc;tre nerveux comme
+un tigre...</p>
+
+<p>&mdash;Comme un chat, chevalier, plut&ocirc;t! comme un pauvre
+matou! Les tigres sont plus forts que les lions, et moi,
+je ne tiens pas sur mes jambes. J'ai &eacute;t&eacute; tigre, c'est vrai,
+j'ai &eacute;t&eacute; lion... Que Dieu juge ceux qui m'ont r&eacute;duit &agrave;
+l'&eacute;tat o&ugrave; je suis!... Ah! ah! chevalier, nous &eacute;tions trop
+grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les for&ecirc;ts
+o&ugrave; r&egrave;gne la loi de nature, les arbres g&eacute;ants &eacute;touffent le
+petit bois, et n'est-ce pas justice? mais dans le monde,
+c'est le petit bois qui attaque les g&eacute;ants par le pied; ce
+sont les broussailles qui mangent les futaies, et les h&eacute;ros
+disparaissent submerg&eacute;s par le flot des l&acirc;ches, des impuissants
+et des jaloux. Ils appellent cela l'&eacute;galit&eacute;, les droits
+de l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent,
+comme Tarquin, &agrave; couper toute t&ecirc;te qui d&eacute;passe le
+niveau, Tarquin, tomb&eacute; en enfance, tend son propre cou
+&agrave; la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout sommeille,
+tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant,
+sinon cette conspiration aveugle, mais immense, o&ugrave; les
+petits et les grands, les peuples et les rois, les nobles, les
+magistrats, les pamphl&eacute;taires et les ministres, les ignorants
+et les savants complotent ensemble &agrave; leur insu la
+culbute de l'humanit&eacute;.. Comment va Jeannette?</p>
+
+<p>&mdash;Mme de Bussy, r&eacute;pliqua le chevalier, attend des lettres
+du g&eacute;n&eacute;ral qui combat vaillamment dans le Dekkan,
+mais qui souffre de la mauvaise volont&eacute; croissante de
+M. de Lally.</p>
+
+<p>&mdash;Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph,
+qui brusquement se mit &agrave; parcourir la chambre &agrave; grands
+pas. Mme de Pompadour l'a tri&eacute; entre mille pour ruiner
+l'Inde! Un brave! un tr&egrave;s brave! ignorance compl&egrave;te du<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>
+pays et des m&#339;urs, orgueil repoussant, ent&ecirc;tement idiot!
+Brave, brave, brave, mais &eacute;troit, mais ombrageux, mais
+jaloux, mais inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul,
+avait voulu, sans flotte, sans argent, sans soldats r&eacute;guliers,
+il aurait gard&eacute; l'Inde &agrave; la France, rien qu'en nommant
+notre Bussy vice-roi!</p>
+
+<p>M. Joseph s'arr&ecirc;ta devant le chevalier, qui l'&eacute;coutait
+avec d&eacute;f&eacute;rence et qui dit:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis
+trois ans d'une fa&ccedil;on h&eacute;ro&iuml;que, et tout homme de guerre
+doit avouer que sa r&eacute;sistance tient du miracle, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de
+col&egrave;re: vas-tu abandonner mon gendre, toi aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pliqua le chevalier; je voulais dire seulement
+que M. de Bussy n'est qu'un soldat: un bras fort,
+un c&#339;ur intr&eacute;pide, digne en tout d'&ecirc;tre le gendre et le
+serviteur de Joseph Dupleix qui est la t&ecirc;te, et il n'y a pas
+d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix
+en personne!</p>
+
+<p>Les yeux du bonhomme brill&egrave;rent et il sembla &agrave; Madeleine
+qu'elle ne l'avait jamais vu avant ce moment-l&agrave;.
+Il se redressa si haut que son front d&eacute;passait celui de
+M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment
+lui?</p>
+
+<p>Et elle ajouta en elle-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux
+Trois-Marchands et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je
+gagnerais du coup de belles rentes!</p>
+
+<p>En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons
+et levait les &eacute;paules en riant avec bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Vice-roi, r&eacute;p&eacute;ta-t-il. <i>By Jove!</i> gar&ccedil;on, tu nous la
+bailles belle! J'ai donn&eacute; &agrave; la France un pays grand comme<span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
+toute l'Europe, et tu veux qu'on me r&eacute;compense! Tu es
+fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, en &eacute;cus de six
+livres, dans cette maison, qui est large et longue pourtant,
+et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le
+roi soit mon pers&eacute;cuteur!... Mais quand m&ecirc;me cette sangsue
+de Pompadour mettrait en gage ses pierreries vol&eacute;es,
+on ne pourrait pas me payer, gar&ccedil;on! Aussi les Anglais
+ne me d&eacute;testent pas moiti&eacute; si bien que nos soubrettes
+marquis&eacute;es et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et
+Bussy nous avons eu cette imagination extravagante de
+servir, d'agrandir, d'enrichir notre patrie, au si&egrave;cle de
+M. de Richelieu, au si&egrave;cle de M. d'Aiguillon, au si&egrave;cle de
+l'abb&eacute; Terray, au si&egrave;cle de ses six sultanes, des douze
+cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul!
+Il fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient
+combl&eacute;; il fallait travailler pour la Russie ou pour
+la Prusse, les philosophes m'auraient dor&eacute; tout vif! mais
+pour la France! fi donc!... &Eacute;coute! la France est comme
+le Grand Turc; elle a toujours son s&eacute;rail de coquines avec
+des eunuques autour; elle &eacute;trangle ceux qui combattent
+loyalement pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra
+o&ugrave; quelqu'un de ses domestiques, moins b&ecirc;te que les
+autres, au lieu de se laisser &eacute;trangler par elle, l'&eacute;tranglera.
+Et devant celui-l&agrave;, si elle n'en meurt pas, la France
+s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et
+trop &eacute;trangl&eacute; moi-m&ecirc;me; mais toi, si tu vis seulement
+jusqu'&agrave; cinquante ans, tu assisteras &agrave; tout ce carnaval
+que la botte d'un caporal terminera en &eacute;crasant la nuque
+de la France! Et, par Jupiter! comment disent les Anglais,
+ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'&agrave; ce qu'il soit
+broy&eacute; lui-m&ecirc;me! &Eacute;coute encore: j'ai p&eacute;ch&eacute;! C'est ma
+faute, c'est ma faute, c'est ma tr&egrave;s grande faute! J'aurais
+d&ucirc; servir la France malgr&eacute; elle! Est-ce qu'il est permis de<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
+c&eacute;der, quand on est homme, aux caprices des petits
+enfants ou aux d&eacute;faillances des vieillards? J'&eacute;tais le ma&icirc;tre,
+il fallait agir en ma&icirc;tre; ma femme le voulait, ma
+femme dont le petit doigt est plus grand que toute ma
+mis&eacute;rable personne. Ma femme tenait dans sa main cette
+vaste et opulente contr&eacute;e, l'Inde, qu'elle avait charm&eacute;e.
+J'ai vu ma femme, cette h&eacute;ro&iuml;ne, ou plut&ocirc;t ce h&eacute;ros, cet
+homme d'&Eacute;tat, ce diplomate, je l'ai vue port&eacute;e en triomphe
+par tout un peuple sur un tr&ocirc;ne d'or, un vrai tr&ocirc;ne
+de vrai or, pendant que des milliers et des milliers d'adorateurs
+s'agenouillaient sur son passage, en criant:
+&laquo;Vive la d&eacute;esse Jeanne!&raquo; Ce n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait d&eacute;esse
+qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'&eacute;tait
+bien plus que princesse, et ma bien-aim&eacute;e Jeanne souriait,
+vivante statue de la France, le front &eacute;toil&eacute; de saphir;
+belle, oh! belle comme la Patrie victorieuse, pendant que
+ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle l'air embaum&eacute;
+du pays des roses avec leurs grands &eacute;ventails tout ruisselants
+de perles fines, et que le f&eacute;erique soleil de Mysore
+allumait les plis de son &eacute;charpe, sem&eacute;e de diamants,
+comme la gloire des &eacute;toiles resplendit au ciel... Comment
+va notre petite Jeanneton?</p>
+
+<p>Si Madeleine Homayras e&ucirc;t conserv&eacute; jusqu'alors l'ombre
+d'un doute touchant la personnalit&eacute; de son locataire,
+cette troisi&egrave;me question aurait achev&eacute; de l'&eacute;clairer.
+Jeanne, Jeannette et Jeanneton, &laquo;les trois Jeanne&raquo;
+&eacute;taient, en effet, le c&ocirc;t&eacute; populaire de nos grandeurs et de
+nos d&eacute;cadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise
+Dupleix, la fameuse &laquo;princesse Jeanne&raquo;; Jeannette, sa
+fille, &laquo;la g&eacute;n&eacute;rale&raquo;, qui avait &eacute;pous&eacute; le vaillant et malheureux
+Bussy, apr&egrave;s avoir refus&eacute; la main du Grand
+Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline
+de la s&#339;ur de Dupleix et du comte de Vandes, un<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>
+instant nabab souverain de Masulipatam et des Cinq-Provinces.</p>
+
+<p>On disait que des trois Jeanne, la derni&egrave;re, &laquo;Jeanneton
+Dupleix,&raquo; comme on appelait souvent Mlle de Vandes &agrave;
+cause de sa m&egrave;re, &eacute;tait la plus ch&egrave;rement aim&eacute;e de l'ancien
+gouverneur g&eacute;n&eacute;ral, son oncle et son p&egrave;re adoptif.</p>
+
+<p>Nous vous parlons ici de choses bien oubli&eacute;es; mais &agrave;
+l'&eacute;poque o&ugrave; se passe notre histoire, ces noms &eacute;taient dans
+toutes les bouches; ils avaient &eacute;tourdi, ils avaient &eacute;bloui
+Paris avant de lui faire compassion. Les aventures de la
+princesse Jeanne surtout avaient couru autant et plus que
+les contes de Perrault, et lors de son arriv&eacute;e en France,
+la foule avait d&eacute;tel&eacute; les chevaux de son carrosse pour la
+tra&icirc;ner en triomphe, comme un corps saint.</p>
+
+<p>Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir
+des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver
+au fond de leur m&eacute;moire un nom contemporain
+qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le
+lustre myst&eacute;rieux et romanesque du nom de Dupleix.
+Pendant un moment, en effet, Paris connut et c&eacute;l&eacute;bra
+avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et
+perdait si brillamment sa vie pour nous donner les
+champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup
+aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est
+fait sur sa tombe, comme il se fait, h&eacute;las! autour de tous
+ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au
+commencement du second empire, combien de jeunes
+c&#339;urs palpit&egrave;rent au r&eacute;cit de ses chevaleresques efforts!</p>
+
+<p>Ainsi en est-il deux ou trois fois par si&egrave;cle chez nous,
+qui sommes, &agrave; ce qu'on dit, le plus g&eacute;n&eacute;reux peuple du
+monde. Tous ceux qui essay&egrave;rent de nous faire grands au
+del&agrave; de la mer finirent dans le d&eacute;laissement et dorment
+dans l'oubli, depuis l'h&eacute;ro&iuml;que Mantbars apportant les<span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
+Indes espagnoles &agrave; Louis XIV jusqu'&agrave; ce cher Raousset-Boulbon
+qui tomba de nos jours, assassin&eacute; par la couardise
+mexicaine, en invoquant vainement le nom de la
+France.</p>
+
+<p>Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent
+le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des
+tribuns dans leurs poches, rien ne dure, except&eacute; notre
+ingratitude pleine de gaiet&eacute; et notre spirituel parti pris
+de rire au nez de nos martyrs.</p>
+
+<p>L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant
+ce qui tombait des mains de nos conqu&eacute;rants d&eacute;savou&eacute;s
+que nous nommons volontiers des <i>aventuriers</i> pour excuser
+le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, &eacute;tait-ce
+bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, rev&ecirc;tu d'une
+dignit&eacute; officielle, se rendit ma&icirc;tre, au nom de la France,
+des plus opulentes contr&eacute;es de l'univers, qui livra et
+gagna, avec des soldats r&eacute;guliers fran&ccedil;ais, nombre de
+batailles rang&eacute;es, qui institua des rois, qui gouverna des
+peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec
+le titre d'empereur et qui &eacute;branla la puissance anglaise
+jusqu'au plus profond de ses assises?</p>
+
+<p>Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un
+ministre moins pensionn&eacute; de l'&eacute;tranger; extirpez ce v&eacute;n&eacute;neux
+champignon, la Pompadour: l'empire des mers
+changeait de mains, l'Inde &eacute;tait fran&ccedil;aise au lieu d'&ecirc;tre
+anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un g&eacute;ant dans
+l'histoire du monde!</p>
+
+<p>L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle
+voit tr&egrave;s souvent juste quand elle n'est pas empoisonn&eacute;e
+par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait
+chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son
+locataire, dont elle avait devin&eacute; le nom. Elle lui voulait
+du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discr&eacute;<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>tion
+vis-&agrave;-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la
+dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne
+et par sa position officielle. Elle lui avait, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, propos&eacute;
+le libre exercice de son observatoire, mais c'&eacute;tait,
+comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et
+elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle s&ucirc;t
+beaucoup.</p>
+
+<p>Remettons-nous avec elle aux &eacute;coutes, le soir de l'arriv&eacute;e
+du chevalier Nicolas.</p>
+
+<p>&Agrave; la derni&egrave;re question de M. Joseph coupant si brusquement
+l'&eacute;loge dithyrambique de la princesse Jeanne
+pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier
+Nicolas, qui jusqu'alors avait &eacute;cout&eacute; avec une religieuse
+d&eacute;f&eacute;rence, rougit tout &agrave; coup, comme une jeune fille, et
+Madeleine se dit:</p>
+
+<p>&mdash;Bon! celui-l&agrave; est un amoureux! Pas b&ecirc;te! car les
+Dupleix, malgr&eacute; tout, ont peut-&ecirc;tre apport&eacute; de l&agrave;-bas des
+roupies plein leurs malles!</p>
+
+<p>M. Nicolas, cependant, r&eacute;pondait &agrave; la question de son
+vieil ami, concernant Jeanneton:</p>
+
+<p>&mdash;C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitt&eacute;
+mon r&eacute;giment avec un cong&eacute;. Elle n'y pouvait plus tenir
+de l'envie qu'elle avait de savoir o&ugrave; vous en &ecirc;tes de vos
+affaires. Elle a pour vous, qui &ecirc;tes plus que son p&egrave;re,
+un v&eacute;ritable culte.</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re Jeanneton! murmura le bonhomme. Son
+c&#339;ur est encore plus beau que son visage... Mais comment
+te donne-t-elle des ordres, gar&ccedil;on? Je suppose que
+toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honn&ecirc;tet&eacute;, et de
+fiert&eacute;, car je ne connais pas de c&#339;ur mieux plac&eacute; que le
+tien, tu n'as pas la folie d'&eacute;lever tes v&#339;ux jusqu'&agrave; ma
+ni&egrave;ce?<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur &agrave; tuer...
+je m'int&eacute;resse &agrave; ces tourtereaux-l&agrave;, moi!</p>
+
+<p>Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouill&egrave;rent
+comme si elle eut assist&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation d'une trag&eacute;die
+bourgeoise du bon Nivelle de la Chauss&eacute;e, anc&ecirc;tre
+humide de tous nos m&eacute;lodrames &agrave; mouchoirs.</p>
+
+<p>Nicolas, au contraire, sourit et r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Nous voil&agrave; bien! Mes affaires de c&#339;ur sont en aussi
+piteux &eacute;tat d'un c&ocirc;t&eacute; que de l'autre. Je ne sais pas comment
+mes parents ont appris, l&agrave;-bas, au Vigan, que mon
+r&eacute;giment a ses quartiers aux environs de votre ermitage
+du pays de Gueldre, mais ils m'&eacute;crivent lettres sur lettres
+pour me dire de me garder de vous et de la belle des
+belles...</p>
+
+<p>&mdash;Auraient-ils honte? s'&eacute;cria le bonhomme en se redressant.</p>
+
+<p>&mdash;Honte! r&eacute;p&eacute;ta le chevalier Nicolas; non certes; mais
+ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour
+certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul,
+notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, &agrave; cause
+des Anglais, que M. mon cousin m&eacute;nage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin
+du ministre, toi!</p>
+
+<p>&mdash;La peste! se disait de son c&ocirc;t&eacute; Madeleine: en voici
+un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur
+son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle
+mani&egrave;re! Un cousin du ministre!</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; l'audace que j'aurais eue, poursuivit le
+chevalier, d'&eacute;lever mes pens&eacute;es jusqu'&agrave; Jeanne de Vandes,
+votre ni&egrave;ce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami.
+Les pens&eacute;es d'un chacun vont o&ugrave; elles veulent, et les
+chiens regardent bien les &eacute;v&ecirc;ques!<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai c&#339;ur que ce
+grand gar&ccedil;on-l&agrave;!</p>
+
+<p>Joseph Dupleix lui-m&ecirc;me n'avait point l'air trop m&eacute;content
+de cette r&eacute;ponse &agrave; la fois badine et franche, prononc&eacute;e
+avec douceur, mais ponctu&eacute;e d'un regard loyal et
+droit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il, ne te f&acirc;che pas, gar&ccedil;on; j'ai grimp&eacute; si
+haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me d&eacute;shabituer
+de faire la roue, tout d&eacute;plum&eacute; que je suis. Y a-t-il
+longtemps que tu as quitt&eacute; le Clo&icirc;tre?</p>
+
+<p>Le Clo&icirc;tre (Kloster) &eacute;tait le nom de la r&eacute;sidence tr&egrave;s
+modeste o&ugrave; Dupleix avait abrit&eacute; sa famille, loin de Paris,
+au d&eacute;but de son interminable proc&egrave;s contre la Compagnie
+des Indes. Il y a quantit&eacute; de lieux ainsi nomm&eacute;s en Allemagne,
+surtout dans les districts catholiques qui avoisinent
+les Pays-Bas. Nous connaissons d&eacute;j&agrave; Kloster-Seven,
+o&ugrave; M. de Richelieu cueillit les fleurs sculpt&eacute;es de son
+pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix,
+appel&eacute; Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom
+en f&ucirc;t &eacute;loign&eacute;e de plus d'une lieue, devait acqu&eacute;rir une
+c&eacute;l&eacute;brit&eacute; d'un genre bien diff&eacute;rent, non point &agrave; cause de
+Dupleix lui-m&ecirc;me, mais gr&acirc;ce &agrave; son jeune compagnon,
+en qui vous avez d&eacute;j&agrave; devin&eacute; notre <i>dernier chevalier</i>.</p>
+
+<p>Celui-ci r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Voici deux longues semaines que j'ai quitt&eacute; la Gueldre,
+avec une permission de douze jours seulement, et j'ai
+pass&eacute; tout ce temps-l&agrave; &agrave; courir d'auberge en auberge pour
+vous d&eacute;couvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Gar&ccedil;on, dit Dupleix en souriant tristement, les
+vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science
+de ruser. J'esp&egrave;re que, pendant ces quinze jours, tu as
+rendu plus d'une fois tes devoirs &agrave; M. le duc de Choiseul;
+on le dit fort enclin &agrave; pousser ceux de sa famille.<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit le chevalier, on le dit et, d&egrave;s cet
+automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient
+colonel pour se moquer de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Colonel d'abord, g&eacute;n&eacute;ral ensuite... Ton p&egrave;re et ta
+m&egrave;re n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux
+fou. Certes, tu ferais un mauvais march&eacute; en &eacute;pousant
+notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un
+homme en disgr&acirc;ce: aussi, je te prie de n'y plus songer,
+mon ami; je t'en prie s&eacute;rieusement... Combien de fois
+as-tu &eacute;t&eacute; voir le ministre?</p>
+
+<p>&mdash;Pas une seule fois.</p>
+
+<p>Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la t&ecirc;te en
+murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Parmi les animaux que No&eacute; conserva dans l'arche,
+je n'ai jamais ou&iuml; mentionner celui qu'on nomme le
+d&eacute;sint&eacute;ressement: tu es un homme d'avant le d&eacute;luge...
+Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'id&eacute;e de t'envoyer vers
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et
+ensuite...</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'allez pas vous f&acirc;cher?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre... Seriez-vous d&eacute;j&agrave; d'accord tous les deux?
+Venais-tu me demander sa main?</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout &agrave; fait...</p>
+
+<p>&mdash;Comment! malgr&eacute; l'insultante r&eacute;pugnance de tes
+parents?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui
+m'aiment bien, mais je vous ai dit: &laquo;Pas tout &agrave; fait.&raquo;
+Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des
+plus grands citoyens que notre France ait produits et que
+je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle
+m'a dit: &laquo;Les hostilit&eacute;s sont suspendues, ici sur la fron<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>ti&egrave;re;
+mon oncle est tout seul l&agrave;-bas, et puisqu'il se cache
+de nous, c'est qu'il doit tenter quelque supr&ecirc;me bataille.
+Allez vers lui. Vous &ecirc;tes brave, vous &ecirc;tes prudent...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne te fait pas de m&eacute;chants compliments, sais-tu,
+chevalier, notre Jeanneton! <i>By Jove!</i> elle a raison! Ce
+que c'est que l'&acirc;ge, Nicolas! j'ai v&eacute;cu entre vous deux
+pendant plus de six mois et je ne me suis aper&ccedil;u de
+rien! Quand le corps de ton jeune mar&eacute;chal M. de Castries
+arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le r&eacute;giment
+d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc,
+je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien &agrave; faire avec
+la gaiet&eacute; de ces brillants et joyeux officiers fran&ccedil;ais qui
+riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant
+la f&ecirc;te de la bataille. Jeanne, mon admirable femme,
+a beau &ecirc;tre forte comme une Romaine, elle regrette un
+peu son diad&egrave;me de princesse, tout en pleurant sur
+l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer o&ugrave;
+nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette,
+Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit
+par la pens&eacute;e le h&eacute;ros malheureux que Dieu lui a donn&eacute;
+pour &eacute;poux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles;
+il a trop souvent l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main pour trouver le loisir
+de prendre la plume. Le r&ecirc;ve de Jeannette serait de le
+rejoindre et de partager sa vie de p&eacute;rils. Lui ne veut pas.
+Dans sa derni&egrave;re lettre, il disait: &laquo;Je n'ai plus de place
+pour toi, bien-aim&eacute;e, je couche avec la mort...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-l&agrave;
+est un saint!</p>
+
+<p>Et Madeleine Homayras elle-m&ecirc;me, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de
+la cloison, sentait battre son c&#339;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait
+&agrave; grand'peine sa douloureuse &eacute;motion, avait perdu
+les sourires de son &acirc;ge. Elle est l'&acirc;me de notre famille, et<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>
+quand nous souffrons, c'est dans son cher petit c&#339;ur
+que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre
+maison n'&eacute;tait pas bonne pour MM. les officiers; et les
+soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage:
+&laquo;Ce n'est pas un clo&icirc;tre, ici, c'est un tombeau!&raquo; L'id&eacute;e
+me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac,
+parce que mon secr&eacute;taire &eacute;tait tomb&eacute; malade et
+que je n'avais plus personne pour &eacute;crire, sous ma dict&eacute;e,
+les requ&ecirc;tes et m&eacute;moires n&eacute;cessit&eacute;s par mon proc&egrave;s. Je
+lui demandai s'il voulait bien me pr&ecirc;ter une belle main
+de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu!
+c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita
+la permission de baiser la joue d'un h&eacute;ros... Ce furent ses
+propres paroles... Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupi&egrave;res
+se mouill&egrave;rent et ce ne fut pas ma faute. J'ai &eacute;t&eacute;
+maltrait&eacute; par les paperassiers, c'est vrai, &agrave; partir du ministre
+jusqu'au dernier maraud portant sa plume derri&egrave;re
+l'oreille, mais les mains qui tiennent l'&eacute;p&eacute;e ont toujours
+cherch&eacute; la mienne, et qu'elles soient b&eacute;nies ces mis&eacute;ricordieuses
+et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont
+sans cesse l'honneur de la France, &agrave; mesure que les rats
+de l'&eacute;critoire nous trahissent et nous d&eacute;shonorent!</p>
+
+<p>Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de
+vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste
+et bien dit. Nicolas &eacute;coutait, comme s'il e&ucirc;t entendu pour
+la premi&egrave;re fois cette histoire qui &eacute;tait pourtant la sienne
+propre.</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix,
+ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-&ecirc;tre le soir m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au
+lendemain!</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que j'y pense, mon dr&ocirc;le, tu avais
+d&eacute;j&agrave; ton id&eacute;e.<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! fit le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! r&eacute;p&eacute;ta Madeleine enchant&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix
+presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secr&eacute;taire
+que toi, chevalier! Ecriture m&eacute;diocre, mais lisible et
+rapide. Toujours pr&ecirc;t, &agrave; toute heure! complaisant comme
+un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et
+attisant les pauvres petits moments de joie que la bont&eacute;
+de la Providence laisse de temps en temps aux d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s,
+trouvant le mot propre quand il manque, aidant la m&eacute;moire
+qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais
+d'avance mes faits et gestes mieux que moi-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aimais, M. le marquis, voil&agrave; tout, dit simplement
+Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait &eacute;t&eacute;
+l'admiration de ma jeunesse.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, ajouta Dupleix, il para&icirc;t que tu admirais
+encore une autre personne au Clo&icirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur,
+&ccedil;a m'amuse!</p>
+
+<p>Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.</p>
+
+<p>Madeleine dit en se servant &agrave; boire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est s&ucirc;r que ce mariage-l&agrave; s'arrangerait sans les
+parents du Vigan, et tout irait comme une lettre &agrave; la
+poste!</p>
+
+<p>&mdash;Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous
+&eacute;tions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout
+de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait
+faire ta premi&egrave;re communion. La semaine n'&eacute;tait pas
+pass&eacute;e que ma femme te traitait en fils...</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re et noble amie! murmura Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;Tout marchait donc sup&eacute;rieurement, quand je re&ccedil;us
+une lettre confidentielle de mon procureur &agrave; Paris qui
+m'annon&ccedil;ait que la compagnie, voyant avec inqui&eacute;tude<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
+la bonne situation de mes affaires, avait eu l'id&eacute;e de m'intenter
+une action reconventionnelle, comme ils disent.
+Sais-tu ce que c'est?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! voil&agrave;: tu r&eacute;clames dix pistoles &agrave; un camarade,
+n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as
+des t&eacute;moins, mais il te r&eacute;pond: &laquo;Vos dix pistoles &eacute;taient
+fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;,
+emprisonn&eacute;, tra&icirc;n&eacute; en jugement, condamn&eacute;, juch&eacute; au
+pilori, marqu&eacute; et m&ecirc;me pendu! En cons&eacute;quence, j'adresse
+requ&ecirc;te pour qu'il plaise &agrave; la cour de vous contraindre
+par les voies de droit, et ce par corps, &agrave; me payer cent
+louis de dommages-int&eacute;r&ecirc;ts, et aux frais, qui sont de
+quatre cents &eacute;cus.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant &ccedil;a, dit Madeleine, la justice!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor,
+Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'&eacute;tait pas de la fausse
+monnaie, cela!</p>
+
+<p>&mdash;<i>Quod erat probandum</i>, mon gars: c'est ce qu'il
+s'agit de d&eacute;montrer. La compagnie a le bras long, le
+minist&egrave;re a les poches larges... je ne dis pas cela pour ton
+v&eacute;n&eacute;r&eacute; cousin, au moins: M. de Choiseul est l'aust&eacute;rit&eacute;
+m&ecirc;me; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou
+une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela
+co&ucirc;te cher... Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize
+millions qu'elle me doit, sans compter les int&eacute;r&ecirc;ts, la
+Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui
+entretiennent l'amiti&eacute; entre elle et la cour... Asseois-toi l&agrave;.</p>
+
+<p>Il montrait une petite table couverte de papiers.</p>
+
+<p>Le chevalier ob&eacute;it aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! infanterie! commanda Dupleix.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le <i>garde &agrave; vous!</i> de 1759. Le chevalier prit la
+plume.<span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Portez armes!</p>
+
+<p>Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en
+arr&ecirc;t &agrave; un demi-pouce d'une feuille de papier blanc.
+Dupleix dicta:</p>
+
+<p>&laquo;Au Roi...&raquo;</p>
+
+<p>Mais, se ravisant aussit&ocirc;t, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, es-tu bien s&ucirc;r que les hostilit&eacute;s ne sont pas
+reprises &agrave; la fronti&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s s&ucirc;r, Dieu merci! sans cela, je serais un d&eacute;serteur!</p>
+
+<p>&mdash;Qui commande en chef, l&agrave;-bas, maintenant? M. de
+Contades?</p>
+
+<p>&mdash;M. le mar&eacute;chal de Broglie.</p>
+
+<p>&mdash;Ils changent de mar&eacute;chaux comme de chemises!...
+&Eacute;cris donc:</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant
+le r&eacute;giment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers
+de Klostercamp, pr&egrave;s Rheinberg (Gueldre).</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le comte...&raquo;</p>
+
+<p>Il s'interrompit ici pour ajouter.</p>
+
+<p>&mdash;Gar&ccedil;on, arrange cela toi-m&ecirc;me; c'est moi qui signe,
+et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point.
+Il s'agit de t'obtenir quinze jours de cong&eacute; en plus pour
+que nous ayons le temps de dresser deux m&eacute;moires qui
+doivent &ecirc;tre de purs chefs-d'&#339;uvre: un pour le roi, qui
+ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au
+panier...</p>
+
+<p>&mdash;Savoir! fit Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! s'&eacute;cria le bonhomme, dont l'&#339;il &eacute;tincela
+tout &agrave; coup. Voil&agrave; une id&eacute;e qui a &eacute;t&eacute; bien longtemps &agrave; te
+venir!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle id&eacute;e? demanda le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;L'id&eacute;e de donner un coup d'&eacute;paule &agrave; ton vieil ami,<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
+gar&ccedil;on; l'id&eacute;e de prendre une poign&eacute;e de ses papiers dans
+ta poche et d'aller &agrave; l'h&ocirc;tel de Choiseul, dire &agrave; ce petit
+Stainville... &agrave; Monseigneur le duc, pour parler mieux:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous apporte un &eacute;crit qui vous &eacute;pargnera une
+grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!&raquo;</p>
+
+<p>Le chevalier secoua la t&ecirc;te en souriant avec tristesse.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu penses qu'on te poussera &agrave; la porte, &agrave; moins
+qu'on ne te lance par la fen&ecirc;tre. Cela se pourrait bien,
+gar&ccedil;on. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui
+font pas peur. Si tu &eacute;tais seulement un cousin autrichien
+ou un neveu anglais... Mais r&eacute;digeons d'abord le m&eacute;moire,
+et nous y r&eacute;fl&eacute;chirons au meilleur moyen de le
+pr&eacute;senter. Y es-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Avant de commencer, un mot encore: je te permets
+d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te
+permets de lui &eacute;crire, pour lui annoncer que tu m'as
+trouv&eacute; en bonne sant&eacute;, et que je travaille, et que je combats...
+Mais je te d&eacute;fends de divulguer le secret de ma
+demeure... Embrasse-les pour moi, gar&ccedil;on, ma Jeanne,
+ma Jeannette, ma Jeanneton ch&eacute;rie, dis-leur que je vis
+avec elles et par elles au fond de mon c&#339;ur, que je pense
+&agrave; elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je
+les revois en r&ecirc;ve... mais qu'il me faut ma solitude,
+encore une semaine ou deux, parce que je joue ma derni&egrave;re
+partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de
+mourir!</p>
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p>
+<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2>
+
+<h3>LES M&Eacute;MOIRES DU BONHOMME JOSEPH</h3>
+
+
+<p>&Agrave; dater de ce jour, comme Madeleine Homayras
+l'avait dit &agrave; son comp&egrave;re M. Marais, le chevalier Nicolas
+vint frapper chaque matin &agrave; la porte de M. Joseph. Il ne
+se retirait que le soir, un peu avant l'heure o&ugrave; Dupleix
+sortait lui-m&ecirc;me pour aller nul ne savait o&ugrave;.</p>
+
+<p>Leur journ&eacute;e enti&egrave;re &agrave; tous les deux se passait &agrave; &eacute;crire
+sans tr&ecirc;ve ni rel&acirc;che.</p>
+
+<p>Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par
+le menu, les &eacute;tranges p&eacute;rip&eacute;ties qui avaient marqu&eacute; la
+carri&egrave;re de l'ancien gouverneur de l'Inde, cr&eacute;&eacute; marquis
+par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et
+cinq cent mille indig&egrave;nes press&eacute;s autour de son char
+triomphal, en cette grande f&ecirc;te universelle o&ugrave; l'Inde enti&egrave;re
+c&eacute;l&eacute;bra son investiture comme grand-cordon de
+l'ordre de Saint-Louis.</p>
+
+<p>Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour
+le roi, une fois pour le ministre, l'&eacute;pop&eacute;e de la guerre
+indienne, les fatales dissensions soulev&eacute;es entre le gouverneur
+de Bourbon, le malheureux Mah&eacute; de la Bour<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>donnais
+et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les
+mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies,
+on peut le dire, accumul&eacute;es par les employ&eacute;s de la
+Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas
+de ce pauvre vaillant lutteur qui d&eacute;fendait la France
+contre les Fran&ccedil;ais, bien plus encore que contre l'&eacute;tranger,
+et qui, abandonn&eacute; syst&eacute;matiquement par ceux de
+son propre pays, se cr&eacute;ait des ressources parmi les Indiens
+eux-m&ecirc;mes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en
+quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la
+France malgr&eacute; la France, battant les Anglais, qui &eacute;taient
+soutenus par le mauvais vouloir inou&iuml; des Fran&ccedil;ais, et
+conqu&eacute;rant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son
+gendre, en d&eacute;pit de ceux-l&agrave; m&ecirc;mes, aveugles ou tra&icirc;tres,
+&agrave; qui sa splendide conqu&ecirc;te devait profiter!</p>
+
+<p>Madeleine avait &eacute;cout&eacute; la kyrielle des m&eacute;faits attribu&eacute;s
+&agrave; cette puissance occulte, routini&egrave;re et funeste, mais &eacute;ternelle,
+qu'on appelait d&eacute;j&agrave; <span class="smcap">les bureaux</span>, nom terrible qui
+sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de
+nos d&eacute;sastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a
+jet&eacute; son incapacit&eacute; ou ses convoitises entre les jambes
+de nos soldats.</p>
+
+<p>Madeleine savait que nous n'avions pas &eacute;t&eacute; vaincus par
+l'Anglais, mais qu'une arm&eacute;e de commis nous avait surpris
+vainqueurs et sourdement assassin&eacute;s; souris de minist&egrave;res,
+rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre,
+mouches de cabinet, vermine d'&Eacute;tat, commissaires,
+&eacute;missaires, caudataires, contr&ocirc;leurs, enj&ocirc;leurs, endormeurs,
+intendants, traitants, d&eacute;vorants, brouillons,
+cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers,
+neveux de celui-ci, prot&eacute;g&eacute;s de celle-l&agrave;, maris de ces
+dames, fr&egrave;res de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre
+aimables&mdash;ou insupportables (on arrive par les deux<span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
+bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants &agrave;
+escopettes, miauleurs &agrave; &eacute;pinettes, complaisants, mena&ccedil;ants,
+ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent
+dessus, les gracieux, les f&acirc;cheux, les pleurards, les vantards...
+Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand
+on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il
+n'y avait pas encore de d&eacute;put&eacute;s! qu'on ignorait le citoyen
+repr&eacute;sentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou
+de la Cantaloupe, pla&ccedil;ant, casant, poussant les petits de
+<span class="smcap">ses &eacute;lecteurs</span>! Songez que notre pays en retard n'avait
+qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains
+qui font maintenant son bonheur et sa gloire,&mdash;et
+calculez, si vous l'osez, &agrave; quel degr&eacute; d'&eacute;blouissement ce
+soleil qui &eacute;tonne l'Europe, <span class="smcap">l'administration fran&ccedil;aise</span>,
+pourra parvenir dans un demi-si&egrave;cle, quand nous aurons,
+gr&acirc;ce au progr&egrave;s, vingt mille empereurs seulement, ayant
+chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs &agrave; pourvoir de
+pr&eacute;bendes nationales!</p>
+
+<p>Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore
+d'attabl&eacute;s autour du g&acirc;teau de la France que les invit&eacute;s
+de Mme de Pompadour et les familiers du clan Choiseul.
+Cela suffisait amplement &agrave; l'enfance de l'art, et Madeleine
+n'en demandait pas davantage. &Agrave; force d'entendre dicter
+son locataire, elle avait fini par comprendre ce myst&eacute;rieux
+m&eacute;canisme, tout encombr&eacute; de chocs, de frottements,
+de coudes inutiles, qui constituait le jeu de notre
+politique d'abandon et changeait les victoires en d&eacute;sastres.
+Je ne peux pas affirmer qu'elle e&ucirc;t pour ces crimes
+d'ignorance, de paresse, d'&eacute;go&iuml;sme et d'insouciance de
+bien &eacute;nergiques r&eacute;probations, car elle pratiquait, en sa
+qualit&eacute; d'aubergiste, la religion du &laquo;chacun pour soi&raquo;,
+mais elle plaignait du moins, malgr&eacute; elle, cette angoisse
+dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune id&eacute;e: le martyre<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
+de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et
+contre tous ceux que la patrie solde pour &ecirc;tre officiellement
+desservie.</p>
+
+<p>Elle voyait avec un &eacute;tonnement profond la ligue de
+tous les petits int&eacute;r&ecirc;ts, &acirc;pres et implacables, ameut&eacute;s contre
+le grand int&eacute;r&ecirc;t fran&ccedil;ais. Elle n'avait point voulu
+croire d'abord, tant cette maladie de notre pays lui semblait
+invraisemblable et impossible; mais l'&eacute;vidence la
+saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, &agrave;
+elle toute seule, la r&eacute;volution de 89, trente ans par avance.</p>
+
+<p>Et certes, elle ne se doutait gu&egrave;re que ce bruyant remue-m&eacute;nage
+de la r&eacute;volution, si profond en apparence, tuerait
+des hommes et bifferait des mots en quantit&eacute;, mais laisserait
+subsister les choses. Elle n'&eacute;tait pas sorci&egrave;re, la
+bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les
+soldats de la grande r&eacute;publique, victimes des marchands
+et des commis, aller le ventre vide et les pieds nus; elle
+ne pouvait deviner les fortunes scandaleuses des <i>fournisseurs</i>
+de l'avenir, ni la multiplication extravagante des
+rouages administratifs, ni la <i>centralisation</i>, monstre
+ob&egrave;se et aveugle, ni les orgies du brigandage munitionnaire,
+que Napol&eacute;on I<sup>er</sup> devait arr&ecirc;ter un instant en &eacute;crasant
+quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui
+allaient bient&ocirc;t s'&eacute;taler au soleil insolemment, et grandir
+et s'&eacute;panouir jusqu'&agrave; cette &eacute;norme <i>fantasia</i> marchande,
+carmagnole de tromperies, de frelatages, de concussions
+et de trahisons qui marqua nos r&eacute;cents malheurs d'un
+stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine
+a jet&eacute; son voile pour essayer au moins de dissimuler
+&agrave; l'histoire l'ignoble carnaval des usuriers ivres titubant
+dans le sang de la France &eacute;gorg&eacute;e!</p>
+
+<p>Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de
+nos colonies. Les vautours ne s'acharnaient que sur un de<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>
+nos membres, coup&eacute; loin du c&#339;ur; mais il y avait dans la
+dict&eacute;e de Dupleix des &eacute;clairs proph&eacute;tiques; le patriotisme
+ardent de ce malheureux homme s'unissait &agrave; ses col&egrave;res
+et d&eacute;chirait toutes brumes au-devant de ses regards.</p>
+
+<p>&laquo;Je demande pardon &agrave; Dieu, &eacute;crivait-il au roi, d'avoir
+combattu M. de la Bourdonnais: en le frappant, j'ai tir&eacute;
+sur mes propres troupes: j'entends sur celles de Votre
+Majest&eacute;. J'ignorais en ce temps-l&agrave; qu'il e&ucirc;t re&ccedil;u une
+d&eacute;p&ecirc;che de votre conseil, disant textuellement: &laquo;Ne
+gardez aucune conqu&ecirc;te dans l'Inde.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais
+et moi est venu de ce qu'il voulait rendre Madras, ce tr&eacute;sor
+inestimable, et que, moi, je voulais le garder &agrave; mon
+pays. Il ne faisait en cela qu'ob&eacute;ir &agrave; l'ordre de vos ministres,
+qui lui avaient &eacute;crit: &laquo;Ne gardez aucune conqu&ecirc;te
+dans l'Inde!&raquo; Sire, le conseil d'Angleterre &eacute;crit &agrave; ses
+repr&eacute;sentants: &laquo;Gardez toutes vos conqu&ecirc;tes dans l'Inde,
+et ajoutez-y celles des Fran&ccedil;ais&raquo;. Et l'Angleterre grandit
+toujours, toujours, et... que Dieu ait piti&eacute; de la France,
+Sire!</p>
+
+<p>&laquo;Des calomniateurs ont pr&ecirc;t&eacute; un mot &agrave; votre Majest&eacute;,
+qui aurait dit, selon eux: &laquo;Les choses dureront toujours
+bien autant que moi&raquo;. Les choses vont vite, Sire. M. de la
+Bourdonnais est mort, voil&agrave; six ans d&eacute;j&agrave;, ruin&eacute;, presque
+d&eacute;shonor&eacute;; moi, je mourrai bient&ocirc;t plus que ruin&eacute;, d&eacute;shonor&eacute;
+tout &agrave; fait, si votre Majest&eacute; ne me rend pas enfin
+justice. Cela n'est rien: deux hommes &agrave; la mer, comme
+disent les matelots; mais je vois venir le d&eacute;shonneur et la
+ruine de la France m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte;
+les Anglais nous d&eacute;testent, et ils sont forts; les philosophes,
+ennemis de la royaut&eacute;, ne sont rien par eux-m&ecirc;mes,
+mais ils ont pour soutiens vos parlements, votre<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
+noblesse, une partie m&ecirc;me de votre clerg&eacute;; ils vont devenir
+forts contre Dieu et contre vous. Une caste na&icirc;t qui
+s'appelle la bourgeoisie et qui a de longues dents; un
+inconnu va na&icirc;tre qui s'appellera le peuple...</p>
+
+<p>&laquo;Dieu, qui prot&egrave;ge la France, nous avait donn&eacute; l'Inde
+comme une grande richesse pour assouvir les app&eacute;tits et
+une grande force pour les dompter. Nous avons r&eacute;pudi&eacute; la
+richesse et rejet&eacute; la force loin de nous, comme si quelque
+fatalit&eacute; nous encha&icirc;nait &agrave; notre p&eacute;nurie et &agrave; notre faiblesse.
+Sire, ce n'est pas votre Majest&eacute; qui a voulu cela.
+Le roi est la France. En voulant cela, votre Majest&eacute; se
+serait frapp&eacute;e elle-m&ecirc;me...&raquo;</p>
+
+<p>Ceci est, &agrave; de tr&egrave;s faibles diff&eacute;rences pr&egrave;s, le texte m&ecirc;me
+de la fameuse <i>Supplique au Roi</i> qui ne parvint jamais que
+jusqu'&agrave; l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son
+<i>m&eacute;moire</i> &agrave; M. le duc de Choiseul, Dupleix disait:</p>
+
+<p>&laquo;Nos malheurs dans les Indes &eacute;tant principalement
+l'&#339;uvre des ministres qui ont tenu avant vous, monseigneur,
+les r&ecirc;nes de l'&Eacute;tat, il m'est permis de les exposer
+ici avec libert&eacute; et franchise: rien de ce que contient cette
+requ&ecirc;te ne s'appliquant &agrave; votre personne illustre et
+respect&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Il y avait dans ces lointaines contr&eacute;es et d&egrave;s le principe,
+deux pouvoirs en pr&eacute;sence: celui de l'&Eacute;tat, repr&eacute;sent&eacute;
+par M. de la Bourdonnais, et celui de la Compagnie,
+qui avait mis ses int&eacute;r&ecirc;ts entre mes mains; j'&eacute;tais directeur
+g&eacute;n&eacute;ral des comptoirs et gouverneur de Pondich&eacute;ry.
+M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de
+Bourbon.</p>
+
+<p>&laquo;Madras &eacute;tait tomb&eacute; au pouvoir de nos armes, et je
+m'&eacute;tais aussit&ocirc;t enferm&eacute; avec mes cipayes dans cette
+splendide cit&eacute;, c&#339;ur des possessions anglaises en de&ccedil;&agrave; du
+Gange, plus grande que Paris, presque aussi peupl&eacute;e et<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>
+vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le gouverneur
+de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre,
+traitait ouvertement de la reddition de la place avec
+l'ennemi deux fois battu et incapable de tout effort pour
+la reprendre. Ignorant qu'il avait re&ccedil;u des ordres de la
+cour, je lui fis savoir que je me refusais &agrave; toute capitulation,
+et j'ordonnai d'arr&ecirc;ter l'embarquement de l'indemnit&eacute;
+et du butin qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; commenc&eacute;, M. de la
+Bourdonnais me r&eacute;pondit qu'il allait canonner le fort
+Saint-Georges. Je ripostai par &eacute;crit: &laquo;Nos pi&egrave;ces sont
+charg&eacute;es.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna
+raison, contre toute justice, je dois le dire, puisque le
+gouverneur de Bourbon avait ob&eacute;i &agrave; des ordres formels.
+Je fus r&eacute;compens&eacute;. Il paya son ob&eacute;issance par la perte de
+sa charge, de sa libert&eacute;, de sa fortune, puis de sa vie. Son
+dernier soupir a &eacute;t&eacute; une mal&eacute;diction contre moi qui l'aimais
+et qui l'admirais.</p>
+
+<p>&laquo;Tel est le point de d&eacute;part: un d&eacute;ni de justice qui me
+fut en somme favorable, mais que je devais cruellement
+expier. La Compagnie, ench&eacute;rissant sur le ministre, m'envoya
+ses actions de gr&acirc;ces en se f&eacute;licitant du &laquo;reflet qui
+lui venait de ma gloire&raquo;, et &agrave; l'occasion du cordon de
+Saint-Louis que la bont&eacute; du roi me d&eacute;cernait, elle faisait
+frapper une m&eacute;daille d'or en mon honneur &agrave; la Monnaie
+de Paris: <i>Duplex gloria Dupleix, decus duplex consilio
+et armis</i>, avec cet exergue: <i>Duplicavit magnitudinem
+patri&aelig;</i>, et cette l&eacute;gende <i>Gallia nova et divitiore reperta</i>...</p>
+
+<p>&laquo;En m&ecirc;me temps, le g&eacute;n&eacute;ral Braddock me faisait tenir,
+de la part du cabinet de Londres, l'offre d'un empire ind&eacute;pendant,
+reconnu par l'Angleterre, ou d'une vice-royaut&eacute;
+h&eacute;r&eacute;ditaire, &agrave; mon choix.</p>
+
+<p>&laquo;Je r&eacute;pondis &agrave; Braddock: &laquo;Je suis Fran&ccedil;ais&raquo;, comme<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
+j'avais r&eacute;pondu &agrave; l'empereur du Mogol sollicitant la main
+de ma fille: &laquo;Ma fille &eacute;pousera un Fran&ccedil;ais&raquo;, et je soumis
+au roi d'abord, ensuite &agrave; la Compagnie, le plan de
+mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle
+France dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur,
+l'enthousiasme universel qui accueillit ce projet &agrave; la fois
+si vaste et si simple?</p>
+
+<p>&laquo;Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour
+accomplir ce projet: ma pens&eacute;e est tomb&eacute;e &agrave; terre, mais
+quelqu'un l'a ramass&eacute;e. Le cabinet de Londres, qui ne
+laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a traduite en anglais,
+mettant partout le mot Angleterre &agrave; la place du mot
+France, et &agrave; l'heure o&ugrave; je vous &eacute;cris du fond de mon malheur,
+ma pens&eacute;e, r&eacute;alis&eacute;e contre moi, c'est-&agrave;-dire contre
+vous, a fait d&eacute;j&agrave; de l'Angleterre la reine de l'Inde, avant
+de la couronner reine du monde!...</p>
+
+<p>&laquo;J'avais, en ce temps-l&agrave;, deux aides qui consentaient &agrave;
+me servir par la fid&egrave;le affection qu'ils me portaient, mais
+qui avaient la taille d'&ecirc;tre mes ma&icirc;tres: Jeanne Dupleix,
+ma femme, &agrave; qui on a tant reproch&eacute; de s'&ecirc;tre laiss&eacute;
+appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau,
+qui devait &eacute;pouser notre ch&egrave;re fille: celui dont je disais
+dans mon rapport de 1752: &laquo;Rien n'est grand comme ce
+Bussy!&raquo; et ce n'&eacute;tait pas trop dire.</p>
+
+<p>&laquo;Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis
+l'Inde en trois ans, de fond en comble, du nord au midi
+et de l'ouest &agrave; l'est, si je ne m'&eacute;tais pas embarrass&eacute; d'ob&eacute;ir
+aux mis&eacute;rables instructions qui arrivaient de Versailles
+(avant, bien entendu, que vous eussiez pris, monseigneur,
+les r&ecirc;nes du pouvoir).</p>
+
+<p>&laquo;Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde,
+apr&egrave;s les premiers frais et les premiers efforts n&eacute;cessit&eacute;s
+par la mise en train du syst&egrave;me. Avec moi, l'Inde avait<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>
+son arm&eacute;e d'Indiens, sa flotte de navires indiens, ses revenus
+fournis par l'Inde. &Eacute;tait-ce l&agrave; une utopie? Non, car
+l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point,
+et la voil&agrave; qui d&eacute;vore les derniers restes d l'Inde fran&ccedil;aise,
+malgr&eacute; la supr&ecirc;me r&eacute;sistance de M. Lally: belle,
+mais inutile.</p>
+
+<p>&laquo;Et cette r&eacute;sistance m&ecirc;me, quel est son c&ocirc;t&eacute; actif, puissant,
+presque miraculeux? D'o&ugrave; nous vint encore l'&eacute;cho
+de ces derni&egrave;res victoires impr&eacute;vues, j'allais dire impossibles?
+Du Dekkan. Qui donc combat dans le Dekkan?
+Bussy. Avec quelles troupes? Avec les r&eacute;giments cipayes,
+lev&eacute;s par moi; avec les Indiens francis&eacute;s: avec les soldats
+cr&eacute;&eacute;s par ma pens&eacute;e!...</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas de r&eacute;pugnance &agrave; l'avouer, ce que j'appelle
+ma pens&eacute;e appartenait surtout &agrave; Jeanne, marquise Dupleix,
+ma femme. Elle avait sur moi cet immense avantage
+d'&ecirc;tre n&eacute;e dans le pays, d'en savoir par c&#339;ur le fort
+et le faible et d'en poss&eacute;der admirablement les divers
+idiomes. Bien plus, son esprit de cr&eacute;ole, si d&eacute;li&eacute;, si actif
+sous son apparence indolente, son coup d'&#339;il per&ccedil;ant
+comme une divination, d&eacute;couvrait de loin et d&eacute;m&ecirc;lait les
+fils d'araign&eacute;e des intrigues orientales, qui vont sans cesse
+se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait &agrave;
+l'avance se former et grossir ces temp&ecirc;tes sans nuages
+dont l'explosion me surprenait toujours, m&ecirc;me quand
+on me l'avait pr&eacute;dite.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures:
+un grain de sable peut &eacute;clater comme un volcan;
+j'ai vu des inondations de sang qui noyaient des troupeaux
+d'hommes et des arm&eacute;es d'&eacute;l&eacute;phants, produites
+par la piq&ucirc;re d'une &eacute;pine de rose. Jeanne savait jouer
+avec les vertus bizarres de ces peuples, avec leurs vices
+inou&iuml;s, avec leurs forces et leurs d&eacute;licatesses sauvages et<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span>
+le raffinement de leurs barbaries; elle connaissait &agrave; fond
+leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses t&eacute;n&egrave;bres
+de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent
+tout &agrave; coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui
+&eacute;tait &eacute;tranger; elle se trouvait chez elle au milieu de ces
+extravagances magnifiques et baroques qui &eacute;tonnent
+m&ecirc;me les vieux colons; elle admettait tout, elle ne reculait
+devant rien, et, marchant d'un pas s&ucirc;r dans les inextricables
+sentiers d'une politique subtile mais grossi&egrave;re,
+souriante mais f&eacute;roce, allait tournant ou brisant toute
+r&eacute;sistance, &eacute;ludant ou ruinant tout obstacle &agrave; son but
+passionn&eacute;ment vis&eacute;: la fortune de la France!</p>
+
+<p>&laquo;Malheureusement la France fermait son c&#339;ur et ses
+yeux; l'Angleterre seule &eacute;tait l&agrave; pour nous regarder faire,
+de sorte que nous n'avons instruit que nos ennemis. Et
+rien qu'en nous imitant nos ennemis sont devenus nos
+ma&icirc;tres.</p>
+
+<p>&laquo;Il est vrai de dire que l&agrave;-bas les deux pays sont repr&eacute;sent&eacute;s
+surtout par leurs marchands. C'est compagnie
+contre compagnie. Mais les marchands anglais voient loin
+et grand, tandis que les marchands fran&ccedil;ais voient petit
+et court. Les uns ont la patience de la force, les autres
+sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre,
+reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier,
+lev&eacute;, pouss&eacute; et fleuri dans la nuit, a d&eacute;j&agrave; des cerises
+m&ucirc;res.</p>
+
+<p>&laquo;C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que
+d'&ecirc;tre men&eacute;e par ses marchands, qui sont des hommes;
+chaque fois que la France se laissera conduire par les
+tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou
+vendue.</p>
+
+<p>&laquo;Ce furent les marchands anglais qui invent&egrave;rent notre
+vainqueur Bob Clives, un tout jeune homme, enfoui dans<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
+l'obscurit&eacute; des comptoirs de Bombay; ils devin&egrave;rent en
+lui le grand homme de guerre et le firent en deux mois
+de temps soldat, enseigne, capitaine, puis g&eacute;n&eacute;ral<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>.
+Clives avait regard&eacute; attentivement le travail politique de
+Jeanne et le proc&eacute;d&eacute; strat&eacute;gique de Bussy-Castelnau. Il
+imita l'un et l'autre, p&eacute;niblement d'abord et sans r&eacute;sultat,
+mais loin de se d&eacute;courager, il s'obstina, et la semence
+leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde
+alli&eacute;e &agrave; l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la
+France. La grande guerre commen&ccedil;a...&raquo;</p>
+
+<p>Ici Dupleix d&eacute;brouillait avec une lumineuse s&ucirc;ret&eacute; de
+m&eacute;moire l'&eacute;cheveau des batailles, des r&eacute;volutions, des &eacute;gorgements,
+enroul&eacute;, nou&eacute;, tordu et retordu autour des successions
+contest&eacute;es du soud'habar du Dekkan et du fameux
+nabab du Carnatic. En quelques pages, il &eacute;clairait les fantastiques
+t&eacute;n&egrave;bres de cette &eacute;pop&eacute;e o&ugrave; des h&eacute;ros aux noms
+sauvages, plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles,
+s'entrehachaient autour de l'&eacute;l&eacute;phant blanc, monture
+du vieux Myrza-Jung, qui, &agrave; l'&acirc;ge de cent-dix ans, mirait
+encore la balle de son mousquet, enguirland&eacute; de perles et
+tout &eacute;tincelant d'or, en plein c&#339;ur de ses ennemis, &agrave; cent
+yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un
+bisca&iuml;en fran&ccedil;ais le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire;
+Murzapha-Jung, son rival, fut proclam&eacute; nabab du Carnatic,
+puis soud'habar du Dekkan, et le Grand Mogol, seigneur
+suzerain de l'Inde enti&egrave;re, fit acte de vasselage vis-&agrave;-vis
+de la compagnie fran&ccedil;aise, qui se trouva ainsi reconnue
+comme &eacute;tant la reine du roi des rois.<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span></p>
+
+<p>Triste reine, et qui ne demandait qu'&agrave; faire argent
+comptant des couronnes! Ces victoires n'augmentaient
+pas sensiblement le tant pour cent des actionnaires. Dans
+les bureaux de Paris, on accusa sourdement Dupleix de
+n'&ecirc;tre pas un homme <i>pratique</i>. (Je n'oserais pas affirmer
+que ce mot anglais practical f&ucirc;t d&eacute;j&agrave; import&eacute; chez nous,
+mais l'id&eacute;e qu'il exprime est contemporaine de la naissance
+du premier marchand.) Le fonds social de la Compagnie,
+disait-on, n'&eacute;tait destin&eacute; &agrave; payer ni la gloire ni
+m&ecirc;me la puissance de la France.</p>
+
+<p>C'est vrai, &agrave; la rigueur, et ces gens-l&agrave; n'avaient qu'un
+tort, c'&eacute;tait de ne pas comprendre que la gloire et la puissance
+de la France allaient tout naturellement, dans un
+temps donn&eacute;, d&eacute;cupler leurs capitaux.</p>
+
+<p>&Agrave; la nouvelle du premier &eacute;chec subi par Bussy, la
+jalousie et la malveillance g&eacute;n&eacute;rale, longtemps contenues,
+firent explosion. Un des administrateurs de la compagnie,
+M. Godeheu, oblig&eacute; personnel de Dupleix, partit
+de Lorient en grand appareil. Il arriva &agrave; Pondich&eacute;ry au
+moment o&ugrave; les affaires de la France, un instant en p&eacute;ril,
+semblaient prendre d&eacute;cid&eacute;ment une tournure favorable;
+mais il avait ses pouvoirs en r&egrave;gle, et il dit brutalement &agrave;
+son ancien patron: &laquo;Vous n'&ecirc;tes plus rien ici, et je suis
+tout.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait
+lanc&eacute; ce Godeheu par la fen&ecirc;tre comme on descend une
+botte de foin du grenier; c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; facile, et je suppose
+que ce Godeheu lui-m&ecirc;me e&ucirc;t &eacute;t&eacute; plus contrari&eacute; que surpris
+d'une pareille ex&eacute;cution.</p>
+
+<p>Mais Dupleix, qui avait terrass&eacute; le grand Myrza-Jung
+et pris au collet Mah&eacute; de la Bourdonnais, recula devant
+ce Godeheu.</p>
+
+<p>Lui qui avait une arm&eacute;e superbe, une popularit&eacute; sans<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>
+&eacute;gale, un prestige que rien ne peut dire; lui le mari de la
+princesse Jeanne, devant qui l'Inde enti&egrave;re &eacute;tait &agrave; genoux,
+le beau-p&egrave;re de Bussy, qui encha&icirc;nait la victoire; lui le
+fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui Dupleix!
+&eacute;couta ce Godeheu sans mot dire et lui ob&eacute;it docilement.</p>
+
+<p>Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui
+conseillaient la r&eacute;sistance, il r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais
+ce qu'il a &agrave; perdre et &agrave; gagner ici.</p>
+
+<p>On pr&eacute;tend que Jeanne Dupleix s'&eacute;cria dans son &eacute;tonnement
+irrit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions
+qui perdent leurs griffes &agrave; vieillir! Ils meurent en cage!</p>
+
+<p>Dupleix ne voulut entendre &agrave; rien. Il r&ecirc;vait, pour son
+retour en France, des triomphes inou&iuml;s et se croyait certain
+d'obtenir les plus &eacute;clatantes r&eacute;parations.</p>
+
+<p>Et en effet, les &eacute;v&eacute;nements, au premier abord, sembl&egrave;rent
+lui donner raison. Lors de son arriv&eacute;e, la curiosit&eacute;
+publique, qu'il avait tant et si souvent &eacute;mue, le f&ecirc;ta
+bruyamment. La foule se portait partout sur son passage
+et criait: &laquo;Vive Dupleix!&raquo; Il avait grand air, et sa figure
+&eacute;panouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de
+cadogans fit fortune en inventant les bourses &agrave; la Dupleix.
+On porta des &eacute;charpes &agrave; la princesse Jeanne. La compagnie
+fut caricatur&eacute;e, siffl&eacute;e, bafou&eacute;e et il n'y eut pas de
+gorges chaudes qu'on ne f&icirc;t sur ce Godeheu.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce &laquo;bon
+M. Dupleix,&raquo; comme il voulait bien l'appeler. Le roi
+&eacute;tait charmant, quand il n'avait pas ses &laquo;langueurs
+noires&raquo;. Il dit &agrave; ce bon M. Dupleix les choses les plus
+aimables et lui demanda obligeamment des d&eacute;tails sur
+les m&#339;urs des &eacute;l&eacute;phants. Mme Pompadour alla plus
+loin, elle accepta de lui diverses curiosit&eacute;s de prix et le<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span>
+t&acirc;ta sur la question de savoir s'il y avait aussi des tabourets
+<i>d'honneur</i> &agrave; la cour du Grand Mogol.</p>
+
+<p>En cas de destitution, elle n'aurait peut-&ecirc;tre pas d&eacute;daign&eacute;
+une place de Grande Mogolesse.</p>
+
+<p>Enfin, M. le contr&ocirc;leur g&eacute;n&eacute;ral H&eacute;rault de S&eacute;chelles,
+qui donnait son nom &agrave; des &icirc;les et qui inventait tous les
+matins un petit imp&ocirc;t avant son d&eacute;jeuner, le re&ccedil;ut si
+bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau d'un diamant
+brut de dix mille &eacute;cus. En rentrant, ce jour-l&agrave;, il
+dit &agrave; Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions:
+&laquo;La France est &agrave; nous, qu'avons-nous &agrave; faire de
+l'Inde?&raquo;</p>
+
+<p>Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant
+brut, citaient le mot du contr&ocirc;leur g&eacute;n&eacute;ral qui avait
+dit, une fois les talons de Dupleix tourn&eacute;s: &laquo;C'est un
+malotru, il a fait l'&eacute;conomie de la taille!&raquo;</p>
+
+<p>Le surlendemain, on s'aper&ccedil;ut qu'il y avait des rides
+au coin des yeux de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant
+la baptisa <i>Princesse Olive</i>, &agrave; cause de son teint, qui
+avait re&ccedil;u de trop pr&egrave;s les baisers du soleil, au temps o&ugrave;
+elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de Golconde.
+&Agrave; l'Op&eacute;ra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants
+&eacute;taient faux. Et tout &agrave; coup, toutes les personnes
+qui s'y connaissaient un peu trouv&egrave;rent qu'en d&eacute;finitive
+le h&eacute;ros Dupleix, avec sa grosse figure r&eacute;jouie, avait
+l'air d'un tabellion de village.</p>
+
+<p>Godeheu &eacute;tait veng&eacute;. Au bout d'un mois, Dupleix gisait
+&agrave; cent pieds sous terre.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le
+royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en p&ucirc;t dire Dupleix,
+sont les m&ecirc;mes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard
+vis-&agrave;-vis de Clives comme ceux de France &agrave; l'&eacute;gard de Dupleix.
+Robert Clives, &eacute;cras&eacute; sous l'ingratitude publique, se donna la mort
+en 1774.</p></div>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p>
+<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
+
+<h3>JEANNETON</h3>
+
+
+<p>Nous en aurions fini avec le m&eacute;moire adress&eacute; &agrave; M. de
+Choiseul par Joseph Dupleix si nous ne trouvions dans
+les derni&egrave;res pages de sa dict&eacute;e des d&eacute;tails concernant sa
+vie intime &agrave; Klostercamp, et aussi quelques paroles jetant
+&agrave; l'avance une triste lumi&egrave;re sur le tragique et muet
+tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient
+avec tant de surprise &agrave; travers l'&#339;il de police de
+l'auberge des Trois-Marchands.</p>
+
+<p>Le dernier paragraphe du m&eacute;moire &eacute;tait ainsi con&ccedil;u:
+&laquo;Il m'est arriv&eacute;, Monseigneur, de parler avec m&eacute;pris et
+duret&eacute; des malheureux qui, portant sur eux-m&ecirc;mes une
+main criminelle, cherchent dans le supr&ecirc;me sommeil un
+rem&egrave;de &agrave; d'intol&eacute;rables souffrances. Je n'ai point modifi&eacute;,
+au fond de ma mis&egrave;re, le jugement que je portais aux
+jours de mon bonheur. Se donner la mort est le crime
+de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, j'ai le c&#339;ur
+plein d'une ardente piti&eacute;; car je sens par moi-m&ecirc;me que
+la force des hommes courageux a des bornes. Il vient une
+heure o&ugrave; le c&#339;ur s'affaisse et o&ugrave; la pens&eacute;e s'&eacute;gare. Nul<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>
+n'est &agrave; l'abri du vertige... Jamais je ne me frapperai moi-m&ecirc;me,
+Monsieur le duc, du moins tant que ma t&ecirc;te sera
+saine. Si donc il arrivait qu'on trouv&acirc;t mon corps mort
+dans mon taudis, et que je fusse accus&eacute; par ma propre
+main, tenant encore l'arme sanglante, c'est que la folie
+m'aurait pris.&mdash;Or, mon testament est fait et d&eacute;pos&eacute;.
+Le monde saurait les noms de ceux qui devraient &ecirc;tre
+responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec certitude:
+&laquo;Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre
+mort. On lui a broy&eacute; la t&ecirc;te et le c&#339;ur: Joseph Dupleix a
+&eacute;t&eacute; assassin&eacute; par ceux qui l'ont rendu fou&raquo;.</p>
+
+<p>Ceci n'avait pas &eacute;t&eacute; &eacute;crit par le chevalier Nicolas. C'&eacute;tait
+la main de Dupleix lui-m&ecirc;me qui avait trac&eacute; ces lignes,
+et, par cons&eacute;quent, Madeleine Homayras n'en pouvait
+avoir connaissance.</p>
+
+<p>Auparavant, se trouvait le r&eacute;cit des supr&ecirc;mes efforts de
+Bussy-Castelnau dans le Dekkan et le d&eacute;tail des mille
+entraves que le nouveau directeur Godeheu avait mises
+&agrave; la liquidation des affaires priv&eacute;es de Jeanne Dupleix
+dans le gouvernement de Pondich&eacute;ry, o&ugrave; elle poss&eacute;dait
+plusieurs factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle
+la compagnie des Indes repoussait les r&eacute;clamations
+de son ancien chef &eacute;tait aussi expos&eacute;e, et la frivolit&eacute; d&eacute;cevante
+des arguments qui en formaient la base ressortait
+avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en &eacute;coutant
+cette &eacute;loquente et courte plaidoirie, comment il s'&eacute;tait
+trouv&eacute; des hommes pour mettre en avant ces effront&eacute;es
+fadaises et des juges pour y donner attention.</p>
+
+<p>Remarquez que c'&eacute;tait l'heure des m&eacute;moires. Les m&eacute;moires
+commen&ccedil;aient &agrave; parler haut; ils &eacute;taient attentivement
+&eacute;cout&eacute;s, non pas toujours par ceux qui les
+devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges
+de Dupleix se trouvait peut-&ecirc;tre ce conseiller Go&euml;zman<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
+que l'immortelle dialectique d&eacute;ploy&eacute;e par Beaumarchais
+dans ses m&eacute;moires et sa malice impitoyable devaient
+clouer d&eacute;shonor&eacute; et mort &agrave; la porte du parlement Maupeou.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai voulu &eacute;tablir devant vous, Monseigneur, disait
+Dupleix en achevant l'expos&eacute; de son proc&egrave;s, ce fait: que
+j'ai pay&eacute; mon d&eacute;vouement par la perte de ma fortune et
+qu'on cherche &agrave; m'enlever l'honneur par surcro&icirc;t. Me
+laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes
+les r&egrave;gles de l'ingratitude humaine.</p>
+
+<p>&laquo;Voici d&eacute;j&agrave; longtemps que cette situation est la mienne.
+J'ai fatigu&eacute; tout le monde de mes r&eacute;clamations, qui &eacute;taient
+justes, il est vrai, mais n'en paraissaient que plus importunes.
+On me conna&icirc;t dans les antichambres des minist&egrave;res:
+je ressemble &agrave; ce pauvre capitaine de vaisseau Jacques
+Cassard qui avait sauv&eacute; la France du fl&eacute;au de famine,
+sous M. le cardinal de Fleury, et qui r&eacute;clamait cinq millions,
+prix de onze navires charg&eacute;s de bl&eacute; amen&eacute;s par lui
+dans le port de Marseille au plus fort de la disette. Je le
+vis une fois dans ma jeunesse, et jamais je ne l'oublierai.
+Les valets de bureau se le poussaient de l'un &agrave; l'autre en
+l'appelant &laquo;le bonhomme Jacques&raquo; et attachaient des
+lambeaux de requ&ecirc;tes aux basques de son vieil habit...
+Seulement, un jour, M. Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur
+de Rio-Janeiro, lieutenant g&eacute;n&eacute;ral des gal&egrave;res du
+roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait
+dans l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant:
+&laquo;Voil&agrave; le plus grand homme de mer qui soit au monde!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et il for&ccedil;a la porte du cardinal! Et le cardinal eut
+honte!</p>
+
+<p>&laquo;Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et
+dans les antichambres, moi, &laquo;le bonhomme Joseph&raquo;,<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>
+je n'ai jamais rencontr&eacute; personne pour avoir piti&eacute; de
+mon supplice...</p>
+
+<p>&laquo;Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un mis&eacute;rable
+&agrave; qui on doit non pas cinq millions, mais treize, et
+qui n'a pas de quoi payer la politesse des gens de livr&eacute;e.
+Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas dire &agrave; ces marauds
+que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts,
+et ils se vengeraient...</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; des ann&eacute;es que ma famille et moi nous avons
+quitt&eacute; Paris. Mme la marquise Dupleix avait achet&eacute; un
+petit bien en Bretagne, aupr&egrave;s de la ville de Lorient, dont
+toutes les cloches sonn&egrave;rent lors de notre retour en France,
+et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de
+fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie
+est ma&icirc;tresse &agrave; Lorient. Il lui en co&ucirc;ta peu pour
+nous faire insulter par ses chiourmes. Nous f&ucirc;mes oblig&eacute;s
+de nous enfuir.</p>
+
+<p>&laquo;Et nous all&acirc;mes tout d'une traite, &agrave; travers la France
+enti&egrave;re, jusqu'au pays allemand, o&ugrave; nous &eacute;tions du moins
+inconnus, ce qui nous mettait &agrave; l'abri de cette b&ecirc;te monstrueuse
+qu'on nomme l'ingratitude.</p>
+
+<p>&laquo;Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de
+cette contr&eacute;e, qui donc aurait eu l'id&eacute;e de nous y faire du
+mal? L'homme n'est pas m&eacute;chant au fond: il ne hait,
+par nature, que son bienfaiteur.</p>
+
+<p>&laquo;Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point,
+plac&eacute; au centre de toutes les avenues militaires, un <i>th&eacute;&acirc;tre</i>,
+pour employer la nouvelle expression consacr&eacute;e, o&ugrave;
+doivent aboutir forc&eacute;ment, de Hollande, de France, de
+Prusse, d'Autriche et m&ecirc;me d'Angleterre, &agrave; travers la
+mer, tous les com&eacute;diens arm&eacute;s qui jouent cette farce
+lamentable qu'on nomme la guerre, dans ce coin, dis-je,
+incessamment expos&eacute;, menac&eacute;, d&eacute;sol&eacute;, ravag&eacute; par les<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
+vainqueurs et les vaincus, broy&eacute; sous les pieds des chevaux
+et des hommes, et br&ucirc;l&eacute;, et mang&eacute; comme si toutes
+les sauterelles de l'&Eacute;gypte y avaient pass&eacute;, la terre est &agrave;
+bon march&eacute;, et les maisons ne co&ucirc;tent rien. Nous n'aurions
+pas eu de quoi acheter une chaumi&egrave;re aux environs
+de Paris; mais ici, nous e&ucirc;mes presque un ch&acirc;teau, avec
+un parc ombreux, vaste et tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;Et savez-vous, Monsieur le duc? de m&ecirc;me que les
+valets nous d&eacute;testent, nous autres, les gens comme Jacques
+Cassard et moi, de m&ecirc;me les soldats nous aiment.
+Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons
+du bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut
+respect&eacute; par M. de Contades comme par M. de Clermont,
+d'un c&ocirc;t&eacute;; de l'autre, par le prince Ferdinand de Brunswick
+et les lieutenants du roi Fr&eacute;d&eacute;ric. Fran&ccedil;ais, Frisons,
+Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arr&ecirc;t&egrave;rent
+devant mon mur, disant: &laquo;Ici demeure Dupleix&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais
+l&agrave;-bas &agrave; mes d&eacute;fenses et m&eacute;moires. Est-il un vrai malheur
+pour qui poss&egrave;de le d&eacute;vouement de trois anges? J'ai ma
+femme, ma fille et ma ni&egrave;ce, les trois Jeanne, &laquo;Jeanne,
+Jeannette et Jeanneton,&raquo; comme disait Paris au temps de
+ma popularit&eacute;, et depuis quelques semaines, aux soins de
+ma femme et de mes chers enfants venait se joindre
+l'amiti&eacute; d'un noble jeune homme qui a l'honneur de
+vous appartenir par les liens de la parent&eacute; et qui, dans
+les loisirs que lui laissait le service du roi, ne d&eacute;daignait
+pas d'&eacute;crire sous la dict&eacute;e du proscrit...</p>
+
+<p>&laquo;Les choses &eacute;taient de la sorte, quand je re&ccedil;us en ma
+maison de Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir
+&agrave; l'insu de ma famille. L'une venait de l'Inde; elle &eacute;tait de
+Bussy-Castelnau, mon vaillant et bien-aim&eacute; gendre, qui
+s'acharne l&agrave;-bas &agrave; son m&eacute;tier de victorieux martyr. Elle<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
+m'annon&ccedil;ait divers avantages remport&eacute;s par lui sur les
+troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important,
+elle constatait le travail profond qui s'op&egrave;re en notre
+faveur parmi les populations hindoues, chez lesquelles le
+nom anglais est de plus en plus abhorr&eacute;. Les Afghans
+tout seuls nous fourniraient une arm&eacute;e capable d'&eacute;craser
+la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il
+fallait faire un dernier effort et m'avisait du d&eacute;part de
+<i>l'Atalante</i>, go&euml;lette fran&ccedil;aise, o&ugrave; lui, Bussy-Castelnau,
+avait charg&eacute;, &agrave; destination de moi, mes supr&ecirc;mes ressources:
+cent mille &eacute;cus en argent et environ six cent
+mille livres, valeur en marchandises, au total pr&egrave;s d'un
+million, destin&eacute; &agrave; acheter des armes pour la grande lev&eacute;e
+des Afghans.</p>
+
+<p>&laquo;La seconde lettre &eacute;tait de M. de la C..., mon ancien
+chancelier en mon gouvernement de Pondich&eacute;ry, homme
+fid&egrave;le, intelligent, que j'avais laiss&eacute; &agrave; Paris, lors de mon
+d&eacute;part, pour y garder un &#339;il ouvert sur les affaires courantes.
+Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le
+d&eacute;part de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde
+pour revenir &agrave; Paris donner des explications &agrave; la compagnie;
+ensuite l'annonce d'un certain revirement dans
+l'opinion publique concernant les agissements de cette
+m&ecirc;me compagnie &agrave; mon &eacute;gard, ce qui amenait l'opportunit&eacute;
+(au sens de M. de la C...), la compl&egrave;te opportunit&eacute;
+d'un voyage de moi &agrave; Paris, tant au point de vue de mes
+proc&egrave;s qu'au point de vue des d&eacute;marches personnelles &agrave;
+faire aupr&egrave;s du gouvernement du roi.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis venu et je suis descendu <i>incognito</i> en une
+pauvre h&ocirc;tellerie, &agrave; cause de plusieurs prises de corps et
+jugements obtenus contre moi par mes anciens associ&eacute;s,
+qui ont eu la cruaut&eacute; d'acqu&eacute;rir les titres de mes cr&eacute;anciers
+personnels et de les rendre ex&eacute;cutoires, retenant<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
+ainsi d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous
+mes cr&eacute;anciers, et faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour
+me b&acirc;illonner et encha&icirc;ner. Je ne puis sortir que la nuit.
+Une seule fois, je me suis risqu&eacute; dehors &agrave; l'heure de vos
+audiences pour solliciter l'honneur d'&ecirc;tre admis aupr&egrave;s
+de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'&agrave;
+cinq heures du soir dans l'antichambre de votre h&ocirc;tel et
+je n'ai point eu l'honneur d'&ecirc;tre admis.</p>
+
+<p>&laquo;... D&eacute;sormais, j'attends, redoublant de pr&eacute;cautions,
+l'arriv&eacute;e de mon navire <i>l'Atalante</i>, qui doit m'apporter
+les moyens de recouvrer ma libert&eacute; en payant quelques
+mis&eacute;rables dettes dont le total ne s'&eacute;l&egrave;ve pas &agrave; vingt mille
+livres, et les fonds n&eacute;cessaires pour r&eacute;aliser le d&eacute;sir de
+M. de Bussy. Je sors chaque soir. Gr&acirc;ce &agrave; l'aide de M. de
+la C... tous nos achats sont pr&ecirc;ts, fusils, canons et munitions,
+payables, partie comptant, partie &agrave; terme, de sorte
+que mon gendre aura des armes pour plus de trois millions.</p>
+
+<p>&laquo;D'un autre c&ocirc;t&eacute;, mon proc&egrave;s prend une favorable
+tournure; j'ai pu faire entendre la voix de la v&eacute;rit&eacute; &agrave;
+quelques-uns de mes juges, et la Providence m'a envoy&eacute;
+un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour moi la porte
+de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter
+jusqu'&agrave; votre oreille m&ecirc;me la voix de mon innocence et
+mes &eacute;quitables r&eacute;clamations...&raquo;</p>
+
+<p>Cette derni&egrave;re ligne &eacute;tait d'aujourd'hui m&ecirc;me. Dupleix
+venait d'y ajouter de sa main les quelques paroles tristement
+proph&eacute;tiques qui faisaient allusion &agrave; la possibilit&eacute;
+d'une mort violente.</p>
+
+<p>Je n'ai pas dit <i>volontaire</i>, car Dupleix avait protest&eacute;
+d'avance contre l'accusation de suicide, en donnant &agrave;
+entendre que la folie r&ocirc;dait autour de son d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>L'encre de sa phrase n'&eacute;tait pas encore s&eacute;ch&eacute;e quand<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span>
+la belle inconnue qui avait excit&eacute; nagu&egrave;re &agrave; un si haut
+degr&eacute; la curiosit&eacute; de M. Marais et de Madeleine, entra
+dans la chambre du bonhomme Joseph, occup&eacute; &agrave; plier
+son m&eacute;moire et disant au chevalier d&eacute;j&agrave; lev&eacute; pour prendre
+cong&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir m&ecirc;me, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce
+soir, j'irai trouver M. de la C..., qui attendait pour
+aujourd'hui un message de Bretagne. Quelque chose me
+dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas
+philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu
+as peut-&ecirc;tre raison. Moi, du temps que j'&eacute;tais heureux,
+M. de Voltaire m'a fait rire parfois de bon c&#339;ur avec les
+coups de patte qu'il donne &agrave; <i>l'Inf&acirc;me</i>. Pourquoi les gens
+de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, r&eacute;pondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai
+pas le temps de lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu
+que ceux du diable. Je prie notre P&egrave;re qui est dans les
+cieux, aussi naturellement que je respire ou que j'aime.
+Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le
+donne, et Mme ma ch&egrave;re m&egrave;re m'a souvent dit que ce
+n'&eacute;tait pas seulement le pain fait de froment, tel qu'il
+vient de chez le boulanger, ou de son, comme MM. les
+fournisseurs le p&eacute;trissent pour l'arm&eacute;e, mais le bon pain
+du contentement de mon &acirc;me, mon espoir, ma patience,
+qui veut toujours me glisser entre les doigts, le brin
+d'humilit&eacute; dont j'ai besoin pour n'&ecirc;tre pas mang&eacute; tout
+vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon courage,
+mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours
+d&eacute;faillir en moi quand le canon gronde au loin, mais qui
+se rel&egrave;ve tout seul &agrave; mesure que le canon approche. Vous
+entendez, marquis, tout seul, c'est-&agrave;-dire sans que je
+m'en m&ecirc;le; mais un autre y prend garde pour moi, et
+c'est l&agrave; le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donn&eacute;.<span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
+On faisait courir au r&eacute;giment la copie &eacute;crite &agrave; la main
+d'une plaisanterie rim&eacute;e de ce m&ecirc;me M. de Voltaire qui
+a nom <i>La Pucelle</i>. J'ai lu cela comme bien d'autres. Il
+y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'&eacute;tait la
+plus l&acirc;che des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir
+l'achever. Cela me grin&ccedil;ait &agrave; l'oreille comme un violon
+d'aveugle. S'il a plus d'esprit que le bon Dieu, celui-l&agrave;,
+grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour ma part,
+et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que
+l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-l&agrave;!
+Il est de son comme le pain de nos traitants!</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu &agrave; quoi je pense, chevalier? demanda brusquement
+Dupleix.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, M. le marquis, r&eacute;pondit bonnement Nicolas,
+que vous n'&eacute;coutez gu&egrave;re mon sermon.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voil&agrave; longtemps
+que ma petite Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti
+si mon heure &eacute;tait venue. Que me fait Voltaire?
+C'est l'homme le plus heureux du si&egrave;cle; il conspue la
+France, et la France recueille son crachat pour en faire
+des reliques. Voil&agrave; o&ugrave; il montre son esprit! Il a devin&eacute;,
+ce diable d'homme, que pour &ecirc;tre ador&eacute; de la France, il
+fallait la bafouer. Ministres, po&egrave;tes, pensionn&eacute;s de la
+Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne id&eacute;e-l&agrave;...
+Chevalier, je pense &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vous faites, M. le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'&agrave; l'heure o&ugrave; nous sommes, la nouvelle
+de l'arriv&eacute;e de l'<i>Atalante</i> en rade de Lorient doit m'attendre
+chez M. de la C...</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon c&#339;ur, je le souhaite.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup
+pour Jeanneton... Ah! si elle &eacute;tait ici, entre nous<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>
+deux, tu ne me refuserais pas le service que je vais te
+demander.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le
+marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as t&eacute;moign&eacute;
+tant de r&eacute;pugnances quand je t'ai sond&eacute; plus d'une fois
+&agrave; cet &eacute;gard...</p>
+
+<p>Nicolas rougit, mais il sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est
+loin, je tremble!</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu
+m'as devin&eacute;, chevalier, je pensais &agrave; l'h&ocirc;tel de Choiseul,
+qui te fait, je ne l'ignore pas, bien autrement peur que
+le canon. Je me disais, pendant que tu bavardais sur le
+bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas,
+moi, puisque j'ai combattu comme elle et que <span class="smcap">Lui</span> m'a
+prouv&eacute; au moins deux fois son existence en m'&eacute;levant
+tr&egrave;s haut, et en me pr&eacute;cipitant tr&egrave;s bas, je pensais qu'il
+y a des jours marqu&eacute;s o&ugrave; tout arrive &agrave; la fois, et qu'il faut
+profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas de lendemain.
+Je pensais que, ce soir, au moment m&ecirc;me o&ugrave;
+je vais m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent
+et nos marchandises sont &agrave; bon port, tu pourrais, toi, chevalier,
+mon ami bien plus cher, entrer &agrave; l'h&ocirc;tel de Choiseul
+seul tout encombr&eacute; de tes cousins grands et petits...</p>
+
+<p>&mdash;Et pr&eacute;senter votre m&eacute;moire? interrompit Nicolas,
+qui secoua la t&ecirc;te tristement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe
+comme en ont les fous et ceux qui sont tourment&eacute;s par
+un passionn&eacute; d&eacute;sir: pr&eacute;senter mon m&eacute;moire, mais non
+point par interm&eacute;diaire, non point en le remettant &agrave; quelque
+petit marquis de Choiseul-ceci ou &agrave; quelque petit
+comte de Choiseul-cela, &agrave; quelque Grammont, &agrave; quelque<span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
+Croizat, &agrave; quelque Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet,
+ni d'un Choiseul-Beaupr&eacute;, ni d'un Choiseul de
+la Beaume, entends-moi bien, ni des Choiseul-Praslin non
+plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des Choiseul-Cl&eacute;sia. Ils
+sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, d'Espagne,
+d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archev&ecirc;ques,
+cardinaux, lieutenants g&eacute;n&eacute;raux, gouverneurs, surintendants,
+abb&eacute;s mitr&eacute;s, brigadiers, mar&eacute;chaux de camp,
+colonels, ambassadeurs, ils sont tout, m&ecirc;me abbesses et
+chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui pendent
+au m&ecirc;me clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est
+une arm&eacute;e, c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu,
+tous vautours, tous philosophes, m&ecirc;me les archev&ecirc;ques,
+tous aust&egrave;res, tous vertueux, gens d'esprit, gens de
+savoir, gens de faim, gens de soif, c&#339;urs bien plac&eacute;s,
+grands estomacs, aimant la patrie jusqu'&agrave; la manger! Je
+ne veux ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des
+oncles, ni les neveux des cousins, ni les pages de ces
+dames, ni les perruquiers de ces messieurs: je veux le seul
+Choiseul, le grand Choiseul, l'&eacute;norme, le puissant, l'insatiable,
+qui est au-dessus des autres Choiseul comme le
+soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont,
+tous les Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les
+Praslin, et les Gouffier, et les Stainville et leurs alliances,
+et leurs croisements, et leurs produits, sang, demi-sang,
+m&eacute;tis, mul&acirc;tres, quarterons, depuis le Choiseul pur, sans
+m&eacute;lange d'aucune sorte, jusqu'&agrave; ces Choiseul qui ne contiennent
+qu'une goutte de Choiseul, lav&eacute;e et perdue dans
+les 37 palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins,
+&agrave; cause de cette seule larme, sup&eacute;rieurs en app&eacute;tit au restant
+de l'humanit&eacute;. Je veux Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol,
+&Eacute;tienne-Fran&ccedil;ois de Choiseul, mon ma&icirc;tre, mon
+bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favo<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>rite,
+mais haut, plus haut qu'une montagne et pesant
+de ses deux talons sur le c&#339;ur de la France! C'est celui-l&agrave;
+que je veux, entends-moi bien, celui-l&agrave; et non pas un
+autre; c'est &agrave; celui-l&agrave; que tu remettras mon m&eacute;moire,
+dans sa propre et illustre main, si les florins de Marie-Th&eacute;r&egrave;se
+d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu?
+Je te le demande en mon nom et aussi, et surtout au
+nom de Jeanne de Vandes, que tu aimes et qui m'aime!</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta, tremblant de col&egrave;re et de d&eacute;sir. Le chevalier
+r&eacute;pondit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine.
+Je ne connais pas encore &agrave; fond les hommes, mais je sais
+que la haine a ce myst&eacute;rieux pouvoir d'aller, de frapper,
+de rebondir et de revenir &agrave; celui qui en a d&eacute;coch&eacute; le trait.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi en est-il, r&eacute;pliqua le vieillard am&egrave;rement, et
+ma haine n'est que le ricochet de la haine de ce m&eacute;chant
+homme qui, au moment m&ecirc;me o&ugrave; il poignarde la France
+dans l'Inde, r&eacute;pond au g&eacute;n&eacute;reux Montcalm mendiant un
+sac d'&eacute;cus et un r&eacute;giment pour la France canadienne
+expirante, ces paroles ironiques que l'histoire lui clouera
+au dos comme un &eacute;criteau de parricide: &laquo;Je suis bien
+f&acirc;ch&eacute; de vous mander que vous ne recevrez point de
+troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre
+disette de vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres
+&agrave; renforcer son arm&eacute;e&raquo;; ce qui revient &agrave; dire: &laquo;Ma
+sollicitude pour vous est si tendre que je me garderai bien
+de vous secourir!&raquo; M. de la Palisse, qui &eacute;tait un brave
+soldat et que l'erreur populaire a sacr&eacute; roi des grotesques,
+n'a jamais prof&eacute;r&eacute; semblable pantalonnade... Oui, c'est
+vrai, chevalier, je hais M. le duc de Choiseul. On a &eacute;cartel&eacute;
+Damiens, qui n'avait frapp&eacute; que le roi; je voudrais
+tenailler le c&#339;ur de celui qui &eacute;gorge la patrie!</p>
+
+<p>Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une
+r&eacute;ponse cat&eacute;gorique: voulez-vous, oui ou non, &ecirc;tre mon
+messager aupr&egrave;s du ministre?</p>
+
+<p>Avant que Nicolas e&ucirc;t le temps de r&eacute;pliquer, la porte
+s'ouvrit brusquement, et la jeune fille voil&eacute;e &agrave; qui Madeleine
+Homayras avait servi de guide entra.</p>
+
+<p>&Agrave; la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires
+qu'on traduit presque toujours par le mot surprise,
+mais qui expriment surtout la soudaine &eacute;motion.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; son voile, le vieillard et le jeune homme la
+reconnurent tous les deux du premier coup d'&#339;il, car un
+double cri s'&eacute;chappa de leurs l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanneton! s'&eacute;cria Dupleix.</p>
+
+<p>La jeune fille ferma la porte derri&egrave;re elle et s'&eacute;lan&ccedil;a,
+les bras ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la
+pressant contre son c&#339;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes sauv&eacute;s, puisque te voil&agrave;, fillette! Tu
+vas mettre &agrave; la raison ton chevalier, qui est en train de
+me faire perdre la t&ecirc;te.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span></p>
+<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
+
+<h3>POT AU LAIT</h3>
+
+
+<p>Il y avait un respectueux amour dans les caresses que
+la nouvelle venue prodiguait &agrave; Joseph Dupleix. Elle
+n'avait accord&eacute; au chevalier qu'un regard; toute son
+attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien vite
+sa passag&egrave;re gaiet&eacute; et, pris tout &agrave; coup d'inqui&eacute;tudes,
+ajouta d'une voix chang&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'&agrave;
+pr&eacute;sent, au milieu de toutes mes mis&egrave;res, ma famille a &eacute;t&eacute;
+&eacute;pargn&eacute;e. Parle vite: Jeanne est malade?... ou Jeannette?
+Laquelle des deux est morte?</p>
+
+<p>Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune
+fille releva son voile, montrant cette pure et splendide
+beaut&eacute; que nous avons d&eacute;crite.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, mon bien aim&eacute; oncle, dit-elle, mon
+p&egrave;re, plut&ocirc;t. Ma tante et ma cousine sont en bonne sant&eacute;,
+gr&acirc;ce &agrave; Dieu.</p>
+
+<p>Dupleix respira, mais fut oblig&eacute; de s'asseoir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes pay&eacute;s pour croire vite &agrave; l'infortune qui
+vient, murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau,<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>
+je me courbe pour recevoir le coup de massue... Mais dis-lui
+donc au moins bonjour, fillette!</p>
+
+<p>Elle tendit aussit&ocirc;t sa main, que le chevalier baisa respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela! s'&eacute;cria le vieillard en riant avec effort, car
+le myst&egrave;re de la venue de sa ni&egrave;ce pesait toujours sur lui
+comme une menace, offrez-lui vos doigts d'alb&acirc;tre, damoiselle,
+car il s'agit de s&eacute;duire ce preux qui se fait tirer
+l'oreille pour affronter les horrifiques p&eacute;rils entass&eacute;s dans
+le palais de certain enchanteur, ma&icirc;tre absolu de notre
+vie et de notre mort... Mais voyons, ch&eacute;rie, quelles nouvelles
+apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouv&eacute; ma
+retraite?</p>
+
+<p>&mdash;Voici le coupable, r&eacute;pondit Jeanne de Vandes en
+retirant sa main au chevalier pour qu'elle ne f&ucirc;t pas
+d&eacute;vor&eacute;e tout &agrave; fait. Le chevalier a &eacute;crit l&agrave;-bas... non pas
+&agrave; moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; mais &agrave;
+Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous
+logiez aux Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une
+veuve qui tient &agrave; la police de fort pr&egrave;s...</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la police! s'&eacute;cria Dupleix, qui sauta sur son si&egrave;ge:
+Et c'est le chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a m&ecirc;me
+pas pr&eacute;venu!</p>
+
+<p>&mdash;La lettre du chevalier nous disait, r&eacute;pliqua Mlle de
+Vandes, que, sous ce rapport-l&agrave;, toutes les h&ocirc;telleries de
+Paris se ressemblent. Rien ne servait de vous inqui&eacute;ter
+inutilement. Il veillait sur vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume,
+alors vous vous entendiez tous les quatre, mon Nicolas et
+mes trois Jeanne? Quand je crois me soustraire &agrave; la ch&egrave;re
+tyrannie des unes, je tombe sous la tutelle de l'autre. Je
+suis surveill&eacute;, gard&eacute;, presque emmaillot&eacute;, et d&egrave;s que je
+veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisi&egrave;re... Et<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>
+la police fait concurrence &agrave; ceux qui m'aiment pour me
+guetter. <i>By Jove!</i> je ne serais pas mieux cadenass&eacute; si
+j'&eacute;tais prisonnier des Anglais!... Qui vous a conduite &agrave;
+Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel jusqu'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venue avec Dorothy, mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Avec une servante! avec une Indienne! En v&eacute;rit&eacute;,
+Mme la marquise et Mme de Bussy vous ont laiss&eacute;e partir
+sous l'escorte de cette pauvre Dorothy!...</p>
+
+<p>&mdash;Elles m'ont envoy&eacute;e, cher oncle, interrompit
+Mlle de Vandes, parce qu'elles n'osaient venir elles-m&ecirc;mes...
+Quoi que vous disiez, vous savez bien que vous
+&ecirc;tes noire ma&icirc;tre &agrave; tous, et m&ecirc;me un ma&icirc;tre ombrageux
+parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi
+pour n'avoir jamais peur de vous.</p>
+
+<p>Sa voix grave et douce entrait dans le c&#339;ur comme une
+caresse. Dupleix la serra contre sa poitrine. Il avait les
+yeux pleins de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Ch&eacute;rie! ch&eacute;rie! balbutia-t-il, &ocirc; mes pauvres enfants!...
+Voil&agrave; que tu me fais montrer ma faiblesse devant
+Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer bien d'autres fois. C'est
+peut-&ecirc;tre l'&acirc;ge. Pour un rien, l'eau monte de mon c&#339;ur
+&agrave; mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous &ecirc;tes, &agrave;
+vous trois, l'ador&eacute; tr&eacute;sor qui me reste dans ma mis&egrave;re;
+mais c'est vrai, toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton,
+qui dormais si malade sur mes genoux pendant la
+travers&eacute;e, toi qui n'a plus ni ton p&egrave;re ni ta m&egrave;re, je t'aime
+encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je
+ne sais pas si c'est une id&eacute;e folle que j'avais, mais il me
+semblait, quand nous &eacute;tions tous r&eacute;unis, que les mauvaises
+nouvelles (et il en venait, mon Dieu!) ne me venaient
+jamais par toi. Je tremblais d&egrave;s que je voyais une
+lettre dans la main de ma pauvre ch&egrave;re femme ou de
+Mme de Bussy. D'avance, je savais qu'il y avait l&agrave; pour<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>
+moi une mine de col&egrave;res impuissantes, d'angoisses et de
+d&eacute;sespoirs... mais quand tu me montrais de loin, dans les
+all&eacute;es du parc, un pli que joyeusement tu agitais, bien
+vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'&eacute;tais s&ucirc;r
+qu'un rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle
+d'esp&eacute;rance, si faible qu'il f&ucirc;t, allait passer sur mon
+d&eacute;couragement. C'est toi qui me donnas le dernier message
+de Bussy qui m'annon&ccedil;ait le d&eacute;part de l'<i>Atalante</i>,
+portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est
+encore toi qui me tendis le pli de notre ami de la C...,
+contenant la premi&egrave;re nouvelle de la disgr&acirc;ce de Godeheu...
+M'apportes-tu quelque chose, fillette ch&eacute;rie?</p>
+
+<p>Ainsi parlent les enfants. Et c'&eacute;tait piti&eacute; d'entendre le
+d&eacute;sir irraisonn&eacute; de l'enfance et ses pu&eacute;riles terreurs trembler
+sous les paroles de ce malheureux homme qui avait
+&eacute;t&eacute; si fort, si ferme, et qui avait jadis command&eacute; de si
+haut.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des lettres, r&eacute;pondit Mlle de Vandes apr&egrave;s un
+court silence, car le serrement de son c&#339;ur arr&ecirc;tait sa
+voix dans sa gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne
+recevoir qu'un coup.</p>
+
+<p>&mdash;Celles dont je connais le contenu, r&eacute;pliqua encore
+la jeune fille, ne sont ni bonnes ni mauvaises.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a deux, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe
+la m&ecirc;me mention: <i>confidentiel</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien de cach&eacute; pour Jeanne, balbutia Dupleix,
+et Jeanne le sait bien...</p>
+
+<p>Il avait baiss&eacute; les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il
+ne les ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tend&icirc;t<span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
+un paquet de lettres parmi lesquelles il y en avait deux
+dont le cachet restait intact.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre ne voyait-il point; peut-&ecirc;tre aussi qu'au moment
+de savoir, il reculait volontairement tout au fond
+de ses &eacute;pouvantes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance,
+re&ccedil;ue au Clo&icirc;tre, depuis que vous &ecirc;tes parti.</p>
+
+<p>Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu
+de ces lettres?</p>
+
+<p>Et avant qu'elle e&ucirc;t r&eacute;pondu, il saisit le paquet d'un
+geste plein de fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit-il, appelant de force un sourire &agrave; ses
+l&egrave;vres, ayons courage. Ce serait la premi&egrave;re fois que tu
+m'apporterais le malheur!</p>
+
+<p>Sans trier, et comme si cela se f&ucirc;t fait de soi, il laissa
+choir &agrave; ses pieds tous les plis d&eacute;cachet&eacute;s, ne gardant en
+main que les deux lettres dont la cl&ocirc;ture &eacute;tait intacte. Il
+y en avait une qui venait de Paris, l'autre portait la marque
+de Londres. Dupleix les consid&eacute;ra longuement, l'une
+apr&egrave;s l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Ces &eacute;critures-l&agrave;, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues...
+toutes les deux!</p>
+
+<p>Il s'assit parce que ses jambes d&eacute;faillaient sous lui et de
+grosses gouttes de sueur vinrent &agrave; ses tempes.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolas, dit-il, essouffl&eacute; comme s'il e&ucirc;t couru &agrave;
+perdre haleine, aide-moi. Vois quel d&eacute;bris je suis, je ne
+peux pas. Mon sort est l&agrave; dedans, j'en suis s&ucirc;r. J'ai tout
+au fond de moi une voix qui me le crie: C'est ma vie ou
+ma mort... Et avec quelle &eacute;trange folie l'espoir s'obstine
+dans le c&#339;ur des hommes! Romps un cachet, mon fils,
+celui de Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un
+v&#339;u... un v&#339;u solennel; vous &ecirc;tes t&eacute;moins: je ne sais<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
+pas la partie que je joue, j'ignore l'enjeu que je puis
+perdre ou gagner, mais je sais que c'est mon va-tout,
+ma derni&egrave;re mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant
+un pr&ecirc;tre, je confesserai mes p&eacute;ch&eacute;s, et je vous donnerai
+ce qui reste de moi, Seigneur Dieu... Si je perds...</p>
+
+<p>Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'&eacute;tait
+approch&eacute;e de lui doucement, mit son beau front comme
+un b&acirc;illon entre ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;P&egrave;re, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez &agrave; Celui qui vous
+&eacute;coute le tr&eacute;sor de vos souffrances. B&eacute;nissez la divine main
+&agrave; l'heure m&ecirc;me o&ugrave; elle vous frappe...</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'&eacute;cria le
+vieillard en se redressant soudain: cette impitoyable
+main! tu as menti! tu avais lu ces lettres!</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous affirme que non, mon bien-aim&eacute; p&egrave;re,
+mais je sais qu'au-del&agrave; des jours limit&eacute;s qui vous restent
+pour souffrir en cette vie, il est une r&eacute;compense qui n'a
+point de bornes, et que cette r&eacute;compense, sup&eacute;rieure &agrave;
+toutes choses, vous pouvez la m&eacute;riter par une seule minute
+de fervent sacrifice...</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon! interrompit Dupleix, tout &agrave; coup refroidi.
+Nicolas me pr&ecirc;che aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras
+&eacute;duqu&eacute;, car il pr&ecirc;che moins bien que toi. Il y a temps
+pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se puisse voir;
+mais nous sommes ici &agrave; la loterie; tourne la roue, chevalier,
+et tire mon num&eacute;ro!</p>
+
+<p>Le cachet de la lettre qui &eacute;tait all&eacute;e de Paris &agrave; Klostercamp
+sauta. Au moment o&ugrave; le vieillard la saisissait avec
+avidit&eacute;, il en tomba un petit papier que Mlle de Vandes
+ramassa.</p>
+
+<p>&mdash;Ma grande carte! s'&eacute;cria Dupleix, dont l'&#339;il &eacute;tincelant
+avait parcouru d'un trait la d&eacute;p&ecirc;che. &Eacute;talez ma
+grande carte! Bussy! brave Bussy! grand Bussy! vainqueur<span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
+des vainqueurs! Trois victoires! Trois miracles! Ha&iuml;d&eacute;rabad!
+Tolocol! Mundapour!</p>
+
+<p>Il s'&eacute;lan&ccedil;a vers la table o&ugrave; le chevalier venait de d&eacute;rouler
+une carte de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois
+villes reconquises par son gendre, ce brillant, cet incomparable
+soldat qui, malgr&eacute; la Compagnie et malgr&eacute; les
+agents pay&eacute;s par la France, passant par-dessus l'incapacit&eacute;
+des uns, par dessus la trahison des autres, tracass&eacute;
+qu'il &eacute;tait par l'autorit&eacute; commerciale, harcel&eacute; par l'autorit&eacute;
+civile, contrecarr&eacute;, il faut bien le dire, par l'autorit&eacute;
+militaire elle-m&ecirc;me, sans troupes r&eacute;guli&egrave;res, sans argent,
+sans provisions, manquant de tout, y compris les munitions
+et les armes, tenait encore en &eacute;chec dans le Dekkan
+par le prodige de son ent&ecirc;tement h&eacute;ro&iuml;que, la colossale
+puissance de l'Angleterre.</p>
+
+<p>L&agrave; aussi, comme dans le Canada, il e&ucirc;t suffi de quelques
+r&eacute;giments et de quelques &eacute;cus pour &eacute;tablir l'empire
+de la France &agrave; tout jamais. Ces peuples &eacute;taient si bien &agrave;
+nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se r&eacute;volter dans
+les heures de famine, s'&eacute;criaient: &laquo;Donnez le riz au
+Fran&ccedil;ais, nous nous contenterons de l'eau o&ugrave; il a cuit!&raquo;</p>
+
+<p>Mais M. de Choiseul, excellent ministre, lou&eacute; par l'Encyclop&eacute;die,
+n'avait jamais assez de r&eacute;giments pour toutes
+les batailles qu'il perdait &agrave; la fronti&egrave;re. Il avait besoin de
+tous nos &eacute;cus pour solder les appointements de sa famille,
+faire des petits cadeaux aux philosophes, pr&eacute;parer la r&eacute;volution,
+entretenir le bain d'or o&ugrave; pataugeait cette vieille
+Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre
+contre les J&eacute;suites.</p>
+
+<p>Ah! ce n'&eacute;tait pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!</p>
+
+<p>D&eacute;tournons les yeux, et regardons ailleurs, l&agrave; o&ugrave; battait
+un c&#339;ur vraiment fran&ccedil;ais. Aussi bien, nous &eacute;prouvons<span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
+comme un religieux bonheur &agrave; r&eacute;p&eacute;ter le nom d'un h&eacute;ros
+trop ignor&eacute; pendant sa vie et tout &agrave; fait oubli&eacute; apr&egrave;s sa
+mort.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait quelque chose de splendide que ce supr&ecirc;me effort
+de Bussy-Castelnau, saisissant corps &agrave; corps le g&eacute;ant britannique,
+et le secouant, et le terrassant dans la convulsion
+de son agonie. Il avait soulev&eacute; les Gurjanas et les
+Mahrattes; il avait fait son trou comme un boulet de canon
+en traversant tout le Dekkan central et mena&ccedil;ait le c&#339;ur
+du Karnatic anglais, o&ugrave; la France avait conserv&eacute; d'ardentes
+sympathies. D'un seul coup d'&#339;il large et rapide,
+Dupleix venait d'&eacute;tablir sur la carte la juste position de
+la partie.</p>
+
+<p>&mdash;Tout seul! s'&eacute;cria-t-il. Grand ami! Vaillant ami!
+Bussy a fait cela tout seul! sans M. de Lally, malheureux
+homme! ou plut&ocirc;t malgr&eacute; M. de Lally. Il marche, il
+avance, il perce! Les populations le suivent! Et il y a
+soixante millions d'&acirc;mes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous,
+maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui
+entends parler de guerre depuis ton berceau, comprenez-vous
+l'importance de la visite que je vais rendre &agrave; notre
+fid&egrave;le de la C...? L'<i>Atalante</i>! il nous faut l'<i>Atalante</i>! Et je
+gagerais qu'elle est arriv&eacute;e! Avec ce que porte l'<i>Atalante</i>,
+Bussy armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et
+vous ne savez pas comment s'allument les col&egrave;res chez
+ces peuples de feu! C'est une tra&icirc;n&eacute;e de poudre! Dans six
+mois, trois cent mille combattants peuvent rouler comme
+un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les
+&eacute;tablissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un r&ecirc;ve!
+nous l'avons fait d&eacute;j&agrave;, nous pouvons recommencer et, cette
+fois, je jure bien que nous n'attendrons ni la permission
+des ministres ni celle de la favorite pour faire au roi ce
+prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera<span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>
+plant&eacute;e l&agrave; r&eacute;solument, solidement, et malheur &agrave; qui tenterait
+d'&eacute;branler son drapeau! Mes enfants, je vais de ce
+pas chez M. de la C..., et demain, je commence mes
+achats, ou plut&ocirc;t je les conclus, car tout est pr&eacute;par&eacute;...
+Pensez-vous que j'aie perdu mes soir&eacute;es depuis un mois?
+Dans quinze jours, l'<i>Atalante</i> peut reprendre la mer,
+escortant nos navires, charg&eacute;s de la foudre!</p>
+
+<p>Il saisit son chapeau et le brandit en criant:</p>
+
+<p>&mdash;France! France! Regarde vers l'Occident, brave
+Bussy! La fortune t'arrive de France!</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier
+qui s'est &eacute;chapp&eacute; de la lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'arr&ecirc;te pas, ch&eacute;rie, r&eacute;pliqua Dupleix, qui, pourtant,
+prit le papier et l'approcha de la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton
+de v&eacute;ritable gaiet&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je parie que la pens&eacute;e du pot au lait de Perrette vous
+est venue &agrave; tous les deux. Je ne m'en f&acirc;che pas, mes
+enfants. C'est un gros pot au lait que l'<i>Atalante</i>, mais qui
+peut se f&ecirc;ler, c'est vrai, car il y a bien des r&eacute;cifs depuis
+les c&ocirc;tes du Bengale jusqu'&agrave; la rade de Lorient.</p>
+
+<p>Ses yeux se port&egrave;rent sur le petit papier, et il se mit
+&agrave; rire en haussant les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Que me fait cela? s'&eacute;cria-t-il. Figurez-vous que ces
+nouvelles de Bussy me sont venues par la Compagnie
+m&ecirc;me o&ugrave; j'ai conserv&eacute; quelques intelligences? Et certes,
+la source n'est pas suspecte, car ils n'ont point coutume
+de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les
+bureaux de la Compagnie... Voil&agrave; donc ce que c'est:
+l'employ&eacute; qui me sert en cachette a pris la peine de glisser
+ce chiffon sous l'enveloppe pour me pr&eacute;venir que les
+directeurs ont d&eacute;couvert mon adresse &agrave; Paris et qu'on va
+lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage &agrave;<span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
+changer d'h&ocirc;tellerie: &agrave; quoi bon? J'aurai de quoi payer
+avec l'<i>Atalante</i>... Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu
+ne peux rester en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec le chevalier, viens...</p>
+
+<p>&mdash;Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;La lettre d'Angleterre? s'&eacute;cria Dupleix. Voil&agrave; qui
+m'est bien &eacute;gal!... Donne tout de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.</p>
+
+<p>Mais d&egrave;s que son regard fut tomb&eacute; sur l'&eacute;criture, un
+flux de sang noir lui monta au front; puis, tout de suite
+apr&egrave;s, il devint livide.</p>
+
+<p>Mlle de Vandes, effray&eacute;e, voulut s'approcher de lui, il
+la repoussa brutalement. Il riait. Son rire faisait piti&eacute;. Il
+dit d'une voix s&egrave;che et sifflante:</p>
+
+<p>&mdash;Le pot au lait!</p>
+
+<p>Puis en anglais:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Captured Atalanta!</i></p>
+
+<p>Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une
+gaiet&eacute; fanfaronne, mais navrante:</p>
+
+<p>&mdash;Cass&eacute;, le pot au lait!</p>
+
+<p>Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide
+comme l'&eacute;clair. Il tomba sans pousser un cri, avec un
+coup de poignard au c&ocirc;t&eacute; gauche de la poitrine.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span></p>
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
+
+<h3>COUP DE SANG</h3>
+
+
+<p><i>Captured Atalanta!</i></p>
+
+<p>Ces deux mots anglais appartenaient au texte m&ecirc;me de
+la lettre sign&eacute;e par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne
+contenait que trois lignes, disant: &laquo;L'<i>Atalante</i> a &eacute;t&eacute; captur&eacute;e
+le 30 novembre, du fait de Commodore Smith, par
+le travers du cap Saint-Vincent. Arriv&eacute;e en rade de Plymouth,
+4 d&eacute;cembre. Capitaine bless&eacute;, un homme tu&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Cass&eacute;, le pot au lait!&raquo; Avant de s'ouvrir la poitrine
+d'un furieux coup de couteau, le conqu&eacute;rant de l'Inde ne
+pronon&ccedil;a que cette seule parole, d'une voix si chang&eacute;e
+que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient pas.</p>
+
+<p>Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit.
+Rien ne s'&eacute;chappa de sa poitrine avec son sang, sinon un
+ricanement sourd. Le poignard tr&egrave;s petit &eacute;tait une arme
+excellente de fabrication anglaise, qui avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute; jusqu'au
+manche.</p>
+
+<p>Mlle de Vandes, une fois d&eacute;j&agrave; repouss&eacute;e, s'&eacute;tait pr&eacute;cipit&eacute;e
+de nouveau sur son oncle, un peu avant le coup<span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>
+donn&eacute;. Il y avait eu une tr&egrave;s courte lutte, si courte que le
+chevalier n'avait pu s'y m&ecirc;ler.</p>
+
+<p>&Agrave; vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne
+devina qu'au moment o&ugrave; Mlle de Vandes, ayant arrach&eacute;
+le couteau sanglant, le laissa aller sur le carreau avec
+horreur; il la vit regarder, d'un air constern&eacute;, sa main
+souill&eacute;e de rouge, chanceler sur place et tomber &agrave; son
+tour aupr&egrave;s de son oncle.</p>
+
+<p>Alors seulement, l'angoisse le saisit &agrave; la gorge, car la
+prononciation anglaise d&eacute;figure pour nous si absolument
+le mot <i>captured</i> qu'il l'avait entendu sans lui appliquer
+aucun sens, et certes, cette autre exclamation presque
+gaie: &laquo;Cass&eacute;, le pot au lait!&raquo; ne pouvait pronostiquer
+pareille catastrophe.</p>
+
+<p>Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde
+admiration et un attachement sans bornes, et ces deux
+sentiments se fortifiaient en lui de tout le grand amour
+qu'il portait &agrave; Mlle de Vandes. Il fut comme foudroy&eacute; et
+se jeta &agrave; corps perdu entre eux, essayant de soutenir
+d'une main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre,
+cherchant le c&#339;ur du vieillard.</p>
+
+<p>Ce fut juste &agrave; cette minute que <i>l'&#339;il de police</i> s'ouvrit,
+comme nous l'avons vu, pour donner passage aux regards
+curieux de l'inspecteur Marais et de sa comm&egrave;re, Madeleine
+Homayras. Leur premi&egrave;re pens&eacute;e alla vers un
+meurtre, &agrave; cause du sang qui &eacute;tait &agrave; la main de la belle
+inconnue; mais l'attitude du chevalier d&eacute;mentait par trop
+&eacute;nergiquement cette supposition, et la carte de l'Inde,
+sautant aux yeux de M. Marais, lui r&eacute;v&eacute;la tout de suite la
+v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'&eacute;tait
+le vieux nabab? grommela-t-il avec mauvaise humeur.<span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
+Si on n'est plus servi comme il faut, m&ecirc;me par ses bonnes
+amies, le m&eacute;tier deviendra impossible!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres,
+donnait &agrave; Dupleix ce titre ironique de nabab.</p>
+
+<p>Madeleine, qui &eacute;tait femme et assez bonne &acirc;me au fond,
+r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait
+aller qu&eacute;rir un m&eacute;decin... ou tout au moins M. le
+commissaire? Car voil&agrave; le pauvre homme d&eacute;funt, et je
+suppose qu'il faudra arr&ecirc;ter la demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, point, Madeleine, r&eacute;pliqua l'inspecteur.
+Vous ne connaissez pas les braves gens en peine d'affaires
+avec les bureaux, ma mie; ils deviennent enrag&eacute;s et se
+poignardent &agrave; tout bout de champ. J'en ai connu un qui
+suivait un r&egrave;glement de comptes avec les commis du
+contr&ocirc;le g&eacute;n&eacute;ral. Dans la m&ecirc;me semaine, il se pendit,
+se noya, et se jeta par la fen&ecirc;tre de son logis, situ&eacute; au
+quatri&egrave;me &eacute;tage...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Monsieur Marais! s'&eacute;cria la veuve avec reproche,
+avez-vous bien le c&#339;ur de plaisanter ainsi quand il
+s'agit de vie et de mort?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne plaisante nullement, ma comm&egrave;re. Si on
+mourait du mal des commis, Paris ne serait bient&ocirc;t qu'un
+cimeti&egrave;re. Vous allez voir ce vieux fou de Dupleix se
+relever comme un chat...</p>
+
+<p>&mdash;Mais voil&agrave; son sang qui fait une mare!</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un &#339;il! Avec
+son petit couteau, il s'est sauv&eacute; lui-m&ecirc;me d'une attaque
+d'apoplexie, voil&agrave; tout!</p>
+
+<p>Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce
+moment sur le coude.</p>
+
+<p>&mdash;Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix &eacute;paisse.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez! fit Madeleine. Que dit-il?<span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat
+la campagne... et voyez sa face pourpre! il n'&eacute;tait que
+temps pour lui de prendre le <i>baume d'acier</i>, comme
+disent les chirurgiens, et il l'a &eacute;chapp&eacute; belle!... Quant &agrave;
+mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit
+dans la m&ecirc;me huitaine, il se porte comme le Pont Neuf,
+et un chacun doit s'habituer &agrave; tout cela, quand il a besoin,
+pour son malheur, de Messieurs les gratte-papier du roi.</p>
+
+<p>Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais,
+dont nous sommes loin d'approuver le sang-froid sto&iuml;que
+en face d'un si triste tableau, ne se trompait point de
+beaucoup, et la petite notice de M. de la Conterie dit en
+propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix,
+fut sauv&eacute; d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit
+<i>accidentellement</i> en apprenant la perte du navire charg&eacute;
+des d&eacute;bris de sa fortune.</p>
+
+<p>Il n'entre pas dans notre mani&egrave;re de voir de recommander
+cette m&eacute;dication &agrave; personne.</p>
+
+<p>Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les
+bras du chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant
+que la pauvre Jeanneton e&ucirc;t repris ses sens, et qu'il chercha,
+et qu'il trouva lui-m&ecirc;me parmi les menus objets qui
+encombraient son tiroir, un flacon de sels volatils pour
+le faire respirer &agrave; sa ni&egrave;ce.</p>
+
+<p>Pendant cela, Marais et sa comm&egrave;re continuaient de
+causer assez paisiblement dans la chambre noire. Madeleine
+avait expi&eacute; le p&eacute;ch&eacute; de sa discr&eacute;tion pass&eacute;e en racontant
+tout ce qu'elle savait de son locataire, et l'inspecteur
+s'&eacute;tait montr&eacute; frapp&eacute; surtout de ce fait que le chevalier
+Nicolas &eacute;tait parent ou alli&eacute; du ministre. Il le consid&eacute;rait
+d&eacute;sormais avec une attention respectueuse &agrave; travers l'&eacute;cumoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont partis si nombreux dans cette famille-l&agrave;,<span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
+dit-il enfin, que personne ne peut se flatter de les conna&icirc;tre
+tous, et pourtant j'ai pris soin de mettre dans ma t&ecirc;te les
+signalements des principaux, au nombre d'un demi-cent,
+&agrave; peu pr&egrave;s. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais je
+d&eacute;clare qu'il est joliment plant&eacute;, de bonne mine et tout
+&agrave; fait tourn&eacute; en homme de bien, comme tous ceux qui ont
+l'honneur d'appartenir &agrave; M. le duc. D&eacute;sormais, je le
+reconna&icirc;trai, et je vais aller l'attendre &agrave; la porte de la rue
+pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit &ecirc;tre un
+petit, tout petit cousin, qui ne pend &agrave; M. le Duc que par
+un fil, ou du c&ocirc;t&eacute; de Mme la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui
+parle!</p>
+
+<p>&mdash;Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand
+il l'a lamp&eacute;e!</p>
+
+<p>Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Cass&eacute;... en miettes!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc qui est cass&eacute;? demanda Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voil&agrave; son
+courrier &agrave; terre. Il aura re&ccedil;u une m&eacute;chante lettre sur la
+nuque!</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, fit Madeleine r&eacute;volt&eacute;e, je vous croyais meilleur
+c&#339;ur que cela... Vous &ecirc;tes donc aussi l'ennemi de ce
+pauvre homme!</p>
+
+<p>&mdash;Moi! s'&eacute;cria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph!
+ah! par exemple! mais je l'adore! Rien ne me va comme
+ces revenants de chez les sauvages qui ont eu des bayad&egrave;res,
+des &eacute;l&eacute;phants et des pagodes! Seulement, vous
+savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent
+les bureaux du matin au soir. Ce sont m&eacute;moires, placets,
+requ&ecirc;tes, r&ocirc;les, dires d'experts, r&eacute;clamations, balances,
+comptes d'apothicaires...<span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il
+faut les payer.</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils
+viennent, ils crient, ils g&ecirc;nent, ils encombrent. On ne
+voit qu'eux: &laquo;J'ai fait ci, j'ai fait &ccedil;a et encore l'autre!
+C'est moi qui vous ai donn&eacute; le Canada, un beau pays plein
+de castors.&mdash;Mais nous n'en voulons pas de votre
+Canada!...&mdash;C'est &eacute;gal, payez!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ou&iuml; dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait
+l&agrave;-bas de quoi donner &agrave; manger &agrave; tous ceux qui meurent
+de faim &agrave; Paris et dans la province.</p>
+
+<p>&mdash;Ta! ta! ta! cancans de J&eacute;suites! Vous ne les connaissez
+pas comme moi, ma bonne, ces braves qui sont les
+bienfaiteurs du roi! De l'argent, des soldats, des navires!
+Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs poches
+perc&eacute;es des villes et des empires &laquo;Toc! toc!&mdash;qui est
+l&agrave;?&mdash;Un conqu&eacute;rant. Donnez un million pour Masulipatam,
+que les Anglais ont repris; donnez quinze cent
+mille livres pour Aurengabad, qui est aux Hindous, deux
+millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des
+noms &agrave; jeter &agrave; la porte! donnez, donnez, donnez!&raquo; Et si
+le malheureux ministre ne d&eacute;noue pas assez vite les cordons
+de sa bourse, ils poussent des cris de chouette qui
+s'entendent jusqu'&agrave; Pontoise. Ils s'asseyent sur la borne,
+devant l'entr&eacute;e du Minist&egrave;re, ils ameutent les passants qui
+ne connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui
+font chorus avec eux et qui hurlent: &laquo;Est-il possible que
+nous abandonnions le Travancore et Bedjapour!&raquo; Et la
+France enti&egrave;re se met &agrave; regretter Bedjapour, que nous
+n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe m&ecirc;me
+pas, selon le dire de M. Chenu, huissier jur&eacute; de la sortie
+priv&eacute;e, au petit Cabinet de Monseigneur... Ah! comme je
+comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos qui tenaient<span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
+les &eacute;critures d'&Eacute;tat &agrave; la Cour d'Espagne, quand Christophe
+Colomb vint leur jeter dans les jambes la d&eacute;couverte
+de l'Am&eacute;rique!</p>
+
+<p>&mdash;Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine.
+Vertucotillon! le beau brin de jeunesse!</p>
+
+<p>M. Marais n'avait pas besoin qu'on r&eacute;veill&acirc;t son attention.
+C'&eacute;tait un connaisseur. Il avait mis sa main en
+visi&egrave;re au-devant de ses yeux, et d&eacute;taillait trait &agrave; trait
+l'admirable beaut&eacute; de Mlle de Vandes, qui reprenait ses
+sens, soutenue par le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; p&egrave;re! p&egrave;re! dit-elle, et ce fut sa premi&egrave;re parole,
+empreinte d'un douloureux reproche: si j'avais &eacute;t&eacute; condamn&eacute;e
+&agrave; rapporter de Paris la nouvelle d'un pareil malheur!
+Elles m'attendent toutes les deux, l&agrave;-bas, au Clo&icirc;tre,
+votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de
+mon absence...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit pour demander avec anxi&eacute;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;La blessure est-elle dangereuse?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas, r&eacute;pondit le chevalier, mais il faudra
+vos soins, Jeanne, vous qui &ecirc;tes habitu&eacute;e &agrave; secourir
+nos soldats bless&eacute;s.</p>
+
+<p>Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas
+chancelants vers le fauteuil o&ugrave; Dupleix, tr&egrave;s calme, semblait
+reposer.</p>
+
+<p>&mdash;Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant
+de gr&acirc;ces! Je ne me souviens plus du nom de la jeune
+nymphe qui &eacute;tait dans l'&icirc;le de Calypso...</p>
+
+<p>&mdash;Eucharis! s'&eacute;cria Madeleine, je suis justement &agrave; lire
+<i>T&eacute;l&eacute;maque</i>, qui est bien mignon pour un livre d'&eacute;v&ecirc;que...
+J'en pleure, pourtant, moi, &agrave; regarder ces pauvres gens-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Eucharis! s'&eacute;cria Marais, la divine Eucharis! c'est
+cela! M. de F&eacute;n&eacute;lon &eacute;tait un bon chr&eacute;tien qui aimait les<span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span>
+dieux de la fable et la philosophie... Savez-vous une chose,
+Madeleine? si la petite allait elle-m&ecirc;me porter un placet au
+roi...</p>
+
+<p>&mdash;J'y pensais, interrompit la veuve: quelle piti&eacute; ce
+serait!</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour
+me logerait gratis au Fort-l'&Eacute;v&ecirc;que pour n'avoir pas
+fait bonne garde. Je n'ai pas perdu mon temps, ce soir,
+c'est certain.</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyez donc! voyez! la voil&agrave; qui le panse avec
+autant d'adresse qu'un <i>frater</i>!</p>
+
+<p>Mlle de Vandes avait mis &agrave; nu, en effet, la plaie, qui
+semblait peu de chose, malgr&eacute; la quantit&eacute; du sang
+r&eacute;pandu, et posait le premier appareil d'une main &eacute;videmment
+exerc&eacute;e. Quand elle eut achev&eacute;, elle appuya ses
+l&egrave;vres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence
+avait repris son assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens;
+pardonne-moi pour toi et pour tous ceux qui m'aiment.</p>
+
+<p>Le mouchoir de Madeleine, d&eacute;j&agrave; mouill&eacute;, &eacute;pongea ses
+yeux pleins de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas ma&icirc;tresse
+de ma sensibilit&eacute;: de voir un homme qui a refus&eacute; le
+Grand Mogol dans un &eacute;tat pareil, &ccedil;a me fend l'&acirc;me!</p>
+
+<p>Dupleix continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas,
+ton m&eacute;tier de secr&eacute;taire, aupr&egrave;s de moi, est fini. On
+s'efforce tant que l'espoir vit; mais quand l'espoir est
+mort, &agrave; quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. de la C...
+lui annoncer que les Anglais ont achev&eacute; l'&#339;uvre de ma
+ruine et lui dire que tout est consomm&eacute;. Fais-lui mes
+adieux. Demain, si mes forces le permettent, je partirai<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>
+pour le Clo&icirc;tre avec cette ch&egrave;re enfant, et j'y attendrai la
+mort en me soumettant &agrave; la volont&eacute; de Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne id&eacute;e, fit Marais, et bon voyage!</p>
+
+<p>La veuve s'&eacute;loigna de lui dans un mouvement d'indignation;
+mais elle se rapprocha tout d'un coup, et ses
+yeux se s&eacute;ch&egrave;rent parce qu'il lui demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que sa note est pay&eacute;e ici?</p>
+
+<p>&mdash;Jarnicoton r&eacute;pondit-elle, je n'y pensais pas! &Ccedil;a
+rend b&ecirc;te d'&ecirc;tre trop sensible. Il redoit la quinzaine et
+deux jours de plus...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il
+est ici au demi-mois. Vous pouvez en &ecirc;tre pour dix-huit ou
+vingt louis, avec la nourriture et le feu.</p>
+
+<p>Elle n'&eacute;tait pas riche, cette bonne femme Homayras.
+Dans le premier moment, le combat qui s'&eacute;tablit en elle
+fut si vif qu'elle rougit jusqu'&agrave; la racine de ses cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois
+pistoles, sept livres et onze sols pour la quinzaine pass&eacute;e,
+et je dis que je n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais
+si le pauvre malheureux monsieur se trouve &agrave; court...</p>
+
+<p>&mdash;Vous lui pr&ecirc;terez encore l'argent de son voyage,
+Madeleine, h&eacute;? demanda brusquement Marais.</p>
+
+<p>&mdash;Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai &agrave; mon id&eacute;e, entendez-vous,
+M. l'inspecteur, et je n'aurai pas recours &agrave; votre
+bourse pour cela!... Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est
+comme une m&eacute;lodie!</p>
+
+<p>Avant de se mettre aux &eacute;coutes, Marais lui prit la main
+qu'elle avait grasse et forte, et l'approcha de ses l&egrave;vres
+galamment, en disant, et cette fois sans ricaner:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes un brave c&#339;ur, Madeleine!</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas un m&eacute;chant homme du tout, mais il en
+avait tant vu! Et chaque fois qu'un bon mouvement lui
+venait, il en &eacute;prouvait un peu de honte.<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mon bien-aim&eacute; p&egrave;re, disait cependant Jeanne de
+Vandes, vous ne serez point en &eacute;tat de voyager demain. Le
+chevalier va se rendre de ce pas chez votre m&eacute;decin, car
+je ne veux point me fier au pansement que j'ai fait. Avec
+deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin
+de vous les soucis qui vous accablent...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y
+a plus de craintes quand il n'y a plus d'esp&eacute;rances. Les
+soucis viennent de s'envoler, et je me sens tranquille
+comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, mes
+enfants, je suis content que ces d&eacute;testables coquins, les
+Anglais, aient vol&eacute; ma cargaison. Cela tranche la question
+nettement. Je suis tout au fond du foss&eacute;, et je m'y endors.
+<i>By Jove!</i> c'est bon d'&ecirc;tre en l&eacute;thargie!... Va, chevalier,
+va, mon ami, non point chez le docteur, je n'ai pas
+besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher,
+je te souhaite la bonne nuit.</p>
+
+<p>Il ferma les yeux, en homme que l'entretien d&eacute;sormais
+importune. Mlle de Vandes et le chevalier &eacute;chang&egrave;rent un
+regard.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, dit M. Marais, &ccedil;a finit tout b&ecirc;tement. Il
+n'y a de curieux que le coup de couteau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en
+place! Moi, si j'avais le cr&eacute;dit dont vous jouissez dans le
+gouvernement et votre capacit&eacute;, j'arrangerais cette histoire-l&agrave;
+bien arrang&eacute;e, avec les deux fianc&eacute;s et le pauvre
+gouverneur, r&eacute;duit par son infortune &agrave; se plonger un
+poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour,
+qui lui donnerait une pension...</p>
+
+<p>&mdash;Faire pleurer Mme de Pompadour! s'&eacute;cria Marais:
+fameuse id&eacute;e! on tire bien du feu des cailloux... Mais que
+font-ils donc l&agrave;? Voici le Nicolas qui s'empare du<span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
+m&eacute;moire. Tubieu! ma comm&egrave;re, ils ont la m&ecirc;me id&eacute;e que
+vous, on va jouer du m&eacute;moire!</p>
+
+<p>Profitant du moment o&ugrave; le vieillard avait les yeux
+ferm&eacute;s, le chevalier, apr&egrave;s s'&ecirc;tre concert&eacute; avec Mlle de
+Vandes, venait, en effet, de glisser le m&eacute;moire sous le
+revers de son frac.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un coup d'&eacute;p&eacute;e dans l'eau, que je vais donner,
+dit-il. Ch&egrave;re Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu
+jusqu'&agrave; aujourd'hui si j'avais eu le moindre espoir? Mais
+il ne s'agit plus d'&eacute;couter mes doutes ou mes r&eacute;pugnances;
+apr&egrave;s ce qui vient de se passer, et du moment que vous
+l'ordonnez, je n'h&eacute;site plus et vais tenter l'aventure.</p>
+
+<p>&mdash;Il va chez Mme de Pompadour, &agrave; cette heure-ci!
+demanda Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, r&eacute;pliqua Marais, qui cherchait &agrave; t&acirc;tons sa
+canne et son chapeau: c'est beaucoup plus grave.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; va-t-il donc?</p>
+
+<p>Mais Marais lui imposa silence par un &laquo;chut&raquo; imp&eacute;rieusement
+siffl&eacute;. Il regardait de tous ses yeux &agrave; l'&eacute;cumoire.</p>
+
+<p>De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la cloison, le bonhomme Joseph avait
+relev&eacute; tout doucement ses paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait
+faire indiff&eacute;rente, mais o&ugrave; toute sa passion vibrait malgr&eacute;
+lui, il est bien entendu, n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement
+pouss&eacute; &agrave; cette d&eacute;marche?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le vieux com&eacute;dien! pensa tout haut Marais, il
+guettait tout &agrave; travers ses yeux ferm&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;Mais quelle d&eacute;marche? demanda Madeleine, d&eacute;sol&eacute;e
+de ne point comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas dit un tra&icirc;tre mot, poursuivit Dupleix,
+qui ait pu te porter &agrave; l'entreprendre; mais du moment que
+tu as l'id&eacute;e de parler au ministre...<span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Madeleine, on comprend, &agrave; la fin!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une
+corneille qui abat des noix. Quelle heure avons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Neuf heures, r&eacute;pondit Mlle de Vandes.</p>
+
+<p>&mdash;M. le duc, reprit Dupleix d'un ton pos&eacute; et pr&eacute;cis,
+est donc encore pour une demi-heure et m&ecirc;me un peu
+plus avec Mme la duchesse de Grammont, sa respect&eacute;e
+s&#339;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Exact! fit Marais en <i>a parte</i>. Comme ils sont renseign&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda
+Dupleix?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Un des trois <i>petits soirs</i> de Mme de Grammont, mes
+enfants. Je dis tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-l&agrave;,
+il faut regarder &agrave; ses pieds comme si on marchait sur
+des &#339;ufs. Dix heures sonnant, la belle B&eacute;atrix de Choiseul-Stainville,
+ex-chanoinesse qui fait pr&eacute;sentement le bonheur
+de M. le duc de Grammont, mais &agrave; distance, comme
+il arrive en ce si&egrave;cle pour beaucoup d'&eacute;poux trop bien
+assortis, va entrer dans son salon, o&ugrave; l'attendra M. l'ambassadeur
+d'Autriche. M. l'ambassadeur d'Espagne
+n'arrive qu'&agrave; dix heures et un quart, et jamais on ne
+laisse entrer, quand ils sont l&agrave;, M. le baron d'Asfeldt, qui
+fait sourdement chez nous les affaires de la Prusse, du
+fond de ces grands vieux jardins de l'h&ocirc;tel de Nantouillet,
+au Marais, o&ugrave; les tilleuls sont plus hauts que ceux des
+Tuileries et que la V&eacute;nitienne Rosalba N&eacute;roni a pay&eacute;s
+comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela,
+Mme la duchesse de Choiseul, une vraie sainte, celle-l&agrave;,
+s'occupe de bonnes &#339;uvres dans son oratoire avec l'abb&eacute;
+Croizat du Ch&acirc;tel, son neveu, et monseigneur Croizat de
+Caraman, &eacute;v&ecirc;que d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
+rien pour la politique et va tout b&ecirc;tement au ciel, comme
+une admirable chr&eacute;tienne qu'elle est. &Agrave; ce moment, dix
+heures juste, la grande antichambre s'ouvre pour les
+audiences priv&eacute;es de M. le duc, les petites audiences de
+M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul
+de Beaupr&eacute;, fr&egrave;re de Mme l'abbesse de Glossinde, et le
+vicomte de Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie,
+dont on va faire un sous-secr&eacute;taire d'&Eacute;tat. Son
+fr&egrave;re, M. le baron de Choiseul, n'est plus l&agrave; depuis la
+Toussaint, ayant pass&eacute; ambassadeur en Sardaigne... Qui
+connais-tu l&agrave; dedans, Nicolas?</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde et personne, r&eacute;pondit le chevalier.
+J'ai &eacute;t&eacute; admis &agrave; baiser la main de Mme de Grammont, et
+j'ai d&icirc;n&eacute; &agrave; la table de Mme de Choiseul, &agrave; Chanteloup;
+mais c'est &agrave; M. le duc de Choiseul en personne que mon
+p&egrave;re m'avait pr&eacute;sent&eacute; lors de mon premier voyage &agrave; Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Cousinaient-ils tous deux, ton p&egrave;re et lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais M. de Choiseul n'&eacute;tait pas encore
+ministre.</p>
+
+<p>Dupleix se leva sans secours, et, &agrave; voir l'animation de
+son visage, personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu
+quatre pouces de fer dans la poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Minist&egrave;re
+bien plus long que l'almanach du roi!</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon p&egrave;re, s'&eacute;cria Mlle de Vandes, pas d'imprudence,
+je vous en supplie.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'&eacute;tait pas encore ministre! grommela Dupleix
+en se rasseyant docilement. Voyons, Nicolas, mon fils,
+cherche bien, retourne ta m&eacute;moire comme un gant: ne
+te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun Choiseul,
+aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un
+quart de Choiseul!</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
+Hanovre avec un dragon d'Aubign&eacute; qui avait nom Choiseul
+et qui &eacute;tait fils de M. de la Beaume...</p>
+
+<p>&mdash;<i>By Jove!</i> s'&eacute;cria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il
+n'y a point de petit Choiseul!</p>
+
+<p>Il atteignit pr&eacute;cipitamment un carnet qui &eacute;tait dans la
+poche de c&ocirc;t&eacute; de sa houppelande, et le feuilleta comme on
+consulte un vocabulaire.</p>
+
+<p>&mdash;De la Beaume dit-il (Andr&eacute;-Victor de Choiseul),
+ancien capitaine d'Aubign&eacute;-dragon... c'est bien cela,
+h&eacute;?... sera pouss&eacute; dans la marine, est, en attendant, aux
+<i>r&eacute;ponses</i>, service de M. de Choiseul-Praslin du Plessis,
+brun, caract&egrave;re aimable, 27 ans et des dettes.</p>
+
+<p>De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la cloison, M. Marais s'&eacute;tait lev&eacute; aussi
+dans un &eacute;lan d'admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il a du talent, ce bonhomme-l&agrave;! gronda-t-il;
+quoiqu'il ait conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai? demanda Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma
+comm&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Pour aller o&ugrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais
+laisser tomber ce Nicolas chez monseigneur comme un
+pav&eacute;, sans l'annoncer?</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'emp&ecirc;cherez d'&ecirc;tre re&ccedil;u?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire.</p>
+
+<p>Il &eacute;carta la veuve lestement et prit la porte, au moment
+o&ugrave; le chevalier quittait de son c&ocirc;t&eacute; la chambre de Dupleix
+en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant
+l'ennemi, tout va bien. Je ne peux pas vous dire comment
+je ferai, mon respectable ami, mais quand le diable s'en
+m&ecirc;lerait, je m'engage &agrave; p&eacute;n&eacute;trer, ce soir m&ecirc;me, jusqu'au
+ministre.<span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Si tu fais cela, chevalier... commen&ccedil;a Dupleix.</p>
+
+<p>Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase,
+car il s'&eacute;tait &eacute;lanc&eacute; dans l'escalier, apr&egrave;s avoir effleur&eacute;
+du bout des l&egrave;vres la belle main de Mlle de Vandes, qui
+lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Merci; bon courage et bonne chance!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span></p>
+<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2>
+
+<h3>UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION</h3>
+
+
+<p>Pendant que notre chevalier descendait les premi&egrave;res
+marches de l'escalier, Marais en franchissait d&eacute;j&agrave;, quatre
+&agrave; quatre, la derni&egrave;re vol&eacute;e. C'&eacute;tait un cerf que cet homme
+d'&Eacute;tat, quand il voulait. &Agrave; la porte de l'h&ocirc;tellerie il trouva
+un gaillard de m&eacute;chante mine qui se promenait les mains
+derri&egrave;re le dos en b&acirc;illant mieux qu'une hu&icirc;tre au soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorit&eacute;,
+soigne ta tenue; ce soir, tu vas t'approcher des
+grands de la terre. Rends-toi &agrave; la demeure de celle... tu
+sais? Les jeux, les ris, les gr&acirc;ces et la ceinture de Cypris!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.</p>
+
+<p>&mdash;Imb&eacute;cile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours
+chien galeux... La vieille Pompadour, si tu veux;
+moi, je traduis: la reine des gr&acirc;ces et des fleurs. Tu
+toqueras &agrave; la petite entr&eacute;e six coups discrets, trois, deux,
+un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage de
+servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine
+chevelure de la divine Z&eacute;phise...<span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et de la teindre aussi, gronda Phanor.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une
+heure encore par le service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs,
+la chasse a &eacute;t&eacute; m&eacute;diocre. J'ai recueilli seulement
+quelques faits d'ordre politique, ou plut&ocirc;t... enfin, rien
+de piquant... Tout au plus le d&eacute;nouement d'une aventure
+d&eacute;mod&eacute;e. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que
+j'ai vu par un trou de serrure une perle, un saphir, un
+&eacute;blouissement... J'en ferai moi-m&ecirc;me le pastel &agrave; Mme la
+marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand
+Fr&eacute;d&eacute;ric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme
+toi &laquo;la vieille&raquo; en parlant de Z&eacute;phise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! r&eacute;pliqua l'incorrigible Phanor, moi, je
+dis: Que le diable l'emporte; votre Pompadour! et ses
+Manon, et ses Babet! Jamais rien pour boire dans cette
+cage! Toutes ces coquines-l&agrave; sont plus avares que les
+honn&ecirc;tes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura
+son tour!</p>
+
+<p>Comme il s'&eacute;loignait, M. Marais le retint sans fa&ccedil;on par
+le paquet de cheveux mal d&eacute;m&ecirc;l&eacute;s qui se h&eacute;rissaient dans
+un vieux ruban sur sa nuque.</p>
+
+<p>&mdash;Phanor dit-il, je tiens &agrave; toi, malgr&eacute; tes d&eacute;fauts,
+parce que tu es un loup. Quand donc &eacute;couteras-tu mes
+conseils? Il n'y a rien de b&ecirc;te en ce monde comme de
+s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si
+on les d&eacute;gomme, &agrave; la bonne heure! Je crois comme toi
+qu'il arrivera un jour o&ugrave; les gens de la racaille seront
+dieux, et je d&eacute;sire vivre assez pour voir cela, &eacute;tant
+curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau prendront
+la place des rois et les souillons minauderont avec les
+&eacute;ventails vol&eacute;s des duchesses. Ces dr&ocirc;les et ces dr&ocirc;lesses
+r&eacute;pandront du sang, un peu ou beaucoup, au nom du
+peuple, qu'ils d&eacute;shonoreront et qui n'en pourra mais. &Agrave;<span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>
+part cela, rien de chang&eacute;. Ceux qui ont faim aujourd'hui
+auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six
+&agrave; huit mille chacals plus effront&eacute;s que les autres, qui
+mangeront, comme &agrave; l'ordinaire, tout le pain de la
+France. Et alors, veux-tu savoir ce qui adviendra de nous
+deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement
+contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne
+humeur et fid&eacute;lit&eacute;, comme je fais pour le calife Almanzor
+et sa sultane Z&eacute;phise. Conclusion; nos &eacute;moluments respectifs
+resteront les m&ecirc;mes: tu recevras, toi, ce qu'il faut
+pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En
+route et au galop!</p>
+
+<p>M. Marais l&acirc;cha le catogan de Phanor, qui partit en
+grondant et en grondant arriva.</p>
+
+<p>Ces pauvres diables-l&agrave; dressent la table pour les goinfres
+de la R&eacute;volution, mais ils ne s'y assoient jamais.</p>
+
+<p>&Agrave; l'instant o&ugrave; M. Marais atteignait l'extr&eacute;mit&eacute; de la
+rue Tiquetonne, un homme le d&eacute;passa, et il n'eut pas de
+peine &agrave; reconna&icirc;tre par derri&egrave;re le chevalier Nicolas, qui
+enfila la grande rue Montmartre au pas de course.</p>
+
+<p>&mdash;Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret
+de soldat, apr&egrave;s tout.</p>
+
+<p>Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna
+en redoublant de vitesse.</p>
+
+<p>&mdash;Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous
+allons tous les deux &agrave; l'h&ocirc;tel de Choiseul, je vais savoir
+quel nom de famille il a, ce M. Nicolas... Mais il faut que
+j'arrive avant lui, pour pr&eacute;venir Son Excellence du sujet
+de sa visite. M. le duc n'aime pas &agrave; &ecirc;tre pris de court.</p>
+
+<p>Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant,
+faisait de si larges enjamb&eacute;es que la distance grandissait
+entre lui et l'inspecteur. Celui-ci se mit &agrave; courir et pensa,
+non sans m&eacute;lancolie:<span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Marais, nous vieillissons! Voil&agrave; que nous sommes
+forc&eacute; de prendre le trot sur le pav&eacute; de Paris contre un
+capitaine d'infanterie.</p>
+
+<p>Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier,
+distrait ou ne connaissant pas bien sa route, s'&eacute;tait
+lanc&eacute; dans la rue du Coq-H&eacute;ron. M. Marais respira et prit
+m&ecirc;me le temps d'essuyer son front, o&ugrave; perlaient d&eacute;j&agrave;
+quelques gouttes de sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Cet amour-l&agrave; ne peut pas savoir par c&#339;ur sa capitale!
+murmura-t-il. Nous gagnons cinq minutes par la
+ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne nous en faut pour
+arriver premier.</p>
+
+<p>Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en d&eacute;tala
+que mieux et parvint en rien de temps &agrave; la place des Victoires.
+De l&agrave;, en trois sauts, il franchit la nouvelle rue des
+Petits-Champs et tourna l'angle de la rue Sainte-Anne.</p>
+
+<p>Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant
+aux abords de l'h&ocirc;tel de Choiseul, qui existe
+encore et dont l'entr&eacute;e sur la rue de Grammont donne
+maintenant acc&egrave;s, tous les soirs, aux membres d'un cercle
+artistique bien connu, apr&egrave;s avoir vu passer tant de belles
+dames, habitu&eacute;es d'un illustre magasin de nouveaut&eacute;s.
+H&eacute;las! elles s'en vont toutes, les gloires de ce monde, et
+parmi ceux qui montent ou qui descendent la rue de
+Grammont, les gens songent plus encore aux magnifiques
+soieries d&eacute;bit&eacute;es autrefois par la Maison Delille qu'aux
+douteux souvenirs laiss&eacute;s par le Minist&egrave;re de M. de Choiseul.</p>
+
+<p>Marais souleva le marteau de la porte coch&egrave;re, qui lui
+fut ouverte aussit&ocirc;t; il entra dans la cour, o&ugrave; d'autres
+carrosses en grand nombre stationnaient formant un
+double rang. Le portier de l'h&ocirc;tel, du c&ocirc;t&eacute; de la rue
+Sainte-Anne, &eacute;changea avec lui un signe de t&ecirc;te familier<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
+et ne lui demanda point o&ugrave; il allait. Il &eacute;tait &eacute;videmment
+de la maison. M. le duc de Choiseul, qui venait de joindre
+&agrave; son titre de secr&eacute;taire d'&Eacute;tat au d&eacute;partement des relations
+&eacute;trang&egrave;res celui de ministre la Guerre, gouvernait
+en outre par le fait toutes les affaires de l'int&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite
+porte lat&eacute;rale, situ&eacute;e vers l'angle de la cour, &agrave; droite. Il
+entra sans frapper. L'huissier le poussa de c&ocirc;t&eacute;, fort amicalement
+du reste, et du seuil cria au dehors &agrave; haute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Le carrosse de M. le directeur g&eacute;n&eacute;ral Godeheu!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens! fit Marais en s'effa&ccedil;ant aussit&ocirc;t humblement,
+comme &ccedil;a se trouve!</p>
+
+<p>Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la
+t&ecirc;te qu'il venait, selon toute probabilit&eacute;, de l'incliner plus
+bas devant le ministre, traversa l'antichambre, qu'il
+emplit de la bonne odeur de tub&eacute;reuse dont &eacute;taient satur&eacute;s
+ses rubans et ses dentelles.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'oublierai jamais, dit-il &agrave; un petit Choiseul fort
+gentil qui l'accompagnait, la bont&eacute;, la gr&acirc;ce, la condescendance
+avec laquelle monseigneur a bien voulu m'accueillir,
+et je vous prie, cher vicomte, de vouloir bien en
+t&eacute;moigner &agrave; M. le duc la vive, la tr&egrave;s vive, l'ardente,
+devrais-je dire, la passionn&eacute;e gratitude du plus d&eacute;vou&eacute; de
+ses serviteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite
+porte, il a d&ucirc; avoir la t&ecirc;te lav&eacute;e &agrave; grande eau. C'est &eacute;gal, il
+a un ma&icirc;tre diamant au doigt et pour plus de vingt mille
+&eacute;cus de point de Flandres!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le directeur g&eacute;n&eacute;ral, dit le petit vicomte,
+monseigneur appr&eacute;cie votre m&eacute;rite &agrave; sa valeur, et je vous
+prie de me regarder comme &eacute;tant tout &agrave; vous.</p>
+
+<p>Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche
+ouverte.<span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Attrape! se dit Marais. &Ccedil;a ferait plaisir au pauvre
+vieux Dupleix s'il voyait la triste mine de ce traitant.</p>
+
+<p>L'huissier fit &agrave; Godeheu un salut d'empereur et le mit
+dehors.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Marais d'un air &eacute;grillard, il
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie!
+Avons-nous du bonbon dans le sac aux histoires?</p>
+
+<p>&mdash;Il est plein, mon cher monsieur Chenu, r&eacute;pondit
+l'inspecteur. Je prends au hasard: Mme la comtesse de la
+F... S... a fait demander &agrave; M. le Cur&eacute; de Saint-Jacques du
+Haut-Pas combien il prendrait pour donner l'enterrement
+de premi&egrave;re classe &agrave; Champion.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'&eacute;tait-ce ce Champion?</p>
+
+<p>&mdash;Perroquet de son &eacute;tat, vert et jaune comme caract&egrave;re
+et r&eacute;citant par c&#339;ur tous les calembours de M. de
+Bi&egrave;vre. M. d'Alembert lui avait enseign&eacute; la logique, et
+M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son d&eacute;c&egrave;s, la livr&eacute;e
+de Mme la comtesse porte le grand deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a dit le Cur&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Un <i>Pater</i> pour prier Dieu qu'il gu&eacute;r&icirc;t la vieille dame
+du mal de folie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;gal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout
+&ccedil;a creuse les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est
+pas dans de beaux draps, M. Marais, si les comtesses se
+m&ecirc;lent de lui rire au nez, et nous verrons mieux encore
+que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en veux pas!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La
+sant&eacute;, du reste?</p>
+
+<p>L'huissier prit un air dolent.</p>
+
+<p>&mdash;Pas forte, monsieur Marais r&eacute;pondit-il; j'ai eu un
+coup de tristesse vendredi que nous avons d&icirc;n&eacute; treize &agrave;<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
+table chez M. le Premier appariteur. &Ccedil;a m'a laiss&eacute; tout
+chose.</p>
+
+<p>&mdash;Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je
+voir M. du Plessis-Praslin?</p>
+
+<p>&mdash;Lequel? ils sont quatre.</p>
+
+<p>&mdash;Le ma&icirc;tre des requ&ecirc;tes.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont deux.</p>
+
+<p>&mdash;Le baron.</p>
+
+<p>&mdash;Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour
+monter &agrave; la seconde &laquo;attente&raquo; de Mme la duchesse de
+Grammont, et de l&agrave; &agrave; &ecirc;tre ambassadeur il n'y a qu'un
+saut de puce.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et &agrave;
+pieds joints... Mais qui tient l'emploi de M. le baron?</p>
+
+<p>&mdash;Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les
+allumettes, quand on a de l'&eacute;conomie. M. le vicomte de
+Choiseul Romanet, dont le p&egrave;re est &agrave; la Bastille, tient le
+guichet, et M. le marquis de la Beaume &laquo;amuse&raquo; &agrave; la
+grande antichambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je
+lui parle sur l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une affaire d'&Eacute;tat? demanda l'huissier.</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout &agrave; fait; c'est quelque chose dont M. le duc
+doit &ecirc;tre instruit sans tarder.</p>
+
+<p>L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet,
+qu'il avait fort beau, sur son genou.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de
+laisser M. le duc tranquille; il est encore avec le Moscovite.</p>
+
+<p>&mdash;Quel Moscovite?</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et
+qui est revenu cet automne &acirc;g&eacute; tout au plus de vingt-cinq
+printemps. Je donnerais dix pistoles pour savoir au juste
+si c'est lui-m&ecirc;me ou son petit-fils.<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span></p>
+
+<p>Marais avait pris tout &agrave; coup un air grave. Dans les
+yeux un peu na&iuml;fs de l'huissier, esprit fort, une curiosit&eacute;
+d'enfant s'alluma.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me r&eacute;pondez pas?... murmura-t-il.</p>
+
+<p>Marais garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez ordre de vous taire, h&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Le moins qu'on parle de cette affaire-l&agrave;, pronon&ccedil;a
+l'inspecteur &agrave; voix basse, le mieux c'est.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc vrai que M. de Charolais est m&ecirc;l&eacute; l&agrave;-dedans?
+Un prince du sang!... Qui ne dit mot, dit oui,
+vous savez?... Et l'histoire de la moelle toute chaude des
+trois pauvres petits gar&ccedil;ons de la rue Sainte-Avoye qui
+servit &agrave; faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les bains
+rouges o&ugrave; l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le
+d&eacute;mon Rohault de F&eacute;camp qui avait une cornette de
+femme?</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! s'&eacute;cria l'huissier qui n'aimait pas la
+superstition, je me doutais bien que vous saviez tout! On
+&eacute;touffe ces histoires-l&agrave; du mieux qu'on peut, et c'est fait
+sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le vulgaire:
+mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; gr&acirc;ce
+&agrave; Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la
+ni&egrave;ce propre du valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain,
+qui avait deux ombres, la nuit, au clair de la
+lune, c'est bien connu, et la seconde avec une queue. On
+ne croit pas aux <i>oremus</i> et aux possessions parce que &ccedil;a
+n'a pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais
+quant &agrave; nier qu'il y a de dr&ocirc;les de choses, pourquoi?
+Quand M. de Bernis fut d&eacute;got&eacute;, sa sali&egrave;re avait &eacute;t&eacute; renvers&eacute;e.
+J'en puis parler: c'est moi qui la relevai... et
+quand Houdaille de la petite entr&eacute;e se noya dans la pi&egrave;ce<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
+d'eau des Suisses, il avait &eacute;coqu&eacute; son &#339;uf par le mauvais
+bout... D'o&ugrave; &ccedil;a vient? cherche! mais &ccedil;a est, aussi s&ucirc;r qu'il
+vaut mieux perdre ses arrhes au coche que d'y monter
+avec un pr&ecirc;tre... Et si vous voulez me conter par le menu,
+Marais, mon ami, ce que le d&eacute;mon Rohault dit &agrave;
+Sa Majest&eacute; dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit
+venir, pour purger Mme de Pompadour de tout l'&acirc;ge
+qu'elle a de trop et la remettre battant neuve &agrave; 18 ans, au
+moyen de cette p&acirc;te qu'ils font avec la moelle des innocents,
+je vais vous mener &agrave; M. de la Beaume et m&ecirc;me &agrave;
+M. le duc, malgr&eacute; les consignes, et jusque chez Mme de
+Grammont, &agrave; votre volont&eacute;, co&ucirc;te que co&ucirc;te!</p>
+
+<p>La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus
+grave.</p>
+
+<p>&mdash;M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec myst&egrave;re,
+je n'aime pas parler de ces choses-l&agrave;. Je ne crois pas en
+Dieu beaucoup plus que vous, puisque le bon sens s'y
+oppose; on finira par mettre en prison les superstitieux qui
+disent leurs paten&ocirc;tres; mais avez-vous ou&iuml; mention de
+l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derri&egrave;re
+les Petits-P&egrave;res et qui conna&icirc;t le mot &agrave; dire pour
+faire sortir le serpent-mouche, cach&eacute; dans le pied des
+goutteux? Elle a nom Margonne et a &eacute;pous&eacute; le caporal
+aux gardes qui se change en ch&egrave;vre, la nuit, devers les
+carri&egrave;res de Bic&ecirc;tre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac
+avec quoi une fille &eacute;pouse qui elle veut, t&eacute;moin
+la ni&egrave;ce bossue du gardien-jur&eacute; des b&ecirc;tes au jardin du
+roi qui est devenue ainsi la femme d'un ma&icirc;tre des
+comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est n&eacute; avec
+du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous
+envoyer avec des chiens &agrave; Bic&ecirc;tre pour chasser cette fausse
+ch&egrave;vre qui porte son uniforme de garde-fran&ccedil;aise en
+paquet sangl&eacute; sous le ventre par une courroie, il eut une<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
+b&ecirc;te &agrave; mille pieds qui lui entra dans le nez et faillit le
+rendre enrag&eacute;. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec
+soin au public parce que vous &ecirc;tes un homme &eacute;clair&eacute;,
+M. Chenu, ennemi de la superstition...</p>
+
+<p>&mdash;Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette ch&egrave;vre
+parle?</p>
+
+<p>&mdash;Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse.
+Quant au d&eacute;mon Rohault, il est femme...</p>
+
+<p>&mdash;Femme! r&eacute;p&eacute;ta Chenu, qui buvait ces fariboles avec
+une gloutonne avidit&eacute;: jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Non; elle est borgnesse d'un &#339;il par un coup de
+bouteille que lui donna M. Cartouche, son parrain...</p>
+
+<p>&mdash;Le vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la
+met pas jeune, puisque cet homme c&eacute;l&egrave;bre fut rou&eacute; en
+Gr&egrave;ve voici plus de quarante ans. Aussi Sa Majest&eacute;, d&egrave;s
+que la borgnesse parut, tomba roide en p&acirc;moison. Elle lui
+mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi
+&eacute;ternua trois fois, en disant: &laquo;Dieu me b&eacute;nisse!&raquo; Puis
+il ajouta, ayant repris sa belle humeur: &laquo;Voyons,
+Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton prix;
+combien demandes-tu d'argent et combien d'ann&eacute;es
+peux-tu enlever d'un coup &agrave; Mme la marquise?&raquo; La borgnesse
+r&eacute;pondit...</p>
+
+<p>Mais ici M. Marais s'arr&ecirc;ta brusquement. La porte donnant
+au dehors &eacute;tait rest&eacute;e ouverte apr&egrave;s la retraite de
+Godeheu, et l'inspecteur, qui n'avait pas cess&eacute; de garder
+l'&#339;il au guet, vit notre chevalier Nicolas un peu essouffl&eacute;,
+qui traversait la cour en toute h&acirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! f&icirc;t M. Chenu, l'huissier philosophe: apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe?
+demanda Marais, au lieu de r&eacute;pondre. C'est un parent
+de M. le duc.<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span></p>
+
+<p>Chenu jeta vers la porte un regard superbement indiff&eacute;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Cela? r&eacute;pliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de
+terre: mais nous ne nous embarrassons de savoir leurs
+noms que le lendemain de leur entr&eacute;e en place... Vous en
+&eacute;tiez &agrave; ce que le d&eacute;mon Rohault, qui est borgnesse, r&eacute;pondit
+au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je parle &agrave; M. de la Beaume avant ce jeune
+homme, dit Marais p&eacute;remptoirement...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?...
+Ne craignez donc rien, la porte est d&eacute;fendue!</p>
+
+<p>Le chevalier Nicolas montait les marches du grand
+perron.</p>
+
+<p>&mdash;Plus un mot, d&eacute;clara Marais, avant que j'aie vu
+M. de la Beaume!</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; un ent&ecirc;t&eacute;! s'&eacute;cria Chenu. Dites-moi au moins,
+car nous oublierions ce d&eacute;tail, si Sa Majest&eacute; savait que le
+d&eacute;mon Rohault &eacute;tait la ni&egrave;ce de Cartouche?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez tout &agrave; l'heure; mais maintenant, rien!
+Allons! debout! et gagnons l'officier de vitesse. Vous
+m'avez fait perdre d&eacute;j&agrave; dix minutes pour le moins.</p>
+
+<p>M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une r&eacute;pugnance
+manifeste.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin
+faisant, dit-il. La nature humaine a besoin de croire &agrave;
+quelque chose, c'est clair, et, puisque la raison d&eacute;fend
+d'ajouter foi &agrave; toutes les momeries de la religion chr&eacute;tienne,
+moi j'aime entendre les anecdotes o&ugrave; il y a un
+brin de surnaturel, &ccedil;a rel&egrave;ve l'&acirc;me. Il y a des faits dont
+on ne peut pas douter, n'est-ce pas? Le d&eacute;mon Rohault
+est plus connu que le loup blanc, et je suis bien aise de
+savoir qu'il est d&eacute;monne et n'a qu'un &#339;il... Quel agr&eacute;able
+&eacute;tat que le v&ocirc;tre, M. Marais! on a tout de premi&egrave;re main...<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>
+Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de
+M. de Praslin-Lorges, et le salon o&ugrave; M. de Choiseul-Cl&eacute;sia
+fait attendre les dames.</p>
+
+<p>Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche
+vers la partie centrale de l'h&ocirc;tel. Ils arriv&egrave;rent ainsi au
+grand vestibule, donnant sur le perron, un peu apr&egrave;s
+l'entr&eacute;e du chevalier Nicolas, qui se tenait debout aupr&egrave;s
+de la table &agrave; tapis vert, entour&eacute;e par la livr&eacute;e.</p>
+
+<p>Il avait &eacute;t&eacute; r&eacute;pondu &agrave; sa demande conform&eacute;ment au
+pronostic de Chenu, que M. de la Beaume ne recevait
+point ce soir. Mais, sur son insistance, un laquais avait d&ucirc;
+faire passer son nom au puissant jeune homme demi-*h&eacute;ritier
+de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait
+l'honneur d'amuser la grande antichambre.</p>
+
+<p>On attendait le retour du laquais.</p>
+
+<p>Marais et Chenu s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;s aupr&egrave;s de la porte
+lat&eacute;rale communiquant avec le corridor qu'ils venaient de
+longer.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas
+par derri&egrave;re, c'est un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit
+cousin de ma femme... Vous allez voir qu'on va lui
+r&eacute;pondre: &laquo;Revenez dans huit jours.&raquo;</p>
+
+<p>Juste &agrave; ce moment, la grande porte s'ouvrit &agrave; deux
+battants, et le laquais, debout sur le seuil, dit:</p>
+
+<p>&mdash;Audience de M. le marquis de Choiseul de la
+Beaume!</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quoi, il s'effa&ccedil;a pour laisser passer Nicolas, en
+ajoutant cette annonce &agrave; l'adresse de M. le marquis:</p>
+
+<p>&mdash;Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p>
+<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2>
+
+<h3>D'ASSAS!</h3>
+
+
+<p>Ce nom d'Assas qui nous fait battre le c&#339;ur &agrave; un si&egrave;cle
+de distance, ce nom si pur et si beau qui r&eacute;sonne au fond
+de nos &acirc;mes comme un cri de la patrie, ne produisit
+aucune esp&egrave;ce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. Chenu,
+ni sur les gens de service &eacute;talant leurs paresseuses livr&eacute;es
+autour du tapis vert. On e&ucirc;t dit &laquo;M. Nicolas&raquo; tout court,
+que l'indiff&eacute;rence de tout le monde ne f&ucirc;t pas rest&eacute;e plus
+profonde.</p>
+
+<p>Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;tonnant! on l'a re&ccedil;u tout de m&ecirc;me. Il y aura
+eu d&eacute;b&acirc;cle &agrave; la fronti&egrave;re.</p>
+
+<p>Et Marais se dit:</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais bien s&ucirc;r que ce n'&eacute;tait qu'un petit cousin.
+D'Assas... connais pas!</p>
+
+<p>Il y eut pourtant un laquais qui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme
+de province qui est venu ici hier demander Mme la duchesse
+en se trompant d'antichambre?</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle des deux duchesses?<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mme de Choiseul?</p>
+
+<p>Personne ne sut r&eacute;pondre. On n'avait point pris garde
+&agrave; cela.</p>
+
+<p>Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme
+serait-il rest&eacute; dans les m&eacute;moires? C'&eacute;tait celui d'une
+famille noble, il est vrai, de bonne noblesse m&ecirc;me, mais
+profond&eacute;ment obscure et qui vivait &agrave; deux cents lieues de
+Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La
+petite ville appel&eacute;e le Vigan mirait ses deux ou trois cents
+maisons, dont cent &eacute;taient des m&eacute;gisseries, dans la petite
+rivi&egrave;re d'Arre, &agrave; une quinzaine de lieues de N&icirc;mes, et
+n'avait jamais produit que des tanneurs.</p>
+
+<p>Il y avait un d'Assas, cinquante ans en &ccedil;&agrave;, sur la fin
+du r&egrave;gne de Louis XIV, qui avait eu maille &agrave; partir avec
+les protestants, fourmillant dans le pays, jusqu'au point
+de se faire assi&eacute;ger par les calvinistes, dans son petit manoir
+&eacute;troit et fleuronn&eacute; comme une poivri&egrave;re. Il est vrai
+qu'un autre d'Assas combattait contre ce d&eacute;termin&eacute; catholique
+dans les rangs des assi&eacute;geants, qui furent mis &agrave; la
+raison.</p>
+
+<p>L'enfance de notre &laquo;dernier chevalier&raquo; s'&eacute;tait pass&eacute;e
+dans ce petit castel. On sait qu'il &eacute;tait cadet de plusieurs
+fr&egrave;res et qu'il avait plusieurs s&#339;urs. Ce serait tout, si la
+pension de mille livres accept&eacute;e avec reconnaissance par
+sa famille de longues ann&eacute;es apr&egrave;s sa mort, ne donnait
+&agrave; penser que c'&eacute;tait une maison tr&egrave;s pauvre.</p>
+
+<p>Sur les fr&egrave;res et les s&#339;urs on ne poss&egrave;de absolument
+aucun d&eacute;tail pr&eacute;sentant quelque apparence d'authenticit&eacute;.
+Quant &agrave; Nicolas lui-m&ecirc;me, apr&egrave;s avoir pass&eacute; un
+temps tr&egrave;s court &agrave; l'Acad&eacute;mie de N&icirc;mes, il entra par la
+porte la plus humble dans la carri&egrave;re des armes.</p>
+
+<p>Il semble que sa destin&eacute;e fut de croiser la route o&ugrave;
+marchent et tombent les martyrs de cette ardente et belle<span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
+ambition qui combat non pas pour soi-m&ecirc;me, mais pour
+la grandeur de la patrie. Des relations de famille et aussi
+de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-V&eacute;ran,
+h&ocirc;tes du ch&acirc;teau de Candiac, pr&egrave;s de N&icirc;mes, qui fut le
+berceau de cet admirable soldat, le marquis de Montcalm,
+dont il a &eacute;t&eacute; parl&eacute; d&eacute;j&agrave; dans ces pages &agrave; propos de
+l'effront&eacute; laisser-aller que M. le duc de Choiseul mit &agrave;
+abandonner les Fran&ccedil;ais du Canada.</p>
+
+<p>Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la
+plus profonde peut-&ecirc;tre parmi toutes celles que l'histoire
+amoncelle sur la m&eacute;moire du &laquo;grand ministre.&raquo; Nous
+l'effleurons seulement pour constater que notre Nicolas
+d'Assas, cornette au r&eacute;giment d'Auvergne, dut faire
+partie, en qualit&eacute; de capitaine, du contingent r&eacute;gulier que
+M. de Bernis envoyait au secours de nos fr&egrave;res canadiens.</p>
+
+<p>Il avait &eacute;t&eacute; d&eacute;sign&eacute; par Montcalm lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance,
+l'av&egrave;nement de M. de Choiseul coupa court &agrave;
+ces envois de troupes qui d&eacute;plaisaient si fort &agrave; l'Angleterre.</p>
+
+<p>C'est ici que nous sommes bien forc&eacute;s de laisser voir la
+p&eacute;nurie de nos renseignements personnels. Mon camarade
+et ami Henri de la B... disait que d'Assas avait m&eacute;rit&eacute;
+l'amiti&eacute; de M. le mar&eacute;chal de Broglie et qu'il s'&eacute;tait distingu&eacute;
+en toutes rencontres, principalement dans la campagne
+de Hanovre, commenc&eacute;e par M. d'Estr&eacute;es, termin&eacute;e
+par M. de Richelieu et dans laquelle ce fameux duc de
+Cumberland que les &Eacute;cossais appelaient &laquo;la hache protestante&raquo;
+et &laquo;le boucher des Stuarts&raquo; fut si vertement
+humili&eacute;. D'Assas fut bless&eacute; l'ann&eacute;e suivante au d&eacute;sastre
+de Rosbach. Dans mes souvenirs si lointains d'&eacute;colier,
+je ne d&eacute;m&ecirc;le qu'un seul fait ayant physionomie d'anecdote,
+et encore n'est-ce point un fait de guerre.<span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span></p>
+
+<p>Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour
+cette blessure ou une autre, dans la ville d'Arras, lors de
+l'av&egrave;nement de M. de Choiseul, quand arriva le r&eacute;giment
+de Gu&eacute;men&eacute;e, qu'on appelait aussi le <i>Contingent canadien</i>
+et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier
+coup sa lamentable politique, avait contremand&eacute; l'embarquement
+sur les deux vaisseaux de l'&Eacute;tat le <i>Champlain</i>
+et le <i>Tonnant</i>. Les canonniers de la Fert&eacute;, qui se reformaient
+&agrave; Arras et occupaient les deux casernes, donn&egrave;rent
+une f&ecirc;te au r&eacute;giment de Gu&eacute;men&eacute;e, compos&eacute; en majeure
+partie de recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit
+de Bruc, avait la t&ecirc;te un peu hors du bonnet.</p>
+
+<p>Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient
+pas une tr&egrave;s grande v&eacute;n&eacute;ration pour M. de Choiseul, qui
+venait de d&eacute;capiter leur aventure. Pendant que les officiers
+festoyaient, les soldats avaient &agrave; discr&eacute;tion cette
+bonne bi&egrave;re aigre du Nord, qui finit par monter au cerveau
+comme le vin quand elle ne donne pas la colique.
+&Agrave; force de boire ce faro fran&ccedil;ais, froid et lourd, les cerveaux,
+je ne sais comment, s'&eacute;chauff&egrave;rent, et voil&agrave; que
+nos bas Bretons confectionnent un mannequin, l'habillent
+du pourpoint &agrave; brandebourgs affectionn&eacute; par le ministre,
+et le prom&egrave;nent par les rues avec un &eacute;tendard portant
+cette inscription: &laquo;&agrave; M. de Choiseul-Stainville,
+homme de confiance des Autrichiens, des Anglais, voire
+des Prussiens.&raquo;</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis,
+disgraci&eacute; pour avoir voulu la paix, et n'aimait pas son
+successeur, qui devait si mal faire la guerre. Les bonnes
+gens du peuple se joignirent aux soldats, les canonniers
+s'en m&ecirc;l&egrave;rent. Il y eut &eacute;meute bel et bien. Nicolas, qui se
+promenait le bras droit en &eacute;charpe, le bras gauche
+appuy&eacute; sur sa canne, rencontra le tumulte et voulut y<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
+mettre ordre. On se moqua de lui parce qu'il &eacute;tait tout
+bl&ecirc;me et qu'il marchait courb&eacute; en deux.</p>
+
+<p>&mdash;Tron d&eacute; l'a&euml;r, disait ici mon camarade Henri, les
+<i>pigeons</i> du Vigan roucoulent, si les bas Bretons baragouinent!
+Mon oncleu Nicolasse repiqua tout raideu
+comme un m&acirc;t de cocagneu! Et tron de l'a&euml;r! et bagasseu
+de Marseilleu! le voil&agrave; mont&eacute; sur uneu borneu, palabrant
+comme deux douzaineu de ceusseu qui pr&ecirc;cheu! mo'n
+bo'n, asse pas peur! il leur dit: &laquo;Vous &ecirc;teu des pouleu!
+vous &ecirc;tes des &acirc;neu! Le premier qui bougeu, le premier qui
+souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! Derri&egrave;reu
+le ministreu, tas de b&ecirc;teu, il y a lou r&eacute;, et derri&egrave;reu
+lou r&eacute;, il y a la Franceu!&raquo;</p>
+
+<p>Et, &ocirc;tant tout &agrave; coup son bras bless&eacute; hors de son
+&eacute;charpe, il d&eacute;ga&icirc;na, brandit son &eacute;p&eacute;e et cria sans plus
+patoiser:</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous,
+dites comme moi, si vous &ecirc;tes Fran&ccedil;ais: &laquo;Vive le roi!
+vive la France!&raquo;</p>
+
+<p>On le porta en triomphe, et l'&eacute;meute d'Arras fut finie.</p>
+
+<p>Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premi&egrave;res
+amours, des uniques amours, peut-on dire, du
+chevalier d'Assas. Il connaissait le Clo&icirc;tre pour avoir
+accompli, en famille, dans son enfance, un p&eacute;lerinage au
+lieu, tout voisin du Clo&icirc;tre, o&ugrave; le h&eacute;ros fut frapp&eacute;. Il &eacute;tait
+po&egrave;te, et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture
+dont je d&eacute;sesp&egrave;re absolument de retrouver le charme
+vague. Quand je regarde en arri&egrave;re, je vois dans le lointain
+de ses paroles un grand &eacute;tang. C'est ce qui ressort
+le mieux, parce que, sur les bords de cet &eacute;tang, dans une
+vall&eacute;e bord&eacute;e d'aunes et qui menait au bois de bouleau,
+grimpant la pente de la petite colline, Jeanne de Vandes<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>
+et le chevalier se rencontr&egrave;rent, seul &agrave; seule, pour la premi&egrave;re
+fois.</p>
+
+<p>Jeanne avait d&eacute;j&agrave; l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle
+f&ucirc;t encore bien enfant. Elle revenait de visiter
+ses pauvres et tenait &agrave; la main le panier qui avait contenu
+le pot de soupe et la fiole de vin de France, destin&eacute;s &agrave; la
+veuve d'un nomm&eacute; Fritz Klein, b&ucirc;cheron allemand. Cette
+pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq
+petits enfants affam&eacute;s. Jeanne nourrissait tout ce monde-l&agrave;
+sur sa propre bourse, qui n'&eacute;tait pas lourde; elle apprenait,
+en outre, aux a&icirc;n&eacute;s &agrave; lire et &agrave; &eacute;crire, tout en racommodant
+leurs v&ecirc;tements, car la m&egrave;re ne pouvait plus coudre.</p>
+
+<p>L'all&eacute;e d'aunes suivait le contour de l'&eacute;tang jusqu'&agrave;
+un moulin, b&acirc;ti sur de longs pilotis qui ressemblaient &agrave;
+des &eacute;chasses. Il &eacute;tait gris avec des murs inclin&eacute;s en dedans,
+comme ceux des redoutes, et sa toiture de planchettes
+peintes en rouge se voyait de tr&egrave;s loin. Sa roue &agrave; palettes
+&eacute;normes &eacute;tait mise en mouvement par le filet d'eau qui
+alimentait l'&eacute;tang et qui heureusement tombait de haut.</p>
+
+<p>Le moulin &eacute;tait une &icirc;le qui communiquait avec la rive
+par un pont tremblant, lequel aboutissait &agrave; un sentier
+perdu dans les saules et au bout duquel &eacute;tait le Clo&icirc;tre.
+Mais c'&eacute;tait loin et haut. Il fallait passer un petit vallon
+plus bas que l'&eacute;tang, o&ugrave; les oiseaux d'eau pullulaient
+l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps
+comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un coin de basse-cour; mais ils
+&eacute;taient difficiles &agrave; approcher, parce que les roseaux de la
+Passion, avec leurs longs boudins de velours, croissaient
+dans la boue et que cette boue n'avait point de fond. Des
+hommes s'y &eacute;taient noy&eacute;s.</p>
+
+<p>Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes
+de roches, dont trois pendaient comme des b&ecirc;tes fauves<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>
+accoud&eacute;es &agrave; leur agreste balcon et regardant attentivement
+les gens qui passaient.</p>
+
+<p>Puis elle d&eacute;bouchait, la route, sur un champ de choux
+violets, bomb&eacute; en dos d'&acirc;ne et redescendant d'un c&ocirc;t&eacute;
+vers l'&eacute;tang, pendant que l'autre gravissait la colline, au
+sommet de laquelle &eacute;taient trois b&acirc;timents: deux vieux
+et un tout neuf.</p>
+
+<p>Le neuf &eacute;tait au milieu: une maison blanche, coiff&eacute;e
+par derri&egrave;re de panaches touffus appartenant &agrave; un magnifique
+bouquet de ch&ecirc;nes.</p>
+
+<p>&Agrave; droite, la maison qu'on appelait proprement le Clo&icirc;tre,
+montrait, en effet, une perspective d'arcades d&eacute;sempar&eacute;es;
+&agrave; gauche, le &laquo;Prieur&eacute;&raquo; moins ruin&eacute;, s'adossait &agrave;
+un pan de muraille isol&eacute; qui gardait &agrave; son centre une
+longue fen&ecirc;tre d'&eacute;glise, dont les nervures tr&eacute;fl&eacute;es n'avaient
+pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que
+les vitraux.</p>
+
+<p>Le cur&eacute; de Sainte-Gudule de Wezel, qui &eacute;tait un amateur
+d'anciennes choses, disait que cette fen&ecirc;tre datait du
+XIV<sup>e</sup> si&egrave;cle. Les Anglais du corps de Cumberland &eacute;taient
+venus en foule voir un ch&ecirc;ne fort &eacute;tonnant, qui &eacute;tait
+plant&eacute; en dedans de la muraille, du c&ocirc;t&eacute; du Prieur&eacute;, et
+dont la tige avait pass&eacute; par la fen&ecirc;tre, au temps de sa jeunesse,
+pour trouver le grand air: de sorte que sa couronne
+g&eacute;ante musait maintenant, hors de l'ogive, avec
+vue sur l'&eacute;tang et la campagne.</p>
+
+<p>Ce ch&ecirc;ne avait bien deux si&egrave;cles. La cime redress&eacute;e
+ombrageait le mur. Les Anglais avaient nettoy&eacute; des carr&eacute;s
+sur son &eacute;corce pour y inscrire leurs noms avec le lieu de
+leur naissance, et Henri avait encore pu retrouver des
+t&eacute;moignages lisibles de cette manie britannique, entre
+autres une inscription profond&eacute;ment trac&eacute;e au feu et
+disant: 1756, 17th, <i>January, W. Jones, Devon, pr. to
+Fanny Bell.&mdash;Died</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p>
+
+<p>Ce mot <i>Died</i> &eacute;tait d'une autre main que le corps de la
+l&eacute;gende, et Henri de la B... traduisait le tout ainsi: &laquo;7 janvier
+1756, W. Jones, du comt&eacute; de Devon, promis &agrave; Fanny
+Bell&raquo;: ceci trac&eacute; par Jones lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Et il pensait que le dernier mot <i>Died</i>, &laquo;mort&raquo; avait
+&eacute;t&eacute; ajout&eacute; apr&egrave;s coup par un camarade, quand le pauvre
+Jones fut couch&eacute; sous la terre de quelque champ d'escarmouche
+inconnu...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait dans la maison blanche que demeurait Joseph
+Dupleix avec sa famille, et ce fut l&agrave; que vint le chevalier
+Nicolas, envoy&eacute; par un colonel, M. de Soleyrac, pour servir
+b&eacute;n&eacute;volement de secr&eacute;taire au h&eacute;ros de l'Inde. Le chevalier
+&eacute;tait tr&egrave;s doux, comme tous les hommes tr&egrave;s braves.
+Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais
+son c&#339;ur &eacute;tait vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile &agrave;
+enflammer, il s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix
+lui-m&ecirc;me, qui &eacute;tait aussi un homme du Midi, et surtout
+pour cette reine d&eacute;chue, &laquo;la d&eacute;esse Jeanne&raquo;, dont la
+beaut&eacute; avait affol&eacute; cent millions d'&acirc;mes dans la patrie
+des diamants et des parfums. Elle &eacute;tait belle encore, admirablement
+&eacute;loquente, et supportait son malheur avec une
+r&eacute;signation souveraine.</p>
+
+<p>Plus belle &eacute;tait cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix
+appelait Jeannette et que l'immensit&eacute; de la mer s&eacute;parait
+du g&eacute;n&eacute;reux soldat &agrave; qui elle avait donn&eacute; sa main et
+son c&#339;ur, en un temps o&ugrave; l'avenir avait pour tous ceux
+qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses promesses.
+Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au
+dehors du deuil qu'elle portait dans son &acirc;me; mais le
+chevalier avait surpris parfois les larmes qui lentement
+coulaient sur la p&acirc;leur de sa joue, quand elle se croyait
+&agrave; l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.</p>
+
+<p>On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes,<span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>
+fut la derni&egrave;re vers qui s'&eacute;lan&ccedil;a le c&#339;ur du chevalier: il
+l'avait vue petite fille; mais quand il l'aima, ce fut un
+grand amour.</p>
+
+<p>Je vous l'ai dit, il s'aper&ccedil;ut de cela dans l'all&eacute;e d'aunes
+qui suivait le bord de l'&eacute;tang au del&agrave; du moulin, haut
+sur jambes et les pieds dans l'eau comme un h&eacute;ron.</p>
+
+<p>Jeanneton, ce matin-l&agrave;, revenait donc du logis de la
+pauvre veuve avec son panier au bras, et si vous saviez
+comme elle &eacute;tait jolie! Elle avait une robe de toile bise qui
+dessinait chastement les gr&acirc;ces de son buste, en laissant
+voir, relev&eacute;e qu'elle &eacute;tait pour la marche, l'attache ronde
+et fine de ses pieds de f&eacute;e. Autour de son sourire (car elle
+&eacute;tait encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses
+cheveux bruns &agrave; reflets fauves, pleins de soleil et jouant
+avec le vent, flottaient sous son chapeau de paille, o&ugrave;
+les orphelins du b&ucirc;cheron d&eacute;c&eacute;d&eacute; avaient attach&eacute; &agrave; son
+insu une guirlandette d'an&eacute;mones des bois, de celles qu'on
+appelle silvies, et de ces douces fleurs des pr&eacute;s mouill&eacute;s,
+les &laquo;ne m'oubliez pas&raquo;, qui sont du m&ecirc;me bleu que le
+ciel.</p>
+
+<p>Nicolas venait du Clo&icirc;tre; il l'aper&ccedil;ut au coude du sentier,
+dans un rayon de jour qui passait &agrave; travers les aunes,
+&eacute;pais comme une charmille, mais o&ugrave; le meunier avait
+taill&eacute; une fen&ecirc;tre pour jeter sa ligne &agrave; brochets.</p>
+
+<p>Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid,
+et son c&#339;ur lui fit mal.</p>
+
+<p>Ne vous attendez pas &agrave; une histoire: Nicolas fut tout
+bonnement &eacute;tonn&eacute;, j'allais dire irrit&eacute;, de ce frisson que
+ses veines ne connaissaient pas. Il voulut tourner sur la
+droite et gagner les bouleaux qui montaient dans la
+bruy&egrave;re parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela
+et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p>
+
+<p>C'&eacute;tait le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas
+garda le silence gauchement, car il avait honte, un peu,
+de ne point conna&icirc;tre celle dont lui parlait Jeanneton.</p>
+
+<p>Et surtout, ne vous f&acirc;chez pas si je me r&eacute;p&egrave;te, elle &eacute;tait
+jolie, jolie comme ce premier r&ecirc;ve qui passe, plus rapide
+que l'&eacute;clair, dans son nimbe de neige, et qu'on appelle
+ensuite, et qui ne revient plus. Nicolas &eacute;prouvait de la
+col&egrave;re &agrave; sentir ses yeux se mouiller.</p>
+
+<p>&mdash;Les capitaines, demanda tout &agrave; coup Jeanneton,
+gagnent-ils beaucoup d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit Nicolas, pas beaucoup.</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; chercher d'autres paroles, et n'en trouva
+point. Il ne se souvenait point d'avoir &eacute;t&eacute; jamais dans un
+embarras si cruel.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus
+de robe, et Fritzau marche sans souliers.</p>
+
+<p>Nicolas s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien donner une robe &agrave; la petite Greete et
+des souliers &agrave; Fritzau!</p>
+
+<p>Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher &agrave; peine: une
+belle main d'enfant, trop rose, o&ugrave; le r&eacute;seau des veines
+&eacute;tait presque aussi bleu que les &laquo;ne m'oubliez pas&raquo;.</p>
+
+<p>Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!</p>
+
+<p>&mdash;Tenez mon panier, reprit-elle.</p>
+
+<p>Et la voil&agrave; partie, lui laissant entre les mains sa corbeille
+de ch&egrave;vrefeuille noir, qui &eacute;tait grande parce qu'elle
+portait &agrave; manger chaque jour pour toute la famille.</p>
+
+<p>Il y avait au revers de la pente un &eacute;glantier rouge, o&ugrave;
+brillait la derni&egrave;re rose. Jeanneton la cueillit, et aussit&ocirc;t
+son rire d'or &eacute;clata pendant qu'elle disait:</p>
+
+<p>&mdash;La m&eacute;chante! elle m'a piqu&eacute;e!</p>
+
+<p>Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait
+comment tenir le panier.<span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voil&agrave; pour la
+robe de Greete et pour les souliers de mon Fritzau.</p>
+
+<p>Il prit la rose et baisa le bout des doigts, o&ugrave; il y avait
+une perle de corail.</p>
+
+<p>&mdash;Mon sang vous est rest&eacute; aux l&egrave;vres, murmura Mlle de
+Vandes, qui p&acirc;lit l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>Et ils march&egrave;rent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te vers le moulin qui tournait
+en jetant &agrave; intervalles &eacute;gaux ses deux notes m&eacute;lancoliques.
+Ils ne disaient plus rien.</p>
+
+<p>Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir
+sa compagne; mais d'un saut de biche, elle gagna
+l'autre bord.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parl&eacute; de vous,
+ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;De moi? fit Nicolas, qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;La pauvre Lisela.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'elle me conna&icirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout... mais je lui racontais que vous &eacute;tiez si
+bon pour mon p&egrave;re!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour
+quitter cette terre voient les choses de l'avenir?</p>
+
+<p>&mdash;On dit cela, r&eacute;pliqua le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne
+s'en aille en laissant tous les pauvres petits abandonn&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! r&eacute;pliqua Jeanneton apr&egrave;s avoir h&eacute;sit&eacute; l'espace
+d'une demi-seconde, elle me disait que nous &eacute;tions
+destin&eacute;s &agrave; mourir jeunes, moi et vous...</p>
+
+<p>La cloche du d&eacute;jeuner sonnait au Clo&icirc;tre. Ils rentr&egrave;rent.
+Quelques mois apr&egrave;s, Nicolas &eacute;crivait une belle lettre au
+Vigan. La lettre annon&ccedil;ait &agrave; son p&egrave;re et &agrave; sa m&egrave;re (les
+meilleures gens du monde) que le r&eacute;giment d'Auvergne
+&eacute;tait toujours cantonn&eacute; au pays de Gueldre.<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p>
+
+<p>Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas
+alors comme aujourd'hui. Les g&eacute;n&eacute;raux prenaient leur
+temps et buvaient la victoire ou la d&eacute;faite &agrave; petites gorg&eacute;es.
+On se t&acirc;tait le long des fronti&egrave;res. L'id&eacute;e d'aller &agrave;
+Berlin ne serait venue &agrave; aucun g&eacute;n&eacute;ral fran&ccedil;ais, et le grand
+Fr&eacute;d&eacute;ric lui-m&ecirc;me aurait pass&eacute; pour fou &agrave; ses propres
+yeux si la pens&eacute;e de prendre Paris lui e&ucirc;t travers&eacute; la cervelle.</p>
+
+<p>La lettre de Nicolas ne contenait aucun r&eacute;cit de bataille
+en Europe; mais elle &eacute;tait toute bourr&eacute;e de hauts faits
+indiens, et racontait l'&eacute;pop&eacute;e de Dupleix que Nicolas avait
+toute fra&icirc;che dans sa m&eacute;moire, puisqu'il venait de l'&eacute;crire
+sous la dict&eacute;e de l'ancien gouverneur. Nicolas ajoutait
+qu'il avait le bonheur d'&ecirc;tre admis famili&egrave;rement dans
+la retraite du plus grand homme de ce si&egrave;cle, et par une
+transition plus ou moins habile, arrivant &agrave; Mlle de Vandes,
+il demandait &agrave; son p&egrave;re et &agrave; sa m&egrave;re l'autorisation de solliciter
+sa main. La lettre se terminait ainsi:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'&ecirc;tre accueilli, car
+je mesure la distance qui me s&eacute;pare du conqu&eacute;rant de
+l'Inde. Mais Mlle de Vandes a daign&eacute; me permettre la
+d&eacute;marche que je tente, et le bonheur de ma vie est attach&eacute;
+&agrave; cette union.&raquo;</p>
+
+<p>Courrier par courrier, c'est-&agrave;-dire au bout de deux mois,
+le chevalier re&ccedil;ut la r&eacute;ponse de sa famille, qui lui faisait
+savoir qu'elle &eacute;tait en bonne sant&eacute; et t&eacute;moignait l'esp&eacute;rance
+que &laquo;la pr&eacute;sente&raquo; le trouv&acirc;t de m&ecirc;me. L'ann&eacute;e
+n'avait pas &eacute;t&eacute; bonne pour les m&ucirc;riers, et les vers &agrave; soie
+avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-r&eacute;colte de
+vin et chute d'une chemin&eacute;e du vieux manoir, qui avait
+tu&eacute;, en tombant, le chat de la tante Olive. Fargeau, le
+valet des chiens, &eacute;tait mort de vieillesse, et l'on parlait
+du mariage de la deuxi&egrave;me fille de Peyroux, le fermier;<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>
+mais quant &agrave; &eacute;couter les sottises et impertinences que lui,
+Nicolas, disait du Gange et de Pondich&eacute;ry, du Pendj&acirc;b,
+de Visapour, des Cipayes et de la ni&egrave;ce de cet aventurier,
+Joseph Dupleix, marquis pour rire, banqueroutier, etc.,
+etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer cela de
+ses papiers.</p>
+
+<p>On n'allait pas, au Vigan, jusqu'&agrave; contester l'existence
+m&ecirc;me de l'Inde, puisqu'il en &eacute;tait question dans les histoires
+de l'antiquit&eacute;; mais on savait parfaitement &agrave; quoi
+s'en tenir sur toutes les tromperies, menteries et faridondaines
+des marchands et des voyageurs. Jamais personne
+au monde n'avait ou&iuml; parler de ce Bussy-Castelnau que
+Nicolas comparait &agrave; Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser
+&agrave; des b&eacute;jaunes? Il lui &eacute;tait enjoint, sous peine de mal&eacute;diction,
+de rompre toutes relations avec ce nid d'intrigants,
+de laisser sa demoiselle Jeanneton pour ce qu'elle
+&eacute;tait et de songer qu'il y avait l&agrave;-bas au pays, une &laquo;pigeonne&raquo;
+bien mignonne, sa cousine Amillou, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;
+un peu bossue, mais qui n'avait jamais couru le Bengale
+et qui l'attendait au pays.</p>
+
+<p>La lettre se terminait par des espoirs myst&eacute;rieusement
+exprim&eacute;s, relatifs &agrave; l'av&egrave;nement de M. Choiseul-Stainville,
+&agrave; qui la m&egrave;re tenait un peu par le Croizat de Caraman.
+Le p&egrave;re comptait entreprendre un voyage de Paris
+pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. &laquo;Ce
+n'est pas, &eacute;tait-il dit, au moment o&ugrave; tu vas peut-&ecirc;tre
+monter colonel, que tu as &agrave; t'embobiner dans une maison
+ruin&eacute;e, qui est en proc&egrave;s avec ses associ&eacute;s et dont le chef
+a &eacute;t&eacute; savonn&eacute; marquis depuis dix ans, tout au plus. Reste
+tranquille, et ne nous parle jamais de pareille m&eacute;salliance.&raquo;</p>
+
+<p>Nous avons pu voir que, de son c&ocirc;t&eacute;, Joseph Dupleix,
+peut-&ecirc;tre avec plus de raison, n'&eacute;tait pas un partisan tr&egrave;s<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>
+chaud de l'union de sa ni&egrave;ce avec le chevalier d'Assas. Les
+choses rest&egrave;rent ainsi. Nicolas et Jeanneton s'aimaient et
+ne se le disaient point. &Agrave; quoi bon? Ils avaient tous les
+deux le c&#339;ur grand et fid&egrave;le.</p>
+
+<p>Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris,
+un jour, d'esp&eacute;rances ambitieuses. Il partit du Clo&icirc;tre
+comme on s'enfuit, avec un vieux valet indien qu'il avait,
+et les trois femmes d&eacute;vou&eacute;es &agrave; son malheur attendirent
+en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il n'e&ucirc;t
+plus pour pr&eacute;texte son m&eacute;tier de secr&eacute;taire honoraire,
+n'avait point discontinu&eacute; ses visites. Il &eacute;tait, &agrave; vrai dire,
+la seule consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux
+semaines, un soir, Mlle de Vandes lui dit tout haut devant
+sa tante et sa cousine:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous avions un ami &agrave; qui il f&ucirc;t possible de faire
+le voyage de Paris, nous serions d&eacute;livr&eacute;es de nos inqui&eacute;tudes.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave; m&ecirc;me Nicolas demanda un cong&eacute; &agrave; M. de
+Soleyrac, et le lendemain, il partit.</p>
+
+<p>Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'&agrave;
+trois semaines de distance, plusieurs lettres importantes
+ayant &eacute;t&eacute; re&ccedil;ues au Clo&icirc;tre, Jeanneton, seule valide entre
+les deux autres Jeannes malades, s'&eacute;tait mise en route &agrave;
+son tour, sous la garde d'une servante de confiance.</p>
+
+<p>Nous avons vu son arriv&eacute;e &agrave; l'h&ocirc;tellerie des Trois Marchands,
+nous connaissons le contenu des d&eacute;p&ecirc;ches qu'elle
+apportait; nous savons enfin qu'en pr&eacute;sence de la catastrophe
+amen&eacute;e par ces d&eacute;sastreuses nouvelles Nicolas,
+prenant son courage &agrave; poign&eacute;e, s'&eacute;tait d&eacute;termin&eacute; &agrave; risquer
+une visite &agrave; son illustre alli&eacute; le ministre.</p>
+
+<p>Il nous reste &agrave; dire qu'aussit&ocirc;t apr&egrave;s son entr&eacute;e dans la
+grande antichambre o&ugrave; son ancien camarade des dragons
+d'Aubign&eacute; avait eu la condescendance de le faire admet<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>tre,
+&agrave; la profonde surprise de l'huissier Chenu et de toute
+la livr&eacute;e, l'inspecteur Marais, au lieu d'achever l'histoire
+du d&eacute;mon Rohault, de F&eacute;camp, qui &eacute;tait femme, et
+d'&eacute;clairer enfin la question de savoir ce que cette ni&egrave;ce
+de Cartouche dit &agrave; Sa Majest&eacute; dans la for&ecirc;t de Fontainebleau,
+se rejeta vivement en arri&egrave;re et rentra dans le corridor,
+entra&icirc;nant l'huissier avec lui d'autorit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Nous en &eacute;tions, commen&ccedil;a celui-ci, &agrave; reconna&icirc;tre
+qu'il y a superstition et superstition. Moi, je pr&eacute;tends
+qu'une fourchette crois&eacute;e sur un couteau de table...</p>
+
+<p>Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne me faites pas p&eacute;n&eacute;trer &agrave; l'instant m&ecirc;me
+aupr&egrave;s de Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous
+laisse la responsabilit&eacute; enti&egrave;re de ce qui en peut r&eacute;sulter.
+Voyez si vous voulez perdre votre place!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span></p>
+<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2>
+
+<h3>BOUCHE EN C&#338;UR</h3>
+
+
+<p>M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui rempla&ccedil;ait
+je ne sais d&eacute;j&agrave; plus quel autre petit Choiseul, &eacute;tait
+un joli gar&ccedil;on, bien tourn&eacute;, magnifiquement couvert, heureux
+de vivre, d'&ecirc;tre blanc, blond, rose et coiff&eacute; &agrave; miracle,
+heureux surtout d'&ecirc;tre Choiseul, et trouvant certes, au
+milieu de la navrante d&eacute;tresse de la France, que tout &eacute;tait
+pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des
+heures pour &ecirc;tre Choiseul; c'est tant&ocirc;t une incomparable
+f&eacute;licit&eacute;, tant&ocirc;t un d&eacute;sagr&eacute;ment supr&ecirc;me, et quand, &agrave; quelque
+temps de l&agrave;, M. le duc, renvoy&eacute; un peu brutalement,
+il est vrai, s'en alla &agrave; Chanteloup, faire une opposition
+rancuneuse au roi, son bienfaiteur, il est probable que
+M. le marquis de la Beaume retourna &agrave; l'&eacute;trille d'Aubign&eacute;-cavalerie.</p>
+
+<p>Mais on n'en &eacute;tait pas l&agrave;, et le dauphin, depuis
+Louis XVI, n'avait pas encore dit en tournant le dos &agrave;
+l'ancien ministre, apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements funestes dont
+l'histoire n'a point &eacute;clair&eacute; le myst&egrave;re: &laquo;Quand je vois
+cet homme-l&agrave;, j'ai froid dans tout mon sang.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p>
+
+<p>Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pens&eacute;e allait vers des
+faits qui ne furent jamais et jamais ne seront suffisamment
+&eacute;clair&eacute;s: faits horribles auxquels nul n'a le droit
+de croire, en l'absence de t&eacute;moignages certains. Je ne
+crois pas &agrave; ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire pour
+d&eacute;tester la m&eacute;moire de ce faux puritain, de ce philosophe
+important et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur,
+de ce solennel <i>l&acirc;cheur</i> qui ruina notre cr&eacute;dit en Europe
+et hors de l'Europe sans perdre le sourire de sa suffisance
+goguenarde, qui pr&eacute;para la r&eacute;volution sans la souhaiter,
+et &agrave; qui l'Angleterre devrait une statue.</p>
+
+<p>En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait
+gu&egrave;re de tout cela. Il &eacute;tait content et bon enfant;
+il voyait l'horizon clair, la France heureuse et l'univers
+bien sot de se plaindre, demi-couch&eacute; qu'il &eacute;tait sur un
+joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, p&eacute;tillant
+et brillant comme ses yeux. Au moment o&ugrave; l'on
+annon&ccedil;ait le chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il
+avait de bont&eacute; dans l'&acirc;me, et vint jusqu'&agrave; la porte de son
+r&eacute;duit, donnant sur la grande antichambre.</p>
+
+<p>&mdash;Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant
+les parfums de ses dentelles, Nicolas, sois le bienvenu!
+J'ai pens&eacute; &agrave; toi au moins deux fois depuis que je suis au
+pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne venais
+point nous voir. En avons-nous assez mang&eacute; ensemble
+autrefois, de cette vache enrag&eacute;e! Ne sois pas timide avec
+moi, cousin; tu vois bien que je n'ai pas de morgue. Je
+suis haut plac&eacute;, c'est vrai, mais je monterai plus haut encore.
+Ceux &agrave; qui la fortune est due n'en prennent point
+de vanit&eacute;: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui
+s'&eacute;tonnent d'&ecirc;tre quelque chose. Embrassons-nous.</p>
+
+<p>Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait
+presque de reconnaissance, et qui se sentit monter au<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span>
+c&#339;ur une large bouff&eacute;e d'espoir. Aussi voulut-il battre le
+fer chaud et placer tout de suite un mot relatif &agrave; l'objet
+de sa visite; mais M. le marquis le pr&eacute;vint.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des
+bonnes odeurs exquises qu'il r&eacute;pandait en abondance,
+comme si tout un parterre de fleurs se f&ucirc;t cach&eacute; sous son
+jabot, tu peux me demander tout ce que tu voudras,
+ne te g&ecirc;ne point avec moi. M. le duc a devin&eacute; de quel bois
+je suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup
+d'&#339;il jusqu'au fin fond des &acirc;mes! Un matin, il m'a
+regard&eacute; dans les yeux, et j'ai vu qu'il se disait: &laquo;Voici
+mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, &eacute;l&eacute;gance...
+Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin
+de la Beaume pour tout un r&eacute;giment de Romanets et de
+Praslins, avec un quarteron de Stainvilles par-dessus le
+march&eacute;&raquo;... Et il m'a pr&eacute;sent&eacute; au roi, qui avait la migraine
+et que j'ai fait rire avec une histoire de dragons o&ugrave; j'avais
+mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix escadrons.
+Quel brave homme, ce roi! et qui b&acirc;ille si bien!... Et nous
+sommes all&eacute;s ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde
+les gens comme s'ils &eacute;taient des miroirs. Vrai!
+ses yeux semblent vous crier: &laquo;Dites-moi que je n'ai pas
+de rides&raquo;. Jarnibredouille! je le lui ai dit, de bon c&#339;ur,
+quoiqu'elle en ait des &eacute;cheveaux et des filets de quoi prendre
+tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas!
+Elle a d&ucirc; &ecirc;tre bien jolie du temps de ma grand'tante, et
+Mme de Grammont, qui est la peste, dit qu'en la rentoilant
+on en ferait encore un bon portrait de famille... Comment
+vas-tu?</p>
+
+<p>Ici M. le marquis reprit haleine, apr&egrave;s avoir install&eacute;
+son h&ocirc;te sur une chaise et s'&ecirc;tre &eacute;tendu lui-m&ecirc;me de nouveau
+sur le sofa.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser
+une parole, je ne vais pas trop mal, comme tu vois.<span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Toujours capitaine! s'&eacute;cria M. de la Beaume, imp&eacute;tueusement,
+et m&ecirc;me tu as l'air un peu r&acirc;p&eacute;, soit dit sans
+t'offenser. Ce doit &ecirc;tre ta faute... Par o&ugrave; nous pends-tu,
+chevalier?</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis?... interrogea d'Assas.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis: Par quel bout nous pends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re cousinait avec Mme Croizat du Ch&acirc;tel...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, &agrave; propos, il est venu ces jours derniers, ton
+bonhomme de p&egrave;re. Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et
+toi? Vas-tu postuler pour les ambassades ou rester dans le
+militaire?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue, r&eacute;pondit d'Assas, que je ne me suis pas
+fait cette question-l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!</p>
+
+<p>&mdash;Je venais..., voulut dire le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis,
+qu'il faut te donner un peu le diapason; tu reviens
+de Pontoise et m&ecirc;me de plus loin. La guerre a fait son
+temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut qu'un
+seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de F&eacute;nelon,
+&agrave; cause de <i>T&eacute;l&eacute;maque</i>. Nous voulons fonder Salente &agrave;
+Paris, avec des financiers honn&ecirc;tes, des avocats sobres
+de paroles, des pr&ecirc;tres tol&eacute;rants, un Dieu qui entende la
+raison ainsi que le mot pour rire, des dames habill&eacute;es
+&agrave; la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes
+surtout, des philosophes et encore des philosophes,
+qui monteront une inquisition pour br&ucirc;ler vifs les fanatiques,&mdash;mais
+tendrement, &eacute;loquemment et en tenant
+compte des nouvelles th&eacute;ories sur la libert&eacute; humaine!
+M. Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas
+bon, mais qui int&eacute;resse beaucoup &agrave; lire... Une fois Salente
+fond&eacute;e, qu'est-ce que cela fait que nous ayons abandonn&eacute;<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
+l'Inde, le Canada, les bords du Mississipi et autres gaudrioles,
+puisque Salente, c'est-&agrave;-dire la France, par sa
+force naturelle d'expansion, s'&eacute;tendra comme une
+immense tache d'huile d'un p&ocirc;le &agrave; l'autre? M. de Voltaire
+ne croit pas &agrave; cela; mais il a trop d'esprit et ne croit &agrave;
+rien, sinon &agrave; lui-m&ecirc;me! On se d&eacute;barrassera de lui en le
+faisant idole... Alors, tu veux tout uniment entrer dans
+nos bureaux?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas dit cela...</p>
+
+<p>&mdash;Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine
+si tu ne parles point? M. le duc est occup&eacute; pour toute la
+soir&eacute;e et n'aura garde de te recevoir; mais, quand le
+diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je suis le bras
+droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis
+faire de toi tout ce que tu voudras &ecirc;tre; demande, ne te
+g&ecirc;ne pas et d&eacute;goise franchement!</p>
+
+<p>&mdash;J'apportais un m&eacute;moire... commen&ccedil;a le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus
+de m&eacute;moires!... Mais aurais-tu donc un proc&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas moi! le m&eacute;moire est d'un autre...</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;testable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des
+autres... De qui est-il, ton m&eacute;moire?</p>
+
+<p>&mdash;D'un homme grand, d'un homme malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux,
+sans le sou, d&eacute;moli... et vieux, je parie?</p>
+
+<p>&mdash;Et vieux, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui a d&eacute;pens&eacute; son argent &agrave; travailler pour sa
+patrie?</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au
+cou... Comment a-t-il nom, ton B&eacute;lisaire?</p>
+
+<p>&mdash;Joseph Dupleix.</p>
+
+<p>&Agrave; ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses<span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
+pieds et se prit les flancs &agrave; deux mains pour ne pas mourir
+de rire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela! s'&eacute;cria-t-il, ah! comme c'est bien cela!
+Vertuminette! tu as mis dans le blanc du premier coup! Il
+n'y a qu'un Dupleix en tout l'univers, Dieu merci! Dupleix
+l'ennuyeux, Dupleix le f&acirc;cheux, Dupleix des &eacute;l&eacute;phants
+et des tours, des plaidoyers, des m&eacute;moires et du
+Mogol, des plaintes, des r&eacute;criminations et des cipayes,
+Dupleix enfin, Dupleix, et tu l'as pris sous ton bras!...
+Est-ce que tu n'avais pas voulu d&eacute;j&agrave; autrefois t'embarquer
+pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi
+qui s'appelle Montcalm?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, r&eacute;pondit d'Assas, et je m'en honore.</p>
+
+<p>&mdash;Grand bien te fasse! &Eacute;coute, moi, je ne t'en veux
+point pour cela. Il faut bien qu'il y ait des maladroits
+en ce monde: sans quoi, les routes ne seraient plus assez
+larges pour laisser passer les gens d'esprit; mais voici,
+pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons
+plus de colonies, parce que c'est une mine &agrave; contestations
+avec l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de
+ces possessions lointaines qui obligent &agrave; entretenir des
+flottes, des marins, des soldats. Loin de porter aux extr&eacute;mit&eacute;s
+de la terre ce que vous appelez la civilisation, nous
+d&eacute;sirons ramener l'Europe &agrave; l'&eacute;tat de nature en arrangeant
+un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente
+qui confiera &agrave; la marine anglaise le soin de faire circuler
+ses produits. Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus
+d'efforts; du vin doux, du miel et des roses, la France tranquillement
+am&eacute;nag&eacute;e &agrave; fonds perdu, et apr&egrave;s nous, le
+d&eacute;luge!</p>
+
+<p>Le chevalier n'eut pas la peine de r&eacute;pliquer &agrave; ce discours,
+car la porte qui communiquait avec les appartements
+s'ouvrit, et un valet dit sur le seuil:<span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.</p>
+
+<p>Le petit marquis, &agrave; cette annonce, tomba de son haut.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien s&ucirc;r de ce
+que tu dis l&agrave;, Germain?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis s&ucirc;r, r&eacute;pondit Germain, que M. le duc fait
+appeler M. le chevalier d'Assas, et si c'est lui &agrave; qui j'ai
+l'honneur de parler ici, je l'invite &agrave; me suivre.</p>
+
+<p>Il fit en m&ecirc;me temps un respectueux salut &agrave; l'adresse de
+Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, Germain, c'est bien, dit pr&eacute;cipitamment
+le marquis; mon tr&egrave;s cher cousin d'Assas va se rendre aux
+ordres de M. le duc. Attends seulement deux secondes de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; de la porte.</p>
+
+<p>Germain disparut aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son
+joli minois avait pris une expression d'inqui&eacute;tude au travers
+de laquelle per&ccedil;ait un sentiment de v&eacute;n&eacute;ration
+jalouse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc
+moqu&eacute; de moi? ce n'est pas bien.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me serais-je moqu&eacute; de toi?</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur...
+et moi qui croyais que tu avais besoin de moi!</p>
+
+<p>Le chevalier protesta de son innocence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, dit le marquis avec d&eacute;fiance, comment
+M. le duc saurait-il que tu es ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je me le demande, r&eacute;pondit d'Assas.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra
+chaleureusement les deux mains, j'esp&egrave;re que tu n'as
+pas &agrave; te plaindre de mon accueil!</p>
+
+<p>&mdash;Moi! par exemple! Tu t'es montr&eacute; pour moi l'excellent
+camarade d'autrefois...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sinc&egrave;re.<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
+Je te prie de ne point dire &agrave; M. le duc avec quelle libert&eacute;
+je me suis exprim&eacute; devant toi sur diverses mati&egrave;res. Ces
+sujets sont br&ucirc;lants et un homme comme lui, passionn&eacute;
+pour le bien de l'&Eacute;tat, usant ses forces au service du roi...
+Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute
+l'admiration que m'inspirent son d&eacute;vouement fid&egrave;le d'un
+c&ocirc;t&eacute;, son patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de
+Richelieu (si tu es vraiment mon ami, tu n'oublieras pas
+que j'ai choisi ce terme de comparaison), depuis le cardinal,
+on n'avait pas vu pareil homme d'&Eacute;tat. Et demande
+tout ce que tu voudras, tu sais, except&eacute; ma place.</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte derri&egrave;re laquelle &eacute;tait Germain et
+pressa d'Assas sur son c&#339;ur en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura
+beau te combler, tu n'auras jamais tout ce que je te souhaite!</p>
+
+<p>Germain se mit &agrave; marcher &agrave; grands pas, traversant une
+enfilade de pi&egrave;ces somptueusement orn&eacute;es, et le chevalier
+le suivit.</p>
+
+<p>Ils arriv&egrave;rent ainsi &agrave; une antichambre assez vaste, o&ugrave;
+quatre fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes
+&eacute;taient debout.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur a sonn&eacute; deux fois, dit l'un de ces messieurs.
+Ai-je l'honneur de parler au chevalier d'Assas?</p>
+
+<p>Nicolas r&eacute;pondit affirmativement, et tout de suite une
+porte recouverte d'une &eacute;paisse draperie lui fut ouverte.</p>
+
+<p>On ne l'annon&ccedil;a point, cette fois. Il entra, et la porte
+retomba sans bruit derri&egrave;re lui.</p>
+
+<p>Il se trouva dans une chambre tr&egrave;s vaste, meubl&eacute;e avec
+une sorte d'aust&egrave;re coquetterie, o&ugrave; un homme de quarante
+ans &agrave; peu pr&egrave;s, dodu, grassouillet, frais, rond, un
+peu vieillot, comme un amour de Boucher qu'on e&ucirc;t
+laiss&eacute; prendre de l'&acirc;ge, &eacute;tait assis devant un bureau de<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
+bois d'&eacute;b&egrave;ne et travaillait. En face de lui pendait &agrave; la
+muraille le portrait du cardinal de Richelieu, peint par
+Philippe de Champaigne: celui-l&agrave; m&ecirc;me qui avait appartenu
+&agrave; Louis XIII.</p>
+
+<p>Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait
+toute la place et g&ecirc;nait deux autres cadres, dans l'un desquels
+le roi montrait sa jambe, tandis que dans l'autre,
+cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, sup&eacute;rieurement
+habill&eacute;e par Louis Tocqu&eacute;, &eacute;talait son manteau de fleurs
+de lis sur une robe qui est estim&eacute;e comme le chef-d'&#339;uvre
+du broch&eacute;-rococo, et regardait la couronne de France en
+t&acirc;chant de sourire.</p>
+
+<p>Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, &eacute;tait
+bien oblig&eacute; de regarder l'homme frais et bien en chair
+comme une poularde, dont Vanloo nous a laiss&eacute; une si
+curieuse image; nez &agrave; la Roxelane, regard d'ing&eacute;nue d&eacute;missionnaire,
+bouche en c&#339;ur, menton de bourgeoise
+fondante que l'embonpoint commence &agrave; taquiner.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre que ce terrible g&eacute;nie, le ma&icirc;tre de Mazarin,
+s'&eacute;tonnait un peu de se trouver l&agrave;, en face de ce successeur
+de poche qui faisait de vains efforts pour donner
+des airs d'aigle &agrave; sa t&ecirc;te d'ortolan tr&egrave;s intelligent.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le signe des temps: la grande politique fran&ccedil;aise
+restait accroch&eacute;e &agrave; un clou avec le souvenir de nos
+victoires, et, quoique morte, elle semblait &eacute;norme, pendant
+que la petite politique de commis et de grisette &agrave; qui
+l'Angleterre donnait des frissons vivait et tr&ocirc;nait au ras de
+terre.</p>
+
+<p>L'une de ces politiques &eacute;tait repr&eacute;sent&eacute;e par un g&eacute;ant
+qui se dressait maigre et p&acirc;le, car il en co&ucirc;te cher pour
+porter le poids du patriotisme et du g&eacute;nie; l'autre, Dieu
+merci, n'avait sur ses rondes &eacute;paules aucun fardeau pareil;
+elle se portait tr&egrave;s bien et engraissait d'une livre &agrave; chaque<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
+soufflet de l'&eacute;tranger que nous recevions sur les fossettes
+de ses joues.</p>
+
+<p>Mais je parle apr&egrave;s plus de cent ans, et Vanloo peignait
+d'apr&egrave;s le vif: si vous voulez bien comprendre l'homme
+et l'&eacute;poque, lisez le portrait de Vanloo!</p>
+
+<p>Une fois que la porte du cabinet fut referm&eacute;e, notre
+chevalier se trouva donc seul avec &Eacute;tienne Fran&ccedil;ois de
+Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, ministre des affaires
+&eacute;trang&egrave;res et v&eacute;ritable roi de France, puisqu'il n'avait
+au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour.
+Le potentat ne se retourna point. Il &eacute;crivait, et,
+au milieu du silence qui r&eacute;gnait, sa plume grattait le
+papier avec un petit bruit de souris qui grignote.</p>
+
+<p>Nicolas, debout et muet aupr&egrave;s du seuil, se mit &agrave; regarder
+les trois portraits qui sortaient vaguement de leurs
+cadres &agrave; la lueur des bougies. C'&eacute;tait la reine qui lui faisait
+face. On parlait peu de la reine, qui passait &agrave; bon
+droit pour une sainte, et que dire d'une sainte au
+XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle!</p>
+
+<p>Le jeu des lumi&egrave;res mettait une profonde tristesse derri&egrave;re
+son sourire, tandis que ses yeux si bons allaient vers
+sa couronne doubl&eacute;e d'&eacute;pines, et il y avait une tendresse
+d'enfant dans son regard, passant par dessus les fleurs
+de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et
+beau, mais fatal, dont la jeunesse avait promis un h&eacute;ros
+et dont l'&acirc;ge m&ucirc;r, faisant faillite &agrave; toute glorieuse esp&eacute;rance,
+s'offrait au monde comme un exemple redoutable
+des profondeurs o&ugrave; l'homme vicieux peut salir son &acirc;me
+et ruiner son corps. Entre la ch&egrave;re et modeste femme,
+obstin&eacute;e dans l'amour qu'elle portait &agrave; son mari, &agrave; son
+roi, et le malheureux prince que le poison de son &eacute;ducation
+premi&egrave;re putr&eacute;fiait sur pied, comme s'il e&ucirc;t port&eacute;
+en lui toutes les infections de la R&eacute;gence, le pr&ecirc;tre d'acier<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
+se dressait, le pr&ecirc;tre qui coupait les t&ecirc;tes des factieux,
+m&ecirc;me quand elles se plantaient sur des &eacute;paules de princes:
+Richelieu! le plus grand Fran&ccedil;ais de la monarchie; grand
+parce qu'il &eacute;tait inflexible, Fran&ccedil;ais parce qu'il ne voulait
+personne entre la France et le roi...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait
+pas beaucoup son successeur, pourquoi, diable!
+a-t-on mis ce grand vilain portrait chez Choiseul? S'il
+voulait &agrave; toute force un Richelieu, que ne prenait-il M. le
+Mar&eacute;chal? Au moins, ils pourraient causer de leurs commerces!</p>
+
+<p>Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses
+yeux redescendirent vers le petit homme, coiff&eacute; en bourse
+et bourr&eacute; dans son fameux frac &agrave; brandebourgs, qui &eacute;crivait,
+qui &eacute;crivait toujours et d'abondance; car la lettre
+&eacute;tait pour sa fructueuse patronne, Marie-Th&eacute;r&egrave;se d'Autriche.</p>
+
+<p>Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grin&ccedil;a
+un dernier cri en fouettant vigoureusement son parafe, et
+il daigna se retourner vers son cousin par alliance, qui
+n'avait pas bronch&eacute; depuis le temps.</p>
+
+<p>M. le duc avait l'&#339;il per&ccedil;ant et se vantait de parcourir
+le livre int&eacute;rieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut
+donc notre Nicolas, &agrave; qui l'examen, selon l'apparence,
+ne fut pas d&eacute;favorable.</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis
+content de vous voir. Les parents de Mme la duchesse
+sont les miens et je les affectionne aussi sinc&egrave;rement que
+les membres de ma propre maison. J'ai ou&iuml; parler de vous
+plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche un
+peu par les Beaupr&eacute;, vous fait l'honneur de vous distinguer
+tr&egrave;s particuli&egrave;rement. Je suis &eacute;tonn&eacute; qu'&eacute;tant &agrave;
+Paris d&eacute;j&agrave; depuis plusieurs semaines, vous n'ayez point<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>
+port&eacute; vos hommages &agrave; Mmes de Choiseul et de Grammont.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai d'autre excuse, r&eacute;pondit le chevalier, que
+ma timidit&eacute; de soldat et la crainte d'&ecirc;tre importun.</p>
+
+<p>&mdash;Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas,
+dit le ministre, car je vous sais fort occup&eacute;.</p>
+
+<p>Le chevalier rougit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que
+mon intention n'a point &eacute;t&eacute; de vous reprocher vos visites
+quotidiennes et si longues &agrave; l'h&ocirc;tellerie des Trois-Marchands.
+Je sais appr&eacute;cier toutes les g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s du c&#339;ur et
+je me fais gloire des sentiments de bienveillance que
+m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de
+bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une
+mesure assez consid&eacute;rable, aux int&eacute;r&ecirc;ts de Sa Majest&eacute;;
+mais qui a cru bien faire et dont l'imprudente conduite a
+&eacute;t&eacute; peut-&ecirc;tre trop s&eacute;v&egrave;rement punie... non point par nous,
+chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les &eacute;v&eacute;nements
+dont nous ne sommes pas les ma&icirc;tres. Vous avez
+compris que je fais allusion &agrave; votre prot&eacute;g&eacute; M. le marquis
+Dupleix.</p>
+
+<p>Nicolas salua sans r&eacute;pondre. Ce qui le faisait muet,
+c'&eacute;tait l'&eacute;tonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre
+connaissait si bien ses affaires, et encore n'&eacute;tait-il pas
+au bout de ses surprises.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous d&eacute;sirez me voir, reprit, en effet, M. le
+duc, qui lui d&eacute;signa enfin un si&egrave;ge d'un geste froid,
+mais bienveillant, vous n'avez pas du tout besoin de vous
+adresser &agrave; M. de la Beaume, ni de prendre tout autre circuit.
+Les parents de Madame la duchesse sont les miens
+et je les affectionne aussi sinc&egrave;rement... Mais je crois
+vous l'avoir d&eacute;j&agrave; dit. Vous pouvez, mon cher chevalier,
+me remettre le nouveau m&eacute;moire de M. Dupleix, qui est,
+je le suppose, &eacute;crit de votre main... Vous avez une fort<span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>
+belle &eacute;criture... Mais Sa Majest&eacute; compte sur vous pour
+tenir une &eacute;p&eacute;e et non pas une plume.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur... balbutia Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prenez point ceci pour une r&eacute;crimination, chevalier;
+vous avez, il est vrai, outre pass&eacute; un peu le terme
+de votre cong&eacute;, mais la campagne n'est pas ouverte, et je
+me chargerai volontiers de vous excuser aupr&egrave;s de vos
+chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce m&eacute;moire?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'&eacute;tait docilement
+assis, mais qui semblait &ecirc;tre en v&eacute;rit&eacute; sur un paquet
+d'&eacute;pines.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez!</p>
+
+<p>Nicolas donna. M. le duc prit le m&eacute;moire, et sa &laquo;bouche
+en c&#339;ur&raquo;, dont M. de Richelieu, son ennemi par les
+femmes, se moquait si plaisamment, eut un sourire
+impr&eacute;gn&eacute; de mansu&eacute;tude, pendant qu'il demandait:</p>
+
+<p>&mdash;N'a-t-il pas une ni&egrave;ce?... j'entends ce brave M. Dupleix.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, pronon&ccedil;a tout bas le chevalier.</p>
+
+<p>M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait n&eacute;gligemment.</p>
+
+<p>&mdash;Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant &ccedil;&agrave; et l&agrave;
+une phrase, un remarquable avocat au parlement. Il a du
+feu et de l'&eacute;loquence; il sait donner &agrave; sa pens&eacute;e des tours
+tr&egrave;s vifs et pleins d'originalit&eacute;... Ah! par exemple, voici
+qui est trop fort; il donnerait &agrave; entendre que le gouvernement
+du roi est d'accord avec la compagnie pour le pers&eacute;cuter...</p>
+
+<p>&mdash;Il se trompe, n'est-ce pas? s'&eacute;cria d'Assas.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, r&eacute;pondit le ministre: il se trompe depuis
+le premier mot de son factum jusqu'au dernier. La
+compagnie nous g&ecirc;ne tout autant qu'il nous embarrassait
+lui-m&ecirc;me... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
+mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient
+de cadeaux dont vous ne sauriez que faire et qui, par
+dessus le march&eacute;, vous r&eacute;clameraient sous main un prix
+extravagant pour ces pr&eacute;sents que vous ne souhaitiez
+point? Telle est notre position vis-&agrave;-vis de nos amis les
+conqu&eacute;rants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils
+vont, ils vont... Et quand nous leur crions halte l&agrave;! il
+nous appellent tra&icirc;tres et larrons, ils nous opposent la
+conduite de l'Angleterre... Chevalier, si le hasard m'avait
+fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais en
+cons&eacute;quence. Les peuples ont des g&eacute;nies diff&eacute;rents et des
+temp&eacute;raments qui ne se ressemblent point. Il y a des
+nations marchandes, d'autres qui ne le sont pas. Vous
+comprenez bien que je ne vais point vous faire un cours
+de g&eacute;ographie &eacute;conomique et historique. J'ai mes convictions,
+auxquelles j'ob&eacute;is dans la mesure de mon intelligence
+et selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais
+nous ruine, parce qu'ils sont calculateurs et patients,
+tandis que nous sommes press&eacute;s, inquiets et avides &agrave; la
+mani&egrave;re des enfants qui ne comptent jamais. Quand les
+Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique;
+nous autres, nous b&acirc;tissons un petit fort et nous nous
+promenons tout autour en disant: &laquo;Nous sommes les
+ma&icirc;tres c&eacute;ans!&raquo; Nos conqu&ecirc;tes d'outre-mer sont magnifiques
+sur le papier, mais en r&eacute;alit&eacute; la France n'a jamais
+conquis dans l'Inde, ni m&ecirc;me au Canada, que le droit de
+se saigner aux quatre membres pour entretenir loin d'elle
+des bouches inutiles qui la calomnient en la d&eacute;vorant.
+Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: nous supprimons
+d'un coup les mendiants et les satrapes!</p>
+
+<p>Il referma le m&eacute;moire et le posa sur la table en ajoutant
+tr&egrave;s froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez que cette mesure ne peut &ecirc;tre<span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
+approuv&eacute;e ni par les satrapes ni par les mendiants... &Agrave;
+quoi pensez-vous, chevalier?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Bussy-Castelnau, r&eacute;pondit d'Assas, qui avait les
+yeux baiss&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Une mani&egrave;re de roi P&eacute;lage, &agrave; ce qu'il para&icirc;t, qui
+change les pierres en soldats!</p>
+
+<p>&mdash;Le plus grand homme de guerre de notre &eacute;poque,
+&agrave; mon sens, M. le duc, et dont l'histoire c&eacute;l&eacute;brera les
+merveilleux faits d'armes.</p>
+
+<p>&mdash;L'histoire! r&eacute;p&eacute;ta le ministre entre haut et bas.</p>
+
+<p>Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux
+&acirc;ges s'&eacute;claira d'une lueur sarcastique pendant que de sa
+bouche en c&#339;ur, cette parole tombait:</p>
+
+<p>&mdash;Ath&egrave;nes est morte, et Rome aussi: les nations ont
+leur agonie. Comment s'appellera le peuple nouveau qui
+lira dans cent ans les derni&egrave;res pages de l'histoire de
+France?</p>
+
+<p>M. le duc n'inventait rien. C'&eacute;tait l&agrave; une id&eacute;e qui courait
+dans les ruelles philosophes o&ugrave; le deuil de la patrie
+&eacute;tait port&eacute; d'avance avec une &eacute;trange r&eacute;signation. Ils se
+demandaient seulement, ces proph&egrave;tes, si Paris serait moscovite
+ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils brisaient
+d&eacute;j&agrave; de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou
+moscovites.</p>
+
+<p>Ah! M. le duc avait raison, c'&eacute;tait bien une agonie, et
+pour &ecirc;tre revenue de si loin, il faut que la France soit
+forte providentiellement. Dieu a quelque chose encore,
+peut-&ecirc;tre, &agrave; faire par nous: <i>Gesta Dei per Francos</i>...</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez
+curieux de savoir ce qu'elle dira de nous, l'histoire...
+Mais que nous voici loin, chevalier, de certaine commission
+que m'a donn&eacute;e pour vous mon honor&eacute; parent, ou
+du moins alli&eacute;, M. le comte d'Assas, votre bon p&egrave;re!<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re! s'&eacute;cria Nicolas hors de garde.</p>
+
+<p>&mdash;Il a eu la bont&eacute; de nous venir voir et m'a charg&eacute; de
+vous dire qu'on se portait bien au Vigan. Je l'ai d&eacute;tourn&eacute;
+de l'id&eacute;e qu'il avait de solliciter une lettre de cachet pour
+vous loger &agrave; la Bastille.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la Bastille! moi! balbutia Nicolas.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais d&ucirc; vous dire cela d&egrave;s l'abord; mais vous
+&ecirc;tes un jeune homme d'agr&eacute;able entretien, et nous avons
+caus&eacute;, caus&eacute;... Cette ni&egrave;ce de M. Dupleix est, selon mes
+informations, une tr&egrave;s belle personne, dont la soci&eacute;t&eacute;
+ne laissait pas que de vous &ecirc;tre pr&eacute;cieuse, l&agrave;-bas, sous
+Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à
+mon cousin d'Assas que la Bastille jouissait de son reste
+et que nous n'&eacute;tions plus au temps o&ugrave; l'on mettait les
+amoureux au cachot. Il a &eacute;t&eacute; un peu &eacute;tonn&eacute;. C'est un
+homme de d&eacute;cision. Il m'a d&eacute;clar&eacute; qu'il vous casserait
+plut&ocirc;t les deux bras et les deux jambes que de pr&ecirc;ter les
+mains &agrave; votre entr&eacute;e dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs
+beaucoup trop s&eacute;v&egrave;rement. Je crois l'avoir calm&eacute;.
+Il a &eacute;t&eacute; convenu entre nous que vous partiriez sans retard
+pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont &ecirc;tre
+chang&eacute;s tout expr&egrave;s pour vous &eacute;loigner de l'&icirc;le d'Armide.
+Vous vous &eacute;tonnerez que les affaires de l'&Eacute;tat me laissent
+le temps de songer &agrave; de pareils d&eacute;tails; mais le bien qu'on
+fait est un d&eacute;lassement, loin d'&ecirc;tre une fatigue. D'ailleurs,
+je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, les parents
+de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne
+aussi sinc&egrave;rement que mes cousins du sang de Choiseul...
+Avez-vous quelque autre communication &agrave; me faire?</p>
+
+<p>&mdash;Je supplie Votre Excellence, s'&eacute;cria Nicolas, je la
+supplie, &agrave; mains jointes, d'avoir &eacute;gard au travail que je
+lui ai remis. La lecture attentive de ce m&eacute;moire...<span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p>
+
+<p>M. de Choiseul l'interrompit avec bont&eacute; et caressa de
+la main le cahier en disant:</p>
+
+<p>&mdash;L'&eacute;criture en est remarquablement r&eacute;guli&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur,
+insista Nicolas, qui avait les mains jointes: vous
+avez l&agrave; tous les &eacute;l&eacute;ments d'une r&eacute;habilitation &eacute;clatante,
+n&eacute;cessaire; vous avez l&agrave; les moyens de r&eacute;parer une d&eacute;plorable
+injustice...</p>
+
+<p>M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait &eacute;t&eacute;
+plus en c&#339;ur.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime, dit-il, ces vivacit&eacute;s d'expression chez les
+gens de votre &acirc;ge. Un capitaine doit parler franc. Je suis
+enchant&eacute; de votre visite, et je vais &eacute;crire &agrave; l'excellent
+M. d'Assas, votre p&egrave;re, qu'il peut dormir tranquille.</p>
+
+<p>Il tendit, ma foi! &agrave; Nicolas, qui s'&eacute;tait, bien entendu,
+lev&eacute; en m&ecirc;me temps que lui, sa main, qu'il avait courte,
+potel&eacute;e et munie de tr&egrave;s belles bagues.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets
+de faire le n&eacute;cessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix.
+Mme la duchesse lui veut du bien, et chacun des d&eacute;sirs
+de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne faites pas
+d'observations &agrave; la personne qui va vous prier de monter
+en chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.</p>
+
+<p>Il sourit, tourna le dos et se remit &agrave; son bureau, pendant
+que Nicolas gagnait la porte, apr&egrave;s s'&ecirc;tre respectueusement
+inclin&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p>
+<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2>
+
+<h3>FIAN&Ccedil;AILLES</h3>
+
+
+<p>&laquo;La personne&raquo; charg&eacute;e de mettre Nicolas en chaise
+&eacute;tait cet excellent M. Marais, qui en agit, du reste, comme
+toujours, le plus d&eacute;cemment du monde. On conduisit
+Nicolas &agrave; son h&ocirc;tellerie, o&ugrave; il eut dix minutes pour plier
+bagage. D&eacute;fense d'aller aux Trois Marchands. Seulement
+M. Marais se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une
+lettre pour Mlle de Vandes, lettre qui, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, s'&eacute;gara
+en chemin.</p>
+
+<p>La vraie victime de ce petit coup d'&Eacute;tat fut l'huissier
+Chenu, qui attendit en vain la fin de l'histoire du d&eacute;mon
+Robault de F&eacute;camp, ni&egrave;ce de Cartouche, et ne sut point
+ce que cette cr&eacute;ature extraordinaire avait pu dire &agrave; Sa
+Majest&eacute; dans la for&ecirc;t de Fontainebleau.</p>
+
+<p>Au fond, nous n'avons aucunement dessein de bl&acirc;mer
+M. le duc de Choiseul faisant accroc &agrave; la philosophie,
+abusant un peu de la force publique en faveur de l'autorit&eacute;
+paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont
+jamais &eacute;t&eacute; &agrave; cela pr&egrave;s, et leurs actes ne cadraient gu&egrave;re
+avec les sympathiques g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s de leurs &eacute;crits. Le che<span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>valier,
+d'ailleurs, &eacute;tait en faute pour avoir outrepass&eacute; les
+limites de sa permission; il avait encouru un ch&acirc;timent
+plus s&eacute;v&egrave;re que ce d&eacute;part subitement forc&eacute;, suivi d'un
+voyage en chaise avec escorte.</p>
+
+<p>Nous voulons seulement faire remarquer que le &laquo;grand
+ministre&raquo; ne fut pas plus heureux dans cette mince entreprise
+qu'il ne l'&eacute;tait ordinairement quand il s'agissait de
+combinaisons plus importantes. Il &eacute;tait l'homme qui ne
+r&eacute;ussit jamais, et sa gloire est toute faite de d&eacute;convenues.</p>
+
+<p>Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitt&eacute; ses
+quartiers sous Klostercamp pour reculer jusqu'au camp
+de Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Ro&euml;r,
+o&ugrave; M. le mar&eacute;chal de Contades venait de s'&eacute;tablir pour
+l'hiver. Il trouva l&agrave; M. de Soleyrac, muni d'une lettre
+&eacute;crite par un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le
+duc, et toute pleine de bienveillantes paroles. Il &eacute;tait dit
+dans cette lettre: 1&ordm; que M. le duc songeait, le soir et le
+matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de Soleyrac,
+qui lui tenaient au c&#339;ur presque autant que les siennes
+propres; 2&ordm; que, sauf les droits ant&eacute;rieurs et sup&eacute;rieurs
+de deux Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupr&eacute;, de trois
+La Beaume et de quelques autres Stainville, la premi&egrave;re
+place de mar&eacute;chal de camp serait, sans conteste, pour
+ledit M. de Soleyrac; 3&ordm; que le chevalier d'Assas devait
+&ecirc;tre &eacute;clair&eacute; de pr&egrave;s, dans son propre int&eacute;r&ecirc;t, les parents
+de Mme la duchesse &eacute;tant ceux de M. le duc et log&eacute;s aussi
+ayant de son c&#339;ur... nous savons le reste; 4&ordm; que M. de
+Soleyrac devait veiller sp&eacute;cialement &agrave; ce que ledit chevalier
+d'Assas ne f&icirc;t aucune excursion hors de service dans
+le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment, de la part d'un personnage politique si
+haut plac&eacute; et charg&eacute; de responsabilit&eacute;s si vastes, pareille<span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
+pr&eacute;occupation peut sembler bizarre, et le lecteur trouvera
+que c'&eacute;tait pousser un peu loin la complaisance envers les
+projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y avait
+autre chose. Les gens comme M. le duc, si accabl&eacute;s de
+besogne qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer
+point les pauvres grands vaincus comme Joseph Dupleix
+et de le leur t&eacute;moigner.</p>
+
+<p>Ce n'est pas m&eacute;chancet&eacute; de leur part, c'est malaise de
+conscience.</p>
+
+<p>Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade
+de mar&eacute;chal de camp depuis trop longtemps, qu'il avait
+re&ccedil;u trop de promesses, qu'il n'y comptait plus et qu'il
+&eacute;tait port&eacute; naturellement de sympathie pour les Montcalm,
+les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne
+plaisaient point &agrave; M. le duc.</p>
+
+<p>Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de
+Soleyrac se fit une maligne joie de rendre visite &agrave; son
+ancien voisin du Clo&icirc;tre revenu de son exp&eacute;dition de
+Paris, aussi souvent que les circonstances le permettaient,
+et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne
+point faire ses excursions <i>en dehors du service</i>.</p>
+
+<p>Il arriva en m&ecirc;me temps que Joseph Dupleix apprit,
+peut-&ecirc;tre par les soins de Nicolas, que le ministre tout
+puissant daignait apporter des obstacles &agrave; l'idylle matrimoniale
+nou&eacute;e entre le m&ecirc;me Nicolas et la belle Jeanneton
+de Vandes.</p>
+
+<p>Vous ne vous &eacute;tonnerez pas si je vous dis que le bonhomme
+Joseph ha&iuml;ssait M. le duc du meilleur de son
+c&#339;ur. C'&eacute;tait la robuste rancune de l'homme fort contre
+l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant tr&eacute;bucher son
+&eacute;lan. Aussit&ocirc;t que Dupleix eut d&eacute;couvert la mauvaise
+volont&eacute; du ministre, il devint fanatique partisan de
+l'union qu'il avait d'abord repouss&eacute;e.<span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span></p>
+
+<p>D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un
+peu plus favorable. Dans un h&eacute;ritage que fit le vieux
+M. d'Assas, se trouv&egrave;rent comprises deux douzaines d'actions
+de la compagnie qui ne valaient pas cher. Il s'informa.
+On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris
+les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs
+de la compagnie ne l'aidaient que trop dans ce
+m&eacute;fait; mais que si on laissait seulement agir ce diable &agrave;
+quatre de Dupleix, les deux douzaines de chiffons sans
+valeur deviendraient une superbe fortune.</p>
+
+<p><i>Tron d&eacute; Tarascon!</i> connaissez-vous les h&eacute;ritiers du Languedoc?
+Chacun d'eux vaut trois h&eacute;ritiers de Normandie.
+Le bon M. d'Assas, retourn&eacute; de bout en bout, br&ucirc;la ce
+qu'il avait ador&eacute; et adora ce qu'il avait br&ucirc;l&eacute;. Dupleix
+prit des rayons dans ses r&ecirc;ves, et quand le chevalier lui
+&eacute;crivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour r&eacute;clamer
+son consentement au mariage, le brave gentilhomme
+r&eacute;pondit quatre pages sur grand papier, qui contenaient,
+entre autres choses raisonnables les sentences suivantes:
+&laquo;Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon cousin
+de Choiseul a eu la bont&eacute; de me faire beaucoup de promesses
+qu'il n'a point tenues, et apr&egrave;s tout j'h&eacute;site &agrave; bl&acirc;mer
+les p&egrave;res J&eacute;suites de n'avoir point voulu compromettre
+les sacrements avec cette Pompadour, notoirement
+imp&eacute;nitente, et qui pourrait bien &ecirc;tre la femelle de
+Satan. On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai
+que les p&egrave;res, si on les chasse, emporteront avec eux dix-sept
+cents millions en lingots, reliques et perles fines,
+et qu'ils excommunieront le roi? Je serais bien aise aussi
+de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait
+mis en gage trois gros diamants de la couronne pour
+acheter de la fra&icirc;cheur. Mme ta m&egrave;re penche vers la
+compagnie de J&eacute;sus: mais ton fr&egrave;re Philippe tient pour<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
+la philosophie, ayant appris par notre chirurgien qu'en
+diss&eacute;quant les corps morts &agrave; la salle d'anatomie, on ne
+trouve jamais d'&acirc;me dedans. Moi, je ne suis pas enti&egrave;rement
+fix&eacute;: M. mon p&egrave;re allait &agrave; la messe, et je fais de
+m&ecirc;me, quoique notre cur&eacute; ait le caract&egrave;re bourru; mais
+pour ce qui est de l'&acirc;me, il dit que si on n'en trouve
+point dans les cadavres, c'est qu'elle a d&eacute;m&eacute;nag&eacute; &agrave; temps
+pour s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer,
+selon que le d&eacute;funt a jug&eacute; bon de se conduire. &Agrave; cela,
+je vois quelque apparence, puisque si l'&acirc;me &eacute;tait dans le
+cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne souffrirait
+point les privaut&eacute;s des g&acirc;te-chair qui les diss&egrave;quent.
+Mais, d'autre part, comment les P&egrave;res peuvent-ils d&eacute;m&eacute;nager
+dix-sept cents millions d'&eacute;pargnes priv&eacute;es, quand
+moi qui suis de noblesse, j'ai tant de peine &agrave; nouer les
+deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de mal&eacute;fices et
+qu'ils ont trouv&eacute; derri&egrave;re l'&eacute;quateur, plus loin que l'Am&eacute;rique,
+un pays plein de perroquets o&ugrave; les sauvages ne
+mangent pas d'ail et rendent de l'or. Je ne vais pas
+contre; mais vivre sans ail ne me para&icirc;t point naturel.
+Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un
+gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant,
+je t'ai voulu entretenir pour arriver &agrave; ton mariage, qui
+va sur des roulettes par le motif que feu ta cousine Anillou
+a d&eacute;c&eacute;d&eacute; le mois pass&eacute;, en son &acirc;ge de 22 ans et quatre
+mois, n'&eacute;tant pas n&eacute;e viable pour plus longtemps, &agrave;
+cause de son infirmit&eacute;, et a test&eacute; en ta faveur, selon la
+due forme, sous condition que tu ne l'oublieras point
+dans tes pri&egrave;res. Il n'y avait pas beaucoup &agrave; prendre
+d'ailleurs, ne t'inqui&egrave;te point; Mme ta m&egrave;re l'a d&eacute;pens&eacute;
+vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et
+qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie,
+quand M. le marquis Dupleix (&agrave; qui nos civilit&eacute;s, comme<span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>
+de juste) les aura fait remonter suffisamment; ce pourquoi,
+dans ton contrat, tu peux glisser une clause stipulant
+que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers.
+C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise
+Dupleix (&agrave; qui tous nos hommages, bien entendu) a de
+certains traits dans sa vie qui font penser &agrave; Jeanne d'Arc.
+Nous aurons du plaisir &agrave; les voir tous les deux. Quel pays,
+que cette Inde, mon ami! Si ce n'&eacute;tait pas si loin, on y
+ferait bien un voyage, car nous en sommes copropri&eacute;taires
+pour vingt-quatre parts, et victimes de toutes les
+l&acirc;chet&eacute;s, b&eacute;vues, maladresses, trahisons amoncel&eacute;es en
+tas par je sais bien qui. Je ne suis d&eacute;j&agrave; pas si s&ucirc;r que nous
+soyons parents de ces Choiseul, et encore ce ne serait
+que par ma femme. On dit que Bouche-en-c&#339;ur branle
+dans le manche, entre ses trois minist&egrave;res: s'il tombe, il
+n'a pas besoin de venir me chercher pour le relever. Vaya-*dioux!
+sans ce prestolet, les actions vaudraient le triple!...
+Et Mme ta m&egrave;re, aussi bien que moi, donne volontiers
+son consentement &agrave; ton mariage.&raquo;</p>
+
+<p>Le jour o&ugrave; cette remarquable lettre arriva au camp de
+Ruremonde, il y avait une grande nouvelle qui courait.
+M. le mar&eacute;chal de Contades allait prendre le commandement
+des deux arm&eacute;es et marquer un s&eacute;rieux mouvement
+d'offensive. On &eacute;tait au printemps de l'ann&eacute;e 1760. Le
+11 mai, Nicolas obtint la permission de se rendre tout
+seul &agrave; Klostercamp pour c&eacute;l&eacute;brer ses fian&ccedil;ailles et faire
+en m&ecirc;me temps ses adieux, car il allait &ecirc;tre pris pour
+plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant
+durer, selon l'apparence, autant que la belle saison.</p>
+
+<p>Il y avait bien de la tristesse du Clo&icirc;tre quand le chevalier
+arriva, porteur de la bonne nouvelle. Depuis la
+blessure qu'il s'&eacute;tait faite chez la veuve Homayras, &agrave;
+l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix ne s'&eacute;tait<span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>
+jamais enti&egrave;rement relev&eacute;; mais on peut dire qu'il souffrait
+surtout d'une autre blessure: la perte de ses esp&eacute;rances,
+qui allaient s'&eacute;grainant une &agrave; une comme les
+perles d'un collier dont le fil est rompu. Les derni&egrave;res
+d&eacute;p&ecirc;ches de l'Inde &eacute;taient lamentables. Bussy, beau
+comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires,
+dont le st&eacute;rile miracle &eacute;puisait ses ressources et d&eacute;cimait
+son arm&eacute;e. Lally lui-m&ecirc;me n'avait plus que le sombre
+courage du d&eacute;sespoir. Il se croyait au comble du malheur,
+il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les
+Anglais, lui r&eacute;servait l'&eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et
+le premier aux philosophes de 93 comment on coupe la
+t&ecirc;te aux martyrs!</p>
+
+<p>La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, rel&eacute;gu&eacute;e
+tout au fond de son deuil, vivait de larmes. Pour
+soutenir, pour relever et r&eacute;chauffer tous ces d&eacute;sespoirs,
+il n'y avait que Jeanneton, enfi&eacute;vr&eacute;e de courage et prodiguant
+&agrave; ceux qu'elle aimait son corps et son c&#339;ur.
+Litt&eacute;ralement, le vieillard et les deux pauvres femmes
+n'avaient, pour &eacute;clairer leur nuit, que son cher et pur
+sourire.</p>
+
+<p>Ce fut une f&ecirc;te m&eacute;lancolique que ces accordailles o&ugrave;
+le fianc&eacute; prenait en m&ecirc;me temps cong&eacute; pour aller au loin
+affronter les hasards de la guerre, et o&ugrave; la fianc&eacute;e avait
+des pleurs sous le voile serein de sa r&eacute;signation; mais ce
+fut une grande f&ecirc;te. On rompit l'anneau, selon la coutume
+des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton
+une petite croix de diamants qui &eacute;tait une relique
+et dont la vue mouilla les yeux de son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Tes premi&egrave;res pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je
+n'&eacute;tais pas encore riche quand je te les donnai, et ce sont
+les seules que tu aies gard&eacute;es!<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p>
+
+<p>Lui-m&ecirc;me, il parut au d&icirc;ner avec son grand cordon de
+l'ordre de Saint-Louis. Pour un moment, sa t&ecirc;te s'&eacute;tait
+redress&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais quand les deux jeunes gens lui demand&egrave;rent sa
+b&eacute;n&eacute;diction, tout ce courage factice tomba, et il dit en un
+g&eacute;missement profond:</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas
+vous souhaiter du bonheur. Il y a si longtemps que Dieu
+n'entend plus mes pri&egrave;res!</p>
+
+<p>Tout de suite apr&egrave;s le repas, on se s&eacute;para. C'&eacute;tait l'heure
+fix&eacute;e pour le d&eacute;part du chevalier, dont la monture attendait
+dans la cour. Il n'y eut que Jeanneton pour le reconduire
+jusque-l&agrave;. Dupleix et la marquise restaient aupr&egrave;s
+de Mme de Bussy, chez qui cette s&eacute;paration avait &eacute;veill&eacute;
+de poignants souvenirs et qui s'&eacute;tait trouv&eacute;e faible tout &agrave;
+coup.</p>
+
+<p>La soir&eacute;e &eacute;tait belle. Nicolas, au lieu de se mettre en
+selle, passa la bride de son cheval &agrave; son bras et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, ma ch&egrave;re Jeanne, donnez-moi encore une
+minute.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du
+moulin.</p>
+
+<p>Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par
+la main. Nicolas &eacute;tait oblig&eacute; de tirer son cheval, qui avait
+peur de la pente et dont les fers glissaient sur les cailloux.
+Ils ne parlaient point, mais leurs c&#339;urs &eacute;taient pleins &agrave;
+d&eacute;border.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura
+le chevalier, dont la voix tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>Puis, regardant, au-dessus d'elle, la vo&ucirc;te sem&eacute;e
+d'&eacute;toiles:</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, l&agrave;-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-&ecirc;tre qu'elle
+parlait, comme tout est calme, comme tout est beau!<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et voil&agrave;, Jeanne ch&eacute;rie, demanda Nicolas, qui ne
+songeait point au ciel, m'aimez-vous comme je vous
+aime?</p>
+
+<p>&mdash;J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu
+plus loin, car j'ai de la peine &agrave; vous quitter... Avez-vous
+vu comme ils souffrent chez nous? Mon Dieu, vous &ecirc;tes
+ici comme partout. Ayez piti&eacute; de ceux qui n'ont plus
+d'esp&eacute;rance sur la terre!</p>
+
+<p>Elle se reprit &agrave; marcher d'elle-m&ecirc;me. Quand le pas du
+cheval sonna sur les planches branlantes du pont, le meunier
+ouvrit son trou de guette et regarda:</p>
+
+<p>&mdash;Pour s&ucirc;r, vous vous en allez donc tout de m&ecirc;me,
+Monsieur le capitaine, dit-il, promis comme vous &ecirc;tes &agrave;
+quelqu'une qui est un ange?</p>
+
+<p>&mdash;Je reviendrai, Bastian, r&eacute;pondit le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus t&ocirc;t, le mieux, Monsieur le capitaine, et
+bonne bataille je vous souhaite!</p>
+
+<p>Toujours se tenant par la main, ils arriv&egrave;rent &agrave; l'all&eacute;e
+des aunes, qui &eacute;tait noire, sauf les places o&ugrave; la lune, passant
+par les &eacute;claircies rares, marquait des ronds &eacute;clatants
+de blancheur.</p>
+
+<p>L'&eacute;tang, immobile comme une surface d'acier poli,
+mirait les dentelures de ses bords o&ugrave; &ccedil;a et l&agrave; un rayon
+montrait les pointes aigu&euml;s des iris, semblables &agrave; une
+moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se glissaient,
+voix discr&egrave;tes de la nuit.</p>
+
+<p>Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient
+souvenir de cette heure silencieuse o&ugrave; s'entendent les battements
+des c&#339;urs?</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient beaux et grands dans leurs &acirc;mes, ces deux
+enfants qu'on venait de b&eacute;nir pour le bonheur au milieu
+de si am&egrave;res tristesses; et &agrave; travers l'ombre, Dieu les<span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
+regardait aller, lui qui savait que leur destin&eacute;e &eacute;tait souverainement
+choisie.</p>
+
+<p>Et, comme si elle e&ucirc;t pris conscience de cela, Jeanne
+de Vandes sentait dans ces t&eacute;n&egrave;bres si douces quelque
+chose qui lui souriait. Ses yeux ne pouvaient se d&eacute;tacher
+de ces purs diamants du ciel qui brillaient &agrave; la fois au-dessus
+de sa t&ecirc;te et &agrave; ses pieds dans le miroir du petit lac.</p>
+
+<p>&mdash;On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas
+a la sienne.</p>
+
+<p>Elle parlait des &eacute;toiles.</p>
+
+<p>Vous connaissez bien ce refrain des fianc&eacute;s que les
+vieillards appellent un radotage. Nicolas, le pauvre
+Nicolas, en dehors de ce radotage du c&#339;ur, n'aurait trouv&eacute;
+en lui-m&ecirc;me ni une pens&eacute;e, ni une parole, et il r&eacute;p&eacute;tait:</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, &ocirc; Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me
+dire que vous m'aimez?</p>
+
+<p>&mdash;Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de
+r&eacute;pondre, il doit y avoir, parmi ces vivantes &eacute;tincelles
+qui sont aussi des &acirc;mes, il doit y avoir des &eacute;toiles, de
+ch&egrave;res &eacute;toiles o&ugrave; deux avenirs mari&eacute;s se confondent...</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot...</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon?... Il n'y a qu'une &eacute;toile au ciel pour
+nous deux, mon fianc&eacute;. J'ai maintenant mon c&#339;ur dans
+votre c&#339;ur, et la bont&eacute; de Dieu a permis que vous soyez,
+apr&egrave;s Lui, mon espoir et ma vie.</p>
+
+<p>D'elle-m&ecirc;me elle lui tendit son front.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'endroit o&ugrave; ils s'&eacute;taient parl&eacute; pour la premi&egrave;re
+fois, ce jour que Jeanneton revendit de chez la veuve du
+b&ucirc;cheron, Lisela, pour qui elle avait demand&eacute; l'aum&ocirc;ne.
+Nicolas se pencha et ses l&egrave;vres effleur&egrave;rent ce front,
+pareil au lis des champs dont il est dit, dans le livre des
+livres, que toutes les richesses r&eacute;unies de l'univers ne sauraient
+payer la splendide parure.<span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span></p>
+
+<p>Et ils all&egrave;rent encore, muets, cette fois, tous les deux.
+La route tourna et se mit &agrave; monter cette pente rapide o&ugrave;
+il y avait des bouleaux et des roches moussues dans la
+bruy&egrave;re. En regardant derri&egrave;re eux, ils pouvaient voir
+l'&eacute;tang briller et les jambes noires du moulin qui plongeaient
+dans l'eau. De l'autre c&ocirc;t&eacute;, au sommet de la colline,
+la maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre
+les deux ruines sombres, et les grands arbres qui la dominaient
+s'inclinaient comme des saules pleurant sur un
+tombeau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;! dit tout &agrave; coup Jeanneton.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient en haut de la mont&eacute;e, dans une petite clairi&egrave;re,
+bord&eacute;e d'un c&ocirc;t&eacute; par les derniers bouleaux, de
+l'autre par une coupe de jeunes ch&ecirc;nes formant un imp&eacute;n&eacute;trable
+fourr&eacute;. &Agrave; une cinquantaine de pas, adoss&eacute;e &agrave; la
+for&ecirc;t, &eacute;tait une loge de b&ucirc;cheron dont la toiture en
+chaume s'en allait par poign&eacute;es et qui n'avait plus &agrave; son
+unique fen&ecirc;tre qu'un d&eacute;bris de ch&acirc;ssis. Entre la rampe et
+la loge, un ch&ecirc;ne &eacute;norme &eacute;tendait loin du tronc ses branches
+bossues, grosses et longues comme des arbres de
+soixante ans. Ces branches &eacute;taient sans verdure au milieu
+de la v&eacute;g&eacute;tation exub&eacute;rante qui renaissait de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;L'arbre est mort &agrave; l'automne, dit Jeanneton, et la
+pauvre Lisela &eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien pr&egrave;s de s'en aller aussi,
+quand les feuilles s&eacute;ch&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici que demeurait votre prot&eacute;g&eacute;e? demanda
+Nicolas. Vous redescendiez de chez elle quand je vous
+rencontrai au bord de l'eau...</p>
+
+<p>Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses &eacute;go&iuml;stes souvenirs,
+la gracieuse fille cheminant sous les aunes avec son
+panier de ch&egrave;vrefeuille au bras, et l'&eacute;glantier, et la piq&ucirc;re
+dont il avait gard&eacute; le sang aux l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Lisela redevint belle le jour o&ugrave; le bon Dieu exau&ccedil;a<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
+enfin sa pri&egrave;re, continua Mlle de Vandes. Elle avait tant
+demand&eacute; &agrave; mourir! Ma petite Greete, &agrave; qui vous aviez
+donn&eacute; une robe, mon petit Fritz, celui pour qui je vous
+avais qu&ecirc;t&eacute; des souliers, &eacute;taient partis et les autres aussi,
+tous, tous, pour que rien ne l'attach&acirc;t &agrave; la terre. Elle me
+dit en souriant: &laquo;Me voil&agrave; qui m'en vais revoir mon
+mari Fritz... Mon Fritz aimait le grand vieux ch&ecirc;ne qui
+vient de s&eacute;cher. Apr&egrave;s moi, il ne restera rien de ce qu'il
+aimait.&raquo;</p>
+
+<p>Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lass&eacute;e qu'elle &eacute;tait
+d'avoir mont&eacute;. Nicolas se mit &agrave; genoux devant elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave; reprit-elle, juste &agrave; l'endroit o&ugrave; je suis, que
+Lisela &eacute;tait assise quand elle me dit: &laquo;Vous et ce grand
+jeune homme qui est capitaine, vous serez fianc&eacute;s bient&ocirc;t...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapport&eacute; Jeanne,
+interrompit le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais bien! pouvais-je vous r&eacute;p&eacute;ter de semblables
+paroles? Et puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta:
+&laquo;Tous les deux, vous mourrez tout jeunes.&raquo; Souvent,
+elle annon&ccedil;ait ainsi les choses qui devaient arriver... Et
+elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand
+je m'attristais en songeant &agrave; Greete, &agrave; Fritzau et aux
+autres qui devaient rester abandonn&eacute;s apr&egrave;s elle, elle
+disait avec son sourire qui faisait mal et &eacute;tait pourtant
+si doux: &laquo;Ne vous inqui&eacute;tez pas, demoiselle, j'aurai
+encore ce grand deuil-l&agrave; avant de finir. C'est moi qui
+partirai la derni&egrave;re.&raquo; Et ce fut vrai, Greete rendit sa
+pauvre petite &acirc;me dans mes bras, le matin m&ecirc;me du jour
+o&ugrave; Lisela s'&eacute;teignit, la main dans ma main... Et savez-vous
+pourquoi je disais tout &agrave; l'heure: &laquo;C'est l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait si p&acirc;le que le chevalier eut frayeur.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne! s'&eacute;cria-t-il, pourquoi me parler de ces<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
+choses? Je n'en veux rien savoir! Je veux vivre pour vous
+qui &ecirc;tes la meilleure et la plus belle!</p>
+
+<p>Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole
+coup&eacute;e, et, montrant de son doigt tendu la lisi&egrave;re de la
+for&ecirc;t, elle r&eacute;p&eacute;ta en frissonnant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;!</p>
+
+<p>Puis sa t&ecirc;te charmante s'inclina sur sa poitrine.</p>
+
+<p>Le chevalier lui parla, elle ne r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et
+demanda, comme une personne qui s'&eacute;veille:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il donc arriv&eacute;?</p>
+
+<p>Puis, avant m&ecirc;me que son fianc&eacute; p&ucirc;t r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai parl&eacute;, reprit-elle; quelque chose de plus fort
+que moi-m&ecirc;me me poussait... Mon ami, je vous prie de
+me pardonner.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, ma belle Jeanne, r&eacute;pondit le chevalier, je
+vous pardonnerai si je vous vois sourire.</p>
+
+<p>Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait &agrave; se
+relever, elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit
+bient&ocirc;t!</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, r&eacute;pondit le chevalier, qui &agrave; son tour parlait
+gravement, nous autres soldats, nous sommes visit&eacute;s
+souvent par la pens&eacute;e de la mort. J'ai peur de la craindre
+aujourd'hui que j'ai l'&acirc;me si pleine de vous et de mon
+bonheur. Si elle vient, vous aurez apr&egrave;s Dieu ma derni&egrave;re
+pens&eacute;e. Priez, ma ch&egrave;re Jeanne, priez que je la
+re&ccedil;oive le front haut, l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main; priez surtout pour
+que mon sang vers&eacute; profite &agrave; ma patrie!</p>
+
+<p>Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier
+sauta en selle. Les cailloux de la route qui tournait derri&egrave;re
+la loge abandonn&eacute;e, retentirent sous le galop du
+cheval.<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Au revoir! cria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir! r&eacute;pondit dans la nuit une voix d&eacute;j&agrave; lointaine.</p>
+
+<p>Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine,
+elle se mit en marche, mais non point dans la direction
+du Clo&icirc;tre.</p>
+
+<p>Ce fut vers la lisi&egrave;re du bois qu'elle alla.</p>
+
+<p>Ses mains, qui tremblaient violemment, &eacute;cart&egrave;rent les
+branches, et son regard plongea &agrave; l'int&eacute;rieur du taillis,
+derri&egrave;re le grand ch&ecirc;ne. Un rayon &eacute;gar&eacute; se jouait parmi
+les feuilles, &eacute;clairant un espace libre au centre duquel se
+trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la place
+de l'arbre coup&eacute;, dont la souche restait au ras de l'herbe,
+et dont la cime absente faisait trou dans la vo&ucirc;te de
+feuillage.</p>
+
+<p>Les genoux de Jeanne fl&eacute;chirent, et, pour la troisi&egrave;me
+fois, elle r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;!</p>
+
+<p>Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia
+cette pri&egrave;re qui montait du fond de son c&#339;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que
+ce soit le front haut, l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main et que son cher,
+que son beau sang soit vers&eacute; pour la France.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p>
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2>
+
+<h3>SENTINELLES PERDUES</h3>
+
+
+<p>Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde
+pour rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait
+&ecirc;tre en train de plier bagages. Ce n'&eacute;tait pas un r&ecirc;veur
+que ce hardi soldat; un nuage resta sur sa pens&eacute;e, pourtant,
+pendant qu'il franchissait, au clair de la lune, la
+premi&egrave;re lieue de son &eacute;tape.</p>
+
+<p>Tout le long de la journ&eacute;e, dans cette maison du conqu&eacute;rant
+de l'Inde qui abritait une gloire d&eacute;chue et tant
+d'esp&eacute;rances tromp&eacute;es, il avait respir&eacute; une atmosph&egrave;re
+de d&eacute;couragement. Elle avait beau s'asseoir, cette demeure
+en apparence si riante, au devant d'un d&eacute;licieux paysage,
+les tristesses du dedans transpiraient &agrave; travers ses blanches
+murailles et jetaient sur le dehors un brouillard de
+deuil.</p>
+
+<p>Nicolas ne pouvait manquer de le reconna&icirc;tre, Jeanneton
+elle-m&ecirc;me, autrefois si gaie, avait subi cette morne
+influence, et il y avait une d&eacute;tresse dans son sourire.</p>
+
+<p>En &eacute;tait-elle moins charmante? Oh! certes, non, et
+Nicolas ne l'avait jamais aim&eacute;e si belle, mais l'extr&ecirc;me<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span>
+m&eacute;lancolie de cette f&ecirc;te de ses fian&ccedil;ailles lui laissait un
+poids lourd sur le c&#339;ur.</p>
+
+<p>Dans ces pages n&eacute;cessairement frivoles, &eacute;crites au courant
+de la fantaisie et qui disent la v&eacute;rit&eacute; dans le langage
+du roman, ce n'est point le lieu de s&eacute;parer avec m&eacute;thode
+l'ivraie du bon grain, ni de faire la part exacte des ambitions
+personnelles et des convoitises &eacute;go&iuml;stes qui avaient
+pu, comme un f&acirc;cheux alliage, ternir l'effort patriotique
+de Joseph Dupleix. Au fond du creuset o&ugrave; bout l'initiative
+humaine, n'y a-t-il pas toujours pour un peu cette
+scorie de la mal&eacute;diction originelle?</p>
+
+<p>Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement
+apparentes des physionomies, telles que nous les revoyons
+&agrave; la distance d'un si&egrave;cle: aussi avons-nous dit de Dupleix:
+&laquo;Celui-l&agrave; combattait pour la France&raquo;, et de son bourreau,
+vainement d&eacute;fendu par l'&eacute;cole lib&eacute;r&acirc;tre: &laquo;Celui-ci n'&eacute;tait
+pas un Fran&ccedil;ais&raquo;.</p>
+
+<p>Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est
+candide et net comme la justice des enfants. Demandez
+aux enfants ce que fit M. le duc de Choiseul, ils vous
+r&eacute;pondront:&mdash;Il fit la guerre hors de propos, il fit la
+paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa
+l'h&eacute;ro&iuml;que &eacute;p&eacute;e du Canada...</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'&eacute;leva-t-il rien en revanche?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, un monument &eacute;norme: l'opulence de l'Angleterre,
+et un gibet o&ugrave; son nom reste pendu: l'&eacute;chafaud
+de Lally.</p>
+
+<p>&mdash;Et que reste-t-il de lui?</p>
+
+<p>&mdash;Le gland philosophique, plant&eacute;, arros&eacute;, soign&eacute;, qui
+germa, per&ccedil;a, poussa et devint avec le temps un ch&ecirc;ne
+dont cet autre menuisier en &eacute;chafauds, le bon M. de
+Robespierre, tira toutes les planches de son terrible mobilier
+industriel!<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span></p>
+
+<p>Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non
+point ceux qui sont capables de r&eacute;pondre comme nous
+venons de le faire, apr&egrave;s avoir parcouru la rude histoire
+de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu
+le veut, seront f&eacute;condes, mais comme les enfants de 1760,
+qui avaient encore trente ans &agrave; attendre pour voir comment,
+avec beaucoup de fadaises emphatiques, battant
+comme un marteau l'enclume de la b&ecirc;tise humaine,
+Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.</p>
+
+<p>Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout na&iuml;vement;
+il m&eacute;prisait M. le duc de Choiseul. Il n'en &eacute;tait donc aucunement
+&agrave; regretter son alliance avec Dupleix, et l'e&ucirc;t-il
+regrett&eacute;e, il aurait saut&eacute; &agrave; pieds joints par-dessus toute
+prudence ou toute r&eacute;pugnance pour aller o&ugrave; son c&#339;ur
+l'entra&icirc;nait. Ce n'&eacute;tait rien de tout cela qui le pr&eacute;occupait
+sur la route solitaire; c'&eacute;tait le pr&eacute;sage: &laquo;Vous mourrez
+tous les deux tout jeunes...&raquo;</p>
+
+<p>Quant &agrave; lui, en v&eacute;rit&eacute;, il importait peu. Son m&eacute;tier &eacute;tait
+de vivre bras dessus, bras dessous avec la mort, mais
+Jeanne! Je ne vous ai pas dit tout ce qu'il y avait de
+bien aim&eacute; prestige dans le regard de ses longs yeux,
+dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils;
+je ne vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie
+exquise de ce visage de vierge, tout enrayonn&eacute;
+d'or bruni, quand le vent des champs soulevait son opulente
+chevelure, lourde et brillante &agrave; l'&#339;il, douce au toucher
+comme la soie des &eacute;cheveaux, au pays des m&ucirc;riers.
+Je ne sais plus parler de ces choses, merveilles de la terre.</p>
+
+<p>Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier
+voulait et savait, lui dont la bonne &acirc;me &eacute;tait encore toute
+vibrante de jeunesse. Et vous devinez bien l'angoisse qui
+le poignait, ce pauvre chevalier, en voyant tout &agrave; coup,
+au lieu de ces rayons et de ces sourires, un p&acirc;le visage
+de morte...<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p>
+
+<p>Car il le vit, et que de beaut&eacute; encore dans ce navrant
+tableau!...</p>
+
+<p>Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit.
+Ce qui nous g&ecirc;ne, l&agrave;-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse
+penseroserie des rimeurs de ballades. Cette pauvre
+Lisela n'avait pas la t&ecirc;te bien solide. Elle avait pleur&eacute;
+tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'&agrave;
+porter le diable en terre. &Eacute;coutez leurs refrains qui larmoient.
+Ah! l'ennuyeux peuple dont la po&eacute;sie couche au
+cimeti&egrave;re et o&ugrave; la chanson soul&egrave;ve la pierre des tombeaux!
+Fi des tudesques gaiet&eacute;s, toujours drap&eacute;es dans quelque
+suaire, et o&ugrave; l'on entend, sous l'uniforme des hussards,
+les ossements craquer!</p>
+
+<p>D&egrave;s la seconde heure du voyage, Nicolas avait laiss&eacute;
+de c&ocirc;t&eacute; ces lugubres choses pour revenir &agrave; des pens&eacute;es
+plus riantes, et quand il passa sous les murs de Gueldre,
+il entonna une chanson de la langue des F&eacute;libres, dont
+tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait
+plus qu'&agrave; la campagne prochaine et &agrave; son mariage, qu'on
+c&eacute;l&eacute;brerait au retour.</p>
+
+<p>&Agrave; moiti&eacute; du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme
+il entrait dans les oseraies qui c&ocirc;toient la Meuse, il fut
+arr&ecirc;t&eacute; par un &laquo;Qui vive?&raquo; C'&eacute;tait son r&eacute;giment en
+marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du
+corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin &agrave; Wesel
+pour mettre le si&egrave;ge devant Munster.</p>
+
+<p>La chanson commenc&eacute;e dans la solitude, il l'acheva &agrave;
+la t&ecirc;te de sa compagnie, car une joie folle r&eacute;gnait parmi
+tous ces soldats, harass&eacute;s de repos, et l'on ne parlait de
+rien moins que de marcher tout d'une traite jusqu'&agrave;
+Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique,
+tant c&eacute;l&eacute;br&eacute; par nos confiseurs de vaudevilles.</p>
+
+<p>Bien entendu, nous ne raconterons point cette cam<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>pagne
+brillante, mais inutile, qui r&eacute;unit les deux arm&eacute;es
+fran&ccedil;aises sous le commandement du mar&eacute;chal de Broglie.
+Le grand Fr&eacute;d&eacute;ric eut peur. Il jouait ici sa couronne
+&agrave; quitte ou double.</p>
+
+<p>Beau joueur qui d&eacute;pensait sans compter les prodiges
+de son g&eacute;nie militaire, et qui trouvait encore le temps,
+entre deux batailles, l'une gagn&eacute;e, l'autre perdue, de
+griffonner les plus d&eacute;testables vers que jamais po&egrave;te amateur
+ait perp&eacute;tr&eacute;s!</p>
+
+<p>Il reculait, malgr&eacute; ses triomphes personnels. Un instant,
+accul&eacute; dans la Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs,
+il put croire que tout &eacute;tait perdu en apprenant
+que Berlin avait ouvert ses portes &agrave; l'arm&eacute;e russe. Les
+Fran&ccedil;ais, ma&icirc;tres de tout la Westphalie, tenaient Minden
+et s'appr&ecirc;taient &agrave; franchir la ligne du Weser.</p>
+
+<p>Jamais, m&ecirc;me avant le va-tout de Rosbach, Fr&eacute;d&eacute;ric
+ne s'&eacute;tait trouv&eacute; dans des circonstances plus d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es.</p>
+
+<p>Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick,
+pour venir en aide &agrave; son royal alli&eacute;, tenta une diversion
+sur les derri&egrave;res de l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise et mit le si&egrave;ge devant
+Wesel, en m&ecirc;me temps que les Anglais annon&ccedil;aient
+bruyamment une descente &agrave; Anvers.</p>
+
+<p>Des ordres arriv&egrave;rent de Paris. Le jour m&ecirc;me o&ugrave; le
+corps de M. de Castries devait p&eacute;n&eacute;trer en Prusse
+(Hanovre), en traversant le Weser, sur les ponts de
+bateaux enti&egrave;rement achev&eacute;s, M. de Broglie dessina un
+mouvement de retraite.</p>
+
+<p>Quatre r&eacute;giments du corps de Castries, parmi lesquels
+se trouvait Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck,
+suivis par deux autres divisions &eacute;chelonn&eacute;es.</p>
+
+<p>Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois
+s'&eacute;taient donc &eacute;coul&eacute;s depuis l'entr&eacute;e en campagne.</p>
+
+<p>Ai-je besoin de dire que les m&eacute;lancoliques souvenirs<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>
+de la journ&eacute;e des fian&ccedil;ailles &eacute;taient loin? On s'&eacute;tait bien
+battu, on s'&eacute;tait diverti davantage, car, en ce temps, la
+guerre avait des allures de partie de plaisir: quelque
+chose comme une grande chasse o&ugrave; le gibier se d&eacute;fendait
+et o&ugrave; les chiens &eacute;taient des hommes.</p>
+
+<p>Les f&ecirc;tes, les escarmouches, les &eacute;quip&eacute;es et les batailles
+avaient effac&eacute; toutes ces impressions, qui n'avaient pas,
+du reste, beaucoup de profondeur, et Nicolas restait en
+face du sentiment unique dans sa vie: son grand amour
+heureux.</p>
+
+<p>Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne
+s'&eacute;tait ralenti entre lui et les habitants du Clo&icirc;tre, et la
+ch&egrave;re correspondance de Mlle de Vandes semblait t&eacute;moigner
+d'un changement favorable dans la position morale
+des exil&eacute;s. Les affaires s'am&eacute;lioraient, on avait re&ccedil;u du
+Dekkan des nouvelles moins d&eacute;sastreuses, et le jugement
+rendu dans le grand proc&egrave;s des treize millions semblait
+pronostiquer une issue heureuse.</p>
+
+<p>Les quatre r&eacute;giments d'avant-garde rest&egrave;rent huit jours
+&agrave; Osnabruck, par suite d'un contre-ordre, motiv&eacute; sur le
+faux avis de la lev&eacute;e du si&egrave;ge de Wesel.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier:
+si nous avions tourn&eacute; du c&ocirc;t&eacute; de Gueldre, vous auriez
+pu pousser jusqu'au Clo&icirc;tre et surprendre nos amis en
+passant.</p>
+
+<p>Le huiti&egrave;me jour, la seconde division, command&eacute;e par
+M. de Castries en personne et qui contenait de la cavalerie,
+arriva &agrave; Osnabruck, d'o&ugrave; le r&eacute;giment d'Auvergne
+partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur Flotow.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers
+et les soldats ne savaient plus o&ugrave; on les conduisait.
+&Agrave; Flotow, ils apprirent que la cavalerie de M. de Castries<span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
+fourrageait jusque vers Pyrmont, ce qui semblait indiquer
+une marche vers le sud.</p>
+
+<p>Les paysans allemands se moquaient et disaient que
+l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise avait perdu sa route.</p>
+
+<p>Ce fut &agrave; Flotow et &agrave; cette occasion qu'eut lieu le duel
+du baron de Gl&uuml;cker et de M. de Pl&eacute;lo, fils de ce diplomate
+breton qui &eacute;tait mort si glorieusement l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la
+main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre contre
+l'Autriche. Ce baron de Gl&uuml;cker &eacute;tait un Prussien fac&eacute;tieux,
+qui eut la bonne id&eacute;e d'envoyer son valet au quartier
+fran&ccedil;ais avec un caniche qui portait au cou cette
+mention: &laquo;Chien d'aveugle.&raquo;</p>
+
+<p>M. de Pl&eacute;lo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait
+comme simple volontaire, quoiqu'il e&ucirc;t d&eacute;j&agrave; la moustache
+grise. Ce fut lui qui re&ccedil;ut le caniche par hasard,
+et le voil&agrave; f&acirc;ch&eacute; tout rouge. Il monta &agrave; cheval et s'en
+vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'&agrave; la
+brasserie o&ugrave; M. de Gl&uuml;cker se vantait de sa farce en
+humant des torrents de bi&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je rapporte Joseph, dit M. de Pl&eacute;lo.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron
+de Gl&uuml;cker, mais bien Briskau.</p>
+
+<p>Pl&eacute;lo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit
+mine de s'entretenir avec lui &agrave; voix basse. Les Allemands
+riaient, pensant avoir affaire &agrave; un fou.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous dit-il? demanda Gl&uuml;cker.</p>
+
+<p>&mdash;Meinherr, r&eacute;pliqua Pl&eacute;lo gravement, il n'en veut
+point d&eacute;mordre; il me dit: &laquo;Je suis Joseph, &agrave; telles
+enseignes que j'ai &eacute;t&eacute; livr&eacute; par mon coquin de fr&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>On se battit &agrave; cheval, dans la cour du cabaret. M. de
+Pl&eacute;lo eut une pistolade &agrave; bout portant au travers du
+front, mais la balle s'aplatit contre la coque de son cr&acirc;ne,
+et il mit son &eacute;p&eacute;e dans le ventre du Prussien.<span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p>
+
+<p>L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.</p>
+
+<p>Le dixi&egrave;me jour de ce mois d'octobre, une estafette
+arriva &agrave; Flotow sur un bidet bless&eacute;. L'homme ne voulut
+parler &agrave; personne, sinon &agrave; M. de Soleyrac; mais chacun
+put bien voir qu'il avait rencontr&eacute; l'ennemi, car son bras
+gauche pendait, et il y avait du sang &agrave; sa jaquette
+d&eacute;chir&eacute;e.</p>
+
+<p>Le m&ecirc;me jour, le r&eacute;giment d'Auvergne, qui d&eacute;j&agrave; dormait
+apr&egrave;s avoir fait sa couch&eacute;e comme &agrave; l'ordinaire,
+fut &eacute;veill&eacute; &agrave; onze heures de nuit et d&eacute;logea sans tambour
+ni trompette. On s'arr&ecirc;ta au matin dans un bois aux
+environs de Ticklembourg, o&ugrave; chacun eut licence de dormir
+depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. &Agrave; la brune,
+on se remit en marche.</p>
+
+<p>Il en fut ainsi pendant trois jours consacr&eacute;s au repos
+et pendant trois nuits o&ugrave; s'accomplissaient des &eacute;tapes
+forc&eacute;es. Le r&eacute;giment avait un guide &agrave; cheval que nul ne
+connaissait. On suivait, la plupart du temps, des chemins
+de traverse.</p>
+
+<p>Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une
+rivi&egrave;re. Personne ne savait au juste o&ugrave; l'on &eacute;tait, car on
+se cachait des gens du pays et il &eacute;tait s&eacute;v&egrave;rement d&eacute;fendu
+soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui connaissaient
+l'Allemagne conjecturaient que la rivi&egrave;re &eacute;tait la
+Lippe et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville
+de Halteren, situ&eacute;e &agrave; quelques lieues seulement du Rhin.</p>
+
+<p>Ce matin-l&agrave;, on ne s'arr&ecirc;ta point comme &agrave; l'ordinaire.
+Il faisait un brouillard des plus &eacute;pais. La Lippe, qui &eacute;tait
+fort basse, fut travers&eacute;e &agrave; gu&eacute;, et chacun put s'apercevoir
+alors que le r&eacute;giment &eacute;tait suivi par un convoi de prisonniers
+westphaliens, compos&eacute; de tous les malheureux
+paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.</p>
+
+<p>Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter<span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
+à l'arri&egrave;re-garde tous les pauvres diables que leur mauvais
+sort amenait sur le passage du r&eacute;giment. Vers
+dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on
+entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince
+de Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et
+Dorsten.</p>
+
+<p>Ce parc, admirable solitude, n'abritait commun&eacute;ment
+sous son ombrage que le gibier de Son Altesse S&eacute;r&eacute;nissime,
+mais il avait aujourd'hui d'autres habitants. L'arm&eacute;e
+enti&egrave;re de M. le mar&eacute;chal-marquis de Castries &eacute;tait
+l&agrave;, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier
+de prisonniers allemands glan&eacute;s le long de la route.</p>
+
+<p>On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette myst&eacute;rieuse
+arm&eacute;e &eacute;taient pli&eacute;s avec les bagages, et &agrave; chaque
+instant on en amenait d'autres, &eacute;tonn&eacute;s de voir tout ce
+monde.</p>
+
+<p>La nuit tomba vite avec la brume glac&eacute;e des derniers
+jours d'automne, qui revenait. Entre six et sept heures
+du soir, M. de Soleyrac, qui avait &eacute;t&eacute; mand&eacute; par le mar&eacute;chal,
+rejoignit sa troupe et ordonna incontinent le d&eacute;part.
+O&ugrave; allait-on? &Agrave; l'attaque des lignes de Wesel, dont le
+si&egrave;ge, loin d'&ecirc;tre lev&eacute;, comme on l'avait dit, &eacute;tait pouss&eacute;
+avec une terrible activit&eacute; par Ferdinand de Brunswick
+en personne?</p>
+
+<p>Partout o&ugrave; il y a des hommes rassembl&eacute;s, on trouve
+cette esp&egrave;ce particuli&egrave;re de bavards qui sait ou pr&eacute;tend
+savoir la fin des choses, et de nos jours, cette esp&egrave;ce,
+prodigieusement accrue, forme la majorit&eacute; des populations.
+Au r&eacute;giment d'Auvergne, on comptait deux ou trois
+hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne
+bien mieux que le g&eacute;n&eacute;ral en chef lui-m&ecirc;me. Ceux-l&agrave;
+disaient qu'Auvergne &eacute;tait envoy&eacute; en perdition, pour
+marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que<span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>
+le gros de l'arm&eacute;e allait prendre la ligne &agrave; revers, en suivant
+le cours de la Lippe.</p>
+
+<p>Dans cette hypoth&egrave;se, Auvergne devait bient&ocirc;t rencontrer
+le Rhin, et l'&eacute;v&eacute;nement sembla donner raison &agrave;
+cette opinion, car, vers onze heures de nuit, le peloton
+d'avant-garde se heurta &agrave; la rive du grand fleuve, qui
+roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le
+guide donna un son du cor, auquel il fut r&eacute;pondu sur la
+rive droite, qui &eacute;tait occup&eacute;e par les Fran&ccedil;ais depuis
+Dusseldorf jusqu'&agrave; Meurs.</p>
+
+<p>Au bout de quelques instants, on entendit un bruit
+de rames dans le brouillard, et M. de Pl&eacute;lo dit:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; le bac!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une toute petite barque, et il e&ucirc;t fallu bien des
+voyages pour passer le r&eacute;giment dans ce bateau-l&agrave;; mais
+le nouveau venu s'entendit avec le guide, et Auvergne se
+remit en marche, eu remontant rapidement le fleuve. Au
+bout d'une heure, on commen&ccedil;a d'ou&iuml;r un tapage confus,
+et ceux qui avaient quelque exp&eacute;rience de la guerre devin&egrave;rent
+qu'il y avait l&agrave; des pontonniers en train de faire
+leur office.</p>
+
+<p>En effet, on aper&ccedil;ut bient&ocirc;t dans le noir la t&ecirc;te d'un
+pont de bateaux qui &eacute;tait achev&eacute;, et sur lequel Auvergne
+passa fort &agrave; l'aise. Le bruit venait d'un autre pont beaucoup
+plus long, auquel on travaillait pour la cavalerie.
+Les strat&eacute;gistes furent d&eacute;rout&eacute;s. C'&eacute;tait donc toute une
+arm&eacute;e qu'on attendait...</p>
+
+<p>Auvergne arriva &agrave; Meurs au point du jour et y prit son
+repos. Le lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein
+jour, &agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi, mais le r&eacute;giment
+n'&eacute;tait plus seul. Environ trois mille hommes de recrues
+se mirent en marche avec lui et deux autres d&eacute;tachements
+de vieilles troupes, appartenant, celles-l&agrave;, &agrave; M. de Castries,<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
+embo&icirc;t&egrave;rent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait
+l'air de s'en aller vers la Meuse hollandaise.</p>
+
+<p>La nuit vint que la troupe, augment&eacute;e d'un escadron
+de dragons, &eacute;tait &agrave; deux ou trois lieues nord-ouest de
+Gueldre, dans un pays bois&eacute; o&ugrave; le colonel de Soleyrac fit
+mine de prendre des dispositions pour bivouaquer. On
+devait &ecirc;tre bien pr&egrave;s d'une ville ou d'un gros bourg,
+car le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept
+heures. On alluma le feu sans se g&ecirc;ner: on &eacute;tait en pays
+ami, et M. de Soleyrac, qui n'&eacute;tait pourtant pas causeur,
+fut entendu disant:</p>
+
+<p>&mdash;Demain, nous coucherons &agrave; Cl&egrave;ves.</p>
+
+<p>Les strat&eacute;gistes, &agrave; tour de bras, pens&egrave;rent aussit&ocirc;t que
+la campagne &eacute;tait finie et se donn&egrave;rent la consolation de
+maudire un peu M. de Choiseul, qui prenait ainsi plus de
+peine &agrave; reculer que les autres pour aller en avant, si bien
+qu'&agrave; toutes les fois qu'on tournait les talons, ce mot
+courait dans les rangs:</p>
+
+<p>&mdash;La poste est arriv&eacute;e de Versailles!</p>
+
+<p>Cette fois, pourtant, ce n'&eacute;tait point le cas, et M. de
+Choiseul n'&eacute;tait pour rien dans l'affaire.</p>
+
+<p>Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas
+et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. &Ecirc;tes-vous
+dispos et en humeur de faire une demi-douzaine de
+lieues &agrave; travers champs?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ferai plut&ocirc;t deux douzaines si c'est pour retourner
+&agrave; l'ennemi, r&eacute;pliqua d'Assas.</p>
+
+<p>&mdash;Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de
+Soleyrac, qui souriait: nous ne sommes point en d&eacute;route.
+Choisissez vingt gaillards r&eacute;solus, bon pied, bon &#339;il, et
+tenez-vous pr&ecirc;t &agrave; partir.</p>
+
+<p>&mdash;Pour o&ugrave;?<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez un guide. Votre mission est de battre
+l'estrade. Nous sommes &agrave; deux de jeu avec le prince
+Ferdinand; il a douze mille hommes de ce c&ocirc;t&eacute;-ci du
+Rhin, par l'indiscr&eacute;tion de nos diables de prisonniers
+westphaliens, qui ont r&eacute;ussi, bon nombre d'entre eux du
+moins, &agrave; nous glisser entre les doigts, les uns dans le
+parc de Dorsten, les autres le long de la route...</p>
+
+<p>Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en
+plus belle humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les
+maillets de ces pontonniers, l&agrave;-bas, faisaient terriblement
+du vacarme... Tout ce que nous faisons depuis Flotow
+n'est qu'un d&eacute;gag&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un
+joli jeune homme! Et je connais le pays!</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je ob&eacute;ir au guide?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera
+pour gagner l'autre moiti&eacute; de son salaire, &eacute;tant
+vendu deux fois et tr&egrave;s cher, quand il vous quittera, vous
+ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez personne &agrave; sa
+poursuite et vous vous arr&ecirc;terez tout court comme il
+convient &agrave; un homme subitement &eacute;gar&eacute; dans les bois
+qu'il sait &ecirc;tre plein d'ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, l'ennemi sera l&agrave;, devant?</p>
+
+<p>&mdash;Ou derri&egrave;re, je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Entendons-nous bien: quel est pr&eacute;cis&eacute;ment mon
+devoir?</p>
+
+<p>&mdash;Votre devoir, chevalier, r&eacute;pondit M. de Soleyrac,
+en reprenant, cette fois, son s&eacute;rieux, est de rester o&ugrave; vous
+serez, sans avancer ni reculer; Auvergne tout entier sera
+derri&egrave;re vous, jouant le m&ecirc;me r&ocirc;le que vous, s'allongeant,
+s'&eacute;largissant, se gonflant pour figurer l'arm&eacute;e dans cette
+nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois,<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
+tandis que M. le mar&eacute;chal passera &agrave; droite ou &agrave; gauche
+de l'embuscade, peut-&ecirc;tre &agrave; droite et &agrave; gauche en m&ecirc;me
+temps, &agrave; la faveur des t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que les autres se battront pendant qu'on
+fera chez nous le pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement
+de mauvaise humeur.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Castries m'a dit, r&eacute;pliqua Soleyrac: &laquo;Si je
+connaissais un plus brave r&eacute;giment qu'Auvergne, je le
+choisirais pour cette besogne-l&agrave;.&raquo; Nous serons plant&eacute;s
+comme un lumignon pour marquer l'endroit o&ugrave; les Allemands
+ont creus&eacute; leur chausse-trape.</p>
+
+<p>&mdash;Et rien &agrave; faire?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'&agrave; attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier,
+comprenons-nous bien tous les deux: il y aurait
+un cas de trahison, c'est celui o&ugrave; quelqu'un d'entre nous
+se laisserait surprendre et assassiner sans crier gare!
+Auvergne va &ecirc;tre, cette nuit, la sentinelle de la France, et
+vous serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire,
+comme M. le mar&eacute;chal: &laquo;Si je connaissais un plus brave
+que vous, je l'aurais choisi?...&raquo;</p>
+
+<p>Nicolas saisit la main qui lui &eacute;tait tendue, et Soleyrac
+dit en lui donnant cong&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de
+ma derni&egrave;re parole: <i>Sentinelle, prenez garde &agrave; vous!</i></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p>
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2>
+
+<h3>&Agrave; MOI, AUVERGNE!...</h3>
+
+
+<p>Au moment o&ugrave; le chevalier d'Assas se mettait en marche
+avec son d&eacute;tachement, on mangeait la soupe au
+bivouac, o&ugrave; chacun se promettait bien de dormir la grasse
+nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui s'&eacute;taient
+gliss&eacute;s &agrave; la picor&eacute;e, malgr&eacute; la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; de la consigne,
+venaient de rentrer, disant que la Meuse &eacute;tait l&agrave;, sur la
+gauche, &agrave; moins d'une demi-lieue, et que le long de la
+Meuse, la cavalerie filait: des escadrons et des escadrons.
+Ils avaient entendu rouler de l'artillerie. Tout cela s'en
+allait vers le nord-ouest, et M. de Pl&eacute;lo avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce
+qu'il y a de poisson pris: maigre p&ecirc;che! Messieurs, il
+faut vous r&eacute;signer &agrave; planter vos choux!</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; chanter le pont-neuf &agrave; la mode depuis
+que le mauvais vouloir de M. de Choiseul contre les
+J&eacute;suites &eacute;tait chose connue:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Capitaines en r&eacute;forme<br /></span>
+<span class="i0">Et qu'on entend clabauder<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span><br /></span>
+<span class="i0">Contre l'injustice &eacute;norme<br /></span>
+<span class="i0">Qui vient de vous &eacute;chauder,<br /></span>
+<span class="i0">&Agrave; tort chacun de vous crie:<br /></span>
+<span class="i0">D'autres sentent le roussi,<br /></span>
+<span class="i0">Puisqu'on publie<br /></span>
+<span class="i0">Que J&eacute;sus va perdre aussi<br /></span>
+<span class="i0">Sa Compagnie!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le guide donn&eacute; au chevalier n'&eacute;tait point celui qui
+avait conduit le r&eacute;giment &agrave; travers la Westphalie, de
+Flotow &agrave; Dorsten, et qui avait pris la clef des champs en
+m&ecirc;me temps que les prisonniers. C'&eacute;tait un jeune Hessois,
+chevelu et barbu, &agrave; physionomie isra&eacute;lite, maigre, vo&ucirc;t&eacute;,
+haut sur jambes, qui portait la houppelande &agrave; p&eacute;lerine
+des riverains de la Ro&euml;r. En quittant le camp, il prit un
+bon trot de courrier, et ne quitta plus cette allure pendant
+les trois mortelles heures que dura la marche.</p>
+
+<p>Au jug&eacute;, le d&eacute;tachement dut bien parcourir une distance
+de cinq &agrave; six lieues pendant cet espace de temps.</p>
+
+<p>Le chevalier avait tenu quartier &agrave; Ruremonde pendant
+plusieurs mois et aussi &agrave; Klostercamp; il n'&eacute;tait pas sans
+avoir fait nombre d'excursions dans ce pays de Gueldre;
+mais l'obscurit&eacute; &eacute;tait si &eacute;paisse et le guide trouvait moyen
+de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun
+moyen de reconna&icirc;tre la route.</p>
+
+<p>Le chevalier, selon sa consigne, se bornait &agrave; suivre
+pas pour pas, et ne perdait jamais de vue son Hessois,
+gardant toujours devant lui, &agrave; trois enjamb&eacute;es de distance,
+la longue silhouette du dr&ocirc;le qui se d&eacute;gingandait
+dans les t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>Il n'avait pas l'air fatigu&eacute; le moins du monde, tandis
+que Nicolas, si bien d&eacute;coupl&eacute; qu'il f&ucirc;t, avait son uniforme
+baign&eacute; de sueur. Les soldats ne se g&ecirc;naient pas
+pour gronder par derri&egrave;re, et mena&ccedil;aient de s'arr&ecirc;ter;
+c'&eacute;tait parmi eux un concert de mal&eacute;dictions.<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; nous m&egrave;ne-t-on de ce train? se demandaient-ils.
+Est-ce nous qui ouvrons la d&eacute;bandade?</p>
+
+<p>Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait
+le quart apr&egrave;s dix heures, quand le grand diable
+de Hessois se mit &agrave; courir tout &agrave; fait. On venait de descendre
+une rampe assez raide par un chemin creux; les
+talons du guide sonn&egrave;rent sur les planches d'un pont
+rustique. Dans ce fond, le brouillard &eacute;tait si dense que
+Nicolas ne voyait m&ecirc;me pas l'eau sur laquelle passait le
+pont.</p>
+
+<p>Il avait l'&#339;il fix&eacute; en avant sur son fant&ocirc;me de guide
+qu'il voyait surtout avec ses oreilles; mais la sensation
+qu'on &eacute;prouve en traversant des lieux connus, lors m&ecirc;me
+qu'on a un bandeau sur la vue, &eacute;tait n&eacute;e en lui et le tenait
+depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des efforts
+inou&iuml;s pour percer la nuit, quand les t&eacute;n&egrave;bres s'&eacute;paissirent
+encore autour de lui parce qu'on entrait dans une
+all&eacute;e d'arbres dont le feuillage persistait malgr&eacute; la saison.</p>
+
+<p>Nicolas regardait &agrave; travers ce bandeau imp&eacute;n&eacute;trable
+comme s'il se f&ucirc;t attendu &agrave; reconna&icirc;tre ce riant paysage:
+les aunes, l'&eacute;tang, le moulin, et jusqu'&agrave; l'&eacute;glantier en
+fleur o&ugrave; Jeanneton lui avait cueilli une rose.</p>
+
+<p>Mais tout &eacute;tait noy&eacute; dans le noir, m&ecirc;me l'&eacute;glantier qui
+devait avoir ses graines rouges d'automne &agrave; la place des
+petites roses du printemps: Nicolas ne vit rien, sinon des
+choses longues et blanches qui passaient &agrave; droite de lui.</p>
+
+<p>On allait si vite maintenant que la distance s'&eacute;largissait
+entre le chevalier et ses soldats, dont quelques-uns
+&eacute;taient encore de l'autre c&ocirc;t&eacute; du pont.</p>
+
+<p>Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'&eacute;tait
+l'illusion de la course. Elles &eacute;taient en r&eacute;alit&eacute; immobiles,
+et Nicolas le vit bien quand, tournant subitement &agrave; droite
+pour suivre un brusque mouvement du guide, il se trouva<span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
+entour&eacute; par les troncs sveltes d'un plant de bouleaux.</p>
+
+<p>Vous savez, c'&eacute;tait la mont&eacute;e dont la pente se relevait
+au bord de l'&eacute;tang, juste en face du Clo&icirc;tre, qui devait
+&ecirc;tre cach&eacute; l&agrave;-haut dans la brume et o&ugrave; sans doute Jeanneton
+de Vandes dormait.</p>
+
+<p>Nicolas avait pass&eacute; tout aupr&egrave;s d'elle, et c'est pour cela
+que son c&#339;ur, bien avant sa raison et ses yeux, s'&eacute;tait
+vaguement reconnu nagu&egrave;re.</p>
+
+<p>Le guide galopait en gravissant cette bruy&egrave;re o&ugrave; les
+roches moussues moutonnaient, troupeau gris&acirc;tre, parmi
+les tiges argent&eacute;es des bouleaux.</p>
+
+<p>Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le d&eacute;tachement
+venait loin derri&egrave;re.</p>
+
+<p>Nicolas se trouva tout &agrave; coup &agrave; l'entr&eacute;e de cette clairi&egrave;re
+au milieu de laquelle le grand vieux ch&ecirc;ne que le Fritz
+de Lisela aimait tant, se dressait. La brume &eacute;tait moins
+&eacute;paisse ici qu'au bord de l'&eacute;tang. Nicolas n'eut besoin que
+d'un coup d'&#339;il pour reconna&icirc;tre le g&eacute;ant mort au milieu
+de l'&eacute;claircie.</p>
+
+<p>Et pour la premi&egrave;re fois, il se dit avec certitude: &laquo;C'est
+l&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>Les pens&eacute;es ont leurs &eacute;chos comme les voix; ce mot:
+&laquo;C'est l&agrave;!&raquo;, qui ne fut pas m&ecirc;me prononc&eacute;, &eacute;veilla dans
+l'esprit du chevalier tout un monde de souvenirs.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, vous ne l'avez peut-&ecirc;tre pas oubli&eacute;, la derni&egrave;re
+parole de cette belle et ch&egrave;re Jeanne de Vandes &agrave; l'heure
+de l'adieu, le soir des fian&ccedil;ailles, quand la tristesse avait
+d&eacute;bord&eacute; de son vaillant c&#339;ur et qu'elle s'&eacute;tait mise,
+comme malgr&eacute; elle, &agrave; r&eacute;p&eacute;ter les pr&eacute;dictions de la veuve
+du coupeur de bois.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave;, en effet, qu'elle avait parl&eacute;, au pied m&ecirc;me
+du ch&ecirc;ne, d&eacute;signant du doigt la coupe touffue qui bordait
+la clairi&egrave;re du c&ocirc;t&eacute; nord, et disant, elle aussi: &laquo;C'est l&agrave;!&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span></p>
+
+<p>Tout cela revenait au c&#339;ur de Nicolas. Peut-on dire
+qu'il oublia le pr&eacute;sent pour le pass&eacute; pendant une minute?
+Non, ce ne fut ni la moiti&eacute; ni le quart d'une minute.</p>
+
+<p>Le tronc du ch&ecirc;ne lui cachait le guide qu'il avait
+jusqu'alors si fid&egrave;lement suivi. Le temps de tourner le
+ch&ecirc;ne, ni plus ni moins. Nicolas chercha le guide et ne
+le trouva plus.</p>
+
+<p>La clairi&egrave;re &eacute;tait d&eacute;serte.</p>
+
+<p>Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard
+inquiet, mais non point &eacute;tonn&eacute;, le bruit de la chute d'eau
+monta dans la nuit silencieuse, et tout de suite apr&egrave;s, le
+refrain monotone du moulin en travail se fit ou&iuml;r.</p>
+
+<p>Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail
+du moulin, il n'existait assur&eacute;ment aucune connexion.
+Ils n'ont pas d'heures, les pauvres meuniers des petits
+courants, esclaves du filet d'eau qui les fait vivre. La
+roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il f&icirc;t
+jour ou qu'il f&icirc;t nuit, qu'on f&ucirc;t en paix ou en guerre.</p>
+
+<p>L'eau &eacute;tait venue, le blutoir de Bastian chantait.</p>
+
+<p>Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir o&ugrave; Mlle de
+Vandes avait dit: &laquo;C'est l&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>Le chevalier, averti qu'il avait &eacute;t&eacute; d'avance par M. de
+Soleyrac, s'attendait &agrave; la disparition du Hessois; il n'eut
+donc point la pens&eacute;e de l'appeler, encore moins celle de le
+poursuivre. On lui avait dit: &laquo;Quand le guide dispara&icirc;tra,
+vous serez pr&egrave;s d'une embuscade.&raquo; L'embuscade devait
+&ecirc;tre derri&egrave;re le mur de feuillage qui fermait la clairi&egrave;re
+en avant de lui.</p>
+
+<p>Aucun bruit, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, aucun mouvement, si faible
+qu'il f&ucirc;t, ne d&eacute;non&ccedil;ait la pr&eacute;sence des Allemands; mais
+ceux qui ont un peu couru le monde, le sac sur le dos,
+savent cela: il arrive parfois, dans les lits d'auberge,
+qu'une odeur subite et abhorr&eacute;e d&eacute;nonce tout &agrave; coup l'in<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>vasion
+de ces insectes dont le nom ne se peut &eacute;crire.
+Nicolas, qui aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait
+le tedesco et flairait l'asino &agrave; plein nez.</p>
+
+<p>On lui avait dit: &laquo;Faites halte avec vos hommes.&raquo; Il
+fit halte, mais non point avec ses hommes, attard&eacute;s au
+bas de la mont&eacute;e.</p>
+
+<p>On lui avait dit enfin que le r&eacute;giment d'Auvergne tout
+entier le suivrait avec mission de s'&eacute;taler sous bois en
+long et en large, pour occuper l'aff&ucirc;t des Sil&eacute;siens de
+Brunswick, pendant que le gros de l'arm&eacute;e filerait sur
+Wesel; mais au train o&ugrave; le Hessois avait march&eacute;, Auvergne
+devait &ecirc;tre loin, &agrave; moins qu'il ne f&ucirc;t venu en carrosse!</p>
+
+<p>Nicolas n'avait point &agrave; s'inqui&eacute;ter de cela. Ses instructions
+&eacute;taient pr&eacute;cises; il s'agissait de les ex&eacute;cuter &agrave; la
+lettre.</p>
+
+<p>Aussi, quand il commen&ccedil;a d'entendre ses hommes fourrageant
+dans la bruy&egrave;re, et se demandant les uns aux
+autres: &laquo;Par o&ugrave; diable ont-ils pass&eacute;, le capitaine et son
+Hessois?&raquo;, sa premi&egrave;re id&eacute;e fut de leur crier halte tout
+uniment, de l'endroit o&ugrave; il &eacute;tait, tant il lui semblait inutile
+de prendre des pr&eacute;cautions vis-&agrave;-vis d'un ennemi d&eacute;j&agrave;
+pr&eacute;venu par le guide, qui sans doute, en ce moment, se
+vantait d'avoir amen&eacute; les Fran&ccedil;ais &agrave; la boucherie.</p>
+
+<p>Mais il se ravisa, songeant que plus il &eacute;tait certain
+d'&ecirc;tre observ&eacute;, mieux il avait &agrave; jouer son r&ocirc;le, qui &eacute;tait
+de feindre au moins la prudence.</p>
+
+<p>Il se blottit donc contre le ch&ecirc;ne, en homme qui a conscience
+de s'&ecirc;tre trop avanc&eacute;, et s'orientant d'apr&egrave;s les voix
+des soldats, il risqua un pas vers eux, avec de grands airs
+de pr&eacute;caution.</p>
+
+<p>Nous disons bien <i>un pas</i>, car il n'en put faire deux.</p>
+
+<p>L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derri&egrave;re le<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span>
+feuillage, comme il le supposait. L'embuscade l'enveloppait:
+il y &eacute;tait en plein.</p>
+
+<p>Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre
+s'&eacute;tait h&eacute;riss&eacute;e de silhouettes sombres.</p>
+
+<p>Quand il voulut crier, une grosse main, plus impr&eacute;gn&eacute;e
+de tabac que l'int&eacute;rieur d'un fourneau de pipe,
+&eacute;crasa le son sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une
+pointe de ba&iuml;onnette par derri&egrave;re, le d&eacute;mangeait entre les
+deux &eacute;paules, &agrave; la hauteur du c&#339;ur.</p>
+
+<p>Par devant, une autre pointe, celle d'une &eacute;p&eacute;e,
+s'appuyait sur ce m&ecirc;me c&#339;ur, qui eut un grand battement,
+car l'instant o&ugrave; il faut mourir est amer aussi pour
+les braves.</p>
+
+<p>Si cela n'&eacute;tait pas, que vaudrait l'h&eacute;ro&iuml;sme?</p>
+
+<p>Tout &agrave; l'entour, un murmure rauque et guttural courait,
+fait de rires qui prudemment s'&eacute;touffaient.</p>
+
+<p>Une haleine satur&eacute;e de schiedam chauffa le visage du
+chevalier, et une voix qui coassait le fran&ccedil;ais avec l'accent
+allemand, baragouina tout contre son oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Un seul mouvement, et tu es mort!</p>
+
+<p>Le chevalier ne bougea pas. La r&eacute;volte de sa chair
+n'avait &eacute;t&eacute; que d'une seconde. Il &eacute;tait maintenant immobile
+comme une pierre, et celui qui avait la main sur sa
+bouche put dire en allemand:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Der Teufel!</i> il n'a pas frissonn&eacute; deux fois!</p>
+
+<p>L'officier qui tenait l'&eacute;p&eacute;e commanda tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Silence!</p>
+
+<p>On entendait le d&eacute;tachement fran&ccedil;ais monter en riant
+et en causant.</p>
+
+<p>&mdash;Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.</p>
+
+<p>Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le
+chevalier en respect, et, comme ils &eacute;taient dans l'ombre<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
+port&eacute;e par le tronc du ch&ecirc;ne, la clairi&egrave;re sembla de nouveau
+d&eacute;serte.</p>
+
+<p>Outre l'homme qui servait de b&acirc;illon, deux autres faisaient
+l'office de cordes, tenant Nicolas &eacute;troitement garott&eacute;
+dans leurs bras, par la ceinture et par les jarrets.</p>
+
+<p>&mdash;Les voil&agrave;! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas
+eut peine &agrave; l'entendre &agrave; la longueur de l'&eacute;p&eacute;e: ils vont
+tomber t&ecirc;te premi&egrave;re dans le traquenard!</p>
+
+<p>C'est &agrave; peine s'il y avait d&eacute;sormais une cinquantaine de
+pas entre l'embuscade et les Fran&ccedil;ais; mais en ce moment,
+celui qui marchait le premier derri&egrave;re lui, s'arr&ecirc;ta et dit:</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez!</p>
+
+<p>Et ceux qui montaient derri&egrave;re lui, s'arr&ecirc;t&egrave;rent &agrave; leur
+tour.</p>
+
+<p>Dans le silence complet qui suivit, car les gens de
+Brunswick, craignant d'&ecirc;tre d&eacute;couverts ou devin&eacute;s,
+avaient cess&eacute; m&ecirc;me de respirer, un murmure vaste et
+confus se f&icirc;t entendre au loin, et l&agrave;-bas, vers l'&eacute;tang, le
+pont de bois r&eacute;sonna sous le pas r&eacute;gulier d'un corps en
+marche.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le r&eacute;giment! s'&eacute;cria le Fran&ccedil;ais qui avait
+parl&eacute;: le colonel &eacute;tait sur nos talons!</p>
+
+<p>Et en effet, la voix du colonel monta, disant:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, enfants! du c&#339;ur aux jambes! Vous n'avez
+rien &agrave; craindre tant que d'Assas n'a pas donn&eacute; signe de
+vie! Est-ce que vous allez vous laisser d&eacute;passer?</p>
+
+<p>Plus loin que le pont, au sommet de la c&ocirc;te qui faisait
+face, il y eut ce fracas bien connu des cailloux broy&eacute;s par
+les roues de l'artillerie.</p>
+
+<p>&mdash;Les canons! s'&eacute;cria le soldat fran&ccedil;ais qui s'&eacute;tait
+arr&ecirc;t&eacute; le premier. En avant, vous autres, &ccedil;a ne plaisante
+plus! Si le colonel nous trouvait s&eacute;par&eacute;s du capitaine et
+du guide, notre affaire serait dans le sac!<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span></p>
+
+<p>Et ils s'&eacute;lanc&egrave;rent, pendant que l'officier allemand,
+dont la voix tremblait de joie, murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'arm&eacute;e! toute l'arm&eacute;e! Les hommes, les
+canons, les chevaux, rien ne nous &eacute;chappera!...</p>
+
+<p>Ce dernier mot fut clou&eacute; dans sa gorge par une pointe
+d'&eacute;p&eacute;e qui lui brisa les dents. &Agrave; l'endroit o&ugrave; les trois
+Allemands, liens vivants, garrottaient nagu&egrave;re le chevalier,
+le chevalier &eacute;tait seul debout, le fer en main.</p>
+
+<p>Pendant cette minute, longue comme un si&egrave;cle, o&ugrave;,
+c&eacute;dant &agrave; la force, il &eacute;tait rest&eacute; silencieux et immobile, il
+avait v&eacute;cu toute sa vie. Lui aussi entendait les bruits qui
+venaient de pr&egrave;s et de loin: le pas des hommes et les pas
+des chevaux, le bruit des aff&ucirc;ts roulants qui &eacute;crasaient la
+pierre; il &eacute;coutait de son &acirc;me enti&egrave;re, il pensait de toute
+son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on
+bourre la poudre dans un trou de mine, toutes les puissances
+et toutes les vaillances de sa splendide jeunesse.</p>
+
+<p>Ainsi devait &ecirc;tre Samson, le juge d'Isra&euml;l, au moment
+d'&eacute;branler, non pas avec ses mains trop faibles, mais
+avec sa foi revenue, irr&eacute;sistible comme le bras m&ecirc;me de
+Dieu, le pilier, le g&eacute;ant de pierre qui soutenait la vo&ucirc;te
+du temple.</p>
+
+<p>Au fond du c&#339;ur de Nicolas d'Assas, na&iuml;f et grand, il
+y avait une voix qui disait, r&eacute;p&eacute;tant la parole de son
+chef: &laquo;Ce serait trahison que de mourir sans crier gare.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi, pour bien m&eacute;riter de la patrie, moins que cela,
+pour ne pas trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir.
+Il fallait, lui qui avait une main d'acier sur la bouche,
+lui qui se sentait &eacute;touff&eacute; par l'&eacute;treinte brutale de deux
+paires de bras, et qui avait les siens, ses bras, maintenus
+par des &eacute;taux vivants; lui qui avait, non pas la corde au
+cou, mais l'&eacute;p&eacute;e au c&#339;ur, la ba&iuml;onnette dans les reins et
+aux flancs encore la ba&iuml;onnette, il fallait qu'il parl&acirc;t,<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
+secouant ainsi et soulevant dans un effort supr&ecirc;me un
+poids d'hommes plus lourd que le poids de marbre
+&eacute;branl&eacute; par Samson, le fort devant le Seigneur!</p>
+
+<p>Nul ne saurait dire assur&eacute;ment ce qui fermenta de
+force, d'espoir, de craintes, de folies splendides et de
+magnanimes col&egrave;res dans l'&acirc;me de ce soldat, car lui-m&ecirc;me
+n'en put r&eacute;v&eacute;ler le secret, puisque cette journ&eacute;e,
+commenc&eacute;e sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux
+pieds du Dieu qui sourit aux martyrs.</p>
+
+<p>On n'ose toucher, en v&eacute;rit&eacute;, au myst&egrave;re de ce profond
+et f&eacute;cond recueillement qui pr&eacute;c&egrave;de les actes d'h&eacute;ro&iuml;smes.
+Le respect vous saisit, et l'admiration vous arr&ecirc;te... et
+pourtant au milieu de ces &eacute;nergiques &eacute;lans qui haussent
+tout &agrave; coup le front d'un homme, pour un moment, dont
+la m&eacute;moire est immortelle, au-dessus du niveau de
+l'humanit&eacute;, on sent, malgr&eacute; soi, souffler le vent de nos
+faiblesses et de nos tendresses.</p>
+
+<p>C'est le c&ocirc;t&eacute; charmant du sublime.</p>
+
+<p>Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute
+d&eacute;bordante de patriotisme, une ch&egrave;re image du pass&eacute;.
+Oh! certes, elle vint avec la douce m&eacute;lancolie de son sourire,
+la jeune fille, la blanche vision, Jeanne de Vandes,
+que le chevalier d'Assas aimait sous l'&#339;il de Dieu qui
+avait b&eacute;ni l'&eacute;change de leur foi; elle vint, radieux espoir
+d'hier, navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces
+bruits, il dut entendre la voix de sa fianc&eacute;e murmurer la
+parole proph&eacute;tique: &laquo;C'est l&agrave;!...&raquo;</p>
+
+<p>Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas
+parla. Sa force, sa vaillance, sa jeunesse, concentr&eacute;es
+violemment par le miracle de sa volont&eacute;, firent explosion
+et dans un effort d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; il parvint &agrave; saisir son &eacute;p&eacute;e.
+Son b&acirc;illon qui &eacute;tait un Allemand tomba foudroy&eacute;; ses
+liens qui &eacute;taient des Allemands furent terrass&eacute;s; Samson<span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span>
+avait secou&eacute; son pilier, tout s'&eacute;croula, et d'Assas parla si
+haut que sa voix, vibrante comme l'appel d'un cor, descendit
+dans la vall&eacute;e et gravit la montagne, portant ce
+cri que l'histoire r&eacute;p&eacute;tera dans mille ans: <span class="smcap">&Agrave; moi,
+Auvergne, ce sont les ennemis</span>!</p>
+
+<p>Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe
+de la croix et mourut, cribl&eacute; par vingt ba&iuml;onnettes allemandes.</p>
+
+<p>Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu
+un autre cri, pouss&eacute; par une autre agonie. La voix qui
+exprimait une d&eacute;chirante douleur partait du fourr&eacute; de
+jeunes ch&ecirc;nes, de l'endroit vide qui &eacute;tait marqu&eacute; par une
+souche, et o&ugrave; nous v&icirc;mes pour la derni&egrave;re fois Jeanne de
+Vandes, le soir de l'adieu.</p>
+
+<p>La voix appartenait &agrave; une femme, et ceux qui l'entendirent,
+crurent comprendre qu'elle disait avec d&eacute;sespoir:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;!...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span></p>
+<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2>
+
+<h3>POUR LA FRANCE!</h3>
+
+
+<p>Il &eacute;tait arriv&eacute; ceci:</p>
+
+<p>Bastian, le meunier du moulin plant&eacute; sur pilotis, ayant
+entendu l'eau venir, s'&eacute;tait relev&eacute; vers dix heures, ce
+soir-l&agrave;, pour &ocirc;ter l'arr&ecirc;t de sa roue.</p>
+
+<p>Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian,
+et il &eacute;tait tout joyeux &agrave; l'id&eacute;e que ses meules allaient enfin
+travailler. Pendant qu'il martelait la cheville qui retenait
+la vanne, il entendit qu'on passait sur son pont et il
+courut &agrave; la fen&ecirc;tre de guet. Il vit le dos du guide Hessois
+et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit
+de capitaine.</p>
+
+<p>Bastian &eacute;tait comme tout le monde: il aimait Jeanne
+de Vandes, la douce providence du pays.</p>
+
+<p>Le voil&agrave; donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au
+Clo&icirc;tre par le sentier rocheux, o&ugrave; il n'y avait plus personne,
+car nous savons que le d&eacute;tachement allait un train
+de poste, et tous les soldats qui composaient le d&eacute;tachement
+&eacute;taient d&eacute;j&agrave; pass&eacute;s de l'autre c&ocirc;t&eacute; du pont. Bastian<span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>
+frappa &agrave; la maisonnette, o&ugrave; tout le monde &eacute;tait couch&eacute;,
+sauf Jeanne de Vandes.</p>
+
+<p>Elles s'endorment tard et s'&eacute;veillent matin, celles qui
+ont de l'inqui&eacute;tude plein le c&#339;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez &ecirc;tre contente.
+Quelqu'un que vous aimez bien et qui &eacute;tait parti est
+revenu.</p>
+
+<p>Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour
+elle il n'y avait qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui
+retourna &agrave; son ouvrage, et ce fut alors que le chevalier
+d'Assas entendit le moulin aller.</p>
+
+<p>Jeanne, cependant, &eacute;tait rest&eacute;e sur le seuil du Clo&icirc;tre
+&agrave; &eacute;couter et &agrave; songer. Elle se demandait pourquoi son
+fianc&eacute; avait pass&eacute; devant la maison amie sans lever le
+marteau de la porte. Depuis plusieurs jours d&eacute;j&agrave;, des
+maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contr&eacute;e, et de
+la chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait,
+le canon du si&egrave;ge de Wesel. Il y avait des Allemands
+log&eacute;s par force dans les maisons de Klostercamp. Joseph
+Dupleix, qui cherchait &agrave; se retirer dans Gueldre avec sa
+famille, avait arm&eacute; ses serviteurs, et Jeanne, si libre
+d'ordinaire, n'avait plus permission de s'&eacute;garer dans ses
+promenades favorites. Elle aurait d&ucirc; rentrer bien vite et
+refermer la porte avec soin. Pourquoi restait-elle?</p>
+
+<p>Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit
+humide l'avait saisie sous ses v&ecirc;tements l&eacute;gers. Pourquoi
+ne refermait-elle pas cette porte qu'on lui avait ordonn&eacute;
+de ne point laisser ouverte?</p>
+
+<p>Et que cherchait son regard &agrave; travers ce mur de brume
+qu'il lui &eacute;tait impossible de percer?</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre qu'&agrave; ces questions Jeanne elle-m&ecirc;me n'aurait
+point su r&eacute;pondre. Non seulement elle ne rentra point,
+mais nu-t&ecirc;te qu'elle &eacute;tait et &agrave; peine v&ecirc;tue, elle traversa la<span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
+cour du Clo&icirc;tre, dont elle franchit la petite grille en
+grelottant.</p>
+
+<p>On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin
+qui descendait au pont de planches.</p>
+
+<p>Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle
+n'avait referm&eacute; la porte. Elle se mit &agrave; presser le pas tout
+&agrave; coup, comme si elle e&ucirc;t voulu rejoindre le meunier.</p>
+
+<p>Puis, tout &agrave; coup encore, elle s'arr&ecirc;ta, et au lieu de
+prendre le sentier du moulin, elle tourna sur la gauche
+&agrave; travers champs.</p>
+
+<p>&Agrave; dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule
+qui va malgr&eacute; elle, marchant droit devant soi sans
+se presser ni ralentir le pas. Par la route qu'elle avait
+prise et qui menait &agrave; la bonde de l'&eacute;tang, elle pouvait
+gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance
+n'&eacute;tait pas plus longue; seulement ce chemin prenait
+l'all&eacute;e des aunes &agrave; revers, la chauss&eacute;e destin&eacute;e &agrave; retenir
+les eaux se trouvant juste au-dessous de la petite coul&eacute;e
+qui remontait &agrave; la loge de Lisela.</p>
+
+<p>Jeanne prit cette coul&eacute;e au moment o&ugrave; les tra&icirc;nards du
+d&eacute;tachement d'Auvergne tournaient l'&eacute;tang en sens contraire,
+et ce fut peut-&ecirc;tre le bruit de leur marche qui
+l'emp&ecirc;cha de s'engager dans l'all&eacute;e des aunes.</p>
+
+<p>Je dis peut-&ecirc;tre, car il n'est pas possible de chercher
+dans les donn&eacute;es de la raison humaine la r&eacute;ponse &agrave; cette
+question que nous posions tout &agrave; l'heure: &laquo;O&ugrave;
+allait-elle?&raquo;</p>
+
+<p>O&ugrave; allait-elle par cette nuit mouill&eacute;e et glac&eacute;e, elle qui
+n'osait plus sortir le jour pour cueillir les derniers rayons
+du bon soleil d'automne?</p>
+
+<p>Quelqu'un qui l'e&ucirc;t aper&ccedil;ue, glissant dans le noir avec
+sa robe blanche flottante, l'aurait prise pour une gracieuse
+vision.<span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span></p>
+
+<p>Cherchait-elle son fianc&eacute; dans cette campagne solitaire
+o&ugrave; il avait d&ucirc; passer, selon le t&eacute;moignage de Bastian,
+mais o&ugrave;, certes, il ne pouvait l'attendre? Voulait-elle
+revoir le lieu o&ugrave; s'&eacute;taient &eacute;chang&eacute;es les derni&egrave;res paroles?</p>
+
+<p>&Agrave; quoi bon scruter ce qui est insondable?</p>
+
+<p>Il est des heures o&ugrave; nous marchons conduits par l'invisible
+main que bien des gens appellent encore la Destin&eacute;e,
+et que d'autres adorent, le front dans la poussi&egrave;re, en lui
+donnant son vrai nom, terrible et doux, qu'il faut prononcer
+&agrave; genoux.</p>
+
+<p>Elle allait o&ugrave; Dieu la menait, tout droit &agrave; la promesse
+faite au pied de l'autel, cette autre nuit qui avait vu le
+d&eacute;part de son bien-aim&eacute; pour la guerre.</p>
+
+<p>Elle allait, la fianc&eacute;e du h&eacute;ros, &agrave; la gloire de ses noces
+immortelles...</p>
+
+<p>Au haut de la coul&eacute;e &eacute;tait l'ancienne loge du coupeur
+de bois, distante d'une cinquantaine de pas &agrave; peine de la
+clairi&egrave;re o&ugrave; se jouait, dans la nuit profonde, le drame
+muet dont nous avons vu le d&eacute;nouement.</p>
+
+<p>&Agrave; cet instant m&ecirc;me, le chevalier d'Assas arrivait au
+pied du ch&ecirc;ne mort et s'arr&ecirc;tait, apr&egrave;s avoir constat&eacute; la
+disparition du guide.</p>
+
+<p>Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du c&ocirc;t&eacute; oppos&eacute;
+&agrave; la clairi&egrave;re, vit avec &eacute;tonnement une lueur briller derri&egrave;re
+les ch&acirc;ssis d&eacute;sempar&eacute;s de la masure. Il y avait l&agrave;
+un h&ocirc;te nouveau, qui rempla&ccedil;ait les anciens ma&icirc;tres
+d&eacute;c&eacute;d&eacute;s.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux &agrave; l'int&eacute;rieur
+de la loge que Jeanne s'en approcha. C'&eacute;tait son chemin.
+Quand elle passa tout contre le ch&acirc;ssis elle distingua un
+homme portant le riche costume d'officier g&eacute;n&eacute;ral prussien,
+assis sur le billot de Fritz, aupr&egrave;s de l'&eacute;tabli de
+Fritz, o&ugrave; &eacute;tait une lampe allum&eacute;e. L'or qui chamarrait<span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
+les habits de cet homme, contrastait d'une fa&ccedil;on &eacute;trange
+avec la d&eacute;solation de la mis&eacute;rable ruine.</p>
+
+<p>Il semblait attendre.</p>
+
+<p>Et en effet, au moment m&ecirc;me o&ugrave; Jeanne regardait, un
+autre homme arriva par le derri&egrave;re de la loge, c'est-&agrave;-dire
+du c&ocirc;t&eacute; de la clairi&egrave;re: un paysan hessois, grand, long,
+vo&ucirc;t&eacute;, dont l'&eacute;troit visage de juif disparaissait presque
+entre deux for&ecirc;ts de cheveux et de barbe.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce fait? demanda l'officier g&eacute;n&eacute;ral en allemand.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, r&eacute;pondit le Hessois; j'ai bien gagn&eacute; mon
+salaire.</p>
+
+<p>Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa,
+et comme elle tournait la masure, un bruit d'argent
+remu&eacute; vint jusqu'&agrave; son oreille.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le prix du sang.</p>
+
+<p>Le reste fut rapide, vague, terrible comme la myst&eacute;rieuse
+horreur des r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques
+pas l'espace vide o&ugrave; &eacute;tait la souche. Elle s'y arr&ecirc;ta,
+comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; vraiment l&agrave; le terme de sa course, et
+s'assit sur le tronc coup&eacute;.</p>
+
+<p>Mais elle se releva aussit&ocirc;t, parce qu'une voix sifflante,
+partant elle ne savait d'o&ugrave;, vint &agrave; son oreille. Cette voix
+chuchotait avec l'accent allemand ces mots que nous
+avons d&eacute;j&agrave; entendus: &laquo;Un seul mouvement, et tu es
+mort.&raquo;</p>
+
+<p>Jeanne ne savait ni qui parlait ni &agrave; qui l'on parlait.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, le grand murmure du lointain
+arriva: fantassins en marche, cavaliers dont le galop
+cr&eacute;pitait sur les pierres, lourds canons qui labouraient
+les routes.</p>
+
+<p>Et la voix des tra&icirc;nards fran&ccedil;ais monta, disant: &laquo;C'est
+l'arm&eacute;e!&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p>
+
+<p>Et tout redevint muet dans la clairi&egrave;re, que Jeanne
+croyait entendre respirer.</p>
+
+<p>Et apr&egrave;s un temps, le temps de grand recueillement,
+pris par Nicolas d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu
+lui devait encore de vie dans un effort unique et sublime,
+Jeanne entendit ce cri puissant et beau comme la voix
+m&ecirc;me de la France, le cri de Samson, le cri du dernier
+chevalier qui allait pr&eacute;cipiter la vo&ucirc;te du ciel sur les
+philistins allemands.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui! fit-elle en retenant &agrave; deux mains son c&#339;ur
+qui s'&eacute;lan&ccedil;ait hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST
+LA! Mon Dieu, prenez nos &acirc;mes...</p>
+
+<p>Il y eut le bruit sourd et l&acirc;che des ba&iuml;onnettes entrant
+dans la chair. Jeanne tomba assassin&eacute;e par ces blessures
+qui lui d&eacute;chiraient le c&#339;ur &agrave; travers le corps du chevalier
+d'Assas.</p>
+
+<p>Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait
+gagn&eacute; son argent des deux c&ocirc;t&eacute;s. Mais la voix de d'Assas
+mourant fit &eacute;clater la foudre de toutes parts &agrave; la fois. Ce
+ne fut pas seulement Auvergne qui vint &agrave; son appel, ce
+fut la France.</p>
+
+<p>La for&ecirc;t s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon
+parla, sonnant le glas qu'il fallait pour ces illustres fun&eacute;railles,
+et l'embuscade allemande laissa, deux lieues
+durant, depuis le Clo&icirc;tre jusqu'&agrave; Burick, la sanglante
+tra&icirc;n&eacute;e de ses cadavres.</p>
+
+<p>Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le si&egrave;ge de
+Wesel fut lev&eacute;, et Ferdinand de Brunswick fit retraite au
+del&agrave; du Rhin.</p>
+
+<p>On dit que les restes mutil&eacute;s du dernier chevalier,
+port&eacute;s hors de la m&ecirc;l&eacute;e qui s'&eacute;tait engag&eacute;e d'abord furieusement
+dans la clairi&egrave;re, au pied du ch&ecirc;ne o&ugrave; il &eacute;tait<span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
+tomb&eacute;, furent r&eacute;fugi&eacute;s sous bois, au del&agrave; des premiers
+arbres.</p>
+
+<p>Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre
+corps admirablement beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune
+tache de sang ne souillait, celui-l&agrave;, car Jeanne de
+Vandes avait &eacute;t&eacute; frapp&eacute;e en dedans de son corps et pour
+ainsi dire dans son &acirc;me.</p>
+
+<p>Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour
+Jeanne, cette autre blessure unique et plus profonde qui
+va chercher, pour la tarir, la source m&ecirc;me de la vie.</p>
+
+<p>On dit que des secours inutiles arriv&egrave;rent du Clo&icirc;tre
+et que des flambeaux s'allum&egrave;rent, &eacute;clairant un vieillard
+et deux femmes, qui s'agenouill&egrave;rent, trouvant encore
+des larmes dans leurs yeux &eacute;puis&eacute;s de pleurer. C'&eacute;tait
+Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de
+Bussy.</p>
+
+<p>On dit qu'il y avait sur les l&egrave;vres de Mlle de Vandes
+un sourire, auquel le sourire du martyr r&eacute;pondait. Leurs
+t&ecirc;tes p&acirc;les, mari&eacute;es sur le dur oreiller de la souche, s'environnaient
+d'une seule et m&ecirc;me aur&eacute;ole.</p>
+
+<p>Le deuil &eacute;tait pour la terre; au ciel on c&eacute;l&eacute;brait leurs
+noces &eacute;ternelles et la f&ecirc;te de leurs souhaits exauc&eacute;s.</p>
+
+<p>Car le soldat avait demand&eacute; &agrave; Dieu de mourir pour sa
+patrie, l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main, le front haut, et la fianc&eacute;e ob&eacute;issante
+avait r&eacute;p&eacute;t&eacute;: &laquo;Seigneur, Seigneur, oui, le front
+haut, l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main, et que son cher sang coule pour
+la France!&raquo;<br /><br /><br /></p>
+
+<h3>FIN</h3>
+<p><br /><br /><br /></p>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p>
+
+<p class ='center'>Impr. d'&Eacute;ditions, 9, rue &Eacute;douard-Jacques, Paris.&mdash;6-26<br /><br /><br /><br /></p>
+
+<div class='center'>
+<table border="0" cellpadding="4" cellspacing="0" summary="table_des_matieres">
+
+<tr><td align='left'><a href="#I"><b>I</b></a><br /></td>
+<td align='left'>M. JOSEPH ET M. NICOLAS</td>
+<td align='left'><a href='#Page_7'>7</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#II"><b>II</b></a><br /></td>
+<td align='left'>ARRIV&Eacute;E DE L'INCONNUE</td>
+<td align='left'><a href='#Page_17'>17</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#III"><b>III</b></a><br /></td>
+<td align='left'>L'&#338;IL DE POLICE</td>
+<td align='left'><a href='#Page_24'>24</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#IV"><b>IV</b></a><br /></td>
+<td align='left'>JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON</td>
+<td align='left'><a href='#Page_31'>31</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#V"><b>V</b></a><br /></td>
+<td align='left'>LES M&Eacute;MOIRES DU BONHOMME JOSEPH</td>
+<td align='left'><a href='#Page_50'>50</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#VI"><b>VI</b></a><br /></td>
+<td align='left'>JEANNETON</td>
+<td align='left'><a href='#Page_64'>64</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#VII"><b>VII</b></a><br /></td>
+<td align='left'>POT AU LAIT</td>
+<td align='left'><a href='#Page_77'>77</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#VIII"><b>VIII</b></a><br /></td>
+<td align='left'>COUP DE SANG</td>
+<td align='left'><a href='#Page_87'>87</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#IX"><b>IX</b></a><br /></td>
+<td align='left'>UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION</td>
+<td align='left'><a href='#Page_102'>102</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#X"><b>X</b></a><br /></td>
+<td align='left'>D'ASSAS!</td>
+<td align='left'><a href='#Page_114'>114</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#XI"><b>XI</b></a><br /></td>
+<td align='left'>BOUCHE EN C&#338;UR</td>
+<td align='left'><a href='#Page_129'>129</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#XII"><b>XII</b></a><br /></td>
+<td align='left'>FIAN&Ccedil;AILLES</td>
+<td align='left'><a href='#Page_146'>146</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#XIII"><b>XIII</b></a><br /></td>
+<td align='left'>SENTINELLES PERDUES</td>
+<td align='left'><a href='#Page_160'>160</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#XIV"><b>XIV</b></a><br /></td>
+<td align='left'>&Agrave; MOI, AUVERGNE!...</td>
+<td align='left'><a href='#Page_173'>173</a></td></tr>
+
+<tr><td align='left'><a href="#XV"><b>XV</b></a><br /></td>
+<td align='left'>POUR LA FRANCE!</td>
+<td align='left'><a href='#Page_184'>184</a></td></tr>
+
+
+</table></div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER ***
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
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