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Féval + +Release Date: January 14, 2009 [EBook #27806] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)) + + + + + + + + + +LE DERNIER CHEVALIER + + + + + PAUL FÉVAL + + LE DERNIER + CHEVALIER + +SEULE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE + + + ALBIN MICHEL, ÉDITEUR + +PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22--PARIS + + + + +LE DERNIER CHEVALIER + + + + +I + +M. JOSEPH ET M. NICOLAS + + +Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour avait «ses +vapeurs», cette migraine du XVIIIe siècle dont on s'est tant moqué et +que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur +commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des +noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le +grec de cuisine qui les gonfle? + +M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien +sonnés, se trouvait incommodé légèrement d'un rhume de cerveau, gagné +l'année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de +Kloster-Seven, qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la +Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c'était, ce +maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, qui ne l'aimait pas +tous les jours, disait de lui: + +«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! Il ne +flattait jamais que nos ennemis. + +Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait +depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans +Paris: + + Armand acheta sa pelisse, + (Dieu vous bénisse!) + Avec l'argent + De Cumberland... + +Et encore: + + Armand, pour payer le maçon, + Godille frétille, pompon, + Se fût trouvé bien pauvre, + Pompon, frétillon, + Sans la pêche de ce poisson + Qu'il prit dans le Hanovre... + +Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui sourit sur notre +boulevard, et qui porte encore le nom de «Pavillon de Hanovre». Ce nom +fut la seule vengeance de la France contre le général d'armée philosophe +qui, vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main frivole, avait +pris la plume au lieu de l'épée et signé un reçu au lieu de livrer une +bataille. + +Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de Hanovre coûta deux +millions. La France en «faillit crever», selon l'expression un peu crue +de l'abbé Terray; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans, +toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour +employer son style troubadour, «n'ayant pas encore renoncé à plaire». Il +était né coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l'aurait +gêné dans ses habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut +pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!» + +Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV, Jeanne-Antoinette +Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maréchal duc de +Richelieu qui ne battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis +XVI, veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau de +son troisième fils, le comte d'Artois, depuis Charles X, condamné par +les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas +encore les angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons sinistres +qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle avait la crainte +instinctive, j'allais dire le pressentiment du poison, car elle fit +visiter en secret le comte d'Artois par la Breuille, médecin de Mme +Adélaïde, pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné. + +M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté +qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la +guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis +savait chanter le champagne et l'amour; ses oeuvres éclaboussent +souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous +ne pouvez pas le supposer content. + +Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, +résistaient, travaillant de tout leur coeur à la révolution qui allait +leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à +l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de +petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, +est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets +doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui +demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait +çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus, +sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme +de sa puissance; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise; la +cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et +la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser. + +Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la +désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout +l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé, +des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de +maître: + + Soubise dit, la lanterne à la main: + «J'ai beau chercher, où donc est mon armée? + Elle était là, pourtant, hier matin, + S'est-elle donc en allée en fumée? + Je l'ai perdue et suis un étourdi; + Mais attendons au grand jour, à midi... + Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie, + Prodige heureux! la voilà! la voilà!... + Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là? + Je me trompais, c'est l'armée ennemie!» + +Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le +grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait +de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux +abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué +avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés +de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline, +sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait. + +Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes, +méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude. + +Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En +une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa +correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au +faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se +prosterna devant lui. + +Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la +France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée. + +C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et +qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était +pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches +profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos +colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions +l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous +martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au +profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de +honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de +Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau. + +Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les +quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle, +peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa +carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme +français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la +Fayette[1]. + +Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de passer, dans une +certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le +comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut +l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le +grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis +une bonne part de ce qu'il nous perdait. + +Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au +pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme +dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le +marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et +persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les +philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut +enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en +comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu +de l'ancienne. + +Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies, +madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne. + +Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la +tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours +engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de +Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, +ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si +viles que l'héroïsme y fait tache. + +Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de +police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue +Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, +veuve d'un sergent juré de la ville. + +Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce Marais; mais c'était +un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général, +l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus +délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez +osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour +avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la +chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi. + +De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires +privés qu'on nomme des _reporters_. Leur emploi consiste à désennuyer +non plus un vieux roi, mais un vieux peuple. + +Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du +Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire. +C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer +définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son +nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et +encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus +en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques +pauvrement éclairées allaient se fermant. + +Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue +était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur +jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées, +représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. +La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne +savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions. +D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à +l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les +clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait +corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les +Trois-Marchands. + +--Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant +dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses +comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si +j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère? + +--Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40 +ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute seule, dans +son temps, trois ou quatre portions de «beauté du diable;» justement, je +songeais à vous, moi aussi. + +--Vraiment? + +--Vraiment tout à fait!... En voulez-vous? + +Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un verre profond et +large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses +grosses joues, sous forme de vin d'Arbois. Elle emplit le verre et +l'offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie: + +--Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M. +l'inspecteur. + +--M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes fraîche comme la +pêche, ma commère, et quoique je n'aie pas soif du tout, j'accepte avec +plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre... À votre +santé... Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie? + +La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui allait point +encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit: + +--C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais ça m'est recommandé +pour mon estomac. + +--Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi. + +Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle en eût versé +le contenu dans une cuvette. + +--Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin. + +--Ah! fit Marais: Joseph qui? + +--Je ne sais pas. + +--Et après? + +La femme Homayras hésita. + +--Est-ce tout? reprit Marais. + +--Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous... + +--À M. Joseph? Il vous est donc suspect? + +--Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, ce bonhomme-là! + +--Il est riche? + +--Ah! mais non! + +--Que fait-il? + +--Rien... C'est-à-dire... il rage! + +--Oh! oh! contre qui? + +--Contre les Anglais. + +--Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient. + +--Et contre la compagnie... + +--Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, depuis M. de +Choiseul. + +--Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle de Madras, de +Pondichéry, de Bombay... + +--La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, nous nous en +moquons comme du Canada, Madeleine! Qui fréquente-t-il? + +--Personne. + +--En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux. + +--Savoir! + +La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur, prenant la bouteille à +son tour, emplit le verre lui-même. + +--Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il. + +Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois: + +--Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. J'ai dit qu'il ne +recevait personne, mais ce n'est pas le mot tout à fait. Il vient +quelqu'un le voir. + +--Qui ça? + +--Un jeune homme. + +--Souvent? + +--Tous les jours. + +--À quelle heure? + +--Dès le matin. + +--Il reste longtemps? + +--Jusqu'au soir. + +--Que font-ils, tous les deux? + +--L'un dicte, l'autre écrit. + +--C'est le jeune homme qui écrit? + +--Et c'est M. Joseph qui dicte. + +--Comment s'appelle-t-il, le jeune homme? + +--M. Nicolas. + +--Nicolas tout court aussi? + +--Aussi, oui, Nicolas tout court. + +--Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle... M. Joseph! M. Nicolas! M. +Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge aux Trois-Marchands!... + +--Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison n'est-elle pas tenue +sur un assez bon pied pour cela! + +Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais s'empressa de +s'excuser, disant: + +--Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi a-t-il l'air? + +--Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a l'air d'un roi. + +[Note 1: Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit +tirer _en pleine paix_ sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée +au fourreau et portait en outre le drapeau parlementaire. La première +épithète appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par +les gazettes européennes fut celle-ci: _Coquin_. Le fait est contesté +(en Amérique).] + + + + +II + +ARRIVÉE DE L'INCONNUE + + +M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, grassouillet: +un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous auriez presque +pris pour un financier, tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la +marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez +fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa +provision d'anecdotes. + +Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, puisque c'est à +peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond de ses +tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud +joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal, +beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, faisant mousser du même +coup de blaireau, son courage, sa lâcheté, ses convoitises, son bon +coeur, ses cruautés, son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si +étrangement le niveau de nos moeurs, assassiner la vie privée et crotter +jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe moyenne en France. + +Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV, +qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pouvait: chez +la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux +chez Marais. + +Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. Il jouissait de +la considération _sui generis_ dévolue à ceux qui regardent dans les +maisons par les trous de serrure. Les curieux d'un côté, de l'autre les +poltrons de scandale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il +portait des bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans une +boîte d'or. + +Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques familles, +mais c'était pour gagner sa vie. + +La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée impunément d'un si +attrayant personnage, et, quoique rien dans la conduite de M. Marais +n'eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre gens de +bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un jour +venant, jusqu'à la dignité d'_observatrice_. + +--D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en dédis pas, il a +l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi, +donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la +mine de M. Nicolas, et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a +dans les yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa +tournure, et tout! + +--Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous enflammez, +Madeleine! + +--Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la veuve. Ils sont +ensemble dans la chambre qui a un _oeil_. + +Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais avait été éveillée, +mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors de son gousset une montre +épaisse et large et la consulta avec ostentation. + +--Mon aimable commère dit-il en se levant, l'_oeil_ aura tort pour +aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de +contempler les vôtres. + +--Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé! + +--Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, et je n'ai pas +encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph +et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la +chambre qui a un _oeil_... + +--Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph est chez moi, pas +une seule dame n'a passé le seuil de sa porte! + +--On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante au bas de +l'escalier. + +--Faites monter! ordonna la veuve. + +Et elle ajouta: + +--C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, et hormis M. +Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph. + +M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait à sortir. +On entendit un pas léger qui montait l'escalier. Madeleine se mit à +rire. + +--Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; on dirait que +ça sent la jeunesse! + +M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait justement pour lui +baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en sursaut. Une +voix douce disait sur le palier: + +--Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement de M. Joseph? + +La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir une femme, vêtue +de noir et coiffée «à la créole», d'un voile de dentelle très riche et +très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage. + +--Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince et un roi, voici la +reine! Et moi qui ne demandais qu'une bergère! + +--Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?... avait commencé +Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présence d'un +homme du bel air tel que M. l'inspecteur. + +Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa phrase. Elle fit +une profonde révérence, accompagnée d'un «À votre service, +Mademoiselle,» et sortit précipitamment pour conduire elle-même la +nouvelle venue jusqu'à l'appartement de son locataire. + +Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La +figure du chasseur d'aventures avait une si singulière expression que la +veuve lui demanda: + +--Vous l'avez reconnue? je m'en doutais! + +--Reconnue! répéta Marais: je la connais donc? + +--Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous voir là planté +comme un mai... + +--C'est la surprise. + +--Surprise de quoi? + +--Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!... + +--Vous avez donc pu voir sous son voile, vous? + +--Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; mais il y a des +choses qui passent à travers les voiles. + +--Ça, c'est vrai, dit Madeleine. + +--Dites-moi bien vite qui elle est. + +--Je n'en sais rien. + +--Comment! vous aviez pourtant débuté par de la rudesse... + +--Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai. + +--Et vous avez fait une révérence... + +--Comme pour un évêque, je ne dis pas non! + +--Et vous l'avez appelée «Mademoiselle...» + +--Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des choses qui se +voient à travers les voiles: vous l'avez dit vous-même. + +--C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour. + +Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau sur un meuble, +puis sa canne dans un coin et reprit d'un ton digne: + +--Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir l'_oeil_ de la +chambre, là-bas, pour service public. + +Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en arriver là, et +pourtant elle n'obéit point tout de suite. + +--Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu d'artifice au +Pont-Tournant, pour la petite victoire de M. d'Aché, qui a brûlé quatre +frégates anglaises? + +--Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry est ravitaillé... + +--Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la veuve, de montrer de +la complaisance aux amis qu'on a dans le gouvernement, s'ils ne vous +retournaient pas de temps en temps vos politesses. + +--Vous avez envie de voir les fusées? + +--Oui, mais pas avec le peuple. + +--C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts pour le +boulingrin de la Petite-Provence. + +--Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du bord de l'eau? + +--Ce sont les places du beau monde. + +--Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le bras, vous, M. +Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence, je suppose que nous ne +salirions pas les banquettes du beau monde à nous deux! + +--Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au bien du roi, si +j'allais ainsi promener les dames à l'heure de la besogne? Vous aurez +des billets bleus à fleurs de lis jaunes. C'est dit, mais je ne vous +accompagnerai pas... Voyons! faisons vite! + +Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle où +l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine l'arrêta encore. + +--Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur à M. Joseph, en +suite de tout ceci. + +--Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? Voici déjà deux ans que +Robert-François Damiens a été roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï +dire qu'il ait laissé derrière lui des complices. + +--A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce brave homme-là! fit +la veuve. C'est la douceur même! S'il avait une mouche à tuer, il +sonnerait la chambrière. J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se +trouver dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes... + +--Bien! bien! C'est un banqueroutier? + +--Je ne dis pas cela... + +--Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce n'est pas lui +qui m'occupe, mais bien la ravissante inconnue. J'ai un flair étonnant +pour ces choses-là, voyez-vous: je parierais que nous sommes sur la +piste d'une bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en chasse, +ma commère! + +Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte donnait accès sur +un couloir étroit et assez long, à l'extrémité duquel s'ouvrait une +toute petite chambre qui prenait jour sur le corridor. La veuve et +l'inspecteur y entrèrent sans bruit, et le carreau dormant qui laissait +passer un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont la chute +suffit à produire une complète obscurité. + +Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible et pareil au +grinchement d'un guichet qui s'ouvre. + +Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la muraille, à quatre +pieds du sol, un disque qui avait à peu près le diamètre et l'apparence +d'une écumoire, percée d'une multitude de trous brillants. + +C'était l'_oeil_ de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir. + +À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant discrètement +dans le noir. M. Marais s'en approcha sur la pointe du pied, gaiement et +souriant d'avance au succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il +passé au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi, +balbutiant d'une voix altérée: + +--Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six chandelles, moi! on +dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme! + +La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit qu'un saut jusqu'à +la muraille, pendant que ce cri s'étouffait dans sa gorge: + +--M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! ce serait +pour en perdre la tête! + +Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, pour tout +de bon, et regarda à son tour dans la chambre voisine. + + + + +III + +L'OEIL DE POLICE + + +La chose appelée _oeil de police_ par les gens du métier et aussi +_regard_, n'est pas du tout une invention moderne On en trouve des +traces assez nombreuses dans l'antiquité, où l'espionnage se pratiquait +honorablement aussi bien dans les monarchies que dans les républiques. +En fait d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont +généralement remporté les premiers prix. + +À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité qui régnait +dans cette patrie du vice rogue et tout hérissé de stoïque vanité. Ils y +servaient surtout à surveiller les études des jeunes voleurs exercés aux +frais de l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de +l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité des aspirants +au baccalauréat, distribuant des diplômes aux mains les mieux crochues +et notant d'infamie les paresseux que la puberté avait surpris ne +sachant pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens. + +À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais où la science +architecturale déployait toutes ses ressources pour allonger la vue des +observateurs, en multipliant la puissance de leur ouïe. L'_oeil_ de +Denys l'ancien, qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait +la forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, déjà +maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque s'étendait sur ce +lit entendait tout ce qu'on disait, voyait tout ce qu'on faisait dans la +superbe Ortygie. + +Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont chaque maison +avait cent yeux comme Argus, et le plus grand de nos poètes nous a +appris qu'à Padoue, autre république, «on marchait _dans_ les murs.» +Ceci est le comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour +l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans l'épaisseur des +murailles; aussi j'ai presque honte d'en revenir à la pauvre écumoire de +Madeleine Homayras. + +C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de l'art. Aucune +république ancienne ou moderne n'aurait voulu de cette misérable +installation, mise en usage dans les hôtelleries de Paris, selon +Peuchet, durant les premiers troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson +avait multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description dans ses +mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la démolition du quartier +sordide où les magasins du Louvre étalent maintenant leurs +magnificences, tout Paris vint en procession visiter l'_oeil de police_ +du cabaret-garni du Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière +le Château d'eau du Palais-Royal. + +Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout _oeil de police_ était +construit d'après ce principe, qu'étant donné deux pièces contiguës, +l'une sombre et l'autre éclairée, l'intérieur de la première échappe à +la vue de la seconde, tandis que tout regard partant de la première est +maître des moindres détails de sa voisine. + +La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, quand on se +sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, dans les auberges, on n'y +mettait point tant de façons, et l'_oeil_ de la rue Pierre-Lescot, que +j'ai vu et touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, du +côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte ou plutôt +souillée dans le ton exact de la muraille. + +Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de la chambre éclairée, +se trouvait un rayon de sapin, soutenu par deux consoles du même bois; +le tout, vieux et vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment +le _regard_ à travers lequel, malgré la poussière accumulée, on voyait +comme s'il n'y eût pas eu de cloison. + +Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve Homayras. Son +_écumoire_, placée là peut-être en d'autres temps, dans un but +d'espionnage politique, ne servait plus qu'à la cueillette des nouvelles +à la main; et encore fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au +dépourvu pour venir chercher ses prétentaines dans un quartier si +démodé. + +Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: il y avait bien +là une aventure; mais, au lieu d'une comédie à l'eau de rose, il tombait +au plein d'un gros drame où il y avait des larmes et du sang. + +Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, inquiète à juste +titre pour la bonne renommée de son garni: + +Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux bougies et où +brillait en outre un feu ardent qui remplissait la cheminée, se trouvait +une table, couverte de papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une +carte géographique de très grandes dimensions, dessinée et coloriée à la +main, était étendue. Elle couvrait presque tout le carré de la table et +se déroulait jusqu'à terre, de sorte que l'un de ses angles +disparaissait sous le corps d'un homme de 60 ans à peu près, tout +sanglant et gisant sur le carreau entre le foyer et la table. + +Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée en traits si +distincts, que le regard de Marais et aussi celui de la veuve allaient à +elle, bon gré, mal gré, en dépit du cadavre taché de rouge qui en +froissait un des coins. Et, tout en restant fascinés par le tragique +spectacle inopinément offert à leurs yeux, ils étaient contraints de +lire ces mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu +liquide: _Carte des conquêtes de la France_... et ce nom, qui flamboyait +autour d'une tache pourpre, en forme d'étoile: MADRAS. + +L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, les jambes +écartées, la tête renversée dans la forêt de ses cheveux touffus et +grisonnants; mais, loin d'avoir la pâleur de la mort, sa figure, frappée +à revers par les chauds reflets du foyer, semblait écarlate. +L'immobilité suprême avait évidemment saisi ses traits dans les +contractions d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques +surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés autour de la bouche par +un courroux terrible ou une poignante douleur. + +Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, jouait avec la flamme +de l'âtre comme un long rubis affilé que la langue du feu aurait léché. +Au-delà du couteau, une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite +taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée et souillée +d'une large maculature de sang, vers l'arme qu'elle touchait presque. + +Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras demi-nu et de +proportions exquises, au buste gracieux d'une jeune fille, vêtue de +noir et bien plus pâle que le prétendu mort. L'inspecteur et la veuve +n'avaient pas de peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout +à l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient point vu alors +son visage, mais le costume et la tournure suffisaient à lever tous les +doutes. + +Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète qu'il était (tous les +policiers le sont un peu), avait dit que la beauté de cette jeune fille +perçait son voile. Le fait est que cette beauté éblouissait. Il y avait +un rayonnement extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint, +contrastant avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux +noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa splendeur et +quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés par les larmes, mît +dans l'ombre le regard de ses longs yeux, on devinait, on voyait presque +l'éclair profond qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa +prunelle. + +Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux de virginal +despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse qui l'avait terrassée +aujourd'hui ne pouvait éteindre la lumière des joies d'hier. Ainsi reste +aux tempes de ceux que la foudre précipita du trône cette trace, +blessure ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes généreuses +et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre siècle: la dévotion au +malheur. + +Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, noyés dans une +heure de mortelle souffrance, et, je vous le dis, cela parlait: le +bonheur passé aussi bien que le malheur présent. Sur ses lèvres +décolorées, une fraîcheur s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et +caresse. Jamais celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car +la fleur est surtout fleur quand elle se penche... + +Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, elle avait dû +tomber de son haut. Sa tête, qui avait une légère plaie, d'où sortait +une gouttelette de sang, s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux +ruisselaient jusqu'à baigner le flanc du vieillard. + +Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil et qui était +agenouillé entre eux deux. C'était un jeune homme portant le costume +militaire et les insignes d'officier: celui-là même dont Madeleine avait +dit qu'il avait l'air d'un roi. + +Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIIIe siècle, ne +portaient guère sous leur perruque poudrée le caractère de mâle vigueur +qui distinguait notre beau soldat. Louis XV, à la vérité, avait été un +superbe roi de cire, mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le +grand Frédéric avait été «laid comme un pou», selon l'expression trop +précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre ne comptaient déjà +plus: têtes grosses et rouges d'employés bien payés; les rois d'Espagne, +joues bilieuses et creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques, +et Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des jupes. + +Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver un porte-couronne +à la mine gaillarde, vaillante et encore, ce vrai Français et ce vrai +roi, dernière idole des peuples, qui battait si dur et qui riait si +bien, était venu au monde, dit-on, avec la barbe grise. + +Si donc _M. Nicolas_, puisque tel était le nom du jeune officier, avait +l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est tout bonnement que +Madeleine, sans trop le vouloir ni le savoir, rendait hommage à la +royauté: pour elle, la vigoureuse jeunesse de ce soldat épandait le +prestige de sérénité, de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent +en vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, les +enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, prêtaient +naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire. + +Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre la poitrine de M. +Joseph, à la place du coeur; mais en même temps, il se penchait vers la +jeune fille, et tout en lui disait que son esprit, sa pensée, son âme, +inclinaient là irrésistiblement. + +Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet de tout son +être, il y avait une profonde désolation qui pouvait se traduire et se +partager ainsi: dévouement, respect et compassion pour le vieillard, +amour sans bornes pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait +avoir abandonnée. + +Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages groupés +ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? Madeleine, dans le premier +moment de son effroi, venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M. +le gouverneur». + +Gouverneur de quoi? + +Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur de +police, vous vous doutez bien que Madeleine n'avait pas, pour lui, +retourné le fond de son sac. + +Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire. + + + + +IV + +JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON + + +Certain soir de novembre, environ deux semaines en çà, un carrosse de +louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, à la porte des +Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, malade et ayant peine à se +soutenir. Il avait avec lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne +parlait pas bien le français et qui portait un singulier costume dont la +principale pièce consistait en un châle-cachemire, drapé sur une chemise +de laine et cachant la ceinture d'un large pantalon de toile indienne. + +Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à l'eau, qu'il +assaisonnait lui-même avec une poudre très violemment aromatique qui +ressemblait à du poivre blanc. Son maître vivait de l'air du temps, ne +recevait jamais personne et sortait régulièrement après la brune tombée, +pour rentrer fort tard dans la nuit. + +Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon tombé de la +poche de M. Joseph; c'était un fragment de lettre, commençant par ces +mots: «Monsieur le gouverneur...» On en fit des gorges chaudes à la +cuisine, et le nom de M. le gouverneur lui resta. + +Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus. + +Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus là pour monter +la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, le beau capitaine, +s'adressa à une servante qui ne résista point à sa grande mine ni +surtout au louis d'or qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la +servante, mais elle courut s'installer dans sa chambre noire pour voir +au moins comment «M. le gouverneur» allait recevoir l'intrus. + +Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine ouvrait son +_oeil_, mais jusqu'alors elle avait vu peu de chose et n'avait rien +entendu, sinon les plaintes du malade et le baragouin de Saëb, qui +n'avait pas l'air d'un domestique commode. Ce jour-là, sa curiosité fit +une ample récolte. + +M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête tournée vers la +ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant en entrant, il ne se +retourna point, mais il dit avec une colère dolente: + +--Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos? + +--Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; je vous engage +ma parole qu'on ne vous laissera pas mourir! + +Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, mais encore +marquis. + +Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu la voix qui +parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable de sauter hors de sa +couche aussi lestement qu'il le fit. Ce fut un bond de jeune homme, il +se trouva sur ses pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon +sourire aux lèvres, pour dire presque gaiement: + +--Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour. + +De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce premier moment, que +M. Nicolas était un chevalier. + +Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent une +cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père et un fils qui se +retrouvent après une longue séparation. Le bonhomme disait, et il avait +des larmes plein les yeux: + +--Ah! garçon! garçon! que je suis content de te revoir! Saëb m'a planté +là! c'est un coquin, comme tous les Bengalis; j'étais tout seul, dans +cette auberge, et les Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris, +qui me cherchent pour m'assassiner! + +--Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont qu'à essayer, ils +trouveront à qui parler, me voici! + +--C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et serre-moi comme il +faut; il me semble que tu me redonnes de la jeunesse et de la vie. + +--Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait de son mieux pour +ne pas montrer toute son émotion. Je voudrais, en effet, vous donner ma +vie et ma jeunesse. + +--Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme. + +--Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète et très +mécontente. + +--Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas que je suis un +écolier et que je buissonne? _By Jove!_ c'est là le vrai malheur! +L'histoire dira de ma femme et de moi que j'avais des jupons pour ne pas +aller jambes nues, parce qu'elle portait les culottes! + +Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant que sa face, +très colorée, devenait pâle tout à coup. + +--Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes de détresse, +voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous m'avez raconté que votre +médecin ordinaire, là-bas, le docteur Siddons, vous accusait d'être +nerveux comme un tigre... + +--Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre matou! Les tigres +sont plus forts que les lions, et moi, je ne tiens pas sur mes jambes. +J'ai été tigre, c'est vrai, j'ai été lion... Que Dieu juge ceux qui +m'ont réduit à l'état où je suis!... Ah! ah! chevalier, nous étions trop +grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts où règne la +loi de nature, les arbres géants étouffent le petit bois, et n'est-ce +pas justice? mais dans le monde, c'est le petit bois qui attaque les +géants par le pied; ce sont les broussailles qui mangent les futaies, et +les héros disparaissent submergés par le flot des lâches, des +impuissants et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits de +l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, comme Tarquin, +à couper toute tête qui dépasse le niveau, Tarquin, tombé en enfance, +tend son propre cou à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout +sommeille, tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, sinon cette +conspiration aveugle, mais immense, où les petits et les grands, les +peuples et les rois, les nobles, les magistrats, les pamphlétaires et +les ministres, les ignorants et les savants complotent ensemble à leur +insu la culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette? + +--Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres du général qui +combat vaillamment dans le Dekkan, mais qui souffre de la mauvaise +volonté croissante de M. de Lally. + +--Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, qui brusquement se +mit à parcourir la chambre à grands pas. Mme de Pompadour l'a trié entre +mille pour ruiner l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète +du pays et des moeurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! Brave, +brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais jaloux, mais +inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul, avait voulu, sans flotte, +sans argent, sans soldats réguliers, il aurait gardé l'Inde à la France, +rien qu'en nommant notre Bussy vice-roi! + +M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait avec déférence et +qui dit: + +--M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis trois ans d'une façon +héroïque, et tout homme de guerre doit avouer que sa résistance tient du +miracle, mais... + +--Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de colère: vas-tu +abandonner mon gendre, toi aussi? + +--Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement que M. de Bussy +n'est qu'un soldat: un bras fort, un coeur intrépide, digne en tout +d'être le gendre et le serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et +il n'y a pas d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix en +personne! + +Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine qu'elle ne +l'avait jamais vu avant ce moment-là. Il se redressa si haut que son +front dépassait celui de M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille. + +--Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment lui? + +Et elle ajouta en elle-même: + +--Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux Trois-Marchands +et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je gagnerais du coup de belles +rentes! + +En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons et levait les +épaules en riant avec bruit. + +--Vice-roi, répéta-t-il. _By Jove!_ garçon, tu nous la bailles belle! +J'ai donné à la France un pays grand comme toute l'Europe, et tu veux +qu'on me récompense! Tu es fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, +en écus de six livres, dans cette maison, qui est large et longue +pourtant, et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le roi soit +mon persécuteur!... Mais quand même cette sangsue de Pompadour mettrait +en gage ses pierreries volées, on ne pourrait pas me payer, garçon! +Aussi les Anglais ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes +marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et Bussy nous +avons eu cette imagination extravagante de servir, d'agrandir, +d'enrichir notre patrie, au siècle de M. de Richelieu, au siècle de M. +d'Aiguillon, au siècle de l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes, +des douze cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! Il +fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient comblé; +il fallait travailler pour la Russie ou pour la Prusse, les philosophes +m'auraient doré tout vif! mais pour la France! fi donc!... Écoute! la +France est comme le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines +avec des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent loyalement +pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra où quelqu'un de ses +domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler +par elle, l'étranglera. Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la +France s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et trop +étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement jusqu'à cinquante ans, +tu assisteras à tout ce carnaval que la botte d'un caporal terminera en +écrasant la nuque de la France! Et, par Jupiter! comment disent les +Anglais, ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'à ce qu'il soit +broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma faute, c'est ma +faute, c'est ma très grande faute! J'aurais dû servir la France malgré +elle! Est-ce qu'il est permis de céder, quand on est homme, aux +caprices des petits enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais +le maître, il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma femme dont +le petit doigt est plus grand que toute ma misérable personne. Ma femme +tenait dans sa main cette vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle +avait charmée. J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet +homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe par tout un +peuple sur un trône d'or, un vrai trône de vrai or, pendant que des +milliers et des milliers d'adorateurs s'agenouillaient sur son passage, +en criant: «Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse +qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était bien plus que +princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, vivante statue de la +France, le front étoilé de saphir; belle, oh! belle comme la Patrie +victorieuse, pendant que ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle +l'air embaumé du pays des roses avec leurs grands éventails tout +ruisselants de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore +allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, comme la gloire des +étoiles resplendit au ciel... Comment va notre petite Jeanneton? + +Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre d'un doute +touchant la personnalité de son locataire, cette troisième question +aurait achevé de l'éclairer. Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois +Jeanne» étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de nos +décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise Dupleix, la fameuse +«princesse Jeanne»; Jeannette, sa fille, «la générale», qui avait épousé +le vaillant et malheureux Bussy, après avoir refusé la main du Grand +Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline de la soeur +de Dupleix et du comte de Vandes, un instant nabab souverain de +Masulipatam et des Cinq-Provinces. + +On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton Dupleix,» comme +on appelait souvent Mlle de Vandes à cause de sa mère, était la plus +chèrement aimée de l'ancien gouverneur général, son oncle et son père +adoptif. + +Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à l'époque où se +passe notre histoire, ces noms étaient dans toutes les bouches; ils +avaient étourdi, ils avaient ébloui Paris avant de lui faire compassion. +Les aventures de la princesse Jeanne surtout avaient couru autant et +plus que les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, la +foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la traîner en +triomphe, comme un corps saint. + +Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant +de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un +nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le +lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en +effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme +qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs +d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de +Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait, +hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais +au commencement du second empire, combien de jeunes coeurs palpitèrent +au récit de ses chevaleresques efforts! + +Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à +ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent +de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et +dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les Indes +espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos +jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le +nom de la France. + +Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois, +les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne +dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel +parti pris de rire au nez de nos martyrs. + +L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des +mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des +_aventuriers_ pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne +foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une +dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus +opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats +réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois, +qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance +avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au +plus profond de ses assises? + +Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins +pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour: +l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu +d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire +du monde! + +L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent +juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de +ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect +pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du +bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discrétion vis-à-vis de M. +Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par +l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait, +à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais +c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle +n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup. + +Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier +Nicolas. + +À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge +dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de +Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une +religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et +Madeleine se dit: + +--Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout, +ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles! + +M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami, +concernant Jeanneton: + +--C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec +un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir +où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son +père, un véritable culte. + +--Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son coeur est encore plus beau +que son visage... Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je +suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de +fierté, car je ne connais pas de coeur mieux placé que le tien, tu n'as +pas la folie d'élever tes voeux jusqu'à ma nièce? + +--Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer... je m'intéresse à +ces tourtereaux-là, moi! + +Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut +assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de +la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs. + +Nicolas, au contraire, sourit et répliqua: + +--Nous voilà bien! Mes affaires de coeur sont en aussi piteux état d'un +côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris, +là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre +ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres +pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles... + +--Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant. + +--Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur, +sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que +M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale +odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage. + +--C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre, +toi! + +--La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se +mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira, +pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre! + +--Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever +mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni +non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, +et les chiens regardent bien les évêques! + +--Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai coeur que ce grand garçon-là! + +Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette +réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais +ponctuée d'un regard loyal et droit. + +--Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en +ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé +que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître? + +Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où +Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son +interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de +lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques +qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M. +de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre. +Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite +ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une +célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix +lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné +notre _dernier chevalier_. + +Celui-ci répondit: + +--Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une +permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à +courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous +trouverais jamais! + +--Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont +plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces +quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de +Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille. + +--Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les +officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de +moi. + +--Colonel d'abord, général ensuite... Ton père et ta mère n'ont pas +tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un +mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille +d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, +mon ami; je t'en prie sérieusement... Combien de fois as-tu été voir le +ministre? + +--Pas une seule fois. + +Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant: + +--Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï +mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant +le déluge... Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers +moi? + +--Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite... + +--Ensuite? + +--Vous n'allez pas vous fâcher? + +--Peut-être... Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me +demander sa main? + +--Pas tout à fait... + +--Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents? + +--Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, +mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous +admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits +et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a +dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle +est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit +tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous +êtes prudent...» + +--Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre +Jeanneton! _By Jove!_ elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! +j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis +aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries +arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment +d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. +Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et +joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au +soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a +beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de +princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays +d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! +Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la +pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave +Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main +pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait +de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans +sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, +bien-aimée, je couche avec la mort...» + +--Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint! + +Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait +battre son coeur. + +--Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa +douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme +de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit +coeur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison +n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, +jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est +un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de +Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais +plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires +nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter +une belle main de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu! +c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission +de baiser la joue d'un héros... Ce furent ses propres paroles... Ah! +vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma +faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du +ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, +mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et +qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos +soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que +les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent! + +Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son +coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme +s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant +la sienne propre. + +--Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui +vins, le lendemain, peut-être le soir même. + +--Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain! + +--Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée. + +--Parbleu! fit le chevalier. + +--Parbleu! répéta Madeleine enchantée. + +--Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne +vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, +mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme +un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les +pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de +temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, +aidant la mémoire qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais +d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même! + +--Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et +votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse. + +--Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre +personne au Cloître... + +--Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse! + +Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa. + +Madeleine dit en se servant à boire: + +--C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, +et tout irait comme une lettre à la poste! + +--Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire +d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais +comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était +pas passée que ma femme te traitait en fils... + +--Chère et noble amie! murmura Nicolas. + +--Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre +confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la +compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires, +avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils +disent. Sais-tu ce que c'est? + +--Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu. + +--Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; +il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te +répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en +circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, +juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête +pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, +et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux +frais, qui sont de quatre cents écus.» + +--C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice! + +--Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic +et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela! + +--_Quod erat probandum_, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. +La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges... je ne +dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est +l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une +aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher... +Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, +sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits +cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour... Asseois-toi +là. + +Il montrait une petite table couverte de papiers. + +Le chevalier obéit aussitôt. + +--Ho! infanterie! commanda Dupleix. + +C'était le _garde à vous!_ de 1759. Le chevalier prit la plume. + +--Portez armes! + +Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un +demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta: + +«Au Roi...» + +Mais, se ravisant aussitôt, il demanda: + +--Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la +frontière? + +--Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur! + +--Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades? + +--M. le maréchal de Broglie. + +--Ils changent de maréchaux comme de chemises!... Écris donc: + +«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment +d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg +(Gueldre). + +«Monsieur le comte...» + +Il s'interrompit ici pour ajouter. + +--Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de +Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze +jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux +mémoires qui doivent être de purs chefs-d'oeuvre: un pour le roi, qui ne +le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier... + +--Savoir! fit Nicolas. + +--Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'oeil étincela tout à coup. Voilà +une idée qui a été bien longtemps à te venir! + +--Quelle idée? demanda le chevalier. + +--L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami, garçon; l'idée de +prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de +Choiseul, dire à ce petit Stainville... à Monseigneur le duc, pour +parler mieux: + +«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin, +lisez cela. Je l'exige!» + +Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse. + +--Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais... + +--Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance +par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut +avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin +autrichien ou un neveu anglais... Mais rédigeons d'abord le mémoire, et +nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu? + +--Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton, +de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui +annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que +je combats... Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure... +Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton +chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon +coeur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, +la nuit, je les revois en rêve... mais qu'il me faut ma solitude, encore +une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette +fois, il s'agit de vaincre ou de mourir! + + + + +V + +LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH + + +À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère +M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de +M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où +Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où. + +Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni +relâche. + +Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les +étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien +gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu +vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son +char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière +célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis. + +Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois +pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales +dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé +de la Bourdonnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les +mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on +peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents +du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait +la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, +et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se +créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et +faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages +combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui +étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et +conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en +dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide +conquête devait profiter! + +Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette +puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait +déjà LES BUREAUX, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il +est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, +a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos +soldats. + +Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais +qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement +assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs, +sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État, +commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, +endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons, +frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci, +protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles, +gens qui ont su se rendre aimables--ou insupportables (on arrive par les +deux bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à +escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui +l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux, +les pleurards, les vantards... Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs +quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y +avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de +Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant, +casant, poussant les petits de SES ÉLECTEURS! Songez que notre pays en +retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents +souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire,--et calculez, +si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne +l'Europe, L'ADMINISTRATION FRANÇAISE, pourra parvenir dans un +demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs +seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de +prébendes nationales! + +Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore d'attablés autour du +gâteau de la France que les invités de Mme de Pompadour et les familiers +du clan Choiseul. Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et +Madeleine n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter son +locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux mécanisme, tout +encombré de chocs, de frottements, de coudes inutiles, qui constituait +le jeu de notre politique d'abandon et changeait les victoires en +désastres. Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes +d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de bien énergiques +réprobations, car elle pratiquait, en sa qualité d'aubergiste, la +religion du «chacun pour soi», mais elle plaignait du moins, malgré +elle, cette angoisse dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le +martyre de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et contre +tous ceux que la patrie solde pour être officiellement desservie. + +Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de tous les petits +intérêts, âpres et implacables, ameutés contre le grand intérêt +français. Elle n'avait point voulu croire d'abord, tant cette maladie de +notre pays lui semblait invraisemblable et impossible; mais l'évidence +la saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à elle +toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance. + +Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage de la +révolution, si profond en apparence, tuerait des hommes et bifferait des +mots en quantité, mais laisserait subsister les choses. Elle n'était pas +sorcière, la bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les +soldats de la grande république, victimes des marchands et des commis, +aller le ventre vide et les pieds nus; elle ne pouvait deviner les +fortunes scandaleuses des _fournisseurs_ de l'avenir, ni la +multiplication extravagante des rouages administratifs, ni la +_centralisation_, monstre obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage +munitionnaire, que Napoléon Ier devait arrêter un instant en écrasant +quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui allaient bientôt +s'étaler au soleil insolemment, et grandir et s'épanouir jusqu'à cette +énorme _fantasia_ marchande, carmagnole de tromperies, de frelatages, de +concussions et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un +stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine a jeté son +voile pour essayer au moins de dissimuler à l'histoire l'ignoble +carnaval des usuriers ivres titubant dans le sang de la France égorgée! + +Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de nos colonies. Les +vautours ne s'acharnaient que sur un de nos membres, coupé loin du +coeur; mais il y avait dans la dictée de Dupleix des éclairs +prophétiques; le patriotisme ardent de ce malheureux homme s'unissait à +ses colères et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards. + +«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir combattu M. de la +Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré sur mes propres troupes: +j'entends sur celles de Votre Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il +eût reçu une dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne gardez +aucune conquête dans l'Inde.» + +«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais et moi est venu de +ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor inestimable, et que, moi, je +voulais le garder à mon pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre +de vos ministres, qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête dans +l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses représentants: +«Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, et ajoutez-y celles des +Français». Et l'Angleterre grandit toujours, toujours, et... que Dieu +ait pitié de la France, Sire! + +«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, qui aurait dit, +selon eux: «Les choses dureront toujours bien autant que moi». Les +choses vont vite, Sire. M. de la Bourdonnais est mort, voilà six ans +déjà, ruiné, presque déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné, +déshonoré tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin justice. +Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme disent les matelots; mais +je vois venir le déshonneur et la ruine de la France même. + +«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; les Anglais nous +détestent, et ils sont forts; les philosophes, ennemis de la royauté, ne +sont rien par eux-mêmes, mais ils ont pour soutiens vos parlements, +votre noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir forts +contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui s'appelle la bourgeoisie +et qui a de longues dents; un inconnu va naître qui s'appellera le +peuple... + +«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde comme une grande +richesse pour assouvir les appétits et une grande force pour les +dompter. Nous avons répudié la richesse et rejeté la force loin de nous, +comme si quelque fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre +faiblesse. Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. Le roi est +la France. En voulant cela, votre Majesté se serait frappée +elle-même...» + +Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même de la +fameuse _Supplique au Roi_ qui ne parvint jamais que jusqu'à +l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son _mémoire_ à M. le duc de +Choiseul, Dupleix disait: + +«Nos malheurs dans les Indes étant principalement l'oeuvre des ministres +qui ont tenu avant vous, monseigneur, les rênes de l'État, il m'est +permis de les exposer ici avec liberté et franchise: rien de ce que +contient cette requête ne s'appliquant à votre personne illustre et +respectée. + +«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, deux +pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté par M. de la +Bourdonnais, et celui de la Compagnie, qui avait mis ses intérêts entre +mes mains; j'étais directeur général des comptoirs et gouverneur de +Pondichéry. M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de +Bourbon. + +«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je m'étais aussitôt +enfermé avec mes cipayes dans cette splendide cité, coeur des +possessions anglaises en deçà du Gange, plus grande que Paris, presque +aussi peuplée et vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le +gouverneur de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, traitait +ouvertement de la reddition de la place avec l'ennemi deux fois battu et +incapable de tout effort pour la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu +des ordres de la cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute +capitulation, et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité et +du butin qui était déjà commencé, M. de la Bourdonnais me répondit qu'il +allait canonner le fort Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos +pièces sont chargées.» + +«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna raison, contre toute +justice, je dois le dire, puisque le gouverneur de Bourbon avait obéi à +des ordres formels. Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la +perte de sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son +dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais et qui +l'admirais. + +«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me fut en somme +favorable, mais que je devais cruellement expier. La Compagnie, +enchérissant sur le ministre, m'envoya ses actions de grâces en se +félicitant du «reflet qui lui venait de ma gloire», et à l'occasion du +cordon de Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait +frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie de Paris: _Duplex +gloria Dupleix, decus duplex consilio et armis_, avec cet exergue: +_Duplicavit magnitudinem patriæ_, et cette légende _Gallia nova et +divitiore reperta_... + +«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, de la part du +cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, reconnu par +l'Angleterre, ou d'une vice-royauté héréditaire, à mon choix. + +«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme j'avais répondu à +l'empereur du Mogol sollicitant la main de ma fille: «Ma fille épousera +un Français», et je soumis au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le +plan de mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle France +dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, l'enthousiasme +universel qui accueillit ce projet à la fois si vaste et si simple? + +«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour accomplir ce +projet: ma pensée est tombée à terre, mais quelqu'un l'a ramassée. Le +cabinet de Londres, qui ne laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a +traduite en anglais, mettant partout le mot Angleterre à la place du mot +France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, ma pensée, +réalisée contre moi, c'est-à-dire contre vous, a fait déjà de +l'Angleterre la reine de l'Inde, avant de la couronner reine du +monde!... + +«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à me servir par la +fidèle affection qu'ils me portaient, mais qui avaient la taille d'être +mes maîtres: Jeanne Dupleix, ma femme, à qui on a tant reproché de +s'être laissé appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, qui +devait épouser notre chère fille: celui dont je disais dans mon rapport +de 1752: «Rien n'est grand comme ce Bussy!» et ce n'était pas trop dire. + +«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis l'Inde en trois +ans, de fond en comble, du nord au midi et de l'ouest à l'est, si je ne +m'étais pas embarrassé d'obéir aux misérables instructions qui +arrivaient de Versailles (avant, bien entendu, que vous eussiez pris, +monseigneur, les rênes du pouvoir). + +«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, après les premiers +frais et les premiers efforts nécessités par la mise en train du +système. Avec moi, l'Inde avait son armée d'Indiens, sa flotte de +navires indiens, ses revenus fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie? +Non, car l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, et la +voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, malgré la +suprême résistance de M. Lally: belle, mais inutile. + +«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, presque +miraculeux? D'où nous vint encore l'écho de ces dernières victoires +imprévues, j'allais dire impossibles? Du Dekkan. Qui donc combat dans le +Dekkan? Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, levés +par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats créés par ma +pensée!... + +«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle ma pensée +appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, ma femme. Elle avait sur +moi cet immense avantage d'être née dans le pays, d'en savoir par coeur +le fort et le faible et d'en posséder admirablement les divers idiomes. +Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif sous son apparence +indolente, son coup d'oeil perçant comme une divination, découvrait de +loin et démêlait les fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont +sans cesse se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à +l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages dont l'explosion +me surprenait toujours, même quand on me l'avait prédite. + +«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: un grain de +sable peut éclater comme un volcan; j'ai vu des inondations de sang qui +noyaient des troupeaux d'hommes et des armées d'éléphants, produites par +la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer avec les vertus +bizarres de ces peuples, avec leurs vices inouïs, avec leurs forces et +leurs délicatesses sauvages et le raffinement de leurs barbaries; elle +connaissait à fond leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses +ténèbres de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent tout à +coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui était étranger; elle se +trouvait chez elle au milieu de ces extravagances magnifiques et +baroques qui étonnent même les vieux colons; elle admettait tout, elle +ne reculait devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les +inextricables sentiers d'une politique subtile mais grossière, souriante +mais féroce, allait tournant ou brisant toute résistance, éludant ou +ruinant tout obstacle à son but passionnément visé: la fortune de la +France! + +«Malheureusement la France fermait son coeur et ses yeux; l'Angleterre +seule était là pour nous regarder faire, de sorte que nous n'avons +instruit que nos ennemis. Et rien qu'en nous imitant nos ennemis sont +devenus nos maîtres. + +«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés surtout +par leurs marchands. C'est compagnie contre compagnie. Mais les +marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands +français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les +autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, +reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, levé, +poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises mûres. + +«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que d'être menée par ses +marchands, qui sont des hommes; chaque fois que la France se laissera +conduire par les tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou +vendue. + +«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre vainqueur Bob +Clives, un tout jeune homme, enfoui dans l'obscurité des comptoirs de +Bombay; ils devinèrent en lui le grand homme de guerre et le firent en +deux mois de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général[2]. Clives +avait regardé attentivement le travail politique de Jeanne et le procédé +stratégique de Bussy-Castelnau. Il imita l'un et l'autre, péniblement +d'abord et sans résultat, mais loin de se décourager, il s'obstina, et +la semence leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde alliée +à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la France. La grande guerre +commença...» + +Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de mémoire l'écheveau +des batailles, des révolutions, des égorgements, enroulé, noué, tordu et +retordu autour des successions contestées du soud'habar du Dekkan et du +fameux nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les +fantastiques ténèbres de cette épopée où des héros aux noms sauvages, +plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, s'entrehachaient +autour de l'éléphant blanc, monture du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de +cent-dix ans, mirait encore la balle de son mousquet, enguirlandé de +perles et tout étincelant d'or, en plein coeur de ses ennemis, à cent +yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un biscaïen +français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; Murzapha-Jung, son +rival, fut proclamé nabab du Carnatic, puis soud'habar du Dekkan, et le +Grand Mogol, seigneur suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage +vis-à-vis de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue comme +étant la reine du roi des rois. + +Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent comptant des +couronnes! Ces victoires n'augmentaient pas sensiblement le tant pour +cent des actionnaires. Dans les bureaux de Paris, on accusa sourdement +Dupleix de n'être pas un homme _pratique_. (Je n'oserais pas affirmer +que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, mais l'idée +qu'il exprime est contemporaine de la naissance du premier marchand.) Le +fonds social de la Compagnie, disait-on, n'était destiné à payer ni la +gloire ni même la puissance de la France. + +C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un tort, c'était +de ne pas comprendre que la gloire et la puissance de la France allaient +tout naturellement, dans un temps donné, décupler leurs capitaux. + +À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la jalousie et la +malveillance générale, longtemps contenues, firent explosion. Un des +administrateurs de la compagnie, M. Godeheu, obligé personnel de +Dupleix, partit de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au +moment où les affaires de la France, un instant en péril, semblaient +prendre décidément une tournure favorable; mais il avait ses pouvoirs en +règle, et il dit brutalement à son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien +ici, et je suis tout.» + +À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait lancé ce Godeheu +par la fenêtre comme on descend une botte de foin du grenier; c'eût été +facile, et je suppose que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que +surpris d'une pareille exécution. + +Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung et pris au collet +Mahé de la Bourdonnais, recula devant ce Godeheu. + +Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans égale, un prestige +que rien ne peut dire; lui le mari de la princesse Jeanne, devant qui +l'Inde entière était à genoux, le beau-père de Bussy, qui enchaînait la +victoire; lui le fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui +Dupleix! écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement. + +Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui conseillaient la +résistance, il répondit: + +--Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais ce qu'il a à +perdre et à gagner ici. + +On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement irrité: + +--Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions qui perdent leurs +griffes à vieillir! Ils meurent en cage! + +Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son retour en France, +des triomphes inouïs et se croyait certain d'obtenir les plus éclatantes +réparations. + +Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent lui donner +raison. Lors de son arrivée, la curiosité publique, qu'il avait tant et +si souvent émue, le fêta bruyamment. La foule se portait partout sur son +passage et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure +épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de cadogans fit +fortune en inventant les bourses à la Dupleix. On porta des écharpes à +la princesse Jeanne. La compagnie fut caricaturée, sifflée, bafouée et +il n'y eut pas de gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu. + +Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon M. Dupleix,» +comme il voulait bien l'appeler. Le roi était charmant, quand il n'avait +pas ses «langueurs noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les +plus aimables et lui demanda obligeamment des détails sur les moeurs des +éléphants. Mme Pompadour alla plus loin, elle accepta de lui diverses +curiosités de prix et le tâta sur la question de savoir s'il y avait +aussi des tabourets _d'honneur_ à la cour du Grand Mogol. + +En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné une place de +Grande Mogolesse. + +Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, qui donnait son +nom à des îles et qui inventait tous les matins un petit impôt avant son +déjeuner, le reçut si bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau +d'un diamant brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il dit à +Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: «La France est +à nous, qu'avons-nous à faire de l'Inde?» + +Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant brut, +citaient le mot du contrôleur général qui avait dit, une fois les talons +de Dupleix tournés: «C'est un malotru, il a fait l'économie de la +taille!» + +Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides au coin des yeux +de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant la baptisa _Princesse +Olive_, à cause de son teint, qui avait reçu de trop près les baisers du +soleil, au temps où elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de +Golconde. À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants +étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes qui s'y connaissaient +un peu trouvèrent qu'en définitive le héros Dupleix, avec sa grosse +figure réjouie, avait l'air d'un tabellion de village. + +Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait à cent pieds sous +terre. + +[Note 2: Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le +royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, sont +les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard vis-à-vis +de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. Robert Clives, +écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort en 1774.] + + + + +VI + +JEANNETON + + +Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de Choiseul par Joseph +Dupleix si nous ne trouvions dans les dernières pages de sa dictée des +détails concernant sa vie intime à Klostercamp, et aussi quelques +paroles jetant à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet +tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient avec tant de +surprise à travers l'oeil de police de l'auberge des Trois-Marchands. + +Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: «Il m'est arrivé, +Monseigneur, de parler avec mépris et dureté des malheureux qui, portant +sur eux-mêmes une main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un +remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, au fond de +ma misère, le jugement que je portais aux jours de mon bonheur. Se +donner la mort est le crime de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, +j'ai le coeur plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que la +force des hommes courageux a des bornes. Il vient une heure où le coeur +s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul n'est à l'abri du vertige... +Jamais je ne me frapperai moi-même, Monsieur le duc, du moins tant que +ma tête sera saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort +dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre main, tenant +encore l'arme sanglante, c'est que la folie m'aurait pris.--Or, mon +testament est fait et déposé. Le monde saurait les noms de ceux qui +devraient être responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec +certitude: «Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre mort. On lui +a broyé la tête et le coeur: Joseph Dupleix a été assassiné par ceux qui +l'ont rendu fou». + +Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était la main de +Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, et, par conséquent, +Madeleine Homayras n'en pouvait avoir connaissance. + +Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de Bussy-Castelnau +dans le Dekkan et le détail des mille entraves que le nouveau directeur +Godeheu avait mises à la liquidation des affaires privées de Jeanne +Dupleix dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait plusieurs +factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle la compagnie des +Indes repoussait les réclamations de son ancien chef était aussi +exposée, et la frivolité décevante des arguments qui en formaient la +base ressortait avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant +cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était trouvé des +hommes pour mettre en avant ces effrontées fadaises et des juges pour y +donner attention. + +Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires commençaient à +parler haut; ils étaient attentivement écoutés, non pas toujours par +ceux qui les devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges +de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman que l'immortelle +dialectique déployée par Beaumarchais dans ses mémoires et sa malice +impitoyable devaient clouer déshonoré et mort à la porte du parlement +Maupeou. + +«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait Dupleix en achevant +l'exposé de son procès, ce fait: que j'ai payé mon dévouement par la +perte de ma fortune et qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît. +Me laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes les règles +de l'ingratitude humaine. + +«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. J'ai fatigué +tout le monde de mes réclamations, qui étaient justes, il est vrai, mais +n'en paraissaient que plus importunes. On me connaît dans les +antichambres des ministères: je ressemble à ce pauvre capitaine de +vaisseau Jacques Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine, +sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, prix de +onze navires chargés de blé amenés par lui dans le port de Marseille au +plus fort de la disette. Je le vis une fois dans ma jeunesse, et jamais +je ne l'oublierai. Les valets de bureau se le poussaient de l'un à +l'autre en l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des lambeaux +de requêtes aux basques de son vieil habit... Seulement, un jour, M. +Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur de Rio-Janeiro, lieutenant général +des galères du roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait dans +l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: «Voilà le plus +grand homme de mer qui soit au monde!» + +«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut honte! + +«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et dans les antichambres, +moi, «le bonhomme Joseph», je n'ai jamais rencontré personne pour avoir +pitié de mon supplice... + +«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable à qui on doit +non pas cinq millions, mais treize, et qui n'a pas de quoi payer la +politesse des gens de livrée. Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas +dire à ces marauds que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts, +et ils se vengeraient... + +«Voilà des années que ma famille et moi nous avons quitté Paris. Mme la +marquise Dupleix avait acheté un petit bien en Bretagne, auprès de la +ville de Lorient, dont toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour +en France, et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de +fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie est +maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour nous faire insulter par +ses chiourmes. Nous fûmes obligés de nous enfuir. + +«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France entière, +jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins inconnus, ce qui nous +mettait à l'abri de cette bête monstrueuse qu'on nomme l'ingratitude. + +«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de cette contrée, qui +donc aurait eu l'idée de nous y faire du mal? L'homme n'est pas méchant +au fond: il ne hait, par nature, que son bienfaiteur. + +«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, placé au centre de +toutes les avenues militaires, un _théâtre_, pour employer la nouvelle +expression consacrée, où doivent aboutir forcément, de Hollande, de +France, de Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la mer, +tous les comédiens armés qui jouent cette farce lamentable qu'on nomme +la guerre, dans ce coin, dis-je, incessamment exposé, menacé, désolé, +ravagé par les vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des +chevaux et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes les +sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à bon marché, et +les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions pas eu de quoi acheter une +chaumière aux environs de Paris; mais ici, nous eûmes presque un +château, avec un parc ombreux, vaste et tranquille. + +«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les valets nous détestent, +nous autres, les gens comme Jacques Cassard et moi, de même les soldats +nous aiment. Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons du +bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut respecté par M. de +Contades comme par M. de Clermont, d'un côté; de l'autre, par le prince +Ferdinand de Brunswick et les lieutenants du roi Frédéric. Français, +Frisons, Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent devant mon +mur, disant: «Ici demeure Dupleix». + +«... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais là-bas à mes +défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur pour qui possède le +dévouement de trois anges? J'ai ma femme, ma fille et ma nièce, les +trois Jeanne, «Jeanne, Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au +temps de ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de ma +femme et de mes chers enfants venait se joindre l'amitié d'un noble +jeune homme qui a l'honneur de vous appartenir par les liens de la +parenté et qui, dans les loisirs que lui laissait le service du roi, ne +dédaignait pas d'écrire sous la dictée du proscrit... + +«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma maison de +Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir à l'insu de ma famille. +L'une venait de l'Inde; elle était de Bussy-Castelnau, mon vaillant et +bien-aimé gendre, qui s'acharne là-bas à son métier de victorieux +martyr. Elle m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les +troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, elle +constatait le travail profond qui s'opère en notre faveur parmi les +populations hindoues, chez lesquelles le nom anglais est de plus en plus +abhorré. Les Afghans tout seuls nous fourniraient une armée capable +d'écraser la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il +fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de _l'Atalante_, +goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, avait chargé, à destination +de moi, mes suprêmes ressources: cent mille écus en argent et environ +six cent mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un +million, destiné à acheter des armes pour la grande levée des Afghans. + +«La seconde lettre était de M. de la C..., mon ancien chancelier en mon +gouvernement de Pondichéry, homme fidèle, intelligent, que j'avais +laissé à Paris, lors de mon départ, pour y garder un oeil ouvert sur les +affaires courantes. Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le +départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde pour revenir à +Paris donner des explications à la compagnie; ensuite l'annonce d'un +certain revirement dans l'opinion publique concernant les agissements de +cette même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité (au sens +de M. de la C...), la complète opportunité d'un voyage de moi à Paris, +tant au point de vue de mes procès qu'au point de vue des démarches +personnelles à faire auprès du gouvernement du roi. + +«Je suis venu et je suis descendu _incognito_ en une pauvre hôtellerie, +à cause de plusieurs prises de corps et jugements obtenus contre moi par +mes anciens associés, qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes +créanciers personnels et de les rendre exécutoires, retenant ainsi +d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous mes créanciers, et +faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour me bâillonner et enchaîner. +Je ne puis sortir que la nuit. Une seule fois, je me suis risqué dehors +à l'heure de vos audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès +de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du +soir dans l'antichambre de votre hôtel et je n'ai point eu l'honneur +d'être admis. + +«... Désormais, j'attends, redoublant de précautions, l'arrivée de mon +navire _l'Atalante_, qui doit m'apporter les moyens de recouvrer ma +liberté en payant quelques misérables dettes dont le total ne s'élève +pas à vingt mille livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le +désir de M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de la +C... tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, payables, +partie comptant, partie à terme, de sorte que mon gendre aura des armes +pour plus de trois millions. + +«D'un autre côté, mon procès prend une favorable tournure; j'ai pu faire +entendre la voix de la vérité à quelques-uns de mes juges, et la +Providence m'a envoyé un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour +moi la porte de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter +jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et mes équitables +réclamations...» + +Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix venait d'y +ajouter de sa main les quelques paroles tristement prophétiques qui +faisaient allusion à la possibilité d'une mort violente. + +Je n'ai pas dit _volontaire_, car Dupleix avait protesté d'avance contre +l'accusation de suicide, en donnant à entendre que la folie rôdait +autour de son désespoir. + +L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand la belle inconnue +qui avait excité naguère à un si haut degré la curiosité de M. Marais et +de Madeleine, entra dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier +son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre congé: + +--Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce soir, j'irai trouver M. +de la C..., qui attendait pour aujourd'hui un message de Bretagne. +Quelque chose me dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas +philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu as peut-être +raison. Moi, du temps que j'étais heureux, M. de Voltaire m'a fait rire +parfois de bon coeur avec les coups de patte qu'il donne à _l'Infâme_. +Pourquoi les gens de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable? + +--Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de +lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu que ceux du diable. Je prie +notre Père qui est dans les cieux, aussi naturellement que je respire ou +que j'aime. Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le donne, et +Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce n'était pas seulement le pain +fait de froment, tel qu'il vient de chez le boulanger, ou de son, comme +MM. les fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain du +contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, qui veut toujours me +glisser entre les doigts, le brin d'humilité dont j'ai besoin pour +n'être pas mangé tout vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon +courage, mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours défaillir en +moi quand le canon gronde au loin, mais qui se relève tout seul à mesure +que le canon approche. Vous entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire +sans que je m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et c'est là +le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné. On faisait courir au +régiment la copie écrite à la main d'une plaisanterie rimée de ce même +M. de Voltaire qui a nom _La Pucelle_. J'ai lu cela comme bien d'autres. +Il y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la plus +lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir l'achever. Cela +me grinçait à l'oreille comme un violon d'aveugle. S'il a plus d'esprit +que le bon Dieu, celui-là, grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour +ma part, et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que +l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! Il est de +son comme le pain de nos traitants! + +--Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement Dupleix. + +--Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, que vous n'écoutez +guère mon sermon. + +--C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps que ma petite +Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti si mon heure était venue. Que me +fait Voltaire? C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la +France, et la France recueille son crachat pour en faire des reliques. +Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, ce diable d'homme, que pour +être adoré de la France, il fallait la bafouer. Ministres, poètes, +pensionnés de la Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne +idée-là... Chevalier, je pense à moi. + +--Bien vous faites, M. le marquis. + +--Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle de l'arrivée de +l'_Atalante_ en rade de Lorient doit m'attendre chez M. de la C... + +--De tout mon coeur, je le souhaite. + +--Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup pour +Jeanneton... Ah! si elle était ici, entre nous deux, tu ne me +refuserais pas le service que je vais te demander. + +--Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le marquis. + +--Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné tant de +répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois à cet égard... + +Nicolas rougit, mais il sourit. + +--Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est loin, je tremble! + +--Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu m'as deviné, +chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, qui te fait, je ne l'ignore +pas, bien autrement peur que le canon. Je me disais, pendant que tu +bavardais sur le bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas, +moi, puisque j'ai combattu comme elle et que Lui m'a prouvé au moins +deux fois son existence en m'élevant très haut, et en me précipitant +très bas, je pensais qu'il y a des jours marqués où tout arrive à la +fois, et qu'il faut profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas +de lendemain. Je pensais que, ce soir, au moment même où je vais +m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent et nos marchandises +sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, mon ami bien plus cher, +entrer à l'hôtel de Choiseul seul tout encombré de tes cousins grands et +petits... + +--Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, qui secoua la tête +tristement. + +--Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe comme en ont les +fous et ceux qui sont tourmentés par un passionné désir: présenter mon +mémoire, mais non point par intermédiaire, non point en le remettant à +quelque petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit comte de +Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque Croizat, à quelque +Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, ni d'un +Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de la Beaume, entends-moi bien, ni +des Choiseul-Praslin non plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des +Choiseul-Clésia. Ils sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, +d'Espagne, d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques, +cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, abbés +mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, colonels, ambassadeurs, ils sont +tout, même abbesses et chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui +pendent au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est une armée, +c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, tous vautours, tous +philosophes, même les archevêques, tous austères, tous vertueux, gens +d'esprit, gens de savoir, gens de faim, gens de soif, coeurs bien +placés, grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je ne veux +ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des oncles, ni les neveux +des cousins, ni les pages de ces dames, ni les perruquiers de ces +messieurs: je veux le seul Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le +puissant, l'insatiable, qui est au-dessus des autres Choiseul comme le +soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, tous les +Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les Praslin, et les +Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, et leurs croisements, et +leurs produits, sang, demi-sang, métis, mulâtres, quarterons, depuis le +Choiseul pur, sans mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne +contiennent qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans les 37 +palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, à cause de cette +seule larme, supérieurs en appétit au restant de l'humanité. Je veux +Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, Étienne-François de Choiseul, mon maître, +mon bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favorite, mais +haut, plus haut qu'une montagne et pesant de ses deux talons sur le +coeur de la France! C'est celui-là que je veux, entends-moi bien, +celui-là et non pas un autre; c'est à celui-là que tu remettras mon +mémoire, dans sa propre et illustre main, si les florins de +Marie-Thérèse d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu? Je +te le demande en mon nom et aussi, et surtout au nom de Jeanne de +Vandes, que tu aimes et qui m'aime! + +Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier répondit +doucement: + +--Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. Je ne connais pas +encore à fond les hommes, mais je sais que la haine a ce mystérieux +pouvoir d'aller, de frapper, de rebondir et de revenir à celui qui en a +décoché le trait. + +--Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et ma haine n'est +que le ricochet de la haine de ce méchant homme qui, au moment même où +il poignarde la France dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant +un sac d'écus et un régiment pour la France canadienne expirante, ces +paroles ironiques que l'histoire lui clouera au dos comme un écriteau de +parricide: «Je suis bien fâché de vous mander que vous ne recevrez point +de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre disette de +vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres à renforcer son +armée»; ce qui revient à dire: «Ma sollicitude pour vous est si tendre +que je me garderai bien de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était +un brave soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques, +n'a jamais proféré semblable pantalonnade... Oui, c'est vrai, chevalier, +je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé Damiens, qui n'avait frappé +que le roi; je voudrais tenailler le coeur de celui qui égorge la +patrie! + +Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta: + +--Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une réponse +catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon messager auprès du +ministre? + +Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte s'ouvrit +brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine Homayras avait +servi de guide entra. + +À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires qu'on +traduit presque toujours par le mot surprise, mais qui expriment surtout +la soudaine émotion. + +Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la reconnurent tous les +deux du premier coup d'oeil, car un double cri s'échappa de leurs +lèvres. + +--Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier. + +--Jeanneton! s'écria Dupleix. + +La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, les bras +ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la pressant contre son +coeur: + +--Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu vas mettre à la +raison ton chevalier, qui est en train de me faire perdre la tête. + + + + +VII + +POT AU LAIT + + +Il y avait un respectueux amour dans les caresses que la nouvelle venue +prodiguait à Joseph Dupleix. Elle n'avait accordé au chevalier qu'un +regard; toute son attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien +vite sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, ajouta +d'une voix changée: + +--Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à présent, au milieu de +toutes mes misères, ma famille a été épargnée. Parle vite: Jeanne est +malade?... ou Jeannette? Laquelle des deux est morte? + +Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune fille releva son +voile, montrant cette pure et splendide beauté que nous avons décrite. + +--Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon père, plutôt. Ma +tante et ma cousine sont en bonne santé, grâce à Dieu. + +Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir. + +--Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui vient, +murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau, je me courbe pour +recevoir le coup de massue... Mais dis-lui donc au moins bonjour, +fillette! + +Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement. + +--C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car le mystère +de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui comme une menace, +offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, car il s'agit de séduire ce +preux qui se fait tirer l'oreille pour affronter les horrifiques périls +entassés dans le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre +vie et de notre mort... Mais voyons, chérie, quelles nouvelles +apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma retraite? + +--Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en retirant sa main au +chevalier pour qu'elle ne fût pas dévorée tout à fait. Le chevalier a +écrit là-bas... non pas à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; +mais à Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous logiez aux +Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une veuve qui tient à la police de +fort près... + +--À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: Et c'est le +chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même pas prévenu! + +--La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de Vandes, que, sous +ce rapport-là, toutes les hôtelleries de Paris se ressemblent. Rien ne +servait de vous inquiéter inutilement. Il veillait sur vous. + +--Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, alors vous vous +entendiez tous les quatre, mon Nicolas et mes trois Jeanne? Quand je +crois me soustraire à la chère tyrannie des unes, je tombe sous la +tutelle de l'autre. Je suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès +que je veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière... Et la +police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me guetter. _By Jove!_ +je ne serais pas mieux cadenassé si j'étais prisonnier des Anglais!... +Qui vous a conduite à Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel +jusqu'ici. + +--Je suis venue avec Dorothy, mon père. + +--Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, Mme la marquise et +Mme de Bussy vous ont laissée partir sous l'escorte de cette pauvre +Dorothy!... + +--Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit Mlle de Vandes, parce +qu'elles n'osaient venir elles-mêmes... Quoi que vous disiez, vous savez +bien que vous êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux +parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi pour n'avoir +jamais peur de vous. + +Sa voix grave et douce entrait dans le coeur comme une caresse. Dupleix +la serra contre sa poitrine. Il avait les yeux pleins de larmes. + +--Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!... Voilà que tu +me fais montrer ma faiblesse devant Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer +bien d'autres fois. C'est peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de +mon coeur à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à +vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; mais c'est vrai, +toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, qui dormais si malade sur mes +genoux pendant la traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je +t'aime encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je ne +sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me semblait, quand +nous étions tous réunis, que les mauvaises nouvelles (et il en venait, +mon Dieu!) ne me venaient jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais +une lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de Mme de Bussy. +D'avance, je savais qu'il y avait là pour moi une mine de colères +impuissantes, d'angoisses et de désespoirs... mais quand tu me montrais +de loin, dans les allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais, +bien vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr qu'un +rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle d'espérance, si faible +qu'il fût, allait passer sur mon découragement. C'est toi qui me donnas +le dernier message de Bussy qui m'annonçait le départ de l'_Atalante_, +portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est encore toi qui me +tendis le pli de notre ami de la C..., contenant la première nouvelle de +la disgrâce de Godeheu... M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie? + +Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le désir +irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler sous les +paroles de ce malheureux homme qui avait été si fort, si ferme, et qui +avait jadis commandé de si haut. + +--J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un court silence, car +le serrement de son coeur arrêtait sa voix dans sa gorge. + +--Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne recevoir qu'un +coup. + +--Celles dont je connais le contenu, répliqua encore la jeune fille, ne +sont ni bonnes ni mauvaises. + +--Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes? + +--Il y en a deux, oui. + +--Pourquoi? + +--Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe la même +mention: _confidentiel_. + +--Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, et Jeanne le sait +bien... + +Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il ne les +ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît un paquet de lettres +parmi lesquelles il y en avait deux dont le cachet restait intact. + +Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment de savoir, il +reculait volontairement tout au fond de ses épouvantes. + +--Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, reçue +au Cloître, depuis que vous êtes parti. + +Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur. + +--Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu de ces lettres? + +Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un geste plein de +fièvre. + +--Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses lèvres, ayons +courage. Ce serait la première fois que tu m'apporterais le malheur! + +Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa choir à ses +pieds tous les plis décachetés, ne gardant en main que les deux lettres +dont la clôture était intacte. Il y en avait une qui venait de Paris, +l'autre portait la marque de Londres. Dupleix les considéra longuement, +l'une après l'autre. + +--Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues... toutes +les deux! + +Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de grosses +gouttes de sueur vinrent à ses tempes. + +--Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à perdre haleine, +aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne peux pas. Mon sort est là +dedans, j'en suis sûr. J'ai tout au fond de moi une voix qui me le crie: +C'est ma vie ou ma mort... Et avec quelle étrange folie l'espoir +s'obstine dans le coeur des hommes! Romps un cachet, mon fils, celui de +Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un voeu... un voeu +solennel; vous êtes témoins: je ne sais pas la partie que je joue, +j'ignore l'enjeu que je puis perdre ou gagner, mais je sais que c'est +mon va-tout, ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant +un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai ce qui reste +de moi, Seigneur Dieu... Si je perds... + +Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était approchée de lui +doucement, mit son beau front comme un bâillon entre ses lèvres. + +--Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous écoute le +trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main à l'heure même où +elle vous frappe... + +--Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le vieillard en se +redressant soudain: cette impitoyable main! tu as menti! tu avais lu ces +lettres! + +--Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, mais je sais +qu'au-delà des jours limités qui vous restent pour souffrir en cette +vie, il est une récompense qui n'a point de bornes, et que cette +récompense, supérieure à toutes choses, vous pouvez la mériter par une +seule minute de fervent sacrifice... + +--Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. Nicolas me prêche +aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras éduqué, car il prêche moins +bien que toi. Il y a temps pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se +puisse voir; mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue, +chevalier, et tire mon numéro! + +Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp sauta. Au +moment où le vieillard la saisissait avec avidité, il en tomba un petit +papier que Mlle de Vandes ramassa. + +--Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'oeil étincelant avait +parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma grande carte! Bussy! brave +Bussy! grand Bussy! vainqueur des vainqueurs! Trois victoires! Trois +miracles! Haïdérabad! Tolocol! Mundapour! + +Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler une carte +de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois villes reconquises +par son gendre, ce brillant, cet incomparable soldat qui, malgré la +Compagnie et malgré les agents payés par la France, passant par-dessus +l'incapacité des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé qu'il +était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité civile, +contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité militaire elle-même, +sans troupes régulières, sans argent, sans provisions, manquant de tout, +y compris les munitions et les armes, tenait encore en échec dans le +Dekkan par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale puissance +de l'Angleterre. + +Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques régiments et de +quelques écus pour établir l'empire de la France à tout jamais. Ces +peuples étaient si bien à nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se +révolter dans les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au +Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!» + +Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie, +n'avait jamais assez de régiments pour toutes les batailles qu'il +perdait à la frontière. Il avait besoin de tous nos écus pour solder les +appointements de sa famille, faire des petits cadeaux aux philosophes, +préparer la révolution, entretenir le bain d'or où pataugeait cette +vieille Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre +contre les Jésuites. + +Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage! + +Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait un coeur +vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons comme un religieux +bonheur à répéter le nom d'un héros trop ignoré pendant sa vie et tout à +fait oublié après sa mort. + +C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort de +Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, et le +secouant, et le terrassant dans la convulsion de son agonie. Il avait +soulevé les Gurjanas et les Mahrattes; il avait fait son trou comme un +boulet de canon en traversant tout le Dekkan central et menaçait le +coeur du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes +sympathies. D'un seul coup d'oeil large et rapide, Dupleix venait +d'établir sur la carte la juste position de la partie. + +--Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! Bussy a fait cela +tout seul! sans M. de Lally, malheureux homme! ou plutôt malgré M. de +Lally. Il marche, il avance, il perce! Les populations le suivent! Et il +y a soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous, +maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui entends parler de guerre depuis +ton berceau, comprenez-vous l'importance de la visite que je vais rendre +à notre fidèle de la C...? L'_Atalante_! il nous faut l'_Atalante_! Et +je gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'_Atalante_, Bussy +armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et vous ne savez pas +comment s'allument les colères chez ces peuples de feu! C'est une +traînée de poudre! Dans six mois, trois cent mille combattants peuvent +rouler comme un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les +établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! nous l'avons +fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette fois, je jure bien que +nous n'attendrons ni la permission des ministres ni celle de la favorite +pour faire au roi ce prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera +plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait d'ébranler +son drapeau! Mes enfants, je vais de ce pas chez M. de la C..., et +demain, je commence mes achats, ou plutôt je les conclus, car tout est +préparé... Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? Dans +quinze jours, l'_Atalante_ peut reprendre la mer, escortant nos navires, +chargés de la foudre! + +Il saisit son chapeau et le brandit en criant: + +--France! France! Regarde vers l'Occident, brave Bussy! La fortune +t'arrive de France! + +--Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier qui s'est échappé +de la lettre. + +--Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, prit le +papier et l'approcha de la lumière. + +Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton de véritable +gaieté: + +--Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous est venue à +tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes enfants. C'est un gros pot au +lait que l'_Atalante_, mais qui peut se fêler, c'est vrai, car il y a +bien des récifs depuis les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient. + +Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit à rire en +haussant les épaules. + +--Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces nouvelles de +Bussy me sont venues par la Compagnie même où j'ai conservé quelques +intelligences? Et certes, la source n'est pas suspecte, car ils n'ont +point coutume de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les +bureaux de la Compagnie... Voilà donc ce que c'est: l'employé qui me +sert en cachette a pris la peine de glisser ce chiffon sous l'enveloppe +pour me prévenir que les directeurs ont découvert mon adresse à Paris et +qu'on va lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage à changer +d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer avec l'_Atalante_... +Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu ne peux rester en tête-à-tête avec +le chevalier, viens... + +--Et la seconde lettre? interrompit celui-ci. + +--La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui m'est bien égal!... +Donne tout de même. + +Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme. + +Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un flux de sang noir +lui monta au front; puis, tout de suite après, il devint livide. + +Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il la repoussa +brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il dit d'une voix sèche +et sifflante: + +--Le pot au lait! + +Puis en anglais: + +--_Captured Atalanta!_ + +Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une gaieté +fanfaronne, mais navrante: + +--Cassé, le pot au lait! + +Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide comme l'éclair. Il +tomba sans pousser un cri, avec un coup de poignard au côté gauche de la +poitrine. + + + + +VIII + +COUP DE SANG + + +_Captured Atalanta!_ + +Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de la lettre signée +par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne contenait que trois lignes, +disant: «L'_Atalante_ a été capturée le 30 novembre, du fait de +Commodore Smith, par le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de +Plymouth, 4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.» + +«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine d'un furieux coup +de couteau, le conquérant de l'Inde ne prononça que cette seule parole, +d'une voix si changée que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient +pas. + +Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. Rien ne +s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un ricanement sourd. Le +poignard très petit était une arme excellente de fabrication anglaise, +qui avait pénétré jusqu'au manche. + +Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée de nouveau +sur son oncle, un peu avant le coup donné. Il y avait eu une très +courte lutte, si courte que le chevalier n'avait pu s'y mêler. + +À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne devina qu'au +moment où Mlle de Vandes, ayant arraché le couteau sanglant, le laissa +aller sur le carreau avec horreur; il la vit regarder, d'un air +consterné, sa main souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à +son tour auprès de son oncle. + +Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la prononciation +anglaise défigure pour nous si absolument le mot _captured_ qu'il +l'avait entendu sans lui appliquer aucun sens, et certes, cette autre +exclamation presque gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait +pronostiquer pareille catastrophe. + +Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde admiration et un +attachement sans bornes, et ces deux sentiments se fortifiaient en lui +de tout le grand amour qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme +foudroyé et se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir d'une +main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, cherchant le coeur du +vieillard. + +Ce fut juste à cette minute que _l'oeil de police_ s'ouvrit, comme nous +l'avons vu, pour donner passage aux regards curieux de l'inspecteur +Marais et de sa commère, Madeleine Homayras. Leur première pensée alla +vers un meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle +inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop énergiquement +cette supposition, et la carte de l'Inde, sautant aux yeux de M. Marais, +lui révéla tout de suite la vérité. + +--Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était le vieux nabab? +grommela-t-il avec mauvaise humeur. Si on n'est plus servi comme il +faut, même par ses bonnes amies, le métier deviendra impossible! + +C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, donnait à +Dupleix ce titre ironique de nabab. + +Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, répondit: + +--Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait aller quérir un +médecin... ou tout au moins M. le commissaire? Car voilà le pauvre homme +défunt, et je suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle. + +--Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. Vous ne connaissez +pas les braves gens en peine d'affaires avec les bureaux, ma mie; ils +deviennent enragés et se poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu +un qui suivait un règlement de comptes avec les commis du contrôle +général. Dans la même semaine, il se pendit, se noya, et se jeta par la +fenêtre de son logis, situé au quatrième étage... + +--Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, avez-vous bien le +coeur de plaisanter ainsi quand il s'agit de vie et de mort? + +--Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on mourait du mal des +commis, Paris ne serait bientôt qu'un cimetière. Vous allez voir ce +vieux fou de Dupleix se relever comme un chat... + +--Mais voilà son sang qui fait une mare! + +--Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un oeil! Avec son petit +couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque d'apoplexie, voilà tout! + +Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce moment sur le coude. + +--Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix épaisse. + +--Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il? + +--Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat la campagne... et +voyez sa face pourpre! il n'était que temps pour lui de prendre le +_baume d'acier_, comme disent les chirurgiens, et il l'a échappé +belle!... Quant à mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit +dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, et un chacun doit +s'habituer à tout cela, quand il a besoin, pour son malheur, de +Messieurs les gratte-papier du roi. + +Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, dont nous +sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque en face d'un si triste +tableau, ne se trompait point de beaucoup, et la petite notice de M. de +la Conterie dit en propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix, +fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit +_accidentellement_ en apprenant la perte du navire chargé des débris de +sa fortune. + +Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander cette +médication à personne. + +Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les bras du +chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant que la pauvre +Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, et qu'il trouva +lui-même parmi les menus objets qui encombraient son tiroir, un flacon +de sels volatils pour le faire respirer à sa nièce. + +Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de causer assez +paisiblement dans la chambre noire. Madeleine avait expié le péché de sa +discrétion passée en racontant tout ce qu'elle savait de son locataire, +et l'inspecteur s'était montré frappé surtout de ce fait que le +chevalier Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait +désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire. + +--Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là, dit-il enfin, que +personne ne peut se flatter de les connaître tous, et pourtant j'ai pris +soin de mettre dans ma tête les signalements des principaux, au nombre +d'un demi-cent, à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais +je déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout à fait +tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir +à M. le duc. Désormais, je le reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre +à la porte de la rue pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit +être un petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par un +fil, ou du côté de Mme la duchesse. + +--Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui parle! + +--Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand il l'a lampée! + +Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire: + +--Cassé... en miettes! + +--Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine. + +--Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son courrier à +terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la nuque! + +--Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur coeur que +cela... Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce pauvre homme! + +--Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! ah! par exemple! +mais je l'adore! Rien ne me va comme ces revenants de chez les sauvages +qui ont eu des bayadères, des éléphants et des pagodes! Seulement, vous +savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent les bureaux +du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, requêtes, rôles, dires +d'experts, réclamations, balances, comptes d'apothicaires... + +--Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il faut les payer. + +--Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils viennent, ils crient, +ils gênent, ils encombrent. On ne voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait +ça et encore l'autre! C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau +pays plein de castors.--Mais nous n'en voulons pas de votre +Canada!...--C'est égal, payez!» + +--J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait là-bas de quoi donner +à manger à tous ceux qui meurent de faim à Paris et dans la province. + +--Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez pas comme moi, +ma bonne, ces braves qui sont les bienfaiteurs du roi! De l'argent, des +soldats, des navires! Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs +poches percées des villes et des empires «Toc! toc!--qui est là?--Un +conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, que les Anglais ont +repris; donnez quinze cent mille livres pour Aurengabad, qui est aux +Hindous, deux millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des noms à +jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si le malheureux ministre +ne dénoue pas assez vite les cordons de sa bourse, ils poussent des cris +de chouette qui s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la +borne, devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui ne +connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui font chorus avec eux +et qui hurlent: «Est-il possible que nous abandonnions le Travancore et +Bedjapour!» Et la France entière se met à regretter Bedjapour, que nous +n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même pas, selon le +dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie privée, au petit Cabinet de +Monseigneur... Ah! comme je comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos +qui tenaient les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe +Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte de l'Amérique! + +--Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. Vertucotillon! le +beau brin de jeunesse! + +M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. C'était un +connaisseur. Il avait mis sa main en visière au-devant de ses yeux, et +détaillait trait à trait l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui +reprenait ses sens, soutenue par le chevalier. + +--Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, empreinte d'un +douloureux reproche: si j'avais été condamnée à rapporter de Paris la +nouvelle d'un pareil malheur! Elles m'attendent toutes les deux, là-bas, +au Cloître, votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de mon +absence... + +Elle s'interrompit pour demander avec anxiété: + +--La blessure est-elle dangereuse? + +--Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra vos soins, +Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir nos soldats blessés. + +Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas chancelants +vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait reposer. + +--Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant de grâces! Je ne +me souviens plus du nom de la jeune nymphe qui était dans l'île de +Calypso... + +--Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire _Télémaque_, qui +est bien mignon pour un livre d'évêque... J'en pleure, pourtant, moi, à +regarder ces pauvres gens-là! + +--Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est cela! M. de +Fénélon était un bon chrétien qui aimait les dieux de la fable et la +philosophie... Savez-vous une chose, Madeleine? si la petite allait +elle-même porter un placet au roi... + +--J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce serait! + +--Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour me logerait gratis +au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas fait bonne garde. Je n'ai pas perdu +mon temps, ce soir, c'est certain. + +--Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec autant d'adresse +qu'un _frater_! + +Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui semblait peu de +chose, malgré la quantité du sang répandu, et posait le premier appareil +d'une main évidemment exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses +lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser. + +--Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence avait repris son +assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; pardonne-moi pour toi et pour +tous ceux qui m'aiment. + +Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses yeux pleins de +larmes. + +--Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse de ma sensibilité: +de voir un homme qui a refusé le Grand Mogol dans un état pareil, ça me +fend l'âme! + +Dupleix continuait: + +--Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, ton métier de +secrétaire, auprès de moi, est fini. On s'efforce tant que l'espoir vit; +mais quand l'espoir est mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. +de la C... lui annoncer que les Anglais ont achevé l'oeuvre de ma ruine +et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes adieux. Demain, si mes +forces le permettent, je partirai pour le Cloître avec cette chère +enfant, et j'y attendrai la mort en me soumettant à la volonté de Dieu. + +--Bonne idée, fit Marais, et bon voyage! + +La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; mais elle se +rapprocha tout d'un coup, et ses yeux se séchèrent parce qu'il lui +demandait: + +--Est-ce que sa note est payée ici? + +--Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça rend bête d'être trop +sensible. Il redoit la quinzaine et deux jours de plus... + +--Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il est ici au +demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou vingt louis, avec la +nourriture et le feu. + +Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. Dans le premier +moment, le combat qui s'établit en elle fut si vif qu'elle rougit +jusqu'à la racine de ses cheveux. + +--Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois pistoles, sept +livres et onze sols pour la quinzaine passée, et je dis que je +n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais si le pauvre malheureux +monsieur se trouve à court... + +--Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, Madeleine, hé? +demanda brusquement Marais. + +--Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, M. +l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre bourse pour cela!... +Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est comme une mélodie! + +Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main qu'elle avait +grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres galamment, en disant, et +cette fois sans ricaner: + +--Vous êtes un brave coeur, Madeleine! + +Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en avait tant vu! Et +chaque fois qu'un bon mouvement lui venait, il en éprouvait un peu de +honte. + +--Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de Vandes, vous ne serez +point en état de voyager demain. Le chevalier va se rendre de ce pas +chez votre médecin, car je ne veux point me fier au pansement que j'ai +fait. Avec deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin de +vous les soucis qui vous accablent... + +--Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y a plus de craintes +quand il n'y a plus d'espérances. Les soucis viennent de s'envoler, et +je me sens tranquille comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, +mes enfants, je suis content que ces détestables coquins, les Anglais, +aient volé ma cargaison. Cela tranche la question nettement. Je suis +tout au fond du fossé, et je m'y endors. _By Jove!_ c'est bon d'être en +léthargie!... Va, chevalier, va, mon ami, non point chez le docteur, je +n'ai pas besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, je te +souhaite la bonne nuit. + +Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais importune. Mlle de +Vandes et le chevalier échangèrent un regard. + +--En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il n'y a de curieux +que le coup de couteau. + +--Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en place! Moi, si +j'avais le crédit dont vous jouissez dans le gouvernement et votre +capacité, j'arrangerais cette histoire-là bien arrangée, avec les deux +fiancés et le pauvre gouverneur, réduit par son infortune à se plonger +un poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, qui +lui donnerait une pension... + +--Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: fameuse idée! on tire +bien du feu des cailloux... Mais que font-ils donc là? Voici le Nicolas +qui s'empare du mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que +vous, on va jouer du mémoire! + +Profitant du moment où le vieillard avait les yeux fermés, le chevalier, +après s'être concerté avec Mlle de Vandes, venait, en effet, de glisser +le mémoire sous le revers de son frac. + +--C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, dit-il. Chère +Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu jusqu'à aujourd'hui si j'avais +eu le moindre espoir? Mais il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes +répugnances; après ce qui vient de se passer, et du moment que vous +l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure. + +--Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! demanda Madeleine. + +--Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa canne et son +chapeau: c'est beaucoup plus grave. + +--Où va-t-il donc? + +Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement sifflé. Il +regardait de tous ses yeux à l'écumoire. + +De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait relevé tout +doucement ses paupières. + +--Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait faire indifférente, +mais où toute sa passion vibrait malgré lui, il est bien entendu, +n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement poussé à cette démarche? + +--Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il guettait tout à +travers ses yeux fermés! + +--Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée de ne point +comprendre. + +--Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, qui ait pu te +porter à l'entreprendre; mais du moment que tu as l'idée de parler au +ministre... + +--Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin! + +--Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une corneille qui abat +des noix. Quelle heure avons-nous? + +--Neuf heures, répondit Mlle de Vandes. + +--M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, est donc encore +pour une demi-heure et même un peu plus avec Mme la duchesse de +Grammont, sa respectée soeur. + +--Exact! fit Marais en _a parte_. Comme ils sont renseignés! + +--N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda Dupleix? + +--Si fait, mon oncle. + +--Un des trois _petits soirs_ de Mme de Grammont, mes enfants. Je dis +tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, il faut regarder à ses +pieds comme si on marchait sur des oeufs. Dix heures sonnant, la belle +Béatrix de Choiseul-Stainville, ex-chanoinesse qui fait présentement le +bonheur de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme il arrive en ce +siècle pour beaucoup d'époux trop bien assortis, va entrer dans son +salon, où l'attendra M. l'ambassadeur d'Autriche. M. l'ambassadeur +d'Espagne n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne laisse +entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui fait sourdement +chez nous les affaires de la Prusse, du fond de ces grands vieux jardins +de l'hôtel de Nantouillet, au Marais, où les tilleuls sont plus hauts +que ceux des Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés +comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, Mme la duchesse de +Choiseul, une vraie sainte, celle-là, s'occupe de bonnes oeuvres dans +son oratoire avec l'abbé Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur +Croizat de Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut rien +pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme une admirable +chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix heures juste, la grande +antichambre s'ouvre pour les audiences privées de M. le duc, les petites +audiences de M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul +de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le vicomte de +Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, dont on va faire un +sous-secrétaire d'État. Son frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus +là depuis la Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne... Qui +connais-tu là dedans, Nicolas? + +--Tout le monde et personne, répondit le chevalier. J'ai été admis à +baiser la main de Mme de Grammont, et j'ai dîné à la table de Mme de +Choiseul, à Chanteloup; mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne +que mon père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris. + +--Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui? + +--Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore ministre. + +Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de son visage, +personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu quatre pouces de fer dans +la poitrine. + +--Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère bien plus long +que l'almanach du roi! + +--Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, je vous en +supplie. + +--Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix en se rasseyant +docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, cherche bien, retourne ta mémoire +comme un gant: ne te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun +Choiseul, aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un quart de +Choiseul! + +--Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le Hanovre avec +un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul et qui était fils de M. de la +Beaume... + +--_By Jove!_ s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il n'y a point de +petit Choiseul! + +Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la poche de côté de +sa houppelande, et le feuilleta comme on consulte un vocabulaire. + +--De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), ancien capitaine +d'Aubigné-dragon... c'est bien cela, hé?... sera poussé dans la marine, +est, en attendant, aux _réponses_, service de M. de Choiseul-Praslin du +Plessis, brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes. + +De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi dans un élan +d'admiration. + +--Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; quoiqu'il ait +conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi! + +--Bien vrai? demanda Madeleine. + +--Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma commère. + +--Pour aller où? + +--Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais laisser tomber ce +Nicolas chez monseigneur comme un pavé, sans l'annoncer? + +--Vous l'empêcherez d'être reçu? + +--Au contraire. + +Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment où le chevalier +quittait de son côté la chambre de Dupleix en disant: + +--Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant l'ennemi, tout va +bien. Je ne peux pas vous dire comment je ferai, mon respectable ami, +mais quand le diable s'en mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir +même, jusqu'au ministre. + +--Si tu fais cela, chevalier... commença Dupleix. + +Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, car il s'était +élancé dans l'escalier, après avoir effleuré du bout des lèvres la belle +main de Mlle de Vandes, qui lui cria: + +--Merci; bon courage et bonne chance! + + + + +IX + +UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION + + +Pendant que notre chevalier descendait les premières marches de +l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre à quatre, la dernière +volée. C'était un cerf que cet homme d'État, quand il voulait. À la +porte de l'hôtellerie il trouva un gaillard de méchante mine qui se +promenait les mains derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au +soleil. + +--Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, soigne ta +tenue; ce soir, tu vas t'approcher des grands de la terre. Rends-toi à +la demeure de celle... tu sais? Les jeux, les ris, les grâces et la +ceinture de Cypris! + +--Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour. + +--Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours chien +galeux... La vieille Pompadour, si tu veux; moi, je traduis: la reine +des grâces et des fleurs. Tu toqueras à la petite entrée six coups +discrets, trois, deux, un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage +de servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine chevelure de +la divine Zéphise... + +--Et de la teindre aussi, gronda Phanor. + +--Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une heure encore par le +service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, la chasse a été médiocre. J'ai +recueilli seulement quelques faits d'ordre politique, ou plutôt... +enfin, rien de piquant... Tout au plus le dénouement d'une aventure +démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que j'ai vu par un trou +de serrure une perle, un saphir, un éblouissement... J'en ferai moi-même +le pastel à Mme la marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand +Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme toi «la +vieille» en parlant de Zéphise. + +--Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je dis: Que le diable +l'emporte; votre Pompadour! et ses Manon, et ses Babet! Jamais rien pour +boire dans cette cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les +honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura son tour! + +Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par le paquet de +cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans un vieux ruban sur sa nuque. + +--Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, parce que tu es un +loup. Quand donc écouteras-tu mes conseils? Il n'y a rien de bête en ce +monde comme de s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si +on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi qu'il arrivera un +jour où les gens de la racaille seront dieux, et je désire vivre assez +pour voir cela, étant curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau +prendront la place des rois et les souillons minauderont avec les +éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses répandront du +sang, un peu ou beaucoup, au nom du peuple, qu'ils déshonoreront et qui +n'en pourra mais. À part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim +aujourd'hui auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six à +huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui mangeront, comme à +l'ordinaire, tout le pain de la France. Et alors, veux-tu savoir ce qui +adviendra de nous deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement +contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne humeur et +fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor et sa sultane Zéphise. +Conclusion; nos émoluments respectifs resteront les mêmes: tu recevras, +toi, ce qu'il faut pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En +route et au galop! + +M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en grondant et en +grondant arriva. + +Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres de la +Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais. + +À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la rue Tiquetonne, un +homme le dépassa, et il n'eut pas de peine à reconnaître par derrière le +chevalier Nicolas, qui enfila la grande rue Montmartre au pas de course. + +--Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret de soldat, après +tout. + +Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna en redoublant de +vitesse. + +--Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous allons tous les +deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir quel nom de famille il a, ce +M. Nicolas... Mais il faut que j'arrive avant lui, pour prévenir Son +Excellence du sujet de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de +court. + +Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, faisait de si +larges enjambées que la distance grandissait entre lui et l'inspecteur. +Celui-ci se mit à courir et pensa, non sans mélancolie: + +--Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes forcé de prendre le +trot sur le pavé de Paris contre un capitaine d'infanterie. + +Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, distrait ou +ne connaissant pas bien sa route, s'était lancé dans la rue du +Coq-Héron. M. Marais respira et prit même le temps d'essuyer son front, +où perlaient déjà quelques gouttes de sueur. + +--Cet amour-là ne peut pas savoir par coeur sa capitale! murmura-t-il. +Nous gagnons cinq minutes par la ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne +nous en faut pour arriver premier. + +Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala que mieux et +parvint en rien de temps à la place des Victoires. De là, en trois +sauts, il franchit la nouvelle rue des Petits-Champs et tourna l'angle +de la rue Sainte-Anne. + +Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant aux abords +de l'hôtel de Choiseul, qui existe encore et dont l'entrée sur la rue de +Grammont donne maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle +artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles dames, +habituées d'un illustre magasin de nouveautés. Hélas! elles s'en vont +toutes, les gloires de ce monde, et parmi ceux qui montent ou qui +descendent la rue de Grammont, les gens songent plus encore aux +magnifiques soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux +douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul. + +Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui fut ouverte +aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres carrosses en grand nombre +stationnaient formant un double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de +la rue Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier et ne +lui demanda point où il allait. Il était évidemment de la maison. M. le +duc de Choiseul, qui venait de joindre à son titre de secrétaire d'État +au département des relations étrangères celui de ministre la Guerre, +gouvernait en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur. + +Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite porte latérale, +située vers l'angle de la cour, à droite. Il entra sans frapper. +L'huissier le poussa de côté, fort amicalement du reste, et du seuil +cria au dehors à haute voix: + +--Le carrosse de M. le directeur général Godeheu! + +--Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, comme ça +se trouve! + +Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la tête qu'il venait, +selon toute probabilité, de l'incliner plus bas devant le ministre, +traversa l'antichambre, qu'il emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont +étaient saturés ses rubans et ses dentelles. + +--Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort gentil qui +l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance avec laquelle +monseigneur a bien voulu m'accueillir, et je vous prie, cher vicomte, de +vouloir bien en témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente, +devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de ses +serviteurs. + +--Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite porte, il a dû +avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il a un maître diamant au +doigt et pour plus de vingt mille écus de point de Flandres! + +--Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, monseigneur +apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous prie de me regarder comme +étant tout à vous. + +Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche ouverte. + +--Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre vieux Dupleix s'il +voyait la triste mine de ce traitant. + +L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit dehors. + +Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il demanda: + +--Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! Avons-nous du bonbon +dans le sac aux histoires? + +--Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit l'inspecteur. Je +prends au hasard: Mme la comtesse de la F... S... a fait demander à M. +le Curé de Saint-Jacques du Haut-Pas combien il prendrait pour donner +l'enterrement de première classe à Champion. + +--Et qu'était-ce ce Champion? + +--Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère et récitant par +coeur tous les calembours de M. de Bièvre. M. d'Alembert lui avait +enseigné la logique, et M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son +décès, la livrée de Mme la comtesse porte le grand deuil. + +--Et qu'a dit le Curé? + +--Un _Pater_ pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame du mal de +folie. + +--C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout ça creuse +les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est pas dans de beaux +draps, M. Marais, si les comtesses se mêlent de lui rire au nez, et nous +verrons mieux encore que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en +veux pas! + +--Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La santé, du reste? + +L'huissier prit un air dolent. + +--Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un coup de tristesse +vendredi que nous avons dîné treize à table chez M. le Premier +appariteur. Ça m'a laissé tout chose. + +--Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je voir M. du +Plessis-Praslin? + +--Lequel? ils sont quatre. + +--Le maître des requêtes. + +--Ils sont deux. + +--Le baron. + +--Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour monter à la seconde +«attente» de Mme la duchesse de Grammont, et de là à être ambassadeur il +n'y a qu'un saut de puce. + +--C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à pieds joints... +Mais qui tient l'emploi de M. le baron? + +--Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les allumettes, quand on a +de l'économie. M. le vicomte de Choiseul Romanet, dont le père est à la +Bastille, tient le guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la +grande antichambre. + +--Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je lui parle sur +l'heure. + +--Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier. + +--Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc doit être instruit +sans tarder. + +L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, qu'il avait +fort beau, sur son genou. + +--Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de laisser M. le duc +tranquille; il est encore avec le Moscovite. + +--Quel Moscovite? + +--Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et qui est revenu +cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq printemps. Je donnerais dix +pistoles pour savoir au juste si c'est lui-même ou son petit-fils. + +Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les yeux un peu naïfs +de l'huissier, esprit fort, une curiosité d'enfant s'alluma. + +--Vous ne me répondez pas?... murmura-t-il. + +Marais garda le silence. + +--Vous avez ordre de vous taire, hé? + +--Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça l'inspecteur à voix +basse, le mieux c'est. + +--Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? Un prince du +sang!... Qui ne dit mot, dit oui, vous savez?... Et l'histoire de la +moelle toute chaude des trois pauvres petits garçons de la rue +Sainte-Avoye qui servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les +bains rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le démon +Rohault de Fécamp qui avait une cornette de femme? + +--Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur. + +--Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la superstition, je me +doutais bien que vous saviez tout! On étouffe ces histoires-là du mieux +qu'on peut, et c'est fait sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le +vulgaire: mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce à +Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la nièce propre du +valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, qui avait deux ombres, +la nuit, au clair de la lune, c'est bien connu, et la seconde avec une +queue. On ne croit pas aux _oremus_ et aux possessions parce que ça n'a +pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais quant à nier qu'il y +a de drôles de choses, pourquoi? Quand M. de Bernis fut dégoté, sa +salière avait été renversée. J'en puis parler: c'est moi qui la +relevai... et quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce +d'eau des Suisses, il avait écoqué son oeuf par le mauvais bout... D'où +ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il vaut mieux perdre ses +arrhes au coche que d'y monter avec un prêtre... Et si vous voulez me +conter par le menu, Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à Sa +Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit venir, pour +purger Mme de Pompadour de tout l'âge qu'elle a de trop et la remettre +battant neuve à 18 ans, au moyen de cette pâte qu'ils font avec la +moelle des innocents, je vais vous mener à M. de la Beaume et même à M. +le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de Grammont, à votre +volonté, coûte que coûte! + +La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus grave. + +--M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, je n'aime pas +parler de ces choses-là. Je ne crois pas en Dieu beaucoup plus que vous, +puisque le bon sens s'y oppose; on finira par mettre en prison les +superstitieux qui disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de +l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière les +Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour faire sortir le +serpent-mouche, caché dans le pied des goutteux? Elle a nom Margonne et +a épousé le caporal aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers +les carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac +avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin la nièce bossue du +gardien-juré des bêtes au jardin du roi qui est devenue ainsi la femme +d'un maître des comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né +avec du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous envoyer +avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse chèvre qui porte son +uniforme de garde-française en paquet sanglé sous le ventre par une +courroie, il eut une bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et +faillit le rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec +soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, M. Chenu, ennemi de +la superstition... + +--Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette chèvre parle? + +--Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. Quant au démon +Rohault, il est femme... + +--Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec une gloutonne +avidité: jolie? + +--Non; elle est borgnesse d'un oeil par un coup de bouteille que lui +donna M. Cartouche, son parrain... + +--Le vrai? + +--Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la met pas jeune, +puisque cet homme célèbre fut roué en Grève voici plus de quarante ans. +Aussi Sa Majesté, dès que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison. +Elle lui mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi éternua +trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis il ajouta, ayant repris +sa belle humeur: «Voyons, Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton +prix; combien demandes-tu d'argent et combien d'années peux-tu enlever +d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse répondit... + +Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant au dehors +était restée ouverte après la retraite de Godeheu, et l'inspecteur, qui +n'avait pas cessé de garder l'oeil au guet, vit notre chevalier Nicolas +un peu essoufflé, qui traversait la cour en toute hâte. + +--Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après? + +--Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? demanda Marais, au +lieu de répondre. C'est un parent de M. le duc. + +Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent. + +--Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de terre: mais +nous ne nous embarrassons de savoir leurs noms que le lendemain de leur +entrée en place... Vous en étiez à ce que le démon Rohault, qui est +borgnesse, répondit au roi. + +--Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune homme, dit +Marais péremptoirement... + +--Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?... Ne craignez donc +rien, la porte est défendue! + +Le chevalier Nicolas montait les marches du grand perron. + +--Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu M. de la Beaume! + +--Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, car nous +oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le démon Rohault était +la nièce de Cartouche? + +--Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! Allons! debout! +et gagnons l'officier de vitesse. Vous m'avez fait perdre déjà dix +minutes pour le moins. + +M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance manifeste. + +--Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin faisant, dit-il. La +nature humaine a besoin de croire à quelque chose, c'est clair, et, +puisque la raison défend d'ajouter foi à toutes les momeries de la +religion chrétienne, moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un brin +de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont on ne peut pas +douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault est plus connu que le loup blanc, +et je suis bien aise de savoir qu'il est démonne et n'a qu'un oeil... +Quel agréable état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première +main... Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de M. de +Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia fait attendre les +dames. + +Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche vers la partie +centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au grand vestibule, donnant +sur le perron, un peu après l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait +debout auprès de la table à tapis vert, entourée par la livrée. + +Il avait été répondu à sa demande conformément au pronostic de Chenu, +que M. de la Beaume ne recevait point ce soir. Mais, sur son insistance, +un laquais avait dû faire passer son nom au puissant jeune homme +demi-héritier de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait l'honneur +d'amuser la grande antichambre. + +On attendait le retour du laquais. + +Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte latérale +communiquant avec le corridor qu'ils venaient de longer. + +--Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas par derrière, c'est +un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit cousin de ma femme... Vous allez +voir qu'on va lui répondre: «Revenez dans huit jours.» + +Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et le +laquais, debout sur le seuil, dit: + +--Audience de M. le marquis de Choiseul de la Beaume! + +Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en ajoutant cette +annonce à l'adresse de M. le marquis: + +--Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie! + + + + +X + +D'ASSAS! + + +Ce nom d'Assas qui nous fait battre le coeur à un siècle de distance, ce +nom si pur et si beau qui résonne au fond de nos âmes comme un cri de la +patrie, ne produisit aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. +Chenu, ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées +autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, que +l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus profonde. + +Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa: + +--C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura eu débâcle à la +frontière. + +Et Marais se dit: + +--J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. D'Assas... connais +pas! + +Il y eut pourtant un laquais qui dit: + +--Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme de province qui +est venu ici hier demander Mme la duchesse en se trompant d'antichambre? + +--Laquelle des deux duchesses? + +--Mme de Choiseul? + +Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde à cela. + +Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme serait-il resté dans +les mémoires? C'était celui d'une famille noble, il est vrai, de bonne +noblesse même, mais profondément obscure et qui vivait à deux cents +lieues de Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La petite +ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents maisons, dont cent +étaient des mégisseries, dans la petite rivière d'Arre, à une quinzaine +de lieues de Nîmes, et n'avait jamais produit que des tanneurs. + +Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin du règne de Louis +XIV, qui avait eu maille à partir avec les protestants, fourmillant dans +le pays, jusqu'au point de se faire assiéger par les calvinistes, dans +son petit manoir étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai +qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique dans les +rangs des assiégeants, qui furent mis à la raison. + +L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée dans ce petit +castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs frères et qu'il avait +plusieurs soeurs. Ce serait tout, si la pension de mille livres acceptée +avec reconnaissance par sa famille de longues années après sa mort, ne +donnait à penser que c'était une maison très pauvre. + +Sur les frères et les soeurs on ne possède absolument aucun détail +présentant quelque apparence d'authenticité. Quant à Nicolas lui-même, +après avoir passé un temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra +par la porte la plus humble dans la carrière des armes. + +Il semble que sa destinée fut de croiser la route où marchent et tombent +les martyrs de cette ardente et belle ambition qui combat non pas pour +soi-même, mais pour la grandeur de la patrie. Des relations de famille +et aussi de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran, +hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le berceau de cet +admirable soldat, le marquis de Montcalm, dont il a été parlé déjà dans +ces pages à propos de l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul +mit à abandonner les Français du Canada. + +Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la plus profonde +peut-être parmi toutes celles que l'histoire amoncelle sur la mémoire du +«grand ministre.» Nous l'effleurons seulement pour constater que notre +Nicolas d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire partie, en +qualité de capitaine, du contingent régulier que M. de Bernis envoyait +au secours de nos frères canadiens. + +Il avait été désigné par Montcalm lui-même. + +On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance, +l'avènement de M. de Choiseul coupa court à ces envois de troupes qui +déplaisaient si fort à l'Angleterre. + +C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la pénurie de nos +renseignements personnels. Mon camarade et ami Henri de la B... disait +que d'Assas avait mérité l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il +s'était distingué en toutes rencontres, principalement dans la campagne +de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée par M. de Richelieu et +dans laquelle ce fameux duc de Cumberland que les Écossais appelaient +«la hache protestante» et «le boucher des Stuarts» fut si vertement +humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre de Rosbach. +Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, je ne démêle qu'un seul fait +ayant physionomie d'anecdote, et encore n'est-ce point un fait de +guerre. + +Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour cette blessure ou +une autre, dans la ville d'Arras, lors de l'avènement de M. de Choiseul, +quand arriva le régiment de Guémenée, qu'on appelait aussi le +_Contingent canadien_ et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier +coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement sur les +deux vaisseaux de l'État le _Champlain_ et le _Tonnant_. Les canonniers +de la Ferté, qui se reformaient à Arras et occupaient les deux casernes, +donnèrent une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure partie de +recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit de Bruc, avait la +tête un peu hors du bonnet. + +Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient pas une très +grande vénération pour M. de Choiseul, qui venait de décapiter leur +aventure. Pendant que les officiers festoyaient, les soldats avaient à +discrétion cette bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au +cerveau comme le vin quand elle ne donne pas la colique. À force de +boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, je ne sais +comment, s'échauffèrent, et voilà que nos bas Bretons confectionnent un +mannequin, l'habillent du pourpoint à brandebourgs affectionné par le +ministre, et le promènent par les rues avec un étendard portant cette +inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, homme de confiance des +Autrichiens, des Anglais, voire des Prussiens.» + +Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, disgracié pour +avoir voulu la paix, et n'aimait pas son successeur, qui devait si mal +faire la guerre. Les bonnes gens du peuple se joignirent aux soldats, +les canonniers s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui +se promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche appuyé sur sa +canne, rencontra le tumulte et voulut y mettre ordre. On se moqua de +lui parce qu'il était tout blême et qu'il marchait courbé en deux. + +--Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les _pigeons_ du Vigan +roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! Mon oncleu Nicolasse +repiqua tout raideu comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et +bagasseu de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant comme +deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n bo'n, asse pas peur! il leur +dit: «Vous êteu des pouleu! vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu, +le premier qui souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! +Derrièreu le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu lou +ré, il y a la Franceu!» + +Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son écharpe, il dégaîna, +brandit son épée et cria sans plus patoiser: + +--Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, dites comme moi, si +vous êtes Français: «Vive le roi! vive la France!» + +On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie. + +Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières amours, des +uniques amours, peut-on dire, du chevalier d'Assas. Il connaissait le +Cloître pour avoir accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage +au lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était poète, +et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture dont je désespère +absolument de retrouver le charme vague. Quand je regarde en arrière, je +vois dans le lointain de ses paroles un grand étang. C'est ce qui +ressort le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une vallée +bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, grimpant la pente de la +petite colline, Jeanne de Vandes et le chevalier se rencontrèrent, seul +à seule, pour la première fois. + +Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle fût encore +bien enfant. Elle revenait de visiter ses pauvres et tenait à la main le +panier qui avait contenu le pot de soupe et la fiole de vin de France, +destinés à la veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette +pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq petits enfants +affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là sur sa propre bourse, qui +n'était pas lourde; elle apprenait, en outre, aux aînés à lire et à +écrire, tout en raccommodant leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus +coudre. + +L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à un moulin, bâti +sur de longs pilotis qui ressemblaient à des échasses. Il était gris +avec des murs inclinés en dedans, comme ceux des redoutes, et sa toiture +de planchettes peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à +palettes énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui +alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut. + +Le moulin était une île qui communiquait avec la rive par un pont +tremblant, lequel aboutissait à un sentier perdu dans les saules et au +bout duquel était le Cloître. Mais c'était loin et haut. Il fallait +passer un petit vallon plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau +pullulaient l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps +comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils étaient difficiles à +approcher, parce que les roseaux de la Passion, avec leurs longs boudins +de velours, croissaient dans la boue et que cette boue n'avait point de +fond. Des hommes s'y étaient noyés. + +Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes de roches, dont +trois pendaient comme des bêtes fauves accoudées à leur agreste balcon +et regardant attentivement les gens qui passaient. + +Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux violets, bombé en +dos d'âne et redescendant d'un côté vers l'étang, pendant que l'autre +gravissait la colline, au sommet de laquelle étaient trois bâtiments: +deux vieux et un tout neuf. + +Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée par derrière de +panaches touffus appartenant à un magnifique bouquet de chênes. + +À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, montrait, en +effet, une perspective d'arcades désemparées; à gauche, le «Prieuré» +moins ruiné, s'adossait à un pan de muraille isolé qui gardait à son +centre une longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient +pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que les vitraux. + +Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur d'anciennes +choses, disait que cette fenêtre datait du XIVe siècle. Les Anglais du +corps de Cumberland étaient venus en foule voir un chêne fort étonnant, +qui était planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et dont +la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, pour +trouver le grand air: de sorte que sa couronne géante musait maintenant, +hors de l'ogive, avec vue sur l'étang et la campagne. + +Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée ombrageait le mur. +Les Anglais avaient nettoyé des carrés sur son écorce pour y inscrire +leurs noms avec le lieu de leur naissance, et Henri avait encore pu +retrouver des témoignages lisibles de cette manie britannique, entre +autres une inscription profondément tracée au feu et disant: 1756, 17th, +_January, W. Jones, Devon, pr. to Fanny Bell.--Died_. + +Ce mot _Died_ était d'une autre main que le corps de la légende, et +Henri de la B... traduisait le tout ainsi: «7 janvier 1756, W. Jones, du +comté de Devon, promis à Fanny Bell»: ceci tracé par Jones lui-même. + +Et il pensait que le dernier mot _Died_, «mort» avait été ajouté après +coup par un camarade, quand le pauvre Jones fut couché sous la terre de +quelque champ d'escarmouche inconnu... + +C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph Dupleix avec sa +famille, et ce fut là que vint le chevalier Nicolas, envoyé par un +colonel, M. de Soleyrac, pour servir bénévolement de secrétaire au héros +de l'Inde. Le chevalier était très doux, comme tous les hommes très +braves. Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais son +coeur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à enflammer, il +s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix lui-même, qui était aussi un +homme du Midi, et surtout pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne», +dont la beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie des +diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement +éloquente, et supportait son malheur avec une résignation souveraine. + +Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix appelait +Jeannette et que l'immensité de la mer séparait du généreux soldat à qui +elle avait donné sa main et son coeur, en un temps où l'avenir avait +pour tous ceux qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses +promesses. Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au dehors du +deuil qu'elle portait dans son âme; mais le chevalier avait surpris +parfois les larmes qui lentement coulaient sur la pâleur de sa joue, +quand elle se croyait à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait. + +On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes, fut la dernière vers +qui s'élança le coeur du chevalier: il l'avait vue petite fille; mais +quand il l'aima, ce fut un grand amour. + +Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes qui suivait +le bord de l'étang au delà du moulin, haut sur jambes et les pieds dans +l'eau comme un héron. + +Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la pauvre veuve avec +son panier au bras, et si vous saviez comme elle était jolie! Elle avait +une robe de toile bise qui dessinait chastement les grâces de son buste, +en laissant voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde +et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle était +encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses cheveux bruns à +reflets fauves, pleins de soleil et jouant avec le vent, flottaient sous +son chapeau de paille, où les orphelins du bûcheron décédé avaient +attaché à son insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on +appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, les «ne +m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le ciel. + +Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, dans un +rayon de jour qui passait à travers les aunes, épais comme une +charmille, mais où le meunier avait taillé une fenêtre pour jeter sa +ligne à brochets. + +Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, et son coeur lui +fit mal. + +Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout bonnement étonné, +j'allais dire irrité, de ce frisson que ses veines ne connaissaient pas. +Il voulut tourner sur la droite et gagner les bouleaux qui montaient +dans la bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela et +lui dit: + +--La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier. + +C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas garda le silence +gauchement, car il avait honte, un peu, de ne point connaître celle dont +lui parlait Jeanneton. + +Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était jolie, jolie +comme ce premier rêve qui passe, plus rapide que l'éclair, dans son +nimbe de neige, et qu'on appelle ensuite, et qui ne revient plus. +Nicolas éprouvait de la colère à sentir ses yeux se mouiller. + +--Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, gagnent-ils beaucoup +d'argent? + +--Non, répondit Nicolas, pas beaucoup. + +Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva point. Il ne se +souvenait point d'avoir été jamais dans un embarras si cruel. + +--C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus de robe, et +Fritzau marche sans souliers. + +Nicolas s'écria: + +--Je veux bien donner une robe à la petite Greete et des souliers à +Fritzau! + +Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une belle main +d'enfant, trop rose, où le réseau des veines était presque aussi bleu +que les «ne m'oubliez pas». + +Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier! + +--Tenez mon panier, reprit-elle. + +Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille de +chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle portait à manger +chaque jour pour toute la famille. + +Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où brillait la +dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt son rire d'or éclata +pendant qu'elle disait: + +--La méchante! elle m'a piquée! + +Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait comment tenir le +panier. + +--Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la robe de Greete et +pour les souliers de mon Fritzau. + +Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait une perle de +corail. + +--Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de Vandes, qui pâlit +légèrement. + +Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait en jetant à +intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. Ils ne disaient plus +rien. + +Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir sa compagne; +mais d'un saut de biche, elle gagna l'autre bord. + +--Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, ce matin. + +--De moi? fit Nicolas, qui donc? + +--La pauvre Lisela. + +--Est-ce qu'elle me connaît? + +--Du tout... mais je lui racontais que vous étiez si bon pour mon +père!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour quitter cette terre voient +les choses de l'avenir? + +--On dit cela, répliqua le chevalier. + +--J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne s'en aille en +laissant tous les pauvres petits abandonnés! + +--Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier. + +--Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace d'une +demi-seconde, elle me disait que nous étions destinés à mourir jeunes, +moi et vous... + +La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. Quelques mois +après, Nicolas écrivait une belle lettre au Vigan. La lettre annonçait à +son père et à sa mère (les meilleures gens du monde) que le régiment +d'Auvergne était toujours cantonné au pays de Gueldre. + +Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas alors comme +aujourd'hui. Les généraux prenaient leur temps et buvaient la victoire +ou la défaite à petites gorgées. On se tâtait le long des frontières. +L'idée d'aller à Berlin ne serait venue à aucun général français, et le +grand Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres yeux si la +pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle. + +La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille en Europe; +mais elle était toute bourrée de hauts faits indiens, et racontait +l'épopée de Dupleix que Nicolas avait toute fraîche dans sa mémoire, +puisqu'il venait de l'écrire sous la dictée de l'ancien gouverneur. +Nicolas ajoutait qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans +la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une transition plus +ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, il demandait à son père et à +sa mère l'autorisation de solliciter sa main. La lettre se terminait +ainsi: + +«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car je mesure la +distance qui me sépare du conquérant de l'Inde. Mais Mlle de Vandes a +daigné me permettre la démarche que je tente, et le bonheur de ma vie +est attaché à cette union.» + +Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, le chevalier +reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait savoir qu'elle était en +bonne santé et témoignait l'espérance que «la présente» le trouvât de +même. L'année n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie +avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de vin et chute +d'une cheminée du vieux manoir, qui avait tué, en tombant, le chat de la +tante Olive. Fargeau, le valet des chiens, était mort de vieillesse, et +l'on parlait du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier; +mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, Nicolas, +disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, de Visapour, des Cipayes +et de la nièce de cet aventurier, Joseph Dupleix, marquis pour rire, +banqueroutier, etc., etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer +cela de ses papiers. + +On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence même de l'Inde, +puisqu'il en était question dans les histoires de l'antiquité; mais on +savait parfaitement à quoi s'en tenir sur toutes les tromperies, +menteries et faridondaines des marchands et des voyageurs. Jamais +personne au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que Nicolas +comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser à des béjaunes? +Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, de rompre toutes +relations avec ce nid d'intrigants, de laisser sa demoiselle Jeanneton +pour ce qu'elle était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une +«pigeonne» bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité un peu bossue, +mais qui n'avait jamais couru le Bengale et qui l'attendait au pays. + +La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement exprimés, +relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, à qui la mère tenait +un peu par le Croizat de Caraman. Le père comptait entreprendre un +voyage de Paris pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. +«Ce n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être monter +colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison ruinée, qui est en +procès avec ses associés et dont le chef a été savonné marquis depuis +dix ans, tout au plus. Reste tranquille, et ne nous parle jamais de +pareille mésalliance.» + +Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, peut-être avec plus +de raison, n'était pas un partisan très chaud de l'union de sa nièce +avec le chevalier d'Assas. Les choses restèrent ainsi. Nicolas et +Jeanneton s'aimaient et ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient +tous les deux le coeur grand et fidèle. + +Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, un jour, +d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître comme on s'enfuit, avec +un vieux valet indien qu'il avait, et les trois femmes dévouées à son +malheur attendirent en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il +n'eût plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, n'avait +point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, la seule +consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux semaines, un soir, Mlle de +Vandes lui dit tout haut devant sa tante et sa cousine: + +--Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire le voyage de +Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes. + +Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de Soleyrac, et le +lendemain, il partit. + +Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à trois semaines de +distance, plusieurs lettres importantes ayant été reçues au Cloître, +Jeanneton, seule valide entre les deux autres Jeannes malades, s'était +mise en route à son tour, sous la garde d'une servante de confiance. + +Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, nous +connaissons le contenu des dépêches qu'elle apportait; nous savons enfin +qu'en présence de la catastrophe amenée par ces désastreuses nouvelles +Nicolas, prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer une +visite à son illustre allié le ministre. + +Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la grande +antichambre où son ancien camarade des dragons d'Aubigné avait eu la +condescendance de le faire admettre, à la profonde surprise de +l'huissier Chenu et de toute la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu +d'achever l'histoire du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et +d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce de Cartouche +dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, se rejeta vivement en +arrière et rentra dans le corridor, entraînant l'huissier avec lui +d'autorité. + +--Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître qu'il y a +superstition et superstition. Moi, je prétends qu'une fourchette croisée +sur un couteau de table... + +Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec: + +--Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même auprès de +Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous laisse la responsabilité entière +de ce qui en peut résulter. Voyez si vous voulez perdre votre place! + + + + +XI + +BOUCHE EN COEUR + + +M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait je ne sais déjà +plus quel autre petit Choiseul, était un joli garçon, bien tourné, +magnifiquement couvert, heureux de vivre, d'être blanc, blond, rose et +coiffé à miracle, heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes, +au milieu de la navrante détresse de la France, que tout était pour le +mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des heures pour être Choiseul; +c'est tantôt une incomparable félicité, tantôt un désagrément suprême, +et quand, à quelque temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement, +il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition rancuneuse au +roi, son bienfaiteur, il est probable que M. le marquis de la Beaume +retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie. + +Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis Louis XVI, n'avait pas +encore dit en tournant le dos à l'ancien ministre, après les événements +funestes dont l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois +cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.» + +Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des faits qui ne +furent jamais et jamais ne seront suffisamment éclairés: faits horribles +auxquels nul n'a le droit de croire, en l'absence de témoignages +certains. Je ne crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire +pour détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe important +et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, de ce solennel _lâcheur_ +qui ruina notre crédit en Europe et hors de l'Europe sans perdre le +sourire de sa suffisance goguenarde, qui prépara la révolution sans la +souhaiter, et à qui l'Angleterre devrait une statue. + +En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait guère de +tout cela. Il était content et bon enfant; il voyait l'horizon clair, la +France heureuse et l'univers bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il +était sur un joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, +pétillant et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on annonçait le +chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il avait de bonté dans +l'âme, et vint jusqu'à la porte de son réduit, donnant sur la grande +antichambre. + +--Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant les parfums de ses +dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! J'ai pensé à toi au moins deux +fois depuis que je suis au pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne +venais point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble autrefois, de +cette vache enragée! Ne sois pas timide avec moi, cousin; tu vois bien +que je n'ai pas de morgue. Je suis haut placé, c'est vrai, mais je +monterai plus haut encore. Ceux à qui la fortune est due n'en prennent +point de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui s'étonnent +d'être quelque chose. Embrassons-nous. + +Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait presque de +reconnaissance, et qui se sentit monter au coeur une large bouffée +d'espoir. Aussi voulut-il battre le fer chaud et placer tout de suite un +mot relatif à l'objet de sa visite; mais M. le marquis le prévint. + +--Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des bonnes odeurs +exquises qu'il répandait en abondance, comme si tout un parterre de +fleurs se fût caché sous son jabot, tu peux me demander tout ce que tu +voudras, ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois je +suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup d'oeil jusqu'au +fin fond des âmes! Un matin, il m'a regardé dans les yeux, et j'ai vu +qu'il se disait: «Voici mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, +élégance... Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin de la +Beaume pour tout un régiment de Romanets et de Praslins, avec un +quarteron de Stainvilles par-dessus le marché»... Et il m'a présenté au +roi, qui avait la migraine et que j'ai fait rire avec une histoire de +dragons où j'avais mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix +escadrons. Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!... Et nous +sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde les gens comme +s'ils étaient des miroirs. Vrai! ses yeux semblent vous crier: +«Dites-moi que je n'ai pas de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit, +de bon coeur, quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi +prendre tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! Elle a +dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et Mme de Grammont, qui +est la peste, dit qu'en la rentoilant on en ferait encore un bon +portrait de famille... Comment vas-tu? + +Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé son hôte sur une +chaise et s'être étendu lui-même de nouveau sur le sofa. + +--Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser une parole, je ne +vais pas trop mal, comme tu vois. + +--Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, et même +tu as l'air un peu râpé, soit dit sans t'offenser. Ce doit être ta +faute... Par où nous pends-tu, chevalier? + +--Tu dis?... interrogea d'Assas. + +--Je dis: Par quel bout nous pends-tu? + +--Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel... + +--Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton bonhomme de père. +Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et toi? Vas-tu postuler pour les +ambassades ou rester dans le militaire? + +--J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas fait cette +question-là. + +--Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas! + +--Je venais..., voulut dire le chevalier. + +--Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, qu'il faut te +donner un peu le diapason; tu reviens de Pontoise et même de plus loin. +La guerre a fait son temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut +qu'un seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, à cause de +_Télémaque_. Nous voulons fonder Salente à Paris, avec des financiers +honnêtes, des avocats sobres de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu +qui entende la raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées à +la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes surtout, +des philosophes et encore des philosophes, qui monteront une inquisition +pour brûler vifs les fanatiques,--mais tendrement, éloquemment et en +tenant compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! M. +Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas bon, mais qui +intéresse beaucoup à lire... Une fois Salente fondée, qu'est-ce que cela +fait que nous ayons abandonné l'Inde, le Canada, les bords du +Mississipi et autres gaudrioles, puisque Salente, c'est-à-dire la +France, par sa force naturelle d'expansion, s'étendra comme une immense +tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire ne croit pas à cela; +mais il a trop d'esprit et ne croit à rien, sinon à lui-même! On se +débarrassera de lui en le faisant idole... Alors, tu veux tout uniment +entrer dans nos bureaux? + +--Je n'ai pas dit cela... + +--Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine si tu ne parles point? +M. le duc est occupé pour toute la soirée et n'aura garde de te +recevoir; mais, quand le diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je +suis le bras droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis +faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te gêne pas et +dégoise franchement! + +--J'apportais un mémoire... commença le chevalier. + +--Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus de mémoires!... +Mais aurais-tu donc un procès? + +--Non, pas moi! le mémoire est d'un autre... + +--Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des autres... De qui +est-il, ton mémoire? + +--D'un homme grand, d'un homme malheureux. + +--Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, sans le sou, +démoli... et vieux, je parie? + +--Et vieux, c'est vrai. + +--Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa patrie? + +--C'est encore vrai. + +--Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au cou... Comment +a-t-il nom, ton Bélisaire? + +--Joseph Dupleix. + +À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses pieds et se prit les +flancs à deux mains pour ne pas mourir de rire. + +--C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! Vertuminette! tu +as mis dans le blanc du premier coup! Il n'y a qu'un Dupleix en tout +l'univers, Dieu merci! Dupleix l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix +des éléphants et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du Mogol, +des plaintes, des récriminations et des cipayes, Dupleix enfin, Dupleix, +et tu l'as pris sous ton bras!... Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà +autrefois t'embarquer pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi +qui s'appelle Montcalm? + +--Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore. + +--Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux point pour cela. Il +faut bien qu'il y ait des maladroits en ce monde: sans quoi, les routes +ne seraient plus assez larges pour laisser passer les gens d'esprit; +mais voici, pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons +plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations avec +l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de ces possessions +lointaines qui obligent à entretenir des flottes, des marins, des +soldats. Loin de porter aux extrémités de la terre ce que vous appelez +la civilisation, nous désirons ramener l'Europe à l'état de nature en +arrangeant un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente qui +confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler ses produits. +Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus d'efforts; du vin doux, du miel +et des roses, la France tranquillement aménagée à fonds perdu, et après +nous, le déluge! + +Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, car la porte +qui communiquait avec les appartements s'ouvrit, et un valet dit sur le +seuil: + +--Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas. + +Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut. + +--Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce que tu dis là, +Germain? + +--Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait appeler M. le +chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai l'honneur de parler ici, +je l'invite à me suivre. + +Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de Nicolas. + +--C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment le marquis; mon +très cher cousin d'Assas va se rendre aux ordres de M. le duc. Attends +seulement deux secondes de l'autre côté de la porte. + +Germain disparut aussitôt. + +Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son joli minois avait +pris une expression d'inquiétude au travers de laquelle perçait un +sentiment de vénération jalouse. + +--Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc moqué de moi? +ce n'est pas bien. + +--Pourquoi me serais-je moqué de toi? + +--Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur... et moi qui croyais +que tu avais besoin de moi! + +Le chevalier protesta de son innocence. + +--Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment M. le duc saurait-il +que tu es ici? + +--Je me le demande, répondit d'Assas. + +--En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra chaleureusement les +deux mains, j'espère que tu n'as pas à te plaindre de mon accueil! + +--Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent camarade +d'autrefois... + +--Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère. Je te prie de +ne point dire à M. le duc avec quelle liberté je me suis exprimé devant +toi sur diverses matières. Ces sujets sont brûlants et un homme comme +lui, passionné pour le bien de l'État, usant ses forces au service du +roi... Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute +l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un côté, son +patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de Richelieu (si tu es +vraiment mon ami, tu n'oublieras pas que j'ai choisi ce terme de +comparaison), depuis le cardinal, on n'avait pas vu pareil homme d'État. +Et demande tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place. + +Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et pressa d'Assas sur +son coeur en ajoutant: + +--Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura beau te combler, tu +n'auras jamais tout ce que je te souhaite! + +Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une enfilade de pièces +somptueusement ornées, et le chevalier le suivit. + +Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où quatre +fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes étaient +debout. + +--Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. Ai-je +l'honneur de parler au chevalier d'Assas? + +Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une porte recouverte +d'une épaisse draperie lui fut ouverte. + +On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte retomba sans +bruit derrière lui. + +Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec une sorte +d'austère coquetterie, où un homme de quarante ans à peu près, dodu, +grassouillet, frais, rond, un peu vieillot, comme un amour de Boucher +qu'on eût laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de bois +d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la muraille le portrait +du cardinal de Richelieu, peint par Philippe de Champaigne: celui-là +même qui avait appartenu à Louis XIII. + +Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait toute la place et +gênait deux autres cadres, dans l'un desquels le roi montrait sa jambe, +tandis que dans l'autre, cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, +supérieurement habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs +de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'oeuvre du +broché-rococo, et regardait la couronne de France en tâchant de sourire. + +Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était bien obligé de +regarder l'homme frais et bien en chair comme une poularde, dont Vanloo +nous a laissé une si curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue +démissionnaire, bouche en coeur, menton de bourgeoise fondante que +l'embonpoint commence à taquiner. + +Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, s'étonnait un peu +de se trouver là, en face de ce successeur de poche qui faisait de vains +efforts pour donner des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très +intelligent. + +C'était le signe des temps: la grande politique française restait +accrochée à un clou avec le souvenir de nos victoires, et, quoique +morte, elle semblait énorme, pendant que la petite politique de commis +et de grisette à qui l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait +au ras de terre. + +L'une de ces politiques était représentée par un géant qui se dressait +maigre et pâle, car il en coûte cher pour porter le poids du patriotisme +et du génie; l'autre, Dieu merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun +fardeau pareil; elle se portait très bien et engraissait d'une livre à +chaque soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes de +ses joues. + +Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait d'après le vif: +si vous voulez bien comprendre l'homme et l'époque, lisez le portrait de +Vanloo! + +Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre chevalier se trouva +donc seul avec Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, +ministre des affaires étrangères et véritable roi de France, puisqu'il +n'avait au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. +Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, au milieu du silence +qui régnait, sa plume grattait le papier avec un petit bruit de souris +qui grignote. + +Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder les trois +portraits qui sortaient vaguement de leurs cadres à la lueur des +bougies. C'était la reine qui lui faisait face. On parlait peu de la +reine, qui passait à bon droit pour une sainte, et que dire d'une sainte +au XVIIIe siècle! + +Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière son sourire, +tandis que ses yeux si bons allaient vers sa couronne doublée d'épines, +et il y avait une tendresse d'enfant dans son regard, passant par dessus +les fleurs de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et beau, +mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros et dont l'âge mûr, +faisant faillite à toute glorieuse espérance, s'offrait au monde comme +un exemple redoutable des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son +âme et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, obstinée dans +l'amour qu'elle portait à son mari, à son roi, et le malheureux prince +que le poison de son éducation première putréfiait sur pied, comme s'il +eût porté en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier +se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, même quand +elles se plantaient sur des épaules de princes: Richelieu! le plus grand +Français de la monarchie; grand parce qu'il était inflexible, Français +parce qu'il ne voulait personne entre la France et le roi... + +--Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait pas beaucoup +son successeur, pourquoi, diable! a-t-on mis ce grand vilain portrait +chez Choiseul? S'il voulait à toute force un Richelieu, que ne +prenait-il M. le Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs +commerces! + +Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses yeux +redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse et bourré dans son +fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, qui écrivait toujours et +d'abondance; car la lettre était pour sa fructueuse patronne, +Marie-Thérèse d'Autriche. + +Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça un dernier cri +en fouettant vigoureusement son parafe, et il daigna se retourner vers +son cousin par alliance, qui n'avait pas bronché depuis le temps. + +M. le duc avait l'oeil perçant et se vantait de parcourir le livre +intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut donc notre Nicolas, +à qui l'examen, selon l'apparence, ne fut pas défavorable. + +--Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis content de vous +voir. Les parents de Mme la duchesse sont les miens et je les +affectionne aussi sincèrement que les membres de ma propre maison. J'ai +ouï parler de vous plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche +un peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer très +particulièrement. Je suis étonné qu'étant à Paris déjà depuis plusieurs +semaines, vous n'ayez point porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de +Grammont. + +--Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que ma timidité de +soldat et la crainte d'être importun. + +--Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, dit le ministre, car +je vous sais fort occupé. + +Le chevalier rougit. + +--Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que mon intention n'a +point été de vous reprocher vos visites quotidiennes et si longues à +l'hôtellerie des Trois-Marchands. Je sais apprécier toutes les +générosités du coeur et je me fais gloire des sentiments de +bienveillance que m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de +bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une mesure assez +considérable, aux intérêts de Sa Majesté; mais qui a cru bien faire et +dont l'imprudente conduite a été peut-être trop sévèrement punie... non +point par nous, chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les +événements dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez compris que je +fais allusion à votre protégé M. le marquis Dupleix. + +Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, c'était +l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre connaissait si bien +ses affaires, et encore n'était-il pas au bout de ses surprises. + +--Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le duc, qui lui +désigna enfin un siège d'un geste froid, mais bienveillant, vous n'avez +pas du tout besoin de vous adresser à M. de la Beaume, ni de prendre +tout autre circuit. Les parents de Madame la duchesse sont les miens et +je les affectionne aussi sincèrement... Mais je crois vous l'avoir déjà +dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, me remettre le nouveau mémoire de +M. Dupleix, qui est, je le suppose, écrit de votre main... Vous avez une +fort belle écriture... Mais Sa Majesté compte sur vous pour tenir une +épée et non pas une plume. + +--Monseigneur... balbutia Nicolas. + +--Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; vous avez, il +est vrai, outre passé un peu le terme de votre congé, mais la campagne +n'est pas ouverte, et je me chargerai volontiers de vous excuser auprès +de vos chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire? + +--Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement assis, mais qui +semblait être en vérité sur un paquet d'épines. + +--Donnez! + +Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche en coeur», dont +M. de Richelieu, son ennemi par les femmes, se moquait si plaisamment, +eut un sourire imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait: + +--N'a-t-il pas une nièce?... j'entends ce brave M. Dupleix. + +--En effet, prononça tout bas le chevalier. + +M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment. + +--Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là une phrase, un +remarquable avocat au parlement. Il a du feu et de l'éloquence; il sait +donner à sa pensée des tours très vifs et pleins d'originalité... Ah! +par exemple, voici qui est trop fort; il donnerait à entendre que le +gouvernement du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter... + +--Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas. + +--Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis le premier mot +de son factum jusqu'au dernier. La compagnie nous gêne tout autant qu'il +nous embarrassait lui-même... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur +mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient de cadeaux dont +vous ne sauriez que faire et qui, par dessus le marché, vous +réclameraient sous main un prix extravagant pour ces présents que vous +ne souhaitiez point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les +conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils vont, ils +vont... Et quand nous leur crions halte là! il nous appellent traîtres +et larrons, ils nous opposent la conduite de l'Angleterre... Chevalier, +si le hasard m'avait fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais +en conséquence. Les peuples ont des génies différents et des +tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des nations marchandes, +d'autres qui ne le sont pas. Vous comprenez bien que je ne vais point +vous faire un cours de géographie économique et historique. J'ai mes +convictions, auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence et +selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais nous ruine, parce +qu'ils sont calculateurs et patients, tandis que nous sommes pressés, +inquiets et avides à la manière des enfants qui ne comptent jamais. +Quand les Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; nous +autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous promenons tout autour +en disant: «Nous sommes les maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer +sont magnifiques sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais +conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de se saigner aux +quatre membres pour entretenir loin d'elle des bouches inutiles qui la +calomnient en la dévorant. Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: +nous supprimons d'un coup les mendiants et les satrapes! + +Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant très +froidement: + +--Vous comprenez que cette mesure ne peut être approuvée ni par les +satrapes ni par les mendiants... À quoi pensez-vous, chevalier? + +--À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les yeux baissés. + +--Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui change les pierres +en soldats! + +--Le plus grand homme de guerre de notre époque, à mon sens, M. le duc, +et dont l'histoire célébrera les merveilleux faits d'armes. + +--L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas. + +Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux âges s'éclaira +d'une lueur sarcastique pendant que de sa bouche en coeur, cette parole +tombait: + +--Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont leur agonie. Comment +s'appellera le peuple nouveau qui lira dans cent ans les dernières pages +de l'histoire de France? + +M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait dans les +ruelles philosophes où le deuil de la patrie était porté d'avance avec +une étrange résignation. Ils se demandaient seulement, ces prophètes, si +Paris serait moscovite ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils +brisaient déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou moscovites. + +Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et pour être +revenue de si loin, il faut que la France soit forte providentiellement. +Dieu a quelque chose encore, peut-être, à faire par nous: _Gesta Dei per +Francos_... + +--J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez curieux de savoir +ce qu'elle dira de nous, l'histoire... Mais que nous voici loin, +chevalier, de certaine commission que m'a donnée pour vous mon honoré +parent, ou du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père! + +--Mon père! s'écria Nicolas hors de garde. + +--Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de vous dire qu'on +se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné de l'idée qu'il avait de +solliciter une lettre de cachet pour vous loger à la Bastille. + +--À la Bastille! moi! balbutia Nicolas. + +--J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous êtes un jeune homme +d'agréable entretien, et nous avons causé, causé... Cette nièce de M. +Dupleix est, selon mes informations, une très belle personne, dont la +société ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous +Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à mon cousin +d'Assas que la Bastille jouissait de son reste et que nous n'étions plus +au temps où l'on mettait les amoureux au cachot. Il a été un peu étonné. +C'est un homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait plutôt +les deux bras et les deux jambes que de prêter les mains à votre entrée +dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs beaucoup trop sévèrement. Je +crois l'avoir calmé. Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans +retard pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être changés +tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. Vous vous étonnerez +que les affaires de l'État me laissent le temps de songer à de pareils +détails; mais le bien qu'on fait est un délassement, loin d'être une +fatigue. D'ailleurs, je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, +les parents de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne +aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul... Avez-vous +quelque autre communication à me faire? + +--Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la supplie, à mains +jointes, d'avoir égard au travail que je lui ai remis. La lecture +attentive de ce mémoire... + +M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de la main le cahier +en disant: + +--L'écriture en est remarquablement régulière. + +--Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, insista +Nicolas, qui avait les mains jointes: vous avez là tous les éléments +d'une réhabilitation éclatante, nécessaire; vous avez là les moyens de +réparer une déplorable injustice... + +M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été plus en coeur. + +--J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les gens de votre âge. +Un capitaine doit parler franc. Je suis enchanté de votre visite, et je +vais écrire à l'excellent M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir +tranquille. + +Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, levé en même +temps que lui, sa main, qu'il avait courte, potelée et munie de très +belles bagues. + +--Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets de faire le +nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. Mme la duchesse lui veut du +bien, et chacun des désirs de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne +faites pas d'observations à la personne qui va vous prier de monter en +chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi. + +Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant que Nicolas +gagnait la porte, après s'être respectueusement incliné. + + + + +XII + +FIANÇAILLES + + +«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise était cet excellent M. +Marais, qui en agit, du reste, comme toujours, le plus décemment du +monde. On conduisit Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour +plier bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement M. Marais +se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une lettre pour Mlle de Vandes, +lettre qui, à la vérité, s'égara en chemin. + +La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier Chenu, qui +attendit en vain la fin de l'histoire du démon Robault de Fécamp, nièce +de Cartouche, et ne sut point ce que cette créature extraordinaire avait +pu dire à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau. + +Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer M. le duc de Choiseul +faisant accroc à la philosophie, abusant un peu de la force publique en +faveur de l'autorité paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont +jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère avec les +sympathiques générosités de leurs écrits. Le chevalier, d'ailleurs, +était en faute pour avoir outrepassé les limites de sa permission; il +avait encouru un châtiment plus sévère que ce départ subitement forcé, +suivi d'un voyage en chaise avec escorte. + +Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand ministre» ne fut +pas plus heureux dans cette mince entreprise qu'il ne l'était +ordinairement quand il s'agissait de combinaisons plus importantes. Il +était l'homme qui ne réussit jamais, et sa gloire est toute faite de +déconvenues. + +Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses quartiers sous +Klostercamp pour reculer jusqu'au camp de Ruremonde, au confluent de la +Meuse et de la Roër, où M. le maréchal de Contades venait de s'établir +pour l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre écrite par +un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le duc, et toute pleine de +bienveillantes paroles. Il était dit dans cette lettre: 1º que M. le duc +songeait, le soir et le matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de +Soleyrac, qui lui tenaient au coeur presque autant que les siennes +propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs de deux +Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois La Beaume et de quelques +autres Stainville, la première place de maréchal de camp serait, sans +conteste, pour ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait +être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents de Mme la +duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi ayant de son coeur... +nous savons le reste; 4º que M. de Soleyrac devait veiller spécialement +à ce que ledit chevalier d'Assas ne fît aucune excursion hors de service +dans le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp. + +Assurément, de la part d'un personnage politique si haut placé et chargé +de responsabilités si vastes, pareille préoccupation peut sembler +bizarre, et le lecteur trouvera que c'était pousser un peu loin la +complaisance envers les projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y +avait autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de besogne +qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer point les pauvres grands +vaincus comme Joseph Dupleix et de le leur témoigner. + +Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de conscience. + +Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade de maréchal de +camp depuis trop longtemps, qu'il avait reçu trop de promesses, qu'il +n'y comptait plus et qu'il était porté naturellement de sympathie pour +les Montcalm, les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne +plaisaient point à M. le duc. + +Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de Soleyrac se fit une +maligne joie de rendre visite à son ancien voisin du Cloître revenu de +son expédition de Paris, aussi souvent que les circonstances le +permettaient, et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne +point faire ses excursions _en dehors du service_. + +Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, peut-être par les +soins de Nicolas, que le ministre tout puissant daignait apporter des +obstacles à l'idylle matrimoniale nouée entre le même Nicolas et la +belle Jeanneton de Vandes. + +Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme Joseph +haïssait M. le duc du meilleur de son coeur. C'était la robuste rancune +de l'homme fort contre l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant +trébucher son élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise +volonté du ministre, il devint fanatique partisan de l'union qu'il avait +d'abord repoussée. + +D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un peu plus +favorable. Dans un héritage que fit le vieux M. d'Assas, se trouvèrent +comprises deux douzaines d'actions de la compagnie qui ne valaient pas +cher. Il s'informa. On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris +les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs de la +compagnie ne l'aidaient que trop dans ce méfait; mais que si on laissait +seulement agir ce diable à quatre de Dupleix, les deux douzaines de +chiffons sans valeur deviendraient une superbe fortune. + +_Tron dé Tarascon!_ connaissez-vous les héritiers du Languedoc? Chacun +d'eux vaut trois héritiers de Normandie. Le bon M. d'Assas, retourné de +bout en bout, brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. +Dupleix prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui +écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer son +consentement au mariage, le brave gentilhomme répondit quatre pages sur +grand papier, qui contenaient, entre autres choses raisonnables les +sentences suivantes: «Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon +cousin de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses qu'il +n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer les pères Jésuites de +n'avoir point voulu compromettre les sacrements avec cette Pompadour, +notoirement impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de Satan. +On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai que les pères, si on +les chasse, emporteront avec eux dix-sept cents millions en lingots, +reliques et perles fines, et qu'ils excommunieront le roi? Je serais +bien aise aussi de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait +mis en gage trois gros diamants de la couronne pour acheter de la +fraîcheur. Mme ta mère penche vers la compagnie de Jésus: mais ton frère +Philippe tient pour la philosophie, ayant appris par notre chirurgien +qu'en disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne trouve +jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement fixé: M. mon père +allait à la messe, et je fais de même, quoique notre curé ait le +caractère bourru; mais pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en +trouve point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps pour +s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, selon que le défunt +a jugé bon de se conduire. À cela, je vois quelque apparence, puisque si +l'âme était dans le cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne +souffrirait point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. Mais, +d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager dix-sept cents +millions d'épargnes privées, quand moi qui suis de noblesse, j'ai tant +de peine à nouer les deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices +et qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, un +pays plein de perroquets où les sauvages ne mangent pas d'ail et rendent +de l'or. Je ne vais pas contre; mais vivre sans ail ne me paraît point +naturel. Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un +gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant, je t'ai voulu +entretenir pour arriver à ton mariage, qui va sur des roulettes par le +motif que feu ta cousine Anillou a décédé le mois passé, en son âge de +22 ans et quatre mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à +cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la due forme, +sous condition que tu ne l'oublieras point dans tes prières. Il n'y +avait pas beaucoup à prendre d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta +mère l'a dépensé vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et +qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, quand M. le +marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme de juste) les aura fait +remonter suffisamment; ce pourquoi, dans ton contrat, tu peux glisser +une clause stipulant que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers. +C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise Dupleix (à qui tous +nos hommages, bien entendu) a de certains traits dans sa vie qui font +penser à Jeanne d'Arc. Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux. +Quel pays, que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y +ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires pour +vingt-quatre parts, et victimes de toutes les lâchetés, bévues, +maladresses, trahisons amoncelées en tas par je sais bien qui. Je ne +suis déjà pas si sûr que nous soyons parents de ces Choiseul, et encore +ce ne serait que par ma femme. On dit que Bouche-en-coeur branle dans le +manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il n'a pas besoin de +venir me chercher pour le relever. Vayadioux! sans ce prestolet, les +actions vaudraient le triple!... Et Mme ta mère, aussi bien que moi, +donne volontiers son consentement à ton mariage.» + +Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de Ruremonde, il y +avait une grande nouvelle qui courait. M. le maréchal de Contades allait +prendre le commandement des deux armées et marquer un sérieux mouvement +d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le 11 mai, Nicolas +obtint la permission de se rendre tout seul à Klostercamp pour célébrer +ses fiançailles et faire en même temps ses adieux, car il allait être +pris pour plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant durer, +selon l'apparence, autant que la belle saison. + +Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier arriva, +porteur de la bonne nouvelle. Depuis la blessure qu'il s'était faite +chez la veuve Homayras, à l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix +ne s'était jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait +surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, qui allaient +s'égrainant une à une comme les perles d'un collier dont le fil est +rompu. Les dernières dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau +comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, dont le stérile +miracle épuisait ses ressources et décimait son armée. Lally lui-même +n'avait plus que le sombre courage du désespoir. Il se croyait au comble +du malheur, il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les +Anglais, lui réservait l'échafaud. + +Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et le premier aux +philosophes de 93 comment on coupe la tête aux martyrs! + +La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée tout au fond de +son deuil, vivait de larmes. Pour soutenir, pour relever et réchauffer +tous ces désespoirs, il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et +prodiguant à ceux qu'elle aimait son corps et son coeur. Littéralement, +le vieillard et les deux pauvres femmes n'avaient, pour éclairer leur +nuit, que son cher et pur sourire. + +Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où le fiancé prenait +en même temps congé pour aller au loin affronter les hasards de la +guerre, et où la fiancée avait des pleurs sous le voile serein de sa +résignation; mais ce fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la +coutume des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton une petite +croix de diamants qui était une relique et dont la vue mouilla les yeux +de son mari: + +--Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je n'étais pas encore +riche quand je te les donnai, et ce sont les seules que tu aies +gardées! + +Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de l'ordre de +Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était redressée. + +Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa bénédiction, tout ce +courage factice tomba, et il dit en un gémissement profond: + +--Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas vous souhaiter du +bonheur. Il y a si longtemps que Dieu n'entend plus mes prières! + +Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure fixée pour +le départ du chevalier, dont la monture attendait dans la cour. Il n'y +eut que Jeanneton pour le reconduire jusque-là. Dupleix et la marquise +restaient auprès de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait +éveillé de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à +coup. + +La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en selle, passa la +bride de son cheval à son bras et dit: + +--Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une minute. + +--Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du moulin. + +Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par la main. Nicolas +était obligé de tirer son cheval, qui avait peur de la pente et dont les +fers glissaient sur les cailloux. Ils ne parlaient point, mais leurs +coeurs étaient pleins à déborder. + +--Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura le chevalier, +dont la voix tremblait. + +--Je le sais, répondit-elle. + +Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée d'étoiles: + +--Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle parlait, +comme tout est calme, comme tout est beau! + +--Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne songeait point au +ciel, m'aimez-vous comme je vous aime? + +--J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu plus loin, car j'ai de +la peine à vous quitter... Avez-vous vu comme ils souffrent chez nous? +Mon Dieu, vous êtes ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus +d'espérance sur la terre! + +Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du cheval sonna sur +les planches branlantes du pont, le meunier ouvrit son trou de guette et +regarda: + +--Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, Monsieur le capitaine, +dit-il, promis comme vous êtes à quelqu'une qui est un ange? + +--Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier. + +--Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et bonne bataille je +vous souhaite! + +Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée des aunes, qui +était noire, sauf les places où la lune, passant par les éclaircies +rares, marquait des ronds éclatants de blancheur. + +L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, mirait les dentelures +de ses bords où ça et là un rayon montrait les pointes aiguës des iris, +semblables à une moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se +glissaient, voix discrètes de la nuit. + +Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient souvenir de cette +heure silencieuse où s'entendent les battements des coeurs? + +Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux enfants qu'on +venait de bénir pour le bonheur au milieu de si amères tristesses; et à +travers l'ombre, Dieu les regardait aller, lui qui savait que leur +destinée était souverainement choisie. + +Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne de Vandes sentait +dans ces ténèbres si douces quelque chose qui lui souriait. Ses yeux ne +pouvaient se détacher de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la +fois au-dessus de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac. + +--On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas a la sienne. + +Elle parlait des étoiles. + +Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les vieillards appellent +un radotage. Nicolas, le pauvre Nicolas, en dehors de ce radotage du +coeur, n'aurait trouvé en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il +répétait: + +--Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me dire que vous m'aimez? + +--Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de répondre, il +doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles qui sont aussi des âmes, il +doit y avoir des étoiles, de chères étoiles où deux avenirs mariés se +confondent... + +--Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot... + +--À quoi bon?... Il n'y a qu'une étoile au ciel pour nous deux, mon +fiancé. J'ai maintenant mon coeur dans votre coeur, et la bonté de Dieu +a permis que vous soyez, après Lui, mon espoir et ma vie. + +D'elle-même elle lui tendit son front. + +C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première fois, ce jour +que Jeanneton revendit de chez la veuve du bûcheron, Lisela, pour qui +elle avait demandé l'aumône. Nicolas se pencha et ses lèvres +effleurèrent ce front, pareil au lis des champs dont il est dit, dans le +livre des livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne +sauraient payer la splendide parure. + +Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. La route +tourna et se mit à monter cette pente rapide où il y avait des bouleaux +et des roches moussues dans la bruyère. En regardant derrière eux, ils +pouvaient voir l'étang briller et les jambes noires du moulin qui +plongeaient dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, la +maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre les deux ruines +sombres, et les grands arbres qui la dominaient s'inclinaient comme des +saules pleurant sur un tombeau. + +--C'est là! dit tout à coup Jeanneton. + +Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, bordée d'un +côté par les derniers bouleaux, de l'autre par une coupe de jeunes +chênes formant un impénétrable fourré. À une cinquantaine de pas, +adossée à la forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en chaume +s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son unique fenêtre qu'un +débris de châssis. Entre la rampe et la loge, un chêne énorme étendait +loin du tronc ses branches bossues, grosses et longues comme des arbres +de soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu de la +végétation exubérante qui renaissait de toutes parts. + +--L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la pauvre Lisela était +déjà bien près de s'en aller aussi, quand les feuilles séchèrent. + +--C'est ici que demeurait votre protégée? demanda Nicolas. Vous +redescendiez de chez elle quand je vous rencontrai au bord de l'eau... + +Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, la gracieuse +fille cheminant sous les aunes avec son panier de chèvrefeuille au bras, +et l'églantier, et la piqûre dont il avait gardé le sang aux lèvres. + +--Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça enfin sa prière, +continua Mlle de Vandes. Elle avait tant demandé à mourir! Ma petite +Greete, à qui vous aviez donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui +je vous avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi, +tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me dit en +souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon mari Fritz... Mon Fritz +aimait le grand vieux chêne qui vient de sécher. Après moi, il ne +restera rien de ce qu'il aimait.» + +Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était d'avoir monté. +Nicolas se mit à genoux devant elle. + +--C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que Lisela était +assise quand elle me dit: «Vous et ce grand jeune homme qui est +capitaine, vous serez fiancés bientôt...» + +--Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, interrompit le +chevalier. + +--Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables paroles? Et +puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: «Tous les deux, vous mourrez tout +jeunes.» Souvent, elle annonçait ainsi les choses qui devaient +arriver... Et elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand +je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux autres qui +devaient rester abandonnés après elle, elle disait avec son sourire qui +faisait mal et était pourtant si doux: «Ne vous inquiétez pas, +demoiselle, j'aurai encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi +qui partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa pauvre +petite âme dans mes bras, le matin même du jour où Lisela s'éteignit, la +main dans ma main... Et savez-vous pourquoi je disais tout à l'heure: +«C'est là?» + +Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur. + +--Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces choses? Je n'en veux +rien savoir! Je veux vivre pour vous qui êtes la meilleure et la plus +belle! + +Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole coupée, et, +montrant de son doigt tendu la lisière de la forêt, elle répéta en +frissonnant: + +--C'est là! + +Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine. + +Le chevalier lui parla, elle ne répondit point. + +Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et demanda, comme une +personne qui s'éveille: + +--Qu'est-il donc arrivé? + +Puis, avant même que son fiancé pût répondre: + +--J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort que moi-même me +poussait... Mon ami, je vous prie de me pardonner. + +--Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je vous pardonnerai si +je vous vois sourire. + +Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se relever, elle +murmura: + +--Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit bientôt! + +--Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait gravement, nous +autres soldats, nous sommes visités souvent par la pensée de la mort. +J'ai peur de la craindre aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et +de mon bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière pensée. +Priez, ma chère Jeanne, priez que je la reçoive le front haut, l'épée à +la main; priez surtout pour que mon sang versé profite à ma patrie! + +Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier sauta en selle. +Les cailloux de la route qui tournait derrière la loge abandonnée, +retentirent sous le galop du cheval. + +--Au revoir! cria-t-elle. + +--Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine. + +Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, elle se mit en +marche, mais non point dans la direction du Cloître. + +Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla. + +Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les branches, et son +regard plongea à l'intérieur du taillis, derrière le grand chêne. Un +rayon égaré se jouait parmi les feuilles, éclairant un espace libre au +centre duquel se trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la +place de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, et +dont la cime absente faisait trou dans la voûte de feuillage. + +Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième fois, elle +répéta: + +--C'est là! + +Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia cette prière +qui montait du fond de son coeur: + +--Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que ce soit le front +haut, l'épée à la main et que son cher, que son beau sang soit versé +pour la France. + + + + +XIII + +SENTINELLES PERDUES + + +Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde pour +rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait être en train de plier +bagages. Ce n'était pas un rêveur que ce hardi soldat; un nuage resta +sur sa pensée, pourtant, pendant qu'il franchissait, au clair de la +lune, la première lieue de son étape. + +Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant de l'Inde +qui abritait une gloire déchue et tant d'espérances trompées, il avait +respiré une atmosphère de découragement. Elle avait beau s'asseoir, +cette demeure en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage, +les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches murailles +et jetaient sur le dehors un brouillard de deuil. + +Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton elle-même, +autrefois si gaie, avait subi cette morne influence, et il y avait une +détresse dans son sourire. + +En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et Nicolas ne l'avait +jamais aimée si belle, mais l'extrême mélancolie de cette fête de ses +fiançailles lui laissait un poids lourd sur le coeur. + +Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant de la +fantaisie et qui disent la vérité dans le langage du roman, ce n'est +point le lieu de séparer avec méthode l'ivraie du bon grain, ni de faire +la part exacte des ambitions personnelles et des convoitises égoïstes +qui avaient pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique de +Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative humaine, n'y +a-t-il pas toujours pour un peu cette scorie de la malédiction +originelle? + +Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement apparentes des +physionomies, telles que nous les revoyons à la distance d'un siècle: +aussi avons-nous dit de Dupleix: «Celui-là combattait pour la France», +et de son bourreau, vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci +n'était pas un Français». + +Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est candide et net comme +la justice des enfants. Demandez aux enfants ce que fit M. le duc de +Choiseul, ils vous répondront:--Il fit la guerre hors de propos, il fit +la paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa l'héroïque +épée du Canada... + +--Mais n'éleva-t-il rien en revanche? + +--Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, et un gibet +où son nom reste pendu: l'échafaud de Lally. + +--Et que reste-t-il de lui? + +--Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui germa, perça, +poussa et devint avec le temps un chêne dont cet autre menuisier en +échafauds, le bon M. de Robespierre, tira toutes les planches de son +terrible mobilier industriel! + +Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non point ceux qui sont +capables de répondre comme nous venons de le faire, après avoir parcouru +la rude histoire de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu +le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, qui avaient +encore trente ans à attendre pour voir comment, avec beaucoup de +fadaises emphatiques, battant comme un marteau l'enclume de la bêtise +humaine, Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois. + +Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; il méprisait M. le +duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement à regretter son alliance +avec Dupleix, et l'eût-il regrettée, il aurait sauté à pieds joints +par-dessus toute prudence ou toute répugnance pour aller où son coeur +l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait sur la +route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez tous les deux tout +jeunes...» + +Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était de vivre bras +dessus, bras dessous avec la mort, mais Jeanne! Je ne vous ai pas dit +tout ce qu'il y avait de bien aimé prestige dans le regard de ses longs +yeux, dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; je ne +vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie exquise de +ce visage de vierge, tout enrayonné d'or bruni, quand le vent des champs +soulevait son opulente chevelure, lourde et brillante à l'oeil, douce au +toucher comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. Je ne sais +plus parler de ces choses, merveilles de la terre. + +Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier voulait et +savait, lui dont la bonne âme était encore toute vibrante de jeunesse. +Et vous devinez bien l'angoisse qui le poignait, ce pauvre chevalier, en +voyant tout à coup, au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle +visage de morte... + +Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant tableau!... + +Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. Ce qui nous gêne, +là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse penseroserie des rimeurs +de ballades. Cette pauvre Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle +avait pleuré tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à +porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. Ah! +l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au cimetière et où la chanson +soulève la pierre des tombeaux! Fi des tudesques gaietés, toujours +drapées dans quelque suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des +hussards, les ossements craquer! + +Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé de côté ces +lugubres choses pour revenir à des pensées plus riantes, et quand il +passa sous les murs de Gueldre, il entonna une chanson de la langue des +Félibres, dont tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait +plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on célébrerait au +retour. + +À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme il entrait dans les +oseraies qui côtoient la Meuse, il fut arrêté par un «Qui vive?» C'était +son régiment en marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du +corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel pour mettre +le siège devant Munster. + +La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à la tête de sa +compagnie, car une joie folle régnait parmi tous ces soldats, harassés +de repos, et l'on ne parlait de rien moins que de marcher tout d'une +traite jusqu'à Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique, +tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles. + +Bien entendu, nous ne raconterons point cette campagne brillante, mais +inutile, qui réunit les deux armées françaises sous le commandement du +maréchal de Broglie. Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa +couronne à quitte ou double. + +Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges de son génie +militaire, et qui trouvait encore le temps, entre deux batailles, l'une +gagnée, l'autre perdue, de griffonner les plus détestables vers que +jamais poète amateur ait perpétrés! + +Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, acculé dans la +Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, il put croire que tout était +perdu en apprenant que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe. +Les Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden et +s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser. + +Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric ne s'était trouvé +dans des circonstances plus désespérées. + +Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, pour venir en aide à +son royal allié, tenta une diversion sur les derrières de l'armée +française et mit le siège devant Wesel, en même temps que les Anglais +annonçaient bruyamment une descente à Anvers. + +Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le corps de M. de +Castries devait pénétrer en Prusse (Hanovre), en traversant le Weser, +sur les ponts de bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un +mouvement de retraite. + +Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels se trouvait +Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, suivis par deux autres +divisions échelonnées. + +Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois s'étaient donc écoulés +depuis l'entrée en campagne. + +Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs de la journée des +fiançailles étaient loin? On s'était bien battu, on s'était diverti +davantage, car, en ce temps, la guerre avait des allures de partie de +plaisir: quelque chose comme une grande chasse où le gibier se défendait +et où les chiens étaient des hommes. + +Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles avaient +effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, du reste, beaucoup de +profondeur, et Nicolas restait en face du sentiment unique dans sa vie: +son grand amour heureux. + +Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne s'était ralenti +entre lui et les habitants du Cloître, et la chère correspondance de +Mlle de Vandes semblait témoigner d'un changement favorable dans la +position morale des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu +du Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement rendu dans le +grand procès des treize millions semblait pronostiquer une issue +heureuse. + +Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours à Osnabruck, par +suite d'un contre-ordre, motivé sur le faux avis de la levée du siège de +Wesel. + +--C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: si nous avions tourné +du côté de Gueldre, vous auriez pu pousser jusqu'au Cloître et +surprendre nos amis en passant. + +Le huitième jour, la seconde division, commandée par M. de Castries en +personne et qui contenait de la cavalerie, arriva à Osnabruck, d'où le +régiment d'Auvergne partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur +Flotow. + +Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers et les +soldats ne savaient plus où on les conduisait. À Flotow, ils apprirent +que la cavalerie de M. de Castries fourrageait jusque vers Pyrmont, ce +qui semblait indiquer une marche vers le sud. + +Les paysans allemands se moquaient et disaient que l'armée française +avait perdu sa route. + +Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel du baron de +Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate breton qui était mort si +glorieusement l'épée à la main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre +contre l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, qui +eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier français avec un +caniche qui portait au cou cette mention: «Chien d'aveugle.» + +M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait comme simple +volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache grise. Ce fut lui qui reçut +le caniche par hasard, et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval +et s'en vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la +brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en humant des torrents +de bière. + +--Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo. + +--Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron de Glücker, +mais bien Briskau. + +Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit mine de +s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands riaient, pensant avoir +affaire à un fou. + +--Que vous dit-il? demanda Glücker. + +--Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut point démordre; il me +dit: «Je suis Joseph, à telles enseignes que j'ai été livré par mon +coquin de frère!» + +On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de Plélo eut une +pistolade à bout portant au travers du front, mais la balle s'aplatit +contre la coque de son crâne, et il mit son épée dans le ventre du +Prussien. + +L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche. + +Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette arriva à Flotow sur +un bidet blessé. L'homme ne voulut parler à personne, sinon à M. de +Soleyrac; mais chacun put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car +son bras gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette déchirée. + +Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait après avoir fait +sa couchée comme à l'ordinaire, fut éveillé à onze heures de nuit et +délogea sans tambour ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux +environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir depuis le +lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, on se remit en marche. + +Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos et pendant trois +nuits où s'accomplissaient des étapes forcées. Le régiment avait un +guide à cheval que nul ne connaissait. On suivait, la plupart du temps, +des chemins de traverse. + +Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une rivière. Personne ne +savait au juste où l'on était, car on se cachait des gens du pays et il +était sévèrement défendu soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui +connaissaient l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la Lippe +et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville de Halteren, située +à quelques lieues seulement du Rhin. + +Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. Il faisait un +brouillard des plus épais. La Lippe, qui était fort basse, fut traversée +à gué, et chacun put s'apercevoir alors que le régiment était suivi par +un convoi de prisonniers westphaliens, composé de tous les malheureux +paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche. + +Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter à l'arrière-garde +tous les pauvres diables que leur mauvais sort amenait sur le passage du +régiment. Vers dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on +entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince de +Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et Dorsten. + +Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément sous son ombrage que +le gibier de Son Altesse Sérénissime, mais il avait aujourd'hui d'autres +habitants. L'armée entière de M. le maréchal-marquis de Castries était +là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier de +prisonniers allemands glanés le long de la route. + +On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse armée +étaient pliés avec les bagages, et à chaque instant on en amenait +d'autres, étonnés de voir tout ce monde. + +La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers jours d'automne, +qui revenait. Entre six et sept heures du soir, M. de Soleyrac, qui +avait été mandé par le maréchal, rejoignit sa troupe et ordonna +incontinent le départ. Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel, +dont le siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé avec +une terrible activité par Ferdinand de Brunswick en personne? + +Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve cette espèce +particulière de bavards qui sait ou prétend savoir la fin des choses, et +de nos jours, cette espèce, prodigieusement accrue, forme la majorité +des populations. Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois +hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne bien mieux que le +général en chef lui-même. Ceux-là disaient qu'Auvergne était envoyé en +perdition, pour marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que le +gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant le cours de +la Lippe. + +Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer le Rhin, et +l'événement sembla donner raison à cette opinion, car, vers onze heures +de nuit, le peloton d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve, +qui roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le guide donna +un son du cor, auquel il fut répondu sur la rive droite, qui était +occupée par les Français depuis Dusseldorf jusqu'à Meurs. + +Au bout de quelques instants, on entendit un bruit de rames dans le +brouillard, et M. de Plélo dit: + +--Voilà le bac! + +C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des voyages pour +passer le régiment dans ce bateau-là; mais le nouveau venu s'entendit +avec le guide, et Auvergne se remit en marche, eu remontant rapidement +le fleuve. Au bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, et +ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent qu'il y +avait là des pontonniers en train de faire leur office. + +En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un pont de bateaux +qui était achevé, et sur lequel Auvergne passa fort à l'aise. Le bruit +venait d'un autre pont beaucoup plus long, auquel on travaillait pour la +cavalerie. Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une +armée qu'on attendait... + +Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son repos. Le +lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein jour, à deux heures de +l'après-midi, mais le régiment n'était plus seul. Environ trois mille +hommes de recrues se mirent en marche avec lui et deux autres +détachements de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de +Castries, emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait l'air +de s'en aller vers la Meuse hollandaise. + +La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron de dragons, était à +deux ou trois lieues nord-ouest de Gueldre, dans un pays boisé où le +colonel de Soleyrac fit mine de prendre des dispositions pour +bivouaquer. On devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, car +le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept heures. On alluma +le feu sans se gêner: on était en pays ami, et M. de Soleyrac, qui +n'était pourtant pas causeur, fut entendu disant: + +--Demain, nous coucherons à Clèves. + +Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que la campagne +était finie et se donnèrent la consolation de maudire un peu M. de +Choiseul, qui prenait ainsi plus de peine à reculer que les autres pour +aller en avant, si bien qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons, +ce mot courait dans les rangs: + +--La poste est arrivée de Versailles! + +Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de Choiseul n'était +pour rien dans l'affaire. + +Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas et lui dit: + +--Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous dispos et en +humeur de faire une demi-douzaine de lieues à travers champs? + +--J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner à l'ennemi, +répliqua d'Assas. + +--Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de Soleyrac, qui +souriait: nous ne sommes point en déroute. Choisissez vingt gaillards +résolus, bon pied, bon oeil, et tenez-vous prêt à partir. + +--Pour où? + +--Vous aurez un guide. Votre mission est de battre l'estrade. Nous +sommes à deux de jeu avec le prince Ferdinand; il a douze mille hommes +de ce côté-ci du Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers +westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du moins, à nous +glisser entre les doigts, les uns dans le parc de Dorsten, les autres le +long de la route... + +Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en plus belle +humeur. + +--Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les maillets de ces +pontonniers, là-bas, faisaient terriblement du vacarme... Tout ce que +nous faisons depuis Flotow n'est qu'un dégagé. + +--Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un joli jeune +homme! Et je connais le pays! + +--Dois-je obéir au guide? + +--Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera pour gagner +l'autre moitié de son salaire, étant vendu deux fois et très cher, quand +il vous quittera, vous ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez +personne à sa poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il +convient à un homme subitement égaré dans les bois qu'il sait être plein +d'ennemis. + +--Alors, l'ennemi sera là, devant? + +--Ou derrière, je ne sais pas. + +--Entendons-nous bien: quel est précisément mon devoir? + +--Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, en reprenant, cette +fois, son sérieux, est de rester où vous serez, sans avancer ni reculer; +Auvergne tout entier sera derrière vous, jouant le même rôle que vous, +s'allongeant, s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette +nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois, tandis que M. le +maréchal passera à droite ou à gauche de l'embuscade, peut-être à droite +et à gauche en même temps, à la faveur des ténèbres. + +--De sorte que les autres se battront pendant qu'on fera chez nous le +pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement de mauvaise humeur. + +--M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je connaissais un plus +brave régiment qu'Auvergne, je le choisirais pour cette besogne-là.» +Nous serons plantés comme un lumignon pour marquer l'endroit où les +Allemands ont creusé leur chausse-trape. + +--Et rien à faire? + +--Qu'à attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier, comprenons-nous +bien tous les deux: il y aurait un cas de trahison, c'est celui où +quelqu'un d'entre nous se laisserait surprendre et assassiner sans crier +gare! Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et vous +serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, comme M. le maréchal: +«Si je connaissais un plus brave que vous, je l'aurais choisi?...» + +Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac dit en lui +donnant congé: + +--Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de ma dernière parole: +_Sentinelle, prenez garde à vous!_ + + + + +XIV + +À MOI, AUVERGNE!... + + +Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche avec son +détachement, on mangeait la soupe au bivouac, où chacun se promettait +bien de dormir la grasse nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui +s'étaient glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne, +venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la gauche, à +moins d'une demi-lieue, et que le long de la Meuse, la cavalerie filait: +des escadrons et des escadrons. Ils avaient entendu rouler de +l'artillerie. Tout cela s'en allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo +avait dit: + +--C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce qu'il y a de poisson +pris: maigre pêche! Messieurs, il faut vous résigner à planter vos +choux! + +Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis que le mauvais +vouloir de M. de Choiseul contre les Jésuites était chose connue: + + Capitaines en réforme + Et qu'on entend clabauder + Contre l'injustice énorme + Qui vient de vous échauder, + À tort chacun de vous crie: + D'autres sentent le roussi, + Puisqu'on publie + Que Jésus va perdre aussi + Sa Compagnie! + +Le guide donné au chevalier n'était point celui qui avait conduit le +régiment à travers la Westphalie, de Flotow à Dorsten, et qui avait pris +la clef des champs en même temps que les prisonniers. C'était un jeune +Hessois, chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, haut +sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine des riverains de la +Roër. En quittant le camp, il prit un bon trot de courrier, et ne quitta +plus cette allure pendant les trois mortelles heures que dura la marche. + +Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance de cinq à six +lieues pendant cet espace de temps. + +Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant plusieurs mois et +aussi à Klostercamp; il n'était pas sans avoir fait nombre d'excursions +dans ce pays de Gueldre; mais l'obscurité était si épaisse et le guide +trouvait moyen de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun +moyen de reconnaître la route. + +Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre pas pour pas, et ne +perdait jamais de vue son Hessois, gardant toujours devant lui, à trois +enjambées de distance, la longue silhouette du drôle qui se dégingandait +dans les ténèbres. + +Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis que Nicolas, si +bien découplé qu'il fût, avait son uniforme baigné de sueur. Les soldats +ne se gênaient pas pour gronder par derrière, et menaçaient de +s'arrêter; c'était parmi eux un concert de malédictions. + +--Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. Est-ce nous qui +ouvrons la débandade? + +Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait le quart après +dix heures, quand le grand diable de Hessois se mit à courir tout à +fait. On venait de descendre une rampe assez raide par un chemin creux; +les talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont rustique. Dans +ce fond, le brouillard était si dense que Nicolas ne voyait même pas +l'eau sur laquelle passait le pont. + +Il avait l'oeil fixé en avant sur son fantôme de guide qu'il voyait +surtout avec ses oreilles; mais la sensation qu'on éprouve en traversant +des lieux connus, lors même qu'on a un bandeau sur la vue, était née en +lui et le tenait depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des +efforts inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent +encore autour de lui parce qu'on entrait dans une allée d'arbres dont le +feuillage persistait malgré la saison. + +Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable comme s'il se fût +attendu à reconnaître ce riant paysage: les aunes, l'étang, le moulin, +et jusqu'à l'églantier en fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose. + +Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui devait avoir ses +graines rouges d'automne à la place des petites roses du printemps: +Nicolas ne vit rien, sinon des choses longues et blanches qui passaient +à droite de lui. + +On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait entre le +chevalier et ses soldats, dont quelques-uns étaient encore de l'autre +côté du pont. + +Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était l'illusion de la +course. Elles étaient en réalité immobiles, et Nicolas le vit bien +quand, tournant subitement à droite pour suivre un brusque mouvement du +guide, il se trouva entouré par les troncs sveltes d'un plant de +bouleaux. + +Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait au bord de +l'étang, juste en face du Cloître, qui devait être caché là-haut dans la +brume et où sans doute Jeanneton de Vandes dormait. + +Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela que son +coeur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était vaguement reconnu +naguère. + +Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les roches moussues +moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi les tiges argentées des bouleaux. + +Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement venait loin +derrière. + +Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière au milieu de +laquelle le grand vieux chêne que le Fritz de Lisela aimait tant, se +dressait. La brume était moins épaisse ici qu'au bord de l'étang. +Nicolas n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaître le géant mort +au milieu de l'éclaircie. + +Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est là!» + +Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: «C'est là!», qui ne +fut pas même prononcé, éveilla dans l'esprit du chevalier tout un monde +de souvenirs. + +C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière parole de +cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure de l'adieu, le soir des +fiançailles, quand la tristesse avait débordé de son vaillant coeur et +qu'elle s'était mise, comme malgré elle, à répéter les prédictions de la +veuve du coupeur de bois. + +C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même du chêne, +désignant du doigt la coupe touffue qui bordait la clairière du côté +nord, et disant, elle aussi: «C'est là!» + +Tout cela revenait au coeur de Nicolas. Peut-on dire qu'il oublia le +présent pour le passé pendant une minute? Non, ce ne fut ni la moitié ni +le quart d'une minute. + +Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait jusqu'alors si +fidèlement suivi. Le temps de tourner le chêne, ni plus ni moins. +Nicolas chercha le guide et ne le trouva plus. + +La clairière était déserte. + +Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard inquiet, mais non +point étonné, le bruit de la chute d'eau monta dans la nuit silencieuse, +et tout de suite après, le refrain monotone du moulin en travail se fit +ouïr. + +Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail du moulin, +il n'existait assurément aucune connexion. Ils n'ont pas d'heures, les +pauvres meuniers des petits courants, esclaves du filet d'eau qui les +fait vivre. La roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît +jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre. + +L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait. + +Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de Vandes avait +dit: «C'est là!» + +Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de Soleyrac, +s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut donc point la pensée +de l'appeler, encore moins celle de le poursuivre. On lui avait dit: +«Quand le guide disparaîtra, vous serez près d'une embuscade.» +L'embuscade devait être derrière le mur de feuillage qui fermait la +clairière en avant de lui. + +Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible qu'il fût, ne +dénonçait la présence des Allemands; mais ceux qui ont un peu couru le +monde, le sac sur le dos, savent cela: il arrive parfois, dans les lits +d'auberge, qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup +l'invasion de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. Nicolas, qui +aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait le tedesco et flairait +l'asino à plein nez. + +On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il fit halte, mais non +point avec ses hommes, attardés au bas de la montée. + +On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout entier le +suivrait avec mission de s'étaler sous bois en long et en large, pour +occuper l'affût des Silésiens de Brunswick, pendant que le gros de +l'armée filerait sur Wesel; mais au train où le Hessois avait marché, +Auvergne devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse! + +Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions étaient +précises; il s'agissait de les exécuter à la lettre. + +Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant dans la +bruyère, et se demandant les uns aux autres: «Par où diable ont-ils +passé, le capitaine et son Hessois?», sa première idée fut de leur crier +halte tout uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait +inutile de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà prévenu +par le guide, qui sans doute, en ce moment, se vantait d'avoir amené les +Français à la boucherie. + +Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain d'être observé, +mieux il avait à jouer son rôle, qui était de feindre au moins la +prudence. + +Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience de s'être +trop avancé, et s'orientant d'après les voix des soldats, il risqua un +pas vers eux, avec de grands airs de précaution. + +Nous disons bien _un pas_, car il n'en put faire deux. + +L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le feuillage, comme +il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: il y était en plein. + +Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre s'était hérissée de +silhouettes sombres. + +Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée de tabac que +l'intérieur d'un fourneau de pipe, écrasa le son sur ses lèvres. + +Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une pointe de baïonnette +par derrière, le démangeait entre les deux épaules, à la hauteur du +coeur. + +Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, s'appuyait sur ce même +coeur, qui eut un grand battement, car l'instant où il faut mourir est +amer aussi pour les braves. + +Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme? + +Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, fait de rires +qui prudemment s'étouffaient. + +Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du chevalier, et une +voix qui coassait le français avec l'accent allemand, baragouina tout +contre son oreille: + +--Un seul mouvement, et tu es mort! + +Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair n'avait été que d'une +seconde. Il était maintenant immobile comme une pierre, et celui qui +avait la main sur sa bouche put dire en allemand: + +--_Der Teufel!_ il n'a pas frissonné deux fois! + +L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas: + +--Silence! + +On entendait le détachement français monter en riant et en causant. + +--Plat ventre! commanda encore l'officier allemand. + +Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le chevalier en +respect, et, comme ils étaient dans l'ombre portée par le tronc du +chêne, la clairière sembla de nouveau déserte. + +Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient l'office de +cordes, tenant Nicolas étroitement garotté dans leurs bras, par la +ceinture et par les jarrets. + +--Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas eut peine à +l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont tomber tête première dans +le traquenard! + +C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de pas entre +l'embuscade et les Français; mais en ce moment, celui qui marchait le +premier derrière lui, s'arrêta et dit: + +--Écoutez! + +Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur tour. + +Dans le silence complet qui suivit, car les gens de Brunswick, craignant +d'être découverts ou devinés, avaient cessé même de respirer, un murmure +vaste et confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le +pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en marche. + +--C'est le régiment! s'écria le Français qui avait parlé: le colonel +était sur nos talons! + +Et en effet, la voix du colonel monta, disant: + +--Voyons, enfants! du coeur aux jambes! Vous n'avez rien à craindre tant +que d'Assas n'a pas donné signe de vie! Est-ce que vous allez vous +laisser dépasser? + +Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait face, il y eut +ce fracas bien connu des cailloux broyés par les roues de l'artillerie. + +--Les canons! s'écria le soldat français qui s'était arrêté le premier. +En avant, vous autres, ça ne plaisante plus! Si le colonel nous trouvait +séparés du capitaine et du guide, notre affaire serait dans le sac! + +Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, dont la voix +tremblait de joie, murmurait: + +--C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les canons, les chevaux, +rien ne nous échappera!... + +Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe d'épée qui lui +brisa les dents. À l'endroit où les trois Allemands, liens vivants, +garrottaient naguère le chevalier, le chevalier était seul debout, le +fer en main. + +Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, cédant à la force, il +était resté silencieux et immobile, il avait vécu toute sa vie. Lui +aussi entendait les bruits qui venaient de près et de loin: le pas des +hommes et les pas des chevaux, le bruit des affûts roulants qui +écrasaient la pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de +toute son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on bourre la +poudre dans un trou de mine, toutes les puissances et toutes les +vaillances de sa splendide jeunesse. + +Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment d'ébranler, non +pas avec ses mains trop faibles, mais avec sa foi revenue, irrésistible +comme le bras même de Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait +la voûte du temple. + +Au fond du coeur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il y avait une voix +qui disait, répétant la parole de son chef: «Ce serait trahison que de +mourir sans crier gare.» + +Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, pour ne pas +trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. Il fallait, lui qui +avait une main d'acier sur la bouche, lui qui se sentait étouffé par +l'étreinte brutale de deux paires de bras, et qui avait les siens, ses +bras, maintenus par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde +au cou, mais l'épée au coeur, la baïonnette dans les reins et aux flancs +encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât, secouant ainsi et +soulevant dans un effort suprême un poids d'hommes plus lourd que le +poids de marbre ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur! + +Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de force, d'espoir, de +craintes, de folies splendides et de magnanimes colères dans l'âme de ce +soldat, car lui-même n'en put révéler le secret, puisque cette journée, +commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux pieds du Dieu +qui sourit aux martyrs. + +On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond et fécond +recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. Le respect vous saisit, +et l'admiration vous arrête... et pourtant au milieu de ces énergiques +élans qui haussent tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont +la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de l'humanité, on sent, +malgré soi, souffler le vent de nos faiblesses et de nos tendresses. + +C'est le côté charmant du sublime. + +Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute débordante de +patriotisme, une chère image du passé. Oh! certes, elle vint avec la +douce mélancolie de son sourire, la jeune fille, la blanche vision, +Jeanne de Vandes, que le chevalier d'Assas aimait sous l'oeil de Dieu +qui avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir d'hier, +navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces bruits, il dut entendre +la voix de sa fiancée murmurer la parole prophétique: «C'est là!...» + +Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas parla. Sa +force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées violemment par le miracle +de sa volonté, firent explosion et dans un effort désespéré il parvint à +saisir son épée. Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses +liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson avait secoué +son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si haut que sa voix, +vibrante comme l'appel d'un cor, descendit dans la vallée et gravit la +montagne, portant ce cri que l'histoire répétera dans mille ans: À MOI, +AUVERGNE, CE SONT LES ENNEMIS! + +Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe de la croix +et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes. + +Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu un autre cri, +poussé par une autre agonie. La voix qui exprimait une déchirante +douleur partait du fourré de jeunes chênes, de l'endroit vide qui était +marqué par une souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de +Vandes, le soir de l'adieu. + +La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, crurent +comprendre qu'elle disait avec désespoir: + +--C'est là!... + + + + +XV + +POUR LA FRANCE! + + +Il était arrivé ceci: + +Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant entendu l'eau +venir, s'était relevé vers dix heures, ce soir-là, pour ôter l'arrêt de +sa roue. + +Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, et il était tout +joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin travailler. Pendant qu'il +martelait la cheville qui retenait la vanne, il entendit qu'on passait +sur son pont et il courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide +Hessois et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit de +capitaine. + +Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne de Vandes, la douce +providence du pays. + +Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au Cloître par le +sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, car nous savons que le +détachement allait un train de poste, et tous les soldats qui +composaient le détachement étaient déjà passés de l'autre côté du pont. +Bastian frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, sauf +Jeanne de Vandes. + +Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui ont de +l'inquiétude plein le coeur. + +--Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. Quelqu'un que +vous aimez bien et qui était parti est revenu. + +Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour elle il n'y avait +qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui retourna à son ouvrage, et ce fut +alors que le chevalier d'Assas entendit le moulin aller. + +Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître à écouter et à +songer. Elle se demandait pourquoi son fiancé avait passé devant la +maison amie sans lever le marteau de la porte. Depuis plusieurs jours +déjà, des maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de la +chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, le canon du siège +de Wesel. Il y avait des Allemands logés par force dans les maisons de +Klostercamp. Joseph Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre +avec sa famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre +d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses promenades +favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et refermer la porte avec +soin. Pourquoi restait-elle? + +Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit humide l'avait +saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi ne refermait-elle pas cette +porte qu'on lui avait ordonné de ne point laisser ouverte? + +Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume qu'il lui était +impossible de percer? + +Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait point su +répondre. Non seulement elle ne rentra point, mais nu-tête qu'elle était +et à peine vêtue, elle traversa la cour du Cloître, dont elle franchit +la petite grille en grelottant. + +On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin qui descendait au +pont de planches. + +Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle n'avait refermé +la porte. Elle se mit à presser le pas tout à coup, comme si elle eût +voulu rejoindre le meunier. + +Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de prendre le +sentier du moulin, elle tourna sur la gauche à travers champs. + +À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule qui va malgré +elle, marchant droit devant soi sans se presser ni ralentir le pas. Par +la route qu'elle avait prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle +pouvait gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance +n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait l'allée des aunes à +revers, la chaussée destinée à retenir les eaux se trouvant juste +au-dessous de la petite coulée qui remontait à la loge de Lisela. + +Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du détachement +d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, et ce fut peut-être le +bruit de leur marche qui l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes. + +Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher dans les données +de la raison humaine la réponse à cette question que nous posions tout à +l'heure: «Où allait-elle?» + +Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui n'osait plus +sortir le jour pour cueillir les derniers rayons du bon soleil +d'automne? + +Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec sa robe blanche +flottante, l'aurait prise pour une gracieuse vision. + +Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire où il avait dû +passer, selon le témoignage de Bastian, mais où, certes, il ne pouvait +l'attendre? Voulait-elle revoir le lieu où s'étaient échangées les +dernières paroles? + +À quoi bon scruter ce qui est insondable? + +Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible main que +bien des gens appellent encore la Destinée, et que d'autres adorent, le +front dans la poussière, en lui donnant son vrai nom, terrible et doux, +qu'il faut prononcer à genoux. + +Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse faite au pied de +l'autel, cette autre nuit qui avait vu le départ de son bien-aimé pour +la guerre. + +Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces +immortelles... + +Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur de bois, distante +d'une cinquantaine de pas à peine de la clairière où se jouait, dans la +nuit profonde, le drame muet dont nous avons vu le dénouement. + +À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au pied du chêne mort +et s'arrêtait, après avoir constaté la disparition du guide. + +Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé à la clairière, +vit avec étonnement une lueur briller derrière les châssis désemparés de +la masure. Il y avait là un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens +maîtres décédés. + +Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur de la loge que +Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. Quand elle passa tout contre +le châssis elle distingua un homme portant le riche costume d'officier +général prussien, assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de +Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait les habits de +cet homme, contrastait d'une façon étrange avec la désolation de la +misérable ruine. + +Il semblait attendre. + +Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un autre homme arriva +par le derrière de la loge, c'est-à-dire du côté de la clairière: un +paysan hessois, grand, long, voûté, dont l'étroit visage de juif +disparaissait presque entre deux forêts de cheveux et de barbe. + +--Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand. + +--C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon salaire. + +Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, et comme elle +tournait la masure, un bruit d'argent remué vint jusqu'à son oreille. + +C'était le prix du sang. + +Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse horreur des +rêves. + +Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques pas l'espace vide +où était la souche. Elle s'y arrêta, comme si c'eût été vraiment là le +terme de sa course, et s'assit sur le tronc coupé. + +Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, partant elle +ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix chuchotait avec l'accent +allemand ces mots que nous avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et +tu es mort.» + +Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait. + +En même temps, le grand murmure du lointain arriva: fantassins en +marche, cavaliers dont le galop crépitait sur les pierres, lourds canons +qui labouraient les routes. + +Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est l'armée!» + +Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne croyait entendre +respirer. + +Et après un temps, le temps de grand recueillement, pris par Nicolas +d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu lui devait encore de vie dans +un effort unique et sublime, Jeanne entendit ce cri puissant et beau +comme la voix même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier +chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les philistins +allemands. + +--C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son coeur qui s'élançait +hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST LA! Mon Dieu, prenez nos +âmes... + +Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant dans la chair. +Jeanne tomba assassinée par ces blessures qui lui déchiraient le coeur à +travers le corps du chevalier d'Assas. + +Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait gagné son argent des +deux côtés. Mais la voix de d'Assas mourant fit éclater la foudre de +toutes parts à la fois. Ce ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son +appel, ce fut la France. + +La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon parla, sonnant le +glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, et l'embuscade +allemande laissa, deux lieues durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick, +la sanglante traînée de ses cadavres. + +Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de Wesel fut levé, +et Ferdinand de Brunswick fit retraite au delà du Rhin. + +On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, portés hors de la +mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement dans la clairière, au +pied du chêne où il était tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des +premiers arbres. + +Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre corps admirablement +beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune tache de sang ne souillait, +celui-là, car Jeanne de Vandes avait été frappée en dedans de son corps +et pour ainsi dire dans son âme. + +Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour Jeanne, cette +autre blessure unique et plus profonde qui va chercher, pour la tarir, +la source même de la vie. + +On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître et que des +flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard et deux femmes, qui +s'agenouillèrent, trouvant encore des larmes dans leurs yeux épuisés de +pleurer. C'était Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de +Bussy. + +On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes un sourire, auquel +le sourire du martyr répondait. Leurs têtes pâles, mariées sur le dur +oreiller de la souche, s'environnaient d'une seule et même auréole. + +Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs noces +éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés. + +Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa patrie, l'épée à la +main, le front haut, et la fiancée obéissante avait répété: «Seigneur, +Seigneur, oui, le front haut, l'épée à la main, et que son cher sang +coule pour la France!» + + +FIN + +Impr. d'Éditions, 9, rue Édouard-Jacques, Paris.--6-26 + + +Chapitre page +I M. JOSEPH ET M. NICOLAS 7 +II ARRIVÉE DE L'INCONNUE 17 +III L'OEIL DE POLICE 24 +IV JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON 31 +V LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH 50 +VI JEANNETON 64 +VII POT AU LAIT 77 +VIII COUP DE SANG 87 +IX UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION 102 +X D'ASSAS! 114 +XI BOUCHE EN COEUR 129 +XII FIANÇAILLES 146 +XIII SENTINELLES PERDUES 160 +XIV À MOI, AUVERGNE!... 173 + + + + + +End of Project Gutenberg's Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER *** + +***** This file should be named 27806-8.txt or 27806-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/8/0/27806/ + +Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/27806-8.zip b/27806-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..21fb73c --- /dev/null +++ b/27806-8.zip diff --git a/27806-h.zip b/27806-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ec31122 --- /dev/null +++ b/27806-h.zip diff --git a/27806-h/27806-h.htm b/27806-h/27806-h.htm new file mode 100644 index 0000000..028c693 --- /dev/null +++ b/27806-h/27806-h.htm @@ -0,0 +1,7661 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Le Dernier Chevalier, by Paul FÉVAL. + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + h1,h2,h3,h4,h5,h6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; + } + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + + .pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + left: 92%; + font-size: smaller; + text-align: right; + } /* page numbers */ + + .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */ + .blockquot{margin-left: 5%; margin-right: 10%;} + .sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; + padding-left: .5em; padding-right: .5em; margin-left: 1em; + float: right; clear: right; margin-top: 1em; + font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: dashed 1px;} + + .bb {border-bottom: solid 2px;} + .bl {border-left: solid 2px;} + .bt {border-top: solid 2px;} + .br {border-right: solid 2px;} + .bbox {border: solid 2px;} + + .center {text-align: center;} + .smcap {font-variant: small-caps;} + .u {text-decoration: underline;} + + .caption {font-weight: bold;} + + .figcenter {margin: auto; text-align: center;} + + .figleft {float: left; clear: left; margin-left: 0; margin-bottom: 1em; margin-top: + 1em; margin-right: 1em; padding: 0; text-align: center;} + + .figright {float: right; clear: right; margin-left: 1em; margin-bottom: 1em; + margin-top: 1em; margin-right: 0; padding: 0; text-align: center;} + + .footnotes {border: dashed 1px;} + .footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} + .footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + .fnanchor {vertical-align: super; font-size: .8em; text-decoration: none;} + + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem br {display: none;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le dernier chevalier + +Author: Paul H. C. Féval + +Release Date: January 14, 2009 [EBook #27806] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)) + + + + + + +</pre> + + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_i" id="Page_i">[Pg i]</a></span></p> + +<div class="figcenter"> + <img src="images/image_de_couverture.png" alt="Le Dernier Chevalier" title="le Dernier Chevalier" /> +</div> + +<p class="center"> +ŒUVRES DE PAUL FÉVAL<br /><br /> + +LE DERNIER CHEVALIER<br /><br /> + +ALBIN MICHEL, ÉDITEUR</p> + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_ii" id="Page_ii">[Pg ii]</a></span></p> +<h2>LE DERNIER CHEVALIER</h2> + +<p class="center"> +PAUL FÉVAL<br /> +<br /> +LE DERNIER<br /> +CHEVALIER<br /> +<br /> +<span class="smcap">seule édition revue et corrigée</span><br /> +<br /></p> + +<div class="figcenter"> + <img src="images/am.png" alt="Caption or Image Title" title="Caption or Image Title" /> +</div> + +<p class="center"><br /> +<br /> +ALBIN MICHEL, ÉDITEUR<br /> +<br /> +<span class="smcap">paris—22, rue huyghens, 22—paris</span><br /></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p> +<h2><a name="LE_DERNIER_CHEVALIER" id="LE_DERNIER_CHEVALIER"></a>LE DERNIER CHEVALIER</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2> + +<h3>M. JOSEPH ET M. NICOLAS</h3> + + +<p>Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour +avait «ses vapeurs», cette migraine du +XVIII<sup>e</sup> siècle dont on s'est tant moqué et que nous avons +remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur commerce, +étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans +cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, +à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle?</p> + +<p>M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses +62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement +d'un rhume de cerveau, gagné l'année précédente dans +le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, +qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse +et commença la ruine de la France. Quel joli homme +c'était, ce maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, +qui ne l'aimait pas tous les jours, disait de lui:</p> + +<p>«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! +Il ne flattait jamais que nos ennemis.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span></p><p>Si vous me demandez comment le rhume de cerveau +du maréchal durait depuis tant de mois, je vous répondrai +par ce qui se chantait dans Paris:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Armand acheta sa pelisse,<br /></span> +<span class="i0">(Dieu vous bénisse!)<br /></span> +<span class="i0">Avec l'argent<br /></span> +<span class="i0">De Cumberland...<br /></span> +</div></div> + +<p>Et encore:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Armand, pour payer le maçon,<br /></span> +<span class="i0">Godille frétille, pompon,<br /></span> +<span class="i0">Se fût trouvé bien pauvre,<br /></span> +<span class="i0">Pompon, frétillon,<br /></span> +<span class="i0">Sans la pêche de ce poisson<br /></span> +<span class="i0">Qu'il prit dans le Hanovre...<br /></span> +</div></div> + +<p>Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui +sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de +«Pavillon de Hanovre». Ce nom fut la seule vengeance +de la France contre le général d'armée philosophe qui, +vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main +frivole, avait pris la plume au lieu de l'épée et signé un +reçu au lieu de livrer une bataille.</p> + +<p>Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de +Hanovre coûta deux millions. La France en «faillit +crever», selon l'expression un peu crue de l'abbé Terray; +mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans, +toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe +et, pour employer son style troubadour, «n'ayant +pas encore renoncé à plaire». Il était né coiffé. Il mourut +la veille même de la révolution, qui l'aurait gêné dans ses +habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut +pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!»</p> + +<p>Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV,<span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span> +Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et +Armand du Plessis, le maréchal duc de Richelieu qui ne +battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis XVI, +veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau +de son troisième fils, le comte d'Artois, depuis +Charles X, condamné par les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe +de Saxe, ne devinait certes pas encore les +angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons +sinistres qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle +avait la crainte instinctive, j'allais dire le pressentiment +du poison, car elle fit visiter en secret le comte d'Artois +par la Breuille, médecin de Mme Adélaïde, pour s'assurer +qu'il n'était pas empoisonné.</p> + +<p>M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, +supplanté qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, +partisan de la guerre à outrance, destiné à conclure +une désastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le +champagne et l'amour; ses œuvres éclaboussent souvent +sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, +vous ne pouvez pas le supposer content.</p> + +<p>Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, +résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution +qui allait leur couper la tête; les philosophes donnaient +des coups d'épingle à l'immensité de Dieu; les +poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits vers +honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise +humaine, est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa +patrie dans les billets doux qu'il écrivait au Prussien et +crachait sur la religion avant de lui demander grâce par +devant notaire; le clergé lui-même se compromettait çà +et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie +de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, +tremblait sur la base énorme de sa puissance; le com<span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>merce +était ruiné par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait, +rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, +et la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de +s'amuser.</p> + +<p>Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre +la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, +avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà +et qu'elle pense avoir gardé, des couplets détestables où +le brave Soubise était bafoué de main de maître:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Soubise dit, la lanterne à la main:<br /></span> +<span class="i0">«J'ai beau chercher, où donc est mon armée?<br /></span> +<span class="i0">Elle était là, pourtant, hier matin,<br /></span> +<span class="i0">S'est-elle donc en allée en fumée?<br /></span> +<span class="i0">Je l'ai perdue et suis un étourdi;<br /></span> +<span class="i0">Mais attendons au grand jour, à midi...<br /></span> +<span class="i0">Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie,<br /></span> +<span class="i0">Prodige heureux! la voilà! la voilà!...<br /></span> +<span class="i0">Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là?<br /></span> +<span class="i0">Je me trompais, c'est l'armée ennemie!»<br /></span> +</div></div> + +<p>Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. +Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les +caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante +de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné +par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué +avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, +mais bardés de pied en cap dans cette armure +enchantée qu'on nomme la discipline, sur le quartier +français-bavarois où la discipline manquait.</p> + +<p>Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races +différentes, méprisant la science d'obéir et se fiant à leur +multitude.</p> + +<p>Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> +décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, +l'écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire +sur son prochain suicide, se redressa au faîte de la +puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se prosterna +devant lui.</p> + +<p>Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, +pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée +et humiliée.</p> + +<p>C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui +chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un +superbe embonpoint. C'était pour elle que Frédéric avait +du génie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos +flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos +colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. +Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous +faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu +conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. +La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte +et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal +fût récompensée par la main du bourreau.</p> + +<p>Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques +hommes et les quelques écus qui nous auraient +assuré le Canada, cette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, +où le «vertueux» Washington préludait à +sa carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un +gentilhomme français qui était dit-on, un peu parent de +M. le marquis de la Fayette<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<p>Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> +passer, dans une certaine école, pour un habile ministre; +il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de +Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner +pierre à pierre le monument politique érigé par le grand +homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient +conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.</p> + +<p>Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut +garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; +il sut épouser une femme dix fois millionnaire, +qui se trouva être une sainte femme par-dessus le marché; +il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, +et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, +caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au +clergé qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement +(quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant +de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu de +l'ancienne.</p> + +<p>Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, +encyclopédies, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais +calme, sommeil d'ivrogne.</p> + +<p>Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent +avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques +en ces jours engourdis? On ne s'étonne pas que +Duclos ait appelé le marquis de Montcalm «un anachronisme,» +et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit +de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques +si viles que l'héroïsme y fait tache.</p> + +<p>Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, +l'inspecteur de police Marais fit descente à l'auberge des +Trois-Marchands, située rue Tiquetonne, au quartier de +Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve +d'un sergent juré de la ville.</p> + +<p>Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span> +Marais; mais c'était un homme d'importance, et M. de +Sartines, le nouveau lieutenant général, l'employait de +préférence à tous autres dans les circonstances les plus +délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires +assez osés pour se moquer de la «princesse de +Neuchâtel» (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément +ce titre), soit qu'il fallût faire la chasse aux +menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.</p> + +<p>De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des +fonctionnaires privés qu'on nomme des <i>reporters</i>. Leur +emploi consiste à désennuyer non plus un vieux roi, mais +un vieux peuple.</p> + +<p>Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà +à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, +et il faisait nuit noire. C'était l'année suivante seulement +que M. de Sartines devait installer définitivement les lanternes +municipales qui portèrent un instant son nom +avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite +et encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient +de plus en plus rares à mesure que, l'une après +l'autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se +fermant.</p> + +<p>Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût +dans toute la rue était l'enseigne même des Trois-Marchands, +lanterne carrée, de couleur jaune, où se détachaient +en noir trois silhouettes fort bien découpées, +représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant +par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la +philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'était, +n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs à quoi +bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à l'auberge, +tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. +Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span> +avait corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus +les Trois-Marchands.</p> + +<p>—-Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur +en entrant dans le réduit propret et même cossu +où la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais +devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si j'entrais +souhaiter un petit bonsoir à ma commère?</p> + +<p>—-Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte +gaillarde de 35 à 40 ans, haute en couleurs et qui avait +dû avoir pour elle toute seule, dans son temps, trois ou +quatre portions de «beauté du diable;» justement, je +songeais à vous, moi aussi.</p> + +<p>—-Vraiment?</p> + +<p>—-Vraiment tout à fait!... En voulez-vous?</p> + +<p>Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un +verre profond et large, avec une bouteille entamée qui +contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de +vin d'Arbois. Elle emplit le verre et l'offrit à M. Marais, +en ajoutant, non sans coquetterie:</p> + +<p>—-Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, +M. l'inspecteur.</p> + +<p>—-M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes +fraîche comme la pêche, ma commère, et quoique je +n'aie pas soif du tout, j'accepte avec plaisir, rien que +pour mettre mon nez dans votre verre... À votre santé... +Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie?</p> + +<p>La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui +allait point encore trop mal. Au lieu de répondre, elle +dit:</p> + +<p>—C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais +ça m'est recommandé pour mon estomac.</p> + +<p>—Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi.<span class='pagenum'><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span></p> + +<p>Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle +en eût versé le contenu dans une cuvette.</p> + +<p>—Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin.</p> + +<p>—Ah! fit Marais: Joseph qui?</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>—Et après?</p> + +<p>La femme Homayras hésita.</p> + +<p>—Est-ce tout? reprit Marais.</p> + +<p>—Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous...</p> + +<p>—À M. Joseph? Il vous est donc suspect?</p> + +<p>—Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, +ce bonhomme-là!</p> + +<p>—Il est riche?</p> + +<p>—Ah! mais non!</p> + +<p>—Que fait-il?</p> + +<p>—Rien... C'est-à-dire... il rage!</p> + +<p>—Oh! oh! contre qui?</p> + +<p>—Contre les Anglais.</p> + +<p>—Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient.</p> + +<p>—Et contre la compagnie...</p> + +<p>—Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, +depuis M. de Choiseul.</p> + +<p>—Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle +de Madras, de Pondichéry, de Bombay...</p> + +<p>—La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, +nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine! +Qui fréquente-t-il?</p> + +<p>—Personne.</p> + +<p>—En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux.</p> + +<p>—Savoir!</p> + +<p>La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur,<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span> +prenant la bouteille à son tour, emplit le verre lui-même.</p> + +<p>—Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il.</p> + +<p>Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la +seconde fois:</p> + +<p>—Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. +J'ai dit qu'il ne recevait personne, mais ce n'est pas le +mot tout à fait. Il vient quelqu'un le voir.</p> + +<p>—Qui ça?</p> + +<p>—Un jeune homme.</p> + +<p>—Souvent?</p> + +<p>—Tous les jours.</p> + +<p>—À quelle heure?</p> + +<p>—Dès le matin.</p> + +<p>—Il reste longtemps?</p> + +<p>—Jusqu'au soir.</p> + +<p>—Que font-ils, tous les deux?</p> + +<p>—L'un dicte, l'autre écrit.</p> + +<p>—C'est le jeune homme qui écrit?</p> + +<p>—Et c'est M. Joseph qui dicte.</p> + +<p>—Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?</p> + +<p>—M. Nicolas.</p> + +<p>—Nicolas tout court aussi?</p> + +<p>—Aussi, oui, Nicolas tout court.</p> + +<p>—Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle... M. Joseph! +M. Nicolas! M. Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge +aux Trois-Marchands!...</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison +n'est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela!</p> + +<p>Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais +s'empressa de s'excuser, disant:</p> + +<p>—Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi +a-t-il l'air?</p> + +<p>—Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a +l'air d'un roi.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit tirer <i>en +pleine paix</i> sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée au fourreau +et portait en outre le drapeau parlementaire. La première épithète +appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par les +gazettes européennes fut celle-ci: <i>Coquin</i>. Le fait est contesté (en +Amérique).</p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span></p> +<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2> + +<h3>ARRIVÉE DE L'INCONNUE</h3> + + +<p>M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, +grassouillet: un joli inspecteur, bien peigné, bien +couvert et que vous auriez presque pris pour un financier, +tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la marquise +de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez fréquemment +à son petit lever, chacun savait cela, pour +renouveler sa provision d'anecdotes.</p> + +<p>Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, +puisque c'est à peine si Beaumarchais, leur père, commençait, +tout au fond de ses tracasseries, la première +esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux, +mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de +mal, beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, +faisant mousser du même coup de blaireau, son courage, +sa lâcheté, ses convoitises, son bon cœur, ses cruautés, +son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si étrangement +le niveau de nos mœurs, assassiner la vie privée et +crotter jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe +moyenne en France.<span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span></p> + +<p>Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre +beau roi Louis XV, qui en eût été le plus fidèle abonné, +se fournissait où il pouvait: chez la marquise et chez +M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux chez +Marais.</p> + +<p>Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. +Il jouissait de la considération <i>sui generis</i> dévolue à ceux +qui regardent dans les maisons par les trous de serrure. +Les curieux d'un côté, de l'autre les poltrons de scandale +se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des +bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans +une boîte d'or.</p> + +<p>Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques +familles, mais c'était pour gagner sa vie.</p> + +<p>La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée +impunément d'un si attrayant personnage, et, quoique +rien dans la conduite de M. Marais n'eût dépassé jamais +les bornes de la cordialité permise entre gens de bonne +humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un +jour venant, jusqu'à la dignité d'<i>observatrice</i>.</p> + +<p>—D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en +dédis pas, il a l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le +respect, le nôtre, de roi, donnerait gros, puisque notre +argent ne lui coûte rien, pour avoir la mine de M. Nicolas, +et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a dans les +yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa tournure, +et tout!</p> + +<p>—Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous +enflammez, Madeleine!</p> + +<p>—Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la +veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a un <i>œil</i>.</p> + +<p>Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais +avait été éveillée, mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span> +de son gousset une montre épaisse et large et la consulta +avec ostentation.</p> + +<p>—Mon aimable commère dit-il en se levant, l'<i>œil</i> +aura tort pour aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver +les miens du bonheur de contempler les vôtres.</p> + +<p>—Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé!</p> + +<p>—Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, +et je n'ai pas encore glané la moindre historiette. Si, au +lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y +avait seulement une bergère dans la chambre qui a un +<i>œil</i>...</p> + +<p>—Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph +est chez moi, pas une seule dame n'a passé le seuil de sa +porte!</p> + +<p>—On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante +au bas de l'escalier.</p> + +<p>—Faites monter! ordonna la veuve.</p> + +<p>Et elle ajouta:</p> + +<p>—C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, +et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez +M. Joseph.</p> + +<p>M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait +à sortir. On entendit un pas léger qui montait +l'escalier. Madeleine se mit à rire.</p> + +<p>—Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; +on dirait que ça sent la jeunesse!</p> + +<p>M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait +justement pour lui baiser la main avant de prendre +congé. Il se retourna en sursaut. Une voix douce disait +sur le palier:</p> + +<p>—Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement +de M. Joseph?</p> + +<p>La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span> +une femme, vêtue de noir et coiffée «à la créole», d'un +voile de dentelle très riche et très épais, disposé de façon +à lui couvrir entièrement le visage.</p> + +<p>—Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince +et un roi, voici la reine! Et moi qui ne demandais qu'une +bergère!</p> + +<p>—Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?... avait +commencé Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, +surtout en présence d'un homme du bel air tel que +M. l'inspecteur.</p> + +<p>Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa +phrase. Elle fit une profonde révérence, accompagnée +d'un «À votre service, Mademoiselle,» et sortit précipitamment +pour conduire elle-même la nouvelle venue +jusqu'à l'appartement de son locataire.</p> + +<p>Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à +la même place. La figure du chasseur d'aventures avait +une si singulière expression que la veuve lui demanda:</p> + +<p>—Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!</p> + +<p>—Reconnue! répéta Marais: je la connais donc?</p> + +<p>—Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous +voir là planté comme un mai...</p> + +<p>—C'est la surprise.</p> + +<p>—Surprise de quoi?</p> + +<p>—Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!...</p> + +<p>—Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?</p> + +<p>—Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; +mais il y a des choses qui passent à travers les voiles.</p> + +<p>—Ça, c'est vrai, dit Madeleine.</p> + +<p>—Dites-moi bien vite qui elle est.</p> + +<p>—Je n'en sais rien.</p> + +<p>—Comment! vous aviez pourtant débuté par de la +rudesse...<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p> + +<p>—Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.</p> + +<p>—Et vous avez fait une révérence...</p> + +<p>—Comme pour un évêque, je ne dis pas non!</p> + +<p>—Et vous l'avez appelée «Mademoiselle...»</p> + +<p>—Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des +choses qui se voient à travers les voiles: vous l'avez dit +vous-même.</p> + +<p>—C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour.</p> + +<p>Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau +sur un meuble, puis sa canne dans un coin et reprit d'un +ton digne:</p> + +<p>—Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir +l'<i>œil</i> de la chambre, là-bas, pour service public.</p> + +<p>Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en +arriver là, et pourtant elle n'obéit point tout de suite.</p> + +<p>—Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu +d'artifice au Pont-Tournant, pour la petite victoire +de M. d'Aché, qui a brûlé quatre frégates anglaises?</p> + +<p>—Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry +est ravitaillé...</p> + +<p>—Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la +veuve, de montrer de la complaisance aux amis qu'on a +dans le gouvernement, s'ils ne vous retournaient pas de +temps en temps vos politesses.</p> + +<p>—Vous avez envie de voir les fusées?</p> + +<p>—Oui, mais pas avec le peuple.</p> + +<p>—C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts +pour le boulingrin de la Petite-Provence.</p> + +<p>—Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du +bord de l'eau?</p> + +<p>—Ce sont les places du beau monde.</p> + +<p>—Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le +bras, vous, M. Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence,<span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span> +je suppose que nous ne salirions pas les banquettes du +beau monde à nous deux!</p> + +<p>—Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au +bien du roi, si j'allais ainsi promener les dames à l'heure +de la besogne? Vous aurez des billets bleus à fleurs de lis +jaunes. C'est dit, mais je ne vous accompagnerai pas... +Voyons! faisons vite!</p> + +<p>Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle +où l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine +l'arrêta encore.</p> + +<p>—Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur +à M. Joseph, en suite de tout ceci.</p> + +<p>—Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? +Voici déjà deux ans que Robert-François Damiens a été +roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï dire qu'il ait +laissé derrière lui des complices.</p> + +<p>—A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce +brave homme-là! fit la veuve. C'est la douceur même! +S'il avait une mouche à tuer, il sonnerait la chambrière. +J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se trouver +dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes...</p> + +<p>—Bien! bien! C'est un banqueroutier?</p> + +<p>—Je ne dis pas cela...</p> + +<p>—Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce +n'est pas lui qui m'occupe, mais bien la ravissante +inconnue. J'ai un flair étonnant pour ces choses-là, voyez-vous: +je parierais que nous sommes sur la piste d'une +bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en +chasse, ma commère!</p> + +<p>Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte +donnait accès sur un couloir étroit et assez long, à l'extrémité +duquel s'ouvrait une toute petite chambre qui prenait +jour sur le corridor. La veuve et l'inspecteur y entrè<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>rent +sans bruit, et le carreau dormant qui laissait passer +un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont +la chute suffit à produire une complète obscurité.</p> + +<p>Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible +et pareil au grinchement d'un guichet qui s'ouvre.</p> + +<p>Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la +muraille, à quatre pieds du sol, un disque qui avait à peu +près le diamètre et l'apparence d'une écumoire, percée +d'une multitude de trous brillants.</p> + +<p>C'était l'<i>œil</i> de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.</p> + +<p>À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant +discrètement dans le noir. M. Marais s'en approcha sur +la pointe du pied, gaiement et souriant d'avance au +succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il passé +au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi, +balbutiant d'une voix altérée:</p> + +<p>—Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six +chandelles, moi! on dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!</p> + +<p>La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit +qu'un saut jusqu'à la muraille, pendant que ce cri +s'étouffait dans sa gorge:</p> + +<p>—M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! +ce serait pour en perdre la tête!</p> + +<p>Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, +pour tout de bon, et regarda à son tour dans la +chambre voisine.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p> +<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2> + +<h3>L'ŒIL DE POLICE</h3> + + +<p>La chose appelée <i>œil de police</i> par les gens du métier +et aussi <i>regard</i>, n'est pas du tout une invention moderne +On en trouve des traces assez nombreuses dans l'antiquité, +où l'espionnage se pratiquait honorablement aussi bien +dans les monarchies que dans les républiques. En fait +d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont +généralement remporté les premiers prix.</p> + +<p>À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité +qui régnait dans cette patrie du vice rogue et tout +hérissé de stoïque vanité. Ils y servaient surtout à surveiller +les études des jeunes voleurs exercés aux frais de +l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de +l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité +des aspirants au baccalauréat, distribuant des +diplômes aux mains les mieux crochues et notant d'infamie +les paresseux que la puberté avait surpris ne sachant +pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens.</p> + +<p>À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais +où la science architecturale déployait toutes ses res<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>sources +pour allonger la vue des observateurs, en multipliant +la puissance de leur ouïe. L'<i>œil</i> de Denys l'ancien, +qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait la +forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, +déjà maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque +s'étendait sur ce lit entendait tout ce qu'on disait, voyait +tout ce qu'on faisait dans la superbe Ortygie.</p> + +<p>Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont +chaque maison avait cent yeux comme Argus, et le plus +grand de nos poètes nous a appris qu'à Padoue, autre +république, «on marchait <i>dans</i> les murs.» Ceci est le +comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour +l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans +l'épaisseur des murailles; aussi j'ai presque honte d'en +revenir à la pauvre écumoire de Madeleine Homayras.</p> + +<p>C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de +l'art. Aucune république ancienne ou moderne n'aurait +voulu de cette misérable installation, mise en usage dans +les hôtelleries de Paris, selon Peuchet, durant les premiers +troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson avait +multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description +dans ses mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la +démolition du quartier sordide où les magasins du Louvre +étalent maintenant leurs magnificences, tout Paris vint +en procession visiter l'<i>œil de police</i> du cabaret-garni du +Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière le Château +d'eau du Palais-Royal.</p> + +<p>Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout <i>œil de +police</i> était construit d'après ce principe, qu'étant donné +deux pièces contiguës, l'une sombre et l'autre éclairée, +l'intérieur de la première échappe à la vue de la +seconde, tandis que tout regard partant de la première +est maître des moindres détails de sa voisine.<span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p> + +<p>La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, +quand on se sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, +dans les auberges, on n'y mettait point tant de +façons, et l'<i>œil</i> de la rue Pierre-Lescot, que j'ai vu et +touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, +du côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte +ou plutôt souillée dans le ton exact de la muraille.</p> + +<p>Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de +la chambre éclairée, se trouvait un rayon de sapin, soutenu +par deux consoles du même bois; le tout, vieux et +vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment le +<i>regard</i> à travers lequel, malgré la poussière accumulée, +on voyait comme s'il n'y eût pas eu de cloison.</p> + +<p>Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve +Homayras. Son <i>écumoire</i>, placée là peut-être en d'autres +temps, dans un but d'espionnage politique, ne servait +plus qu'à la cueillette des nouvelles à la main; et encore +fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au dépourvu pour +venir chercher ses prétentaines dans un quartier si +démodé.</p> + +<p>Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: +il y avait bien là une aventure; mais, au lieu d'une +comédie à l'eau de rose, il tombait au plein d'un gros +drame où il y avait des larmes et du sang.</p> + +<p>Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, +inquiète à juste titre pour la bonne renommée de son +garni:</p> + +<p>Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux +bougies et où brillait en outre un feu ardent qui remplissait +la cheminée, se trouvait une table, couverte de +papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une carte géographique +de très grandes dimensions, dessinée et coloriée +à la main, était étendue. Elle couvrait presque tout<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span> +le carré de la table et se déroulait jusqu'à terre, de sorte +que l'un de ses angles disparaissait sous le corps d'un +homme de 60 ans à peu près, tout sanglant et gisant sur +le carreau entre le foyer et la table.</p> + +<p>Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée +en traits si distincts, que le regard de Marais et aussi celui +de la veuve allaient à elle, bon gré, mal gré, en dépit du +cadavre taché de rouge qui en froissait un des coins. Et, +tout en restant fascinés par le tragique spectacle inopinément +offert à leurs yeux, ils étaient contraints de lire ces +mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu +liquide: <i>Carte des conquêtes de la France</i>... et ce nom, +qui flamboyait autour d'une tache pourpre, en forme +d'étoile: <span class="smcap">Madras</span>.</p> + +<p>L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, +les jambes écartées, la tête renversée dans la forêt de ses +cheveux touffus et grisonnants; mais, loin d'avoir la +pâleur de la mort, sa figure, frappée à revers par les +chauds reflets du foyer, semblait écarlate. L'immobilité +suprême avait évidemment saisi ses traits dans les contractions +d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques +surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés +autour de la bouche par un courroux terrible ou une poignante +douleur.</p> + +<p>Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, +jouait avec la flamme de l'âtre comme un long rubis +affilé que la langue du feu aurait léché. Au-delà du couteau, +une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite +taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée +et souillée d'une large maculature de sang, vers l'arme +qu'elle touchait presque.</p> + +<p>Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras +demi-nu et de proportions exquises, au buste gracieux<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> +d'une jeune fille, vêtue de noir et bien plus pâle que le +prétendu mort. L'inspecteur et la veuve n'avaient pas de +peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout à +l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient +point vu alors son visage, mais le costume et la tournure +suffisaient à lever tous les doutes.</p> + +<p>Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète +qu'il était (tous les policiers le sont un peu), avait dit que +la beauté de cette jeune fille perçait son voile. Le fait est +que cette beauté éblouissait. Il y avait un rayonnement +extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint, contrastant +avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux +noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa +splendeur et quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés +par les larmes, mît dans l'ombre le regard de ses +longs yeux, on devinait, on voyait presque l'éclair profond +qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa prunelle.</p> + +<p>Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux +de virginal despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse +qui l'avait terrassée aujourd'hui ne pouvait éteindre +la lumière des joies d'hier. Ainsi reste aux tempes de +ceux que la foudre précipita du trône cette trace, blessure +ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes +généreuses et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre +siècle: la dévotion au malheur.</p> + +<p>Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, +noyés dans une heure de mortelle souffrance, et, je vous +le dis, cela parlait: le bonheur passé aussi bien que le +malheur présent. Sur ses lèvres décolorées, une fraîcheur +s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et caresse. Jamais +celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car la +fleur est surtout fleur quand elle se penche...<span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> + +<p>Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, +elle avait dû tomber de son haut. Sa tête, qui avait une +légère plaie, d'où sortait une gouttelette de sang, +s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux ruisselaient +jusqu'à baigner le flanc du vieillard.</p> + +<p>Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil +et qui était agenouillé entre eux deux. C'était un jeune +homme portant le costume militaire et les insignes d'officier: +celui-là même dont Madeleine avait dit qu'il avait +l'air d'un roi.</p> + +<p>Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIII<sup>e</sup> +siècle, ne portaient guère sous leur perruque poudrée le +caractère de mâle vigueur qui distinguait notre beau soldat. +Louis XV, à la vérité, avait été un superbe roi de cire, +mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le grand Frédéric +avait été «laid comme un pou», selon l'expression +trop précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre +ne comptaient déjà plus: têtes grosses et rouges d'employés +bien payés; les rois d'Espagne, joues bilieuses et +creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques, et +Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des +jupes.</p> + +<p>Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver +un porte-couronne à la mine gaillarde, vaillante et encore, +ce vrai Français et ce vrai roi, dernière idole des peuples, +qui battait si dur et qui riait si bien, était venu au monde, +dit-on, avec la barbe grise.</p> + +<p>Si donc <i>M. Nicolas</i>, puisque tel était le nom du jeune +officier, avait l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est +tout bonnement que Madeleine, sans trop le vouloir ni le +savoir, rendait hommage à la royauté: pour elle, la vigoureuse +jeunesse de ce soldat épandait le prestige de sérénité, +de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent en<span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span> +vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, +les enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, +prêtaient naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire.</p> + +<p>Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre +la poitrine de M. Joseph, à la place du cœur; mais en +même temps, il se penchait vers la jeune fille, et tout en +lui disait que son esprit, sa pensée, son âme, inclinaient +là irrésistiblement.</p> + +<p>Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet +de tout son être, il y avait une profonde désolation qui +pouvait se traduire et se partager ainsi: dévouement, respect +et compassion pour le vieillard, amour sans bornes +pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait avoir +abandonnée.</p> + +<p>Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages +groupés ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? +Madeleine, dans le premier moment de son effroi, +venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M. le +gouverneur».</p> + +<p>Gouverneur de quoi?</p> + +<p>Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur +de police, vous vous doutez bien que Madeleine +n'avait pas, pour lui, retourné le fond de son sac.</p> + +<p>Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span></p> +<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> + +<h3>JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON</h3> + + +<p>Certain soir de novembre, environ deux semaines en +çà, un carrosse de louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, +à la porte des Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, +malade et ayant peine à se soutenir. Il avait avec +lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne parlait +pas bien le français et qui portait un singulier costume +dont la principale pièce consistait en un châle-cachemire, +drapé sur une chemise de laine et cachant la ceinture +d'un large pantalon de toile indienne.</p> + +<p>Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à +l'eau, qu'il assaisonnait lui-même avec une poudre très +violemment aromatique qui ressemblait à du poivre blanc. +Son maître vivait de l'air du temps, ne recevait jamais +personne et sortait régulièrement après la brune tombée, +pour rentrer fort tard dans la nuit.</p> + +<p>Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon +tombé de la poche de M. Joseph; c'était un fragment de +lettre, commençant par ces mots: «Monsieur le gouver<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>neur...» +On en fit des gorges chaudes à la cuisine, et le +nom de M. le gouverneur lui resta.</p> + +<p>Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus.</p> + +<p>Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus +là pour monter la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, +le beau capitaine, s'adressa à une servante qui ne +résista point à sa grande mine ni surtout au louis d'or +qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la servante, +mais elle courut s'installer dans sa chambre noire +pour voir au moins comment «M. le gouverneur» allait +recevoir l'intrus.</p> + +<p>Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine +ouvrait son <i>œil</i>, mais jusqu'alors elle avait vu peu de +chose et n'avait rien entendu, sinon les plaintes du malade +et le baragouin de Saëb, qui n'avait pas l'air d'un domestique +commode. Ce jour-là, sa curiosité fit une ample +récolte.</p> + +<p>M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête +tournée vers la ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant +en entrant, il ne se retourna point, mais il dit avec une +colère dolente:</p> + +<p>—Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?</p> + +<p>—Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; +je vous engage ma parole qu'on ne vous laissera +pas mourir!</p> + +<p>Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, +mais encore marquis.</p> + +<p>Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu +la voix qui parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable +de sauter hors de sa couche aussi lestement qu'il le fit. +Ce fut un bond de jeune homme, il se trouva sur ses +pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon sourire +aux lèvres, pour dire presque gaiement:<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p> + +<p>—Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.</p> + +<p>De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce +premier moment, que M. Nicolas était un chevalier.</p> + +<p>Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent +une cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père +et un fils qui se retrouvent après une longue séparation. +Le bonhomme disait, et il avait des larmes plein les yeux:</p> + +<p>—Ah! garçon! garçon! que je suis content de te +revoir! Saëb m'a planté là! c'est un coquin, comme tous +les Bengalis; j'étais tout seul, dans cette auberge, et les +Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris, qui me +cherchent pour m'assassiner!</p> + +<p>—Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont +qu'à essayer, ils trouveront à qui parler, me voici!</p> + +<p>—C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et +serre-moi comme il faut; il me semble que tu me redonnes +de la jeunesse et de la vie.</p> + +<p>—Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait +de son mieux pour ne pas montrer toute son émotion. Je +voudrais, en effet, vous donner ma vie et ma jeunesse.</p> + +<p>—Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme.</p> + +<p>—Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète +et très mécontente.</p> + +<p>—Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas +que je suis un écolier et que je buissonne? <i>By Jove!</i> c'est +là le vrai malheur! L'histoire dira de ma femme et de +moi que j'avais des jupons pour ne pas aller jambes nues, +parce qu'elle portait les culottes!</p> + +<p>Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant +que sa face, très colorée, devenait pâle tout à coup.</p> + +<p>—Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes +de détresse, voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span> +m'avez raconté que votre médecin ordinaire, là-bas, le +docteur Siddons, vous accusait d'être nerveux comme +un tigre...</p> + +<p>—Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre +matou! Les tigres sont plus forts que les lions, et moi, +je ne tiens pas sur mes jambes. J'ai été tigre, c'est vrai, +j'ai été lion... Que Dieu juge ceux qui m'ont réduit à +l'état où je suis!... Ah! ah! chevalier, nous étions trop +grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts +où règne la loi de nature, les arbres géants étouffent le +petit bois, et n'est-ce pas justice? mais dans le monde, +c'est le petit bois qui attaque les géants par le pied; ce +sont les broussailles qui mangent les futaies, et les héros +disparaissent submergés par le flot des lâches, des impuissants +et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits +de l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, +comme Tarquin, à couper toute tête qui dépasse le +niveau, Tarquin, tombé en enfance, tend son propre cou +à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout sommeille, +tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, +sinon cette conspiration aveugle, mais immense, où les +petits et les grands, les peuples et les rois, les nobles, les +magistrats, les pamphlétaires et les ministres, les ignorants +et les savants complotent ensemble à leur insu la +culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette?</p> + +<p>—Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres +du général qui combat vaillamment dans le Dekkan, +mais qui souffre de la mauvaise volonté croissante de +M. de Lally.</p> + +<p>—Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, +qui brusquement se mit à parcourir la chambre à grands +pas. Mme de Pompadour l'a trié entre mille pour ruiner +l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète du<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span> +pays et des mœurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! +Brave, brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais +jaloux, mais inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul, +avait voulu, sans flotte, sans argent, sans soldats réguliers, +il aurait gardé l'Inde à la France, rien qu'en nommant +notre Bussy vice-roi!</p> + +<p>M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait +avec déférence et qui dit:</p> + +<p>—M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis +trois ans d'une façon héroïque, et tout homme de guerre +doit avouer que sa résistance tient du miracle, mais...</p> + +<p>—Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de +colère: vas-tu abandonner mon gendre, toi aussi?</p> + +<p>—Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement +que M. de Bussy n'est qu'un soldat: un bras fort, +un cœur intrépide, digne en tout d'être le gendre et le +serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et il n'y a pas +d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix +en personne!</p> + +<p>Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine +qu'elle ne l'avait jamais vu avant ce moment-là. +Il se redressa si haut que son front dépassait celui de +M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.</p> + +<p>—Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment +lui?</p> + +<p>Et elle ajouta en elle-même:</p> + +<p>—Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux +Trois-Marchands et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je +gagnerais du coup de belles rentes!</p> + +<p>En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons +et levait les épaules en riant avec bruit.</p> + +<p>—Vice-roi, répéta-t-il. <i>By Jove!</i> garçon, tu nous la +bailles belle! J'ai donné à la France un pays grand comme<span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> +toute l'Europe, et tu veux qu'on me récompense! Tu es +fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, en écus de six +livres, dans cette maison, qui est large et longue pourtant, +et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le +roi soit mon persécuteur!... Mais quand même cette sangsue +de Pompadour mettrait en gage ses pierreries volées, +on ne pourrait pas me payer, garçon! Aussi les Anglais +ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes +marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et +Bussy nous avons eu cette imagination extravagante de +servir, d'agrandir, d'enrichir notre patrie, au siècle de +M. de Richelieu, au siècle de M. d'Aiguillon, au siècle de +l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes, des douze +cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! +Il fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient +comblé; il fallait travailler pour la Russie ou pour +la Prusse, les philosophes m'auraient doré tout vif! mais +pour la France! fi donc!... Écoute! la France est comme +le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines avec +des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent +loyalement pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra +où quelqu'un de ses domestiques, moins bête que les +autres, au lieu de se laisser étrangler par elle, l'étranglera. +Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la France +s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et +trop étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement +jusqu'à cinquante ans, tu assisteras à tout ce carnaval +que la botte d'un caporal terminera en écrasant la nuque +de la France! Et, par Jupiter! comment disent les Anglais, +ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'à ce qu'il soit +broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma +faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute! J'aurais +dû servir la France malgré elle! Est-ce qu'il est permis de<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span> +céder, quand on est homme, aux caprices des petits +enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais le maître, +il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma +femme dont le petit doigt est plus grand que toute ma +misérable personne. Ma femme tenait dans sa main cette +vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle avait charmée. +J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet +homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe +par tout un peuple sur un trône d'or, un vrai trône +de vrai or, pendant que des milliers et des milliers d'adorateurs +s'agenouillaient sur son passage, en criant: +«Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse +qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était +bien plus que princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, +vivante statue de la France, le front étoilé de saphir; +belle, oh! belle comme la Patrie victorieuse, pendant que +ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle l'air embaumé +du pays des roses avec leurs grands éventails tout ruisselants +de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore +allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, +comme la gloire des étoiles resplendit au ciel... Comment +va notre petite Jeanneton?</p> + +<p>Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre +d'un doute touchant la personnalité de son locataire, +cette troisième question aurait achevé de l'éclairer. +Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois Jeanne» +étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de +nos décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise +Dupleix, la fameuse «princesse Jeanne»; Jeannette, sa +fille, «la générale», qui avait épousé le vaillant et malheureux +Bussy, après avoir refusé la main du Grand +Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline +de la sœur de Dupleix et du comte de Vandes, un<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span> +instant nabab souverain de Masulipatam et des Cinq-Provinces.</p> + +<p>On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton +Dupleix,» comme on appelait souvent Mlle de Vandes à +cause de sa mère, était la plus chèrement aimée de l'ancien +gouverneur général, son oncle et son père adoptif.</p> + +<p>Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à +l'époque où se passe notre histoire, ces noms étaient dans +toutes les bouches; ils avaient étourdi, ils avaient ébloui +Paris avant de lui faire compassion. Les aventures de la +princesse Jeanne surtout avaient couru autant et plus que +les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, +la foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la +traîner en triomphe, comme un corps saint.</p> + +<p>Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir +des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver +au fond de leur mémoire un nom contemporain +qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le +lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. +Pendant un moment, en effet, Paris connut et célébra +avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et +perdait si brillamment sa vie pour nous donner les +champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup +aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est +fait sur sa tombe, comme il se fait, hélas! autour de tous +ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au +commencement du second empire, combien de jeunes +cœurs palpitèrent au récit de ses chevaleresques efforts!</p> + +<p>Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, +qui sommes, à ce qu'on dit, le plus généreux peuple du +monde. Tous ceux qui essayèrent de nous faire grands au +delà de la mer finirent dans le délaissement et dorment +dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les<span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> +Indes espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon +qui tomba de nos jours, assassiné par la couardise +mexicaine, en invoquant vainement le nom de la +France.</p> + +<p>Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent +le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des +tribuns dans leurs poches, rien ne dure, excepté notre +ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel parti pris +de rire au nez de nos martyrs.</p> + +<p>L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant +ce qui tombait des mains de nos conquérants désavoués +que nous nommons volontiers des <i>aventuriers</i> pour excuser +le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, était-ce +bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une +dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, +des plus opulentes contrées de l'univers, qui livra et +gagna, avec des soldats réguliers français, nombre de +batailles rangées, qui institua des rois, qui gouverna des +peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec +le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise +jusqu'au plus profond de ses assises?</p> + +<p>Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un +ministre moins pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux +champignon, la Pompadour: l'empire des mers +changeait de mains, l'Inde était française au lieu d'être +anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans +l'histoire du monde!</p> + +<p>L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle +voit très souvent juste quand elle n'est pas empoisonnée +par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait +chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son +locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait +du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discré<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>tion +vis-à-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la +dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne +et par sa position officielle. Elle lui avait, à la vérité, proposé +le libre exercice de son observatoire, mais c'était, +comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et +elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût +beaucoup.</p> + +<p>Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée +du chevalier Nicolas.</p> + +<p>À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement +l'éloge dithyrambique de la princesse Jeanne +pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier +Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une religieuse +déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et +Madeleine se dit:</p> + +<p>—Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les +Dupleix, malgré tout, ont peut-être apporté de là-bas des +roupies plein leurs malles!</p> + +<p>M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son +vieil ami, concernant Jeanneton:</p> + +<p>—C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté +mon régiment avec un congé. Elle n'y pouvait plus tenir +de l'envie qu'elle avait de savoir où vous en êtes de vos +affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son père, +un véritable culte.</p> + +<p>—Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son +cœur est encore plus beau que son visage... Mais comment +te donne-t-elle des ordres, garçon? Je suppose que +toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de +fierté, car je ne connais pas de cœur mieux placé que le +tien, tu n'as pas la folie d'élever tes vœux jusqu'à ma +nièce?<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span></p> + +<p>—Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer... +je m'intéresse à ces tourtereaux-là, moi!</p> + +<p>Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent +comme si elle eut assisté à la représentation d'une tragédie +bourgeoise du bon Nivelle de la Chaussée, ancêtre +humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.</p> + +<p>Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:</p> + +<p>—Nous voilà bien! Mes affaires de cœur sont en aussi +piteux état d'un côté que de l'autre. Je ne sais pas comment +mes parents ont appris, là-bas, au Vigan, que mon +régiment a ses quartiers aux environs de votre ermitage +du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres +pour me dire de me garder de vous et de la belle des +belles...</p> + +<p>—Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.</p> + +<p>—Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais +ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour +certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul, +notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, à cause +des Anglais, que M. mon cousin ménage.</p> + +<p>—C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin +du ministre, toi!</p> + +<p>—La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici +un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur +son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle +manière! Un cousin du ministre!</p> + +<p>—Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le +chevalier, d'élever mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, +votre nièce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami. +Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, et les +chiens regardent bien les évêques!<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span></p> + +<p>—Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai cœur que ce +grand garçon-là!</p> + +<p>Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent +de cette réponse à la fois badine et franche, prononcée +avec douceur, mais ponctuée d'un regard loyal et +droit.</p> + +<p>—Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si +haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me déshabituer +de faire la roue, tout déplumé que je suis. Y a-t-il +longtemps que tu as quitté le Cloître?</p> + +<p>Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très +modeste où Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, +au début de son interminable procès contre la Compagnie +des Indes. Il y a quantité de lieux ainsi nommés en Allemagne, +surtout dans les districts catholiques qui avoisinent +les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, +où M. de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son +pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix, +appelé Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom +en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une +célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de +Dupleix lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, +en qui vous avez déjà deviné notre <i>dernier chevalier</i>.</p> + +<p>Celui-ci répondit:</p> + +<p>—Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, +avec une permission de douze jours seulement, et j'ai +passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour +vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!</p> + +<p>—Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les +vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science +de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as +rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; +on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span></p> + +<p>—Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet +automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient +colonel pour se moquer de moi.</p> + +<p>—Colonel d'abord, général ensuite... Ton père et ta +mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux +fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant +notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un +homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, +mon ami; je t'en prie sérieusement... Combien de fois +as-tu été voir le ministre?</p> + +<p>—Pas une seule fois.</p> + +<p>Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en +murmurant:</p> + +<p>—Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, +je n'ai jamais ouï mentionner celui qu'on nomme le +désintéressement: tu es un homme d'avant le déluge... +Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers +moi?</p> + +<p>—Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et +ensuite...</p> + +<p>—Ensuite?</p> + +<p>—Vous n'allez pas vous fâcher?</p> + +<p>—Peut-être... Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? +Venais-tu me demander sa main?</p> + +<p>—Pas tout à fait...</p> + +<p>—Comment! malgré l'insultante répugnance de tes +parents?</p> + +<p>—Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui +m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» +Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des +plus grands citoyens que notre France ait produits et que +je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle +m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la fron<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>tière; +mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache +de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. +Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent...»</p> + +<p>—Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, +chevalier, notre Jeanneton! <i>By Jove!</i> elle a raison! Ce +que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux +pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de +rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries +arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment +d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, +je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec +la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui +riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant +la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, +a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un +peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur +l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où +nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, +Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit +par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné +pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; +il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir +de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le +rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. +Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place +pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort...»</p> + +<p>—Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là +est un saint!</p> + +<p>Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de +la cloison, sentait battre son cœur.</p> + +<p>—Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait +à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu +les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span> +quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur +que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre +maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les +soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: +«Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée +me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, +parce que mon secrétaire était tombé malade et +que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, +les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je +lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main +de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu! +c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita +la permission de baiser la joue d'un héros... Ce furent ses +propres paroles... Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières +se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été +maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre +jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière +l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours +cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses +et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont +sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats +de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!</p> + +<p>Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de +vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste +et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour +la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne +propre.</p> + +<p>—Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, +ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.</p> + +<p>—Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au +lendemain!</p> + +<p>—Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais +déjà ton idée.<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span></p> + +<p>—Parbleu! fit le chevalier.</p> + +<p>—Parbleu! répéta Madeleine enchantée.</p> + +<p>—Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix +presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire +que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et +rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme +un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et +attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté +de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, +trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire +qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais +d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!</p> + +<p>—Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement +Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été +l'admiration de ma jeunesse.</p> + +<p>—Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais +encore une autre personne au Cloître...</p> + +<p>—Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, +ça m'amuse!</p> + +<p>Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.</p> + +<p>Madeleine dit en se servant à boire:</p> + +<p>—C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les +parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la +poste!</p> + +<p>—Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous +étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout +de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait +faire ta première communion. La semaine n'était pas +passée que ma femme te traitait en fils...</p> + +<p>—Chère et noble amie! murmura Nicolas.</p> + +<p>—Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus +une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui +m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> +la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter +une action reconventionnelle, comme ils disent. +Sais-tu ce que c'est?</p> + +<p>—Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.</p> + +<p>—Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, +n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as +des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient +fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, +emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au +pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse +requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre +par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent +louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de +quatre cents écus.»</p> + +<p>—C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!</p> + +<p>—Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, +Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse +monnaie, cela!</p> + +<p>—<i>Quod erat probandum</i>, mon gars: c'est ce qu'il +s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le +ministère a les poches larges... je ne dis pas cela pour ton +vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité +même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou +une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela +coûte cher... Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize +millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la +Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui +entretiennent l'amitié entre elle et la cour... Asseois-toi là.</p> + +<p>Il montrait une petite table couverte de papiers.</p> + +<p>Le chevalier obéit aussitôt.</p> + +<p>—Ho! infanterie! commanda Dupleix.</p> + +<p>C'était le <i>garde à vous!</i> de 1759. Le chevalier prit la +plume.<span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span></p> + +<p>—Portez armes!</p> + +<p>Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en +arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. +Dupleix dicta:</p> + +<p>«Au Roi...»</p> + +<p>Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:</p> + +<p>—Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas +reprises à la frontière?</p> + +<p>—Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!</p> + +<p>—Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de +Contades?</p> + +<p>—M. le maréchal de Broglie.</p> + +<p>—Ils changent de maréchaux comme de chemises!... +Écris donc:</p> + +<p>«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant +le régiment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers +de Klostercamp, près Rheinberg (Gueldre).</p> + +<p>«Monsieur le comte...»</p> + +<p>Il s'interrompit ici pour ajouter.</p> + +<p>—Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, +et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point. +Il s'agit de t'obtenir quinze jours de congé en plus pour +que nous ayons le temps de dresser deux mémoires qui +doivent être de purs chefs-d'œuvre: un pour le roi, qui +ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au +panier...</p> + +<p>—Savoir! fit Nicolas.</p> + +<p>—Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'œil étincela +tout à coup. Voilà une idée qui a été bien longtemps à te +venir!</p> + +<p>—Quelle idée? demanda le chevalier.</p> + +<p>—L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami,<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> +garçon; l'idée de prendre une poignée de ses papiers dans +ta poche et d'aller à l'hôtel de Choiseul, dire à ce petit +Stainville... à Monseigneur le duc, pour parler mieux:</p> + +<p>«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une +grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!»</p> + +<p>Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.</p> + +<p>—Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais...</p> + +<p>—Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins +qu'on ne te lance par la fenêtre. Cela se pourrait bien, +garçon. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui +font pas peur. Si tu étais seulement un cousin autrichien +ou un neveu anglais... Mais rédigeons d'abord le mémoire, +et nous y réfléchirons au meilleur moyen de le +présenter. Y es-tu?</p> + +<p>—Avant de commencer, un mot encore: je te permets +d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te +permets de lui écrire, pour lui annoncer que tu m'as +trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que je combats... +Mais je te défends de divulguer le secret de ma +demeure... Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, +ma Jeannette, ma Jeanneton chérie, dis-leur que je vis +avec elles et par elles au fond de mon cœur, que je pense +à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je +les revois en rêve... mais qu'il me faut ma solitude, +encore une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière +partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de +mourir!</p> + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p> +<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2> + +<h3>LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH</h3> + + +<p>À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras +l'avait dit à son compère M. Marais, le chevalier Nicolas +vint frapper chaque matin à la porte de M. Joseph. Il ne +se retirait que le soir, un peu avant l'heure où Dupleix +sortait lui-même pour aller nul ne savait où.</p> + +<p>Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire +sans trêve ni relâche.</p> + +<p>Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par +le menu, les étranges péripéties qui avaient marqué la +carrière de l'ancien gouverneur de l'Inde, créé marquis +par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et +cinq cent mille indigènes pressés autour de son char +triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière +célébra son investiture comme grand-cordon de +l'ordre de Saint-Louis.</p> + +<p>Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour +le roi, une fois pour le ministre, l'épopée de la guerre +indienne, les fatales dissensions soulevées entre le gouverneur +de Bourbon, le malheureux Mahé de la Bour<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>donnais +et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les +mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, +on peut le dire, accumulées par les employés de la +Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas +de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait la France +contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, +et qui, abandonné systématiquement par ceux de +son propre pays, se créait des ressources parmi les Indiens +eux-mêmes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en +quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la +France malgré la France, battant les Anglais, qui étaient +soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et +conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son +gendre, en dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, +à qui sa splendide conquête devait profiter!</p> + +<p>Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués +à cette puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, +qu'on appelait déjà <span class="smcap">les bureaux</span>, nom terrible qui +sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de +nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a +jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes +de nos soldats.</p> + +<p>Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par +l'Anglais, mais qu'une armée de commis nous avait surpris +vainqueurs et sourdement assassinés; souris de ministères, +rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre, +mouches de cabinet, vermine d'État, commissaires, +émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, endormeurs, +intendants, traitants, dévorants, brouillons, +cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, +neveux de celui-ci, protégés de celle-là, maris de ces +dames, frères de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre +aimables—ou insupportables (on arrive par les deux<span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span> +bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à +escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, +ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent +dessus, les gracieux, les fâcheux, les pleurards, les vantards... +Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand +on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il +n'y avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen +représentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou +de la Cantaloupe, plaçant, casant, poussant les petits de +<span class="smcap">ses électeurs</span>! Songez que notre pays en retard n'avait +qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains +qui font maintenant son bonheur et sa gloire,—et +calculez, si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce +soleil qui étonne l'Europe, <span class="smcap">l'administration française</span>, +pourra parvenir dans un demi-siècle, quand nous aurons, +grâce au progrès, vingt mille empereurs seulement, ayant +chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de +prébendes nationales!</p> + +<p>Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore +d'attablés autour du gâteau de la France que les invités +de Mme de Pompadour et les familiers du clan Choiseul. +Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et Madeleine +n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter +son locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux +mécanisme, tout encombré de chocs, de frottements, +de coudes inutiles, qui constituait le jeu de notre +politique d'abandon et changeait les victoires en désastres. +Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes +d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de +bien énergiques réprobations, car elle pratiquait, en sa +qualité d'aubergiste, la religion du «chacun pour soi», +mais elle plaignait du moins, malgré elle, cette angoisse +dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le martyre<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span> +de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et +contre tous ceux que la patrie solde pour être officiellement +desservie.</p> + +<p>Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de +tous les petits intérêts, âpres et implacables, ameutés contre +le grand intérêt français. Elle n'avait point voulu +croire d'abord, tant cette maladie de notre pays lui semblait +invraisemblable et impossible; mais l'évidence la +saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à +elle toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance.</p> + +<p>Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage +de la révolution, si profond en apparence, tuerait +des hommes et bifferait des mots en quantité, mais laisserait +subsister les choses. Elle n'était pas sorcière, la +bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les +soldats de la grande république, victimes des marchands +et des commis, aller le ventre vide et les pieds nus; elle +ne pouvait deviner les fortunes scandaleuses des <i>fournisseurs</i> +de l'avenir, ni la multiplication extravagante des +rouages administratifs, ni la <i>centralisation</i>, monstre +obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage munitionnaire, +que Napoléon I<sup>er</sup> devait arrêter un instant en écrasant +quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui +allaient bientôt s'étaler au soleil insolemment, et grandir +et s'épanouir jusqu'à cette énorme <i>fantasia</i> marchande, +carmagnole de tromperies, de frelatages, de concussions +et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un +stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine +a jeté son voile pour essayer au moins de dissimuler +à l'histoire l'ignoble carnaval des usuriers ivres titubant +dans le sang de la France égorgée!</p> + +<p>Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de +nos colonies. Les vautours ne s'acharnaient que sur un de<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span> +nos membres, coupé loin du cœur; mais il y avait dans la +dictée de Dupleix des éclairs prophétiques; le patriotisme +ardent de ce malheureux homme s'unissait à ses colères +et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards.</p> + +<p>«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir +combattu M. de la Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré +sur mes propres troupes: j'entends sur celles de Votre +Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il eût reçu une +dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne +gardez aucune conquête dans l'Inde.»</p> + +<p>«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais +et moi est venu de ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor +inestimable, et que, moi, je voulais le garder à mon +pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre de vos ministres, +qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête +dans l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses +représentants: «Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, +et ajoutez-y celles des Français». Et l'Angleterre grandit +toujours, toujours, et... que Dieu ait pitié de la France, +Sire!</p> + +<p>«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, +qui aurait dit, selon eux: «Les choses dureront toujours +bien autant que moi». Les choses vont vite, Sire. M. de la +Bourdonnais est mort, voilà six ans déjà, ruiné, presque +déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné, déshonoré +tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin +justice. Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme +disent les matelots; mais je vois venir le déshonneur et la +ruine de la France même.</p> + +<p>«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; +les Anglais nous détestent, et ils sont forts; les philosophes, +ennemis de la royauté, ne sont rien par eux-mêmes, +mais ils ont pour soutiens vos parlements, votre<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> +noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir +forts contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui +s'appelle la bourgeoisie et qui a de longues dents; un +inconnu va naître qui s'appellera le peuple...</p> + +<p>«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde +comme une grande richesse pour assouvir les appétits et +une grande force pour les dompter. Nous avons répudié la +richesse et rejeté la force loin de nous, comme si quelque +fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre faiblesse. +Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. +Le roi est la France. En voulant cela, votre Majesté se +serait frappée elle-même...»</p> + +<p>Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même +de la fameuse <i>Supplique au Roi</i> qui ne parvint jamais que +jusqu'à l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son +<i>mémoire</i> à M. le duc de Choiseul, Dupleix disait:</p> + +<p>«Nos malheurs dans les Indes étant principalement +l'œuvre des ministres qui ont tenu avant vous, monseigneur, +les rênes de l'État, il m'est permis de les exposer +ici avec liberté et franchise: rien de ce que contient cette +requête ne s'appliquant à votre personne illustre et +respectée.</p> + +<p>«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, +deux pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté +par M. de la Bourdonnais, et celui de la Compagnie, +qui avait mis ses intérêts entre mes mains; j'étais directeur +général des comptoirs et gouverneur de Pondichéry. +M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de +Bourbon.</p> + +<p>«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je +m'étais aussitôt enfermé avec mes cipayes dans cette +splendide cité, cœur des possessions anglaises en deçà du +Gange, plus grande que Paris, presque aussi peuplée et<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span> +vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le gouverneur +de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, +traitait ouvertement de la reddition de la place avec +l'ennemi deux fois battu et incapable de tout effort pour +la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu des ordres de la +cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute capitulation, +et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité +et du butin qui était déjà commencé, M. de la +Bourdonnais me répondit qu'il allait canonner le fort +Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos pièces sont +chargées.»</p> + +<p>«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna +raison, contre toute justice, je dois le dire, puisque le +gouverneur de Bourbon avait obéi à des ordres formels. +Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la perte de +sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son +dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais +et qui l'admirais.</p> + +<p>«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me +fut en somme favorable, mais que je devais cruellement +expier. La Compagnie, enchérissant sur le ministre, m'envoya +ses actions de grâces en se félicitant du «reflet qui +lui venait de ma gloire», et à l'occasion du cordon de +Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait +frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie +de Paris: <i>Duplex gloria Dupleix, decus duplex consilio +et armis</i>, avec cet exergue: <i>Duplicavit magnitudinem +patriæ</i>, et cette légende <i>Gallia nova et divitiore reperta</i>...</p> + +<p>«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, +de la part du cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, +reconnu par l'Angleterre, ou d'une vice-royauté +héréditaire, à mon choix.</p> + +<p>«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span> +j'avais répondu à l'empereur du Mogol sollicitant la main +de ma fille: «Ma fille épousera un Français», et je soumis +au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le plan de +mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle +France dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, +l'enthousiasme universel qui accueillit ce projet à la fois +si vaste et si simple?</p> + +<p>«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour +accomplir ce projet: ma pensée est tombée à terre, mais +quelqu'un l'a ramassée. Le cabinet de Londres, qui ne +laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a traduite en anglais, +mettant partout le mot Angleterre à la place du mot +France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, +ma pensée, réalisée contre moi, c'est-à-dire contre +vous, a fait déjà de l'Angleterre la reine de l'Inde, avant +de la couronner reine du monde!...</p> + +<p>«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à +me servir par la fidèle affection qu'ils me portaient, mais +qui avaient la taille d'être mes maîtres: Jeanne Dupleix, +ma femme, à qui on a tant reproché de s'être laissé +appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, +qui devait épouser notre chère fille: celui dont je disais +dans mon rapport de 1752: «Rien n'est grand comme ce +Bussy!» et ce n'était pas trop dire.</p> + +<p>«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis +l'Inde en trois ans, de fond en comble, du nord au midi +et de l'ouest à l'est, si je ne m'étais pas embarrassé d'obéir +aux misérables instructions qui arrivaient de Versailles +(avant, bien entendu, que vous eussiez pris, monseigneur, +les rênes du pouvoir).</p> + +<p>«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, +après les premiers frais et les premiers efforts nécessités +par la mise en train du système. Avec moi, l'Inde avait<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span> +son armée d'Indiens, sa flotte de navires indiens, ses revenus +fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie? Non, car +l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, +et la voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, +malgré la suprême résistance de M. Lally: belle, +mais inutile.</p> + +<p>«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, +presque miraculeux? D'où nous vint encore l'écho +de ces dernières victoires imprévues, j'allais dire impossibles? +Du Dekkan. Qui donc combat dans le Dekkan? +Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, +levés par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats +créés par ma pensée!...</p> + +<p>«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle +ma pensée appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, +ma femme. Elle avait sur moi cet immense avantage +d'être née dans le pays, d'en savoir par cœur le fort +et le faible et d'en posséder admirablement les divers +idiomes. Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif +sous son apparence indolente, son coup d'œil perçant +comme une divination, découvrait de loin et démêlait les +fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont sans cesse +se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à +l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages +dont l'explosion me surprenait toujours, même quand +on me l'avait prédite.</p> + +<p>«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: +un grain de sable peut éclater comme un volcan; +j'ai vu des inondations de sang qui noyaient des troupeaux +d'hommes et des armées d'éléphants, produites +par la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer +avec les vertus bizarres de ces peuples, avec leurs vices +inouïs, avec leurs forces et leurs délicatesses sauvages et<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span> +le raffinement de leurs barbaries; elle connaissait à fond +leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses ténèbres +de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent +tout à coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui +était étranger; elle se trouvait chez elle au milieu de ces +extravagances magnifiques et baroques qui étonnent +même les vieux colons; elle admettait tout, elle ne reculait +devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les inextricables +sentiers d'une politique subtile mais grossière, +souriante mais féroce, allait tournant ou brisant toute +résistance, éludant ou ruinant tout obstacle à son but +passionnément visé: la fortune de la France!</p> + +<p>«Malheureusement la France fermait son cœur et ses +yeux; l'Angleterre seule était là pour nous regarder faire, +de sorte que nous n'avons instruit que nos ennemis. Et +rien qu'en nous imitant nos ennemis sont devenus nos +maîtres.</p> + +<p>«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés +surtout par leurs marchands. C'est compagnie +contre compagnie. Mais les marchands anglais voient loin +et grand, tandis que les marchands français voient petit +et court. Les uns ont la patience de la force, les autres +sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, +reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, +levé, poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises +mûres.</p> + +<p>«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que +d'être menée par ses marchands, qui sont des hommes; +chaque fois que la France se laissera conduire par les +tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou +vendue.</p> + +<p>«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre +vainqueur Bob Clives, un tout jeune homme, enfoui dans<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> +l'obscurité des comptoirs de Bombay; ils devinèrent en +lui le grand homme de guerre et le firent en deux mois +de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. +Clives avait regardé attentivement le travail politique de +Jeanne et le procédé stratégique de Bussy-Castelnau. Il +imita l'un et l'autre, péniblement d'abord et sans résultat, +mais loin de se décourager, il s'obstina, et la semence +leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde +alliée à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la +France. La grande guerre commença...»</p> + +<p>Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de +mémoire l'écheveau des batailles, des révolutions, des égorgements, +enroulé, noué, tordu et retordu autour des successions +contestées du soud'habar du Dekkan et du fameux +nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les fantastiques +ténèbres de cette épopée où des héros aux noms +sauvages, plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, +s'entrehachaient autour de l'éléphant blanc, monture +du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de cent-dix ans, mirait +encore la balle de son mousquet, enguirlandé de perles et +tout étincelant d'or, en plein cœur de ses ennemis, à cent +yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un +biscaïen français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; +Murzapha-Jung, son rival, fut proclamé nabab du Carnatic, +puis soud'habar du Dekkan, et le Grand Mogol, seigneur +suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage vis-à-vis +de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue +comme étant la reine du roi des rois.<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span></p> + +<p>Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent +comptant des couronnes! Ces victoires n'augmentaient +pas sensiblement le tant pour cent des actionnaires. Dans +les bureaux de Paris, on accusa sourdement Dupleix de +n'être pas un homme <i>pratique</i>. (Je n'oserais pas affirmer +que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, +mais l'idée qu'il exprime est contemporaine de la naissance +du premier marchand.) Le fonds social de la Compagnie, +disait-on, n'était destiné à payer ni la gloire ni +même la puissance de la France.</p> + +<p>C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un +tort, c'était de ne pas comprendre que la gloire et la puissance +de la France allaient tout naturellement, dans un +temps donné, décupler leurs capitaux.</p> + +<p>À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la +jalousie et la malveillance générale, longtemps contenues, +firent explosion. Un des administrateurs de la compagnie, +M. Godeheu, obligé personnel de Dupleix, partit +de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au +moment où les affaires de la France, un instant en péril, +semblaient prendre décidément une tournure favorable; +mais il avait ses pouvoirs en règle, et il dit brutalement à +son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien ici, et je suis +tout.»</p> + +<p>À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait +lancé ce Godeheu par la fenêtre comme on descend une +botte de foin du grenier; c'eût été facile, et je suppose +que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que surpris +d'une pareille exécution.</p> + +<p>Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung +et pris au collet Mahé de la Bourdonnais, recula devant +ce Godeheu.</p> + +<p>Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> +égale, un prestige que rien ne peut dire; lui le mari de la +princesse Jeanne, devant qui l'Inde entière était à genoux, +le beau-père de Bussy, qui enchaînait la victoire; lui le +fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui Dupleix! +écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement.</p> + +<p>Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui +conseillaient la résistance, il répondit:</p> + +<p>—Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais +ce qu'il a à perdre et à gagner ici.</p> + +<p>On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement +irrité:</p> + +<p>—Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions +qui perdent leurs griffes à vieillir! Ils meurent en cage!</p> + +<p>Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son +retour en France, des triomphes inouïs et se croyait certain +d'obtenir les plus éclatantes réparations.</p> + +<p>Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent +lui donner raison. Lors de son arrivée, la curiosité +publique, qu'il avait tant et si souvent émue, le fêta +bruyamment. La foule se portait partout sur son passage +et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure +épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de +cadogans fit fortune en inventant les bourses à la Dupleix. +On porta des écharpes à la princesse Jeanne. La compagnie +fut caricaturée, sifflée, bafouée et il n'y eut pas de +gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu.</p> + +<p>Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon +M. Dupleix,» comme il voulait bien l'appeler. Le roi +était charmant, quand il n'avait pas ses «langueurs +noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les plus +aimables et lui demanda obligeamment des détails sur +les mœurs des éléphants. Mme Pompadour alla plus +loin, elle accepta de lui diverses curiosités de prix et le<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span> +tâta sur la question de savoir s'il y avait aussi des tabourets +<i>d'honneur</i> à la cour du Grand Mogol.</p> + +<p>En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné +une place de Grande Mogolesse.</p> + +<p>Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, +qui donnait son nom à des îles et qui inventait tous les +matins un petit impôt avant son déjeuner, le reçut si +bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau d'un diamant +brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il +dit à Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: +«La France est à nous, qu'avons-nous à faire de +l'Inde?»</p> + +<p>Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant +brut, citaient le mot du contrôleur général qui avait +dit, une fois les talons de Dupleix tournés: «C'est un +malotru, il a fait l'économie de la taille!»</p> + +<p>Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides +au coin des yeux de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant +la baptisa <i>Princesse Olive</i>, à cause de son teint, qui +avait reçu de trop près les baisers du soleil, au temps où +elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de Golconde. +À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants +étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes +qui s'y connaissaient un peu trouvèrent qu'en définitive +le héros Dupleix, avec sa grosse figure réjouie, avait +l'air d'un tabellion de village.</p> + +<p>Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait +à cent pieds sous terre.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le +royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, +sont les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard +vis-à-vis de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. +Robert Clives, écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort +en 1774.</p></div> + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p> +<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> + +<h3>JEANNETON</h3> + + +<p>Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de +Choiseul par Joseph Dupleix si nous ne trouvions dans +les dernières pages de sa dictée des détails concernant sa +vie intime à Klostercamp, et aussi quelques paroles jetant +à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet +tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient +avec tant de surprise à travers l'œil de police de +l'auberge des Trois-Marchands.</p> + +<p>Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: +«Il m'est arrivé, Monseigneur, de parler avec mépris et +dureté des malheureux qui, portant sur eux-mêmes une +main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un +remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, +au fond de ma misère, le jugement que je portais aux +jours de mon bonheur. Se donner la mort est le crime +de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, j'ai le cœur +plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que +la force des hommes courageux a des bornes. Il vient une +heure où le cœur s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span> +n'est à l'abri du vertige... Jamais je ne me frapperai moi-même, +Monsieur le duc, du moins tant que ma tête sera +saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort +dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre +main, tenant encore l'arme sanglante, c'est que la folie +m'aurait pris.—Or, mon testament est fait et déposé. +Le monde saurait les noms de ceux qui devraient être +responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec certitude: +«Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre +mort. On lui a broyé la tête et le cœur: Joseph Dupleix a +été assassiné par ceux qui l'ont rendu fou».</p> + +<p>Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était +la main de Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, +et, par conséquent, Madeleine Homayras n'en pouvait +avoir connaissance.</p> + +<p>Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de +Bussy-Castelnau dans le Dekkan et le détail des mille +entraves que le nouveau directeur Godeheu avait mises +à la liquidation des affaires privées de Jeanne Dupleix +dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait +plusieurs factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle +la compagnie des Indes repoussait les réclamations +de son ancien chef était aussi exposée, et la frivolité décevante +des arguments qui en formaient la base ressortait +avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant +cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était +trouvé des hommes pour mettre en avant ces effrontées +fadaises et des juges pour y donner attention.</p> + +<p>Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires +commençaient à parler haut; ils étaient attentivement +écoutés, non pas toujours par ceux qui les +devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges +de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> +que l'immortelle dialectique déployée par Beaumarchais +dans ses mémoires et sa malice impitoyable devaient +clouer déshonoré et mort à la porte du parlement Maupeou.</p> + +<p>«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait +Dupleix en achevant l'exposé de son procès, ce fait: que +j'ai payé mon dévouement par la perte de ma fortune et +qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît. Me +laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes +les règles de l'ingratitude humaine.</p> + +<p>«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. +J'ai fatigué tout le monde de mes réclamations, qui étaient +justes, il est vrai, mais n'en paraissaient que plus importunes. +On me connaît dans les antichambres des ministères: +je ressemble à ce pauvre capitaine de vaisseau Jacques +Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine, +sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, +prix de onze navires chargés de blé amenés par lui +dans le port de Marseille au plus fort de la disette. Je le +vis une fois dans ma jeunesse, et jamais je ne l'oublierai. +Les valets de bureau se le poussaient de l'un à l'autre en +l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des +lambeaux de requêtes aux basques de son vieil habit... +Seulement, un jour, M. Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur +de Rio-Janeiro, lieutenant général des galères du +roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait +dans l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: +«Voilà le plus grand homme de mer qui soit au monde!»</p> + +<p>«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut +honte!</p> + +<p>«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et +dans les antichambres, moi, «le bonhomme Joseph»,<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span> +je n'ai jamais rencontré personne pour avoir pitié de +mon supplice...</p> + +<p>«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable +à qui on doit non pas cinq millions, mais treize, et +qui n'a pas de quoi payer la politesse des gens de livrée. +Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas dire à ces marauds +que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts, +et ils se vengeraient...</p> + +<p>«Voilà des années que ma famille et moi nous avons +quitté Paris. Mme la marquise Dupleix avait acheté un +petit bien en Bretagne, auprès de la ville de Lorient, dont +toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour en France, +et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de +fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie +est maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour +nous faire insulter par ses chiourmes. Nous fûmes obligés +de nous enfuir.</p> + +<p>«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France +entière, jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins +inconnus, ce qui nous mettait à l'abri de cette bête monstrueuse +qu'on nomme l'ingratitude.</p> + +<p>«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de +cette contrée, qui donc aurait eu l'idée de nous y faire du +mal? L'homme n'est pas méchant au fond: il ne hait, +par nature, que son bienfaiteur.</p> + +<p>«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, +placé au centre de toutes les avenues militaires, un <i>théâtre</i>, +pour employer la nouvelle expression consacrée, où +doivent aboutir forcément, de Hollande, de France, de +Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la +mer, tous les comédiens armés qui jouent cette farce +lamentable qu'on nomme la guerre, dans ce coin, dis-je, +incessamment exposé, menacé, désolé, ravagé par les<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> +vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des chevaux +et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes +les sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à +bon marché, et les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions +pas eu de quoi acheter une chaumière aux environs +de Paris; mais ici, nous eûmes presque un château, avec +un parc ombreux, vaste et tranquille.</p> + +<p>«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les +valets nous détestent, nous autres, les gens comme Jacques +Cassard et moi, de même les soldats nous aiment. +Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons +du bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut +respecté par M. de Contades comme par M. de Clermont, +d'un côté; de l'autre, par le prince Ferdinand de Brunswick +et les lieutenants du roi Frédéric. Français, Frisons, +Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent +devant mon mur, disant: «Ici demeure Dupleix».</p> + +<p>«... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais +là-bas à mes défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur +pour qui possède le dévouement de trois anges? J'ai ma +femme, ma fille et ma nièce, les trois Jeanne, «Jeanne, +Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au temps de +ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de +ma femme et de mes chers enfants venait se joindre +l'amitié d'un noble jeune homme qui a l'honneur de +vous appartenir par les liens de la parenté et qui, dans +les loisirs que lui laissait le service du roi, ne dédaignait +pas d'écrire sous la dictée du proscrit...</p> + +<p>«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma +maison de Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir +à l'insu de ma famille. L'une venait de l'Inde; elle était de +Bussy-Castelnau, mon vaillant et bien-aimé gendre, qui +s'acharne là-bas à son métier de victorieux martyr. Elle<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> +m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les +troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, +elle constatait le travail profond qui s'opère en notre +faveur parmi les populations hindoues, chez lesquelles le +nom anglais est de plus en plus abhorré. Les Afghans +tout seuls nous fourniraient une armée capable d'écraser +la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il +fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de +<i>l'Atalante</i>, goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, +avait chargé, à destination de moi, mes suprêmes ressources: +cent mille écus en argent et environ six cent +mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un +million, destiné à acheter des armes pour la grande levée +des Afghans.</p> + +<p>«La seconde lettre était de M. de la C..., mon ancien +chancelier en mon gouvernement de Pondichéry, homme +fidèle, intelligent, que j'avais laissé à Paris, lors de mon +départ, pour y garder un œil ouvert sur les affaires courantes. +Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le +départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde +pour revenir à Paris donner des explications à la compagnie; +ensuite l'annonce d'un certain revirement dans +l'opinion publique concernant les agissements de cette +même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité +(au sens de M. de la C...), la complète opportunité +d'un voyage de moi à Paris, tant au point de vue de mes +procès qu'au point de vue des démarches personnelles à +faire auprès du gouvernement du roi.</p> + +<p>«Je suis venu et je suis descendu <i>incognito</i> en une +pauvre hôtellerie, à cause de plusieurs prises de corps et +jugements obtenus contre moi par mes anciens associés, +qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes créanciers +personnels et de les rendre exécutoires, retenant<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> +ainsi d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous +mes créanciers, et faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour +me bâillonner et enchaîner. Je ne puis sortir que la nuit. +Une seule fois, je me suis risqué dehors à l'heure de vos +audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès +de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à +cinq heures du soir dans l'antichambre de votre hôtel et +je n'ai point eu l'honneur d'être admis.</p> + +<p>«... Désormais, j'attends, redoublant de précautions, +l'arrivée de mon navire <i>l'Atalante</i>, qui doit m'apporter +les moyens de recouvrer ma liberté en payant quelques +misérables dettes dont le total ne s'élève pas à vingt mille +livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le désir de +M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de +la C... tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, +payables, partie comptant, partie à terme, de sorte +que mon gendre aura des armes pour plus de trois millions.</p> + +<p>«D'un autre côté, mon procès prend une favorable +tournure; j'ai pu faire entendre la voix de la vérité à +quelques-uns de mes juges, et la Providence m'a envoyé +un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour moi la porte +de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter +jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et +mes équitables réclamations...»</p> + +<p>Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix +venait d'y ajouter de sa main les quelques paroles tristement +prophétiques qui faisaient allusion à la possibilité +d'une mort violente.</p> + +<p>Je n'ai pas dit <i>volontaire</i>, car Dupleix avait protesté +d'avance contre l'accusation de suicide, en donnant à +entendre que la folie rôdait autour de son désespoir.</p> + +<p>L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span> +la belle inconnue qui avait excité naguère à un si haut +degré la curiosité de M. Marais et de Madeleine, entra +dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier +son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre +congé:</p> + +<p>—Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce +soir, j'irai trouver M. de la C..., qui attendait pour +aujourd'hui un message de Bretagne. Quelque chose me +dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas +philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu +as peut-être raison. Moi, du temps que j'étais heureux, +M. de Voltaire m'a fait rire parfois de bon cœur avec les +coups de patte qu'il donne à <i>l'Infâme</i>. Pourquoi les gens +de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?</p> + +<p>—Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai +pas le temps de lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu +que ceux du diable. Je prie notre Père qui est dans les +cieux, aussi naturellement que je respire ou que j'aime. +Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le +donne, et Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce +n'était pas seulement le pain fait de froment, tel qu'il +vient de chez le boulanger, ou de son, comme MM. les +fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain +du contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, +qui veut toujours me glisser entre les doigts, le brin +d'humilité dont j'ai besoin pour n'être pas mangé tout +vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon courage, +mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours +défaillir en moi quand le canon gronde au loin, mais qui +se relève tout seul à mesure que le canon approche. Vous +entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire sans que je +m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et +c'est là le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné.<span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span> +On faisait courir au régiment la copie écrite à la main +d'une plaisanterie rimée de ce même M. de Voltaire qui +a nom <i>La Pucelle</i>. J'ai lu cela comme bien d'autres. Il +y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la +plus lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir +l'achever. Cela me grinçait à l'oreille comme un violon +d'aveugle. S'il a plus d'esprit que le bon Dieu, celui-là, +grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour ma part, +et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que +l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! +Il est de son comme le pain de nos traitants!</p> + +<p>—Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement +Dupleix.</p> + +<p>—Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, +que vous n'écoutez guère mon sermon.</p> + +<p>—C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps +que ma petite Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti +si mon heure était venue. Que me fait Voltaire? +C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la +France, et la France recueille son crachat pour en faire +des reliques. Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, +ce diable d'homme, que pour être adoré de la France, il +fallait la bafouer. Ministres, poètes, pensionnés de la +Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne idée-là... +Chevalier, je pense à moi.</p> + +<p>—Bien vous faites, M. le marquis.</p> + +<p>—Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle +de l'arrivée de l'<i>Atalante</i> en rade de Lorient doit m'attendre +chez M. de la C...</p> + +<p>—De tout mon cœur, je le souhaite.</p> + +<p>—Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup +pour Jeanneton... Ah! si elle était ici, entre nous<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span> +deux, tu ne me refuserais pas le service que je vais te +demander.</p> + +<p>—Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le +marquis.</p> + +<p>—Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné +tant de répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois +à cet égard...</p> + +<p>Nicolas rougit, mais il sourit.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est +loin, je tremble!</p> + +<p>—Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu +m'as deviné, chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, +qui te fait, je ne l'ignore pas, bien autrement peur que +le canon. Je me disais, pendant que tu bavardais sur le +bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas, +moi, puisque j'ai combattu comme elle et que <span class="smcap">Lui</span> m'a +prouvé au moins deux fois son existence en m'élevant +très haut, et en me précipitant très bas, je pensais qu'il +y a des jours marqués où tout arrive à la fois, et qu'il faut +profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas de lendemain. +Je pensais que, ce soir, au moment même où +je vais m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent +et nos marchandises sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, +mon ami bien plus cher, entrer à l'hôtel de Choiseul +seul tout encombré de tes cousins grands et petits...</p> + +<p>—Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, +qui secoua la tête tristement.</p> + +<p>—Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe +comme en ont les fous et ceux qui sont tourmentés par +un passionné désir: présenter mon mémoire, mais non +point par intermédiaire, non point en le remettant à quelque +petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit +comte de Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque<span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span> +Croizat, à quelque Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, +ni d'un Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de +la Beaume, entends-moi bien, ni des Choiseul-Praslin non +plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des Choiseul-Clésia. Ils +sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, d'Espagne, +d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques, +cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, +abbés mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, +colonels, ambassadeurs, ils sont tout, même abbesses et +chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui pendent +au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est +une armée, c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, +tous vautours, tous philosophes, même les archevêques, +tous austères, tous vertueux, gens d'esprit, gens de +savoir, gens de faim, gens de soif, cœurs bien placés, +grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je +ne veux ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des +oncles, ni les neveux des cousins, ni les pages de ces +dames, ni les perruquiers de ces messieurs: je veux le seul +Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le puissant, l'insatiable, +qui est au-dessus des autres Choiseul comme le +soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, +tous les Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les +Praslin, et les Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, +et leurs croisements, et leurs produits, sang, demi-sang, +métis, mulâtres, quarterons, depuis le Choiseul pur, sans +mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne contiennent +qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans +les 37 palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, +à cause de cette seule larme, supérieurs en appétit au restant +de l'humanité. Je veux Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, +Étienne-François de Choiseul, mon maître, mon +bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favo<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>rite, +mais haut, plus haut qu'une montagne et pesant +de ses deux talons sur le cœur de la France! C'est celui-là +que je veux, entends-moi bien, celui-là et non pas un +autre; c'est à celui-là que tu remettras mon mémoire, +dans sa propre et illustre main, si les florins de Marie-Thérèse +d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu? +Je te le demande en mon nom et aussi, et surtout au +nom de Jeanne de Vandes, que tu aimes et qui m'aime!</p> + +<p>Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier +répondit doucement:</p> + +<p>—Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. +Je ne connais pas encore à fond les hommes, mais je sais +que la haine a ce mystérieux pouvoir d'aller, de frapper, +de rebondir et de revenir à celui qui en a décoché le trait.</p> + +<p>—Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et +ma haine n'est que le ricochet de la haine de ce méchant +homme qui, au moment même où il poignarde la France +dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant un +sac d'écus et un régiment pour la France canadienne +expirante, ces paroles ironiques que l'histoire lui clouera +au dos comme un écriteau de parricide: «Je suis bien +fâché de vous mander que vous ne recevrez point de +troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre +disette de vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres +à renforcer son armée»; ce qui revient à dire: «Ma +sollicitude pour vous est si tendre que je me garderai bien +de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était un brave +soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques, +n'a jamais proféré semblable pantalonnade... Oui, c'est +vrai, chevalier, je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé +Damiens, qui n'avait frappé que le roi; je voudrais +tenailler le cœur de celui qui égorge la patrie!</p> + +<p>Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span></p> + +<p>—Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une +réponse catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon +messager auprès du ministre?</p> + +<p>Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte +s'ouvrit brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine +Homayras avait servi de guide entra.</p> + +<p>À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires +qu'on traduit presque toujours par le mot surprise, +mais qui expriment surtout la soudaine émotion.</p> + +<p>Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la +reconnurent tous les deux du premier coup d'œil, car un +double cri s'échappa de leurs lèvres.</p> + +<p>—Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.</p> + +<p>—Jeanneton! s'écria Dupleix.</p> + +<p>La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, +les bras ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la +pressant contre son cœur:</p> + +<p>—Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu +vas mettre à la raison ton chevalier, qui est en train de +me faire perdre la tête.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span></p> +<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2> + +<h3>POT AU LAIT</h3> + + +<p>Il y avait un respectueux amour dans les caresses que +la nouvelle venue prodiguait à Joseph Dupleix. Elle +n'avait accordé au chevalier qu'un regard; toute son +attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien vite +sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, +ajouta d'une voix changée:</p> + +<p>—Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à +présent, au milieu de toutes mes misères, ma famille a été +épargnée. Parle vite: Jeanne est malade?... ou Jeannette? +Laquelle des deux est morte?</p> + +<p>Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune +fille releva son voile, montrant cette pure et splendide +beauté que nous avons décrite.</p> + +<p>—Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon +père, plutôt. Ma tante et ma cousine sont en bonne santé, +grâce à Dieu.</p> + +<p>Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir.</p> + +<p>—Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui +vient, murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau,<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span> +je me courbe pour recevoir le coup de massue... Mais dis-lui +donc au moins bonjour, fillette!</p> + +<p>Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement.</p> + +<p>—C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car +le mystère de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui +comme une menace, offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, +car il s'agit de séduire ce preux qui se fait tirer +l'oreille pour affronter les horrifiques périls entassés dans +le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre +vie et de notre mort... Mais voyons, chérie, quelles nouvelles +apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma +retraite?</p> + +<p>—Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en +retirant sa main au chevalier pour qu'elle ne fût pas +dévorée tout à fait. Le chevalier a écrit là-bas... non pas +à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; mais à +Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous +logiez aux Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une +veuve qui tient à la police de fort près...</p> + +<p>—À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: +Et c'est le chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même +pas prévenu!</p> + +<p>—La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de +Vandes, que, sous ce rapport-là, toutes les hôtelleries de +Paris se ressemblent. Rien ne servait de vous inquiéter +inutilement. Il veillait sur vous.</p> + +<p>—Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, +alors vous vous entendiez tous les quatre, mon Nicolas et +mes trois Jeanne? Quand je crois me soustraire à la chère +tyrannie des unes, je tombe sous la tutelle de l'autre. Je +suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès que je +veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière... Et<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span> +la police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me +guetter. <i>By Jove!</i> je ne serais pas mieux cadenassé si +j'étais prisonnier des Anglais!... Qui vous a conduite à +Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel jusqu'ici.</p> + +<p>—Je suis venue avec Dorothy, mon père.</p> + +<p>—Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, +Mme la marquise et Mme de Bussy vous ont laissée partir +sous l'escorte de cette pauvre Dorothy!...</p> + +<p>—Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit +Mlle de Vandes, parce qu'elles n'osaient venir elles-mêmes... +Quoi que vous disiez, vous savez bien que vous +êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux +parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi +pour n'avoir jamais peur de vous.</p> + +<p>Sa voix grave et douce entrait dans le cœur comme une +caresse. Dupleix la serra contre sa poitrine. Il avait les +yeux pleins de larmes.</p> + +<p>—Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!... +Voilà que tu me fais montrer ma faiblesse devant +Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer bien d'autres fois. C'est +peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de mon cœur +à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à +vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; +mais c'est vrai, toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, +qui dormais si malade sur mes genoux pendant la +traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je t'aime +encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je +ne sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me +semblait, quand nous étions tous réunis, que les mauvaises +nouvelles (et il en venait, mon Dieu!) ne me venaient +jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais une +lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de +Mme de Bussy. D'avance, je savais qu'il y avait là pour<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> +moi une mine de colères impuissantes, d'angoisses et de +désespoirs... mais quand tu me montrais de loin, dans les +allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais, bien +vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr +qu'un rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle +d'espérance, si faible qu'il fût, allait passer sur mon +découragement. C'est toi qui me donnas le dernier message +de Bussy qui m'annonçait le départ de l'<i>Atalante</i>, +portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est +encore toi qui me tendis le pli de notre ami de la C..., +contenant la première nouvelle de la disgrâce de Godeheu... +M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie?</p> + +<p>Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le +désir irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler +sous les paroles de ce malheureux homme qui avait +été si fort, si ferme, et qui avait jadis commandé de si +haut.</p> + +<p>—J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un +court silence, car le serrement de son cœur arrêtait sa +voix dans sa gorge.</p> + +<p>—Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne +recevoir qu'un coup.</p> + +<p>—Celles dont je connais le contenu, répliqua encore +la jeune fille, ne sont ni bonnes ni mauvaises.</p> + +<p>—Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?</p> + +<p>—Il y en a deux, oui.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe +la même mention: <i>confidentiel</i>.</p> + +<p>—Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, +et Jeanne le sait bien...</p> + +<p>Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il +ne les ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît<span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span> +un paquet de lettres parmi lesquelles il y en avait deux +dont le cachet restait intact.</p> + +<p>Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment +de savoir, il reculait volontairement tout au fond +de ses épouvantes.</p> + +<p>—Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, +reçue au Cloître, depuis que vous êtes parti.</p> + +<p>Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.</p> + +<p>—Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu +de ces lettres?</p> + +<p>Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un +geste plein de fièvre.</p> + +<p>—Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses +lèvres, ayons courage. Ce serait la première fois que tu +m'apporterais le malheur!</p> + +<p>Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa +choir à ses pieds tous les plis décachetés, ne gardant en +main que les deux lettres dont la clôture était intacte. Il +y en avait une qui venait de Paris, l'autre portait la marque +de Londres. Dupleix les considéra longuement, l'une +après l'autre.</p> + +<p>—Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues... +toutes les deux!</p> + +<p>Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de +grosses gouttes de sueur vinrent à ses tempes.</p> + +<p>—Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à +perdre haleine, aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne +peux pas. Mon sort est là dedans, j'en suis sûr. J'ai tout +au fond de moi une voix qui me le crie: C'est ma vie ou +ma mort... Et avec quelle étrange folie l'espoir s'obstine +dans le cœur des hommes! Romps un cachet, mon fils, +celui de Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un +vœu... un vœu solennel; vous êtes témoins: je ne sais<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> +pas la partie que je joue, j'ignore l'enjeu que je puis +perdre ou gagner, mais je sais que c'est mon va-tout, +ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant +un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai +ce qui reste de moi, Seigneur Dieu... Si je perds...</p> + +<p>Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était +approchée de lui doucement, mit son beau front comme +un bâillon entre ses lèvres.</p> + +<p>—Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous +écoute le trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main +à l'heure même où elle vous frappe...</p> + +<p>—Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le +vieillard en se redressant soudain: cette impitoyable +main! tu as menti! tu avais lu ces lettres!</p> + +<p>—Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, +mais je sais qu'au-delà des jours limités qui vous restent +pour souffrir en cette vie, il est une récompense qui n'a +point de bornes, et que cette récompense, supérieure à +toutes choses, vous pouvez la mériter par une seule minute +de fervent sacrifice...</p> + +<p>—Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. +Nicolas me prêche aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras +éduqué, car il prêche moins bien que toi. Il y a temps +pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se puisse voir; +mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue, chevalier, +et tire mon numéro!</p> + +<p>Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp +sauta. Au moment où le vieillard la saisissait avec +avidité, il en tomba un petit papier que Mlle de Vandes +ramassa.</p> + +<p>—Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'œil étincelant +avait parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma +grande carte! Bussy! brave Bussy! grand Bussy! vainqueur<span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span> +des vainqueurs! Trois victoires! Trois miracles! Haïdérabad! +Tolocol! Mundapour!</p> + +<p>Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler +une carte de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois +villes reconquises par son gendre, ce brillant, cet incomparable +soldat qui, malgré la Compagnie et malgré les +agents payés par la France, passant par-dessus l'incapacité +des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé +qu'il était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité +civile, contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité +militaire elle-même, sans troupes régulières, sans argent, +sans provisions, manquant de tout, y compris les munitions +et les armes, tenait encore en échec dans le Dekkan +par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale +puissance de l'Angleterre.</p> + +<p>Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques +régiments et de quelques écus pour établir l'empire +de la France à tout jamais. Ces peuples étaient si bien à +nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se révolter dans +les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au +Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!»</p> + +<p>Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie, +n'avait jamais assez de régiments pour toutes +les batailles qu'il perdait à la frontière. Il avait besoin de +tous nos écus pour solder les appointements de sa famille, +faire des petits cadeaux aux philosophes, préparer la révolution, +entretenir le bain d'or où pataugeait cette vieille +Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre +contre les Jésuites.</p> + +<p>Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!</p> + +<p>Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait +un cœur vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons<span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> +comme un religieux bonheur à répéter le nom d'un héros +trop ignoré pendant sa vie et tout à fait oublié après sa +mort.</p> + +<p>C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort +de Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, +et le secouant, et le terrassant dans la convulsion +de son agonie. Il avait soulevé les Gurjanas et les +Mahrattes; il avait fait son trou comme un boulet de canon +en traversant tout le Dekkan central et menaçait le cœur +du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes +sympathies. D'un seul coup d'œil large et rapide, +Dupleix venait d'établir sur la carte la juste position de +la partie.</p> + +<p>—Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! +Bussy a fait cela tout seul! sans M. de Lally, malheureux +homme! ou plutôt malgré M. de Lally. Il marche, il +avance, il perce! Les populations le suivent! Et il y a +soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous, +maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui +entends parler de guerre depuis ton berceau, comprenez-vous +l'importance de la visite que je vais rendre à notre +fidèle de la C...? L'<i>Atalante</i>! il nous faut l'<i>Atalante</i>! Et je +gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'<i>Atalante</i>, +Bussy armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et +vous ne savez pas comment s'allument les colères chez +ces peuples de feu! C'est une traînée de poudre! Dans six +mois, trois cent mille combattants peuvent rouler comme +un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les +établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! +nous l'avons fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette +fois, je jure bien que nous n'attendrons ni la permission +des ministres ni celle de la favorite pour faire au roi ce +prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera<span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span> +plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait +d'ébranler son drapeau! Mes enfants, je vais de ce +pas chez M. de la C..., et demain, je commence mes +achats, ou plutôt je les conclus, car tout est préparé... +Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? +Dans quinze jours, l'<i>Atalante</i> peut reprendre la mer, +escortant nos navires, chargés de la foudre!</p> + +<p>Il saisit son chapeau et le brandit en criant:</p> + +<p>—France! France! Regarde vers l'Occident, brave +Bussy! La fortune t'arrive de France!</p> + +<p>—Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier +qui s'est échappé de la lettre.</p> + +<p>—Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, +prit le papier et l'approcha de la lumière.</p> + +<p>Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton +de véritable gaieté:</p> + +<p>—Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous +est venue à tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes +enfants. C'est un gros pot au lait que l'<i>Atalante</i>, mais qui +peut se fêler, c'est vrai, car il y a bien des récifs depuis +les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient.</p> + +<p>Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit +à rire en haussant les épaules.</p> + +<p>—Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces +nouvelles de Bussy me sont venues par la Compagnie +même où j'ai conservé quelques intelligences? Et certes, +la source n'est pas suspecte, car ils n'ont point coutume +de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les +bureaux de la Compagnie... Voilà donc ce que c'est: +l'employé qui me sert en cachette a pris la peine de glisser +ce chiffon sous l'enveloppe pour me prévenir que les +directeurs ont découvert mon adresse à Paris et qu'on va +lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage à<span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span> +changer d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer +avec l'<i>Atalante</i>... Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu +ne peux rester en tête-à-tête avec le chevalier, viens...</p> + +<p>—Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.</p> + +<p>—La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui +m'est bien égal!... Donne tout de même.</p> + +<p>Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.</p> + +<p>Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un +flux de sang noir lui monta au front; puis, tout de suite +après, il devint livide.</p> + +<p>Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il +la repoussa brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il +dit d'une voix sèche et sifflante:</p> + +<p>—Le pot au lait!</p> + +<p>Puis en anglais:</p> + +<p>—<i>Captured Atalanta!</i></p> + +<p>Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une +gaieté fanfaronne, mais navrante:</p> + +<p>—Cassé, le pot au lait!</p> + +<p>Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide +comme l'éclair. Il tomba sans pousser un cri, avec un +coup de poignard au côté gauche de la poitrine.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span></p> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2> + +<h3>COUP DE SANG</h3> + + +<p><i>Captured Atalanta!</i></p> + +<p>Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de +la lettre signée par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne +contenait que trois lignes, disant: «L'<i>Atalante</i> a été capturée +le 30 novembre, du fait de Commodore Smith, par +le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de Plymouth, +4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.»</p> + +<p>«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine +d'un furieux coup de couteau, le conquérant de l'Inde ne +prononça que cette seule parole, d'une voix si changée +que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient pas.</p> + +<p>Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. +Rien ne s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un +ricanement sourd. Le poignard très petit était une arme +excellente de fabrication anglaise, qui avait pénétré jusqu'au +manche.</p> + +<p>Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée +de nouveau sur son oncle, un peu avant le coup<span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span> +donné. Il y avait eu une très courte lutte, si courte que le +chevalier n'avait pu s'y mêler.</p> + +<p>À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne +devina qu'au moment où Mlle de Vandes, ayant arraché +le couteau sanglant, le laissa aller sur le carreau avec +horreur; il la vit regarder, d'un air consterné, sa main +souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à son +tour auprès de son oncle.</p> + +<p>Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la +prononciation anglaise défigure pour nous si absolument +le mot <i>captured</i> qu'il l'avait entendu sans lui appliquer +aucun sens, et certes, cette autre exclamation presque +gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait pronostiquer +pareille catastrophe.</p> + +<p>Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde +admiration et un attachement sans bornes, et ces deux +sentiments se fortifiaient en lui de tout le grand amour +qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme foudroyé et +se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir +d'une main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, +cherchant le cœur du vieillard.</p> + +<p>Ce fut juste à cette minute que <i>l'œil de police</i> s'ouvrit, +comme nous l'avons vu, pour donner passage aux regards +curieux de l'inspecteur Marais et de sa commère, Madeleine +Homayras. Leur première pensée alla vers un +meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle +inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop +énergiquement cette supposition, et la carte de l'Inde, +sautant aux yeux de M. Marais, lui révéla tout de suite la +vérité.</p> + +<p>—Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était +le vieux nabab? grommela-t-il avec mauvaise humeur.<span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> +Si on n'est plus servi comme il faut, même par ses bonnes +amies, le métier deviendra impossible!</p> + +<p>C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, +donnait à Dupleix ce titre ironique de nabab.</p> + +<p>Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, +répondit:</p> + +<p>—Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait +aller quérir un médecin... ou tout au moins M. le +commissaire? Car voilà le pauvre homme défunt, et je +suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle.</p> + +<p>—Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. +Vous ne connaissez pas les braves gens en peine d'affaires +avec les bureaux, ma mie; ils deviennent enragés et se +poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu un qui +suivait un règlement de comptes avec les commis du +contrôle général. Dans la même semaine, il se pendit, +se noya, et se jeta par la fenêtre de son logis, situé au +quatrième étage...</p> + +<p>—Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, +avez-vous bien le cœur de plaisanter ainsi quand il +s'agit de vie et de mort?</p> + +<p>—Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on +mourait du mal des commis, Paris ne serait bientôt qu'un +cimetière. Vous allez voir ce vieux fou de Dupleix se +relever comme un chat...</p> + +<p>—Mais voilà son sang qui fait une mare!</p> + +<p>—Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un œil! Avec +son petit couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque +d'apoplexie, voilà tout!</p> + +<p>Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce +moment sur le coude.</p> + +<p>—Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix épaisse.</p> + +<p>—Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il?<span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span></p> + +<p>—Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat +la campagne... et voyez sa face pourpre! il n'était que +temps pour lui de prendre le <i>baume d'acier</i>, comme +disent les chirurgiens, et il l'a échappé belle!... Quant à +mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit +dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, +et un chacun doit s'habituer à tout cela, quand il a besoin, +pour son malheur, de Messieurs les gratte-papier du roi.</p> + +<p>Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, +dont nous sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque +en face d'un si triste tableau, ne se trompait point de +beaucoup, et la petite notice de M. de la Conterie dit en +propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix, +fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit +<i>accidentellement</i> en apprenant la perte du navire chargé +des débris de sa fortune.</p> + +<p>Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander +cette médication à personne.</p> + +<p>Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les +bras du chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant +que la pauvre Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, +et qu'il trouva lui-même parmi les menus objets qui +encombraient son tiroir, un flacon de sels volatils pour +le faire respirer à sa nièce.</p> + +<p>Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de +causer assez paisiblement dans la chambre noire. Madeleine +avait expié le péché de sa discrétion passée en racontant +tout ce qu'elle savait de son locataire, et l'inspecteur +s'était montré frappé surtout de ce fait que le chevalier +Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait +désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire.</p> + +<p>—Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là,<span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span> +dit-il enfin, que personne ne peut se flatter de les connaître +tous, et pourtant j'ai pris soin de mettre dans ma tête les +signalements des principaux, au nombre d'un demi-cent, +à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais je +déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout +à fait tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont +l'honneur d'appartenir à M. le duc. Désormais, je le +reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre à la porte de la rue +pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit être un +petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par +un fil, ou du côté de Mme la duchesse.</p> + +<p>—Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui +parle!</p> + +<p>—Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand +il l'a lampée!</p> + +<p>Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:</p> + +<p>—Cassé... en miettes!</p> + +<p>—Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine.</p> + +<p>—Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son +courrier à terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la +nuque!</p> + +<p>—Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur +cœur que cela... Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce +pauvre homme!</p> + +<p>—Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! +ah! par exemple! mais je l'adore! Rien ne me va comme +ces revenants de chez les sauvages qui ont eu des bayadères, +des éléphants et des pagodes! Seulement, vous +savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent +les bureaux du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, +requêtes, rôles, dires d'experts, réclamations, balances, +comptes d'apothicaires...<span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span></p> + +<p>—Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il +faut les payer.</p> + +<p>—Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils +viennent, ils crient, ils gênent, ils encombrent. On ne +voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait ça et encore l'autre! +C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau pays plein +de castors.—Mais nous n'en voulons pas de votre +Canada!...—C'est égal, payez!»</p> + +<p>—J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait +là-bas de quoi donner à manger à tous ceux qui meurent +de faim à Paris et dans la province.</p> + +<p>—Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez +pas comme moi, ma bonne, ces braves qui sont les +bienfaiteurs du roi! De l'argent, des soldats, des navires! +Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs poches +percées des villes et des empires «Toc! toc!—qui est +là?—Un conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, +que les Anglais ont repris; donnez quinze cent +mille livres pour Aurengabad, qui est aux Hindous, deux +millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des +noms à jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si +le malheureux ministre ne dénoue pas assez vite les cordons +de sa bourse, ils poussent des cris de chouette qui +s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la borne, +devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui +ne connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui +font chorus avec eux et qui hurlent: «Est-il possible que +nous abandonnions le Travancore et Bedjapour!» Et la +France entière se met à regretter Bedjapour, que nous +n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même +pas, selon le dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie +privée, au petit Cabinet de Monseigneur... Ah! comme je +comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos qui tenaient<span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> +les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe +Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte +de l'Amérique!</p> + +<p>—Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. +Vertucotillon! le beau brin de jeunesse!</p> + +<p>M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. +C'était un connaisseur. Il avait mis sa main en +visière au-devant de ses yeux, et détaillait trait à trait +l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui reprenait ses +sens, soutenue par le chevalier.</p> + +<p>—Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, +empreinte d'un douloureux reproche: si j'avais été condamnée +à rapporter de Paris la nouvelle d'un pareil malheur! +Elles m'attendent toutes les deux, là-bas, au Cloître, +votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de +mon absence...</p> + +<p>Elle s'interrompit pour demander avec anxiété:</p> + +<p>—La blessure est-elle dangereuse?</p> + +<p>—Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra +vos soins, Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir +nos soldats blessés.</p> + +<p>Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas +chancelants vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait +reposer.</p> + +<p>—Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant +de grâces! Je ne me souviens plus du nom de la jeune +nymphe qui était dans l'île de Calypso...</p> + +<p>—Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire +<i>Télémaque</i>, qui est bien mignon pour un livre d'évêque... +J'en pleure, pourtant, moi, à regarder ces pauvres gens-là!</p> + +<p>—Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est +cela! M. de Fénélon était un bon chrétien qui aimait les<span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span> +dieux de la fable et la philosophie... Savez-vous une chose, +Madeleine? si la petite allait elle-même porter un placet au +roi...</p> + +<p>—J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce +serait!</p> + +<p>—Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour +me logerait gratis au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas +fait bonne garde. Je n'ai pas perdu mon temps, ce soir, +c'est certain.</p> + +<p>—Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec +autant d'adresse qu'un <i>frater</i>!</p> + +<p>Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui +semblait peu de chose, malgré la quantité du sang +répandu, et posait le premier appareil d'une main évidemment +exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses +lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.</p> + +<p>—Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence +avait repris son assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; +pardonne-moi pour toi et pour tous ceux qui m'aiment.</p> + +<p>Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses +yeux pleins de larmes.</p> + +<p>—Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse +de ma sensibilité: de voir un homme qui a refusé le +Grand Mogol dans un état pareil, ça me fend l'âme!</p> + +<p>Dupleix continuait:</p> + +<p>—Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, +ton métier de secrétaire, auprès de moi, est fini. On +s'efforce tant que l'espoir vit; mais quand l'espoir est +mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. de la C... +lui annoncer que les Anglais ont achevé l'œuvre de ma +ruine et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes +adieux. Demain, si mes forces le permettent, je partirai<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span> +pour le Cloître avec cette chère enfant, et j'y attendrai la +mort en me soumettant à la volonté de Dieu.</p> + +<p>—Bonne idée, fit Marais, et bon voyage!</p> + +<p>La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; +mais elle se rapprocha tout d'un coup, et ses +yeux se séchèrent parce qu'il lui demandait:</p> + +<p>—Est-ce que sa note est payée ici?</p> + +<p>—Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça +rend bête d'être trop sensible. Il redoit la quinzaine et +deux jours de plus...</p> + +<p>—Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il +est ici au demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou +vingt louis, avec la nourriture et le feu.</p> + +<p>Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. +Dans le premier moment, le combat qui s'établit en elle +fut si vif qu'elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux.</p> + +<p>—Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois +pistoles, sept livres et onze sols pour la quinzaine passée, +et je dis que je n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais +si le pauvre malheureux monsieur se trouve à court...</p> + +<p>—Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, +Madeleine, hé? demanda brusquement Marais.</p> + +<p>—Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, +M. l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre +bourse pour cela!... Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est +comme une mélodie!</p> + +<p>Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main +qu'elle avait grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres +galamment, en disant, et cette fois sans ricaner:</p> + +<p>—Vous êtes un brave cœur, Madeleine!</p> + +<p>Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en +avait tant vu! Et chaque fois qu'un bon mouvement lui +venait, il en éprouvait un peu de honte.<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span></p> + +<p>—Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de +Vandes, vous ne serez point en état de voyager demain. Le +chevalier va se rendre de ce pas chez votre médecin, car +je ne veux point me fier au pansement que j'ai fait. Avec +deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin +de vous les soucis qui vous accablent...</p> + +<p>—Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y +a plus de craintes quand il n'y a plus d'espérances. Les +soucis viennent de s'envoler, et je me sens tranquille +comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, mes +enfants, je suis content que ces détestables coquins, les +Anglais, aient volé ma cargaison. Cela tranche la question +nettement. Je suis tout au fond du fossé, et je m'y endors. +<i>By Jove!</i> c'est bon d'être en léthargie!... Va, chevalier, +va, mon ami, non point chez le docteur, je n'ai pas +besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, +je te souhaite la bonne nuit.</p> + +<p>Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais +importune. Mlle de Vandes et le chevalier échangèrent un +regard.</p> + +<p>—En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il +n'y a de curieux que le coup de couteau.</p> + +<p>—Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en +place! Moi, si j'avais le crédit dont vous jouissez dans le +gouvernement et votre capacité, j'arrangerais cette histoire-là +bien arrangée, avec les deux fiancés et le pauvre +gouverneur, réduit par son infortune à se plonger un +poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, +qui lui donnerait une pension...</p> + +<p>—Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: +fameuse idée! on tire bien du feu des cailloux... Mais que +font-ils donc là? Voici le Nicolas qui s'empare du<span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> +mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que +vous, on va jouer du mémoire!</p> + +<p>Profitant du moment où le vieillard avait les yeux +fermés, le chevalier, après s'être concerté avec Mlle de +Vandes, venait, en effet, de glisser le mémoire sous le +revers de son frac.</p> + +<p>—C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, +dit-il. Chère Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu +jusqu'à aujourd'hui si j'avais eu le moindre espoir? Mais +il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes répugnances; +après ce qui vient de se passer, et du moment que vous +l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure.</p> + +<p>—Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! +demanda Madeleine.</p> + +<p>—Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa +canne et son chapeau: c'est beaucoup plus grave.</p> + +<p>—Où va-t-il donc?</p> + +<p>Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement +sifflé. Il regardait de tous ses yeux à l'écumoire.</p> + +<p>De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait +relevé tout doucement ses paupières.</p> + +<p>—Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait +faire indifférente, mais où toute sa passion vibrait malgré +lui, il est bien entendu, n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement +poussé à cette démarche?</p> + +<p>—Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il +guettait tout à travers ses yeux fermés!</p> + +<p>—Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée +de ne point comprendre.</p> + +<p>—Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, +qui ait pu te porter à l'entreprendre; mais du moment que +tu as l'idée de parler au ministre...<span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p> + +<p>—Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin!</p> + +<p>—Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une +corneille qui abat des noix. Quelle heure avons-nous?</p> + +<p>—Neuf heures, répondit Mlle de Vandes.</p> + +<p>—M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, +est donc encore pour une demi-heure et même un peu +plus avec Mme la duchesse de Grammont, sa respectée +sœur.</p> + +<p>—Exact! fit Marais en <i>a parte</i>. Comme ils sont renseignés!</p> + +<p>—N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda +Dupleix?</p> + +<p>—Si fait, mon oncle.</p> + +<p>—Un des trois <i>petits soirs</i> de Mme de Grammont, mes +enfants. Je dis tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, +il faut regarder à ses pieds comme si on marchait sur +des œufs. Dix heures sonnant, la belle Béatrix de Choiseul-Stainville, +ex-chanoinesse qui fait présentement le bonheur +de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme +il arrive en ce siècle pour beaucoup d'époux trop bien +assortis, va entrer dans son salon, où l'attendra M. l'ambassadeur +d'Autriche. M. l'ambassadeur d'Espagne +n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne +laisse entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui +fait sourdement chez nous les affaires de la Prusse, du +fond de ces grands vieux jardins de l'hôtel de Nantouillet, +au Marais, où les tilleuls sont plus hauts que ceux des +Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés +comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, +Mme la duchesse de Choiseul, une vraie sainte, celle-là, +s'occupe de bonnes œuvres dans son oratoire avec l'abbé +Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur Croizat de +Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> +rien pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme +une admirable chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix +heures juste, la grande antichambre s'ouvre pour les +audiences privées de M. le duc, les petites audiences de +M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul +de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le +vicomte de Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, +dont on va faire un sous-secrétaire d'État. Son +frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus là depuis la +Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne... Qui +connais-tu là dedans, Nicolas?</p> + +<p>—Tout le monde et personne, répondit le chevalier. +J'ai été admis à baiser la main de Mme de Grammont, et +j'ai dîné à la table de Mme de Choiseul, à Chanteloup; +mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne que mon +père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris.</p> + +<p>—Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui?</p> + +<p>—Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore +ministre.</p> + +<p>Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de +son visage, personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu +quatre pouces de fer dans la poitrine.</p> + +<p>—Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère +bien plus long que l'almanach du roi!</p> + +<p>—Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, +je vous en supplie.</p> + +<p>—Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix +en se rasseyant docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, +cherche bien, retourne ta mémoire comme un gant: ne +te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun Choiseul, +aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un +quart de Choiseul!</p> + +<p>—Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> +Hanovre avec un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul +et qui était fils de M. de la Beaume...</p> + +<p>—<i>By Jove!</i> s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il +n'y a point de petit Choiseul!</p> + +<p>Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la +poche de côté de sa houppelande, et le feuilleta comme on +consulte un vocabulaire.</p> + +<p>—De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), +ancien capitaine d'Aubigné-dragon... c'est bien cela, +hé?... sera poussé dans la marine, est, en attendant, aux +<i>réponses</i>, service de M. de Choiseul-Praslin du Plessis, +brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes.</p> + +<p>De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi +dans un élan d'admiration.</p> + +<p>—Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; +quoiqu'il ait conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!</p> + +<p>—Bien vrai? demanda Madeleine.</p> + +<p>—Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma +commère.</p> + +<p>—Pour aller où?</p> + +<p>—Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais +laisser tomber ce Nicolas chez monseigneur comme un +pavé, sans l'annoncer?</p> + +<p>—Vous l'empêcherez d'être reçu?</p> + +<p>—Au contraire.</p> + +<p>Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment +où le chevalier quittait de son côté la chambre de Dupleix +en disant:</p> + +<p>—Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant +l'ennemi, tout va bien. Je ne peux pas vous dire comment +je ferai, mon respectable ami, mais quand le diable s'en +mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir même, jusqu'au +ministre.<span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span></p> + +<p>—Si tu fais cela, chevalier... commença Dupleix.</p> + +<p>Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, +car il s'était élancé dans l'escalier, après avoir effleuré +du bout des lèvres la belle main de Mlle de Vandes, qui +lui cria:</p> + +<p>—Merci; bon courage et bonne chance!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span></p> +<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2> + +<h3>UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION</h3> + + +<p>Pendant que notre chevalier descendait les premières +marches de l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre +à quatre, la dernière volée. C'était un cerf que cet homme +d'État, quand il voulait. À la porte de l'hôtellerie il trouva +un gaillard de méchante mine qui se promenait les mains +derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au soleil.</p> + +<p>—Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, +soigne ta tenue; ce soir, tu vas t'approcher des +grands de la terre. Rends-toi à la demeure de celle... tu +sais? Les jeux, les ris, les grâces et la ceinture de Cypris!</p> + +<p>—Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.</p> + +<p>—Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours +chien galeux... La vieille Pompadour, si tu veux; +moi, je traduis: la reine des grâces et des fleurs. Tu +toqueras à la petite entrée six coups discrets, trois, deux, +un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage de +servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine +chevelure de la divine Zéphise...<span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span></p> + +<p>—Et de la teindre aussi, gronda Phanor.</p> + +<p>—Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une +heure encore par le service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, +la chasse a été médiocre. J'ai recueilli seulement +quelques faits d'ordre politique, ou plutôt... enfin, rien +de piquant... Tout au plus le dénouement d'une aventure +démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que +j'ai vu par un trou de serrure une perle, un saphir, un +éblouissement... J'en ferai moi-même le pastel à Mme la +marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand +Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme +toi «la vieille» en parlant de Zéphise.</p> + +<p>—Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je +dis: Que le diable l'emporte; votre Pompadour! et ses +Manon, et ses Babet! Jamais rien pour boire dans cette +cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les +honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura +son tour!</p> + +<p>Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par +le paquet de cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans +un vieux ruban sur sa nuque.</p> + +<p>—Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, +parce que tu es un loup. Quand donc écouteras-tu mes +conseils? Il n'y a rien de bête en ce monde comme de +s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si +on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi +qu'il arrivera un jour où les gens de la racaille seront +dieux, et je désire vivre assez pour voir cela, étant +curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau prendront +la place des rois et les souillons minauderont avec les +éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses +répandront du sang, un peu ou beaucoup, au nom du +peuple, qu'ils déshonoreront et qui n'en pourra mais. À<span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span> +part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim aujourd'hui +auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six +à huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui +mangeront, comme à l'ordinaire, tout le pain de la +France. Et alors, veux-tu savoir ce qui adviendra de nous +deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement +contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne +humeur et fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor +et sa sultane Zéphise. Conclusion; nos émoluments respectifs +resteront les mêmes: tu recevras, toi, ce qu'il faut +pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En +route et au galop!</p> + +<p>M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en +grondant et en grondant arriva.</p> + +<p>Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres +de la Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais.</p> + +<p>À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la +rue Tiquetonne, un homme le dépassa, et il n'eut pas de +peine à reconnaître par derrière le chevalier Nicolas, qui +enfila la grande rue Montmartre au pas de course.</p> + +<p>—Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret +de soldat, après tout.</p> + +<p>Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna +en redoublant de vitesse.</p> + +<p>—Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous +allons tous les deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir +quel nom de famille il a, ce M. Nicolas... Mais il faut que +j'arrive avant lui, pour prévenir Son Excellence du sujet +de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de court.</p> + +<p>Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, +faisait de si larges enjambées que la distance grandissait +entre lui et l'inspecteur. Celui-ci se mit à courir et pensa, +non sans mélancolie:<span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p> + +<p>—Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes +forcé de prendre le trot sur le pavé de Paris contre un +capitaine d'infanterie.</p> + +<p>Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, +distrait ou ne connaissant pas bien sa route, s'était +lancé dans la rue du Coq-Héron. M. Marais respira et prit +même le temps d'essuyer son front, où perlaient déjà +quelques gouttes de sueur.</p> + +<p>—Cet amour-là ne peut pas savoir par cœur sa capitale! +murmura-t-il. Nous gagnons cinq minutes par la +ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne nous en faut pour +arriver premier.</p> + +<p>Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala +que mieux et parvint en rien de temps à la place des Victoires. +De là, en trois sauts, il franchit la nouvelle rue des +Petits-Champs et tourna l'angle de la rue Sainte-Anne.</p> + +<p>Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant +aux abords de l'hôtel de Choiseul, qui existe +encore et dont l'entrée sur la rue de Grammont donne +maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle +artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles +dames, habituées d'un illustre magasin de nouveautés. +Hélas! elles s'en vont toutes, les gloires de ce monde, et +parmi ceux qui montent ou qui descendent la rue de +Grammont, les gens songent plus encore aux magnifiques +soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux +douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul.</p> + +<p>Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui +fut ouverte aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres +carrosses en grand nombre stationnaient formant un +double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de la rue +Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span> +et ne lui demanda point où il allait. Il était évidemment +de la maison. M. le duc de Choiseul, qui venait de joindre +à son titre de secrétaire d'État au département des relations +étrangères celui de ministre la Guerre, gouvernait +en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur.</p> + +<p>Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite +porte latérale, située vers l'angle de la cour, à droite. Il +entra sans frapper. L'huissier le poussa de côté, fort amicalement +du reste, et du seuil cria au dehors à haute voix:</p> + +<p>—Le carrosse de M. le directeur général Godeheu!</p> + +<p>—Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, +comme ça se trouve!</p> + +<p>Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la +tête qu'il venait, selon toute probabilité, de l'incliner plus +bas devant le ministre, traversa l'antichambre, qu'il +emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont étaient saturés +ses rubans et ses dentelles.</p> + +<p>—Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort +gentil qui l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance +avec laquelle monseigneur a bien voulu m'accueillir, +et je vous prie, cher vicomte, de vouloir bien en +témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente, +devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de +ses serviteurs.</p> + +<p>—Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite +porte, il a dû avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il +a un maître diamant au doigt et pour plus de vingt mille +écus de point de Flandres!</p> + +<p>—Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, +monseigneur apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous +prie de me regarder comme étant tout à vous.</p> + +<p>Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche +ouverte.<span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span></p> + +<p>—Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre +vieux Dupleix s'il voyait la triste mine de ce traitant.</p> + +<p>L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit +dehors.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il +demanda:</p> + +<p>—Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! +Avons-nous du bonbon dans le sac aux histoires?</p> + +<p>—Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit +l'inspecteur. Je prends au hasard: Mme la comtesse de la +F... S... a fait demander à M. le Curé de Saint-Jacques du +Haut-Pas combien il prendrait pour donner l'enterrement +de première classe à Champion.</p> + +<p>—Et qu'était-ce ce Champion?</p> + +<p>—Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère +et récitant par cœur tous les calembours de M. de +Bièvre. M. d'Alembert lui avait enseigné la logique, et +M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son décès, la livrée +de Mme la comtesse porte le grand deuil.</p> + +<p>—Et qu'a dit le Curé?</p> + +<p>—Un <i>Pater</i> pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame +du mal de folie.</p> + +<p>—C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout +ça creuse les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est +pas dans de beaux draps, M. Marais, si les comtesses se +mêlent de lui rire au nez, et nous verrons mieux encore +que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en veux pas!</p> + +<p>—Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La +santé, du reste?</p> + +<p>L'huissier prit un air dolent.</p> + +<p>—Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un +coup de tristesse vendredi que nous avons dîné treize à<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> +table chez M. le Premier appariteur. Ça m'a laissé tout +chose.</p> + +<p>—Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je +voir M. du Plessis-Praslin?</p> + +<p>—Lequel? ils sont quatre.</p> + +<p>—Le maître des requêtes.</p> + +<p>—Ils sont deux.</p> + +<p>—Le baron.</p> + +<p>—Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour +monter à la seconde «attente» de Mme la duchesse de +Grammont, et de là à être ambassadeur il n'y a qu'un +saut de puce.</p> + +<p>—C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à +pieds joints... Mais qui tient l'emploi de M. le baron?</p> + +<p>—Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les +allumettes, quand on a de l'économie. M. le vicomte de +Choiseul Romanet, dont le père est à la Bastille, tient le +guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la +grande antichambre.</p> + +<p>—Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je +lui parle sur l'heure.</p> + +<p>—Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier.</p> + +<p>—Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc +doit être instruit sans tarder.</p> + +<p>L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, +qu'il avait fort beau, sur son genou.</p> + +<p>—Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de +laisser M. le duc tranquille; il est encore avec le Moscovite.</p> + +<p>—Quel Moscovite?</p> + +<p>—Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et +qui est revenu cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq +printemps. Je donnerais dix pistoles pour savoir au juste +si c'est lui-même ou son petit-fils.<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span></p> + +<p>Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les +yeux un peu naïfs de l'huissier, esprit fort, une curiosité +d'enfant s'alluma.</p> + +<p>—Vous ne me répondez pas?... murmura-t-il.</p> + +<p>Marais garda le silence.</p> + +<p>—Vous avez ordre de vous taire, hé?</p> + +<p>—Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça +l'inspecteur à voix basse, le mieux c'est.</p> + +<p>—Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? +Un prince du sang!... Qui ne dit mot, dit oui, +vous savez?... Et l'histoire de la moelle toute chaude des +trois pauvres petits garçons de la rue Sainte-Avoye qui +servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les bains +rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le +démon Rohault de Fécamp qui avait une cornette de +femme?</p> + +<p>—Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.</p> + +<p>—Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la +superstition, je me doutais bien que vous saviez tout! On +étouffe ces histoires-là du mieux qu'on peut, et c'est fait +sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le vulgaire: +mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce +à Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la +nièce propre du valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, +qui avait deux ombres, la nuit, au clair de la +lune, c'est bien connu, et la seconde avec une queue. On +ne croit pas aux <i>oremus</i> et aux possessions parce que ça +n'a pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais +quant à nier qu'il y a de drôles de choses, pourquoi? +Quand M. de Bernis fut dégoté, sa salière avait été renversée. +J'en puis parler: c'est moi qui la relevai... et +quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span> +d'eau des Suisses, il avait écoqué son œuf par le mauvais +bout... D'où ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il +vaut mieux perdre ses arrhes au coche que d'y monter +avec un prêtre... Et si vous voulez me conter par le menu, +Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à +Sa Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit +venir, pour purger Mme de Pompadour de tout l'âge +qu'elle a de trop et la remettre battant neuve à 18 ans, au +moyen de cette pâte qu'ils font avec la moelle des innocents, +je vais vous mener à M. de la Beaume et même à +M. le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de +Grammont, à votre volonté, coûte que coûte!</p> + +<p>La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus +grave.</p> + +<p>—M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, +je n'aime pas parler de ces choses-là. Je ne crois pas en +Dieu beaucoup plus que vous, puisque le bon sens s'y +oppose; on finira par mettre en prison les superstitieux qui +disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de +l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière +les Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour +faire sortir le serpent-mouche, caché dans le pied des +goutteux? Elle a nom Margonne et a épousé le caporal +aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers les +carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac +avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin +la nièce bossue du gardien-juré des bêtes au jardin du +roi qui est devenue ainsi la femme d'un maître des +comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né avec +du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous +envoyer avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse +chèvre qui porte son uniforme de garde-française en +paquet sanglé sous le ventre par une courroie, il eut une<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> +bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et faillit le +rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec +soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, +M. Chenu, ennemi de la superstition...</p> + +<p>—Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette chèvre +parle?</p> + +<p>—Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. +Quant au démon Rohault, il est femme...</p> + +<p>—Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec +une gloutonne avidité: jolie?</p> + +<p>—Non; elle est borgnesse d'un œil par un coup de +bouteille que lui donna M. Cartouche, son parrain...</p> + +<p>—Le vrai?</p> + +<p>—Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la +met pas jeune, puisque cet homme célèbre fut roué en +Grève voici plus de quarante ans. Aussi Sa Majesté, dès +que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison. Elle lui +mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi +éternua trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis +il ajouta, ayant repris sa belle humeur: «Voyons, +Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton prix; +combien demandes-tu d'argent et combien d'années +peux-tu enlever d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse +répondit...</p> + +<p>Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant +au dehors était restée ouverte après la retraite de +Godeheu, et l'inspecteur, qui n'avait pas cessé de garder +l'œil au guet, vit notre chevalier Nicolas un peu essoufflé, +qui traversait la cour en toute hâte.</p> + +<p>—Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après?</p> + +<p>—Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? +demanda Marais, au lieu de répondre. C'est un parent +de M. le duc.<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span></p> + +<p>Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent.</p> + +<p>—Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de +terre: mais nous ne nous embarrassons de savoir leurs +noms que le lendemain de leur entrée en place... Vous en +étiez à ce que le démon Rohault, qui est borgnesse, répondit +au roi.</p> + +<p>—Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune +homme, dit Marais péremptoirement...</p> + +<p>—Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?... +Ne craignez donc rien, la porte est défendue!</p> + +<p>Le chevalier Nicolas montait les marches du grand +perron.</p> + +<p>—Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu +M. de la Beaume!</p> + +<p>—Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, +car nous oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le +démon Rohault était la nièce de Cartouche?</p> + +<p>—Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! +Allons! debout! et gagnons l'officier de vitesse. Vous +m'avez fait perdre déjà dix minutes pour le moins.</p> + +<p>M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance +manifeste.</p> + +<p>—Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin +faisant, dit-il. La nature humaine a besoin de croire à +quelque chose, c'est clair, et, puisque la raison défend +d'ajouter foi à toutes les momeries de la religion chrétienne, +moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un +brin de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont +on ne peut pas douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault +est plus connu que le loup blanc, et je suis bien aise de +savoir qu'il est démonne et n'a qu'un œil... Quel agréable +état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première main...<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span> +Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de +M. de Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia +fait attendre les dames.</p> + +<p>Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche +vers la partie centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au +grand vestibule, donnant sur le perron, un peu après +l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait debout auprès +de la table à tapis vert, entourée par la livrée.</p> + +<p>Il avait été répondu à sa demande conformément au +pronostic de Chenu, que M. de la Beaume ne recevait +point ce soir. Mais, sur son insistance, un laquais avait dû +faire passer son nom au puissant jeune homme demi-*héritier +de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait +l'honneur d'amuser la grande antichambre.</p> + +<p>On attendait le retour du laquais.</p> + +<p>Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte +latérale communiquant avec le corridor qu'ils venaient de +longer.</p> + +<p>—Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas +par derrière, c'est un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit +cousin de ma femme... Vous allez voir qu'on va lui +répondre: «Revenez dans huit jours.»</p> + +<p>Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux +battants, et le laquais, debout sur le seuil, dit:</p> + +<p>—Audience de M. le marquis de Choiseul de la +Beaume!</p> + +<p>Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en +ajoutant cette annonce à l'adresse de M. le marquis:</p> + +<p>—Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p> +<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2> + +<h3>D'ASSAS!</h3> + + +<p>Ce nom d'Assas qui nous fait battre le cœur à un siècle +de distance, ce nom si pur et si beau qui résonne au fond +de nos âmes comme un cri de la patrie, ne produisit +aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. Chenu, +ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées +autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, +que l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus +profonde.</p> + +<p>Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:</p> + +<p>—C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura +eu débâcle à la frontière.</p> + +<p>Et Marais se dit:</p> + +<p>—J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. +D'Assas... connais pas!</p> + +<p>Il y eut pourtant un laquais qui dit:</p> + +<p>—Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme +de province qui est venu ici hier demander Mme la duchesse +en se trompant d'antichambre?</p> + +<p>—Laquelle des deux duchesses?<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p> + +<p>—Mme de Choiseul?</p> + +<p>Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde +à cela.</p> + +<p>Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme +serait-il resté dans les mémoires? C'était celui d'une +famille noble, il est vrai, de bonne noblesse même, mais +profondément obscure et qui vivait à deux cents lieues de +Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La +petite ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents +maisons, dont cent étaient des mégisseries, dans la petite +rivière d'Arre, à une quinzaine de lieues de Nîmes, et +n'avait jamais produit que des tanneurs.</p> + +<p>Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin +du règne de Louis XIV, qui avait eu maille à partir avec +les protestants, fourmillant dans le pays, jusqu'au point +de se faire assiéger par les calvinistes, dans son petit manoir +étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai +qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique +dans les rangs des assiégeants, qui furent mis à la +raison.</p> + +<p>L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée +dans ce petit castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs +frères et qu'il avait plusieurs sœurs. Ce serait tout, si la +pension de mille livres acceptée avec reconnaissance par +sa famille de longues années après sa mort, ne donnait +à penser que c'était une maison très pauvre.</p> + +<p>Sur les frères et les sœurs on ne possède absolument +aucun détail présentant quelque apparence d'authenticité. +Quant à Nicolas lui-même, après avoir passé un +temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra par la +porte la plus humble dans la carrière des armes.</p> + +<p>Il semble que sa destinée fut de croiser la route où +marchent et tombent les martyrs de cette ardente et belle<span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span> +ambition qui combat non pas pour soi-même, mais pour +la grandeur de la patrie. Des relations de famille et aussi +de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran, +hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le +berceau de cet admirable soldat, le marquis de Montcalm, +dont il a été parlé déjà dans ces pages à propos de +l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul mit à +abandonner les Français du Canada.</p> + +<p>Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la +plus profonde peut-être parmi toutes celles que l'histoire +amoncelle sur la mémoire du «grand ministre.» Nous +l'effleurons seulement pour constater que notre Nicolas +d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire +partie, en qualité de capitaine, du contingent régulier que +M. de Bernis envoyait au secours de nos frères canadiens.</p> + +<p>Il avait été désigné par Montcalm lui-même.</p> + +<p>On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance, +l'avènement de M. de Choiseul coupa court à +ces envois de troupes qui déplaisaient si fort à l'Angleterre.</p> + +<p>C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la +pénurie de nos renseignements personnels. Mon camarade +et ami Henri de la B... disait que d'Assas avait mérité +l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il s'était distingué +en toutes rencontres, principalement dans la campagne +de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée +par M. de Richelieu et dans laquelle ce fameux duc de +Cumberland que les Écossais appelaient «la hache protestante» +et «le boucher des Stuarts» fut si vertement +humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre +de Rosbach. Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, +je ne démêle qu'un seul fait ayant physionomie d'anecdote, +et encore n'est-ce point un fait de guerre.<span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span></p> + +<p>Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour +cette blessure ou une autre, dans la ville d'Arras, lors de +l'avènement de M. de Choiseul, quand arriva le régiment +de Guémenée, qu'on appelait aussi le <i>Contingent canadien</i> +et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier +coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement +sur les deux vaisseaux de l'État le <i>Champlain</i> +et le <i>Tonnant</i>. Les canonniers de la Ferté, qui se reformaient +à Arras et occupaient les deux casernes, donnèrent +une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure +partie de recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit +de Bruc, avait la tête un peu hors du bonnet.</p> + +<p>Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient +pas une très grande vénération pour M. de Choiseul, qui +venait de décapiter leur aventure. Pendant que les officiers +festoyaient, les soldats avaient à discrétion cette +bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au cerveau +comme le vin quand elle ne donne pas la colique. +À force de boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, +je ne sais comment, s'échauffèrent, et voilà que +nos bas Bretons confectionnent un mannequin, l'habillent +du pourpoint à brandebourgs affectionné par le ministre, +et le promènent par les rues avec un étendard portant +cette inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, +homme de confiance des Autrichiens, des Anglais, voire +des Prussiens.»</p> + +<p>Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, +disgracié pour avoir voulu la paix, et n'aimait pas son +successeur, qui devait si mal faire la guerre. Les bonnes +gens du peuple se joignirent aux soldats, les canonniers +s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui se +promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche +appuyé sur sa canne, rencontra le tumulte et voulut y<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> +mettre ordre. On se moqua de lui parce qu'il était tout +blême et qu'il marchait courbé en deux.</p> + +<p>—Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les +<i>pigeons</i> du Vigan roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! +Mon oncleu Nicolasse repiqua tout raideu +comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et bagasseu +de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant +comme deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n +bo'n, asse pas peur! il leur dit: «Vous êteu des pouleu! +vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu, le premier qui +souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! Derrièreu +le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu +lou ré, il y a la Franceu!»</p> + +<p>Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son +écharpe, il dégaîna, brandit son épée et cria sans plus +patoiser:</p> + +<p>—Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, +dites comme moi, si vous êtes Français: «Vive le roi! +vive la France!»</p> + +<p>On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie.</p> + +<p>Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières +amours, des uniques amours, peut-on dire, du +chevalier d'Assas. Il connaissait le Cloître pour avoir +accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage au +lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était +poète, et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture +dont je désespère absolument de retrouver le charme +vague. Quand je regarde en arrière, je vois dans le lointain +de ses paroles un grand étang. C'est ce qui ressort +le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une +vallée bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, +grimpant la pente de la petite colline, Jeanne de Vandes<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span> +et le chevalier se rencontrèrent, seul à seule, pour la première +fois.</p> + +<p>Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle +fût encore bien enfant. Elle revenait de visiter +ses pauvres et tenait à la main le panier qui avait contenu +le pot de soupe et la fiole de vin de France, destinés à la +veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette +pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq +petits enfants affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là +sur sa propre bourse, qui n'était pas lourde; elle apprenait, +en outre, aux aînés à lire et à écrire, tout en racommodant +leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus coudre.</p> + +<p>L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à +un moulin, bâti sur de longs pilotis qui ressemblaient à +des échasses. Il était gris avec des murs inclinés en dedans, +comme ceux des redoutes, et sa toiture de planchettes +peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à palettes +énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui +alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut.</p> + +<p>Le moulin était une île qui communiquait avec la rive +par un pont tremblant, lequel aboutissait à un sentier +perdu dans les saules et au bout duquel était le Cloître. +Mais c'était loin et haut. Il fallait passer un petit vallon +plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau pullulaient +l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps +comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils +étaient difficiles à approcher, parce que les roseaux de la +Passion, avec leurs longs boudins de velours, croissaient +dans la boue et que cette boue n'avait point de fond. Des +hommes s'y étaient noyés.</p> + +<p>Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes +de roches, dont trois pendaient comme des bêtes fauves<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span> +accoudées à leur agreste balcon et regardant attentivement +les gens qui passaient.</p> + +<p>Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux +violets, bombé en dos d'âne et redescendant d'un côté +vers l'étang, pendant que l'autre gravissait la colline, au +sommet de laquelle étaient trois bâtiments: deux vieux +et un tout neuf.</p> + +<p>Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée +par derrière de panaches touffus appartenant à un magnifique +bouquet de chênes.</p> + +<p>À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, +montrait, en effet, une perspective d'arcades désemparées; +à gauche, le «Prieuré» moins ruiné, s'adossait à +un pan de muraille isolé qui gardait à son centre une +longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient +pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que +les vitraux.</p> + +<p>Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur +d'anciennes choses, disait que cette fenêtre datait du +XIV<sup>e</sup> siècle. Les Anglais du corps de Cumberland étaient +venus en foule voir un chêne fort étonnant, qui était +planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et +dont la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, +pour trouver le grand air: de sorte que sa couronne +géante musait maintenant, hors de l'ogive, avec +vue sur l'étang et la campagne.</p> + +<p>Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée +ombrageait le mur. Les Anglais avaient nettoyé des carrés +sur son écorce pour y inscrire leurs noms avec le lieu de +leur naissance, et Henri avait encore pu retrouver des +témoignages lisibles de cette manie britannique, entre +autres une inscription profondément tracée au feu et +disant: 1756, 17th, <i>January, W. Jones, Devon, pr. to +Fanny Bell.—Died</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p> + +<p>Ce mot <i>Died</i> était d'une autre main que le corps de la +légende, et Henri de la B... traduisait le tout ainsi: «7 janvier +1756, W. Jones, du comté de Devon, promis à Fanny +Bell»: ceci tracé par Jones lui-même.</p> + +<p>Et il pensait que le dernier mot <i>Died</i>, «mort» avait +été ajouté après coup par un camarade, quand le pauvre +Jones fut couché sous la terre de quelque champ d'escarmouche +inconnu...</p> + +<p>C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph +Dupleix avec sa famille, et ce fut là que vint le chevalier +Nicolas, envoyé par un colonel, M. de Soleyrac, pour servir +bénévolement de secrétaire au héros de l'Inde. Le chevalier +était très doux, comme tous les hommes très braves. +Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais +son cœur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à +enflammer, il s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix +lui-même, qui était aussi un homme du Midi, et surtout +pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne», dont la +beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie +des diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement +éloquente, et supportait son malheur avec une +résignation souveraine.</p> + +<p>Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix +appelait Jeannette et que l'immensité de la mer séparait +du généreux soldat à qui elle avait donné sa main et +son cœur, en un temps où l'avenir avait pour tous ceux +qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses promesses. +Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au +dehors du deuil qu'elle portait dans son âme; mais le +chevalier avait surpris parfois les larmes qui lentement +coulaient sur la pâleur de sa joue, quand elle se croyait +à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.</p> + +<p>On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes,<span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span> +fut la dernière vers qui s'élança le cœur du chevalier: il +l'avait vue petite fille; mais quand il l'aima, ce fut un +grand amour.</p> + +<p>Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes +qui suivait le bord de l'étang au delà du moulin, haut +sur jambes et les pieds dans l'eau comme un héron.</p> + +<p>Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la +pauvre veuve avec son panier au bras, et si vous saviez +comme elle était jolie! Elle avait une robe de toile bise qui +dessinait chastement les grâces de son buste, en laissant +voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde +et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle +était encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses +cheveux bruns à reflets fauves, pleins de soleil et jouant +avec le vent, flottaient sous son chapeau de paille, où +les orphelins du bûcheron décédé avaient attaché à son +insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on +appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, +les «ne m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le +ciel.</p> + +<p>Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, +dans un rayon de jour qui passait à travers les aunes, +épais comme une charmille, mais où le meunier avait +taillé une fenêtre pour jeter sa ligne à brochets.</p> + +<p>Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, +et son cœur lui fit mal.</p> + +<p>Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout +bonnement étonné, j'allais dire irrité, de ce frisson que +ses veines ne connaissaient pas. Il voulut tourner sur la +droite et gagner les bouleaux qui montaient dans la +bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela +et lui dit:</p> + +<p>—La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p> + +<p>C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas +garda le silence gauchement, car il avait honte, un peu, +de ne point connaître celle dont lui parlait Jeanneton.</p> + +<p>Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était +jolie, jolie comme ce premier rêve qui passe, plus rapide +que l'éclair, dans son nimbe de neige, et qu'on appelle +ensuite, et qui ne revient plus. Nicolas éprouvait de la +colère à sentir ses yeux se mouiller.</p> + +<p>—Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, +gagnent-ils beaucoup d'argent?</p> + +<p>—Non, répondit Nicolas, pas beaucoup.</p> + +<p>Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva +point. Il ne se souvenait point d'avoir été jamais dans un +embarras si cruel.</p> + +<p>—C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus +de robe, et Fritzau marche sans souliers.</p> + +<p>Nicolas s'écria:</p> + +<p>—Je veux bien donner une robe à la petite Greete et +des souliers à Fritzau!</p> + +<p>Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une +belle main d'enfant, trop rose, où le réseau des veines +était presque aussi bleu que les «ne m'oubliez pas».</p> + +<p>Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!</p> + +<p>—Tenez mon panier, reprit-elle.</p> + +<p>Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille +de chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle +portait à manger chaque jour pour toute la famille.</p> + +<p>Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où +brillait la dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt +son rire d'or éclata pendant qu'elle disait:</p> + +<p>—La méchante! elle m'a piquée!</p> + +<p>Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait +comment tenir le panier.<span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p> + +<p>—Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la +robe de Greete et pour les souliers de mon Fritzau.</p> + +<p>Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait +une perle de corail.</p> + +<p>—Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de +Vandes, qui pâlit légèrement.</p> + +<p>Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait +en jetant à intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. +Ils ne disaient plus rien.</p> + +<p>Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir +sa compagne; mais d'un saut de biche, elle gagna +l'autre bord.</p> + +<p>—Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, +ce matin.</p> + +<p>—De moi? fit Nicolas, qui donc?</p> + +<p>—La pauvre Lisela.</p> + +<p>—Est-ce qu'elle me connaît?</p> + +<p>—Du tout... mais je lui racontais que vous étiez si +bon pour mon père!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour +quitter cette terre voient les choses de l'avenir?</p> + +<p>—On dit cela, répliqua le chevalier.</p> + +<p>—J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne +s'en aille en laissant tous les pauvres petits abandonnés!</p> + +<p>—Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.</p> + +<p>—Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace +d'une demi-seconde, elle me disait que nous étions +destinés à mourir jeunes, moi et vous...</p> + +<p>La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. +Quelques mois après, Nicolas écrivait une belle lettre au +Vigan. La lettre annonçait à son père et à sa mère (les +meilleures gens du monde) que le régiment d'Auvergne +était toujours cantonné au pays de Gueldre.<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p> + +<p>Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas +alors comme aujourd'hui. Les généraux prenaient leur +temps et buvaient la victoire ou la défaite à petites gorgées. +On se tâtait le long des frontières. L'idée d'aller à +Berlin ne serait venue à aucun général français, et le grand +Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres +yeux si la pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle.</p> + +<p>La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille +en Europe; mais elle était toute bourrée de hauts faits +indiens, et racontait l'épopée de Dupleix que Nicolas avait +toute fraîche dans sa mémoire, puisqu'il venait de l'écrire +sous la dictée de l'ancien gouverneur. Nicolas ajoutait +qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans +la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une +transition plus ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, +il demandait à son père et à sa mère l'autorisation de solliciter +sa main. La lettre se terminait ainsi:</p> + +<p>«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car +je mesure la distance qui me sépare du conquérant de +l'Inde. Mais Mlle de Vandes a daigné me permettre la +démarche que je tente, et le bonheur de ma vie est attaché +à cette union.»</p> + +<p>Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, +le chevalier reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait +savoir qu'elle était en bonne santé et témoignait l'espérance +que «la présente» le trouvât de même. L'année +n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie +avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de +vin et chute d'une cheminée du vieux manoir, qui avait +tué, en tombant, le chat de la tante Olive. Fargeau, le +valet des chiens, était mort de vieillesse, et l'on parlait +du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier;<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span> +mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, +Nicolas, disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, +de Visapour, des Cipayes et de la nièce de cet aventurier, +Joseph Dupleix, marquis pour rire, banqueroutier, etc., +etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer cela de +ses papiers.</p> + +<p>On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence +même de l'Inde, puisqu'il en était question dans les histoires +de l'antiquité; mais on savait parfaitement à quoi +s'en tenir sur toutes les tromperies, menteries et faridondaines +des marchands et des voyageurs. Jamais personne +au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que +Nicolas comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser +à des béjaunes? Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, +de rompre toutes relations avec ce nid d'intrigants, +de laisser sa demoiselle Jeanneton pour ce qu'elle +était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une «pigeonne» +bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité +un peu bossue, mais qui n'avait jamais couru le Bengale +et qui l'attendait au pays.</p> + +<p>La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement +exprimés, relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, +à qui la mère tenait un peu par le Croizat de Caraman. +Le père comptait entreprendre un voyage de Paris +pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. «Ce +n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être +monter colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison +ruinée, qui est en procès avec ses associés et dont le chef +a été savonné marquis depuis dix ans, tout au plus. Reste +tranquille, et ne nous parle jamais de pareille mésalliance.»</p> + +<p>Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, +peut-être avec plus de raison, n'était pas un partisan très<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span> +chaud de l'union de sa nièce avec le chevalier d'Assas. Les +choses restèrent ainsi. Nicolas et Jeanneton s'aimaient et +ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient tous les +deux le cœur grand et fidèle.</p> + +<p>Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, +un jour, d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître +comme on s'enfuit, avec un vieux valet indien qu'il avait, +et les trois femmes dévouées à son malheur attendirent +en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il n'eût +plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, +n'avait point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, +la seule consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux +semaines, un soir, Mlle de Vandes lui dit tout haut devant +sa tante et sa cousine:</p> + +<p>—Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire +le voyage de Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes.</p> + +<p>Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de +Soleyrac, et le lendemain, il partit.</p> + +<p>Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à +trois semaines de distance, plusieurs lettres importantes +ayant été reçues au Cloître, Jeanneton, seule valide entre +les deux autres Jeannes malades, s'était mise en route à +son tour, sous la garde d'une servante de confiance.</p> + +<p>Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, +nous connaissons le contenu des dépêches qu'elle +apportait; nous savons enfin qu'en présence de la catastrophe +amenée par ces désastreuses nouvelles Nicolas, +prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer +une visite à son illustre allié le ministre.</p> + +<p>Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la +grande antichambre où son ancien camarade des dragons +d'Aubigné avait eu la condescendance de le faire admet<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>tre, +à la profonde surprise de l'huissier Chenu et de toute +la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu d'achever l'histoire +du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et +d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce +de Cartouche dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, +se rejeta vivement en arrière et rentra dans le corridor, +entraînant l'huissier avec lui d'autorité.</p> + +<p>—Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître +qu'il y a superstition et superstition. Moi, je prétends +qu'une fourchette croisée sur un couteau de table...</p> + +<p>Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:</p> + +<p>—Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même +auprès de Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous +laisse la responsabilité entière de ce qui en peut résulter. +Voyez si vous voulez perdre votre place!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span></p> +<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2> + +<h3>BOUCHE EN CŒUR</h3> + + +<p>M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait +je ne sais déjà plus quel autre petit Choiseul, était +un joli garçon, bien tourné, magnifiquement couvert, heureux +de vivre, d'être blanc, blond, rose et coiffé à miracle, +heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes, au +milieu de la navrante détresse de la France, que tout était +pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des +heures pour être Choiseul; c'est tantôt une incomparable +félicité, tantôt un désagrément suprême, et quand, à quelque +temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement, +il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition +rancuneuse au roi, son bienfaiteur, il est probable que +M. le marquis de la Beaume retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie.</p> + +<p>Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis +Louis XVI, n'avait pas encore dit en tournant le dos à +l'ancien ministre, après les événements funestes dont +l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois +cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.»<span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p> + +<p>Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des +faits qui ne furent jamais et jamais ne seront suffisamment +éclairés: faits horribles auxquels nul n'a le droit +de croire, en l'absence de témoignages certains. Je ne +crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire pour +détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe +important et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, +de ce solennel <i>lâcheur</i> qui ruina notre crédit en Europe +et hors de l'Europe sans perdre le sourire de sa suffisance +goguenarde, qui prépara la révolution sans la souhaiter, +et à qui l'Angleterre devrait une statue.</p> + +<p>En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait +guère de tout cela. Il était content et bon enfant; +il voyait l'horizon clair, la France heureuse et l'univers +bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il était sur un +joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, pétillant +et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on +annonçait le chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il +avait de bonté dans l'âme, et vint jusqu'à la porte de son +réduit, donnant sur la grande antichambre.</p> + +<p>—Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant +les parfums de ses dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! +J'ai pensé à toi au moins deux fois depuis que je suis au +pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne venais +point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble +autrefois, de cette vache enragée! Ne sois pas timide avec +moi, cousin; tu vois bien que je n'ai pas de morgue. Je +suis haut placé, c'est vrai, mais je monterai plus haut encore. +Ceux à qui la fortune est due n'en prennent point +de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui +s'étonnent d'être quelque chose. Embrassons-nous.</p> + +<p>Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait +presque de reconnaissance, et qui se sentit monter au<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span> +cœur une large bouffée d'espoir. Aussi voulut-il battre le +fer chaud et placer tout de suite un mot relatif à l'objet +de sa visite; mais M. le marquis le prévint.</p> + +<p>—Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des +bonnes odeurs exquises qu'il répandait en abondance, +comme si tout un parterre de fleurs se fût caché sous son +jabot, tu peux me demander tout ce que tu voudras, +ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois +je suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup +d'œil jusqu'au fin fond des âmes! Un matin, il m'a +regardé dans les yeux, et j'ai vu qu'il se disait: «Voici +mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, élégance... +Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin +de la Beaume pour tout un régiment de Romanets et de +Praslins, avec un quarteron de Stainvilles par-dessus le +marché»... Et il m'a présenté au roi, qui avait la migraine +et que j'ai fait rire avec une histoire de dragons où j'avais +mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix escadrons. +Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!... Et nous +sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde +les gens comme s'ils étaient des miroirs. Vrai! +ses yeux semblent vous crier: «Dites-moi que je n'ai pas +de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit, de bon cœur, +quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi prendre +tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! +Elle a dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et +Mme de Grammont, qui est la peste, dit qu'en la rentoilant +on en ferait encore un bon portrait de famille... Comment +vas-tu?</p> + +<p>Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé +son hôte sur une chaise et s'être étendu lui-même de nouveau +sur le sofa.</p> + +<p>—Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser +une parole, je ne vais pas trop mal, comme tu vois.<span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span></p> + +<p>—Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, +et même tu as l'air un peu râpé, soit dit sans +t'offenser. Ce doit être ta faute... Par où nous pends-tu, +chevalier?</p> + +<p>—Tu dis?... interrogea d'Assas.</p> + +<p>—Je dis: Par quel bout nous pends-tu?</p> + +<p>—Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel...</p> + +<p>—Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton +bonhomme de père. Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et +toi? Vas-tu postuler pour les ambassades ou rester dans le +militaire?</p> + +<p>—J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas +fait cette question-là.</p> + +<p>—Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!</p> + +<p>—Je venais..., voulut dire le chevalier.</p> + +<p>—Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, +qu'il faut te donner un peu le diapason; tu reviens +de Pontoise et même de plus loin. La guerre a fait son +temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut qu'un +seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, +à cause de <i>Télémaque</i>. Nous voulons fonder Salente à +Paris, avec des financiers honnêtes, des avocats sobres +de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu qui entende la +raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées +à la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes +surtout, des philosophes et encore des philosophes, +qui monteront une inquisition pour brûler vifs les fanatiques,—mais +tendrement, éloquemment et en tenant +compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! +M. Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas +bon, mais qui intéresse beaucoup à lire... Une fois Salente +fondée, qu'est-ce que cela fait que nous ayons abandonné<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> +l'Inde, le Canada, les bords du Mississipi et autres gaudrioles, +puisque Salente, c'est-à-dire la France, par sa +force naturelle d'expansion, s'étendra comme une +immense tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire +ne croit pas à cela; mais il a trop d'esprit et ne croit à +rien, sinon à lui-même! On se débarrassera de lui en le +faisant idole... Alors, tu veux tout uniment entrer dans +nos bureaux?</p> + +<p>—Je n'ai pas dit cela...</p> + +<p>—Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine +si tu ne parles point? M. le duc est occupé pour toute la +soirée et n'aura garde de te recevoir; mais, quand le +diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je suis le bras +droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis +faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te +gêne pas et dégoise franchement!</p> + +<p>—J'apportais un mémoire... commença le chevalier.</p> + +<p>—Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus +de mémoires!... Mais aurais-tu donc un procès?</p> + +<p>—Non, pas moi! le mémoire est d'un autre...</p> + +<p>—Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des +autres... De qui est-il, ton mémoire?</p> + +<p>—D'un homme grand, d'un homme malheureux.</p> + +<p>—Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, +sans le sou, démoli... et vieux, je parie?</p> + +<p>—Et vieux, c'est vrai.</p> + +<p>—Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa +patrie?</p> + +<p>—C'est encore vrai.</p> + +<p>—Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au +cou... Comment a-t-il nom, ton Bélisaire?</p> + +<p>—Joseph Dupleix.</p> + +<p>À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses<span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> +pieds et se prit les flancs à deux mains pour ne pas mourir +de rire.</p> + +<p>—C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! +Vertuminette! tu as mis dans le blanc du premier coup! Il +n'y a qu'un Dupleix en tout l'univers, Dieu merci! Dupleix +l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix des éléphants +et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du +Mogol, des plaintes, des récriminations et des cipayes, +Dupleix enfin, Dupleix, et tu l'as pris sous ton bras!... +Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà autrefois t'embarquer +pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi +qui s'appelle Montcalm?</p> + +<p>—Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore.</p> + +<p>—Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux +point pour cela. Il faut bien qu'il y ait des maladroits +en ce monde: sans quoi, les routes ne seraient plus assez +larges pour laisser passer les gens d'esprit; mais voici, +pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons +plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations +avec l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de +ces possessions lointaines qui obligent à entretenir des +flottes, des marins, des soldats. Loin de porter aux extrémités +de la terre ce que vous appelez la civilisation, nous +désirons ramener l'Europe à l'état de nature en arrangeant +un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente +qui confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler +ses produits. Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus +d'efforts; du vin doux, du miel et des roses, la France tranquillement +aménagée à fonds perdu, et après nous, le +déluge!</p> + +<p>Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, +car la porte qui communiquait avec les appartements +s'ouvrit, et un valet dit sur le seuil:<span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p> + +<p>—Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.</p> + +<p>Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut.</p> + +<p>—Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce +que tu dis là, Germain?</p> + +<p>—Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait +appeler M. le chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai +l'honneur de parler ici, je l'invite à me suivre.</p> + +<p>Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de +Nicolas.</p> + +<p>—C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment +le marquis; mon très cher cousin d'Assas va se rendre aux +ordres de M. le duc. Attends seulement deux secondes de +l'autre côté de la porte.</p> + +<p>Germain disparut aussitôt.</p> + +<p>Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son +joli minois avait pris une expression d'inquiétude au travers +de laquelle perçait un sentiment de vénération +jalouse.</p> + +<p>—Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc +moqué de moi? ce n'est pas bien.</p> + +<p>—Pourquoi me serais-je moqué de toi?</p> + +<p>—Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur... +et moi qui croyais que tu avais besoin de moi!</p> + +<p>Le chevalier protesta de son innocence.</p> + +<p>—Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment +M. le duc saurait-il que tu es ici?</p> + +<p>—Je me le demande, répondit d'Assas.</p> + +<p>—En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra +chaleureusement les deux mains, j'espère que tu n'as +pas à te plaindre de mon accueil!</p> + +<p>—Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent +camarade d'autrefois...</p> + +<p>—Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère.<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span> +Je te prie de ne point dire à M. le duc avec quelle liberté +je me suis exprimé devant toi sur diverses matières. Ces +sujets sont brûlants et un homme comme lui, passionné +pour le bien de l'État, usant ses forces au service du roi... +Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute +l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un +côté, son patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de +Richelieu (si tu es vraiment mon ami, tu n'oublieras pas +que j'ai choisi ce terme de comparaison), depuis le cardinal, +on n'avait pas vu pareil homme d'État. Et demande +tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place.</p> + +<p>Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et +pressa d'Assas sur son cœur en ajoutant:</p> + +<p>—Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura +beau te combler, tu n'auras jamais tout ce que je te souhaite!</p> + +<p>Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une +enfilade de pièces somptueusement ornées, et le chevalier +le suivit.</p> + +<p>Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où +quatre fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes +étaient debout.</p> + +<p>—Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. +Ai-je l'honneur de parler au chevalier d'Assas?</p> + +<p>Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une +porte recouverte d'une épaisse draperie lui fut ouverte.</p> + +<p>On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte +retomba sans bruit derrière lui.</p> + +<p>Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec +une sorte d'austère coquetterie, où un homme de quarante +ans à peu près, dodu, grassouillet, frais, rond, un +peu vieillot, comme un amour de Boucher qu'on eût +laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> +bois d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la +muraille le portrait du cardinal de Richelieu, peint par +Philippe de Champaigne: celui-là même qui avait appartenu +à Louis XIII.</p> + +<p>Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait +toute la place et gênait deux autres cadres, dans l'un desquels +le roi montrait sa jambe, tandis que dans l'autre, +cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, supérieurement +habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs +de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'œuvre +du broché-rococo, et regardait la couronne de France en +tâchant de sourire.</p> + +<p>Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était +bien obligé de regarder l'homme frais et bien en chair +comme une poularde, dont Vanloo nous a laissé une si +curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue démissionnaire, +bouche en cœur, menton de bourgeoise +fondante que l'embonpoint commence à taquiner.</p> + +<p>Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, +s'étonnait un peu de se trouver là, en face de ce successeur +de poche qui faisait de vains efforts pour donner +des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très intelligent.</p> + +<p>C'était le signe des temps: la grande politique française +restait accrochée à un clou avec le souvenir de nos +victoires, et, quoique morte, elle semblait énorme, pendant +que la petite politique de commis et de grisette à qui +l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait au ras de +terre.</p> + +<p>L'une de ces politiques était représentée par un géant +qui se dressait maigre et pâle, car il en coûte cher pour +porter le poids du patriotisme et du génie; l'autre, Dieu +merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun fardeau pareil; +elle se portait très bien et engraissait d'une livre à chaque<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> +soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes +de ses joues.</p> + +<p>Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait +d'après le vif: si vous voulez bien comprendre l'homme +et l'époque, lisez le portrait de Vanloo!</p> + +<p>Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre +chevalier se trouva donc seul avec Étienne François de +Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, ministre des affaires +étrangères et véritable roi de France, puisqu'il n'avait +au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. +Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, +au milieu du silence qui régnait, sa plume grattait le +papier avec un petit bruit de souris qui grignote.</p> + +<p>Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder +les trois portraits qui sortaient vaguement de leurs +cadres à la lueur des bougies. C'était la reine qui lui faisait +face. On parlait peu de la reine, qui passait à bon +droit pour une sainte, et que dire d'une sainte au +XVIII<sup>e</sup> siècle!</p> + +<p>Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière +son sourire, tandis que ses yeux si bons allaient vers +sa couronne doublée d'épines, et il y avait une tendresse +d'enfant dans son regard, passant par dessus les fleurs +de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et +beau, mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros +et dont l'âge mûr, faisant faillite à toute glorieuse espérance, +s'offrait au monde comme un exemple redoutable +des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son âme +et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, +obstinée dans l'amour qu'elle portait à son mari, à son +roi, et le malheureux prince que le poison de son éducation +première putréfiait sur pied, comme s'il eût porté +en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> +se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, +même quand elles se plantaient sur des épaules de princes: +Richelieu! le plus grand Français de la monarchie; grand +parce qu'il était inflexible, Français parce qu'il ne voulait +personne entre la France et le roi...</p> + +<p>—Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait +pas beaucoup son successeur, pourquoi, diable! +a-t-on mis ce grand vilain portrait chez Choiseul? S'il +voulait à toute force un Richelieu, que ne prenait-il M. le +Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs commerces!</p> + +<p>Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses +yeux redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse +et bourré dans son fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, +qui écrivait toujours et d'abondance; car la lettre +était pour sa fructueuse patronne, Marie-Thérèse d'Autriche.</p> + +<p>Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça +un dernier cri en fouettant vigoureusement son parafe, et +il daigna se retourner vers son cousin par alliance, qui +n'avait pas bronché depuis le temps.</p> + +<p>M. le duc avait l'œil perçant et se vantait de parcourir +le livre intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut +donc notre Nicolas, à qui l'examen, selon l'apparence, +ne fut pas défavorable.</p> + +<p>—Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis +content de vous voir. Les parents de Mme la duchesse +sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement que +les membres de ma propre maison. J'ai ouï parler de vous +plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche un +peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer +très particulièrement. Je suis étonné qu'étant à +Paris déjà depuis plusieurs semaines, vous n'ayez point<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span> +porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de Grammont.</p> + +<p>—Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que +ma timidité de soldat et la crainte d'être importun.</p> + +<p>—Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, +dit le ministre, car je vous sais fort occupé.</p> + +<p>Le chevalier rougit.</p> + +<p>—Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que +mon intention n'a point été de vous reprocher vos visites +quotidiennes et si longues à l'hôtellerie des Trois-Marchands. +Je sais apprécier toutes les générosités du cœur et +je me fais gloire des sentiments de bienveillance que +m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de +bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une +mesure assez considérable, aux intérêts de Sa Majesté; +mais qui a cru bien faire et dont l'imprudente conduite a +été peut-être trop sévèrement punie... non point par nous, +chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les événements +dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez +compris que je fais allusion à votre protégé M. le marquis +Dupleix.</p> + +<p>Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, +c'était l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre +connaissait si bien ses affaires, et encore n'était-il pas +au bout de ses surprises.</p> + +<p>—Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le +duc, qui lui désigna enfin un siège d'un geste froid, +mais bienveillant, vous n'avez pas du tout besoin de vous +adresser à M. de la Beaume, ni de prendre tout autre circuit. +Les parents de Madame la duchesse sont les miens +et je les affectionne aussi sincèrement... Mais je crois +vous l'avoir déjà dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, +me remettre le nouveau mémoire de M. Dupleix, qui est, +je le suppose, écrit de votre main... Vous avez une fort<span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span> +belle écriture... Mais Sa Majesté compte sur vous pour +tenir une épée et non pas une plume.</p> + +<p>—Monseigneur... balbutia Nicolas.</p> + +<p>—Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; +vous avez, il est vrai, outre passé un peu le terme +de votre congé, mais la campagne n'est pas ouverte, et je +me chargerai volontiers de vous excuser auprès de vos +chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire?</p> + +<p>—Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement +assis, mais qui semblait être en vérité sur un paquet +d'épines.</p> + +<p>—Donnez!</p> + +<p>Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche +en cœur», dont M. de Richelieu, son ennemi par les +femmes, se moquait si plaisamment, eut un sourire +imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait:</p> + +<p>—N'a-t-il pas une nièce?... j'entends ce brave M. Dupleix.</p> + +<p>—En effet, prononça tout bas le chevalier.</p> + +<p>M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment.</p> + +<p>—Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là +une phrase, un remarquable avocat au parlement. Il a du +feu et de l'éloquence; il sait donner à sa pensée des tours +très vifs et pleins d'originalité... Ah! par exemple, voici +qui est trop fort; il donnerait à entendre que le gouvernement +du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter...</p> + +<p>—Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas.</p> + +<p>—Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis +le premier mot de son factum jusqu'au dernier. La +compagnie nous gêne tout autant qu'il nous embarrassait +lui-même... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> +mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient +de cadeaux dont vous ne sauriez que faire et qui, par +dessus le marché, vous réclameraient sous main un prix +extravagant pour ces présents que vous ne souhaitiez +point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les +conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils +vont, ils vont... Et quand nous leur crions halte là! il +nous appellent traîtres et larrons, ils nous opposent la +conduite de l'Angleterre... Chevalier, si le hasard m'avait +fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais en +conséquence. Les peuples ont des génies différents et des +tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des +nations marchandes, d'autres qui ne le sont pas. Vous +comprenez bien que je ne vais point vous faire un cours +de géographie économique et historique. J'ai mes convictions, +auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence +et selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais +nous ruine, parce qu'ils sont calculateurs et patients, +tandis que nous sommes pressés, inquiets et avides à la +manière des enfants qui ne comptent jamais. Quand les +Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; +nous autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous +promenons tout autour en disant: «Nous sommes les +maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer sont magnifiques +sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais +conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de +se saigner aux quatre membres pour entretenir loin d'elle +des bouches inutiles qui la calomnient en la dévorant. +Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: nous supprimons +d'un coup les mendiants et les satrapes!</p> + +<p>Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant +très froidement:</p> + +<p>—Vous comprenez que cette mesure ne peut être<span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> +approuvée ni par les satrapes ni par les mendiants... À +quoi pensez-vous, chevalier?</p> + +<p>—À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les +yeux baissés.</p> + +<p>—Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui +change les pierres en soldats!</p> + +<p>—Le plus grand homme de guerre de notre époque, +à mon sens, M. le duc, et dont l'histoire célébrera les +merveilleux faits d'armes.</p> + +<p>—L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas.</p> + +<p>Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux +âges s'éclaira d'une lueur sarcastique pendant que de sa +bouche en cœur, cette parole tombait:</p> + +<p>—Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont +leur agonie. Comment s'appellera le peuple nouveau qui +lira dans cent ans les dernières pages de l'histoire de +France?</p> + +<p>M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait +dans les ruelles philosophes où le deuil de la patrie +était porté d'avance avec une étrange résignation. Ils se +demandaient seulement, ces prophètes, si Paris serait moscovite +ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils brisaient +déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou +moscovites.</p> + +<p>Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et +pour être revenue de si loin, il faut que la France soit +forte providentiellement. Dieu a quelque chose encore, +peut-être, à faire par nous: <i>Gesta Dei per Francos</i>...</p> + +<p>—J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez +curieux de savoir ce qu'elle dira de nous, l'histoire... +Mais que nous voici loin, chevalier, de certaine commission +que m'a donnée pour vous mon honoré parent, ou +du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père!<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span></p> + +<p>—Mon père! s'écria Nicolas hors de garde.</p> + +<p>—Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de +vous dire qu'on se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné +de l'idée qu'il avait de solliciter une lettre de cachet pour +vous loger à la Bastille.</p> + +<p>—À la Bastille! moi! balbutia Nicolas.</p> + +<p>—J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous +êtes un jeune homme d'agréable entretien, et nous avons +causé, causé... Cette nièce de M. Dupleix est, selon mes +informations, une très belle personne, dont la société +ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous +Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à +mon cousin d'Assas que la Bastille jouissait de son reste +et que nous n'étions plus au temps où l'on mettait les +amoureux au cachot. Il a été un peu étonné. C'est un +homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait +plutôt les deux bras et les deux jambes que de prêter les +mains à votre entrée dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs +beaucoup trop sévèrement. Je crois l'avoir calmé. +Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans retard +pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être +changés tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. +Vous vous étonnerez que les affaires de l'État me laissent +le temps de songer à de pareils détails; mais le bien qu'on +fait est un délassement, loin d'être une fatigue. D'ailleurs, +je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, les parents +de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne +aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul... +Avez-vous quelque autre communication à me faire?</p> + +<p>—Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la +supplie, à mains jointes, d'avoir égard au travail que je +lui ai remis. La lecture attentive de ce mémoire...<span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p> + +<p>M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de +la main le cahier en disant:</p> + +<p>—L'écriture en est remarquablement régulière.</p> + +<p>—Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, +insista Nicolas, qui avait les mains jointes: vous +avez là tous les éléments d'une réhabilitation éclatante, +nécessaire; vous avez là les moyens de réparer une déplorable +injustice...</p> + +<p>M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été +plus en cœur.</p> + +<p>—J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les +gens de votre âge. Un capitaine doit parler franc. Je suis +enchanté de votre visite, et je vais écrire à l'excellent +M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir tranquille.</p> + +<p>Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, +levé en même temps que lui, sa main, qu'il avait courte, +potelée et munie de très belles bagues.</p> + +<p>—Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets +de faire le nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. +Mme la duchesse lui veut du bien, et chacun des désirs +de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne faites pas +d'observations à la personne qui va vous prier de monter +en chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.</p> + +<p>Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant +que Nicolas gagnait la porte, après s'être respectueusement +incliné.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p> +<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2> + +<h3>FIANÇAILLES</h3> + + +<p>«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise +était cet excellent M. Marais, qui en agit, du reste, comme +toujours, le plus décemment du monde. On conduisit +Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour plier +bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement +M. Marais se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une +lettre pour Mlle de Vandes, lettre qui, à la vérité, s'égara +en chemin.</p> + +<p>La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier +Chenu, qui attendit en vain la fin de l'histoire du démon +Robault de Fécamp, nièce de Cartouche, et ne sut point +ce que cette créature extraordinaire avait pu dire à Sa +Majesté dans la forêt de Fontainebleau.</p> + +<p>Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer +M. le duc de Choiseul faisant accroc à la philosophie, +abusant un peu de la force publique en faveur de l'autorité +paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont +jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère +avec les sympathiques générosités de leurs écrits. Le che<span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>valier, +d'ailleurs, était en faute pour avoir outrepassé les +limites de sa permission; il avait encouru un châtiment +plus sévère que ce départ subitement forcé, suivi d'un +voyage en chaise avec escorte.</p> + +<p>Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand +ministre» ne fut pas plus heureux dans cette mince entreprise +qu'il ne l'était ordinairement quand il s'agissait de +combinaisons plus importantes. Il était l'homme qui ne +réussit jamais, et sa gloire est toute faite de déconvenues.</p> + +<p>Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses +quartiers sous Klostercamp pour reculer jusqu'au camp +de Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Roër, +où M. le maréchal de Contades venait de s'établir pour +l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre +écrite par un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le +duc, et toute pleine de bienveillantes paroles. Il était dit +dans cette lettre: 1º que M. le duc songeait, le soir et le +matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de Soleyrac, +qui lui tenaient au cœur presque autant que les siennes +propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs +de deux Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois +La Beaume et de quelques autres Stainville, la première +place de maréchal de camp serait, sans conteste, pour +ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait +être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents +de Mme la duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi +ayant de son cœur... nous savons le reste; 4º que M. de +Soleyrac devait veiller spécialement à ce que ledit chevalier +d'Assas ne fît aucune excursion hors de service dans +le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.</p> + +<p>Assurément, de la part d'un personnage politique si +haut placé et chargé de responsabilités si vastes, pareille<span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span> +préoccupation peut sembler bizarre, et le lecteur trouvera +que c'était pousser un peu loin la complaisance envers les +projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y avait +autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de +besogne qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer +point les pauvres grands vaincus comme Joseph Dupleix +et de le leur témoigner.</p> + +<p>Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de +conscience.</p> + +<p>Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade +de maréchal de camp depuis trop longtemps, qu'il avait +reçu trop de promesses, qu'il n'y comptait plus et qu'il +était porté naturellement de sympathie pour les Montcalm, +les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne +plaisaient point à M. le duc.</p> + +<p>Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de +Soleyrac se fit une maligne joie de rendre visite à son +ancien voisin du Cloître revenu de son expédition de +Paris, aussi souvent que les circonstances le permettaient, +et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne +point faire ses excursions <i>en dehors du service</i>.</p> + +<p>Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, +peut-être par les soins de Nicolas, que le ministre tout +puissant daignait apporter des obstacles à l'idylle matrimoniale +nouée entre le même Nicolas et la belle Jeanneton +de Vandes.</p> + +<p>Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme +Joseph haïssait M. le duc du meilleur de son +cœur. C'était la robuste rancune de l'homme fort contre +l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant trébucher son +élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise +volonté du ministre, il devint fanatique partisan de +l'union qu'il avait d'abord repoussée.<span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span></p> + +<p>D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un +peu plus favorable. Dans un héritage que fit le vieux +M. d'Assas, se trouvèrent comprises deux douzaines d'actions +de la compagnie qui ne valaient pas cher. Il s'informa. +On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris +les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs +de la compagnie ne l'aidaient que trop dans ce +méfait; mais que si on laissait seulement agir ce diable à +quatre de Dupleix, les deux douzaines de chiffons sans +valeur deviendraient une superbe fortune.</p> + +<p><i>Tron dé Tarascon!</i> connaissez-vous les héritiers du Languedoc? +Chacun d'eux vaut trois héritiers de Normandie. +Le bon M. d'Assas, retourné de bout en bout, brûla ce +qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Dupleix +prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui +écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer +son consentement au mariage, le brave gentilhomme +répondit quatre pages sur grand papier, qui contenaient, +entre autres choses raisonnables les sentences suivantes: +«Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon cousin +de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses +qu'il n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer +les pères Jésuites de n'avoir point voulu compromettre +les sacrements avec cette Pompadour, notoirement +impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de +Satan. On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai +que les pères, si on les chasse, emporteront avec eux dix-sept +cents millions en lingots, reliques et perles fines, +et qu'ils excommunieront le roi? Je serais bien aise aussi +de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait +mis en gage trois gros diamants de la couronne pour +acheter de la fraîcheur. Mme ta mère penche vers la +compagnie de Jésus: mais ton frère Philippe tient pour<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> +la philosophie, ayant appris par notre chirurgien qu'en +disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne +trouve jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement +fixé: M. mon père allait à la messe, et je fais de +même, quoique notre curé ait le caractère bourru; mais +pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en trouve +point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps +pour s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, +selon que le défunt a jugé bon de se conduire. À cela, +je vois quelque apparence, puisque si l'âme était dans le +cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne souffrirait +point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. +Mais, d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager +dix-sept cents millions d'épargnes privées, quand +moi qui suis de noblesse, j'ai tant de peine à nouer les +deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices et +qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, +un pays plein de perroquets où les sauvages ne +mangent pas d'ail et rendent de l'or. Je ne vais pas +contre; mais vivre sans ail ne me paraît point naturel. +Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un +gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant, +je t'ai voulu entretenir pour arriver à ton mariage, qui +va sur des roulettes par le motif que feu ta cousine Anillou +a décédé le mois passé, en son âge de 22 ans et quatre +mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à +cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la +due forme, sous condition que tu ne l'oublieras point +dans tes prières. Il n'y avait pas beaucoup à prendre +d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta mère l'a dépensé +vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et +qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, +quand M. le marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme<span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span> +de juste) les aura fait remonter suffisamment; ce pourquoi, +dans ton contrat, tu peux glisser une clause stipulant +que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers. +C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise +Dupleix (à qui tous nos hommages, bien entendu) a de +certains traits dans sa vie qui font penser à Jeanne d'Arc. +Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux. Quel pays, +que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y +ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires +pour vingt-quatre parts, et victimes de toutes les +lâchetés, bévues, maladresses, trahisons amoncelées en +tas par je sais bien qui. Je ne suis déjà pas si sûr que nous +soyons parents de ces Choiseul, et encore ce ne serait +que par ma femme. On dit que Bouche-en-cœur branle +dans le manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il +n'a pas besoin de venir me chercher pour le relever. Vaya-*dioux! +sans ce prestolet, les actions vaudraient le triple!... +Et Mme ta mère, aussi bien que moi, donne volontiers +son consentement à ton mariage.»</p> + +<p>Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de +Ruremonde, il y avait une grande nouvelle qui courait. +M. le maréchal de Contades allait prendre le commandement +des deux armées et marquer un sérieux mouvement +d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le +11 mai, Nicolas obtint la permission de se rendre tout +seul à Klostercamp pour célébrer ses fiançailles et faire +en même temps ses adieux, car il allait être pris pour +plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant +durer, selon l'apparence, autant que la belle saison.</p> + +<p>Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier +arriva, porteur de la bonne nouvelle. Depuis la +blessure qu'il s'était faite chez la veuve Homayras, à +l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix ne s'était<span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span> +jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait +surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, +qui allaient s'égrainant une à une comme les +perles d'un collier dont le fil est rompu. Les dernières +dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau +comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, +dont le stérile miracle épuisait ses ressources et décimait +son armée. Lally lui-même n'avait plus que le sombre +courage du désespoir. Il se croyait au comble du malheur, +il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les +Anglais, lui réservait l'échafaud.</p> + +<p>Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et +le premier aux philosophes de 93 comment on coupe la +tête aux martyrs!</p> + +<p>La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée +tout au fond de son deuil, vivait de larmes. Pour +soutenir, pour relever et réchauffer tous ces désespoirs, +il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et prodiguant +à ceux qu'elle aimait son corps et son cœur. +Littéralement, le vieillard et les deux pauvres femmes +n'avaient, pour éclairer leur nuit, que son cher et pur +sourire.</p> + +<p>Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où +le fiancé prenait en même temps congé pour aller au loin +affronter les hasards de la guerre, et où la fiancée avait +des pleurs sous le voile serein de sa résignation; mais ce +fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la coutume +des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton +une petite croix de diamants qui était une relique +et dont la vue mouilla les yeux de son mari:</p> + +<p>—Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je +n'étais pas encore riche quand je te les donnai, et ce sont +les seules que tu aies gardées!<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p> + +<p>Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de +l'ordre de Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était +redressée.</p> + +<p>Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa +bénédiction, tout ce courage factice tomba, et il dit en un +gémissement profond:</p> + +<p>—Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas +vous souhaiter du bonheur. Il y a si longtemps que Dieu +n'entend plus mes prières!</p> + +<p>Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure +fixée pour le départ du chevalier, dont la monture attendait +dans la cour. Il n'y eut que Jeanneton pour le reconduire +jusque-là. Dupleix et la marquise restaient auprès +de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait éveillé +de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à +coup.</p> + +<p>La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en +selle, passa la bride de son cheval à son bras et dit:</p> + +<p>—Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une +minute.</p> + +<p>—Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du +moulin.</p> + +<p>Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par +la main. Nicolas était obligé de tirer son cheval, qui avait +peur de la pente et dont les fers glissaient sur les cailloux. +Ils ne parlaient point, mais leurs cœurs étaient pleins à +déborder.</p> + +<p>—Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura +le chevalier, dont la voix tremblait.</p> + +<p>—Je le sais, répondit-elle.</p> + +<p>Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée +d'étoiles:</p> + +<p>—Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle +parlait, comme tout est calme, comme tout est beau!<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p> + +<p>—Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne +songeait point au ciel, m'aimez-vous comme je vous +aime?</p> + +<p>—J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu +plus loin, car j'ai de la peine à vous quitter... Avez-vous +vu comme ils souffrent chez nous? Mon Dieu, vous êtes +ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus +d'espérance sur la terre!</p> + +<p>Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du +cheval sonna sur les planches branlantes du pont, le meunier +ouvrit son trou de guette et regarda:</p> + +<p>—Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, +Monsieur le capitaine, dit-il, promis comme vous êtes à +quelqu'une qui est un ange?</p> + +<p>—Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier.</p> + +<p>—Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et +bonne bataille je vous souhaite!</p> + +<p>Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée +des aunes, qui était noire, sauf les places où la lune, passant +par les éclaircies rares, marquait des ronds éclatants +de blancheur.</p> + +<p>L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, +mirait les dentelures de ses bords où ça et là un rayon +montrait les pointes aiguës des iris, semblables à une +moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se glissaient, +voix discrètes de la nuit.</p> + +<p>Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient +souvenir de cette heure silencieuse où s'entendent les battements +des cœurs?</p> + +<p>Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux +enfants qu'on venait de bénir pour le bonheur au milieu +de si amères tristesses; et à travers l'ombre, Dieu les<span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> +regardait aller, lui qui savait que leur destinée était souverainement +choisie.</p> + +<p>Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne +de Vandes sentait dans ces ténèbres si douces quelque +chose qui lui souriait. Ses yeux ne pouvaient se détacher +de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la fois au-dessus +de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac.</p> + +<p>—On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas +a la sienne.</p> + +<p>Elle parlait des étoiles.</p> + +<p>Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les +vieillards appellent un radotage. Nicolas, le pauvre +Nicolas, en dehors de ce radotage du cœur, n'aurait trouvé +en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il répétait:</p> + +<p>—Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me +dire que vous m'aimez?</p> + +<p>—Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de +répondre, il doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles +qui sont aussi des âmes, il doit y avoir des étoiles, de +chères étoiles où deux avenirs mariés se confondent...</p> + +<p>—Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot...</p> + +<p>—À quoi bon?... Il n'y a qu'une étoile au ciel pour +nous deux, mon fiancé. J'ai maintenant mon cœur dans +votre cœur, et la bonté de Dieu a permis que vous soyez, +après Lui, mon espoir et ma vie.</p> + +<p>D'elle-même elle lui tendit son front.</p> + +<p>C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première +fois, ce jour que Jeanneton revendit de chez la veuve du +bûcheron, Lisela, pour qui elle avait demandé l'aumône. +Nicolas se pencha et ses lèvres effleurèrent ce front, +pareil au lis des champs dont il est dit, dans le livre des +livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne sauraient +payer la splendide parure.<span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span></p> + +<p>Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. +La route tourna et se mit à monter cette pente rapide où +il y avait des bouleaux et des roches moussues dans la +bruyère. En regardant derrière eux, ils pouvaient voir +l'étang briller et les jambes noires du moulin qui plongeaient +dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, +la maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre +les deux ruines sombres, et les grands arbres qui la dominaient +s'inclinaient comme des saules pleurant sur un +tombeau.</p> + +<p>—C'est là! dit tout à coup Jeanneton.</p> + +<p>Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, +bordée d'un côté par les derniers bouleaux, de +l'autre par une coupe de jeunes chênes formant un impénétrable +fourré. À une cinquantaine de pas, adossée à la +forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en +chaume s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son +unique fenêtre qu'un débris de châssis. Entre la rampe et +la loge, un chêne énorme étendait loin du tronc ses branches +bossues, grosses et longues comme des arbres de +soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu +de la végétation exubérante qui renaissait de toutes parts.</p> + +<p>—L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la +pauvre Lisela était déjà bien près de s'en aller aussi, +quand les feuilles séchèrent.</p> + +<p>—C'est ici que demeurait votre protégée? demanda +Nicolas. Vous redescendiez de chez elle quand je vous +rencontrai au bord de l'eau...</p> + +<p>Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, +la gracieuse fille cheminant sous les aunes avec son +panier de chèvrefeuille au bras, et l'églantier, et la piqûre +dont il avait gardé le sang aux lèvres.</p> + +<p>—Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span> +enfin sa prière, continua Mlle de Vandes. Elle avait tant +demandé à mourir! Ma petite Greete, à qui vous aviez +donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui je vous +avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi, +tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me +dit en souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon +mari Fritz... Mon Fritz aimait le grand vieux chêne qui +vient de sécher. Après moi, il ne restera rien de ce qu'il +aimait.»</p> + +<p>Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était +d'avoir monté. Nicolas se mit à genoux devant elle.</p> + +<p>—C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que +Lisela était assise quand elle me dit: «Vous et ce grand +jeune homme qui est capitaine, vous serez fiancés bientôt...»</p> + +<p>—Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, +interrompit le chevalier.</p> + +<p>—Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables +paroles? Et puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: +«Tous les deux, vous mourrez tout jeunes.» Souvent, +elle annonçait ainsi les choses qui devaient arriver... Et +elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand +je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux +autres qui devaient rester abandonnés après elle, elle +disait avec son sourire qui faisait mal et était pourtant +si doux: «Ne vous inquiétez pas, demoiselle, j'aurai +encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi qui +partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa +pauvre petite âme dans mes bras, le matin même du jour +où Lisela s'éteignit, la main dans ma main... Et savez-vous +pourquoi je disais tout à l'heure: «C'est là?»</p> + +<p>Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur.</p> + +<p>—Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> +choses? Je n'en veux rien savoir! Je veux vivre pour vous +qui êtes la meilleure et la plus belle!</p> + +<p>Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole +coupée, et, montrant de son doigt tendu la lisière de la +forêt, elle répéta en frissonnant:</p> + +<p>—C'est là!</p> + +<p>Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine.</p> + +<p>Le chevalier lui parla, elle ne répondit point.</p> + +<p>Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et +demanda, comme une personne qui s'éveille:</p> + +<p>—Qu'est-il donc arrivé?</p> + +<p>Puis, avant même que son fiancé pût répondre:</p> + +<p>—J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort +que moi-même me poussait... Mon ami, je vous prie de +me pardonner.</p> + +<p>—Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je +vous pardonnerai si je vous vois sourire.</p> + +<p>Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se +relever, elle murmura:</p> + +<p>—Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit +bientôt!</p> + +<p>—Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait +gravement, nous autres soldats, nous sommes visités +souvent par la pensée de la mort. J'ai peur de la craindre +aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et de mon +bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière +pensée. Priez, ma chère Jeanne, priez que je la +reçoive le front haut, l'épée à la main; priez surtout pour +que mon sang versé profite à ma patrie!</p> + +<p>Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier +sauta en selle. Les cailloux de la route qui tournait derrière +la loge abandonnée, retentirent sous le galop du +cheval.<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span></p> + +<p>—Au revoir! cria-t-elle.</p> + +<p>—Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine.</p> + +<p>Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, +elle se mit en marche, mais non point dans la direction +du Cloître.</p> + +<p>Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla.</p> + +<p>Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les +branches, et son regard plongea à l'intérieur du taillis, +derrière le grand chêne. Un rayon égaré se jouait parmi +les feuilles, éclairant un espace libre au centre duquel se +trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la place +de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, +et dont la cime absente faisait trou dans la voûte de +feuillage.</p> + +<p>Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième +fois, elle répéta:</p> + +<p>—C'est là!</p> + +<p>Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia +cette prière qui montait du fond de son cœur:</p> + +<p>—Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que +ce soit le front haut, l'épée à la main et que son cher, +que son beau sang soit versé pour la France.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p> +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2> + +<h3>SENTINELLES PERDUES</h3> + + +<p>Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde +pour rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait +être en train de plier bagages. Ce n'était pas un rêveur +que ce hardi soldat; un nuage resta sur sa pensée, pourtant, +pendant qu'il franchissait, au clair de la lune, la +première lieue de son étape.</p> + +<p>Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant +de l'Inde qui abritait une gloire déchue et tant +d'espérances trompées, il avait respiré une atmosphère +de découragement. Elle avait beau s'asseoir, cette demeure +en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage, +les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches +murailles et jetaient sur le dehors un brouillard de +deuil.</p> + +<p>Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton +elle-même, autrefois si gaie, avait subi cette morne +influence, et il y avait une détresse dans son sourire.</p> + +<p>En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et +Nicolas ne l'avait jamais aimée si belle, mais l'extrême<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span> +mélancolie de cette fête de ses fiançailles lui laissait un +poids lourd sur le cœur.</p> + +<p>Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant +de la fantaisie et qui disent la vérité dans le langage +du roman, ce n'est point le lieu de séparer avec méthode +l'ivraie du bon grain, ni de faire la part exacte des ambitions +personnelles et des convoitises égoïstes qui avaient +pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique +de Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative +humaine, n'y a-t-il pas toujours pour un peu cette +scorie de la malédiction originelle?</p> + +<p>Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement +apparentes des physionomies, telles que nous les revoyons +à la distance d'un siècle: aussi avons-nous dit de Dupleix: +«Celui-là combattait pour la France», et de son bourreau, +vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci n'était +pas un Français».</p> + +<p>Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est +candide et net comme la justice des enfants. Demandez +aux enfants ce que fit M. le duc de Choiseul, ils vous +répondront:—Il fit la guerre hors de propos, il fit la +paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa +l'héroïque épée du Canada...</p> + +<p>—Mais n'éleva-t-il rien en revanche?</p> + +<p>—Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, +et un gibet où son nom reste pendu: l'échafaud +de Lally.</p> + +<p>—Et que reste-t-il de lui?</p> + +<p>—Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui +germa, perça, poussa et devint avec le temps un chêne +dont cet autre menuisier en échafauds, le bon M. de +Robespierre, tira toutes les planches de son terrible mobilier +industriel!<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span></p> + +<p>Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non +point ceux qui sont capables de répondre comme nous +venons de le faire, après avoir parcouru la rude histoire +de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu +le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, +qui avaient encore trente ans à attendre pour voir comment, +avec beaucoup de fadaises emphatiques, battant +comme un marteau l'enclume de la bêtise humaine, +Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.</p> + +<p>Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; +il méprisait M. le duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement +à regretter son alliance avec Dupleix, et l'eût-il +regrettée, il aurait sauté à pieds joints par-dessus toute +prudence ou toute répugnance pour aller où son cœur +l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait +sur la route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez +tous les deux tout jeunes...»</p> + +<p>Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était +de vivre bras dessus, bras dessous avec la mort, mais +Jeanne! Je ne vous ai pas dit tout ce qu'il y avait de +bien aimé prestige dans le regard de ses longs yeux, +dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; +je ne vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie +exquise de ce visage de vierge, tout enrayonné +d'or bruni, quand le vent des champs soulevait son opulente +chevelure, lourde et brillante à l'œil, douce au toucher +comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. +Je ne sais plus parler de ces choses, merveilles de la terre.</p> + +<p>Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier +voulait et savait, lui dont la bonne âme était encore toute +vibrante de jeunesse. Et vous devinez bien l'angoisse qui +le poignait, ce pauvre chevalier, en voyant tout à coup, +au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle visage +de morte...<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p> + +<p>Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant +tableau!...</p> + +<p>Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. +Ce qui nous gêne, là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse +penseroserie des rimeurs de ballades. Cette pauvre +Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle avait pleuré +tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à +porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. +Ah! l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au +cimetière et où la chanson soulève la pierre des tombeaux! +Fi des tudesques gaietés, toujours drapées dans quelque +suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des hussards, +les ossements craquer!</p> + +<p>Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé +de côté ces lugubres choses pour revenir à des pensées +plus riantes, et quand il passa sous les murs de Gueldre, +il entonna une chanson de la langue des Félibres, dont +tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait +plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on +célébrerait au retour.</p> + +<p>À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme +il entrait dans les oseraies qui côtoient la Meuse, il fut +arrêté par un «Qui vive?» C'était son régiment en +marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du +corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel +pour mettre le siège devant Munster.</p> + +<p>La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à +la tête de sa compagnie, car une joie folle régnait parmi +tous ces soldats, harassés de repos, et l'on ne parlait de +rien moins que de marcher tout d'une traite jusqu'à +Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique, +tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles.</p> + +<p>Bien entendu, nous ne raconterons point cette cam<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>pagne +brillante, mais inutile, qui réunit les deux armées +françaises sous le commandement du maréchal de Broglie. +Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa couronne +à quitte ou double.</p> + +<p>Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges +de son génie militaire, et qui trouvait encore le temps, +entre deux batailles, l'une gagnée, l'autre perdue, de +griffonner les plus détestables vers que jamais poète amateur +ait perpétrés!</p> + +<p>Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, +acculé dans la Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, +il put croire que tout était perdu en apprenant +que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe. Les +Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden +et s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser.</p> + +<p>Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric +ne s'était trouvé dans des circonstances plus désespérées.</p> + +<p>Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, +pour venir en aide à son royal allié, tenta une diversion +sur les derrières de l'armée française et mit le siège devant +Wesel, en même temps que les Anglais annonçaient +bruyamment une descente à Anvers.</p> + +<p>Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le +corps de M. de Castries devait pénétrer en Prusse +(Hanovre), en traversant le Weser, sur les ponts de +bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un +mouvement de retraite.</p> + +<p>Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels +se trouvait Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, +suivis par deux autres divisions échelonnées.</p> + +<p>Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois +s'étaient donc écoulés depuis l'entrée en campagne.</p> + +<p>Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span> +de la journée des fiançailles étaient loin? On s'était bien +battu, on s'était diverti davantage, car, en ce temps, la +guerre avait des allures de partie de plaisir: quelque +chose comme une grande chasse où le gibier se défendait +et où les chiens étaient des hommes.</p> + +<p>Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles +avaient effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, +du reste, beaucoup de profondeur, et Nicolas restait en +face du sentiment unique dans sa vie: son grand amour +heureux.</p> + +<p>Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne +s'était ralenti entre lui et les habitants du Cloître, et la +chère correspondance de Mlle de Vandes semblait témoigner +d'un changement favorable dans la position morale +des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu du +Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement +rendu dans le grand procès des treize millions semblait +pronostiquer une issue heureuse.</p> + +<p>Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours +à Osnabruck, par suite d'un contre-ordre, motivé sur le +faux avis de la levée du siège de Wesel.</p> + +<p>—C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: +si nous avions tourné du côté de Gueldre, vous auriez +pu pousser jusqu'au Cloître et surprendre nos amis en +passant.</p> + +<p>Le huitième jour, la seconde division, commandée par +M. de Castries en personne et qui contenait de la cavalerie, +arriva à Osnabruck, d'où le régiment d'Auvergne +partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur Flotow.</p> + +<p>Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers +et les soldats ne savaient plus où on les conduisait. +À Flotow, ils apprirent que la cavalerie de M. de Castries<span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> +fourrageait jusque vers Pyrmont, ce qui semblait indiquer +une marche vers le sud.</p> + +<p>Les paysans allemands se moquaient et disaient que +l'armée française avait perdu sa route.</p> + +<p>Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel +du baron de Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate +breton qui était mort si glorieusement l'épée à la +main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre contre +l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, +qui eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier +français avec un caniche qui portait au cou cette +mention: «Chien d'aveugle.»</p> + +<p>M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait +comme simple volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache +grise. Ce fut lui qui reçut le caniche par hasard, +et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval et s'en +vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la +brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en +humant des torrents de bière.</p> + +<p>—Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo.</p> + +<p>—Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron +de Glücker, mais bien Briskau.</p> + +<p>Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit +mine de s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands +riaient, pensant avoir affaire à un fou.</p> + +<p>—Que vous dit-il? demanda Glücker.</p> + +<p>—Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut +point démordre; il me dit: «Je suis Joseph, à telles +enseignes que j'ai été livré par mon coquin de frère!»</p> + +<p>On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de +Plélo eut une pistolade à bout portant au travers du +front, mais la balle s'aplatit contre la coque de son crâne, +et il mit son épée dans le ventre du Prussien.<span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p> + +<p>L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.</p> + +<p>Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette +arriva à Flotow sur un bidet blessé. L'homme ne voulut +parler à personne, sinon à M. de Soleyrac; mais chacun +put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car son bras +gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette +déchirée.</p> + +<p>Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait +après avoir fait sa couchée comme à l'ordinaire, +fut éveillé à onze heures de nuit et délogea sans tambour +ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux +environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir +depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, +on se remit en marche.</p> + +<p>Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos +et pendant trois nuits où s'accomplissaient des étapes +forcées. Le régiment avait un guide à cheval que nul ne +connaissait. On suivait, la plupart du temps, des chemins +de traverse.</p> + +<p>Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une +rivière. Personne ne savait au juste où l'on était, car on +se cachait des gens du pays et il était sévèrement défendu +soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui connaissaient +l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la +Lippe et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville +de Halteren, située à quelques lieues seulement du Rhin.</p> + +<p>Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. +Il faisait un brouillard des plus épais. La Lippe, qui était +fort basse, fut traversée à gué, et chacun put s'apercevoir +alors que le régiment était suivi par un convoi de prisonniers +westphaliens, composé de tous les malheureux +paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.</p> + +<p>Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter<span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> +à l'arrière-garde tous les pauvres diables que leur mauvais +sort amenait sur le passage du régiment. Vers +dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on +entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince +de Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et +Dorsten.</p> + +<p>Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément +sous son ombrage que le gibier de Son Altesse Sérénissime, +mais il avait aujourd'hui d'autres habitants. L'armée +entière de M. le maréchal-marquis de Castries était +là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier +de prisonniers allemands glanés le long de la route.</p> + +<p>On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse +armée étaient pliés avec les bagages, et à chaque +instant on en amenait d'autres, étonnés de voir tout ce +monde.</p> + +<p>La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers +jours d'automne, qui revenait. Entre six et sept heures +du soir, M. de Soleyrac, qui avait été mandé par le maréchal, +rejoignit sa troupe et ordonna incontinent le départ. +Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel, dont le +siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé +avec une terrible activité par Ferdinand de Brunswick +en personne?</p> + +<p>Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve +cette espèce particulière de bavards qui sait ou prétend +savoir la fin des choses, et de nos jours, cette espèce, +prodigieusement accrue, forme la majorité des populations. +Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois +hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne +bien mieux que le général en chef lui-même. Ceux-là +disaient qu'Auvergne était envoyé en perdition, pour +marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que<span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span> +le gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant +le cours de la Lippe.</p> + +<p>Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer +le Rhin, et l'événement sembla donner raison à +cette opinion, car, vers onze heures de nuit, le peloton +d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve, qui +roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le +guide donna un son du cor, auquel il fut répondu sur la +rive droite, qui était occupée par les Français depuis +Dusseldorf jusqu'à Meurs.</p> + +<p>Au bout de quelques instants, on entendit un bruit +de rames dans le brouillard, et M. de Plélo dit:</p> + +<p>—Voilà le bac!</p> + +<p>C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des +voyages pour passer le régiment dans ce bateau-là; mais +le nouveau venu s'entendit avec le guide, et Auvergne se +remit en marche, eu remontant rapidement le fleuve. Au +bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, +et ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent +qu'il y avait là des pontonniers en train de faire +leur office.</p> + +<p>En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un +pont de bateaux qui était achevé, et sur lequel Auvergne +passa fort à l'aise. Le bruit venait d'un autre pont beaucoup +plus long, auquel on travaillait pour la cavalerie. +Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une +armée qu'on attendait...</p> + +<p>Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son +repos. Le lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein +jour, à deux heures de l'après-midi, mais le régiment +n'était plus seul. Environ trois mille hommes de recrues +se mirent en marche avec lui et deux autres détachements +de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de Castries,<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> +emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait +l'air de s'en aller vers la Meuse hollandaise.</p> + +<p>La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron +de dragons, était à deux ou trois lieues nord-ouest de +Gueldre, dans un pays boisé où le colonel de Soleyrac fit +mine de prendre des dispositions pour bivouaquer. On +devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, +car le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept +heures. On alluma le feu sans se gêner: on était en pays +ami, et M. de Soleyrac, qui n'était pourtant pas causeur, +fut entendu disant:</p> + +<p>—Demain, nous coucherons à Clèves.</p> + +<p>Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que +la campagne était finie et se donnèrent la consolation de +maudire un peu M. de Choiseul, qui prenait ainsi plus de +peine à reculer que les autres pour aller en avant, si bien +qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons, ce mot +courait dans les rangs:</p> + +<p>—La poste est arrivée de Versailles!</p> + +<p>Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de +Choiseul n'était pour rien dans l'affaire.</p> + +<p>Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas +et lui dit:</p> + +<p>—Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous +dispos et en humeur de faire une demi-douzaine de +lieues à travers champs?</p> + +<p>—J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner +à l'ennemi, répliqua d'Assas.</p> + +<p>—Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de +Soleyrac, qui souriait: nous ne sommes point en déroute. +Choisissez vingt gaillards résolus, bon pied, bon œil, et +tenez-vous prêt à partir.</p> + +<p>—Pour où?<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span></p> + +<p>—Vous aurez un guide. Votre mission est de battre +l'estrade. Nous sommes à deux de jeu avec le prince +Ferdinand; il a douze mille hommes de ce côté-ci du +Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers +westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du +moins, à nous glisser entre les doigts, les uns dans le +parc de Dorsten, les autres le long de la route...</p> + +<p>Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en +plus belle humeur.</p> + +<p>—Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les +maillets de ces pontonniers, là-bas, faisaient terriblement +du vacarme... Tout ce que nous faisons depuis Flotow +n'est qu'un dégagé.</p> + +<p>—Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un +joli jeune homme! Et je connais le pays!</p> + +<p>—Dois-je obéir au guide?</p> + +<p>—Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera +pour gagner l'autre moitié de son salaire, étant +vendu deux fois et très cher, quand il vous quittera, vous +ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez personne à sa +poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il +convient à un homme subitement égaré dans les bois +qu'il sait être plein d'ennemis.</p> + +<p>—Alors, l'ennemi sera là, devant?</p> + +<p>—Ou derrière, je ne sais pas.</p> + +<p>—Entendons-nous bien: quel est précisément mon +devoir?</p> + +<p>—Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, +en reprenant, cette fois, son sérieux, est de rester où vous +serez, sans avancer ni reculer; Auvergne tout entier sera +derrière vous, jouant le même rôle que vous, s'allongeant, +s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette +nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois,<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span> +tandis que M. le maréchal passera à droite ou à gauche +de l'embuscade, peut-être à droite et à gauche en même +temps, à la faveur des ténèbres.</p> + +<p>—De sorte que les autres se battront pendant qu'on +fera chez nous le pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement +de mauvaise humeur.</p> + +<p>—M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je +connaissais un plus brave régiment qu'Auvergne, je le +choisirais pour cette besogne-là.» Nous serons plantés +comme un lumignon pour marquer l'endroit où les Allemands +ont creusé leur chausse-trape.</p> + +<p>—Et rien à faire?</p> + +<p>—Qu'à attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier, +comprenons-nous bien tous les deux: il y aurait +un cas de trahison, c'est celui où quelqu'un d'entre nous +se laisserait surprendre et assassiner sans crier gare! +Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et +vous serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, +comme M. le maréchal: «Si je connaissais un plus brave +que vous, je l'aurais choisi?...»</p> + +<p>Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac +dit en lui donnant congé:</p> + +<p>—Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de +ma dernière parole: <i>Sentinelle, prenez garde à vous!</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p> +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2> + +<h3>À MOI, AUVERGNE!...</h3> + + +<p>Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche +avec son détachement, on mangeait la soupe au +bivouac, où chacun se promettait bien de dormir la grasse +nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui s'étaient +glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne, +venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la +gauche, à moins d'une demi-lieue, et que le long de la +Meuse, la cavalerie filait: des escadrons et des escadrons. +Ils avaient entendu rouler de l'artillerie. Tout cela s'en +allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo avait dit:</p> + +<p>—C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce +qu'il y a de poisson pris: maigre pêche! Messieurs, il +faut vous résigner à planter vos choux!</p> + +<p>Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis +que le mauvais vouloir de M. de Choiseul contre les +Jésuites était chose connue:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Capitaines en réforme<br /></span> +<span class="i0">Et qu'on entend clabauder<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span><br /></span> +<span class="i0">Contre l'injustice énorme<br /></span> +<span class="i0">Qui vient de vous échauder,<br /></span> +<span class="i0">À tort chacun de vous crie:<br /></span> +<span class="i0">D'autres sentent le roussi,<br /></span> +<span class="i0">Puisqu'on publie<br /></span> +<span class="i0">Que Jésus va perdre aussi<br /></span> +<span class="i0">Sa Compagnie!<br /></span> +</div></div> + +<p>Le guide donné au chevalier n'était point celui qui +avait conduit le régiment à travers la Westphalie, de +Flotow à Dorsten, et qui avait pris la clef des champs en +même temps que les prisonniers. C'était un jeune Hessois, +chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, +haut sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine +des riverains de la Roër. En quittant le camp, il prit un +bon trot de courrier, et ne quitta plus cette allure pendant +les trois mortelles heures que dura la marche.</p> + +<p>Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance +de cinq à six lieues pendant cet espace de temps.</p> + +<p>Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant +plusieurs mois et aussi à Klostercamp; il n'était pas sans +avoir fait nombre d'excursions dans ce pays de Gueldre; +mais l'obscurité était si épaisse et le guide trouvait moyen +de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun +moyen de reconnaître la route.</p> + +<p>Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre +pas pour pas, et ne perdait jamais de vue son Hessois, +gardant toujours devant lui, à trois enjambées de distance, +la longue silhouette du drôle qui se dégingandait +dans les ténèbres.</p> + +<p>Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis +que Nicolas, si bien découplé qu'il fût, avait son uniforme +baigné de sueur. Les soldats ne se gênaient pas +pour gronder par derrière, et menaçaient de s'arrêter; +c'était parmi eux un concert de malédictions.<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span></p> + +<p>—Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. +Est-ce nous qui ouvrons la débandade?</p> + +<p>Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait +le quart après dix heures, quand le grand diable +de Hessois se mit à courir tout à fait. On venait de descendre +une rampe assez raide par un chemin creux; les +talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont +rustique. Dans ce fond, le brouillard était si dense que +Nicolas ne voyait même pas l'eau sur laquelle passait le +pont.</p> + +<p>Il avait l'œil fixé en avant sur son fantôme de guide +qu'il voyait surtout avec ses oreilles; mais la sensation +qu'on éprouve en traversant des lieux connus, lors même +qu'on a un bandeau sur la vue, était née en lui et le tenait +depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des efforts +inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent +encore autour de lui parce qu'on entrait dans une +allée d'arbres dont le feuillage persistait malgré la saison.</p> + +<p>Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable +comme s'il se fût attendu à reconnaître ce riant paysage: +les aunes, l'étang, le moulin, et jusqu'à l'églantier en +fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose.</p> + +<p>Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui +devait avoir ses graines rouges d'automne à la place des +petites roses du printemps: Nicolas ne vit rien, sinon des +choses longues et blanches qui passaient à droite de lui.</p> + +<p>On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait +entre le chevalier et ses soldats, dont quelques-uns +étaient encore de l'autre côté du pont.</p> + +<p>Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était +l'illusion de la course. Elles étaient en réalité immobiles, +et Nicolas le vit bien quand, tournant subitement à droite +pour suivre un brusque mouvement du guide, il se trouva<span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> +entouré par les troncs sveltes d'un plant de bouleaux.</p> + +<p>Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait +au bord de l'étang, juste en face du Cloître, qui devait +être caché là-haut dans la brume et où sans doute Jeanneton +de Vandes dormait.</p> + +<p>Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela +que son cœur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était +vaguement reconnu naguère.</p> + +<p>Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les +roches moussues moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi +les tiges argentées des bouleaux.</p> + +<p>Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement +venait loin derrière.</p> + +<p>Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière +au milieu de laquelle le grand vieux chêne que le Fritz +de Lisela aimait tant, se dressait. La brume était moins +épaisse ici qu'au bord de l'étang. Nicolas n'eut besoin que +d'un coup d'œil pour reconnaître le géant mort au milieu +de l'éclaircie.</p> + +<p>Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est +là!»</p> + +<p>Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: +«C'est là!», qui ne fut pas même prononcé, éveilla dans +l'esprit du chevalier tout un monde de souvenirs.</p> + +<p>C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière +parole de cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure +de l'adieu, le soir des fiançailles, quand la tristesse avait +débordé de son vaillant cœur et qu'elle s'était mise, +comme malgré elle, à répéter les prédictions de la veuve +du coupeur de bois.</p> + +<p>C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même +du chêne, désignant du doigt la coupe touffue qui bordait +la clairière du côté nord, et disant, elle aussi: «C'est là!»<span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span></p> + +<p>Tout cela revenait au cœur de Nicolas. Peut-on dire +qu'il oublia le présent pour le passé pendant une minute? +Non, ce ne fut ni la moitié ni le quart d'une minute.</p> + +<p>Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait +jusqu'alors si fidèlement suivi. Le temps de tourner le +chêne, ni plus ni moins. Nicolas chercha le guide et ne +le trouva plus.</p> + +<p>La clairière était déserte.</p> + +<p>Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard +inquiet, mais non point étonné, le bruit de la chute d'eau +monta dans la nuit silencieuse, et tout de suite après, le +refrain monotone du moulin en travail se fit ouïr.</p> + +<p>Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail +du moulin, il n'existait assurément aucune connexion. +Ils n'ont pas d'heures, les pauvres meuniers des petits +courants, esclaves du filet d'eau qui les fait vivre. La +roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît +jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre.</p> + +<p>L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait.</p> + +<p>Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de +Vandes avait dit: «C'est là!»</p> + +<p>Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de +Soleyrac, s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut +donc point la pensée de l'appeler, encore moins celle de le +poursuivre. On lui avait dit: «Quand le guide disparaîtra, +vous serez près d'une embuscade.» L'embuscade devait +être derrière le mur de feuillage qui fermait la clairière +en avant de lui.</p> + +<p>Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible +qu'il fût, ne dénonçait la présence des Allemands; mais +ceux qui ont un peu couru le monde, le sac sur le dos, +savent cela: il arrive parfois, dans les lits d'auberge, +qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup l'in<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>vasion +de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. +Nicolas, qui aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait +le tedesco et flairait l'asino à plein nez.</p> + +<p>On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il +fit halte, mais non point avec ses hommes, attardés au +bas de la montée.</p> + +<p>On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout +entier le suivrait avec mission de s'étaler sous bois en +long et en large, pour occuper l'affût des Silésiens de +Brunswick, pendant que le gros de l'armée filerait sur +Wesel; mais au train où le Hessois avait marché, Auvergne +devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse!</p> + +<p>Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions +étaient précises; il s'agissait de les exécuter à la +lettre.</p> + +<p>Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant +dans la bruyère, et se demandant les uns aux +autres: «Par où diable ont-ils passé, le capitaine et son +Hessois?», sa première idée fut de leur crier halte tout +uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait inutile +de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà +prévenu par le guide, qui sans doute, en ce moment, se +vantait d'avoir amené les Français à la boucherie.</p> + +<p>Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain +d'être observé, mieux il avait à jouer son rôle, qui était +de feindre au moins la prudence.</p> + +<p>Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience +de s'être trop avancé, et s'orientant d'après les voix +des soldats, il risqua un pas vers eux, avec de grands airs +de précaution.</p> + +<p>Nous disons bien <i>un pas</i>, car il n'en put faire deux.</p> + +<p>L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span> +feuillage, comme il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: +il y était en plein.</p> + +<p>Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre +s'était hérissée de silhouettes sombres.</p> + +<p>Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée +de tabac que l'intérieur d'un fourneau de pipe, +écrasa le son sur ses lèvres.</p> + +<p>Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une +pointe de baïonnette par derrière, le démangeait entre les +deux épaules, à la hauteur du cœur.</p> + +<p>Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, +s'appuyait sur ce même cœur, qui eut un grand battement, +car l'instant où il faut mourir est amer aussi pour +les braves.</p> + +<p>Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme?</p> + +<p>Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, +fait de rires qui prudemment s'étouffaient.</p> + +<p>Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du +chevalier, et une voix qui coassait le français avec l'accent +allemand, baragouina tout contre son oreille:</p> + +<p>—Un seul mouvement, et tu es mort!</p> + +<p>Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair +n'avait été que d'une seconde. Il était maintenant immobile +comme une pierre, et celui qui avait la main sur sa +bouche put dire en allemand:</p> + +<p>—<i>Der Teufel!</i> il n'a pas frissonné deux fois!</p> + +<p>L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas:</p> + +<p>—Silence!</p> + +<p>On entendait le détachement français monter en riant +et en causant.</p> + +<p>—Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.</p> + +<p>Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le +chevalier en respect, et, comme ils étaient dans l'ombre<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span> +portée par le tronc du chêne, la clairière sembla de nouveau +déserte.</p> + +<p>Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient +l'office de cordes, tenant Nicolas étroitement garotté +dans leurs bras, par la ceinture et par les jarrets.</p> + +<p>—Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas +eut peine à l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont +tomber tête première dans le traquenard!</p> + +<p>C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de +pas entre l'embuscade et les Français; mais en ce moment, +celui qui marchait le premier derrière lui, s'arrêta et dit:</p> + +<p>—Écoutez!</p> + +<p>Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur +tour.</p> + +<p>Dans le silence complet qui suivit, car les gens de +Brunswick, craignant d'être découverts ou devinés, +avaient cessé même de respirer, un murmure vaste et +confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le +pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en +marche.</p> + +<p>—C'est le régiment! s'écria le Français qui avait +parlé: le colonel était sur nos talons!</p> + +<p>Et en effet, la voix du colonel monta, disant:</p> + +<p>—Voyons, enfants! du cœur aux jambes! Vous n'avez +rien à craindre tant que d'Assas n'a pas donné signe de +vie! Est-ce que vous allez vous laisser dépasser?</p> + +<p>Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait +face, il y eut ce fracas bien connu des cailloux broyés par +les roues de l'artillerie.</p> + +<p>—Les canons! s'écria le soldat français qui s'était +arrêté le premier. En avant, vous autres, ça ne plaisante +plus! Si le colonel nous trouvait séparés du capitaine et +du guide, notre affaire serait dans le sac!<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span></p> + +<p>Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, +dont la voix tremblait de joie, murmurait:</p> + +<p>—C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les +canons, les chevaux, rien ne nous échappera!...</p> + +<p>Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe +d'épée qui lui brisa les dents. À l'endroit où les trois +Allemands, liens vivants, garrottaient naguère le chevalier, +le chevalier était seul debout, le fer en main.</p> + +<p>Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, +cédant à la force, il était resté silencieux et immobile, il +avait vécu toute sa vie. Lui aussi entendait les bruits qui +venaient de près et de loin: le pas des hommes et les pas +des chevaux, le bruit des affûts roulants qui écrasaient la +pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de toute +son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on +bourre la poudre dans un trou de mine, toutes les puissances +et toutes les vaillances de sa splendide jeunesse.</p> + +<p>Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment +d'ébranler, non pas avec ses mains trop faibles, mais +avec sa foi revenue, irrésistible comme le bras même de +Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait la voûte +du temple.</p> + +<p>Au fond du cœur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il +y avait une voix qui disait, répétant la parole de son +chef: «Ce serait trahison que de mourir sans crier gare.»</p> + +<p>Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, +pour ne pas trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. +Il fallait, lui qui avait une main d'acier sur la bouche, +lui qui se sentait étouffé par l'étreinte brutale de deux +paires de bras, et qui avait les siens, ses bras, maintenus +par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde au +cou, mais l'épée au cœur, la baïonnette dans les reins et +aux flancs encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât,<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span> +secouant ainsi et soulevant dans un effort suprême un +poids d'hommes plus lourd que le poids de marbre +ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur!</p> + +<p>Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de +force, d'espoir, de craintes, de folies splendides et de +magnanimes colères dans l'âme de ce soldat, car lui-même +n'en put révéler le secret, puisque cette journée, +commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux +pieds du Dieu qui sourit aux martyrs.</p> + +<p>On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond +et fécond recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. +Le respect vous saisit, et l'admiration vous arrête... et +pourtant au milieu de ces énergiques élans qui haussent +tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont +la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de +l'humanité, on sent, malgré soi, souffler le vent de nos +faiblesses et de nos tendresses.</p> + +<p>C'est le côté charmant du sublime.</p> + +<p>Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute +débordante de patriotisme, une chère image du passé. +Oh! certes, elle vint avec la douce mélancolie de son sourire, +la jeune fille, la blanche vision, Jeanne de Vandes, +que le chevalier d'Assas aimait sous l'œil de Dieu qui +avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir +d'hier, navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces +bruits, il dut entendre la voix de sa fiancée murmurer la +parole prophétique: «C'est là!...»</p> + +<p>Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas +parla. Sa force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées +violemment par le miracle de sa volonté, firent explosion +et dans un effort désespéré il parvint à saisir son épée. +Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses +liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson<span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span> +avait secoué son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si +haut que sa voix, vibrante comme l'appel d'un cor, descendit +dans la vallée et gravit la montagne, portant ce +cri que l'histoire répétera dans mille ans: <span class="smcap">À moi, +Auvergne, ce sont les ennemis</span>!</p> + +<p>Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe +de la croix et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes.</p> + +<p>Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu +un autre cri, poussé par une autre agonie. La voix qui +exprimait une déchirante douleur partait du fourré de +jeunes chênes, de l'endroit vide qui était marqué par une +souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de +Vandes, le soir de l'adieu.</p> + +<p>La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, +crurent comprendre qu'elle disait avec désespoir:</p> + +<p>—C'est là!...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span></p> +<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2> + +<h3>POUR LA FRANCE!</h3> + + +<p>Il était arrivé ceci:</p> + +<p>Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant +entendu l'eau venir, s'était relevé vers dix heures, ce +soir-là, pour ôter l'arrêt de sa roue.</p> + +<p>Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, +et il était tout joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin +travailler. Pendant qu'il martelait la cheville qui retenait +la vanne, il entendit qu'on passait sur son pont et il +courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide Hessois +et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit +de capitaine.</p> + +<p>Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne +de Vandes, la douce providence du pays.</p> + +<p>Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au +Cloître par le sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, +car nous savons que le détachement allait un train +de poste, et tous les soldats qui composaient le détachement +étaient déjà passés de l'autre côté du pont. Bastian<span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span> +frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, +sauf Jeanne de Vandes.</p> + +<p>Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui +ont de l'inquiétude plein le cœur.</p> + +<p>—Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. +Quelqu'un que vous aimez bien et qui était parti est +revenu.</p> + +<p>Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour +elle il n'y avait qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui +retourna à son ouvrage, et ce fut alors que le chevalier +d'Assas entendit le moulin aller.</p> + +<p>Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître +à écouter et à songer. Elle se demandait pourquoi son +fiancé avait passé devant la maison amie sans lever le +marteau de la porte. Depuis plusieurs jours déjà, des +maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de +la chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, +le canon du siège de Wesel. Il y avait des Allemands +logés par force dans les maisons de Klostercamp. Joseph +Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre avec sa +famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre +d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses +promenades favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et +refermer la porte avec soin. Pourquoi restait-elle?</p> + +<p>Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit +humide l'avait saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi +ne refermait-elle pas cette porte qu'on lui avait ordonné +de ne point laisser ouverte?</p> + +<p>Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume +qu'il lui était impossible de percer?</p> + +<p>Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait +point su répondre. Non seulement elle ne rentra point, +mais nu-tête qu'elle était et à peine vêtue, elle traversa la<span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span> +cour du Cloître, dont elle franchit la petite grille en +grelottant.</p> + +<p>On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin +qui descendait au pont de planches.</p> + +<p>Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle +n'avait refermé la porte. Elle se mit à presser le pas tout +à coup, comme si elle eût voulu rejoindre le meunier.</p> + +<p>Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de +prendre le sentier du moulin, elle tourna sur la gauche +à travers champs.</p> + +<p>À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule +qui va malgré elle, marchant droit devant soi sans +se presser ni ralentir le pas. Par la route qu'elle avait +prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle pouvait +gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance +n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait +l'allée des aunes à revers, la chaussée destinée à retenir +les eaux se trouvant juste au-dessous de la petite coulée +qui remontait à la loge de Lisela.</p> + +<p>Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du +détachement d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, +et ce fut peut-être le bruit de leur marche qui +l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes.</p> + +<p>Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher +dans les données de la raison humaine la réponse à cette +question que nous posions tout à l'heure: «Où +allait-elle?»</p> + +<p>Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui +n'osait plus sortir le jour pour cueillir les derniers rayons +du bon soleil d'automne?</p> + +<p>Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec +sa robe blanche flottante, l'aurait prise pour une gracieuse +vision.<span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span></p> + +<p>Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire +où il avait dû passer, selon le témoignage de Bastian, +mais où, certes, il ne pouvait l'attendre? Voulait-elle +revoir le lieu où s'étaient échangées les dernières paroles?</p> + +<p>À quoi bon scruter ce qui est insondable?</p> + +<p>Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible +main que bien des gens appellent encore la Destinée, +et que d'autres adorent, le front dans la poussière, en lui +donnant son vrai nom, terrible et doux, qu'il faut prononcer +à genoux.</p> + +<p>Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse +faite au pied de l'autel, cette autre nuit qui avait vu le +départ de son bien-aimé pour la guerre.</p> + +<p>Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces +immortelles...</p> + +<p>Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur +de bois, distante d'une cinquantaine de pas à peine de la +clairière où se jouait, dans la nuit profonde, le drame +muet dont nous avons vu le dénouement.</p> + +<p>À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au +pied du chêne mort et s'arrêtait, après avoir constaté la +disparition du guide.</p> + +<p>Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé +à la clairière, vit avec étonnement une lueur briller derrière +les châssis désemparés de la masure. Il y avait là +un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens maîtres +décédés.</p> + +<p>Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur +de la loge que Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. +Quand elle passa tout contre le châssis elle distingua un +homme portant le riche costume d'officier général prussien, +assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de +Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait<span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span> +les habits de cet homme, contrastait d'une façon étrange +avec la désolation de la misérable ruine.</p> + +<p>Il semblait attendre.</p> + +<p>Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un +autre homme arriva par le derrière de la loge, c'est-à-dire +du côté de la clairière: un paysan hessois, grand, long, +voûté, dont l'étroit visage de juif disparaissait presque +entre deux forêts de cheveux et de barbe.</p> + +<p>—Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand.</p> + +<p>—C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon +salaire.</p> + +<p>Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, +et comme elle tournait la masure, un bruit d'argent +remué vint jusqu'à son oreille.</p> + +<p>C'était le prix du sang.</p> + +<p>Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse +horreur des rêves.</p> + +<p>Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques +pas l'espace vide où était la souche. Elle s'y arrêta, +comme si c'eût été vraiment là le terme de sa course, et +s'assit sur le tronc coupé.</p> + +<p>Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, +partant elle ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix +chuchotait avec l'accent allemand ces mots que nous +avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et tu es +mort.»</p> + +<p>Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait.</p> + +<p>En même temps, le grand murmure du lointain +arriva: fantassins en marche, cavaliers dont le galop +crépitait sur les pierres, lourds canons qui labouraient +les routes.</p> + +<p>Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est +l'armée!»<span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p> + +<p>Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne +croyait entendre respirer.</p> + +<p>Et après un temps, le temps de grand recueillement, +pris par Nicolas d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu +lui devait encore de vie dans un effort unique et sublime, +Jeanne entendit ce cri puissant et beau comme la voix +même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier +chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les +philistins allemands.</p> + +<p>—C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son cœur +qui s'élançait hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST +LA! Mon Dieu, prenez nos âmes...</p> + +<p>Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant +dans la chair. Jeanne tomba assassinée par ces blessures +qui lui déchiraient le cœur à travers le corps du chevalier +d'Assas.</p> + +<p>Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait +gagné son argent des deux côtés. Mais la voix de d'Assas +mourant fit éclater la foudre de toutes parts à la fois. Ce +ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son appel, ce +fut la France.</p> + +<p>La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon +parla, sonnant le glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, +et l'embuscade allemande laissa, deux lieues +durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick, la sanglante +traînée de ses cadavres.</p> + +<p>Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de +Wesel fut levé, et Ferdinand de Brunswick fit retraite au +delà du Rhin.</p> + +<p>On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, +portés hors de la mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement +dans la clairière, au pied du chêne où il était<span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span> +tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des premiers +arbres.</p> + +<p>Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre +corps admirablement beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune +tache de sang ne souillait, celui-là, car Jeanne de +Vandes avait été frappée en dedans de son corps et pour +ainsi dire dans son âme.</p> + +<p>Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour +Jeanne, cette autre blessure unique et plus profonde qui +va chercher, pour la tarir, la source même de la vie.</p> + +<p>On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître +et que des flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard +et deux femmes, qui s'agenouillèrent, trouvant encore +des larmes dans leurs yeux épuisés de pleurer. C'était +Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de +Bussy.</p> + +<p>On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes +un sourire, auquel le sourire du martyr répondait. Leurs +têtes pâles, mariées sur le dur oreiller de la souche, s'environnaient +d'une seule et même auréole.</p> + +<p>Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs +noces éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés.</p> + +<p>Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa +patrie, l'épée à la main, le front haut, et la fiancée obéissante +avait répété: «Seigneur, Seigneur, oui, le front +haut, l'épée à la main, et que son cher sang coule pour +la France!»<br /><br /><br /></p> + +<h3>FIN</h3> +<p><br /><br /><br /></p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p> + +<p class ='center'>Impr. d'Éditions, 9, rue Édouard-Jacques, Paris.—6-26<br /><br /><br /><br /></p> + +<div class='center'> +<table border="0" cellpadding="4" cellspacing="0" summary="table_des_matieres"> + +<tr><td align='left'><a href="#I"><b>I</b></a><br /></td> +<td align='left'>M. JOSEPH ET M. NICOLAS</td> +<td align='left'><a href='#Page_7'>7</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#II"><b>II</b></a><br /></td> +<td align='left'>ARRIVÉE DE L'INCONNUE</td> +<td align='left'><a href='#Page_17'>17</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#III"><b>III</b></a><br /></td> +<td align='left'>L'ŒIL DE POLICE</td> +<td align='left'><a href='#Page_24'>24</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#IV"><b>IV</b></a><br /></td> +<td align='left'>JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON</td> +<td align='left'><a href='#Page_31'>31</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#V"><b>V</b></a><br /></td> +<td align='left'>LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH</td> +<td align='left'><a href='#Page_50'>50</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#VI"><b>VI</b></a><br /></td> +<td align='left'>JEANNETON</td> +<td align='left'><a href='#Page_64'>64</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#VII"><b>VII</b></a><br /></td> +<td align='left'>POT AU LAIT</td> +<td align='left'><a href='#Page_77'>77</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#VIII"><b>VIII</b></a><br /></td> +<td align='left'>COUP DE SANG</td> +<td align='left'><a href='#Page_87'>87</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#IX"><b>IX</b></a><br /></td> +<td align='left'>UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION</td> +<td align='left'><a href='#Page_102'>102</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#X"><b>X</b></a><br /></td> +<td align='left'>D'ASSAS!</td> +<td align='left'><a href='#Page_114'>114</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#XI"><b>XI</b></a><br /></td> +<td align='left'>BOUCHE EN CŒUR</td> +<td align='left'><a href='#Page_129'>129</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#XII"><b>XII</b></a><br /></td> +<td align='left'>FIANÇAILLES</td> +<td align='left'><a href='#Page_146'>146</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#XIII"><b>XIII</b></a><br /></td> +<td align='left'>SENTINELLES PERDUES</td> +<td align='left'><a href='#Page_160'>160</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#XIV"><b>XIV</b></a><br /></td> +<td align='left'>À MOI, AUVERGNE!...</td> +<td align='left'><a href='#Page_173'>173</a></td></tr> + +<tr><td align='left'><a href="#XV"><b>XV</b></a><br /></td> +<td align='left'>POUR LA FRANCE!</td> +<td align='left'><a href='#Page_184'>184</a></td></tr> + + +</table></div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le dernier chevalier, by Paul H. C. Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER CHEVALIER *** + +***** This file should be named 27806-h.htm or 27806-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/8/0/27806/ + +Produced by Rénald Lévesque, Jean-Adrien Brothier and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net ((This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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