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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:38:48 -0700
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+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>The Project Gutenberg ebook of L'oiseau, by Jules Michelet.</title>
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'oiseau
+
+Author: Jules Michelet
+
+Release Date: April 21, 2009 [EBook #28568]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel (This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<h1>L'OISEAU</h1>
+
+<p class="c"><small>PAR</small><br>
+<big>J. MICHELET</big></p>
+
+<blockquote class="epi">
+Des ailes!
+</blockquote>
+<p class="s">[Rückert.]
+</p>
+
+<p class="c">CINQUIÈME ÉDITION<br>
+revue et commentée</p>
+
+<p><br></p>
+
+<p class="c"><big>PARIS</big><br>
+LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br>
+<small>RUE PIERRE-SARRAZIN, N<sup>o</sup> 14</small></p>
+
+<p class="c">1858<br>
+<small>Droit de traduction réservé</small></p>
+
+
+
+
+<p class="c"><small>TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET C<sup>IE</sup><br>
+Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation<br>
+rue de Vaugirard, 9</small></p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="piii" id="piii">iii</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+
+<h2>COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT<br>
+<small>À L'ÉTUDE DE LA NATURE</small></h2>
+
+
+<p>À mon public ami, fidèle, qui m'écouta si
+longtemps, et qui ne m'a point délaissé, je dois la
+confidence des circonstances intimes qui, sans
+m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire
+naturelle.</p>
+
+<p>Ce que je publie aujourd'hui est sorti entièrement
+de la famille et du foyer. C'est de nos heures de
+repos, des conversations de l'après-midi, des
+lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre
+peu à peu est éclos, si c'est un livre.</p>
+
+<p>Deux personnes laborieuses, naturellement réunies
+après la journée de travail, mettaient ensemble
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="piv" id="piv">iv</a></span><span class="hidden">)</span>leur récolte, et se refaisaient le c&oelig;ur par ce
+dernier repas du soir.</p>
+
+<p>Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque
+autre collaborateur? Il serait injuste, ingrat, de
+n'en pas parler. Les hirondelles familières qui
+logeaient sous notre toit se mêlaient à la
+causerie. Le rouge-gorge domestique qui voltige
+autour de moi y jetait des notes tendres, et parfois
+le rossignol la suspendit par son concert solennel.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le temps pèse, la vie, le travail, les violentes
+péripéties de notre âge, la dispersion d'un monde
+d'intelligence où nous vécûmes, et auquel rien n'a
+succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient
+pour délassement l'enseignement qui fut l'amitié.
+Leurs haltes ne sont plus que silence. À qui
+demander le repos, le rafraîchissement moral, si ce
+n'est à la nature?</p>
+
+<p>Le puissant dix-huitième siècle qui contient mille
+ans de combats, à son coucher, s'est reposé sur le
+livre aimable et consolateur (quoique faible
+scientifiquement)
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pv" id="pv">v</a></span><span class="hidden">)</span>de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini sur ce
+mot touchant de Ramond: «tant de pertes
+irréparables pleurées au sein de la nature!...»</p>
+
+<p>Nous, quoi que nous ayons perdu, nous demandions
+autre chose que des larmes à la solitude, autre
+chose que le dictame qui adoucit les c&oelig;urs blessés.
+Nous y cherchions un cordial pour marcher toujours
+en avant, une goutte des sources intarissables,
+une force nouvelle, et des ailes!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cette &oelig;uvre quelconque a du moins le caractère
+d'être venue comme vient toute vraie création
+vivante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce
+incubation. Et elle s'est rencontrée une et
+harmonique, justement parce qu'elle venait de deux
+principes différents.</p>
+
+<p>Des deux âmes qui la couvèrent, l'une se trouvait
+d'autant plus près des études de la nature qu'elle
+y était née en quelque sorte, et en avait toujours
+gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y porta
+d'autant plus qu'elle en avait toujours été sevrée
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pvi" id="pvi">vi</a></span><span class="hidden">)</span>par les circonstances, retenue dans les âpres voies
+de l'histoire humaine.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu
+une seule fois à ce vin fort et amer, y boira
+jusqu'à la mort. Jamais je ne m'en détournai, même
+en de pénibles jours; quand la tristesse du passé
+et la tristesse du présent se mêlèrent, et que, sur
+nos propres ruines, j'écrivais 93, ma santé put
+défaillir, non mon âme, ni ma volonté. Tout le jour,
+je m'attachais à ce souverain devoir, et je
+marchais dans les ronces. Le soir, j'écoutais
+(non d'abord sans effort) quelque récit pacifique
+des naturalistes ou des voyageurs. J'écoutais et
+j'admirais, n'y pouvant m'adoucir encore, ni sortir
+de mes pensées, mais les contenant du moins et me
+gardant bien de mêler à cette paix innocente mes
+soucis et mon orage.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pvii" id="pvii">vii</a></span><span class="hidden">)</span>Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes
+légendes de ces hommes héroïques dont les travaux,
+les voyages, ont tant servi le genre humain. Les
+grands citoyens de la patrie, dont je racontais
+l'histoire, étaient les proches parents de ces
+citoyens du monde.</p>
+
+<p>De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué de
+c&oelig;ur la grande révolution française dans les
+sciences naturelles; l'ère de Lamarck et de
+Geoffroy Saint-Hilaire, si féconds par la
+méthode, puissants vivificateurs de toute science.
+Avec quel bonheur je les retrouvai dans leurs fils
+légitimes, leurs ingénieux enfants qui ont continué
+leur esprit!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nommons en tête l'aimable et original auteur du
+<i>Monde des oiseaux</i>, qu'on aurait dès longtemps
+proclamé l'un des plus solides naturalistes s'il
+n'était le plus amusant. J'y reviendrai plus d'une
+fois; mais j'ai hâte, dès l'entrée de ce livre, de
+payer ce premier hommage à un très-grand observateur
+qui, pour ce qu'il a vu lui-même, est aussi grave,
+aussi <i>spécial</i> que Wilson ou Audubon.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pviii" id="pviii">viii</a></span><span class="hidden">)</span>Il s'est calomnié lui-même en disant que, dans ce
+beau livre, «il n'a cherché qu'un prétexte pour
+parler de l'homme.» Nombre de pages, au contraire,
+prouvent suffisamment qu'à part toute analogie, il
+a aimé, observé l'oiseau en lui-même. Et c'est pour
+cela qu'il en a fixé de si puissantes légendes, de
+fortes et profondes personnifications. Tel oiseau,
+par Toussenel, est maintenant et restera à jamais
+une personne.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point
+de vue différent de celui de l'illustre maître.</p>
+
+<p>Point de vue nullement contraire, mais
+symétriquement opposé.</p>
+
+<p>Celui-ci, autant que possible, ne cherchant que
+l'oiseau dans l'oiseau, évite l'analogie humaine.
+Sauf deux chapitres, il est écrit comme si l'oiseau
+était seul, comme si l'homme n'eût existé jamais.</p>
+
+<p>L'homme! Nous le rencontrions déjà suffisamment
+ailleurs. Ici, au contraire, nous voulions un
+<i>alibi</i> au monde humain, la profonde solitude et
+le désert des anciens jours.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pix" id="pix">ix</a></span><span class="hidden">)</span>L'homme n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul a
+pu le sauver de l'insecte et du reptile; mais
+l'oiseau eût vécu sans l'homme.</p>
+
+<p>L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle
+régnerait également sur son trône des Alpes.
+L'hirondelle ne ferait pas moins sa migration
+annuelle. La frégate, non observée, planerait du
+même vol sur l'Océan solitaire. Sans attendre
+d'auditeur humain, le rossignol dans la forêt, avec
+plus de sécurité, chanterait son hymne sublime.
+Pour qui? Pour celle qu'il aime, pour sa couvée,
+pour la forêt, pour lui-même enfin, qui est son
+plus délicat auditeur.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Une autre différence entre ce livre et celui de
+Toussenel, c'est que tout <i>harmonien</i> qu'il est
+et disciple du pacifique Fourier, il n'en est pas
+moins un chasseur. La vocation militaire du
+lorrain éclate partout.</p>
+
+<p>Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix,
+écrit précisément en haine de la chasse.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="px" id="px">x</a></span><span class="hidden">)</span>La chasse à l'aigle et au lion, d'accord; mais
+point de chasse aux faibles.</p>
+
+<p>La foi religieuse que nous avons au c&oelig;ur et que
+nous enseignons ici, c'est que l'homme
+pacifiquement ralliera toute la terre, qu'il
+s'apercevra peu à peu que tout animal adopté,
+amené à l'état domestique, ou du moins au degré
+d'amitié ou de voisinage dont sa nature est
+susceptible, lui sera cent fois plus utile qu'il ne
+pourrait l'être égorgé.</p>
+
+<p>L'homme ne sera vraiment homme (nous y reviendrons
+à la fin du livre) que lorsqu'il travaillera
+sérieusement à la chose que la terre attend de lui:</p>
+
+<p>La pacification et le ralliement harmonique de la
+nature vivante.</p>
+
+<p>«Rêves de femme,» dira-t-on.&mdash;Qu'importe?</p>
+
+<p>Qu'un c&oelig;ur de femme soit mêlé à ce livre, je ne
+vois aucune raison pour repousser ce reproche.
+Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et la
+douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de
+l'incubation, ce sont choses qui font, conservent,
+développent une création vivante.</p>
+
+<p>Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être!
+à la bonne heure. Il sera fécond dès lors, et
+d'autres en pourront venir.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxi" id="pxi">xi</a></span><span class="hidden">)</span>On comprendra mieux, du reste, le caractère de
+l'ouvrage, si on prend la peine de lire les
+quelques pages qui suivent et que je copie mot à
+mot:</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Je suis née à la campagne; j'y ai passé les deux
+tiers des années que j'ai vécu. Je m'y sens
+rappelée toujours, et par le charme des premières
+habitudes, et par le goût de la nature, sans doute
+aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y
+éleva et fut le culte de ma vie.</p>
+
+<p>«Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs
+couches successives, on me laissa très-longtemps
+en nourrice chez d'excellents paysans qui
+m'aimèrent comme leur enfant. Je restai vraiment
+leur fille; frappés de mes façons rustiques, mes
+frères m'appelaient <i>la bergère</i>.</p>
+
+<p>«Mon père habitait, non loin de la ville, une
+maison fort agréable qu'il avait achetée, bâtie,
+entourée de plantations, voulant, par le charme du
+lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose
+nature américaine qu'elle venait de quitter.
+L'habitation, bien exposée, au levant et au midi,
+voyait chaque matin le soleil se lever sur un
+coteau de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxii" id="pxii">xii</a></span><span class="hidden">)</span>vignes, et tourner, avant la chaleur, vers les
+cimes lointaines des Pyrénées, qu'on aperçoit
+dans les beaux temps. Les ormeaux de notre France,
+mariés aux acacias d'Amérique, aux lauriers-roses
+et aux jeunes cyprès, brisaient les rayons de la
+lumière et nous l'envoyaient en reflets adoucis.</p>
+
+<p>«À notre droite un bosquet de chênes, fermé d'une
+épaisse charmille, nous abritait du nord et de
+l'aigre vent du Cantal. À gauche, dans un vaste
+horizon, s'étendaient les prairies et les champs de
+blé. Un ruisseau courait sous les genêts à l'abri
+de quelques grands arbres; léger filet d'eau,
+mais limpide, marqué le soir à l'horizon par un
+petit ruban de brume qui traînait sur ses bords.</p>
+
+<p>«Le climat est intermédiaire; la vallée, qui est
+celle du Tarn, participant des douceurs de la
+Garonne et des sévérités de l'Auvergne, n'a pas
+encore les productions méridionales qu'on trouve
+pourtant à Bordeaux. Mais le mûrier et la soie,
+la pêche fondante et parfumée, les raisins
+succulents, les figues sucrées et les melons en
+plein vent annoncent qu'on est dans le midi. Les
+fruits surabondaient chez nous; une partie de
+l'habitation était un immense verger.</p>
+
+<p>«Je sens mieux au souvenir tout le charme de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxiii" id="pxiii">xiii</a></span><span class="hidden">)</span>ce lieu, son caractère varié. Il ne laissait pas
+que d'être sérieux et mélancolique en lui-même et
+par les personnes. Mon père, quoique agréable et
+vif, était un homme déjà âgé et d'une santé
+chancelante. Ma mère, belle, jeune et austère,
+avait la digne tenue de l'Amérique du Nord, et
+de plus la prévoyance et l'économie active que
+n'ont pas toujours les créoles. Le bien que nous
+occupions, ancien bien de protestants qui avait
+passé par plusieurs mains avant de venir aux nôtres,
+gardait encore les tombes de ses anciens
+propriétaires, simples tertres de gazon, où les
+proscrits cachaient leurs morts, sous un épais
+bouquet de chênes. Je n'ai pas besoin de dire que
+ces arbres et ces sépultures, conservés par l'oubli
+même, furent dans les mains de mon père
+religieusement respectés. Des rosiers, plantés de sa
+main, marquaient chaque tombe. Ces parfums, ces
+fraîches fleurs, cachaient le sombre de la mort, en
+lui laissant toutefois quelque chose de sa
+mélancolie. Nous y étions comme attirés, malgré
+nous, quand venait le soir; émus, nous priions
+souvent pour les âmes envolées, et s'il filait une
+étoile, nous disions: «c'est l'âme qui passe.»</p>
+
+<p>«J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans ce
+lieu animé, parmi les joies et les peines. Je n'avais
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxiv" id="pxiv">xiv</a></span><span class="hidden">)</span>guère de camarades. Ma s&oelig;ur, plus âgée de cinq ans,
+était déjà la compagne de ma mère que je n'étais
+encore qu'une petite fille. Mes frères, assez
+nombreux pour jouer entre eux sans moi, me
+laissaient souvent isolée aux heures de récréation.
+S'ils couraient les champs, je ne les suivais que du
+regard. J'avais donc des heures solitaires où
+j'errais près de la maison dans les longues allées
+du jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des
+habitudes contemplatives. Je commençais à sentir
+l'infini au fond de mes rêves, j'entrevis Dieu,
+mais le Dieu maternel de la nature, qui regarde
+tendrement un brin d'herbe autant qu'une étoile.
+Là, je trouvai la première source des consolations,
+je dis plus, du bonheur.</p>
+
+<p>«Notre maison aurait offert à un esprit observateur
+un très-aimable champ d'étude. Tous les êtres
+semblaient s'y donner rendez-vous sous une protection
+bienveillante. Nous avions une belle pièce d'eau
+poissonneuse, près de l'habitation, mais point de
+volière, mes parents ne supportant pas l'idée de
+mettre en esclavage des animaux qui vivent de
+mouvement et de liberté. Chiens, chats, lapins,
+cochons d'Inde vivaient paisiblement ensemble.
+Les poules apprivoisées, les colombes entouraient
+sans cesse ma mère, et venaient manger
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxv" id="pxv">xv</a></span><span class="hidden">)</span>dans sa main. Les moineaux nichaient chez nous; les
+hirondelles y bâtissaient jusque sous nos granges,
+elles voletaient dans les chambres même, et chaque
+printemps revenaient fidèlement sous notre toit.</p>
+
+<p>«Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de
+chardonnerets arrachés de nos cyprès par les vents
+d'automne, les petits morceaux de mes robes d'été
+perdus dans le sable! Chers oiseaux que j'abritais
+alors sans le savoir dans un pli de mon vêtement,
+vous avez aujourd'hui un abri plus sûr dans mon
+c&oelig;ur, et vous ne le sentez pas!...</p>
+
+<p>«Nos rossignols, plus sauvages, nichaient dans les
+charmilles solitaires; mais, sûrs d'une hospitalité
+généreuse, ils arrivaient cent fois le jour sur le
+seuil de la porte, demandant à ma mère, pour eux et
+leur famille, les vers à soie qui avaient péri.</p>
+
+<p>«Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres, le
+pivert travaillait obstinément; on l'entendait
+encore fort tard quand tous les bruits avaient cessé.
+Nous écoutions dans un silence craintif les coups
+mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la
+voix traînante et lamentable du hibou.</p>
+
+<p>«Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi un
+oiseau, une tourterelle. Celles de ma mère, si
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxvi" id="pxvi">xvi</a></span><span class="hidden">)</span>familières, si plaintives, si tendrement résignées
+au temps de la couvée, m'attiraient vivement vers
+elles. Si la petite fille se sent mère par la
+poupée qu'elle habille, combien plus par une
+créature vivante qui répond à ses caresses! J'eusse
+tout donné pour ce trésor. Mais il en fut
+autrement; la colombe ne fut pas mon premier amour.</p>
+
+<p>«Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le
+nom.</p>
+
+<p>«J'avais un petit jardin, sous un très-grand
+figuier dont l'ombre humide rendait toutes mes
+cultures inutiles. Fort triste et fort découragée,
+j'aperçois un matin, sur une tige d'un vert pâle,
+une belle petite fleur d'or!... bien petite,
+frissonnante au moindre souffle, sa faible tige
+sortait d'un petit bassin creusé par les pluies
+d'orage. La voyant toujours frémir, je supposai
+qu'elle avait froid, et je lui fis une ombrelle de
+feuilles... comment dire les transports que me
+donnait ma découverte? Seule j'avais la
+connaissance de son existence, et seule sa
+possession. Le jour, nous n'avions l'une pour
+l'autre que des regards. Le soir, je me glissais
+près d'elle, le c&oelig;ur plein d'émotion. Nous
+parlions peu de peur de nous trahir. Mais que de
+tendres baisers avant le dernier adieu!... Ces
+joies, hélas! ne durèrent que trois jours. Une
+après-midi ma fleur se replia
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxvii" id="pxvii">xvii</a></span><span class="hidden">)</span>lentement pour ne plus se rouvrir... elle avait
+fini d'aimer.</p>
+
+<p>«Je gardai pour moi mes regrets amers, comme j'avais
+gardé ma joie. Nulle autre fleur ne m'aurait
+consolée: il fallait une vie plus vivante pour
+rendre l'essor à mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>«Tous les ans, ma bonne nourrice venait me voir et
+m'apportait quelque chose. Une fois, d'un air
+mystérieux elle me dit: «Mets la main dans
+mon panier.» je croyais y trouver des fruits, mais
+je sens un poil soyeux et quelque chose qui frémit.
+C'est un lapin? Je l'enlève, et me voilà courant
+de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle. Je
+serrais ce pauvre animal avec une joie convulsive
+qui faillit lui être fatale. Le vertige me troublait
+la tête. Je ne mangeais plus; mon sommeil était
+plein de rêves pénibles; je voyais mourir mon
+lapin sans pouvoir faire un pas pour le secourir...
+C'est qu'il était si beau, mon lapin, avec son nez
+rose et sa fourrure lustrée comme un miroir! Ses
+grandes oreilles nacrées et mobiles qu'il
+époussetait sans cesse, ses cabrioles pleines de
+fantaisies avaient, je dois l'avouer, une part de
+mon admiration. Dès le point du jour, je
+m'échappais du lit de ma mère pour revoir mon
+favori et le porter dans quelque plant de choux.
+Là, il mangeait gravement ses
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxviii" id="pxviii">xviii</a></span><span class="hidden">)</span>feuilles vertes, jetant sur moi de longs regards
+que je trouvais pleins de tendresse; puis, se
+dressant sur ses pattes de derrière, il présentait
+au soleil son petit ventre blanc comme la neige, et
+lissait ses belles moustaches avec une dextérité
+merveilleuse.</p>
+
+<p>«Cependant la médisance se fit jour sur son compte:
+on lui trouva peu de physionomie et beaucoup de
+gourmandise. Aujourd'hui je pourrais convenir de la
+chose; mais, à sept ans, je me serais battue pour
+l'honneur de mon lapin. Hélas! il n'était guère
+besoin de disputer avec lui, il devait vivre si
+peu! Un dimanche, ma mère étant partie pour la
+ville avec ma s&oelig;ur et mon frère aîné, nous errions,
+nous, les petits, dans l'enclos, quand une
+détonation se fit entendre. Un cri étrange,
+semblable au premier vagissement d'un enfant, la
+suivit de près. Mon lapin venait d'être blessé d'un
+coup de feu. La malheureuse bête avait franchi la
+haie du verger, et le fermier voisin n'ayant rien
+à faire s'était amusé à la tirer.</p>
+
+<p>«J'arrivai pour le voir relever sanglant... ma
+douleur fut telle que, ne pouvant proférer une
+parole, j'étouffais... Sans mon père, qui me reçut
+dans ses bras et sut par de douces paroles faire
+éclater mon c&oelig;ur, j'aurais perdu le sentiment. Mes
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxix" id="pxix">xix</a></span><span class="hidden">)</span>jambes ne me soutenaient plus... Pardonnez les
+larmes que me fait encore verser ce souvenir.</p>
+
+<p>«Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la
+révélation de la mort, de l'abandon, du vide. La
+maison, le jardin me parurent plus grands,
+dépouillés. Ne riez pas: mon chagrin fut amer,
+tout renfermé en moi, et d'autant plus profond.</p>
+
+<p>«Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait, je
+commençai à regarder mon père. Je vis, non sans
+effroi, son visage fort pâle et ses cheveux
+blanchis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en
+aller «où l'appelait la cloche du village,» comme
+il le répétait souvent. Je n'avais pas la force de
+cacher mes pensées. Parfois je lui jetais les bras
+au cou, je m'écriais: «Papa, ne mourez pas...
+Oh! ne mourez jamais!» Il me serrait sans rien
+répondre, mais ses beaux grands yeux noirs se
+troublaient en me regardant.</p>
+
+<p>«Je lui tenais par mille liens, par mille rapports
+profonds. J'étais la fille de son âge mûr et de sa
+santé ébranlée, de ses épreuves. Je n'avais pas
+l'heureux équilibre que les autres enfants
+tenaient de ma mère. Mon père était passé en moi.
+Il le disait lui-même: «Que je te sens ma
+fille.»</p>
+
+<p>«L'âge, les agitations de la vie ne lui avaient
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxx" id="pxx">xx</a></span><span class="hidden">)</span>rien ôté. Il gardait jusqu'au dernier jour le
+souffle et les aspirations de la jeunesse, l'attrait
+aussi. Tous le sentaient sans s'en rendre compte, et
+d'eux-mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants,
+comme les hommes. Je le vois encore dans son
+cabinet, devant sa petite table noire, contant son
+odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des
+colonies; on ne se lassait jamais de ses récits.
+Une demoiselle de vingt ans, au dernier terme d'une
+maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa mort:
+elle voulait toujours l'entendre, le faisait prier
+de venir; tant qu'il parlait, elle oubliait tout,
+souffrance et défaillance, et l'approche même de
+la mort.</p>
+
+<p>«Ce charme n'était pas seulement celui d'un causeur
+spirituel; il tenait à la grande bonté qui était
+visible en lui. Les épreuves, la vie de malheurs,
+d'aventures, qui endurcissent tant de c&oelig;urs,
+avaient au contraire attendri le sien. Pas d'hommes,
+dans cette génération si agitée, battue de tant de
+flots, n'avait traversé des circonstances si
+pénibles. Son père, originaire d'Auvergne, principal
+d'un collége, puis juge consulaire dans notre ville
+plus méridionale, enfin appelé aux notables en 88,
+avait la dure austérité de son pays et de ses
+fonctions, de l'école et des tribunaux. L'éducation
+de ce temps
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxi" id="pxxi">xxi</a></span><span class="hidden">)</span>était sauvage, un perpétuel châtiment; plus un
+esprit, un caractère avait de ressort, plus elle
+tendait à le briser. Mon père, de nature fine et
+tendre, n'y eût pas résisté. Il n'échappa qu'en
+s'enfuyant en Amérique, où se trouvait déjà un de
+ses frères. Une chemise de rechange était toute sa
+fortune; plus, la jeunesse, la confiance, les
+rêves d'or de la liberté. Il a gardé de ce moment
+une tendresse particulière pour ce libre pays; il
+y est souvent retourné, et il a voulu y mourir.</p>
+
+<p>«Conduit par des affaires à Saint-Domingue, il
+se trouva dans la grande crise du règne de
+Toussaint Louverture. Cet homme extraordinaire,
+qui avait été esclave jusqu'à cinquante ans, qui
+sentait et devinait tout, ne savait point écrire,
+formuler sa pensée. Il était bien plus propre aux
+grands actes qu'aux grandes paroles. Il lui fallait
+une main, une plume, et davantage: un c&oelig;ur jeune
+et hardi qui donnât au héros le langage héroïque,
+les mots de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il
+avait, trouva-t-il seul ce noble appel: <i>Le
+premier des noirs au premier des blancs?</i> Je
+voudrais en douter. S'il le trouva, du moins, ce
+fut mon père qui l'écrivit.</p>
+
+<p>«Il l'aimait fort, il sentait sa candeur, et s'y fiait,
+lui si profondément défiant, muet de son long esclavage
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxii" id="pxxii">xxii</a></span><span class="hidden">)</span>et secret comme le tombeau! Mais qui pourrait
+mourir sans avoir un jour desserré son c&oelig;ur? Mon
+père eut le malheur qu'en certains moments
+Toussaint s'épancha, lui confia de dangereux
+mystères. Dès lors, tout fut fini; il eut peur du
+jeune homme et crut dépendre de lui; c'était un
+nouvel esclavage qui ne pouvait finir que par la
+mort de mon père. Toussaint l'emprisonna, puis, sa
+crainte augmentant, il l'aurait sacrifié... Le
+prisonnier, heureusement, était gardé par la
+reconnaissance; il avait été bon pour beaucoup de
+noirs; une négresse qu'il avait protégée l'avertit
+du péril, et l'aida à y échapper. Toute sa vie il
+a cherché cette femme pour lui témoigner sa
+gratitude; il ne l'a retrouvée que quarante ans
+après, à son dernier voyage; elle vivait aux
+États-Unis.</p>
+
+<p>«Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas
+sauvé. Errant la nuit dans les forêts, sans guide,
+il avait à craindre les nègres marrons, ennemis
+implacables des blancs, qui l'eussent tué sans
+savoir qu'ils tuaient le meilleur ami de leur race.
+La fortune est pour la jeunesse; il échappa à
+tout. Ayant trouvé un bon cheval, chaque fois que
+les noirs sortaient des taillis, il lui suffisait
+de donner un coup d'éperon, de brandir son chapeau
+en criant: «Avant-garde du général Toussaint!» À ce nom
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxiii" id="pxxiii">xxiii</a></span><span class="hidden">)</span>redouté, tout fuyait, disparaissait comme par
+enchantement.</p>
+
+<p>Mon père, telle fut sa douceur d'âme, n'en resta
+pas moins attaché à ce grand homme qui l'avait
+méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné de
+tous, misérable prisonnier dans un fort du Jura où
+il mourut de froid et de misère, seul il lui fut
+fidèle, alla le voir, lui écrivit, le consola. À
+travers les fautes, les violences inséparables du
+grand et terrible rôle que cet homme avait joué, il
+révérait en lui le hardi initiateur d'une race, le
+créateur d'un monde. Il a correspondu avec lui
+jusqu'à sa mort, et, depuis, avec sa famille.</p>
+
+<p>«Un hasard singulier voulut que mon père se
+trouvât employé à l'île d'Elbe, quand le
+<i>premier des blancs</i>, détrôné à son tour, vint
+y prendre possession de sa petite royauté. Mon père
+eut le c&oelig;ur pris et l'imagination de ce prodigieux
+roman. Lui, Américain et imbu d'idées républicaines,
+le voici cette fois encore le courtisan du
+malheur. Il se donna au plus intime des serviteurs
+de l'Empereur, à ses enfants, à cette dame
+accomplie et adorée qui devait être le charme de
+l'exil. Il se chargea de la ramener en France
+dans le périlleux retour de mars 1815. Cette
+attraction, s'il n'y eût eu obstacle, le menait
+jusqu'à Sainte-Hélène. Du moins, il ne
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxiv" id="pxxiv">xxiv</a></span><span class="hidden">)</span>supporta pas le retour des Bourbons, et retourna à
+sa chère Amérique.</p>
+
+<p>«Elle ne fut pas ingrate, et lui donna le bonheur
+de sa vie. Il avait quitté toute fonction pour la
+carrière plus libre de l'enseignement. Il enseignait
+à la Louisiane. Cette France coloniale, isolée,
+détachée par les événements de sa mère, et mêlée de
+tant d'éléments, aspire toujours le souffle de la
+France. Mon père, entre autres élèves, avait une
+orpheline, d'origine anglaise et allemande. Il la
+prit toute petite, aux premiers éléments; elle
+grandit entre ses mains, l'aima de plus en plus;
+elle se retrouvait une famille, un père; elle
+sentit le c&oelig;ur paternel, avec un charme de jeune
+vivacité que gardent dans l'âge mûr nos français
+du midi. Elle n'avait que trois défauts: riche et
+jolie, très-jeune, trente ans de moins que mon
+père; mais ni l'un ni l'autre ne s'en aperçut. Et
+ils ne s'en sont souvenus jamais. Ma mère a été
+inconsolable de la mort de mon père, et elle en a
+toujours porté le deuil.</p>
+
+<p>«Ma mère désirait voir la France, et mon père, si
+fier d'elle, était ravi de montrer au vieux monde
+cette brillante fleur conquise sur le nouveau.
+Mais quelque désireux qu'il fût de maintenir à la
+jeune dame créole la position et l'état de fortune
+qu'elle
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxv" id="pxxv">xxv</a></span><span class="hidden">)</span>avait toujours eus, il ne s'embarqua pas sans
+accomplir, de son consentement, un acte religieux
+et sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux
+du moins qui étaient majeurs; pour les enfants,
+que la loi américaine interdit d'affranchir, ils
+reçurent de lui leur liberté future, et purent, à
+leur majorité, rejoindre leurs parents; jamais il
+ne les perdit de vue. Il les avait présents, savait
+leur nom, leur âge et l'heure de leur libération.
+Dans son séjour en France, il notait ces moments,
+disait aux siens avec bonheur: «Aujourd'hui, un
+tel devient libre.»</p>
+
+<p>«Voilà mon père dans sa patrie, heureux à la
+campagne tout près de sa ville natale, bâtissant et
+plantant, élevant sa famille, centre d'un jeune
+monde où tout venait de lui: la maison, le jardin
+étaient sa création; sa femme aussi, par lui
+formée et élevée, et qu'on eût crue sa fille; ma
+mère était si jeune que sa fille aînée semblait sa
+s&oelig;ur. Cinq autres enfants survinrent, presque
+d'année en année, entourant promptement mon père
+d'une vivante couronne qui faisait son orgueil.
+Peu de familles plus variées de tendance et de
+caractères; les deux mondes y étaient distinctement
+représentés, ceux-ci nés français du Midi avec la
+vivacité brillante du Languedoc, ceux-là colons
+plus graves de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxvi" id="pxxvi">xxvi</a></span><span class="hidden">)</span>la Louisiane ou marqués en naissant des
+apparences flegmatiques du caractère américain.</p>
+
+<p>«Il fut réglé cependant qu'à l'exception de
+l'aînée, déjà compagne de ma mère et associée au
+gouvernement de la maison, les cinq plus jeunes
+recevraient une éducation commune. Un seul maître,
+mon père. Il se fit, à son âge, précepteur et
+maître d'école. Sa journée tout entière nous
+appartenait, de six heures à six heures du soir. Il
+ne se réservait pour ses correspondances, ses
+lectures favorites, que les premières heures du
+matin, ou pour mieux dire les dernières de la nuit.
+Couché de très-bonne heure, il se levait à trois
+heures tous les jours, sans égard à sa délicate
+poitrine. Avant tout, il ouvrait sa porte, et
+devant les étoiles, ou l'aurore, selon la saison,
+il bénissait Dieu, et Dieu aussi devait bénir
+cette tête blanchie par les épreuves, non par les
+passions humaines. En été, il faisait après sa
+prière une petite promenade au jardin et voyait
+s'éveiller les insectes et les plantes. Il les
+connaissait à merveille, et bien souvent après le
+déjeuner, me prenant par la main, il me disait le
+tempérament de chaque fleur, m'indiquait le refuge
+des petits animaux qu'il avait surpris au réveil.
+Un de ces animaux était une couleuvre que la vue de
+mon père n'effrayait pas du tout; chaque fois
+qu'il allait
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxvii" id="pxxvii">xxvii</a></span><span class="hidden">)</span>s'asseoir près de son domicile, elle ne manquait
+guère de sortir la tête curieusement et de le
+regarder. Lui seul savait qu'elle fût là, et il me
+le dit à moi seule: ce secret resta entre nous.</p>
+
+<p>«À ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait
+devenait un texte fécond de ses effusions
+religieuses. Sans phrases, et d'un sentiment vrai,
+il me parlait de la bonté de Dieu pour qui il n'y
+a ni grands ni petits, mais tous frères et égaux.</p>
+
+<p>«Associée aux travaux de mes frères, je ne l'étais
+pas moins à ceux de ma mère et de ma s&oelig;ur. Si je
+quittais la grammaire, le calcul, c'était pour
+prendre l'aiguille.</p>
+
+<p>«Heureusement pour moi, notre vie, naturellement
+mêlée à celle des champs, était, bon gré mal gré,
+fréquemment variée des incidents charmants qui
+rompent toute habitude. L'étude est commencée, on
+s'applique sans distraction; mais quoi? voici
+venir l'orage, les foins seront gâtés; vite, il
+faut les rentrer; tout le monde s'y met, les
+enfants même y courent, l'étude est ajournée;
+vaillamment on travaille, et la journée se passe.
+C'est dommage, la pluie n'est pas venue; l'orage
+est suspendu du côté de Bordeaux; ce sera pour
+demain.</p>
+
+<p>«Aux moissons, on nous passait bien aussi quelque
+glanage. Dans ces grands moments de récolte,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxviii" id="pxxviii">xxviii</a></span><span class="hidden">)</span>qui sont des travaux et des fêtes, toute
+application sédentaire est impossible; la pensée
+est aux champs. Nous échappions sans cesse, avec
+la vélocité de l'alouette; nous disparaissions aux
+sillons, petits sous les grands blés, dans la
+forêt des épis mûrs.</p>
+
+<p>«Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y avait
+point à songer à l'étude: ouvriers nécessaires,
+nous vivions aux vignes; c'était notre droit.
+Mais, avant le raisin, nous avions bien d'autres
+vendanges, celles des arbres à fruits, cerises,
+abricots, pêches. Même après, les pommes et les
+poires nous imposaient de grands travaux auxquels
+nous nous serions fait conscience de ne pas
+employer nos mains. Et, ainsi, jusque dans l'hiver,
+revenaient ces nécessités d'agir, de rire et ne
+rien faire. Les dernières, déjà en plein novembre,
+peut-être étaient les plus charmantes; une brume
+légère parait alors toute chose; je n'ai rien vu
+de tel ailleurs; c'était un rêve, un enchantement.
+Tout se transfigurait sous les plis ondoyants du
+grand voile gris de perle qui, au souffle du tiède
+automne, se posait amoureusement ici et là, comme
+un baiser d'adieu.</p>
+
+<p>«La digne hospitalité de ma mère, le charme de mon
+père et sa piquante conversation, nous attiraient
+aussi les distractions imprévues des visites
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxix" id="pxxix">xxix</a></span><span class="hidden">)</span>de la ville, suspensions obligées de l'étude, dont
+nous ne pleurions pas. Mais la grande et
+continuelle visite, c'étaient les pauvres qui
+connaissaient cette maison, cette main
+inépuisablement ouverte par la charité. Tous y
+participaient, les animaux eux-mêmes, et c'était
+une chose curieuse et divertissante de voir les
+chiens du voisinage, patiemment, silencieusement
+assis sur leur derrière, attendre que mon père
+levât les yeux de son livre; ils savaient bien
+qu'il ne résistait pas à leur prière muette. Ma
+mère, plus raisonnable, aurait été d'avis
+d'éloigner ces convives indiscrets qui se priaient
+eux-mêmes. Mon père sentait qu'il avait tort, et
+pourtant il ne manquait guère de leur jeter à la
+dérobée quelque reste qui les renvoyait satisfaits.</p>
+
+<p>«Ils le connaissaient bien. Un jour, un nouvel
+hôte, maigre, hérissé, peu rassurant, nous arrive,
+tenant du chien, du loup; c'était en effet un
+métis des deux espèces, né aux forêts de la
+Grésigne. Il était très-féroce, fort irascible,
+et beaucoup trop semblable à la louve, sa mère.
+Du reste, intelligent, et d'un instinct très-sûr, il
+se donna tout d'abord à mon père, et, quoi qu'on
+fît, il ne le quitta plus. Il ne nous aimait
+guère; nous le lui rendions bien, saisissant toute
+occasion de lui jouer cent tours. Il
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxx" id="pxxx">xxx</a></span><span class="hidden">)</span>grondait et grinçait les dents, toutefois, par
+égard pour mon père, s'abstenant de nous dévorer.
+Pour les pauvres, il était furieux, implacable,
+très-dangereux; ce qui décida à permettre qu'on le
+perdît. Mais il n'y avait pas moyen. Il revenait
+toujours. Ses nouveaux maîtres l'enchaînèrent au
+piquet; piquet, chaînes, il arracha tout, rapporta
+tout à la maison. C'était trop pour mon père; il
+ne put jamais le quitter.</p>
+
+<p>«Plus que les chiens encore, les chats étaient dans
+sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux
+cruelles années du collége; son frère et lui,
+battus et rebutés, entre les duretés de la famille
+et les cruautés de l'école, avaient eu deux chats
+pour consolateurs. Cette prédilection passa dans la
+famille; chacun de nous, enfant, avait son chat.
+La réunion était belle au foyer; tous, en grande
+fourrure, siégeant dignement sous les chaises de
+leurs jeunes maîtres. Un seul manquait au cercle:
+c'était un malheureux, trop laid pour figurer avec
+les autres; il en avait conscience, et se tenait
+à part, dans une timidité sauvage que rien ne
+pouvait vaincre. Comme en toute réunion (triste
+malignité de notre nature!) il faut un plastron,
+un souffre-douleur sur qui tombent les coups, il
+remplissait ce rôle. Si ce n'étaient des coups, du
+moins, c'étaient des moqueries:
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxi" id="pxxxi">xxxi</a></span><span class="hidden">)</span>on l'appelait Moquo. Infirme et mal fourni de
+poil, plus que les autres il eût eu besoin du
+foyer; mais les enfants lui faisaient peur; ses
+camarades même, mieux fourrés dans leur chaude
+hermine, semblaient n'en faire grand cas et le
+regarder de travers. Il fallait que mon père allât
+à lui, le prît; le reconnaissant animal se couchait
+sous cette main aimée et prenait confiance.
+Enveloppé de son habit et réchauffé de sa chaleur,
+lui aussi il venait, invisible, au foyer. Nous le
+distinguions bien; et, s'il passait un poil, un
+bout d'oreille, les rires et les regards le
+menaçaient, malgré mon père. Je vois encore cette
+ombre se ramasser, se fondre, pour ainsi dire, dans
+le sein de son protecteur, fermant les yeux et
+s'anéantissant, préférant ne rien voir.</p>
+
+<p>«Tout ce que j'ai lu des indiens, de leur tendresse
+pour la nature, me rappelle mon père. C'était un
+brame. Plus que les brames même, il aimait toute
+chose vivante. Il avait vécu dans un temps de sang
+et de guerre; il avait été témoin des plus grandes
+destructions d'hommes qui se soient faites jamais,
+et il semblait que cette prodigalité terrible du
+bien irréparable qui est la vie, lui avait donné le
+respect de toute vie, une aversion insurmontable
+pour toute destruction.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxii" id="pxxxii">xxxii</a></span><span class="hidden">)</span>«Cela, en lui, était au point qu'il eût voulu
+pouvoir se nourrir uniquement de végétaux. Jamais
+de viande sanglante; elle lui faisait horreur. À
+peine un morceau de poulet, ou bien un &oelig;uf ou deux
+pour son dîner. Et souvent il dînait debout.</p>
+
+<p>«Ce régime était loin de le fortifier. Il ne se
+ménageait pas davantage, dépensant largement en
+leçons, en conversations, et dans l'épanchement
+habituel d'un c&oelig;ur trop bienveillant qui vivait en
+tous, s'intéressait à tous. L'âge venait, et
+quelques chagrins: de la famille? Non; mais des
+voisins jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La
+crise des banques américaines lui porta coup dans sa
+fortune. Il prit la résolution extrême, malgré sa
+santé et son âge, d'aller encore une fois en
+Amérique, comptant que son activité personnelle et
+ses soins rétabliraient les choses et assureraient
+le sort de sa femme et de ses enfants.</p>
+
+<p>«Ce départ fut terrible. Un autre coup le précédait
+pour moi. J'avais quitté la maison, la campagne;
+j'étais entrée dans une pension de la ville. Cruel
+servage qui m'ôtait à la fois tout ce qui avait
+fait ma vie, l'air même et la respiration. Partout
+des murs. J'en serais morte, sans les visites
+fréquentes de ma mère et celles plus rares de mon
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxiii" id="pxxxiii">xxxiii</a></span><span class="hidden">)</span>père que j'attendais dans une impatience délirante,
+que peut-être n'eut jamais l'amour. Mais voici que
+mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, tout
+s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me
+berçât, une voix intérieure, nette et terrible
+comme on l'a dans les grandes circonstances, me
+disait qu'il ne reviendrait plus.</p>
+
+<p>«La maison fut vendue, et nos plantations, faites
+par nous, nos arbres, qui étaient de la famille,
+abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient
+inconsolables du départ de mon père. Le chien, je
+ne sais combien de jours, s'en allait s'asseoir sur
+la route qu'il avait suivie en partant, hurlait et
+revenait. Le plus déshérité de tous, le chat
+Moquo, ne se fia plus à personne; il vint encore
+furtivement regarder la place vide. Puis il prit
+son parti, s'enfuit aux bois sans que nous pussions
+jamais le rappeler; il reprit la vie de son
+enfance, misérable et sauvage.</p>
+
+<p>«Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le
+foyer de mes jeunes ans, blessée pour toujours.
+Ma mère, ma s&oelig;ur, mes frères, les douces amitiés
+de l'enfance disparurent derrière moi. J'entrai
+dans une vie d'épreuve et d'isolement. À Bayonne
+pourtant, où je vécus d'abord, la mer de Biarritz
+me parlait de mon père; la vague qui s'y
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxiv" id="pxxxiv">xxxiv</a></span><span class="hidden">)</span>brise, d'Amérique en Europe, me répétait sa
+mort; les blancs oiseaux de mer semblaient me
+dire: «Nous l'avons vu.»</p>
+
+<p>«Que me restait-il? Mon climat et ma terre natale,
+ma langue. Je perdis tout cela. Il me fallut aller
+au Nord, dans une langue inconnue et sous un ciel
+hostile, où la terre est six mois en deuil. Pendant
+ces longues neiges, ma santé défaillante éteignant
+l'imagination, j'avais peine à me recréer mon Midi
+idéal. Un chien m'eût un peu consolée; au défaut,
+je me fis deux petites amies, ressemblantes, à s'y
+tromper, aux tourterelles de ma mère. Elles me
+connaissaient, m'aimaient, jouaient à mon foyer;
+je leur donnais l'été que n'avait pas mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>«Profondément atteinte, je devins très-malade et
+crus toucher l'autre rivage. Quelque attentive et
+bonne que pût être pour moi l'hospitalité étrangère,
+il me fallut rentrer en France. Les soins
+affectueux, un mariage où je retrouvai le c&oelig;ur et
+les bras paternels, furent longs à me remettre.
+J'avais vu la mort de si près, disons mieux, j'y
+étais entrée si loin, que la nature elle-même, la
+nature vivante, ce premier amour et ce ravissement
+de mes jeunes années, eut longtemps peu de prise,
+et elle seule en eût eu. Rien n'y
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxv" id="pxxxv">xxxv</a></span><span class="hidden">)</span>eût suppléé. L'histoire et les récits du mouvant
+drame humain effleuraient mon esprit; rien n'y
+influait fortement que l'immuable, Dieu et la
+nature.</p>
+
+<p>«Elle est immuable et mobile; c'est son charme
+éternel. Son activité infatigable, sa fantasmagorie
+de tout instant ne trouble point, n'agite point;
+ce mouvement harmonique porte en soi un repos
+profond.</p>
+
+<p>«J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles
+demandent et l'espèce de maternité qu'elles
+sollicitent. Mon imperceptible jardin de douze
+arbres et trois plates-bandes n'était pas sans me
+rappeler le grand verger fécond où je suis née; et
+je trouvais aussi quelque douceur, près d'un esprit
+ardent, hâlé aux longues routes, aux déserts de
+l'histoire humaine, à lui ménager ces eaux vives
+et le charme de quelques fleurs.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je reprends.</p>
+
+<p>Me voilà arraché de la ville par cette chère
+inquiétude, par mes craintes pour une malade qu'il
+s'agissait de replacer dans les conditions de son
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxvi" id="pxxxvi">xxxvi</a></span><span class="hidden">)</span>premier âge et dans l'air libre de la campagne. Je
+quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais
+quittée, cette ville qui contient les trois mondes,
+ce foyer d'art et de pensée.</p>
+
+<p>J'y retournais tous les jours pour les devoirs et
+les affaires; mais je me hâtais de rentrer. Ses
+bruits, son roulement lointain, le coup et le
+contre-coup des révolutions avortées m'engageaient
+à aller plus loin. Ce fut très-volontiers qu'au
+printemps de 1852, je me détachai, je rompis avec
+toutes mes habitudes; j'enfermai ma bibliothèque
+avec une joie amère, je mis sous la clef mes
+livres, les compagnons de ma vie, qui avaient cru
+certainement me tenir pour toujours. J'allai tant
+que terre me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes,
+non loin de la mer, sur une colline qui voit les
+eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la
+Loire, les eaux grises de Vendée.</p>
+
+<p>Nous nous établîmes dans une assez grande maison de
+campagne, parfaitement isolée, au milieu des pluies
+constantes dont nos plages de l'ouest sont noyées
+en cette saison. À cette distance de la mer, on
+n'en a pas l'influence saline; les pluies sont des
+tempêtes d'eau douce. La maison, du style
+Louis XV, inhabitée et fermée depuis longtemps,
+semblait d'abord un peu triste. Assise dans
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxvii" id="pxxxvii">xxxvii</a></span><span class="hidden">)</span>un lieu élevé, elle n'en était pas moins assombrie,
+d'un côté par d'épaisses charmilles, de l'autre
+par de grands arbres, et par un nombre infini de
+cerisiers non taillés. Le tout, sur un vert gazon,
+que les eaux sans écoulement maintenaient, même
+en été, dans un bel état de fraîcheur.</p>
+
+<p>J'adore les jardins négligés, et celui-ci me
+rappelait les grandes <i>vignes</i> abandonnées des
+villas italiennes; mais ce que n'ont pas ces
+villas, c'était un charmant pêle-mêle de légumes et
+de plantes de mille espèces; <i>toutes les herbes
+de la Saint-Jean</i>, et chaque herbe, haute et
+forte. Cette forêt de cerisiers, qui rompaient sous
+leurs fruits rouges, donnaient aussi l'idée d'une
+abondance inépuisable.</p>
+
+<p>Ce n'était pas le <i lang="it">soave austero</i> de l'Italie,
+c'était une efflorescence molle et débordante, sous
+un ciel humide, tiède et doux.</p>
+
+<p>De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût tout
+près, et qu'une petite rivière, l'Erdre, passât
+sous la colline, d'où elle se traîne à la Loire.
+Mais ce luxe végétal, cette forêt vierge d'arbres
+fruitiers ôtait toute perspective. Pour voir, il
+fallait monter dans une sorte de tourelle, d'où le
+paysage commence à se révéler dans une certaine
+grandeur, avec ses bois et ses prairies, ses
+monuments
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxviii" id="pxxxviii">xxxviii</a></span><span class="hidden">)</span>lointains, ses tours. De cet observatoire même, la
+vue était encore limitée, la cité n'apparaissant
+que de profil, sans laisser apercevoir son fleuve
+immense, ses îles, son mouvement de navigation et
+de commerce. À deux pas de ce grand port que rien
+ne fait soupçonner, on se croirait dans un désert,
+dans les landes de la Bretagne ou les clairières
+de la Vendée.</p>
+
+<p>Deux choses étaient grandioses et se détachaient
+de ce verger sombre. En perçant les vieilles
+charmilles et des allées de châtaigniers, on
+arrivait dans un coin de terrain argileux, stérile,
+d'où, parmi des lauriers-thyms et autres arbres
+fort rudes, s'élançait un cèdre énorme, vraie
+cathédrale végétale, telle, qu'un cyprès déjà
+très-haut y était étouffé, perdu. Ce cèdre,
+au-dessous dépouillé et chauve, était vivant,
+vigoureux du côté de la lumière; ses bras
+immenses, à trente pieds, commençaient à se vêtir
+de rares et piquantes feuilles; puis
+s'épaississait la voûte; la flèche devait
+atteindre environ à quatre-vingts pieds. On la
+voyait de trois lieues, des campagnes opposées des
+bords de la Sèvre nantaise et des bois de la
+Vendée. Notre asile, bas et tapi à côté de ce
+géant, n'en était pas moins signalé par lui dans un
+rayonnement immense, et peut-être lui devait son
+nom: la Haute-Forêt.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxxxix" id="pxxxix">xxxix</a></span><span class="hidden">)</span>À l'autre bout de l'enclos, sur une profonde pièce
+d'eau, s'élevait un monticule, couronné d'un
+bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment
+balancés au vent de mer, battus des vents opposés
+qui suivent les courants du grand fleuve et de ses
+deux rivières, gémissaient de ce combat, et jour et
+nuit animaient le profond silence du lieu d'une
+mélancolique harmonie. Parfois, on se fût cru en
+mer; ils imitaient le bruit des lames, celui du
+flux et du reflux.</p>
+
+<p>À mesure que la saison devint un peu humide, ce
+séjour m'apparut dans son caractère réel, sérieux,
+mais plus varié qu'on n'eût cru au premier coup
+d'&oelig;il, beau, d'une beauté touchante, qui peu à peu
+va à l'âme. Austère comme devait l'être la porte de
+la Bretagne, il avait la luxuriante verdure du
+côté vendéen.</p>
+
+<p>J'aurais pu croire, en voyant les grenadiers en
+pleine terre, vigoureux et chargés de fleurs, que
+j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif
+comme on le voit ailleurs, mais splendide,
+magnifique et à l'état de grand arbre, parfumait
+tout mon jardin de ses énormes fleurs blanches, qui
+dans leur épais calice contiennent en abondance je
+ne sais quelle huile suave, pénétrante, dont
+l'odeur vous suit partout; vous en êtes enveloppé.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxl" id="pxl">xl</a></span><span class="hidden">)</span>Nous nous trouvions cette fois avoir un vrai
+jardin, un grand ménage, mille occupations
+domestiques dont jusque-là nous étions dispensés.
+Une sauvage fille bretonne n'aidait qu'aux choses
+grossières. Sauf une course par semaine que je
+faisais à la ville, nous étions fort solitaires,
+mais dans une solitude extrêmement occupée. Levés
+de très-grand matin, au premier réveil des oiseaux,
+et même avant le jour. Il est vrai que nous nous
+couchions de bonne heure et presque avec eux.</p>
+
+<p>Cette abondance de fruits, de légumes, de plantes
+de toute sorte, nous permettait d'avoir beaucoup
+d'animaux domestiques: seulement, la difficulté
+était que les nourrissant, les connaissant un à
+un, et parfaitement connus d'eux, nous ne pouvions
+guère les manger. Nous plantions, et là nous
+trouvions un inconvénient tout contraire; presque toujours nos
+plantations étaient dévorées d'avance. Cette terre,
+féconde en végétaux, l'était autant ou davantage
+en animaux destructeurs: limaces énormes et
+gloutonnes, dévorants insectes. Le matin, on
+recueillait un grand baquet de limaçons. Le
+lendemain, il n'y paraissait pas. Ils semblaient
+au grand complet.</p>
+
+<p>Nos poules travaillaient de leur mieux. Mais
+combien
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxli" id="pxli">xli</a></span><span class="hidden">)</span>plus efficace eût été l'habile et prudente cigogne,
+l'expurgateur admirable de la Hollande et de tous
+les lieux humides, que nos contrées de l'Ouest
+devraient à tout prix adopter! On sait l'affectueux
+respect des Hollandais pour cet excellent oiseau.
+Dans leurs marchés, on le voit paisible, debout
+sur une patte, rêvant au milieu de la foule, se
+sentant aussi en sûreté qu'au sein des plus
+profonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine,
+le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur de
+blesser sa cigogne et de lui casser la patte, lui
+en met une de bois.</p>
+
+<p>Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un
+charme infini pour un esprit moins absorbé. Ce
+beau lieu, cette grande liberté de travail, cette
+solitude si douce dans une telle société, c'était
+une harmonie rare, comme on ne la rencontre
+presque jamais dans la vie. Cette douceur
+contrastait fortement avec les pensées du présent,
+avec le sombre passé qui alors occupait ma plume.
+J'écrivais 93. L'héroïque et funèbre histoire
+m'enveloppait, me possédait, le dirai-je? me
+consumait. Tous les éléments de bonheur que j'avais
+autour de moi, que je sacrifiais au travail, les
+ajournant pour un temps qui, selon toute apparence,
+devait m'être refusé, je les regrettais jour
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlii" id="pxlii">xlii</a></span><span class="hidden">)</span>par jour, et j'y reportais sans cesse un triste
+regard. C'était un combat journalier de l'affection
+et de la nature contre les sombres pensées du monde
+de l'homme.</p>
+
+<p>Ce combat même sera toujours pour moi un attachant
+souvenir. Le lieu m'est resté sacré en pensée. Il
+n'existe plus autrement. La maison est détruite,
+une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela que
+je m'y suis arrêté un peu. Mon cèdre pourtant
+a survécu; chose rare, car les architectes ont la haine
+des arbres, en ce temps.</p>
+
+<p>Quand j'approchai cependant de la fin de mon
+travail, quelques ombres s'éclaircirent de cette
+nuit sauvage. Mes tristesses étaient moins amères,
+sûr que j'étais désormais de laisser ce monument
+de cruelle, mais féconde expérience. Je recommençai
+à entendre les voix de la solitude, et mieux, je
+crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et
+d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui serait
+mort quelque temps et reviendrait de là-bas.</p>
+
+<p>Jeune, avant d'être saisi par cette implacable
+histoire, j'avais senti la nature, mais d'une
+chaleur aveugle, d'un c&oelig;ur moins tendre qu'ardent.
+Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris,
+ce sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxliii" id="pxliii">xliii</a></span><span class="hidden">)</span>intérêt, mes fleurs maladives dans ce sol aride, si
+sensibles tous les soirs au bonheur de l'arrosement,
+visiblement reconnaissantes. Combien davantage à
+Nantes, entouré d'une nature si puissante et si
+féconde, voyant l'herbe pousser d'heure en heure
+et toute vie animale multiplier autour de moi, ne
+devais-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce
+sentiment nouveau!</p>
+
+<p>Si quelque chose eût pu y rappeler mon esprit et
+rompre le sombre enchantement, c'eût été une lecture
+que parfois nous faisions le soir, les <i>Oiseaux
+de France</i> de Toussenel, heureuse et charmante
+transition de la pensée nationale à celle de la
+nature.</p>
+
+<p>Tant qu'il y aura une France, son alouette et son
+rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle, seront
+insatiablement lus, relus, redits. Et s'il n'y avait
+plus de France, dans ces pages attendrissantes
+autant qu'ingénieuses, nous retrouverions encore ce
+que nous eûmes de meilleur, la vraie senteur de
+cette terre, le sens gaulois, l'esprit français,
+l'âme même de notre patrie.</p>
+
+<p>Les formules d'un système qu'il porte, au reste,
+légèrement, des rapprochements cherchés (qui
+parfois feraient penser aux trop spirituels
+animaux de Granville), n'empêchent pas que l'âme
+française,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxliv" id="pxliv">xliv</a></span><span class="hidden">)</span>gaie, bonne, sereine et courageuse, jeune comme un
+soleil d'avril, n'illumine partout ce livre. Il y a
+des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le
+coup de gosier de l'alouette au premier jour de
+printemps.</p>
+
+<p>Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas de la
+jeunesse. L'auteur, enfant de la Meuse, et d'un
+pays de chasseurs, lui-même dans son premier âge
+chasseur ardent, passionné, paraît modifié par son
+livre même. Il oscille visiblement entre ses
+premières habitudes de jeunesse meurtrière, et son
+sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies
+touchantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces
+personnes reconnues par lui. J'ose dire que désormais
+il ne chassera pas sans remords. Père et second
+créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il
+trouvera entre eux et lui une barrière de compassion.
+Et quelle? Son &oelig;uvre elle-même, le livre où il les
+vivifie.</p>
+
+<p>Je commençais son livre à peine, lorsqu'il me fallut
+quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade.
+L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu,
+et, bien plus encore, sans doute, le combat de mes
+pensées, semblaient avoir atteint en moi ce nerf de
+vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le
+chemin que nos hirondelles nous traçaient, nous le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlv" id="pxlv">xlv</a></span><span class="hidden">)</span>suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous
+posâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins,
+à deux lieues de Gênes.</p>
+
+<p>Admirable situation, abri défendu, réservé, qui,
+sur cette côte d'un climat variable, garde
+l'étonnant privilége d'une température identique.
+Quoiqu'on ne pût se passer entièrement de feu, le
+soleil d'hiver, chaud en janvier, encourageait le
+lézard et le malade, et les faisait croire au
+printemps. Le dirai-je, cependant? Ces orangers,
+ces citronniers, harmoniques dans leur immuable
+feuillage à l'immuable bleu de ciel, n'étaient pas
+sans monotonie. La vie animée y était infiniment
+rare. Peu ou point de petits oiseaux; nul oiseau
+de mer. Le poisson, fort rare, n'anime pas ces
+eaux transparentes. Je les perçais du regard à une
+grande profondeur, sans rien voir que la solitude,
+et les rochers blancs et noirs qui sont le fond de
+ce golfe de marbre.</p>
+
+<p>Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une petite
+corniche, un extrême petit bord, un simple
+<i>sourcil</i> de la montagne, comme auraient dit les
+latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe,
+c'est même pour les bien portants une violente
+gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit
+quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui
+serpente toujours serré, et le plus souvent de trois
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlvi" id="pxlvi">xlvi</a></span><span class="hidden">)</span>pieds de large, entre les vieux murs de jardin, les
+écueils et les précipices.</p>
+
+<p>Profond était le silence, la mer brillante, mais
+seule, monotone, sauf le passage de quelques
+barques lointaines. Le travail m'était interdit;
+pour la première fois depuis trente ans, j'étais
+séparé de ma plume, sorti de la vie d'encre et de
+papier dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que
+je croyais stérile, me fut très-féconde en réalité.
+Je regardai, j'observai. Des voix inconnues
+s'éveillèrent en moi.</p>
+
+<p>Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que
+nous y avions, notre société unique était avec le
+petit peuple des lézards qui courent sur les rocs,
+se jouent ou dorment au soleil. Charmants,
+innocents animaux qui tous les jours à midi,
+lorsqu'on dîne et que le quai est absolument désert,
+m'amusaient de leurs vives et gracieuses
+évolutions. Ma présence, au commencement, leur
+paraissait inquiétante; mais huit jours n'étaient
+pas passés que tous, même les plus jeunes, me
+connaissaient et savaient qu'ils n'avaient rien à
+redouter de ce paisible rêveur.</p>
+
+<p>Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes
+lézards, pour qui une mouche était un ample
+banquet, ne différait en rien de celle de la
+<i lang="it">povera
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlvii" id="pxlvii">xlvii</a></span><span class="hidden">)</span>gente</i> de la côte. Plusieurs faisaient cuire de
+l'herbe. Mais l'herbe n'était pas commune, dans la
+montagne aride et décharnée. Le dénûment de la
+contrée était au delà de ce qu'on peut croire. Je
+ne me fâchai nullement d'y participer, de me
+trouver harmonisé aux misères de l'Italie, ma
+glorieuse nourrice qui a élevé la France et
+moi-même plus qu'aucun Français.</p>
+
+<p>Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle
+pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources, dans
+la pauvreté de nature où ma santé me réduisait.
+Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore la
+seule nourriture que je supportasse, l'air
+vivifiant et la lumière, ce soleil qui permettait,
+dans un des grands hivers du siècle, d'avoir
+souvent la fenêtre ouverte en janvier.</p>
+
+<p>Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de
+lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la
+contrée, de cette vieillesse apparente de
+l'Apennin et des montagnes qui entourent la
+Méditerranée. Serait-elle donc sans remède? ou
+bien, dans leurs flancs déboisés, retrouverait-on
+les sources qui peuvent recommencer la vie? Telle
+fut l'idée qui m'absorba. Je ne pensai plus à mon
+mal; je ne songeai plus à guérir. Grand progrès
+pour un malade. Je m'oubliai. Mon affaire était
+désormais
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlviii" id="pxlviii">xlviii</a></span><span class="hidden">)</span>de ressusciter ce grand malade, l'Apennin. À
+mesure qu'on me démontra qu'il n'était pas
+désespéré, que ses eaux étaient cachées, non
+perdues, qu'en les retrouvant, on pourrait y
+renouveler les végétaux, et par suite la vie
+animale, je m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi
+et renouvelé. À chaque source qu'on lui retrouvait,
+je fus aussi moins altéré; je crus les sentir
+sourdre en moi.</p>
+
+<p>Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour
+moi par son dénûment et sa pauvreté. L'âpreté du
+chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne,
+éveillèrent par le contraste, la pensée de la nature
+plus que n'avait fait la richesse luxuriante de
+notre France occidentale. Les animaux me
+manquèrent; j'en sentis l'absence. Au silencieux
+feuillage des sombres jardins d'orangers, je
+demandais l'oiseau des bois. Je sentis pour la
+première fois que la vie humaine devient sérieuse,
+dès que l'homme n'est plus entouré de la grande
+société des êtres innocents dont le mouvement, les
+voix et les jeux sont comme le sourire de la
+création.</p>
+
+<p>Une révolution se fit en moi, que je raconterai
+peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces
+de mon existence malade, aux pensées que j'avais
+émises, en 1846, dans mon livre du <i>Peuple</i>, à
+cette Cité
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pxlix" id="pxlix">xlix</a></span><span class="hidden">)</span>de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans
+et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et
+sauvages, enfants, même encore ces autres enfants
+que nous appelons animaux, sont tous citoyens à
+différents titres, ont tous leur droit et leur loi,
+leur place au grand banquet civique. «Je proteste,
+pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière
+que la Cité repousse encore et n'abrite point de son
+droit, moi, je n'y entrerai point et m'arrêterai au
+seuil.»</p>
+
+<p>Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu
+alors comme une branche de la politique. Toutes les
+espèces vivantes arrivaient, dans leur humble
+droit, frappant à la porte pour se faire admettre
+au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères
+supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux
+que le Père universel harmonise dans la loi du
+monde?</p>
+
+<p>Telle fut donc ma rénovation, cette tardive <i lang="it">vita
+nuova</i> qui m'amena peu à peu aux sciences
+naturelles. L'Italie, qui a été toujours pour
+beaucoup dans ma destinée, en fut le lieu,
+l'occasion, de même que, trente ans plus tôt, elle
+m'avait donné (par Vico) la première étincelle
+historique.</p>
+
+<p>Chère et bienfaisante nourrice! Pour avoir un
+moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pl" id="pl">l</a></span><span class="hidden">)</span>elle, elle me donna la chose sans prix, qui vaut
+plus que tous les diamants. Quelle? Un profond
+accord d'esprit, une communication féconde des
+plus intimes pensées, une parfaite harmonie du
+foyer dans la pensée de la Nature.</p>
+
+<p>Nous y entrions par deux routes: moi, par l'amour
+de la Cité, par l'effort de la compléter en m'y
+associant tous les êtres; elle, par l'idée
+religieuse et par l'amour filial pour la maternité
+de Dieu.</p>
+
+<p>Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre en
+commun notre banquet.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'ai déjà dit comment cette &oelig;uvre s'enrichissait
+à notre insu, fécondée chemin faisant par nos
+modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours
+dictée.</p>
+
+<p>Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos
+oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol
+dont je parle à la fin du livre en fut le
+couronnement.</p>
+
+<p>Ces impressions diverses vinrent se réunir et se
+fondre, dans notre sérieux retour en France, et
+surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la
+Hève, sous les vieux ormes qui le dominent,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pli" id="pli">li</a></span><span class="hidden">)</span>cette révélation s'acheva. Les goëlands de la côte,
+les petits oiseaux du bois, ne dirent rien qui ne
+fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous,
+comme autant de voix intérieures.</p>
+
+<p>Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre
+cents pieds, qui regardent de si haut la vaste
+embouchure de la Seine, le Calvados et l'Océan,
+c'était le but ordinaire de nos promenades et notre
+point de repos. Nous y montions le plus souvent par
+un chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et
+d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette
+lumière immense. Parfois aussi nous gravissions le
+colossal escalier qui, sans surprise, en plein
+soleil, toujours devant la grande mer, mène au
+sommet en trois gradins, dont chacun a plus de
+cent pieds. Cette ascension ne se faisait pas
+d'une haleine; au second gradin, on respirait,
+on s'asseyait quelques minutes au monument que
+la veuve d'un des grands soldats de la France a
+élevé à sa mémoire dans l'idée que la pyramide
+pourrait avertir les marins et leur sauver quelque
+naufrage.</p>
+
+<p>Cette falaise, fort sablonneuse, perd un peu à
+chaque hiver; ce n'est pas la mer qui la ronge:
+mais les grandes pluies la délavent, en emportent
+des débris, qui, d'abord nus et informes,
+témoignent de l'éboulement. Mais la Nature
+compatissante
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="plii" id="plii">lii</a></span><span class="hidden">)</span>et gracieuse, ne le souffre pas. Elle les habille
+bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon,
+herbes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à
+mi-côte, des oasis en miniature, paysages
+lilliputiens, pendus à la grande falaise, et qui
+de leur jeunesse consolent sa triste nudité.</p>
+
+<p>Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embrassent
+ici. La montagne, battue des orages, vous conte
+l'épopée de la terre, sa rude et dramatique
+histoire, et, pour témoins, montre ses os. Mais
+ces jeunes enfants de hasard, qui germent de son
+flanc aride, prouvent qu'elle est toujours féconde,
+que les débris sont l'élément d'une organisation
+nouvelle, et toute mort une vie commencée.</p>
+
+<p>Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de
+tristesse. Nous y parlions volontiers de destinée,
+de providence, de mort, de vie à venir. Moi qui ai
+droit de mourir et par l'âge et par les travaux,
+elle, le front déjà incliné par les épreuves
+d'enfance et par la sagesse avant l'heure, nous n'en
+vivions pas moins d'un grand souffle d'âme, de la
+rajeunissante haleine de cette mère aimée, la
+Nature.</p>
+
+<p>Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en
+elle aujourd'hui, nous aurions voulu fixer ce rare
+moment de l'existence, «jeter l'ancre sur l'île du
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pliii" id="pliii">liii</a></span><span class="hidden">)</span>temps.» Et comment l'aurions-nous mieux fait que
+par cette &oelig;uvre de tendresse, de fraternité
+universelle, d'adoption de toute vie?</p>
+
+<p>Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes
+sentiments de tendresse individuelle par
+l'interprétation facile, gaie, émue, de l'âme de
+la contrée et des voix de la solitude.</p>
+
+<p>C'est alors, entre autres choses, que je commençai
+à entendre les oiseaux qui chantent peu, mais
+parlent, comme les hirondelles, jasant du beau
+temps, de la chasse, de nourriture rare ou commune,
+ou de leur prochain départ, enfin de toutes leurs
+affaires. Je les avais écoutées à Nantes en
+octobre, à Turin en juin. Leurs causeries de
+septembre étaient plus claires à la Hève. Nous les
+traduisions couramment, dans leur douce vivacité,
+dans cette joie de jeunesse et de bonne humeur,
+sans éclat et sans saillie, conforme à l'heureux
+équilibre d'un oiseau si libre et si sage, qui
+semble, non sans gratitude, reconnaître qu'il reçut
+de Dieu une part si notable au bonheur.</p>
+
+<p>Hélas! l'hirondelle elle-même n'est pourtant guère
+exceptée de cette guerre insensée que nous faisons
+à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux oiseaux qui
+défendaient les moissons, nos gardiens, nos bons
+ouvriers, qui, suivant de près la charrue,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="pliv" id="pliv">liv</a></span><span class="hidden">)</span>saisissent le futur destructeur que l'insouciant
+paysan remue, mais remet dans la terre.</p>
+
+<p>Des races entières périssent, importantes,
+intéressantes. Les premiers de l'Océan, les êtres
+doux et sensibles à qui la nature donna le sang et
+le lait (je parle des cétacés), à quel nombre
+sont-ils réduits? Beaucoup de grands quadrupèdes
+ont disparu de ce globe. Beaucoup d'animaux de tout
+genre, sans disparaître entièrement, ont reculé
+devant l'homme; ils fuient ensauvagés, perdent
+leurs arts naturels et retombent à l'état barbare.
+Le héron, noté par Aristote pour son adresse et sa
+prudence, est maintenant (du moins en Europe) un
+animal misanthrope, borné, de peu de sens. Le
+castor, qui, en Amérique dans sa paisible solitude,
+était devenu architecte, ingénieur, s'est
+découragé; il fait à peine aujourd'hui des trous
+dans la terre. Le lièvre, si bon, si beau, original
+par sa fourrure, sa célérité, la finesse
+extraordinaire de l'ouïe, aura bientôt disparu; le
+peu qui reste est abruti. Et pourtant le pauvre
+animal est encore docile, éducable; avec de bons
+traitements, on peut lui apprendre les choses les
+plus contraires à sa nature, celles qui demandent
+du courage.</p>
+
+<p>Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux,
+nous, nous les eûmes au c&oelig;ur. Elles ont
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="plv" id="plv">lv</a></span><span class="hidden">)</span>été notre aliment, notre rêve habituel, couvé
+pendant ces deux années, en Bretagne, en Italie;
+c'est ici qu'elles sont devenues, dirai-je un
+livre? un fruit vivant? À la Hève, il nous
+apparut dans son idée chaleureuse, celle de la
+primitive alliance que Dieu a faite entre les
+êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère
+universelle entre ses enfants.</p>
+
+<p>La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la
+plus sympathique à l'homme, est celle que l'homme
+aujourd'hui poursuit le plus cruellement.</p>
+
+<p>Que faut-il pour la protéger? révéler l'oiseau
+comme âme, montrer qu'il est une personne.</p>
+
+<p><i>L'oiseau</i> donc, <i>un seul oiseau</i>, c'est tout
+le livre, mais à travers les variétés de la
+destinée, se faisant, s'accommodant aux mille
+conditions de la terre, aux mille vocations de la
+vie ailée. Sans connaître les systèmes plus ou
+moins ingénieux de transformations, le c&oelig;ur unifie
+son objet; il ne se laisse arrêter ni par la
+diversité extérieure des espèces, ni par la crise
+de la mort qui semble rompre le fil. La mort
+survient, rude et cruelle, dans ce livre, en plein
+cours de vie, mais comme accident passager: la vie
+n'en continue pas moins.</p>
+
+<p>Les agents de la mort, les espèces meurtrières,
+tellement glorifiées par l'homme, qui y reconnaît
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="plvi" id="plvi">lvi</a></span><span class="hidden">)</span>son image, se trouvent ici replacées fort bas dans
+la hiérarchie, remises au rang que leur doit la
+raison. Elles sont les plus grossières dans les
+deux arts de l'oiseau, pour le nid et pour le chant.
+Tristes instruments du fatal passage; elles
+apparaissent au milieu de ce livre comme les
+ministres aveugles de la Nature en sa plus dure
+nécessité.</p>
+
+<p>Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa
+première étincelle n'apparaît qu'en les plus petits.
+Aux petits oiseaux sans éclat, d'une robe modeste
+et sombre, l'art commence, et, sur certains points,
+monte plus haut que la sphère de l'homme. Loin
+d'égaler le rossignol, on n'a pu encore le noter,
+ni se rendre compte de sa chanson sublime.</p>
+
+<p>Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol
+intronisé. Dans le <i>crescendo</i> moral où va
+l'oiseau se formant peu à peu, la cime et le point
+suprême se trouvent naturellement, non dans une
+force brutale, si aisément dépassée par l'homme,
+mais dans une puissance d'art, de c&oelig;ur et
+d'aspiration, où l'homme n'a pas atteint, et qui,
+par delà ce monde, le transporte par moment dans
+les mondes ultérieurs.</p>
+
+<p>Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est
+clairvoyante et tendre! Faible sur bien des points
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="plvii" id="plvii">lvii</a></span><span class="hidden">)</span>sans doute, ce livre est fort de tendresse et de
+foi. Il est un, constant et fidèle. Rien ne le fait
+dévier. Par-dessus la mort et son faux divorce, à
+travers la vie et ses masques qui déguisent
+l'unité, il vole, il aime à tire-d'aile, du nid au
+nid, de l'&oelig;uf à l'&oelig;uf, de l'amour à l'amour de
+Dieu.</p>
+
+<p class="c"><small>À la Hève, près le Havre, 21 septembre 1855.</small></p>
+
+
+
+
+<h2>PREMIERE PARTIE</h2>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p3" id="p3">3</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>L'&OElig;UF.</h3>
+
+
+<p>La savante ignorance, le clairvoyant instinct de
+nos anciens, avait dit cet oracle: «Tout vient de
+l'&oelig;uf; c'est le berceau du monde.»</p>
+
+<p>Même origine, mais la diversité de destinée tient
+surtout à la mère. Elle agit et prévoit, elle aime
+plus ou moins; elle est plus ou moins mère. Plus
+elle l'est, plus l'être monte; chaque degré dans
+l'existence dépend du degré de l'amour.</p>
+
+<p>Que peut la mère dans l'existence mobile du
+poisson? Rien que confier son &oelig;uf à l'océan. Que
+peut-elle dans le monde des insectes, où
+généralement elle meurt quand elle a donné l'&oelig;uf?
+Lui trouver, avant de mourir, un lieu sûr pour
+éclore et vivre.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p4" id="p4">4</a></span><span class="hidden">)</span>Même chez l'animal supérieur, le quadrupède, où la
+chaleur du sang semble devoir doubler l'amour, où
+la mère elle-même est si longtemps pour le petit
+son nid et sa douce maison, les soins de la
+maternité sont d'autant moindres. Il naît formé,
+vêtu, tout semblable à sa mère; un lait tout prêt
+l'attend. Et dans beaucoup d'espèces, l'éducation
+se fait sans que la mère s'en donne plus de soucis
+qu'elle n'en eut alors qu'il croissait dans son
+sein.</p>
+
+<p>Autre est le destin de l'oiseau. Il mourrait, s'il
+n'était aimé.</p>
+
+<p>Aimé? Toute mère aime, de l'Océan jusqu'aux
+étoiles. Mais je veux dire soigné, entouré d'amour
+infini, enveloppé de la chaleur, du magnétisme
+maternel.</p>
+
+<p>Même dans l'&oelig;uf où vous le voyez garanti par cette
+coquille calcaire, il sent si vivement les
+atteintes de l'air, que tout point refroidi dans
+l'&oelig;uf coûte un membre au futur oiseau. De là, le
+long travail, si inquiet, de l'incubation, la
+captivité volontaire, l'immobilisation du plus
+mobile des êtres. Et tout cela très-douloureux!
+une pierre pressée si longtemps sur le c&oelig;ur, sur
+la chair, souvent la chair vive!</p>
+
+<p>Il naît, mais il est nu. Tandis que le petit
+quadrupède, habillé dès son premier jour, rampe,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p5" id="p5">5</a></span><span class="hidden">)</span>marche déjà, le jeune oiseau (surtout dans les
+espèces supérieures) gît sans duvet, immobile sur
+le dos. C'est non-seulement en le couvant, mais en
+le frottant soigneusement, que la mère entretient,
+suscite sa chaleur. Le poulain sait teter et se
+nourrit très-bien lui-même; le petit oiseau doit
+attendre que la mère cherche, choisisse, prépare
+la nourriture. Elle ne peut quitter. Le père y
+suppléera. Voilà la vraie famille, la fidélité
+dans l'amour, et la première lueur morale.</p>
+
+<p>Je ne dirai rien ici d'une éducation prolongée,
+très-spéciale et très-hasardeuse, celle du vol.
+Encore moins de celle du chant, si délicate chez
+les oiseaux artistes. Le quadrupède sait bientôt
+ce qu'il saura; tel galope en naissant; et, s'il
+fait quelque chute, est-ce même chose, dites-moi,
+de tomber sans danger dans l'herbe, ou de se lancer
+dans les cieux?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Prenons l'&oelig;uf en nos mains. Cette forme
+elliptique, la plus compréhensive, la plus belle, celle
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p6" id="p6">6</a></span><span class="hidden">)</span>qui offre le moins de prise à l'attaque extérieure,
+donne l'idée d'un petit nombre complet, d'une
+harmonie totale à laquelle on n'ôtera rien, on
+n'ajoutera rien. Les choses inorganiques
+n'affectent guère cette forme parfaite. Je pressens
+qu'il y a sous l'apparence inerte un haut mystère
+de vie et quelque &oelig;uvre accomplie de Dieu.</p>
+
+<p>Quelle est-elle? et que doit-il sortir de là? Je
+ne le sais. Mais elle le sait bien, celle qui, les
+ailes épandues, frémissante, l'embrasse et le
+mûrit de sa chaleur; celle qui jusque-là, libre
+et reine de l'air, vivait à son caprice, et, tout
+à coup captive, s'est immobilisée sur cet objet
+muet qu'on dirait une pierre et que rien ne révèle
+encore.</p>
+
+<p>Ne parlez pas d'instinct aveugle. On verra par des
+faits combien cet instinct clairvoyant se modifie
+selon les circonstances, en d'autres termes combien
+cette raison commencée diffère peu en nature de la
+haute raison humaine.</p>
+
+<p>Oui, cette mère, par la pénétration, la
+clairvoyance de l'amour, sait, voit distinctement.
+À travers l'épaisse coquille calcaire où votre rude
+main ne sent rien, elle sent par un tact délicat
+l'être mystérieux qui s'y nourrit, s'y forme. C'est
+cette vue qui la soutient dans le dur labeur de
+l'incubation, dans sa captivité si longue. Elle le
+voit délicat et charmant dans son duvet d'enfance,
+et elle le prévoit,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p7" id="p7">7</a></span><span class="hidden">)</span>par l'espoir, tel qu'il sera, fort et hardi, quand,
+les ailes étendues, il regardera le soleil et
+volera contre les orages.</p>
+
+<p>Profitons de ces jours. Ne hâtons rien. Contemplons
+à loisir cette image charmante de la rêverie
+maternelle, du second enfantement par lequel elle
+achève cet invisible objet d'amour, ce fils
+inconnu du désir.</p>
+
+<p>Charmant spectacle, mais plus sublime encore.
+Soyons modestes ici. Chez nous la mère aime ce qui
+remue dans son sein, ce qu'elle touche, tient,
+enveloppe d'une possession certaine; elle aime la
+réalité sûre, agitée et mouvante qui répond à ses
+mouvements. Mais celle-ci aime l'avenir et
+l'inconnu; son c&oelig;ur bat solitaire, et rien ne lui
+répond encore. Elle n'en aime pas moins, et se
+dévoue et souffre; elle souffrirait jusqu'à la
+mort pour son rêve et sa foi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Foi puissante, efficace. Elle accomplit un monde,
+et le plus étonnant peut-être. Ne me parlez pas des
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p8" id="p8">8</a></span><span class="hidden">)</span>
+soleils, de la chimie élémentaire des globes. La
+merveille d'un &oelig;uf d'oiseau-mouche vaut autant que
+la voie lactée.</p>
+
+<p>Comprenez que ce petit point que vous trouvez
+imperceptible, c'est un océan tout entier, la mer
+de lait, où flotte en germe le bien-aimé du ciel.
+Il flotte, ne craignez le naufrage; les plus
+délicats ligaments le tiennent suspendu: les
+heurts, les chocs, lui sont sauvés. Il nage tout
+doucement dans ce tiède élément, comme il fera
+dans l'air. Sécurité profonde, état parfait au
+sein d'une habitation nourrissante! et combien
+supérieure à tout allaitement!</p>
+
+<p>Mais voilà que, dans ce sommeil divin, il a senti
+sa mère, sa chaleur magnétique. Et lui aussi, il se
+met à rêver. Son rêve est mouvement; il l'imite,
+se conforme à elle; son premier acte, acte d'amour
+obscur, est de lui ressembler.</p>
+
+<p>«Ne sais-tu que l'amour change en lui ce qu'il
+aime?»</p>
+
+<p>Et dès qu'il lui ressemble, il veut aller à elle.
+Il incline, il appuie plus près de la coquille,
+qui seule dès lors le sépare de sa mère. Alors,
+elle l'écoute; parfois elle est assez heureuse
+pour entendre déjà son premier <i>pipement</i>. Il ne
+restera guère. Il s'enhardit, prend son parti. Il
+a un bec, et il s'en sert. Il frappe, il fêle, il
+fend le mur de sa prison. Il a des pieds et il s'en
+aide... Voilà le travail commencé...
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p9" id="p9">9</a></span><span class="hidden">)</span>son salaire est la délivrance: il entre dans la
+liberté.</p>
+
+<p>Dire le ravissement, l'agitation, la prodigieuse
+inquiétude, tous les soins maternels, c'est ce que
+nous ne ferons pas ici; déjà nous venons de dire
+les difficultés de l'éducation.</p>
+
+<p>L'oiseau n'est initié que par le temps et la
+tendresse. Supérieur par le vol, il l'est beaucoup
+plus en ceci, qu'il a eu un foyer et qu'il a vécu
+par sa mère; alimenté par elle, et par son père
+émancipé, ce plus libre des êtres est le favori
+de l'amour.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l'on veut admirer la fécondité de la nature, la
+vigueur d'invention, la charmante richesse
+(effrayante, en un sens) qui d'une création
+identique tire par millions des miracles opposés,
+qu'on regarde cet &oelig;uf tout semblable à un autre,
+d'où pourtant jailliront les tribus infinies qui
+vont s'envoler par le monde.</p>
+
+<p>De l'obscure unité, elle verse, elle épanche en
+rayons innombrables et prodigieusement divergents,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p10" id="p10">10</a></span><span class="hidden">)</span>ces flammes ailées que vous nommez oiseaux,
+flamboyants d'ardeur et de vie, de couleur et de
+chant. De la main brûlante de Dieu échappe
+incessamment cet éventail immense de diversité
+foudroyante, où tout brille, où tout chante, où
+tout m'inonde d'harmonie, de lumière... Ébloui,
+je baisse les yeux.</p>
+
+<p><br></p>
+
+<p>Mélodieuses étincelles du feu d'en haut, où
+n'atteignez-vous pas?... pour vous, ni hauteur, ni
+distance; le ciel, l'abîme, c'est tout un. Quelle
+nuée, et quelle eau profonde ne vous est accessible?
+La terre, dans sa vaste ceinture, tant qu'elle est
+grande, avec ses monts, ses mers et ses vallées,
+elle vous appartient. Je vous entends sous
+l'équateur, ardents comme les traits du soleil. Je
+vous entends au pôle dans l'éternel silence où la
+vie a cessé, où la dernière mousse a fini; l'ours
+lui-même regarde de loin et s'éloigne en grondant.
+Vous, vous restez encore, vous vivez, vous aimez,
+vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort.
+Dans ces déserts terribles, vos touchantes amours
+innocentent ce que l'homme appelle la barbarie de
+la nature.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p13" id="p13">13</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE PÔLE.<br>
+OISEAUX-POISSONS.</h3>
+
+
+<p>La grande fée qui fait pour l'homme la plupart
+des biens et des maux, l'imagination, se joue à
+lui travestir de cent façons la nature. Dans tout
+ce qui passe ses forces ou blesse ses sensations,
+dans toutes les nécessités que commande l'harmonie
+du monde, il est tenté de voir et de maudire une
+volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre
+contre les Alpes; un poëte a follement placé le
+trône du Mal sur ces bienfaisants glaciers, qui
+sont la réserve des eaux de l'Europe, qui lui
+versent ses fleuves et qui font sa fécondité.
+D'autres, plus insensés encore, ont maudit les
+glaces du
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p14" id="p14">14</a></span><span class="hidden">)</span>pôle, méconnu la magnifique économie du globe, le
+balancement majestueux des courants alternatifs
+qui sont la vie de l'Océan. Ils ont vu la guerre
+et la haine, la méchanceté de la nature dans ses
+mouvements réguliers, profondément pacifiques, de
+la Mère universelle.</p>
+
+<p>Voilà les rêves de l'homme. Les animaux ne
+partagent nullement ces antipathies, ces terreurs;
+un double attrait, au contraire, chaque année les
+fait affluer vers les pôles en innombrables légions.</p>
+
+<p>Chaque année, oiseaux, poissons, gigantesques
+cétacés vont peupler les mers et les îles qui
+entourent le pôle austral. Mers admirables,
+fécondes, pleines et combles de vie commencée
+(à l'état de zoophytes) et de fermentation vivante,
+d'eaux gélatineuses, de frai, de germes
+surabondants.</p>
+
+<p>Les deux pôles également sont pour ces foules
+innocentes, partout poursuivies, le grand,
+l'heureux rendez-vous de l'amour et de la paix. Le
+cétacé, pauvre poisson qui pourtant a, comme nous,
+le doux lait et le sang chaud, ce proscrit
+infortuné qui bientôt aura disparu, c'est là qu'il
+trouve encore abri, une halte pour le moment sacré
+de la maternité et de l'allaitement. Nulles races
+meilleures ni plus douces, nulles plus fraternelles
+pour les leurs, plus tendres pour leurs petits.
+Cruelle ignorance de l'homme! Comment le lamentin, le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p15" id="p15">15</a></span><span class="hidden">)</span>phoque, qui sont si rapprochés de lui, ont-ils été
+tués sans horreur?</p>
+
+<p>L'homme géant du vieil Océan, la baleine, cet
+être aussi doux que l'homme nain est barbare, a
+sur lui cet avantage, d'accomplir, sur des espèces
+d'effrayante fécondité, le travail de destruction
+que commande la nature, sans leur infliger la
+douleur. Elle n'a ni dents, ni scie; nul de ces
+moyens de supplice dont les destructeurs du monde
+sont si abondamment pourvus. Absorbées subitement
+au fond de ce creuset mobile, elles se perdent et
+s'évanouissent, subissent instantanément les
+transformations de la grande chimie. La plupart
+des matières vivantes dont s'alimentent autour des
+pôles les habitants de ces mers, cétacés, poissons,
+oiseaux, n'ont pas d'organisme encore, ni de moyens
+de souffrir. Cela donne à ces tribus un caractère
+d'innocence qui nous touche infiniment, nous
+remplit de sympathie, d'envie aussi, s'il faut le
+dire. Trois fois heureux, trois fois béni, ce monde
+où la vie se répare sans qu'il en coûte la mort,
+ce monde qui généralement est affranchi de la
+douleur, qui dans ses eaux nourrissantes trouve
+toujours la mer de lait, n'a pas besoin de cruauté,
+et reste encore suspendu aux mamelles de la nature.</p>
+
+<p>Profonde était la paix de ces solitudes et de leurs
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p16" id="p16">16</a></span><span class="hidden">)</span>peuples amphibies, avant l'arrivée de l'homme.
+Contre l'ours et le renard bleu, les deux tyrans de
+la contrée, ils trouvaient un facile abri dans le
+sein, toujours ouvert, de la mer, leur bonne
+nourrice. Quand les marins y abordèrent, leur seul
+embarras était de percer la foule des phoques
+bienveillants et curieux qui venaient les regarder.
+Les manchots des terres australes, les pingouins
+des terres boréales, pacifiques et plus ingambes,
+ne faisaient aucun mouvement. Les oies, dont le fin
+duvet, d'une incomparable douceur, fournit
+l'édredon, se laissaient sans difficulté approcher,
+prendre à la main.</p>
+
+<p>L'attitude de ces êtres nouveaux fut pour nos
+navigateurs une cause de plaisantes méprises. Ceux
+qui, de loin, virent d'abord des îles couvertes de
+manchots, à leur tenue verticale, à leur robe
+blanche et noire, crurent voir des bandes
+nombreuses d'enfants en tabliers blancs. La roideur
+de leurs petits bras (à peine peut-on dire ailes
+pour ces oiseaux commencés), leur mauvaise grâce
+sur terre, leur difficulté à marcher, les adjuge
+à l'Océan où ils nagent à merveille, et qui est
+leur élément naturel et légitime; on dirait
+volontiers qu'ils en sont les premiers fils
+émancipés, des poissons ambitieux, candidats aux
+rôles d'oiseaux, qui déjà étaient parvenus à
+transformer leurs nageoires en ailerons écailleux.
+La métamorphose ne fut pas couronnée
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p17" id="p17">17</a></span><span class="hidden">)</span>d'un plein succès: oiseaux impuissants, maladroits,
+ils restent poissons habiles.</p>
+
+<p>Ou encore, à leurs larges pieds attachés de si
+près au corps, à leur cou court et posé sur un gros
+corps cylindrique, avec une tête aplatie, on les
+jugerait parents de leurs voisins les phoques, dont
+ils n'ont pas l'intelligence, mais du moins le bon
+naturel.</p>
+
+<p>Ces fils aînés de la nature, confidents de ses
+vieux âges de transformation, parurent, aux premiers
+qui les virent, d'étranges hiéroglyphes. De leur
+&oelig;il doux, mais terne et pâle comme la face de
+l'océan, ils semblaient regarder l'homme, ce dernier
+né de la planète, du fond de leur antiquité.</p>
+
+<p>Levaillant, non loin du cap de Bonne-Espérance,
+les trouva nombreux sur une île déserte où s'élevait
+le tombeau d'un pauvre marin danois, homme du pôle
+boréal, que le hasard avait amené là pour mourir
+aux terres australes, et qui se trouvait avoir
+l'épaisseur du globe entre lui et sa patrie...
+Phoques et manchots lui faisaient une nombreuse
+société: les premiers couchés, accroupis; les
+autres debout et montant avec dignité la garde
+autour du tombeau, tous plaintifs, et répondant aux
+plaintes de l'Océan, qu'on eût dit celle des morts.</p>
+
+<p>Leur station d'hiver est le Cap. Dans ce tiède
+exil d'Afrique, ils s'habillent d'un bon et solide
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p18" id="p18">18</a></span><span class="hidden">)</span>fourreau de graisse qui leur sera bien utile contre
+la faim et le froid. Dès que le printemps revient,
+une voix secrète leur dit que le tempétueux dégel
+a brisé, fondu les cristaux aigus des glaces, que
+les bienheureuses mers des pôles, leur patrie et
+leur berceau, leur doux paradis d'amour, sont
+ouvertes et les appellent. Ils s'élancent impatients,
+franchissent d'une rame rapide cinq ou six cents
+lieues de mer, sans repos que quelques glaces
+flottantes où, par instants, ils se posent. Ils
+arrivent, et tout est prêt. Un été de trente jours
+leur donne le moment du bonheur.</p>
+
+<p>Bonheur sévère. Le besoin de trouver une profonde
+paix les éloigne de la mer où est leur seule
+nourriture. Le temps d'amour, d'incubation, est
+un temps de jeûne et d'inquiétude. Le renard bleu,
+leur ennemi, les poursuit dans le désert. Mais
+l'union fait la force. Les mères couvent toutes
+ensemble, et la légion des pères veille autour
+d'elles, prête à se dévouer. Éclose seulement le
+petit! et que le bataillon serré le mène
+jusqu'à la mer... il s'y jette, il est sauvé!</p>
+
+<p>Sombres climats! Qui pourtant ne les aimerait,
+quand on y voit la nature si attendrissante, qui
+pare impartialement le foyer de l'homme, celui de
+l'oiseau, d'amour et de dévouement? Le foyer du
+Nord tient d'elle une grâce morale qu'a rarement celui
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p19" id="p19">19</a></span><span class="hidden">)</span>du Midi: un soleil y luit, qui n'est pas le soleil
+de l'équateur, mais plus doux, celui de l'âme.
+Toute créature y est relevée par l'austérité même
+du climat ou du danger.</p>
+
+<p>Le dernier effort en ce monde du Nord, qui n'est
+nullement celui de la beauté, c'est d'avoir trouvé
+le beau. Ce miracle sort du c&oelig;ur des mères. La
+Laponie n'a qu'un art, qu'un objet d'art: le
+berceau. «C'est un objet charmant, dit une dame
+qui a visité ces contrées; élégant et gracieux
+comme un joli petit soulier garni de la fourrure
+légère du lièvre blanc, plus délicat que la plume
+du cygne. Autour de la capote où la tête de
+l'enfant est parfaitement garantie, chaudement,
+doucement abritée, sont suspendus des colliers de
+perles de couleur, et de petites chaînettes en
+cuivre ou argent qui sonnent sans cesse et dont
+le cliquetis fait rire le petit Lapon.»</p>
+
+<p>Merveille de la maternité! Par elle, voilà la
+femme la plus rude qui devient inventive,
+artiste... Mais la femelle est héroïque. C'est le
+plus touchant des spectacles de voir l'oiseau de
+l'édredon, l'eider, s'arracher son duvet, pour
+coucher, couvrir son petit. Et quand l'homme a
+volé ce nid, la mère continue sur elle la cruelle
+opération. Et quand elle s'est plumée, n'a plus
+rien à arracher que la chair, le sang, le père lui
+succède et il s'arrache tout à son
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p20" id="p20">20</a></span><span class="hidden">)</span>tour; de sorte que le petit est vêtu d'eux, de
+leur substance, de leur dévouement et de leur
+douleur.</p>
+
+<p>Montaigne, en parlant d'un manteau dont s'était
+servi son père et que lui-même aimait à porter en
+mémoire de lui, dit ce mot touchant auquel ce pauvre
+nid me reporte: «Je m'enveloppais de mon père.»</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p23" id="p23">23</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>L'AILE.</h3>
+
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Des ailes! des ailes! pour voler</span><br>
+ <span class="i2">Par montagne et par vallée!</span><br>
+ <span class="i1">Des ailes pour bercer mon c&oelig;ur</span><br>
+ <span class="i2">Sur le rayon de l'aurore!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Des ailes pour planer sur la mer</span><br>
+ <span class="i2">Dans la pourpre du matin!</span><br>
+ <span class="i1">Des ailes au-dessus de la vie!</span><br>
+ <span class="i2">Des ailes par delà la mort!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s">(<span class="sc">Rückert.</span>)
+</p>
+<p>C'est le cri de la terre entière, du monde et de
+toute vie; c'est celui que toutes les espèces
+animales ou végétales poussent en cent langues
+diverses, la voix qui sort de la pierre même et du
+monde inorganique: «Des ailes! nous voulons des
+ailes, l'essor et le mouvement!»</p>
+
+<p>Oui, les corps les plus inertes se précipitent
+avidement dans les transformations chimiques qui les
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p24" id="p24">24</a></span><span class="hidden">)</span>font entrer au courant de la vie universelle, leur
+donnent les ailes du mouvement et de la
+fermentation.</p>
+
+<p>Oui, les végétaux fixés sur leur racine immobile
+épandent leurs amours intérieurs vers une existence
+ailée, et se recommandent aux vents, aux flots, aux
+insectes, pour les faire vivre au dehors, leur
+donner le vol que leur refusa la nature.</p>
+
+<p>Nous contemplons avec compassion ces
+ébauches animales, l'unau, l'aï, plaintives et
+souffrantes images de l'homme, qui ne peuvent faire
+un pas sans pousser un gémissement: <i>paresseux</i>
+ou <i>tardigrades</i>. Ces noms, que nous leur donnons,
+nous pouvions les garder pour nous. Si la lenteur
+est relative au désir du mouvement, à l'effort
+toujours trompé d'aller, d'avancer, d'agir, le
+vrai <i>tardigrade</i> c'est l'homme. La faculté de
+se traîner d'un point à l'autre de la terre, les
+ingénieux instruments qu'il a récemment inventés
+pour aider cette faculté, tout cela ne diminue pas
+son adhérence à la terre; il n'y reste pas moins
+collé par la tyrannie de la gravitation.</p>
+
+<p>Je ne vois guère sur la terre qu'une classe d'êtres
+à qui il soit donné d'ignorer ou de tromper, par le
+mouvement libre et rapide, cette universelle
+tristesse de l'impuissante aspiration: c'est celui
+qui ne tient à la terre que du bout de l'aile, pour ainsi
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p25" id="p25">25</a></span><span class="hidden">)</span>parler; celui que l'air lui-même berce et
+porte, le plus souvent sans qu'il ait à s'en mêler
+autrement que pour diriger à son besoin, à son
+caprice.</p>
+
+<p>Vie facile et vie sublime! De quel &oelig;il le dernier
+oiseau doit regarder, mépriser le plus fort, le
+plus rapide des quadrupèdes, un tigre, un lion!
+Qu'il doit sourire de le voir dans son impuissance,
+collé, fixé à la terre, la faisant trembler
+d'inutiles et vains rugissements, des gémissements
+nocturnes qui témoignent des servitudes de ce faux
+roi des animaux, lié, comme nous sommes tous, dans
+l'existence inférieure que nous font également la
+faim et la gravitation!</p>
+
+<p>Oh! la fatalité du ventre! la fatalité du
+mouvement qui nous fait traîner sur la terre!
+L'implacable pesanteur qui rappelle chacun de nos
+deux pieds à l'élément rude et lourd où la mort
+nous fera rentrer, et nous dit: «Fils de la terre,
+tu appartiens à la terre. Sorti un moment de son
+sein, tu y resteras bien longtemps.»</p>
+
+<p>N'en querellons pas la nature, c'est le signe
+certainement que nous habitons un monde fort jeune
+encore, fort barbare; monde d'essai et
+d'apprentissage, dans la série des étoiles, une des haltes
+élémentaires de la grande initiation. Ce globe est
+un globe enfant. Et toi, tu es un enfant. De cette
+école inférieure, tu seras émancipé aussi, tu auras de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p26" id="p26">26</a></span><span class="hidden">)</span>
+belles et puissantes ailes. Tu gagnes et mérites
+ici, à la sueur de ton front, un degré dans la
+liberté.</p>
+
+<p>Faisons une expérience. Demandons à l'oiseau encore
+dans l'&oelig;uf ce qu'il veut être, donnons-lui
+l'option. Veux-tu être homme, et partager cette
+royauté du globe que nous font l'art et le travail?</p>
+
+<p>Il répondra non, à coup sûr. Sans calculer l'effort
+immense, la peine, la sueur et le souci, la vie
+d'esclave par laquelle nous achetons la royauté,
+il n'aura qu'un mot à dire: «Roi moi-même en
+naissant de l'espace et de la lumière, pourquoi
+abdiquerais-je, quand l'homme, en sa plus haute
+ambition, dans son suprême v&oelig;u de bonheur et de
+liberté, rêve de se faire oiseau et de prendre des
+ailes?</p>
+
+<p>C'est dans son meilleur âge, dans sa première et
+plus riche existence, dans ses songes de jeunesse,
+que parfois l'homme a la bonne fortune d'oublier
+qu'il est homme, serf de la pesanteur et lié à la
+terre. Le voilà qui s'envole, il plane, il domine
+le monde, il nage dans un trait du soleil, il jouit
+du bonheur immense d'embrasser d'un regard
+l'infinité des choses qu'hier il voyait une à une. Obscure
+énigme de détail, tout à coup lumineuse pour qui
+en perçoit l'unité! Voir le monde sous soi,
+l'embrasser et l'aimer! quel divin et sublime
+songe!... Ne m'éveillez pas, je vous prie, ne
+m'éveillez jamais!...
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p27" id="p27">27</a></span><span class="hidden">)</span>
+Mais quoi! Voici le jour,
+le bruit et le travail; le dur marteau de fer, la
+perçante cloche, de son timbre d'acier, me
+détrônent, me précipitent; mes ailes ont fondu.
+Terre lourde, je retombe à la terre; froissé,
+courbé, je reprends la charrue.</p>
+
+<p>Quand, à la fin de l'autre siècle, l'homme eut
+l'idée hardie de se livrer au vent, de monter dans
+les airs, sans gouvernail, ni rame, ni moyen de
+direction, il proclama qu'enfin il avait pris des
+ailes, éludé la nature et vaincu la gravitation.
+De cruels et tragiques événements démentirent cette
+ambition. On étudia l'aile; on entreprit de
+l'imiter; on contrefit grossièrement l'inimitable
+mécanique. Nous vîmes avec effroi, d'une colonne
+de cent pieds, un pauvre oiseau humain, armé d'ailes
+immenses, s'élancer, s'agiter et se briser en
+pièces.</p>
+
+<p>La triste et funeste machine, dans sa laborieuse
+complication, était bien loin de rappeler cet
+admirable bras (bien supérieur au bras humain), ce
+système de muscles qui coopèrent entre eux dans un
+si fort et si vif mouvement. Détendue et
+dégingandée, l'aile humaine manquait spécialement
+du muscle tout-puissant qui lie l'épaule à la
+poitrine (l'humérus
+au sternum), et donne le violent coup d'aile au
+vol foudroyant du faucon. L'instrument tient ici
+de si près au moteur, l'aviron au rameur, et fait
+si bien un avec lui, que le martinet, la frégate
+rament à
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p28" id="p28">28</a></span><span class="hidden">)</span>
+quatre-vingts lieues par heure, cinq ou
+six fois plus vite que nos chemins de fer les plus
+rapides, dépassant l'ouragan, et sans nul rival
+que l'éclair.</p>
+
+<p>Mais nos pauvres imitateurs eussent-ils vraiment
+imité l'aile, rien n'était fait. On copiait la
+forme, mais non la structure intérieure; on
+croyait que l'oiseau avait dans le vol seul sa
+force d'ascension, ignorant le secret auxiliaire
+que la nature cache en sa plume et ses os. Le
+mystère, la merveille, c'est la faculté qu'elle
+lui donne de se faire, comme il veut, léger ou
+lourd, en admettant plus ou moins d'air dans ces
+réservoirs ménagés exprès. Pour devenir léger, il
+enfle son volume, donc diminue sa pesanteur
+relative; dès lors il monte de lui-même dans un
+milieu plus lourd que lui. Pour descendre ou
+tomber, il se refait petit, étroit, en chassant
+l'air qui le gonflait, donc plus pesant, aussi
+pesant qu'il veut. Voilà ce qui trompait, ce qui
+faisait la fatale ignorance. On savait que l'oiseau
+est un vaisseau, non qu'il fût un ballon. On
+n'imitait que l'aile; l'aile bien imitée, si l'on
+n'y joint cette force intérieure, n'est qu'un sûr
+moyen de périr.</p>
+
+<p>Mais cette faculté, ce jeu rapide de prendre ou
+chasser l'air, de nager sous un lest variable à
+volonté, à quoi cela même tient-il? à une
+puissance unique, inouïe, de respiration. L'homme
+qui recevrait autant d'air à la fois serait tout
+d'abord étouffé.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p29" id="p29">29</a></span><span class="hidden">)</span>
+Le poumon de l'oiseau, élastique
+et puissant, s'en empreint, s'en emplit, s'en
+enivre avec force et délice, le verse à flots aux
+os, aux cellules aériennes. Aspiration, rénovation
+de rapidité foudroyante de seconde en seconde. Le
+sang, vivifié sans cesse d'un air nouveau, fournit
+à chaque muscle cette inépuisable vigueur, qui
+n'est à nul autre être, et n'appartient qu'aux
+éléments.</p>
+
+<p>La lourde image d'Antée touchant à la Terre, sa
+mère, et y puisant des forces, rend faiblement,
+grossièrement, quelque idée de cette réalité.
+L'oiseau n'a pas à chercher l'air pour le toucher
+et s'y renouveler; l'air le cherche et afflue en
+lui; il lui rallume incessamment le brûlant foyer
+de la vie.</p>
+
+<p>Voilà ce qui est prodigieux, et non pas l'aile.
+Ayez l'aile du condor et suivez-le, quand du
+sommet des Andes, et de leurs glaciers sibériques,
+il fond, il tombe au rivage brûlant du Pérou,
+traversant en une minute toutes les températures,
+tous les climats du globe, aspirant d'une haleine
+l'effrayante masse d'air, brûlée, glacée,
+n'importe!... Vous arriveriez foudroyé!</p>
+
+<p>Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort
+quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un
+ballon (dit Toussenel), son sourd rugissement se
+perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p30" id="p30">30</a></span><span class="hidden">)</span>
+voix et de respiration, la petite alouette monte
+en filant son chant, et on l'entend encore quand
+on ne la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans
+fatigue, qui n'a rien coûté, semble la joie d'un
+invisible esprit qui voudrait consoler la terre.</p>
+
+<p>La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres,
+c'est l'oiseau, parce qu'il se sent fort au delà de
+son action, parce que, bercé, soulevé de l'haleine
+du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en
+rêve. La force illimitée, la faculté sublime,
+obscure chez les êtres inférieurs, chez l'oiseau
+claire et vive, de prendre à volonté sa force au
+foyer maternel, d'aspirer la vie à torrent, c'est
+un enivrement divin.</p>
+
+<p>La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non
+impie, de chaque être, est de vouloir ressembler à
+la grande Mère, de se faire à son image, de
+participer aux ailes infatigables dont l'Amour
+éternel couve le monde.</p>
+
+<p>La tradition humaine est fixée là-dessus. L'homme
+ne veut pas être homme, mais ange, un Dieu ailé.
+Les génies ailés de la Perse font les chérubins
+de Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché,
+à l'âme, et elle trouve le vrai nom de l'âme,
+l'<i>aspiration</i>
+<span title="asthma">&alpha;&sigma;&theta;&mu;&alpha;</span>.
+L'âme a gardé ses ailes; elle passe
+à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge, et va
+croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se
+formule ce v&oelig;u, échappé du plus profond de sa
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p31" id="p31">31</a></span><span class="hidden">)</span>
+nature et de ses ardeurs prophétiques: «Oh! si
+j'étais oiseau!» dit l'homme. La femme n'a nul
+doute que l'enfant ne devienne un ange.</p>
+
+<p>Elle l'a vu ainsi dans ses songes.</p>
+
+<p>Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissement
+des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous
+étiez partout! Si vraiment vous viviez! Si nous
+n'avions perdu rien de ce qui fait notre deuil! si,
+d'étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un
+vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux
+pèlerinage à travers la bonté immense!...</p>
+
+<p>On le croit par moments. Quelque chose nous dit
+que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des
+échappées du vrai monde, des lumières entrevues
+derrière le brouillard d'ici-bas, des promesses
+certaines, et que le prétendu réel serait plutôt
+le mauvais songe.</p>
+
+
+<p><a name="p34" id="p34"> </a>
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p35" id="p35">35</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>PREMIERS ESSAIS DE L'AILE.</h3>
+
+
+<p>Il n'est point d'homme illettré, ignorant, point
+d'esprit blasé, insensible, qui puisse se défendre
+d'une émotion de respect, je dirai presque de
+terreur, en entrant dans les salles de notre
+Musée d'histoire naturelle.</p>
+
+<p>Nulle collection étrangère, à notre connaissance,
+ne produit cette impression.</p>
+
+<p>D'autres, sans doute, comme celle du splendide
+musée de Leyde, sont plus riches en tel genre; non
+plus complètes, non plus harmoniques. Cette
+grandiose harmonie se sent instinctivement, elle
+impose et saisit. Le voyageur inattentif, visiteur
+fortuit, est pris sans s'y attendre; il s'arrête
+et il songe. En face de cette énorme énigme, de cet
+immense hiéroglyphe
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p36" id="p36">36</a></span><span class="hidden">)</span>
+qui pour la première fois se pose devant lui, il
+se tiendrait heureux s'il pouvait lire un
+caractère, épeler une lettre. Que de fois des gens
+du peuple, surpris et tourmentés de telle forme
+bizarre, nous en ont demandé le sens! Un mot les
+mettait sur la voie, une simple indication les
+charmait; ils partaient contents, et se
+promettaient de revenir. Au contraire, ceux qui
+traversaient cet océan d'objets inconnus, incompris,
+s'en allaient fatigués et tristes.</p>
+
+<p>Formons le v&oelig;u qu'une administration si éclairée,
+si haut placée dans la science, revienne à la
+constitution primitive du Muséum, qui créait des
+<i>gardiens démonstrateurs</i>, et n'admettait comme
+surveillants de ce trésor que ceux qui pouvaient le
+comprendre, et par moments l'interpréter.</p>
+
+<p>Un autre v&oelig;u que nous osons former, c'est qu'à
+côté des grands naturalistes on place les images
+des courageux navigateurs, des voyageurs persévérants,
+qui, par leurs travaux, leurs périls,
+en hasardant cent fois leur vie, nous ont rapporté
+ces trésors. S'ils valent en eux-mêmes, ils valent
+peut-être plus encore par l'héroïsme et la
+grandeur de c&oelig;ur de ceux qui nous les ont gagnés.
+Ce charmant colibri, madame, saphir ailé où vous
+verriez un futile objet de parure, savez-vous bien
+qu'un Azara, un Lesson, vous l'a rapporté des
+forêts meurtrières où l'on ne respire que la mort?
+Ce tigre magnifique dont vous
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p37" id="p37">37</a></span><span class="hidden">)</span>
+admirez le pelage, sachez que, pour le mettre ici,
+il a fallu que, dans les jongles, il fût cherché,
+rencontré face à face, tiré, frappé au front par
+l'intrépide Levaillant? Ces voyageurs illustres,
+amants ardents de la nature, souvent sans moyens,
+sans secours, l'ont suivie aux déserts, observée et
+surprise dans ses mystérieuses retraites, s'imposant
+la soif et la faim, d'incroyables fatigues, ne se
+plaignant jamais, se croyant trop récompensés,
+pleins d'amour, de reconnaissance à chaque
+découverte, ne regrettant rien à ce prix, non pas
+même la mort de Lapeyrouse ou de Mungo Park,
+la mort dans les naufrages, la mort chez les
+barbares.</p>
+
+<p>Qu'ils revivent ici au milieu de nous! Si leur vie
+solitaire s'écoula loin de l'Europe pour la servir,
+que leurs images soient placées au milieu de la
+foule reconnaissante, avec la brève indication de
+leurs heureuses découvertes, de leurs souffrances
+et de leur grand courage. Plus d'un jeune homme se
+sentira ému d'avoir vu ces héros et reviendra
+rêveur et tenté de les imiter.</p>
+
+<p>C'est la double grandeur de ce lieu. Des héros
+envoyèrent ces choses, et elles furent recueillies,
+classées, harmonisées par des grands hommes, à qui
+tout affluait comme à un centre légitime, et que
+leur position autant que leur génie mit à même
+d'opérer ici la centralisation de la nature.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p38" id="p38">38</a></span><span class="hidden">)</span>
+Au dernier siècle, le grand mouvement des sciences
+convergeait autour d'un homme de génie, important
+par le rang, les entourages et la fortune,
+M. le comte de Buffon; tous les dons des savants,
+des voyageurs, des rois, venaient à lui, par lui se
+classaient au Musée. De nos jours un plus grand
+spectacle a fixé sur ce lieu l'attention émue de
+toutes les nations du monde, quand deux hommes
+immenses (plus que deux hommes, deux méthodes),
+Cuvier, Geoffroy y combattirent. Tous s'y
+intéressèrent ou pour l'un ou pour l'autre, tous
+prirent parti, envoyèrent pour ou contre des
+preuves au Muséum, tel des livres, tel des animaux
+ou des faits inconnus. De sorte que ces collections
+qu'on croirait mortes sont vivantes; elles
+palpitent encore de cette lutte, animées par les
+grands esprits qui ont appelé tous ces êtres en
+témoignage dans leur combat fécond.</p>
+
+<p>Ce n'est pas là un dépôt fortuit. Ce sont des
+séries très-suivies, formées et composées
+systématiquement par de profonds penseurs. Les
+espèces qui forment les plus curieuses transitions
+entre les genres y sont richement représentées.
+C'est là qu'on voit bien mieux qu'ailleurs ce qu'ont
+dit Linné et Lamark: qu'à mesure que nos musées
+s'enrichiraient, deviendraient plus complets,
+auraient moins de lacunes, on avouerait que la
+nature ne fait rien
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p39" id="p39">39</a></span><span class="hidden">)</span>
+brusquement, mais par transitions douces et
+insensibles. Où nous croyons voir dans ses &oelig;uvres
+un saut, un vide, un passage brusque et
+inharmonique, accusons-nous nous-mêmes; cette
+lacune, c'est notre ignorance.</p>
+
+<p>Arrêtons-nous quelques moments aux solennels
+passages où la vie incertaine semble osciller encore,
+où la nature paraît s'interroger elle-même, tâter
+sa volonté. <i>Serai-je poisson ou mammifère?</i> se
+dit l'être; il hésite, et reste poisson à sang
+chaud; c'est la bonne et douce tribu des
+lamentins, des phoques. <i>Serai-je oiseau ou
+quadrupède?</i> Grande question, hésitation
+perplexe, long combat et varié. Toutes les
+péripéties en sont racontées, les solutions
+diverses des problèmes naïvement posées, réalisées,
+par des êtres bizarres, comme l'ornithorynque,
+qui n'aura d'oiseau que le bec, comme la pauvre
+chauve-souris, être innocent et tendre dans son
+nid de famille, dont la forme indécise fait la
+laideur et l'infortune. En elle, on voit que la
+nature cherche l'aile, et ne trouve encore qu'une
+membrane velue, hideuse, qui toutefois en fait
+déjà la fonction.</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Je suis oiseau; voyez mes ailes.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="noindent">Mais l'aile même ne fait pas l'oiseau.
+</p>
+<p>Placez-vous vers le centre du musée, et tout près
+de l'horloge. Là, vous apercevez, à gauche, le premier
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p40" id="p40">40</a></span><span class="hidden">)</span>
+rudiment de l'aile dans le manchot du pôle austral,
+et dans son frère le pingouin boréal, plus
+développé d'un degré. Ailerons écailleux, dont les
+pennes luisantes rappellent le poisson bien mieux
+que l'oiseau. Sur terre, c'est un infirme; la terre
+est difficile pour lui, l'air impossible. Ne le
+plaignez pas trop. Sa prévoyante mère le destine
+aux mers des pôles, où il n'aura guère à marcher.
+Elle l'habille soigneusement d'un beau fourreau
+de graisse et d'une imperméable robe. Elle veut
+qu'il ait chaud dans les glaces. Quel en est le
+meilleur moyen? Il semble qu'elle ait hésité,
+tâtonné; à côté du manchot, on voit avec surprise
+un essai d'un tout autre genre, mais non pas moins
+frappant comme précaution maternelle: c'est un
+gorfou très-rare, que je n'ai vu dans nul autre
+musée, habillé d'une rude fourrure de quadrupède,
+comme d'une sorte de poil de chèvre, mais plus
+luisant peut-être dans l'animal vivant, et
+certainement impénétrable à l'eau.</p>
+
+<p>Pour mettre ensemble les oiseaux qui ne volent pas,
+il nous faudrait rapprocher de ceux-ci le
+navigateur du désert, l'oiseau-chameau, l'autruche
+analogue au chameau même par la structure
+intérieure. Du moins, si son aile ébauchée ne peut
+l'enlever de terre, elle l'aide puissamment à
+marcher, lui donne une extrême vitesse; c'est sa
+voile pour traverser son aride océan d'Afrique.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p41" id="p41">41</a></span><span class="hidden">)</span>
+Revenons au manchot, véritable point de départ de
+la série, au manchot dont l'aile vraiment
+rudimentaire ne sert point comme voile, n'aide
+point à la marche, n'est qu'une indication comme
+un souvenir de la nature.</p>
+
+<p>Elle s'en détache, se soulève péniblement dans
+un premier essai de vol par deux figures étranges,
+qui nous semblent grotesques et prétentieuses. Le
+manchot ne l'est pas: honnête et simple créature,
+on voit qu'il n'eut jamais l'ambition du vol. Mais
+en voici qui s'émancipent, qui semblent chercher
+la parure, ou la grâce du mouvement. Le gorfou
+paraît être un manchot décidé à quitter sa
+condition; il prend une aigrette coquette qui met
+en relief sa laideur. L'informe macareux, qui
+semble la caricature d'une caricature, le perroquet
+lui ressemble par un gros bec, mal dégrossi, mais
+sans tranchant ni force, sans queue et mal
+équilibré, il peut toujours être emporté par le
+poids de sa grosse tête. Il se hasarde à voleter
+pourtant au risque des culbutes. Il plane
+noblement tout près de terre et fait l'envie
+peut-être des manchots et des phoques. Parfois il
+se hasarde en mer; malencontreux vaisseau, le
+moindre vent fait son naufrage.</p>
+
+<p>On ne peut le nier pourtant, l'essor est pris. Des
+oiseaux de diverses sortes continuent plus
+heureusement. Le genre si riche des plongeons,
+dans ses
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p42" id="p42">42</a></span><span class="hidden">)</span>
+espèces très-diverses, relie les voiliers aux
+nageurs: telles, d'une aile accomplie, d'un vol
+hardi et sûr, font les plus grands voyages: telles,
+encore revêtues des pennes luisantes du manchot,
+frétillent et jouent au fond des mers; les
+nageoires seules leur manquent et la respiration
+pour être des poissons parfaits; ils alternent,
+ils sont maîtres de l'un et de l'autre élément.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p45" id="p45">45</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE TRIOMPHE DE L'AILE.</h3>
+
+<p class="d">LA FRÉGATE.
+</p>
+
+<p>N'essayons pas d'énumérer tous les intermédiaires.
+Passons à l'oiseau blanc que je vois là-haut dans
+les nues, oiseau qu'on voit partout, sur l'eau, sur
+terre, sur les écueils couverts et découverts des
+flots, oiseau qu'on aime à voir, familier et
+glouton, et qu'on peut appeler petit vautour des
+mers. Je parle de ces myriades de goëlands ou de
+mouettes, dont toute côte répète les cris.
+Trouvez-moi des êtres plus libres. Jour et nuit,
+midi ou nord, mer ou plage, proie morte ou
+vivante, tout leur est un. Usant de tout, chez eux
+partout, ils promènent vaguement des flots au ciel
+leur blanche
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p46" id="p46">46</a></span><span class="hidden">)</span>
+voile; le vent nouveau qui tourne et change, c'est
+toujours le bon vent qui va où ils voulaient aller.</p>
+
+<p>Sont-ils autre chose que l'air, la mer, les
+éléments qui ont pris aile et volent? Je n'en
+sais rien: à voir leur &oelig;il gris, terne et froid
+(qu'on n'imite nullement dans nos musées), on croit
+voir la mer grise, l'indifférente mer du Nord, dans
+sa glaciale impersonnalité. Que dis-je? cette mer
+est plus émue. Parfois phosphorescente, électrique,
+il lui arrive de s'animer bien plus. Le vieux père
+Océan, sournois, colère, souvent sous sa face
+pâle roule bien des pensées. Ses fils, les
+goëlands, semblent moins animaux que lui. Ils
+volent de leurs yeux morts cherchant quelque proie
+morte, s'attroupant, hâtant en famille la
+destruction des grands cadavres qui pour eux
+flottent sur la mer. Point féroces d'aspect,
+égayant le navigateur par leurs jeux, par
+l'apparition fréquente de leurs blanches ailes, ils
+lui parlent des terres lointaines, des rives qu'il
+quitte ou qu'il va voir, des amis absents, espérés.
+Et ils le servent aussi à l'approche des orages,
+qu'ils annoncent et prédisent. Souvent leur voile
+éployée lui conseille de serrer les siennes.</p>
+
+<p>Car ne supposez pas que, l'orage venu, ils
+daigneront plier les ailes. Tout au contraire, ils
+partent. L'orage est leur récolte; plus la mer
+est terrible, moins le poisson peut se soustraire
+à ces hardis
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p47" id="p47">47</a></span><span class="hidden">)</span>
+pêcheurs. Dans la baie de Biscaye, où la houle,
+poussée du nord-ouest, traversant l'Atlantique,
+arrive entassée, exhaussée à des hauteurs énormes,
+avec des chocs épouvantables, les goëlands placides
+travaillent imperturbablement. «Je les voyais, dit
+M. de Quatrefages, décrire en l'air mille
+courbes, plonger entre deux vagues, reparaître avec
+un poisson. Plus rapides quand ils suivaient le
+vent, plus lents quand ils restaient en face, ils
+planaient cependant avec la même aisance, sans
+paraître donner un coup d'aile de plus que dans les
+plus beaux jours. Et cependant les flots
+remontaient les talus, comme des cataractes à
+l'envers, aussi haut que la plate-forme de
+Notre-Dame, et l'écume plus haut que Montmartre.
+Ils n'en semblaient pas plus émus.»</p>
+
+<p>L'homme n'a pas leur philosophie. Les matelots
+sont fort émus lorsque, le jour baissant, une
+subite nuit se faisant sur les mers, ils voient
+autour du navire voler une sinistre petite figure,
+un funèbre oiseau noir. Noir n'est pas le mot
+propre, le noir serait plus gai; la vraie nuance
+est celle d'un brun fumeux qu'on ne définit pas.
+Ombre d'enfer, ou mauvais songe, qui marche sur les
+eaux, se promène à travers la vague, foule aux
+pieds la tempête. Ce pétrel (ou Saint-Pierre) est
+l'horreur du marin, qui croit y voir une malédiction
+vivante. D'où
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p48" id="p48">48</a></span><span class="hidden">)</span>
+vient-il? D'où peut-il surgir, à des distances
+énormes de toute terre? que veut-il? que vient-il
+chercher, si ce n'est le naufrage? Il voltige
+impatient, et déjà choisit les cadavres que lui va
+livrer sa complice, l'atroce et méchante mer.</p>
+
+<p>Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins
+effrayés verraient dans le pauvre oiseau un autre
+navire en détresse, un navigateur imprudent qui,
+lui aussi, a été surpris loin de la côte et sans
+abri. Ce vaisseau est pour lui une île, où il
+voudrait bien reposer. Le sillage seul du navire
+qui coupe et le flot et le vent, c'est déjà un
+refuge, un secours contre la fatigue. Sans cesse,
+d'un vol agile, il met le rempart du vaisseau entre
+lui et la tempête. Timide et myope, on ne le voit
+guère que quand elle fait la nuit. Il nous
+ressemble, il craint l'orage, il a peur, ne veut
+pas périr, et dit comme vous, marins: «Que
+deviendraient mes petits?»</p>
+
+<p>Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je
+vois un petit point bleu au ciel. Heureuse et
+sereine région qui gardait la paix par-dessus
+l'orage. Dans ce point bleu, royalement, un petit
+oiseau d'aile immense nage à dix mille pieds de
+haut. Goëland? non: l'aile est noire. Aigle?
+non, l'oiseau est petit.</p>
+
+<p>C'est le petit aigle de mer, le premier de la race
+ailée, l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais
+la
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p49" id="p49">49</a></span><span class="hidden">)</span>
+voile, le prince de la tempête, contempteur de
+tous les dangers: le guerrier ou la frégate.</p>
+
+<p>Nous avons atteint le terme de la série commencée
+par l'oiseau sans aile. Voici l'oiseau qui n'est
+plus qu'aile. Plus de corps: celui du coq à peine,
+avec des ailes prodigieuses qui vont jusqu'à
+quatorze pieds. Le grand problème du vol est résolu
+et dépassé, car le vol semble inutile. Un tel
+oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis,
+n'a qu'à se laisser porter. L'orage vient? Il monte
+à de telles hauteurs qu'il y trouve la sérénité. La
+métaphore poétique, fausse de tout autre oiseau,
+n'est point figure pour celui-ci: à la lettre il
+dort sur l'orage.</p>
+
+<p>S'il veut ramer sérieusement, toute distance
+disparaît. Il déjeune au Sénégal, dîne en
+Amérique.</p>
+
+<p>Ou, s'il veut mettre plus de temps, s'amuser en
+route, il le peut; il continuera dans la nuit
+indéfiniment, sûr de se reposer... sur quoi? sur
+sa grande aile immobile, qu'il lui suffit de
+déployer sur l'air, qui se charge seul de la
+fatigue du voyage, sur le vent, son serviteur, qui
+s'empresse à le bercer.</p>
+
+<p>Notez que cet être étrange a de plus cette royauté
+de ne rien craindre en ce monde. Petit, mais fort,
+intrépide, il brave tous les tyrans de l'air; il
+mépriserait au besoin le pycargue et le condor;
+ces énormes et lourdes bêtes s'ébranleraient à
+grand'peine qu'il serait déjà à dix lieues.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p50" id="p50">50</a></span><span class="hidden">)</span>
+Oh! C'est là que l'envie nous prend, lorsque dans
+l'azur ardent des tropiques nous voyons passer en
+triomphe, à des hauteurs incroyables, presque
+imperceptible par la distance, l'oiseau noir dans
+la solitude, unique dans le désert du ciel. Tout
+au plus, un peu plus bas, le croise dans sa grâce
+légère un blanc voilier, le paille-en-queue.</p>
+
+<p>Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l'air,
+sans peur, sans fatigue, maître de l'espace, dont
+le vol si rapide supprime le temps? Qui plus que
+toi est détaché des basses fatalités de l'être?</p>
+
+<p>Une chose pourtant m'étonnait: c'était qu'envisagé
+de près, ce premier du royaume ailé n'a rien de la
+sérénité que promet une vie libre. Son &oelig;il est
+cruellement dur, âpre, mobile, inquiet. Son
+attitude tourmentée est celle d'une vigie
+malheureuse qui doit, sous peine de mort, veiller
+sur l'infini des mers. Celui-ci visiblement fait
+effort pour voir au loin. Et si sa vue ne le sert,
+l'arrêt est sur son noir visage; la nature le
+condamne, il meurt.</p>
+
+<p>En y regardant de près, on le voit, il n'a pas de
+pieds. Fort courts du moins et palmés, ils ne
+peuvent marcher, percher. Avec un bec formidable,
+il n'a pas les griffes du véritable aigle de mer.
+Faux aigle, et supérieur au vrai par l'audace
+comme par le vol, il n'a pourtant pas sa force, il
+n'a pas ses prises invincibles. Il frappe et tue;
+peut-il saisir?</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p51" id="p51">51</a></span><span class="hidden">)</span>
+De là sa vie tout incertaine, de hasards, vie de
+corsaire, de pirate, plus que de marin, et la
+question permanente qu'on lit trop bien sur son
+visage: «Dînerai-je?... aurai-je ce soir de quoi
+donner à mes petits?»</p>
+
+<p>L'immense et superbe appareil de ses ailes devient
+à terre un danger, un embarras. Il lui faut, pour
+s'enlever, beaucoup de vent ou un lieu élevé, une
+pointe, un roc. Surprise sur un sable plat, sur les
+bancs, les bas écueils où elle s'arrête souvent, la
+frégate est sans défense; elle a beau menacer,
+frapper, elle est assommée à coups de bâton.</p>
+
+<p>Sur mer, ces ailes immenses, admirables quand elles
+s'élèvent, sont peu propres à raser l'eau.
+Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et
+dès lors malheur à l'oiseau! il appartient aux
+poissons, il nourrit les basses tribus dont il
+comptait se nourrir: le gibier mange le chasseur,
+le preneur est pris.</p>
+
+<p>Et cependant comment faire? Sa nourriture est
+dans les eaux. Il faut toujours qu'il s'en
+rapproche, qu'il y retourne, qu'il rase sans cesse
+l'odieuse et féconde mer qui menace de l'engloutir.</p>
+
+<p>Donc cet être si bien armé, ailé, supérieur à tous
+par la vue, le vol, l'audace, n'a qu'une vie
+tremblante et précaire. Il mourrait de faim s'il
+n'avait l'industrie de se créer un pourvoyeur
+auquel il escroque
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p52" id="p52">52</a></span><span class="hidden">)</span>
+sa nourriture. Sa ressource, hélas! ignoble,
+c'est d'attaquer un oiseau lourd et peureux, le
+fou, excellent pêcheur. La frégate, qui n'est pas
+plus grosse, le poursuit, le frappe du bec sur le
+cou, lui fait rendre gorge. Tout cela se passe
+dans l'air; avant que le poisson ne tombe, elle
+le happe au passage.</p>
+
+<p>Si cette ressource manque, elle ne craint pas
+d'attaquer l'homme: «En débarquant à l'Ascension,
+dit un voyageur, nous fûmes assaillis des frégates.
+L'une voulait m'arracher un poisson de la main
+même. D'autres voltigeaient sur la chaudière où
+cuisait la viande pour l'enlever, sans tenir
+compte des matelots qui étaient autour.»</p>
+
+<p>Dampier en vit de malades, de vieilles ou
+estropiées, se tenant sur les écueils qui semblaient
+leurs Invalides, levant des contributions sur les
+jeunes fous, leurs vassaux, et se nourrissant de
+leur pêche. Mais, dans leur état de force, elles ne
+posent guère à terre, vivant comme les nuages,
+flottant de leurs grandes ailes constamment d'un
+monde à l'autre, attendant leur aventure, et perçant
+l'infini du ciel, l'infini des eaux, d'un implacable
+regard.</p>
+
+<p>Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose
+pas. Le premier des navigateurs est celui qui
+n'arrive pas. La terre, la mer, lui sont presque
+également interdites. Et c'est l'éternel exilé.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p53" id="p53">53</a></span><span class="hidden">)</span>
+N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment
+libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste,
+nul vol assez grand, nulle aile ne suffit. La plus
+puissante est un asservissement. Il en faut d'autres
+que l'âme attend, demande et espère:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Des ailes par-dessus la vie!</span><br>
+ <span class="i0">Des ailes par delà la mort!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p57" id="p57">57</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LES RIVAGES.<br>
+DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES.</h3>
+
+
+<p>J'ai maintes fois, en des jours de tristesse,
+observé un être plus triste, que la mélancolie
+aurait pris pour symbole: c'était le rêveur des
+marais, l'oiseau contemplateur qui, en toutes
+saisons, seul devant les eaux grises, semble, avec
+son image, plonger dans leur miroir sa pensée
+monotone.</p>
+
+<p>Sa noble aigrette noire, son manteau gris de perle,
+ce deuil quasi-royal contraste avec son corps
+chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le
+pauvre hère ne montre que deux ailes; pour peu
+qu'il s'éloigne en hauteur, du corps il n'est plus
+question; il devient invisible. Animal vraiment
+aérien,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p58" id="p58">58</a></span><span class="hidden">)</span>
+pour porter ce corps si léger, le héron a assez,
+il a trop d'une patte; il replie l'autre;
+presque toujours sa silhouette boiteuse se dessine
+ainsi sur le ciel dans un bizarre hiéroglyphe.</p>
+
+<p>Quiconque a vécu dans l'histoire, dans l'étude
+des races et des empires déchus, est tenté de voir
+là une image de décadence. C'est un grand seigneur
+ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul
+être ne sort à cet état misérable des mains de la
+nature. Donc, je me hasardai à interroger ce
+rêveur et je lui dis de loin ces paroles que sa
+très-fine ouïe perçut exactement: «Ami pêcheur,
+voudrais-tu bien me dire (sans délaisser ta
+station) pourquoi, toujours si triste, tu sembles
+plus triste aujourd'hui? As-tu manqué ta proie?
+Le poisson trop subtil a-t-il trompé tes yeux? La
+grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de
+l'onde?</p>
+
+<p>&mdash;Non, poissons ni grenouilles n'ont pas ri du
+héron... Mais le héron lui-même rit de lui, se
+méprise quand il entre en pensée de ce que fut sa
+noble race et de l'oiseau des anciens jours.</p>
+
+<p>«Tu veux savoir à quoi je rêve? Demande au chef
+indien des Chérokés, des Jowais, pourquoi, des
+jours entiers, il tient la tête sur le coude,
+regardant sur l'arbre d'en face un objet qui n'y
+fut jamais.</p>
+
+<p>«La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux
+aquatiques dans l'âge intermédiaire où,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p59" id="p59">59</a></span><span class="hidden">)</span>
+jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats,
+de lutte, mais d'abondante subsistance. Pas un
+héron alors qui ne gagnât sa vie. Besoin n'était
+d'attendre ni de poursuivre; la proie poursuivait
+le chasseur; elle sifflait, coassait de tous
+côtés. Des millions d'êtres de nature indécise,
+oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les
+limites mal tracées des deux éléments.
+Qu'auriez-vous fait, vous autres, faibles et
+derniers nés du monde? L'oiseau vous prépara la
+terre. Des combats gigantesques eurent lieu contre
+les monstres énormes, fils du limon; le fils de
+l'air, l'oiseau prit taille de géant. Si vos
+histoires ingrates n'ont pas trace de tout cela,
+la grande histoire de Dieu le raconte au fond
+de la terre où elle a déposé les vaincus, les
+vainqueurs, les monstres exterminés par nous et
+celui qui les détruisit.</p>
+
+<p>«Vos fictions mensongères nous bercent d'un
+Hercule humain. Que lui eût servi sa massue contre
+le plésiosaure? qui eût attendu face à face cet
+horrible léviathan? Il y fallait le vol, l'aile
+forte, intrépide, qui du plus haut lançait,
+relevait, relançait l'Hercule oiseau, l'épiornis,
+un aigle de vingt pieds de haut et de cinquante
+pieds d'envergure, implacable chasseur qui, maître
+de trois éléments, dans l'air, dans l'eau, dans la
+vase profonde, suivait le dragon sans repos.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p60" id="p60">60</a></span><span class="hidden">)</span>
+«L'homme eût péri cent fois. Par nous l'homme
+devint possible sur une terre pacifiée. Mais qui
+s'étonnera que ces terribles guerres, qui durèrent
+des milliers d'années, aient usé les vainqueurs,
+lassé l'Hercule ailé, fait de lui un faible Persée,
+souvenir effacé, pâli, de nos temps héroïques?</p>
+
+<p>«Baissés de taille, de force, sinon de c&oelig;ur,
+affamés par la victoire même, par la disparition
+des mauvaises races, par la division des éléments
+qui nous cacha la proie au fond des eaux, nous
+fûmes sur la terre, dans nos forêts et nos marais,
+poursuivis à notre tour par les nouveaux venus qui,
+sans nous, ne seraient pas nés. La malice de
+l'homme des bois et sa dextérité furent fatales à
+nos nids. Lâchement, dans l'épaisseur des branches
+qui gênent le vol, entravent le combat, il mettait
+la main sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci
+moins heureuse, qu'Homère appelle la guerre des
+pygmées et des grues. La haute intelligence des
+grues, leur tactique vraiment militaire, n'ont pas
+empêché l'ennemi, l'homme, par mille arts maudits,
+de prendre l'avantage. Le temps était pour lui, la
+terre et la nature; elle va desséchant le globe,
+tarissant les marais, supprimant la région indécise
+où nous régnâmes. Il en sera de nous, à la longue,
+comme du castor. Plusieurs espèces périront;
+peut-être un siècle encore, et le héron aura
+vécu.»</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p61" id="p61">61</a></span><span class="hidden">)</span>
+Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris
+leur parti, ont délaissé la terre, se sont
+franchement vouées et sans réserve à l'élément
+liquide, sauf les plongeurs, le cormoran, le sage
+pélican et quelques autres, les tribus aquatiques
+semblent en décadence. L'inquiétude, la sobriété
+les maintiennent encore. C'est ce souci persévérant
+qui a doué le pélican d'un organe tout particulier,
+lui creusant sous son bec distendu un réservoir
+mobile, signe vivant d'économie et d'attentive
+prévoyance.</p>
+
+<p>Plusieurs, comme le cygne, habiles voyageurs,
+vivent en variant leur séjour. Mais le cygne
+lui-même, immangeable, ménagé de l'homme pour sa
+beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en
+Italie, et dont Virgile parle sans cesse, y est
+rare maintenant. On chercherait en vain ces
+blanches flottes qui couvraient de leurs voiles les
+eaux du Mincio, les marais de Mantoue, qui
+pleuraient Phaéthon à l'ombre de ses s&oelig;urs, ou
+dans leur vol sublime, poursuivant les étoiles d'un
+chant harmonieux, leur portaient le nom de Varus.</p>
+
+<p>Ce chant, dont parle toute l'antiquité, est-il une
+fable? Les organes du chant, qu'on trouve si
+développés chez le cygne, lui furent-ils toujours
+inutiles? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse
+liberté quand il avait une atmosphère plus chaude,
+quand il passait le meilleur de l'année aux doux climats
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p62" id="p62">62</a></span><span class="hidden">)</span>
+de Grèce et d'Italie? On serait tenté de le
+croire. Le cygne, refoulé au nord, où ses amours
+trouvent mystère et repos, a sacrifié son chant, a
+pris l'accent barbare, ou il est devenu muet. La
+muse est morte; l'oiseau a survécu.</p>
+
+<p>Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de
+ressources, la grue, type supérieur d'intelligence
+dans ces espèces, devait, ce semble, prospérer, se
+maintenir partout dans son ancien empire. Elle a
+perdu pourtant deux royaumes: la France, qui ne
+la voit plus qu'au passage; l'Angleterre, où
+maintenant elle hasarde rarement de déposer ses
+&oelig;ufs.</p>
+
+<p>Le héron, au temps d'Aristote, était plein
+d'industrie et de sagacité. L'antiquité le
+consultait sur le beau temps, l'orage, comme un
+des plus graves augures. Déchu au moyen âge, mais
+gardant sa beauté, son vol qui monte au ciel,
+c'était encore un prince, un oiseau féodal; les
+rois voyaient en lui une chasse de roi et le but
+du noble faucon. Si bien le chassa-t-on que, sous
+François I<sup>er</sup>, il devint rare; ce roi le loge
+autour de lui, à Fontainebleau, y fait des
+héronnières. Deux ou trois siècles passent, et
+Buffon croit encore «qu'il n'y a guère de
+province où des héronnières ne se trouvent.» De
+nos jours, Toussenel n'en connaît qu'une en
+France, au nord du moins, dans la Champagne;
+entre Reims et Épernay, un bois recèle le dernier
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p63" id="p63">63</a></span><span class="hidden">)</span>
+asile où le pauvre solitaire ose encore cacher ses
+amours.</p>
+
+<p>Solitaire! c'est là sa condamnation. Moins
+sociable que la grue, moins familier que la
+cigogne, il semble devenu farouche même aux siens,
+à celle qu'il aime. Court et rare, le désir
+l'arrache à peine un jour à sa mélancolie. Il tient
+peu à la vie. Captif, il refuse souvent la
+nourriture, s'éteint sans plainte et sans regrets.</p>
+
+<p>Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expérience,
+la plupart réfléchis et docteurs en deux éléments,
+étaient dans leur meilleure époque, plus avancés
+que bien d'autres. Ils méritaient les ménagements
+de l'homme. Tous avaient des mérites d'originalité
+diverse. L'instinct social des grues, leur
+singulier esprit mimique, les rendaient aimables,
+amusantes. La jovialité du pélican et son humeur
+joueuse, la tendresse de l'oie, sa faculté
+d'attachement, la bonté enfin des cigognes, leur
+piété pour leurs vieux parents, attestée par tant
+de témoins, formaient entre ce monde et nous des
+liens sympathiques que la légèreté humaine n'aurait
+pas dû briser barbarement.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p67" id="p67">67</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE.<br>
+WILSON.</h3>
+
+
+<p>La décadence du héron est moins sensible en
+Amérique. Il est moins poursuivi. Les solitudes
+sont plus vastes. Il trouve encore, sur ses marais
+chéris, des forêts sombres et presque impénétrables.
+Dans ces ténèbres il est plus sociable; dix ou
+quinze ménages s'y établissent ensemble, ou à peu
+de distance. L'obscurité parfaite des grands cèdres
+sur les eaux livides les rassure et les réjouit.
+Vers le haut de ces arbres, ils construisent avec
+des bâtons une large plate-forme qu'ils couvrent de
+petites branches; voilà le domicile de la famille
+et l'abri des amours; là, la ponte tranquille,
+l'éclosion, l'éducation
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p68" id="p68">68</a></span><span class="hidden">)</span>
+du vol, les enseignements paternels qui formeront
+le petit pêcheur. Ils n'ont pas fort à craindre
+que l'homme vienne les inquiéter dans ces retraites;
+elles se trouvent non loin de la mer,
+spécialement dans les Carolines, dans des terrains
+bas et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune.
+Tel marais, ancien bras de mer ou de rivière,
+vieille flaque oubliée derrière dans la retraite
+des eaux, s'étend parfois sur la largeur d'un mille,
+à cinq ou six milles de longueur. L'entrée n'est
+pas fort invitante; vous voyez un front de troncs
+d'arbres, tous parfaitement droits et dépouillés
+de branches, de cinquante ou soixante pieds,
+stériles jusqu'au sommet, où ils mêlent et
+rapprochent leurs flèches végétales d'un sombre
+vert, de manière à garder sur l'eau un crépuscule
+sinistre. Quelle eau! une fermentation de
+feuilles et de débris, où les vieilles souches
+montent pêle-mêle l'une sur l'autre, le tout d'un
+jaune sale, où nage à la surface une mousse verte
+et écumeuse. Avancez; ce qui semble ferme est une
+mare où vous plongez. Un laurier à chaque pas
+intercepte le passage; pour passer outre, il faut
+une lutte pénible avec ses branches, avec des
+débris d'arbres, des lauriers toujours renaissants.
+De rares lueurs percent l'obscurité; ces régions
+affreuses ont le silence de la mort. Sauf la note
+mélancolique de deux ou trois petits oiseaux, que
+l'on entend parfois, ou
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p69" id="p69">69</a></span><span class="hidden">)</span>
+le héron et son cri enroué, tout est muet, désert;
+mais, que le vent s'élève, de la cime des arbres,
+le triste héron gémit, soupire. Si la tempête
+vient, ces grands cèdres nus, ces grands mâts, se
+balancent et se heurtent; toute la forêt hurle,
+crie gronde, imite à s'y tromper les loups, les
+ours, toutes les bêtes de proie.</p>
+
+<p>Aussi ce ne fut pas sans étonnement que, vers
+1805, les hérons, si bien établis, virent rôder
+sous leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage,
+un homme. Un seul était capable de les visiter là,
+patient, voyageur infatigable, et brave autant que
+pacifique, l'ami, l'admirateur des oiseaux,
+Alexandre Wilson.</p>
+
+<p>Si ce peuple avait su le caractère du visiteur,
+loin de s'en effrayer, il fût venu sans doute à sa
+rencontre pour lui faire de ses cris, de ses
+battements d'ailes, un salut amical, une fraternelle
+ovation.</p>
+
+<p>Dans ces années terribles où l'homme fit de
+l'homme la plus vaste destruction qui jamais se
+soit vue, il y avait en Écosse un homme de paix.
+Pauvre tisserand de Glascow, dans son logis
+humide et sombre il rêvait la nature, l'infini des
+libres forêts, la vie ailée surtout. Son métier
+de cul-de-jatte, condamné à rester assis, lui
+donna l'amour extatique du vol et de la lumière.
+S'il ne prit pas des ailes,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p70" id="p70">70</a></span><span class="hidden">)</span>
+c'est que ce don sublime n'est encore dans ce monde
+que le rêve et l'espoir de l'autre. Nul doute
+qu'aujourd'hui, Wilson, tout à fait affranchi, ne
+vole, oiseau de Dieu, dans une étoile moins
+obscure, observant plus à l'aise sur l'aile du
+condor et de l'&oelig;il du faucon.</p>
+
+<p>Il avait essayé d'abord de satisfaire son goût
+pour les oiseaux en compulsant les livres de
+gravures qui prétendent les représenter. Lourdes
+et gauches caricatures qui donnent une idée
+ridicule de la forme, et du mouvement rien; or,
+qu'est-ce que l'oiseau hors la grâce et le
+mouvement? Il n'y tint pas. Il prit un parti
+décisif: ce fut de quitter tout, son métier, son
+pays. Nouveau Robinson Crusoé, par un naufrage
+volontaire, il voulait s'exiler aux solitudes
+d'Amérique, là, voir lui-même, observer, décrire,
+peindre. Il se souvint alors d'une chose: c'est
+qu'il ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire.
+Voilà cet homme fort, patient et que rien ne
+pouvait rebuter, qui apprend à écrire, très-bien,
+très-vite. Bon écrivain, artiste infiniment exact,
+main fine et sûre, il parut, sous sa mère et
+maîtresse la Nature, moins apprendre que se
+souvenir.</p>
+
+<p>Armé ainsi, il se lance au désert, dans les forêts,
+aux savanes malsaines, ami des buffles et convive
+des ours, mangeant les fruits sauvages,
+splendidement couvert de la tente du ciel. Où il
+a chance
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p71" id="p71">71</a></span><span class="hidden">)</span>
+de voir un oiseau rare, il reste, il campe, il est
+chez lui. Qui le presse en effet? Il n'a pas de
+maison qui le rappelle, ni femme, ni enfant qui
+l'attende. Il a une famille, c'est vrai; mais la
+grande famille qu'il observe et décrit. Des amis,
+il en a: ceux qui n'ont pas encore la défiance
+de l'homme et qui viennent percher à son arbre et
+causer avec lui.</p>
+
+<p>Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un
+très-solide ami, qui vous en fera bien d'autres,
+qui vous fera comprendre, ayant été oiseau
+lui-même de pensée et de c&oelig;ur. Un jour, le
+voyageur, pénétrant dans vos solitudes, et voyant
+tel de vous voler et briller au soleil, sera
+peut-être tenté de sa dépouille, mais se souviendra
+de Wilson. Pourquoi tuer l'ami de Wilson? et ce
+nom lui venant à la mémoire, il baissera son
+fusil.</p>
+
+<p>Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à
+l'infini ces massacres d'oiseaux, du moins pour les
+espèces qui sont dans nos musées, et dans les
+musées peints de Wilson, d'Audubon, son disciple
+admirable, dont le livre royal, donnant et la
+famille, et l'&oelig;uf, le nid, la forêt, le paysage
+même, est une lutte avec la nature.</p>
+
+<p>Ces grands observateurs ont une chose qui les met
+à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que
+nulle généralité n'y satisfait; ils observent par
+individu. Dieu ne s'informe pas, je pense, de nos
+classifications:
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p72" id="p72">72</a></span><span class="hidden">)</span>
+il crée tel être, s'inquiète peu des lignes
+imaginaires, dont nous isolons les espèces. De
+même, Wilson ne connaît pas d'oiseaux en général,
+mais tel individu, de tel âge, de telle plume,
+dans telles circonstances. Il le sait, l'a vu,
+revu, et il vous dira ce qu'il fait, ce qu'il
+mange, comme il se comporte, telle aventure enfin,
+telle anecdote de sa vie. «J'ai connu un pivert.
+J'ai souvent vu un baltimore.» Quand il s'exprime
+ainsi, vous pouvez vous fier à lui; c'est qu'il
+a été avec eux en relation suivie, dans une sorte
+d'amitié et d'intimité de famille. Plût au ciel
+que nous connussions l'homme à qui nous avons
+affaire, comme il a connu l'oiseau <i>qua</i>, ou le
+héron des Carolines!</p>
+
+<p>Il est bien entendu et facile à deviner que, quand
+cet homme-oiseau revint parmi les hommes, il ne
+trouva personne pour l'entendre. Son originalité
+toute nouvelle, de précision inouïe; sa faculté
+unique d'<i>individualiser</i> (seul moyen de
+refaire, de recréer l'être vivant) fut justement
+l'obstacle à son succès. Ni les libraires, ni le
+public, ne voulaient rien que de nobles, hautes
+et vagues généralités, tous fidèles au précepte
+du comte de Buffon: Généraliser, c'est ennoblir;
+donc prenez le mot général.</p>
+
+<p>Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce
+génie fécond après sa mort fît un génie semblable,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p73" id="p73">73</a></span><span class="hidden">)</span>
+l'exact, le patient Audubon, dont l'&oelig;uvre
+colossale a étonné et conquis le public, démontrant
+que la vraie et vivante représentation de
+l'individualité est plus noble et plus grandiose
+que les &oelig;uvres forcées de l'art généralisateur.</p>
+
+<p>La douceur d'âme du bon Wilson, si indignement
+méconnue, éclate dans sa belle préface. Tel peut
+la trouver enfantine, mais nul c&oelig;ur innocent ne
+se défendra d'en être touché.</p>
+
+<p>«Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune
+fils de huit ou neuf ans qu'on élève à la ville,
+mais qui, alors à la campagne, venait de
+recueillir, en courant dans les champs, un beau
+bouquet de fleurs sauvages de toutes couleurs.
+Il les présenta à sa mère, dans la plus grande
+animation, disant:
+«Chère maman, voyez quelles belles fleurs j'ai recueillies!...
+Oh! j'en pourrai cueillir bien d'autres
+qui viennent dans nos bois, et plus belles encore!
+N'est-ce pas, maman, je vous en apporterai encore?»
+Elle prit le bouquet avec un sourire de
+tendresse, admira silencieusement cette beauté
+simple et touchante de la nature, et lui dit: «Oui,
+mon fils.» L'enfant partit sur l'aile du bonheur.</p>
+
+<p>«Je me trouvai moi-même dans cet enfant, et je
+fus frappé de la ressemblance. Si ma terre natale
+reçoit avec une gracieuse indulgence les échantillons
+que je lui présente humblement, si elle exprime
+le désir <i>que je lui en porte encore plus</i>, ma
+plu haute ambition sera d'être satisfaite. Car, comme
+dit mon petit ami, nos bois en sont pleins; j'en
+puis cueillir bien d'autres et plus belles encore.»
+(Philadelphie, 1808.)</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p77" id="p77">77</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE COMBAT.<br>
+LES TROPIQUES.</h3>
+
+
+<p>Une dame de nos parentes, qui vivait à la
+Louisiane, allaitait son jeune enfant. Chaque
+nuit, son sommeil était troublé par la sensation
+étrange d'un objet froid et glissant qui aurait
+tiré le lait de son sein. Une fois, même
+impression; mais elle était éveillée; elle
+s'élance, elle appelle, on apporte de la lumière,
+on cherche, on retourne le lit; on trouve l'affreux
+nourrisson, un serpent de forte taille et de
+dangereuse espèce. L'horreur qu'elle en eut lui
+fit à l'instant perdre son lait.</p>
+
+<p>Levaillant raconte qu'au Cap, dans un cercle, au
+milieu d'une paisible conversation, la dame de la
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p78" id="p78">78</a></span><span class="hidden">)</span>
+maison pâlit, jette un cri terrible. Un serpent lui
+montait aux jambes, un de ceux dont la piqûre fait
+mourir en deux minutes. À grand'peine on le tua.</p>
+
+<p>Aux Indes, un de nos soldats, reprenant son
+havre-sac qu'il avait posé, trouve derrière le
+dangereux serpent noir, le plus venimeux de tous.
+Il allait le couper en deux. Un bon Indien
+s'interpose, obtient grâce, prend le serpent.
+Piqué, il meurt sur le coup.</p>
+
+<p>Telles sont les terreurs de la nature dans ces
+climats formidables. Mais les reptiles, rares
+aujourd'hui, n'y sont pas le plus grand fléau.
+Celui de tous les instants, de tous les lieux, c'est
+l'insecte. Il est partout, il est dans tout; il
+a toutes les allures pour venir à vous; il
+marche, nage, se glisse, vole; il est dans l'air,
+vous le respirez. Invisible, il se révèle par les
+plus cuisantes piqûres. Récemment, dans un de nos
+ports, un employé des archives ouvre un carton de
+papiers des colonies apporté depuis longtemps.
+Une mouche en sort furieuse; elle le suit, elle
+le pique; en deux jours, il était mort.</p>
+
+<p>Les plus endurcis des hommes, les boucaniers et
+flibustiers, disaient que, de tous les dangers et
+de toutes les douleurs, ce qu'ils redoutaient le
+plus, c'étaient les piqûres d'insectes.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p79" id="p79">79</a></span><span class="hidden">)</span>
+Intangibles le plus souvent, invisibles,
+irrésistibles, ils sont la destruction même, sous
+la forme inéluctable. Que leur opposer, quand ils
+viennent en guerre et par légions? Une fois, à la
+Barbade, on observa une armée immense de grosses
+fourmis, qui, poussée de causes inconnues,
+avançait en colonne serrée dans le même sens contre
+les habitations. En tuer, c'était peine perdue.
+Nul moyen de les arrêter. On imagina heureusement
+de faire sur leur route des traînées de poudre
+auxquelles on mettait le feu. Ces volcans les
+épouvantèrent, et le torrent peu à peu se
+détourna de côté.</p>
+
+<p>Nul arsenal du moyen âge, avec toutes les armes
+étranges dont on se servait alors; nulle boutique
+de coutelier pour la chirurgie, avec les milliers
+d'instruments effrayants de l'art moderne, ne peut
+se comparer aux monstrueuses armures des insectes
+des tropiques, aux pinces, aux tenailles, aux
+dents, aux scies, aux trompes, aux tarières, à tous
+les outils de combat, de mort et de dissection,
+dont ils vont armés en guerre, dont ils travaillent,
+percent, coupent, déchirent, divisent finement,
+avec autant d'adresse et de dextérité que d'âpreté
+furieuse.</p>
+
+<p>Les plus grands ouvrages n'ont rien qui soit
+au-dessus des forces de ces terribles légions.
+Donnez-leur un vaisseau de ligne, que dis-je? une
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p80" id="p80">80</a></span><span class="hidden">)</span>
+ville à dévorer. Ils s'en chargent avec joie. À
+la longue, ils ont creusé sous Valence, près de
+Caraccas, des abîmes et des catacombes; elle est
+maintenant suspendue. Quelques individus de ces
+tribus dévorantes, malheureusement apportés à la
+Rochelle, se sont mis à manger la ville, et déjà
+plus d'un édifice chancelle sur des charpentes qui
+n'ont plus que l'apparence et dont l'intérieur est
+rongé.</p>
+
+<p>Que ferait un homme livré aux insectes? On n'ose
+y penser. Un malheureux, qui était ivre, tomba
+près d'une charogne. Les insectes qui dépeçaient
+le mort, n'en distinguèrent point le vivant; ils
+en prirent possession, y entrèrent par toutes les
+portes, remplirent toutes les cavités naturelles.
+Nul moyen de le sauver. Il expira au milieu
+d'effroyables convulsions.</p>
+
+<p>Dans les brûlantes contrées où la décomposition
+rapide rend tout cadavre dangereux, où toute mort
+menace la vie, à l'infini se multiplient ces
+terribles accélérateurs de la disparition des
+êtres. Un corps touche à peine la terre qu'il est
+saisi, attaqué, désorganisé, disséqué. Il en reste
+à peine les os. La nature, mise en péril par sa
+propre fécondité, les appelle, les excite, les
+pique par la chaleur, par l'excitation d'un monde
+d'épices et de substances âcres. Elle en fait de
+furieux chasseurs, d'insatiables
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p81" id="p81">81</a></span><span class="hidden">)</span>
+gloutons. Le tigre et le lion sont des êtres doux,
+modérés, sobres, en comparaison du vautour; mais
+qu'est-ce que le vautour devant tel insecte qui
+parvient, en vingt-quatre heures, à manger trois
+fois son poids?</p>
+
+<p>La Grèce avait vu la nature sous la noble et
+froide image de Cybèle traînée par les lions.
+L'Inde a vu son dieu Syva, dieu de la vie et de
+la mort, qui sans cesse cligne de l'&oelig;il, ne
+regarde jamais fixement, parce qu'un seul de ses
+regards mettrait tous les mondes en poudre. Faibles
+imaginations des hommes en présence de la réalité!
+Leurs fictions, que sont-elles devant le brûlant
+foyer où, par atome ou par seconde, la vie meurt,
+naît, flamboie, scintille?... Qui pourra en
+soutenir la foudroyante étincelle sans vertige et
+sans effroi?</p>
+
+<p>Trop juste et trop légitime l'hésitation du
+voyageur à l'entrée des redoutables forêts où la
+nature tropicale, sous des formes souvent
+charmantes, fait son plus âpre combat. Il y a
+lieu d'hésiter, quand on sait que l'on considère
+comme la meilleure défense des forteresses
+espagnoles un simple bois de cactus qui, planté
+autour, est bientôt plein de serpents. Vous y
+sentez fréquemment une forte odeur de musc, odeur
+fade, odeur sinistre. Elle vous dit que vous
+marchez sur une terre qui n'est que poussière des
+morts; débris d'animaux qui ont
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p82" id="p82">82</a></span><span class="hidden">)</span>
+cette odeur, de chats-tigres, de crocodiles, de
+vautours, de vipères et de serpents à sonnettes.</p>
+
+<p>Le danger est plus grand peut-être dans ces forêts
+vierges, où tout vous parle de vie, où fermente
+éternellement le bouillonnant creuset de la nature.</p>
+
+<p>Ici et là, leurs vivantes ténèbres s'épaississent
+d'une triple voûte, et par des arbres géants, et
+par des enlacements de lianes, et par des herbes de
+trente pieds à larges et superbes feuilles. Par
+place, ces herbes plongent dans le vieux limon
+primitif, tandis qu'à cent pieds plus haut,
+par-dessus la grande nuit, des fleurs altières et
+puissantes se mirent dans le brûlant soleil.</p>
+
+<p>Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent
+ses rayons, c'est une scintillation, un
+bourdonnement éternel, des scarabées, papillons,
+oiseaux-mouches et colibris, pierreries animées et
+mobiles, qui s'agitent sans repos. La nuit, scène
+plus étonnante! commence l'illumination féerique
+des mouches luisantes, qui, par milliards de
+millions, font des arabesques fantasques, des
+fantaisies effrayantes de lumière, des grimoires
+de feu.</p>
+
+<p>Avec toute cette splendeur, aux parties basses
+clapote un peuple obscur, un monde sale de
+caïmans, de serpents d'eau. Aux troncs des arbres
+énormes, les fantastiques orchidées, filles aimées
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p83" id="p83">83</a></span><span class="hidden">)</span>
+de la fièvre, enfants de l'air corrompu, bizarres
+papillons végétaux, se suspendent et semblent
+voler. Dans ces meurtrières solitudes, elles se
+délectent et se baignent dans les miasmes putrides,
+boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent,
+par le caprice de leurs couleurs inouïes, l'ivresse
+de la nature.</p>
+
+<p>N'y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point
+gagner au charme votre tête appesantie. Debout!
+debout! sous cent formes, le danger vous
+environne. La fièvre jaune est sous ces fleurs, et
+le <i>vomito nero</i>; à vos pieds traînent les
+reptiles. Si vous cédiez à la fatigue, une armée
+silencieuse d'anatomistes implacables prendrait
+possession de vous, et d'un million de lancettes
+ferait de tous vos tissus une admirable dentelle,
+une gaze, un souffle, un néant.</p>
+
+<p>À cet abîme engloutissant de mort absorbante, de
+vie famélique, qu'oppose Dieu qui nous rassure?
+Un autre abîme non moins affamé, altéré de vie,
+mais moins implacable à l'homme. Je vois l'oiseau,
+et je respire.</p>
+
+<p>Quoi! c'est vous, fleurs animées, topazes et
+saphirs ailés, c'est vous qui serez mon salut?
+Votre âpreté libératrice, acharnée à l'épuration
+de cette surabondante et furieuse fécondité, rend
+seule accessible l'entrée de la dangereuse féerie.
+Vous absentes,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p84" id="p84">84</a></span><span class="hidden">)</span>
+la nature jalouse ferait, sans que le plus hardi
+eût osé jamais l'observer, son travail mystérieux
+de fermentation solitaire. Qui suis-je ici? et
+comment me défendre? Quelle puissance y servirait?
+L'éléphant, l'ancien mammouth, y périrait sans
+ressource d'un million de dards mortels. Qui les
+brave? l'aigle? le condor? non, un peuple plus
+puissant, l'intrépide, l'innombrable légion des
+gobe-mouches.</p>
+
+<p>Oiseaux-mouches et colibris, leurs frères de toutes
+couleurs, vivent impunément dans ces brillantes
+solitudes où tout est danger, parmi les plus
+venimeux insectes, et sur les plantes lugubres dont
+l'ombre seule fait mourir. L'un d'eux (huppé, vert
+et bleu), aux Antilles, suspend son nid à l'arbre
+qui fait la terreur, la fuite de tous les êtres, au
+spectre dont le regard semble glacer pour toujours,
+au funèbre mancenillier.</p>
+
+<p>Miracle! il est tel perroquet qui moissonne
+intrépidement les fruits de l'arbre terrible, s'en
+nourrit, en prend la livrée et semble, dans son
+vert sinistre, puiser l'éclat métallique de ses
+triomphantes ailes.</p>
+
+<p>La vie, chez ces flammes ailées, le colibri,
+l'oiseau-mouche, est si brûlante, si intense,
+qu'elle brave tous les poisons. Leur battement
+d'ailes est si vif, que l'&oelig;il ne le perçoit pas;
+l'oiseau-mouche semble immobile, tout à fait sans
+action. Un <i>hour! Hour!</i>
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p85" id="p85">85</a></span><span class="hidden">)</span>
+continuel en sort, jusqu'à ce que, tête basse, il
+plonge du poignard de son bec au fond d'une fleur,
+puis d'une autre, en tirant les sucs, et pêle-mêle
+les petits insectes: tout cela d'un mouvement si
+rapide que rien n'y ressemble; mouvement âpre,
+colérique d'une impatience extrême, parfois
+emporté de furie, contre qui? contre un gros
+oiseau qu'il poursuit et chasse à mort, contre
+une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas
+de ne point l'avoir attendu. Il s'y acharne,
+l'extermine, en fait voler les pétales.</p>
+
+<p>Les feuilles absorbent, comme on sait, les poisons
+de l'air, les fleurs les résorbent. Ces oiseaux
+vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de
+leurs sucs brûlants et âcres, en réalité, de
+poisons. Ces acides semblent leur donner et leur
+âpre cri, et l'éternelle agitation de leurs
+mouvements colériques. Ils contribuent peut-être
+bien plus directement que la lumière à les colorer
+de ces reflets étranges qui font penser à l'acier,
+à l'or, aux pierres précieuses, plus qu'à des
+plumes ou à des fleurs.</p>
+
+<p>Le contraste est violent entre eux et l'homme.
+Celui-ci, partout dans les mêmes lieux, périt ou
+défaille. Les Européens qui viennent à la lisière
+de ces forêts pour essayer la culture du cacao et
+autres denrées tropicales ne tardent pas à
+succomber. Les indigènes languissent, énervés et
+atrophiés. Le point de la terre où l'homme tombe
+le plus près de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p86" id="p86">86</a></span><span class="hidden">)</span>
+la bête est celui où l'oiseau triomphe, où sa
+parure extraordinaire, luxueuse et surabondante,
+lui a mérité son nom d'oiseau de paradis.</p>
+
+<p>N'importe! de tout plumage, de toute couleur, de
+toute forme, ce grand peuple ailé, vainqueur,
+dévorateur des insectes, et, dans ses fortes
+espèces, chasseur acharné des reptiles, s'envole
+par toute la terre comme le précurseur de l'homme,
+épurant, préparant son habitation. Il nage
+intrépidement sur cette grande mer de mort,
+sifflante, coassante et grouillante, sur les
+miasmes terribles, les aspire et les défie.</p>
+
+<p>C'est ainsi que la grande &oelig;uvre du salut,
+l'antique combat de l'oiseau contre les tribus
+inférieures qui durent rendre très-longtemps le
+monde inhabitable à l'homme, elle continue cette
+&oelig;uvre par toute la terre. Les quadrupèdes,
+l'homme même, n'y ont qu'une faible part. C'est
+toujours la guerre de l'Hercule ailé.</p>
+
+<p>En lui, les lieux habités ont toute leur sécurité.
+Dans l'extrême Afrique, au Cap, le bon serpentaire
+défend l'homme contre les reptiles. Pacifique et
+d'un doux aspect, il semble accomplir sans colère
+ses rudes et dangereux combats. Le gigantesque
+jabiru ne travaille pas moins aux déserts de la
+Guyane, où l'homme n'ose pas vivre encore. Leurs
+dangereuses savanes, noyées et séchées tour à tour,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p87" id="p87">87</a></span><span class="hidden">)</span>
+océan douteux où fourmille au soleil un peuple
+terrible de monstres encore inconnus, ont pour
+habitant supérieur, pour épurateur intrépide, un
+noble oiseau de combat, à qui la nature a laissé
+quelque trace des armures antiques dont les oiseaux
+primitifs furent très-probablement munis dans leur
+lutte contre le dragon. C'est un dard placé sur
+la tête, un dard sur chacune des ailes. Du premier,
+il fouille, éveille, remue dans la fange son
+ennemi. Les autres le gardent et le protégent; le
+reptile qui l'étreint, le serre, s'enfonce en
+même temps les dards, et de sa contraction, de son
+propre effort, il est poignardé.</p>
+
+<p>Ce bel et vaillant oiseau, dernier né des mondes
+antiques et qui reste pour témoigner de ces luttes
+oubliées, qui naît, vit, meurt sur le limon, sur
+le cloaque primitif, n'a rien de ce berceau
+immonde. Je ne sais quel instinct moral l'élève et
+le tient au-dessus. Sa grande et redoutable voix,
+qui domine le désert, annonce au loin la gravité,
+le sérieux héroïque du noble et fier épurateur.
+Le kamichi, c'est son nom, est rare; à lui
+seul, il est tout un genre, une classe qui n'est
+point divisée.</p>
+
+<p>Méprisant l'ignoble promiscuité du bas monde
+dont il vit, il est seul, et n'a qu'un amour. Sans
+doute, dans cette vie de guerre, l'amante est un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p88" id="p88">88</a></span><span class="hidden">)</span>
+compagnon d'armes; ils aiment et combattent
+ensemble, ils suivent même destinée. C'est le
+mariage guerrier dont parle Tacite: <i lang="la">sic
+vivendum, sic pereundum</i> (À la vie et à la mort).
+Quand cette tendre société, cette consolation,
+ce secours, manque au kamichi, il dédaigne de
+prolonger son existence, la rejoint, jamais ne
+survit.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p91" id="p91">91</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>L'ÉPURATION.</h3>
+
+
+<p>Le matin, non à l'aurore, mais quand déjà le
+soleil est sur l'horizon, à l'heure précise où
+s'entr'ouvrent les feuilles du cocotier, sur les
+branches de cet arbre, perchés par quarante ou
+cinquante, les urubus (petits vautours) ouvrent
+leurs beaux yeux de rubis. Le labeur du jour les
+réclame. Dans la paresseuse Afrique, cent villages
+noirs les appellent; dans la somnolente Amérique,
+au sud de Panama ou Caraccas, ils doivent,
+épurateurs rapides, balayer, nettoyer la ville,
+avant que l'Espagnol se lève, avant que le puissant
+soleil ait mis en fermentation les cadavres et les
+pourritures. S'ils y manquaient un seul jour, le
+pays deviendrait désert.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p92" id="p92">92</a></span><span class="hidden">)</span>
+Quand c'est le soir pour l'Amérique, quand l'urubu,
+sa journée faite, se replace sur son cocotier, les
+minarets de l'Asie blanchissent aux rayons de
+l'aurore. De leurs balcons, non moins exacts que
+leurs frères américains, vautours, corneilles,
+cigognes, ibis, partent pour leurs travaux divers:
+les uns vont aux champs détruire les insectes et
+les serpents, les autres, s'abattant dans les rues
+d'Alexandrie ou du Caire, font à la hâte leurs
+travaux d'expurgation municipale. S'ils prenaient la
+moindre vacance, la peste serait bientôt le seul
+habitant du pays.</p>
+
+<p>Ainsi, sur les deux hémisphères, s'accomplit le
+grand travail de la salubrité publique avec une
+régularité merveilleuse et solennelle. Si le soleil
+est exact à venir féconder la vie, ces épurateurs
+jurés et patentés de la nature ne sont pas moins
+exacts à soustraire à ses regards le spectacle
+choquant de la mort.</p>
+
+<p>Ils semblent ne pas ignorer l'importance de leurs
+fonctions. Approchez; ils ne fuient point. Quand
+leurs confrères les corbeaux, qui souvent marchent
+devant eux et leur désignent leur proie, les ont
+avertis, vous voyez (on ne sait d'où, comme du ciel)
+fondre la nuée des vautours. Solitaire de leur
+nature, et sans communication, silencieux pour la
+plupart, ils se mettent une centaine au banquet;
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p93" id="p93">93</a></span><span class="hidden">)</span>
+rien ne les dérange. Nul débat entre eux, nulle
+attention au passant. Imperturbables, ils
+accomplissent leurs fonctions dans une âpre gravité:
+le tout décemment, proprement; le cadavre disparaît,
+la peau reste. En un moment, une effrayante masse
+de fermentation putride dont on n'osait plus
+approcher a disparu, est rentrée au courant pur
+et salubre de la vie universelle.</p>
+
+<p>Chose étrange! Plus ils nous servent, plus nous
+les trouvons odieux. Nous ne voulons pas les
+prendre pour ce qu'ils sont, dans leur vrai rôle,
+pour de bienfaisants creusets de flamme vivante où
+la nature fait passer tout ce qui corromprait la
+vie supérieure. Elle leur a fait dans ce but un
+appareil admirable qui reçoit, détruit, transforme,
+sans se rebuter, se lasser, ni même se satisfaire.
+Ils mangent un hippopotame, et ils restent affamés.
+Ils dévorent un éléphant, et ils restent affamés.
+Aux mouettes (les vautours de mer), une baleine
+semble un morceau raisonnable. Elles la dissèquent,
+la font disparaître mieux que les meilleurs
+baleiniers. Tant qu'il en reste, elles restent;
+tirez-les, sous le fusil elles reviennent
+intrépides. Rien ne fait lâcher le vautour; sur le
+corps d'un hippopotame, Levaillant en tua un qui,
+blessé à mort, arrachait encore des morceaux.
+Était-il à jeun? point du tout; on lui en
+trouva six livres qu'il avait dans l'estomac.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p94" id="p94">94</a></span><span class="hidden">)</span>
+Gloutonnerie automatique, plus que de férocité.
+Si leur figure est triste et sombre, la nature les
+a la plupart favorisés d'une parure délicate et
+féminine, le fin duvet blanc de leur cou.</p>
+
+<p>Devant eux, vous vous sentez en présence des
+ministres de la mort, mais de la mort pacifique,
+naturelle, et non du meurtre. Ils sont, comme les
+éléments, sérieux, graves, inaccusables, au fond,
+innocents, plutôt méritants. Avec cette force de
+vie qui reprend, dompte, absorbe tout, ils restent,
+plus qu'aucun être, soumis aux influences générales,
+dominés par l'atmosphère et la température,
+essentiellement hygrométriques, de vrais baromètres
+vivants. L'humidité du matin alourdit leurs
+pesantes ailes; la plus faible proie, à cette
+heure, passe impunément devant eux. Tel est leur
+asservissement à la nature extérieure, que ceux
+d'Amérique, perchés par rangées uniformes aux
+branches du cocotier, suivent, nous l'avons dit,
+à la lettre l'heure où les feuilles se couchent,
+s'endorment bien avant le soir, et ne se lèvent que
+quand le soleil, déjà haut sur l'horizon, rouvre
+avec les feuilles de l'arbre leurs blanches et
+lourdes paupières.</p>
+
+<p>Ces admirables agents de la bienfaisante chimie
+qui conserve et équilibre la vie ici-bas travaillent
+pour nous dans mille lieux où jamais nous ne
+pénétrâmes. On remarque bien leur présence, leur
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p95" id="p95">95</a></span><span class="hidden">)</span>
+service dans les villes; mais personne ne peut
+mesurer leurs bienfaits dans des déserts d'où les
+vents souffleraient la mort. Dans l'insondable
+forêt, dans les profonds marécages, sous l'impur
+ombrage des mangles, des palétuviers, où fermentent,
+battus, rabattus de la mer, les cadavres des deux
+mondes, la grande armée épuratrice seconde, abrége
+l'action et des flots et des insectes. Malheur au
+monde habité si son travail mystérieux, inconnu,
+cessait un instant!</p>
+
+<p>En Amérique, la loi protége ces bienfaiteurs
+publics.</p>
+
+<p>L'Égypte fait plus pour eux; elle les révère et
+les aime. S'ils n'y ont plus leur culte antique, ils
+y trouvent l'amicale hospitalité de l'homme, comme
+au temps de Pharaon. Demandez au fellah d'Égypte
+pourquoi il se laisse assiéger, assourdir par les
+oiseaux, pourquoi il souffre patiemment l'insolence
+de la corneille perchée sur la corne du buffle, sur
+la bosse du chameau, ou par troupes s'abattant sur
+les dattiers dont elle fait tomber les fruits: il
+ne dira rien. Tout est permis à l'oiseau. Plus vieux
+que les Pyramides, il est l'ancien de la contrée.
+L'homme n'y est que par lui; il ne pourrait y
+subsister sans le persévérant travail de l'ibis,
+de la cigogne, de la corneille et du vautour.</p>
+
+<p>De là une sympathie universelle pour l'animal,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p96" id="p96">96</a></span><span class="hidden">)</span>
+une tendresse instinctive pour toute vie, qui, plus
+qu'aucune autre chose, fait le charme de l'Orient.
+L'Occident a d'autres splendeurs: l'Amérique
+n'est pas moins brillante pour le sol et le climat;
+mais l'attrait moral de l'Asie, c'est le
+sentiment d'unité qu'on sent dans un monde où
+l'homme n'a pas divorcé avec la nature, où la
+primitive alliance est entière encore, où les
+animaux ignorent ce qu'ils ont à craindre de
+l'espèce humaine. On en rira, si l'on veut; mais
+c'est une grande douceur d'observer cette confiance,
+de voir, à l'appel du brame, les oiseaux voler en
+foule et manger jusque dans sa main, de voir sur
+les toits des pagodes les singes dormir en famille,
+jouant, allaitant leurs petits, en toute sécurité,
+comme ils feraient au sein des plus profondes forêts.</p>
+
+<p>«Au Caire, dit un voyageur, les tourterelles se
+sentent si bien sous la protection publique,
+qu'elles vivent au milieu du bruit même. Tout le
+jour je les voyais roucouler sur mes contrevents,
+dans une rue fort étroite, à l'entrée d'un bazar
+bruyant, et au moment le plus agité de l'année,
+peu avant le Ramazan, lorsque les cérémonies de
+mariage remplissent la ville, jour et nuit, de
+tapage et de tumulte.
+Les toits aplatis des maisons, promenade ordinaire
+des captives du harem et de leurs esclaves, n'en
+sont pas moins hantés d'une foule d'oiseaux. Les
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p97" id="p97">97</a></span><span class="hidden">)</span>
+aigles dorment en confiance sur les balcons des
+minarets.»</p>
+
+<p>Les conquérants n'ont jamais manqué de tourner
+en dérision cette douceur, cette tendresse pour la
+nature animée. Les Perses, les Romains en Égypte,
+nos Européens dans l'Inde, les Français en Algérie,
+ont souvent outragé, frappé ces frères innocents de
+l'homme, objets de son respect antique. Un Cambyse
+tuait la vache sacrée, un Romain l'ibis ou le
+chat qui détruit les reptiles immondes. Qu'est-ce
+pourtant que cette vache? c'est la fécondité de la
+contrée. Et l'ibis? sa salubrité. Détruisez ces
+animaux, le pays n'est plus habitable. Ce qui, à
+travers tant de malheurs, a sauvé l'Inde et
+l'Égypte et les a maintenues fécondes, ce n'est
+ni le Nil ni le Gange; c'est le respect de
+l'animal, la douceur, le bon c&oelig;ur de l'homme.</p>
+
+<p>Le mot du prêtre de Saïs au Grec Hérodote est
+profond: «Vous serez toujours des enfants.»</p>
+
+<p>Nous le serons toujours, hommes de l'Occident,
+subtiles et légers raisonneurs, tant que nous
+n'aurons pas, d'une vue plus simple et plus
+compréhensive, embrassé la raison des choses. Être
+enfant, c'est ne saisir la vie que par des vues
+partielles. Être homme, c'est en sentir l'harmonique
+unité. L'enfant se joue, brise et méprise; son
+bonheur est de défaire. Et la science enfant est de
+même; elle
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p98" id="p98">98</a></span><span class="hidden">)</span>
+n'étudie pas sans tuer; le seul usage qu'elle
+fasse d'un miracle vivant, c'est de le disséquer
+d'abord. Nul de nous ne porte dans la science ce
+tendre respect de la vie que récompense la nature
+en nous révélant ses mystères.</p>
+
+<p>Entrez dans les catacombes où dorment <i>les
+monuments grossiers d'une superstition barbare</i>,
+pour parler notre langue hautaine; visitez les
+collections de l'Inde et de l'Égypte, vous
+trouvez à chaque pas des intuitions naïves, qui
+n'en sont pas moins profondes, du mystère essentiel
+de la vie et de la mort. Que la forme ne vous trompe
+pas; n'envisagez pas ceci comme une &oelig;uvre
+artificielle, fabriquée de la main du prêtre. Sous
+la complexité bizarre et la tyrannie pesante de la
+forme sacerdotale, je vois partout deux sentiments
+se produire d'une manière humaine et touchante:</p>
+
+<p><i>L'effort pour sauver l'âme aimée</i> du naufrage de
+la mort;</p>
+
+<p><i>La tendre fraternité de l'homme et de la
+nature</i>, la religieuse sympathie pour l'animal
+muet, agent des dieux qui protégea la vie humaine.</p>
+
+<p>L'instinct antique avait vu ce que disent
+l'observation et la science: que l'oiseau est
+l'agent du grand passage universel et de la
+purification, l'accélérateur salutaire de l'échange
+des substances. Surtout dans les contrées brûlantes
+où tout retard est un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p99" id="p99">99</a></span><span class="hidden">)</span>
+péril, il est, comme le dit l'Égypte, il est la
+barque de salut qui reçoit la morte dépouille, et la
+fait passer, rentrer au domaine de la vie et dans le
+monde des choses pures.</p>
+
+<p>L'âme égyptienne, tendre et reconnaissante, a
+senti ces bienfaits. Elle ne veut pas du bonheur si
+elle n'y introduit ses bienfaiteurs, les animaux.
+Elle ne veut pas se sauver seule. Elle s'efforce de
+les associer à son immortalité. Elle veut que
+l'oiseau sacré l'accompagne au royaume sombre,
+comme pour l'emporter de ses ailes.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p103" id="p103">103</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LA MORT.<br>
+LES RAPACES.</h3>
+
+
+<p>Une de mes plus sombres heures fut celle où,
+cherchant contre les pensées du temps l'<i>alibi</i>
+de la nature, je rencontrai pour la première fois
+la tête de la vipère. C'était dans un précieux musée
+d'imitations anatomiques. Cette tête, merveilleusement
+reproduite et grossie énormément, jusqu'à rappeler
+celle du tigre et du jaguar, offrait dans sa forme
+horrible une chose plus horrible encore. On y
+saisissait à nu les précautions délicates, infinies,
+effroyablement prévoyantes, par lesquelles se trouve
+armée cette puissante machine de mort. Non-seulement
+elle est pourvue de dents nombreuses, affilées;
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p104" id="p104">104</a></span><span class="hidden">)</span>
+non-seulement ces dents sont aidées de l'ingénieuse
+réserve d'un poison qui tue sur l'heure; mais leur
+extrême finesse, qui les rend sujettes à casser,
+est compensée par l'avantage que nul animal n'a
+peut-être: c'est un magasin de dents de rechange,
+qui viennent à point prendre la place de celle
+qui se brise en mordant. Oh! que de soins
+pour tuer! quelle attention pour que la victime ne
+puisse échapper! quel amour pour cet être
+horrible!... J'en restai scandalisé, si j'ose dire,
+et l'âme malade. La grande mère, la Nature, près de
+laquelle je me refugiais, m'épouvanta d'une
+maternité si cruellement impartiale.</p>
+
+<p>Je m'en allais sombre, emportant dans l'esprit
+plus de brouillard qu'il n'y en avait dans ce jour,
+l'un des plus noirs de l'hiver. J'étais venu comme
+un fils, et je sortais comme orphelin, sentant
+défaillir en moi la notion de la providence.</p>
+
+<p>Les impressions ne sont guère moins pénibles
+quand on voit dans nos galeries les séries
+interminables des oiseaux de mort, brigands de jour
+et de nuit, masques effrayants d'oiseaux, fantômes
+qui terrifient le jour même. On est tristement
+affecté d'observer leurs armes cruelles; je ne dis
+pas ces becs terribles qui peuvent d'un coup donner
+la mort, mais ces griffes, ces serres aiguës, ces
+instruments de torture qui fixent la proie
+frémissante,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p105" id="p105">105</a></span><span class="hidden">)</span>
+prolongent les dernières angoisses et l'agonie
+de la douleur.</p>
+
+<p>Ah! notre globe est un monde barbare, je veux
+dire jeune encore, monde d'ébauche et d'essai,
+livré aux cruelles servitudes: la nuit! la faim!
+la mort! la peur!... La mort, on la prendrait
+encore; notre âme contient assez de foi et
+d'espérance pour l'accepter comme un passage, un
+degré d'initiation, une porte aux mondes meilleurs.
+Mais la douleur, hélas! était-il donc si utile de la
+prodiguer?... Je la sens, je la vois partout,
+je l'entends... Pour ne pas l'entendre, pour
+conserver le fil de ma pensée, il me faut boucher
+mes oreilles. Toute l'activité de mon âme en serait
+suspendue et tout mon nerf brisé; je ne ferais plus
+rien et je n'irais plus en avant; ma vie et ma
+production en resteraient stériles, anéanties par la
+pitié!</p>
+
+<p>«Et pourtant la douleur n'est-elle pas l'avertissement
+qui nous apprend à prévoir et à pourvoir, à
+nous garder par tous moyens de notre dissolution?
+Cette cruelle école est l'éveil, l'aiguillon de la
+prudence pour tout ce qui a vie, une contraction
+puissante de l'âme sur elle-même qui autrement se
+laisserait flotter à la nature, énerver au bonheur,
+aux douces et débilitantes impressions.</p>
+
+<p>«Ne peut-on dire que le bonheur a une attraction
+centrifuge qui nous répand tout au dehors, nous
+détend, nous dissipe, nous évaporerait et nous rendrait
+aux éléments si l'on s'y livrait tout entier? La
+douleur, au contraire, éprouvée sur un point, ramène
+tout au centre, resserre, continue, assure
+l'existence et la fortifie.</p>
+
+<p>«La douleur est en quelque sorte l'artiste du
+monde qui nous fait, nous façonne, nous sculpte
+à la fine pointe d'un impitoyable ciseau. Elle retranche
+la vie débordante. Et ce qui reste, plus
+exquis et plus fort, enrichi de sa perte même, en
+tire le don d'une vie supérieure.»</p>
+
+<p>Ces pensées de résignation m'étaient rappelées
+par une personne souffrante elle-même et pénétrante,
+qui voit souvent (même avant moi) mes troubles
+et mes doutes.</p>
+
+<p>Tel l'individu, tel le monde, disait-elle encore.
+La terre elle-même a été améliorée par la douleur.
+La nature l'a travaillée par la violente action de
+ces ministres de la mort. Leurs espèces, de plus en
+plus rares, sont les souvenirs, les témoins d'un
+état antérieur du globe où pullulait la vie
+inférieure, où la nature travaillait à purger l'excès
+de sa fécondité.</p>
+
+<p>On peut remonter en pensée dans l'échelle des
+nécessités successives de destruction que la terre
+dut subir alors.</p>
+
+<p>Contre l'air non respirable qui l'enveloppa d'abord,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p107" id="p107">107</a></span><span class="hidden">)</span>
+les végétaux furent des sauveurs. Contre l'étouffement,
+la densité effroyable de ces végétaux inférieurs,
+bourre grossière qui la couvrait, l'insecte rongeur,
+qu'on maudit depuis, fut un agent de salut. Contre
+l'insecte, le crapaud et la masse des reptiles, le
+reptile venimeux fut un utile expurgateur. Enfin
+quand la vie supérieure, la vie ailée prit son vol,
+elle trouva une barrière contre l'élan trop
+rapide de sa jeune fécondité dans les légions
+destructrices des puissants voraces, aigles, faucons
+ou vautours.</p>
+
+<p>Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu à
+peu en devenant moins nécessaires. La masse des
+petits animaux rampants, sur qui principalement
+frappait la dent de la vipère, s'éclaircissant
+infiniment, la vipère aussi devient rare. Le monde
+du gibier ailé s'étant éclairci à son tour, soit par
+les destructions de l'homme, soit par la disparition
+de certains insectes dont vivaient les petits
+oiseaux, on voit d'autant diminuer les odieux tyrans
+de l'air; l'aigle devient rare, même aux Alpes, et
+les prix exagérés, énormes, dont on paye le faucon
+semblent indiquer que le premier, le plus noble des
+oiseaux de proie a presque aujourd'hui disparu.</p>
+
+<p>Ainsi la nature gravite vers un ordre moins
+violent. Est-ce à dire que la mort puisse diminuer
+jamais? La mort, non, mais bien la douleur.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p108" id="p108">108</a></span><span class="hidden">)</span>
+Le monde tombe peu à peu sous la puissance de
+l'être qui seul a la notion du balancement utile de
+la vie et de la mort, qui peut régler celle-ci de
+manière à maintenir l'équilibre entre les espèces
+vivantes, à les favoriser selon leur mérite ou leur
+innocence, à simplifier, adoucir et (je hasarderai ce
+mot) à moraliser la mort en la rendant douce et
+rapide, dégagée de la douleur.</p>
+
+<p>La mort ne fut jamais notre objection sérieuse.
+N'est-elle pas un simple masque des transformations
+de la vie? Mais la douleur est une grave, cruelle,
+terrible objection. Or, elle ira peu à peu
+disparaissant de la terre. Les agents de la douleur,
+les cruels bourreaux de la vie qui l'arrachaient
+par les tortures sont déjà plus rares ici-bas.</p>
+
+<p>En vérité, quand je regarde au Muséum la sinistre
+assemblée des oiseaux de proie nocturnes et
+diurnes, je ne regrette pas beaucoup la destruction
+de ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts
+personnels de violence, notre admiration de la
+force, nous fassent prendre à regarder ces
+brigands ailés, il est impossible de méconnaître
+sur leurs masques funèbres la bassesse de leur
+nature. Leurs crânes tristement aplatis témoignent
+assez qu'énormément favorisés de l'aile, du bec
+crochu, des serres, ils n'ont pas le moindre besoin
+d'employer leur intelligence. Leur constitution,
+qui les a faits les plus rapides
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p109" id="p109">109</a></span><span class="hidden">)</span>
+des rapides, les plus forts des forts, les a
+dispensés d'adresse, de ruse et de tactique. Quant
+au courage qu'on est tenté de leur attribuer, quelle
+occasion ont-ils de le déployer, ne rencontrant que
+des ennemis toujours inférieurs? Des ennemis? non,
+des victimes. Quand la saison rigoureuse, la faim
+pousse les petits à l'émigration, elle amène en
+nombre innombrable, au bec de ces tyrans stupides,
+ces innocents, bien supérieurs en tous sens à leurs
+meurtriers; elle prodigue les oiseaux artistes,
+chanteurs, architectes habiles, en proie aux vulgaires
+assassins; à l'aigle, à la buse, elle sert des
+repas de rossignols.</p>
+
+<p>L'aplatissement du crâne est le signe dégradant
+de ces meurtriers. Je le trouve dans les plus vantés,
+ceux qu'on a le plus flattés, et même dans le noble
+faucon; noble, il est vrai, je lui conteste moins ce
+titre, puisque, à la différence de l'aigle et autres
+bourreaux, il sait donner la mort d'un coup, dédaigne
+de torturer la proie.</p>
+
+<p>Ces voraces, au petit cerveau, font un contraste
+frappant avec tant d'espèces aimables, visiblement
+spirituelles, qu'on trouve dans les moindres
+oiseaux. La tête des premiers n'est qu'un bec; celle
+des petits a un visage. Quelle comparaison à faire
+de ces géants brutes avec l'oiseau intelligent, tout
+humain, le rouge-gorge qui, dans ce moment, vole
+autour de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p110" id="p110">110</a></span><span class="hidden">)</span>
+moi, sur mon épaule ou mon papier, regardant ce
+que j'écris, se chauffant au feu, ou curieux, à la
+fenêtre, observant si le printemps ne va pas bientôt
+revenir.</p>
+
+<p>S'il fallait choisir entre les rapaces, le dirai-je?
+autant que l'aigle j'aimerais certainement le
+vautour. Je n'ai vu, entre les oiseaux, rien de si
+grand, si imposant, que nos cinq vautours d'Algérie
+(au Jardin des Plantes), perchés ensemble comme
+autant de pachas turcs, fourrés de superbes
+cravates du plus délicat duvet blanc, drapés d'un
+noble manteau gris. Grave divan d'exilés qui
+semblent rouler en eux les vicissitudes des choses
+et les événements politiques qui les mirent hors de
+leur pays.</p>
+
+<p>Quelle différence réelle entre l'aigle et le
+vautour? L'aigle aime fort le sang et préfère la
+chair vivante, mais mange fort bien la morte. Le
+vautour tue rarement, et sert directement la vie,
+remettant à son service et dans le grand courant
+de la circulation vitale les choses désorganisées
+qui en associeraient d'autres à leur désorganisation.
+L'aigle ne vit guère que de meurtre, et on peut
+l'appeler le ministre de la mort. Le vautour est
+au contraire le serviteur de la vie.</p>
+
+<p>La beauté, la force de l'aigle, l'ont fait choisir
+pour symbole par plus d'un peuple guerrier qui
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p111" id="p111">111</a></span><span class="hidden">)</span>
+vivait, comme lui, de meurtre. Les Perses, les
+Romains l'adoptèrent. On l'associa aux hautes
+idées que donnaient ces grands empires. Des gens
+graves, un Aristote! accueillirent la fable
+ridicule qu'il regardait le soleil et, pour éprouver
+ses petits, le leur faisait regarder. Une fois en
+si beau chemin, les savants ne s'arrêtèrent plus.
+Buffon a été au plus loin. Il loue l'aigle sur sa
+<i>tempérance</i>! Il ne mange pas tout, dit-il. Ce
+qui est vrai, c'est que, pour peu que la proie soit
+grosse, il se rassasie sur place et rapporte peu
+à sa famille. Ce roi des airs, dit-il encore,
+<i>dédaigne les petits animaux</i>. Mais l'observation
+indique précisément le contraire. L'aigle ordinaire
+s'attaque surtout au plus timide des êtres,
+au lièvre; l'aigle tacheté aux canards. Le
+jean-le-blanc mange de préférence les mulots et les
+souris, et si avidement qu'il les avale sans même leur
+donner un coup de bec. L'aigle cul-blanc, ou
+pygargue, est sujet à tuer ses petits; souvent
+il les chasse avant qu'ils puissent se nourrir
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>Près du Havre, j'observai ce qu'on peut croire en
+vérité de la royale noblesse de l'aigle, surtout de
+sa sobriété. Un aigle qu'on a pris en mer, mais qui
+est tombé en trop bonnes mains, dans la maison d'un
+boucher, s'est fait si bien à l'abondance d'une
+viande obtenue sans combat, qu'il paraît ne rien
+regretter.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p112" id="p112">112</a></span><span class="hidden">)</span>
+Aigle Falstaff, il engraisse et ne se soucie plus
+guère de la chasse, des plaines du ciel. S'il ne
+<i>fixe</i> plus le soleil, il regarde la cuisine, et se
+laisse, pour un bon morceau, tirer la queue par les
+enfants.</p>
+
+<p>Si c'est à la force à donner les rangs, le premier
+n'est pas à l'aigle, mais à celui qui figure dans les
+<i>Mille et une nuits</i> sous le nom de l'oiseau Roc,
+le condor, géant des monts géants des Cordillères.
+C'est le plus grand des vautours, le plus rare
+heureusement, le plus nuisible, n'aimant guère que
+la proie vivante. Quand il trouve un gros animal, il
+s'ingurgite tant de viande qu'il ne peut plus
+remuer; on le tue à coups de bâton.</p>
+
+<p>Pour bien juger ces espèces, il faut regarder
+l'aire de l'aigle, le grossier plancher, mal
+construit, qui lui sert de nid; comparer l'&oelig;uvre
+gauche et rude, je ne dis pas au délicieux
+chef-d'&oelig;uvre d'un nid de pinson, mais aux travaux
+des insectes, aux souterrains des fourmis,
+par exemple, où l'industrieux insecte varie son art
+à l'infini et montre un génie si étrange de
+prévoyance et de ressources.</p>
+
+<p>L'estime traditionnelle qu'on a pour le courage
+des grands rapaces est bien diminuée quand on
+voit (dans Wilson) un petit oiseau, un gobe-mouches,
+le tyran, ou le martin-pourpre, chasser le
+grand aigle noir, le poursuivre, le harceler, le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p113" id="p113">113</a></span><span class="hidden">)</span>
+proscrire de son canton, ne pas lui donner de repos.
+Spectacle vraiment extraordinaire de voir ce
+petit héros, ajoutant son poids à sa force pour
+faire plus d'impression, monter et se laisser tomber
+de la nue sur le dos du gros voleur, le chevaucher
+sans lâcher prise et le chasser du bec au lieu
+d'éperon.</p>
+
+<p>Sans aller jusqu'en Amérique, vous pourrez, au
+jardin des plantes, voir l'ascendant des petits sur
+les grands, de l'esprit sur la matière, dans le
+singulier tête-à-tête du gypaëte et du corbeau.
+Celui-ci, animal très-fin et le plus fin des rapaces,
+qui, dans son costume noir, a l'air d'un maître
+d'école, travaille à civiliser son brutal compagnon
+de captivité, le gypaëte (aigle-vautour). Il est
+amusant d'observer comme il lui enseigne à jouer,
+l'humanise, si l'on peut dire, par cent tours de
+son métier, dégrossit sa rude nature. Ce spectacle
+est donné surtout quand le corbeau a un nombre
+raisonnable de spectateurs. Il m'a paru qu'il
+dédaigne de montrer son savoir-faire pour un seul
+témoin. Il tient compte de l'assistance, s'en fait
+respecter au besoin. Je l'ai vu relancer du bec les
+petits cailloux qu'un enfant lui avait jetés. Le jeu le
+plus remarquable qu'il impose à son gros ami, c'est
+de lui faire tenir par un bout un bâton qu'il tire
+de l'autre. Cette apparence de lutte entre la force
+et la faiblesse,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p114" id="p114">114</a></span><span class="hidden">)</span>
+cette égalité simulée est très-propre à adoucir
+le barbare qui s'en soucie peu, mais qui cède à
+l'insistance et finit par s'y prêter avec une
+bonhomie sauvage.</p>
+
+<p>En présence de cette figure d'une férocité
+repoussante, armée d'invincibles serres et d'un bec
+crochu de fer, qui tuerait du premier coup, le
+corbeau n'a point du tout peur. Avec la sécurité d'un
+esprit supérieur, devant cette lourde masse, il va,
+vient et tourne autour, lui prend sa proie sous le
+bec; l'autre gronde, mais trop tard; son
+précepteur, plus agile, de son &oelig;il noir, métallique
+et brillant comme l'acier, a vu le mouvement
+d'avance, il sautille; au besoin, il monte plus
+haut d'une branche ou deux, il gronde à son tour,
+admoneste l'autre.</p>
+
+<p>Ce facétieux personnage a, dans la plaisanterie,
+l'avantage que donne le sérieux, la gravité, la
+tristesse de l'habit. J'en voyais un tous les jours
+dans les rues de Nantes sur la porte d'une allée,
+qui, en demi-captivité, ne se consolait de son
+aile rognée qu'en faisant des niches aux chiens. Il
+laissait passer les roquets; mais, quand son &oelig;il
+malicieux avisait un chien de belle taille, digne
+enfin de son courage, il sautillait par derrière,
+et par une man&oelig;uvre habile, inaperçue, tombait sur
+lui, donnait (sec et dru) deux piqûres de son fort
+bec noir; le chien
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p115" id="p115">115</a></span><span class="hidden">)</span>
+fuyait en criant. Satisfait, paisible et grave, le
+corbeau se replaçait à son poste, et jamais on n'eût
+pensé que cette figure de croque-mort vînt de
+prendre un tel passe-temps.</p>
+
+<p>On dit que, dans la liberté, forts de leur esprit
+d'association et de leur grand nombre, ils hasardent
+des jeux téméraires jusqu'à guetter l'absence de
+l'aigle, entrer dans son nid redouté, lui voler ses
+&oelig;ufs. Chose plus difficile à croire, on prétend en
+avoir vu de grosses bandes qui, l'aigle présent et
+défendant sa famille, venaient l'assourdir de cris,
+le défier, l'attirer dehors, et parvenaient, non
+sans combat, à enlever un aiglon.</p>
+
+<p>Tant d'effort et de danger pour cette misérable
+proie! Si la chose était réelle, il faudrait
+supposer que la prudente république, vexée souvent ou
+poursuivie par le tyran de la contrée, décrète
+l'extinction de sa race, et croit devoir, par un
+grand acte de dévouement, coûte que coûte, exécuter
+le décret.</p>
+
+<p>Leur sagesse paraît en mille choses, surtout dans
+le choix raisonné et réfléchi de la demeure. Ceux
+que j'observais à Nantes d'une des collines de
+l'Erdre passaient le matin sur ma tête, repassaient
+le soir. Ils avaient évidemment maisons de ville et
+de campagne. Le jour, ils perchaient en observation
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p116" id="p116">116</a></span><span class="hidden">)</span>
+sur les tours de la cathédrale, éventant les bonnes
+proies que pouvait offrir la ville. Repus, ils
+regagnaient les bois, les rochers bien abrités où
+ils aiment à passer la nuit. Ce sont gens domiciliés,
+et non point oiseaux de voyage. Attachés à la
+famille, à leur épouse surtout, dont ils sont époux
+très-fidèles, l'unique maison serait le nid. Mais
+la crainte des grands oiseaux de nuit les décide à
+dormir ensemble vingt ou trente, nombre suffisant
+pour combattre, s'il y avait lieu. Leur haine et leur
+objet d'horreur, c'est le hibou; quand ils le
+trouvent le jour, ils prennent leur revanche pour
+ses méfaits de la nuit; ils le huent, lui donnent
+la chasse; profitant de son embarras, ils le
+persécutent à mort.</p>
+
+<p>Nulle forme d'association dont ils ne sachent
+profiter. La plus douce d'abord, la famille, ne leur
+fait pas, on le voit, oublier celle de défense, ni
+la ligue, d'attaque. Bien plus, ils s'associent même
+à leurs rivaux supérieurs, aux vautours, et les
+appellent, les précèdent où les suivent, pour
+manger à leurs dépens. Ils s'unissent, ce qui est plus
+fort, avec leur ennemi, l'aigle, du moins
+l'environnent pour profiter de ses combats, de la
+lutte par laquelle il a triomphé d'un grand animal.
+Ces spéculateurs habiles attendent à peu de distance
+que l'aigle ait pris ce qu'il peut prendre,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p117" id="p117">117</a></span><span class="hidden">)</span>
+qu'il se soit gorgé de sang; cela fait, il part, et
+tout est aux corbeaux.</p>
+
+<p>Leur supériorité sensible sur un si grand nombre
+d'oiseaux doit tenir à leur longue vie et à
+l'expérience que leur excellente mémoire leur
+permet de se former. Tout différents de la plupart
+des animaux où la durée de la vie est proportionnée
+à la durée de l'enfance, ils sont adultes au bout
+d'un an, et, dit-on, vivent un siècle.</p>
+
+<p>La grande variété de leur alimentation, qui
+comprend toute nourriture animale ou végétale,
+toute proie morte ou vivante, leur donne une grande
+connaissance des choses et du temps, des récoltes,
+des chasses. Ils s'intéressent à tout et observent
+tout. Les anciens qui, bien plus que nous, vivaient
+dans la nature, trouvaient grandement leur compte
+à suivre, en cent choses obscures où l'expérience
+humaine ne donne encore point de lumière, les
+directions d'un oiseau si prudent, si avisé.</p>
+
+<p>N'en déplaise aux nobles rapaces, le corbeau qui
+souvent les guide, malgré sa couleur funèbre et
+son visage baroque, malgré l'indélicatesse
+d'alimentation dont il est taxé, n'en est pas moins
+le génie supérieur des grosses espèces, dont il est,
+pour le volume, déjà un amoindrissement.</p>
+
+<p>Mais le corbeau, ce n'est encore que la prudence
+utilitaire, la sagesse de l'intérêt. Pour arriver aux
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p118" id="p118">118</a></span><span class="hidden">)</span>
+êtres supérieurs, aux héros de la race ailée, grands
+artistes aux c&oelig;urs chaleureux, il nous faut
+dégrossir l'oiseau, atténuer la matière pour
+l'exaltation de l'esprit et le développement moral.
+La nature, comme tant de mères, a du faible pour
+les plus petits.</p>
+
+
+
+
+<h2>DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p123" id="p123">123</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LA LUMIÈRE.<br>
+LA NUIT.</h3>
+
+
+<p>«Lumière! plus de lumière encore!» Tel fut le
+dernier mot de G&oelig;the. Ce mot du génie expirant,
+c'est le cri général de la nature, et il retentit de
+monde en monde. Ce que disait cet homme
+puissant, l'un des aînés de Dieu, ses plus humbles
+enfants, les moins avancés dans la vie animale, les
+mollusques le disent au fond des mers; ils ne
+veulent point vivre partout où la lumière
+n'atteint pas. La fleur veut la lumière, se tourne
+vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons
+de travail, les animaux, se réjouissent comme
+nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p124" id="p124">124</a></span><span class="hidden">)</span>
+va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès
+que le jour baisse.</p>
+
+<p>«Cet été, me promenant dans mon jardin, j'entendis,
+je vis sur une branche un oiseau qui chantait
+au soleil couchant; il se dressait vers la
+lumière, et il était visiblement ravi... Je le fus
+de le voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient
+jamais donné l'idée de cette intelligente et
+puissante créature, si petite, si passionnée... Je
+vibrais à son chant... Il renversait en arrière sa
+tête, sa poitrine gonflée: jamais chanteur, jamais
+poëte n'eut si naïve extase.&mdash;Ce n'était pourtant
+pas l'amour (le temps était passé), c'était
+manifestement le charme du jour qui le ravissait,
+celui du doux soleil!</p>
+
+<p>«Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas
+la nature animée, et sépare tellement l'homme de
+ses frères inférieurs!</p>
+
+<p>«Je lui dis avec des larmes: «Pauvre fils de
+la lumière, qui la réfléchis dans ton chant,
+que tu as donc raison de la chanter! La nuit,
+pleine d'embûches et de dangers pour toi,
+ressemble de bien près à la mort. Verras-tu
+seulement la lumière de demain?» Puis, de
+sa destinée, passant en esprit à celle de tous
+les êtres qui, des profondeurs de la création,
+montent si lentement au jour, je dis comme
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p125" id="p125">125</a></span><span class="hidden">)</span>
+G&oelig;the et le petit oiseau: «De la lumière!
+Seigneur! plus de lumière encore!» (<span class="sc">Michelet</span>,
+<i>le Peuple</i>, p. 62, 1846.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le monde des poissons est celui du silence. On
+dit: «Muet comme un poisson.»</p>
+
+<p>Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils
+sont tous lucifuges. Ceux même, comme l'abeille,
+qui travaillent le jour, préfèrent pourtant
+l'obscurité.</p>
+
+<p>Le monde des oiseaux est celui de la lumière,
+du chant.</p>
+
+<p>Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en
+inspirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur
+leurs ailes, ceux de nos climats dans leur chants;
+beaucoup le suivent de contrées en contrées.</p>
+
+<p>«Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils
+saluent le soleil levant, et le soir, fidèlement,
+s'assemblent pour voir son coucher de nos rivages
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p126" id="p126">126</a></span><span class="hidden">)</span>
+d'Écosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le
+voir plus longtemps, se hausse et se balance sur
+la branche du plus haut sapin.»</p>
+
+<p>Lumière, amour et chant, sont pour eux même
+chose. Si l'on veut que le rossignol captif chante
+hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage,
+puis tout à coup on lui rend la lumière, et il
+retrouve la voix. L'infortuné pinson, que des
+barbares rendent aveugle, chante avec une animation
+désespérée et maladive, se créant par la voix sa
+lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui
+par la flamme intérieure.</p>
+
+<p>Je croirais volontiers que c'est la cause principale
+qui fait chanter l'oiseau des climats sombres, où
+le soleil apparaît en vives éclaircies. Par
+rapport aux zones brillantes, où il ne quitte pas
+l'horizon, nos contrées, voilées de brouillards, de
+nuages, mais brillantes par moments, ont justement
+l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du
+rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir
+l'harmonie, équivalent de la lumière.</p>
+
+<p>Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol
+dépend de l'&oelig;il, tout autant que de l'aile. Chez les
+espèces douées d'une vue délicate et perçante,
+comme le faucon, qui du plus haut du ciel, voit le
+roitelet dans un buisson, comme l'hirondelle, qui
+voit un moucheron à mille pieds de distance, le vol
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p127" id="p127">127</a></span><span class="hidden">)</span>
+est sûr, hardi, charmant à voir, par son assurance
+infaillible. D'autres (on le voit à leur allure) sont
+des myopes qui vont avec précaution, tâtonnent,
+ont peur de se heurter.</p>
+
+<p>L'&oelig;il et l'aile, le vol et la vue, à ce haut degré
+de puissance qui fait sans cesse embrasser d'un
+regard, franchir des paysages immenses, de vastes
+contrées, des royaumes, qui permet, non de rétrécir
+comme une carte géographique, mais de voir en
+complet détail, cette grande variété d'objets,
+de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu!
+oh! quelle source de jouissance! quel étrange et
+mystérieux bonheur, presque incompréhensible à
+l'homme!...</p>
+
+<p>Notez que ces perceptions sont si fortes et si
+vives qu'elles s'enfoncent dans la mémoire, au
+point qu'un pigeon même (animal inférieur) retrouve,
+reconnaît tous les accidents d'une route qu'il
+n'a parcourue qu'une fois. Qu'est-ce donc de la
+sage cigogne, de l'avisé corbeau, de l'intelligente
+hirondelle?</p>
+
+<p>Avouons cette supériorité. Sans envie, regardons
+ces joies de vision auxquelles peut-être nous
+parviendrons un jour dans une existence meilleure.
+Ce bonheur de tant voir, de voir si loin, si bien,
+de percer l'infini du regard et de l'aile, presque
+en même moment, à quoi tient-il? à cette vie qui est
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p128" id="p128">128</a></span><span class="hidden">)</span>
+notre idéal lointain: <i>Vivre en pleine lumière et
+sans ombre.</i></p>
+
+<p>Déjà l'existence de l'oiseau en est comme un
+essai. Elle serait pour lui une divine source de
+science, si, dans cette liberté sublime, il ne
+portait les deux fatalités qui retiennent ce globe
+à l'état barbare et y neutralisent l'essor.</p>
+
+<p>Fatalité du ventre, qui nous ralentit tous, mais
+qui persécute surtout cette flamme vivante, ce
+foyer dévorant, l'oiseau, forcé sans cesse de se
+renouveler, de chercher, d'errer, d'oublier,
+condamné sans remède à la mobilité stérile
+d'impressions trop variées.</p>
+
+<p>L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les
+heures de l'ombre et de l'embûche, où son aile est
+brisée, où, livré sans défense, il perd le vol, la
+force et la lumière.</p>
+
+<p>Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres.</p>
+
+<p>C'est la garantie de la vie pour l'homme et
+l'animal; c'est comme le sourire rassurant,
+pacifique et serein, la franchise de la nature. Elle
+met fin aux terreurs sombres qui nous suivent dans
+les ténèbres, aux craintes trop fondées, et aussi au
+tourment des songes, non moins cruels, aux pensées
+troubles qui agitent et bouleversent l'âme.</p>
+
+<p>Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est
+faite à la longue, l'homme comprend à peine les
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p129" id="p129">129</a></span><span class="hidden">)</span>
+angoisses de la vie sauvage aux heures où la
+nature laisse si peu de défense, où sa terrible
+impartialité ouvre la carrière à la mort, légitime
+autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit
+à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre.
+Elle répond à l'homme: «Je dois nourrir mes
+lions.»</p>
+
+<p>Lisez dans les voyages l'effroi des malheureux
+égarés dans les solitudes d'Afrique, du misérable
+esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie
+humaine que pour rencontrer une nature barbare.
+Quelles angoisses, dès qu'au soleil couché commencent
+à rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups
+et les chacals, qui l'accompagnent à distance, le
+précèdent en flairant, ou le suivent en croque-morts!
+Ils vous miaulent lamentablement: «Demain, on
+cherchera tes os.» Mais quelle profonde horreur!
+le voici à deux pas... il vous voit, vous regarde,
+rugit profondément, du gouffre de son gosier
+d'airain, comme sa proie vivante, l'exige et la
+réclame!... Le cheval n'y tient pas; il frissonne,
+il sue froid, se cabre... L'homme, accroupi entre
+les feux, s'il peut en allumer, garde à peine la
+force d'alimenter ce rempart de lumière qui seul
+protége sa vie.</p>
+
+<p>La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même
+en nos climats qui sembleraient moins dangereux.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p130" id="p130">130</a></span><span class="hidden">)</span>
+Que de monstres elle cache, que de chances
+effrayantes pour lui dans son obscurité! Ses
+ennemis nocturnes ont cela de commun, qu'ils
+arrivent sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole
+d'une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La
+longue belette s'insinue au nid, sans frôler une
+feuille. La fouine ardente, altérée de sang chaud, est
+si rapide, qu'en un moment elle saigne et parents et
+petits, égorge la famille entière.</p>
+
+<p>Il semble que l'oiseau, quand il a des enfants, ait
+une seconde vue de ces dangers. Il a à protéger une
+famille plus faible, plus dénuée encore que celle du
+quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais
+quelle protection? il ne peut guère que rester et
+mourir, il ne s'envole pas, l'amour lui a cassé les
+ailes. Toute la nuit, l'étroite entrée du nid est
+gardée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui
+tombe de fatigue et présente au danger son faible
+bec et sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit
+apparaître la gueule énorme du serpent, l'&oelig;il
+horrible de l'oiseau de mort, démesurément agrandi?</p>
+
+<p>Inquiet pour les siens, il l'est bien moins pour
+lui. Au temps où il est seul, la nature lui épargne
+les tourments de la prévoyance. Triste et morne
+plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il
+cache sa petite tête sous son aile, et son cou
+même disparaît dans les plumes. Cette position
+d'abandon
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p131" id="p131">131</a></span><span class="hidden">)</span>
+complet, de confiance, qu'il avait eue dans l'&oelig;uf,
+dans l'heureuse prison maternelle où sa sécurité
+fut si entière, il la reprend chaque soir au milieu
+des dangers et sans protection.</p>
+
+<p>Grande pour tous les êtres est la tristesse du
+soir, et même pour les protégés. Les peintres
+hollandais l'ont bien naïvement saisie et exprimée
+pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le
+cheval se rapproche volontiers de son compagnon, pose
+sur lui sa tête. La vache revient à la barrière
+suivie de son petit, et veut retourner à l'étable.
+Car ceux-ci ont une étable, un logis, un abri contre
+les embûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a
+qu'une feuille!</p>
+
+<p>Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs
+s'enfuient, que l'ombre disparaît, que le moindre
+buisson s'éclaire et s'illumine! quel gazouillement
+au bord des nids, et quelles vives conversations!
+C'est comme une félicitation mutuelle de se revoir,
+de vivre encore. Puis commencent les chants. Du
+sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle
+porte jusqu'au ciel la joie de la terre.</p>
+
+<p>Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression
+universelle. Les antiques Védas de l'Inde sont à
+chaque ligne un hymne à la lumière, gardienne de
+la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le
+monde, le crée encore et le conserve. Nous revivons,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p132" id="p132">132</a></span><span class="hidden">)</span>
+nous respirons, nous parcourons notre demeure,
+nous retrouvons la famille, nous comptons nos
+troupeaux. Rien n'a péri, et la vie est entière. Le
+tigre ne nous a pas surpris. La horde des animaux
+sauvages n'a pas fait invasion. Le noir serpent n'a
+pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil,
+de nous donner encore un jour!</p>
+
+<p>Tout animal, dit l'Inde, et surtout le plus sage,
+<i>le brame de la création</i>, l'éléphant, saluent le
+soleil, et le remercient à l'aurore; ils lui
+chantent en eux-mêmes un hymne de reconnaissance.</p>
+
+<p>Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le
+chante. Qui? l'un des faibles, celui qui craint le
+plus la nuit et qui sent le plus la joie du matin,
+celui qui vit de lumière, dont la vue tendre,
+infiniment sensible, étendue, pénétrante, en
+perçoit tous les accidents, et qui est plus
+intimement associé aux défaillances, aux éclipses
+du jour, à ses résurrections.</p>
+
+<p>L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du
+matin et la bénédiction du jour. Il est son prêtre
+et son augure, sa voix innocente et divine.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p135" id="p135">135</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>L'ORAGE ET L'HIVER.<br>
+MIGRATIONS.</h3>
+
+
+<p>Un confident de la nature, âme sacrée, simple
+autant que profonde, Virgile a vu l'oiseau, comme
+l'avait vu la vieille sagesse italique, comme
+augure et prophète du changement du ciel:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Nul, sans être averti, n'éprouva les orages...</span><br>
+ <span class="i0">La grue, avec effroi, s'élançant des vallées,</span><br>
+ <span class="i0">Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées...</span><br>
+ <span class="i0">L'hirondelle en volant effleure le rivage;</span><br>
+ <span class="i0">Tremblante pour ses &oelig;ufs, la fourmi déménage.</span><br>
+ <span class="i0">Des lugubres corbeaux les noires légions</span><br>
+ <span class="i0">Fendent l'air qui frémit sous leurs longs bataillons...</span><br>
+ <span class="i0">Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies</span><br>
+ <span class="i0">Nourissent près des eaux sur des rives fleuries.</span><br>
+ <span class="i0">De leur séjour humide on les voit s'approcher,</span><br>
+ <span class="i0">Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher,</span><br>
+ <span class="i0">Promener sur les eaux leur troupe vagabonde,</span><br>
+ <span class="i0">Se plonger dans leur sein, reparaître sur l'onde,</span><br>
+ <span class="i0">S'y replonger encor, et, par cent jeux divers,</span><br>
+ <span class="i0">Annoncer les torrents suspendus dans les airs.</span><br>
+ <span class="i0">Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage,</span><br>
+ <span class="i0">La corneille enrouée appelle aussi l'orage.</span><br>
+ <span class="i0">Le soir, la jeune fille, en tournant son fuseau,</span><br>
+ <span class="i0">Tire encor de sa lampe un présage nouveau,</span><br>
+ <span class="i0">Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse,</span><br>
+ <span class="i0">Se couvre en petillant de noirs flocons de mousse.</span><br>
+ <span class="i0">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><br>
+ <span class="i0">Mais la sécurité reparaît à son tour...</span><br>
+ <span class="i0">L'alcyon ne vient plus sur l'humide rivage,</span><br>
+ <span class="i0">Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage...</span><br>
+ <span class="i0">L'air s'éclaircit enfin; du sommet des montagnes,</span><br>
+ <span class="i0">Le brouillard affaissé descend dans les campagnes,</span><br>
+ <span class="i0">Et le triste hibou, le soir, au haut des toits,</span><br>
+ <span class="i0">En longs gémissements ne traîne plus sa voix.</span><br>
+ <span class="i0">Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage,</span><br>
+ <span class="i0">Folâtrent à l'envie parmi l'épais feuillage,</span><br>
+ <span class="i0">Et, d'un gosier moins rauque, annonçant les beaux jours,</span><br>
+ <span class="i0">Vont revoir dans leurs nids le fruit de leurs amours.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s">(<i>Géorg.</i> tr. par <span class="sc">Delille</span>.)
+</p>
+<hr>
+
+
+<p>Être éminemment électrique, l'oiseau est plus
+qu'aucun autre en rapport avec nombre de phénomènes
+de météorologie, de chaleur et de magnétisme
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p137" id="p137">137</a></span><span class="hidden">)</span>
+que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas.
+Il les perçoit dans leur naissance, dans leurs
+premiers commencements, bien avant qu'ils ne se
+prononcent. Il en a comme une espèce de prescience
+physique. Quoi de plus naturel que l'homme, d'une
+perception plus lente, et qui ne les sent qu'après
+coup, interroge ce précurseur instinctif qui les
+annonce? C'est le principe des augures. Rien de
+plus sage que cette prétendue folie de l'antiquité.</p>
+
+<p>La météorologie, spécialement, en tirait un grand
+avantage. Elle aura des moyens plus sûrs. Mais
+déjà elle trouvait un guide dans la prescience des
+oiseaux. Plût au ciel que Napoléon, en septembre
+1811, eût tenu compte du passage prématuré des
+oiseaux du Nord! Les cigognes et les grues
+l'auraient bien informé. Dans leur émigration
+précoce, il eût deviné l'imminence du grand et
+terrible hiver. Elles se hâtèrent vers le midi, et
+lui, il resta à Moscou.</p>
+
+<p>Au milieu de l'Océan, l'oiseau fatigué qui repose
+une nuit sur le mât d'un vaisseau, entraîné loin de
+sa route par ce mobile abri, la retrouve néanmoins
+sans peine. Il reste dans un rapport si parfait avec
+le globe et si bien orienté que, le lendemain matin,
+il prend le vent, sans hésiter: la plus courte
+consultation avec lui-même lui suffit. Il choisit,
+sur l'abîme immense, uniforme et sans autre voie que
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p138" id="p138">138</a></span><span class="hidden">)</span>
+le sillage du vaisseau, la ligne précise qui le mène
+où il veut aller. Là, ce n'est point comme sur terre,
+nulle observation locale, nul point de repère; nul
+guide: les seuls courants de l'air, en rapport avec
+ceux de l'eau, peut-être aussi d'invisibles courants
+magnétiques, pilotent ce hardi voyageur.</p>
+
+<p>Science étrange! non-seulement l'hirondelle sait
+en Europe que l'insecte qui lui manque ici
+l'attend ailleurs, et le cherche en voyageant en
+longitude; mais, en latitude même et sous les
+mêmes climats, le loriot des États-Unis sait que
+la cerise est mûre en France, et part sans
+hésitation pour venir récolter nos fruits.</p>
+
+<p>On croit à tort que ces migrations se font en leur
+saison, sans choix précis du jour, à époques
+indéterminées. Nous avons pu observer au contraire
+la nette et lucide décision qui y préside, pas une
+heure plus tôt ni plus tard.</p>
+
+<p>Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la
+saison étant très-belle encore, les insectes
+nombreux et la pâture des hirondelles facile et
+plantureuse, nous eûmes cet heureux hasard de voir
+la sage république en une immense et bruyante
+assemblée siéger, délibérer sur le toit d'une
+église, Saint-Félix, qui domine l'Erdre et, de
+côté, la Loire. Pourquoi ce jour, cette heure
+plutôt qu'une autre? Nous l'ignorions; bientôt
+nous pûmes le comprendre.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p139" id="p139">139</a></span><span class="hidden">)</span>
+Le ciel était beau le matin, mais avec un vent
+qui soufflait de la Vendée. Mes pins se lamentaient,
+et de mon cèdre ému sortait une basse et profonde
+voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous
+mîmes à les ramasser. Peu à peu le temps se voila, le
+ciel devint fort gris, le vent tomba, tout devint
+morne. C'est alors, vers quatre heures, qu'en même
+temps de tous les points, et du bois, et de l'Erdre,
+et de la ville, et de la Loire, de la Sèvre, je
+pense, d'infinies légions, à obscurcir le jour,
+vinrent se condenser sur l'église, avec mille voix,
+mille cris, des débats, des discussions. Sans savoir
+cette langue, nous devinions très-bien qu'on n'était
+pas d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par ce
+souffle tiède d'automne, auraient voulu rester
+encore. Mais les sages, les expérimentés, les
+voyageurs éprouvés insistaient pour le départ. Ils
+prévalurent; la masse noire, s'ébranlant à la fois
+comme un immense nuage, s'envola vers le sud-est,
+probablement vers l'Italie. Ils n'étaient pas à
+trois cents lieues (quatre ou cinq heures de vol)
+que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent pour
+abîmer la terre; nous crûmes un moment au déluge.
+Retirés dans notre maison qui tremblait aux vents
+furieux, nous admirions la sagesse des devins ailés
+qui avaient si prudemment devancé l'époque annuelle.</p>
+
+<p>Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p140" id="p140">140</a></span><span class="hidden">)</span>
+chassés. En présence d'une nature belle et riche
+encore, ils avaient senti, saisi l'heure précise sans
+la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous
+les insectes, abattus par cette immensité de pluie,
+étaient devenus introuvables; tout ce qui en
+subsistait vivant s'était réfugié dans la terre.</p>
+
+<p>Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance
+de la faim, qui décide aux migrations les espèces
+voyageuses. Si ceux qui vivent d'insectes sont
+forcés de partir, les mangeurs de baies sauvages
+pourraient rester à la rigueur. Qui les pousse?
+Est-ce le froid? la plupart y résisteraient. À ces
+causes spéciales, il faut en ajouter une autre, plus
+générale et plus haute, c'est le besoin de la
+lumière.</p>
+
+<p>De même que la plante suit invinciblement le
+jour et le soleil, de même que le mollusque
+(nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers
+les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'&oelig;il
+est si sensible, s'attriste des jours abrégés, des
+brouillards de l'automne. Cette diminution de
+lumière, que nous aimons parfois pour telles
+causes morales, elle est pour lui une tristesse, une
+mort... «De la lumière! plus de lumière!...
+Plutôt mourir que ne plus voir le jour!» C'est le
+vrai sens du dernier chant d'automne, du dernier cri,
+à leur départ d'octobre. Je l'entendais dans leurs
+adieux.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p141" id="p141">141</a></span><span class="hidden">)</span>
+Résolution vraiment hardie et courageuse quand
+on songe à la route immense qu'il leur faut faire
+deux fois par an, par delà les montagnes, les mers
+et les déserts, sous des climats si différents, par
+des vents variables, à travers tant de périls et de
+tragiques aventures. Pour les voiliers légers,
+hardis, pour le martinet des églises, pour la vive
+hirondelle qui défie le faucon, l'entreprise est
+légère peut-être. Mais les autres tribus n'ont
+nullement cette force et ces ailes. Elles sont la
+plupart appesanties alors par une nourriture
+abondante; elles ont traversé la brûlante saison,
+l'amour et la maternité; la femelle a achevé ce
+grand travail de la nature, enfanté, bâti,
+élevé; lui, comme il s'est dépensé en chansons!
+Ces deux époux ont consommé la vie: «une vertu
+est sortie d'eux;» un siècle déjà les sépare de
+leur énergie du printemps.</p>
+
+<p>Beaucoup pourraient rester; un aiguillon les
+pousse. Les plus lourds sont les plus ardents. La
+caille française franchira la Méditerranée,
+dépassera l'Atlas; par-dessus le Zaarah, elle
+plonge aux royaumes noirs, les passe encore; enfin,
+si elle stationne au Cap, c'est qu'au delà
+commence l'infinie mer australe, qui ne lui promet
+plus d'abri que les glaçons du pôle et l'hiver qui
+l'exila d'Europe.</p>
+
+<p>Qui les rassure pour de telles entreprises? Tels
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p142" id="p142">142</a></span><span class="hidden">)</span>
+se fient à leurs armes, les plus faibles à leur
+nombre, et s'abandonnent au
+sort; le ramier se dit: «Sur dix mille ou cent
+mille, l'assassin n'en prendra pas dix... et sans
+doute je n'en serai pas.» Il prend son temps; la
+nue volante passe la nuit; si la lune se lève,
+sur sa blanche lumière les blanches ailes se détachent
+peu: ils échappent confondus dans le pâle rayon.
+La vaillante alouette, l'oiseau national de notre
+Gaule antique et de l'invincible espérance, se fie
+au nombre aussi; elle passe de jour (plutôt elle
+erre de province en province); décimée, poursuivie,
+elle n'en chante pas moins sa chanson.</p>
+
+<p>Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas la
+force, le solitaire, que fera-t-il?... Que
+feras-tu, pauvre rossignol isolé, qui dois, comme
+les autres, mais sans appui, sans camarades, affronter
+la grande aventure? Toi, qu'es-tu, ami? une voix.
+Nulle puissance en toi que celle qui te dénoncerait.
+Dans ton habit obscur tu dois passer muet,
+confondu avec les teintes des bois décolorés
+d'automne. Mais quoi! La feuille est pourpre
+encore; elle n'a pas le brun sourd et mort de
+l'arrière-saison.</p>
+
+<p>Eh! que ne restes-tu? que n'imites-tu la timidité
+de tant d'oiseaux qui ne vont qu'en Provence? Là,
+derrière un rocher, tu trouverais, je t'assure, un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p143" id="p143">143</a></span><span class="hidden">)</span>
+hiver d'Asie ou d'Afrique. La gorge d'Olioule vaut
+bien les vallées de Syrie.</p>
+
+<p>«Non, il me faut partir. D'autres peuvent rester;
+ils n'ont que faire de l'Orient. Moi, mon berceau
+m'appelle: il faut que je revoie ce ciel
+éblouissant, ces ruines lumineuses et parées où mes
+aïeux chantèrent; il faut que je me pose sur mon
+premier amour, sur la rose d'Asie, que je me
+baigne de soleil... Là est le mystère de la vie,
+là, la flamme féconde où renaîtra mon chant; ma
+voix, ma muse est la lumière.»</p>
+
+<p>Donc, il part; mais je crois que le c&oelig;ur doit lui
+battre dès l'approche des Alpes, quand les cimes
+neigeuses annoncent la porte redoutable où posent
+sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit,
+le vautour, l'aigle, tous les brigands griffus,
+crochus, altérés de sang chaud, les espèces maudites
+qui sont la sotte poésie de l'homme, les uns
+<i>nobles</i> brigands qui saignent vite et sucent,
+d'autres brigands <i>ignobles</i> qui étouffent,
+détruisent, toutes les formes enfin du meurtre et
+de la mort.</p>
+
+<p>Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien
+dont la voix est éteinte, non l'<i>ingegno</i> ni la
+fine pensée, n'ayant personne à consulter, se pose
+pour bien songer encore avant d'entrer dans le
+long piége du défilé de la Savoie. Il s'arrête
+à l'entrée, sur une maison amie que je sais bien,
+ou au bois
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p144" id="p144">144</a></span><span class="hidden">)</span>
+sacré des charmettes, délibère et se dit: «Si je
+passe de jour, ils sont tous là; ils savent la
+saison; l'aigle fond sur moi, je suis mort. Si je
+passe de nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des
+horribles fantômes, aux yeux grandis dans les
+ténèbres, me prend, me porte à ses petits... Las!
+que ferai-je?... J'essayerai d'éviter et la nuit
+et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l'eau
+froide détrempe et morfond sur son aire la grosse
+bête féroce qui ne sait pas bâtir un nid, je passe
+inaperçu... Et quand il me verrait, j'aurais passé
+avant qu'il pût mettre en mouvement le pesant
+appareil de ses ailes mouillées.»</p>
+
+<p>Bien calculé. Pourtant, vingt accidents surviennent.
+Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue
+Savoie, rencontrer de front le vent d'est qui
+s'engouffre et qui le retarde, qui brise son effort
+et ses ailes... Dieu! il est déjà jour... Ces
+mornes géants, en octobre, déjà vêtus de blancs
+manteaux, laissent voir sur leur neige immense un
+point noir qui vole à tire-d'ailes. Qu'elles sont
+déjà lugubres, ces montagnes, et de mauvais augure,
+sous ce grand linceul à longs plis!... Tout
+immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux
+et autour d'eux une agitation éternelle, des
+courants violents, contradictoires, qui se battent
+entre eux, si furieux parfois qu'il faut attendre.
+«Que je passe plus bas, les torrents qui
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p145" id="p145">145</a></span><span class="hidden">)</span>
+hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont
+des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux
+hautes et froides régions qui s'illuminent, je me
+livre moi-même: le givre saisira, ralentira mes
+ailes.»</p>
+
+<p>Un effort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il
+tombe en Italie. À Suse ou vers Turin, il niche,
+il raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la
+gigantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de
+fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. La terre
+n'a pas changé; aujourd'hui, comme alors, l'Italien,
+exilé chez lui, triste cultivateur du champ d'un
+autre, le <i lang="la">durus arator</i>, poursuit le rossignol.
+Mangeur d'insectes, si utile, il est proscrit comme
+un mangeur de grains. Qu'il passe donc, s'il peut,
+l'Adriatique d'île en île, malgré les corsaires
+ailés qui veillent sur les mêmes écueils, il
+arrivera peut-être à la terre sacrée des oiseaux,
+à la bonne, hospitalière et plantureuse Égypte,
+où tous sont épargnés, nourris, bénis et bien reçus.</p>
+
+<p>Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle
+hospitalité elle ne choyait les assassins. Rossignols
+et tourterelles sont accueillis, c'est vrai; mais
+non moins bien les aigles. Sur ces terrasses des
+sultanes, sur ces balcons des minarets, ah! pauvre
+voyageur! je vois des yeux brillants, terribles, qui
+se tournent de ce côté... Et je vois qu'ils t'ont vu
+déjà!</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p146" id="p146">146</a></span><span class="hidden">)</span>
+N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera
+guère. Le vent destructif du désert s'en va
+souffler à mort, sécher, faire disparaître ta
+maigre nourriture. Pas une mouche tout à l'heure
+pour nourrir ton aile et ta voix. Souviens-toi du
+vieux nid que tu as laissé dans nos bois, de tes
+amours d'Europe. Le ciel était plus sombre, mais
+tu t'y fis un ciel. L'amour était autour de toi;
+tous vibraient de t'entendre; la plus pure
+palpitait pour toi... C'est là le vrai soleil, le
+plus bel orient. La vraie lumière est où l'on aime.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p149" id="p149">149</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>SUITE DES MIGRATIONS.<br>
+L'HIRONDELLE.</h3>
+
+
+<p>L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos
+demeures; elle loge sous nos fenêtres, sous nos
+toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout
+peur de nous. On dira qu'elle se fie à son aile
+incomparable; mais non: elle met aussi son nid, ses
+enfants, à notre portée. Voilà pourquoi elle est
+devenue la maîtresse de la maison. Elle n'a pas pris
+seulement la maison, mais notre c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Dans un logis de campagne où mon beau-père
+faisait l'éducation de ses enfants, l'été, il leur
+tenait la classe dans une serre où les hirondelles
+nichaient, sans s'inquiéter du mouvement de la famille,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p150" id="p150">150</a></span><span class="hidden">)</span>
+libres dans leurs allures, tout occupées de leur
+couvée, sortant par la fenêtre et rentrant par le
+toit, jasant avec les leurs très-haut, et plus haut
+que le maître, lui faisant dire, comme disait saint
+François: «S&oelig;urs hirondelles, ne pourriez-vous
+vous taire?»</p>
+
+<p>Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent
+la fille et la petite-fille. Elles y reviennent
+chaque année; leurs générations s'y succèdent plus
+régulièrement que les nôtres. La famille s'éteint,
+se disperse, la maison passe à d'autres mains,
+l'hirondelle y revient toujours; elle y maintient
+son droit d'occupation.</p>
+
+<p>C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le
+symbole de la fixité du foyer. Elle y tient
+tellement que la maison réparée, démolie en partie,
+longtemps troublée par les maçons, n'en est pas moins
+souvent reprise et occupée par ces oiseaux fidèles,
+de persévérant souvenir.</p>
+
+<p>C'est <i>l'oiseau du retour</i>. Si je l'appelle ainsi,
+ce n'est pas seulement pour la régularité du retour
+annuel, mais pour son allure même, et la direction
+de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et
+qui revient toujours sur lui.</p>
+
+<p>Elle tourne et <i>vire</i> sans cesse, elle plane
+infatigablement autour du même espace et sur le
+même lieu, décrivant une infinité de courbes
+gracieuses qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce
+pour suivre
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p151" id="p151">151</a></span><span class="hidden">)</span>
+sa proie, le moucheron qui danse et flotte en l'air?
+est-ce pour exercer sa puissance, son aile
+infatigable, sans s'éloigner du nid? N'importe, ce
+vol circulaire, ce mouvement éternel de retour, nous
+a toujours pris les yeux et le c&oelig;ur, nous jetant
+dans le rêve, dans un monde de pensées.</p>
+
+<p>Nous voyons bien son vol, jamais, presque
+jamais sa petite face noire. Qui donc es-tu, toi qui
+te dérobes toujours, qui ne me laisses voir que tes
+tranchantes ailes, faux rapides comme celle du
+Temps? Lui, s'en va sans cesse; toi, tu reviens
+toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce semble,
+tu me rases, voudrais me toucher?... Tu me
+caresses de si près, que j'ai au visage le vent,
+et presque le coup, de ton aile... Est-ce un
+oiseau? est-ce un esprit?... Ah! si tu es une
+âme, dis-le-moi franchement, et dis-moi cet
+obstacle qui sépare le vivant des morts. Nous le
+serons demain; nous sera-t-il donné de venir à
+tire-d'ailes revoir ce cher foyer de travail et
+d'amour? de dire un mot encore, en langue d'hirondelle,
+à ceux qui, même alors, garderont notre c&oelig;ur?</p>
+
+<p>Mais n'anticipons pas, et n'ouvrons pas la source
+amère. Prenons-le plutôt, cet oiseau, dans les
+pensées du peuple, dans la bonne vieille sagesse
+populaire, plus voisine sans doute de la pensée de
+la nature.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p152" id="p152">152</a></span><span class="hidden">)</span>
+Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la
+division des saisons, des deux grandes <i>heures de
+l'année</i>. À Pâques et à la Saint-Michel, aux
+époques des réunions, des foires et marchés, des
+baux et fermages, l'hirondelle apparaît, blanche et
+noire, et nous dit le temps. Elle vient couper et
+marquer la saison passée, la nouvelle. On se réunit
+ces jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours;
+les six mois ont fait disparaître celui-ci, celui-là.
+L'hirondelle revient, mais pas pour tous; car
+plusieurs sont partis pour un très-long voyage, plus
+que <i>le tour de France</i>. Et d'Allemagne? Non,
+plus loin encore.</p>
+
+<p>Nos <i>compagnons</i>, ouvriers voyageurs, suivaient
+la vie de l'hirondelle, sauf qu'au retour souvent ils
+ne retrouvaient plus le nid. L'oiseau prudent les
+en avise dans un vieux dicton allemand, où la
+petite sagesse populaire veut les retenir au foyer.
+Sur ce dicton, le grand poëte Rückert, se faisant
+lui-même hirondelle, reproduisant son vol
+rhythmique, circulaire, son constant retour, en a
+tiré ce chant, dont tel peut rire; mais plus d'un
+en pleurera:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">De la jeunesse, de la jeunesse,</span><br>
+ <span class="i2">Un chant me revient toujours...</span><br>
+ <span class="i1">Oh! que c'est loin! Oh! que c'est loin</span><br>
+ <span class="i2">Tout ce qui fut autrefois!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">Ce que chantait, ce que chantait</span><br>
+ <span class="i2">Celle qui ramène le printemps,</span><br>
+ <span class="i0">Rasant le village de l'aile, rasant le village de l'aile,</span><br>
+ <span class="i2">Est-ce bien ce qu'elle chante encore?</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">«Quand je partis, quand je partis,</span><br>
+ <span class="i2">Étaient pleins l'armoire et le coffre.</span><br>
+ <span class="i2">Quand je revins, quand je revins,</span><br>
+ <span class="i2">Je ne trouvai plus que le vide.»</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">Ô mon foyer de famille,</span><br>
+ <span class="i2">Laisse-moi seulement une fois</span><br>
+ <span class="i2">M'asseoir à la place sacrée</span><br>
+ <span class="i2">Et m'envoler dans les songes!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">Elle revient bien l'hirondelle,</span><br>
+ <span class="i2">Et l'armoire vidée se remplit.</span><br>
+ <span class="i0">Mais le vide du c&oelig;ur reste, mais reste le vide du c&oelig;ur.</span><br>
+ <span class="i2">Et rien ne le remplira.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">Elle rase pourtant le village,</span><br>
+ <span class="i2">Elle chante comme autrefois...</span><br>
+ <span class="i2">«Quand je partis, quand je partis,</span><br>
+ <span class="i2">Coffre, armoire, tout était plein.</span><br>
+ <span class="i2">Quand je revins, quand je revins,</span><br>
+ <span class="i2">Je ne trouvai plus que le vide.»</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de
+près, est un oiseau laid et étrange, avouons-le;
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p154" id="p154">154</a></span><span class="hidden">)</span>
+mais cela tient précisément à ce qu'elle est
+l'<i>oiseau</i> par excellence, l'être entre tous né
+pour le vol. La nature a tout sacrifié à cette
+destination: elle s'est moquée de la forme, ne
+songeant qu'au mouvement; et elle a si bien réussi,
+que cet oiseau, laid au repos, au vol est le plus
+beau de tous.</p>
+
+<p>Des ailes en faux, des yeux saillants, point de
+cou (pour tripler la force); de pied, peu ou point:
+tout est aile. Voilà les grands traits généraux.
+Ajoutez un très-large bec, toujours ouvert, qui
+happe sans arrêter, au vol, se ferme et se rouvre
+encore. Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se
+baigne en volant, en volant nourrit ses petits.</p>
+
+<p>Si elle n'égale pas en ligne droite le vol
+foudroyant du faucon, en revanche elle est bien plus
+libre; elle tourne, fait cent cercles, un dédale
+de figures incertaines, un labyrinthe de courbes
+variées, qu'elle croise, recroise à l'infini.
+L'ennemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne
+sait plus que faire. Elle le lasse, l'épuise; il
+renonce, et la laisse non fatiguée. C'est la vraie
+reine de l'air; tout l'espace lui appartient par
+l'incomparable agilité du mouvement. Qui peut
+changer ainsi à tout moment d'élan et tourner court?
+Personne. La chasse infiniment variée et capricieuse
+d'une proie toujours tremblotante, de la mouche,
+du cousin, du scarabée, de mille insectes
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p155" id="p155">155</a></span><span class="hidden">)</span>
+qui flottent et ne vont point en ligne droite,
+c'est sans nul doute la meilleure école du vol,
+et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous les
+oiseaux.</p>
+
+<p>La nature, pour arriver là, pour produire cette
+aile unique, a pris un parti extrême, celui de
+supprimer le pied. Dans la grande hirondelle
+d'église, qu'on appelle martinet, le pied est
+atrophié. L'aile y gagne: on croit que le martinet
+fait jusqu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette
+épouvantable vitesse l'égale à la frégate même. Le
+pied, fort court chez la frégate, n'est chez le
+martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le
+ventre: aussi, il ne pose guère. Au rebours
+de tout autre être, le mouvement seul est son
+repos. Qu'il se lance des tours, se laisse aller
+en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte
+et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le
+peut, de ses faibles petites griffes. Mais qu'il
+pose, il est infirme et comme paralytique, il sent
+toute aspérité; la dure fatalité de la gravitation
+l'a repris; le premier des oiseaux semble tombé au
+reptile.</p>
+
+<p>Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus
+difficile: aussi, s'il niche si haut, c'est qu'au
+départ il doit se laisser choir dans son élément
+naturel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p156" id="p156">156</a></span><span class="hidden">)</span>
+mais jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la
+discrétion de qui mettrait la main sur lui.</p>
+
+<p>Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom
+grec <i>Sans pied</i> (A-pode). Le grand peuple des
+hirondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit
+la terre, l'égaye et la charme de sa grâce, de son
+vol et de son gazouillement, doit toutes ses
+qualités aimables à cette difformité d'avoir peu,
+très-peu de pied; elle se trouve à la fois la
+première de la gent ailée par le don, l'art
+complet du vol, d'autre part la plus sédentaire et
+la plus attachée au nid.</p>
+
+<p>Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point
+l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de l'aile
+seule et le long apprentissage du vol, les petits
+ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les
+soins, développé la prévoyance et la tendresse
+maternelle. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé
+lié par le c&oelig;ur. Le nid n'a pas été le lit nuptial
+d'un moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant
+théâtre d'une éducation difficile et des sacrifices
+mutuels. Il y a eu une mère tendre, une épouse
+fidèle; que dis-je? bien plus, de jeunes s&oelig;urs
+qui s'empressent d'aider la mère, petites mères
+elles-mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes
+encore. Il y a eu tendresse maternelle, soins et
+enseignement mutuel des petits aux plus petits.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p157" id="p157">157</a></span><span class="hidden">)</span>
+Le plus beau, c'est que cette fraternité s'est
+étendue: dans le péril, toute hirondelle est
+s&oelig;ur; qu'une crie, toutes accourent; qu'une
+soit prise, toutes se lamentent, se tourmentent
+pour la délivrer.</p>
+
+<p>Que ces charmants oiseaux étendent leur intérêt
+aux oiseaux même étrangers à leur espèce, on le
+conçoit. Elles ont moins à craindre que nul autre
+les bêtes de proie, avec une aile si légère, et ce
+sont elles qui les premières avertissent la
+basse-cour de leur apparition. La poule et le
+pigeon se blottissent et cherchent asile, dès qu'ils
+entendent le cri, l'avertissement de l'hirondelle.</p>
+
+<p>Non, le peuple ne se trompe pas en croyant que
+l'hirondelle est la meilleure du monde ailé.</p>
+
+<p>Pourquoi? Elle est la plus heureuse, étant de
+beaucoup la plus libre.</p>
+
+<p>Libre par un vol admirable.</p>
+
+<p>Libre par la nourriture facile.</p>
+
+<p>Libre par le choix du climat.</p>
+
+<p>Aussi, quelque attention que j'aie prêtée à son
+langage (elle parle amicalement à ses s&oelig;urs, plus
+qu'elle ne chante), je ne l'ai jamais entendue que
+bénir la vie, louer Dieu.</p>
+
+<p><i lang="it">Libertà! Molto e desiato bene!</i> je roulais ce
+mot en mon c&oelig;ur sur la grande place de Turin, où
+nous ne pouvions nous lasser de voir voler les
+hirondelles innombrables, avec mille petits cris de joie.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p158" id="p158">158</a></span><span class="hidden">)</span>
+Elles y trouvent, en descendant des Alpes, de
+commodes habitations toutes faites, qui les
+attendent dans les trous que laissent les
+échafaudages, aux murs mêmes des palais. Parfois,
+et souvent le soir, elles jasaient très-haut, criaient,
+à empêcher de s'entendre; souvent elles se
+précipitaient, tombaient presque, rasant la terre,
+mais si vite relevées qu'on les aurait crues lancées
+d'un ressort ou dardées d'un arc. Au rebours de nous
+qui sommes sans cesse rappelés à la terre, elles
+semblaient graviter en haut. Jamais je ne vis
+l'image d'une liberté plus souveraine. C'étaient des
+jeux, des divertissements infinis.</p>
+
+<p>Voyageurs, nous regardions volontiers ces
+voyageuses qui prenaient insoucieusement et gaiement
+leur pèlerinage. L'horizon cependant était grave,
+cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette
+heure. Les bois noirs de sapins étaient déjà
+obscurcis et enténébrés du soir; les glaciers
+rayonnaient encore d'une blancheur pâlissante. Le
+double deuil de ces grands monts nous séparait de la
+France, vers laquelle nous allions bientôt nous
+acheminer lentement.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p161" id="p161">161</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE.</h3>
+
+
+<p>Pourquoi l'hirondelle et tant d'autres oiseaux
+placent-ils leur habitation si près de celle de
+l'homme? pourquoi se font-ils nos amis, se mêlant
+à nos travaux et les égayant par leur chant?
+Pourquoi, dans nos seuls climats de la zone
+tempérée, a-t-on cet heureux spectacle d'alliance
+et d'harmonie qui est le but de la nature?</p>
+
+<p>C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme,
+sont libres des fatalités pesantes qui dans le
+Midi les séparent et les opposent l'un à l'autre.
+La chaleur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire
+l'oiseau, lui donne l'activité brûlante,
+l'inquiétude, l'âcre violence qui se traduit en cris
+rauques. Sous les tropiques, tous deux sont en
+divergence complète,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p162" id="p162">162</a></span><span class="hidden">)</span>
+esclaves d'une nature tyrannique qui pèse sur eux
+diversement.</p>
+
+<p>Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans
+la liberté. Cette nature que nous subissions, ici
+nous la dominons. Je m'éloigne volontiers et sans
+retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai
+langui, faible enfant, aux bras de la grande
+nourrice qui, d'un trop puissant breuvage,
+m'enivrait, croyant m'allaiter.</p>
+
+<p>Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme
+légitime, je la reconnais. Et d'avance, elle me
+ressemble; comme moi, elle est sérieuse,
+laborieuse; elle a l'instinct du travail, de la
+patience. Ses saisons renouvelées partagent son
+grand jour annuel, comme la journée de l'ouvrier
+alterne du travail au repos. Elle ne donne aucun
+fruit gratis; elle donne ce qui vaut tous les
+fruits: l'industrie, l'activité.</p>
+
+<p>Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui mon
+image, la trace de ma volonté, les créations de
+mon effort et de mon intelligence! Profondément
+travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle
+me raconte mes travaux, me reproduit à moi-même.
+Je la vois comme elle fut avant d'avoir subi cette
+création humaine, avant de s'être faite homme.</p>
+
+<p>Monotone au premier coup d'&oelig;il, mélancolique, elle
+offrait des forêts et des prairies, mais celles-ci
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p163" id="p163">163</a></span><span class="hidden">)</span>
+et celles-là singulièrement différentes de ce qui se
+voit ailleurs.</p>
+
+<p>La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et de
+l'Irlande, au délicat et fin gazon d'herbe toujours
+renouvelée, non la rude bourre des steppes d'Asie,
+non l'épineuse et hostile végétation de l'Afrique,
+non le hérissement sauvage des savanes américaines,
+où la moindre plante est ligneuse, durement
+arborescente; la prairie européenne par sa
+végétation éphémère et annuelle, ses humbles
+petites fleurs aux senteurs faibles et douces, a un
+caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence,
+qui s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Sur cette assise première d'une herbe humble et
+docile, qui n'a pas la prétention de monter plus
+haut, se détache par contraste la forte individualité
+des arbres les plus robustes, si différents de la
+végétation confuse des forêts méridionales. Qui
+démêlera sous la masse des lianes, des orchidées, de
+cent plantes parasites, les arbres, herbacées
+eux-mêmes, qui y sont comme engloutis? Dans nos
+antiques forêts de la Gaule et de l'Allemagne se
+dresse fort et sérieux, lentement, solidement bâti,
+l'orme ou le chêne, ce héros végétal aux bras
+noueux, au c&oelig;ur d'acier, qui a vaincu huit ou dix
+siècles, et qui, abattu par l'homme, associé à ses
+ouvrages,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p164" id="p164">164</a></span><span class="hidden">)</span>
+leur communique l'éternité des &oelig;uvres de la nature.</p>
+
+<p>Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de lui
+ressembler, à ce chêne fort et pacifique dont
+l'absorption puissante a concentré tout élément et
+en a fait l'individu grave, utile et persistant, la
+personnalité solide à qui tous avec confiance
+demandent un appui, un abri, qui tend ses bras
+secourables aux diverses tribus animales et les
+abrite de ses feuilles!... De mille bruits, en
+reconnaissance, elles égayent jour et nuit la
+majesté silencieuse de ce vieux témoin des temps.
+Les oiseaux le remercient et charment son ombre
+paternelle de chants, d'amour et de jeunesse.</p>
+
+<p>Indestructible vigueur des climats de l'Occident!
+Pourquoi vit-il mille ans, ce chêne? parce que tous
+les ans il est jeune. C'est lui qui date le
+printemps. L'émotion de la vie nouvelle ne commence
+pas pour nous quand toute la nature se couvre de la
+verdure uniforme des végétations vulgaires. Elle
+commence quand nous voyons le chêne, du feuillage
+ligneux de l'autre an qu'il retient encore, arracher
+sa feuille nouvelle; quand l'orme, laissant passer
+devant lui l'impatience des arbres inférieurs,
+nuance d'un vert léger la délicatesse austère de
+ses rameaux aériens, finement dessinés sur le ciel.</p>
+
+<p>Alors, alors la nature parle à tous; sa voix puissante
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p165" id="p165">165</a></span><span class="hidden">)</span>
+trouble l'âme même des sages. Pourquoi pas?
+N'est-elle pas sainte? et ce surprenant réveil qui
+a évoqué toute vie, du c&oelig;ur dur et muet des chênes
+jusqu'à leur pointe sublime où l'oiseau chante sa
+joie, n'est-ce pas comme un retour de Dieu?</p>
+
+<p>J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger,
+conservent leur verdure éternelle. Sans méconnaître
+la beauté de ces arbres d'élite et leur distinction
+spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité
+monotone de leur costume immuable, dont la verdure
+répondait à l'immuable bleu du ciel. J'attendais
+toujours quelque chose, un renouvellement qui ne
+venait pas. Les jours passaient, mais identiques.
+Pas une feuille de moins sur la terre, pas un léger
+nuage au ciel. «Grâce, disais-je, nature éternelle!
+Au c&oelig;ur changeant que tu m'as fait accorde au moins
+un changement. Pluie, boue, orage, j'accepte tout;
+mais que du ciel ou de la terre l'idée du mouvement
+me revienne, l'idée de rénovation; que chaque année
+le spectacle d'une création nouvelle me rafraîchisse
+le c&oelig;ur, me rende l'espoir que mon âme pourra se
+refaire et revivre, et, par les alternatives de
+sommeil, de mort ou d'hiver, se créer de nouveaux
+printemps.»</p>
+
+<p>Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la même
+chose. Nous sommes par le changement. À ces fortes
+alternatives de chaud, de froid, de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p166" id="p166">166</a></span><span class="hidden">)</span>
+brume et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous
+devons la trempe, la puissante personnalité de notre
+Occident. La pluie ennuie aujourd'hui: le beau temps
+viendra demain. Les splendeurs de l'Orient, les
+merveilles des tropiques, ne valent pas, mises
+ensemble, la première violette de Pâques, la
+première chanson d'avril, l'aubépine en fleur, la
+joie de la jeune fille qui remet sa robe blanche.</p>
+
+<p>Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur, d'une
+netteté singulière, d'un mordant timbre d'acier, la
+voix du merle retentit, et il n'est pas de c&oelig;ur
+malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse
+s'empêcher de sourire.</p>
+
+<p>Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes
+mâconnaises qu'on travaillait à relever, j'entendais
+une pauvre femme, misérable, vieille, aveugle, qui
+chantait avec un accent de gaieté extraordinaire
+cette vieille chanson villageoise:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Nous quittons nos grands habits,</span><br>
+ <span class="i0">Pour en prendre de plus petits.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p169" id="p169">169</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME.</h3>
+
+
+<p>L'<i>avare</i> agriculteur, mot juste et senti de
+Virgile. Avare, aveugle, réellement, qui proscrit
+les oiseaux destructeurs des insectes et défenseurs
+de ses moissons.</p>
+
+<p>Pas un grain à celui qui, dans les hivers pluvieux,
+poursuivant l'insecte à venir, cherchait les nids
+des larves, examinait, retournait chaque feuille,
+détruisait chaque jour des milliers de futures
+chenilles. Mais des sacs de froment aux insectes
+adultes, des champs aux sauterelles que l'oiseau
+aurait combattues!</p>
+
+<p>Les yeux sur le sillon, sur le moment présent, sans
+voir et sans prévoir, aveugle sur la grande
+harmonie qu'on ne rompt pas en vain, il a partout
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p170" id="p170">170</a></span><span class="hidden">)</span>
+sollicité ou applaudi les lois qui supprimaient
+l'aide nécessaire de son travail, l'oiseau
+destructeur des insectes. Et ceux-ci ont vengé
+l'oiseau. Il a fallu en hâte rappeler le proscrit.
+À l'île Bourbon, par exemple, la tête du martin
+était à prix; il disparaît, et alors les
+sauterelles prennent possession de l'île, dévorant,
+desséchant, brûlant d'une âcre aridité ce qu'elles
+ne dévorent pas. Il en a été de même dans
+l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du
+maïs. Le moineau même, qui, attaque le grain, mais
+qui le protége encore plus, le moineau, pillard et
+bandit, flétri de tant d'injures et frappé de
+malédiction, on a vu en Hongrie qu'on périssait
+sans lui, que lui seul pouvait soutenir la guerre
+immense des hannetons et des mille ennemis ailés qui
+règnent sur les basses terres; on a révoqué le
+bannissement, rappelé en hâte cette vaillante
+<i>landwehr</i> qui, peu disciplinable, n'en est pas
+moins le salut du pays.</p>
+
+<p>Naguère près de Rouen, et dans la vallée de
+Monville, les corneilles avaient été proscrites
+quelque temps. Les hannetons, dès lors, tellement
+profitèrent, leurs larves multipliées à l'infini
+poussèrent si bien leurs travaux souterrains, qu'une
+prairie entière qu'on me montra avait séché à la
+surface; toute racine d'herbe était rongée, et la
+prairie entière, aisément détachée, roulée sur
+elle-même, pouvait s'enlever comme un tapis.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p171" id="p171">171</a></span><span class="hidden">)</span>
+Tout travail, tout appel de l'homme à la nature,
+suppose l'intelligence de l'ordre naturel. L'ordre
+est tel, et telle est sa loi. <i>La vie a autour
+d'elle, en elle, son ennemi, le plus souvent son
+hôte, le parasite qui la mine et la ronge.</i></p>
+
+<p>La vie inerte et sans défense, la végétale surtout,
+privée de locomotion, y succomberait sans l'appui
+supérieur de l'infatigable ennemi du parasite, âpre
+chasseur, vainqueur ailé des monstres.</p>
+
+<p>Guerre extérieure sous les tropiques où partout ils
+surgissent. Guerre intérieure dans nos climats où
+tout est plus caché, plus mystérieux et plus
+profond.</p>
+
+<p>Dans la fécondité exubérante de la zone torride, les
+insectes, ces destructeurs terribles des végétaux,
+consommaient le trop-plein. Ils volent ici le
+nécessaire. Là, ils fourragaient dans le luxe
+prodigue des plantes spontanées, des semences
+perdues, des fruits dont la nature jonche le désert.
+Ici, dans le champ resserré qu'arrose la sueur de
+l'homme, ils récoltent à sa place, dévorent son
+travail et son fruit; ils s'attaquent à sa vie
+même.</p>
+
+<p>Ne dis pas: «L'hiver est pour moi, il tuera
+l'ennemi.» L'hiver tue l'ennemi qui mourrait de
+lui-même; il tue surtout les éphémères, dont la
+durée était déjà mesurée à celle de la fleur, de la
+feuille où fut liée leur existence. Mais, avant de mourir,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p172" id="p172">172</a></span><span class="hidden">)</span>
+le prévoyant atome garantit sa postérité; il
+abrite, cache et dépose profondément son avenir, le
+germe de sa reproduction. Comme &oelig;ufs ou larves, ou
+même en leur propre personne, vivants, adultes;
+armés, ces invisibles, dans le sein de la terre,
+dorment en attendant le temps. Est-elle immobile,
+cette terre? Dans les prairies, je la vois onduler,
+le noir mineur, la taupe, continue son travail. Plus
+haut, dans les lieux secs, s'étendent des greniers
+où le rat philosophe, sur un bon tas de blé, prend
+la saison en patience.</p>
+
+<p>Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en
+bas, à droite, à gauche, ces peuples rongeurs,
+échelonnés par légions qui se succèdent et se
+relayent chacun à son mois, à son jour, immense,
+irrésistible conscription de la nature, marchera à
+la conquête des &oelig;uvres de l'homme. La division du
+travail est parfaite. Chacun a son poste d'avance et
+ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son
+arbre, à sa plante. Et tel sera leur nombre
+épouvantable, qu'il n'y aura pas une feuille qui
+n'ait sa légion.</p>
+
+<p>Que feras-tu, pauvre homme? Comment te
+multiplieras-tu? as-tu des ailes pour les suivre?
+as-tu même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer
+à ton plaisir; leur sécurité est complète: tue,
+écrase à millions; ils vivent par milliards. Où tu
+triomphes
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p173" id="p173">173</a></span><span class="hidden">)</span>
+par le fer et le feu en détruisant la plante même,
+tu entends à côté le bruissement léger de la grande
+armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire
+et qui ronge invisiblement.</p>
+
+<p>Écoute, je vais te donner deux conseils. Examine,
+choisis le meilleur.</p>
+
+<p>Le premier remède à cela, que l'on commence à suivre,
+c'est d'empoisonner tout. Trempe-moi les semences
+dans le sulfate de cuivre; mets ton blé sous la
+protection du vert-de-gris. L'ennemi ne s'attend pas
+à cela; il est déconcerté. S'il y touche, il meurt
+ou languit. Toi aussi, il est vrai, tu n'es guère
+florissant; ton hardi stratagème peut aider aux
+fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps! le
+bon laboureur empoisonne d'abord; ce blé cuivré,
+transmis au boulanger artiste, fermente par le
+sulfate de cuivre; moyen simple, agréable, qui fait
+lever, gonfler la pâte légère qu'on va se disputer.</p>
+
+<p>Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre tant
+d'ennemis, reculer n'est pas honte. Laisse faire,
+et croise tes bras. Couche-toi et regarde. Fais
+comme, au soir de Waterlo, fit ce brave qui, blessé
+et couché, se releva encore et regarda à l'horizon;
+mais il y vit Blücher, la grande nuée de l'armée
+noire. Il retomba alors, en disant: «Ils sont
+trop!»</p>
+
+<p>Et combien plus tu as droit de le dire! tu es seul
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p174" id="p174">174</a></span><span class="hidden">)</span>
+contre l'universelle conjuration de la vie. Tu peux
+dire aussi: «Ils sont trop!»</p>
+
+<p>Tu insistes: «Voici pourtant des champs qui
+donnaient espérance; voici un pâturage humide où je
+prendrais plaisir à voir mes b&oelig;ufs perdus dans
+l'herbe. Menons-y les troupeaux.»</p>
+
+<p>Ils y sont attendus. Que deviendraient sans eux ces
+vivants nuages d'insectes qui n'aiment que le
+sang? Le sang du b&oelig;uf est bon, et le sang de
+l'homme est meilleur. Entre, assois-toi au milieu
+d'eux; tu seras bien reçu, car tu es le festin. Ces
+dards, ces trompes et ces tenailles trouveront en ta
+chair d'exquises délices; une orgie sanguinaire
+s'ouvrira sur ton corps pour la danse effrénée de ce
+monde famélique, qui ne lâchera pas à moins de
+défaillir; tu en verras plus d'un tournoyer et
+mourir sur la source enivrante que s'est creusée son
+dard. Blessé, sanglant, gonflé de plaies bouffies,
+n'espère pas de repos. D'autres viennent, et puis
+d'autres, et toujours, et sans fin. Car si le
+climat est moins âpre que dans les zones du Midi, en
+revanche, la pluie éternelle, cet océan d'eau douce
+et tiède qui noie infatigablement nos plages,
+enfante dans une fécondité désespérante ces vies
+commencées et avides, qui sont impatientes de
+monter, naître et s'achever par la destruction des
+vies supérieures.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p175" id="p175">175</a></span><span class="hidden">)</span>
+J'ai vu, non pas dans les marais, mais sur les
+hauteurs de l'Ouest, aimables et verdoyantes
+collines, couvertes de bois ou de prairies, j'ai vu
+d'immenses eaux pluviales séjourner sans
+écoulement, puis, bues d'un rayon de soleil, laisser
+la terre couverte d'une riche et plantureuse
+production animale, limaces, limaçons, insectes de
+mille sortes, tous gens de terrible appétit, nés
+dentus, armés d'appareils admirables, d'ingénieuses
+machines à détruire. Impuissants contre l'irruption
+d'un monde inattendu qui grouillait, s'agitait,
+montait, entrait, nous eût mangé nous-mêmes, nous
+luttions au moyen de quelques poules intrépides et
+voraces, qui ne comptaient pas les ennemis, ne
+discutaient pas, avalaient. Ces poules bretonnes et
+vendéennes, braves du génie de la contrée, faisaient
+cette campagne d'autant mieux, qu'elles guerroyaient
+chacune à sa manière. La <i>noire</i>, la <i>grise</i> et
+la <i>pondeuse</i> (c'étaient leurs noms de guerre)
+allaient ensemble en corps d'armée, et ne
+reculaient devant rien; la rêveuse ou la
+<i>philosophe</i> aimait mieux chouanner, et n'en
+faisait que plus d'ouvrage. Un superbe chat noir,
+leur compagnon de solitude, étudiait tout le jour la
+trace du mulot, du lézard, chassait la guêpe,
+mangeait la cantharide, du reste devant les poules
+respectueux et toujours à distance.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p176" id="p176">176</a></span><span class="hidden">)</span>
+Un mot encore sur elles, et un regret. Tout finit,
+il fallut partir. Et que deviendraient-elles?
+Données, elles allaient être mangées certainement.
+Longuement nous délibérâmes. Puis, par un parti
+vigoureux, d'après la vieille foi des sauvages, qui
+croient qu'il vaut mieux mourir par ceux qu'on aime,
+et pensent, en mangeant des héros, devenir héroïque,
+nous en fîmes, non sans gémir, un funèbre banquet.</p>
+
+<p>C'est un très-grand spectacle de voir contre cet
+effrayant frétillement du monstre universel qui
+s'éveille au printemps, sifflant, bruissant,
+coassant, bourdonnant, dans son immense faim, de voir
+descendre (on peut le dire) du ciel l'universel
+Sauveur, en cent formes et cent légions diverses
+d'armes et de caractère, mais toutes ayant des ailes,
+précipitant au divin privilége du Saint-Esprit,
+d'être présent partout.</p>
+
+<p>À l'universelle présence de l'insecte, à l'ubiquité
+du nombre, répond celle de l'oiseau, de la célérité,
+de l'aile. Le grand moment, c'est celui où
+l'insecte, se développant par la chaleur, trouve
+l'oiseau en face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui,
+n'ayant point de lait, doit nourrir à ce moment une
+nombreuse famille de sa chasse et de proie vivante.
+Chaque année, le monde serait en péril, si l'oiseau
+allaitait, si l'alimentation était le travail d'un individu,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p177" id="p177">177</a></span><span class="hidden">)</span>
+d'un estomac. Mais voici la couvée bruyante
+exigeante et criante, qui appelle la proie par dix,
+quinze ou vingt becs; et l'exigence est telle,
+telle est la fureur maternelle pour répondre à ces
+cris, que la mésange, qui a vingt enfants,
+désespérée, ne pouvant les faire taire avec trois
+cents chenilles par jour, ira même au nid des
+oiseaux ouvrir la cervelle aux petits.</p>
+
+<p>De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg,
+nous observions dès l'hiver commencer cet utile
+guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le voyions,
+en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'honnête
+et respectable ménage du merle, qu'on peut appeler
+tourne-feuilles, faisait par couples sa besogne; au
+rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient aux
+mares, levaient les feuilles une à une avec adresse
+et conscience, ne laissant rien passer sans un
+attentif examen.</p>
+
+<p>Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil de
+la nature ressemble de si près à la mort, l'oiseau
+nous continuait le spectacle de la vie. Sur la neige
+même, le merle nous saluait au réveil. Aux
+sérieuses promenades d'hiver, nous avions toujours
+près de nous le roitelet à huppe d'or, son petit
+chant rapide, son rappel doux et flûté. Les
+moineaux, plus familiers, paraissaient sur nos
+balcons; exacts aux heures, ils savaient qu'ils
+trouveraient deux
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p178" id="p178">178</a></span><span class="hidden">)</span>
+fois par jour le couvert mis, sans qu'il en coûtât à
+leur liberté.</p>
+
+<p>Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque le
+printemps est venu, ils se font scrupule de rien
+demander. Dès que leurs enfants éclos ont commencé
+à voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre,
+comme pour remercier et bénir.</p>
+
+
+<p><a name="p179" id="p179"> </a>
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p181" id="p181">181</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE TRAVAIL.<br>
+LE PIC.</h3>
+
+
+<p>Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont
+l'objet, nulle ne l'est plus que de dire, comme on
+a fait, que le pic, qui creuse les arbres, choisit
+les arbres sains et durs, ceux qui présentent le
+plus de difficultés et peuvent augmenter son travail.
+Le bon sens indique assez que le pauvre animal, qui
+vit de vers et d'insectes, cherche les arbres
+malades, cariés, qui résistent moins et qui lui
+promettent, d'ailleurs, une proie plus abondante.
+La guerre obstinée qu'il fait à ces tribus
+destructives qui gagneraient les arbres sains, c'est
+un signalé service qu'il nous rend. L'État lui
+devrait, sinon les appointements,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p182" id="p182">182</a></span><span class="hidden">)</span>
+du moins le titre honorifique de conservateur des
+forêts. Que fait-on? pour tout salaire, d'ignorants
+administrateurs ont souvent mis sa tête à prix.</p>
+
+<p>Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur,
+s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation
+modeste, répandue dans les deux mondes, sert
+l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'habit varie; le
+signe commun de reconnaissance est le chaperon
+écarlate dont ce bon ouvrier couvre généralement sa
+tête, son crâne épais et solide. L'instrument de
+son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau
+et de doloire, c'est son bec, carrément taillé. Ses
+jambes nerveuses, armées de forts ongles noirs d'une
+prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur
+sa branche, où il reste les jours entiers dans une
+attitude incommode, frappant toujours de bas en
+haut. Sauf le matin où il s'agite, remue ses membres
+en tous sens, comme font les meilleurs travailleurs
+qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se
+déranger, il pioche toute une longue journée avec
+une application singulière. On l'entend tard encore,
+qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi
+quelques heures.</p>
+
+<p>Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses
+muscles, toujours tendus, rendent sa chair dure et
+coriace. La vésicule du fiel, très-grande chez lui,
+semble
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p183" id="p183">183</a></span><span class="hidden">)</span>
+accuser une grande disposition bilieuse, acharnée,
+violente au travail, du reste aucunement colérique.</p>
+
+<p>Les opinions qu'on a prises de cet être singulier
+devaient être très-diverses. On a jugé en bien ou
+en mal le grand travailleur, selon qu'on estimait ou
+mésestimait le travail, selon qu'on était soi-même
+plus ou moins laborieux, et qu'on regardait une
+vie sédentaire et appliquée comme maudite ou bénie
+du ciel.</p>
+
+<p>On s'est demandé aussi si le pic était triste ou
+gai, et l'on a fait diverses réponses, peut-être
+également bonnes, selon l'espèce et le climat. Je
+crois aisément que Wilson, Audubon, qui parlent
+surtout du beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux
+Carolines sur la lisière des tropiques, l'ont vu
+plus gai, plus remuant; ce pic gagne aisément sa
+vie, dans un pays chaud et riche en insectes; son
+bec courbé, élégant, moins dur que le bec du nôtre,
+semble dire aussi qu'il travaille des bois moins
+rebelles. Pour le pic de France et d'Allemagne,
+qui a à percer l'enveloppe de nos vieux chênes
+européens, il a un tout autre instrument, un bec
+carré, lourd et fort. Il est probable qu'il donne
+bien plus d'heures de travail que l'autre. C'est un
+ouvrier placé dans des conditions plus dures,
+travaillant plus et gagnant moins. Dans les
+sécheresses surtout, son métier est misérable; la
+proie le fuit,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p184" id="p184">184</a></span><span class="hidden">)</span>
+se retire au plus loin, cherchant la fraîcheur.
+Aussi, il appelle la pluie, criant toujours:
+<i>Plieu! Plieu!</i> Le peuple comprend ainsi son
+cri; il l'appelle dans la Bourgogne le
+<i>Procureur du meunier</i>; pic et meunier, si l'eau
+ne tombe, chôment et risquent de jeûner.</p>
+
+<p>Notre grand ornithologiste, excellent et ingénieux
+observateur, Toussenel, ne se méprend-il pas
+pourtant sur le caractère du pic en le jugeant gai?
+Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il fait
+pour gagner sa femelle. Mais qui de nous, et des
+plus sérieux, en ce cas, n'en fait pas de même? Il
+l'appelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à sa
+vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau dont
+le vol est fort médiocre, c'était peut-être le plus
+sage, en présence surtout d'un si excellent tireur.
+Et ceci prouve son bon sens. Devant un chasseur
+vulgaire, le pic, qui sait sa chair mauvaise, se
+serait laissé approcher. Mais devant un tel
+connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il avait
+grandement à craindre de s'en aller empaillé orner
+une collection.</p>
+
+<p>Je prie l'illustre écrivain de considérer encore
+les habitudes morales et l'humeur que doit donner
+un travail si persévérant. La <i>papillonne</i> n'est
+pour rien ici, et la longueur de telles journées
+dépasse infiniment la mesure commode de ce que
+Fourier
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p185" id="p185">185</a></span><span class="hidden">)</span>
+appelle travail attrayant. Le pic est un ouvrier
+solitaire et à son compte; il ne se plaint pas sans
+doute; il sent qu'il a intérêt de travailler
+beaucoup, longtemps. Ferme sur ses fortes jambes,
+dans une attitude pénible, il reste là tout le jour,
+et persiste encore au delà. Est-il heureux? je le
+crois. Gai? j'en doute. Triste? nullement. Le
+travail passionné, qui nous rend si sérieux, en
+revanche bannit les tristesses.</p>
+
+<p>L'inintelligent travailleur, ou le pauvre surmené,
+qui ne conçoit le bonheur que dans l'immobilité, ne
+pouvait manquer de voir dans une vie si assidue la
+malédiction du sort. L'artisan des villes allemandes
+assure que c'est un boulanger qui, oisif dans son
+comptoir, affamait le pauvre peuple, le trompait,
+vendait à faux poids. En punition, maintenant, il
+travaille et travaillera jusqu'au jour du Jugement,
+ne vivant plus que d'insectes.</p>
+
+<p>Triste et baroque explication. J'aime mieux la
+vieille fable italienne. Picus, fils du Temps (de
+Saturne), était un héros austère qui dédaigna
+l'amour trompeur et les illusions de Circé. Pour
+la fuir, il a pris des ailes et s'est enfui dans les
+forêts. S'il n'a plus la figure humaine, il a mieux,
+un génie divin, prévoyant et fatidique; il entend
+ce qui est à naître, il voit ce qui n'est pas encore.</p>
+
+<p>Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p186" id="p186">186</a></span><span class="hidden">)</span>
+des Indiens du nord de l'Amérique. Ces héros ont
+bien vu que le pic était un héros. Ils aiment à
+porter la tête de celui qu'on nomme <i>pic à bec
+d'ivoire</i>, et croient que son ardeur, son courage
+passera en eux. Croyance très-fondée, comme
+l'expérience le prouve. Le plus ferme c&oelig;ur se sent
+affermi, en voyant sans cesse sur lui ce parlant
+symbole; il se dit: «Je serai tel pour la force et
+pour la constance.»</p>
+
+<p>Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un
+héros, c'est le héros pacifique du travail. Il ne
+réclame rien de plus. Son bec qui pourrait être
+redoutable, ses ergots très-forts, sont préparés
+cependant pour tout autre chose que pour le combat.
+Le travail l'a pris tellement qu'aucune rivalité ne
+le conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui
+tout l'effort de ses facultés.</p>
+
+<p>Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent
+forestier, plein de tact et d'expérience, éprouve
+son arbre au marteau, je veux dire au bec. Il
+ausculte comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce
+qu'il a en lui. Le procédé d'auscultation, si récent
+en médecine, était l'art principal du pic, depuis
+des milliers d'années. Il interrogeait, sondait,
+voyait par l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait
+le tissu de l'arbre. Tel, sain et fort en apparence,
+que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué
+le marteau
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p187" id="p187">187</a></span><span class="hidden">)</span>
+de la marine, le pic, bien autrement habile, le juge
+véreux, carié, susceptible de manquer de la manière
+la plus funeste, de plier en construction, ou de
+faire une voie d'eau et de causer un naufrage.</p>
+
+<p>L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, s'y
+établit; là il exercera son art. Ce bois est creux,
+donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y
+habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les
+citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus
+les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts.
+Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique
+assiégeant veille, et de moment en moment regarde
+derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi
+sert parfaitement une langue d'extrême longueur qu'il
+darde comme un petit serpent. L'incertitude de cette
+chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le passionnent;
+il voit à travers l'écorce et le bois; il assiste
+aux terreurs et aux conseils du peuple ennemi.
+Parfois, il descend très-vite, pensant qu'une issue
+secrète pourrait sauver les assiégés.</p>
+
+<p>Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au dedans,
+c'est une terrible image pour le patriote qui rêve
+au destin des cités. Rome, aux temps où la
+république commençait à s'affaisser, se sentant
+semblable à cet arbre, frissonna un jour que le pic
+vint tomber en plein forum sur le tribunal, sous la
+main même du préteur. Le peuple s'émut grandement,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p188" id="p188">188</a></span><span class="hidden">)</span>
+et roulait de tristes pensées. Mais les devins
+mandés arrivent: si l'oiseau part impunément, la
+république mourra; s'il reste, il ne menace plus que
+celui qui l'a dans sa main, le préteur. Ce magistrat,
+qui était Ælius Tubero, tua l'oiseau à l'instant,
+mourut lui-même bientôt, et la république dura deux
+siècles encore.</p>
+
+<p>Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce noble
+appel au dévouement du citoyen. Elle dura par cette
+réponse muette que lui fit un grand c&oelig;ur. De tels
+actes sont féconds, ils font des hommes et des
+héros; ils font la durée des cités.</p>
+
+<p>Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce
+solitaire, ce grand prophète n'échappe pas à la loi
+universelle. Deux fois par an, il se dément, sort de
+son austérité, et, faut-il le dire? devient
+ridicule. Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne l'est
+que deux fois par an!</p>
+
+<p>Ridicule? il ne l'est pas par cela qu'il est
+amoureux, mais il aime comiquement. Noblement
+endimanché et dans son meilleur plumage, relevant sa
+mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, il
+tourne autour de sa femelle; ses rivaux en font
+autant. Mais ces innocents travailleurs, faits aux
+&oelig;uvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau
+monde, aux grâces des colibris, ne savent rien autre
+chose que présenter leurs devoirs et leurs
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p189" id="p189">189</a></span><span class="hidden">)</span>
+très-humbles hommages par d'assez gauches courbettes.
+Du moins, gauches à notre sens, elles le sont moins
+pour l'objet dont elles captent l'attention. Elles
+plaisent, et c'est tout ce qu'il faut. Le choix
+prononcé par la reine, nulle bataille. M&oelig;urs
+admirables des bons et dignes ouvriers! les autres,
+chagrins, se retirent, mais avec délicatesse
+conservent religieusement le respect de la liberté.</p>
+
+<p>Le préféré et sa belle, vous croyez qu'ils vont
+faire l'amour oisifs, errer dans les forêts? Point
+du tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler.
+«Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me
+suis pas trompée.» Quelle occasion pour un artiste!
+Elle anime son génie. De charpentier il devient
+menuisier et ébéniste; de menuisier, géomètre! La
+régularité des formes, ce rhythme divin, lui
+apparaît dans l'amour.</p>
+
+<p>C'est justement la belle histoire du fameux forgeron
+d'Anvers, Quintin Metzys, qui aima la fille d'un
+peintre et qui, pour se faire aimer, devint le plus
+grand peintre de la Flandre au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">D'un noir Vulcain, l'amour fit un Apelle.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec la
+précision sévère, le parfait arrondissement que
+donnerait le compas, il creuse une élégante voûte
+d'un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p190" id="p190">190</a></span><span class="hidden">)</span>
+marbre et de l'ivoire. Les précautions hygiéniques
+et stratégiques ne manquent pas. Une entrée sinueuse,
+étroite, dont la pente incline au dehors pour que
+l'eau n'y pénètre pas, favorise la défense; il
+suffit d'une tête et d'un bec courageux pour la
+fermer.</p>
+
+<p>Quel c&oelig;ur résisterait à cela? Qui n'accepterait cet
+artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de la
+famille, ce défenseur intrépide? Qui ne croirait
+pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart de ce
+champion dévoué, accomplir le délicat mystère de la
+maternité?</p>
+
+<p>Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés.
+Il ne manque ici qu'un hymne (Hymen! ô hymenæe!).
+Ce n'est pas la faute du pic si la
+nature, à son génie, a refusé la muse mélodieuse. Du
+moins dans son âpre voix on ne méconnaîtra pas le
+véhément accent du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Qu'ils soient heureux! qu'une jeune et aimable
+génération éclose et croisse sous leurs yeux! Les
+oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer
+ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent
+noir, ne pas visiter ce nid! Puisse la main de
+l'enfant n'en pas arracher cruellement la douce
+espérance! Puisse surtout l'ornithologiste, l'ami
+des oiseaux, se tenir loin de ces lieux!</p>
+
+<p>Si le travail persévérant, l'ardent amour de la
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p191" id="p191">191</a></span><span class="hidden">)</span>
+famille, l'héroïque défense de la liberté, pouvaient
+imposer le respect, arrêter les mains cruelles de
+l'homme, nul chasseur ne toucherait à ce digne
+oiseau. Un jeune naturaliste, qui en étouffa un pour
+l'empailler, m'a dit qu'il resta malade de cette
+lutte acharnée, et plein de remords; il lui
+semblait qu'il eût fait un assassinat.</p>
+
+<p>Wilson paraît avoir eu une impression analogue.
+«La première fois, dit-il, que j'observai cet
+oiseau, dans la Caroline du Nord, je le blessai
+légèrement à l'aile, et, lorsque je le pris, il
+poussa un cri tout à fait semblable à celui d'un
+enfant, mais si fort et si lamentable que mon
+cheval effrayé faillit me renverser. Je l'apportai
+à Wilmington: en passant dans les rues, les cris
+prolongés de l'oiseau attirèrent aux portes et aux
+fenêtres une foule de personnes, surtout de
+femmes remplies d'effroi. Je continuai ma route et,
+en rentrant dans la cour de l'hôtel, je
+vis venir le maître de la maison et beaucoup de
+gens alarmés de ce qu'ils entendaient. Jugez comme
+augmenta cette alarme quand je demandai ce qu'il
+fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta
+pâle et stupide, et les autres furent muets d'étonnement.
+Après m'être amusé à leurs dépens une
+minute ou deux, je découvris mon pic, et un éclat
+de rire universel se fit entendre. Je le montai, le
+plaçai dans ma chambre, le temps de voir mon
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p192" id="p192">192</a></span><span class="hidden">)</span>
+cheval et d'en prendre soin. J'y retournai au bout
+d'une heure, et, en ouvrant la porte, j'entendis de
+nouveau le même cri terrible, qui cette fois paraissait
+venir de la douleur d'avoir été découvert dans
+ses tentatives d'évasion. Il était monté le long de la
+fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatement
+au-dessous duquel il avait commencé de creuser. Le
+lit était couvert de larges morceaux de plâtre, la latte
+du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu près
+quinze pouces carrés, et un trou capable de laisser
+passer le poing, déjà formé dans les abat-jour; de
+sorte que dans l'espace d'une heure encore, il serait
+certainement parvenu à se frayer une issue. Je lui
+attachai au cou une corde que je fixai à la table et
+le laissai: je voulais lui conserver la vie, et j'allai
+lui chercher de la nourriture. En remontant, j'entendis
+qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon entrée
+je vis qu'il avait presque détruit la table à
+laquelle il avait été attaché et contre laquelle il
+avait tourné toute sa colère. Lorsque je voulus en
+prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec son
+bec, et il déploya un si noble et indomptable
+courage que j'eus la tentation de le rendre à ses forêts
+natales. Il vécut avec moi à peu près trois jours,
+refusant toute nourriture, et j'assistai à sa mort avec
+regret.»</p>
+
+
+<p><a name="p193" id="p193"> </a>
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p195" id="p195">195</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE CHANT.</h3>
+
+
+<p>Il n'est personne qui n'ait remarqué que des oiseaux
+tenus en cage dans un salon ne manquent guère, s'il
+vient des visiteurs, si la conversation s'anime, d'y
+prendre part à leur manière, de jaser ou de chanter.</p>
+
+<p>C'est leur instinct universel et même en liberté.
+Ils sont l'écho et de Dieu et de l'homme. Ils
+s'associent aux bruits, aux voix, y ajoutent leur
+poésie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par
+analogie, par contraste, ils augmentent et complètent
+les grands effets de la nature. Au sourd battement
+des flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës,
+stridentes; au monotone bruissement des arbres
+agités, la tourterelle et cent oiseaux donnent une
+douce et
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p196" id="p196">196</a></span><span class="hidden">)</span>
+triste assonance; au réveil des campagnes, à la
+gaieté des champs, l'alouette répond par son chant,
+elle porte au ciel les joies de la terre.</p>
+
+<p>Ainsi, partout, sur l'immense concert instrumental
+de la nature, sur ses soupirs profonds, sur les
+vagues sonores qui s'échappent de l'orgue divin,
+une musique vocale éclate et se détache, celle de
+l'oiseau, presque toujours par notes vives qui
+tranchent sur ce fond grave, par d'ardents coups
+d'archet.</p>
+
+<p>Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations
+d'une vie intense, supérieure à la nôtre, d'une vie
+voyageuse et mobile, qui donne au travailleur fixé
+sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve
+de la liberté.</p>
+
+<p>De même que la vie végétale se renouvelle au
+printemps par le retour des feuilles, la vie animale
+est renouvelée, rajeunie, par le retour des oiseaux,
+par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil
+dans l'hémisphère austral, jeune monde à l'état
+inférieur, qui, encore en travail, aspire à trouver
+une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de la vie,
+le chant, ne lui est pas donnée encore.</p>
+
+<p>Le beau, le grand phénomène de cette face supérieure
+du monde, c'est qu'au moment où la nature commence
+par les feuilles et les fleurs son silencieux
+concert, sa chanson de mars et d'avril, sa
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p197" id="p197">197</a></span><span class="hidden">)</span>
+symphonie de mai, tous nous vibrons à cet accord;
+hommes, oiseaux, nous prenons le rhythme. Les plus
+petits, à ce moment, sont poëtes, souvent chanteurs
+sublimes. Ils chantent pour leurs compagnes dont ils
+veulent gagner l'amour. Ils chantent pour ceux qui
+les écoutent, et plus d'un fait des efforts inouïs
+d'émulation. L'homme aussi répond à l'oiseau. Le
+chant de l'un fait chanter l'autre. Accord inconnu
+aux climats brûlants. Les éclatantes couleurs qui y
+remplacent l'harmonie ne créent pas un lien comme
+elle. Dans une robe de pierreries, l'oiseau n'est
+pas moins solitaire.</p>
+
+<p>Bien différent de cet être d'élite, éblouissant,
+étincelant, l'oiseau de nos contrées, humble d'habit,
+riche de c&oelig;ur, est près du pauvre. Peu, très-peu,
+cherchent les beaux jardins, les allées
+aristocratiques, l'ombrage des grands parcs. Tous
+vivent avec le paysan. Dieu les a mis partout. Bois
+et buissons, clairières, champs, vignobles, prairies
+humides, roseaux des étangs, forêts des montagnes,
+même les sommets couverts de neiges, il a doué chaque
+lieu de sa tribu ailée, n'a déshérité nul pays, nul
+site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne pût
+aller nulle part, si haut monter, si bas descendre,
+qu'il n'y trouvât un chant de joie et de consolation.</p>
+
+<p>Le jour commence à peine, à peine de l'étable sonne
+la clochette des troupeaux, que la bergeronnette
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p198" id="p198">198</a></span><span class="hidden">)</span>
+est prête à les conduire et sautille autour d'eux.
+Elle se mêle au bétail et familièrement s'associe au
+berger. Elle sait qu'elle est aimée et de l'homme et
+des bêtes qu'elle défend contre les insectes. Elle
+pose hardiment sur la tête des vaches et le dos des
+moutons. Le jour elle ne les quitte guère, et les
+ramène fidèlement au soir.</p>
+
+<p>La lavandière, non moins exacte, est à son poste:
+elle voltige autour des laveuses; elle court sur ses
+longues jambes jusque dans l'eau et demande des
+miettes; par un étrange instinct mimique, elle
+baisse et relève la queue, comme pour imiter le
+mouvement du battoir sur le linge, pour travailler
+aussi et gagner son salaire.</p>
+
+<p>L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du
+laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue,
+qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour
+l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance.
+<i>Espoir</i>, c'est la vieille devise de nos Gaulois,
+et c'est pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau
+national cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais
+si riche de c&oelig;ur et de chant.</p>
+
+<p>La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette.
+La disposition de ses ongles la rend impropre à
+percher sur les arbres. Elle niche à terre, tout
+près du pauvre lièvre et sans abri que le sillon.
+Quelle vie précaire, aventurée, au moment où
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p199" id="p199">199</a></span><span class="hidden">)</span>
+elle couve! Que de soucis, que d'inquiétudes! À
+peine une motte de gazon dérobe au chien, au milan,
+au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve
+à la hâte, elle élève à la hâte la tremblante
+couvée. Qui ne croirait que cette infortunée
+participera à la mélancolie de son triste voisin, le
+lièvre?</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Cet animal est triste et la crainte le ronge. (<span class="sc">La Font.</span>)</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de
+gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut,
+et d'insouciance française: l'oiseau national, à
+peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité,
+son chant, son indomptable joie. Autre merveille:
+ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles,
+n'endurcissent pas son c&oelig;ur; elle reste bonne
+autant que gaie, sociable et confiante, offrant un
+modèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour
+fraternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au
+besoin, nourrira ses s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Deux choses la soutiennent et l'animent: la
+lumière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année.
+Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux
+bonheur de la maternité, le travail incessant d'une
+éducation de hasards. Mais quand l'amour lui manque,
+la lumière lui reste et la ranime. Le moindre rayon
+de lumière suffit pour lui rendre son chant.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p200" id="p200">200</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<p>C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand
+l'horizon s'empourpre et que le soleil va paraître,
+elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel
+l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme l'aube,
+pure et gaie comme un c&oelig;ur enfant! Cette voix
+sonore, puissante, donne le signal aux moissonneurs.
+«Il faut partir, dit le père; n'entendez-vous pas
+l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir
+courage; aux chaudes heures, les invite au
+sommeil, écarte les insectes. Sur la tête penchée de
+la jeune fille à demi éveillée elle verse des
+torrents d'harmonie.</p>
+
+<p>«Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de
+lutter avec celui de l'alouette pour la richesse et
+la variété du chant, l'ampleur et le velouté du
+timbre, la tenue et la portée du son, la souplesse
+et l'infatigabilité des cordes de la voix. L'alouette chante une
+heure d'affilée sans s'interrompre d'une demi-seconde,
+s'élevant verticalement dans les airs jusqu'à
+des hauteurs de mille mètres, et courant des bordées
+dans la région des nues pour gagner plus haut,
+et sans qu'une seule de ses notes se perde dans ce
+trajet immense.</p>
+
+<p>«Quel rossignol pourrait en faire autant?»</p>
+
+<p>C'est un bienfait donné au monde que ce chant de
+lumière, et vous le retrouvez presque en tout pays
+qu'éclaire le soleil. Autant de contrées différentes,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p201" id="p201">201</a></span><span class="hidden">)</span>
+autant d'espèces d'alouettes: alouettes de bois,
+alouettes de prés, de buissons, de marais, alouettes
+de la Crau de Provence, alouettes des craies de la
+Champagne, alouettes des contrées boréales de l'un
+et l'autre mondes; vous les trouvez encore dans les
+steppes salés, dans les plaines brûlées du vent du
+nord de l'affreuse tartarie. Persévérante
+réclamation de l'aimable nature, tendres consolations
+de la maternité de Dieu!</p>
+
+<p>Mais l'automne est venue. Pendant que l'alouette
+fait derrière la charrue sa récolte d'insectes, nous
+arrivent les hôtes des contrées boréales: la grive
+exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronne,
+l'imperceptible roi du nord. De Norwége, au temps
+des brouillards, nous vient le roitelet, et, sous un
+sapin gigantesque, le petit magicien chante sa
+chanson mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid
+le décide à descendre, à se mêler, à se populariser
+parmi les petits troglodytes qui habitent avec nous
+et charment nos chaumières de leurs notes limpides.</p>
+
+<p>La saison devient rude: tous se rapprochent de
+l'homme. Les honnêtes bouvreuils, couples doux et
+fidèles, viennent, avec un petit ramage mélancolique,
+solliciter et demander secours. La fauvette d'hiver
+quitte aussi ses buissons; craintive, vers le soir,
+elle s'enhardit à faire entendre aux portes une voix
+tremblotante, monotone et d'accent plaintif.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p202" id="p202">202</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<p>«Quand, par les premières brumes d'octobre, un peu
+avant l'hiver, le pauvre prolétaire vient chercher
+dans la forêt sa chétive provision de bois mort, un
+petit oiseau s'approche de lui, attiré par le bruit
+de la cognée; il circule à ses côtés et s'ingénie
+à lui faire fête en lui chantant tout bas ses plus
+douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge, qu'une
+fée charitable a député vers le travailleur solitaire
+pour lui dire qu'il y a encore quelqu'un dans la
+nature qui s'intéresse à lui.</p>
+
+<p>«Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre les
+tisons de la veille, engourdis dans la cendre;
+quand le copeau et la branche sèche petillent dans
+la flamme, le rouge-gorge accourt en chantant pour
+prendre sa part du feu et des joies du bûcheron.</p>
+
+<p>«Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son
+manteau de neige; quand on n'entend plus d'autre
+voix que celle des oiseaux du nord, qui dessinent
+dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la
+bise qui mugit et s'engouffre au chaume des cabanes,
+un petit chant flûté, modulé à voix basse, vient
+protester encore au nom du travail créateur contre
+l'atonie universelle, le deuil et le chômage.»</p>
+
+<p>Ouvrez, de grâce, donnez-lui quelques miettes, un
+peu de grain. S'il voit des visages amis, il
+entrera dans la chambre; il n'est pas insensible au
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p203" id="p203">203</a></span><span class="hidden">)</span>
+feu; de l'hiver, par ce court été, le pauvre petit
+va plus fort rentrer dans l'hiver.</p>
+
+<p>Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte n'ait
+chanté le rouge-gorge. Mais l'oiseau même est son
+poëte; si l'on pouvait écrire sa petite chanson, elle
+exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa vie.
+Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon cabinet,
+faute d'auditeurs de son espèce, se met devant la
+glace, et, sans me déranger, à demi-voix, dit toutes
+ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui apparaît de
+l'autre côté. En voici le sens à peu près, tel
+qu'une main de femme a essayé de le noter:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Je suis le compagnon</span><br>
+ <span class="i0">Du pauvre bûcheron.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Je le suis en automne,</span><br>
+ <span class="i0">Au vent des premiers froids,</span><br>
+ <span class="i0">Et c'est moi qui lui donne</span><br>
+ <span class="i0">Le dernier chant des bois.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Il est triste, et je chante</span><br>
+ <span class="i0">Sous mon deuil mêlé d'or.</span><br>
+ <span class="i0">Dans la brume pesante</span><br>
+ <span class="i0">Je vois l'azur encor.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Que ce chant te relève</span><br>
+ <span class="i0">Et te garde l'espoir!</span><br>
+ <span class="i0">Qu'il te berce d'un rêve,</span><br>
+ <span class="i0">Et te ramène au soir!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">. . . . . . . . . . . .</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Mais quand vient la gelée,</span><br>
+ <span class="i0">Je frappe à ton carreau.</span><br>
+ <span class="i0">Il n'est plus de feuillée,</span><br>
+ <span class="i0">Prends pitié de l'oiseau!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">C'est ton ami d'automne</span><br>
+ <span class="i0">Qui revient près de toi.</span><br>
+ <span class="i0">Le ciel, tout m'abandonne...</span><br>
+ <span class="i0">Bûcheron, ouvre-moi!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Qu'en ce temps de disette,</span><br>
+ <span class="i0">Le petit voyageur,</span><br>
+ <span class="i0">Régalé d'une miette,</span><br>
+ <span class="i0">S'endorme à ta chaleur!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Je suis le compagnon</span><br>
+ <span class="i0">Du pauvre bûcheron.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+
+<p><a name="p205" id="p205"> </a>
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p207" id="p207">207</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE NID.<br>
+ARCHITECTURE DES OISEAUX.</h3>
+
+
+<p>J'écris en face d'une jolie collection de nids
+d'oiseaux français, qu'un de mes amis a faite pour
+moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les
+descriptions des auteurs, de les améliorer peut-être,
+si les ressources bien limitées du style pouvaient
+donner idée d'un art tout spécial, moins analogue
+aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au
+premier coup d'&oelig;il. Rien ne supplée ici à la vue
+des objets. Il faut voir et toucher: on sent alors
+que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce
+sont choses d'un monde à part. Faut-il dire <i>au-dessus</i>,
+<i>au-dessous</i> des &oelig;uvres humaines? Ni l'un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p208" id="p208">208</a></span><span class="hidden">)</span>
+ni l'autre; mais différentes essentiellement, et
+dont les rapports ne sont guère qu'extérieurs.</p>
+
+<p>Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant, plus
+délicat qu'on ne peut dire, doit tout à l'art, à
+l'adresse, au calcul. Les matériaux, le plus souvent,
+sont fort rustiques, pas toujours ceux qu'eût
+préférés l'artiste. Les instruments sont
+très-défectueux. L'oiseau n'a pas la main de
+l'écureuil, ni la dent du castor. N'ayant que le bec
+et la patte (qui n'est point du tout une main), il
+semble que le nid doive lui être un problème
+insoluble. Ceux que j'ai sous les yeux sont la
+plupart formés d'un tissu ou enchevêtrement de
+mousses, petites branches flexibles ou longs
+filaments de végétaux; mais c'est moins encore un
+tissage qu'une condensation; un feutrage de matériaux
+mêlés, poussés et fourrés l'un dans l'autre avec
+effort, avec persévérance: art très-laborieux et
+d'opération énergique, où le bec et la griffe
+seraient insuffisants. L'outil, réellement, c'est le
+corps de l'oiseau lui-même, sa poitrine, dont il
+presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre
+absolument dociles, les mêler, les assujettir à
+l'&oelig;uvre générale.</p>
+
+<p>Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid la
+forme circulaire n'est encore autre que le corps
+de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et
+refoulant
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p209" id="p209">209</a></span><span class="hidden">)</span>
+le mur de tous côtés, qu'il arrive à former ce
+cercle.</p>
+
+<p>Donc, la maison, c'est la personne même, sa forme
+et son effort le plus immédiat; je dirai sa
+souffrance. Le résultat n'est obtenu que par une
+pression constamment répétée de la poitrine. Pas
+un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder
+la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du
+sein, du c&oelig;ur, certainement avec trouble de la
+respiration, avec palpitation peut-être.</p>
+
+<p>Tout autre est la demeure du quadrupède. Il naît
+vêtu; qu'a-t-il besoin de nid? Aussi, ceux qui
+bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes
+plus que pour leurs petits. La marmotte est un
+mineur habile dans son oblique souterrain, qui lui
+sauve le vent de l'hiver. L'écureuil, d'une main
+adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de
+la pluie. Le grand ingénieur des lacs, le castor,
+qui prévoit la crue des eaux, se fait plusieurs
+étages où il montera à volonté: tout cela pour
+l'individu. L'oiseau bâtit pour la famille.
+Insouciant, il vivait sous la claire feuillée, en
+butte à ses ennemis; mais dès qu'il n'est plus
+seul, la maternité prévue, espérée, le fait
+artiste. Le nid est une création de l'amour.</p>
+
+<p>Aussi, l'&oelig;uvre est empreinte d'une force de
+volonté extraordinaire, d'une passion singulièrement
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p210" id="p210">210</a></span><span class="hidden">)</span>
+persévérante. Vous le sentirez surtout à ceci,
+qu'elle n'est pas, comme les nôtres, préparée par
+une charpente qui en fixe le plan, soutient et
+régularise le travail. Ici le plan est si bien dans
+l'artiste, l'idée si arrêtée, que sans charpente ni
+carcasse, sans appui préalable, le navire aérien se
+bâtit pièce à pièce, et pas une ne trouble
+l'ensemble. Tout vient s'y ajouter à propos,
+symétriquement, en parfaite harmonie: chose
+infiniment difficile dans un tel défaut d'instrument
+et dans ce rude effort de concentration et de
+feutrage par la pression de la poitrine.</p>
+
+<p>La mère ne se fie point au mâle pour tout cela, mais
+elle l'emploie comme pourvoyeur. Il va chercher des
+matériaux, herbes, mousses, racines ou branchettes.
+Mais quand le bâtiment est fait, quand il s'agit de
+l'intérieur, du lit, du mobilier, l'affaire devient
+plus difficile. Il faut songer que cette couche doit
+recevoir un &oelig;uf infiniment prenable au froid, dont
+tout point refroidi serait pour le petit un membre
+mort. Ce petit naîtra nu. Le ventre, au ventre de
+la mère bien appliqué, ne craindra pas le froid;
+mais le dos, dépouillé encore, le lit seul doit le
+réchauffer: la mère est là-dessus d'une précaution,
+d'une inquiétude bien difficiles à satisfaire. Le
+mari apporte du crin, mais c'est trop dur: il ne
+servirait que dessous, et comme un sommier élastique.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p211" id="p211">211</a></span><span class="hidden">)</span>
+Il apporte du chanvre, mais c'est trop froid: la
+soie ou le duvet soyeux de certaines plantes, le
+coton ou la laine, sont admis seuls; ou mieux, ses
+propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle
+met sous le nourrisson.</p>
+
+<p>Il est intéressant de voir le mâle en quête des
+matériaux, quête habile et furtive: il craint qu'en
+le suivant des yeux, on n'apprenne trop bien le
+chemin de son nid. Souvent, si vous le regardez,
+pour vous tromper, il prend un chemin différent.
+Cent petits vols ingénieux répondront aux désirs
+de la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un
+peu de laine. Il prendra à la basse-cour les plumes
+tombées de la pondeuse. Il épiera, dans son
+audace, si la fermière, sous l'auvent, laisse un
+moment sa pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche
+d'un fil dérobé.</p>
+
+<p>Les collections de nids sont fort récentes, peu
+nombreuses, peu riches encore. Dans celle de Rouen,
+cependant, remarquable par l'arrangement, dans celle
+de Paris, où se voient plusieurs très-curieux
+spécimens, on distingue déjà les industries diverses
+qui créent ce chef-d'&oelig;uvre du nid. Quelle en est la
+chronologie, le crescendo? non d'un art à un autre
+(non du maçonnage au tressage, par exemple). Mais
+dans chaque art, les oiseaux qui s'y livrent vont
+plus ou moins haut, selon l'intelligence
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p212" id="p212">212</a></span><span class="hidden">)</span>
+des espèces, la facilité des matériaux ou l'exigence
+des climats.</p>
+
+<p>Chez les oiseaux mineurs, le manchot, le pingouin,
+dont le petit, à peine né, sautera à la mer, se
+contentent de faire un trou. Mais le guêpier,
+l'hirondelle de mer, qui doivent élever leurs
+petits, se creusent sous la terre une véritable
+habitation, très-bien proportionnée, non sans
+quelque géométrie. Ils la meublent de plus et la
+jonchent de matières molles sur lesquelles le petit
+sentira moins la dureté ou la fraîcheur du sol
+humide.</p>
+
+<p>Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève la
+boue en pyramide pour isoler ses &oelig;ufs de la terre
+inondée, et les couve debout sous ses longues
+jambes, se contente d'une &oelig;uvre grossière. C'est
+encore un man&oelig;uvre. Le vrai maçon, c'est
+l'hirondelle qui suspend sa maison aux nôtres.</p>
+
+<p>La merveille du genre est peut-être l'étonnant
+cartonnage que travaille la grive. Son nid, fort
+exposé sous l'humide abri des vignes, est de mousse
+au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure;
+mais regardez dedans: c'est une coupe admirable
+de propreté, de poli, de luisant, qui ne cède point
+au verre. On pourrait s'y mirer.</p>
+
+<p>L'art rustique, et propre aux forêts, de la
+charpente, du menuisage, de la sculpture en bois, a
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p213" id="p213">213</a></span><span class="hidden">)</span>
+son infime essai dans le toucan, dont le bec est
+énorme, mais faible et mince; il ne s'attaque
+qu'aux arbres vermoulus. Le pic, mieux armé, on
+l'a vu, peut davantage; c'est le vrai charpentier;
+mais l'amour vient, c'est le sculpteur.</p>
+
+<p>Infinie en genres, en espèces, est la corporation
+des vanniers, des tisseurs. Marquer leur point de
+départ, leur progrès et le terme d'une industrie si
+variée, ce serait un très-long travail.</p>
+
+<p>Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu
+d'adresse. Pourquoi feraient-ils plus? Vêtus si
+bien par la nature d'une plume onctueuse et presque
+impénétrable, ils comptent moins avec les éléments.
+Leur grand art est la chasse; toujours au maigre et
+faiblement nourris, les piscivores sont dominés par
+un estomac exigeant.</p>
+
+<p>Le tressage fort élémentaire des hérons, des
+cigognes, est dépassé déjà, non de beaucoup, par les
+vanniers des bois, par le geai, le moqueur,
+l'étourneau, le bouvreuil. Leur famille plus
+nombreuse leur impose un travail plus grand. Ils
+fondent des assises grossières, mais par-dessus
+adaptent un panier plus ou moins élégant, un
+tressage de racines et bûchettes fortement liées.
+La cistole entrelace délicatement trois roseaux
+dont les feuilles, mêlées au tissu, en font la base
+mobile et sûre; il ondule avec elle. La mésange
+suspend son berceau en
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p214" id="p214">214</a></span><span class="hidden">)</span>
+forme de bourse par un côté, et se confie au vent
+pour bercer sa famille.</p>
+
+<p>Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des
+feutreurs habiles. Ce dernier, inquiet, défiant,
+colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art et
+d'adresse, des lichens blancs, dont la moucheture
+désoriente entièrement le chercheur, et lui fait
+prendre ce charmant nid, si bien dissimulé, pour
+un accident de verdure, une chose fortuite et
+naturelle.</p>
+
+<p>Le collage et le feutrage jouent au reste un grand
+rôle dans l'&oelig;uvre même des tisseurs. On aurait tort
+d'isoler trop ces arts. L'oiseau-mouche consolide
+avec la gomme des arbres sa petite maison. La
+plupart des autres y emploient la salive.
+Quelques-uns, chose étrange! subtile invention de
+l'amour, y joignent l'art pour lequel leurs organes
+leur donnent le moins de secours. Un sansonnet
+américain parvient à coudre des feuilles avec son
+bec, et très-adroitement.</p>
+
+<p>Quelques tresseurs habiles, non contents du bec, y
+joignent le pied. La chaîne préparée, ils la fixent
+du pied, pendant que le bec y insère la trame. Ils
+deviennent de vrais tisserands.</p>
+
+<p>L'adresse ne manque pas, en résumé. Elle est même
+étonnante; mais les instruments manquent. Ils sont
+étrangement impropres à ce qu'ils ont à
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p215" id="p215">215</a></span><span class="hidden">)</span>
+faire. La plupart des insectes sont en comparaison
+merveilleusement armés, ustensilés. Ce sont de
+véritables ouvriers qui naissent tels. L'oiseau ne
+l'est que pour un temps, par l'inspiration de
+l'amour.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p219" id="p219">219</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>VILLES DES OISEAUX.<br>
+ESSAIS DE RÉPUBLIQUE.</h3>
+
+
+<p>Plus j'y songe, plus je vois que l'oiseau n'est pas,
+comme l'insecte, un animal industriel. C'est le
+poëte de la nature, le plus indépendant des êtres,
+d'une vie sublime, aventureuse, au total, très-peu
+protégée.</p>
+
+<p>Entrons dans les forêts sauvages de l'Amérique,
+examinons les moyens de sûreté qu'inventent ou
+possèdent les êtres isolés. Comparons les ressources
+de l'oiseau, l'effort de son génie, aux inventions
+de son voisin, l'homme, qui vit aux mêmes lieux. La
+différence fait honneur à l'oiseau; l'invention
+humaine est tout offensive. L'indien a trouvé le casse-tête,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p220" id="p220">220</a></span><span class="hidden">)</span>
+le couteau de pierre à scalper; l'oiseau n'a trouvé
+que le nid.</p>
+
+<p>Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce
+élégante, le nid est supérieur de tout point au
+wigwam de l'indien, à la case du nègre, qui souvent,
+en Afrique, n'est qu'un baobab creusé par le temps.</p>
+
+<p>Le nègre n'a pas encore trouvé la porte; sa maison
+reste ouverte. Contre l'invasion nocturne des bêtes,
+il en obstrue l'entrée d'épines.</p>
+
+<p>L'oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle
+sera sa défense? Grande et terrible question.</p>
+
+<p>Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit
+un nid naturel, comme fait la sistelle, au creux d'un
+arbre, il en rétrécit l'ouverture par un habile
+maçonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent
+un nid double en deux appartements: dans l'alcôve
+couve la mère; au vestibule veille le père,
+sentinelle attentive, pour repousser l'invasion.</p>
+
+<p>Que d'ennemis à craindre! serpents, hommes ou
+singes, écureuils! Et que dis-je? les oiseaux
+eux-mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les
+voisins aident parfois le faible à recouvrer son
+bien, à chasser par la force l'injuste usurpateur.
+On assure que les freux (espèces de corneilles)
+poussent plus loin l'esprit de justice. Ils ne
+pardonnent pas au jeune couple qui, pour être plus
+tôt en ménage, vole les matériaux, le mobilier d'un
+autre nid. Ils
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p221" id="p221">221</a></span><span class="hidden">)</span>
+se mettent huit ou dix ensemble pour mettre en
+pièces le nid coupable, détruisent de fond en comble
+cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en vont
+bâtir au loin, forcés de tout recommencer.</p>
+
+<p>N'est-ce pas là une idée de la propriété et du droit
+sacré du travail?</p>
+
+<p>Où en trouver les garanties, et comment assurer un
+commencement d'ordre public? Il est curieux de
+savoir comment les oiseaux ont résolu la question.</p>
+
+<p>Deux solutions se présentaient: la première était
+l'<i>association</i>, l'organisation d'un gouvernement
+qui concentrât la force, et de la réunion des faibles
+fît une puissance défensive. La seconde (mais
+miraculeuse? impossible? imaginative?) aurait été
+la réalisation de la <i>ville aérienne</i>
+d'Aristophane, la construction d'une demeure gardée,
+par sa légèreté, des lourds brigands de l'air,
+inaccessible aux approches des brigands de la terre,
+au chasseur, au serpent.</p>
+
+<p>Ces deux choses, l'une difficile, l'autre qui
+semble impossible, l'oiseau les a réalisées.</p>
+
+<p>L'association d'abord et le gouvernement. La
+monarchie est l'essai inférieur. De même que les
+singes ont un roi qui conduit chaque bande, plusieurs
+espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout,
+paraissent suivre un chef.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p222" id="p222">222</a></span><span class="hidden">)</span>
+Les fourmiliers ont un roi; les oiseaux de paradis
+ont un roi. Le tyran intrépide, petit oiseau
+d'audace extraordinaire, couvre de son abri des
+espèces plus grosses, qui le suivent et se fient à
+lui. On assure que le noble épervier, réprimant ses
+instincts de proie pour certaines espèces, laisse
+nicher sous lui, autour de lui, des familles
+craintives qui croient à sa générosité.</p>
+
+<p>Mais l'association la plus sûre est celle des égaux.
+L'autruche, le manchot, une foule d'espèces,
+s'unissent pour cela. Plusieurs espèces, unies pour
+voyager, forment, au moment de l'émigration, des
+républiques temporaires. On sait la bonne entente,
+la gravité républicaine, la parfaite tactique des
+cigognes et des grues. D'autres, plus petits et moins
+armés, dans des climats d'ailleurs où la nature,
+cruellement féconde, leur engendre sans cesse de
+redoutables ennemis, n'osent pas s'écarter les uns
+des autres, rapprochent leurs demeures sans les
+confondre, et sous un toit commun vivant en
+cellules à part, forment de véritables ruches.</p>
+
+<p>La description donnée par Paterson paraissait
+fabuleuse. Mais elle a été confirmée par Levaillant,
+qui trouva souvent en Afrique, étudia, anatomisa
+cette étrange cité. La gravure donnée dans
+l'<i>Architecture of birds</i> fait mieux comprendre
+son récit. C'est l'image d'un immense parapluie posé
+sur un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p223" id="p223">223</a></span><span class="hidden">)</span>
+arbre et couvrant de son toit commun plus de trois
+cents habitations. «Je me le fis apporter, dit
+Levaillant, par plusieurs hommes qui le mirent sur
+un chariot. Je le coupai avec une hache, et je vis
+que c'était surtout une masse d'herbe de bosman,
+sans aucun mélange, mais si fortement tressée
+qu'il était impossible à la pluie de le
+traverser. Cette masse n'est que la charpente de l'édifice:
+chaque oiseau se construit un nid particulier sous
+le pavillon commun. Les nids occupent seulement
+le rebord du toit; la partie supérieure reste vide,
+sans cependant être inutile: car, s'élevant plus que
+le reste, elle donne au tout une inclinaison
+suffisante, et préserve ainsi chaque petite habitation.
+En deux mots, qu'on se figure un grand toit
+oblique et irrégulier, dont tous les bords à l'intérieur
+sont garnis de nids serrés l'un contre l'autre,
+et l'on aura une idée exacte de ces singuliers
+édifices.</p>
+
+<p>«Chaque nid a trois ou quatre pouces de diamètre,
+ce qui est suffisant pour l'oiseau: mais,
+comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour
+du toit, ils paraissent à l'&oelig;il ne former qu'un seul
+bâtiment, et ne sont séparés que par une petite
+ouverture qui sert d'entrée au nid, et souvent une
+seule entrée est commune à trois nids, dont l'un est
+au fond, et les deux autres de chaque côté. Il
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p224" id="p224">224</a></span><span class="hidden">)</span>
+y avait 320 cellules, ce qui ferait 640 habitants, si
+chacune refermait un couple, ce dont on peut
+douter. Chaque fois, pourtant, que j'ai tiré sur un
+essaim, j'ai tué en même nombre les mâles et les
+femelles.»</p>
+
+<p>Louable exemple! digne d'imitation!... Je voudrais
+seulement croire que la fraternité de ces pauvres
+petits est une garantie suffisante. Leur nombre
+et leur bruit peuvent parfois alarmer l'ennemi,
+inquiéter le monstre, lui faire prendre un autre
+chemin. Mais pourtant s'il s'obstine; si, fort de
+sa peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte à
+l'assaut, envahit la cité au temps où les petits
+n'ont pas encore de plumes pour voler, ce nombre ne
+peut guère que multiplier les victimes.</p>
+
+<p>Reste l'idée d'Aristophane, <i>la cité aérienne</i>,
+s'isoler de la terre, de l'eau, et bâtir dans les
+airs.</p>
+
+<p>Ceci est un coup de génie. Et pour le faire, il
+fallait le miracle des deux premières puissances qui
+soient au monde: de l'amour, de la peur.</p>
+
+<p>De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le
+sang: si, regardant dans un trou d'arbre, la tête
+noire et plate d'un froid reptile se lève et vous
+siffle au visage, homme et fort, vous tremblez.</p>
+
+<p>Combien plus doit frémir, s'abîmer d'épouvante la
+faible créature désarmée, prise en son nid, et sans
+pouvoir se servir de ses ailes!</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p225" id="p225">225</a></span><span class="hidden">)</span>
+La découverte de la ville aérienne s'est faite au
+pays des serpents.</p>
+
+<p>L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles
+sécheresses, les voit couvrir la terre. L'Asie, sur
+son brûlant rivage de Bombay, dans ses forêts où le
+limon fermente, les fait pulluler et grossir; se
+gonfler de venin. Aux Moluques, ils sont
+innombrables.</p>
+
+<p>De là l'inspiration de la <i>Loxia pensilis</i>
+(gros-bec des Philippines). Tel est le nom du grand
+artiste.</p>
+
+<p>Il choisit un bambou, tout près des eaux. Aux
+branches de cet arbre, il suspend délicatement des
+filaments de plantes. D'avance, il sait le poids du
+nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il attache
+une à une (ne s'appuyant sur rien et travaillant en
+l'air) des herbes assez dures. L'ouvrage est
+infiniment long et fatigant; il suppose une
+patience, un courage infinis.</p>
+
+<p>Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylindre de
+douze à quinze pieds qui pend sur l'eau, l'ouverture
+par en bas, de sorte qu'on entre en montant.
+L'extrémité d'en haut semble une gourde ou un sac
+gonflé, comme la cornue d'un chimiste. Parfois, cinq
+ou six cents nids semblables pendent à un seul arbre.</p>
+
+<p>Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantastique,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p226" id="p226">226</a></span><span class="hidden">)</span>
+comme celle d'Aristophane, mais certaine, réalisée,
+répondant aux trois conditions, sûre du côté de l'eau
+et de la terre, même inaccessible aux brigands de
+l'air par ses étroites ouvertures, où l'on n'entre
+qu'en montant avec tant de difficulté.</p>
+
+<p>Maintenant, ce qu'on dit à Colomb quand il défia
+de faire tenir un &oelig;uf debout, vous le direz
+peut-être à l'ingénieux oiseau pour sa cité
+suspendue. Vous lui direz: «C'était bien simple.»
+À quoi l'oiseau répondra, comme Colomb: «Que ne
+le trouviez-vous?»</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p229" id="p229">229</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>ÉDUCATION</h3>
+
+
+<p>Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les
+moyens de prudence qu'a pu trouver la mère. Elle
+s'arrête sur son &oelig;uvre finie, et rêve l'hôte
+nouveau qu'il contiendra demain.</p>
+
+<p>À ce moment sacré, ne devons-nous pas, nous aussi,
+réfléchir, et nous demander ce que contient ce c&oelig;ur
+de mère?</p>
+
+<p>Une âme? oserons-nous dire que cette ingénieuse
+architecte, cette mère tendre ait une âme?</p>
+
+<p>Bien des personnes, du reste, fort sensibles et fort
+sympathiques, se récrieraient, repousseraient cette
+idée si naturelle comme une scandaleuse hypothèse.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p230" id="p230">230</a></span><span class="hidden">)</span>
+Leur c&oelig;ur les y mènerait; leur esprit les en
+éloigne, du moins leur éducation, telle idée qu'on
+a de bonne heure imposée à leur esprit.</p>
+
+<p>Les <i>bêtes</i> ne sont que des machines, des
+automates mécaniques; ou, si l'on croit voir en elles
+des lueurs de sensibilité et de raison, c'est le pur
+effet de l'<i>instinct</i>. Mais l'instinct, qu'est-ce
+que c'est? Je ne sais quel sixième sens qui ne se
+définit pas, qui a été mis en elles, non acquis par
+elles-mêmes, force aveugle qui agit, construit et
+fait mille choses ingénieuses, sans qu'elles en
+aient conscience, sans que leur activité personnelle
+y soit pour rien.</p>
+
+<p>S'il en est ainsi, cet instinct sera une chose
+invariable, et ses &oelig;uvres seront choses
+immuablement régulières, que le temps ni les
+circonstances ne diversifieront jamais.</p>
+
+<p>Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs,
+qui n'ont pas le temps d'observer, recevront ceci
+sur parole. Pourquoi pas? Au premier coup d'&oelig;il,
+tels actes des animaux, telles &oelig;uvres aussi,
+paraissent <i>à peu près</i> régulières. Pour en juger
+autrement, peut-être il faudrait plus d'attention,
+de suite, de temps et d'étude, que la chose n'en
+vaut la peine.</p>
+
+<p>Ajournons cette dispute, et voyons l'objet
+lui-même. Prenons le plus humble exemple, un
+exemple individuel; faisons appel à nos yeux, à notre
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p231" id="p231">231</a></span><span class="hidden">)</span>
+observation propre, telle que chacun peut la faire
+avec le sens le plus vulgaire.</p>
+
+<p>Qu'on me permette de donner ici bonnement et
+simplement le journal de ma serine Jonquille, comme
+je l'écrivis heure par heure à la naissance de son
+premier enfant; journal très-exact, et, bref, acte
+de naissance authentique:</p>
+
+<p>«Il faut dire d'abord que Jonquille était née en
+cage et n'avait pas vu faire de nid. Dès que je la
+vis agitée de sa maternité prochaine, je lui ouvris
+souvent la porte, et la laissai libre de recueillir
+dans l'appartement les éléments de la couche dont
+aurait besoin le petit. Elle les ramassait en effet,
+mais sans savoir les employer. Elle les réunissait,
+les poussait et les fourrait dans quelque coin de la
+cage. Il était très-évident que l'art de la
+construction n'était point inné en elle, que (tout
+comme l'homme) l'oiseau ne sait pas sans avoir
+appris.</p>
+
+<p>«Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite
+corbeille qui fait la charpente et les murs de la
+construction. Elle fit alors le matelas, et feutra
+tellement quellement les parois. Elle couva ensuite
+son &oelig;uf pendant seize jours avec une persévérance,
+une ferveur, une dévotion maternelle étonnantes,
+sortant à peine quelques minutes par jour de cette
+position si fatigante, et seulement lorsque le mâle
+voulait bien la remplacer.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p232" id="p232">232</a></span><span class="hidden">)</span>
+«Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée en
+deux, et on vit ramper dans le nid de petites
+ailes sans plumes, de petits pieds, quelque chose
+qui travaillait à se dégager entièrement de
+l'enveloppe. Le corps était un gros ventre, arrondi
+comme une boule. La mère, avec de grands yeux, le
+cou en avant, les ailes frémissantes, du bord du
+panier, regardait l'enfant et me regardait aussi,
+comme en disant: <i>N'approchez pas!</i></p>
+
+<p>«Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la tête,
+il était tout à fait nu.</p>
+
+<p>«Ce premier jour, elle lui donna seulement à boire.
+Il ouvrait cependant déjà un bec fort raisonnable.</p>
+
+<p>«De temps en temps, pour le faire mieux respirer,
+elle s'écartait un peu, puis le remettait sous son
+aile et le frictionnait délicatement.</p>
+
+<p>«Le second jour, il mangea, mais une becquée fort
+légère, de mouron, bien préparée, apportée par le
+père d'abord, reçue par la mère et transmise par
+elle avec de petits cris. Vraisemblablement c'était
+moins nourriture que purgation.</p>
+
+<p>«Tant que l'enfant a ce qu'il faut, elle laisse le
+père voler, aller et venir, vaquer à ses
+occupations. Mais dès que l'enfant demande, la mère,
+de sa plus douce voix, appelle le nourricier, qui
+remplit son bec, arrive en hâte et lui transmet
+l'aliment.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p233" id="p233">233</a></span><span class="hidden">)</span>
+«Le cinquième jour, les yeux sont moins proéminents;
+le sixième au matin, des plumes percent le long des
+ailes, et le dos se rembrunit; le huitième,
+l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et
+commence à bégayer; le père hasarde de nourrir le
+petit lui-même. La mère prend des vacances et fait
+de fréquentes absences. Elle se pose souvent au
+bord, et contemple amoureusement son enfant. Mais
+celui-ci s'agite, sent le besoin du mouvement.
+Pauvre mère! dans bien peu il voudra t'échapper.</p>
+
+<p>«Dans cette première éducation de la vie élémentaire
+et passive encore, comme dans la seconde (active,
+celle du vol), dont je parlerai, ce qui était
+évident, perceptible à chaque moment, c'est que
+tout était proportionné avec une prudence infinie à
+la chose la moins prévue, chose essentiellement
+variable, la force individuelle de l'enfant; les
+quantités, les qualités, le mode de la préparation
+alimentaire, les soins de réchauffement, de friction
+et de propreté, administrés avec une adresse et une
+attention de détails, nuancés selon l'occurence,
+tels que la femme la plus délicate, la plus
+prévoyante, y aurait à peine atteint.</p>
+
+<p>«Quand je voyais son c&oelig;ur battre avec violence,
+son &oelig;il s'illuminer en regardant son cher trésor,
+je disais: «Ferais-je autrement près du berceau
+de mon fils?»</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p234" id="p234">234</a></span><span class="hidden">)</span>
+Ah! si c'est là une machine, que suis-je
+moi-même? et qui prouve alors que je suis une
+personne? S'il n'y a pas là une âme, qui me répond
+de l'âme humaine? À quoi se fier donc alors? Et
+tout ce monde n'est-il pas un rêve, une
+fantasmagorie, si, des actes les plus personnels,
+les plus manifestement raisonnés et calculés, je
+dois conclure qu'il n'y a rien qu'absence de la
+raison, mécanisme, automatisme, une espèce de
+pendule qui joue la vie et la pensée!</p>
+
+<p>Notez que notre observation portait sur un être
+captif qui opérait dans des circonstances fatales et
+déterminées de logement, de nourriture, etc., etc.
+Mais combien son action eût-elle été encore plus
+évidemment choisie, voulue et réfléchie, si tout
+cela s'était passé dans la liberté des forêts, où
+elle eût dû s'inquiéter de tant d'autres
+circonstances auxquelles la captivité la dispensait
+de songer! Je pense surtout aux soins de sécurité,
+qui pour l'oiseau sont peut-être les premiers dans
+la vie sauvage, et qui plus qu'aucune chose exercent
+et constatent son libre génie.</p>
+
+<p>Cette première initiation à la vie, dont je viens
+de donner un exemple, est suivie de ce que
+j'appellerais l'<i>éducation professionnelle</i>;
+chaque oiseau a un métier.</p>
+
+<p>Éducation plus ou moins laborieuse selon le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p235" id="p235">235</a></span><span class="hidden">)</span>
+milieu et les circonstances où est placée chaque
+espèce. Celle de la pêche, par exemple, est simple
+pour le manchot, qui, peu ingambe, a assez de
+peine pour mener le petit à la mer; sa grande
+nourrice l'attend et lui tient la nourriture
+prête; il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard,
+cette éducation est plus compliquée. J'observais,
+cet été, sur un étang de Normandie, une cane,
+suivie de sa couvée, qui donnait sa première leçon.
+Les nourrissons, attroupés, avides, ne demandaient
+qu'à vivre. La mère, docile à leurs cris, plongeait
+au fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou
+un petit poisson qu'elle distribuait avec
+impartialité, ne donnant jamais deux fois de suite
+au même caneton.</p>
+
+<p>Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la mère,
+dont sans doute l'estomac réclamait aussi, ne
+gardait rien pour elle et semblait heureuse du
+sacrifice. Sa préoccupation visible était d'amener
+sa famille à faire comme elle, à disparaître
+intrépidement sous l'eau pour saisir la proie. D'une
+voix presque douce, elle sollicitait cet acte de
+courage et de confiance. J'eus le bonheur de voir
+l'un après l'autre chacun des petits plonger,
+peut-être en frémissant, au fond du noir abîme.
+L'éducation venait d'être achevée.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p236" id="p236">236</a></span><span class="hidden">)</span>
+Éducation fort simple, et d'un des métiers
+inférieurs. Resterait à parler de celle des arts, de
+l'art du vol, de l'art du chant, de l'art
+architectural. Rien de plus compliqué que l'éducation
+de certains oiseaux chanteurs. La persévérance du
+père, la docilité des petits, sont dignes de toute
+admiration.</p>
+
+<p>Et cette éducation s'étend au delà de la famille.
+Les rossignols, les pinsons, jeunes encore ou moins
+habiles, savent écouter et profiter auprès de
+l'oiseau supérieur qu'on leur donne pour maître.
+Dans les palais de Russie où on a ce noble goût
+oriental pour le chant de Bulbul, on voit parfois
+de ces écoles. Le maître rossignol, dans sa cage
+suspendue au centre d'une salle, a autour de lui
+ses disciples dans leurs cages respectives. On
+paye tant par heure pour qu'ils viennent écouter et
+prendre leçon. Avant que le maître chante, ils
+jasent entre eux, gazouillent, se saluent et se
+reconnaissent. Mais dès que le puissant docteur,
+d'un impérieux coup de gosier, comme d'une fine
+cloche d'acier, a imposé le silence, vous les
+voyez écouter avec une déférence sensible, puis
+timidement répéter. Le maître, avec complaisance,
+revient aux principaux passages, corrige, rectifie
+doucement. Quelques-uns alors s'enhardissent et,
+par quelques accords heureux,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p237" id="p237">237</a></span><span class="hidden">)</span>
+essayent de s'harmoniser à cette mélodie
+supérieure.</p>
+
+<p>Une éducation si délicate, si variée, si compliquée,
+est-elle d'une machine, d'une brute réduite à
+l'instinct? Qui peut y méconnaître une âme?</p>
+
+<p>Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les
+préjugés, les choses apprises et convenues. De
+quelque idée préconçue, de quelque dogme qu'on
+parte, on ne peut pas offenser Dieu en rendant une
+âme à la bête. Combien n'est-il pas plus grand s'il
+a créé des personnes, des âmes et des volontés, que
+s'il a construit des machines!</p>
+
+<p>Laissez l'orgueil, et convenez d'une parenté qui
+n'a rien dont rougisse une âme pieuse. Que sont
+ceux-ci? ce sont vos frères.</p>
+
+<p>Que sont-ils? des âmes ébauchées, des âmes
+spécialisées encore dans telles fonctions de
+l'existence, des candidats à la vie plus générale
+et plus vastement harmonique où est arrivée l'âme
+humaine.</p>
+
+<p>Y viendront-ils? et comment? Dieu s'est réservé
+ces mystères.</p>
+
+<p>Ce qui est sûr, c'est qu'il les appelle, eux aussi,
+à monter plus haut.</p>
+
+<p>Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants
+de la nature, nourrissons de la Providence, qui
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p238" id="p238">238</a></span><span class="hidden">)</span>
+s'essayent à sa lumière pour agir, penser, qui
+tâtonnent, mais peu à peu iront plus loin.</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">ô pauvre enfantelet! du fil de tes pensées</span><br>
+ <span class="i1">L'échevelet n'est encor débrouillé...</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Âmes d'enfants, en réalité; mais, bien plus que
+celles des enfants de l'homme, douces, résignées
+et patientes. Voyez dans quelle débonnaireté muette
+la plupart supportent (comme nos chevaux) les
+mauvais traitements, les coups, les blessures! Tous
+savent porter la maladie, tous la mort. Ils s'en vont
+à part, s'enveloppent de silence, se couchent et se
+cachent; cette douceur leur sert souvent des
+remèdes les plus efficaces. Sinon, ils acceptent
+leur sort, passent comme s'ils s'endormaient.</p>
+
+<p>Aiment-ils autant que nous? Comment en douter,
+quand on voit les plus timides devenir tout à coup
+héroïques pour défendre leurs petits et leur famille?
+Le dévouement de l'homme qui brave la mort pour ses
+enfants, vous le retrouverez tous les jours chez le
+tyran, chez le martin, qui non-seulement résiste
+à l'aigle, mais le poursuit avec une fureur
+héroïque.</p>
+
+<p>Voulez-vous voir deux choses étonnamment
+analogues? Regardez d'une part la femme au premier
+pas de l'enfant, et d'autre part l'hirondelle au
+premier vol du petit.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p239" id="p239">239</a></span><span class="hidden">)</span>
+C'est la même inquiétude, les mêmes encouragements,
+les exemples et les avis, la sécurité affectée, au
+fond la peur, le tremblement... «Rassure-toi... rien
+n'est plus facile.» En réalité, les deux mères
+frémissent intérieurement.</p>
+
+<p>Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur ses
+ailes; il regarde attentivement et se soulève un
+peu aussi. Puis, vous la voyez voleter; il regarde,
+agite ses ailes... Tout cela va bien encore, cela se
+fait dans le nid... La difficulté commence pour se
+hasarder d'en sortir. Elle l'appelle, elle lui montre
+quelque petit gibier tentant, elle lui promet
+récompense, elle essaye de l'attirer par l'appât d'un
+moucheron.</p>
+
+<p>Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place.
+Il ne s'agit pas ici de faire un pas dans une
+chambre, entre la mère et la nourrice, pour tomber
+sur des coussins. Cette hirondelle d'église, qui
+professe au haut de sa tour la première leçon de
+vol, a peine à enhardir son fils, à s'enhardir
+peut-être elle-même à ce moment décisif. Tous deux,
+j'en suis sûr, du regard plus d'une fois mesurent
+l'abîme et regardent le pavé... Pour moi, je vous le
+déclare, le spectacle est grand, émouvant. Il faut
+<i>qu'il croie</i> sa mère, il faut <i>qu'elle se fie
+à l'aile</i> du petit si novice encore... Des deux
+côtés, Dieu exige un acte de foi, de courage. Noble
+et sublime point
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p240" id="p240">240</a></span><span class="hidden">)</span>
+de départ!... Mais il a cru, il est lancé, et il ne
+retombera pas. Tremblant, il nage soutenu du
+paternel souffle du ciel, des cris rassurants de sa
+mère... Tout est fini... Désormais, il volera
+indifférent par les vents et par les orages, fort de
+cette première épreuve où il a volé dans la foi.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p243" id="p243">243</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>LE ROSSIGNOL, L'ART et L'INFINI.</h3>
+
+
+<p>Le célèbre Pré-aux-Clercs, aujourd'hui marché
+Saint-Germain, est, comme on sait, le dimanche,
+le marché aux oiseaux de Paris. Lieu curieux à
+plus d'un titre. C'est une vaste ménagerie,
+fréquemment renouvelée, musée mobile et curieux de
+l'ornithologie française.</p>
+
+<p>D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après
+tout, de captifs dont un grand nombre sentent
+vivement la captivité, d'esclaves que le marchand
+montre, vend et fait valoir plus ou moins
+adroitement, rappelle indirectement les marchés de
+l'Orient, les encans d'esclaves humains. Les
+esclaves ailés, sans savoir nos langues, n'expriment
+pas moins clairement la pensée de l'esclavage, les uns
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p244" id="p244">244</a></span><span class="hidden">)</span>
+nés ainsi, résignés, ceux-là sombres et muets,
+rêvant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent
+s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne
+demander qu'un bon maître. Que de fois nous vîmes un
+chardonneret intelligent, un aimable rouge-gorge,
+nous regarder tristement, mais d'un regard non
+équivoque qui disait: «achète-moi!»</p>
+
+<p>Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite que
+nous n'oublierons jamais. Le marché n'était pas
+riche, encore moins harmonieux: les temps de mue et
+de silence avaient commencé. Nous n'en fûmes pas
+moins saisi et vivement intéressé de la naïve
+attitude de quelques individus. Le chant, le
+plumage, ces deux hauts attributs de l'oiseau,
+préoccupent ordinairement, et empêchent d'observer
+leur vive et originale pantomime. Un seul, le
+moqueur d'Amérique, a le génie du comédien,
+marquant tous ses chants d'une mimique strictement
+appropriée à leur caractère et souvent
+très-ironique. Nos oiseaux n'ont pas cet art
+singulier; mais, sans art et à leur insu, ils
+expriment, par des mouvements significatifs, souvent
+pathétiques, ce qui traverse leur esprit.</p>
+
+<p>Ce jour, la reine du marché était une fauvette à
+tête noire, oiseau artiste de grand prix, mis à part
+dans l'étalage, au-dessus des autres cages, et
+comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p245" id="p245">245</a></span><span class="hidden">)</span>
+charmante; en elle tout était grâce. Formée à la
+captivité dans une longue éducation, elle semblait
+ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme que
+des impressions douces, heureuses. C'était
+visiblement un être tout suave, et si harmonique de
+chant et de mouvement, qu'en la voyant se mouvoir,
+je croyais l'entendre chanter.</p>
+
+<p>Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage,
+un oiseau un peu plus gros, fort inhumainement
+resserré, donnait une impression bizarre et toute
+contraire. C'était un pinson, et le premier que
+j'aie vu aveugle. Nul spectacle plus pénible. Il
+faut avoir une nature étrangère à toute harmonie,
+une âme barbare, pour acheter par une telle vue le
+chant de cette victime. Son attitude tourmentée,
+laborieuse, me rendait son chant douloureux. Le
+pis, c'est qu'elle était humaine: elle rappelait
+les tours de tête et d'épaules disgracieux que se
+donnent souvent les myopes ou les hommes devenus
+aveugles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un
+effort violent, mais constant, devenu un tic, la
+tête inclinée à droite, de ses yeux vides, il
+cherchait la lumière. Le cou tendait à rentrer
+dans les épaules et se gonflait comme pour y prendre
+plus de force, cou tors, épaules un peu bossues. Ce
+malheureux virtuose, qui chantait quand même,
+contrefait et déformé, eût été une image basse des
+laideurs de
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p246" id="p246">246</a></span><span class="hidden">)</span>
+l'esclave artiste, s'il n'eût été ennobli par cet
+indomptable effort de poursuivre la lumière, la
+cherchant toujours en haut, et puisant toujours son
+chant dans l'invisible soleil qu'il avait gardé dans
+l'esprit.</p>
+
+<p>Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un
+merveilleux timbre d'acier, la chanson de son bois
+natal, et de l'accent particulier du canton où il
+est né: autant de dialectes de pinsons que de
+cantons différents. Il se reste fidèle à
+lui-même; il ne chante que son berceau, et cela
+d'une même note, mais d'une âpre passion, d'une
+émulation extraordinaire. Mis en face d'un rival, il
+la redira huit cents fois de suite; parfois, il en
+meurt. Je ne m'étonne pas que les belges célèbrent
+avec passion les combats de ce héros du chant
+national, du chantre de leurs forêts d'Ardennes,
+décernent des prix, des couronnes, même des arcs
+de triomphe à ces dévouements suprêmes, qui donnent
+la vie pour la victoire.</p>
+
+<p>Plus bas encore que le pinson, et dans une
+misérable cage fort petite, peuplée pêle-mêle d'une
+demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort différentes,
+on me montra un prisonnier que je n'aurais pas
+distingué, un jeune rossignol pris le matin même.
+L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis
+le triste captif dans un monde de petits esclaves
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p247" id="p247">247</a></span><span class="hidden">)</span>
+fort gais et déjà tout faits à la réclusion.
+C'étaient de jeunes troglodytes, nés en cage et
+récemment; il avait fort bien calculé que la vue
+des jeux de l'enfance innocente trompe parfois les
+grandes douleurs.</p>
+
+<p>Grande évidemment, immense était celle-ci, plus
+frappante qu'aucune de celles que nous exprimons
+par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi,
+qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin
+reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à
+demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant gros
+et gonflé de ses plumes un peu hérissées, fermant
+les yeux, sans les ouvrir même quand il était
+heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de ces
+petits turbulents qui se poussaient souvent sur lui.
+Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, ni
+manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, je
+le sentais bien, étaient, dans sa cruelle douleur,
+<i>un effort pour ne pas être</i>, un suicide
+intentionnel. D'esprit, il embrassait la mort, et
+mourait, autant qu'il pouvait, par la suspension
+des sens et de toute activité extérieure.</p>
+
+<p>Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien
+de haineux, rien d'amer, rien de colérique, rien de
+ce qui eût rappelé son voisin, l'âpre pinson, dans
+son attitude d'effort si violente et si tourmentée.
+Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p248" id="p248">248</a></span><span class="hidden">)</span>
+sans souci ni respect, se jetaient par moments sur
+lui, ne tirait de lui aucune marque d'impatience.
+Il disait visiblement: «Qu'importe à celui qui
+n'est plus?» Quoique ses yeux fussent fermés, je
+n'en lisais pas moins en lui. Je sentais une âme
+d'artiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel
+et sans dureté contre la barbarie du monde et la
+férocité du sort. Et c'est de cela qu'il vivait,
+c'est par là qu'il ne mourait pas, trouvant en lui,
+dans ce grand deuil, le tout-puissant cordial
+inhérent à sa nature: <i>la lumière intérieure, le
+chant</i>. Ces deux mots disent même chose en
+langue de rossignol.</p>
+
+<p>Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors
+même, malgré lui, malgré ce goût de la mort, il
+ne laissait pas de chanter. Son c&oelig;ur chantait le
+chant muet que j'entendais parfaitement:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2"><i>Lascia che io pianga!</i></span><br>
+ <span class="i1"><i>La libertà...</i></span><br>
+ <span class="i0">la liberté!... Laissez-moi, que je pleure!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant
+qui jadis, par une autre bouche (une bouche qui ne
+s'ouvrira plus), m'avait déjà mordu le c&oelig;ur, et
+mis là une blessure que le temps n'effacera pas.</p>
+
+<p>Je demandais à son geôlier si l'on pouvait
+l'acheter. Cet homme rusé me répondit qu'il était
+trop jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas encore
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p249" id="p249">249</a></span><span class="hidden">)</span>
+seul: chose fausse évidemment, car il n'était pas
+de l'année, mais il le gardait pour le vendre à
+l'hiver, lorsque la voix, revenue, lui donnerait un
+haut prix. Un tel rossignol né libre, qui seul est
+le vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui
+qui naît en cage: il chante bien autrement, ayant
+connu la liberté, la nature et les regrettant. La
+meilleure part du génie du grand artiste est la
+douleur...</p>
+
+<p><i>Artiste!</i> J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis
+pas. Ce n'est pas une analogie, une comparaison de
+choses qui se ressemblent: non, c'est la chose
+elle-même.</p>
+
+<p>Le rossignol, à mon sens, n'est pas le premier,
+mais le seul, dans le peuple ailé, à qui l'on doive
+ce nom.</p>
+
+<p>Pourquoi? Seul il est créateur; seul il varie,
+enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants
+nouveaux. Seul, il est fécond et varié par
+lui-même; les autres le sont par l'enseignement et
+l'imitation. Seul, il les résume, les contient
+presque tous: chacun d'eux, des plus brillants,
+donne un couplet du rossignol.</p>
+
+<p>Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple,
+atteint des effets sublimes: c'est l'alouette,
+fille du soleil. Et le rossignol aussi est inspiré
+de la lumière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'amour,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p250" id="p250">250</a></span><span class="hidden">)</span>
+elle suffit pour le faire chanter. Tenu quelque
+temps dans l'ombre, puis tout à coup rendu au jour,
+il délire d'enthousiasme, il éclate en hymnes. Il
+y a, toutefois, cette différence: l'alouette ne
+chante pas la nuit; elle n'a pas la mélodie
+nocturne, l'entente des grands effets du soir, la
+profonde poésie des ténèbres, la solennité de
+minuit, les aspirations d'avant l'aube, enfin ce
+poëme si varié qui nous traduit, nous dévoile, en
+toutes ses péripéties, un grand c&oelig;ur plein de
+tendresse. L'alouette a le génie lyrique; le
+rossignol a l'épopée, le drame, le combat intérieur:
+de là une lumière à part. En pleines ténèbres, il
+voit dans son âme et dans l'amour; par moments, au
+delà, ce semble, de l'amour individuel, dans l'océan
+de l'Amour infini.</p>
+
+<p>Comment ne pas l'appeler artiste? Il en a le
+tempérament au degré suprême où l'homme l'a
+lui-même rarement. Tout ce qui y tient, qualités,
+défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et
+craintif, défiant, mais point du tout rusé. Il ne
+consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il
+est ardemment jaloux, en émulation égal au pinson.
+«Il se crèverait à chanter,» dit un de ses
+historiens. Il s'écoute, il s'établit surtout où il
+y a écho, pour entendre et répondre. Nerveux à
+l'excès, on le voit, en captivité, tantôt dormir
+longtemps
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p251" id="p251">251</a></span><span class="hidden">)</span>
+le jour avec des rêves agités, parfois se débattre,
+veiller et se démener. Il est sujet aux attaques de
+nerfs, à l'épilepsie.</p>
+
+<p>Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son c&oelig;ur
+est tendre pour les faibles et les petits;
+donnez-lui des orphelins, il s'en charge, les prend
+à c&oelig;ur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne
+attentivement, comme ferait une femelle. D'autre
+part il est extrêmement âpre à la proie,
+engloutissant et avide; la flamme qui brûle en lui
+et le tient presque toujours maigre lui fait
+constamment sentir le besoin du renouvellement: et
+c'est aussi une des raisons qui font qu'on le prend
+si aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril
+et mai surtout, quand il s'épuise à chanter dans
+toute la longueur des nuits. À l'aurore, exténué,
+faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât.
+Il est d'ailleurs fort curieux; et, pour voir des
+objets nouveaux, il vient également se faire prendre.</p>
+
+<p>Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses
+ailes, ou plutôt de couvrir à l'intérieur et de
+matelasser le haut de sa cage, il se tuerait par sa
+violence effarée et ses mouvements.</p>
+
+<p>Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux
+et docile: c'est là ce qui le met si haut et le fait
+vraiment artiste. Il est non-seulement le plus inspiré,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p252" id="p252">252</a></span><span class="hidden">)</span>
+mais le plus éducable, le plus civilisable, le plus
+laborieux.</p>
+
+<p>C'est un spectacle de voir les petits autour du
+père, écouter attentivement, profiter, se former la
+voix, corriger peu à peu leurs fautes, leur rudesse
+de novices, assouplir leurs jeunes organes.</p>
+
+<p>Mais combien plus curieux est-il de le voir se
+former lui-même, se juger, se
+perfectionner, s'écouter sur de nouveaux thèmes!
+Cette persévérance, ce sérieux, qui vient du
+respect de son art et d'une religion intérieure,
+c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin,
+qui le met à part, ne permettant pas de le confondre
+avec le vain improvisateur, dont le babil sans
+conscience est un simple écho de la nature.</p>
+
+<p>Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son
+point de départ; mais l'art même, l'amour du beau,
+confusément entrevus et très-vivement sentis, sont
+un second aliment qui soutient son c&oelig;ur et lui
+donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites,
+un jour ouvert sur l'infini.</p>
+
+<p>La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser
+son objet, et de faire plus qu'il ne veut, et tout
+autre chose, de passer par-dessus le but, de
+traverser le possible, et de voir encore au delà.</p>
+
+<p>De là de grandes tristesses, une source intarissable
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p253" id="p253">253</a></span><span class="hidden">)</span>
+de mélancolie; de là le ridicule sublime de pleurer
+les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les autres
+oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois ce
+qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa
+forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans
+son silence, chantait mon captif:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0"><i>Lascia ch' io pianga!</i></span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p257" id="p257">257</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>SUITE DU ROSSIGNOL.</h3>
+
+
+<p>Les temps de silence ne sont pas stériles pour le
+rossignol: il se recueille et réfléchit; il couve
+les chants qu'il entendit ou qu'il essaya
+lui-même; il les modifie et les améliore avec un
+goût, un tact parfait. Aux fausses notes d'un maître
+ignorant, il substitue des variantes harmoniques,
+ingénieuses. L'air imparfait qu'on lui apprit, et
+qu'il n'avait pas répété, il le reproduit alors;
+mais vraiment sien, approprié à son génie et devenu
+une mélodie de rossignol.</p>
+
+<p>«Ne vous découragez pas, dit un vieil et naïf auteur,
+si le jeune oiseau ne veut pas répéter votre leçon
+et continue à gazouiller; bientôt il vous fera voir
+qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons reçues
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p258" id="p258">258</a></span><span class="hidden">)</span>
+pendant l'automne et l'hiver, <i>temps propre à
+méditer, par la longueur des nuits</i>; il les
+redira au printemps.»</p>
+
+<p>Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver
+les pensées du rossignol dans la cage obscure,
+enveloppée de drap vert qui trompe un peu son
+regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il
+commence à rêver tout haut, à discourir, à décrire
+en notes émues ce qui se passe devant son esprit,
+les objets absents, aimés. Peut-être oublie-t-il
+alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se croit-il
+arrivé en Afrique ou en Syrie, aux contrées d'un
+meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce soleil;
+il voit refleurir la rose, il recommence pour elle,
+au dire des poëtes de la Perse, son hymne de
+l'impossible amour (<i>Ô soleil, ô mer, ô rose!...</i>
+Rückert).</p>
+
+<p>Moi, je croirai simplement que ce chant noble et
+pathétique, d'un accent si élevé, n'est autre chose
+que lui-même, sa vie d'amour et de combat, son
+drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé
+qui les transfigure; il voit sa vivacité tendre, et
+mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut
+percevoir. Il lui parle, elle lui répond; il se
+charge de deux rôles, à la grande voix mâle et
+sonore, réplique par de doux petits cris. Quoi
+encore? Je ne fais nul doute que déjà ne lui
+apparaisse le ravissement
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p259" id="p259">259</a></span><span class="hidden">)</span>
+de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre
+petite maison qui aurait été son ciel... Il s'y
+croit, il ferme les yeux, complète cette illusion.
+L'&oelig;uf est éclos, le miracle de son Noël en est
+sorti, son fils, le futur rossignol, déjà grand et
+mélodieux; il écoute avec extase, dans la nuit de
+sa cage sombre, la future chanson de son fils.</p>
+
+<p>Tout cela, bien entendu, dans une confusion
+poétique, où les obstacles, les combats coupent et
+troublent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas n'est
+pur: un tiers survient; le captif tout seul
+s'anime et s'irrite; il lutte manifestement contre
+l'adversaire invisible, <i>l'autre</i>, l'indigne
+rival qui est présent à son esprit.</p>
+
+<p>La scène se passe en lui, comme elle aurait lieu au
+printemps, quand les mâles reviennent, vers mars ou
+avril, avant le retour des femelles, décidés à
+régler entre eux leur grand duel de jalousie. Dès
+qu'elles seront revenues, tout doit être calme et
+tranquille, rien qu'amour, douceur et paix. Ce
+combat dure quinze jours; et si elles reviennent
+plus tôt, mortel est l'effort; l'histoire de
+Roland se réalise à la lettre: il sonna de son cor
+d'ivoire jusqu'à extinction de force et de vie. Eux
+aussi, ils chantent jusqu'au dernier souffle, à
+mort; ils veulent l'emporter ou mourir.</p>
+
+<p>S'il est vrai, comme on assure, que les amants
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p260" id="p260">260</a></span><span class="hidden">)</span>
+soient deux fois, trois fois plus nombreux que les
+amantes, on conçoit la violence de cette brûlante
+émulation: c'est là la première étincelle,
+peut-être, et le secret de leur génie.</p>
+
+<p>Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort.
+Il faut qu'il fuie, qu'il quitte le canton, le pays,
+qu'il aille se faire commensal des tribus d'oiseaux
+inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il
+s'oublie et se dégrade, vulgarisé chez ce peuple
+vulgaire, peu à peu ne sachant plus ni sa langue ni
+la leur, nulle langue. On trouve parfois de ces
+exilés qui n'ont plus que figure de rossignol.</p>
+
+<p>Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il
+faut la fléchir. Beau moment, douce inspiration du
+nouveau chant qui touchera ce petit c&oelig;ur fier et
+sauvage, et lui fera pour l'amour abandonner la
+liberté! L'épreuve que, dans d'autres espèces, la
+femelle impose, c'est d'aider à creuser ou bâtir le
+nid, de montrer qu'on est habile, qu'on prendra la
+famille à c&oelig;ur. L'effet est parfois admirable. Le
+pic, comme nous avons vu, d'ouvrier devient artiste,
+et de charpentier sculpteur. Mais hélas! Le
+rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien
+faire. Le moindre des petits oiseaux est cent fois
+plus adroit que lui du bec, de l'aile et de la
+patte; il n'a que la voix, qu'il s'en serve: là
+va éclater sa puissance, là il sera irrésistible;
+d'autres pourront
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p261" id="p261">261</a></span><span class="hidden">)</span>
+montrer leurs &oelig;uvres, mais son &oelig;uvre à lui, c'est
+lui-même: il se montre, il se révèle; il apparaît
+grand et sublime.</p>
+
+<p>Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solennel
+sans croire que non-seulement il devait la toucher
+au c&oelig;ur, mais qu'il pouvait la transformer,
+l'ennoblir et l'élever, lui transmettre un haut
+idéal, mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime
+rossignol qui naîtrait de leurs amours.</p>
+
+<p>C'est son incubation, à lui; il couve le génie de
+l'amante, la féconde de poésie, l'aide à se créer en
+pensée celui qu'elle va concevoir. Tout germe est
+une idée d'abord.</p>
+
+<p>Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter trois
+chants:</p>
+
+<p>Le drame du chant de combat, avec ses alternatives
+de dépit, d'orgueil, de bravade, d'âpres et
+jalouses fureurs.</p>
+
+<p>Le chant de sollicitation, de tendre et douce
+prière, mais mêlé de fiers mouvements d'impatience
+presque impérieuse, où visiblement le génie
+s'étonne d'être encore méconnu, s'irrite et gémit
+du retard, en revenant vite pourtant à la plainte
+respectueuse.</p>
+
+<p>Enfin, vient le chant du triomphe: <i>Je suis
+vainqueur, je suis aimé, le roi, le Dieu, et le
+seul... Créateur...</i> Dans ce dernier mot est
+l'intensité de la
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p262" id="p262">262</a></span><span class="hidden">)</span>
+vie et de l'amour; car c'est surtout elle qu'il
+crée, y mirant et réfléchissant son génie, et la
+transformant, de sorte qu'il n'y ait plus en elle
+un mouvement, un trouble, un frémissement d'aile qui
+ne soit sa mélodie, à lui, devenue visible dans cette
+grâce enchantée.</p>
+
+<p>De là le nid, l'&oelig;uf et l'enfant. Tout cela, c'est
+la chanson réalisée et vivante. Et voilà pourquoi il
+ne s'éloigne pas d'un moment pendant le travail
+sacré de l'incubation. Il ne se tient pas dans le
+nid, mais sur une branche voisine, un peu plus
+élevée. Il sait à merveille que la voix agit bien
+plus à distance. De ce poste supérieur, le
+tout-puissant magicien continue de fasciner et de
+féconder le nid, il coopère au grand mystère, et du
+chant, du c&oelig;ur, du souffle, de tendresse et de
+volonté, il engendre encore.</p>
+
+<p>C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans
+sa forêt, participer aux émotions de cette puissance
+fécondante, la plus propre à révéler peut-être, à
+faire saisir ici-bas le grand Dieu caché qui nous
+fuit. Il recule à chaque pas devant nous, et la
+science ne fait que mettre un peu plus loin le voile
+où il se dérobe. «Le voici, disait Moïse, qui passe,
+je l'ai vu par derrière.»&mdash;«N'est-ce pas lui, disait
+Linné, qui passe? je l'ai vu de profil.» Et moi, je
+ferme les yeux; je le sens d'un c&oelig;ur ému, je le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p263" id="p263">263</a></span><span class="hidden">)</span>
+sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par
+la voix du rossignol.</p>
+
+<p>Rapprochez-vous, c'est un amant; mais
+éloignez-vous, c'est un dieu. La mélodie ici
+vibrante et d'un brûlant appel aux sens, là-bas
+grandit et s'amplifie par les effets de la brise;
+c'est un chant religieux qui emplit toute la
+forêt. De près, il s'agissait du nid, de l'amante,
+du fils qui doit naître; mais, de loin, autre est
+cette amante, autre est le fils; c'est la Nature,
+mère et fille, amante éternelle, qui se chante et
+se célèbre; c'est l'infini de l'Amour qui aime en
+tous et chante en tous; ce sont les attendrissements,
+les cantiques, les remercîments, qui s'échangent de
+la terre au ciel.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes du
+midi, dans les belles nuits étoilées, près de la
+maison de mon père. Plus tard, je le sentis mieux,
+spécialement près de Nantes, dans ce verger
+solitaire dont on a parlé plus haut. Les nuits, moins
+étincelantes, étaient légèrement gazées d'une brume
+tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement
+envoyaient de doux regards. Un rossignol nichait à
+terre, dans un lieu bien peu caché, sous mon cèdre,
+parmi des pervenches. Il commençait vers minuit, et
+continuait jusqu'à l'aube, heureux, visiblement
+fier, de veiller seul, de remplir
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p264" id="p264">264</a></span><span class="hidden">)</span>
+de sa voix ce grand silence. Personne ne
+l'interrompait, sauf, vers le matin, le coq, être
+d'un monde différent, étranger aux chants des
+esprits, mais exacte sentinelle, qui se sentait
+obligée, pour avertir le travailleur, de chanter
+l'heure en conscience.</p>
+
+<p>«L'autre persistait quelque temps, semblant dire,
+comme Juliette à Roméo: «Non, ce n'est pas
+l'aube encore.»</p>
+
+<p>«Son établissement près de nous montrait qu'il ne
+nous craignait guère, qu'il avait un sentiment de
+la sécurité profonde qu'il pouvait avoir à côté de
+deux ermites du travail, très-occupés,
+très-bienveillants, et, non moins que l'ermite ailé,
+pleins de leur chant et de leur rêve. Nous pouvions
+le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou
+soutenir des duels de chant avec un orgueilleux
+voisin, qui parfois venait le braver. À la longue,
+nous lui devenions, je crois, plutôt agréables,
+comme auditeurs assidus, amateurs, connaisseurs
+peut-être. Le rossignol a besoin d'être apprécié,
+applaudi; il estime visiblement l'oreille attentive
+de l'homme, et comprend très-bien son admiration.</p>
+
+<p>«Je le vois encore près de moi, à dix ou quinze pas
+au plus, sautillant et avançant à mesure que je
+marchais, observant la même distance, de manière
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p265" id="p265">265</a></span><span class="hidden">)</span>
+à rester hors de portée, mais à même d'être entendu
+et admiré.</p>
+
+<p>«Le costume qu'ils vous voient n'est nullement
+indifférent. J'ai remarqué qu'en général les oiseaux
+n'aiment pas le noir, et qu'ils en ont peur. J'étais
+vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un
+chapeau de paille orné de quelques bluets. Par
+minute, je le voyais fixer sur moi son &oelig;il noir,
+d'une vivacité singulière, farouche et doux, quelque
+peu fier, qui disait visiblement: «Je suis libre et
+j'ai des ailes; contre moi tu ne peux rien. Mais
+je veux bien chanter pour toi.»</p>
+
+<p>«Nous eûmes de très-grands orages au temps des
+couvées, et, dans l'un, la foudre tomba près de nous.
+Nulle scène plus émouvante que l'approche de ces
+moments: l'air manque; les poissons remontent
+pour respirer quelque peu; la fleur se courbe
+languissante: tout souffre, et les larmes viennent.
+Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson.
+De sa poitrine oppressée, autant que l'était la
+mienne, une sorte de rauque soupir s'arrachait
+comme un cri sauvage.</p>
+
+<p>«Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouffrer
+dans nos bois; les plus grands arbres pliaient, et
+le cèdre même. Des torrents fondirent, tout nagea.
+Que devint le pauvre nid, ouvert, à terre, sans abri
+que la feuille de pervenche. Il échappa;
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p266" id="p266">266</a></span><span class="hidden">)</span>
+car je vis, avec le soleil reparu, dans l'air
+épuré, mon oiseau plus gai que jamais, qui volait le
+c&oelig;ur plein de chant. Tout le peuple ailé chantait
+la lumière, mais lui bien plus que les autres. Sa
+voix de clairon était revenue. Je le voyais sous
+mes fenêtres, l'&oelig;il en feu et le sein gonflé,
+s'enivrant du même bonheur qui faisait palpiter le
+mien.</p>
+
+<p>«Douce alliance des âmes, comment n'est-elle pas
+partout, entre nous et nos frères ailés, entre
+l'homme et l'universalité de la nature vivante?»</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p269" id="p269">269</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h3>CONCLUSION.</h3>
+
+
+<p>Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce
+livre, notre illustre maître arrive de ses grandes
+chasses d'automne. Toussenel m'apporte un
+rossignol.</p>
+
+<p>Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils, de
+me guider dans le choix d'un rossignol chanteur. Il
+n'écrit pas, mais il vient; il ne conseille pas, il
+cherche, trouve, donne, réalise mon rêve... À coup
+sûr, voilà l'amitié.</p>
+
+<p>Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main qui
+t'apporte, et pour toi-même, pour ta muse sacrée,
+le génie qui réside en toi!</p>
+
+<p>Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par ta
+puissance d'amour et de paix, harmoniser un c&oelig;ur
+troublé de la cruelle histoire des hommes?</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p270" id="p270">270</a></span><span class="hidden">)</span>
+Ce fut un événement de famille, et nous établîmes le
+pauvre artiste prisonnier dans une embrasure de
+fenêtre, mais enveloppé d'un rideau: de sorte que,
+tout à la fois seul et en société, il s'habituât
+tout doucement à ses nouveaux hôtes, reconnût les
+lieux, vît bien qu'il était dans une maison sûre,
+bienveillante et pacifique.</p>
+
+<p>Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureusement mon
+rouge-gorge familier, qui vole libre dans mon
+cabinet, pénétra dans cette pièce. On s'en inquiéta
+d'autant moins qu'il voit toute la journée, sans s'en
+émouvoir, d'autres oiseaux, serins, bouvreuils,
+chardonnerets; mais la vue du rossignol le jeta dans
+un incroyable accès de fureur. Colérique et intrépide,
+sans regarder si l'objet de sa haine n'est pas deux
+fois plus gros que lui, il fond sur la cage du bec
+et des griffes; il eût voulu l'assassiner. Cependant
+le rossignol poussait des cris de terreur; d'une
+voix lamentable et rauque, il appelait au secours.
+L'autre, arrêté par les barreaux, mais fixé des
+griffes tout près sur le cadre d'un tableau,
+grinçait, sifflait, <i>petillait</i> (ce mot populaire
+rend seul l'âcre petit cri), en le perçant de son
+regard. Il disait ceci mot à mot:</p>
+
+<p>«Roi du chant, que viens-tu faire?... N'est-ce pas
+assez que dans les bois ta voix, impérieuse et
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p271" id="p271">271</a></span><span class="hidden">)</span>
+absorbante, fasse taire toutes nos chansons,
+supprime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le
+désert?... Tu viens encore me prendre ici cette
+nouvelle existence que je me suis faite, ce bocage
+artificiel où je perche tout l'hiver, bocage dont
+les rameaux sont des planches de bibliothèque, dont
+les livres sont les feuilles!... Tu viens partager,
+usurper l'attention dont j'étais l'objet, la
+rêverie de mon maître et le sourire de ma
+maîtresse!... Malheur à moi! j'étais aimé!»</p>
+
+<p>Le rouge-gorge, en réalité, arrive à un haut degré
+d'intimité avec l'homme. L'habitude d'un long hiver
+me prouve qu'il préfère de beaucoup la société
+humaine à celle de son espèce. Il participe en notre
+absence au petit bavardage des oiseaux de volière;
+mais, dès que nous arrivons, il les quitte, et
+curieusement revient se placer devant nous, reste
+avec nous, semble dire: «Vous voilà donc! Mais où
+avez-vous été?... Et pourquoi donc si longtemps
+délaissez-vous la maison?»</p>
+
+<p>L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâmes
+bientôt, n'était pas oubliée, ce semble, de sa
+craintive victime. Le malheureux rossignol voletait
+toujours d'un air d'effroi, et rien ne le rassurait.</p>
+
+<p>On avait soin cependant que personne n'en approchât.
+Sa maîtresse avait pris sur elle les soins
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p272" id="p272">272</a></span><span class="hidden">)</span>
+nécessaires. La mixture particulière qui peut seule
+alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le
+chanvre et le pavot) fut faite consciencieusement.
+Sang et chair, c'est la substance; le chanvre est
+l'herbe de l'ivresse; mais le pavot la neutralise.
+Le rossignol est le seul être à qui il faille
+incessamment verser le sommeil et les songes.</p>
+
+<p>Mais tout cela était inutile. Deux jours ou trois se
+passèrent dans une violente agitation et une
+abstinence de désespoir. J'étais triste et plein de
+remords. Moi, ami de la liberté, j'avais pourtant un
+prisonnier, un prisonnier inconsolable!... Ce
+n'était pas sans scrupule que j'avais eu l'idée
+d'avoir à moi un rossignol, jamais, pour le simple
+plaisir, je ne m'y serais décidé. Je savais bien
+que la vue seule d'un tel captif, profondément
+sensible à la captivité, était un sujet permanent
+de mélancolie. Mais comment le délivrer? la
+question de l'esclavage est de toutes la plus
+difficile; le tyran en est puni par l'impossibilité
+d'y porter remède. Mon captif, qui, avant de venir
+chez moi, avait déjà deux ans de cage, n'a plus
+l'aile, ni l'industrie de chercher sa nourriture;
+l'eût-il, il ne pourrait plus revenir chez les
+oiseaux libres. Dans leur fière république,
+quiconque a été esclave, quiconque a été en cage et
+n'est pas mort de douleur, est impitoyablement
+condamné et exécuté.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p273" id="p273">273</a></span><span class="hidden">)</span>
+Nous ne serions pas sortis aisément de cet état, si
+le chant n'était venu à notre secours. Un chant
+doux, peu varié, chanté à distance, surtout un peu
+avant le soir, parut le prendre et le gagner. Quand
+seulement on le regardait, il écoutait moins,
+s'agitait; mais quand on ne regardait pas, il
+venait au bord de la cage, tendait son long cou de
+biche (d'un charmant gris de souris), dressait par
+moments la tête, le corps restant immobile, avec un
+&oelig;il vif, curieux. Visiblement avide, il dégustait,
+savourait cette douceur inattendue avec
+recueillement, avec une attention délicate et sentie.</p>
+
+<p>Cette même avidité, il l'eut un moment après pour
+les aliments. Il voulut vivre, dévora le pavot,
+l'oubli...</p>
+
+<p>Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont ce
+qui les attache le plus, non pas l'ariette légère
+d'une fillette étourdie, mais une mélodie douce et
+triste. La <i>sérénade</i> de Schubart a
+particulièrement effet sur celui-ci. Il semble s'être
+senti et reconnu dans cette âme allemande aussi
+tendre que profonde.</p>
+
+<p>La voix cependant ne lui revient pas. Il avait
+commencé son chant de décembre, quand il a été
+transporté ici. Les émotions du transport, le
+changement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p274" id="p274">274</a></span><span class="hidden">)</span>
+de sa nouvelle condition, surtout le salut féroce,
+l'attentat du rouge-gorge, l'ont trop profondément
+ému. Il se calme, ne nous en veut plus, mais la
+muse, si violemment interrompue, se tait encore;
+elle ne s'éveillera qu'au printemps.</p>
+
+<p>Maintenant il sait certainement que la personne qui
+chante est loin de lui vouloir du mal; il
+l'accepte, apparemment comme un rossignol d'autre
+forme. Elle peut sans difficulté approcher, et même
+mettre la main dans la cage. Il regarde attentivement
+ce qu'elle veut, mais ne remue pas.</p>
+
+<p>La question curieuse pour moi, qui n'ai pas fait
+avec lui d'alliance musicale, était de savoir s'il
+m'accepterait aussi. Je ne montrai nul empressement
+indiscret, sachant que le regard seul, dans certains
+moments, le trouble. Je restais donc de longs jours
+attentif sur les vieux livres ou papiers du <small>XIV</small><sup>e</sup>
+siècle, sans le regarder. Mais lui, il me regardait
+très-curieusement lorsque j'étais seul. Bien
+entendu que, sa maîtresse présente, il m'oubliait
+entièrement, j'étais annulé.</p>
+
+<p>Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude,
+comme un être inoffensif, pacifique, de peu de
+mouvement et de peu de bruit. Le feu dans l'âtre,
+et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient,
+dans les absences de la personne préférée, dans les
+heures
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p275" id="p275">275</a></span><span class="hidden">)</span>
+silencieuses, quasi solitaires, l'objet de sa
+contemplation.</p>
+
+<p>Je me hasardai hier, étant seul, d'approcher de lui,
+de lui parler comme je fais au rouge-gorge, et il
+ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; il attendit
+paisiblement, avec un &oelig;il plein de douceur. Je vis
+que la paix était faite, et que j'étais accepté.</p>
+
+<p>Ce matin, j'ai de ma main mis le pavot dans la cage,
+et il ne s'est point effrayé. On dira: «Qui donne,
+est le bienvenu.» Mais je tiens à constater que
+notre traité est d'hier, avant que j'eusse donné
+rien encore, et parfaitement désintéressé.</p>
+
+<p>Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus nerveux
+des artistes, le plus craintif et le plus défiant
+des êtres, s'est réconcilié avec l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité
+préexistant qui est entre nous et ces êtres
+instinctifs, que nous appelons inférieurs.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce traité, ce pacte éternel, que notre brutalité,
+nos inintelligences violentes n'ont pas pu déchirer
+encore, auquel ces pauvres petits reviennent si
+facilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p276" id="p276">276</a></span><span class="hidden">)</span>
+lorsque nous serons vraiment hommes, c'est justement
+la conclusion où tout ce livre tendait et celle que
+j'allais écrire, quand le rossignol est entré, et
+le père au rossignol.</p>
+
+<p>L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie facile
+qu'il nous donne à nous, ses tyrans, ma conclusion
+vivante.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des
+pays nouveaux où l'homme n'était jamais venu,
+rapportent unanimement que tous les animaux,
+mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point,
+au contraire venaient plutôt les regarder avec un
+air de curiosité bienveillante, à quoi ils
+répondaient à coups de fusil.</p>
+
+<p>Même aujourd'hui que l'homme les a si cruellement
+traités, les animaux, dans leurs périls, n'hésitent
+nullement à se rapprocher de lui.</p>
+
+<p>L'ennemi antique et naturel de l'oiseau, c'est le
+serpent: pour les quadrupèdes, c'est le tigre. Et
+leur protecteur, c'est l'homme.</p>
+
+<p>Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre ou
+le lion, il vient se serrer près de nous.</p>
+
+<p>De même l'oiseau, dans l'horreur que lui inspire
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p277" id="p277">277</a></span><span class="hidden">)</span>
+le serpent, quand il menace surtout sa couvée encore
+sans ailes, trouve le langage le plus expressif
+pour implorer l'homme, et pour le remercier s'il tue
+son ennemi.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de
+l'homme. Et c'est très-probablement pour le même
+motif que les hirondelles et les cigognes, dans les
+âges féconds en reptiles, ont pris l'habitude de
+loger chez nous.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Observation essentielle. On prend souvent pour
+défiance la fuite de l'oiseau et la crainte qu'il a
+de la main de l'homme. Cette crainte ne serait que
+trop juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas,
+l'oiseau est un être infiniment nerveux, délicat,
+qui souffre à être touché.</p>
+
+<p>Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce
+d'oiseau très-robuste et très-familière, qui
+approche sans cesse de nous, le plus près qu'il
+peut, et qui certes n'a aucune crainte de sa
+maîtresse, frémit de tomber sous la main. Le
+frôlement de ses plumes, le dérangement de son
+duvet, tout hérissé quand on l'a pris, lui est
+très-antipathique. La vue surtout de cette main qui
+avance et va le saisir, le
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p278" id="p278">278</a></span><span class="hidden">)</span>
+fait reculer instinctivement et sans qu'il en soit le
+maître.</p>
+
+<p>Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas
+dans sa cage, il ne refuse pas d'y être remis; mais
+plutôt que de se voir prendre, il tourne le dos, se
+cache dans un rideau ou dans un pli de la robe où il
+sait bien qu'on va le prendre infailliblement.</p>
+
+<p>Tout cela n'est pas défiance.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'art de la domestication n'irait pas loin, s'il
+n'était préoccupé que des utilités dont les animaux
+apprivoisés seront à l'homme.</p>
+
+<p>Il doit sortir principalement de la considération
+de l'utilité dont l'homme peut être aux animaux;</p>
+
+<p>De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe
+à une société plus douce, pacifique et supérieure.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans la barbarie où nous sommes encore, nous ne
+connaissons guère que deux états pour l'animal,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p279" id="p279">279</a></span><span class="hidden">)</span>
+la liberté absolue ou l'esclavage absolu; mais il
+est des formes très-variées de demi-servage que les
+animaux d'eux-mêmes acceptent très-volontiers.</p>
+
+<p>Le petit faucon du Chili (<i>cernicula</i>), par
+exemple, aime à demeurer chez son maître. Il va tout
+seul à la chasse, et, fidèle, revient chaque soir
+rapporter ce qu'il a pris et le manger en famille.
+Il a besoin d'être loué du père, flatté de la dame,
+caressé surtout des enfants.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'homme, protégé jadis par les animaux, tant qu'il
+était si mal armé, s'est mis peu à peu en état de
+devenir leur protecteur, surtout depuis qu'il a la
+poudre et qu'il foudroie à distance les plus
+redoutés des êtres. Il a rendu aux oiseaux le service
+essentiel de diminuer infiniment le nombre des
+brigands de l'air.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il peut leur en rendre un autre, non moins grand,
+celui d'abriter, la nuit, les espèces innocentes.
+La nuit! le sommeil! l'abandon complet aux chances
+les plus affreuses! Ô dureté de la Nature!... Mais
+elle s'est justifiée en mettant aussi ici-bas l'être
+prévoyant et industrieux qui, de plus
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p280" id="p280">280</a></span><span class="hidden">)</span>
+en plus, sera pour les autres une seconde providence.</p>
+
+<p>Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel, où
+les serres, ouvertes le soir, reçoivent tout honnête
+oiseau qui vient y chercher asile contre les dangers
+de la nuit, où celui qui s'est attardé frappe du bec
+en confiance. Contents d'être enfermés la nuit, sûrs
+de la loyauté de l'homme, ils s'envolent heureux au
+matin, et payent son hospitalité du spectacle de
+leur joie et de leurs libres chansons.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je me garderai bien de parler de la domestication,
+lorsque mon ami, M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,
+rouvre d'une
+manière si louable cette voie longtemps oubliée.</p>
+
+<p>Un rapprochement suffit. L'antiquité nous a légué en
+ce genre le patrimoine admirable dont a vécu le
+genre humain: la domestication du chien, du cheval
+et de l'âne, du chameau, de l'éléphant, du b&oelig;uf,
+du mouton et de la chèvre, des gallinacées.</p>
+
+<p>Quel progrès dans les deux mille ans qui viennent
+de s'écouler? Quelle acquisition nouvelle?</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p281" id="p281">281</a></span><span class="hidden">)</span>
+Deux seulement, et légères à coup sûr: l'importation
+du dindon et du faisan de la Chine!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nul effort direct de l'homme n'a agi pour le bien du
+globe autant que l'humble travail des modestes
+auxiliaires de la vie humaine.</p>
+
+<p>Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement, à
+la basse-cour, quand on voit les milliards d'&oelig;ufs
+que font éclore les fours d'Égypte, ou dont notre
+Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui
+chaque année passent la Manche, on apprend à
+apprécier comment les petits moyens de l'économie
+domestique produisent les plus grands résultats.</p>
+
+<p>Si la France n'avait pas le cheval, et que
+quelqu'un le lui donnât, une telle conquête serait
+pour elle plus que la conquête du Rhin, de la
+Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut trois
+royaumes.</p>
+
+<p>Maintenant voici un animal qui représente à lui
+seul le cheval, l'âne, la vache, la chèvre, qui a
+toutes leurs utilités, et qui donne par-dessus une
+incomparable laine; animal dur et robuste, qui
+supporte le froid à merveille. On entend bien que
+je parle du lama, que M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p282" id="p282">282</a></span><span class="hidden">)</span>
+s'efforce
+d'introduire ici avec une si louable persévérance.
+Tout semble se liguer à l'encontre: le beau
+troupeau de Versailles a péri par la malveillance;
+celui du Jardin des Plantes périra par l'étroitesse
+du local et l'humidité.</p>
+
+<p>La conquête du lama est dix fois plus importante
+que la conquête de Crimée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais, encore une fois, il faut à ce genre de
+transplantation une générosité de moyens, un
+ensemble de précautions, disons-le, une tendresse
+d'éducation, qui se trouvent réunies rarement.</p>
+
+<p>Un mot ici, un petit fait, dont la portée n'est pas
+petite.</p>
+
+<p>Un grand écrivain, qui ne fut point un savant,
+Bernardin de Saint-Pierre, avait dit qu'on ne
+réussirait pas à transplanter l'animal, si on
+n'importait à côté de lui le végétal auquel il est
+particulièrement sympathique. Ce mot passa comme
+tant d'autres vues qui font sourire les savants, et
+qu'ils appellent <i>poésie</i>.</p>
+
+<p>Mais il n'a pas passé en vain pour un amateur
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p283" id="p283">283</a></span><span class="hidden">)</span>
+éclairé qui s'est fait ici, à Paris, une collection
+d'oiseaux vivants. Quelque soin qu'il prît, une
+perruche fort rare, qu'il avait acquise, restait
+obstinément stérile. Il s'informa du végétal dans
+lequel elle fait son nid, et donna commission au
+Havre pour qu'il lui fût apporté. Il ne put l'avoir
+vivant; il l'eut sans feuille, sans branche; un
+simple tronc mort. N'importe, l'oiseau, dans ce
+tronc creux, retrouva sa place ordinaire, ne
+manqua pas d'y faire son nid. Il aima et prit
+famille; il eut des &oelig;ufs, il les couva, et
+maintenant il a des petits.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Recréer les circonstances d'habitation, de
+nourriture, l'entourage végétal, les harmonies de
+toute espèce, qui pourront tromper l'exilé et faire
+oublier la patrie, c'est chose non-seulement de
+science, mais d'ingénieuse invention.</p>
+
+<p>Déterminer la mesure de liberté, de servage,
+d'alliance et de collaboration avec nous, dont
+chaque être est susceptible, c'est un des plus graves
+sujets qui puissent occuper.</p>
+
+<p>Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un
+approfondissement moral, un affinement, une délicatesse
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p284" id="p284">284</a></span><span class="hidden">)</span>
+d'appréciation, qui commence à peine, et qui
+n'existera peut-être que quand la femme entrera
+dans la science, dont elle est exclue jusqu'ici.</p>
+
+<p>Cet art suppose une tendresse infinie dans la
+justice et la sagesse.</p>
+
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p287" id="p287">287</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<h2>ÉCLAIRCISSEMENTS.</h2>
+
+
+<p>Le principal éclaircissement pour un livre est
+incontestablement la formule qui le résume. La voici
+en peu de mots:</p>
+
+<p>Ce livre a considéré l'oiseau <i>en lui-même</i>, et
+peu par rapport à l'homme.</p>
+
+<p>L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare, comme
+le reptile), a sur l'homme trois avantages qui sont
+sa mission spéciale:</p>
+
+<p>I. <i>L'aile, le vol,</i> puissance unique, qui est le
+rêve de l'homme. Toute autre créature est lente.
+Près du faucon, de l'hirondelle, le cheval arabe est
+un limaçon.</p>
+
+<p>II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile,
+mais à une puissance incomparable de <i>respiration
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p288" id="p288">288</a></span><span class="hidden">)</span>
+et de vision</i>. L'oiseau est proprement le fils de
+l'air et de la lumière.</p>
+
+<p>III. Être essentiellement électrique, l'oiseau
+voit, sait et prévoit la terre et le ciel, les temps,
+les saisons. Soit par un rapport intime avec le
+globe, soit par une prodigieuse mémoire des
+localités, des routes, il est toujours orienté et
+toujours sait son chemin.</p>
+
+<p>Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'atteindrait
+jamais l'homme. Cela est sensible, surtout dans sa
+merveilleuse guerre contre le reptile et l'insecte.</p>
+
+<p>Ajoutez le travail immense d'épuration continuelle
+que font certaines espèces de toute chose
+dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce travail
+cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de la
+terre.</p>
+
+<p>Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la
+lumière sur la mort, sur la vie meurtrière et
+ténébreuse, c'est le juste sujet du <i>chant</i>, de
+cet hymne de joie immense dont l'oiseau salue
+chaque aurore.</p>
+
+<p>Mais avec le chant, l'oiseau a beaucoup d'autres
+langages. Comme l'homme, il jase, prononce,
+dialogue. Il est avec nous le seul être qui ait
+vraiment une langue. L'homme et l'oiseau sont le
+verbe du monde.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p289" id="p289">289</a></span><span class="hidden">)</span>
+L'oiseau, qui est un augure, se rapproche toujours
+de l'homme, qui toujours lui fait du mal. Il le
+devine et le pressent tel sans doute qu'il sera un
+jour, quand il sortira de la barbarie où nous le
+voyons encore.</p>
+
+<p>Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée
+et bénie, qui doit être l'arbitre de toutes, qui
+doit accomplir le destin de ce globe par un suprême
+bienfait: <i>Le ralliement de toute vie et la
+conciliation des êtres.</i></p>
+
+<p>Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue
+par un grand art d'éducation et d'initiation, que
+l'homme commence à entrevoir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p5">Page 5</a>. <i>Éducation du vol</i>, et <a href="#p26">page 26</a>.&mdash;Est-ce
+à tort que l'homme, en ses rêveries, pour se faire
+croire à lui-même qu'il sera plus qu'homme un jour,
+s'attribue des ailes? rêve ou pressentiment,
+n'importe.</p>
+
+<p>Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau,
+est vraiment un <i>sixième sens</i>. Il serait stupide
+de n'y voir qu'une dépendance du tact. (Voyez, entre
+autres ouvrages, Huber, <i>Vol des oiseaux de
+proie</i>, 1784.)</p>
+
+<p>L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p290" id="p290">290</a></span><span class="hidden">)</span>
+qu'elle est aidée d'une puissance visuelle qui ne
+se retrouve non plus dans toute la création.</p>
+
+<p>L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air,
+dans la lumière. S'il est une vie sublime, une vie
+de feu, c'est celle-là.</p>
+
+<p>Qui embrasse et perçoit toute la terre? Qui la
+mesure du regard et de l'aile? Qui en sait toutes
+les routes? et non pas sur ligne tracée, mais à la
+fois dans tous les sens: car, qui n'est route pour
+l'oiseau?</p>
+
+<p>Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le
+magnétisme, toutes les forces impondérables, nous
+sont à peine connus; on les entrevoit pourtant
+dans sa singulière prescience météorologique.</p>
+
+<p>Si nous l'avions sérieusement étudié, nous aurions
+eu le ballon depuis des milliers d'années; mais
+avec le ballon même, et le ballon <i>dirigé</i>, nous
+serons encore énormément loin d'être oiseaux. En
+imiter les appareils et les reproduire un à un, ce
+n'est nullement en avoir l'accord, l'ensemble,
+l'unité d'action, qui meut le tout dans cette
+aisance et cette vélocité terrible.</p>
+
+<p>Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons
+supérieurs, et bornons-nous à regarder les deux
+machines, la nôtre et la sienne, en ce qu'elles ont
+de moins différent.</p>
+
+<p>Celle de l'homme est supérieure, en ce qu'elle
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p291" id="p291">291</a></span><span class="hidden">)</span>
+est moins spéciale, susceptible de se plier à des
+emplois plus divers, et surtout en ce qu'elle a
+l'omnipuissance de la main.</p>
+
+<p>En revanche, elle est bien moins unifiée et
+centralisée. Nos membres inférieurs, cuisses et
+jambes, qui sont fort longs, traînent excentriques
+loin du foyer de l'action. La circulation y est plus
+lente; chose sensible aux dernières heures, où
+l'homme est mort des pieds longtemps avant que le
+c&oelig;ur ait cessé de battre.</p>
+
+<p>L'oiseau, presque tout sphérique, est certainement
+le sommet, sublime et divin, de centralisation
+vivante. On ne peut ni voir, ni imaginer même un
+plus haut degré d'unité. Excès de concentration qui
+fait la grande force personnelle de l'oiseau, mais
+qui implique son extrême individualité, son
+isolement, sa faiblesse sociale.</p>
+
+<p>La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe
+dans les insectes supérieurs (abeilles, fourmis,
+etc.), ne se trouve point chez les oiseaux. Les
+bandes y sont communes, mais les vraies républiques,
+rares.</p>
+
+<p>La famille y est très-forte, la maternité, l'amour.
+La fraternité, la sympathie d'espèces, les secours
+mutuels entre oiseaux même d'espèces diverses, ne
+leur sont pas inconnus. Pourtant, la fraternité y
+est fort en seconde ligne. Le c&oelig;ur tout entier de
+l'oiseau est dans l'amour, est dans le nid.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p292" id="p292">292</a></span><span class="hidden">)</span>
+Là est son isolement, sa faiblesse et sa dépendance;
+là aussi la tentation de se créer un protecteur.</p>
+
+<p>Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un de
+ceux qui demandent le plus la protection.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p8">Page 8</a>. <i>Sur la vie de l'oiseau dans l'&oelig;uf</i>.&mdash;Je
+tire ces détails du très-exact M. <i>Duvernoy</i>.
+L'ovologie, de nos jours, est devenue une science.
+Cependant, sur l'&oelig;uf de l'oiseau en particulier, je
+ne connais que peu d'ouvrages. Le plus ancien est
+d'un abbé <i>Manesse</i>, du dernier siècle,
+très-verbeux et peu instructif (manuscrit de la
+bibliothèque du Muséum). La même bibliothèque
+possède l'ouvrage allemand de <i>Wirfing et
+Gunther</i>, sur les nids et les &oelig;ufs, et un
+autre, allemand aussi, dont les planches me semblent
+meilleures, quoique défectueuses encore. J'ai vu
+une livraison d'une nouvelle collection de gravures,
+beaucoup plus soignée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p14">Page 14</a>. <i>Mers gélatineuses, nourrissantes</i>.&mdash;M.
+de Humboldt, dans l'un de ses premiers
+ouvrages (<i>Scènes des tropiques</i>), a le premier,
+je crois, constaté ce fait. Il l'attribue à la
+prodigieuse quantité
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p293" id="p293">293</a></span><span class="hidden">)</span>
+de méduses et autres êtres analogues qui sont en
+décomposition dans ces eaux. Si pourtant une telle
+dissolution cadavéreuse y dominait, ne rendrait-elle
+pas les eaux funestes au poisson, bien loin de le
+nourrir? Peut-être ce phénomène doit-il être
+attribué moins aux vies éteintes qu'aux vies
+commencées, à une première fermentation vivante
+où se forment les premières organisations
+microscopiques.</p>
+
+<p>C'est particulièrement dans les mers des pôles, en
+apparence si sauvages et si désolées, qu'on observe
+ce caractère. La vie y surabonde tellement que la
+couleur des eaux en est entièrement changée. Elles
+sont vert-olive foncé, épaisses de matière vivante
+et de nourriture.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p34">Page 34</a>. <i>Notre Muséum</i>.&mdash;En parlant de ses
+collections, je ne puis oublier sa précieuse
+bibliothèque qui a reçu celle de Cuvier, et qui
+s'est enrichie des dons de tous les savants de
+l'Europe. J'ai eu infiniment à me louer de
+l'obligeance du conservateur, M. Desnoyers, et
+de M. le docteur Lemercier, qui a bien voulu aussi
+me communiquer nombre de brochures et mémoires
+curieux de sa collection personnelle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p294" id="p294">294</a></span><span class="hidden">)</span>
+<a href="#p38">Page 38</a>. <i>Buffon</i>.&mdash;Je trouve qu'aujourd'hui on
+oublie trop que ce grand généralisateur n'en a pas
+moins reçu, enregistré nombre d'observations
+très-exactes, que lui transmettaient des hommes
+spéciaux, officiers de vénerie, gardes-chasse,
+marins et gens de tous métiers.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p40">Page 40</a>. <i>Le pingouin</i>.&mdash;Frère du manchot, mais
+plus dégrossi, il porte ses ailes comme un
+véritable oiseau; ce ne sont plus des membranes
+flottantes sur une poitrine évidée. L'air plus
+raréfié de notre pôle boréal, où il vit, a déjà
+dilaté ses poumons, et le sternum veut faire
+saillie. Les jambes, plus dégagées du corps,
+gardent mieux l'équilibre, et le port gagne en
+assurance. Il y a une différence notable entre les
+produits analogues des deux hémisphères.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p47">Page 47</a>. <i>Le pétrel, effroi du marin</i>.&mdash;La
+légende du pétrel marchant sur les eaux, autour du
+vaisseau qu'il semble mener à la perdition, est originairement
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p295" id="p295">295</a></span><span class="hidden">)</span>
+hollandaise. Cela devait être ainsi. Les hollandais,
+qui naviguent en famille et emmènent leurs
+femmes, leurs enfants, jusqu'aux animaux
+domestiques, ont été plus impressionnés du
+sinistre présage que les autres navigateurs. Les
+plus hardis de tous peut-être, vrais amphibies, ils
+n'en ont pas moins été soucieux et imaginatifs, ne
+risquant pas seulement leurs corps, mais leurs
+affections, livrant aux hasards fantasques de la
+mer le cher foyer, un monde de tendresse. Ce gros
+petit bateau lourd, qui est plutôt une maison
+flottante, va pourtant toujours roulant à travers
+les mers du Nord, le grand océan Boréal et la
+sauvage Baltique, faisant sans cesse les traversées
+les plus dangereuses, comme celle d'Amsterdam à
+Cronstadt. On rit de ces massives embarcations
+d'une forme surannée; mais celui qui les sent si
+heureusement combinées pour le double aménagement
+de la cargaison et de la famille, ne peut les voir
+dans les ports de Hollande sans s'y intéresser et
+sans les combler de v&oelig;ux.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p59">Page 59</a>. <i>Épiornis</i>.&mdash;Voir au Muséum les restes
+de ce gigantesque oiseau et son &oelig;uf énorme. On
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p296" id="p296">296</a></span><span class="hidden">)</span>
+a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros
+que l'autruche.</p>
+
+<p>Combien il est regrettable que notre riche collection
+de fossiles reste enterrée, en majeure partie, dans
+les tiroirs du Muséum, faute de place. Pour trente
+ou quarante mille francs on élèverait une galerie
+de bois où l'on pourrait tout étaler.</p>
+
+<p>En attendant, l'on raisonne comme si ces vastes
+études, qui commencent, étaient déjà épuisées.
+Qui ne sait que l'homme a à peine vu l'entrée du
+prodigieux monde des morts! Il a gratté à peine
+la surface du globe. L'exploration plus profonde
+où le conduisent mille nécessités nouvelles d'art
+et d'industrie (celle par exemple de percer les
+Alpes pour le nouveau chemin de fer) pourra ouvrir
+à la science des perspectives inattendues. La
+paléontologie est bâtie jusqu'ici sur la base étroite
+d'un nombre minime de faits. Si l'on songe que les
+morts (de tant de milliers d'années que ce
+globe a déjà vécu) sont énormément plus nombreux
+que les vivants, on trouve bien audacieuse cette
+manière de raisonner sur quelques spécimens. Il y
+a cent, mille à parier contre un, que tant de
+millions de morts, une fois déterrés, nous
+convaincront d'avoir erré au moins par <i>énumération
+incomplète</i>.</p>
+
+<hr>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p297" id="p297">297</a></span><span class="hidden">)</span></p>
+
+<p><a href="#p60">Page 60</a>. <i>L'homme eût péri cent fois</i>.&mdash;C'est là
+une des causes premières de l'étroite fédération où
+furent originairement l'homme et l'animal, pacte
+oublié par notre orgueil ingrat, et sans lequel
+pourtant l'homme n'était pas possible.</p>
+
+<p>Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons
+les débris lui eurent préparé le globe, subordonné
+la vie grouillante et rampante qui dominait; quand
+l'homme arriva sur la terre, en face de ce qui
+restait des reptiles, en face des nouveaux hôtes du
+globe, non moins redoutables, les tigres et les
+lions, il trouva l'oiseau, le chien, l'éléphant à
+côté de lui.</p>
+
+<p>On montra à Alexandre les rares et derniers
+individus de ces chiens géants, qui pouvaient
+étrangler un lion. Ce ne fut pas par terreur que
+ces animaux formidables se mirent avec l'homme, mais
+par sympathie naturelle, et par l'horreur
+très-spéciale qu'ils ont pour l'espèce féline, pour
+le chat géant (tigre ou lion).</p>
+
+<p>Sans l'alliance du chien contre les bêtes féroces
+et celle de l'oiseau contre les serpents et les
+crocodiles (que l'oiseau tue dans l'&oelig;uf même),
+l'homme à coup sûr était perdu.</p>
+
+<p>L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la
+devine à l'horreur inexprimable et convulsive que
+tout jeune cheval éprouve à la seule odeur du lion;
+il se serre et se livre à l'homme.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p298" id="p298">298</a></span><span class="hidden">)</span>
+S'il n'avait eu le cheval, le b&oelig;uf, le chameau,
+s'il eût tiré de son cou et de son échine les
+fardeaux énormes dont ils lui sauvent la charge, il
+serait resté le serf misérable de sa faible
+organisation. Dominé par la disproportion habituelle
+des poids et des forces, ou il aurait renoncé au
+travail, eût vécu de proie fortuite, sans art ni
+progrès, ou bien il aurait été l'éternel portefaix,
+courbé, traînant et tirant, tête basse, sans
+regarder le ciel, sans penser, sans s'élever
+jamais à l'invention.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p79">Page 79</a>. <i>Sur la puissance des insectes</i>.&mdash;Ce
+n'est pas seulement sous les tropiques qu'ils sont
+redoutables. Au commencement du dernier siècle,
+la moitié de la Hollande faillit périr, parce que
+les pilotis de ses digues s'étaient rompus à la
+fois, invisiblement minés par le ver qu'on nomme
+<i>taret</i>.</p>
+
+<p>Ce redoutable rongeur, qui a souvent un pied
+de long, ne se trahit nullement; il ne travaille
+qu'au dedans. Un matin, la poutre se brise, le
+pilotis cède, le navire dévoré sombre dans les
+flots.</p>
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p299" id="p299">299</a></span><span class="hidden">)</span>
+Comment l'atteindre et le trouver? Un oiseau le
+sait, le vanneau: c'est le gardien de la Hollande!
+Et c'est aussi une insigne imprudence de détruire,
+comme on fait, ses &oelig;ufs. (Quatrefages, <i>Souvenirs
+d'un naturaliste</i>.)</p>
+
+<p>La France, depuis près d'un siècle, a subi
+l'importation d'un monstre non moins à craindre, le
+<i>termite</i>, qui dévore le bois
+sec, comme le taret le bois mouillé. L'unique
+femelle de chaque essaim a l'horrible fécondité de
+pondre, par jour, 80&nbsp;000 &oelig;ufs. La Rochelle
+commence à craindre le sort de cette ville
+d'Amérique qui est suspendue en l'air, les
+termites ayant dévoré toutes les substructions et
+creusé dessous d'immenses catacombes.</p>
+
+<p>À la Guyane, les demeures de termites sont
+d'énormes monticules de quinze pieds de haut, qu'on
+n'ose attaquer que de loin et avec la poudre. Qu'on
+juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à quatre
+pattes) qui ose entrer dans ce gouffre, et chercher
+l'horrible femelle d'où sort ce torrent maudit.
+(Smeathmann, <i>Mémoire sur les termites</i>.)</p>
+
+<p>Le climat nous sauve-t-il? Les termites prospèrent
+en France. Le hanneton y prospère; jusque sur
+les pentes septentrionales des Alpes, sous le
+souffle des glaciers, il dévore la végétation. En
+présence d'un tel ennemi, tout oiseau insectivore
+devrait être
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p300" id="p300">300</a></span><span class="hidden">)</span>
+respecté. Tout au moins le canton de Vaud vient-il
+de mettre l'hirondelle sous la protection de la loi.
+(Voy. l'ouvrage de <i>Tschudi</i>.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p81">Page 81</a>. <i>Vous y sentez fréquemment une forte
+odeur de musc</i>.&mdash;La plaine de Cumana, dit
+M. de Humboldt, présente, après de fortes ondées,
+un phénomène extraordinaire. La terre, humectée et
+réchauffée par les rayons du soleil, répand cette
+odeur de musc qui, sous la zone torride, est
+commune à des animaux de classes très-différentes,
+au jaguar, aux petites espèces de chat-tigre, au
+cabiaï, au vautour galinazo, au crocodile, aux
+vipères, au serpent à sonnettes. Les émanations
+gazeuses qui sont les véhicules de cet arome ne
+semblent se dégager qu'à mesure que le terreau
+renfermant les dépouilles d'une innombrable quantité
+de reptiles, de vers et d'insectes, commence à
+s'imprégner d'eau. Partout où l'on remue le sol, on
+est frappé de la masse de substances organiques qui
+tour à tour se développent, se transforment ou se
+décomposent. La nature, dans ces climats, paraît
+plus active, plus féconde, on dirait plus prodigue
+de la vie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p301" id="p301">301</a></span><span class="hidden">)</span>
+<a href="#p83">Pages 83</a>, <a href="#p84">84</a>.
+<i>Oiseaux-mouches et colibris</i>, etc.&mdash;Les
+éminents naturalistes (Lesson, Azara,
+Stedmann, etc.) qui nous ont donné tant de
+descriptions excellentes des lépidoptères, ne sont
+pas malheureusement aussi riches en détails sur
+leurs m&oelig;urs, leurs caractères, leur nourriture,
+etc.</p>
+
+<p>Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils
+vivent (et d'une vie si intense! ) les récits des
+vieux voyageurs, des Labat et autres, sont
+pleinement confirmés par les modernes. MM. Durville et Lesson,
+dans leur voyage à la Nouvelle-Guinée, ont
+à peine osé passer le seuil de
+ses profondes forêts vierges, d'une beauté étrange
+et terrible.</p>
+
+<p>Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur
+prodigieuse féerie d'illumination nocturne par des
+milliards de mouches brillantes, est attesté et
+très-bien décrit, pour les contrées voisines de
+Panama, par un voyageur français, M. Caqueray, qui
+les a visitées récemment. (Voy. son journal dans la
+nouvelle <i>Revue française</i>, 10 juin 1855.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p107">Page 107</a>. <i>La suppression de la douleur</i>.&mdash;Celle
+de la mort est sans doute impossible; mais on
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p302" id="p302">302</a></span><span class="hidden">)</span>
+pourra allonger la vie. On pourra, à la longue,
+rendre rare, moins cruelle et presque <i>supprimer la
+douleur</i>.</p>
+
+<p>Que le vieux monde endurci rie de ce mot, à la
+bonne heure! Nous avons eu ce spectacle qu'aux
+jours où notre Europe, barbarisée par la guerre,
+mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut
+guérir que par le fer, par une horrible prodigalité
+de douleurs, la jeune Amérique trouva le miracle
+de ce profond rêve où la douleur est annulée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p104">Page 104</a>. <i>Précieux musée d'imitations anatomiques</i>,
+celui de M. le docteur Auzoux.&mdash;Je ne puis
+trop remercier, à cette occasion, notre cher et
+habile professeur, qui daigne nous initier, nous
+autres ignorants, gens de lettres, gens du monde
+et femmes. Il a voulu que l'anatomie descendît à
+tous, devînt populaire, et cela s'est fait. Ses
+imitations admirables, ses lucides démonstrations,
+accomplissent peu à peu cette grande révolution
+dont on sent déjà la portée. Oserai-je dire ma
+pensée aux savants? Eux-mêmes auraient avantage
+à avoir toujours sous la main ces objets d'étude
+sous une forme si commode et dans des
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p303" id="p303">303</a></span><span class="hidden">)</span>
+proportions grossies, qui diminuent tellement la
+fatigue d'attention. Mille objets qu'on croit
+différents, parce qu'ils diffèrent de grosseur,
+reparaissent analogues et dans leurs vrais rapports de
+forme, par le simple grossissement.</p>
+
+<p>L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages
+beaucoup mieux que nous. Un spéculateur américain
+eût voulu que M. Auzoux lui fournît par
+an deux mille exemplaires de sa figure de l'homme,
+étant sûr de la placer dans toutes les petites
+villes, et même dans les villages. Tel village
+d'Amérique, dit M. Ampère, travaille à avoir un
+petit Muséum, un Observatoire, etc.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p109">Page 109</a>. <i>Aplatissement du cerveau</i>.&mdash;Le poids
+du cerveau est, relativement au poids du corps,
+pour l'</p>
+
+<div class="c">
+<table summary="poids relatif du cerveau pour divers oiseaux">
+<tr><td>Autruche</td><td>1 :</td><td class="r">1200</td></tr>
+<tr><td>Oie</td><td>1 :</td><td class="r">360</td></tr>
+<tr><td>Canard</td><td>1 :</td><td class="r">257</td></tr>
+<tr><td>Aigle</td><td>1 :</td><td class="r">160</td></tr>
+<tr><td>Pluvier</td><td>1 :</td><td class="r">122</td></tr>
+<tr><td>Faucon</td><td>1 :</td><td class="r">102</td></tr>
+<tr><td>Perroquet</td><td>1 :</td><td class="r">45</td></tr>
+<tr><td>Rouge-gorge</td><td>1 :</td><td class="r">32</td></tr>
+<tr><td>Geai</td><td>1 :</td><td class="r">28</td></tr>
+<tr><td>Pinson, coq, moineau, chardonneret</td><td>1 :</td><td class="r">25</td></tr>
+<tr><td>Mésange nonette</td><td>1 :</td><td class="r">16</td></tr>
+<tr><td>Mésange à tête bleue</td><td>1 :</td><td class="r">12</td></tr>
+</table>
+</div>
+<p class="noindent"><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p304" id="p304">304</a></span><span class="hidden">)</span>(calcul d'Haller et de Leuret).&mdash;Je
+dois cette
+note à l'obligeance de notre illustre micrographe
+et anatomiste, M. Robin.
+</p>
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p109">Page 109</a>. <i>Le noble faucon</i>.&mdash;Les oiseaux <i>nobles</i>
+(faucon, gerfaut, sacre, etc.) sont ceux qui <i>lient</i>
+la proie de la <i>main</i> et tuent du bec; leur bec, à
+cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux
+<i>ignobles</i> (l'aigle, le milan, etc.), sont la plupart
+voiliers; ils agissent des griffes, déchirent et étouffent la
+proie. Les rameurs ont peine à monter, ce
+qui fait que les voiliers leur échappent plus
+aisément. La tactique des rameurs est de faire
+préalablement l'effort de monter très-haut; alors,
+n'ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la
+man&oelig;uvre des voiliers. (Huber, <i>Vol des oiseaux
+de proie</i>, 1784, in-4<sup>o</sup>. C'est le premier de cette
+savante dynastie: Huber des oiseaux, Huber des
+abeilles, Huber des fourmis.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p305" id="p305">305</a></span><span class="hidden">)</span>
+<a href="#p108">Page 108</a>. <i>Le balancement utile de la vie et de la
+mort</i>.&mdash;De nombreuses espèces d'oiseaux ne font
+plus de halte en France. On les voit à peine voler
+à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes
+en hâte, accélérant le passage, disant: «Passons!
+passons vite! Évitons la terre de mort, la terre de
+destruction!»</p>
+
+<p>La Provence, et bien d'autres pays du Midi,
+sont ras, déserts, inhabités de toutes tribus
+vivantes; et d'autant la nature végétale en est
+appauvrie. On ne rompt pas impunément les harmonies
+naturelles. L'oiseau lève un droit sur la plante,
+mais il en est le protecteur.</p>
+
+<p>Il est de notoriété que l'outarde a presque
+disparu de la Champagne et de la Provence. Le
+héron a passé, la cigogne est rare. À mesure que
+nous empiétons sur le sol, ces espèces amies des
+déserts poudreux et des marécages s'en vont
+chercher leur vie ailleurs. Nos progrès font en un
+sens notre pauvreté. En Angleterre, le même fait
+est signalé. (Voy. les excellents articles de
+<i>sport</i> et d'histoire naturelle, traduits de
+Mm John, Knox, Gosse, et d'autres, dans la
+<i>Revue britannique</i>.) Le coq de bruyère se retire
+devant les pas du cultivateur, la caille passe en
+Irlande; les rangs des hérons s'éclaircissent
+chaque jour devant les <i>perfectionnements
+utilitaires</i> du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle. Mais il faut
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p306" id="p306">306</a></span><span class="hidden">)</span>
+joindre à ces causes de disparition la barbarie de
+l'homme, qui détruit si légèrement une foule
+d'espèces innocentes. Nulle part, dit un voyageur
+français, M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard
+que dans nos campagnes.</p>
+
+<p>Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut
+dire ici, les peuples chasseurs, qui, sans mémoire
+de tant de biens que nous devons aux animaux, ont
+exterminé la vie innocente. Une sentence terrible
+du créateur pèse sur les tribus de chasseurs:
+<i>Elles ne peuvent rien créer</i>. Nulle industrie n'est
+sortie d'eux, nul art. Ils n'ont rien ajouté au
+patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il
+servi aux indiens de l'Amérique du nord d'être des
+héros? N'ayant rien organisé, rien fait de
+durable, ces races, d'une énergie unique,
+disparaissent de la terre devant des hommes inférieurs,
+les derniers émigrants d'Europe.</p>
+
+<p>Ne croyez pas cet axiome: que les chasseurs
+deviennent peu à peu des agriculteurs. Point du
+tout, ils tuent ou meurent; c'est toute leur
+destinée. Nous le voyons bien par expérience. Celui
+qui a tué, tuera; celui qui a créé, créera.</p>
+
+<p>Dans le besoin d'émotion que tout homme apporte en
+naissant, l'enfant qui y satisfait habituellement
+par le meurtre, par un petit drame féroce de
+surprise et de trahison, de torture du faible,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p307" id="p307">307</a></span><span class="hidden">)</span>
+ne trouvera pas grand goût aux douces et lentes
+émotions que donne le succès progressif du travail
+et de l'étude, de la petite industrie qui fait
+quelque chose d'elle-même. Créer, détruire, ce sont
+les deux ravissements de l'enfance: créer est long;
+détruire est court, facile. La moindre création
+implique les dons du Créateur et de la bonne
+Nature: la douceur et la patience.</p>
+
+<p>Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un
+enfant chasseur, de voir la femme goûter, admirer
+le meurtre, y encourager son enfant. Cette femme
+sensible et délicate ne lui donnerait pas un
+couteau, mais elle lui donne un fusil; tuer de
+loin, à la bonne heure! on ne voit pas la souffrance.
+Et telle mère, la voyant très-bien, trouvera bon
+qu'un enfant, captif à la chambre, se désennuie en
+arrachant l'aile aux mouches, en torturant un
+oiseau ou un petit chien.</p>
+
+<p>Mère prévoyante! Elle saura plus tard ce que c'est
+qu'avoir formé un c&oelig;ur dur. Vieille et faible,
+rebut du monde, elle sentira à son tour la
+brutalité de son fils.</p>
+
+<p style="border-top: 1px dotted black">&nbsp;</p>
+<p>Mais le tir? objectera-t-on. Ne faut-il pas que
+l'enfant l'apprenne en tuant, que, de meurtre en
+meurtre, il aille jusqu'à tuer l'hirondelle au vol?
+Le seul pays de l'Europe où tout le monde sache
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p308" id="p308">308</a></span><span class="hidden">)</span>
+tirer, c'est celui où on tire le moins à l'oiseau.
+La patrie de Guillaume Tell a su montrer à ses
+enfants un but plus juste et plus sublime, quand ils
+affranchirent leur pays.</p>
+
+<p style="border-top: 1px dotted black">&nbsp;</p>
+<p>La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour
+du meurtre, cette extermination des bêtes?</p>
+
+<p><i>C'est le peuple impatient, peuple jeune, peuple
+enfant</i>, et d'une rude et mobile enfance. S'il
+n'agit pas en créant, il agira en brisant.</p>
+
+<p>Ce qu'il brise surtout, c'est lui-même. Une
+éducation violente, orageusement passionnée
+d'amour ou de sévérité, brise chez l'enfant, flétrit,
+étouffe la prime fleur morale de sensibilité
+native, ce qui restait de meilleur du lait maternel,
+germe d'amour universel qui refleurit bien rarement.</p>
+
+<p>Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup
+d'enfants. Quelques-uns en reviennent, par le long
+circuit de la vie, quand ils sont devenus hommes,
+hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur
+rend la tendresse. Mais la première fraîcheur de
+c&oelig;ur? elle ne reviendra jamais.</p>
+
+<p>Pourquoi ce peuple, du reste, si heureusement
+né, est-il (sauf de rares et locales exceptions)
+frappé d'une impuissance singulière pour
+<i>l'harmonie</i>? Il a ses chansons à lui, de petites
+mélodies charmantes de vivacité, de gaieté. Mais il
+lui faut un long
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p309" id="p309">309</a></span><span class="hidden">)</span>
+effort, une éducation spéciale, pour arriver à
+l'harmonie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p129">Page 129</a>. <i>Quel bonheur le matin quand les
+terreurs s'enfuient</i>.&mdash;«Avant (dit Tschudi)
+que les teintes vermeilles de la rosée matinale
+aient annoncé l'approche du soleil, souvent même
+avant que la plus légère lueur ait signalé
+l'aube à l'orient, alors que les étoiles
+scintillent encore dans le sombre azur du ciel,
+un bruit sourd retentit sur le faîte d'un
+vieux sapin, bientôt suivi d'un caquetage de plus
+en plus accentué; puis les notes s'élèvent et une
+interminable série de sons aigus frappe l'air de
+toutes parts comme un cliquetis de lames continuellement
+heurtées l'une contre l'autre. C'est le
+temps de l'accouplement du coq des bois. L'&oelig;il en
+feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis
+qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules reposent
+tranquillement et contemplent avec respect
+les folles gambades de leur seigneur et maître. Il
+n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le merle
+s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes
+brillantes. Le voilà qui aiguise son bec sur la branche,
+et, de rameau en rameau, sautille jusqu'au
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p310" id="p310">310</a></span><span class="hidden">)</span>
+sommet de l'érable où il a dormi, étonné de voir
+que presque tout sommeille encore dans la forêt
+quand l'aube du jour a remplacé la nuit. Deux fois,
+trois fois, il lance sa fanfare aux échos de la montagne
+et de la vallée, qu'un épais brouillard lui
+dérobe encore.</p>
+
+<p>«De minces colonnes de fumée blanchâtre s'échappent
+du toit des chaumières; les chiens jappent
+autour des fermes, et les clochettes sonnent au cou
+des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buissons,
+agitent leurs ailes et s'élancent dans les airs
+pour saluer le soleil, qui vient une fois de plus leur
+donner sa bienfaisante lumière. Plus d'un pauvre
+petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dangers
+de la nuit. Perché sur une petite branche, il
+avait cru pouvoir dormir sans crainte, la tête ensevelie
+sous ses plumes, quand, à la lueur d'une
+étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette
+silencieuse, méditant quelque forfait. La fouine
+était venue du fond de la vallée, l'hermine était
+descendue du rocher, la martre des sapins avait
+quitté son nid, le renard rôdait dans les broussailles.
+Tous ces ennemis, le pauvre petit les avait
+vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à
+terre, dans l'air, partout la destruction le menaçait.
+Qu'elles avaient été longues, ces heures où, n'osant
+bouger, il n'avait pour protection que les jeunes
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p311" id="p311">311</a></span><span class="hidden">)</span>
+feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel
+plaisir pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre
+en sécurité, protégé, défendu par la lumière!</p>
+
+<p>«Le pinson lance à plein gosier sa note claire et
+sonore; le rouge-gorge chante au faîte du mélèze,
+le chardonneret dans les aunes, le bruant et le
+bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet
+et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon
+ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais
+au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes
+mélodieuses de l'alouette des bois et l'inimitable
+chant de la grive.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p135">Page 135</a>. <i>Migrations</i>.&mdash;Pour l'Arabe affamé, le
+maigre habitant du désert, l'arrivée des oiseaux
+voyageurs, fatigués, lourds à cette époque et si
+faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une
+manne céleste. La Bible nous dit les ravissements
+des Israélites, errants dans l'Arabie Pétrée, à
+jeun et défaillants, quand ils virent tout à coup
+descendre la nourriture ailée: non pas les
+sauterelles du sobre Élie, non pas le pain dont le
+corbeau nourrissait ses entrailles, mais la caille
+lourde de graisse, délicieuse et substantielle, qui
+d'elle-même tombait
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p312" id="p312">312</a></span><span class="hidden">)</span>
+dans la main. Ils mangèrent à crever, et les
+grasses marmites de Pharaon ne leur laissèrent
+plus de regret.</p>
+
+<p>J'excuse de bon c&oelig;ur la gloutonnerie des affamés.
+Mais que dire des nôtres, dans les plus riches pays
+de l'Europe, qui, après moisson et vendange, les
+greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas
+moins avec furie ces pauvres voyageurs? Gras ou
+maigre, tout leur est bon; ils mangeraient
+jusqu'aux hirondelles; ils dévorent les oiseaux
+chanteurs, «ceux qui n'ont que le son.» Leur
+frénésie sauvage met le rossignol à la broche,
+plume et tue l'hôte de la maison, le pauvre
+rouge-gorge, qui mangeait hier dans la main.</p>
+
+<p>Le temps des migrations est un temps de carnage.
+La loi qui pousse au sud les tribus des oiseaux,
+pour des millions d'entre eux, c'est une loi
+de mort. Beaucoup partent, quelques-uns reviennent;
+à chaque station de la route, il leur faut payer
+un tribut de sang. L'aigle attend sur son roc, et
+l'homme attend dans la vallée. Ce qui échappera
+au tyran de l'air, celui de la terre le prendra.
+«Beau moment!» dit l'enfant ou le chasseur, enfant
+féroce dont le meurtre est le jeu. «Dieu l'a voulu
+ainsi! dit le pieux glouton; résignons-nous!»
+Voilà les jugements de l'homme sur cette fête de
+massacre. Nous n'en savons pas plus, l'histoire
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p313" id="p313">313</a></span><span class="hidden">)</span>
+n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massacrés.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>&mdash;Les migrations sont des échanges pour tout pays
+(excepté les pôles à l'époque de l'hiver). Telle
+cause de climat ou de nourriture, qui décide le
+départ d'un oiseau, est précisément celle qui
+détermine l'arrivée d'une autre espèce. Quand
+l'hirondelle nous quitte aux pluies d'automne, nous
+voyons apparaître l'armée des pluviers et des
+vanneaux à la recherche des lombrics exilés de leur
+demeure par l'inondation. En octobre, et plus les
+froids avancent, les bruants, les cabarets, les
+roitelets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous
+ont fuis. Les perdrix, les bécasses descendent de
+leurs montagnes au moment où la caille et la grive
+émigrent vers le Midi. C'est alors aussi que les
+grandes armées des espèces aquatiques quittent
+l'extrême Nord pour les contrées tempérées où les
+mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. Les oies
+sauvages, les cygnes, les plongeons, les canards,
+les sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et
+s'abattent sur les lacs d'Écosse, de Hongrie, sur
+nos étangs du Midi, etc. La cigogne au tempérament
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p314" id="p314">314</a></span><span class="hidden">)</span>
+délicat fuit au Midi, quand la grue sa cousine
+va partir du Nord où manquent les vivres. Passant
+sur nos terres, elle y paye tribut en nous délivrant
+des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle
+tiède d'automne avait fait revivre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p138">Page 138</a>. <i>C'est le besoin de la lumière</i>.&mdash;Et
+pourtant, le rossignol lui échappe quand il nous
+revient d'Asie. Mais pour les véritables artistes,
+il la faut doucement ménagée, mêlée de rayons et
+d'ombres. Rembrandt a puisé dans la science du
+clair-obscur les effets à la fois doux et chauds
+de ses peintures. Le rossignol commence à chanter
+quand la brume du soir se mêle aux derniers rayons
+du soleil; et c'est pour cela que nous vibrons à sa
+voix. Notre âme, à ces heures indécises du
+crépuscule, reprend possession de sa lumière
+intérieure.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p169">Page 169</a>. <i>Et ne dis pas: L'hiver tuera les
+insectes</i>.&mdash;Quand M. de Custine fit son voyage en
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p315" id="p315">315</a></span><span class="hidden">)</span>
+Russie, il raconte qu'à la foire de Nijni, il fut
+épouvanté de la multitude de blattes qui couraient
+dans sa chambre avec une odeur infecte, et qu'on
+ne put faire disparaître. Le docteur Tschudi,
+patient voyageur qui a vu la Suisse dans ses
+moindres détails, assure qu'au souffle de l'autan
+qui en douze heures fait fondre les neiges,
+d'innombrables armées de hannetons ravagent le pays.
+Ils sont un fléau non moins terrible que les
+sauterelles au Midi.</p>
+
+<p>À notre voyage en Italie, nous fîmes une observation
+qui n'aura pas échappé aux naturalistes, c'est
+que les hannetons n'y meurent pas l'automne. Des
+pièces inhabitées de notre palazzo, presque
+entièrement fermé l'hiver, nous vîmes s'échapper au
+printemps des nuées de hannetons qui paisiblement
+avaient dormi en attendant la chaleur. Du reste,
+en ce pays, les insectes, même éphémères, ne
+meurent pas. De gigantesques cousins nous faisaient
+la guerre toutes les nuits, demandant notre
+sang d'une voie aiguë et stridente.</p>
+
+<p>Si, à côté de ces preuves de la multiplication des
+insectes, même dans les pays tempérés ou froids,
+nous disons qu'une hirondelle n'a pas assez de
+1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux
+porte à ses petits 4300 chenilles ou scarabées par
+semaine; une mésange 300 par jour, nous verrons
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p316" id="p316">316</a></span><span class="hidden">)</span>
+à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces
+chiffres de M. Quatrefages (<i>Souvenirs</i>), et
+d'une <i>Lettre écrite par M. Walter Trevelyan à
+l'éditeur des Oiseaux de la Grande-Bretagne</i>,
+et traduite dans la <i>Revue britannique</i>, 7 juillet
+1850.</p>
+
+<p>Voici un aperçu bien incomplet, des services que
+nous rendent les oiseaux de notre climat:</p>
+
+<p>Plusieurs sont les gardiens assidus des troupeaux.
+Le héron garde-b&oelig;uf, usant de son bec comme d'un
+ciseau, coupe le cuir du b&oelig;uf pour en extraire un
+ver parasite qui suce le sang et la vie de l'animal.
+Les bergeronnettes, les étourneaux rendent à peu
+près les mêmes services à nos bestiaux. Les
+hirondelles détruisent des milliers d'insectes ailés
+qui ne posent guère, et que nous voyons danser dans
+les rayons du soleil: cousins, libellules, tipules,
+mouches, etc. Les engoulevents, les martinets,
+chasseurs de crépuscule, font disparaître les
+hannetons, les blattes, les phalènes, et une foule
+de rongeurs qui ne travaillent que de nuit. Le pic
+chasse les insectes qui, cachés sous l'écorce des
+arbres, vivent aux dépens de la séve. Les colibris,
+les oiseaux-mouches, les soui-mangas, dans les pays
+chauds, épurent le calice des fleurs. Le guêpier,
+en toute contrée, livre une rude guerre aux guêpes
+affamées de nos fruits. Le chardonneret, ami des
+terres incultes
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p317" id="p317">317</a></span><span class="hidden">)</span>
+et de la graine du chardon, l'empêche d'envahir le
+sol. Les oiseaux de nos jardins, fauvettes,
+pinsons, bruants, mésanges, dépouillent nos
+arbrisseaux et nos grands arbres des pucerons,
+chenilles, scarabées, etc., dont les ravages
+seraient incalculables. Beaucoup de ces insectes
+restent l'hiver à l'état d'&oelig;uf ou de larve,
+attendant la belle saison pour éclore; mais, en cet
+état, ils sont attentivement recherchés par les
+merles, les roitelets, les troglodytes. Les premiers
+retournent les feuilles qui jonchent le sol; les
+seconds grimpent aux plus hautes branches, ou
+émouchent le tronc. Dans les prairies humides, on
+voit les corbeaux et les cigognes piocher la terre
+pour s'emparer du <i>ver blanc</i>, qui, trois années
+durant avant de devenir hanneton, ronge les racines
+de nos foins.</p>
+
+<p>Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre
+lecteur, et pourtant la liste des oiseaux utiles
+est à peine effleurée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p179">Page 179</a>. <i>Le pic, comme augure</i>.&mdash;Les méthodes
+d'observations adoptées par la météorologie
+sont-elles sérieuses, efficaces? Quelques savants
+en doutent.
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p318" id="p318">318</a></span><span class="hidden">)</span>
+Il serait bon peut-être d'examiner si l'on ne
+peut tirer aucun parti de la météorologie des
+anciens, de leur divination par les oiseaux. Les
+textes principaux sont indiqués dans l'Encyclopédie
+de Pauly (Stuttgard), article <i lang="la">Divinatio</i>.</p>
+
+<p>«Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de
+Pologne et de Russie. Dans ces plaines peu boisées,
+il se dirige toujours vers les arbres; en le
+suivant, on retrouve un ravin pour se cacher, des
+sources plus tard, enfin on descend vers le fleuve.
+Sous la direction de cet oiseau on peut ainsi
+s'orienter et reconnaître le pays.» (Michiewicz,
+<i>les slaves</i>, t. I<sup>er</sup>, p. 200.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p193">Page 193</a>. <i>Chant</i>.&mdash;N'isolons pas ce que Dieu a
+réuni. Quand vous placez un oiseau dans une cage,
+tout près de vous, son chant vous lasse bientôt par
+son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le
+grand concert de la nature, cet oiseau donnait sa
+note et complétait l'harmonie. Telle voix puissante
+s'adoucissait aux modulations de l'air; telle,
+fine et douce, glissait emportée par la brise.</p>
+
+<p>Et puis, au fond des bois, le chanteur se déplace
+sans cesse, s'éloigne, ou se rapproche; il y a
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p319" id="p319">319</a></span><span class="hidden">)</span>
+les effets lointains qui amènent la rêverie, et le
+coup d'archet qui fait vibrer le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Chez vous, ce chant serait toujours même chose;
+mais sur l'aile des vents, cette musique est
+divine, elle pénètre l'âme et la ravit.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p201">Page 201</a>. <i>L'oiseau qui vient se chauffer au foyer</i>.&mdash;Je
+trouve ce passage admirable dans la <i>Conquête
+de l'Angleterre par les normands</i>. Le chef des
+Saxons barbares réunit ses prêtres et ses sages pour
+savoir s'ils doivent se faire chrétiens. L'un d'eux
+parle ainsi:</p>
+
+<p>«Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose
+qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque
+tu es assis à table avec les capitaines et les
+hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la
+salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et
+vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle
+à tire-d'aile, entrant par une porte, sortant par
+l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de
+douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais
+cet instant est rapide, l'oiseau fuit en un clin d'&oelig;il,
+<i>et, de l'hiver, il repasse dans l'hiver</i>. Telle me semble
+la vie des hommes sur cette terre et sa durée d'un
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p320" id="p320">320</a></span><span class="hidden">)</span>
+moment, comparée à la longueur du temps qui la
+précède et qui la suit.» (<i>Traduction d'Augustin
+Thierry.</i>)</p>
+
+<p>De l'hiver, il va dans l'hiver. «Of wintra in
+wintra cometh.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p205">Page 205</a>. <i>Nids, éclosion</i>.&mdash;Dans toute l'étendue
+des îles qui relient l'Inde à l'Australie,
+une espèce d'oiseaux de la famille des Gallinacées
+se dispense de couver ses &oelig;ufs. Élevant un énorme
+monticule d'herbes dont la fermentation produira un
+degré de chaleur favorable à l'éclosion des &oelig;ufs,
+les parents, ce travail d'entassement une fois fait,
+s'en remettent à la nature pour la reproduction de
+leur espèce. M. Gould, qui a donné ces détails
+curieux, parle aussi de nids singuliers construits
+par une autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue
+formée de petites branches plantées dans le sol et
+réunies en dôme à leur extrémité supérieure. Des
+herbes entrelacées consolident la construction. Ce
+premier travail achevé, les artistes songent à
+l'embellir. Ils vont, cherchant de tous côtés, et
+souvent au loin, les plumes les plus brillantes,
+les coquillages les mieux polis, les pierres qui
+ont le plus
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p321" id="p321">321</a></span><span class="hidden">)</span>
+d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue
+semblerait ne pas être le nid, mais le lieu des
+premiers rendez-vous. (Voy., dans le magnifique
+ouvrage de M. Gould, <i>Australian birds</i>, les
+gravures coloriées.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p135">Page 135</a>. <i>Instinct et raison</i>.&mdash;L'ignorant,
+l'inattentif, croit tout <i>à peu près semblable</i>.
+Et la science voit que tout diffère, à mesure qu'on
+apprend à voir. Les diversités apparaissent; cette
+nuance imperceptible et à peu près sans valeur,
+qui d'abord n'empêchait pas de confondre les choses
+entre elles, se caractérise et devient une
+différence saillante, une distance considérable
+d'un objet à l'autre, une lacune, un hiatus,
+parfois un abîme énorme qui les sépare et les
+éloigne, si bien qu'entre ces choses, <i>d'abord
+à peu près semblables</i>, parfois tout un monde
+tiendrait sans pouvoir les rapprocher.</p>
+
+<p>On avait dit et répété que les travaux des insectes
+étaient absolument semblables, d'une régularité
+mécanique. Et voilà que les Réaumur, les Huber
+ont trouvé nombre de faits absolument en dehors
+de cette régularité prétendue, spécialement pour
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p322" id="p322">322</a></span><span class="hidden">)</span>
+la fourmi, une vie compliquée de tant d'incidents,
+de tant d'exigences imprévues, que jamais elle n'y
+ferait face sans un discernement rapide, une vive
+présence d'esprit qui est un des plus hauts
+attributs de la personnalité.</p>
+
+<p>On avait cru que les oiseaux construisaient des
+nids toujours identiques. Point du tout. En
+observant mieux, on a trouvé qu'ils les varient selon
+les climats et les temps. À New-York, le
+baltimore fait un nid feutré à l'abri du froid.
+À la Nouvelle-Orléans, il fait un nid à claire-voie,
+où l'air passe librement et lui diminue la chaleur.
+Des perdrix du Canada, qui l'hiver se couvrent
+d'un petit auvent, à Compiègne, sous un ciel plus
+doux ont supprimé cet abri qu'elles jugeaient
+inutile. Même discernement en ce qui touche les
+saisons. Le printemps américain étant devenu tardif
+dans les premières années du siècle, le vrillot
+(de Wilson) a sagement fait son nid plus tard aussi,
+l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que
+j'ai vu, dans le midi de la France, ces
+appréciations varier d'année en année; par une
+inexplicable prévision, quand l'été devait être
+froid, les nids se trouvaient mieux feutrés.</p>
+
+<p>Le guillemot du nord (<i>mergula</i>), qui craint
+surtout le renard, friand de ses &oelig;ufs, niche sur
+un rocher à fleur d'eau, afin qu'à peine éclose, la couvée,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p323" id="p323">323</a></span><span class="hidden">)</span>
+quelque près qu'elle soit guettée, ait le temps de
+sauter à l'eau. Au contraire, sur nos côtes où il
+n'a à craindre que l'homme, il niche où l'homme a
+peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes,
+les plus escarpées.</p>
+
+<p>Les ignorants, et encore les naturalistes de
+cabinet accordent les diversités d'espèce à espèce,
+mais croient que dans chaque espèce, actes et
+travaux, tout se ressemble. On a pu le soutenir,
+tant qu'on a vu les choses <i>de loin et de haut</i>
+dans une <i>généralité majestueuse</i>. Mais le jour
+où les naturalistes ont pris le bâton de voyage,
+le jour où, modestes, opiniâtres, infatigables
+pèlerins de la nature, ils ont mis leurs souliers
+de fer, toutes choses ont changé d'aspect; ils
+ont vu, noté, comparé nombre d'&oelig;uvres individuelles,
+dans les travaux de chaque espèce, en ont saisi les
+différences, et sont arrivés à cette conclusion
+qu'eût d'avance donnée la logique: <i>que vraiment
+rien ne se ressemble</i>. Dans ces &oelig;uvres
+identiques aux yeux inexpérimentés, les Wilson
+et les Audubon ont surpris les diversités d'un
+art très-variable, selon les moyens et les lieux,
+selon les caractères, les talents des artistes,
+dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est
+étendu le domaine de la liberté, de la fantaisie et
+de l'<i>ingegno</i>.</p>
+
+<p>Formons le v&oelig;u que nos collections rapprochent
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p324" id="p324">324</a></span><span class="hidden">)</span>
+plusieurs échantillons de chaque espèce, rangés,
+échelonnés selon le progrès et le talent individuel,
+notant l'âge approximatif des oiseaux qui ont fait
+les nids.</p>
+
+<p>Si ces diversités infinies ne résultent point d'une
+activité libre, d'une spontanéité personnelle; si
+on veut les rapporter à un instinct identique, il
+faudra, pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire
+croire un autre miracle, que cet instinct, quoique
+le même, a la singulière élasticité de s'accommoder
+et de se proportionner à une variété de circonstances
+qui changent sans cesse, à un infini de hasards.</p>
+
+<p>Que sera-ce, si l'on trouve dans l'histoire des
+animaux tel acte de prétendu instinct, qui suppose
+une résistance à tout ce que semble vouloir notre
+nature instinctive? Que dire de l'éléphant blessé
+dont parle Fouché d'Obsonville?</p>
+
+<p>Ce voyageur judicieux, très-froid et fort éloigné
+de tendances romanesques, vit dans l'Inde un
+éléphant qui, ayant été blessé à la guerre, allait
+tous les jours faire panser sa blessure à l'hôpital.
+Or, devinez quel était ce pansement. Une brûlure...
+Dans ce dangereux climat où tout se corrompt, on est
+souvent obligé de cautériser les plaies. Il endurait
+ce traitement, il l'allait chercher tous les jours;
+il ne prenait pas en haine le chirurgien qui lui infligeait
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p325" id="p325">325</a></span><span class="hidden">)</span>
+une si cuisante douleur. Il gémissait, rien de
+plus. Il comprenait évidemment qu'on ne voulait
+que son bien, que son bourreau était son ami, que
+cette cruauté nécessaire avait pour but sa guérison.</p>
+
+<p>Cet éléphant agissait évidemment par réflexion,
+nullement par un instinct aveugle, il agissait avec
+une volonté éclairée et forte contre la nature.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p237">Page 237</a>. <i>Le rossignol professeur</i>.&mdash;Je dois ce
+détail à une dame qui a bien droit de juger en ces
+choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de
+Russie, qui ont l'oreille délicate, et une
+sensibilité très-grande pour la nature (en proportion
+de ses sévérités pour eux), disaient, quand ils
+entendaient parfois la cantatrice espagnole:
+«Le rossignol chante moins bien.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p239">Page 239</a>. <i>Le petit hésite encore</i>, etc. «Un
+jour, je me promenais avec mon fils à Montier.
+Nous aperçûmes du côté du nord, sur le petit
+Salève, un aigle qui s'échappait de l'anfractuosité
+des rochers. Quand il fut assez près du grand
+Salève, il s'arrêta,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p326" id="p326">326</a></span><span class="hidden">)</span>
+et deux aiglons qu'il avait portés sur son dos se
+hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en
+cercles resserrés; puis, quelques moments après,
+se sentant fatigués, ils vinrent se reposer sur le
+dos de leur instituteur. Peu à peu les essais furent
+plus longs, et à la fin de la leçon, les petits aigles
+firent des tours notablement plus considérables,
+toujours sous les yeux de leur maître de gymnastique.
+Quand une heure environ se fut écoulée, les
+deux écoliers reprirent leur place sur le dos paternel.
+L'aigle rentra dans le rocher d'où il était
+sorti.» (M. <span class="sc">Chenvières de Genève</span>.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><a href="#p279">Page 279</a>. <i>Le petit faucon du Chili</i> (cernicula).&mdash;Je
+tire le détail d'un livre nouveau, curieux et
+peu connu, qu'un Chilien a écrit en français:
+<i>Le Chili</i>, par B. <i>Vicuna Mackenna</i>, 1855, p. 100.&mdash;Contrée
+bien digne d'intérêt (voy. les beaux
+articles de M. Bilbao), qui, par l'énergie de ses
+citoyens, doit modifier beaucoup l'opinion peu
+favorable que les citoyens des États-Unis ont
+des Américains méridionaux. L'Amérique n'existera
+pas comme un monde, tant qu'elle ne se sera pas
+sentie en ses deux pôles opposés qui doivent faire
+sa grande harmonie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p327" id="p327">327</a></span><span class="hidden">)</span>
+<i>Dernière note sur la vie ailée</i>.&mdash;Pour apprécier
+des êtres si étrangers aux conditions de notre vie
+prosaïque, il faut un moment perdre terre et se
+faire un sens à part. On entrevoit que c'est
+quelque chose d'inférieur et de supérieur, d'en
+deçà et d'au delà, les limbes de la vie animale aux
+frontières de la vie des anges. À mesure qu'on
+prendra ce sens, on perdra la tentation de ramener
+la vie ailée, ce délicat, cet étrange, ce puissant
+rêve de Dieu, aux banalités de la terre.</p>
+
+<p>Aujourd'hui même, en un lieu infiniment peu
+poétique, négligé, sale et obscur, parmi les noires
+boues de Paris, et dans les ténèbres humides d'un
+rez-de-chaussée qui vaut une cave, je vis, j'entendis
+gazouiller à demi-voix un petit être qui ne semblait
+point d'ici-bas. C'était une fauvette, et d'espèce
+commune, non la fauvette à tête noire que l'on paye
+si cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas
+alors; elle jasait avec elle-même, en quelques notes
+aussi peu variées que sa situation. L'hiver,
+l'ombre, la captivité, tout était contre elle.
+Captive d'un homme fort rude, d'un spéculateur en
+ce genre, elle n'entendait autour d'elle que ce qui
+peut briser le chant: sur sa tête, de puissants
+oiseaux, un moqueur entre autres, par moments faisaient
+éclater leur brillant clairon. Le plus souvent, elle
+devait être réduite au silence. Elle avait pris
+l'habitude, on l'entrevoyait,
+<span class="hidden">(Page
+</span><span class="pagenum"><a name="p328" id="p328">328</a></span><span class="hidden">)</span>
+de chanter à demi-voix. Mais dans cet essor
+contenu, dans cette habitude de résignation et de
+demi-plainte, une délicatesse charmante, une
+morbidesse plus que féminine se faisait sentir.
+Ajoutez la grâce unique du corsage et du mouvement,
+d'une honnête parure gris de lin, lustrée pourtant
+et brillant d'un léger reflet de soie.</p>
+
+<p>Je me rappelai les tableaux où MM. Ingres et
+Delacroix nous ont donné des captives d'Alger ou de
+l'orient, exprimant parfaitement la morne résignation,
+l'indifférence, l'ennui de ces vies si uniformes
+et aussi l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?)
+de toute flamme intérieure.</p>
+
+<p>Ah! ici, c'était autre chose. La flamme restait
+tout entière. C'était plus et moins qu'une femme.
+Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure par
+l'animalité, par son joli masque d'oiseau, elle
+était très-haut placée et par l'aile, et par l'âme
+ailée qui chantait dans ce petit corps. Un
+tout-puissant <i>alibi</i> la tenait bien loin, dans
+son bocage natal, dans le nid d'où toute petite
+elle avait été enlevée, ou dans son futur nid
+d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes, et j'en
+fus tout réchauffé; moi-même, ailé en ce moment,
+je l'accompagnai dans son rêve.</p>
+
+
+<p class="c"><small>FIN.</small></p>
+
+
+
+
+<h2>TABLE DES CHAPITRES.</h2>
+
+<p><span class="sc">Introduction</span>.&mdash;Comment l'auteur fut conduit à l'étude
+de la nature. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span class="sc"><a href="#piii">iii</a></span></p>
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE.</h3>
+
+<ul>
+<li>L'&oelig;uf. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p3">3</a></li>
+<li>Le pôle. Oiseaux-poissons. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p13">13</a></li>
+<li>L'aile. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p23">23</a></li>
+<li>Premiers essais de l'aile. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p35">35</a></li>
+<li>Le triomphe de l'aile. La frégate. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p45">45</a></li>
+<li>Les rivages. Décadence de quelques espèces. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p57">57</a></li>
+<li>Les héronnières d'Amérique. Wilson. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p67">67</a></li>
+<li>Le combat. Les tropiques. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p77">77</a></li>
+<li>L'épuration. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p91">91</a></li>
+<li>La mort. Les rapaces. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p103">103</a></li>
+</ul>
+<h3>DEUXIÈME PARTIE.</h3>
+
+<ul>
+<li>La lumière. La nuit. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p123">123</a></li>
+<li>L'orage et l'hiver. Migrations. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p135">135</a></li>
+<li>Suite des migrations. L'hirondelle. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p149">149</a></li>
+<li>Harmonies de la zone tempérée. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p161">161</a></li>
+<li>L'oiseau, ouvrier de l'homme. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p169">169</a></li>
+<li>Le travail. Le pic. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p181">181</a></li>
+<li>Le chant. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p195">195</a></li>
+<li>Le nid. Architecture des oiseaux. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p207">207</a></li>
+<li>Villes des oiseaux. Essais de république. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p219">219</a></li>
+<li>Éducation. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p229">229</a></li>
+<li>Le rossignol, l'art et l'infini. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p243">243</a></li>
+<li>Suite du rossignol. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p257">257</a></li>
+<li><span class="sc">Conclusion</span>. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p269">269</a></li>
+<li><span class="sc">Éclaircissements</span>. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#p287">287</a></li>
+</ul>
+<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE.</small></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU ***
+
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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