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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/28568-8.txt b/28568-8.txt new file mode 100644 index 0000000..1a42e3b --- /dev/null +++ b/28568-8.txt @@ -0,0 +1,7376 @@ +The Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'oiseau + +Author: Jules Michelet + +Release Date: April 21, 2009 [EBook #28568] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU *** + + + + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + +L'OISEAU + +PAR + +J. MICHELET + + Des ailes! + + + [Rückert.] + +CINQUIÈME ÉDITION + +revue et commentée + + + + +PARIS + +LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C^ie + +RUE PIERRE-SARRAZIN, N^o 14 + +1858 + +Droit de traduction réservé + + + + +TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET C^IE + +Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation + +rue de Vaugirard, 9 + + + +COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT À L'ÉTUDE DE LA NATURE + + +À mon public ami, fidèle, qui m'écouta si longtemps, et qui ne m'a point +délaissé, je dois la confidence des circonstances intimes qui, sans +m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire naturelle. + +Ce que je publie aujourd'hui est sorti entièrement de la famille et du +foyer. C'est de nos heures de repos, des conversations de l'après-midi, +des lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre peu à peu est +éclos, si c'est un livre. + +Deux personnes laborieuses, naturellement réunies après la journée de +travail, mettaient ensemble leur récolte, et se refaisaient le coeur par +ce dernier repas du soir. + +Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque autre collaborateur? Il +serait injuste, ingrat, de n'en pas parler. Les hirondelles familières +qui logeaient sous notre toit se mêlaient à la causerie. Le rouge-gorge +domestique qui voltige autour de moi y jetait des notes tendres, et +parfois le rossignol la suspendit par son concert solennel. + + * * * * * + +Le temps pèse, la vie, le travail, les violentes péripéties de notre +âge, la dispersion d'un monde d'intelligence où nous vécûmes, et auquel +rien n'a succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient pour +délassement l'enseignement qui fut l'amitié. Leurs haltes ne sont plus +que silence. À qui demander le repos, le rafraîchissement moral, si ce +n'est à la nature? + +Le puissant dix-huitième siècle qui contient mille ans de combats, à son +coucher, s'est reposé sur le livre aimable et consolateur (quoique +faible scientifiquement) de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini sur ce +mot touchant de Ramond: «tant de pertes irréparables pleurées au sein de +la nature!...» + +Nous, quoi que nous ayons perdu, nous demandions autre chose que des +larmes à la solitude, autre chose que le dictame qui adoucit les coeurs +blessés. Nous y cherchions un cordial pour marcher toujours en avant, +une goutte des sources intarissables, une force nouvelle, et des ailes! + + * * * * * + +Cette oeuvre quelconque a du moins le caractère d'être venue comme vient +toute vraie création vivante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce +incubation. Et elle s'est rencontrée une et harmonique, justement parce +qu'elle venait de deux principes différents. + +Des deux âmes qui la couvèrent, l'une se trouvait d'autant plus près des +études de la nature qu'elle y était née en quelque sorte, et en avait +toujours gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y porta d'autant plus +qu'elle en avait toujours été sevrée par les circonstances, retenue dans +les âpres voies de l'histoire humaine. + + * * * * * + +L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu une seule fois à ce vin +fort et amer, y boira jusqu'à la mort. Jamais je ne m'en détournai, même +en de pénibles jours; quand la tristesse du passé et la tristesse du +présent se mêlèrent, et que, sur nos propres ruines, j'écrivais 93, ma +santé put défaillir, non mon âme, ni ma volonté. Tout le jour, je +m'attachais à ce souverain devoir, et je marchais dans les ronces. Le +soir, j'écoutais (non d'abord sans effort) quelque récit pacifique des +naturalistes ou des voyageurs. J'écoutais et j'admirais, n'y pouvant +m'adoucir encore, ni sortir de mes pensées, mais les contenant du moins +et me gardant bien de mêler à cette paix innocente mes soucis et mon +orage. + +Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes légendes de ces +hommes héroïques dont les travaux, les voyages, ont tant servi le genre +humain. Les grands citoyens de la patrie, dont je racontais l'histoire, +étaient les proches parents de ces citoyens du monde. + +De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué de coeur la grande +révolution française dans les sciences naturelles; l'ère de Lamarck et +de Geoffroy Saint-Hilaire, si féconds par la méthode, puissants +vivificateurs de toute science. Avec quel bonheur je les retrouvai dans +leurs fils légitimes, leurs ingénieux enfants qui ont continué leur +esprit! + + * * * * * + +Nommons en tête l'aimable et original auteur du _Monde des oiseaux_, +qu'on aurait dès longtemps proclamé l'un des plus solides naturalistes +s'il n'était le plus amusant. J'y reviendrai plus d'une fois; mais j'ai +hâte, dès l'entrée de ce livre, de payer ce premier hommage à un +très-grand observateur qui, pour ce qu'il a vu lui-même, est aussi +grave, aussi _spécial_ que Wilson ou Audubon. + +Il s'est calomnié lui-même en disant que, dans ce beau livre, «il n'a +cherché qu'un prétexte pour parler de l'homme.» Nombre de pages, au +contraire, prouvent suffisamment qu'à part toute analogie, il a aimé, +observé l'oiseau en lui-même. Et c'est pour cela qu'il en a fixé de si +puissantes légendes, de fortes et profondes personnifications. Tel +oiseau, par Toussenel, est maintenant et restera à jamais une personne. + + * * * * * + +Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point de vue différent de +celui de l'illustre maître. + +Point de vue nullement contraire, mais symétriquement opposé. + +Celui-ci, autant que possible, ne cherchant que l'oiseau dans l'oiseau, +évite l'analogie humaine. Sauf deux chapitres, il est écrit comme si +l'oiseau était seul, comme si l'homme n'eût existé jamais. + +L'homme! Nous le rencontrions déjà suffisamment ailleurs. Ici, au +contraire, nous voulions un _alibi_ au monde humain, la profonde +solitude et le désert des anciens jours. + +L'homme n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul a pu le sauver de +l'insecte et du reptile; mais l'oiseau eût vécu sans l'homme. + +L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle régnerait également sur son +trône des Alpes. L'hirondelle ne ferait pas moins sa migration annuelle. +La frégate, non observée, planerait du même vol sur l'Océan solitaire. +Sans attendre d'auditeur humain, le rossignol dans la forêt, avec plus +de sécurité, chanterait son hymne sublime. Pour qui? Pour celle qu'il +aime, pour sa couvée, pour la forêt, pour lui-même enfin, qui est son +plus délicat auditeur. + + * * * * * + +Une autre différence entre ce livre et celui de Toussenel, c'est que +tout _harmonien_ qu'il est et disciple du pacifique Fourier, il n'en est +pas moins un chasseur. La vocation militaire du lorrain éclate partout. + +Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix, écrit précisément en +haine de la chasse. + +La chasse à l'aigle et au lion, d'accord; mais point de chasse aux +faibles. + +La foi religieuse que nous avons au coeur et que nous enseignons ici, +c'est que l'homme pacifiquement ralliera toute la terre, qu'il +s'apercevra peu à peu que tout animal adopté, amené à l'état domestique, +ou du moins au degré d'amitié ou de voisinage dont sa nature est +susceptible, lui sera cent fois plus utile qu'il ne pourrait l'être +égorgé. + +L'homme ne sera vraiment homme (nous y reviendrons à la fin du livre) +que lorsqu'il travaillera sérieusement à la chose que la terre attend de +lui: + +La pacification et le ralliement harmonique de la nature vivante. + +«Rêves de femme,» dira-t-on.--Qu'importe? + +Qu'un coeur de femme soit mêlé à ce livre, je ne vois aucune raison pour +repousser ce reproche. Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et +la douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de l'incubation, ce +sont choses qui font, conservent, développent une création vivante. + +Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être! à la bonne heure. Il +sera fécond dès lors, et d'autres en pourront venir. + +On comprendra mieux, du reste, le caractère de l'ouvrage, si on prend la +peine de lire les quelques pages qui suivent et que je copie mot à mot: + + * * * * * + +«Je suis née à la campagne; j'y ai passé les deux tiers des années que +j'ai vécu. Je m'y sens rappelée toujours, et par le charme des premières +habitudes, et par le goût de la nature, sans doute aussi par le cher +souvenir de mon père qui m'y éleva et fut le culte de ma vie. + +«Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs couches successives, on +me laissa très-longtemps en nourrice chez d'excellents paysans qui +m'aimèrent comme leur enfant. Je restai vraiment leur fille; frappés de +mes façons rustiques, mes frères m'appelaient _la bergère_. + +«Mon père habitait, non loin de la ville, une maison fort agréable qu'il +avait achetée, bâtie, entourée de plantations, voulant, par le charme du +lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose nature américaine qu'elle +venait de quitter. L'habitation, bien exposée, au levant et au midi, +voyait chaque matin le soleil se lever sur un coteau de vignes, et +tourner, avant la chaleur, vers les cimes lointaines des Pyrénées, qu'on +aperçoit dans les beaux temps. Les ormeaux de notre France, mariés aux +acacias d'Amérique, aux lauriers-roses et aux jeunes cyprès, brisaient +les rayons de la lumière et nous l'envoyaient en reflets adoucis. + +«À notre droite un bosquet de chênes, fermé d'une épaisse charmille, +nous abritait du nord et de l'aigre vent du Cantal. À gauche, dans un +vaste horizon, s'étendaient les prairies et les champs de blé. Un +ruisseau courait sous les genêts à l'abri de quelques grands arbres; +léger filet d'eau, mais limpide, marqué le soir à l'horizon par un petit +ruban de brume qui traînait sur ses bords. + +«Le climat est intermédiaire; la vallée, qui est celle du Tarn, +participant des douceurs de la Garonne et des sévérités de l'Auvergne, +n'a pas encore les productions méridionales qu'on trouve pourtant à +Bordeaux. Mais le mûrier et la soie, la pêche fondante et parfumée, les +raisins succulents, les figues sucrées et les melons en plein vent +annoncent qu'on est dans le midi. Les fruits surabondaient chez nous; +une partie de l'habitation était un immense verger. + +«Je sens mieux au souvenir tout le charme de ce lieu, son caractère +varié. Il ne laissait pas que d'être sérieux et mélancolique en lui-même +et par les personnes. Mon père, quoique agréable et vif, était un homme +déjà âgé et d'une santé chancelante. Ma mère, belle, jeune et austère, +avait la digne tenue de l'Amérique du Nord, et de plus la prévoyance et +l'économie active que n'ont pas toujours les créoles. Le bien que nous +occupions, ancien bien de protestants qui avait passé par plusieurs +mains avant de venir aux nôtres, gardait encore les tombes de ses +anciens propriétaires, simples tertres de gazon, où les proscrits +cachaient leurs morts, sous un épais bouquet de chênes. Je n'ai pas +besoin de dire que ces arbres et ces sépultures, conservés par l'oubli +même, furent dans les mains de mon père religieusement respectés. Des +rosiers, plantés de sa main, marquaient chaque tombe. Ces parfums, ces +fraîches fleurs, cachaient le sombre de la mort, en lui laissant +toutefois quelque chose de sa mélancolie. Nous y étions comme attirés, +malgré nous, quand venait le soir; émus, nous priions souvent pour les +âmes envolées, et s'il filait une étoile, nous disions: «c'est l'âme qui +passe.» + +«J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans ce lieu animé, parmi les +joies et les peines. Je n'avais guère de camarades. Ma soeur, plus âgée +de cinq ans, était déjà la compagne de ma mère que je n'étais encore +qu'une petite fille. Mes frères, assez nombreux pour jouer entre eux +sans moi, me laissaient souvent isolée aux heures de récréation. S'ils +couraient les champs, je ne les suivais que du regard. J'avais donc des +heures solitaires où j'errais près de la maison dans les longues allées +du jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des habitudes contemplatives. +Je commençais à sentir l'infini au fond de mes rêves, j'entrevis Dieu, +mais le Dieu maternel de la nature, qui regarde tendrement un brin +d'herbe autant qu'une étoile. Là, je trouvai la première source des +consolations, je dis plus, du bonheur. + +«Notre maison aurait offert à un esprit observateur un très-aimable +champ d'étude. Tous les êtres semblaient s'y donner rendez-vous sous une +protection bienveillante. Nous avions une belle pièce d'eau +poissonneuse, près de l'habitation, mais point de volière, mes parents +ne supportant pas l'idée de mettre en esclavage des animaux qui vivent +de mouvement et de liberté. Chiens, chats, lapins, cochons d'Inde +vivaient paisiblement ensemble. Les poules apprivoisées, les colombes +entouraient sans cesse ma mère, et venaient manger dans sa main. Les +moineaux nichaient chez nous; les hirondelles y bâtissaient jusque sous +nos granges, elles voletaient dans les chambres même, et chaque +printemps revenaient fidèlement sous notre toit. + +«Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de chardonnerets +arrachés de nos cyprès par les vents d'automne, les petits morceaux de +mes robes d'été perdus dans le sable! Chers oiseaux que j'abritais alors +sans le savoir dans un pli de mon vêtement, vous avez aujourd'hui un +abri plus sûr dans mon coeur, et vous ne le sentez pas!... + +«Nos rossignols, plus sauvages, nichaient dans les charmilles +solitaires; mais, sûrs d'une hospitalité généreuse, ils arrivaient cent +fois le jour sur le seuil de la porte, demandant à ma mère, pour eux et +leur famille, les vers à soie qui avaient péri. + +«Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres, le pivert travaillait +obstinément; on l'entendait encore fort tard quand tous les bruits +avaient cessé. Nous écoutions dans un silence craintif les coups +mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la voix traînante et +lamentable du hibou. + +«Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi un oiseau, une +tourterelle. Celles de ma mère, si familières, si plaintives, si +tendrement résignées au temps de la couvée, m'attiraient vivement vers +elles. Si la petite fille se sent mère par la poupée qu'elle habille, +combien plus par une créature vivante qui répond à ses caresses! J'eusse +tout donné pour ce trésor. Mais il en fut autrement; la colombe ne fut +pas mon premier amour. + +«Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le nom. + +«J'avais un petit jardin, sous un très-grand figuier dont l'ombre humide +rendait toutes mes cultures inutiles. Fort triste et fort découragée, +j'aperçois un matin, sur une tige d'un vert pâle, une belle petite fleur +d'or!... bien petite, frissonnante au moindre souffle, sa faible tige +sortait d'un petit bassin creusé par les pluies d'orage. La voyant +toujours frémir, je supposai qu'elle avait froid, et je lui fis une +ombrelle de feuilles... comment dire les transports que me donnait ma +découverte? Seule j'avais la connaissance de son existence, et seule sa +possession. Le jour, nous n'avions l'une pour l'autre que des regards. +Le soir, je me glissais près d'elle, le coeur plein d'émotion. Nous +parlions peu de peur de nous trahir. Mais que de tendres baisers avant +le dernier adieu!... Ces joies, hélas! ne durèrent que trois jours. Une +après-midi ma fleur se replia lentement pour ne plus se rouvrir... elle +avait fini d'aimer. + +«Je gardai pour moi mes regrets amers, comme j'avais gardé ma joie. +Nulle autre fleur ne m'aurait consolée: il fallait une vie plus vivante +pour rendre l'essor à mon coeur. + +«Tous les ans, ma bonne nourrice venait me voir et m'apportait quelque +chose. Une fois, d'un air mystérieux elle me dit: «Mets la main dans mon +panier.» je croyais y trouver des fruits, mais je sens un poil soyeux et +quelque chose qui frémit. C'est un lapin? Je l'enlève, et me voilà +courant de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle. Je serrais ce +pauvre animal avec une joie convulsive qui faillit lui être fatale. Le +vertige me troublait la tête. Je ne mangeais plus; mon sommeil était +plein de rêves pénibles; je voyais mourir mon lapin sans pouvoir faire +un pas pour le secourir... C'est qu'il était si beau, mon lapin, avec +son nez rose et sa fourrure lustrée comme un miroir! Ses grandes +oreilles nacrées et mobiles qu'il époussetait sans cesse, ses cabrioles +pleines de fantaisies avaient, je dois l'avouer, une part de mon +admiration. Dès le point du jour, je m'échappais du lit de ma mère pour +revoir mon favori et le porter dans quelque plant de choux. Là, il +mangeait gravement ses feuilles vertes, jetant sur moi de longs regards +que je trouvais pleins de tendresse; puis, se dressant sur ses pattes de +derrière, il présentait au soleil son petit ventre blanc comme la neige, +et lissait ses belles moustaches avec une dextérité merveilleuse. + +«Cependant la médisance se fit jour sur son compte: on lui trouva peu de +physionomie et beaucoup de gourmandise. Aujourd'hui je pourrais convenir +de la chose; mais, à sept ans, je me serais battue pour l'honneur de mon +lapin. Hélas! il n'était guère besoin de disputer avec lui, il devait +vivre si peu! Un dimanche, ma mère étant partie pour la ville avec ma +soeur et mon frère aîné, nous errions, nous, les petits, dans l'enclos, +quand une détonation se fit entendre. Un cri étrange, semblable au +premier vagissement d'un enfant, la suivit de près. Mon lapin venait +d'être blessé d'un coup de feu. La malheureuse bête avait franchi la +haie du verger, et le fermier voisin n'ayant rien à faire s'était amusé +à la tirer. + +«J'arrivai pour le voir relever sanglant... ma douleur fut telle que, ne +pouvant proférer une parole, j'étouffais... Sans mon père, qui me reçut +dans ses bras et sut par de douces paroles faire éclater mon coeur, +j'aurais perdu le sentiment. Mes jambes ne me soutenaient plus... +Pardonnez les larmes que me fait encore verser ce souvenir. + +«Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la révélation de la mort, +de l'abandon, du vide. La maison, le jardin me parurent plus grands, +dépouillés. Ne riez pas: mon chagrin fut amer, tout renfermé en moi, et +d'autant plus profond. + +«Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait, je commençai à regarder +mon père. Je vis, non sans effroi, son visage fort pâle et ses cheveux +blanchis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en aller «où l'appelait +la cloche du village,» comme il le répétait souvent. Je n'avais pas la +force de cacher mes pensées. Parfois je lui jetais les bras au cou, je +m'écriais: «Papa, ne mourez pas... Oh! ne mourez jamais!» Il me serrait +sans rien répondre, mais ses beaux grands yeux noirs se troublaient en +me regardant. + +«Je lui tenais par mille liens, par mille rapports profonds. J'étais la +fille de son âge mûr et de sa santé ébranlée, de ses épreuves. Je +n'avais pas l'heureux équilibre que les autres enfants tenaient de ma +mère. Mon père était passé en moi. Il le disait lui-même: «Que je te +sens ma fille.» + +«L'âge, les agitations de la vie ne lui avaient rien ôté. Il gardait +jusqu'au dernier jour le souffle et les aspirations de la jeunesse, +l'attrait aussi. Tous le sentaient sans s'en rendre compte, et +d'eux-mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants, comme les hommes. +Je le vois encore dans son cabinet, devant sa petite table noire, +contant son odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des colonies; +on ne se lassait jamais de ses récits. Une demoiselle de vingt ans, au +dernier terme d'une maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa mort: +elle voulait toujours l'entendre, le faisait prier de venir; tant qu'il +parlait, elle oubliait tout, souffrance et défaillance, et l'approche +même de la mort. + +«Ce charme n'était pas seulement celui d'un causeur spirituel; il tenait +à la grande bonté qui était visible en lui. Les épreuves, la vie de +malheurs, d'aventures, qui endurcissent tant de coeurs, avaient au +contraire attendri le sien. Pas d'hommes, dans cette génération si +agitée, battue de tant de flots, n'avait traversé des circonstances si +pénibles. Son père, originaire d'Auvergne, principal d'un collége, puis +juge consulaire dans notre ville plus méridionale, enfin appelé aux +notables en 88, avait la dure austérité de son pays et de ses fonctions, +de l'école et des tribunaux. L'éducation de ce temps était sauvage, un +perpétuel châtiment; plus un esprit, un caractère avait de ressort, plus +elle tendait à le briser. Mon père, de nature fine et tendre, n'y eût +pas résisté. Il n'échappa qu'en s'enfuyant en Amérique, où se trouvait +déjà un de ses frères. Une chemise de rechange était toute sa fortune; +plus, la jeunesse, la confiance, les rêves d'or de la liberté. Il a +gardé de ce moment une tendresse particulière pour ce libre pays; il y +est souvent retourné, et il a voulu y mourir. + +«Conduit par des affaires à Saint-Domingue, il se trouva dans la grande +crise du règne de Toussaint Louverture. Cet homme extraordinaire, qui +avait été esclave jusqu'à cinquante ans, qui sentait et devinait tout, +ne savait point écrire, formuler sa pensée. Il était bien plus propre +aux grands actes qu'aux grandes paroles. Il lui fallait une main, une +plume, et davantage: un coeur jeune et hardi qui donnât au héros le +langage héroïque, les mots de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il +avait, trouva-t-il seul ce noble appel: _Le premier des noirs au premier +des blancs?_ Je voudrais en douter. S'il le trouva, du moins, ce fut mon +père qui l'écrivit. + +«Il l'aimait fort, il sentait sa candeur, et s'y fiait, lui si +profondément défiant, muet de son long esclavage et secret comme le +tombeau! Mais qui pourrait mourir sans avoir un jour desserré son coeur? +Mon père eut le malheur qu'en certains moments Toussaint s'épancha, lui +confia de dangereux mystères. Dès lors, tout fut fini; il eut peur du +jeune homme et crut dépendre de lui; c'était un nouvel esclavage qui ne +pouvait finir que par la mort de mon père. Toussaint l'emprisonna, puis, +sa crainte augmentant, il l'aurait sacrifié... Le prisonnier, +heureusement, était gardé par la reconnaissance; il avait été bon pour +beaucoup de noirs; une négresse qu'il avait protégée l'avertit du péril, +et l'aida à y échapper. Toute sa vie il a cherché cette femme pour lui +témoigner sa gratitude; il ne l'a retrouvée que quarante ans après, à +son dernier voyage; elle vivait aux États-Unis. + +«Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas sauvé. Errant la nuit +dans les forêts, sans guide, il avait à craindre les nègres marrons, +ennemis implacables des blancs, qui l'eussent tué sans savoir qu'ils +tuaient le meilleur ami de leur race. La fortune est pour la jeunesse; +il échappa à tout. Ayant trouvé un bon cheval, chaque fois que les noirs +sortaient des taillis, il lui suffisait de donner un coup d'éperon, de +brandir son chapeau en criant: «Avant-garde du général Toussaint!» À ce +nom redouté, tout fuyait, disparaissait comme par enchantement. + +Mon père, telle fut sa douceur d'âme, n'en resta pas moins attaché à ce +grand homme qui l'avait méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné +de tous, misérable prisonnier dans un fort du Jura où il mourut de froid +et de misère, seul il lui fut fidèle, alla le voir, lui écrivit, le +consola. À travers les fautes, les violences inséparables du grand et +terrible rôle que cet homme avait joué, il révérait en lui le hardi +initiateur d'une race, le créateur d'un monde. Il a correspondu avec lui +jusqu'à sa mort, et, depuis, avec sa famille. + +«Un hasard singulier voulut que mon père se trouvât employé à l'île +d'Elbe, quand le _premier des blancs_, détrôné à son tour, vint y +prendre possession de sa petite royauté. Mon père eut le coeur pris et +l'imagination de ce prodigieux roman. Lui, Américain et imbu d'idées +républicaines, le voici cette fois encore le courtisan du malheur. Il se +donna au plus intime des serviteurs de l'Empereur, à ses enfants, à +cette dame accomplie et adorée qui devait être le charme de l'exil. Il +se chargea de la ramener en France dans le périlleux retour de mars +1815. Cette attraction, s'il n'y eût eu obstacle, le menait jusqu'à +Sainte-Hélène. Du moins, il ne supporta pas le retour des Bourbons, et +retourna à sa chère Amérique. + +«Elle ne fut pas ingrate, et lui donna le bonheur de sa vie. Il avait +quitté toute fonction pour la carrière plus libre de l'enseignement. Il +enseignait à la Louisiane. Cette France coloniale, isolée, détachée par +les événements de sa mère, et mêlée de tant d'éléments, aspire toujours +le souffle de la France. Mon père, entre autres élèves, avait une +orpheline, d'origine anglaise et allemande. Il la prit toute petite, aux +premiers éléments; elle grandit entre ses mains, l'aima de plus en plus; +elle se retrouvait une famille, un père; elle sentit le coeur paternel, +avec un charme de jeune vivacité que gardent dans l'âge mûr nos français +du midi. Elle n'avait que trois défauts: riche et jolie, très-jeune, +trente ans de moins que mon père; mais ni l'un ni l'autre ne s'en +aperçut. Et ils ne s'en sont souvenus jamais. Ma mère a été inconsolable +de la mort de mon père, et elle en a toujours porté le deuil. + +«Ma mère désirait voir la France, et mon père, si fier d'elle, était +ravi de montrer au vieux monde cette brillante fleur conquise sur le +nouveau. Mais quelque désireux qu'il fût de maintenir à la jeune dame +créole la position et l'état de fortune qu'elle avait toujours eus, il +ne s'embarqua pas sans accomplir, de son consentement, un acte religieux +et sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux du moins qui étaient +majeurs; pour les enfants, que la loi américaine interdit d'affranchir, +ils reçurent de lui leur liberté future, et purent, à leur majorité, +rejoindre leurs parents; jamais il ne les perdit de vue. Il les avait +présents, savait leur nom, leur âge et l'heure de leur libération. Dans +son séjour en France, il notait ces moments, disait aux siens avec +bonheur: «Aujourd'hui, un tel devient libre.» + +«Voilà mon père dans sa patrie, heureux à la campagne tout près de sa +ville natale, bâtissant et plantant, élevant sa famille, centre d'un +jeune monde où tout venait de lui: la maison, le jardin étaient sa +création; sa femme aussi, par lui formée et élevée, et qu'on eût crue sa +fille; ma mère était si jeune que sa fille aînée semblait sa soeur. Cinq +autres enfants survinrent, presque d'année en année, entourant +promptement mon père d'une vivante couronne qui faisait son orgueil. Peu +de familles plus variées de tendance et de caractères; les deux mondes y +étaient distinctement représentés, ceux-ci nés français du Midi avec la +vivacité brillante du Languedoc, ceux-là colons plus graves de la +Louisiane ou marqués en naissant des apparences flegmatiques du +caractère américain. + +«Il fut réglé cependant qu'à l'exception de l'aînée, déjà compagne de ma +mère et associée au gouvernement de la maison, les cinq plus jeunes +recevraient une éducation commune. Un seul maître, mon père. Il se fit, +à son âge, précepteur et maître d'école. Sa journée tout entière nous +appartenait, de six heures à six heures du soir. Il ne se réservait pour +ses correspondances, ses lectures favorites, que les premières heures du +matin, ou pour mieux dire les dernières de la nuit. Couché de très-bonne +heure, il se levait à trois heures tous les jours, sans égard à sa +délicate poitrine. Avant tout, il ouvrait sa porte, et devant les +étoiles, ou l'aurore, selon la saison, il bénissait Dieu, et Dieu aussi +devait bénir cette tête blanchie par les épreuves, non par les passions +humaines. En été, il faisait après sa prière une petite promenade au +jardin et voyait s'éveiller les insectes et les plantes. Il les +connaissait à merveille, et bien souvent après le déjeuner, me prenant +par la main, il me disait le tempérament de chaque fleur, m'indiquait le +refuge des petits animaux qu'il avait surpris au réveil. Un de ces +animaux était une couleuvre que la vue de mon père n'effrayait pas du +tout; chaque fois qu'il allait s'asseoir près de son domicile, elle ne +manquait guère de sortir la tête curieusement et de le regarder. Lui +seul savait qu'elle fût là, et il me le dit à moi seule: ce secret resta +entre nous. + +«À ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait devenait un texte +fécond de ses effusions religieuses. Sans phrases, et d'un sentiment +vrai, il me parlait de la bonté de Dieu pour qui il n'y a ni grands ni +petits, mais tous frères et égaux. + +«Associée aux travaux de mes frères, je ne l'étais pas moins à ceux de +ma mère et de ma soeur. Si je quittais la grammaire, le calcul, c'était +pour prendre l'aiguille. + +«Heureusement pour moi, notre vie, naturellement mêlée à celle des +champs, était, bon gré mal gré, fréquemment variée des incidents +charmants qui rompent toute habitude. L'étude est commencée, on +s'applique sans distraction; mais quoi? voici venir l'orage, les foins +seront gâtés; vite, il faut les rentrer; tout le monde s'y met, les +enfants même y courent, l'étude est ajournée; vaillamment on travaille, +et la journée se passe. C'est dommage, la pluie n'est pas venue; l'orage +est suspendu du côté de Bordeaux; ce sera pour demain. + +«Aux moissons, on nous passait bien aussi quelque glanage. Dans ces +grands moments de récolte, qui sont des travaux et des fêtes, toute +application sédentaire est impossible; la pensée est aux champs. Nous +échappions sans cesse, avec la vélocité de l'alouette; nous +disparaissions aux sillons, petits sous les grands blés, dans la forêt +des épis mûrs. + +«Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y avait point à songer à +l'étude: ouvriers nécessaires, nous vivions aux vignes; c'était notre +droit. Mais, avant le raisin, nous avions bien d'autres vendanges, +celles des arbres à fruits, cerises, abricots, pêches. Même après, les +pommes et les poires nous imposaient de grands travaux auxquels nous +nous serions fait conscience de ne pas employer nos mains. Et, ainsi, +jusque dans l'hiver, revenaient ces nécessités d'agir, de rire et ne +rien faire. Les dernières, déjà en plein novembre, peut-être étaient les +plus charmantes; une brume légère parait alors toute chose; je n'ai rien +vu de tel ailleurs; c'était un rêve, un enchantement. Tout se +transfigurait sous les plis ondoyants du grand voile gris de perle qui, +au souffle du tiède automne, se posait amoureusement ici et là, comme un +baiser d'adieu. + +«La digne hospitalité de ma mère, le charme de mon père et sa piquante +conversation, nous attiraient aussi les distractions imprévues des +visites de la ville, suspensions obligées de l'étude, dont nous ne +pleurions pas. Mais la grande et continuelle visite, c'étaient les +pauvres qui connaissaient cette maison, cette main inépuisablement +ouverte par la charité. Tous y participaient, les animaux eux-mêmes, et +c'était une chose curieuse et divertissante de voir les chiens du +voisinage, patiemment, silencieusement assis sur leur derrière, attendre +que mon père levât les yeux de son livre; ils savaient bien qu'il ne +résistait pas à leur prière muette. Ma mère, plus raisonnable, aurait +été d'avis d'éloigner ces convives indiscrets qui se priaient eux-mêmes. +Mon père sentait qu'il avait tort, et pourtant il ne manquait guère de +leur jeter à la dérobée quelque reste qui les renvoyait satisfaits. + +«Ils le connaissaient bien. Un jour, un nouvel hôte, maigre, hérissé, +peu rassurant, nous arrive, tenant du chien, du loup; c'était en effet +un métis des deux espèces, né aux forêts de la Grésigne. Il était +très-féroce, fort irascible, et beaucoup trop semblable à la louve, sa +mère. Du reste, intelligent, et d'un instinct très-sûr, il se donna tout +d'abord à mon père, et, quoi qu'on fît, il ne le quitta plus. Il ne nous +aimait guère; nous le lui rendions bien, saisissant toute occasion de +lui jouer cent tours. Il grondait et grinçait les dents, toutefois, par +égard pour mon père, s'abstenant de nous dévorer. Pour les pauvres, il +était furieux, implacable, très-dangereux; ce qui décida à permettre +qu'on le perdît. Mais il n'y avait pas moyen. Il revenait toujours. Ses +nouveaux maîtres l'enchaînèrent au piquet; piquet, chaînes, il arracha +tout, rapporta tout à la maison. C'était trop pour mon père; il ne put +jamais le quitter. + +«Plus que les chiens encore, les chats étaient dans sa faveur. Cela +tenait à son éducation, aux cruelles années du collége; son frère et +lui, battus et rebutés, entre les duretés de la famille et les cruautés +de l'école, avaient eu deux chats pour consolateurs. Cette prédilection +passa dans la famille; chacun de nous, enfant, avait son chat. La +réunion était belle au foyer; tous, en grande fourrure, siégeant +dignement sous les chaises de leurs jeunes maîtres. Un seul manquait au +cercle: c'était un malheureux, trop laid pour figurer avec les autres; +il en avait conscience, et se tenait à part, dans une timidité sauvage +que rien ne pouvait vaincre. Comme en toute réunion (triste malignité de +notre nature!) il faut un plastron, un souffre-douleur sur qui tombent +les coups, il remplissait ce rôle. Si ce n'étaient des coups, du moins, +c'étaient des moqueries: on l'appelait Moquo. Infirme et mal fourni de +poil, plus que les autres il eût eu besoin du foyer; mais les enfants +lui faisaient peur; ses camarades même, mieux fourrés dans leur chaude +hermine, semblaient n'en faire grand cas et le regarder de travers. Il +fallait que mon père allât à lui, le prît; le reconnaissant animal se +couchait sous cette main aimée et prenait confiance. Enveloppé de son +habit et réchauffé de sa chaleur, lui aussi il venait, invisible, au +foyer. Nous le distinguions bien; et, s'il passait un poil, un bout +d'oreille, les rires et les regards le menaçaient, malgré mon père. Je +vois encore cette ombre se ramasser, se fondre, pour ainsi dire, dans le +sein de son protecteur, fermant les yeux et s'anéantissant, préférant ne +rien voir. + +«Tout ce que j'ai lu des indiens, de leur tendresse pour la nature, me +rappelle mon père. C'était un brame. Plus que les brames même, il aimait +toute chose vivante. Il avait vécu dans un temps de sang et de guerre; +il avait été témoin des plus grandes destructions d'hommes qui se soient +faites jamais, et il semblait que cette prodigalité terrible du bien +irréparable qui est la vie, lui avait donné le respect de toute vie, une +aversion insurmontable pour toute destruction. + +«Cela, en lui, était au point qu'il eût voulu pouvoir se nourrir +uniquement de végétaux. Jamais de viande sanglante; elle lui faisait +horreur. À peine un morceau de poulet, ou bien un oeuf ou deux pour son +dîner. Et souvent il dînait debout. + +«Ce régime était loin de le fortifier. Il ne se ménageait pas davantage, +dépensant largement en leçons, en conversations, et dans l'épanchement +habituel d'un coeur trop bienveillant qui vivait en tous, s'intéressait +à tous. L'âge venait, et quelques chagrins: de la famille? Non; mais des +voisins jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La crise des banques +américaines lui porta coup dans sa fortune. Il prit la résolution +extrême, malgré sa santé et son âge, d'aller encore une fois en +Amérique, comptant que son activité personnelle et ses soins +rétabliraient les choses et assureraient le sort de sa femme et de ses +enfants. + +«Ce départ fut terrible. Un autre coup le précédait pour moi. J'avais +quitté la maison, la campagne; j'étais entrée dans une pension de la +ville. Cruel servage qui m'ôtait à la fois tout ce qui avait fait ma +vie, l'air même et la respiration. Partout des murs. J'en serais morte, +sans les visites fréquentes de ma mère et celles plus rares de mon père +que j'attendais dans une impatience délirante, que peut-être n'eut +jamais l'amour. Mais voici que mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, +tout s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me berçât, une voix +intérieure, nette et terrible comme on l'a dans les grandes +circonstances, me disait qu'il ne reviendrait plus. + +«La maison fut vendue, et nos plantations, faites par nous, nos arbres, +qui étaient de la famille, abandonnés. Nos animaux, visiblement, +restaient inconsolables du départ de mon père. Le chien, je ne sais +combien de jours, s'en allait s'asseoir sur la route qu'il avait suivie +en partant, hurlait et revenait. Le plus déshérité de tous, le chat +Moquo, ne se fia plus à personne; il vint encore furtivement regarder la +place vide. Puis il prit son parti, s'enfuit aux bois sans que nous +pussions jamais le rappeler; il reprit la vie de son enfance, misérable +et sauvage. + +«Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le foyer de mes jeunes ans, +blessée pour toujours. Ma mère, ma soeur, mes frères, les douces amitiés +de l'enfance disparurent derrière moi. J'entrai dans une vie d'épreuve +et d'isolement. À Bayonne pourtant, où je vécus d'abord, la mer de +Biarritz me parlait de mon père; la vague qui s'y brise, d'Amérique en +Europe, me répétait sa mort; les blancs oiseaux de mer semblaient me +dire: «Nous l'avons vu.» + +«Que me restait-il? Mon climat et ma terre natale, ma langue. Je perdis +tout cela. Il me fallut aller au Nord, dans une langue inconnue et sous +un ciel hostile, où la terre est six mois en deuil. Pendant ces longues +neiges, ma santé défaillante éteignant l'imagination, j'avais peine à me +recréer mon Midi idéal. Un chien m'eût un peu consolée; au défaut, je me +fis deux petites amies, ressemblantes, à s'y tromper, aux tourterelles +de ma mère. Elles me connaissaient, m'aimaient, jouaient à mon foyer; je +leur donnais l'été que n'avait pas mon coeur. + +«Profondément atteinte, je devins très-malade et crus toucher l'autre +rivage. Quelque attentive et bonne que pût être pour moi l'hospitalité +étrangère, il me fallut rentrer en France. Les soins affectueux, un +mariage où je retrouvai le coeur et les bras paternels, furent longs à +me remettre. J'avais vu la mort de si près, disons mieux, j'y étais +entrée si loin, que la nature elle-même, la nature vivante, ce premier +amour et ce ravissement de mes jeunes années, eut longtemps peu de +prise, et elle seule en eût eu. Rien n'y eût suppléé. L'histoire et les +récits du mouvant drame humain effleuraient mon esprit; rien n'y +influait fortement que l'immuable, Dieu et la nature. + +«Elle est immuable et mobile; c'est son charme éternel. Son activité +infatigable, sa fantasmagorie de tout instant ne trouble point, n'agite +point; ce mouvement harmonique porte en soi un repos profond. + +«J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles demandent et l'espèce +de maternité qu'elles sollicitent. Mon imperceptible jardin de douze +arbres et trois plates-bandes n'était pas sans me rappeler le grand +verger fécond où je suis née; et je trouvais aussi quelque douceur, près +d'un esprit ardent, hâlé aux longues routes, aux déserts de l'histoire +humaine, à lui ménager ces eaux vives et le charme de quelques fleurs.» + + * * * * * + +Je reprends. + +Me voilà arraché de la ville par cette chère inquiétude, par mes +craintes pour une malade qu'il s'agissait de replacer dans les +conditions de son premier âge et dans l'air libre de la campagne. Je +quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais quittée, cette ville qui +contient les trois mondes, ce foyer d'art et de pensée. + +J'y retournais tous les jours pour les devoirs et les affaires; mais je +me hâtais de rentrer. Ses bruits, son roulement lointain, le coup et le +contre-coup des révolutions avortées m'engageaient à aller plus loin. Ce +fut très-volontiers qu'au printemps de 1852, je me détachai, je rompis +avec toutes mes habitudes; j'enfermai ma bibliothèque avec une joie +amère, je mis sous la clef mes livres, les compagnons de ma vie, qui +avaient cru certainement me tenir pour toujours. J'allai tant que terre +me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes, non loin de la mer, sur une +colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la +Loire, les eaux grises de Vendée. + +Nous nous établîmes dans une assez grande maison de campagne, +parfaitement isolée, au milieu des pluies constantes dont nos plages de +l'ouest sont noyées en cette saison. À cette distance de la mer, on n'en +a pas l'influence saline; les pluies sont des tempêtes d'eau douce. La +maison, du style Louis XV, inhabitée et fermée depuis longtemps, +semblait d'abord un peu triste. Assise dans un lieu élevé, elle n'en +était pas moins assombrie, d'un côté par d'épaisses charmilles, de +l'autre par de grands arbres, et par un nombre infini de cerisiers non +taillés. Le tout, sur un vert gazon, que les eaux sans écoulement +maintenaient, même en été, dans un bel état de fraîcheur. + +J'adore les jardins négligés, et celui-ci me rappelait les grandes +_vignes_ abandonnées des villas italiennes; mais ce que n'ont pas ces +villas, c'était un charmant pêle-mêle de légumes et de plantes de mille +espèces; _toutes les herbes de la Saint-Jean_, et chaque herbe, haute et +forte. Cette forêt de cerisiers, qui rompaient sous leurs fruits rouges, +donnaient aussi l'idée d'une abondance inépuisable. + +Ce n'était pas le _soave austero_ de l'Italie, c'était une efflorescence +molle et débordante, sous un ciel humide, tiède et doux. + +De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût tout près, et qu'une petite +rivière, l'Erdre, passât sous la colline, d'où elle se traîne à la +Loire. Mais ce luxe végétal, cette forêt vierge d'arbres fruitiers ôtait +toute perspective. Pour voir, il fallait monter dans une sorte de +tourelle, d'où le paysage commence à se révéler dans une certaine +grandeur, avec ses bois et ses prairies, ses monuments lointains, ses +tours. De cet observatoire même, la vue était encore limitée, la cité +n'apparaissant que de profil, sans laisser apercevoir son fleuve +immense, ses îles, son mouvement de navigation et de commerce. À deux +pas de ce grand port que rien ne fait soupçonner, on se croirait dans un +désert, dans les landes de la Bretagne ou les clairières de la Vendée. + +Deux choses étaient grandioses et se détachaient de ce verger sombre. En +perçant les vieilles charmilles et des allées de châtaigniers, on +arrivait dans un coin de terrain argileux, stérile, d'où, parmi des +lauriers-thyms et autres arbres fort rudes, s'élançait un cèdre énorme, +vraie cathédrale végétale, telle, qu'un cyprès déjà très-haut y était +étouffé, perdu. Ce cèdre, au-dessous dépouillé et chauve, était vivant, +vigoureux du côté de la lumière; ses bras immenses, à trente pieds, +commençaient à se vêtir de rares et piquantes feuilles; puis +s'épaississait la voûte; la flèche devait atteindre environ à +quatre-vingts pieds. On la voyait de trois lieues, des campagnes +opposées des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Notre +asile, bas et tapi à côté de ce géant, n'en était pas moins signalé par +lui dans un rayonnement immense, et peut-être lui devait son nom: la +Haute-Forêt. + +À l'autre bout de l'enclos, sur une profonde pièce d'eau, s'élevait un +monticule, couronné d'un bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment +balancés au vent de mer, battus des vents opposés qui suivent les +courants du grand fleuve et de ses deux rivières, gémissaient de ce +combat, et jour et nuit animaient le profond silence du lieu d'une +mélancolique harmonie. Parfois, on se fût cru en mer; ils imitaient le +bruit des lames, celui du flux et du reflux. + +À mesure que la saison devint un peu humide, ce séjour m'apparut dans +son caractère réel, sérieux, mais plus varié qu'on n'eût cru au premier +coup d'oeil, beau, d'une beauté touchante, qui peu à peu va à l'âme. +Austère comme devait l'être la porte de la Bretagne, il avait la +luxuriante verdure du côté vendéen. + +J'aurais pu croire, en voyant les grenadiers en pleine terre, vigoureux +et chargés de fleurs, que j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif +comme on le voit ailleurs, mais splendide, magnifique et à l'état de +grand arbre, parfumait tout mon jardin de ses énormes fleurs blanches, +qui dans leur épais calice contiennent en abondance je ne sais quelle +huile suave, pénétrante, dont l'odeur vous suit partout; vous en êtes +enveloppé. + +Nous nous trouvions cette fois avoir un vrai jardin, un grand ménage, +mille occupations domestiques dont jusque-là nous étions dispensés. Une +sauvage fille bretonne n'aidait qu'aux choses grossières. Sauf une +course par semaine que je faisais à la ville, nous étions fort +solitaires, mais dans une solitude extrêmement occupée. Levés de +très-grand matin, au premier réveil des oiseaux, et même avant le jour. +Il est vrai que nous nous couchions de bonne heure et presque avec eux. + +Cette abondance de fruits, de légumes, de plantes de toute sorte, nous +permettait d'avoir beaucoup d'animaux domestiques: seulement, la +difficulté était que les nourrissant, les connaissant un à un, et +parfaitement connus d'eux, nous ne pouvions guère les manger. Nous +plantions, et là nous trouvions un inconvénient tout contraire; presque +toujours nos plantations étaient dévorées d'avance. Cette terre, féconde +en végétaux, l'était autant ou davantage en animaux destructeurs: +limaces énormes et gloutonnes, dévorants insectes. Le matin, on +recueillait un grand baquet de limaçons. Le lendemain, il n'y paraissait +pas. Ils semblaient au grand complet. + +Nos poules travaillaient de leur mieux. Mais combien plus efficace eût +été l'habile et prudente cigogne, l'expurgateur admirable de la Hollande +et de tous les lieux humides, que nos contrées de l'Ouest devraient à +tout prix adopter! On sait l'affectueux respect des Hollandais pour cet +excellent oiseau. Dans leurs marchés, on le voit paisible, debout sur +une patte, rêvant au milieu de la foule, se sentant aussi en sûreté +qu'au sein des plus profonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine, +le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur de blesser sa cigogne +et de lui casser la patte, lui en met une de bois. + +Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un charme infini pour un +esprit moins absorbé. Ce beau lieu, cette grande liberté de travail, +cette solitude si douce dans une telle société, c'était une harmonie +rare, comme on ne la rencontre presque jamais dans la vie. Cette douceur +contrastait fortement avec les pensées du présent, avec le sombre passé +qui alors occupait ma plume. J'écrivais 93. L'héroïque et funèbre +histoire m'enveloppait, me possédait, le dirai-je? me consumait. Tous +les éléments de bonheur que j'avais autour de moi, que je sacrifiais au +travail, les ajournant pour un temps qui, selon toute apparence, devait +m'être refusé, je les regrettais jour par jour, et j'y reportais sans +cesse un triste regard. C'était un combat journalier de l'affection et +de la nature contre les sombres pensées du monde de l'homme. + +Ce combat même sera toujours pour moi un attachant souvenir. Le lieu +m'est resté sacré en pensée. Il n'existe plus autrement. La maison est +détruite, une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela que je m'y suis +arrêté un peu. Mon cèdre pourtant a survécu; chose rare, car les +architectes ont la haine des arbres, en ce temps. + +Quand j'approchai cependant de la fin de mon travail, quelques ombres +s'éclaircirent de cette nuit sauvage. Mes tristesses étaient moins +amères, sûr que j'étais désormais de laisser ce monument de cruelle, +mais féconde expérience. Je recommençai à entendre les voix de la +solitude, et mieux, je crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et +d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui serait mort quelque temps et +reviendrait de là-bas. + +Jeune, avant d'être saisi par cette implacable histoire, j'avais senti +la nature, mais d'une chaleur aveugle, d'un coeur moins tendre +qu'ardent. Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris, ce +sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans intérêt, mes fleurs +maladives dans ce sol aride, si sensibles tous les soirs au bonheur de +l'arrosement, visiblement reconnaissantes. Combien davantage à Nantes, +entouré d'une nature si puissante et si féconde, voyant l'herbe pousser +d'heure en heure et toute vie animale multiplier autour de moi, ne +devais-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce sentiment nouveau! + +Si quelque chose eût pu y rappeler mon esprit et rompre le sombre +enchantement, c'eût été une lecture que parfois nous faisions le soir, +les _Oiseaux de France_ de Toussenel, heureuse et charmante transition +de la pensée nationale à celle de la nature. + +Tant qu'il y aura une France, son alouette et son rouge-gorge, son +bouvreuil, son hirondelle, seront insatiablement lus, relus, redits. Et +s'il n'y avait plus de France, dans ces pages attendrissantes autant +qu'ingénieuses, nous retrouverions encore ce que nous eûmes de meilleur, +la vraie senteur de cette terre, le sens gaulois, l'esprit français, +l'âme même de notre patrie. + +Les formules d'un système qu'il porte, au reste, légèrement, des +rapprochements cherchés (qui parfois feraient penser aux trop spirituels +animaux de Granville), n'empêchent pas que l'âme française, gaie, bonne, +sereine et courageuse, jeune comme un soleil d'avril, n'illumine partout +ce livre. Il y a des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le coup de +gosier de l'alouette au premier jour de printemps. + +Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas de la jeunesse. L'auteur, +enfant de la Meuse, et d'un pays de chasseurs, lui-même dans son premier +âge chasseur ardent, passionné, paraît modifié par son livre même. Il +oscille visiblement entre ses premières habitudes de jeunesse +meurtrière, et son sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies +touchantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces personnes reconnues par +lui. J'ose dire que désormais il ne chassera pas sans remords. Père et +second créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il trouvera entre +eux et lui une barrière de compassion. Et quelle? Son oeuvre elle-même, +le livre où il les vivifie. + +Je commençais son livre à peine, lorsqu'il me fallut quitter Nantes. Moi +aussi, j'étais malade. L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu, +et, bien plus encore, sans doute, le combat de mes pensées, semblaient +avoir atteint en moi ce nerf de vitalité sur lequel rien n'eut jamais +prise. Le chemin que nos hirondelles nous traçaient, nous le suivîmes, +nous nous en allâmes au midi. Nous posâmes notre nid mobile dans un pli +des Apennins, à deux lieues de Gênes. + +Admirable situation, abri défendu, réservé, qui, sur cette côte d'un +climat variable, garde l'étonnant privilége d'une température identique. +Quoiqu'on ne pût se passer entièrement de feu, le soleil d'hiver, chaud +en janvier, encourageait le lézard et le malade, et les faisait croire +au printemps. Le dirai-je, cependant? Ces orangers, ces citronniers, +harmoniques dans leur immuable feuillage à l'immuable bleu de ciel, +n'étaient pas sans monotonie. La vie animée y était infiniment rare. Peu +ou point de petits oiseaux; nul oiseau de mer. Le poisson, fort rare, +n'anime pas ces eaux transparentes. Je les perçais du regard à une +grande profondeur, sans rien voir que la solitude, et les rochers blancs +et noirs qui sont le fond de ce golfe de marbre. + +Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une petite corniche, un +extrême petit bord, un simple _sourcil_ de la montagne, comme auraient +dit les latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe, c'est même +pour les bien portants une violente gymnastique. J'avais pour toute +promenade un petit quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui +serpente toujours serré, et le plus souvent de trois pieds de large, +entre les vieux murs de jardin, les écueils et les précipices. + +Profond était le silence, la mer brillante, mais seule, monotone, sauf +le passage de quelques barques lointaines. Le travail m'était interdit; +pour la première fois depuis trente ans, j'étais séparé de ma plume, +sorti de la vie d'encre et de papier dont j'avais toujours vécu. Cette +halte, que je croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. Je +regardai, j'observai. Des voix inconnues s'éveillèrent en moi. + +Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que nous y avions, notre +société unique était avec le petit peuple des lézards qui courent sur +les rocs, se jouent ou dorment au soleil. Charmants, innocents animaux +qui tous les jours à midi, lorsqu'on dîne et que le quai est absolument +désert, m'amusaient de leurs vives et gracieuses évolutions. Ma +présence, au commencement, leur paraissait inquiétante; mais huit jours +n'étaient pas passés que tous, même les plus jeunes, me connaissaient et +savaient qu'ils n'avaient rien à redouter de ce paisible rêveur. + +Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes lézards, pour qui une +mouche était un ample banquet, ne différait en rien de celle de la +_povera gente_ de la côte. Plusieurs faisaient cuire de l'herbe. Mais +l'herbe n'était pas commune, dans la montagne aride et décharnée. Le +dénûment de la contrée était au delà de ce qu'on peut croire. Je ne me +fâchai nullement d'y participer, de me trouver harmonisé aux misères de +l'Italie, ma glorieuse nourrice qui a élevé la France et moi-même plus +qu'aucun Français. + +Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle pouvait l'être dans sa +pauvreté de ressources, dans la pauvreté de nature où ma santé me +réduisait. Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore la seule +nourriture que je supportasse, l'air vivifiant et la lumière, ce soleil +qui permettait, dans un des grands hivers du siècle, d'avoir souvent la +fenêtre ouverte en janvier. + +Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de lézard que je menais sur ce +rivage, fut celle de la contrée, de cette vieillesse apparente de +l'Apennin et des montagnes qui entourent la Méditerranée. Serait-elle +donc sans remède? ou bien, dans leurs flancs déboisés, retrouverait-on +les sources qui peuvent recommencer la vie? Telle fut l'idée qui +m'absorba. Je ne pensai plus à mon mal; je ne songeai plus à guérir. +Grand progrès pour un malade. Je m'oubliai. Mon affaire était désormais +de ressusciter ce grand malade, l'Apennin. À mesure qu'on me démontra +qu'il n'était pas désespéré, que ses eaux étaient cachées, non perdues, +qu'en les retrouvant, on pourrait y renouveler les végétaux, et par +suite la vie animale, je m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi et +renouvelé. À chaque source qu'on lui retrouvait, je fus aussi moins +altéré; je crus les sentir sourdre en moi. + +Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour moi par son dénûment et +sa pauvreté. L'âpreté du chauve Apennin, cette famélique côte +Ligurienne, éveillèrent par le contraste, la pensée de la nature plus +que n'avait fait la richesse luxuriante de notre France occidentale. Les +animaux me manquèrent; j'en sentis l'absence. Au silencieux feuillage +des sombres jardins d'orangers, je demandais l'oiseau des bois. Je +sentis pour la première fois que la vie humaine devient sérieuse, dès +que l'homme n'est plus entouré de la grande société des êtres innocents +dont le mouvement, les voix et les jeux sont comme le sourire de la +création. + +Une révolution se fit en moi, que je raconterai peut-être un jour. Je +revins, de toutes les forces de mon existence malade, aux pensées que +j'avais émises, en 1846, dans mon livre du _Peuple_, à cette Cité de +Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans et ouvriers, ignorants +et illettrés, barbares et sauvages, enfants, même encore ces autres +enfants que nous appelons animaux, sont tous citoyens à différents +titres, ont tous leur droit et leur loi, leur place au grand banquet +civique. «Je proteste, pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière +que la Cité repousse encore et n'abrite point de son droit, moi, je n'y +entrerai point et m'arrêterai au seuil.» + +Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu alors comme une branche +de la politique. Toutes les espèces vivantes arrivaient, dans leur +humble droit, frappant à la porte pour se faire admettre au sein de la +Démocratie. Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des +lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde? + +Telle fut donc ma rénovation, cette tardive _vita nuova_ qui m'amena peu +à peu aux sciences naturelles. L'Italie, qui a été toujours pour +beaucoup dans ma destinée, en fut le lieu, l'occasion, de même que, +trente ans plus tôt, elle m'avait donné (par Vico) la première étincelle +historique. + +Chère et bienfaisante nourrice! Pour avoir un moment partagé ses +misères, souffert, rêvé, avec elle, elle me donna la chose sans prix, +qui vaut plus que tous les diamants. Quelle? Un profond accord d'esprit, +une communication féconde des plus intimes pensées, une parfaite +harmonie du foyer dans la pensée de la Nature. + +Nous y entrions par deux routes: moi, par l'amour de la Cité, par +l'effort de la compléter en m'y associant tous les êtres; elle, par +l'idée religieuse et par l'amour filial pour la maternité de Dieu. + +Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre en commun notre banquet. + + * * * * * + +J'ai déjà dit comment cette oeuvre s'enrichissait à notre insu, fécondée +chemin faisant par nos modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours +dictée. + +Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos oiseaux de Nantes le +firent. Certain rossignol dont je parle à la fin du livre en fut le +couronnement. + +Ces impressions diverses vinrent se réunir et se fondre, dans notre +sérieux retour en France, et surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire +de la Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, cette révélation +s'acheva. Les goëlands de la côte, les petits oiseaux du bois, ne dirent +rien qui ne fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous, comme +autant de voix intérieures. + +Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre cents pieds, qui +regardent de si haut la vaste embouchure de la Seine, le Calvados et +l'Océan, c'était le but ordinaire de nos promenades et notre point de +repos. Nous y montions le plus souvent par un chemin profond, couvert, +plein de fraîcheur et d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette +lumière immense. Parfois aussi nous gravissions le colossal escalier +qui, sans surprise, en plein soleil, toujours devant la grande mer, mène +au sommet en trois gradins, dont chacun a plus de cent pieds. Cette +ascension ne se faisait pas d'une haleine; au second gradin, on +respirait, on s'asseyait quelques minutes au monument que la veuve d'un +des grands soldats de la France a élevé à sa mémoire dans l'idée que la +pyramide pourrait avertir les marins et leur sauver quelque naufrage. + +Cette falaise, fort sablonneuse, perd un peu à chaque hiver; ce n'est +pas la mer qui la ronge: mais les grandes pluies la délavent, en +emportent des débris, qui, d'abord nus et informes, témoignent de +l'éboulement. Mais la Nature compatissante et gracieuse, ne le souffre +pas. Elle les habille bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon, +herbes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à mi-côte, des oasis en +miniature, paysages lilliputiens, pendus à la grande falaise, et qui de +leur jeunesse consolent sa triste nudité. + +Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embrassent ici. La montagne, +battue des orages, vous conte l'épopée de la terre, sa rude et +dramatique histoire, et, pour témoins, montre ses os. Mais ces jeunes +enfants de hasard, qui germent de son flanc aride, prouvent qu'elle est +toujours féconde, que les débris sont l'élément d'une organisation +nouvelle, et toute mort une vie commencée. + +Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de tristesse. Nous y parlions +volontiers de destinée, de providence, de mort, de vie à venir. Moi qui +ai droit de mourir et par l'âge et par les travaux, elle, le front déjà +incliné par les épreuves d'enfance et par la sagesse avant l'heure, nous +n'en vivions pas moins d'un grand souffle d'âme, de la rajeunissante +haleine de cette mère aimée, la Nature. + +Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en elle aujourd'hui, nous +aurions voulu fixer ce rare moment de l'existence, «jeter l'ancre sur +l'île du temps.» Et comment l'aurions-nous mieux fait que par cette +oeuvre de tendresse, de fraternité universelle, d'adoption de toute vie? + +Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes sentiments de tendresse +individuelle par l'interprétation facile, gaie, émue, de l'âme de la +contrée et des voix de la solitude. + +C'est alors, entre autres choses, que je commençai à entendre les +oiseaux qui chantent peu, mais parlent, comme les hirondelles, jasant du +beau temps, de la chasse, de nourriture rare ou commune, ou de leur +prochain départ, enfin de toutes leurs affaires. Je les avais écoutées à +Nantes en octobre, à Turin en juin. Leurs causeries de septembre étaient +plus claires à la Hève. Nous les traduisions couramment, dans leur douce +vivacité, dans cette joie de jeunesse et de bonne humeur, sans éclat et +sans saillie, conforme à l'heureux équilibre d'un oiseau si libre et si +sage, qui semble, non sans gratitude, reconnaître qu'il reçut de Dieu +une part si notable au bonheur. + +Hélas! l'hirondelle elle-même n'est pourtant guère exceptée de cette +guerre insensée que nous faisons à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux +oiseaux qui défendaient les moissons, nos gardiens, nos bons ouvriers, +qui, suivant de près la charrue, saisissent le futur destructeur que +l'insouciant paysan remue, mais remet dans la terre. + +Des races entières périssent, importantes, intéressantes. Les premiers +de l'Océan, les êtres doux et sensibles à qui la nature donna le sang et +le lait (je parle des cétacés), à quel nombre sont-ils réduits? Beaucoup +de grands quadrupèdes ont disparu de ce globe. Beaucoup d'animaux de +tout genre, sans disparaître entièrement, ont reculé devant l'homme; ils +fuient ensauvagés, perdent leurs arts naturels et retombent à l'état +barbare. Le héron, noté par Aristote pour son adresse et sa prudence, +est maintenant (du moins en Europe) un animal misanthrope, borné, de peu +de sens. Le castor, qui, en Amérique dans sa paisible solitude, était +devenu architecte, ingénieur, s'est découragé; il fait à peine +aujourd'hui des trous dans la terre. Le lièvre, si bon, si beau, +original par sa fourrure, sa célérité, la finesse extraordinaire de +l'ouïe, aura bientôt disparu; le peu qui reste est abruti. Et pourtant +le pauvre animal est encore docile, éducable; avec de bons traitements, +on peut lui apprendre les choses les plus contraires à sa nature, celles +qui demandent du courage. + +Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux, nous, nous les eûmes +au coeur. Elles ont été notre aliment, notre rêve habituel, couvé +pendant ces deux années, en Bretagne, en Italie; c'est ici qu'elles sont +devenues, dirai-je un livre? un fruit vivant? À la Hève, il nous apparut +dans son idée chaleureuse, celle de la primitive alliance que Dieu a +faite entre les êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère universelle +entre ses enfants. + +La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la plus sympathique à +l'homme, est celle que l'homme aujourd'hui poursuit le plus cruellement. + +Que faut-il pour la protéger? révéler l'oiseau comme âme, montrer qu'il +est une personne. + +_L'oiseau_ donc, _un seul oiseau_, c'est tout le livre, mais à travers +les variétés de la destinée, se faisant, s'accommodant aux mille +conditions de la terre, aux mille vocations de la vie ailée. Sans +connaître les systèmes plus ou moins ingénieux de transformations, le +coeur unifie son objet; il ne se laisse arrêter ni par la diversité +extérieure des espèces, ni par la crise de la mort qui semble rompre le +fil. La mort survient, rude et cruelle, dans ce livre, en plein cours de +vie, mais comme accident passager: la vie n'en continue pas moins. + +Les agents de la mort, les espèces meurtrières, tellement glorifiées par +l'homme, qui y reconnaît son image, se trouvent ici replacées fort bas +dans la hiérarchie, remises au rang que leur doit la raison. Elles sont +les plus grossières dans les deux arts de l'oiseau, pour le nid et pour +le chant. Tristes instruments du fatal passage; elles apparaissent au +milieu de ce livre comme les ministres aveugles de la Nature en sa plus +dure nécessité. + +Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa première étincelle +n'apparaît qu'en les plus petits. Aux petits oiseaux sans éclat, d'une +robe modeste et sombre, l'art commence, et, sur certains points, monte +plus haut que la sphère de l'homme. Loin d'égaler le rossignol, on n'a +pu encore le noter, ni se rendre compte de sa chanson sublime. + +Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol intronisé. Dans le +_crescendo_ moral où va l'oiseau se formant peu à peu, la cime et le +point suprême se trouvent naturellement, non dans une force brutale, si +aisément dépassée par l'homme, mais dans une puissance d'art, de coeur +et d'aspiration, où l'homme n'a pas atteint, et qui, par delà ce monde, +le transporte par moment dans les mondes ultérieurs. + +Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est clairvoyante et +tendre! Faible sur bien des points sans doute, ce livre est fort de +tendresse et de foi. Il est un, constant et fidèle. Rien ne le fait +dévier. Par-dessus la mort et son faux divorce, à travers la vie et ses +masques qui déguisent l'unité, il vole, il aime à tire-d'aile, du nid au +nid, de l'oeuf à l'oeuf, de l'amour à l'amour de Dieu. + +À la Hève, près le Havre, 21 septembre 1855. + + + + +PREMIERE PARTIE + + + + +L'OEUF. + + +La savante ignorance, le clairvoyant instinct de nos anciens, avait dit +cet oracle: «Tout vient de l'oeuf; c'est le berceau du monde.» + +Même origine, mais la diversité de destinée tient surtout à la mère. +Elle agit et prévoit, elle aime plus ou moins; elle est plus ou moins +mère. Plus elle l'est, plus l'être monte; chaque degré dans l'existence +dépend du degré de l'amour. + +Que peut la mère dans l'existence mobile du poisson? Rien que confier +son oeuf à l'océan. Que peut-elle dans le monde des insectes, où +généralement elle meurt quand elle a donné l'oeuf? Lui trouver, avant de +mourir, un lieu sûr pour éclore et vivre. + +Même chez l'animal supérieur, le quadrupède, où la chaleur du sang +semble devoir doubler l'amour, où la mère elle-même est si longtemps +pour le petit son nid et sa douce maison, les soins de la maternité sont +d'autant moindres. Il naît formé, vêtu, tout semblable à sa mère; un +lait tout prêt l'attend. Et dans beaucoup d'espèces, l'éducation se fait +sans que la mère s'en donne plus de soucis qu'elle n'en eut alors qu'il +croissait dans son sein. + +Autre est le destin de l'oiseau. Il mourrait, s'il n'était aimé. + +Aimé? Toute mère aime, de l'Océan jusqu'aux étoiles. Mais je veux dire +soigné, entouré d'amour infini, enveloppé de la chaleur, du magnétisme +maternel. + +Même dans l'oeuf où vous le voyez garanti par cette coquille calcaire, +il sent si vivement les atteintes de l'air, que tout point refroidi dans +l'oeuf coûte un membre au futur oiseau. De là, le long travail, si +inquiet, de l'incubation, la captivité volontaire, l'immobilisation du +plus mobile des êtres. Et tout cela très-douloureux! une pierre pressée +si longtemps sur le coeur, sur la chair, souvent la chair vive! + +Il naît, mais il est nu. Tandis que le petit quadrupède, habillé dès son +premier jour, rampe, marche déjà, le jeune oiseau (surtout dans les +espèces supérieures) gît sans duvet, immobile sur le dos. C'est +non-seulement en le couvant, mais en le frottant soigneusement, que la +mère entretient, suscite sa chaleur. Le poulain sait teter et se nourrit +très-bien lui-même; le petit oiseau doit attendre que la mère cherche, +choisisse, prépare la nourriture. Elle ne peut quitter. Le père y +suppléera. Voilà la vraie famille, la fidélité dans l'amour, et la +première lueur morale. + +Je ne dirai rien ici d'une éducation prolongée, très-spéciale et +très-hasardeuse, celle du vol. Encore moins de celle du chant, si +délicate chez les oiseaux artistes. Le quadrupède sait bientôt ce qu'il +saura; tel galope en naissant; et, s'il fait quelque chute, est-ce même +chose, dites-moi, de tomber sans danger dans l'herbe, ou de se lancer +dans les cieux? + + * * * * * + +Prenons l'oeuf en nos mains. Cette forme elliptique, la plus +compréhensive, la plus belle, celle qui offre le moins de prise à +l'attaque extérieure, donne l'idée d'un petit nombre complet, d'une +harmonie totale à laquelle on n'ôtera rien, on n'ajoutera rien. Les +choses inorganiques n'affectent guère cette forme parfaite. Je pressens +qu'il y a sous l'apparence inerte un haut mystère de vie et quelque +oeuvre accomplie de Dieu. + +Quelle est-elle? et que doit-il sortir de là? Je ne le sais. Mais elle +le sait bien, celle qui, les ailes épandues, frémissante, l'embrasse et +le mûrit de sa chaleur; celle qui jusque-là, libre et reine de l'air, +vivait à son caprice, et, tout à coup captive, s'est immobilisée sur cet +objet muet qu'on dirait une pierre et que rien ne révèle encore. + +Ne parlez pas d'instinct aveugle. On verra par des faits combien cet +instinct clairvoyant se modifie selon les circonstances, en d'autres +termes combien cette raison commencée diffère peu en nature de la haute +raison humaine. + +Oui, cette mère, par la pénétration, la clairvoyance de l'amour, sait, +voit distinctement. À travers l'épaisse coquille calcaire où votre rude +main ne sent rien, elle sent par un tact délicat l'être mystérieux qui +s'y nourrit, s'y forme. C'est cette vue qui la soutient dans le dur +labeur de l'incubation, dans sa captivité si longue. Elle le voit +délicat et charmant dans son duvet d'enfance, et elle le prévoit, par +l'espoir, tel qu'il sera, fort et hardi, quand, les ailes étendues, il +regardera le soleil et volera contre les orages. + +Profitons de ces jours. Ne hâtons rien. Contemplons à loisir cette image +charmante de la rêverie maternelle, du second enfantement par lequel +elle achève cet invisible objet d'amour, ce fils inconnu du désir. + +Charmant spectacle, mais plus sublime encore. Soyons modestes ici. Chez +nous la mère aime ce qui remue dans son sein, ce qu'elle touche, tient, +enveloppe d'une possession certaine; elle aime la réalité sûre, agitée +et mouvante qui répond à ses mouvements. Mais celle-ci aime l'avenir et +l'inconnu; son coeur bat solitaire, et rien ne lui répond encore. Elle +n'en aime pas moins, et se dévoue et souffre; elle souffrirait jusqu'à +la mort pour son rêve et sa foi. + + * * * * * + +Foi puissante, efficace. Elle accomplit un monde, et le plus étonnant +peut-être. Ne me parlez pas des soleils, de la chimie élémentaire des +globes. La merveille d'un oeuf d'oiseau-mouche vaut autant que la voie +lactée. + +Comprenez que ce petit point que vous trouvez imperceptible, c'est un +océan tout entier, la mer de lait, où flotte en germe le bien-aimé du +ciel. Il flotte, ne craignez le naufrage; les plus délicats ligaments le +tiennent suspendu: les heurts, les chocs, lui sont sauvés. Il nage tout +doucement dans ce tiède élément, comme il fera dans l'air. Sécurité +profonde, état parfait au sein d'une habitation nourrissante! et combien +supérieure à tout allaitement! + +Mais voilà que, dans ce sommeil divin, il a senti sa mère, sa chaleur +magnétique. Et lui aussi, il se met à rêver. Son rêve est mouvement; il +l'imite, se conforme à elle; son premier acte, acte d'amour obscur, est +de lui ressembler. + +«Ne sais-tu que l'amour change en lui ce qu'il aime?» + +Et dès qu'il lui ressemble, il veut aller à elle. Il incline, il appuie +plus près de la coquille, qui seule dès lors le sépare de sa mère. +Alors, elle l'écoute; parfois elle est assez heureuse pour entendre déjà +son premier _pipement_. Il ne restera guère. Il s'enhardit, prend son +parti. Il a un bec, et il s'en sert. Il frappe, il fêle, il fend le mur +de sa prison. Il a des pieds et il s'en aide... Voilà le travail +commencé... son salaire est la délivrance: il entre dans la liberté. + +Dire le ravissement, l'agitation, la prodigieuse inquiétude, tous les +soins maternels, c'est ce que nous ne ferons pas ici; déjà nous venons +de dire les difficultés de l'éducation. + +L'oiseau n'est initié que par le temps et la tendresse. Supérieur par le +vol, il l'est beaucoup plus en ceci, qu'il a eu un foyer et qu'il a vécu +par sa mère; alimenté par elle, et par son père émancipé, ce plus libre +des êtres est le favori de l'amour. + + * * * * * + +Si l'on veut admirer la fécondité de la nature, la vigueur d'invention, +la charmante richesse (effrayante, en un sens) qui d'une création +identique tire par millions des miracles opposés, qu'on regarde cet oeuf +tout semblable à un autre, d'où pourtant jailliront les tribus infinies +qui vont s'envoler par le monde. + +De l'obscure unité, elle verse, elle épanche en rayons innombrables et +prodigieusement divergents, ces flammes ailées que vous nommez oiseaux, +flamboyants d'ardeur et de vie, de couleur et de chant. De la main +brûlante de Dieu échappe incessamment cet éventail immense de diversité +foudroyante, où tout brille, où tout chante, où tout m'inonde +d'harmonie, de lumière... Ébloui, je baisse les yeux. + + * * * * * + +Mélodieuses étincelles du feu d'en haut, où n'atteignez-vous pas?... +pour vous, ni hauteur, ni distance; le ciel, l'abîme, c'est tout un. +Quelle nuée, et quelle eau profonde ne vous est accessible? La terre, +dans sa vaste ceinture, tant qu'elle est grande, avec ses monts, ses +mers et ses vallées, elle vous appartient. Je vous entends sous +l'équateur, ardents comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle +dans l'éternel silence où la vie a cessé, où la dernière mousse a fini; +l'ours lui-même regarde de loin et s'éloigne en grondant. Vous, vous +restez encore, vous vivez, vous aimez, vous témoignez de Dieu, vous +réchauffez la mort. Dans ces déserts terribles, vos touchantes amours +innocentent ce que l'homme appelle la barbarie de la nature. + + + + +LE PÔLE. + +OISEAUX-POISSONS. + + +La grande fée qui fait pour l'homme la plupart des biens et des maux, +l'imagination, se joue à lui travestir de cent façons la nature. Dans +tout ce qui passe ses forces ou blesse ses sensations, dans toutes les +nécessités que commande l'harmonie du monde, il est tenté de voir et de +maudire une volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre contre les +Alpes; un poëte a follement placé le trône du Mal sur ces bienfaisants +glaciers, qui sont la réserve des eaux de l'Europe, qui lui versent ses +fleuves et qui font sa fécondité. D'autres, plus insensés encore, ont +maudit les glaces du pôle, méconnu la magnifique économie du globe, le +balancement majestueux des courants alternatifs qui sont la vie de +l'Océan. Ils ont vu la guerre et la haine, la méchanceté de la nature +dans ses mouvements réguliers, profondément pacifiques, de la Mère +universelle. + +Voilà les rêves de l'homme. Les animaux ne partagent nullement ces +antipathies, ces terreurs; un double attrait, au contraire, chaque année +les fait affluer vers les pôles en innombrables légions. + +Chaque année, oiseaux, poissons, gigantesques cétacés vont peupler les +mers et les îles qui entourent le pôle austral. Mers admirables, +fécondes, pleines et combles de vie commencée (à l'état de zoophytes) et +de fermentation vivante, d'eaux gélatineuses, de frai, de germes +surabondants. + +Les deux pôles également sont pour ces foules innocentes, partout +poursuivies, le grand, l'heureux rendez-vous de l'amour et de la paix. +Le cétacé, pauvre poisson qui pourtant a, comme nous, le doux lait et le +sang chaud, ce proscrit infortuné qui bientôt aura disparu, c'est là +qu'il trouve encore abri, une halte pour le moment sacré de la maternité +et de l'allaitement. Nulles races meilleures ni plus douces, nulles plus +fraternelles pour les leurs, plus tendres pour leurs petits. Cruelle +ignorance de l'homme! Comment le lamentin, le phoque, qui sont si +rapprochés de lui, ont-ils été tués sans horreur? + +L'homme géant du vieil Océan, la baleine, cet être aussi doux que +l'homme nain est barbare, a sur lui cet avantage, d'accomplir, sur des +espèces d'effrayante fécondité, le travail de destruction que commande +la nature, sans leur infliger la douleur. Elle n'a ni dents, ni scie; +nul de ces moyens de supplice dont les destructeurs du monde sont si +abondamment pourvus. Absorbées subitement au fond de ce creuset mobile, +elles se perdent et s'évanouissent, subissent instantanément les +transformations de la grande chimie. La plupart des matières vivantes +dont s'alimentent autour des pôles les habitants de ces mers, cétacés, +poissons, oiseaux, n'ont pas d'organisme encore, ni de moyens de +souffrir. Cela donne à ces tribus un caractère d'innocence qui nous +touche infiniment, nous remplit de sympathie, d'envie aussi, s'il faut +le dire. Trois fois heureux, trois fois béni, ce monde où la vie se +répare sans qu'il en coûte la mort, ce monde qui généralement est +affranchi de la douleur, qui dans ses eaux nourrissantes trouve toujours +la mer de lait, n'a pas besoin de cruauté, et reste encore suspendu aux +mamelles de la nature. + +Profonde était la paix de ces solitudes et de leurs peuples amphibies, +avant l'arrivée de l'homme. Contre l'ours et le renard bleu, les deux +tyrans de la contrée, ils trouvaient un facile abri dans le sein, +toujours ouvert, de la mer, leur bonne nourrice. Quand les marins y +abordèrent, leur seul embarras était de percer la foule des phoques +bienveillants et curieux qui venaient les regarder. Les manchots des +terres australes, les pingouins des terres boréales, pacifiques et plus +ingambes, ne faisaient aucun mouvement. Les oies, dont le fin duvet, +d'une incomparable douceur, fournit l'édredon, se laissaient sans +difficulté approcher, prendre à la main. + +L'attitude de ces êtres nouveaux fut pour nos navigateurs une cause de +plaisantes méprises. Ceux qui, de loin, virent d'abord des îles +couvertes de manchots, à leur tenue verticale, à leur robe blanche et +noire, crurent voir des bandes nombreuses d'enfants en tabliers blancs. +La roideur de leurs petits bras (à peine peut-on dire ailes pour ces +oiseaux commencés), leur mauvaise grâce sur terre, leur difficulté à +marcher, les adjuge à l'Océan où ils nagent à merveille, et qui est leur +élément naturel et légitime; on dirait volontiers qu'ils en sont les +premiers fils émancipés, des poissons ambitieux, candidats aux rôles +d'oiseaux, qui déjà étaient parvenus à transformer leurs nageoires en +ailerons écailleux. La métamorphose ne fut pas couronnée d'un plein +succès: oiseaux impuissants, maladroits, ils restent poissons habiles. + +Ou encore, à leurs larges pieds attachés de si près au corps, à leur cou +court et posé sur un gros corps cylindrique, avec une tête aplatie, on +les jugerait parents de leurs voisins les phoques, dont ils n'ont pas +l'intelligence, mais du moins le bon naturel. + +Ces fils aînés de la nature, confidents de ses vieux âges de +transformation, parurent, aux premiers qui les virent, d'étranges +hiéroglyphes. De leur oeil doux, mais terne et pâle comme la face de +l'océan, ils semblaient regarder l'homme, ce dernier né de la planète, +du fond de leur antiquité. + +Levaillant, non loin du cap de Bonne-Espérance, les trouva nombreux sur +une île déserte où s'élevait le tombeau d'un pauvre marin danois, homme +du pôle boréal, que le hasard avait amené là pour mourir aux terres +australes, et qui se trouvait avoir l'épaisseur du globe entre lui et sa +patrie... Phoques et manchots lui faisaient une nombreuse société: les +premiers couchés, accroupis; les autres debout et montant avec dignité +la garde autour du tombeau, tous plaintifs, et répondant aux plaintes de +l'Océan, qu'on eût dit celle des morts. + +Leur station d'hiver est le Cap. Dans ce tiède exil d'Afrique, ils +s'habillent d'un bon et solide fourreau de graisse qui leur sera bien +utile contre la faim et le froid. Dès que le printemps revient, une voix +secrète leur dit que le tempétueux dégel a brisé, fondu les cristaux +aigus des glaces, que les bienheureuses mers des pôles, leur patrie et +leur berceau, leur doux paradis d'amour, sont ouvertes et les appellent. +Ils s'élancent impatients, franchissent d'une rame rapide cinq ou six +cents lieues de mer, sans repos que quelques glaces flottantes où, par +instants, ils se posent. Ils arrivent, et tout est prêt. Un été de +trente jours leur donne le moment du bonheur. + +Bonheur sévère. Le besoin de trouver une profonde paix les éloigne de la +mer où est leur seule nourriture. Le temps d'amour, d'incubation, est un +temps de jeûne et d'inquiétude. Le renard bleu, leur ennemi, les +poursuit dans le désert. Mais l'union fait la force. Les mères couvent +toutes ensemble, et la légion des pères veille autour d'elles, prête à +se dévouer. Éclose seulement le petit! et que le bataillon serré le mène +jusqu'à la mer... il s'y jette, il est sauvé! + +Sombres climats! Qui pourtant ne les aimerait, quand on y voit la nature +si attendrissante, qui pare impartialement le foyer de l'homme, celui de +l'oiseau, d'amour et de dévouement? Le foyer du Nord tient d'elle une +grâce morale qu'a rarement celui du Midi: un soleil y luit, qui n'est +pas le soleil de l'équateur, mais plus doux, celui de l'âme. Toute +créature y est relevée par l'austérité même du climat ou du danger. + +Le dernier effort en ce monde du Nord, qui n'est nullement celui de la +beauté, c'est d'avoir trouvé le beau. Ce miracle sort du coeur des +mères. La Laponie n'a qu'un art, qu'un objet d'art: le berceau. «C'est +un objet charmant, dit une dame qui a visité ces contrées; élégant et +gracieux comme un joli petit soulier garni de la fourrure légère du +lièvre blanc, plus délicat que la plume du cygne. Autour de la capote où +la tête de l'enfant est parfaitement garantie, chaudement, doucement +abritée, sont suspendus des colliers de perles de couleur, et de petites +chaînettes en cuivre ou argent qui sonnent sans cesse et dont le +cliquetis fait rire le petit Lapon.» + +Merveille de la maternité! Par elle, voilà la femme la plus rude qui +devient inventive, artiste... Mais la femelle est héroïque. C'est le +plus touchant des spectacles de voir l'oiseau de l'édredon, l'eider, +s'arracher son duvet, pour coucher, couvrir son petit. Et quand l'homme +a volé ce nid, la mère continue sur elle la cruelle opération. Et quand +elle s'est plumée, n'a plus rien à arracher que la chair, le sang, le +père lui succède et il s'arrache tout à son tour; de sorte que le petit +est vêtu d'eux, de leur substance, de leur dévouement et de leur +douleur. + +Montaigne, en parlant d'un manteau dont s'était servi son père et que +lui-même aimait à porter en mémoire de lui, dit ce mot touchant auquel +ce pauvre nid me reporte: «Je m'enveloppais de mon père.» + + + + +L'AILE. + + + Des ailes! des ailes! pour voler + Par montagne et par vallée! + Des ailes pour bercer mon coeur + Sur le rayon de l'aurore! + + Des ailes pour planer sur la mer + Dans la pourpre du matin! + Des ailes au-dessus de la vie! + Des ailes par delà la mort! + + (RÜCKERT.) + +C'est le cri de la terre entière, du monde et de toute vie; c'est celui +que toutes les espèces animales ou végétales poussent en cent langues +diverses, la voix qui sort de la pierre même et du monde inorganique: +«Des ailes! nous voulons des ailes, l'essor et le mouvement!» + +Oui, les corps les plus inertes se précipitent avidement dans les +transformations chimiques qui les font entrer au courant de la vie +universelle, leur donnent les ailes du mouvement et de la fermentation. + +Oui, les végétaux fixés sur leur racine immobile épandent leurs amours +intérieurs vers une existence ailée, et se recommandent aux vents, aux +flots, aux insectes, pour les faire vivre au dehors, leur donner le vol +que leur refusa la nature. + +Nous contemplons avec compassion ces ébauches animales, l'unau, l'aï, +plaintives et souffrantes images de l'homme, qui ne peuvent faire un pas +sans pousser un gémissement: _paresseux_ ou _tardigrades_. Ces noms, que +nous leur donnons, nous pouvions les garder pour nous. Si la lenteur est +relative au désir du mouvement, à l'effort toujours trompé d'aller, +d'avancer, d'agir, le vrai _tardigrade_ c'est l'homme. La faculté de se +traîner d'un point à l'autre de la terre, les ingénieux instruments +qu'il a récemment inventés pour aider cette faculté, tout cela ne +diminue pas son adhérence à la terre; il n'y reste pas moins collé par +la tyrannie de la gravitation. + +Je ne vois guère sur la terre qu'une classe d'êtres à qui il soit donné +d'ignorer ou de tromper, par le mouvement libre et rapide, cette +universelle tristesse de l'impuissante aspiration: c'est celui qui ne +tient à la terre que du bout de l'aile, pour ainsi parler; celui que +l'air lui-même berce et porte, le plus souvent sans qu'il ait à s'en +mêler autrement que pour diriger à son besoin, à son caprice. + +Vie facile et vie sublime! De quel oeil le dernier oiseau doit regarder, +mépriser le plus fort, le plus rapide des quadrupèdes, un tigre, un +lion! Qu'il doit sourire de le voir dans son impuissance, collé, fixé à +la terre, la faisant trembler d'inutiles et vains rugissements, des +gémissements nocturnes qui témoignent des servitudes de ce faux roi des +animaux, lié, comme nous sommes tous, dans l'existence inférieure que +nous font également la faim et la gravitation! + +Oh! la fatalité du ventre! la fatalité du mouvement qui nous fait +traîner sur la terre! L'implacable pesanteur qui rappelle chacun de nos +deux pieds à l'élément rude et lourd où la mort nous fera rentrer, et +nous dit: «Fils de la terre, tu appartiens à la terre. Sorti un moment +de son sein, tu y resteras bien longtemps.» + +N'en querellons pas la nature, c'est le signe certainement que nous +habitons un monde fort jeune encore, fort barbare; monde d'essai et +d'apprentissage, dans la série des étoiles, une des haltes élémentaires +de la grande initiation. Ce globe est un globe enfant. Et toi, tu es un +enfant. De cette école inférieure, tu seras émancipé aussi, tu auras de +belles et puissantes ailes. Tu gagnes et mérites ici, à la sueur de ton +front, un degré dans la liberté. + +Faisons une expérience. Demandons à l'oiseau encore dans l'oeuf ce qu'il +veut être, donnons-lui l'option. Veux-tu être homme, et partager cette +royauté du globe que nous font l'art et le travail? + +Il répondra non, à coup sûr. Sans calculer l'effort immense, la peine, +la sueur et le souci, la vie d'esclave par laquelle nous achetons la +royauté, il n'aura qu'un mot à dire: «Roi moi-même en naissant de +l'espace et de la lumière, pourquoi abdiquerais-je, quand l'homme, en sa +plus haute ambition, dans son suprême voeu de bonheur et de liberté, +rêve de se faire oiseau et de prendre des ailes? + +C'est dans son meilleur âge, dans sa première et plus riche existence, +dans ses songes de jeunesse, que parfois l'homme a la bonne fortune +d'oublier qu'il est homme, serf de la pesanteur et lié à la terre. Le +voilà qui s'envole, il plane, il domine le monde, il nage dans un trait +du soleil, il jouit du bonheur immense d'embrasser d'un regard +l'infinité des choses qu'hier il voyait une à une. Obscure énigme de +détail, tout à coup lumineuse pour qui en perçoit l'unité! Voir le monde +sous soi, l'embrasser et l'aimer! quel divin et sublime songe!... Ne +m'éveillez pas, je vous prie, ne m'éveillez jamais!... Mais quoi! Voici +le jour, le bruit et le travail; le dur marteau de fer, la perçante +cloche, de son timbre d'acier, me détrônent, me précipitent; mes ailes +ont fondu. Terre lourde, je retombe à la terre; froissé, courbé, je +reprends la charrue. + +Quand, à la fin de l'autre siècle, l'homme eut l'idée hardie de se +livrer au vent, de monter dans les airs, sans gouvernail, ni rame, ni +moyen de direction, il proclama qu'enfin il avait pris des ailes, éludé +la nature et vaincu la gravitation. De cruels et tragiques événements +démentirent cette ambition. On étudia l'aile; on entreprit de l'imiter; +on contrefit grossièrement l'inimitable mécanique. Nous vîmes avec +effroi, d'une colonne de cent pieds, un pauvre oiseau humain, armé +d'ailes immenses, s'élancer, s'agiter et se briser en pièces. + +La triste et funeste machine, dans sa laborieuse complication, était +bien loin de rappeler cet admirable bras (bien supérieur au bras +humain), ce système de muscles qui coopèrent entre eux dans un si fort +et si vif mouvement. Détendue et dégingandée, l'aile humaine manquait +spécialement du muscle tout-puissant qui lie l'épaule à la poitrine +(l'humérus au sternum), et donne le violent coup d'aile au vol +foudroyant du faucon. L'instrument tient ici de si près au moteur, +l'aviron au rameur, et fait si bien un avec lui, que le martinet, la +frégate rament à quatre-vingts lieues par heure, cinq ou six fois plus +vite que nos chemins de fer les plus rapides, dépassant l'ouragan, et +sans nul rival que l'éclair. + +Mais nos pauvres imitateurs eussent-ils vraiment imité l'aile, rien +n'était fait. On copiait la forme, mais non la structure intérieure; on +croyait que l'oiseau avait dans le vol seul sa force d'ascension, +ignorant le secret auxiliaire que la nature cache en sa plume et ses os. +Le mystère, la merveille, c'est la faculté qu'elle lui donne de se +faire, comme il veut, léger ou lourd, en admettant plus ou moins d'air +dans ces réservoirs ménagés exprès. Pour devenir léger, il enfle son +volume, donc diminue sa pesanteur relative; dès lors il monte de +lui-même dans un milieu plus lourd que lui. Pour descendre ou tomber, il +se refait petit, étroit, en chassant l'air qui le gonflait, donc plus +pesant, aussi pesant qu'il veut. Voilà ce qui trompait, ce qui faisait +la fatale ignorance. On savait que l'oiseau est un vaisseau, non qu'il +fût un ballon. On n'imitait que l'aile; l'aile bien imitée, si l'on n'y +joint cette force intérieure, n'est qu'un sûr moyen de périr. + +Mais cette faculté, ce jeu rapide de prendre ou chasser l'air, de nager +sous un lest variable à volonté, à quoi cela même tient-il? à une +puissance unique, inouïe, de respiration. L'homme qui recevrait autant +d'air à la fois serait tout d'abord étouffé. Le poumon de l'oiseau, +élastique et puissant, s'en empreint, s'en emplit, s'en enivre avec +force et délice, le verse à flots aux os, aux cellules aériennes. +Aspiration, rénovation de rapidité foudroyante de seconde en seconde. Le +sang, vivifié sans cesse d'un air nouveau, fournit à chaque muscle cette +inépuisable vigueur, qui n'est à nul autre être, et n'appartient qu'aux +éléments. + +La lourde image d'Antée touchant à la Terre, sa mère, et y puisant des +forces, rend faiblement, grossièrement, quelque idée de cette réalité. +L'oiseau n'a pas à chercher l'air pour le toucher et s'y renouveler; +l'air le cherche et afflue en lui; il lui rallume incessamment le +brûlant foyer de la vie. + +Voilà ce qui est prodigieux, et non pas l'aile. Ayez l'aile du condor et +suivez-le, quand du sommet des Andes, et de leurs glaciers sibériques, +il fond, il tombe au rivage brûlant du Pérou, traversant en une minute +toutes les températures, tous les climats du globe, aspirant d'une +haleine l'effrayante masse d'air, brûlée, glacée, n'importe!... Vous +arriveriez foudroyé! + +Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort quadrupède. Prenez-moi +un lion enchaîné dans un ballon (dit Toussenel), son sourd rugissement +se perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de voix et de +respiration, la petite alouette monte en filant son chant, et on +l'entend encore quand on ne la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans +fatigue, qui n'a rien coûté, semble la joie d'un invisible esprit qui +voudrait consoler la terre. + +La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, c'est l'oiseau, parce +qu'il se sent fort au delà de son action, parce que, bercé, soulevé de +l'haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La +force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, +chez l'oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer +maternel, d'aspirer la vie à torrent, c'est un enivrement divin. + +La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non impie, de chaque +être, est de vouloir ressembler à la grande Mère, de se faire à son +image, de participer aux ailes infatigables dont l'Amour éternel couve +le monde. + +La tradition humaine est fixée là-dessus. L'homme ne veut pas être +homme, mais ange, un Dieu ailé. Les génies ailés de la Perse font les +chérubins de Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à l'âme, et +elle trouve le vrai nom de l'âme, l'_aspiration_ [Grec: asthma]. L'âme a +gardé ses ailes; elle passe à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge, +et va croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se formule ce +voeu, échappé du plus profond de sa nature et de ses ardeurs +prophétiques: «Oh! si j'étais oiseau!» dit l'homme. La femme n'a nul +doute que l'enfant ne devienne un ange. + +Elle l'a vu ainsi dans ses songes. + +Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissement des nuits, que nous +pleurons tant au matin, si vous étiez partout! Si vraiment vous viviez! +Si nous n'avions perdu rien de ce qui fait notre deuil! si, d'étoiles en +étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous +ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense!... + +On le croit par moments. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont +pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues +derrière le brouillard d'ici-bas, des promesses certaines, et que le +prétendu réel serait plutôt le mauvais songe. + + + + +PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. + + +Il n'est point d'homme illettré, ignorant, point d'esprit blasé, +insensible, qui puisse se défendre d'une émotion de respect, je dirai +presque de terreur, en entrant dans les salles de notre Musée d'histoire +naturelle. + +Nulle collection étrangère, à notre connaissance, ne produit cette +impression. + +D'autres, sans doute, comme celle du splendide musée de Leyde, sont plus +riches en tel genre; non plus complètes, non plus harmoniques. Cette +grandiose harmonie se sent instinctivement, elle impose et saisit. Le +voyageur inattentif, visiteur fortuit, est pris sans s'y attendre; il +s'arrête et il songe. En face de cette énorme énigme, de cet immense +hiéroglyphe qui pour la première fois se pose devant lui, il se +tiendrait heureux s'il pouvait lire un caractère, épeler une lettre. Que +de fois des gens du peuple, surpris et tourmentés de telle forme +bizarre, nous en ont demandé le sens! Un mot les mettait sur la voie, +une simple indication les charmait; ils partaient contents, et se +promettaient de revenir. Au contraire, ceux qui traversaient cet océan +d'objets inconnus, incompris, s'en allaient fatigués et tristes. + +Formons le voeu qu'une administration si éclairée, si haut placée dans +la science, revienne à la constitution primitive du Muséum, qui créait +des _gardiens démonstrateurs_, et n'admettait comme surveillants de ce +trésor que ceux qui pouvaient le comprendre, et par moments +l'interpréter. + +Un autre voeu que nous osons former, c'est qu'à côté des grands +naturalistes on place les images des courageux navigateurs, des +voyageurs persévérants, qui, par leurs travaux, leurs périls, en +hasardant cent fois leur vie, nous ont rapporté ces trésors. S'ils +valent en eux-mêmes, ils valent peut-être plus encore par l'héroïsme et +la grandeur de coeur de ceux qui nous les ont gagnés. Ce charmant +colibri, madame, saphir ailé où vous verriez un futile objet de parure, +savez-vous bien qu'un Azara, un Lesson, vous l'a rapporté des forêts +meurtrières où l'on ne respire que la mort? Ce tigre magnifique dont +vous admirez le pelage, sachez que, pour le mettre ici, il a fallu que, +dans les jongles, il fût cherché, rencontré face à face, tiré, frappé au +front par l'intrépide Levaillant? Ces voyageurs illustres, amants +ardents de la nature, souvent sans moyens, sans secours, l'ont suivie +aux déserts, observée et surprise dans ses mystérieuses retraites, +s'imposant la soif et la faim, d'incroyables fatigues, ne se plaignant +jamais, se croyant trop récompensés, pleins d'amour, de reconnaissance à +chaque découverte, ne regrettant rien à ce prix, non pas même la mort de +Lapeyrouse ou de Mungo Park, la mort dans les naufrages, la mort chez +les barbares. + +Qu'ils revivent ici au milieu de nous! Si leur vie solitaire s'écoula +loin de l'Europe pour la servir, que leurs images soient placées au +milieu de la foule reconnaissante, avec la brève indication de leurs +heureuses découvertes, de leurs souffrances et de leur grand courage. +Plus d'un jeune homme se sentira ému d'avoir vu ces héros et reviendra +rêveur et tenté de les imiter. + +C'est la double grandeur de ce lieu. Des héros envoyèrent ces choses, et +elles furent recueillies, classées, harmonisées par des grands hommes, à +qui tout affluait comme à un centre légitime, et que leur position +autant que leur génie mit à même d'opérer ici la centralisation de la +nature. + +Au dernier siècle, le grand mouvement des sciences convergeait autour +d'un homme de génie, important par le rang, les entourages et la +fortune, M. le comte de Buffon; tous les dons des savants, des +voyageurs, des rois, venaient à lui, par lui se classaient au Musée. De +nos jours un plus grand spectacle a fixé sur ce lieu l'attention émue de +toutes les nations du monde, quand deux hommes immenses (plus que deux +hommes, deux méthodes), Cuvier, Geoffroy y combattirent. Tous s'y +intéressèrent ou pour l'un ou pour l'autre, tous prirent parti, +envoyèrent pour ou contre des preuves au Muséum, tel des livres, tel des +animaux ou des faits inconnus. De sorte que ces collections qu'on +croirait mortes sont vivantes; elles palpitent encore de cette lutte, +animées par les grands esprits qui ont appelé tous ces êtres en +témoignage dans leur combat fécond. + +Ce n'est pas là un dépôt fortuit. Ce sont des séries très-suivies, +formées et composées systématiquement par de profonds penseurs. Les +espèces qui forment les plus curieuses transitions entre les genres y +sont richement représentées. C'est là qu'on voit bien mieux qu'ailleurs +ce qu'ont dit Linné et Lamark: qu'à mesure que nos musées +s'enrichiraient, deviendraient plus complets, auraient moins de lacunes, +on avouerait que la nature ne fait rien brusquement, mais par +transitions douces et insensibles. Où nous croyons voir dans ses oeuvres +un saut, un vide, un passage brusque et inharmonique, accusons-nous +nous-mêmes; cette lacune, c'est notre ignorance. + +Arrêtons-nous quelques moments aux solennels passages où la vie +incertaine semble osciller encore, où la nature paraît s'interroger +elle-même, tâter sa volonté. _Serai-je poisson ou mammifère?_ se dit +l'être; il hésite, et reste poisson à sang chaud; c'est la bonne et +douce tribu des lamentins, des phoques. _Serai-je oiseau ou quadrupède?_ +Grande question, hésitation perplexe, long combat et varié. Toutes les +péripéties en sont racontées, les solutions diverses des problèmes +naïvement posées, réalisées, par des êtres bizarres, comme +l'ornithorynque, qui n'aura d'oiseau que le bec, comme la pauvre +chauve-souris, être innocent et tendre dans son nid de famille, dont la +forme indécise fait la laideur et l'infortune. En elle, on voit que la +nature cherche l'aile, et ne trouve encore qu'une membrane velue, +hideuse, qui toutefois en fait déjà la fonction. + + Je suis oiseau; voyez mes ailes. + +Mais l'aile même ne fait pas l'oiseau. + +Placez-vous vers le centre du musée, et tout près de l'horloge. Là, vous +apercevez, à gauche, le premier rudiment de l'aile dans le manchot du +pôle austral, et dans son frère le pingouin boréal, plus développé d'un +degré. Ailerons écailleux, dont les pennes luisantes rappellent le +poisson bien mieux que l'oiseau. Sur terre, c'est un infirme; la terre +est difficile pour lui, l'air impossible. Ne le plaignez pas trop. Sa +prévoyante mère le destine aux mers des pôles, où il n'aura guère à +marcher. Elle l'habille soigneusement d'un beau fourreau de graisse et +d'une imperméable robe. Elle veut qu'il ait chaud dans les glaces. Quel +en est le meilleur moyen? Il semble qu'elle ait hésité, tâtonné; à côté +du manchot, on voit avec surprise un essai d'un tout autre genre, mais +non pas moins frappant comme précaution maternelle: c'est un gorfou +très-rare, que je n'ai vu dans nul autre musée, habillé d'une rude +fourrure de quadrupède, comme d'une sorte de poil de chèvre, mais plus +luisant peut-être dans l'animal vivant, et certainement impénétrable à +l'eau. + +Pour mettre ensemble les oiseaux qui ne volent pas, il nous faudrait +rapprocher de ceux-ci le navigateur du désert, l'oiseau-chameau, +l'autruche analogue au chameau même par la structure intérieure. Du +moins, si son aile ébauchée ne peut l'enlever de terre, elle l'aide +puissamment à marcher, lui donne une extrême vitesse; c'est sa voile +pour traverser son aride océan d'Afrique. + +Revenons au manchot, véritable point de départ de la série, au manchot +dont l'aile vraiment rudimentaire ne sert point comme voile, n'aide +point à la marche, n'est qu'une indication comme un souvenir de la +nature. + +Elle s'en détache, se soulève péniblement dans un premier essai de vol +par deux figures étranges, qui nous semblent grotesques et +prétentieuses. Le manchot ne l'est pas: honnête et simple créature, on +voit qu'il n'eut jamais l'ambition du vol. Mais en voici qui +s'émancipent, qui semblent chercher la parure, ou la grâce du mouvement. +Le gorfou paraît être un manchot décidé à quitter sa condition; il prend +une aigrette coquette qui met en relief sa laideur. L'informe macareux, +qui semble la caricature d'une caricature, le perroquet lui ressemble +par un gros bec, mal dégrossi, mais sans tranchant ni force, sans queue +et mal équilibré, il peut toujours être emporté par le poids de sa +grosse tête. Il se hasarde à voleter pourtant au risque des culbutes. Il +plane noblement tout près de terre et fait l'envie peut-être des +manchots et des phoques. Parfois il se hasarde en mer; malencontreux +vaisseau, le moindre vent fait son naufrage. + +On ne peut le nier pourtant, l'essor est pris. Des oiseaux de diverses +sortes continuent plus heureusement. Le genre si riche des plongeons, +dans ses espèces très-diverses, relie les voiliers aux nageurs: telles, +d'une aile accomplie, d'un vol hardi et sûr, font les plus grands +voyages: telles, encore revêtues des pennes luisantes du manchot, +frétillent et jouent au fond des mers; les nageoires seules leur +manquent et la respiration pour être des poissons parfaits; ils +alternent, ils sont maîtres de l'un et de l'autre élément. + + + + +LE TRIOMPHE DE L'AILE. + +LA FRÉGATE. + + +N'essayons pas d'énumérer tous les intermédiaires. Passons à l'oiseau +blanc que je vois là-haut dans les nues, oiseau qu'on voit partout, sur +l'eau, sur terre, sur les écueils couverts et découverts des flots, +oiseau qu'on aime à voir, familier et glouton, et qu'on peut appeler +petit vautour des mers. Je parle de ces myriades de goëlands ou de +mouettes, dont toute côte répète les cris. Trouvez-moi des êtres plus +libres. Jour et nuit, midi ou nord, mer ou plage, proie morte ou +vivante, tout leur est un. Usant de tout, chez eux partout, ils +promènent vaguement des flots au ciel leur blanche voile; le vent +nouveau qui tourne et change, c'est toujours le bon vent qui va où ils +voulaient aller. + +Sont-ils autre chose que l'air, la mer, les éléments qui ont pris aile +et volent? Je n'en sais rien: à voir leur oeil gris, terne et froid +(qu'on n'imite nullement dans nos musées), on croit voir la mer grise, +l'indifférente mer du Nord, dans sa glaciale impersonnalité. Que dis-je? +cette mer est plus émue. Parfois phosphorescente, électrique, il lui +arrive de s'animer bien plus. Le vieux père Océan, sournois, colère, +souvent sous sa face pâle roule bien des pensées. Ses fils, les +goëlands, semblent moins animaux que lui. Ils volent de leurs yeux morts +cherchant quelque proie morte, s'attroupant, hâtant en famille la +destruction des grands cadavres qui pour eux flottent sur la mer. Point +féroces d'aspect, égayant le navigateur par leurs jeux, par l'apparition +fréquente de leurs blanches ailes, ils lui parlent des terres +lointaines, des rives qu'il quitte ou qu'il va voir, des amis absents, +espérés. Et ils le servent aussi à l'approche des orages, qu'ils +annoncent et prédisent. Souvent leur voile éployée lui conseille de +serrer les siennes. + +Car ne supposez pas que, l'orage venu, ils daigneront plier les ailes. +Tout au contraire, ils partent. L'orage est leur récolte; plus la mer +est terrible, moins le poisson peut se soustraire à ces hardis pêcheurs. +Dans la baie de Biscaye, où la houle, poussée du nord-ouest, traversant +l'Atlantique, arrive entassée, exhaussée à des hauteurs énormes, avec +des chocs épouvantables, les goëlands placides travaillent +imperturbablement. «Je les voyais, dit M. de Quatrefages, décrire en +l'air mille courbes, plonger entre deux vagues, reparaître avec un +poisson. Plus rapides quand ils suivaient le vent, plus lents quand ils +restaient en face, ils planaient cependant avec la même aisance, sans +paraître donner un coup d'aile de plus que dans les plus beaux jours. Et +cependant les flots remontaient les talus, comme des cataractes à +l'envers, aussi haut que la plate-forme de Notre-Dame, et l'écume plus +haut que Montmartre. Ils n'en semblaient pas plus émus.» + +L'homme n'a pas leur philosophie. Les matelots sont fort émus lorsque, +le jour baissant, une subite nuit se faisant sur les mers, ils voient +autour du navire voler une sinistre petite figure, un funèbre oiseau +noir. Noir n'est pas le mot propre, le noir serait plus gai; la vraie +nuance est celle d'un brun fumeux qu'on ne définit pas. Ombre d'enfer, +ou mauvais songe, qui marche sur les eaux, se promène à travers la +vague, foule aux pieds la tempête. Ce pétrel (ou Saint-Pierre) est +l'horreur du marin, qui croit y voir une malédiction vivante. D'où +vient-il? D'où peut-il surgir, à des distances énormes de toute terre? +que veut-il? que vient-il chercher, si ce n'est le naufrage? Il voltige +impatient, et déjà choisit les cadavres que lui va livrer sa complice, +l'atroce et méchante mer. + +Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins effrayés verraient dans +le pauvre oiseau un autre navire en détresse, un navigateur imprudent +qui, lui aussi, a été surpris loin de la côte et sans abri. Ce vaisseau +est pour lui une île, où il voudrait bien reposer. Le sillage seul du +navire qui coupe et le flot et le vent, c'est déjà un refuge, un secours +contre la fatigue. Sans cesse, d'un vol agile, il met le rempart du +vaisseau entre lui et la tempête. Timide et myope, on ne le voit guère +que quand elle fait la nuit. Il nous ressemble, il craint l'orage, il a +peur, ne veut pas périr, et dit comme vous, marins: «Que deviendraient +mes petits?» + +Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je vois un petit point +bleu au ciel. Heureuse et sereine région qui gardait la paix par-dessus +l'orage. Dans ce point bleu, royalement, un petit oiseau d'aile immense +nage à dix mille pieds de haut. Goëland? non: l'aile est noire. Aigle? +non, l'oiseau est petit. + +C'est le petit aigle de mer, le premier de la race ailée, l'audacieux +navigateur qui ne ploie jamais la voile, le prince de la tempête, +contempteur de tous les dangers: le guerrier ou la frégate. + +Nous avons atteint le terme de la série commencée par l'oiseau sans +aile. Voici l'oiseau qui n'est plus qu'aile. Plus de corps: celui du coq +à peine, avec des ailes prodigieuses qui vont jusqu'à quatorze pieds. Le +grand problème du vol est résolu et dépassé, car le vol semble inutile. +Un tel oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis, n'a qu'à se +laisser porter. L'orage vient? Il monte à de telles hauteurs qu'il y +trouve la sérénité. La métaphore poétique, fausse de tout autre oiseau, +n'est point figure pour celui-ci: à la lettre il dort sur l'orage. + +S'il veut ramer sérieusement, toute distance disparaît. Il déjeune au +Sénégal, dîne en Amérique. + +Ou, s'il veut mettre plus de temps, s'amuser en route, il le peut; il +continuera dans la nuit indéfiniment, sûr de se reposer... sur quoi? sur +sa grande aile immobile, qu'il lui suffit de déployer sur l'air, qui se +charge seul de la fatigue du voyage, sur le vent, son serviteur, qui +s'empresse à le bercer. + +Notez que cet être étrange a de plus cette royauté de ne rien craindre +en ce monde. Petit, mais fort, intrépide, il brave tous les tyrans de +l'air; il mépriserait au besoin le pycargue et le condor; ces énormes et +lourdes bêtes s'ébranleraient à grand'peine qu'il serait déjà à dix +lieues. + +Oh! C'est là que l'envie nous prend, lorsque dans l'azur ardent des +tropiques nous voyons passer en triomphe, à des hauteurs incroyables, +presque imperceptible par la distance, l'oiseau noir dans la solitude, +unique dans le désert du ciel. Tout au plus, un peu plus bas, le croise +dans sa grâce légère un blanc voilier, le paille-en-queue. + +Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l'air, sans peur, sans fatigue, +maître de l'espace, dont le vol si rapide supprime le temps? Qui plus +que toi est détaché des basses fatalités de l'être? + +Une chose pourtant m'étonnait: c'était qu'envisagé de près, ce premier +du royaume ailé n'a rien de la sérénité que promet une vie libre. Son +oeil est cruellement dur, âpre, mobile, inquiet. Son attitude tourmentée +est celle d'une vigie malheureuse qui doit, sous peine de mort, veiller +sur l'infini des mers. Celui-ci visiblement fait effort pour voir au +loin. Et si sa vue ne le sert, l'arrêt est sur son noir visage; la +nature le condamne, il meurt. + +En y regardant de près, on le voit, il n'a pas de pieds. Fort courts du +moins et palmés, ils ne peuvent marcher, percher. Avec un bec +formidable, il n'a pas les griffes du véritable aigle de mer. Faux +aigle, et supérieur au vrai par l'audace comme par le vol, il n'a +pourtant pas sa force, il n'a pas ses prises invincibles. Il frappe et +tue; peut-il saisir? + +De là sa vie tout incertaine, de hasards, vie de corsaire, de pirate, +plus que de marin, et la question permanente qu'on lit trop bien sur son +visage: «Dînerai-je?... aurai-je ce soir de quoi donner à mes petits?» + +L'immense et superbe appareil de ses ailes devient à terre un danger, un +embarras. Il lui faut, pour s'enlever, beaucoup de vent ou un lieu +élevé, une pointe, un roc. Surprise sur un sable plat, sur les bancs, +les bas écueils où elle s'arrête souvent, la frégate est sans défense; +elle a beau menacer, frapper, elle est assommée à coups de bâton. + +Sur mer, ces ailes immenses, admirables quand elles s'élèvent, sont peu +propres à raser l'eau. Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et +dès lors malheur à l'oiseau! il appartient aux poissons, il nourrit les +basses tribus dont il comptait se nourrir: le gibier mange le chasseur, +le preneur est pris. + +Et cependant comment faire? Sa nourriture est dans les eaux. Il faut +toujours qu'il s'en rapproche, qu'il y retourne, qu'il rase sans cesse +l'odieuse et féconde mer qui menace de l'engloutir. + +Donc cet être si bien armé, ailé, supérieur à tous par la vue, le vol, +l'audace, n'a qu'une vie tremblante et précaire. Il mourrait de faim +s'il n'avait l'industrie de se créer un pourvoyeur auquel il escroque sa +nourriture. Sa ressource, hélas! ignoble, c'est d'attaquer un oiseau +lourd et peureux, le fou, excellent pêcheur. La frégate, qui n'est pas +plus grosse, le poursuit, le frappe du bec sur le cou, lui fait rendre +gorge. Tout cela se passe dans l'air; avant que le poisson ne tombe, +elle le happe au passage. + +Si cette ressource manque, elle ne craint pas d'attaquer l'homme: «En +débarquant à l'Ascension, dit un voyageur, nous fûmes assaillis des +frégates. L'une voulait m'arracher un poisson de la main même. D'autres +voltigeaient sur la chaudière où cuisait la viande pour l'enlever, sans +tenir compte des matelots qui étaient autour.» + +Dampier en vit de malades, de vieilles ou estropiées, se tenant sur les +écueils qui semblaient leurs Invalides, levant des contributions sur les +jeunes fous, leurs vassaux, et se nourrissant de leur pêche. Mais, dans +leur état de force, elles ne posent guère à terre, vivant comme les +nuages, flottant de leurs grandes ailes constamment d'un monde à +l'autre, attendant leur aventure, et perçant l'infini du ciel, l'infini +des eaux, d'un implacable regard. + +Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose pas. Le premier des +navigateurs est celui qui n'arrive pas. La terre, la mer, lui sont +presque également interdites. Et c'est l'éternel exilé. + +N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment libre ici-bas, nulle +carrière n'est assez vaste, nul vol assez grand, nulle aile ne suffit. +La plus puissante est un asservissement. Il en faut d'autres que l'âme +attend, demande et espère: + + Des ailes par-dessus la vie! + Des ailes par delà la mort! + + + + +LES RIVAGES. + +DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. + + +J'ai maintes fois, en des jours de tristesse, observé un être plus +triste, que la mélancolie aurait pris pour symbole: c'était le rêveur +des marais, l'oiseau contemplateur qui, en toutes saisons, seul devant +les eaux grises, semble, avec son image, plonger dans leur miroir sa +pensée monotone. + +Sa noble aigrette noire, son manteau gris de perle, ce deuil quasi-royal +contraste avec son corps chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le +pauvre hère ne montre que deux ailes; pour peu qu'il s'éloigne en +hauteur, du corps il n'est plus question; il devient invisible. Animal +vraiment aérien, pour porter ce corps si léger, le héron a assez, il a +trop d'une patte; il replie l'autre; presque toujours sa silhouette +boiteuse se dessine ainsi sur le ciel dans un bizarre hiéroglyphe. + +Quiconque a vécu dans l'histoire, dans l'étude des races et des empires +déchus, est tenté de voir là une image de décadence. C'est un grand +seigneur ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul être ne sort +à cet état misérable des mains de la nature. Donc, je me hasardai à +interroger ce rêveur et je lui dis de loin ces paroles que sa très-fine +ouïe perçut exactement: «Ami pêcheur, voudrais-tu bien me dire (sans +délaisser ta station) pourquoi, toujours si triste, tu sembles plus +triste aujourd'hui? As-tu manqué ta proie? Le poisson trop subtil a-t-il +trompé tes yeux? La grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de +l'onde? + +--Non, poissons ni grenouilles n'ont pas ri du héron... Mais le héron +lui-même rit de lui, se méprise quand il entre en pensée de ce que fut +sa noble race et de l'oiseau des anciens jours. + +«Tu veux savoir à quoi je rêve? Demande au chef indien des Chérokés, des +Jowais, pourquoi, des jours entiers, il tient la tête sur le coude, +regardant sur l'arbre d'en face un objet qui n'y fut jamais. + +«La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux aquatiques dans l'âge +intermédiaire où, jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, de +lutte, mais d'abondante subsistance. Pas un héron alors qui ne gagnât sa +vie. Besoin n'était d'attendre ni de poursuivre; la proie poursuivait le +chasseur; elle sifflait, coassait de tous côtés. Des millions d'êtres de +nature indécise, oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les +limites mal tracées des deux éléments. Qu'auriez-vous fait, vous autres, +faibles et derniers nés du monde? L'oiseau vous prépara la terre. Des +combats gigantesques eurent lieu contre les monstres énormes, fils du +limon; le fils de l'air, l'oiseau prit taille de géant. Si vos histoires +ingrates n'ont pas trace de tout cela, la grande histoire de Dieu le +raconte au fond de la terre où elle a déposé les vaincus, les +vainqueurs, les monstres exterminés par nous et celui qui les détruisit. + +«Vos fictions mensongères nous bercent d'un Hercule humain. Que lui eût +servi sa massue contre le plésiosaure? qui eût attendu face à face cet +horrible léviathan? Il y fallait le vol, l'aile forte, intrépide, qui du +plus haut lançait, relevait, relançait l'Hercule oiseau, l'épiornis, un +aigle de vingt pieds de haut et de cinquante pieds d'envergure, +implacable chasseur qui, maître de trois éléments, dans l'air, dans +l'eau, dans la vase profonde, suivait le dragon sans repos. + +«L'homme eût péri cent fois. Par nous l'homme devint possible sur une +terre pacifiée. Mais qui s'étonnera que ces terribles guerres, qui +durèrent des milliers d'années, aient usé les vainqueurs, lassé +l'Hercule ailé, fait de lui un faible Persée, souvenir effacé, pâli, de +nos temps héroïques? + +«Baissés de taille, de force, sinon de coeur, affamés par la victoire +même, par la disparition des mauvaises races, par la division des +éléments qui nous cacha la proie au fond des eaux, nous fûmes sur la +terre, dans nos forêts et nos marais, poursuivis à notre tour par les +nouveaux venus qui, sans nous, ne seraient pas nés. La malice de l'homme +des bois et sa dextérité furent fatales à nos nids. Lâchement, dans +l'épaisseur des branches qui gênent le vol, entravent le combat, il +mettait la main sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci moins +heureuse, qu'Homère appelle la guerre des pygmées et des grues. La haute +intelligence des grues, leur tactique vraiment militaire, n'ont pas +empêché l'ennemi, l'homme, par mille arts maudits, de prendre +l'avantage. Le temps était pour lui, la terre et la nature; elle va +desséchant le globe, tarissant les marais, supprimant la région indécise +où nous régnâmes. Il en sera de nous, à la longue, comme du castor. +Plusieurs espèces périront; peut-être un siècle encore, et le héron aura +vécu.» + +Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris leur parti, ont +délaissé la terre, se sont franchement vouées et sans réserve à +l'élément liquide, sauf les plongeurs, le cormoran, le sage pélican et +quelques autres, les tribus aquatiques semblent en décadence. +L'inquiétude, la sobriété les maintiennent encore. C'est ce souci +persévérant qui a doué le pélican d'un organe tout particulier, lui +creusant sous son bec distendu un réservoir mobile, signe vivant +d'économie et d'attentive prévoyance. + +Plusieurs, comme le cygne, habiles voyageurs, vivent en variant leur +séjour. Mais le cygne lui-même, immangeable, ménagé de l'homme pour sa +beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en Italie, et dont Virgile +parle sans cesse, y est rare maintenant. On chercherait en vain ces +blanches flottes qui couvraient de leurs voiles les eaux du Mincio, les +marais de Mantoue, qui pleuraient Phaéthon à l'ombre de ses soeurs, ou +dans leur vol sublime, poursuivant les étoiles d'un chant harmonieux, +leur portaient le nom de Varus. + +Ce chant, dont parle toute l'antiquité, est-il une fable? Les organes du +chant, qu'on trouve si développés chez le cygne, lui furent-ils toujours +inutiles? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse liberté quand il avait +une atmosphère plus chaude, quand il passait le meilleur de l'année aux +doux climats de Grèce et d'Italie? On serait tenté de le croire. Le +cygne, refoulé au nord, où ses amours trouvent mystère et repos, a +sacrifié son chant, a pris l'accent barbare, ou il est devenu muet. La +muse est morte; l'oiseau a survécu. + +Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de ressources, la grue, +type supérieur d'intelligence dans ces espèces, devait, ce semble, +prospérer, se maintenir partout dans son ancien empire. Elle a perdu +pourtant deux royaumes: la France, qui ne la voit plus qu'au passage; +l'Angleterre, où maintenant elle hasarde rarement de déposer ses oeufs. + +Le héron, au temps d'Aristote, était plein d'industrie et de sagacité. +L'antiquité le consultait sur le beau temps, l'orage, comme un des plus +graves augures. Déchu au moyen âge, mais gardant sa beauté, son vol qui +monte au ciel, c'était encore un prince, un oiseau féodal; les rois +voyaient en lui une chasse de roi et le but du noble faucon. Si bien le +chassa-t-on que, sous François Ier, il devint rare; ce roi le loge +autour de lui, à Fontainebleau, y fait des héronnières. Deux ou trois +siècles passent, et Buffon croit encore «qu'il n'y a guère de province +où des héronnières ne se trouvent.» De nos jours, Toussenel n'en connaît +qu'une en France, au nord du moins, dans la Champagne; entre Reims et +Épernay, un bois recèle le dernier asile où le pauvre solitaire ose +encore cacher ses amours. + +Solitaire! c'est là sa condamnation. Moins sociable que la grue, moins +familier que la cigogne, il semble devenu farouche même aux siens, à +celle qu'il aime. Court et rare, le désir l'arrache à peine un jour à sa +mélancolie. Il tient peu à la vie. Captif, il refuse souvent la +nourriture, s'éteint sans plainte et sans regrets. + +Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expérience, la plupart réfléchis +et docteurs en deux éléments, étaient dans leur meilleure époque, plus +avancés que bien d'autres. Ils méritaient les ménagements de l'homme. +Tous avaient des mérites d'originalité diverse. L'instinct social des +grues, leur singulier esprit mimique, les rendaient aimables, amusantes. +La jovialité du pélican et son humeur joueuse, la tendresse de l'oie, sa +faculté d'attachement, la bonté enfin des cigognes, leur piété pour +leurs vieux parents, attestée par tant de témoins, formaient entre ce +monde et nous des liens sympathiques que la légèreté humaine n'aurait +pas dû briser barbarement. + + + + +LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. + +WILSON. + + +La décadence du héron est moins sensible en Amérique. Il est moins +poursuivi. Les solitudes sont plus vastes. Il trouve encore, sur ses +marais chéris, des forêts sombres et presque impénétrables. Dans ces +ténèbres il est plus sociable; dix ou quinze ménages s'y établissent +ensemble, ou à peu de distance. L'obscurité parfaite des grands cèdres +sur les eaux livides les rassure et les réjouit. Vers le haut de ces +arbres, ils construisent avec des bâtons une large plate-forme qu'ils +couvrent de petites branches; voilà le domicile de la famille et l'abri +des amours; là, la ponte tranquille, l'éclosion, l'éducation du vol, les +enseignements paternels qui formeront le petit pêcheur. Ils n'ont pas +fort à craindre que l'homme vienne les inquiéter dans ces retraites; +elles se trouvent non loin de la mer, spécialement dans les Carolines, +dans des terrains bas et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune. Tel +marais, ancien bras de mer ou de rivière, vieille flaque oubliée +derrière dans la retraite des eaux, s'étend parfois sur la largeur d'un +mille, à cinq ou six milles de longueur. L'entrée n'est pas fort +invitante; vous voyez un front de troncs d'arbres, tous parfaitement +droits et dépouillés de branches, de cinquante ou soixante pieds, +stériles jusqu'au sommet, où ils mêlent et rapprochent leurs flèches +végétales d'un sombre vert, de manière à garder sur l'eau un crépuscule +sinistre. Quelle eau! une fermentation de feuilles et de débris, où les +vieilles souches montent pêle-mêle l'une sur l'autre, le tout d'un jaune +sale, où nage à la surface une mousse verte et écumeuse. Avancez; ce qui +semble ferme est une mare où vous plongez. Un laurier à chaque pas +intercepte le passage; pour passer outre, il faut une lutte pénible avec +ses branches, avec des débris d'arbres, des lauriers toujours +renaissants. De rares lueurs percent l'obscurité; ces régions affreuses +ont le silence de la mort. Sauf la note mélancolique de deux ou trois +petits oiseaux, que l'on entend parfois, ou le héron et son cri enroué, +tout est muet, désert; mais, que le vent s'élève, de la cime des arbres, +le triste héron gémit, soupire. Si la tempête vient, ces grands cèdres +nus, ces grands mâts, se balancent et se heurtent; toute la forêt hurle, +crie gronde, imite à s'y tromper les loups, les ours, toutes les bêtes +de proie. + +Aussi ce ne fut pas sans étonnement que, vers 1805, les hérons, si bien +établis, virent rôder sous leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage, +un homme. Un seul était capable de les visiter là, patient, voyageur +infatigable, et brave autant que pacifique, l'ami, l'admirateur des +oiseaux, Alexandre Wilson. + +Si ce peuple avait su le caractère du visiteur, loin de s'en effrayer, +il fût venu sans doute à sa rencontre pour lui faire de ses cris, de ses +battements d'ailes, un salut amical, une fraternelle ovation. + +Dans ces années terribles où l'homme fit de l'homme la plus vaste +destruction qui jamais se soit vue, il y avait en Écosse un homme de +paix. Pauvre tisserand de Glascow, dans son logis humide et sombre il +rêvait la nature, l'infini des libres forêts, la vie ailée surtout. Son +métier de cul-de-jatte, condamné à rester assis, lui donna l'amour +extatique du vol et de la lumière. S'il ne prit pas des ailes, c'est que +ce don sublime n'est encore dans ce monde que le rêve et l'espoir de +l'autre. Nul doute qu'aujourd'hui, Wilson, tout à fait affranchi, ne +vole, oiseau de Dieu, dans une étoile moins obscure, observant plus à +l'aise sur l'aile du condor et de l'oeil du faucon. + +Il avait essayé d'abord de satisfaire son goût pour les oiseaux en +compulsant les livres de gravures qui prétendent les représenter. +Lourdes et gauches caricatures qui donnent une idée ridicule de la +forme, et du mouvement rien; or, qu'est-ce que l'oiseau hors la grâce et +le mouvement? Il n'y tint pas. Il prit un parti décisif: ce fut de +quitter tout, son métier, son pays. Nouveau Robinson Crusoé, par un +naufrage volontaire, il voulait s'exiler aux solitudes d'Amérique, là, +voir lui-même, observer, décrire, peindre. Il se souvint alors d'une +chose: c'est qu'il ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. Voilà +cet homme fort, patient et que rien ne pouvait rebuter, qui apprend à +écrire, très-bien, très-vite. Bon écrivain, artiste infiniment exact, +main fine et sûre, il parut, sous sa mère et maîtresse la Nature, moins +apprendre que se souvenir. + +Armé ainsi, il se lance au désert, dans les forêts, aux savanes +malsaines, ami des buffles et convive des ours, mangeant les fruits +sauvages, splendidement couvert de la tente du ciel. Où il a chance de +voir un oiseau rare, il reste, il campe, il est chez lui. Qui le presse +en effet? Il n'a pas de maison qui le rappelle, ni femme, ni enfant qui +l'attende. Il a une famille, c'est vrai; mais la grande famille qu'il +observe et décrit. Des amis, il en a: ceux qui n'ont pas encore la +défiance de l'homme et qui viennent percher à son arbre et causer avec +lui. + +Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un très-solide ami, qui vous +en fera bien d'autres, qui vous fera comprendre, ayant été oiseau +lui-même de pensée et de coeur. Un jour, le voyageur, pénétrant dans vos +solitudes, et voyant tel de vous voler et briller au soleil, sera +peut-être tenté de sa dépouille, mais se souviendra de Wilson. Pourquoi +tuer l'ami de Wilson? et ce nom lui venant à la mémoire, il baissera son +fusil. + +Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à l'infini ces massacres +d'oiseaux, du moins pour les espèces qui sont dans nos musées, et dans +les musées peints de Wilson, d'Audubon, son disciple admirable, dont le +livre royal, donnant et la famille, et l'oeuf, le nid, la forêt, le +paysage même, est une lutte avec la nature. + +Ces grands observateurs ont une chose qui les met à part. Leur sentiment +est si fin, si précis, que nulle généralité n'y satisfait; ils observent +par individu. Dieu ne s'informe pas, je pense, de nos classifications: +il crée tel être, s'inquiète peu des lignes imaginaires, dont nous +isolons les espèces. De même, Wilson ne connaît pas d'oiseaux en +général, mais tel individu, de tel âge, de telle plume, dans telles +circonstances. Il le sait, l'a vu, revu, et il vous dira ce qu'il fait, +ce qu'il mange, comme il se comporte, telle aventure enfin, telle +anecdote de sa vie. «J'ai connu un pivert. J'ai souvent vu un +baltimore.» Quand il s'exprime ainsi, vous pouvez vous fier à lui; c'est +qu'il a été avec eux en relation suivie, dans une sorte d'amitié et +d'intimité de famille. Plût au ciel que nous connussions l'homme à qui +nous avons affaire, comme il a connu l'oiseau _qua_, ou le héron des +Carolines! + +Il est bien entendu et facile à deviner que, quand cet homme-oiseau +revint parmi les hommes, il ne trouva personne pour l'entendre. Son +originalité toute nouvelle, de précision inouïe; sa faculté unique +d'_individualiser_ (seul moyen de refaire, de recréer l'être vivant) fut +justement l'obstacle à son succès. Ni les libraires, ni le public, ne +voulaient rien que de nobles, hautes et vagues généralités, tous fidèles +au précepte du comte de Buffon: Généraliser, c'est ennoblir; donc prenez +le mot général. + +Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce génie fécond après sa +mort fît un génie semblable, l'exact, le patient Audubon, dont l'oeuvre +colossale a étonné et conquis le public, démontrant que la vraie et +vivante représentation de l'individualité est plus noble et plus +grandiose que les oeuvres forcées de l'art généralisateur. + +La douceur d'âme du bon Wilson, si indignement méconnue, éclate dans sa +belle préface. Tel peut la trouver enfantine, mais nul coeur innocent ne +se défendra d'en être touché. + +«Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune fils de huit ou neuf ans +qu'on élève à la ville, mais qui, alors à la campagne, venait de +recueillir, en courant dans les champs, un beau bouquet de fleurs +sauvages de toutes couleurs. Il les présenta à sa mère, dans la plus +grande animation, disant: «Chère maman, voyez quelles belles fleurs j'ai +recueillies!... Oh! j'en pourrai cueillir bien d'autres qui viennent +dans nos bois, et plus belles encore! N'est-ce pas, maman, je vous en +apporterai encore?» Elle prit le bouquet avec un sourire de tendresse, +admira silencieusement cette beauté simple et touchante de la nature, et +lui dit: «Oui, mon fils.» L'enfant partit sur l'aile du bonheur. + +«Je me trouvai moi-même dans cet enfant, et je fus frappé de la +ressemblance. Si ma terre natale reçoit avec une gracieuse indulgence +les échantillons que je lui présente humblement, si elle exprime le +désir _que je lui en porte encore plus_, ma plu haute ambition sera +d'être satisfaite. Car, comme dit mon petit ami, nos bois en sont +pleins; j'en puis cueillir bien d'autres et plus belles encore.» +(Philadelphie, 1808.) + + + + +LE COMBAT. + +LES TROPIQUES. + + +Une dame de nos parentes, qui vivait à la Louisiane, allaitait son jeune +enfant. Chaque nuit, son sommeil était troublé par la sensation étrange +d'un objet froid et glissant qui aurait tiré le lait de son sein. Une +fois, même impression; mais elle était éveillée; elle s'élance, elle +appelle, on apporte de la lumière, on cherche, on retourne le lit; on +trouve l'affreux nourrisson, un serpent de forte taille et de dangereuse +espèce. L'horreur qu'elle en eut lui fit à l'instant perdre son lait. + +Levaillant raconte qu'au Cap, dans un cercle, au milieu d'une paisible +conversation, la dame de la maison pâlit, jette un cri terrible. Un +serpent lui montait aux jambes, un de ceux dont la piqûre fait mourir en +deux minutes. À grand'peine on le tua. + +Aux Indes, un de nos soldats, reprenant son havre-sac qu'il avait posé, +trouve derrière le dangereux serpent noir, le plus venimeux de tous. Il +allait le couper en deux. Un bon Indien s'interpose, obtient grâce, +prend le serpent. Piqué, il meurt sur le coup. + +Telles sont les terreurs de la nature dans ces climats formidables. Mais +les reptiles, rares aujourd'hui, n'y sont pas le plus grand fléau. Celui +de tous les instants, de tous les lieux, c'est l'insecte. Il est +partout, il est dans tout; il a toutes les allures pour venir à vous; il +marche, nage, se glisse, vole; il est dans l'air, vous le respirez. +Invisible, il se révèle par les plus cuisantes piqûres. Récemment, dans +un de nos ports, un employé des archives ouvre un carton de papiers des +colonies apporté depuis longtemps. Une mouche en sort furieuse; elle le +suit, elle le pique; en deux jours, il était mort. + +Les plus endurcis des hommes, les boucaniers et flibustiers, disaient +que, de tous les dangers et de toutes les douleurs, ce qu'ils +redoutaient le plus, c'étaient les piqûres d'insectes. + +Intangibles le plus souvent, invisibles, irrésistibles, ils sont la +destruction même, sous la forme inéluctable. Que leur opposer, quand ils +viennent en guerre et par légions? Une fois, à la Barbade, on observa +une armée immense de grosses fourmis, qui, poussée de causes inconnues, +avançait en colonne serrée dans le même sens contre les habitations. En +tuer, c'était peine perdue. Nul moyen de les arrêter. On imagina +heureusement de faire sur leur route des traînées de poudre auxquelles +on mettait le feu. Ces volcans les épouvantèrent, et le torrent peu à +peu se détourna de côté. + +Nul arsenal du moyen âge, avec toutes les armes étranges dont on se +servait alors; nulle boutique de coutelier pour la chirurgie, avec les +milliers d'instruments effrayants de l'art moderne, ne peut se comparer +aux monstrueuses armures des insectes des tropiques, aux pinces, aux +tenailles, aux dents, aux scies, aux trompes, aux tarières, à tous les +outils de combat, de mort et de dissection, dont ils vont armés en +guerre, dont ils travaillent, percent, coupent, déchirent, divisent +finement, avec autant d'adresse et de dextérité que d'âpreté furieuse. + +Les plus grands ouvrages n'ont rien qui soit au-dessus des forces de ces +terribles légions. Donnez-leur un vaisseau de ligne, que dis-je? une +ville à dévorer. Ils s'en chargent avec joie. À la longue, ils ont +creusé sous Valence, près de Caraccas, des abîmes et des catacombes; +elle est maintenant suspendue. Quelques individus de ces tribus +dévorantes, malheureusement apportés à la Rochelle, se sont mis à manger +la ville, et déjà plus d'un édifice chancelle sur des charpentes qui +n'ont plus que l'apparence et dont l'intérieur est rongé. + +Que ferait un homme livré aux insectes? On n'ose y penser. Un +malheureux, qui était ivre, tomba près d'une charogne. Les insectes qui +dépeçaient le mort, n'en distinguèrent point le vivant; ils en prirent +possession, y entrèrent par toutes les portes, remplirent toutes les +cavités naturelles. Nul moyen de le sauver. Il expira au milieu +d'effroyables convulsions. + +Dans les brûlantes contrées où la décomposition rapide rend tout cadavre +dangereux, où toute mort menace la vie, à l'infini se multiplient ces +terribles accélérateurs de la disparition des êtres. Un corps touche à +peine la terre qu'il est saisi, attaqué, désorganisé, disséqué. Il en +reste à peine les os. La nature, mise en péril par sa propre fécondité, +les appelle, les excite, les pique par la chaleur, par l'excitation d'un +monde d'épices et de substances âcres. Elle en fait de furieux +chasseurs, d'insatiables gloutons. Le tigre et le lion sont des êtres +doux, modérés, sobres, en comparaison du vautour; mais qu'est-ce que le +vautour devant tel insecte qui parvient, en vingt-quatre heures, à +manger trois fois son poids? + +La Grèce avait vu la nature sous la noble et froide image de Cybèle +traînée par les lions. L'Inde a vu son dieu Syva, dieu de la vie et de +la mort, qui sans cesse cligne de l'oeil, ne regarde jamais fixement, +parce qu'un seul de ses regards mettrait tous les mondes en poudre. +Faibles imaginations des hommes en présence de la réalité! Leurs +fictions, que sont-elles devant le brûlant foyer où, par atome ou par +seconde, la vie meurt, naît, flamboie, scintille?... Qui pourra en +soutenir la foudroyante étincelle sans vertige et sans effroi? + +Trop juste et trop légitime l'hésitation du voyageur à l'entrée des +redoutables forêts où la nature tropicale, sous des formes souvent +charmantes, fait son plus âpre combat. Il y a lieu d'hésiter, quand on +sait que l'on considère comme la meilleure défense des forteresses +espagnoles un simple bois de cactus qui, planté autour, est bientôt +plein de serpents. Vous y sentez fréquemment une forte odeur de musc, +odeur fade, odeur sinistre. Elle vous dit que vous marchez sur une terre +qui n'est que poussière des morts; débris d'animaux qui ont cette odeur, +de chats-tigres, de crocodiles, de vautours, de vipères et de serpents à +sonnettes. + +Le danger est plus grand peut-être dans ces forêts vierges, où tout vous +parle de vie, où fermente éternellement le bouillonnant creuset de la +nature. + +Ici et là, leurs vivantes ténèbres s'épaississent d'une triple voûte, et +par des arbres géants, et par des enlacements de lianes, et par des +herbes de trente pieds à larges et superbes feuilles. Par place, ces +herbes plongent dans le vieux limon primitif, tandis qu'à cent pieds +plus haut, par-dessus la grande nuit, des fleurs altières et puissantes +se mirent dans le brûlant soleil. + +Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent ses rayons, c'est une +scintillation, un bourdonnement éternel, des scarabées, papillons, +oiseaux-mouches et colibris, pierreries animées et mobiles, qui +s'agitent sans repos. La nuit, scène plus étonnante! commence +l'illumination féerique des mouches luisantes, qui, par milliards de +millions, font des arabesques fantasques, des fantaisies effrayantes de +lumière, des grimoires de feu. + +Avec toute cette splendeur, aux parties basses clapote un peuple obscur, +un monde sale de caïmans, de serpents d'eau. Aux troncs des arbres +énormes, les fantastiques orchidées, filles aimées de la fièvre, enfants +de l'air corrompu, bizarres papillons végétaux, se suspendent et +semblent voler. Dans ces meurtrières solitudes, elles se délectent et se +baignent dans les miasmes putrides, boivent la mort qui fait leur vie, +et traduisent, par le caprice de leurs couleurs inouïes, l'ivresse de la +nature. + +N'y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point gagner au charme votre +tête appesantie. Debout! debout! sous cent formes, le danger vous +environne. La fièvre jaune est sous ces fleurs, et le _vomito nero_; à +vos pieds traînent les reptiles. Si vous cédiez à la fatigue, une armée +silencieuse d'anatomistes implacables prendrait possession de vous, et +d'un million de lancettes ferait de tous vos tissus une admirable +dentelle, une gaze, un souffle, un néant. + +À cet abîme engloutissant de mort absorbante, de vie famélique, +qu'oppose Dieu qui nous rassure? Un autre abîme non moins affamé, altéré +de vie, mais moins implacable à l'homme. Je vois l'oiseau, et je +respire. + +Quoi! c'est vous, fleurs animées, topazes et saphirs ailés, c'est vous +qui serez mon salut? Votre âpreté libératrice, acharnée à l'épuration de +cette surabondante et furieuse fécondité, rend seule accessible l'entrée +de la dangereuse féerie. Vous absentes, la nature jalouse ferait, sans +que le plus hardi eût osé jamais l'observer, son travail mystérieux de +fermentation solitaire. Qui suis-je ici? et comment me défendre? Quelle +puissance y servirait? L'éléphant, l'ancien mammouth, y périrait sans +ressource d'un million de dards mortels. Qui les brave? l'aigle? le +condor? non, un peuple plus puissant, l'intrépide, l'innombrable légion +des gobe-mouches. + +Oiseaux-mouches et colibris, leurs frères de toutes couleurs, vivent +impunément dans ces brillantes solitudes où tout est danger, parmi les +plus venimeux insectes, et sur les plantes lugubres dont l'ombre seule +fait mourir. L'un d'eux (huppé, vert et bleu), aux Antilles, suspend son +nid à l'arbre qui fait la terreur, la fuite de tous les êtres, au +spectre dont le regard semble glacer pour toujours, au funèbre +mancenillier. + +Miracle! il est tel perroquet qui moissonne intrépidement les fruits de +l'arbre terrible, s'en nourrit, en prend la livrée et semble, dans son +vert sinistre, puiser l'éclat métallique de ses triomphantes ailes. + +La vie, chez ces flammes ailées, le colibri, l'oiseau-mouche, est si +brûlante, si intense, qu'elle brave tous les poisons. Leur battement +d'ailes est si vif, que l'oeil ne le perçoit pas; l'oiseau-mouche semble +immobile, tout à fait sans action. Un _hour! Hour!_ continuel en sort, +jusqu'à ce que, tête basse, il plonge du poignard de son bec au fond +d'une fleur, puis d'une autre, en tirant les sucs, et pêle-mêle les +petits insectes: tout cela d'un mouvement si rapide que rien n'y +ressemble; mouvement âpre, colérique d'une impatience extrême, parfois +emporté de furie, contre qui? contre un gros oiseau qu'il poursuit et +chasse à mort, contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas +de ne point l'avoir attendu. Il s'y acharne, l'extermine, en fait voler +les pétales. + +Les feuilles absorbent, comme on sait, les poisons de l'air, les fleurs +les résorbent. Ces oiseaux vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, +de leurs sucs brûlants et âcres, en réalité, de poisons. Ces acides +semblent leur donner et leur âpre cri, et l'éternelle agitation de leurs +mouvements colériques. Ils contribuent peut-être bien plus directement +que la lumière à les colorer de ces reflets étranges qui font penser à +l'acier, à l'or, aux pierres précieuses, plus qu'à des plumes ou à des +fleurs. + +Le contraste est violent entre eux et l'homme. Celui-ci, partout dans +les mêmes lieux, périt ou défaille. Les Européens qui viennent à la +lisière de ces forêts pour essayer la culture du cacao et autres denrées +tropicales ne tardent pas à succomber. Les indigènes languissent, +énervés et atrophiés. Le point de la terre où l'homme tombe le plus près +de la bête est celui où l'oiseau triomphe, où sa parure extraordinaire, +luxueuse et surabondante, lui a mérité son nom d'oiseau de paradis. + +N'importe! de tout plumage, de toute couleur, de toute forme, ce grand +peuple ailé, vainqueur, dévorateur des insectes, et, dans ses fortes +espèces, chasseur acharné des reptiles, s'envole par toute la terre +comme le précurseur de l'homme, épurant, préparant son habitation. Il +nage intrépidement sur cette grande mer de mort, sifflante, coassante et +grouillante, sur les miasmes terribles, les aspire et les défie. + +C'est ainsi que la grande oeuvre du salut, l'antique combat de l'oiseau +contre les tribus inférieures qui durent rendre très-longtemps le monde +inhabitable à l'homme, elle continue cette oeuvre par toute la terre. +Les quadrupèdes, l'homme même, n'y ont qu'une faible part. C'est +toujours la guerre de l'Hercule ailé. + +En lui, les lieux habités ont toute leur sécurité. Dans l'extrême +Afrique, au Cap, le bon serpentaire défend l'homme contre les reptiles. +Pacifique et d'un doux aspect, il semble accomplir sans colère ses rudes +et dangereux combats. Le gigantesque jabiru ne travaille pas moins aux +déserts de la Guyane, où l'homme n'ose pas vivre encore. Leurs +dangereuses savanes, noyées et séchées tour à tour, océan douteux où +fourmille au soleil un peuple terrible de monstres encore inconnus, ont +pour habitant supérieur, pour épurateur intrépide, un noble oiseau de +combat, à qui la nature a laissé quelque trace des armures antiques dont +les oiseaux primitifs furent très-probablement munis dans leur lutte +contre le dragon. C'est un dard placé sur la tête, un dard sur chacune +des ailes. Du premier, il fouille, éveille, remue dans la fange son +ennemi. Les autres le gardent et le protégent; le reptile qui l'étreint, +le serre, s'enfonce en même temps les dards, et de sa contraction, de +son propre effort, il est poignardé. + +Ce bel et vaillant oiseau, dernier né des mondes antiques et qui reste +pour témoigner de ces luttes oubliées, qui naît, vit, meurt sur le +limon, sur le cloaque primitif, n'a rien de ce berceau immonde. Je ne +sais quel instinct moral l'élève et le tient au-dessus. Sa grande et +redoutable voix, qui domine le désert, annonce au loin la gravité, le +sérieux héroïque du noble et fier épurateur. Le kamichi, c'est son nom, +est rare; à lui seul, il est tout un genre, une classe qui n'est point +divisée. + +Méprisant l'ignoble promiscuité du bas monde dont il vit, il est seul, +et n'a qu'un amour. Sans doute, dans cette vie de guerre, l'amante est +un compagnon d'armes; ils aiment et combattent ensemble, ils suivent +même destinée. C'est le mariage guerrier dont parle Tacite: _sic +vivendum, sic pereundum_ (À la vie et à la mort). Quand cette tendre +société, cette consolation, ce secours, manque au kamichi, il dédaigne +de prolonger son existence, la rejoint, jamais ne survit. + + + + +L'ÉPURATION. + + +Le matin, non à l'aurore, mais quand déjà le soleil est sur l'horizon, à +l'heure précise où s'entr'ouvrent les feuilles du cocotier, sur les +branches de cet arbre, perchés par quarante ou cinquante, les urubus +(petits vautours) ouvrent leurs beaux yeux de rubis. Le labeur du jour +les réclame. Dans la paresseuse Afrique, cent villages noirs les +appellent; dans la somnolente Amérique, au sud de Panama ou Caraccas, +ils doivent, épurateurs rapides, balayer, nettoyer la ville, avant que +l'Espagnol se lève, avant que le puissant soleil ait mis en fermentation +les cadavres et les pourritures. S'ils y manquaient un seul jour, le +pays deviendrait désert. + +Quand c'est le soir pour l'Amérique, quand l'urubu, sa journée faite, se +replace sur son cocotier, les minarets de l'Asie blanchissent aux rayons +de l'aurore. De leurs balcons, non moins exacts que leurs frères +américains, vautours, corneilles, cigognes, ibis, partent pour leurs +travaux divers: les uns vont aux champs détruire les insectes et les +serpents, les autres, s'abattant dans les rues d'Alexandrie ou du Caire, +font à la hâte leurs travaux d'expurgation municipale. S'ils prenaient +la moindre vacance, la peste serait bientôt le seul habitant du pays. + +Ainsi, sur les deux hémisphères, s'accomplit le grand travail de la +salubrité publique avec une régularité merveilleuse et solennelle. Si le +soleil est exact à venir féconder la vie, ces épurateurs jurés et +patentés de la nature ne sont pas moins exacts à soustraire à ses +regards le spectacle choquant de la mort. + +Ils semblent ne pas ignorer l'importance de leurs fonctions. Approchez; +ils ne fuient point. Quand leurs confrères les corbeaux, qui souvent +marchent devant eux et leur désignent leur proie, les ont avertis, vous +voyez (on ne sait d'où, comme du ciel) fondre la nuée des vautours. +Solitaire de leur nature, et sans communication, silencieux pour la +plupart, ils se mettent une centaine au banquet; rien ne les dérange. +Nul débat entre eux, nulle attention au passant. Imperturbables, ils +accomplissent leurs fonctions dans une âpre gravité: le tout décemment, +proprement; le cadavre disparaît, la peau reste. En un moment, une +effrayante masse de fermentation putride dont on n'osait plus approcher +a disparu, est rentrée au courant pur et salubre de la vie universelle. + +Chose étrange! Plus ils nous servent, plus nous les trouvons odieux. +Nous ne voulons pas les prendre pour ce qu'ils sont, dans leur vrai +rôle, pour de bienfaisants creusets de flamme vivante où la nature fait +passer tout ce qui corromprait la vie supérieure. Elle leur a fait dans +ce but un appareil admirable qui reçoit, détruit, transforme, sans se +rebuter, se lasser, ni même se satisfaire. Ils mangent un hippopotame, +et ils restent affamés. Ils dévorent un éléphant, et ils restent +affamés. Aux mouettes (les vautours de mer), une baleine semble un +morceau raisonnable. Elles la dissèquent, la font disparaître mieux que +les meilleurs baleiniers. Tant qu'il en reste, elles restent; tirez-les, +sous le fusil elles reviennent intrépides. Rien ne fait lâcher le +vautour; sur le corps d'un hippopotame, Levaillant en tua un qui, blessé +à mort, arrachait encore des morceaux. Était-il à jeun? point du tout; +on lui en trouva six livres qu'il avait dans l'estomac. + +Gloutonnerie automatique, plus que de férocité. Si leur figure est +triste et sombre, la nature les a la plupart favorisés d'une parure +délicate et féminine, le fin duvet blanc de leur cou. + +Devant eux, vous vous sentez en présence des ministres de la mort, mais +de la mort pacifique, naturelle, et non du meurtre. Ils sont, comme les +éléments, sérieux, graves, inaccusables, au fond, innocents, plutôt +méritants. Avec cette force de vie qui reprend, dompte, absorbe tout, +ils restent, plus qu'aucun être, soumis aux influences générales, +dominés par l'atmosphère et la température, essentiellement +hygrométriques, de vrais baromètres vivants. L'humidité du matin +alourdit leurs pesantes ailes; la plus faible proie, à cette heure, +passe impunément devant eux. Tel est leur asservissement à la nature +extérieure, que ceux d'Amérique, perchés par rangées uniformes aux +branches du cocotier, suivent, nous l'avons dit, à la lettre l'heure où +les feuilles se couchent, s'endorment bien avant le soir, et ne se +lèvent que quand le soleil, déjà haut sur l'horizon, rouvre avec les +feuilles de l'arbre leurs blanches et lourdes paupières. + +Ces admirables agents de la bienfaisante chimie qui conserve et +équilibre la vie ici-bas travaillent pour nous dans mille lieux où +jamais nous ne pénétrâmes. On remarque bien leur présence, leur service +dans les villes; mais personne ne peut mesurer leurs bienfaits dans des +déserts d'où les vents souffleraient la mort. Dans l'insondable forêt, +dans les profonds marécages, sous l'impur ombrage des mangles, des +palétuviers, où fermentent, battus, rabattus de la mer, les cadavres des +deux mondes, la grande armée épuratrice seconde, abrége l'action et des +flots et des insectes. Malheur au monde habité si son travail +mystérieux, inconnu, cessait un instant! + +En Amérique, la loi protége ces bienfaiteurs publics. + +L'Égypte fait plus pour eux; elle les révère et les aime. S'ils n'y ont +plus leur culte antique, ils y trouvent l'amicale hospitalité de +l'homme, comme au temps de Pharaon. Demandez au fellah d'Égypte pourquoi +il se laisse assiéger, assourdir par les oiseaux, pourquoi il souffre +patiemment l'insolence de la corneille perchée sur la corne du buffle, +sur la bosse du chameau, ou par troupes s'abattant sur les dattiers dont +elle fait tomber les fruits: il ne dira rien. Tout est permis à +l'oiseau. Plus vieux que les Pyramides, il est l'ancien de la contrée. +L'homme n'y est que par lui; il ne pourrait y subsister sans le +persévérant travail de l'ibis, de la cigogne, de la corneille et du +vautour. + +De là une sympathie universelle pour l'animal, une tendresse instinctive +pour toute vie, qui, plus qu'aucune autre chose, fait le charme de +l'Orient. L'Occident a d'autres splendeurs: l'Amérique n'est pas moins +brillante pour le sol et le climat; mais l'attrait moral de l'Asie, +c'est le sentiment d'unité qu'on sent dans un monde où l'homme n'a pas +divorcé avec la nature, où la primitive alliance est entière encore, où +les animaux ignorent ce qu'ils ont à craindre de l'espèce humaine. On en +rira, si l'on veut; mais c'est une grande douceur d'observer cette +confiance, de voir, à l'appel du brame, les oiseaux voler en foule et +manger jusque dans sa main, de voir sur les toits des pagodes les singes +dormir en famille, jouant, allaitant leurs petits, en toute sécurité, +comme ils feraient au sein des plus profondes forêts. + +«Au Caire, dit un voyageur, les tourterelles se sentent si bien sous la +protection publique, qu'elles vivent au milieu du bruit même. Tout le +jour je les voyais roucouler sur mes contrevents, dans une rue fort +étroite, à l'entrée d'un bazar bruyant, et au moment le plus agité de +l'année, peu avant le Ramazan, lorsque les cérémonies de mariage +remplissent la ville, jour et nuit, de tapage et de tumulte. Les toits +aplatis des maisons, promenade ordinaire des captives du harem et de +leurs esclaves, n'en sont pas moins hantés d'une foule d'oiseaux. Les +aigles dorment en confiance sur les balcons des minarets.» + +Les conquérants n'ont jamais manqué de tourner en dérision cette +douceur, cette tendresse pour la nature animée. Les Perses, les Romains +en Égypte, nos Européens dans l'Inde, les Français en Algérie, ont +souvent outragé, frappé ces frères innocents de l'homme, objets de son +respect antique. Un Cambyse tuait la vache sacrée, un Romain l'ibis ou +le chat qui détruit les reptiles immondes. Qu'est-ce pourtant que cette +vache? c'est la fécondité de la contrée. Et l'ibis? sa salubrité. +Détruisez ces animaux, le pays n'est plus habitable. Ce qui, à travers +tant de malheurs, a sauvé l'Inde et l'Égypte et les a maintenues +fécondes, ce n'est ni le Nil ni le Gange; c'est le respect de l'animal, +la douceur, le bon coeur de l'homme. + +Le mot du prêtre de Saïs au Grec Hérodote est profond: «Vous serez +toujours des enfants.» + +Nous le serons toujours, hommes de l'Occident, subtiles et légers +raisonneurs, tant que nous n'aurons pas, d'une vue plus simple et plus +compréhensive, embrassé la raison des choses. Être enfant, c'est ne +saisir la vie que par des vues partielles. Être homme, c'est en sentir +l'harmonique unité. L'enfant se joue, brise et méprise; son bonheur est +de défaire. Et la science enfant est de même; elle n'étudie pas sans +tuer; le seul usage qu'elle fasse d'un miracle vivant, c'est de le +disséquer d'abord. Nul de nous ne porte dans la science ce tendre +respect de la vie que récompense la nature en nous révélant ses +mystères. + +Entrez dans les catacombes où dorment _les monuments grossiers d'une +superstition barbare_, pour parler notre langue hautaine; visitez les +collections de l'Inde et de l'Égypte, vous trouvez à chaque pas des +intuitions naïves, qui n'en sont pas moins profondes, du mystère +essentiel de la vie et de la mort. Que la forme ne vous trompe pas; +n'envisagez pas ceci comme une oeuvre artificielle, fabriquée de la main +du prêtre. Sous la complexité bizarre et la tyrannie pesante de la forme +sacerdotale, je vois partout deux sentiments se produire d'une manière +humaine et touchante: + +_L'effort pour sauver l'âme aimée_ du naufrage de la mort; + +_La tendre fraternité de l'homme et de la nature_, la religieuse +sympathie pour l'animal muet, agent des dieux qui protégea la vie +humaine. + +L'instinct antique avait vu ce que disent l'observation et la science: +que l'oiseau est l'agent du grand passage universel et de la +purification, l'accélérateur salutaire de l'échange des substances. +Surtout dans les contrées brûlantes où tout retard est un péril, il est, +comme le dit l'Égypte, il est la barque de salut qui reçoit la morte +dépouille, et la fait passer, rentrer au domaine de la vie et dans le +monde des choses pures. + +L'âme égyptienne, tendre et reconnaissante, a senti ces bienfaits. Elle +ne veut pas du bonheur si elle n'y introduit ses bienfaiteurs, les +animaux. Elle ne veut pas se sauver seule. Elle s'efforce de les +associer à son immortalité. Elle veut que l'oiseau sacré l'accompagne au +royaume sombre, comme pour l'emporter de ses ailes. + + + + +LA MORT. + +LES RAPACES. + + +Une de mes plus sombres heures fut celle où, cherchant contre les +pensées du temps l'_alibi_ de la nature, je rencontrai pour la première +fois la tête de la vipère. C'était dans un précieux musée d'imitations +anatomiques. Cette tête, merveilleusement reproduite et grossie +énormément, jusqu'à rappeler celle du tigre et du jaguar, offrait dans +sa forme horrible une chose plus horrible encore. On y saisissait à nu +les précautions délicates, infinies, effroyablement prévoyantes, par +lesquelles se trouve armée cette puissante machine de mort. +Non-seulement elle est pourvue de dents nombreuses, affilées; +non-seulement ces dents sont aidées de l'ingénieuse réserve d'un poison +qui tue sur l'heure; mais leur extrême finesse, qui les rend sujettes à +casser, est compensée par l'avantage que nul animal n'a peut-être: c'est +un magasin de dents de rechange, qui viennent à point prendre la place +de celle qui se brise en mordant. Oh! que de soins pour tuer! quelle +attention pour que la victime ne puisse échapper! quel amour pour cet +être horrible!... J'en restai scandalisé, si j'ose dire, et l'âme +malade. La grande mère, la Nature, près de laquelle je me refugiais, +m'épouvanta d'une maternité si cruellement impartiale. + +Je m'en allais sombre, emportant dans l'esprit plus de brouillard qu'il +n'y en avait dans ce jour, l'un des plus noirs de l'hiver. J'étais venu +comme un fils, et je sortais comme orphelin, sentant défaillir en moi la +notion de la providence. + +Les impressions ne sont guère moins pénibles quand on voit dans nos +galeries les séries interminables des oiseaux de mort, brigands de jour +et de nuit, masques effrayants d'oiseaux, fantômes qui terrifient le +jour même. On est tristement affecté d'observer leurs armes cruelles; je +ne dis pas ces becs terribles qui peuvent d'un coup donner la mort, mais +ces griffes, ces serres aiguës, ces instruments de torture qui fixent la +proie frémissante, prolongent les dernières angoisses et l'agonie de la +douleur. + +Ah! notre globe est un monde barbare, je veux dire jeune encore, monde +d'ébauche et d'essai, livré aux cruelles servitudes: la nuit! la faim! +la mort! la peur!... La mort, on la prendrait encore; notre âme contient +assez de foi et d'espérance pour l'accepter comme un passage, un degré +d'initiation, une porte aux mondes meilleurs. Mais la douleur, hélas! +était-il donc si utile de la prodiguer?... Je la sens, je la vois +partout, je l'entends... Pour ne pas l'entendre, pour conserver le fil +de ma pensée, il me faut boucher mes oreilles. Toute l'activité de mon +âme en serait suspendue et tout mon nerf brisé; je ne ferais plus rien +et je n'irais plus en avant; ma vie et ma production en resteraient +stériles, anéanties par la pitié! + +«Et pourtant la douleur n'est-elle pas l'avertissement qui nous apprend +à prévoir et à pourvoir, à nous garder par tous moyens de notre +dissolution? Cette cruelle école est l'éveil, l'aiguillon de la prudence +pour tout ce qui a vie, une contraction puissante de l'âme sur elle-même +qui autrement se laisserait flotter à la nature, énerver au bonheur, aux +douces et débilitantes impressions. + +«Ne peut-on dire que le bonheur a une attraction centrifuge qui nous +répand tout au dehors, nous détend, nous dissipe, nous évaporerait et +nous rendrait aux éléments si l'on s'y livrait tout entier? La douleur, +au contraire, éprouvée sur un point, ramène tout au centre, resserre, +continue, assure l'existence et la fortifie. + +«La douleur est en quelque sorte l'artiste du monde qui nous fait, nous +façonne, nous sculpte à la fine pointe d'un impitoyable ciseau. Elle +retranche la vie débordante. Et ce qui reste, plus exquis et plus fort, +enrichi de sa perte même, en tire le don d'une vie supérieure.» + +Ces pensées de résignation m'étaient rappelées par une personne +souffrante elle-même et pénétrante, qui voit souvent (même avant moi) +mes troubles et mes doutes. + +Tel l'individu, tel le monde, disait-elle encore. La terre elle-même a +été améliorée par la douleur. La nature l'a travaillée par la violente +action de ces ministres de la mort. Leurs espèces, de plus en plus +rares, sont les souvenirs, les témoins d'un état antérieur du globe où +pullulait la vie inférieure, où la nature travaillait à purger l'excès +de sa fécondité. + +On peut remonter en pensée dans l'échelle des nécessités successives de +destruction que la terre dut subir alors. + +Contre l'air non respirable qui l'enveloppa d'abord, les végétaux furent +des sauveurs. Contre l'étouffement, la densité effroyable de ces +végétaux inférieurs, bourre grossière qui la couvrait, l'insecte +rongeur, qu'on maudit depuis, fut un agent de salut. Contre l'insecte, +le crapaud et la masse des reptiles, le reptile venimeux fut un utile +expurgateur. Enfin quand la vie supérieure, la vie ailée prit son vol, +elle trouva une barrière contre l'élan trop rapide de sa jeune fécondité +dans les légions destructrices des puissants voraces, aigles, faucons ou +vautours. + +Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu à peu en devenant moins +nécessaires. La masse des petits animaux rampants, sur qui +principalement frappait la dent de la vipère, s'éclaircissant +infiniment, la vipère aussi devient rare. Le monde du gibier ailé +s'étant éclairci à son tour, soit par les destructions de l'homme, soit +par la disparition de certains insectes dont vivaient les petits +oiseaux, on voit d'autant diminuer les odieux tyrans de l'air; l'aigle +devient rare, même aux Alpes, et les prix exagérés, énormes, dont on +paye le faucon semblent indiquer que le premier, le plus noble des +oiseaux de proie a presque aujourd'hui disparu. + +Ainsi la nature gravite vers un ordre moins violent. Est-ce à dire que +la mort puisse diminuer jamais? La mort, non, mais bien la douleur. + +Le monde tombe peu à peu sous la puissance de l'être qui seul a la +notion du balancement utile de la vie et de la mort, qui peut régler +celle-ci de manière à maintenir l'équilibre entre les espèces vivantes, +à les favoriser selon leur mérite ou leur innocence, à simplifier, +adoucir et (je hasarderai ce mot) à moraliser la mort en la rendant +douce et rapide, dégagée de la douleur. + +La mort ne fut jamais notre objection sérieuse. N'est-elle pas un simple +masque des transformations de la vie? Mais la douleur est une grave, +cruelle, terrible objection. Or, elle ira peu à peu disparaissant de la +terre. Les agents de la douleur, les cruels bourreaux de la vie qui +l'arrachaient par les tortures sont déjà plus rares ici-bas. + +En vérité, quand je regarde au Muséum la sinistre assemblée des oiseaux +de proie nocturnes et diurnes, je ne regrette pas beaucoup la +destruction de ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts personnels +de violence, notre admiration de la force, nous fassent prendre à +regarder ces brigands ailés, il est impossible de méconnaître sur leurs +masques funèbres la bassesse de leur nature. Leurs crânes tristement +aplatis témoignent assez qu'énormément favorisés de l'aile, du bec +crochu, des serres, ils n'ont pas le moindre besoin d'employer leur +intelligence. Leur constitution, qui les a faits les plus rapides des +rapides, les plus forts des forts, les a dispensés d'adresse, de ruse et +de tactique. Quant au courage qu'on est tenté de leur attribuer, quelle +occasion ont-ils de le déployer, ne rencontrant que des ennemis toujours +inférieurs? Des ennemis? non, des victimes. Quand la saison rigoureuse, +la faim pousse les petits à l'émigration, elle amène en nombre +innombrable, au bec de ces tyrans stupides, ces innocents, bien +supérieurs en tous sens à leurs meurtriers; elle prodigue les oiseaux +artistes, chanteurs, architectes habiles, en proie aux vulgaires +assassins; à l'aigle, à la buse, elle sert des repas de rossignols. + +L'aplatissement du crâne est le signe dégradant de ces meurtriers. Je le +trouve dans les plus vantés, ceux qu'on a le plus flattés, et même dans +le noble faucon; noble, il est vrai, je lui conteste moins ce titre, +puisque, à la différence de l'aigle et autres bourreaux, il sait donner +la mort d'un coup, dédaigne de torturer la proie. + +Ces voraces, au petit cerveau, font un contraste frappant avec tant +d'espèces aimables, visiblement spirituelles, qu'on trouve dans les +moindres oiseaux. La tête des premiers n'est qu'un bec; celle des petits +a un visage. Quelle comparaison à faire de ces géants brutes avec +l'oiseau intelligent, tout humain, le rouge-gorge qui, dans ce moment, +vole autour de moi, sur mon épaule ou mon papier, regardant ce que +j'écris, se chauffant au feu, ou curieux, à la fenêtre, observant si le +printemps ne va pas bientôt revenir. + +S'il fallait choisir entre les rapaces, le dirai-je? autant que l'aigle +j'aimerais certainement le vautour. Je n'ai vu, entre les oiseaux, rien +de si grand, si imposant, que nos cinq vautours d'Algérie (au Jardin des +Plantes), perchés ensemble comme autant de pachas turcs, fourrés de +superbes cravates du plus délicat duvet blanc, drapés d'un noble manteau +gris. Grave divan d'exilés qui semblent rouler en eux les vicissitudes +des choses et les événements politiques qui les mirent hors de leur +pays. + +Quelle différence réelle entre l'aigle et le vautour? L'aigle aime fort +le sang et préfère la chair vivante, mais mange fort bien la morte. Le +vautour tue rarement, et sert directement la vie, remettant à son +service et dans le grand courant de la circulation vitale les choses +désorganisées qui en associeraient d'autres à leur désorganisation. +L'aigle ne vit guère que de meurtre, et on peut l'appeler le ministre de +la mort. Le vautour est au contraire le serviteur de la vie. + +La beauté, la force de l'aigle, l'ont fait choisir pour symbole par plus +d'un peuple guerrier qui vivait, comme lui, de meurtre. Les Perses, les +Romains l'adoptèrent. On l'associa aux hautes idées que donnaient ces +grands empires. Des gens graves, un Aristote! accueillirent la fable +ridicule qu'il regardait le soleil et, pour éprouver ses petits, le leur +faisait regarder. Une fois en si beau chemin, les savants ne +s'arrêtèrent plus. Buffon a été au plus loin. Il loue l'aigle sur sa +_tempérance_! Il ne mange pas tout, dit-il. Ce qui est vrai, c'est que, +pour peu que la proie soit grosse, il se rassasie sur place et rapporte +peu à sa famille. Ce roi des airs, dit-il encore, _dédaigne les petits +animaux_. Mais l'observation indique précisément le contraire. L'aigle +ordinaire s'attaque surtout au plus timide des êtres, au lièvre; l'aigle +tacheté aux canards. Le jean-le-blanc mange de préférence les mulots et +les souris, et si avidement qu'il les avale sans même leur donner un +coup de bec. L'aigle cul-blanc, ou pygargue, est sujet à tuer ses +petits; souvent il les chasse avant qu'ils puissent se nourrir +eux-mêmes. + +Près du Havre, j'observai ce qu'on peut croire en vérité de la royale +noblesse de l'aigle, surtout de sa sobriété. Un aigle qu'on a pris en +mer, mais qui est tombé en trop bonnes mains, dans la maison d'un +boucher, s'est fait si bien à l'abondance d'une viande obtenue sans +combat, qu'il paraît ne rien regretter. Aigle Falstaff, il engraisse et +ne se soucie plus guère de la chasse, des plaines du ciel. S'il ne +_fixe_ plus le soleil, il regarde la cuisine, et se laisse, pour un bon +morceau, tirer la queue par les enfants. + +Si c'est à la force à donner les rangs, le premier n'est pas à l'aigle, +mais à celui qui figure dans les _Mille et une nuits_ sous le nom de +l'oiseau Roc, le condor, géant des monts géants des Cordillères. C'est +le plus grand des vautours, le plus rare heureusement, le plus nuisible, +n'aimant guère que la proie vivante. Quand il trouve un gros animal, il +s'ingurgite tant de viande qu'il ne peut plus remuer; on le tue à coups +de bâton. + +Pour bien juger ces espèces, il faut regarder l'aire de l'aigle, le +grossier plancher, mal construit, qui lui sert de nid; comparer l'oeuvre +gauche et rude, je ne dis pas au délicieux chef-d'oeuvre d'un nid de +pinson, mais aux travaux des insectes, aux souterrains des fourmis, par +exemple, où l'industrieux insecte varie son art à l'infini et montre un +génie si étrange de prévoyance et de ressources. + +L'estime traditionnelle qu'on a pour le courage des grands rapaces est +bien diminuée quand on voit (dans Wilson) un petit oiseau, un +gobe-mouches, le tyran, ou le martin-pourpre, chasser le grand aigle +noir, le poursuivre, le harceler, le proscrire de son canton, ne pas lui +donner de repos. Spectacle vraiment extraordinaire de voir ce petit +héros, ajoutant son poids à sa force pour faire plus d'impression, +monter et se laisser tomber de la nue sur le dos du gros voleur, le +chevaucher sans lâcher prise et le chasser du bec au lieu d'éperon. + +Sans aller jusqu'en Amérique, vous pourrez, au jardin des plantes, voir +l'ascendant des petits sur les grands, de l'esprit sur la matière, dans +le singulier tête-à-tête du gypaëte et du corbeau. Celui-ci, animal +très-fin et le plus fin des rapaces, qui, dans son costume noir, a l'air +d'un maître d'école, travaille à civiliser son brutal compagnon de +captivité, le gypaëte (aigle-vautour). Il est amusant d'observer comme +il lui enseigne à jouer, l'humanise, si l'on peut dire, par cent tours +de son métier, dégrossit sa rude nature. Ce spectacle est donné surtout +quand le corbeau a un nombre raisonnable de spectateurs. Il m'a paru +qu'il dédaigne de montrer son savoir-faire pour un seul témoin. Il tient +compte de l'assistance, s'en fait respecter au besoin. Je l'ai vu +relancer du bec les petits cailloux qu'un enfant lui avait jetés. Le jeu +le plus remarquable qu'il impose à son gros ami, c'est de lui faire +tenir par un bout un bâton qu'il tire de l'autre. Cette apparence de +lutte entre la force et la faiblesse, cette égalité simulée est +très-propre à adoucir le barbare qui s'en soucie peu, mais qui cède à +l'insistance et finit par s'y prêter avec une bonhomie sauvage. + +En présence de cette figure d'une férocité repoussante, armée +d'invincibles serres et d'un bec crochu de fer, qui tuerait du premier +coup, le corbeau n'a point du tout peur. Avec la sécurité d'un esprit +supérieur, devant cette lourde masse, il va, vient et tourne autour, lui +prend sa proie sous le bec; l'autre gronde, mais trop tard; son +précepteur, plus agile, de son oeil noir, métallique et brillant comme +l'acier, a vu le mouvement d'avance, il sautille; au besoin, il monte +plus haut d'une branche ou deux, il gronde à son tour, admoneste +l'autre. + +Ce facétieux personnage a, dans la plaisanterie, l'avantage que donne le +sérieux, la gravité, la tristesse de l'habit. J'en voyais un tous les +jours dans les rues de Nantes sur la porte d'une allée, qui, en +demi-captivité, ne se consolait de son aile rognée qu'en faisant des +niches aux chiens. Il laissait passer les roquets; mais, quand son oeil +malicieux avisait un chien de belle taille, digne enfin de son courage, +il sautillait par derrière, et par une manoeuvre habile, inaperçue, +tombait sur lui, donnait (sec et dru) deux piqûres de son fort bec noir; +le chien fuyait en criant. Satisfait, paisible et grave, le corbeau se +replaçait à son poste, et jamais on n'eût pensé que cette figure de +croque-mort vînt de prendre un tel passe-temps. + +On dit que, dans la liberté, forts de leur esprit d'association et de +leur grand nombre, ils hasardent des jeux téméraires jusqu'à guetter +l'absence de l'aigle, entrer dans son nid redouté, lui voler ses oeufs. +Chose plus difficile à croire, on prétend en avoir vu de grosses bandes +qui, l'aigle présent et défendant sa famille, venaient l'assourdir de +cris, le défier, l'attirer dehors, et parvenaient, non sans combat, à +enlever un aiglon. + +Tant d'effort et de danger pour cette misérable proie! Si la chose était +réelle, il faudrait supposer que la prudente république, vexée souvent +ou poursuivie par le tyran de la contrée, décrète l'extinction de sa +race, et croit devoir, par un grand acte de dévouement, coûte que coûte, +exécuter le décret. + +Leur sagesse paraît en mille choses, surtout dans le choix raisonné et +réfléchi de la demeure. Ceux que j'observais à Nantes d'une des collines +de l'Erdre passaient le matin sur ma tête, repassaient le soir. Ils +avaient évidemment maisons de ville et de campagne. Le jour, ils +perchaient en observation sur les tours de la cathédrale, éventant les +bonnes proies que pouvait offrir la ville. Repus, ils regagnaient les +bois, les rochers bien abrités où ils aiment à passer la nuit. Ce sont +gens domiciliés, et non point oiseaux de voyage. Attachés à la famille, +à leur épouse surtout, dont ils sont époux très-fidèles, l'unique maison +serait le nid. Mais la crainte des grands oiseaux de nuit les décide à +dormir ensemble vingt ou trente, nombre suffisant pour combattre, s'il y +avait lieu. Leur haine et leur objet d'horreur, c'est le hibou; quand +ils le trouvent le jour, ils prennent leur revanche pour ses méfaits de +la nuit; ils le huent, lui donnent la chasse; profitant de son embarras, +ils le persécutent à mort. + +Nulle forme d'association dont ils ne sachent profiter. La plus douce +d'abord, la famille, ne leur fait pas, on le voit, oublier celle de +défense, ni la ligue, d'attaque. Bien plus, ils s'associent même à leurs +rivaux supérieurs, aux vautours, et les appellent, les précèdent où les +suivent, pour manger à leurs dépens. Ils s'unissent, ce qui est plus +fort, avec leur ennemi, l'aigle, du moins l'environnent pour profiter de +ses combats, de la lutte par laquelle il a triomphé d'un grand animal. +Ces spéculateurs habiles attendent à peu de distance que l'aigle ait +pris ce qu'il peut prendre, qu'il se soit gorgé de sang; cela fait, il +part, et tout est aux corbeaux. + +Leur supériorité sensible sur un si grand nombre d'oiseaux doit tenir à +leur longue vie et à l'expérience que leur excellente mémoire leur +permet de se former. Tout différents de la plupart des animaux où la +durée de la vie est proportionnée à la durée de l'enfance, ils sont +adultes au bout d'un an, et, dit-on, vivent un siècle. + +La grande variété de leur alimentation, qui comprend toute nourriture +animale ou végétale, toute proie morte ou vivante, leur donne une grande +connaissance des choses et du temps, des récoltes, des chasses. Ils +s'intéressent à tout et observent tout. Les anciens qui, bien plus que +nous, vivaient dans la nature, trouvaient grandement leur compte à +suivre, en cent choses obscures où l'expérience humaine ne donne encore +point de lumière, les directions d'un oiseau si prudent, si avisé. + +N'en déplaise aux nobles rapaces, le corbeau qui souvent les guide, +malgré sa couleur funèbre et son visage baroque, malgré l'indélicatesse +d'alimentation dont il est taxé, n'en est pas moins le génie supérieur +des grosses espèces, dont il est, pour le volume, déjà un +amoindrissement. + +Mais le corbeau, ce n'est encore que la prudence utilitaire, la sagesse +de l'intérêt. Pour arriver aux êtres supérieurs, aux héros de la race +ailée, grands artistes aux coeurs chaleureux, il nous faut dégrossir +l'oiseau, atténuer la matière pour l'exaltation de l'esprit et le +développement moral. La nature, comme tant de mères, a du faible pour +les plus petits. + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +LA LUMIÈRE. + +LA NUIT. + + +«Lumière! plus de lumière encore!» Tel fut le dernier mot de Goethe. Ce +mot du génie expirant, c'est le cri général de la nature, et il retentit +de monde en monde. Ce que disait cet homme puissant, l'un des aînés de +Dieu, ses plus humbles enfants, les moins avancés dans la vie animale, +les mollusques le disent au fond des mers; ils ne veulent point vivre +partout où la lumière n'atteint pas. La fleur veut la lumière, se tourne +vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons de travail, les animaux, +se réjouissent comme nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en +va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès que le jour baisse. + +«Cet été, me promenant dans mon jardin, j'entendis, je vis sur une +branche un oiseau qui chantait au soleil couchant; il se dressait vers +la lumière, et il était visiblement ravi... Je le fus de le voir; nos +tristes oiseaux privés ne m'avaient jamais donné l'idée de cette +intelligente et puissante créature, si petite, si passionnée... Je +vibrais à son chant... Il renversait en arrière sa tête, sa poitrine +gonflée: jamais chanteur, jamais poëte n'eut si naïve extase.--Ce +n'était pourtant pas l'amour (le temps était passé), c'était +manifestement le charme du jour qui le ravissait, celui du doux soleil! + +«Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas la nature animée, et +sépare tellement l'homme de ses frères inférieurs! + +«Je lui dis avec des larmes: «Pauvre fils de la lumière, qui la +réfléchis dans ton chant, que tu as donc raison de la chanter! La nuit, +pleine d'embûches et de dangers pour toi, ressemble de bien près à la +mort. Verras-tu seulement la lumière de demain?» Puis, de sa destinée, +passant en esprit à celle de tous les êtres qui, des profondeurs de la +création, montent si lentement au jour, je dis comme Goethe et le petit +oiseau: «De la lumière! Seigneur! plus de lumière encore!» (MICHELET, +_le Peuple_, p. 62, 1846.) + + * * * * * + +Le monde des poissons est celui du silence. On dit: «Muet comme un +poisson.» + +Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils sont tous lucifuges. +Ceux même, comme l'abeille, qui travaillent le jour, préfèrent pourtant +l'obscurité. + +Le monde des oiseaux est celui de la lumière, du chant. + +Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en inspirent. Ceux du Midi +en mettent les reflets sur leurs ailes, ceux de nos climats dans leur +chants; beaucoup le suivent de contrées en contrées. + +«Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils saluent le soleil levant, et +le soir, fidèlement, s'assemblent pour voir son coucher de nos rivages +d'Écosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le voir plus longtemps, +se hausse et se balance sur la branche du plus haut sapin.» + +Lumière, amour et chant, sont pour eux même chose. Si l'on veut que le +rossignol captif chante hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage, +puis tout à coup on lui rend la lumière, et il retrouve la voix. +L'infortuné pinson, que des barbares rendent aveugle, chante avec une +animation désespérée et maladive, se créant par la voix sa lumière +d'harmonie, se faisant son soleil à lui par la flamme intérieure. + +Je croirais volontiers que c'est la cause principale qui fait chanter +l'oiseau des climats sombres, où le soleil apparaît en vives éclaircies. +Par rapport aux zones brillantes, où il ne quitte pas l'horizon, nos +contrées, voilées de brouillards, de nuages, mais brillantes par +moments, ont justement l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du +rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir l'harmonie, équivalent +de la lumière. + +Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol dépend de l'oeil, tout +autant que de l'aile. Chez les espèces douées d'une vue délicate et +perçante, comme le faucon, qui du plus haut du ciel, voit le roitelet +dans un buisson, comme l'hirondelle, qui voit un moucheron à mille pieds +de distance, le vol est sûr, hardi, charmant à voir, par son assurance +infaillible. D'autres (on le voit à leur allure) sont des myopes qui +vont avec précaution, tâtonnent, ont peur de se heurter. + +L'oeil et l'aile, le vol et la vue, à ce haut degré de puissance qui +fait sans cesse embrasser d'un regard, franchir des paysages immenses, +de vastes contrées, des royaumes, qui permet, non de rétrécir comme une +carte géographique, mais de voir en complet détail, cette grande variété +d'objets, de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu! oh! quelle +source de jouissance! quel étrange et mystérieux bonheur, presque +incompréhensible à l'homme!... + +Notez que ces perceptions sont si fortes et si vives qu'elles +s'enfoncent dans la mémoire, au point qu'un pigeon même (animal +inférieur) retrouve, reconnaît tous les accidents d'une route qu'il n'a +parcourue qu'une fois. Qu'est-ce donc de la sage cigogne, de l'avisé +corbeau, de l'intelligente hirondelle? + +Avouons cette supériorité. Sans envie, regardons ces joies de vision +auxquelles peut-être nous parviendrons un jour dans une existence +meilleure. Ce bonheur de tant voir, de voir si loin, si bien, de percer +l'infini du regard et de l'aile, presque en même moment, à quoi +tient-il? à cette vie qui est notre idéal lointain: _Vivre en pleine +lumière et sans ombre._ + +Déjà l'existence de l'oiseau en est comme un essai. Elle serait pour lui +une divine source de science, si, dans cette liberté sublime, il ne +portait les deux fatalités qui retiennent ce globe à l'état barbare et y +neutralisent l'essor. + +Fatalité du ventre, qui nous ralentit tous, mais qui persécute surtout +cette flamme vivante, ce foyer dévorant, l'oiseau, forcé sans cesse de +se renouveler, de chercher, d'errer, d'oublier, condamné sans remède à +la mobilité stérile d'impressions trop variées. + +L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les heures de l'ombre et de +l'embûche, où son aile est brisée, où, livré sans défense, il perd le +vol, la force et la lumière. + +Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres. + +C'est la garantie de la vie pour l'homme et l'animal; c'est comme le +sourire rassurant, pacifique et serein, la franchise de la nature. Elle +met fin aux terreurs sombres qui nous suivent dans les ténèbres, aux +craintes trop fondées, et aussi au tourment des songes, non moins +cruels, aux pensées troubles qui agitent et bouleversent l'âme. + +Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est faite à la longue, +l'homme comprend à peine les angoisses de la vie sauvage aux heures où +la nature laisse si peu de défense, où sa terrible impartialité ouvre la +carrière à la mort, légitime autant que la vie. En vain vous réclamez. +Elle dit à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre. Elle répond +à l'homme: «Je dois nourrir mes lions.» + +Lisez dans les voyages l'effroi des malheureux égarés dans les solitudes +d'Afrique, du misérable esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie +humaine que pour rencontrer une nature barbare. Quelles angoisses, dès +qu'au soleil couché commencent à rôder les sinistres éclaireurs du lion, +les loups et les chacals, qui l'accompagnent à distance, le précèdent en +flairant, ou le suivent en croque-morts! Ils vous miaulent +lamentablement: «Demain, on cherchera tes os.» Mais quelle profonde +horreur! le voici à deux pas... il vous voit, vous regarde, rugit +profondément, du gouffre de son gosier d'airain, comme sa proie vivante, +l'exige et la réclame!... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, il sue +froid, se cabre... L'homme, accroupi entre les feux, s'il peut en +allumer, garde à peine la force d'alimenter ce rempart de lumière qui +seul protége sa vie. + +La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même en nos climats qui +sembleraient moins dangereux. Que de monstres elle cache, que de chances +effrayantes pour lui dans son obscurité! Ses ennemis nocturnes ont cela +de commun, qu'ils arrivent sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole +d'une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La longue belette +s'insinue au nid, sans frôler une feuille. La fouine ardente, altérée de +sang chaud, est si rapide, qu'en un moment elle saigne et parents et +petits, égorge la famille entière. + +Il semble que l'oiseau, quand il a des enfants, ait une seconde vue de +ces dangers. Il a à protéger une famille plus faible, plus dénuée encore +que celle du quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais quelle +protection? il ne peut guère que rester et mourir, il ne s'envole pas, +l'amour lui a cassé les ailes. Toute la nuit, l'étroite entrée du nid +est gardée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui tombe de fatigue +et présente au danger son faible bec et sa tête branlante. Que sera-ce +s'il voit apparaître la gueule énorme du serpent, l'oeil horrible de +l'oiseau de mort, démesurément agrandi? + +Inquiet pour les siens, il l'est bien moins pour lui. Au temps où il est +seul, la nature lui épargne les tourments de la prévoyance. Triste et +morne plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il cache sa petite +tête sous son aile, et son cou même disparaît dans les plumes. Cette +position d'abandon complet, de confiance, qu'il avait eue dans l'oeuf, +dans l'heureuse prison maternelle où sa sécurité fut si entière, il la +reprend chaque soir au milieu des dangers et sans protection. + +Grande pour tous les êtres est la tristesse du soir, et même pour les +protégés. Les peintres hollandais l'ont bien naïvement saisie et +exprimée pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le cheval se +rapproche volontiers de son compagnon, pose sur lui sa tête. La vache +revient à la barrière suivie de son petit, et veut retourner à l'étable. +Car ceux-ci ont une étable, un logis, un abri contre les embûches +nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a qu'une feuille! + +Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs s'enfuient, que l'ombre +disparaît, que le moindre buisson s'éclaire et s'illumine! quel +gazouillement au bord des nids, et quelles vives conversations! C'est +comme une félicitation mutuelle de se revoir, de vivre encore. Puis +commencent les chants. Du sillon, l'alouette va montant et chantant, et +elle porte jusqu'au ciel la joie de la terre. + +Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression universelle. Les +antiques Védas de l'Inde sont à chaque ligne un hymne à la lumière, +gardienne de la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le monde, le +crée encore et le conserve. Nous revivons, nous respirons, nous +parcourons notre demeure, nous retrouvons la famille, nous comptons nos +troupeaux. Rien n'a péri, et la vie est entière. Le tigre ne nous a pas +surpris. La horde des animaux sauvages n'a pas fait invasion. Le noir +serpent n'a pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil, de nous +donner encore un jour! + +Tout animal, dit l'Inde, et surtout le plus sage, _le brame de la +création_, l'éléphant, saluent le soleil, et le remercient à l'aurore; +ils lui chantent en eux-mêmes un hymne de reconnaissance. + +Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le chante. Qui? l'un des +faibles, celui qui craint le plus la nuit et qui sent le plus la joie du +matin, celui qui vit de lumière, dont la vue tendre, infiniment +sensible, étendue, pénétrante, en perçoit tous les accidents, et qui est +plus intimement associé aux défaillances, aux éclipses du jour, à ses +résurrections. + +L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du matin et la bénédiction +du jour. Il est son prêtre et son augure, sa voix innocente et divine. + + + + +L'ORAGE ET L'HIVER. + +MIGRATIONS. + + +Un confident de la nature, âme sacrée, simple autant que profonde, +Virgile a vu l'oiseau, comme l'avait vu la vieille sagesse italique, +comme augure et prophète du changement du ciel: + + Nul, sans être averti, n'éprouva les orages... + La grue, avec effroi, s'élançant des vallées, + Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées... + L'hirondelle en volant effleure le rivage; + Tremblante pour ses oeufs, la fourmi déménage. + Des lugubres corbeaux les noires légions + Fendent l'air qui frémit sous leurs longs bataillons... + Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies + Nourissent près des eaux sur des rives fleuries. + De leur séjour humide on les voit s'approcher, + Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher, + Promener sur les eaux leur troupe vagabonde, + Se plonger dans leur sein, reparaître sur l'onde, + S'y replonger encor, et, par cent jeux divers, + Annoncer les torrents suspendus dans les airs. + Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage, + La corneille enrouée appelle aussi l'orage. + Le soir, la jeune fille, en tournant son fuseau, + Tire encor de sa lampe un présage nouveau, + Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse, + Se couvre en petillant de noirs flocons de mousse. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Mais la sécurité reparaît à son tour... + L'alcyon ne vient plus sur l'humide rivage, + Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage... + L'air s'éclaircit enfin; du sommet des montagnes, + Le brouillard affaissé descend dans les campagnes, + Et le triste hibou, le soir, au haut des toits, + En longs gémissements ne traîne plus sa voix. + Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage, + Folâtrent à l'envie parmi l'épais feuillage, + Et, d'un gosier moins rauque, annonçant les beaux jours, + Vont revoir dans leurs nids le fruit de leurs amours. + + (_Géorg._ tr. par DELILLE.) + + * * * * * + +Être éminemment électrique, l'oiseau est plus qu'aucun autre en rapport +avec nombre de phénomènes de météorologie, de chaleur et de magnétisme +que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas. Il les perçoit dans +leur naissance, dans leurs premiers commencements, bien avant qu'ils ne +se prononcent. Il en a comme une espèce de prescience physique. Quoi de +plus naturel que l'homme, d'une perception plus lente, et qui ne les +sent qu'après coup, interroge ce précurseur instinctif qui les annonce? +C'est le principe des augures. Rien de plus sage que cette prétendue +folie de l'antiquité. + +La météorologie, spécialement, en tirait un grand avantage. Elle aura +des moyens plus sûrs. Mais déjà elle trouvait un guide dans la +prescience des oiseaux. Plût au ciel que Napoléon, en septembre 1811, +eût tenu compte du passage prématuré des oiseaux du Nord! Les cigognes +et les grues l'auraient bien informé. Dans leur émigration précoce, il +eût deviné l'imminence du grand et terrible hiver. Elles se hâtèrent +vers le midi, et lui, il resta à Moscou. + +Au milieu de l'Océan, l'oiseau fatigué qui repose une nuit sur le mât +d'un vaisseau, entraîné loin de sa route par ce mobile abri, la retrouve +néanmoins sans peine. Il reste dans un rapport si parfait avec le globe +et si bien orienté que, le lendemain matin, il prend le vent, sans +hésiter: la plus courte consultation avec lui-même lui suffit. Il +choisit, sur l'abîme immense, uniforme et sans autre voie que le sillage +du vaisseau, la ligne précise qui le mène où il veut aller. Là, ce n'est +point comme sur terre, nulle observation locale, nul point de repère; +nul guide: les seuls courants de l'air, en rapport avec ceux de l'eau, +peut-être aussi d'invisibles courants magnétiques, pilotent ce hardi +voyageur. + +Science étrange! non-seulement l'hirondelle sait en Europe que l'insecte +qui lui manque ici l'attend ailleurs, et le cherche en voyageant en +longitude; mais, en latitude même et sous les mêmes climats, le loriot +des États-Unis sait que la cerise est mûre en France, et part sans +hésitation pour venir récolter nos fruits. + +On croit à tort que ces migrations se font en leur saison, sans choix +précis du jour, à époques indéterminées. Nous avons pu observer au +contraire la nette et lucide décision qui y préside, pas une heure plus +tôt ni plus tard. + +Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la saison étant très-belle +encore, les insectes nombreux et la pâture des hirondelles facile et +plantureuse, nous eûmes cet heureux hasard de voir la sage république en +une immense et bruyante assemblée siéger, délibérer sur le toit d'une +église, Saint-Félix, qui domine l'Erdre et, de côté, la Loire. Pourquoi +ce jour, cette heure plutôt qu'une autre? Nous l'ignorions; bientôt nous +pûmes le comprendre. + +Le ciel était beau le matin, mais avec un vent qui soufflait de la +Vendée. Mes pins se lamentaient, et de mon cèdre ému sortait une basse +et profonde voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous mîmes à les +ramasser. Peu à peu le temps se voila, le ciel devint fort gris, le vent +tomba, tout devint morne. C'est alors, vers quatre heures, qu'en même +temps de tous les points, et du bois, et de l'Erdre, et de la ville, et +de la Loire, de la Sèvre, je pense, d'infinies légions, à obscurcir le +jour, vinrent se condenser sur l'église, avec mille voix, mille cris, +des débats, des discussions. Sans savoir cette langue, nous devinions +très-bien qu'on n'était pas d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par +ce souffle tiède d'automne, auraient voulu rester encore. Mais les +sages, les expérimentés, les voyageurs éprouvés insistaient pour le +départ. Ils prévalurent; la masse noire, s'ébranlant à la fois comme un +immense nuage, s'envola vers le sud-est, probablement vers l'Italie. Ils +n'étaient pas à trois cents lieues (quatre ou cinq heures de vol) que +toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent pour abîmer la terre; nous +crûmes un moment au déluge. Retirés dans notre maison qui tremblait aux +vents furieux, nous admirions la sagesse des devins ailés qui avaient si +prudemment devancé l'époque annuelle. + +Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait chassés. En présence +d'une nature belle et riche encore, ils avaient senti, saisi l'heure +précise sans la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous les +insectes, abattus par cette immensité de pluie, étaient devenus +introuvables; tout ce qui en subsistait vivant s'était réfugié dans la +terre. + +Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance de la faim, qui +décide aux migrations les espèces voyageuses. Si ceux qui vivent +d'insectes sont forcés de partir, les mangeurs de baies sauvages +pourraient rester à la rigueur. Qui les pousse? Est-ce le froid? la +plupart y résisteraient. À ces causes spéciales, il faut en ajouter une +autre, plus générale et plus haute, c'est le besoin de la lumière. + +De même que la plante suit invinciblement le jour et le soleil, de même +que le mollusque (nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers +les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'oeil est si sensible, +s'attriste des jours abrégés, des brouillards de l'automne. Cette +diminution de lumière, que nous aimons parfois pour telles causes +morales, elle est pour lui une tristesse, une mort... «De la lumière! +plus de lumière!... Plutôt mourir que ne plus voir le jour!» C'est le +vrai sens du dernier chant d'automne, du dernier cri, à leur départ +d'octobre. Je l'entendais dans leurs adieux. + +Résolution vraiment hardie et courageuse quand on songe à la route +immense qu'il leur faut faire deux fois par an, par delà les montagnes, +les mers et les déserts, sous des climats si différents, par des vents +variables, à travers tant de périls et de tragiques aventures. Pour les +voiliers légers, hardis, pour le martinet des églises, pour la vive +hirondelle qui défie le faucon, l'entreprise est légère peut-être. Mais +les autres tribus n'ont nullement cette force et ces ailes. Elles sont +la plupart appesanties alors par une nourriture abondante; elles ont +traversé la brûlante saison, l'amour et la maternité; la femelle a +achevé ce grand travail de la nature, enfanté, bâti, élevé; lui, comme +il s'est dépensé en chansons! Ces deux époux ont consommé la vie: «une +vertu est sortie d'eux;» un siècle déjà les sépare de leur énergie du +printemps. + +Beaucoup pourraient rester; un aiguillon les pousse. Les plus lourds +sont les plus ardents. La caille française franchira la Méditerranée, +dépassera l'Atlas; par-dessus le Zaarah, elle plonge aux royaumes noirs, +les passe encore; enfin, si elle stationne au Cap, c'est qu'au delà +commence l'infinie mer australe, qui ne lui promet plus d'abri que les +glaçons du pôle et l'hiver qui l'exila d'Europe. + +Qui les rassure pour de telles entreprises? Tels se fient à leurs armes, +les plus faibles à leur nombre, et s'abandonnent au sort; le ramier se +dit: «Sur dix mille ou cent mille, l'assassin n'en prendra pas dix... et +sans doute je n'en serai pas.» Il prend son temps; la nue volante passe +la nuit; si la lune se lève, sur sa blanche lumière les blanches ailes +se détachent peu: ils échappent confondus dans le pâle rayon. La +vaillante alouette, l'oiseau national de notre Gaule antique et de +l'invincible espérance, se fie au nombre aussi; elle passe de jour +(plutôt elle erre de province en province); décimée, poursuivie, elle +n'en chante pas moins sa chanson. + +Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas la force, le solitaire, +que fera-t-il?... Que feras-tu, pauvre rossignol isolé, qui dois, comme +les autres, mais sans appui, sans camarades, affronter la grande +aventure? Toi, qu'es-tu, ami? une voix. Nulle puissance en toi que celle +qui te dénoncerait. Dans ton habit obscur tu dois passer muet, confondu +avec les teintes des bois décolorés d'automne. Mais quoi! La feuille est +pourpre encore; elle n'a pas le brun sourd et mort de l'arrière-saison. + +Eh! que ne restes-tu? que n'imites-tu la timidité de tant d'oiseaux qui +ne vont qu'en Provence? Là, derrière un rocher, tu trouverais, je +t'assure, un hiver d'Asie ou d'Afrique. La gorge d'Olioule vaut bien les +vallées de Syrie. + +«Non, il me faut partir. D'autres peuvent rester; ils n'ont que faire de +l'Orient. Moi, mon berceau m'appelle: il faut que je revoie ce ciel +éblouissant, ces ruines lumineuses et parées où mes aïeux chantèrent; il +faut que je me pose sur mon premier amour, sur la rose d'Asie, que je me +baigne de soleil... Là est le mystère de la vie, là, la flamme féconde +où renaîtra mon chant; ma voix, ma muse est la lumière.» + +Donc, il part; mais je crois que le coeur doit lui battre dès l'approche +des Alpes, quand les cimes neigeuses annoncent la porte redoutable où +posent sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit, le vautour, +l'aigle, tous les brigands griffus, crochus, altérés de sang chaud, les +espèces maudites qui sont la sotte poésie de l'homme, les uns _nobles_ +brigands qui saignent vite et sucent, d'autres brigands _ignobles_ qui +étouffent, détruisent, toutes les formes enfin du meurtre et de la mort. + +Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien dont la voix est éteinte, +non l'_ingegno_ ni la fine pensée, n'ayant personne à consulter, se pose +pour bien songer encore avant d'entrer dans le long piége du défilé de +la Savoie. Il s'arrête à l'entrée, sur une maison amie que je sais bien, +ou au bois sacré des charmettes, délibère et se dit: «Si je passe de +jour, ils sont tous là; ils savent la saison; l'aigle fond sur moi, je +suis mort. Si je passe de nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des +horribles fantômes, aux yeux grandis dans les ténèbres, me prend, me +porte à ses petits... Las! que ferai-je?... J'essayerai d'éviter et la +nuit et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l'eau froide +détrempe et morfond sur son aire la grosse bête féroce qui ne sait pas +bâtir un nid, je passe inaperçu... Et quand il me verrait, j'aurais +passé avant qu'il pût mettre en mouvement le pesant appareil de ses +ailes mouillées.» + +Bien calculé. Pourtant, vingt accidents surviennent. Parti en pleine +nuit, il peut, dans cette longue Savoie, rencontrer de front le vent +d'est qui s'engouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses +ailes... Dieu! il est déjà jour... Ces mornes géants, en octobre, déjà +vêtus de blancs manteaux, laissent voir sur leur neige immense un point +noir qui vole à tire-d'ailes. Qu'elles sont déjà lugubres, ces +montagnes, et de mauvais augure, sous ce grand linceul à longs plis!... +Tout immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux et autour d'eux +une agitation éternelle, des courants violents, contradictoires, qui se +battent entre eux, si furieux parfois qu'il faut attendre. «Que je passe +plus bas, les torrents qui hurlent dans l'ombre avec un fracas de +noyades ont des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux hautes et +froides régions qui s'illuminent, je me livre moi-même: le givre +saisira, ralentira mes ailes.» + +Un effort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il tombe en Italie. À +Suse ou vers Turin, il niche, il raffermit ses ailes. Il se retrouve au +fond de la gigantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de fruits et +de fleurs où l'écouta Virgile. La terre n'a pas changé; aujourd'hui, +comme alors, l'Italien, exilé chez lui, triste cultivateur du champ d'un +autre, le _durus arator_, poursuit le rossignol. Mangeur d'insectes, si +utile, il est proscrit comme un mangeur de grains. Qu'il passe donc, +s'il peut, l'Adriatique d'île en île, malgré les corsaires ailés qui +veillent sur les mêmes écueils, il arrivera peut-être à la terre sacrée +des oiseaux, à la bonne, hospitalière et plantureuse Égypte, où tous +sont épargnés, nourris, bénis et bien reçus. + +Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle hospitalité elle ne +choyait les assassins. Rossignols et tourterelles sont accueillis, c'est +vrai; mais non moins bien les aigles. Sur ces terrasses des sultanes, +sur ces balcons des minarets, ah! pauvre voyageur! je vois des yeux +brillants, terribles, qui se tournent de ce côté... Et je vois qu'ils +t'ont vu déjà! + +N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera guère. Le vent destructif +du désert s'en va souffler à mort, sécher, faire disparaître ta maigre +nourriture. Pas une mouche tout à l'heure pour nourrir ton aile et ta +voix. Souviens-toi du vieux nid que tu as laissé dans nos bois, de tes +amours d'Europe. Le ciel était plus sombre, mais tu t'y fis un ciel. +L'amour était autour de toi; tous vibraient de t'entendre; la plus pure +palpitait pour toi... C'est là le vrai soleil, le plus bel orient. La +vraie lumière est où l'on aime. + + + + +SUITE DES MIGRATIONS. + +L'HIRONDELLE. + + +L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos demeures; elle loge sous +nos fenêtres, sous nos toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout +peur de nous. On dira qu'elle se fie à son aile incomparable; mais non: +elle met aussi son nid, ses enfants, à notre portée. Voilà pourquoi elle +est devenue la maîtresse de la maison. Elle n'a pas pris seulement la +maison, mais notre coeur. + +Dans un logis de campagne où mon beau-père faisait l'éducation de ses +enfants, l'été, il leur tenait la classe dans une serre où les +hirondelles nichaient, sans s'inquiéter du mouvement de la famille, +libres dans leurs allures, tout occupées de leur couvée, sortant par la +fenêtre et rentrant par le toit, jasant avec les leurs très-haut, et +plus haut que le maître, lui faisant dire, comme disait saint François: +«Soeurs hirondelles, ne pourriez-vous vous taire?» + +Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent la fille et la +petite-fille. Elles y reviennent chaque année; leurs générations s'y +succèdent plus régulièrement que les nôtres. La famille s'éteint, se +disperse, la maison passe à d'autres mains, l'hirondelle y revient +toujours; elle y maintient son droit d'occupation. + +C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le symbole de la fixité du +foyer. Elle y tient tellement que la maison réparée, démolie en partie, +longtemps troublée par les maçons, n'en est pas moins souvent reprise et +occupée par ces oiseaux fidèles, de persévérant souvenir. + +C'est _l'oiseau du retour_. Si je l'appelle ainsi, ce n'est pas +seulement pour la régularité du retour annuel, mais pour son allure +même, et la direction de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et +qui revient toujours sur lui. + +Elle tourne et _vire_ sans cesse, elle plane infatigablement autour du +même espace et sur le même lieu, décrivant une infinité de courbes +gracieuses qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce pour suivre sa +proie, le moucheron qui danse et flotte en l'air? est-ce pour exercer sa +puissance, son aile infatigable, sans s'éloigner du nid? N'importe, ce +vol circulaire, ce mouvement éternel de retour, nous a toujours pris les +yeux et le coeur, nous jetant dans le rêve, dans un monde de pensées. + +Nous voyons bien son vol, jamais, presque jamais sa petite face noire. +Qui donc es-tu, toi qui te dérobes toujours, qui ne me laisses voir que +tes tranchantes ailes, faux rapides comme celle du Temps? Lui, s'en va +sans cesse; toi, tu reviens toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce +semble, tu me rases, voudrais me toucher?... Tu me caresses de si près, +que j'ai au visage le vent, et presque le coup, de ton aile... Est-ce un +oiseau? est-ce un esprit?... Ah! si tu es une âme, dis-le-moi +franchement, et dis-moi cet obstacle qui sépare le vivant des morts. +Nous le serons demain; nous sera-t-il donné de venir à tire-d'ailes +revoir ce cher foyer de travail et d'amour? de dire un mot encore, en +langue d'hirondelle, à ceux qui, même alors, garderont notre coeur? + +Mais n'anticipons pas, et n'ouvrons pas la source amère. Prenons-le +plutôt, cet oiseau, dans les pensées du peuple, dans la bonne vieille +sagesse populaire, plus voisine sans doute de la pensée de la nature. + +Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la division des saisons, des +deux grandes _heures de l'année_. À Pâques et à la Saint-Michel, aux +époques des réunions, des foires et marchés, des baux et fermages, +l'hirondelle apparaît, blanche et noire, et nous dit le temps. Elle +vient couper et marquer la saison passée, la nouvelle. On se réunit ces +jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours; les six mois ont fait +disparaître celui-ci, celui-là. L'hirondelle revient, mais pas pour +tous; car plusieurs sont partis pour un très-long voyage, plus que _le +tour de France_. Et d'Allemagne? Non, plus loin encore. + +Nos _compagnons_, ouvriers voyageurs, suivaient la vie de l'hirondelle, +sauf qu'au retour souvent ils ne retrouvaient plus le nid. L'oiseau +prudent les en avise dans un vieux dicton allemand, où la petite sagesse +populaire veut les retenir au foyer. Sur ce dicton, le grand poëte +Rückert, se faisant lui-même hirondelle, reproduisant son vol +rhythmique, circulaire, son constant retour, en a tiré ce chant, dont +tel peut rire; mais plus d'un en pleurera: + + De la jeunesse, de la jeunesse, + Un chant me revient toujours... + Oh! que c'est loin! Oh! que c'est loin + Tout ce qui fut autrefois! + + Ce que chantait, ce que chantait + Celle qui ramène le printemps, + Rasant le village de l'aile, rasant le village de l'aile, + Est-ce bien ce qu'elle chante encore? + + «Quand je partis, quand je partis, + Étaient pleins l'armoire et le coffre. + Quand je revins, quand je revins, + Je ne trouvai plus que le vide.» + + Ô mon foyer de famille, + Laisse-moi seulement une fois + M'asseoir à la place sacrée + Et m'envoler dans les songes! + + Elle revient bien l'hirondelle, + Et l'armoire vidée se remplit. + Mais le vide du coeur reste, mais reste le vide du coeur. + Et rien ne le remplira. + + Elle rase pourtant le village, + Elle chante comme autrefois... + «Quand je partis, quand je partis, + Coffre, armoire, tout était plein. + Quand je revins, quand je revins, + Je ne trouvai plus que le vide.» + + * * * * * + +L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de près, est un oiseau +laid et étrange, avouons-le; mais cela tient précisément à ce qu'elle +est l'_oiseau_ par excellence, l'être entre tous né pour le vol. La +nature a tout sacrifié à cette destination: elle s'est moquée de la +forme, ne songeant qu'au mouvement; et elle a si bien réussi, que cet +oiseau, laid au repos, au vol est le plus beau de tous. + +Des ailes en faux, des yeux saillants, point de cou (pour tripler la +force); de pied, peu ou point: tout est aile. Voilà les grands traits +généraux. Ajoutez un très-large bec, toujours ouvert, qui happe sans +arrêter, au vol, se ferme et se rouvre encore. Ainsi, elle mange en +volant, elle boit, se baigne en volant, en volant nourrit ses petits. + +Si elle n'égale pas en ligne droite le vol foudroyant du faucon, en +revanche elle est bien plus libre; elle tourne, fait cent cercles, un +dédale de figures incertaines, un labyrinthe de courbes variées, qu'elle +croise, recroise à l'infini. L'ennemi s'y éblouit, s'y perd, s'y +brouille, et ne sait plus que faire. Elle le lasse, l'épuise; il +renonce, et la laisse non fatiguée. C'est la vraie reine de l'air; tout +l'espace lui appartient par l'incomparable agilité du mouvement. Qui +peut changer ainsi à tout moment d'élan et tourner court? Personne. La +chasse infiniment variée et capricieuse d'une proie toujours +tremblotante, de la mouche, du cousin, du scarabée, de mille insectes +qui flottent et ne vont point en ligne droite, c'est sans nul doute la +meilleure école du vol, et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous +les oiseaux. + +La nature, pour arriver là, pour produire cette aile unique, a pris un +parti extrême, celui de supprimer le pied. Dans la grande hirondelle +d'église, qu'on appelle martinet, le pied est atrophié. L'aile y gagne: +on croit que le martinet fait jusqu'à quatre-vingts lieues par heure. +Cette épouvantable vitesse l'égale à la frégate même. Le pied, fort +court chez la frégate, n'est chez le martinet qu'un tronçon; s'il pose, +c'est sur le ventre: aussi, il ne pose guère. Au rebours de tout autre +être, le mouvement seul est son repos. Qu'il se lance des tours, se +laisse aller en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte et le +délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le peut, de ses faibles petites +griffes. Mais qu'il pose, il est infirme et comme paralytique, il sent +toute aspérité; la dure fatalité de la gravitation l'a repris; le +premier des oiseaux semble tombé au reptile. + +Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus difficile: aussi, s'il +niche si haut, c'est qu'au départ il doit se laisser choir dans son +élément naturel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître, mais +jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la discrétion de qui +mettrait la main sur lui. + +Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom grec _Sans pied_ +(A-pode). Le grand peuple des hirondelles, avec ses soixante espèces, +qui remplit la terre, l'égaye et la charme de sa grâce, de son vol et de +son gazouillement, doit toutes ses qualités aimables à cette difformité +d'avoir peu, très-peu de pied; elle se trouve à la fois la première de +la gent ailée par le don, l'art complet du vol, d'autre part la plus +sédentaire et la plus attachée au nid. + +Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point l'aile, l'éducation +des jeunes étant celle de l'aile seule et le long apprentissage du vol, +les petits ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les soins, +développé la prévoyance et la tendresse maternelle. Le plus mobile des +oiseaux s'est trouvé lié par le coeur. Le nid n'a pas été le lit nuptial +d'un moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant théâtre d'une +éducation difficile et des sacrifices mutuels. Il y a eu une mère +tendre, une épouse fidèle; que dis-je? bien plus, de jeunes soeurs qui +s'empressent d'aider la mère, petites mères elles-mêmes et nourrices +d'enfants plus jeunes encore. Il y a eu tendresse maternelle, soins et +enseignement mutuel des petits aux plus petits. + +Le plus beau, c'est que cette fraternité s'est étendue: dans le péril, +toute hirondelle est soeur; qu'une crie, toutes accourent; qu'une soit +prise, toutes se lamentent, se tourmentent pour la délivrer. + +Que ces charmants oiseaux étendent leur intérêt aux oiseaux même +étrangers à leur espèce, on le conçoit. Elles ont moins à craindre que +nul autre les bêtes de proie, avec une aile si légère, et ce sont elles +qui les premières avertissent la basse-cour de leur apparition. La poule +et le pigeon se blottissent et cherchent asile, dès qu'ils entendent le +cri, l'avertissement de l'hirondelle. + +Non, le peuple ne se trompe pas en croyant que l'hirondelle est la +meilleure du monde ailé. + +Pourquoi? Elle est la plus heureuse, étant de beaucoup la plus libre. + +Libre par un vol admirable. + +Libre par la nourriture facile. + +Libre par le choix du climat. + +Aussi, quelque attention que j'aie prêtée à son langage (elle parle +amicalement à ses soeurs, plus qu'elle ne chante), je ne l'ai jamais +entendue que bénir la vie, louer Dieu. + +_Libertà! Molto e desiato bene!_ je roulais ce mot en mon coeur sur la +grande place de Turin, où nous ne pouvions nous lasser de voir voler les +hirondelles innombrables, avec mille petits cris de joie. Elles y +trouvent, en descendant des Alpes, de commodes habitations toutes +faites, qui les attendent dans les trous que laissent les échafaudages, +aux murs mêmes des palais. Parfois, et souvent le soir, elles jasaient +très-haut, criaient, à empêcher de s'entendre; souvent elles se +précipitaient, tombaient presque, rasant la terre, mais si vite relevées +qu'on les aurait crues lancées d'un ressort ou dardées d'un arc. Au +rebours de nous qui sommes sans cesse rappelés à la terre, elles +semblaient graviter en haut. Jamais je ne vis l'image d'une liberté plus +souveraine. C'étaient des jeux, des divertissements infinis. + +Voyageurs, nous regardions volontiers ces voyageuses qui prenaient +insoucieusement et gaiement leur pèlerinage. L'horizon cependant était +grave, cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette heure. Les +bois noirs de sapins étaient déjà obscurcis et enténébrés du soir; les +glaciers rayonnaient encore d'une blancheur pâlissante. Le double deuil +de ces grands monts nous séparait de la France, vers laquelle nous +allions bientôt nous acheminer lentement. + + + + +HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE. + + +Pourquoi l'hirondelle et tant d'autres oiseaux placent-ils leur +habitation si près de celle de l'homme? pourquoi se font-ils nos amis, +se mêlant à nos travaux et les égayant par leur chant? Pourquoi, dans +nos seuls climats de la zone tempérée, a-t-on cet heureux spectacle +d'alliance et d'harmonie qui est le but de la nature? + +C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme, sont libres des +fatalités pesantes qui dans le Midi les séparent et les opposent l'un à +l'autre. La chaleur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire l'oiseau, +lui donne l'activité brûlante, l'inquiétude, l'âcre violence qui se +traduit en cris rauques. Sous les tropiques, tous deux sont en +divergence complète, esclaves d'une nature tyrannique qui pèse sur eux +diversement. + +Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans la liberté. Cette +nature que nous subissions, ici nous la dominons. Je m'éloigne +volontiers et sans retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai +langui, faible enfant, aux bras de la grande nourrice qui, d'un trop +puissant breuvage, m'enivrait, croyant m'allaiter. + +Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme légitime, je la reconnais. +Et d'avance, elle me ressemble; comme moi, elle est sérieuse, +laborieuse; elle a l'instinct du travail, de la patience. Ses saisons +renouvelées partagent son grand jour annuel, comme la journée de +l'ouvrier alterne du travail au repos. Elle ne donne aucun fruit gratis; +elle donne ce qui vaut tous les fruits: l'industrie, l'activité. + +Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui mon image, la trace de ma +volonté, les créations de mon effort et de mon intelligence! +Profondément travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle me raconte +mes travaux, me reproduit à moi-même. Je la vois comme elle fut avant +d'avoir subi cette création humaine, avant de s'être faite homme. + +Monotone au premier coup d'oeil, mélancolique, elle offrait des forêts +et des prairies, mais celles-ci et celles-là singulièrement différentes +de ce qui se voit ailleurs. + +La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et de l'Irlande, au +délicat et fin gazon d'herbe toujours renouvelée, non la rude bourre des +steppes d'Asie, non l'épineuse et hostile végétation de l'Afrique, non +le hérissement sauvage des savanes américaines, où la moindre plante est +ligneuse, durement arborescente; la prairie européenne par sa végétation +éphémère et annuelle, ses humbles petites fleurs aux senteurs faibles et +douces, a un caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence, qui +s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le coeur. + +Sur cette assise première d'une herbe humble et docile, qui n'a pas la +prétention de monter plus haut, se détache par contraste la forte +individualité des arbres les plus robustes, si différents de la +végétation confuse des forêts méridionales. Qui démêlera sous la masse +des lianes, des orchidées, de cent plantes parasites, les arbres, +herbacées eux-mêmes, qui y sont comme engloutis? Dans nos antiques +forêts de la Gaule et de l'Allemagne se dresse fort et sérieux, +lentement, solidement bâti, l'orme ou le chêne, ce héros végétal aux +bras noueux, au coeur d'acier, qui a vaincu huit ou dix siècles, et qui, +abattu par l'homme, associé à ses ouvrages, leur communique l'éternité +des oeuvres de la nature. + +Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de lui ressembler, à ce +chêne fort et pacifique dont l'absorption puissante a concentré tout +élément et en a fait l'individu grave, utile et persistant, la +personnalité solide à qui tous avec confiance demandent un appui, un +abri, qui tend ses bras secourables aux diverses tribus animales et les +abrite de ses feuilles!... De mille bruits, en reconnaissance, elles +égayent jour et nuit la majesté silencieuse de ce vieux témoin des +temps. Les oiseaux le remercient et charment son ombre paternelle de +chants, d'amour et de jeunesse. + +Indestructible vigueur des climats de l'Occident! Pourquoi vit-il mille +ans, ce chêne? parce que tous les ans il est jeune. C'est lui qui date +le printemps. L'émotion de la vie nouvelle ne commence pas pour nous +quand toute la nature se couvre de la verdure uniforme des végétations +vulgaires. Elle commence quand nous voyons le chêne, du feuillage +ligneux de l'autre an qu'il retient encore, arracher sa feuille +nouvelle; quand l'orme, laissant passer devant lui l'impatience des +arbres inférieurs, nuance d'un vert léger la délicatesse austère de ses +rameaux aériens, finement dessinés sur le ciel. + +Alors, alors la nature parle à tous; sa voix puissante trouble l'âme +même des sages. Pourquoi pas? N'est-elle pas sainte? et ce surprenant +réveil qui a évoqué toute vie, du coeur dur et muet des chênes jusqu'à +leur pointe sublime où l'oiseau chante sa joie, n'est-ce pas comme un +retour de Dieu? + +J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger, conservent leur +verdure éternelle. Sans méconnaître la beauté de ces arbres d'élite et +leur distinction spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité monotone +de leur costume immuable, dont la verdure répondait à l'immuable bleu du +ciel. J'attendais toujours quelque chose, un renouvellement qui ne +venait pas. Les jours passaient, mais identiques. Pas une feuille de +moins sur la terre, pas un léger nuage au ciel. «Grâce, disais-je, +nature éternelle! Au coeur changeant que tu m'as fait accorde au moins +un changement. Pluie, boue, orage, j'accepte tout; mais que du ciel ou +de la terre l'idée du mouvement me revienne, l'idée de rénovation; que +chaque année le spectacle d'une création nouvelle me rafraîchisse le +coeur, me rende l'espoir que mon âme pourra se refaire et revivre, et, +par les alternatives de sommeil, de mort ou d'hiver, se créer de +nouveaux printemps.» + +Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la même chose. Nous sommes +par le changement. À ces fortes alternatives de chaud, de froid, de +brume et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous devons la trempe, la +puissante personnalité de notre Occident. La pluie ennuie aujourd'hui: +le beau temps viendra demain. Les splendeurs de l'Orient, les merveilles +des tropiques, ne valent pas, mises ensemble, la première violette de +Pâques, la première chanson d'avril, l'aubépine en fleur, la joie de la +jeune fille qui remet sa robe blanche. + +Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur, d'une netteté singulière, +d'un mordant timbre d'acier, la voix du merle retentit, et il n'est pas +de coeur malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse s'empêcher de +sourire. + +Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes mâconnaises qu'on +travaillait à relever, j'entendais une pauvre femme, misérable, vieille, +aveugle, qui chantait avec un accent de gaieté extraordinaire cette +vieille chanson villageoise: + + Nous quittons nos grands habits, + Pour en prendre de plus petits. + + + + +L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME. + + +L'_avare_ agriculteur, mot juste et senti de Virgile. Avare, aveugle, +réellement, qui proscrit les oiseaux destructeurs des insectes et +défenseurs de ses moissons. + +Pas un grain à celui qui, dans les hivers pluvieux, poursuivant +l'insecte à venir, cherchait les nids des larves, examinait, retournait +chaque feuille, détruisait chaque jour des milliers de futures +chenilles. Mais des sacs de froment aux insectes adultes, des champs aux +sauterelles que l'oiseau aurait combattues! + +Les yeux sur le sillon, sur le moment présent, sans voir et sans +prévoir, aveugle sur la grande harmonie qu'on ne rompt pas en vain, il a +partout sollicité ou applaudi les lois qui supprimaient l'aide +nécessaire de son travail, l'oiseau destructeur des insectes. Et ceux-ci +ont vengé l'oiseau. Il a fallu en hâte rappeler le proscrit. À l'île +Bourbon, par exemple, la tête du martin était à prix; il disparaît, et +alors les sauterelles prennent possession de l'île, dévorant, +desséchant, brûlant d'une âcre aridité ce qu'elles ne dévorent pas. Il +en a été de même dans l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du +maïs. Le moineau même, qui, attaque le grain, mais qui le protége encore +plus, le moineau, pillard et bandit, flétri de tant d'injures et frappé +de malédiction, on a vu en Hongrie qu'on périssait sans lui, que lui +seul pouvait soutenir la guerre immense des hannetons et des mille +ennemis ailés qui règnent sur les basses terres; on a révoqué le +bannissement, rappelé en hâte cette vaillante _landwehr_ qui, peu +disciplinable, n'en est pas moins le salut du pays. + +Naguère près de Rouen, et dans la vallée de Monville, les corneilles +avaient été proscrites quelque temps. Les hannetons, dès lors, tellement +profitèrent, leurs larves multipliées à l'infini poussèrent si bien +leurs travaux souterrains, qu'une prairie entière qu'on me montra avait +séché à la surface; toute racine d'herbe était rongée, et la prairie +entière, aisément détachée, roulée sur elle-même, pouvait s'enlever +comme un tapis. + +Tout travail, tout appel de l'homme à la nature, suppose l'intelligence +de l'ordre naturel. L'ordre est tel, et telle est sa loi. _La vie a +autour d'elle, en elle, son ennemi, le plus souvent son hôte, le +parasite qui la mine et la ronge._ + +La vie inerte et sans défense, la végétale surtout, privée de +locomotion, y succomberait sans l'appui supérieur de l'infatigable +ennemi du parasite, âpre chasseur, vainqueur ailé des monstres. + +Guerre extérieure sous les tropiques où partout ils surgissent. Guerre +intérieure dans nos climats où tout est plus caché, plus mystérieux et +plus profond. + +Dans la fécondité exubérante de la zone torride, les insectes, ces +destructeurs terribles des végétaux, consommaient le trop-plein. Ils +volent ici le nécessaire. Là, ils fourragaient dans le luxe prodigue des +plantes spontanées, des semences perdues, des fruits dont la nature +jonche le désert. Ici, dans le champ resserré qu'arrose la sueur de +l'homme, ils récoltent à sa place, dévorent son travail et son fruit; +ils s'attaquent à sa vie même. + +Ne dis pas: «L'hiver est pour moi, il tuera l'ennemi.» L'hiver tue +l'ennemi qui mourrait de lui-même; il tue surtout les éphémères, dont la +durée était déjà mesurée à celle de la fleur, de la feuille où fut liée +leur existence. Mais, avant de mourir, le prévoyant atome garantit sa +postérité; il abrite, cache et dépose profondément son avenir, le germe +de sa reproduction. Comme oeufs ou larves, ou même en leur propre +personne, vivants, adultes; armés, ces invisibles, dans le sein de la +terre, dorment en attendant le temps. Est-elle immobile, cette terre? +Dans les prairies, je la vois onduler, le noir mineur, la taupe, +continue son travail. Plus haut, dans les lieux secs, s'étendent des +greniers où le rat philosophe, sur un bon tas de blé, prend la saison en +patience. + +Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en bas, à droite, à +gauche, ces peuples rongeurs, échelonnés par légions qui se succèdent et +se relayent chacun à son mois, à son jour, immense, irrésistible +conscription de la nature, marchera à la conquête des oeuvres de +l'homme. La division du travail est parfaite. Chacun a son poste +d'avance et ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son arbre, à sa +plante. Et tel sera leur nombre épouvantable, qu'il n'y aura pas une +feuille qui n'ait sa légion. + +Que feras-tu, pauvre homme? Comment te multiplieras-tu? as-tu des ailes +pour les suivre? as-tu même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer à +ton plaisir; leur sécurité est complète: tue, écrase à millions; ils +vivent par milliards. Où tu triomphes par le fer et le feu en détruisant +la plante même, tu entends à côté le bruissement léger de la grande +armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire et qui ronge +invisiblement. + +Écoute, je vais te donner deux conseils. Examine, choisis le meilleur. + +Le premier remède à cela, que l'on commence à suivre, c'est +d'empoisonner tout. Trempe-moi les semences dans le sulfate de cuivre; +mets ton blé sous la protection du vert-de-gris. L'ennemi ne s'attend +pas à cela; il est déconcerté. S'il y touche, il meurt ou languit. Toi +aussi, il est vrai, tu n'es guère florissant; ton hardi stratagème peut +aider aux fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps! le bon +laboureur empoisonne d'abord; ce blé cuivré, transmis au boulanger +artiste, fermente par le sulfate de cuivre; moyen simple, agréable, qui +fait lever, gonfler la pâte légère qu'on va se disputer. + +Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre tant d'ennemis, reculer +n'est pas honte. Laisse faire, et croise tes bras. Couche-toi et +regarde. Fais comme, au soir de Waterlo, fit ce brave qui, blessé et +couché, se releva encore et regarda à l'horizon; mais il y vit Blücher, +la grande nuée de l'armée noire. Il retomba alors, en disant: «Ils sont +trop!» + +Et combien plus tu as droit de le dire! tu es seul contre l'universelle +conjuration de la vie. Tu peux dire aussi: «Ils sont trop!» + +Tu insistes: «Voici pourtant des champs qui donnaient espérance; voici +un pâturage humide où je prendrais plaisir à voir mes boeufs perdus dans +l'herbe. Menons-y les troupeaux.» + +Ils y sont attendus. Que deviendraient sans eux ces vivants nuages +d'insectes qui n'aiment que le sang? Le sang du boeuf est bon, et le +sang de l'homme est meilleur. Entre, assois-toi au milieu d'eux; tu +seras bien reçu, car tu es le festin. Ces dards, ces trompes et ces +tenailles trouveront en ta chair d'exquises délices; une orgie +sanguinaire s'ouvrira sur ton corps pour la danse effrénée de ce monde +famélique, qui ne lâchera pas à moins de défaillir; tu en verras plus +d'un tournoyer et mourir sur la source enivrante que s'est creusée son +dard. Blessé, sanglant, gonflé de plaies bouffies, n'espère pas de +repos. D'autres viennent, et puis d'autres, et toujours, et sans fin. +Car si le climat est moins âpre que dans les zones du Midi, en revanche, +la pluie éternelle, cet océan d'eau douce et tiède qui noie +infatigablement nos plages, enfante dans une fécondité désespérante ces +vies commencées et avides, qui sont impatientes de monter, naître et +s'achever par la destruction des vies supérieures. + +J'ai vu, non pas dans les marais, mais sur les hauteurs de l'Ouest, +aimables et verdoyantes collines, couvertes de bois ou de prairies, j'ai +vu d'immenses eaux pluviales séjourner sans écoulement, puis, bues d'un +rayon de soleil, laisser la terre couverte d'une riche et plantureuse +production animale, limaces, limaçons, insectes de mille sortes, tous +gens de terrible appétit, nés dentus, armés d'appareils admirables, +d'ingénieuses machines à détruire. Impuissants contre l'irruption d'un +monde inattendu qui grouillait, s'agitait, montait, entrait, nous eût +mangé nous-mêmes, nous luttions au moyen de quelques poules intrépides +et voraces, qui ne comptaient pas les ennemis, ne discutaient pas, +avalaient. Ces poules bretonnes et vendéennes, braves du génie de la +contrée, faisaient cette campagne d'autant mieux, qu'elles guerroyaient +chacune à sa manière. La _noire_, la _grise_ et la _pondeuse_ (c'étaient +leurs noms de guerre) allaient ensemble en corps d'armée, et ne +reculaient devant rien; la rêveuse ou la _philosophe_ aimait mieux +chouanner, et n'en faisait que plus d'ouvrage. Un superbe chat noir, +leur compagnon de solitude, étudiait tout le jour la trace du mulot, du +lézard, chassait la guêpe, mangeait la cantharide, du reste devant les +poules respectueux et toujours à distance. + +Un mot encore sur elles, et un regret. Tout finit, il fallut partir. Et +que deviendraient-elles? Données, elles allaient être mangées +certainement. Longuement nous délibérâmes. Puis, par un parti vigoureux, +d'après la vieille foi des sauvages, qui croient qu'il vaut mieux mourir +par ceux qu'on aime, et pensent, en mangeant des héros, devenir +héroïque, nous en fîmes, non sans gémir, un funèbre banquet. + +C'est un très-grand spectacle de voir contre cet effrayant frétillement +du monstre universel qui s'éveille au printemps, sifflant, bruissant, +coassant, bourdonnant, dans son immense faim, de voir descendre (on peut +le dire) du ciel l'universel Sauveur, en cent formes et cent légions +diverses d'armes et de caractère, mais toutes ayant des ailes, +précipitant au divin privilége du Saint-Esprit, d'être présent partout. + +À l'universelle présence de l'insecte, à l'ubiquité du nombre, répond +celle de l'oiseau, de la célérité, de l'aile. Le grand moment, c'est +celui où l'insecte, se développant par la chaleur, trouve l'oiseau en +face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui, n'ayant point de lait, doit +nourrir à ce moment une nombreuse famille de sa chasse et de proie +vivante. Chaque année, le monde serait en péril, si l'oiseau allaitait, +si l'alimentation était le travail d'un individu, d'un estomac. Mais +voici la couvée bruyante exigeante et criante, qui appelle la proie par +dix, quinze ou vingt becs; et l'exigence est telle, telle est la fureur +maternelle pour répondre à ces cris, que la mésange, qui a vingt +enfants, désespérée, ne pouvant les faire taire avec trois cents +chenilles par jour, ira même au nid des oiseaux ouvrir la cervelle aux +petits. + +De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg, nous observions dès +l'hiver commencer cet utile guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le +voyions, en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'honnête et +respectable ménage du merle, qu'on peut appeler tourne-feuilles, faisait +par couples sa besogne; au rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient +aux mares, levaient les feuilles une à une avec adresse et conscience, +ne laissant rien passer sans un attentif examen. + +Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil de la nature ressemble +de si près à la mort, l'oiseau nous continuait le spectacle de la vie. +Sur la neige même, le merle nous saluait au réveil. Aux sérieuses +promenades d'hiver, nous avions toujours près de nous le roitelet à +huppe d'or, son petit chant rapide, son rappel doux et flûté. Les +moineaux, plus familiers, paraissaient sur nos balcons; exacts aux +heures, ils savaient qu'ils trouveraient deux fois par jour le couvert +mis, sans qu'il en coûtât à leur liberté. + +Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque le printemps est venu, ils se +font scrupule de rien demander. Dès que leurs enfants éclos ont commencé +à voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre, comme pour +remercier et bénir. + + + + +LE TRAVAIL. + +LE PIC. + + +Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont l'objet, nulle ne l'est +plus que de dire, comme on a fait, que le pic, qui creuse les arbres, +choisit les arbres sains et durs, ceux qui présentent le plus de +difficultés et peuvent augmenter son travail. Le bon sens indique assez +que le pauvre animal, qui vit de vers et d'insectes, cherche les arbres +malades, cariés, qui résistent moins et qui lui promettent, d'ailleurs, +une proie plus abondante. La guerre obstinée qu'il fait à ces tribus +destructives qui gagneraient les arbres sains, c'est un signalé service +qu'il nous rend. L'État lui devrait, sinon les appointements, du moins +le titre honorifique de conservateur des forêts. Que fait-on? pour tout +salaire, d'ignorants administrateurs ont souvent mis sa tête à prix. + +Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur, s'il n'était calomnié +et persécuté. Sa corporation modeste, répandue dans les deux mondes, +sert l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'habit varie; le signe commun de +reconnaissance est le chaperon écarlate dont ce bon ouvrier couvre +généralement sa tête, son crâne épais et solide. L'instrument de son +état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau et de doloire, c'est son +bec, carrément taillé. Ses jambes nerveuses, armées de forts ongles +noirs d'une prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur sa +branche, où il reste les jours entiers dans une attitude incommode, +frappant toujours de bas en haut. Sauf le matin où il s'agite, remue ses +membres en tous sens, comme font les meilleurs travailleurs qui +s'apprêtent quelques moments pour ne plus se déranger, il pioche toute +une longue journée avec une application singulière. On l'entend tard +encore, qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi quelques +heures. + +Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses muscles, toujours +tendus, rendent sa chair dure et coriace. La vésicule du fiel, +très-grande chez lui, semble accuser une grande disposition bilieuse, +acharnée, violente au travail, du reste aucunement colérique. + +Les opinions qu'on a prises de cet être singulier devaient être +très-diverses. On a jugé en bien ou en mal le grand travailleur, selon +qu'on estimait ou mésestimait le travail, selon qu'on était soi-même +plus ou moins laborieux, et qu'on regardait une vie sédentaire et +appliquée comme maudite ou bénie du ciel. + +On s'est demandé aussi si le pic était triste ou gai, et l'on a fait +diverses réponses, peut-être également bonnes, selon l'espèce et le +climat. Je crois aisément que Wilson, Audubon, qui parlent surtout du +beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux Carolines sur la lisière des +tropiques, l'ont vu plus gai, plus remuant; ce pic gagne aisément sa +vie, dans un pays chaud et riche en insectes; son bec courbé, élégant, +moins dur que le bec du nôtre, semble dire aussi qu'il travaille des +bois moins rebelles. Pour le pic de France et d'Allemagne, qui a à +percer l'enveloppe de nos vieux chênes européens, il a un tout autre +instrument, un bec carré, lourd et fort. Il est probable qu'il donne +bien plus d'heures de travail que l'autre. C'est un ouvrier placé dans +des conditions plus dures, travaillant plus et gagnant moins. Dans les +sécheresses surtout, son métier est misérable; la proie le fuit, se +retire au plus loin, cherchant la fraîcheur. Aussi, il appelle la pluie, +criant toujours: _Plieu! Plieu!_ Le peuple comprend ainsi son cri; il +l'appelle dans la Bourgogne le _Procureur du meunier_; pic et meunier, +si l'eau ne tombe, chôment et risquent de jeûner. + +Notre grand ornithologiste, excellent et ingénieux observateur, +Toussenel, ne se méprend-il pas pourtant sur le caractère du pic en le +jugeant gai? Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il fait pour +gagner sa femelle. Mais qui de nous, et des plus sérieux, en ce cas, +n'en fait pas de même? Il l'appelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à +sa vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau dont le vol est fort +médiocre, c'était peut-être le plus sage, en présence surtout d'un si +excellent tireur. Et ceci prouve son bon sens. Devant un chasseur +vulgaire, le pic, qui sait sa chair mauvaise, se serait laissé +approcher. Mais devant un tel connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il +avait grandement à craindre de s'en aller empaillé orner une collection. + +Je prie l'illustre écrivain de considérer encore les habitudes morales +et l'humeur que doit donner un travail si persévérant. La _papillonne_ +n'est pour rien ici, et la longueur de telles journées dépasse +infiniment la mesure commode de ce que Fourier appelle travail +attrayant. Le pic est un ouvrier solitaire et à son compte; il ne se +plaint pas sans doute; il sent qu'il a intérêt de travailler beaucoup, +longtemps. Ferme sur ses fortes jambes, dans une attitude pénible, il +reste là tout le jour, et persiste encore au delà. Est-il heureux? je le +crois. Gai? j'en doute. Triste? nullement. Le travail passionné, qui +nous rend si sérieux, en revanche bannit les tristesses. + +L'inintelligent travailleur, ou le pauvre surmené, qui ne conçoit le +bonheur que dans l'immobilité, ne pouvait manquer de voir dans une vie +si assidue la malédiction du sort. L'artisan des villes allemandes +assure que c'est un boulanger qui, oisif dans son comptoir, affamait le +pauvre peuple, le trompait, vendait à faux poids. En punition, +maintenant, il travaille et travaillera jusqu'au jour du Jugement, ne +vivant plus que d'insectes. + +Triste et baroque explication. J'aime mieux la vieille fable italienne. +Picus, fils du Temps (de Saturne), était un héros austère qui dédaigna +l'amour trompeur et les illusions de Circé. Pour la fuir, il a pris des +ailes et s'est enfui dans les forêts. S'il n'a plus la figure humaine, +il a mieux, un génie divin, prévoyant et fatidique; il entend ce qui est +à naître, il voit ce qui n'est pas encore. + +Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui des Indiens du nord de +l'Amérique. Ces héros ont bien vu que le pic était un héros. Ils aiment +à porter la tête de celui qu'on nomme _pic à bec d'ivoire_, et croient +que son ardeur, son courage passera en eux. Croyance très-fondée, comme +l'expérience le prouve. Le plus ferme coeur se sent affermi, en voyant +sans cesse sur lui ce parlant symbole; il se dit: «Je serai tel pour la +force et pour la constance.» + +Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un héros, c'est le héros +pacifique du travail. Il ne réclame rien de plus. Son bec qui pourrait +être redoutable, ses ergots très-forts, sont préparés cependant pour +tout autre chose que pour le combat. Le travail l'a pris tellement +qu'aucune rivalité ne le conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui +tout l'effort de ses facultés. + +Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent forestier, plein de tact +et d'expérience, éprouve son arbre au marteau, je veux dire au bec. Il +ausculte comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce qu'il a en lui. Le +procédé d'auscultation, si récent en médecine, était l'art principal du +pic, depuis des milliers d'années. Il interrogeait, sondait, voyait par +l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait le tissu de l'arbre. Tel, sain +et fort en apparence, que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué +le marteau de la marine, le pic, bien autrement habile, le juge véreux, +carié, susceptible de manquer de la manière la plus funeste, de plier en +construction, ou de faire une voie d'eau et de causer un naufrage. + +L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, s'y établit; là il +exercera son art. Ce bois est creux, donc gâté, donc peuplé; une tribu +d'insectes y habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les +citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus les murailles de la +ville, ou en bas, par les égouts. Il y faudrait des sentinelles; au +défaut, l'unique assiégeant veille, et de moment en moment regarde +derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi sert parfaitement +une langue d'extrême longueur qu'il darde comme un petit serpent. +L'incertitude de cette chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le +passionnent; il voit à travers l'écorce et le bois; il assiste aux +terreurs et aux conseils du peuple ennemi. Parfois, il descend +très-vite, pensant qu'une issue secrète pourrait sauver les assiégés. + +Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au dedans, c'est une terrible +image pour le patriote qui rêve au destin des cités. Rome, aux temps où +la république commençait à s'affaisser, se sentant semblable à cet +arbre, frissonna un jour que le pic vint tomber en plein forum sur le +tribunal, sous la main même du préteur. Le peuple s'émut grandement, et +roulait de tristes pensées. Mais les devins mandés arrivent: si l'oiseau +part impunément, la république mourra; s'il reste, il ne menace plus que +celui qui l'a dans sa main, le préteur. Ce magistrat, qui était Ælius +Tubero, tua l'oiseau à l'instant, mourut lui-même bientôt, et la +république dura deux siècles encore. + +Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce noble appel au dévouement +du citoyen. Elle dura par cette réponse muette que lui fit un grand +coeur. De tels actes sont féconds, ils font des hommes et des héros; ils +font la durée des cités. + +Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce solitaire, ce grand +prophète n'échappe pas à la loi universelle. Deux fois par an, il se +dément, sort de son austérité, et, faut-il le dire? devient ridicule. +Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne l'est que deux fois par an! + +Ridicule? il ne l'est pas par cela qu'il est amoureux, mais il aime +comiquement. Noblement endimanché et dans son meilleur plumage, relevant +sa mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, il tourne autour de +sa femelle; ses rivaux en font autant. Mais ces innocents travailleurs, +faits aux oeuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau monde, aux +grâces des colibris, ne savent rien autre chose que présenter leurs +devoirs et leurs très-humbles hommages par d'assez gauches courbettes. +Du moins, gauches à notre sens, elles le sont moins pour l'objet dont +elles captent l'attention. Elles plaisent, et c'est tout ce qu'il faut. +Le choix prononcé par la reine, nulle bataille. Moeurs admirables des +bons et dignes ouvriers! les autres, chagrins, se retirent, mais avec +délicatesse conservent religieusement le respect de la liberté. + +Le préféré et sa belle, vous croyez qu'ils vont faire l'amour oisifs, +errer dans les forêts? Point du tout. Immédiatement, ils se mettent à +travailler. «Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me suis pas +trompée.» Quelle occasion pour un artiste! Elle anime son génie. De +charpentier il devient menuisier et ébéniste; de menuisier, géomètre! La +régularité des formes, ce rhythme divin, lui apparaît dans l'amour. + +C'est justement la belle histoire du fameux forgeron d'Anvers, Quintin +Metzys, qui aima la fille d'un peintre et qui, pour se faire aimer, +devint le plus grand peintre de la Flandre au XVIe siècle. + + D'un noir Vulcain, l'amour fit un Apelle. + +Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec la précision sévère, le +parfait arrondissement que donnerait le compas, il creuse une élégante +voûte d'un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du marbre et de +l'ivoire. Les précautions hygiéniques et stratégiques ne manquent pas. +Une entrée sinueuse, étroite, dont la pente incline au dehors pour que +l'eau n'y pénètre pas, favorise la défense; il suffit d'une tête et d'un +bec courageux pour la fermer. + +Quel coeur résisterait à cela? Qui n'accepterait cet artiste, ce +pourvoyeur laborieux des besoins de la famille, ce défenseur intrépide? +Qui ne croirait pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart de ce +champion dévoué, accomplir le délicat mystère de la maternité? + +Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés. Il ne manque ici +qu'un hymne (Hymen! ô hymenæe!). Ce n'est pas la faute du pic si la +nature, à son génie, a refusé la muse mélodieuse. Du moins dans son âpre +voix on ne méconnaîtra pas le véhément accent du coeur. + +Qu'ils soient heureux! qu'une jeune et aimable génération éclose et +croisse sous leurs yeux! Les oiseaux de proie ne pourraient aisément +pénétrer ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent noir, ne +pas visiter ce nid! Puisse la main de l'enfant n'en pas arracher +cruellement la douce espérance! Puisse surtout l'ornithologiste, l'ami +des oiseaux, se tenir loin de ces lieux! + +Si le travail persévérant, l'ardent amour de la famille, l'héroïque +défense de la liberté, pouvaient imposer le respect, arrêter les mains +cruelles de l'homme, nul chasseur ne toucherait à ce digne oiseau. Un +jeune naturaliste, qui en étouffa un pour l'empailler, m'a dit qu'il +resta malade de cette lutte acharnée, et plein de remords; il lui +semblait qu'il eût fait un assassinat. + +Wilson paraît avoir eu une impression analogue. «La première fois, +dit-il, que j'observai cet oiseau, dans la Caroline du Nord, je le +blessai légèrement à l'aile, et, lorsque je le pris, il poussa un cri +tout à fait semblable à celui d'un enfant, mais si fort et si lamentable +que mon cheval effrayé faillit me renverser. Je l'apportai à Wilmington: +en passant dans les rues, les cris prolongés de l'oiseau attirèrent aux +portes et aux fenêtres une foule de personnes, surtout de femmes +remplies d'effroi. Je continuai ma route et, en rentrant dans la cour de +l'hôtel, je vis venir le maître de la maison et beaucoup de gens alarmés +de ce qu'ils entendaient. Jugez comme augmenta cette alarme quand je +demandai ce qu'il fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta +pâle et stupide, et les autres furent muets d'étonnement. Après m'être +amusé à leurs dépens une minute ou deux, je découvris mon pic, et un +éclat de rire universel se fit entendre. Je le montai, le plaçai dans ma +chambre, le temps de voir mon cheval et d'en prendre soin. J'y retournai +au bout d'une heure, et, en ouvrant la porte, j'entendis de nouveau le +même cri terrible, qui cette fois paraissait venir de la douleur d'avoir +été découvert dans ses tentatives d'évasion. Il était monté le long de +la fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatement au-dessous duquel il +avait commencé de creuser. Le lit était couvert de larges morceaux de +plâtre, la latte du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu près +quinze pouces carrés, et un trou capable de laisser passer le poing, +déjà formé dans les abat-jour; de sorte que dans l'espace d'une heure +encore, il serait certainement parvenu à se frayer une issue. Je lui +attachai au cou une corde que je fixai à la table et le laissai: je +voulais lui conserver la vie, et j'allai lui chercher de la nourriture. +En remontant, j'entendis qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon +entrée je vis qu'il avait presque détruit la table à laquelle il avait +été attaché et contre laquelle il avait tourné toute sa colère. Lorsque +je voulus en prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec son bec, +et il déploya un si noble et indomptable courage que j'eus la tentation +de le rendre à ses forêts natales. Il vécut avec moi à peu près trois +jours, refusant toute nourriture, et j'assistai à sa mort avec regret.» + + + + +LE CHANT. + + +Il n'est personne qui n'ait remarqué que des oiseaux tenus en cage dans +un salon ne manquent guère, s'il vient des visiteurs, si la conversation +s'anime, d'y prendre part à leur manière, de jaser ou de chanter. + +C'est leur instinct universel et même en liberté. Ils sont l'écho et de +Dieu et de l'homme. Ils s'associent aux bruits, aux voix, y ajoutent +leur poésie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par analogie, par +contraste, ils augmentent et complètent les grands effets de la nature. +Au sourd battement des flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës, +stridentes; au monotone bruissement des arbres agités, la tourterelle et +cent oiseaux donnent une douce et triste assonance; au réveil des +campagnes, à la gaieté des champs, l'alouette répond par son chant, elle +porte au ciel les joies de la terre. + +Ainsi, partout, sur l'immense concert instrumental de la nature, sur ses +soupirs profonds, sur les vagues sonores qui s'échappent de l'orgue +divin, une musique vocale éclate et se détache, celle de l'oiseau, +presque toujours par notes vives qui tranchent sur ce fond grave, par +d'ardents coups d'archet. + +Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations d'une vie intense, +supérieure à la nôtre, d'une vie voyageuse et mobile, qui donne au +travailleur fixé sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve de +la liberté. + +De même que la vie végétale se renouvelle au printemps par le retour des +feuilles, la vie animale est renouvelée, rajeunie, par le retour des +oiseaux, par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil dans +l'hémisphère austral, jeune monde à l'état inférieur, qui, encore en +travail, aspire à trouver une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de +la vie, le chant, ne lui est pas donnée encore. + +Le beau, le grand phénomène de cette face supérieure du monde, c'est +qu'au moment où la nature commence par les feuilles et les fleurs son +silencieux concert, sa chanson de mars et d'avril, sa symphonie de mai, +tous nous vibrons à cet accord; hommes, oiseaux, nous prenons le +rhythme. Les plus petits, à ce moment, sont poëtes, souvent chanteurs +sublimes. Ils chantent pour leurs compagnes dont ils veulent gagner +l'amour. Ils chantent pour ceux qui les écoutent, et plus d'un fait des +efforts inouïs d'émulation. L'homme aussi répond à l'oiseau. Le chant de +l'un fait chanter l'autre. Accord inconnu aux climats brûlants. Les +éclatantes couleurs qui y remplacent l'harmonie ne créent pas un lien +comme elle. Dans une robe de pierreries, l'oiseau n'est pas moins +solitaire. + +Bien différent de cet être d'élite, éblouissant, étincelant, l'oiseau de +nos contrées, humble d'habit, riche de coeur, est près du pauvre. Peu, +très-peu, cherchent les beaux jardins, les allées aristocratiques, +l'ombrage des grands parcs. Tous vivent avec le paysan. Dieu les a mis +partout. Bois et buissons, clairières, champs, vignobles, prairies +humides, roseaux des étangs, forêts des montagnes, même les sommets +couverts de neiges, il a doué chaque lieu de sa tribu ailée, n'a +déshérité nul pays, nul site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne +pût aller nulle part, si haut monter, si bas descendre, qu'il n'y +trouvât un chant de joie et de consolation. + +Le jour commence à peine, à peine de l'étable sonne la clochette des +troupeaux, que la bergeronnette est prête à les conduire et sautille +autour d'eux. Elle se mêle au bétail et familièrement s'associe au +berger. Elle sait qu'elle est aimée et de l'homme et des bêtes qu'elle +défend contre les insectes. Elle pose hardiment sur la tête des vaches +et le dos des moutons. Le jour elle ne les quitte guère, et les ramène +fidèlement au soir. + +La lavandière, non moins exacte, est à son poste: elle voltige autour +des laveuses; elle court sur ses longues jambes jusque dans l'eau et +demande des miettes; par un étrange instinct mimique, elle baisse et +relève la queue, comme pour imiter le mouvement du battoir sur le linge, +pour travailler aussi et gagner son salaire. + +L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du laboureur, c'est +l'alouette, sa compagne assidue, qu'il retrouve partout dans son sillon +pénible pour l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance. +_Espoir_, c'est la vieille devise de nos Gaulois, et c'est pour cela +qu'ils avaient pris comme oiseau national cet humble oiseau si +pauvrement vêtu, mais si riche de coeur et de chant. + +La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette. La disposition de +ses ongles la rend impropre à percher sur les arbres. Elle niche à +terre, tout près du pauvre lièvre et sans abri que le sillon. Quelle vie +précaire, aventurée, au moment où elle couve! Que de soucis, que +d'inquiétudes! À peine une motte de gazon dérobe au chien, au milan, au +faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve à la hâte, elle élève à +la hâte la tremblante couvée. Qui ne croirait que cette infortunée +participera à la mélancolie de son triste voisin, le lièvre? + + Cet animal est triste et la crainte le ronge. (LA FONT.) + +Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de gaieté et d'oubli +facile, de légèreté, si l'on veut, et d'insouciance française: l'oiseau +national, à peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité, son chant, +son indomptable joie. Autre merveille: ses périls, sa vie précaire, ses +épreuves cruelles, n'endurcissent pas son coeur; elle reste bonne autant +que gaie, sociable et confiante, offrant un modèle, assez rare parmi les +oiseaux, d'amour fraternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin, +nourrira ses soeurs. + +Deux choses la soutiennent et l'animent: la lumière et l'amour. Elle +aime la moitié de l'année. Deux fois, trois fois, elle s'impose le +périlleux bonheur de la maternité, le travail incessant d'une éducation +de hasards. Mais quand l'amour lui manque, la lumière lui reste et la +ranime. Le moindre rayon de lumière suffit pour lui rendre son chant. + +C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand l'horizon s'empourpre +et que le soleil va paraître, elle part du sillon comme une flèche, +porte au ciel l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme l'aube, pure +et gaie comme un coeur enfant! Cette voix sonore, puissante, donne le +signal aux moissonneurs. «Il faut partir, dit le père; n'entendez-vous +pas l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir courage; aux chaudes +heures, les invite au sommeil, écarte les insectes. Sur la tête penchée +de la jeune fille à demi éveillée elle verse des torrents d'harmonie. + +«Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de lutter avec celui de +l'alouette pour la richesse et la variété du chant, l'ampleur et le +velouté du timbre, la tenue et la portée du son, la souplesse et +l'infatigabilité des cordes de la voix. L'alouette chante une heure +d'affilée sans s'interrompre d'une demi-seconde, s'élevant verticalement +dans les airs jusqu'à des hauteurs de mille mètres, et courant des +bordées dans la région des nues pour gagner plus haut, et sans qu'une +seule de ses notes se perde dans ce trajet immense. + +«Quel rossignol pourrait en faire autant?» + +C'est un bienfait donné au monde que ce chant de lumière, et vous le +retrouvez presque en tout pays qu'éclaire le soleil. Autant de contrées +différentes, autant d'espèces d'alouettes: alouettes de bois, alouettes +de prés, de buissons, de marais, alouettes de la Crau de Provence, +alouettes des craies de la Champagne, alouettes des contrées boréales de +l'un et l'autre mondes; vous les trouvez encore dans les steppes salés, +dans les plaines brûlées du vent du nord de l'affreuse tartarie. +Persévérante réclamation de l'aimable nature, tendres consolations de la +maternité de Dieu! + +Mais l'automne est venue. Pendant que l'alouette fait derrière la +charrue sa récolte d'insectes, nous arrivent les hôtes des contrées +boréales: la grive exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronne, +l'imperceptible roi du nord. De Norwége, au temps des brouillards, nous +vient le roitelet, et, sous un sapin gigantesque, le petit magicien +chante sa chanson mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid le décide +à descendre, à se mêler, à se populariser parmi les petits troglodytes +qui habitent avec nous et charment nos chaumières de leurs notes +limpides. + +La saison devient rude: tous se rapprochent de l'homme. Les honnêtes +bouvreuils, couples doux et fidèles, viennent, avec un petit ramage +mélancolique, solliciter et demander secours. La fauvette d'hiver quitte +aussi ses buissons; craintive, vers le soir, elle s'enhardit à faire +entendre aux portes une voix tremblotante, monotone et d'accent +plaintif. + +«Quand, par les premières brumes d'octobre, un peu avant l'hiver, le +pauvre prolétaire vient chercher dans la forêt sa chétive provision de +bois mort, un petit oiseau s'approche de lui, attiré par le bruit de la +cognée; il circule à ses côtés et s'ingénie à lui faire fête en lui +chantant tout bas ses plus douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge, +qu'une fée charitable a député vers le travailleur solitaire pour lui +dire qu'il y a encore quelqu'un dans la nature qui s'intéresse à lui. + +«Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre les tisons de la veille, +engourdis dans la cendre; quand le copeau et la branche sèche petillent +dans la flamme, le rouge-gorge accourt en chantant pour prendre sa part +du feu et des joies du bûcheron. + +«Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son manteau de neige; quand +on n'entend plus d'autre voix que celle des oiseaux du nord, qui +dessinent dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la bise qui +mugit et s'engouffre au chaume des cabanes, un petit chant flûté, modulé +à voix basse, vient protester encore au nom du travail créateur contre +l'atonie universelle, le deuil et le chômage.» + +Ouvrez, de grâce, donnez-lui quelques miettes, un peu de grain. S'il +voit des visages amis, il entrera dans la chambre; il n'est pas +insensible au feu; de l'hiver, par ce court été, le pauvre petit va plus +fort rentrer dans l'hiver. + +Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte n'ait chanté le +rouge-gorge. Mais l'oiseau même est son poëte; si l'on pouvait écrire sa +petite chanson, elle exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa vie. +Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon cabinet, faute d'auditeurs +de son espèce, se met devant la glace, et, sans me déranger, à +demi-voix, dit toutes ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui apparaît +de l'autre côté. En voici le sens à peu près, tel qu'une main de femme a +essayé de le noter: + + Je suis le compagnon + Du pauvre bûcheron. + + Je le suis en automne, + Au vent des premiers froids, + Et c'est moi qui lui donne + Le dernier chant des bois. + + Il est triste, et je chante + Sous mon deuil mêlé d'or. + Dans la brume pesante + Je vois l'azur encor. + + Que ce chant te relève + Et te garde l'espoir! + Qu'il te berce d'un rêve, + Et te ramène au soir! + + . . . . . . . . . . . . + + Mais quand vient la gelée, + Je frappe à ton carreau. + Il n'est plus de feuillée, + Prends pitié de l'oiseau! + + C'est ton ami d'automne + Qui revient près de toi. + Le ciel, tout m'abandonne... + Bûcheron, ouvre-moi! + + Qu'en ce temps de disette, + Le petit voyageur, + Régalé d'une miette, + S'endorme à ta chaleur! + + Je suis le compagnon + Du pauvre bûcheron. + + + + +LE NID. + +ARCHITECTURE DES OISEAUX. + + +J'écris en face d'une jolie collection de nids d'oiseaux français, qu'un +de mes amis a faite pour moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les +descriptions des auteurs, de les améliorer peut-être, si les ressources +bien limitées du style pouvaient donner idée d'un art tout spécial, +moins analogue aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au premier +coup d'oeil. Rien ne supplée ici à la vue des objets. Il faut voir et +toucher: on sent alors que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce +sont choses d'un monde à part. Faut-il dire _au-dessus_, _au-dessous_ +des oeuvres humaines? Ni l'un ni l'autre; mais différentes +essentiellement, et dont les rapports ne sont guère qu'extérieurs. + +Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant, plus délicat qu'on ne +peut dire, doit tout à l'art, à l'adresse, au calcul. Les matériaux, le +plus souvent, sont fort rustiques, pas toujours ceux qu'eût préférés +l'artiste. Les instruments sont très-défectueux. L'oiseau n'a pas la +main de l'écureuil, ni la dent du castor. N'ayant que le bec et la patte +(qui n'est point du tout une main), il semble que le nid doive lui être +un problème insoluble. Ceux que j'ai sous les yeux sont la plupart +formés d'un tissu ou enchevêtrement de mousses, petites branches +flexibles ou longs filaments de végétaux; mais c'est moins encore un +tissage qu'une condensation; un feutrage de matériaux mêlés, poussés et +fourrés l'un dans l'autre avec effort, avec persévérance: art +très-laborieux et d'opération énergique, où le bec et la griffe seraient +insuffisants. L'outil, réellement, c'est le corps de l'oiseau lui-même, +sa poitrine, dont il presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre +absolument dociles, les mêler, les assujettir à l'oeuvre générale. + +Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid la forme circulaire n'est +encore autre que le corps de l'oiseau. C'est en se tournant constamment +et refoulant le mur de tous côtés, qu'il arrive à former ce cercle. + +Donc, la maison, c'est la personne même, sa forme et son effort le plus +immédiat; je dirai sa souffrance. Le résultat n'est obtenu que par une +pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d'herbe +qui, pour prendre et garder la courbe, n'ait été mille et mille fois +poussé du sein, du coeur, certainement avec trouble de la respiration, +avec palpitation peut-être. + +Tout autre est la demeure du quadrupède. Il naît vêtu; qu'a-t-il besoin +de nid? Aussi, ceux qui bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes +plus que pour leurs petits. La marmotte est un mineur habile dans son +oblique souterrain, qui lui sauve le vent de l'hiver. L'écureuil, d'une +main adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de la pluie. Le +grand ingénieur des lacs, le castor, qui prévoit la crue des eaux, se +fait plusieurs étages où il montera à volonté: tout cela pour +l'individu. L'oiseau bâtit pour la famille. Insouciant, il vivait sous +la claire feuillée, en butte à ses ennemis; mais dès qu'il n'est plus +seul, la maternité prévue, espérée, le fait artiste. Le nid est une +création de l'amour. + +Aussi, l'oeuvre est empreinte d'une force de volonté extraordinaire, +d'une passion singulièrement persévérante. Vous le sentirez surtout à +ceci, qu'elle n'est pas, comme les nôtres, préparée par une charpente +qui en fixe le plan, soutient et régularise le travail. Ici le plan est +si bien dans l'artiste, l'idée si arrêtée, que sans charpente ni +carcasse, sans appui préalable, le navire aérien se bâtit pièce à pièce, +et pas une ne trouble l'ensemble. Tout vient s'y ajouter à propos, +symétriquement, en parfaite harmonie: chose infiniment difficile dans un +tel défaut d'instrument et dans ce rude effort de concentration et de +feutrage par la pression de la poitrine. + +La mère ne se fie point au mâle pour tout cela, mais elle l'emploie +comme pourvoyeur. Il va chercher des matériaux, herbes, mousses, racines +ou branchettes. Mais quand le bâtiment est fait, quand il s'agit de +l'intérieur, du lit, du mobilier, l'affaire devient plus difficile. Il +faut songer que cette couche doit recevoir un oeuf infiniment prenable +au froid, dont tout point refroidi serait pour le petit un membre mort. +Ce petit naîtra nu. Le ventre, au ventre de la mère bien appliqué, ne +craindra pas le froid; mais le dos, dépouillé encore, le lit seul doit +le réchauffer: la mère est là-dessus d'une précaution, d'une inquiétude +bien difficiles à satisfaire. Le mari apporte du crin, mais c'est trop +dur: il ne servirait que dessous, et comme un sommier élastique. Il +apporte du chanvre, mais c'est trop froid: la soie ou le duvet soyeux de +certaines plantes, le coton ou la laine, sont admis seuls; ou mieux, ses +propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle met sous le +nourrisson. + +Il est intéressant de voir le mâle en quête des matériaux, quête habile +et furtive: il craint qu'en le suivant des yeux, on n'apprenne trop bien +le chemin de son nid. Souvent, si vous le regardez, pour vous tromper, +il prend un chemin différent. Cent petits vols ingénieux répondront aux +désirs de la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un peu de laine. +Il prendra à la basse-cour les plumes tombées de la pondeuse. Il épiera, +dans son audace, si la fermière, sous l'auvent, laisse un moment sa +pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche d'un fil dérobé. + +Les collections de nids sont fort récentes, peu nombreuses, peu riches +encore. Dans celle de Rouen, cependant, remarquable par l'arrangement, +dans celle de Paris, où se voient plusieurs très-curieux spécimens, on +distingue déjà les industries diverses qui créent ce chef-d'oeuvre du +nid. Quelle en est la chronologie, le crescendo? non d'un art à un autre +(non du maçonnage au tressage, par exemple). Mais dans chaque art, les +oiseaux qui s'y livrent vont plus ou moins haut, selon l'intelligence +des espèces, la facilité des matériaux ou l'exigence des climats. + +Chez les oiseaux mineurs, le manchot, le pingouin, dont le petit, à +peine né, sautera à la mer, se contentent de faire un trou. Mais le +guêpier, l'hirondelle de mer, qui doivent élever leurs petits, se +creusent sous la terre une véritable habitation, très-bien +proportionnée, non sans quelque géométrie. Ils la meublent de plus et la +jonchent de matières molles sur lesquelles le petit sentira moins la +dureté ou la fraîcheur du sol humide. + +Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève la boue en pyramide pour +isoler ses oeufs de la terre inondée, et les couve debout sous ses +longues jambes, se contente d'une oeuvre grossière. C'est encore un +manoeuvre. Le vrai maçon, c'est l'hirondelle qui suspend sa maison aux +nôtres. + +La merveille du genre est peut-être l'étonnant cartonnage que travaille +la grive. Son nid, fort exposé sous l'humide abri des vignes, est de +mousse au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure; mais regardez +dedans: c'est une coupe admirable de propreté, de poli, de luisant, qui +ne cède point au verre. On pourrait s'y mirer. + +L'art rustique, et propre aux forêts, de la charpente, du menuisage, de +la sculpture en bois, a son infime essai dans le toucan, dont le bec est +énorme, mais faible et mince; il ne s'attaque qu'aux arbres vermoulus. +Le pic, mieux armé, on l'a vu, peut davantage; c'est le vrai +charpentier; mais l'amour vient, c'est le sculpteur. + +Infinie en genres, en espèces, est la corporation des vanniers, des +tisseurs. Marquer leur point de départ, leur progrès et le terme d'une +industrie si variée, ce serait un très-long travail. + +Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu d'adresse. Pourquoi +feraient-ils plus? Vêtus si bien par la nature d'une plume onctueuse et +presque impénétrable, ils comptent moins avec les éléments. Leur grand +art est la chasse; toujours au maigre et faiblement nourris, les +piscivores sont dominés par un estomac exigeant. + +Le tressage fort élémentaire des hérons, des cigognes, est dépassé déjà, +non de beaucoup, par les vanniers des bois, par le geai, le moqueur, +l'étourneau, le bouvreuil. Leur famille plus nombreuse leur impose un +travail plus grand. Ils fondent des assises grossières, mais par-dessus +adaptent un panier plus ou moins élégant, un tressage de racines et +bûchettes fortement liées. La cistole entrelace délicatement trois +roseaux dont les feuilles, mêlées au tissu, en font la base mobile et +sûre; il ondule avec elle. La mésange suspend son berceau en forme de +bourse par un côté, et se confie au vent pour bercer sa famille. + +Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des feutreurs habiles. Ce +dernier, inquiet, défiant, colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art +et d'adresse, des lichens blancs, dont la moucheture désoriente +entièrement le chercheur, et lui fait prendre ce charmant nid, si bien +dissimulé, pour un accident de verdure, une chose fortuite et naturelle. + +Le collage et le feutrage jouent au reste un grand rôle dans l'oeuvre +même des tisseurs. On aurait tort d'isoler trop ces arts. +L'oiseau-mouche consolide avec la gomme des arbres sa petite maison. La +plupart des autres y emploient la salive. Quelques-uns, chose étrange! +subtile invention de l'amour, y joignent l'art pour lequel leurs organes +leur donnent le moins de secours. Un sansonnet américain parvient à +coudre des feuilles avec son bec, et très-adroitement. + +Quelques tresseurs habiles, non contents du bec, y joignent le pied. La +chaîne préparée, ils la fixent du pied, pendant que le bec y insère la +trame. Ils deviennent de vrais tisserands. + +L'adresse ne manque pas, en résumé. Elle est même étonnante; mais les +instruments manquent. Ils sont étrangement impropres à ce qu'ils ont à +faire. La plupart des insectes sont en comparaison merveilleusement +armés, ustensilés. Ce sont de véritables ouvriers qui naissent tels. +L'oiseau ne l'est que pour un temps, par l'inspiration de l'amour. + + + + +VILLES DES OISEAUX. + +ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. + + +Plus j'y songe, plus je vois que l'oiseau n'est pas, comme l'insecte, un +animal industriel. C'est le poëte de la nature, le plus indépendant des +êtres, d'une vie sublime, aventureuse, au total, très-peu protégée. + +Entrons dans les forêts sauvages de l'Amérique, examinons les moyens de +sûreté qu'inventent ou possèdent les êtres isolés. Comparons les +ressources de l'oiseau, l'effort de son génie, aux inventions de son +voisin, l'homme, qui vit aux mêmes lieux. La différence fait honneur à +l'oiseau; l'invention humaine est tout offensive. L'indien a trouvé le +casse-tête, le couteau de pierre à scalper; l'oiseau n'a trouvé que le +nid. + +Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce élégante, le nid est +supérieur de tout point au wigwam de l'indien, à la case du nègre, qui +souvent, en Afrique, n'est qu'un baobab creusé par le temps. + +Le nègre n'a pas encore trouvé la porte; sa maison reste ouverte. Contre +l'invasion nocturne des bêtes, il en obstrue l'entrée d'épines. + +L'oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle sera sa défense? Grande +et terrible question. + +Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit un nid naturel, +comme fait la sistelle, au creux d'un arbre, il en rétrécit l'ouverture +par un habile maçonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent un nid +double en deux appartements: dans l'alcôve couve la mère; au vestibule +veille le père, sentinelle attentive, pour repousser l'invasion. + +Que d'ennemis à craindre! serpents, hommes ou singes, écureuils! Et que +dis-je? les oiseaux eux-mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les +voisins aident parfois le faible à recouvrer son bien, à chasser par la +force l'injuste usurpateur. On assure que les freux (espèces de +corneilles) poussent plus loin l'esprit de justice. Ils ne pardonnent +pas au jeune couple qui, pour être plus tôt en ménage, vole les +matériaux, le mobilier d'un autre nid. Ils se mettent huit ou dix +ensemble pour mettre en pièces le nid coupable, détruisent de fond en +comble cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en vont bâtir au +loin, forcés de tout recommencer. + +N'est-ce pas là une idée de la propriété et du droit sacré du travail? + +Où en trouver les garanties, et comment assurer un commencement d'ordre +public? Il est curieux de savoir comment les oiseaux ont résolu la +question. + +Deux solutions se présentaient: la première était l'_association_, +l'organisation d'un gouvernement qui concentrât la force, et de la +réunion des faibles fît une puissance défensive. La seconde (mais +miraculeuse? impossible? imaginative?) aurait été la réalisation de la +_ville aérienne_ d'Aristophane, la construction d'une demeure gardée, +par sa légèreté, des lourds brigands de l'air, inaccessible aux +approches des brigands de la terre, au chasseur, au serpent. + +Ces deux choses, l'une difficile, l'autre qui semble impossible, +l'oiseau les a réalisées. + +L'association d'abord et le gouvernement. La monarchie est l'essai +inférieur. De même que les singes ont un roi qui conduit chaque bande, +plusieurs espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout, paraissent suivre +un chef. + +Les fourmiliers ont un roi; les oiseaux de paradis ont un roi. Le tyran +intrépide, petit oiseau d'audace extraordinaire, couvre de son abri des +espèces plus grosses, qui le suivent et se fient à lui. On assure que le +noble épervier, réprimant ses instincts de proie pour certaines espèces, +laisse nicher sous lui, autour de lui, des familles craintives qui +croient à sa générosité. + +Mais l'association la plus sûre est celle des égaux. L'autruche, le +manchot, une foule d'espèces, s'unissent pour cela. Plusieurs espèces, +unies pour voyager, forment, au moment de l'émigration, des républiques +temporaires. On sait la bonne entente, la gravité républicaine, la +parfaite tactique des cigognes et des grues. D'autres, plus petits et +moins armés, dans des climats d'ailleurs où la nature, cruellement +féconde, leur engendre sans cesse de redoutables ennemis, n'osent pas +s'écarter les uns des autres, rapprochent leurs demeures sans les +confondre, et sous un toit commun vivant en cellules à part, forment de +véritables ruches. + +La description donnée par Paterson paraissait fabuleuse. Mais elle a été +confirmée par Levaillant, qui trouva souvent en Afrique, étudia, +anatomisa cette étrange cité. La gravure donnée dans l'_Architecture of +birds_ fait mieux comprendre son récit. C'est l'image d'un immense +parapluie posé sur un arbre et couvrant de son toit commun plus de trois +cents habitations. «Je me le fis apporter, dit Levaillant, par plusieurs +hommes qui le mirent sur un chariot. Je le coupai avec une hache, et je +vis que c'était surtout une masse d'herbe de bosman, sans aucun mélange, +mais si fortement tressée qu'il était impossible à la pluie de le +traverser. Cette masse n'est que la charpente de l'édifice: chaque +oiseau se construit un nid particulier sous le pavillon commun. Les nids +occupent seulement le rebord du toit; la partie supérieure reste vide, +sans cependant être inutile: car, s'élevant plus que le reste, elle +donne au tout une inclinaison suffisante, et préserve ainsi chaque +petite habitation. En deux mots, qu'on se figure un grand toit oblique +et irrégulier, dont tous les bords à l'intérieur sont garnis de nids +serrés l'un contre l'autre, et l'on aura une idée exacte de ces +singuliers édifices. + +«Chaque nid a trois ou quatre pouces de diamètre, ce qui est suffisant +pour l'oiseau: mais, comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour +du toit, ils paraissent à l'oeil ne former qu'un seul bâtiment, et ne +sont séparés que par une petite ouverture qui sert d'entrée au nid, et +souvent une seule entrée est commune à trois nids, dont l'un est au +fond, et les deux autres de chaque côté. Il y avait 320 cellules, ce qui +ferait 640 habitants, si chacune refermait un couple, ce dont on peut +douter. Chaque fois, pourtant, que j'ai tiré sur un essaim, j'ai tué en +même nombre les mâles et les femelles.» + +Louable exemple! digne d'imitation!... Je voudrais seulement croire que +la fraternité de ces pauvres petits est une garantie suffisante. Leur +nombre et leur bruit peuvent parfois alarmer l'ennemi, inquiéter le +monstre, lui faire prendre un autre chemin. Mais pourtant s'il +s'obstine; si, fort de sa peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte à +l'assaut, envahit la cité au temps où les petits n'ont pas encore de +plumes pour voler, ce nombre ne peut guère que multiplier les victimes. + +Reste l'idée d'Aristophane, _la cité aérienne_, s'isoler de la terre, de +l'eau, et bâtir dans les airs. + +Ceci est un coup de génie. Et pour le faire, il fallait le miracle des +deux premières puissances qui soient au monde: de l'amour, de la peur. + +De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le sang: si, regardant +dans un trou d'arbre, la tête noire et plate d'un froid reptile se lève +et vous siffle au visage, homme et fort, vous tremblez. + +Combien plus doit frémir, s'abîmer d'épouvante la faible créature +désarmée, prise en son nid, et sans pouvoir se servir de ses ailes! + +La découverte de la ville aérienne s'est faite au pays des serpents. + +L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles sécheresses, les voit +couvrir la terre. L'Asie, sur son brûlant rivage de Bombay, dans ses +forêts où le limon fermente, les fait pulluler et grossir; se gonfler de +venin. Aux Moluques, ils sont innombrables. + +De là l'inspiration de la _Loxia pensilis_ (gros-bec des Philippines). +Tel est le nom du grand artiste. + +Il choisit un bambou, tout près des eaux. Aux branches de cet arbre, il +suspend délicatement des filaments de plantes. D'avance, il sait le +poids du nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il attache une à une +(ne s'appuyant sur rien et travaillant en l'air) des herbes assez dures. +L'ouvrage est infiniment long et fatigant; il suppose une patience, un +courage infinis. + +Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylindre de douze à quinze pieds +qui pend sur l'eau, l'ouverture par en bas, de sorte qu'on entre en +montant. L'extrémité d'en haut semble une gourde ou un sac gonflé, comme +la cornue d'un chimiste. Parfois, cinq ou six cents nids semblables +pendent à un seul arbre. + +Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantastique, comme celle +d'Aristophane, mais certaine, réalisée, répondant aux trois conditions, +sûre du côté de l'eau et de la terre, même inaccessible aux brigands de +l'air par ses étroites ouvertures, où l'on n'entre qu'en montant avec +tant de difficulté. + +Maintenant, ce qu'on dit à Colomb quand il défia de faire tenir un oeuf +debout, vous le direz peut-être à l'ingénieux oiseau pour sa cité +suspendue. Vous lui direz: «C'était bien simple.» À quoi l'oiseau +répondra, comme Colomb: «Que ne le trouviez-vous?» + + + + +ÉDUCATION + + +Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les moyens de prudence qu'a +pu trouver la mère. Elle s'arrête sur son oeuvre finie, et rêve l'hôte +nouveau qu'il contiendra demain. + +À ce moment sacré, ne devons-nous pas, nous aussi, réfléchir, et nous +demander ce que contient ce coeur de mère? + +Une âme? oserons-nous dire que cette ingénieuse architecte, cette mère +tendre ait une âme? + +Bien des personnes, du reste, fort sensibles et fort sympathiques, se +récrieraient, repousseraient cette idée si naturelle comme une +scandaleuse hypothèse. + +Leur coeur les y mènerait; leur esprit les en éloigne, du moins leur +éducation, telle idée qu'on a de bonne heure imposée à leur esprit. + +Les _bêtes_ ne sont que des machines, des automates mécaniques; ou, si +l'on croit voir en elles des lueurs de sensibilité et de raison, c'est +le pur effet de l'_instinct_. Mais l'instinct, qu'est-ce que c'est? Je +ne sais quel sixième sens qui ne se définit pas, qui a été mis en elles, +non acquis par elles-mêmes, force aveugle qui agit, construit et fait +mille choses ingénieuses, sans qu'elles en aient conscience, sans que +leur activité personnelle y soit pour rien. + +S'il en est ainsi, cet instinct sera une chose invariable, et ses +oeuvres seront choses immuablement régulières, que le temps ni les +circonstances ne diversifieront jamais. + +Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs, qui n'ont pas le +temps d'observer, recevront ceci sur parole. Pourquoi pas? Au premier +coup d'oeil, tels actes des animaux, telles oeuvres aussi, paraissent _à +peu près_ régulières. Pour en juger autrement, peut-être il faudrait +plus d'attention, de suite, de temps et d'étude, que la chose n'en vaut +la peine. + +Ajournons cette dispute, et voyons l'objet lui-même. Prenons le plus +humble exemple, un exemple individuel; faisons appel à nos yeux, à notre +observation propre, telle que chacun peut la faire avec le sens le plus +vulgaire. + +Qu'on me permette de donner ici bonnement et simplement le journal de ma +serine Jonquille, comme je l'écrivis heure par heure à la naissance de +son premier enfant; journal très-exact, et, bref, acte de naissance +authentique: + +«Il faut dire d'abord que Jonquille était née en cage et n'avait pas vu +faire de nid. Dès que je la vis agitée de sa maternité prochaine, je lui +ouvris souvent la porte, et la laissai libre de recueillir dans +l'appartement les éléments de la couche dont aurait besoin le petit. +Elle les ramassait en effet, mais sans savoir les employer. Elle les +réunissait, les poussait et les fourrait dans quelque coin de la cage. +Il était très-évident que l'art de la construction n'était point inné en +elle, que (tout comme l'homme) l'oiseau ne sait pas sans avoir appris. + +«Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite corbeille qui fait +la charpente et les murs de la construction. Elle fit alors le matelas, +et feutra tellement quellement les parois. Elle couva ensuite son oeuf +pendant seize jours avec une persévérance, une ferveur, une dévotion +maternelle étonnantes, sortant à peine quelques minutes par jour de +cette position si fatigante, et seulement lorsque le mâle voulait bien +la remplacer. + +«Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée en deux, et on vit +ramper dans le nid de petites ailes sans plumes, de petits pieds, +quelque chose qui travaillait à se dégager entièrement de l'enveloppe. +Le corps était un gros ventre, arrondi comme une boule. La mère, avec de +grands yeux, le cou en avant, les ailes frémissantes, du bord du panier, +regardait l'enfant et me regardait aussi, comme en disant: _N'approchez +pas!_ + +«Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la tête, il était tout à fait +nu. + +«Ce premier jour, elle lui donna seulement à boire. Il ouvrait cependant +déjà un bec fort raisonnable. + +«De temps en temps, pour le faire mieux respirer, elle s'écartait un +peu, puis le remettait sous son aile et le frictionnait délicatement. + +«Le second jour, il mangea, mais une becquée fort légère, de mouron, +bien préparée, apportée par le père d'abord, reçue par la mère et +transmise par elle avec de petits cris. Vraisemblablement c'était moins +nourriture que purgation. + +«Tant que l'enfant a ce qu'il faut, elle laisse le père voler, aller et +venir, vaquer à ses occupations. Mais dès que l'enfant demande, la mère, +de sa plus douce voix, appelle le nourricier, qui remplit son bec, +arrive en hâte et lui transmet l'aliment. + +«Le cinquième jour, les yeux sont moins proéminents; le sixième au +matin, des plumes percent le long des ailes, et le dos se rembrunit; le +huitième, l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et commence à +bégayer; le père hasarde de nourrir le petit lui-même. La mère prend des +vacances et fait de fréquentes absences. Elle se pose souvent au bord, +et contemple amoureusement son enfant. Mais celui-ci s'agite, sent le +besoin du mouvement. Pauvre mère! dans bien peu il voudra t'échapper. + +«Dans cette première éducation de la vie élémentaire et passive encore, +comme dans la seconde (active, celle du vol), dont je parlerai, ce qui +était évident, perceptible à chaque moment, c'est que tout était +proportionné avec une prudence infinie à la chose la moins prévue, chose +essentiellement variable, la force individuelle de l'enfant; les +quantités, les qualités, le mode de la préparation alimentaire, les +soins de réchauffement, de friction et de propreté, administrés avec une +adresse et une attention de détails, nuancés selon l'occurence, tels que +la femme la plus délicate, la plus prévoyante, y aurait à peine atteint. + +«Quand je voyais son coeur battre avec violence, son oeil s'illuminer en +regardant son cher trésor, je disais: «Ferais-je autrement près du +berceau de mon fils?» + +Ah! si c'est là une machine, que suis-je moi-même? et qui prouve alors +que je suis une personne? S'il n'y a pas là une âme, qui me répond de +l'âme humaine? À quoi se fier donc alors? Et tout ce monde n'est-il pas +un rêve, une fantasmagorie, si, des actes les plus personnels, les plus +manifestement raisonnés et calculés, je dois conclure qu'il n'y a rien +qu'absence de la raison, mécanisme, automatisme, une espèce de pendule +qui joue la vie et la pensée! + +Notez que notre observation portait sur un être captif qui opérait dans +des circonstances fatales et déterminées de logement, de nourriture, +etc., etc. Mais combien son action eût-elle été encore plus évidemment +choisie, voulue et réfléchie, si tout cela s'était passé dans la liberté +des forêts, où elle eût dû s'inquiéter de tant d'autres circonstances +auxquelles la captivité la dispensait de songer! Je pense surtout aux +soins de sécurité, qui pour l'oiseau sont peut-être les premiers dans la +vie sauvage, et qui plus qu'aucune chose exercent et constatent son +libre génie. + +Cette première initiation à la vie, dont je viens de donner un exemple, +est suivie de ce que j'appellerais l'_éducation professionnelle_; chaque +oiseau a un métier. + +Éducation plus ou moins laborieuse selon le milieu et les circonstances +où est placée chaque espèce. Celle de la pêche, par exemple, est simple +pour le manchot, qui, peu ingambe, a assez de peine pour mener le petit +à la mer; sa grande nourrice l'attend et lui tient la nourriture prête; +il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard, cette éducation est plus +compliquée. J'observais, cet été, sur un étang de Normandie, une cane, +suivie de sa couvée, qui donnait sa première leçon. Les nourrissons, +attroupés, avides, ne demandaient qu'à vivre. La mère, docile à leurs +cris, plongeait au fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou un +petit poisson qu'elle distribuait avec impartialité, ne donnant jamais +deux fois de suite au même caneton. + +Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la mère, dont sans doute +l'estomac réclamait aussi, ne gardait rien pour elle et semblait +heureuse du sacrifice. Sa préoccupation visible était d'amener sa +famille à faire comme elle, à disparaître intrépidement sous l'eau pour +saisir la proie. D'une voix presque douce, elle sollicitait cet acte de +courage et de confiance. J'eus le bonheur de voir l'un après l'autre +chacun des petits plonger, peut-être en frémissant, au fond du noir +abîme. L'éducation venait d'être achevée. + +Éducation fort simple, et d'un des métiers inférieurs. Resterait à +parler de celle des arts, de l'art du vol, de l'art du chant, de l'art +architectural. Rien de plus compliqué que l'éducation de certains +oiseaux chanteurs. La persévérance du père, la docilité des petits, sont +dignes de toute admiration. + +Et cette éducation s'étend au delà de la famille. Les rossignols, les +pinsons, jeunes encore ou moins habiles, savent écouter et profiter +auprès de l'oiseau supérieur qu'on leur donne pour maître. Dans les +palais de Russie où on a ce noble goût oriental pour le chant de Bulbul, +on voit parfois de ces écoles. Le maître rossignol, dans sa cage +suspendue au centre d'une salle, a autour de lui ses disciples dans +leurs cages respectives. On paye tant par heure pour qu'ils viennent +écouter et prendre leçon. Avant que le maître chante, ils jasent entre +eux, gazouillent, se saluent et se reconnaissent. Mais dès que le +puissant docteur, d'un impérieux coup de gosier, comme d'une fine cloche +d'acier, a imposé le silence, vous les voyez écouter avec une déférence +sensible, puis timidement répéter. Le maître, avec complaisance, revient +aux principaux passages, corrige, rectifie doucement. Quelques-uns alors +s'enhardissent et, par quelques accords heureux, essayent de +s'harmoniser à cette mélodie supérieure. + +Une éducation si délicate, si variée, si compliquée, est-elle d'une +machine, d'une brute réduite à l'instinct? Qui peut y méconnaître une +âme? + +Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les préjugés, les choses +apprises et convenues. De quelque idée préconçue, de quelque dogme qu'on +parte, on ne peut pas offenser Dieu en rendant une âme à la bête. +Combien n'est-il pas plus grand s'il a créé des personnes, des âmes et +des volontés, que s'il a construit des machines! + +Laissez l'orgueil, et convenez d'une parenté qui n'a rien dont rougisse +une âme pieuse. Que sont ceux-ci? ce sont vos frères. + +Que sont-ils? des âmes ébauchées, des âmes spécialisées encore dans +telles fonctions de l'existence, des candidats à la vie plus générale et +plus vastement harmonique où est arrivée l'âme humaine. + +Y viendront-ils? et comment? Dieu s'est réservé ces mystères. + +Ce qui est sûr, c'est qu'il les appelle, eux aussi, à monter plus haut. + +Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants de la nature, +nourrissons de la Providence, qui s'essayent à sa lumière pour agir, +penser, qui tâtonnent, mais peu à peu iront plus loin. + + ô pauvre enfantelet! du fil de tes pensées + L'échevelet n'est encor débrouillé... + +Âmes d'enfants, en réalité; mais, bien plus que celles des enfants de +l'homme, douces, résignées et patientes. Voyez dans quelle débonnaireté +muette la plupart supportent (comme nos chevaux) les mauvais +traitements, les coups, les blessures! Tous savent porter la maladie, +tous la mort. Ils s'en vont à part, s'enveloppent de silence, se +couchent et se cachent; cette douceur leur sert souvent des remèdes les +plus efficaces. Sinon, ils acceptent leur sort, passent comme s'ils +s'endormaient. + +Aiment-ils autant que nous? Comment en douter, quand on voit les plus +timides devenir tout à coup héroïques pour défendre leurs petits et leur +famille? Le dévouement de l'homme qui brave la mort pour ses enfants, +vous le retrouverez tous les jours chez le tyran, chez le martin, qui +non-seulement résiste à l'aigle, mais le poursuit avec une fureur +héroïque. + +Voulez-vous voir deux choses étonnamment analogues? Regardez d'une part +la femme au premier pas de l'enfant, et d'autre part l'hirondelle au +premier vol du petit. + +C'est la même inquiétude, les mêmes encouragements, les exemples et les +avis, la sécurité affectée, au fond la peur, le tremblement... +«Rassure-toi... rien n'est plus facile.» En réalité, les deux mères +frémissent intérieurement. + +Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur ses ailes; il regarde +attentivement et se soulève un peu aussi. Puis, vous la voyez voleter; +il regarde, agite ses ailes... Tout cela va bien encore, cela se fait +dans le nid... La difficulté commence pour se hasarder d'en sortir. Elle +l'appelle, elle lui montre quelque petit gibier tentant, elle lui promet +récompense, elle essaye de l'attirer par l'appât d'un moucheron. + +Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place. Il ne s'agit pas ici +de faire un pas dans une chambre, entre la mère et la nourrice, pour +tomber sur des coussins. Cette hirondelle d'église, qui professe au haut +de sa tour la première leçon de vol, a peine à enhardir son fils, à +s'enhardir peut-être elle-même à ce moment décisif. Tous deux, j'en suis +sûr, du regard plus d'une fois mesurent l'abîme et regardent le pavé... +Pour moi, je vous le déclare, le spectacle est grand, émouvant. Il faut +_qu'il croie_ sa mère, il faut _qu'elle se fie à l'aile_ du petit si +novice encore... Des deux côtés, Dieu exige un acte de foi, de courage. +Noble et sublime point de départ!... Mais il a cru, il est lancé, et il +ne retombera pas. Tremblant, il nage soutenu du paternel souffle du +ciel, des cris rassurants de sa mère... Tout est fini... Désormais, il +volera indifférent par les vents et par les orages, fort de cette +première épreuve où il a volé dans la foi. + + + + +LE ROSSIGNOL, L'ART et L'INFINI. + + +Le célèbre Pré-aux-Clercs, aujourd'hui marché Saint-Germain, est, comme +on sait, le dimanche, le marché aux oiseaux de Paris. Lieu curieux à +plus d'un titre. C'est une vaste ménagerie, fréquemment renouvelée, +musée mobile et curieux de l'ornithologie française. + +D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après tout, de captifs dont +un grand nombre sentent vivement la captivité, d'esclaves que le +marchand montre, vend et fait valoir plus ou moins adroitement, rappelle +indirectement les marchés de l'Orient, les encans d'esclaves humains. +Les esclaves ailés, sans savoir nos langues, n'expriment pas moins +clairement la pensée de l'esclavage, les uns nés ainsi, résignés, +ceux-là sombres et muets, rêvant toujours la liberté. Quelques-uns +paraissent s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne demander +qu'un bon maître. Que de fois nous vîmes un chardonneret intelligent, un +aimable rouge-gorge, nous regarder tristement, mais d'un regard non +équivoque qui disait: «achète-moi!» + +Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite que nous n'oublierons +jamais. Le marché n'était pas riche, encore moins harmonieux: les temps +de mue et de silence avaient commencé. Nous n'en fûmes pas moins saisi +et vivement intéressé de la naïve attitude de quelques individus. Le +chant, le plumage, ces deux hauts attributs de l'oiseau, préoccupent +ordinairement, et empêchent d'observer leur vive et originale pantomime. +Un seul, le moqueur d'Amérique, a le génie du comédien, marquant tous +ses chants d'une mimique strictement appropriée à leur caractère et +souvent très-ironique. Nos oiseaux n'ont pas cet art singulier; mais, +sans art et à leur insu, ils expriment, par des mouvements +significatifs, souvent pathétiques, ce qui traverse leur esprit. + +Ce jour, la reine du marché était une fauvette à tête noire, oiseau +artiste de grand prix, mis à part dans l'étalage, au-dessus des autres +cages, et comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et charmante; +en elle tout était grâce. Formée à la captivité dans une longue +éducation, elle semblait ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme +que des impressions douces, heureuses. C'était visiblement un être tout +suave, et si harmonique de chant et de mouvement, qu'en la voyant se +mouvoir, je croyais l'entendre chanter. + +Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage, un oiseau un peu plus +gros, fort inhumainement resserré, donnait une impression bizarre et +toute contraire. C'était un pinson, et le premier que j'aie vu aveugle. +Nul spectacle plus pénible. Il faut avoir une nature étrangère à toute +harmonie, une âme barbare, pour acheter par une telle vue le chant de +cette victime. Son attitude tourmentée, laborieuse, me rendait son chant +douloureux. Le pis, c'est qu'elle était humaine: elle rappelait les +tours de tête et d'épaules disgracieux que se donnent souvent les myopes +ou les hommes devenus aveugles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un +effort violent, mais constant, devenu un tic, la tête inclinée à droite, +de ses yeux vides, il cherchait la lumière. Le cou tendait à rentrer +dans les épaules et se gonflait comme pour y prendre plus de force, cou +tors, épaules un peu bossues. Ce malheureux virtuose, qui chantait quand +même, contrefait et déformé, eût été une image basse des laideurs de +l'esclave artiste, s'il n'eût été ennobli par cet indomptable effort de +poursuivre la lumière, la cherchant toujours en haut, et puisant +toujours son chant dans l'invisible soleil qu'il avait gardé dans +l'esprit. + +Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un merveilleux timbre +d'acier, la chanson de son bois natal, et de l'accent particulier du +canton où il est né: autant de dialectes de pinsons que de cantons +différents. Il se reste fidèle à lui-même; il ne chante que son berceau, +et cela d'une même note, mais d'une âpre passion, d'une émulation +extraordinaire. Mis en face d'un rival, il la redira huit cents fois de +suite; parfois, il en meurt. Je ne m'étonne pas que les belges célèbrent +avec passion les combats de ce héros du chant national, du chantre de +leurs forêts d'Ardennes, décernent des prix, des couronnes, même des +arcs de triomphe à ces dévouements suprêmes, qui donnent la vie pour la +victoire. + +Plus bas encore que le pinson, et dans une misérable cage fort petite, +peuplée pêle-mêle d'une demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort +différentes, on me montra un prisonnier que je n'aurais pas distingué, +un jeune rossignol pris le matin même. L'oiseleur, par un habile +machiavélisme, avait mis le triste captif dans un monde de petits +esclaves fort gais et déjà tout faits à la réclusion. C'étaient de +jeunes troglodytes, nés en cage et récemment; il avait fort bien calculé +que la vue des jeux de l'enfance innocente trompe parfois les grandes +douleurs. + +Grande évidemment, immense était celle-ci, plus frappante qu'aucune de +celles que nous exprimons par les larmes. Douleur muette, enfermée en +soi, qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin reculé dans +l'ombre, au fond de la cage, caché à demi au fond d'une petite +mangeoire, se faisant gros et gonflé de ses plumes un peu hérissées, +fermant les yeux, sans les ouvrir même quand il était heurté dans les +jeux folâtres, indiscrets, de ces petits turbulents qui se poussaient +souvent sur lui. Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, ni +manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, je le sentais bien, +étaient, dans sa cruelle douleur, _un effort pour ne pas être_, un +suicide intentionnel. D'esprit, il embrassait la mort, et mourait, +autant qu'il pouvait, par la suspension des sens et de toute activité +extérieure. + +Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien de haineux, rien +d'amer, rien de colérique, rien de ce qui eût rappelé son voisin, l'âpre +pinson, dans son attitude d'effort si violente et si tourmentée. Même +l'indiscrétion des oiseaux enfants qui, sans souci ni respect, se +jetaient par moments sur lui, ne tirait de lui aucune marque +d'impatience. Il disait visiblement: «Qu'importe à celui qui n'est +plus?» Quoique ses yeux fussent fermés, je n'en lisais pas moins en lui. +Je sentais une âme d'artiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel +et sans dureté contre la barbarie du monde et la férocité du sort. Et +c'est de cela qu'il vivait, c'est par là qu'il ne mourait pas, trouvant +en lui, dans ce grand deuil, le tout-puissant cordial inhérent à sa +nature: _la lumière intérieure, le chant_. Ces deux mots disent même +chose en langue de rossignol. + +Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors même, malgré lui, malgré +ce goût de la mort, il ne laissait pas de chanter. Son coeur chantait le +chant muet que j'entendais parfaitement: + + _Lascia che io pianga! + La libertà..._ + la liberté!... Laissez-moi, que je pleure! + +Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant qui jadis, par une +autre bouche (une bouche qui ne s'ouvrira plus), m'avait déjà mordu le +coeur, et mis là une blessure que le temps n'effacera pas. + +Je demandais à son geôlier si l'on pouvait l'acheter. Cet homme rusé me +répondit qu'il était trop jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas +encore seul: chose fausse évidemment, car il n'était pas de l'année, +mais il le gardait pour le vendre à l'hiver, lorsque la voix, revenue, +lui donnerait un haut prix. Un tel rossignol né libre, qui seul est le +vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui qui naît en cage: il +chante bien autrement, ayant connu la liberté, la nature et les +regrettant. La meilleure part du génie du grand artiste est la +douleur... + +_Artiste!_ J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis pas. Ce n'est pas une +analogie, une comparaison de choses qui se ressemblent: non, c'est la +chose elle-même. + +Le rossignol, à mon sens, n'est pas le premier, mais le seul, dans le +peuple ailé, à qui l'on doive ce nom. + +Pourquoi? Seul il est créateur; seul il varie, enrichit, amplifie son +chant, y ajoute des chants nouveaux. Seul, il est fécond et varié par +lui-même; les autres le sont par l'enseignement et l'imitation. Seul, il +les résume, les contient presque tous: chacun d'eux, des plus brillants, +donne un couplet du rossignol. + +Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple, atteint des effets +sublimes: c'est l'alouette, fille du soleil. Et le rossignol aussi est +inspiré de la lumière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'amour, +elle suffit pour le faire chanter. Tenu quelque temps dans l'ombre, puis +tout à coup rendu au jour, il délire d'enthousiasme, il éclate en +hymnes. Il y a, toutefois, cette différence: l'alouette ne chante pas la +nuit; elle n'a pas la mélodie nocturne, l'entente des grands effets du +soir, la profonde poésie des ténèbres, la solennité de minuit, les +aspirations d'avant l'aube, enfin ce poëme si varié qui nous traduit, +nous dévoile, en toutes ses péripéties, un grand coeur plein de +tendresse. L'alouette a le génie lyrique; le rossignol a l'épopée, le +drame, le combat intérieur: de là une lumière à part. En pleines +ténèbres, il voit dans son âme et dans l'amour; par moments, au delà, ce +semble, de l'amour individuel, dans l'océan de l'Amour infini. + +Comment ne pas l'appeler artiste? Il en a le tempérament au degré +suprême où l'homme l'a lui-même rarement. Tout ce qui y tient, qualités, +défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et craintif, défiant, mais +point du tout rusé. Il ne consulte point sa sûreté et ne voyage que +seul. Il est ardemment jaloux, en émulation égal au pinson. «Il se +crèverait à chanter,» dit un de ses historiens. Il s'écoute, il +s'établit surtout où il y a écho, pour entendre et répondre. Nerveux à +l'excès, on le voit, en captivité, tantôt dormir longtemps le jour avec +des rêves agités, parfois se débattre, veiller et se démener. Il est +sujet aux attaques de nerfs, à l'épilepsie. + +Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son coeur est tendre pour les +faibles et les petits; donnez-lui des orphelins, il s'en charge, les +prend à coeur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne attentivement, +comme ferait une femelle. D'autre part il est extrêmement âpre à la +proie, engloutissant et avide; la flamme qui brûle en lui et le tient +presque toujours maigre lui fait constamment sentir le besoin du +renouvellement: et c'est aussi une des raisons qui font qu'on le prend +si aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril et mai surtout, +quand il s'épuise à chanter dans toute la longueur des nuits. À +l'aurore, exténué, faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât. +Il est d'ailleurs fort curieux; et, pour voir des objets nouveaux, il +vient également se faire prendre. + +Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses ailes, ou plutôt de +couvrir à l'intérieur et de matelasser le haut de sa cage, il se tuerait +par sa violence effarée et ses mouvements. + +Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux et docile: c'est là +ce qui le met si haut et le fait vraiment artiste. Il est non-seulement +le plus inspiré, mais le plus éducable, le plus civilisable, le plus +laborieux. + +C'est un spectacle de voir les petits autour du père, écouter +attentivement, profiter, se former la voix, corriger peu à peu leurs +fautes, leur rudesse de novices, assouplir leurs jeunes organes. + +Mais combien plus curieux est-il de le voir se former lui-même, se +juger, se perfectionner, s'écouter sur de nouveaux thèmes! Cette +persévérance, ce sérieux, qui vient du respect de son art et d'une +religion intérieure, c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin, +qui le met à part, ne permettant pas de le confondre avec le vain +improvisateur, dont le babil sans conscience est un simple écho de la +nature. + +Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son point de départ; mais +l'art même, l'amour du beau, confusément entrevus et très-vivement +sentis, sont un second aliment qui soutient son coeur et lui donne un +souffle nouveau. Et cela est sans limites, un jour ouvert sur l'infini. + +La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser son objet, et de faire +plus qu'il ne veut, et tout autre chose, de passer par-dessus le but, de +traverser le possible, et de voir encore au delà. + +De là de grandes tristesses, une source intarissable de mélancolie; de +là le ridicule sublime de pleurer les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les +autres oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois ce qu'il a, ce +qu'il regrette. Heureux, libre en sa forêt, il ne leur répond pas moins +par ce que, dans son silence, chantait mon captif: + + _Lascia ch' io pianga!_ + + + + +SUITE DU ROSSIGNOL. + + +Les temps de silence ne sont pas stériles pour le rossignol: il se +recueille et réfléchit; il couve les chants qu'il entendit ou qu'il +essaya lui-même; il les modifie et les améliore avec un goût, un tact +parfait. Aux fausses notes d'un maître ignorant, il substitue des +variantes harmoniques, ingénieuses. L'air imparfait qu'on lui apprit, et +qu'il n'avait pas répété, il le reproduit alors; mais vraiment sien, +approprié à son génie et devenu une mélodie de rossignol. + +«Ne vous découragez pas, dit un vieil et naïf auteur, si le jeune oiseau +ne veut pas répéter votre leçon et continue à gazouiller; bientôt il +vous fera voir qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons reçues pendant +l'automne et l'hiver, _temps propre à méditer, par la longueur des +nuits_; il les redira au printemps.» + +Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver les pensées du +rossignol dans la cage obscure, enveloppée de drap vert qui trompe un +peu son regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il commence à +rêver tout haut, à discourir, à décrire en notes émues ce qui se passe +devant son esprit, les objets absents, aimés. Peut-être oublie-t-il +alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se croit-il arrivé en Afrique ou en +Syrie, aux contrées d'un meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce +soleil; il voit refleurir la rose, il recommence pour elle, au dire des +poëtes de la Perse, son hymne de l'impossible amour (_Ô soleil, ô mer, ô +rose!..._ Rückert). + +Moi, je croirai simplement que ce chant noble et pathétique, d'un accent +si élevé, n'est autre chose que lui-même, sa vie d'amour et de combat, +son drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé qui les +transfigure; il voit sa vivacité tendre, et mille grâces de la vie +ailée, que la nôtre ne peut percevoir. Il lui parle, elle lui répond; il +se charge de deux rôles, à la grande voix mâle et sonore, réplique par +de doux petits cris. Quoi encore? Je ne fais nul doute que déjà ne lui +apparaisse le ravissement de sa vie, la tendre intimité du nid, la +pauvre petite maison qui aurait été son ciel... Il s'y croit, il ferme +les yeux, complète cette illusion. L'oeuf est éclos, le miracle de son +Noël en est sorti, son fils, le futur rossignol, déjà grand et +mélodieux; il écoute avec extase, dans la nuit de sa cage sombre, la +future chanson de son fils. + +Tout cela, bien entendu, dans une confusion poétique, où les obstacles, +les combats coupent et troublent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas +n'est pur: un tiers survient; le captif tout seul s'anime et s'irrite; +il lutte manifestement contre l'adversaire invisible, _l'autre_, +l'indigne rival qui est présent à son esprit. + +La scène se passe en lui, comme elle aurait lieu au printemps, quand les +mâles reviennent, vers mars ou avril, avant le retour des femelles, +décidés à régler entre eux leur grand duel de jalousie. Dès qu'elles +seront revenues, tout doit être calme et tranquille, rien qu'amour, +douceur et paix. Ce combat dure quinze jours; et si elles reviennent +plus tôt, mortel est l'effort; l'histoire de Roland se réalise à la +lettre: il sonna de son cor d'ivoire jusqu'à extinction de force et de +vie. Eux aussi, ils chantent jusqu'au dernier souffle, à mort; ils +veulent l'emporter ou mourir. + +S'il est vrai, comme on assure, que les amants soient deux fois, trois +fois plus nombreux que les amantes, on conçoit la violence de cette +brûlante émulation: c'est là la première étincelle, peut-être, et le +secret de leur génie. + +Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort. Il faut qu'il fuie, +qu'il quitte le canton, le pays, qu'il aille se faire commensal des +tribus d'oiseaux inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il +s'oublie et se dégrade, vulgarisé chez ce peuple vulgaire, peu à peu ne +sachant plus ni sa langue ni la leur, nulle langue. On trouve parfois de +ces exilés qui n'ont plus que figure de rossignol. + +Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il faut la fléchir. +Beau moment, douce inspiration du nouveau chant qui touchera ce petit +coeur fier et sauvage, et lui fera pour l'amour abandonner la liberté! +L'épreuve que, dans d'autres espèces, la femelle impose, c'est d'aider à +creuser ou bâtir le nid, de montrer qu'on est habile, qu'on prendra la +famille à coeur. L'effet est parfois admirable. Le pic, comme nous avons +vu, d'ouvrier devient artiste, et de charpentier sculpteur. Mais hélas! +Le rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien faire. Le moindre +des petits oiseaux est cent fois plus adroit que lui du bec, de l'aile +et de la patte; il n'a que la voix, qu'il s'en serve: là va éclater sa +puissance, là il sera irrésistible; d'autres pourront montrer leurs +oeuvres, mais son oeuvre à lui, c'est lui-même: il se montre, il se +révèle; il apparaît grand et sublime. + +Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solennel sans croire que +non-seulement il devait la toucher au coeur, mais qu'il pouvait la +transformer, l'ennoblir et l'élever, lui transmettre un haut idéal, +mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime rossignol qui naîtrait de +leurs amours. + +C'est son incubation, à lui; il couve le génie de l'amante, la féconde +de poésie, l'aide à se créer en pensée celui qu'elle va concevoir. Tout +germe est une idée d'abord. + +Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter trois chants: + +Le drame du chant de combat, avec ses alternatives de dépit, d'orgueil, +de bravade, d'âpres et jalouses fureurs. + +Le chant de sollicitation, de tendre et douce prière, mais mêlé de fiers +mouvements d'impatience presque impérieuse, où visiblement le génie +s'étonne d'être encore méconnu, s'irrite et gémit du retard, en revenant +vite pourtant à la plainte respectueuse. + +Enfin, vient le chant du triomphe: _Je suis vainqueur, je suis aimé, le +roi, le Dieu, et le seul... Créateur..._ Dans ce dernier mot est +l'intensité de la vie et de l'amour; car c'est surtout elle qu'il crée, +y mirant et réfléchissant son génie, et la transformant, de sorte qu'il +n'y ait plus en elle un mouvement, un trouble, un frémissement d'aile +qui ne soit sa mélodie, à lui, devenue visible dans cette grâce +enchantée. + +De là le nid, l'oeuf et l'enfant. Tout cela, c'est la chanson réalisée +et vivante. Et voilà pourquoi il ne s'éloigne pas d'un moment pendant le +travail sacré de l'incubation. Il ne se tient pas dans le nid, mais sur +une branche voisine, un peu plus élevée. Il sait à merveille que la voix +agit bien plus à distance. De ce poste supérieur, le tout-puissant +magicien continue de fasciner et de féconder le nid, il coopère au grand +mystère, et du chant, du coeur, du souffle, de tendresse et de volonté, +il engendre encore. + +C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans sa forêt, participer +aux émotions de cette puissance fécondante, la plus propre à révéler +peut-être, à faire saisir ici-bas le grand Dieu caché qui nous fuit. Il +recule à chaque pas devant nous, et la science ne fait que mettre un peu +plus loin le voile où il se dérobe. «Le voici, disait Moïse, qui passe, +je l'ai vu par derrière.»--«N'est-ce pas lui, disait Linné, qui passe? +je l'ai vu de profil.» Et moi, je ferme les yeux; je le sens d'un coeur +ému, je le sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par la voix du +rossignol. + +Rapprochez-vous, c'est un amant; mais éloignez-vous, c'est un dieu. La +mélodie ici vibrante et d'un brûlant appel aux sens, là-bas grandit et +s'amplifie par les effets de la brise; c'est un chant religieux qui +emplit toute la forêt. De près, il s'agissait du nid, de l'amante, du +fils qui doit naître; mais, de loin, autre est cette amante, autre est +le fils; c'est la Nature, mère et fille, amante éternelle, qui se chante +et se célèbre; c'est l'infini de l'Amour qui aime en tous et chante en +tous; ce sont les attendrissements, les cantiques, les remercîments, qui +s'échangent de la terre au ciel. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +«Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes du midi, dans les belles +nuits étoilées, près de la maison de mon père. Plus tard, je le sentis +mieux, spécialement près de Nantes, dans ce verger solitaire dont on a +parlé plus haut. Les nuits, moins étincelantes, étaient légèrement +gazées d'une brume tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement +envoyaient de doux regards. Un rossignol nichait à terre, dans un lieu +bien peu caché, sous mon cèdre, parmi des pervenches. Il commençait vers +minuit, et continuait jusqu'à l'aube, heureux, visiblement fier, de +veiller seul, de remplir de sa voix ce grand silence. Personne ne +l'interrompait, sauf, vers le matin, le coq, être d'un monde différent, +étranger aux chants des esprits, mais exacte sentinelle, qui se sentait +obligée, pour avertir le travailleur, de chanter l'heure en conscience. + +«L'autre persistait quelque temps, semblant dire, comme Juliette à +Roméo: «Non, ce n'est pas l'aube encore.» + +«Son établissement près de nous montrait qu'il ne nous craignait guère, +qu'il avait un sentiment de la sécurité profonde qu'il pouvait avoir à +côté de deux ermites du travail, très-occupés, très-bienveillants, et, +non moins que l'ermite ailé, pleins de leur chant et de leur rêve. Nous +pouvions le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou soutenir des +duels de chant avec un orgueilleux voisin, qui parfois venait le braver. +À la longue, nous lui devenions, je crois, plutôt agréables, comme +auditeurs assidus, amateurs, connaisseurs peut-être. Le rossignol a +besoin d'être apprécié, applaudi; il estime visiblement l'oreille +attentive de l'homme, et comprend très-bien son admiration. + +«Je le vois encore près de moi, à dix ou quinze pas au plus, sautillant +et avançant à mesure que je marchais, observant la même distance, de +manière à rester hors de portée, mais à même d'être entendu et admiré. + +«Le costume qu'ils vous voient n'est nullement indifférent. J'ai +remarqué qu'en général les oiseaux n'aiment pas le noir, et qu'ils en +ont peur. J'étais vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un +chapeau de paille orné de quelques bluets. Par minute, je le voyais +fixer sur moi son oeil noir, d'une vivacité singulière, farouche et +doux, quelque peu fier, qui disait visiblement: «Je suis libre et j'ai +des ailes; contre moi tu ne peux rien. Mais je veux bien chanter pour +toi.» + +«Nous eûmes de très-grands orages au temps des couvées, et, dans l'un, +la foudre tomba près de nous. Nulle scène plus émouvante que l'approche +de ces moments: l'air manque; les poissons remontent pour respirer +quelque peu; la fleur se courbe languissante: tout souffre, et les +larmes viennent. Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson. De +sa poitrine oppressée, autant que l'était la mienne, une sorte de rauque +soupir s'arrachait comme un cri sauvage. + +«Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouffrer dans nos bois; les +plus grands arbres pliaient, et le cèdre même. Des torrents fondirent, +tout nagea. Que devint le pauvre nid, ouvert, à terre, sans abri que la +feuille de pervenche. Il échappa; car je vis, avec le soleil reparu, +dans l'air épuré, mon oiseau plus gai que jamais, qui volait le coeur +plein de chant. Tout le peuple ailé chantait la lumière, mais lui bien +plus que les autres. Sa voix de clairon était revenue. Je le voyais sous +mes fenêtres, l'oeil en feu et le sein gonflé, s'enivrant du même +bonheur qui faisait palpiter le mien. + +«Douce alliance des âmes, comment n'est-elle pas partout, entre nous et +nos frères ailés, entre l'homme et l'universalité de la nature vivante?» + + + + +CONCLUSION. + + +Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce livre, notre illustre +maître arrive de ses grandes chasses d'automne. Toussenel m'apporte un +rossignol. + +Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils, de me guider dans le +choix d'un rossignol chanteur. Il n'écrit pas, mais il vient; il ne +conseille pas, il cherche, trouve, donne, réalise mon rêve... À coup +sûr, voilà l'amitié. + +Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main qui t'apporte, et pour +toi-même, pour ta muse sacrée, le génie qui réside en toi! + +Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par ta puissance d'amour et de +paix, harmoniser un coeur troublé de la cruelle histoire des hommes? + +Ce fut un événement de famille, et nous établîmes le pauvre artiste +prisonnier dans une embrasure de fenêtre, mais enveloppé d'un rideau: de +sorte que, tout à la fois seul et en société, il s'habituât tout +doucement à ses nouveaux hôtes, reconnût les lieux, vît bien qu'il était +dans une maison sûre, bienveillante et pacifique. + +Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureusement mon rouge-gorge +familier, qui vole libre dans mon cabinet, pénétra dans cette pièce. On +s'en inquiéta d'autant moins qu'il voit toute la journée, sans s'en +émouvoir, d'autres oiseaux, serins, bouvreuils, chardonnerets; mais la +vue du rossignol le jeta dans un incroyable accès de fureur. Colérique +et intrépide, sans regarder si l'objet de sa haine n'est pas deux fois +plus gros que lui, il fond sur la cage du bec et des griffes; il eût +voulu l'assassiner. Cependant le rossignol poussait des cris de terreur; +d'une voix lamentable et rauque, il appelait au secours. L'autre, arrêté +par les barreaux, mais fixé des griffes tout près sur le cadre d'un +tableau, grinçait, sifflait, _petillait_ (ce mot populaire rend seul +l'âcre petit cri), en le perçant de son regard. Il disait ceci mot à +mot: + +«Roi du chant, que viens-tu faire?... N'est-ce pas assez que dans les +bois ta voix, impérieuse et absorbante, fasse taire toutes nos chansons, +supprime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le désert?... Tu viens +encore me prendre ici cette nouvelle existence que je me suis faite, ce +bocage artificiel où je perche tout l'hiver, bocage dont les rameaux +sont des planches de bibliothèque, dont les livres sont les feuilles!... +Tu viens partager, usurper l'attention dont j'étais l'objet, la rêverie +de mon maître et le sourire de ma maîtresse!... Malheur à moi! j'étais +aimé!» + +Le rouge-gorge, en réalité, arrive à un haut degré d'intimité avec +l'homme. L'habitude d'un long hiver me prouve qu'il préfère de beaucoup +la société humaine à celle de son espèce. Il participe en notre absence +au petit bavardage des oiseaux de volière; mais, dès que nous arrivons, +il les quitte, et curieusement revient se placer devant nous, reste avec +nous, semble dire: «Vous voilà donc! Mais où avez-vous été?... Et +pourquoi donc si longtemps délaissez-vous la maison?» + +L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâmes bientôt, n'était pas +oubliée, ce semble, de sa craintive victime. Le malheureux rossignol +voletait toujours d'un air d'effroi, et rien ne le rassurait. + +On avait soin cependant que personne n'en approchât. Sa maîtresse avait +pris sur elle les soins nécessaires. La mixture particulière qui peut +seule alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le chanvre et le +pavot) fut faite consciencieusement. Sang et chair, c'est la substance; +le chanvre est l'herbe de l'ivresse; mais le pavot la neutralise. Le +rossignol est le seul être à qui il faille incessamment verser le +sommeil et les songes. + +Mais tout cela était inutile. Deux jours ou trois se passèrent dans une +violente agitation et une abstinence de désespoir. J'étais triste et +plein de remords. Moi, ami de la liberté, j'avais pourtant un +prisonnier, un prisonnier inconsolable!... Ce n'était pas sans scrupule +que j'avais eu l'idée d'avoir à moi un rossignol, jamais, pour le simple +plaisir, je ne m'y serais décidé. Je savais bien que la vue seule d'un +tel captif, profondément sensible à la captivité, était un sujet +permanent de mélancolie. Mais comment le délivrer? la question de +l'esclavage est de toutes la plus difficile; le tyran en est puni par +l'impossibilité d'y porter remède. Mon captif, qui, avant de venir chez +moi, avait déjà deux ans de cage, n'a plus l'aile, ni l'industrie de +chercher sa nourriture; l'eût-il, il ne pourrait plus revenir chez les +oiseaux libres. Dans leur fière république, quiconque a été esclave, +quiconque a été en cage et n'est pas mort de douleur, est +impitoyablement condamné et exécuté. + +Nous ne serions pas sortis aisément de cet état, si le chant n'était +venu à notre secours. Un chant doux, peu varié, chanté à distance, +surtout un peu avant le soir, parut le prendre et le gagner. Quand +seulement on le regardait, il écoutait moins, s'agitait; mais quand on +ne regardait pas, il venait au bord de la cage, tendait son long cou de +biche (d'un charmant gris de souris), dressait par moments la tête, le +corps restant immobile, avec un oeil vif, curieux. Visiblement avide, il +dégustait, savourait cette douceur inattendue avec recueillement, avec +une attention délicate et sentie. + +Cette même avidité, il l'eut un moment après pour les aliments. Il +voulut vivre, dévora le pavot, l'oubli... + +Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont ce qui les attache le +plus, non pas l'ariette légère d'une fillette étourdie, mais une mélodie +douce et triste. La _sérénade_ de Schubart a particulièrement effet sur +celui-ci. Il semble s'être senti et reconnu dans cette âme allemande +aussi tendre que profonde. + +La voix cependant ne lui revient pas. Il avait commencé son chant de +décembre, quand il a été transporté ici. Les émotions du transport, le +changement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été de sa nouvelle +condition, surtout le salut féroce, l'attentat du rouge-gorge, l'ont +trop profondément ému. Il se calme, ne nous en veut plus, mais la muse, +si violemment interrompue, se tait encore; elle ne s'éveillera qu'au +printemps. + +Maintenant il sait certainement que la personne qui chante est loin de +lui vouloir du mal; il l'accepte, apparemment comme un rossignol d'autre +forme. Elle peut sans difficulté approcher, et même mettre la main dans +la cage. Il regarde attentivement ce qu'elle veut, mais ne remue pas. + +La question curieuse pour moi, qui n'ai pas fait avec lui d'alliance +musicale, était de savoir s'il m'accepterait aussi. Je ne montrai nul +empressement indiscret, sachant que le regard seul, dans certains +moments, le trouble. Je restais donc de longs jours attentif sur les +vieux livres ou papiers du XIVe siècle, sans le regarder. Mais lui, il +me regardait très-curieusement lorsque j'étais seul. Bien entendu que, +sa maîtresse présente, il m'oubliait entièrement, j'étais annulé. + +Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude, comme un être +inoffensif, pacifique, de peu de mouvement et de peu de bruit. Le feu +dans l'âtre, et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient, dans les +absences de la personne préférée, dans les heures silencieuses, quasi +solitaires, l'objet de sa contemplation. + +Je me hasardai hier, étant seul, d'approcher de lui, de lui parler comme +je fais au rouge-gorge, et il ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; +il attendit paisiblement, avec un oeil plein de douceur. Je vis que la +paix était faite, et que j'étais accepté. + +Ce matin, j'ai de ma main mis le pavot dans la cage, et il ne s'est +point effrayé. On dira: «Qui donne, est le bienvenu.» Mais je tiens à +constater que notre traité est d'hier, avant que j'eusse donné rien +encore, et parfaitement désintéressé. + +Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus nerveux des artistes, le plus +craintif et le plus défiant des êtres, s'est réconcilié avec l'espèce +humaine. + +Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité préexistant qui est +entre nous et ces êtres instinctifs, que nous appelons inférieurs. + + * * * * * + +Ce traité, ce pacte éternel, que notre brutalité, nos inintelligences +violentes n'ont pas pu déchirer encore, auquel ces pauvres petits +reviennent si facilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes, lorsque +nous serons vraiment hommes, c'est justement la conclusion où tout ce +livre tendait et celle que j'allais écrire, quand le rossignol est +entré, et le père au rossignol. + +L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie facile qu'il nous donne à +nous, ses tyrans, ma conclusion vivante. + + * * * * * + +Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où +l'homme n'était jamais venu, rapportent unanimement que tous les +animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire +venaient plutôt les regarder avec un air de curiosité bienveillante, à +quoi ils répondaient à coups de fusil. + +Même aujourd'hui que l'homme les a si cruellement traités, les animaux, +dans leurs périls, n'hésitent nullement à se rapprocher de lui. + +L'ennemi antique et naturel de l'oiseau, c'est le serpent: pour les +quadrupèdes, c'est le tigre. Et leur protecteur, c'est l'homme. + +Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre ou le lion, il vient se +serrer près de nous. + +De même l'oiseau, dans l'horreur que lui inspire le serpent, quand il +menace surtout sa couvée encore sans ailes, trouve le langage le plus +expressif pour implorer l'homme, et pour le remercier s'il tue son +ennemi. + +Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de l'homme. Et c'est +très-probablement pour le même motif que les hirondelles et les +cigognes, dans les âges féconds en reptiles, ont pris l'habitude de +loger chez nous. + + * * * * * + +Observation essentielle. On prend souvent pour défiance la fuite de +l'oiseau et la crainte qu'il a de la main de l'homme. Cette crainte ne +serait que trop juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas, l'oiseau est +un être infiniment nerveux, délicat, qui souffre à être touché. + +Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce d'oiseau très-robuste et +très-familière, qui approche sans cesse de nous, le plus près qu'il +peut, et qui certes n'a aucune crainte de sa maîtresse, frémit de tomber +sous la main. Le frôlement de ses plumes, le dérangement de son duvet, +tout hérissé quand on l'a pris, lui est très-antipathique. La vue +surtout de cette main qui avance et va le saisir, le fait reculer +instinctivement et sans qu'il en soit le maître. + +Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas dans sa cage, il ne +refuse pas d'y être remis; mais plutôt que de se voir prendre, il tourne +le dos, se cache dans un rideau ou dans un pli de la robe où il sait +bien qu'on va le prendre infailliblement. + +Tout cela n'est pas défiance. + + * * * * * + +L'art de la domestication n'irait pas loin, s'il n'était préoccupé que +des utilités dont les animaux apprivoisés seront à l'homme. + +Il doit sortir principalement de la considération de l'utilité dont +l'homme peut être aux animaux; + +De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe à une société plus +douce, pacifique et supérieure. + + * * * * * + +Dans la barbarie où nous sommes encore, nous ne connaissons guère que +deux états pour l'animal, la liberté absolue ou l'esclavage absolu; mais +il est des formes très-variées de demi-servage que les animaux +d'eux-mêmes acceptent très-volontiers. + +Le petit faucon du Chili (_cernicula_), par exemple, aime à demeurer +chez son maître. Il va tout seul à la chasse, et, fidèle, revient chaque +soir rapporter ce qu'il a pris et le manger en famille. Il a besoin +d'être loué du père, flatté de la dame, caressé surtout des enfants. + + * * * * * + +L'homme, protégé jadis par les animaux, tant qu'il était si mal armé, +s'est mis peu à peu en état de devenir leur protecteur, surtout depuis +qu'il a la poudre et qu'il foudroie à distance les plus redoutés des +êtres. Il a rendu aux oiseaux le service essentiel de diminuer +infiniment le nombre des brigands de l'air. + + * * * * * + +Il peut leur en rendre un autre, non moins grand, celui d'abriter, la +nuit, les espèces innocentes. La nuit! le sommeil! l'abandon complet aux +chances les plus affreuses! Ô dureté de la Nature!... Mais elle s'est +justifiée en mettant aussi ici-bas l'être prévoyant et industrieux qui, +de plus en plus, sera pour les autres une seconde providence. + +Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel, où les serres, ouvertes +le soir, reçoivent tout honnête oiseau qui vient y chercher asile contre +les dangers de la nuit, où celui qui s'est attardé frappe du bec en +confiance. Contents d'être enfermés la nuit, sûrs de la loyauté de +l'homme, ils s'envolent heureux au matin, et payent son hospitalité du +spectacle de leur joie et de leurs libres chansons. + + * * * * * + +Je me garderai bien de parler de la domestication, lorsque mon ami, M. +Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, rouvre d'une manière si louable cette +voie longtemps oubliée. + +Un rapprochement suffit. L'antiquité nous a légué en ce genre le +patrimoine admirable dont a vécu le genre humain: la domestication du +chien, du cheval et de l'âne, du chameau, de l'éléphant, du boeuf, du +mouton et de la chèvre, des gallinacées. + +Quel progrès dans les deux mille ans qui viennent de s'écouler? Quelle +acquisition nouvelle? + +Deux seulement, et légères à coup sûr: l'importation du dindon et du +faisan de la Chine! + + * * * * * + +Nul effort direct de l'homme n'a agi pour le bien du globe autant que +l'humble travail des modestes auxiliaires de la vie humaine. + +Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement, à la basse-cour, quand +on voit les milliards d'oeufs que font éclore les fours d'Égypte, ou +dont notre Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui chaque année +passent la Manche, on apprend à apprécier comment les petits moyens de +l'économie domestique produisent les plus grands résultats. + +Si la France n'avait pas le cheval, et que quelqu'un le lui donnât, une +telle conquête serait pour elle plus que la conquête du Rhin, de la +Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut trois royaumes. + +Maintenant voici un animal qui représente à lui seul le cheval, l'âne, +la vache, la chèvre, qui a toutes leurs utilités, et qui donne +par-dessus une incomparable laine; animal dur et robuste, qui supporte +le froid à merveille. On entend bien que je parle du lama, que M. +Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire s'efforce d'introduire ici avec une si +louable persévérance. Tout semble se liguer à l'encontre: le beau +troupeau de Versailles a péri par la malveillance; celui du Jardin des +Plantes périra par l'étroitesse du local et l'humidité. + +La conquête du lama est dix fois plus importante que la conquête de +Crimée. + + * * * * * + +Mais, encore une fois, il faut à ce genre de transplantation une +générosité de moyens, un ensemble de précautions, disons-le, une +tendresse d'éducation, qui se trouvent réunies rarement. + +Un mot ici, un petit fait, dont la portée n'est pas petite. + +Un grand écrivain, qui ne fut point un savant, Bernardin de +Saint-Pierre, avait dit qu'on ne réussirait pas à transplanter l'animal, +si on n'importait à côté de lui le végétal auquel il est +particulièrement sympathique. Ce mot passa comme tant d'autres vues qui +font sourire les savants, et qu'ils appellent _poésie_. + +Mais il n'a pas passé en vain pour un amateur éclairé qui s'est fait +ici, à Paris, une collection d'oiseaux vivants. Quelque soin qu'il prît, +une perruche fort rare, qu'il avait acquise, restait obstinément +stérile. Il s'informa du végétal dans lequel elle fait son nid, et donna +commission au Havre pour qu'il lui fût apporté. Il ne put l'avoir +vivant; il l'eut sans feuille, sans branche; un simple tronc mort. +N'importe, l'oiseau, dans ce tronc creux, retrouva sa place ordinaire, +ne manqua pas d'y faire son nid. Il aima et prit famille; il eut des +oeufs, il les couva, et maintenant il a des petits. + + * * * * * + +Recréer les circonstances d'habitation, de nourriture, l'entourage +végétal, les harmonies de toute espèce, qui pourront tromper l'exilé et +faire oublier la patrie, c'est chose non-seulement de science, mais +d'ingénieuse invention. + +Déterminer la mesure de liberté, de servage, d'alliance et de +collaboration avec nous, dont chaque être est susceptible, c'est un des +plus graves sujets qui puissent occuper. + +Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un approfondissement moral, +un affinement, une délicatesse d'appréciation, qui commence à peine, et +qui n'existera peut-être que quand la femme entrera dans la science, +dont elle est exclue jusqu'ici. + +Cet art suppose une tendresse infinie dans la justice et la sagesse. + + + + +ÉCLAIRCISSEMENTS. + + +Le principal éclaircissement pour un livre est incontestablement la +formule qui le résume. La voici en peu de mots: + +Ce livre a considéré l'oiseau _en lui-même_, et peu par rapport à +l'homme. + +L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare, comme le reptile), a sur +l'homme trois avantages qui sont sa mission spéciale: + +I. _L'aile, le vol,_ puissance unique, qui est le rêve de l'homme. Toute +autre créature est lente. Près du faucon, de l'hirondelle, le cheval +arabe est un limaçon. + +II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile, mais à une puissance +incomparable de _respiration et de vision_. L'oiseau est proprement le +fils de l'air et de la lumière. + +III. Être essentiellement électrique, l'oiseau voit, sait et prévoit la +terre et le ciel, les temps, les saisons. Soit par un rapport intime +avec le globe, soit par une prodigieuse mémoire des localités, des +routes, il est toujours orienté et toujours sait son chemin. + +Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'atteindrait jamais l'homme. +Cela est sensible, surtout dans sa merveilleuse guerre contre le reptile +et l'insecte. + +Ajoutez le travail immense d'épuration continuelle que font certaines +espèces de toute chose dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce +travail cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de la terre. + +Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la lumière sur la mort, +sur la vie meurtrière et ténébreuse, c'est le juste sujet du _chant_, de +cet hymne de joie immense dont l'oiseau salue chaque aurore. + +Mais avec le chant, l'oiseau a beaucoup d'autres langages. Comme +l'homme, il jase, prononce, dialogue. Il est avec nous le seul être qui +ait vraiment une langue. L'homme et l'oiseau sont le verbe du monde. + +L'oiseau, qui est un augure, se rapproche toujours de l'homme, qui +toujours lui fait du mal. Il le devine et le pressent tel sans doute +qu'il sera un jour, quand il sortira de la barbarie où nous le voyons +encore. + +Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée et bénie, qui doit +être l'arbitre de toutes, qui doit accomplir le destin de ce globe par +un suprême bienfait: _Le ralliement de toute vie et la conciliation des +êtres._ + +Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue par un grand art +d'éducation et d'initiation, que l'homme commence à entrevoir. + + * * * * * + +Page 5. _Éducation du vol_, et page 26.--Est-ce à tort que l'homme, en +ses rêveries, pour se faire croire à lui-même qu'il sera plus qu'homme +un jour, s'attribue des ailes? rêve ou pressentiment, n'importe. + +Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau, est vraiment un +_sixième sens_. Il serait stupide de n'y voir qu'une dépendance du tact. +(Voyez, entre autres ouvrages, Huber, _Vol des oiseaux de proie_, 1784.) + +L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce qu'elle est aidée +d'une puissance visuelle qui ne se retrouve non plus dans toute la +création. + +L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air, dans la lumière. +S'il est une vie sublime, une vie de feu, c'est celle-là. + +Qui embrasse et perçoit toute la terre? Qui la mesure du regard et de +l'aile? Qui en sait toutes les routes? et non pas sur ligne tracée, mais +à la fois dans tous les sens: car, qui n'est route pour l'oiseau? + +Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le magnétisme, toutes les +forces impondérables, nous sont à peine connus; on les entrevoit +pourtant dans sa singulière prescience météorologique. + +Si nous l'avions sérieusement étudié, nous aurions eu le ballon depuis +des milliers d'années; mais avec le ballon même, et le ballon _dirigé_, +nous serons encore énormément loin d'être oiseaux. En imiter les +appareils et les reproduire un à un, ce n'est nullement en avoir +l'accord, l'ensemble, l'unité d'action, qui meut le tout dans cette +aisance et cette vélocité terrible. + +Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons supérieurs, et +bornons-nous à regarder les deux machines, la nôtre et la sienne, en ce +qu'elles ont de moins différent. + +Celle de l'homme est supérieure, en ce qu'elle est moins spéciale, +susceptible de se plier à des emplois plus divers, et surtout en ce +qu'elle a l'omnipuissance de la main. + +En revanche, elle est bien moins unifiée et centralisée. Nos membres +inférieurs, cuisses et jambes, qui sont fort longs, traînent +excentriques loin du foyer de l'action. La circulation y est plus lente; +chose sensible aux dernières heures, où l'homme est mort des pieds +longtemps avant que le coeur ait cessé de battre. + +L'oiseau, presque tout sphérique, est certainement le sommet, sublime et +divin, de centralisation vivante. On ne peut ni voir, ni imaginer même +un plus haut degré d'unité. Excès de concentration qui fait la grande +force personnelle de l'oiseau, mais qui implique son extrême +individualité, son isolement, sa faiblesse sociale. + +La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe dans les insectes +supérieurs (abeilles, fourmis, etc.), ne se trouve point chez les +oiseaux. Les bandes y sont communes, mais les vraies républiques, rares. + +La famille y est très-forte, la maternité, l'amour. La fraternité, la +sympathie d'espèces, les secours mutuels entre oiseaux même d'espèces +diverses, ne leur sont pas inconnus. Pourtant, la fraternité y est fort +en seconde ligne. Le coeur tout entier de l'oiseau est dans l'amour, est +dans le nid. + +Là est son isolement, sa faiblesse et sa dépendance; là aussi la +tentation de se créer un protecteur. + +Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un de ceux qui demandent le +plus la protection. + + * * * * * + +Page 8. _Sur la vie de l'oiseau dans l'oeuf_.--Je tire ces détails du +très-exact M. _Duvernoy_. L'ovologie, de nos jours, est devenue une +science. Cependant, sur l'oeuf de l'oiseau en particulier, je ne connais +que peu d'ouvrages. Le plus ancien est d'un abbé _Manesse_, du dernier +siècle, très-verbeux et peu instructif (manuscrit de la bibliothèque du +Muséum). La même bibliothèque possède l'ouvrage allemand de _Wirfing et +Gunther_, sur les nids et les oeufs, et un autre, allemand aussi, dont +les planches me semblent meilleures, quoique défectueuses encore. J'ai +vu une livraison d'une nouvelle collection de gravures, beaucoup plus +soignée. + + * * * * * + +Page 14. _Mers gélatineuses, nourrissantes_.--M. de Humboldt, dans l'un +de ses premiers ouvrages (_Scènes des tropiques_), a le premier, je +crois, constaté ce fait. Il l'attribue à la prodigieuse quantité de +méduses et autres êtres analogues qui sont en décomposition dans ces +eaux. Si pourtant une telle dissolution cadavéreuse y dominait, ne +rendrait-elle pas les eaux funestes au poisson, bien loin de le nourrir? +Peut-être ce phénomène doit-il être attribué moins aux vies éteintes +qu'aux vies commencées, à une première fermentation vivante où se +forment les premières organisations microscopiques. + +C'est particulièrement dans les mers des pôles, en apparence si sauvages +et si désolées, qu'on observe ce caractère. La vie y surabonde tellement +que la couleur des eaux en est entièrement changée. Elles sont +vert-olive foncé, épaisses de matière vivante et de nourriture. + + * * * * * + +Page 34. _Notre Muséum_.--En parlant de ses collections, je ne puis +oublier sa précieuse bibliothèque qui a reçu celle de Cuvier, et qui +s'est enrichie des dons de tous les savants de l'Europe. J'ai eu +infiniment à me louer de l'obligeance du conservateur, M. Desnoyers, et +de M. le docteur Lemercier, qui a bien voulu aussi me communiquer nombre +de brochures et mémoires curieux de sa collection personnelle. + + * * * * * + +Page 38. _Buffon_.--Je trouve qu'aujourd'hui on oublie trop que ce grand +généralisateur n'en a pas moins reçu, enregistré nombre d'observations +très-exactes, que lui transmettaient des hommes spéciaux, officiers de +vénerie, gardes-chasse, marins et gens de tous métiers. + + * * * * * + +Page 40. _Le pingouin_.--Frère du manchot, mais plus dégrossi, il porte +ses ailes comme un véritable oiseau; ce ne sont plus des membranes +flottantes sur une poitrine évidée. L'air plus raréfié de notre pôle +boréal, où il vit, a déjà dilaté ses poumons, et le sternum veut faire +saillie. Les jambes, plus dégagées du corps, gardent mieux l'équilibre, +et le port gagne en assurance. Il y a une différence notable entre les +produits analogues des deux hémisphères. + + * * * * * + +Page 47. _Le pétrel, effroi du marin_.--La légende du pétrel marchant +sur les eaux, autour du vaisseau qu'il semble mener à la perdition, est +originairement hollandaise. Cela devait être ainsi. Les hollandais, qui +naviguent en famille et emmènent leurs femmes, leurs enfants, jusqu'aux +animaux domestiques, ont été plus impressionnés du sinistre présage que +les autres navigateurs. Les plus hardis de tous peut-être, vrais +amphibies, ils n'en ont pas moins été soucieux et imaginatifs, ne +risquant pas seulement leurs corps, mais leurs affections, livrant aux +hasards fantasques de la mer le cher foyer, un monde de tendresse. Ce +gros petit bateau lourd, qui est plutôt une maison flottante, va +pourtant toujours roulant à travers les mers du Nord, le grand océan +Boréal et la sauvage Baltique, faisant sans cesse les traversées les +plus dangereuses, comme celle d'Amsterdam à Cronstadt. On rit de ces +massives embarcations d'une forme surannée; mais celui qui les sent si +heureusement combinées pour le double aménagement de la cargaison et de +la famille, ne peut les voir dans les ports de Hollande sans s'y +intéresser et sans les combler de voeux. + + * * * * * + +Page 59. _Épiornis_.--Voir au Muséum les restes de ce gigantesque oiseau +et son oeuf énorme. On a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros +que l'autruche. + +Combien il est regrettable que notre riche collection de fossiles reste +enterrée, en majeure partie, dans les tiroirs du Muséum, faute de place. +Pour trente ou quarante mille francs on élèverait une galerie de bois où +l'on pourrait tout étaler. + +En attendant, l'on raisonne comme si ces vastes études, qui commencent, +étaient déjà épuisées. Qui ne sait que l'homme a à peine vu l'entrée du +prodigieux monde des morts! Il a gratté à peine la surface du globe. +L'exploration plus profonde où le conduisent mille nécessités nouvelles +d'art et d'industrie (celle par exemple de percer les Alpes pour le +nouveau chemin de fer) pourra ouvrir à la science des perspectives +inattendues. La paléontologie est bâtie jusqu'ici sur la base étroite +d'un nombre minime de faits. Si l'on songe que les morts (de tant de +milliers d'années que ce globe a déjà vécu) sont énormément plus +nombreux que les vivants, on trouve bien audacieuse cette manière de +raisonner sur quelques spécimens. Il y a cent, mille à parier contre un, +que tant de millions de morts, une fois déterrés, nous convaincront +d'avoir erré au moins par _énumération incomplète_. + + * * * * * + +Page 60. _L'homme eût péri cent fois_.--C'est là une des causes +premières de l'étroite fédération où furent originairement l'homme et +l'animal, pacte oublié par notre orgueil ingrat, et sans lequel pourtant +l'homme n'était pas possible. + +Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons les débris lui eurent +préparé le globe, subordonné la vie grouillante et rampante qui +dominait; quand l'homme arriva sur la terre, en face de ce qui restait +des reptiles, en face des nouveaux hôtes du globe, non moins +redoutables, les tigres et les lions, il trouva l'oiseau, le chien, +l'éléphant à côté de lui. + +On montra à Alexandre les rares et derniers individus de ces chiens +géants, qui pouvaient étrangler un lion. Ce ne fut pas par terreur que +ces animaux formidables se mirent avec l'homme, mais par sympathie +naturelle, et par l'horreur très-spéciale qu'ils ont pour l'espèce +féline, pour le chat géant (tigre ou lion). + +Sans l'alliance du chien contre les bêtes féroces et celle de l'oiseau +contre les serpents et les crocodiles (que l'oiseau tue dans l'oeuf +même), l'homme à coup sûr était perdu. + +L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la devine à l'horreur +inexprimable et convulsive que tout jeune cheval éprouve à la seule +odeur du lion; il se serre et se livre à l'homme. + +S'il n'avait eu le cheval, le boeuf, le chameau, s'il eût tiré de son +cou et de son échine les fardeaux énormes dont ils lui sauvent la +charge, il serait resté le serf misérable de sa faible organisation. +Dominé par la disproportion habituelle des poids et des forces, ou il +aurait renoncé au travail, eût vécu de proie fortuite, sans art ni +progrès, ou bien il aurait été l'éternel portefaix, courbé, traînant et +tirant, tête basse, sans regarder le ciel, sans penser, sans s'élever +jamais à l'invention. + + * * * * * + +Page 79. _Sur la puissance des insectes_.--Ce n'est pas seulement sous +les tropiques qu'ils sont redoutables. Au commencement du dernier +siècle, la moitié de la Hollande faillit périr, parce que les pilotis de +ses digues s'étaient rompus à la fois, invisiblement minés par le ver +qu'on nomme _taret_. + +Ce redoutable rongeur, qui a souvent un pied de long, ne se trahit +nullement; il ne travaille qu'au dedans. Un matin, la poutre se brise, +le pilotis cède, le navire dévoré sombre dans les flots. + +Comment l'atteindre et le trouver? Un oiseau le sait, le vanneau: c'est +le gardien de la Hollande! Et c'est aussi une insigne imprudence de +détruire, comme on fait, ses oeufs. (Quatrefages, _Souvenirs d'un +naturaliste_.) + +La France, depuis près d'un siècle, a subi l'importation d'un monstre +non moins à craindre, le _termite_, qui dévore le bois sec, comme le +taret le bois mouillé. L'unique femelle de chaque essaim a l'horrible +fécondité de pondre, par jour, 80 000 oeufs. La Rochelle commence à +craindre le sort de cette ville d'Amérique qui est suspendue en l'air, +les termites ayant dévoré toutes les substructions et creusé dessous +d'immenses catacombes. + +À la Guyane, les demeures de termites sont d'énormes monticules de +quinze pieds de haut, qu'on n'ose attaquer que de loin et avec la +poudre. Qu'on juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à quatre +pattes) qui ose entrer dans ce gouffre, et chercher l'horrible femelle +d'où sort ce torrent maudit. (Smeathmann, _Mémoire sur les termites_.) + +Le climat nous sauve-t-il? Les termites prospèrent en France. Le +hanneton y prospère; jusque sur les pentes septentrionales des Alpes, +sous le souffle des glaciers, il dévore la végétation. En présence d'un +tel ennemi, tout oiseau insectivore devrait être respecté. Tout au moins +le canton de Vaud vient-il de mettre l'hirondelle sous la protection de +la loi. (Voy. l'ouvrage de _Tschudi_.) + + * * * * * + +Page 81. _Vous y sentez fréquemment une forte odeur de musc_.--La plaine +de Cumana, dit M. de Humboldt, présente, après de fortes ondées, un +phénomène extraordinaire. La terre, humectée et réchauffée par les +rayons du soleil, répand cette odeur de musc qui, sous la zone torride, +est commune à des animaux de classes très-différentes, au jaguar, aux +petites espèces de chat-tigre, au cabiaï, au vautour galinazo, au +crocodile, aux vipères, au serpent à sonnettes. Les émanations gazeuses +qui sont les véhicules de cet arome ne semblent se dégager qu'à mesure +que le terreau renfermant les dépouilles d'une innombrable quantité de +reptiles, de vers et d'insectes, commence à s'imprégner d'eau. Partout +où l'on remue le sol, on est frappé de la masse de substances organiques +qui tour à tour se développent, se transforment ou se décomposent. La +nature, dans ces climats, paraît plus active, plus féconde, on dirait +plus prodigue de la vie. + + * * * * * + +Pages 83, 84. _Oiseaux-mouches et colibris_, etc.--Les éminents +naturalistes (Lesson, Azara, Stedmann, etc.) qui nous ont donné tant de +descriptions excellentes des lépidoptères, ne sont pas malheureusement +aussi riches en détails sur leurs moeurs, leurs caractères, leur +nourriture, etc. + +Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils vivent (et d'une vie si +intense! ) les récits des vieux voyageurs, des Labat et autres, sont +pleinement confirmés par les modernes. MM. Durville et Lesson, dans leur +voyage à la Nouvelle-Guinée, ont à peine osé passer le seuil de ses +profondes forêts vierges, d'une beauté étrange et terrible. + +Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur prodigieuse féerie +d'illumination nocturne par des milliards de mouches brillantes, est +attesté et très-bien décrit, pour les contrées voisines de Panama, par +un voyageur français, M. Caqueray, qui les a visitées récemment. (Voy. +son journal dans la nouvelle _Revue française_, 10 juin 1855.) + + * * * * * + +Page 107. _La suppression de la douleur_.--Celle de la mort est sans +doute impossible; mais on pourra allonger la vie. On pourra, à la +longue, rendre rare, moins cruelle et presque _supprimer la douleur_. + +Que le vieux monde endurci rie de ce mot, à la bonne heure! Nous avons +eu ce spectacle qu'aux jours où notre Europe, barbarisée par la guerre, +mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut guérir que par le fer, +par une horrible prodigalité de douleurs, la jeune Amérique trouva le +miracle de ce profond rêve où la douleur est annulée. + + * * * * * + +Page 104. _Précieux musée d'imitations anatomiques_, celui de M. le +docteur Auzoux.--Je ne puis trop remercier, à cette occasion, notre cher +et habile professeur, qui daigne nous initier, nous autres ignorants, +gens de lettres, gens du monde et femmes. Il a voulu que l'anatomie +descendît à tous, devînt populaire, et cela s'est fait. Ses imitations +admirables, ses lucides démonstrations, accomplissent peu à peu cette +grande révolution dont on sent déjà la portée. Oserai-je dire ma pensée +aux savants? Eux-mêmes auraient avantage à avoir toujours sous la main +ces objets d'étude sous une forme si commode et dans des proportions +grossies, qui diminuent tellement la fatigue d'attention. Mille objets +qu'on croit différents, parce qu'ils diffèrent de grosseur, reparaissent +analogues et dans leurs vrais rapports de forme, par le simple +grossissement. + +L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages beaucoup mieux que nous. +Un spéculateur américain eût voulu que M. Auzoux lui fournît par an deux +mille exemplaires de sa figure de l'homme, étant sûr de la placer dans +toutes les petites villes, et même dans les villages. Tel village +d'Amérique, dit M. Ampère, travaille à avoir un petit Muséum, un +Observatoire, etc. + + * * * * * + +Page 109. _Aplatissement du cerveau_.--Le poids du cerveau est, +relativement au poids du corps, pour l' + + Autruche 1 : 1200 + Oie 1 : 360 + Canard 1 : 257 + Aigle 1 : 160 + Pluvier 1 : 122 + Faucon 1 : 102 + Perroquet 1 : 45 + Rouge-gorge 1 : 32 + Geai 1 : 28 + Pinson, coq, moineau, chardonneret 1 : 25 + Mésange nonette 1 : 16 + Mésange à tête bleue 1 : 12 + +(calcul d'Haller et de Leuret).--Je dois cette note à l'obligeance de +notre illustre micrographe et anatomiste, M. Robin. + + * * * * * + +Page 109. _Le noble faucon_.--Les oiseaux _nobles_ (faucon, gerfaut, +sacre, etc.) sont ceux qui _lient_ la proie de la _main_ et tuent du +bec; leur bec, à cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux +_ignobles_ (l'aigle, le milan, etc.), sont la plupart voiliers; ils +agissent des griffes, déchirent et étouffent la proie. Les rameurs ont +peine à monter, ce qui fait que les voiliers leur échappent plus +aisément. La tactique des rameurs est de faire préalablement l'effort de +monter très-haut; alors, n'ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la +manoeuvre des voiliers. (Huber, _Vol des oiseaux de proie_, 1784, in-4º +C'est le premier de cette savante dynastie: Huber des oiseaux, Huber des +abeilles, Huber des fourmis.) + + * * * * * + +Page 108. _Le balancement utile de la vie et de la mort_.--De nombreuses +espèces d'oiseaux ne font plus de halte en France. On les voit à peine +voler à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes en hâte, +accélérant le passage, disant: «Passons! passons vite! Évitons la terre +de mort, la terre de destruction!» + +La Provence, et bien d'autres pays du Midi, sont ras, déserts, inhabités +de toutes tribus vivantes; et d'autant la nature végétale en est +appauvrie. On ne rompt pas impunément les harmonies naturelles. L'oiseau +lève un droit sur la plante, mais il en est le protecteur. + +Il est de notoriété que l'outarde a presque disparu de la Champagne et +de la Provence. Le héron a passé, la cigogne est rare. À mesure que nous +empiétons sur le sol, ces espèces amies des déserts poudreux et des +marécages s'en vont chercher leur vie ailleurs. Nos progrès font en un +sens notre pauvreté. En Angleterre, le même fait est signalé. (Voy. les +excellents articles de _sport_ et d'histoire naturelle, traduits de Mm +John, Knox, Gosse, et d'autres, dans la _Revue britannique_.) Le coq de +bruyère se retire devant les pas du cultivateur, la caille passe en +Irlande; les rangs des hérons s'éclaircissent chaque jour devant les +_perfectionnements utilitaires_ du XIXe siècle. Mais il faut joindre à +ces causes de disparition la barbarie de l'homme, qui détruit si +légèrement une foule d'espèces innocentes. Nulle part, dit un voyageur +français, M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard que dans nos campagnes. + +Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut dire ici, les peuples +chasseurs, qui, sans mémoire de tant de biens que nous devons aux +animaux, ont exterminé la vie innocente. Une sentence terrible du +créateur pèse sur les tribus de chasseurs: _Elles ne peuvent rien +créer_. Nulle industrie n'est sortie d'eux, nul art. Ils n'ont rien +ajouté au patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il servi +aux indiens de l'Amérique du nord d'être des héros? N'ayant rien +organisé, rien fait de durable, ces races, d'une énergie unique, +disparaissent de la terre devant des hommes inférieurs, les derniers +émigrants d'Europe. + +Ne croyez pas cet axiome: que les chasseurs deviennent peu à peu des +agriculteurs. Point du tout, ils tuent ou meurent; c'est toute leur +destinée. Nous le voyons bien par expérience. Celui qui a tué, tuera; +celui qui a créé, créera. + +Dans le besoin d'émotion que tout homme apporte en naissant, l'enfant +qui y satisfait habituellement par le meurtre, par un petit drame féroce +de surprise et de trahison, de torture du faible, ne trouvera pas grand +goût aux douces et lentes émotions que donne le succès progressif du +travail et de l'étude, de la petite industrie qui fait quelque chose +d'elle-même. Créer, détruire, ce sont les deux ravissements de +l'enfance: créer est long; détruire est court, facile. La moindre +création implique les dons du Créateur et de la bonne Nature: la douceur +et la patience. + +Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un enfant chasseur, de +voir la femme goûter, admirer le meurtre, y encourager son enfant. Cette +femme sensible et délicate ne lui donnerait pas un couteau, mais elle +lui donne un fusil; tuer de loin, à la bonne heure! on ne voit pas la +souffrance. Et telle mère, la voyant très-bien, trouvera bon qu'un +enfant, captif à la chambre, se désennuie en arrachant l'aile aux +mouches, en torturant un oiseau ou un petit chien. + +Mère prévoyante! Elle saura plus tard ce que c'est qu'avoir formé un +coeur dur. Vieille et faible, rebut du monde, elle sentira à son tour la +brutalité de son fils. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Mais le tir? objectera-t-on. Ne faut-il pas que l'enfant l'apprenne en +tuant, que, de meurtre en meurtre, il aille jusqu'à tuer l'hirondelle au +vol? Le seul pays de l'Europe où tout le monde sache tirer, c'est celui +où on tire le moins à l'oiseau. La patrie de Guillaume Tell a su montrer +à ses enfants un but plus juste et plus sublime, quand ils affranchirent +leur pays. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour du meurtre, cette +extermination des bêtes? + +_C'est le peuple impatient, peuple jeune, peuple enfant_, et d'une rude +et mobile enfance. S'il n'agit pas en créant, il agira en brisant. + +Ce qu'il brise surtout, c'est lui-même. Une éducation violente, +orageusement passionnée d'amour ou de sévérité, brise chez l'enfant, +flétrit, étouffe la prime fleur morale de sensibilité native, ce qui +restait de meilleur du lait maternel, germe d'amour universel qui +refleurit bien rarement. + +Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup d'enfants. Quelques-uns +en reviennent, par le long circuit de la vie, quand ils sont devenus +hommes, hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur rend la +tendresse. Mais la première fraîcheur de coeur? elle ne reviendra +jamais. + +Pourquoi ce peuple, du reste, si heureusement né, est-il (sauf de rares +et locales exceptions) frappé d'une impuissance singulière pour +_l'harmonie_? Il a ses chansons à lui, de petites mélodies charmantes de +vivacité, de gaieté. Mais il lui faut un long effort, une éducation +spéciale, pour arriver à l'harmonie. + + * * * * * + +Page 129. _Quel bonheur le matin quand les terreurs s'enfuient_.--«Avant +(dit Tschudi) que les teintes vermeilles de la rosée matinale aient +annoncé l'approche du soleil, souvent même avant que la plus légère +lueur ait signalé l'aube à l'orient, alors que les étoiles scintillent +encore dans le sombre azur du ciel, un bruit sourd retentit sur le faîte +d'un vieux sapin, bientôt suivi d'un caquetage de plus en plus accentué; +puis les notes s'élèvent et une interminable série de sons aigus frappe +l'air de toutes parts comme un cliquetis de lames continuellement +heurtées l'une contre l'autre. C'est le temps de l'accouplement du coq +des bois. L'oeil en feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis +qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules reposent +tranquillement et contemplent avec respect les folles gambades de leur +seigneur et maître. Il n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le +merle s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes brillantes. Le +voilà qui aiguise son bec sur la branche, et, de rameau en rameau, +sautille jusqu'au sommet de l'érable où il a dormi, étonné de voir que +presque tout sommeille encore dans la forêt quand l'aube du jour a +remplacé la nuit. Deux fois, trois fois, il lance sa fanfare aux échos +de la montagne et de la vallée, qu'un épais brouillard lui dérobe +encore. + +«De minces colonnes de fumée blanchâtre s'échappent du toit des +chaumières; les chiens jappent autour des fermes, et les clochettes +sonnent au cou des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buissons, +agitent leurs ailes et s'élancent dans les airs pour saluer le soleil, +qui vient une fois de plus leur donner sa bienfaisante lumière. Plus +d'un pauvre petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dangers de la +nuit. Perché sur une petite branche, il avait cru pouvoir dormir sans +crainte, la tête ensevelie sous ses plumes, quand, à la lueur d'une +étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette silencieuse, +méditant quelque forfait. La fouine était venue du fond de la vallée, +l'hermine était descendue du rocher, la martre des sapins avait quitté +son nid, le renard rôdait dans les broussailles. Tous ces ennemis, le +pauvre petit les avait vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à +terre, dans l'air, partout la destruction le menaçait. Qu'elles avaient +été longues, ces heures où, n'osant bouger, il n'avait pour protection +que les jeunes feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel plaisir +pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre en sécurité, protégé, +défendu par la lumière! + +«Le pinson lance à plein gosier sa note claire et sonore; le rouge-gorge +chante au faîte du mélèze, le chardonneret dans les aunes, le bruant et +le bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet et le troglodyte +confondent leurs voix. Le pigeon ramier roucoule, et le pic frappe son +arbre. Mais au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes +mélodieuses de l'alouette des bois et l'inimitable chant de la grive.» + + * * * * * + +Page 135. _Migrations_.--Pour l'Arabe affamé, le maigre habitant du +désert, l'arrivée des oiseaux voyageurs, fatigués, lourds à cette époque +et si faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une manne céleste. +La Bible nous dit les ravissements des Israélites, errants dans l'Arabie +Pétrée, à jeun et défaillants, quand ils virent tout à coup descendre la +nourriture ailée: non pas les sauterelles du sobre Élie, non pas le pain +dont le corbeau nourrissait ses entrailles, mais la caille lourde de +graisse, délicieuse et substantielle, qui d'elle-même tombait dans la +main. Ils mangèrent à crever, et les grasses marmites de Pharaon ne leur +laissèrent plus de regret. + +J'excuse de bon coeur la gloutonnerie des affamés. Mais que dire des +nôtres, dans les plus riches pays de l'Europe, qui, après moisson et +vendange, les greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas +moins avec furie ces pauvres voyageurs? Gras ou maigre, tout leur est +bon; ils mangeraient jusqu'aux hirondelles; ils dévorent les oiseaux +chanteurs, «ceux qui n'ont que le son.» Leur frénésie sauvage met le +rossignol à la broche, plume et tue l'hôte de la maison, le pauvre +rouge-gorge, qui mangeait hier dans la main. + +Le temps des migrations est un temps de carnage. La loi qui pousse au +sud les tribus des oiseaux, pour des millions d'entre eux, c'est une loi +de mort. Beaucoup partent, quelques-uns reviennent; à chaque station de +la route, il leur faut payer un tribut de sang. L'aigle attend sur son +roc, et l'homme attend dans la vallée. Ce qui échappera au tyran de +l'air, celui de la terre le prendra. «Beau moment!» dit l'enfant ou le +chasseur, enfant féroce dont le meurtre est le jeu. «Dieu l'a voulu +ainsi! dit le pieux glouton; résignons-nous!» Voilà les jugements de +l'homme sur cette fête de massacre. Nous n'en savons pas plus, +l'histoire n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massacrés. + + * * * * * + +--Les migrations sont des échanges pour tout pays (excepté les pôles à +l'époque de l'hiver). Telle cause de climat ou de nourriture, qui décide +le départ d'un oiseau, est précisément celle qui détermine l'arrivée +d'une autre espèce. Quand l'hirondelle nous quitte aux pluies d'automne, +nous voyons apparaître l'armée des pluviers et des vanneaux à la +recherche des lombrics exilés de leur demeure par l'inondation. En +octobre, et plus les froids avancent, les bruants, les cabarets, les +roitelets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous ont fuis. Les +perdrix, les bécasses descendent de leurs montagnes au moment où la +caille et la grive émigrent vers le Midi. C'est alors aussi que les +grandes armées des espèces aquatiques quittent l'extrême Nord pour les +contrées tempérées où les mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. +Les oies sauvages, les cygnes, les plongeons, les canards, les +sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et s'abattent sur les lacs +d'Écosse, de Hongrie, sur nos étangs du Midi, etc. La cigogne au +tempérament délicat fuit au Midi, quand la grue sa cousine va partir du +Nord où manquent les vivres. Passant sur nos terres, elle y paye tribut +en nous délivrant des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle +tiède d'automne avait fait revivre. + + * * * * * + +Page 138. _C'est le besoin de la lumière_.--Et pourtant, le rossignol +lui échappe quand il nous revient d'Asie. Mais pour les véritables +artistes, il la faut doucement ménagée, mêlée de rayons et d'ombres. +Rembrandt a puisé dans la science du clair-obscur les effets à la fois +doux et chauds de ses peintures. Le rossignol commence à chanter quand +la brume du soir se mêle aux derniers rayons du soleil; et c'est pour +cela que nous vibrons à sa voix. Notre âme, à ces heures indécises du +crépuscule, reprend possession de sa lumière intérieure. + + * * * * * + +Page 169. _Et ne dis pas: L'hiver tuera les insectes_.--Quand M. de +Custine fit son voyage en Russie, il raconte qu'à la foire de Nijni, il +fut épouvanté de la multitude de blattes qui couraient dans sa chambre +avec une odeur infecte, et qu'on ne put faire disparaître. Le docteur +Tschudi, patient voyageur qui a vu la Suisse dans ses moindres détails, +assure qu'au souffle de l'autan qui en douze heures fait fondre les +neiges, d'innombrables armées de hannetons ravagent le pays. Ils sont un +fléau non moins terrible que les sauterelles au Midi. + +À notre voyage en Italie, nous fîmes une observation qui n'aura pas +échappé aux naturalistes, c'est que les hannetons n'y meurent pas +l'automne. Des pièces inhabitées de notre palazzo, presque entièrement +fermé l'hiver, nous vîmes s'échapper au printemps des nuées de hannetons +qui paisiblement avaient dormi en attendant la chaleur. Du reste, en ce +pays, les insectes, même éphémères, ne meurent pas. De gigantesques +cousins nous faisaient la guerre toutes les nuits, demandant notre sang +d'une voie aiguë et stridente. + +Si, à côté de ces preuves de la multiplication des insectes, même dans +les pays tempérés ou froids, nous disons qu'une hirondelle n'a pas assez +de 1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux porte à ses petits +4300 chenilles ou scarabées par semaine; une mésange 300 par jour, nous +verrons à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces chiffres de M. +Quatrefages (_Souvenirs_), et d'une _Lettre écrite par M. Walter +Trevelyan à l'éditeur des Oiseaux de la Grande-Bretagne_, et traduite +dans la _Revue britannique_, 7 juillet 1850. + +Voici un aperçu bien incomplet, des services que nous rendent les +oiseaux de notre climat: + +Plusieurs sont les gardiens assidus des troupeaux. Le héron garde-boeuf, +usant de son bec comme d'un ciseau, coupe le cuir du boeuf pour en +extraire un ver parasite qui suce le sang et la vie de l'animal. Les +bergeronnettes, les étourneaux rendent à peu près les mêmes services à +nos bestiaux. Les hirondelles détruisent des milliers d'insectes ailés +qui ne posent guère, et que nous voyons danser dans les rayons du +soleil: cousins, libellules, tipules, mouches, etc. Les engoulevents, +les martinets, chasseurs de crépuscule, font disparaître les hannetons, +les blattes, les phalènes, et une foule de rongeurs qui ne travaillent +que de nuit. Le pic chasse les insectes qui, cachés sous l'écorce des +arbres, vivent aux dépens de la séve. Les colibris, les oiseaux-mouches, +les soui-mangas, dans les pays chauds, épurent le calice des fleurs. Le +guêpier, en toute contrée, livre une rude guerre aux guêpes affamées de +nos fruits. Le chardonneret, ami des terres incultes et de la graine du +chardon, l'empêche d'envahir le sol. Les oiseaux de nos jardins, +fauvettes, pinsons, bruants, mésanges, dépouillent nos arbrisseaux et +nos grands arbres des pucerons, chenilles, scarabées, etc., dont les +ravages seraient incalculables. Beaucoup de ces insectes restent l'hiver +à l'état d'oeuf ou de larve, attendant la belle saison pour éclore; +mais, en cet état, ils sont attentivement recherchés par les merles, les +roitelets, les troglodytes. Les premiers retournent les feuilles qui +jonchent le sol; les seconds grimpent aux plus hautes branches, ou +émouchent le tronc. Dans les prairies humides, on voit les corbeaux et +les cigognes piocher la terre pour s'emparer du _ver blanc_, qui, trois +années durant avant de devenir hanneton, ronge les racines de nos foins. + +Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre lecteur, et pourtant la +liste des oiseaux utiles est à peine effleurée. + + * * * * * + +Page 179. _Le pic, comme augure_.--Les méthodes d'observations adoptées +par la météorologie sont-elles sérieuses, efficaces? Quelques savants en +doutent. Il serait bon peut-être d'examiner si l'on ne peut tirer aucun +parti de la météorologie des anciens, de leur divination par les +oiseaux. Les textes principaux sont indiqués dans l'Encyclopédie de +Pauly (Stuttgard), article _Divinatio_. + +«Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de Pologne et de Russie. +Dans ces plaines peu boisées, il se dirige toujours vers les arbres; en +le suivant, on retrouve un ravin pour se cacher, des sources plus tard, +enfin on descend vers le fleuve. Sous la direction de cet oiseau on peut +ainsi s'orienter et reconnaître le pays.» (Michiewicz, _les slaves_, t. +Ier, p. 200.) + + * * * * * + +Page 193. _Chant_.--N'isolons pas ce que Dieu a réuni. Quand vous placez +un oiseau dans une cage, tout près de vous, son chant vous lasse bientôt +par son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le grand concert de la +nature, cet oiseau donnait sa note et complétait l'harmonie. Telle voix +puissante s'adoucissait aux modulations de l'air; telle, fine et douce, +glissait emportée par la brise. + +Et puis, au fond des bois, le chanteur se déplace sans cesse, s'éloigne, +ou se rapproche; il y a les effets lointains qui amènent la rêverie, et +le coup d'archet qui fait vibrer le coeur. + +Chez vous, ce chant serait toujours même chose; mais sur l'aile des +vents, cette musique est divine, elle pénètre l'âme et la ravit. + + * * * * * + +Page 201. _L'oiseau qui vient se chauffer au foyer_.--Je trouve ce +passage admirable dans la _Conquête de l'Angleterre par les normands_. +Le chef des Saxons barbares réunit ses prêtres et ses sages pour savoir +s'ils doivent se faire chrétiens. L'un d'eux parle ainsi: + +«Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive parfois dans +les jours d'hiver, lorsque tu es assis à table avec les capitaines et +les hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la salle est bien +chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au dehors. Vient un petit +oiseau qui traverse la salle à tire-d'aile, entrant par une porte, +sortant par l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de +douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais cet instant est +rapide, l'oiseau fuit en un clin d'oeil, _et, de l'hiver, il repasse +dans l'hiver_. Telle me semble la vie des hommes sur cette terre et sa +durée d'un moment, comparée à la longueur du temps qui la précède et qui +la suit.» (_Traduction d'Augustin Thierry._) + +De l'hiver, il va dans l'hiver. «Of wintra in wintra cometh.» + + * * * * * + +Page 205. _Nids, éclosion_.--Dans toute l'étendue des îles qui relient +l'Inde à l'Australie, une espèce d'oiseaux de la famille des Gallinacées +se dispense de couver ses oeufs. Élevant un énorme monticule d'herbes +dont la fermentation produira un degré de chaleur favorable à l'éclosion +des oeufs, les parents, ce travail d'entassement une fois fait, s'en +remettent à la nature pour la reproduction de leur espèce. M. Gould, qui +a donné ces détails curieux, parle aussi de nids singuliers construits +par une autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue formée de petites +branches plantées dans le sol et réunies en dôme à leur extrémité +supérieure. Des herbes entrelacées consolident la construction. Ce +premier travail achevé, les artistes songent à l'embellir. Ils vont, +cherchant de tous côtés, et souvent au loin, les plumes les plus +brillantes, les coquillages les mieux polis, les pierres qui ont le plus +d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue semblerait ne pas être +le nid, mais le lieu des premiers rendez-vous. (Voy., dans le magnifique +ouvrage de M. Gould, _Australian birds_, les gravures coloriées.) + + * * * * * + +Page 135. _Instinct et raison_.--L'ignorant, l'inattentif, croit tout _à +peu près semblable_. Et la science voit que tout diffère, à mesure qu'on +apprend à voir. Les diversités apparaissent; cette nuance imperceptible +et à peu près sans valeur, qui d'abord n'empêchait pas de confondre les +choses entre elles, se caractérise et devient une différence saillante, +une distance considérable d'un objet à l'autre, une lacune, un hiatus, +parfois un abîme énorme qui les sépare et les éloigne, si bien qu'entre +ces choses, _d'abord à peu près semblables_, parfois tout un monde +tiendrait sans pouvoir les rapprocher. + +On avait dit et répété que les travaux des insectes étaient absolument +semblables, d'une régularité mécanique. Et voilà que les Réaumur, les +Huber ont trouvé nombre de faits absolument en dehors de cette +régularité prétendue, spécialement pour la fourmi, une vie compliquée de +tant d'incidents, de tant d'exigences imprévues, que jamais elle n'y +ferait face sans un discernement rapide, une vive présence d'esprit qui +est un des plus hauts attributs de la personnalité. + +On avait cru que les oiseaux construisaient des nids toujours +identiques. Point du tout. En observant mieux, on a trouvé qu'ils les +varient selon les climats et les temps. À New-York, le baltimore fait un +nid feutré à l'abri du froid. À la Nouvelle-Orléans, il fait un nid à +claire-voie, où l'air passe librement et lui diminue la chaleur. Des +perdrix du Canada, qui l'hiver se couvrent d'un petit auvent, à +Compiègne, sous un ciel plus doux ont supprimé cet abri qu'elles +jugeaient inutile. Même discernement en ce qui touche les saisons. Le +printemps américain étant devenu tardif dans les premières années du +siècle, le vrillot (de Wilson) a sagement fait son nid plus tard aussi, +l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que j'ai vu, dans le midi de +la France, ces appréciations varier d'année en année; par une +inexplicable prévision, quand l'été devait être froid, les nids se +trouvaient mieux feutrés. + +Le guillemot du nord (_mergula_), qui craint surtout le renard, friand +de ses oeufs, niche sur un rocher à fleur d'eau, afin qu'à peine éclose, +la couvée, quelque près qu'elle soit guettée, ait le temps de sauter à +l'eau. Au contraire, sur nos côtes où il n'a à craindre que l'homme, il +niche où l'homme a peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes, +les plus escarpées. + +Les ignorants, et encore les naturalistes de cabinet accordent les +diversités d'espèce à espèce, mais croient que dans chaque espèce, actes +et travaux, tout se ressemble. On a pu le soutenir, tant qu'on a vu les +choses _de loin et de haut_ dans une _généralité majestueuse_. Mais le +jour où les naturalistes ont pris le bâton de voyage, le jour où, +modestes, opiniâtres, infatigables pèlerins de la nature, ils ont mis +leurs souliers de fer, toutes choses ont changé d'aspect; ils ont vu, +noté, comparé nombre d'oeuvres individuelles, dans les travaux de chaque +espèce, en ont saisi les différences, et sont arrivés à cette conclusion +qu'eût d'avance donnée la logique: _que vraiment rien ne se ressemble_. +Dans ces oeuvres identiques aux yeux inexpérimentés, les Wilson et les +Audubon ont surpris les diversités d'un art très-variable, selon les +moyens et les lieux, selon les caractères, les talents des artistes, +dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est étendu le domaine de la +liberté, de la fantaisie et de l'_ingegno_. + +Formons le voeu que nos collections rapprochent plusieurs échantillons +de chaque espèce, rangés, échelonnés selon le progrès et le talent +individuel, notant l'âge approximatif des oiseaux qui ont fait les nids. + +Si ces diversités infinies ne résultent point d'une activité libre, +d'une spontanéité personnelle; si on veut les rapporter à un instinct +identique, il faudra, pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire +croire un autre miracle, que cet instinct, quoique le même, a la +singulière élasticité de s'accommoder et de se proportionner à une +variété de circonstances qui changent sans cesse, à un infini de +hasards. + +Que sera-ce, si l'on trouve dans l'histoire des animaux tel acte de +prétendu instinct, qui suppose une résistance à tout ce que semble +vouloir notre nature instinctive? Que dire de l'éléphant blessé dont +parle Fouché d'Obsonville? + +Ce voyageur judicieux, très-froid et fort éloigné de tendances +romanesques, vit dans l'Inde un éléphant qui, ayant été blessé à la +guerre, allait tous les jours faire panser sa blessure à l'hôpital. Or, +devinez quel était ce pansement. Une brûlure... Dans ce dangereux climat +où tout se corrompt, on est souvent obligé de cautériser les plaies. Il +endurait ce traitement, il l'allait chercher tous les jours; il ne +prenait pas en haine le chirurgien qui lui infligeait une si cuisante +douleur. Il gémissait, rien de plus. Il comprenait évidemment qu'on ne +voulait que son bien, que son bourreau était son ami, que cette cruauté +nécessaire avait pour but sa guérison. + +Cet éléphant agissait évidemment par réflexion, nullement par un +instinct aveugle, il agissait avec une volonté éclairée et forte contre +la nature. + + * * * * * + +Page 237. _Le rossignol professeur_.--Je dois ce détail à une dame qui a +bien droit de juger en ces choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de +Russie, qui ont l'oreille délicate, et une sensibilité très-grande pour +la nature (en proportion de ses sévérités pour eux), disaient, quand ils +entendaient parfois la cantatrice espagnole: «Le rossignol chante moins +bien.» + + * * * * * + +Page 239. _Le petit hésite encore_, etc. «Un jour, je me promenais avec +mon fils à Montier. Nous aperçûmes du côté du nord, sur le petit Salève, +un aigle qui s'échappait de l'anfractuosité des rochers. Quand il fut +assez près du grand Salève, il s'arrêta, et deux aiglons qu'il avait +portés sur son dos se hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en +cercles resserrés; puis, quelques moments après, se sentant fatigués, +ils vinrent se reposer sur le dos de leur instituteur. Peu à peu les +essais furent plus longs, et à la fin de la leçon, les petits aigles +firent des tours notablement plus considérables, toujours sous les yeux +de leur maître de gymnastique. Quand une heure environ se fut écoulée, +les deux écoliers reprirent leur place sur le dos paternel. L'aigle +rentra dans le rocher d'où il était sorti.» (M. CHENVIÈRES DE GENÈVE.) + + * * * * * + +Page 279. _Le petit faucon du Chili_ (cernicula).--Je tire le détail +d'un livre nouveau, curieux et peu connu, qu'un Chilien a écrit en +français: _Le Chili_, par B. _Vicuna Mackenna_, 1855, p. 100.--Contrée +bien digne d'intérêt (voy. les beaux articles de M. Bilbao), qui, par +l'énergie de ses citoyens, doit modifier beaucoup l'opinion peu +favorable que les citoyens des États-Unis ont des Américains +méridionaux. L'Amérique n'existera pas comme un monde, tant qu'elle ne +se sera pas sentie en ses deux pôles opposés qui doivent faire sa grande +harmonie. + + * * * * * + +_Dernière note sur la vie ailée_.--Pour apprécier des êtres si étrangers +aux conditions de notre vie prosaïque, il faut un moment perdre terre et +se faire un sens à part. On entrevoit que c'est quelque chose +d'inférieur et de supérieur, d'en deçà et d'au delà, les limbes de la +vie animale aux frontières de la vie des anges. À mesure qu'on prendra +ce sens, on perdra la tentation de ramener la vie ailée, ce délicat, cet +étrange, ce puissant rêve de Dieu, aux banalités de la terre. + +Aujourd'hui même, en un lieu infiniment peu poétique, négligé, sale et +obscur, parmi les noires boues de Paris, et dans les ténèbres humides +d'un rez-de-chaussée qui vaut une cave, je vis, j'entendis gazouiller à +demi-voix un petit être qui ne semblait point d'ici-bas. C'était une +fauvette, et d'espèce commune, non la fauvette à tête noire que l'on +paye si cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas alors; elle jasait +avec elle-même, en quelques notes aussi peu variées que sa situation. +L'hiver, l'ombre, la captivité, tout était contre elle. Captive d'un +homme fort rude, d'un spéculateur en ce genre, elle n'entendait autour +d'elle que ce qui peut briser le chant: sur sa tête, de puissants +oiseaux, un moqueur entre autres, par moments faisaient éclater leur +brillant clairon. Le plus souvent, elle devait être réduite au silence. +Elle avait pris l'habitude, on l'entrevoyait, de chanter à demi-voix. +Mais dans cet essor contenu, dans cette habitude de résignation et de +demi-plainte, une délicatesse charmante, une morbidesse plus que +féminine se faisait sentir. Ajoutez la grâce unique du corsage et du +mouvement, d'une honnête parure gris de lin, lustrée pourtant et +brillant d'un léger reflet de soie. + +Je me rappelai les tableaux où MM. Ingres et Delacroix nous ont donné +des captives d'Alger ou de l'orient, exprimant parfaitement la morne +résignation, l'indifférence, l'ennui de ces vies si uniformes et aussi +l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?) de toute flamme +intérieure. + +Ah! ici, c'était autre chose. La flamme restait tout entière. C'était +plus et moins qu'une femme. Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure +par l'animalité, par son joli masque d'oiseau, elle était très-haut +placée et par l'aile, et par l'âme ailée qui chantait dans ce petit +corps. Un tout-puissant _alibi_ la tenait bien loin, dans son bocage +natal, dans le nid d'où toute petite elle avait été enlevée, ou dans son +futur nid d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes, et j'en fus tout +réchauffé; moi-même, ailé en ce moment, je l'accompagnai dans son rêve. + + +FIN. + + + + +TABLE DES CHAPITRES. + +INTRODUCTION.--Comment l'auteur fut conduit à l'étude de la nature. III + +PREMIÈRE PARTIE. + + L'oeuf. 3 + Le pôle. Oiseaux-poissons. 13 + L'aile. 23 + Premiers essais de l'aile. 35 + Le triomphe de l'aile. La frégate. 45 + Les rivages. Décadence de quelques espèces. 57 + Les héronnières d'Amérique. Wilson. 67 + Le combat. Les tropiques. 77 + L'épuration. 91 + La mort. Les rapaces. 103 + +DEUXIÈME PARTIE. + + La lumière. La nuit. 123 + L'orage et l'hiver. Migrations. 135 + Suite des migrations. L'hirondelle. 149 + Harmonies de la zone tempérée. 161 + L'oiseau, ouvrier de l'homme. 169 + Le travail. Le pic. 181 + Le chant. 195 + Le nid. Architecture des oiseaux. 207 + Villes des oiseaux. Essais de république. 219 + Éducation. 229 + Le rossignol, l'art et l'infini. 243 + Suite du rossignol. 257 + CONCLUSION. 269 + ÉCLAIRCISSEMENTS. 287 + +FIN DE LA TABLE. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU *** + +***** This file should be named 28568-8.txt or 28568-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/5/6/28568/ + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/28568-8.zip b/28568-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f7896e2 --- /dev/null +++ b/28568-8.zip diff --git a/28568-h.zip b/28568-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7f399f4 --- /dev/null +++ b/28568-h.zip diff --git a/28568-h/28568-h.htm b/28568-h/28568-h.htm new file mode 100644 index 0000000..c39d470 --- /dev/null +++ b/28568-h/28568-h.htm @@ -0,0 +1,10436 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg ebook of L'oiseau, by Jules Michelet.</title> + +<style type="text/css"> +<!-- +body { margin-left: 10%; margin-right: 10%; } +h1, h2, h3, h4, h5, h6, .c { text-align: center; line-height: 1.5em; +text-indent: 0;} +h1, h2, h3 { margin-top: 2em; } +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 2em; + margin: .3em 0;} +.noindent { text-indent: 0; } +.sc { font-variant: small-caps; } +.poem { text-align: left; margin-left: 10%; width: 90%; position: +relative; } +.stanza { margin-top: 1em; margin-bottom: 1em; } +.stanza br { display: none; } +.i0 { display: block; margin: 0 0 0 2em; text-indent: -2em; } +.i1 { display: block; margin: 0 0 0 3em; text-indent: -2em; } +.i2 { display: block; margin: 0 0 0 4em; text-indent: -2em; } +.r { text-align: right; } +.s { margin-right: 5%; text-align: right; } +.epi { margin-left: 50%; font-size: 90%; } +.d { text-align: center; text-indent: 0; margin-bottom: 1em; font-size: +smaller; } +hr { margin-left: 45%; margin-right: 45%; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em; } +.pagenum { position: absolute; + left: 92%; font-size: smaller; font-style: normal; + font-variant: small-caps; text-align: right; +} +.hidden { display: none; } +a:link { text-decoration: none; color: rgb(10%,30%,60%); + background-color: inherit; } +a:visited { text-decoration: none; color: rgb(10%,30%,60%); + background-color: inherit; } +a:hover { text-decoration: underline; } +a:active { text-decoration: underline; } +sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } +li, ul { list-style-type: none; } +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'oiseau + +Author: Jules Michelet + +Release Date: April 21, 2009 [EBook #28568] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU *** + + + + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<h1>L'OISEAU</h1> + +<p class="c"><small>PAR</small><br> +<big>J. MICHELET</big></p> + +<blockquote class="epi"> +Des ailes! +</blockquote> +<p class="s">[Rückert.] +</p> + +<p class="c">CINQUIÈME ÉDITION<br> +revue et commentée</p> + +<p><br></p> + +<p class="c"><big>PARIS</big><br> +LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br> +<small>RUE PIERRE-SARRAZIN, N<sup>o</sup> 14</small></p> + +<p class="c">1858<br> +<small>Droit de traduction réservé</small></p> + + + + +<p class="c"><small>TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET C<sup>IE</sup><br> +Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation<br> +rue de Vaugirard, 9</small></p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="piii" id="piii">iii</a></span><span class="hidden">)</span></p> + + +<h2>COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT<br> +<small>À L'ÉTUDE DE LA NATURE</small></h2> + + +<p>À mon public ami, fidèle, qui m'écouta si +longtemps, et qui ne m'a point délaissé, je dois la +confidence des circonstances intimes qui, sans +m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire +naturelle.</p> + +<p>Ce que je publie aujourd'hui est sorti entièrement +de la famille et du foyer. C'est de nos heures de +repos, des conversations de l'après-midi, des +lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre +peu à peu est éclos, si c'est un livre.</p> + +<p>Deux personnes laborieuses, naturellement réunies +après la journée de travail, mettaient ensemble +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="piv" id="piv">iv</a></span><span class="hidden">)</span>leur récolte, et se refaisaient le cœur par ce +dernier repas du soir.</p> + +<p>Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque +autre collaborateur? Il serait injuste, ingrat, de +n'en pas parler. Les hirondelles familières qui +logeaient sous notre toit se mêlaient à la +causerie. Le rouge-gorge domestique qui voltige +autour de moi y jetait des notes tendres, et parfois +le rossignol la suspendit par son concert solennel.</p> + +<hr> + + +<p>Le temps pèse, la vie, le travail, les violentes +péripéties de notre âge, la dispersion d'un monde +d'intelligence où nous vécûmes, et auquel rien n'a +succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient +pour délassement l'enseignement qui fut l'amitié. +Leurs haltes ne sont plus que silence. À qui +demander le repos, le rafraîchissement moral, si ce +n'est à la nature?</p> + +<p>Le puissant dix-huitième siècle qui contient mille +ans de combats, à son coucher, s'est reposé sur le +livre aimable et consolateur (quoique faible +scientifiquement) +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pv" id="pv">v</a></span><span class="hidden">)</span>de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini sur ce +mot touchant de Ramond: «tant de pertes +irréparables pleurées au sein de la nature!...»</p> + +<p>Nous, quoi que nous ayons perdu, nous demandions +autre chose que des larmes à la solitude, autre +chose que le dictame qui adoucit les cœurs blessés. +Nous y cherchions un cordial pour marcher toujours +en avant, une goutte des sources intarissables, +une force nouvelle, et des ailes!</p> + +<hr> + + +<p>Cette œuvre quelconque a du moins le caractère +d'être venue comme vient toute vraie création +vivante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce +incubation. Et elle s'est rencontrée une et +harmonique, justement parce qu'elle venait de deux +principes différents.</p> + +<p>Des deux âmes qui la couvèrent, l'une se trouvait +d'autant plus près des études de la nature qu'elle +y était née en quelque sorte, et en avait toujours +gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y porta +d'autant plus qu'elle en avait toujours été sevrée +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pvi" id="pvi">vi</a></span><span class="hidden">)</span>par les circonstances, retenue dans les âpres voies +de l'histoire humaine.</p> + +<hr> + + +<p>L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu +une seule fois à ce vin fort et amer, y boira +jusqu'à la mort. Jamais je ne m'en détournai, même +en de pénibles jours; quand la tristesse du passé +et la tristesse du présent se mêlèrent, et que, sur +nos propres ruines, j'écrivais 93, ma santé put +défaillir, non mon âme, ni ma volonté. Tout le jour, +je m'attachais à ce souverain devoir, et je +marchais dans les ronces. Le soir, j'écoutais +(non d'abord sans effort) quelque récit pacifique +des naturalistes ou des voyageurs. J'écoutais et +j'admirais, n'y pouvant m'adoucir encore, ni sortir +de mes pensées, mais les contenant du moins et me +gardant bien de mêler à cette paix innocente mes +soucis et mon orage.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pvii" id="pvii">vii</a></span><span class="hidden">)</span>Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes +légendes de ces hommes héroïques dont les travaux, +les voyages, ont tant servi le genre humain. Les +grands citoyens de la patrie, dont je racontais +l'histoire, étaient les proches parents de ces +citoyens du monde.</p> + +<p>De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué de +cœur la grande révolution française dans les +sciences naturelles; l'ère de Lamarck et de +Geoffroy Saint-Hilaire, si féconds par la +méthode, puissants vivificateurs de toute science. +Avec quel bonheur je les retrouvai dans leurs fils +légitimes, leurs ingénieux enfants qui ont continué +leur esprit!</p> + +<hr> + + +<p>Nommons en tête l'aimable et original auteur du +<i>Monde des oiseaux</i>, qu'on aurait dès longtemps +proclamé l'un des plus solides naturalistes s'il +n'était le plus amusant. J'y reviendrai plus d'une +fois; mais j'ai hâte, dès l'entrée de ce livre, de +payer ce premier hommage à un très-grand observateur +qui, pour ce qu'il a vu lui-même, est aussi grave, +aussi <i>spécial</i> que Wilson ou Audubon.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pviii" id="pviii">viii</a></span><span class="hidden">)</span>Il s'est calomnié lui-même en disant que, dans ce +beau livre, «il n'a cherché qu'un prétexte pour +parler de l'homme.» Nombre de pages, au contraire, +prouvent suffisamment qu'à part toute analogie, il +a aimé, observé l'oiseau en lui-même. Et c'est pour +cela qu'il en a fixé de si puissantes légendes, de +fortes et profondes personnifications. Tel oiseau, +par Toussenel, est maintenant et restera à jamais +une personne.</p> + +<hr> + + +<p>Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point +de vue différent de celui de l'illustre maître.</p> + +<p>Point de vue nullement contraire, mais +symétriquement opposé.</p> + +<p>Celui-ci, autant que possible, ne cherchant que +l'oiseau dans l'oiseau, évite l'analogie humaine. +Sauf deux chapitres, il est écrit comme si l'oiseau +était seul, comme si l'homme n'eût existé jamais.</p> + +<p>L'homme! Nous le rencontrions déjà suffisamment +ailleurs. Ici, au contraire, nous voulions un +<i>alibi</i> au monde humain, la profonde solitude et +le désert des anciens jours.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pix" id="pix">ix</a></span><span class="hidden">)</span>L'homme n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul a +pu le sauver de l'insecte et du reptile; mais +l'oiseau eût vécu sans l'homme.</p> + +<p>L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle +régnerait également sur son trône des Alpes. +L'hirondelle ne ferait pas moins sa migration +annuelle. La frégate, non observée, planerait du +même vol sur l'Océan solitaire. Sans attendre +d'auditeur humain, le rossignol dans la forêt, avec +plus de sécurité, chanterait son hymne sublime. +Pour qui? Pour celle qu'il aime, pour sa couvée, +pour la forêt, pour lui-même enfin, qui est son +plus délicat auditeur.</p> + +<hr> + + +<p>Une autre différence entre ce livre et celui de +Toussenel, c'est que tout <i>harmonien</i> qu'il est +et disciple du pacifique Fourier, il n'en est pas +moins un chasseur. La vocation militaire du +lorrain éclate partout.</p> + +<p>Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix, +écrit précisément en haine de la chasse.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="px" id="px">x</a></span><span class="hidden">)</span>La chasse à l'aigle et au lion, d'accord; mais +point de chasse aux faibles.</p> + +<p>La foi religieuse que nous avons au cœur et que +nous enseignons ici, c'est que l'homme +pacifiquement ralliera toute la terre, qu'il +s'apercevra peu à peu que tout animal adopté, +amené à l'état domestique, ou du moins au degré +d'amitié ou de voisinage dont sa nature est +susceptible, lui sera cent fois plus utile qu'il ne +pourrait l'être égorgé.</p> + +<p>L'homme ne sera vraiment homme (nous y reviendrons +à la fin du livre) que lorsqu'il travaillera +sérieusement à la chose que la terre attend de lui:</p> + +<p>La pacification et le ralliement harmonique de la +nature vivante.</p> + +<p>«Rêves de femme,» dira-t-on.—Qu'importe?</p> + +<p>Qu'un cœur de femme soit mêlé à ce livre, je ne +vois aucune raison pour repousser ce reproche. +Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et la +douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de +l'incubation, ce sont choses qui font, conservent, +développent une création vivante.</p> + +<p>Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être! +à la bonne heure. Il sera fécond dès lors, et +d'autres en pourront venir.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxi" id="pxi">xi</a></span><span class="hidden">)</span>On comprendra mieux, du reste, le caractère de +l'ouvrage, si on prend la peine de lire les +quelques pages qui suivent et que je copie mot à +mot:</p> + +<hr> + + +<p>«Je suis née à la campagne; j'y ai passé les deux +tiers des années que j'ai vécu. Je m'y sens +rappelée toujours, et par le charme des premières +habitudes, et par le goût de la nature, sans doute +aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y +éleva et fut le culte de ma vie.</p> + +<p>«Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs +couches successives, on me laissa très-longtemps +en nourrice chez d'excellents paysans qui +m'aimèrent comme leur enfant. Je restai vraiment +leur fille; frappés de mes façons rustiques, mes +frères m'appelaient <i>la bergère</i>.</p> + +<p>«Mon père habitait, non loin de la ville, une +maison fort agréable qu'il avait achetée, bâtie, +entourée de plantations, voulant, par le charme du +lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose +nature américaine qu'elle venait de quitter. +L'habitation, bien exposée, au levant et au midi, +voyait chaque matin le soleil se lever sur un +coteau de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxii" id="pxii">xii</a></span><span class="hidden">)</span>vignes, et tourner, avant la chaleur, vers les +cimes lointaines des Pyrénées, qu'on aperçoit +dans les beaux temps. Les ormeaux de notre France, +mariés aux acacias d'Amérique, aux lauriers-roses +et aux jeunes cyprès, brisaient les rayons de la +lumière et nous l'envoyaient en reflets adoucis.</p> + +<p>«À notre droite un bosquet de chênes, fermé d'une +épaisse charmille, nous abritait du nord et de +l'aigre vent du Cantal. À gauche, dans un vaste +horizon, s'étendaient les prairies et les champs de +blé. Un ruisseau courait sous les genêts à l'abri +de quelques grands arbres; léger filet d'eau, +mais limpide, marqué le soir à l'horizon par un +petit ruban de brume qui traînait sur ses bords.</p> + +<p>«Le climat est intermédiaire; la vallée, qui est +celle du Tarn, participant des douceurs de la +Garonne et des sévérités de l'Auvergne, n'a pas +encore les productions méridionales qu'on trouve +pourtant à Bordeaux. Mais le mûrier et la soie, +la pêche fondante et parfumée, les raisins +succulents, les figues sucrées et les melons en +plein vent annoncent qu'on est dans le midi. Les +fruits surabondaient chez nous; une partie de +l'habitation était un immense verger.</p> + +<p>«Je sens mieux au souvenir tout le charme de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxiii" id="pxiii">xiii</a></span><span class="hidden">)</span>ce lieu, son caractère varié. Il ne laissait pas +que d'être sérieux et mélancolique en lui-même et +par les personnes. Mon père, quoique agréable et +vif, était un homme déjà âgé et d'une santé +chancelante. Ma mère, belle, jeune et austère, +avait la digne tenue de l'Amérique du Nord, et +de plus la prévoyance et l'économie active que +n'ont pas toujours les créoles. Le bien que nous +occupions, ancien bien de protestants qui avait +passé par plusieurs mains avant de venir aux nôtres, +gardait encore les tombes de ses anciens +propriétaires, simples tertres de gazon, où les +proscrits cachaient leurs morts, sous un épais +bouquet de chênes. Je n'ai pas besoin de dire que +ces arbres et ces sépultures, conservés par l'oubli +même, furent dans les mains de mon père +religieusement respectés. Des rosiers, plantés de sa +main, marquaient chaque tombe. Ces parfums, ces +fraîches fleurs, cachaient le sombre de la mort, en +lui laissant toutefois quelque chose de sa +mélancolie. Nous y étions comme attirés, malgré +nous, quand venait le soir; émus, nous priions +souvent pour les âmes envolées, et s'il filait une +étoile, nous disions: «c'est l'âme qui passe.»</p> + +<p>«J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans ce +lieu animé, parmi les joies et les peines. Je n'avais +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxiv" id="pxiv">xiv</a></span><span class="hidden">)</span>guère de camarades. Ma sœur, plus âgée de cinq ans, +était déjà la compagne de ma mère que je n'étais +encore qu'une petite fille. Mes frères, assez +nombreux pour jouer entre eux sans moi, me +laissaient souvent isolée aux heures de récréation. +S'ils couraient les champs, je ne les suivais que du +regard. J'avais donc des heures solitaires où +j'errais près de la maison dans les longues allées +du jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des +habitudes contemplatives. Je commençais à sentir +l'infini au fond de mes rêves, j'entrevis Dieu, +mais le Dieu maternel de la nature, qui regarde +tendrement un brin d'herbe autant qu'une étoile. +Là, je trouvai la première source des consolations, +je dis plus, du bonheur.</p> + +<p>«Notre maison aurait offert à un esprit observateur +un très-aimable champ d'étude. Tous les êtres +semblaient s'y donner rendez-vous sous une protection +bienveillante. Nous avions une belle pièce d'eau +poissonneuse, près de l'habitation, mais point de +volière, mes parents ne supportant pas l'idée de +mettre en esclavage des animaux qui vivent de +mouvement et de liberté. Chiens, chats, lapins, +cochons d'Inde vivaient paisiblement ensemble. +Les poules apprivoisées, les colombes entouraient +sans cesse ma mère, et venaient manger +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxv" id="pxv">xv</a></span><span class="hidden">)</span>dans sa main. Les moineaux nichaient chez nous; les +hirondelles y bâtissaient jusque sous nos granges, +elles voletaient dans les chambres même, et chaque +printemps revenaient fidèlement sous notre toit.</p> + +<p>«Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de +chardonnerets arrachés de nos cyprès par les vents +d'automne, les petits morceaux de mes robes d'été +perdus dans le sable! Chers oiseaux que j'abritais +alors sans le savoir dans un pli de mon vêtement, +vous avez aujourd'hui un abri plus sûr dans mon +cœur, et vous ne le sentez pas!...</p> + +<p>«Nos rossignols, plus sauvages, nichaient dans les +charmilles solitaires; mais, sûrs d'une hospitalité +généreuse, ils arrivaient cent fois le jour sur le +seuil de la porte, demandant à ma mère, pour eux et +leur famille, les vers à soie qui avaient péri.</p> + +<p>«Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres, le +pivert travaillait obstinément; on l'entendait +encore fort tard quand tous les bruits avaient cessé. +Nous écoutions dans un silence craintif les coups +mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la +voix traînante et lamentable du hibou.</p> + +<p>«Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi un +oiseau, une tourterelle. Celles de ma mère, si +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxvi" id="pxvi">xvi</a></span><span class="hidden">)</span>familières, si plaintives, si tendrement résignées +au temps de la couvée, m'attiraient vivement vers +elles. Si la petite fille se sent mère par la +poupée qu'elle habille, combien plus par une +créature vivante qui répond à ses caresses! J'eusse +tout donné pour ce trésor. Mais il en fut +autrement; la colombe ne fut pas mon premier amour.</p> + +<p>«Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le +nom.</p> + +<p>«J'avais un petit jardin, sous un très-grand +figuier dont l'ombre humide rendait toutes mes +cultures inutiles. Fort triste et fort découragée, +j'aperçois un matin, sur une tige d'un vert pâle, +une belle petite fleur d'or!... bien petite, +frissonnante au moindre souffle, sa faible tige +sortait d'un petit bassin creusé par les pluies +d'orage. La voyant toujours frémir, je supposai +qu'elle avait froid, et je lui fis une ombrelle de +feuilles... comment dire les transports que me +donnait ma découverte? Seule j'avais la +connaissance de son existence, et seule sa +possession. Le jour, nous n'avions l'une pour +l'autre que des regards. Le soir, je me glissais +près d'elle, le cœur plein d'émotion. Nous +parlions peu de peur de nous trahir. Mais que de +tendres baisers avant le dernier adieu!... Ces +joies, hélas! ne durèrent que trois jours. Une +après-midi ma fleur se replia +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxvii" id="pxvii">xvii</a></span><span class="hidden">)</span>lentement pour ne plus se rouvrir... elle avait +fini d'aimer.</p> + +<p>«Je gardai pour moi mes regrets amers, comme j'avais +gardé ma joie. Nulle autre fleur ne m'aurait +consolée: il fallait une vie plus vivante pour +rendre l'essor à mon cœur.</p> + +<p>«Tous les ans, ma bonne nourrice venait me voir et +m'apportait quelque chose. Une fois, d'un air +mystérieux elle me dit: «Mets la main dans +mon panier.» je croyais y trouver des fruits, mais +je sens un poil soyeux et quelque chose qui frémit. +C'est un lapin? Je l'enlève, et me voilà courant +de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle. Je +serrais ce pauvre animal avec une joie convulsive +qui faillit lui être fatale. Le vertige me troublait +la tête. Je ne mangeais plus; mon sommeil était +plein de rêves pénibles; je voyais mourir mon +lapin sans pouvoir faire un pas pour le secourir... +C'est qu'il était si beau, mon lapin, avec son nez +rose et sa fourrure lustrée comme un miroir! Ses +grandes oreilles nacrées et mobiles qu'il +époussetait sans cesse, ses cabrioles pleines de +fantaisies avaient, je dois l'avouer, une part de +mon admiration. Dès le point du jour, je +m'échappais du lit de ma mère pour revoir mon +favori et le porter dans quelque plant de choux. +Là, il mangeait gravement ses +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxviii" id="pxviii">xviii</a></span><span class="hidden">)</span>feuilles vertes, jetant sur moi de longs regards +que je trouvais pleins de tendresse; puis, se +dressant sur ses pattes de derrière, il présentait +au soleil son petit ventre blanc comme la neige, et +lissait ses belles moustaches avec une dextérité +merveilleuse.</p> + +<p>«Cependant la médisance se fit jour sur son compte: +on lui trouva peu de physionomie et beaucoup de +gourmandise. Aujourd'hui je pourrais convenir de la +chose; mais, à sept ans, je me serais battue pour +l'honneur de mon lapin. Hélas! il n'était guère +besoin de disputer avec lui, il devait vivre si +peu! Un dimanche, ma mère étant partie pour la +ville avec ma sœur et mon frère aîné, nous errions, +nous, les petits, dans l'enclos, quand une +détonation se fit entendre. Un cri étrange, +semblable au premier vagissement d'un enfant, la +suivit de près. Mon lapin venait d'être blessé d'un +coup de feu. La malheureuse bête avait franchi la +haie du verger, et le fermier voisin n'ayant rien +à faire s'était amusé à la tirer.</p> + +<p>«J'arrivai pour le voir relever sanglant... ma +douleur fut telle que, ne pouvant proférer une +parole, j'étouffais... Sans mon père, qui me reçut +dans ses bras et sut par de douces paroles faire +éclater mon cœur, j'aurais perdu le sentiment. Mes +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxix" id="pxix">xix</a></span><span class="hidden">)</span>jambes ne me soutenaient plus... Pardonnez les +larmes que me fait encore verser ce souvenir.</p> + +<p>«Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la +révélation de la mort, de l'abandon, du vide. La +maison, le jardin me parurent plus grands, +dépouillés. Ne riez pas: mon chagrin fut amer, +tout renfermé en moi, et d'autant plus profond.</p> + +<p>«Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait, je +commençai à regarder mon père. Je vis, non sans +effroi, son visage fort pâle et ses cheveux +blanchis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en +aller «où l'appelait la cloche du village,» comme +il le répétait souvent. Je n'avais pas la force de +cacher mes pensées. Parfois je lui jetais les bras +au cou, je m'écriais: «Papa, ne mourez pas... +Oh! ne mourez jamais!» Il me serrait sans rien +répondre, mais ses beaux grands yeux noirs se +troublaient en me regardant.</p> + +<p>«Je lui tenais par mille liens, par mille rapports +profonds. J'étais la fille de son âge mûr et de sa +santé ébranlée, de ses épreuves. Je n'avais pas +l'heureux équilibre que les autres enfants +tenaient de ma mère. Mon père était passé en moi. +Il le disait lui-même: «Que je te sens ma +fille.»</p> + +<p>«L'âge, les agitations de la vie ne lui avaient +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxx" id="pxx">xx</a></span><span class="hidden">)</span>rien ôté. Il gardait jusqu'au dernier jour le +souffle et les aspirations de la jeunesse, l'attrait +aussi. Tous le sentaient sans s'en rendre compte, et +d'eux-mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants, +comme les hommes. Je le vois encore dans son +cabinet, devant sa petite table noire, contant son +odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des +colonies; on ne se lassait jamais de ses récits. +Une demoiselle de vingt ans, au dernier terme d'une +maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa mort: +elle voulait toujours l'entendre, le faisait prier +de venir; tant qu'il parlait, elle oubliait tout, +souffrance et défaillance, et l'approche même de +la mort.</p> + +<p>«Ce charme n'était pas seulement celui d'un causeur +spirituel; il tenait à la grande bonté qui était +visible en lui. Les épreuves, la vie de malheurs, +d'aventures, qui endurcissent tant de cœurs, +avaient au contraire attendri le sien. Pas d'hommes, +dans cette génération si agitée, battue de tant de +flots, n'avait traversé des circonstances si +pénibles. Son père, originaire d'Auvergne, principal +d'un collége, puis juge consulaire dans notre ville +plus méridionale, enfin appelé aux notables en 88, +avait la dure austérité de son pays et de ses +fonctions, de l'école et des tribunaux. L'éducation +de ce temps +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxi" id="pxxi">xxi</a></span><span class="hidden">)</span>était sauvage, un perpétuel châtiment; plus un +esprit, un caractère avait de ressort, plus elle +tendait à le briser. Mon père, de nature fine et +tendre, n'y eût pas résisté. Il n'échappa qu'en +s'enfuyant en Amérique, où se trouvait déjà un de +ses frères. Une chemise de rechange était toute sa +fortune; plus, la jeunesse, la confiance, les +rêves d'or de la liberté. Il a gardé de ce moment +une tendresse particulière pour ce libre pays; il +y est souvent retourné, et il a voulu y mourir.</p> + +<p>«Conduit par des affaires à Saint-Domingue, il +se trouva dans la grande crise du règne de +Toussaint Louverture. Cet homme extraordinaire, +qui avait été esclave jusqu'à cinquante ans, qui +sentait et devinait tout, ne savait point écrire, +formuler sa pensée. Il était bien plus propre aux +grands actes qu'aux grandes paroles. Il lui fallait +une main, une plume, et davantage: un cœur jeune +et hardi qui donnât au héros le langage héroïque, +les mots de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il +avait, trouva-t-il seul ce noble appel: <i>Le +premier des noirs au premier des blancs?</i> Je +voudrais en douter. S'il le trouva, du moins, ce +fut mon père qui l'écrivit.</p> + +<p>«Il l'aimait fort, il sentait sa candeur, et s'y fiait, +lui si profondément défiant, muet de son long esclavage +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxii" id="pxxii">xxii</a></span><span class="hidden">)</span>et secret comme le tombeau! Mais qui pourrait +mourir sans avoir un jour desserré son cœur? Mon +père eut le malheur qu'en certains moments +Toussaint s'épancha, lui confia de dangereux +mystères. Dès lors, tout fut fini; il eut peur du +jeune homme et crut dépendre de lui; c'était un +nouvel esclavage qui ne pouvait finir que par la +mort de mon père. Toussaint l'emprisonna, puis, sa +crainte augmentant, il l'aurait sacrifié... Le +prisonnier, heureusement, était gardé par la +reconnaissance; il avait été bon pour beaucoup de +noirs; une négresse qu'il avait protégée l'avertit +du péril, et l'aida à y échapper. Toute sa vie il +a cherché cette femme pour lui témoigner sa +gratitude; il ne l'a retrouvée que quarante ans +après, à son dernier voyage; elle vivait aux +États-Unis.</p> + +<p>«Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas +sauvé. Errant la nuit dans les forêts, sans guide, +il avait à craindre les nègres marrons, ennemis +implacables des blancs, qui l'eussent tué sans +savoir qu'ils tuaient le meilleur ami de leur race. +La fortune est pour la jeunesse; il échappa à +tout. Ayant trouvé un bon cheval, chaque fois que +les noirs sortaient des taillis, il lui suffisait +de donner un coup d'éperon, de brandir son chapeau +en criant: «Avant-garde du général Toussaint!» À ce nom +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxiii" id="pxxiii">xxiii</a></span><span class="hidden">)</span>redouté, tout fuyait, disparaissait comme par +enchantement.</p> + +<p>Mon père, telle fut sa douceur d'âme, n'en resta +pas moins attaché à ce grand homme qui l'avait +méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné de +tous, misérable prisonnier dans un fort du Jura où +il mourut de froid et de misère, seul il lui fut +fidèle, alla le voir, lui écrivit, le consola. À +travers les fautes, les violences inséparables du +grand et terrible rôle que cet homme avait joué, il +révérait en lui le hardi initiateur d'une race, le +créateur d'un monde. Il a correspondu avec lui +jusqu'à sa mort, et, depuis, avec sa famille.</p> + +<p>«Un hasard singulier voulut que mon père se +trouvât employé à l'île d'Elbe, quand le +<i>premier des blancs</i>, détrôné à son tour, vint +y prendre possession de sa petite royauté. Mon père +eut le cœur pris et l'imagination de ce prodigieux +roman. Lui, Américain et imbu d'idées républicaines, +le voici cette fois encore le courtisan du +malheur. Il se donna au plus intime des serviteurs +de l'Empereur, à ses enfants, à cette dame +accomplie et adorée qui devait être le charme de +l'exil. Il se chargea de la ramener en France +dans le périlleux retour de mars 1815. Cette +attraction, s'il n'y eût eu obstacle, le menait +jusqu'à Sainte-Hélène. Du moins, il ne +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxiv" id="pxxiv">xxiv</a></span><span class="hidden">)</span>supporta pas le retour des Bourbons, et retourna à +sa chère Amérique.</p> + +<p>«Elle ne fut pas ingrate, et lui donna le bonheur +de sa vie. Il avait quitté toute fonction pour la +carrière plus libre de l'enseignement. Il enseignait +à la Louisiane. Cette France coloniale, isolée, +détachée par les événements de sa mère, et mêlée de +tant d'éléments, aspire toujours le souffle de la +France. Mon père, entre autres élèves, avait une +orpheline, d'origine anglaise et allemande. Il la +prit toute petite, aux premiers éléments; elle +grandit entre ses mains, l'aima de plus en plus; +elle se retrouvait une famille, un père; elle +sentit le cœur paternel, avec un charme de jeune +vivacité que gardent dans l'âge mûr nos français +du midi. Elle n'avait que trois défauts: riche et +jolie, très-jeune, trente ans de moins que mon +père; mais ni l'un ni l'autre ne s'en aperçut. Et +ils ne s'en sont souvenus jamais. Ma mère a été +inconsolable de la mort de mon père, et elle en a +toujours porté le deuil.</p> + +<p>«Ma mère désirait voir la France, et mon père, si +fier d'elle, était ravi de montrer au vieux monde +cette brillante fleur conquise sur le nouveau. +Mais quelque désireux qu'il fût de maintenir à la +jeune dame créole la position et l'état de fortune +qu'elle +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxv" id="pxxv">xxv</a></span><span class="hidden">)</span>avait toujours eus, il ne s'embarqua pas sans +accomplir, de son consentement, un acte religieux +et sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux +du moins qui étaient majeurs; pour les enfants, +que la loi américaine interdit d'affranchir, ils +reçurent de lui leur liberté future, et purent, à +leur majorité, rejoindre leurs parents; jamais il +ne les perdit de vue. Il les avait présents, savait +leur nom, leur âge et l'heure de leur libération. +Dans son séjour en France, il notait ces moments, +disait aux siens avec bonheur: «Aujourd'hui, un +tel devient libre.»</p> + +<p>«Voilà mon père dans sa patrie, heureux à la +campagne tout près de sa ville natale, bâtissant et +plantant, élevant sa famille, centre d'un jeune +monde où tout venait de lui: la maison, le jardin +étaient sa création; sa femme aussi, par lui +formée et élevée, et qu'on eût crue sa fille; ma +mère était si jeune que sa fille aînée semblait sa +sœur. Cinq autres enfants survinrent, presque +d'année en année, entourant promptement mon père +d'une vivante couronne qui faisait son orgueil. +Peu de familles plus variées de tendance et de +caractères; les deux mondes y étaient distinctement +représentés, ceux-ci nés français du Midi avec la +vivacité brillante du Languedoc, ceux-là colons +plus graves de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxvi" id="pxxvi">xxvi</a></span><span class="hidden">)</span>la Louisiane ou marqués en naissant des +apparences flegmatiques du caractère américain.</p> + +<p>«Il fut réglé cependant qu'à l'exception de +l'aînée, déjà compagne de ma mère et associée au +gouvernement de la maison, les cinq plus jeunes +recevraient une éducation commune. Un seul maître, +mon père. Il se fit, à son âge, précepteur et +maître d'école. Sa journée tout entière nous +appartenait, de six heures à six heures du soir. Il +ne se réservait pour ses correspondances, ses +lectures favorites, que les premières heures du +matin, ou pour mieux dire les dernières de la nuit. +Couché de très-bonne heure, il se levait à trois +heures tous les jours, sans égard à sa délicate +poitrine. Avant tout, il ouvrait sa porte, et +devant les étoiles, ou l'aurore, selon la saison, +il bénissait Dieu, et Dieu aussi devait bénir +cette tête blanchie par les épreuves, non par les +passions humaines. En été, il faisait après sa +prière une petite promenade au jardin et voyait +s'éveiller les insectes et les plantes. Il les +connaissait à merveille, et bien souvent après le +déjeuner, me prenant par la main, il me disait le +tempérament de chaque fleur, m'indiquait le refuge +des petits animaux qu'il avait surpris au réveil. +Un de ces animaux était une couleuvre que la vue de +mon père n'effrayait pas du tout; chaque fois +qu'il allait +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxvii" id="pxxvii">xxvii</a></span><span class="hidden">)</span>s'asseoir près de son domicile, elle ne manquait +guère de sortir la tête curieusement et de le +regarder. Lui seul savait qu'elle fût là, et il me +le dit à moi seule: ce secret resta entre nous.</p> + +<p>«À ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait +devenait un texte fécond de ses effusions +religieuses. Sans phrases, et d'un sentiment vrai, +il me parlait de la bonté de Dieu pour qui il n'y +a ni grands ni petits, mais tous frères et égaux.</p> + +<p>«Associée aux travaux de mes frères, je ne l'étais +pas moins à ceux de ma mère et de ma sœur. Si je +quittais la grammaire, le calcul, c'était pour +prendre l'aiguille.</p> + +<p>«Heureusement pour moi, notre vie, naturellement +mêlée à celle des champs, était, bon gré mal gré, +fréquemment variée des incidents charmants qui +rompent toute habitude. L'étude est commencée, on +s'applique sans distraction; mais quoi? voici +venir l'orage, les foins seront gâtés; vite, il +faut les rentrer; tout le monde s'y met, les +enfants même y courent, l'étude est ajournée; +vaillamment on travaille, et la journée se passe. +C'est dommage, la pluie n'est pas venue; l'orage +est suspendu du côté de Bordeaux; ce sera pour +demain.</p> + +<p>«Aux moissons, on nous passait bien aussi quelque +glanage. Dans ces grands moments de récolte, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxviii" id="pxxviii">xxviii</a></span><span class="hidden">)</span>qui sont des travaux et des fêtes, toute +application sédentaire est impossible; la pensée +est aux champs. Nous échappions sans cesse, avec +la vélocité de l'alouette; nous disparaissions aux +sillons, petits sous les grands blés, dans la +forêt des épis mûrs.</p> + +<p>«Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y avait +point à songer à l'étude: ouvriers nécessaires, +nous vivions aux vignes; c'était notre droit. +Mais, avant le raisin, nous avions bien d'autres +vendanges, celles des arbres à fruits, cerises, +abricots, pêches. Même après, les pommes et les +poires nous imposaient de grands travaux auxquels +nous nous serions fait conscience de ne pas +employer nos mains. Et, ainsi, jusque dans l'hiver, +revenaient ces nécessités d'agir, de rire et ne +rien faire. Les dernières, déjà en plein novembre, +peut-être étaient les plus charmantes; une brume +légère parait alors toute chose; je n'ai rien vu +de tel ailleurs; c'était un rêve, un enchantement. +Tout se transfigurait sous les plis ondoyants du +grand voile gris de perle qui, au souffle du tiède +automne, se posait amoureusement ici et là, comme +un baiser d'adieu.</p> + +<p>«La digne hospitalité de ma mère, le charme de mon +père et sa piquante conversation, nous attiraient +aussi les distractions imprévues des visites +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxix" id="pxxix">xxix</a></span><span class="hidden">)</span>de la ville, suspensions obligées de l'étude, dont +nous ne pleurions pas. Mais la grande et +continuelle visite, c'étaient les pauvres qui +connaissaient cette maison, cette main +inépuisablement ouverte par la charité. Tous y +participaient, les animaux eux-mêmes, et c'était +une chose curieuse et divertissante de voir les +chiens du voisinage, patiemment, silencieusement +assis sur leur derrière, attendre que mon père +levât les yeux de son livre; ils savaient bien +qu'il ne résistait pas à leur prière muette. Ma +mère, plus raisonnable, aurait été d'avis +d'éloigner ces convives indiscrets qui se priaient +eux-mêmes. Mon père sentait qu'il avait tort, et +pourtant il ne manquait guère de leur jeter à la +dérobée quelque reste qui les renvoyait satisfaits.</p> + +<p>«Ils le connaissaient bien. Un jour, un nouvel +hôte, maigre, hérissé, peu rassurant, nous arrive, +tenant du chien, du loup; c'était en effet un +métis des deux espèces, né aux forêts de la +Grésigne. Il était très-féroce, fort irascible, +et beaucoup trop semblable à la louve, sa mère. +Du reste, intelligent, et d'un instinct très-sûr, il +se donna tout d'abord à mon père, et, quoi qu'on +fît, il ne le quitta plus. Il ne nous aimait +guère; nous le lui rendions bien, saisissant toute +occasion de lui jouer cent tours. Il +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxx" id="pxxx">xxx</a></span><span class="hidden">)</span>grondait et grinçait les dents, toutefois, par +égard pour mon père, s'abstenant de nous dévorer. +Pour les pauvres, il était furieux, implacable, +très-dangereux; ce qui décida à permettre qu'on le +perdît. Mais il n'y avait pas moyen. Il revenait +toujours. Ses nouveaux maîtres l'enchaînèrent au +piquet; piquet, chaînes, il arracha tout, rapporta +tout à la maison. C'était trop pour mon père; il +ne put jamais le quitter.</p> + +<p>«Plus que les chiens encore, les chats étaient dans +sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux +cruelles années du collége; son frère et lui, +battus et rebutés, entre les duretés de la famille +et les cruautés de l'école, avaient eu deux chats +pour consolateurs. Cette prédilection passa dans la +famille; chacun de nous, enfant, avait son chat. +La réunion était belle au foyer; tous, en grande +fourrure, siégeant dignement sous les chaises de +leurs jeunes maîtres. Un seul manquait au cercle: +c'était un malheureux, trop laid pour figurer avec +les autres; il en avait conscience, et se tenait +à part, dans une timidité sauvage que rien ne +pouvait vaincre. Comme en toute réunion (triste +malignité de notre nature!) il faut un plastron, +un souffre-douleur sur qui tombent les coups, il +remplissait ce rôle. Si ce n'étaient des coups, du +moins, c'étaient des moqueries: +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxi" id="pxxxi">xxxi</a></span><span class="hidden">)</span>on l'appelait Moquo. Infirme et mal fourni de +poil, plus que les autres il eût eu besoin du +foyer; mais les enfants lui faisaient peur; ses +camarades même, mieux fourrés dans leur chaude +hermine, semblaient n'en faire grand cas et le +regarder de travers. Il fallait que mon père allât +à lui, le prît; le reconnaissant animal se couchait +sous cette main aimée et prenait confiance. +Enveloppé de son habit et réchauffé de sa chaleur, +lui aussi il venait, invisible, au foyer. Nous le +distinguions bien; et, s'il passait un poil, un +bout d'oreille, les rires et les regards le +menaçaient, malgré mon père. Je vois encore cette +ombre se ramasser, se fondre, pour ainsi dire, dans +le sein de son protecteur, fermant les yeux et +s'anéantissant, préférant ne rien voir.</p> + +<p>«Tout ce que j'ai lu des indiens, de leur tendresse +pour la nature, me rappelle mon père. C'était un +brame. Plus que les brames même, il aimait toute +chose vivante. Il avait vécu dans un temps de sang +et de guerre; il avait été témoin des plus grandes +destructions d'hommes qui se soient faites jamais, +et il semblait que cette prodigalité terrible du +bien irréparable qui est la vie, lui avait donné le +respect de toute vie, une aversion insurmontable +pour toute destruction.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxii" id="pxxxii">xxxii</a></span><span class="hidden">)</span>«Cela, en lui, était au point qu'il eût voulu +pouvoir se nourrir uniquement de végétaux. Jamais +de viande sanglante; elle lui faisait horreur. À +peine un morceau de poulet, ou bien un œuf ou deux +pour son dîner. Et souvent il dînait debout.</p> + +<p>«Ce régime était loin de le fortifier. Il ne se +ménageait pas davantage, dépensant largement en +leçons, en conversations, et dans l'épanchement +habituel d'un cœur trop bienveillant qui vivait en +tous, s'intéressait à tous. L'âge venait, et +quelques chagrins: de la famille? Non; mais des +voisins jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La +crise des banques américaines lui porta coup dans sa +fortune. Il prit la résolution extrême, malgré sa +santé et son âge, d'aller encore une fois en +Amérique, comptant que son activité personnelle et +ses soins rétabliraient les choses et assureraient +le sort de sa femme et de ses enfants.</p> + +<p>«Ce départ fut terrible. Un autre coup le précédait +pour moi. J'avais quitté la maison, la campagne; +j'étais entrée dans une pension de la ville. Cruel +servage qui m'ôtait à la fois tout ce qui avait +fait ma vie, l'air même et la respiration. Partout +des murs. J'en serais morte, sans les visites +fréquentes de ma mère et celles plus rares de mon +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxiii" id="pxxxiii">xxxiii</a></span><span class="hidden">)</span>père que j'attendais dans une impatience délirante, +que peut-être n'eut jamais l'amour. Mais voici que +mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, tout +s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me +berçât, une voix intérieure, nette et terrible +comme on l'a dans les grandes circonstances, me +disait qu'il ne reviendrait plus.</p> + +<p>«La maison fut vendue, et nos plantations, faites +par nous, nos arbres, qui étaient de la famille, +abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient +inconsolables du départ de mon père. Le chien, je +ne sais combien de jours, s'en allait s'asseoir sur +la route qu'il avait suivie en partant, hurlait et +revenait. Le plus déshérité de tous, le chat +Moquo, ne se fia plus à personne; il vint encore +furtivement regarder la place vide. Puis il prit +son parti, s'enfuit aux bois sans que nous pussions +jamais le rappeler; il reprit la vie de son +enfance, misérable et sauvage.</p> + +<p>«Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le +foyer de mes jeunes ans, blessée pour toujours. +Ma mère, ma sœur, mes frères, les douces amitiés +de l'enfance disparurent derrière moi. J'entrai +dans une vie d'épreuve et d'isolement. À Bayonne +pourtant, où je vécus d'abord, la mer de Biarritz +me parlait de mon père; la vague qui s'y +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxiv" id="pxxxiv">xxxiv</a></span><span class="hidden">)</span>brise, d'Amérique en Europe, me répétait sa +mort; les blancs oiseaux de mer semblaient me +dire: «Nous l'avons vu.»</p> + +<p>«Que me restait-il? Mon climat et ma terre natale, +ma langue. Je perdis tout cela. Il me fallut aller +au Nord, dans une langue inconnue et sous un ciel +hostile, où la terre est six mois en deuil. Pendant +ces longues neiges, ma santé défaillante éteignant +l'imagination, j'avais peine à me recréer mon Midi +idéal. Un chien m'eût un peu consolée; au défaut, +je me fis deux petites amies, ressemblantes, à s'y +tromper, aux tourterelles de ma mère. Elles me +connaissaient, m'aimaient, jouaient à mon foyer; +je leur donnais l'été que n'avait pas mon cœur.</p> + +<p>«Profondément atteinte, je devins très-malade et +crus toucher l'autre rivage. Quelque attentive et +bonne que pût être pour moi l'hospitalité étrangère, +il me fallut rentrer en France. Les soins +affectueux, un mariage où je retrouvai le cœur et +les bras paternels, furent longs à me remettre. +J'avais vu la mort de si près, disons mieux, j'y +étais entrée si loin, que la nature elle-même, la +nature vivante, ce premier amour et ce ravissement +de mes jeunes années, eut longtemps peu de prise, +et elle seule en eût eu. Rien n'y +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxv" id="pxxxv">xxxv</a></span><span class="hidden">)</span>eût suppléé. L'histoire et les récits du mouvant +drame humain effleuraient mon esprit; rien n'y +influait fortement que l'immuable, Dieu et la +nature.</p> + +<p>«Elle est immuable et mobile; c'est son charme +éternel. Son activité infatigable, sa fantasmagorie +de tout instant ne trouble point, n'agite point; +ce mouvement harmonique porte en soi un repos +profond.</p> + +<p>«J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles +demandent et l'espèce de maternité qu'elles +sollicitent. Mon imperceptible jardin de douze +arbres et trois plates-bandes n'était pas sans me +rappeler le grand verger fécond où je suis née; et +je trouvais aussi quelque douceur, près d'un esprit +ardent, hâlé aux longues routes, aux déserts de +l'histoire humaine, à lui ménager ces eaux vives +et le charme de quelques fleurs.»</p> + +<hr> + + +<p>Je reprends.</p> + +<p>Me voilà arraché de la ville par cette chère +inquiétude, par mes craintes pour une malade qu'il +s'agissait de replacer dans les conditions de son +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxvi" id="pxxxvi">xxxvi</a></span><span class="hidden">)</span>premier âge et dans l'air libre de la campagne. Je +quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais +quittée, cette ville qui contient les trois mondes, +ce foyer d'art et de pensée.</p> + +<p>J'y retournais tous les jours pour les devoirs et +les affaires; mais je me hâtais de rentrer. Ses +bruits, son roulement lointain, le coup et le +contre-coup des révolutions avortées m'engageaient +à aller plus loin. Ce fut très-volontiers qu'au +printemps de 1852, je me détachai, je rompis avec +toutes mes habitudes; j'enfermai ma bibliothèque +avec une joie amère, je mis sous la clef mes +livres, les compagnons de ma vie, qui avaient cru +certainement me tenir pour toujours. J'allai tant +que terre me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes, +non loin de la mer, sur une colline qui voit les +eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la +Loire, les eaux grises de Vendée.</p> + +<p>Nous nous établîmes dans une assez grande maison de +campagne, parfaitement isolée, au milieu des pluies +constantes dont nos plages de l'ouest sont noyées +en cette saison. À cette distance de la mer, on +n'en a pas l'influence saline; les pluies sont des +tempêtes d'eau douce. La maison, du style +Louis XV, inhabitée et fermée depuis longtemps, +semblait d'abord un peu triste. Assise dans +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxvii" id="pxxxvii">xxxvii</a></span><span class="hidden">)</span>un lieu élevé, elle n'en était pas moins assombrie, +d'un côté par d'épaisses charmilles, de l'autre +par de grands arbres, et par un nombre infini de +cerisiers non taillés. Le tout, sur un vert gazon, +que les eaux sans écoulement maintenaient, même +en été, dans un bel état de fraîcheur.</p> + +<p>J'adore les jardins négligés, et celui-ci me +rappelait les grandes <i>vignes</i> abandonnées des +villas italiennes; mais ce que n'ont pas ces +villas, c'était un charmant pêle-mêle de légumes et +de plantes de mille espèces; <i>toutes les herbes +de la Saint-Jean</i>, et chaque herbe, haute et +forte. Cette forêt de cerisiers, qui rompaient sous +leurs fruits rouges, donnaient aussi l'idée d'une +abondance inépuisable.</p> + +<p>Ce n'était pas le <i lang="it">soave austero</i> de l'Italie, +c'était une efflorescence molle et débordante, sous +un ciel humide, tiède et doux.</p> + +<p>De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût tout +près, et qu'une petite rivière, l'Erdre, passât +sous la colline, d'où elle se traîne à la Loire. +Mais ce luxe végétal, cette forêt vierge d'arbres +fruitiers ôtait toute perspective. Pour voir, il +fallait monter dans une sorte de tourelle, d'où le +paysage commence à se révéler dans une certaine +grandeur, avec ses bois et ses prairies, ses +monuments +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxviii" id="pxxxviii">xxxviii</a></span><span class="hidden">)</span>lointains, ses tours. De cet observatoire même, la +vue était encore limitée, la cité n'apparaissant +que de profil, sans laisser apercevoir son fleuve +immense, ses îles, son mouvement de navigation et +de commerce. À deux pas de ce grand port que rien +ne fait soupçonner, on se croirait dans un désert, +dans les landes de la Bretagne ou les clairières +de la Vendée.</p> + +<p>Deux choses étaient grandioses et se détachaient +de ce verger sombre. En perçant les vieilles +charmilles et des allées de châtaigniers, on +arrivait dans un coin de terrain argileux, stérile, +d'où, parmi des lauriers-thyms et autres arbres +fort rudes, s'élançait un cèdre énorme, vraie +cathédrale végétale, telle, qu'un cyprès déjà +très-haut y était étouffé, perdu. Ce cèdre, +au-dessous dépouillé et chauve, était vivant, +vigoureux du côté de la lumière; ses bras +immenses, à trente pieds, commençaient à se vêtir +de rares et piquantes feuilles; puis +s'épaississait la voûte; la flèche devait +atteindre environ à quatre-vingts pieds. On la +voyait de trois lieues, des campagnes opposées des +bords de la Sèvre nantaise et des bois de la +Vendée. Notre asile, bas et tapi à côté de ce +géant, n'en était pas moins signalé par lui dans un +rayonnement immense, et peut-être lui devait son +nom: la Haute-Forêt.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxxxix" id="pxxxix">xxxix</a></span><span class="hidden">)</span>À l'autre bout de l'enclos, sur une profonde pièce +d'eau, s'élevait un monticule, couronné d'un +bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment +balancés au vent de mer, battus des vents opposés +qui suivent les courants du grand fleuve et de ses +deux rivières, gémissaient de ce combat, et jour et +nuit animaient le profond silence du lieu d'une +mélancolique harmonie. Parfois, on se fût cru en +mer; ils imitaient le bruit des lames, celui du +flux et du reflux.</p> + +<p>À mesure que la saison devint un peu humide, ce +séjour m'apparut dans son caractère réel, sérieux, +mais plus varié qu'on n'eût cru au premier coup +d'œil, beau, d'une beauté touchante, qui peu à peu +va à l'âme. Austère comme devait l'être la porte de +la Bretagne, il avait la luxuriante verdure du +côté vendéen.</p> + +<p>J'aurais pu croire, en voyant les grenadiers en +pleine terre, vigoureux et chargés de fleurs, que +j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif +comme on le voit ailleurs, mais splendide, +magnifique et à l'état de grand arbre, parfumait +tout mon jardin de ses énormes fleurs blanches, qui +dans leur épais calice contiennent en abondance je +ne sais quelle huile suave, pénétrante, dont +l'odeur vous suit partout; vous en êtes enveloppé.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxl" id="pxl">xl</a></span><span class="hidden">)</span>Nous nous trouvions cette fois avoir un vrai +jardin, un grand ménage, mille occupations +domestiques dont jusque-là nous étions dispensés. +Une sauvage fille bretonne n'aidait qu'aux choses +grossières. Sauf une course par semaine que je +faisais à la ville, nous étions fort solitaires, +mais dans une solitude extrêmement occupée. Levés +de très-grand matin, au premier réveil des oiseaux, +et même avant le jour. Il est vrai que nous nous +couchions de bonne heure et presque avec eux.</p> + +<p>Cette abondance de fruits, de légumes, de plantes +de toute sorte, nous permettait d'avoir beaucoup +d'animaux domestiques: seulement, la difficulté +était que les nourrissant, les connaissant un à +un, et parfaitement connus d'eux, nous ne pouvions +guère les manger. Nous plantions, et là nous +trouvions un inconvénient tout contraire; presque toujours nos +plantations étaient dévorées d'avance. Cette terre, +féconde en végétaux, l'était autant ou davantage +en animaux destructeurs: limaces énormes et +gloutonnes, dévorants insectes. Le matin, on +recueillait un grand baquet de limaçons. Le +lendemain, il n'y paraissait pas. Ils semblaient +au grand complet.</p> + +<p>Nos poules travaillaient de leur mieux. Mais +combien +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxli" id="pxli">xli</a></span><span class="hidden">)</span>plus efficace eût été l'habile et prudente cigogne, +l'expurgateur admirable de la Hollande et de tous +les lieux humides, que nos contrées de l'Ouest +devraient à tout prix adopter! On sait l'affectueux +respect des Hollandais pour cet excellent oiseau. +Dans leurs marchés, on le voit paisible, debout +sur une patte, rêvant au milieu de la foule, se +sentant aussi en sûreté qu'au sein des plus +profonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine, +le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur de +blesser sa cigogne et de lui casser la patte, lui +en met une de bois.</p> + +<p>Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un +charme infini pour un esprit moins absorbé. Ce +beau lieu, cette grande liberté de travail, cette +solitude si douce dans une telle société, c'était +une harmonie rare, comme on ne la rencontre +presque jamais dans la vie. Cette douceur +contrastait fortement avec les pensées du présent, +avec le sombre passé qui alors occupait ma plume. +J'écrivais 93. L'héroïque et funèbre histoire +m'enveloppait, me possédait, le dirai-je? me +consumait. Tous les éléments de bonheur que j'avais +autour de moi, que je sacrifiais au travail, les +ajournant pour un temps qui, selon toute apparence, +devait m'être refusé, je les regrettais jour +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlii" id="pxlii">xlii</a></span><span class="hidden">)</span>par jour, et j'y reportais sans cesse un triste +regard. C'était un combat journalier de l'affection +et de la nature contre les sombres pensées du monde +de l'homme.</p> + +<p>Ce combat même sera toujours pour moi un attachant +souvenir. Le lieu m'est resté sacré en pensée. Il +n'existe plus autrement. La maison est détruite, +une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela que +je m'y suis arrêté un peu. Mon cèdre pourtant +a survécu; chose rare, car les architectes ont la haine +des arbres, en ce temps.</p> + +<p>Quand j'approchai cependant de la fin de mon +travail, quelques ombres s'éclaircirent de cette +nuit sauvage. Mes tristesses étaient moins amères, +sûr que j'étais désormais de laisser ce monument +de cruelle, mais féconde expérience. Je recommençai +à entendre les voix de la solitude, et mieux, je +crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et +d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui serait +mort quelque temps et reviendrait de là-bas.</p> + +<p>Jeune, avant d'être saisi par cette implacable +histoire, j'avais senti la nature, mais d'une +chaleur aveugle, d'un cœur moins tendre qu'ardent. +Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris, +ce sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxliii" id="pxliii">xliii</a></span><span class="hidden">)</span>intérêt, mes fleurs maladives dans ce sol aride, si +sensibles tous les soirs au bonheur de l'arrosement, +visiblement reconnaissantes. Combien davantage à +Nantes, entouré d'une nature si puissante et si +féconde, voyant l'herbe pousser d'heure en heure +et toute vie animale multiplier autour de moi, ne +devais-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce +sentiment nouveau!</p> + +<p>Si quelque chose eût pu y rappeler mon esprit et +rompre le sombre enchantement, c'eût été une lecture +que parfois nous faisions le soir, les <i>Oiseaux +de France</i> de Toussenel, heureuse et charmante +transition de la pensée nationale à celle de la +nature.</p> + +<p>Tant qu'il y aura une France, son alouette et son +rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle, seront +insatiablement lus, relus, redits. Et s'il n'y avait +plus de France, dans ces pages attendrissantes +autant qu'ingénieuses, nous retrouverions encore ce +que nous eûmes de meilleur, la vraie senteur de +cette terre, le sens gaulois, l'esprit français, +l'âme même de notre patrie.</p> + +<p>Les formules d'un système qu'il porte, au reste, +légèrement, des rapprochements cherchés (qui +parfois feraient penser aux trop spirituels +animaux de Granville), n'empêchent pas que l'âme +française, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxliv" id="pxliv">xliv</a></span><span class="hidden">)</span>gaie, bonne, sereine et courageuse, jeune comme un +soleil d'avril, n'illumine partout ce livre. Il y a +des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le +coup de gosier de l'alouette au premier jour de +printemps.</p> + +<p>Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas de la +jeunesse. L'auteur, enfant de la Meuse, et d'un +pays de chasseurs, lui-même dans son premier âge +chasseur ardent, passionné, paraît modifié par son +livre même. Il oscille visiblement entre ses +premières habitudes de jeunesse meurtrière, et son +sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies +touchantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces +personnes reconnues par lui. J'ose dire que désormais +il ne chassera pas sans remords. Père et second +créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il +trouvera entre eux et lui une barrière de compassion. +Et quelle? Son œuvre elle-même, le livre où il les +vivifie.</p> + +<p>Je commençais son livre à peine, lorsqu'il me fallut +quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade. +L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu, +et, bien plus encore, sans doute, le combat de mes +pensées, semblaient avoir atteint en moi ce nerf de +vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le +chemin que nos hirondelles nous traçaient, nous le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlv" id="pxlv">xlv</a></span><span class="hidden">)</span>suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous +posâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins, +à deux lieues de Gênes.</p> + +<p>Admirable situation, abri défendu, réservé, qui, +sur cette côte d'un climat variable, garde +l'étonnant privilége d'une température identique. +Quoiqu'on ne pût se passer entièrement de feu, le +soleil d'hiver, chaud en janvier, encourageait le +lézard et le malade, et les faisait croire au +printemps. Le dirai-je, cependant? Ces orangers, +ces citronniers, harmoniques dans leur immuable +feuillage à l'immuable bleu de ciel, n'étaient pas +sans monotonie. La vie animée y était infiniment +rare. Peu ou point de petits oiseaux; nul oiseau +de mer. Le poisson, fort rare, n'anime pas ces +eaux transparentes. Je les perçais du regard à une +grande profondeur, sans rien voir que la solitude, +et les rochers blancs et noirs qui sont le fond de +ce golfe de marbre.</p> + +<p>Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une petite +corniche, un extrême petit bord, un simple +<i>sourcil</i> de la montagne, comme auraient dit les +latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe, +c'est même pour les bien portants une violente +gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit +quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui +serpente toujours serré, et le plus souvent de trois +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlvi" id="pxlvi">xlvi</a></span><span class="hidden">)</span>pieds de large, entre les vieux murs de jardin, les +écueils et les précipices.</p> + +<p>Profond était le silence, la mer brillante, mais +seule, monotone, sauf le passage de quelques +barques lointaines. Le travail m'était interdit; +pour la première fois depuis trente ans, j'étais +séparé de ma plume, sorti de la vie d'encre et de +papier dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que +je croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. +Je regardai, j'observai. Des voix inconnues +s'éveillèrent en moi.</p> + +<p>Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que +nous y avions, notre société unique était avec le +petit peuple des lézards qui courent sur les rocs, +se jouent ou dorment au soleil. Charmants, +innocents animaux qui tous les jours à midi, +lorsqu'on dîne et que le quai est absolument désert, +m'amusaient de leurs vives et gracieuses +évolutions. Ma présence, au commencement, leur +paraissait inquiétante; mais huit jours n'étaient +pas passés que tous, même les plus jeunes, me +connaissaient et savaient qu'ils n'avaient rien à +redouter de ce paisible rêveur.</p> + +<p>Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes +lézards, pour qui une mouche était un ample +banquet, ne différait en rien de celle de la +<i lang="it">povera +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlvii" id="pxlvii">xlvii</a></span><span class="hidden">)</span>gente</i> de la côte. Plusieurs faisaient cuire de +l'herbe. Mais l'herbe n'était pas commune, dans la +montagne aride et décharnée. Le dénûment de la +contrée était au delà de ce qu'on peut croire. Je +ne me fâchai nullement d'y participer, de me +trouver harmonisé aux misères de l'Italie, ma +glorieuse nourrice qui a élevé la France et +moi-même plus qu'aucun Français.</p> + +<p>Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle +pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources, dans +la pauvreté de nature où ma santé me réduisait. +Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore la +seule nourriture que je supportasse, l'air +vivifiant et la lumière, ce soleil qui permettait, +dans un des grands hivers du siècle, d'avoir +souvent la fenêtre ouverte en janvier.</p> + +<p>Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de +lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la +contrée, de cette vieillesse apparente de +l'Apennin et des montagnes qui entourent la +Méditerranée. Serait-elle donc sans remède? ou +bien, dans leurs flancs déboisés, retrouverait-on +les sources qui peuvent recommencer la vie? Telle +fut l'idée qui m'absorba. Je ne pensai plus à mon +mal; je ne songeai plus à guérir. Grand progrès +pour un malade. Je m'oubliai. Mon affaire était +désormais +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlviii" id="pxlviii">xlviii</a></span><span class="hidden">)</span>de ressusciter ce grand malade, l'Apennin. À +mesure qu'on me démontra qu'il n'était pas +désespéré, que ses eaux étaient cachées, non +perdues, qu'en les retrouvant, on pourrait y +renouveler les végétaux, et par suite la vie +animale, je m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi +et renouvelé. À chaque source qu'on lui retrouvait, +je fus aussi moins altéré; je crus les sentir +sourdre en moi.</p> + +<p>Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour +moi par son dénûment et sa pauvreté. L'âpreté du +chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne, +éveillèrent par le contraste, la pensée de la nature +plus que n'avait fait la richesse luxuriante de +notre France occidentale. Les animaux me +manquèrent; j'en sentis l'absence. Au silencieux +feuillage des sombres jardins d'orangers, je +demandais l'oiseau des bois. Je sentis pour la +première fois que la vie humaine devient sérieuse, +dès que l'homme n'est plus entouré de la grande +société des êtres innocents dont le mouvement, les +voix et les jeux sont comme le sourire de la +création.</p> + +<p>Une révolution se fit en moi, que je raconterai +peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces +de mon existence malade, aux pensées que j'avais +émises, en 1846, dans mon livre du <i>Peuple</i>, à +cette Cité +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pxlix" id="pxlix">xlix</a></span><span class="hidden">)</span>de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans +et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et +sauvages, enfants, même encore ces autres enfants +que nous appelons animaux, sont tous citoyens à +différents titres, ont tous leur droit et leur loi, +leur place au grand banquet civique. «Je proteste, +pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière +que la Cité repousse encore et n'abrite point de son +droit, moi, je n'y entrerai point et m'arrêterai au +seuil.»</p> + +<p>Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu +alors comme une branche de la politique. Toutes les +espèces vivantes arrivaient, dans leur humble +droit, frappant à la porte pour se faire admettre +au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères +supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux +que le Père universel harmonise dans la loi du +monde?</p> + +<p>Telle fut donc ma rénovation, cette tardive <i lang="it">vita +nuova</i> qui m'amena peu à peu aux sciences +naturelles. L'Italie, qui a été toujours pour +beaucoup dans ma destinée, en fut le lieu, +l'occasion, de même que, trente ans plus tôt, elle +m'avait donné (par Vico) la première étincelle +historique.</p> + +<p>Chère et bienfaisante nourrice! Pour avoir un +moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pl" id="pl">l</a></span><span class="hidden">)</span>elle, elle me donna la chose sans prix, qui vaut +plus que tous les diamants. Quelle? Un profond +accord d'esprit, une communication féconde des +plus intimes pensées, une parfaite harmonie du +foyer dans la pensée de la Nature.</p> + +<p>Nous y entrions par deux routes: moi, par l'amour +de la Cité, par l'effort de la compléter en m'y +associant tous les êtres; elle, par l'idée +religieuse et par l'amour filial pour la maternité +de Dieu.</p> + +<p>Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre en +commun notre banquet.</p> + +<hr> + + +<p>J'ai déjà dit comment cette œuvre s'enrichissait +à notre insu, fécondée chemin faisant par nos +modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours +dictée.</p> + +<p>Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos +oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol +dont je parle à la fin du livre en fut le +couronnement.</p> + +<p>Ces impressions diverses vinrent se réunir et se +fondre, dans notre sérieux retour en France, et +surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la +Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pli" id="pli">li</a></span><span class="hidden">)</span>cette révélation s'acheva. Les goëlands de la côte, +les petits oiseaux du bois, ne dirent rien qui ne +fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous, +comme autant de voix intérieures.</p> + +<p>Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre +cents pieds, qui regardent de si haut la vaste +embouchure de la Seine, le Calvados et l'Océan, +c'était le but ordinaire de nos promenades et notre +point de repos. Nous y montions le plus souvent par +un chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et +d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette +lumière immense. Parfois aussi nous gravissions le +colossal escalier qui, sans surprise, en plein +soleil, toujours devant la grande mer, mène au +sommet en trois gradins, dont chacun a plus de +cent pieds. Cette ascension ne se faisait pas +d'une haleine; au second gradin, on respirait, +on s'asseyait quelques minutes au monument que +la veuve d'un des grands soldats de la France a +élevé à sa mémoire dans l'idée que la pyramide +pourrait avertir les marins et leur sauver quelque +naufrage.</p> + +<p>Cette falaise, fort sablonneuse, perd un peu à +chaque hiver; ce n'est pas la mer qui la ronge: +mais les grandes pluies la délavent, en emportent +des débris, qui, d'abord nus et informes, +témoignent de l'éboulement. Mais la Nature +compatissante +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="plii" id="plii">lii</a></span><span class="hidden">)</span>et gracieuse, ne le souffre pas. Elle les habille +bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon, +herbes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à +mi-côte, des oasis en miniature, paysages +lilliputiens, pendus à la grande falaise, et qui +de leur jeunesse consolent sa triste nudité.</p> + +<p>Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embrassent +ici. La montagne, battue des orages, vous conte +l'épopée de la terre, sa rude et dramatique +histoire, et, pour témoins, montre ses os. Mais +ces jeunes enfants de hasard, qui germent de son +flanc aride, prouvent qu'elle est toujours féconde, +que les débris sont l'élément d'une organisation +nouvelle, et toute mort une vie commencée.</p> + +<p>Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de +tristesse. Nous y parlions volontiers de destinée, +de providence, de mort, de vie à venir. Moi qui ai +droit de mourir et par l'âge et par les travaux, +elle, le front déjà incliné par les épreuves +d'enfance et par la sagesse avant l'heure, nous n'en +vivions pas moins d'un grand souffle d'âme, de la +rajeunissante haleine de cette mère aimée, la +Nature.</p> + +<p>Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en +elle aujourd'hui, nous aurions voulu fixer ce rare +moment de l'existence, «jeter l'ancre sur l'île du +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pliii" id="pliii">liii</a></span><span class="hidden">)</span>temps.» Et comment l'aurions-nous mieux fait que +par cette œuvre de tendresse, de fraternité +universelle, d'adoption de toute vie?</p> + +<p>Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes +sentiments de tendresse individuelle par +l'interprétation facile, gaie, émue, de l'âme de +la contrée et des voix de la solitude.</p> + +<p>C'est alors, entre autres choses, que je commençai +à entendre les oiseaux qui chantent peu, mais +parlent, comme les hirondelles, jasant du beau +temps, de la chasse, de nourriture rare ou commune, +ou de leur prochain départ, enfin de toutes leurs +affaires. Je les avais écoutées à Nantes en +octobre, à Turin en juin. Leurs causeries de +septembre étaient plus claires à la Hève. Nous les +traduisions couramment, dans leur douce vivacité, +dans cette joie de jeunesse et de bonne humeur, +sans éclat et sans saillie, conforme à l'heureux +équilibre d'un oiseau si libre et si sage, qui +semble, non sans gratitude, reconnaître qu'il reçut +de Dieu une part si notable au bonheur.</p> + +<p>Hélas! l'hirondelle elle-même n'est pourtant guère +exceptée de cette guerre insensée que nous faisons +à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux oiseaux qui +défendaient les moissons, nos gardiens, nos bons +ouvriers, qui, suivant de près la charrue, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="pliv" id="pliv">liv</a></span><span class="hidden">)</span>saisissent le futur destructeur que l'insouciant +paysan remue, mais remet dans la terre.</p> + +<p>Des races entières périssent, importantes, +intéressantes. Les premiers de l'Océan, les êtres +doux et sensibles à qui la nature donna le sang et +le lait (je parle des cétacés), à quel nombre +sont-ils réduits? Beaucoup de grands quadrupèdes +ont disparu de ce globe. Beaucoup d'animaux de tout +genre, sans disparaître entièrement, ont reculé +devant l'homme; ils fuient ensauvagés, perdent +leurs arts naturels et retombent à l'état barbare. +Le héron, noté par Aristote pour son adresse et sa +prudence, est maintenant (du moins en Europe) un +animal misanthrope, borné, de peu de sens. Le +castor, qui, en Amérique dans sa paisible solitude, +était devenu architecte, ingénieur, s'est +découragé; il fait à peine aujourd'hui des trous +dans la terre. Le lièvre, si bon, si beau, original +par sa fourrure, sa célérité, la finesse +extraordinaire de l'ouïe, aura bientôt disparu; le +peu qui reste est abruti. Et pourtant le pauvre +animal est encore docile, éducable; avec de bons +traitements, on peut lui apprendre les choses les +plus contraires à sa nature, celles qui demandent +du courage.</p> + +<p>Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux, +nous, nous les eûmes au cœur. Elles ont +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="plv" id="plv">lv</a></span><span class="hidden">)</span>été notre aliment, notre rêve habituel, couvé +pendant ces deux années, en Bretagne, en Italie; +c'est ici qu'elles sont devenues, dirai-je un +livre? un fruit vivant? À la Hève, il nous +apparut dans son idée chaleureuse, celle de la +primitive alliance que Dieu a faite entre les +êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère +universelle entre ses enfants.</p> + +<p>La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la +plus sympathique à l'homme, est celle que l'homme +aujourd'hui poursuit le plus cruellement.</p> + +<p>Que faut-il pour la protéger? révéler l'oiseau +comme âme, montrer qu'il est une personne.</p> + +<p><i>L'oiseau</i> donc, <i>un seul oiseau</i>, c'est tout +le livre, mais à travers les variétés de la +destinée, se faisant, s'accommodant aux mille +conditions de la terre, aux mille vocations de la +vie ailée. Sans connaître les systèmes plus ou +moins ingénieux de transformations, le cœur unifie +son objet; il ne se laisse arrêter ni par la +diversité extérieure des espèces, ni par la crise +de la mort qui semble rompre le fil. La mort +survient, rude et cruelle, dans ce livre, en plein +cours de vie, mais comme accident passager: la vie +n'en continue pas moins.</p> + +<p>Les agents de la mort, les espèces meurtrières, +tellement glorifiées par l'homme, qui y reconnaît +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="plvi" id="plvi">lvi</a></span><span class="hidden">)</span>son image, se trouvent ici replacées fort bas dans +la hiérarchie, remises au rang que leur doit la +raison. Elles sont les plus grossières dans les +deux arts de l'oiseau, pour le nid et pour le chant. +Tristes instruments du fatal passage; elles +apparaissent au milieu de ce livre comme les +ministres aveugles de la Nature en sa plus dure +nécessité.</p> + +<p>Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa +première étincelle n'apparaît qu'en les plus petits. +Aux petits oiseaux sans éclat, d'une robe modeste +et sombre, l'art commence, et, sur certains points, +monte plus haut que la sphère de l'homme. Loin +d'égaler le rossignol, on n'a pu encore le noter, +ni se rendre compte de sa chanson sublime.</p> + +<p>Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol +intronisé. Dans le <i>crescendo</i> moral où va +l'oiseau se formant peu à peu, la cime et le point +suprême se trouvent naturellement, non dans une +force brutale, si aisément dépassée par l'homme, +mais dans une puissance d'art, de cœur et +d'aspiration, où l'homme n'a pas atteint, et qui, +par delà ce monde, le transporte par moment dans +les mondes ultérieurs.</p> + +<p>Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est +clairvoyante et tendre! Faible sur bien des points +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="plvii" id="plvii">lvii</a></span><span class="hidden">)</span>sans doute, ce livre est fort de tendresse et de +foi. Il est un, constant et fidèle. Rien ne le fait +dévier. Par-dessus la mort et son faux divorce, à +travers la vie et ses masques qui déguisent +l'unité, il vole, il aime à tire-d'aile, du nid au +nid, de l'œuf à l'œuf, de l'amour à l'amour de +Dieu.</p> + +<p class="c"><small>À la Hève, près le Havre, 21 septembre 1855.</small></p> + + + + +<h2>PREMIERE PARTIE</h2> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p3" id="p3">3</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>L'ŒUF.</h3> + + +<p>La savante ignorance, le clairvoyant instinct de +nos anciens, avait dit cet oracle: «Tout vient de +l'œuf; c'est le berceau du monde.»</p> + +<p>Même origine, mais la diversité de destinée tient +surtout à la mère. Elle agit et prévoit, elle aime +plus ou moins; elle est plus ou moins mère. Plus +elle l'est, plus l'être monte; chaque degré dans +l'existence dépend du degré de l'amour.</p> + +<p>Que peut la mère dans l'existence mobile du +poisson? Rien que confier son œuf à l'océan. Que +peut-elle dans le monde des insectes, où +généralement elle meurt quand elle a donné l'œuf? +Lui trouver, avant de mourir, un lieu sûr pour +éclore et vivre.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p4" id="p4">4</a></span><span class="hidden">)</span>Même chez l'animal supérieur, le quadrupède, où la +chaleur du sang semble devoir doubler l'amour, où +la mère elle-même est si longtemps pour le petit +son nid et sa douce maison, les soins de la +maternité sont d'autant moindres. Il naît formé, +vêtu, tout semblable à sa mère; un lait tout prêt +l'attend. Et dans beaucoup d'espèces, l'éducation +se fait sans que la mère s'en donne plus de soucis +qu'elle n'en eut alors qu'il croissait dans son +sein.</p> + +<p>Autre est le destin de l'oiseau. Il mourrait, s'il +n'était aimé.</p> + +<p>Aimé? Toute mère aime, de l'Océan jusqu'aux +étoiles. Mais je veux dire soigné, entouré d'amour +infini, enveloppé de la chaleur, du magnétisme +maternel.</p> + +<p>Même dans l'œuf où vous le voyez garanti par cette +coquille calcaire, il sent si vivement les +atteintes de l'air, que tout point refroidi dans +l'œuf coûte un membre au futur oiseau. De là, le +long travail, si inquiet, de l'incubation, la +captivité volontaire, l'immobilisation du plus +mobile des êtres. Et tout cela très-douloureux! +une pierre pressée si longtemps sur le cœur, sur +la chair, souvent la chair vive!</p> + +<p>Il naît, mais il est nu. Tandis que le petit +quadrupède, habillé dès son premier jour, rampe, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p5" id="p5">5</a></span><span class="hidden">)</span>marche déjà, le jeune oiseau (surtout dans les +espèces supérieures) gît sans duvet, immobile sur +le dos. C'est non-seulement en le couvant, mais en +le frottant soigneusement, que la mère entretient, +suscite sa chaleur. Le poulain sait teter et se +nourrit très-bien lui-même; le petit oiseau doit +attendre que la mère cherche, choisisse, prépare +la nourriture. Elle ne peut quitter. Le père y +suppléera. Voilà la vraie famille, la fidélité +dans l'amour, et la première lueur morale.</p> + +<p>Je ne dirai rien ici d'une éducation prolongée, +très-spéciale et très-hasardeuse, celle du vol. +Encore moins de celle du chant, si délicate chez +les oiseaux artistes. Le quadrupède sait bientôt +ce qu'il saura; tel galope en naissant; et, s'il +fait quelque chute, est-ce même chose, dites-moi, +de tomber sans danger dans l'herbe, ou de se lancer +dans les cieux?</p> + +<hr> + + +<p>Prenons l'œuf en nos mains. Cette forme +elliptique, la plus compréhensive, la plus belle, celle +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p6" id="p6">6</a></span><span class="hidden">)</span>qui offre le moins de prise à l'attaque extérieure, +donne l'idée d'un petit nombre complet, d'une +harmonie totale à laquelle on n'ôtera rien, on +n'ajoutera rien. Les choses inorganiques +n'affectent guère cette forme parfaite. Je pressens +qu'il y a sous l'apparence inerte un haut mystère +de vie et quelque œuvre accomplie de Dieu.</p> + +<p>Quelle est-elle? et que doit-il sortir de là? Je +ne le sais. Mais elle le sait bien, celle qui, les +ailes épandues, frémissante, l'embrasse et le +mûrit de sa chaleur; celle qui jusque-là, libre +et reine de l'air, vivait à son caprice, et, tout +à coup captive, s'est immobilisée sur cet objet +muet qu'on dirait une pierre et que rien ne révèle +encore.</p> + +<p>Ne parlez pas d'instinct aveugle. On verra par des +faits combien cet instinct clairvoyant se modifie +selon les circonstances, en d'autres termes combien +cette raison commencée diffère peu en nature de la +haute raison humaine.</p> + +<p>Oui, cette mère, par la pénétration, la +clairvoyance de l'amour, sait, voit distinctement. +À travers l'épaisse coquille calcaire où votre rude +main ne sent rien, elle sent par un tact délicat +l'être mystérieux qui s'y nourrit, s'y forme. C'est +cette vue qui la soutient dans le dur labeur de +l'incubation, dans sa captivité si longue. Elle le +voit délicat et charmant dans son duvet d'enfance, +et elle le prévoit, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p7" id="p7">7</a></span><span class="hidden">)</span>par l'espoir, tel qu'il sera, fort et hardi, quand, +les ailes étendues, il regardera le soleil et +volera contre les orages.</p> + +<p>Profitons de ces jours. Ne hâtons rien. Contemplons +à loisir cette image charmante de la rêverie +maternelle, du second enfantement par lequel elle +achève cet invisible objet d'amour, ce fils +inconnu du désir.</p> + +<p>Charmant spectacle, mais plus sublime encore. +Soyons modestes ici. Chez nous la mère aime ce qui +remue dans son sein, ce qu'elle touche, tient, +enveloppe d'une possession certaine; elle aime la +réalité sûre, agitée et mouvante qui répond à ses +mouvements. Mais celle-ci aime l'avenir et +l'inconnu; son cœur bat solitaire, et rien ne lui +répond encore. Elle n'en aime pas moins, et se +dévoue et souffre; elle souffrirait jusqu'à la +mort pour son rêve et sa foi.</p> + +<hr> + + +<p>Foi puissante, efficace. Elle accomplit un monde, +et le plus étonnant peut-être. Ne me parlez pas des +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p8" id="p8">8</a></span><span class="hidden">)</span> +soleils, de la chimie élémentaire des globes. La +merveille d'un œuf d'oiseau-mouche vaut autant que +la voie lactée.</p> + +<p>Comprenez que ce petit point que vous trouvez +imperceptible, c'est un océan tout entier, la mer +de lait, où flotte en germe le bien-aimé du ciel. +Il flotte, ne craignez le naufrage; les plus +délicats ligaments le tiennent suspendu: les +heurts, les chocs, lui sont sauvés. Il nage tout +doucement dans ce tiède élément, comme il fera +dans l'air. Sécurité profonde, état parfait au +sein d'une habitation nourrissante! et combien +supérieure à tout allaitement!</p> + +<p>Mais voilà que, dans ce sommeil divin, il a senti +sa mère, sa chaleur magnétique. Et lui aussi, il se +met à rêver. Son rêve est mouvement; il l'imite, +se conforme à elle; son premier acte, acte d'amour +obscur, est de lui ressembler.</p> + +<p>«Ne sais-tu que l'amour change en lui ce qu'il +aime?»</p> + +<p>Et dès qu'il lui ressemble, il veut aller à elle. +Il incline, il appuie plus près de la coquille, +qui seule dès lors le sépare de sa mère. Alors, +elle l'écoute; parfois elle est assez heureuse +pour entendre déjà son premier <i>pipement</i>. Il ne +restera guère. Il s'enhardit, prend son parti. Il +a un bec, et il s'en sert. Il frappe, il fêle, il +fend le mur de sa prison. Il a des pieds et il s'en +aide... Voilà le travail commencé... +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p9" id="p9">9</a></span><span class="hidden">)</span>son salaire est la délivrance: il entre dans la +liberté.</p> + +<p>Dire le ravissement, l'agitation, la prodigieuse +inquiétude, tous les soins maternels, c'est ce que +nous ne ferons pas ici; déjà nous venons de dire +les difficultés de l'éducation.</p> + +<p>L'oiseau n'est initié que par le temps et la +tendresse. Supérieur par le vol, il l'est beaucoup +plus en ceci, qu'il a eu un foyer et qu'il a vécu +par sa mère; alimenté par elle, et par son père +émancipé, ce plus libre des êtres est le favori +de l'amour.</p> + +<hr> + + +<p>Si l'on veut admirer la fécondité de la nature, la +vigueur d'invention, la charmante richesse +(effrayante, en un sens) qui d'une création +identique tire par millions des miracles opposés, +qu'on regarde cet œuf tout semblable à un autre, +d'où pourtant jailliront les tribus infinies qui +vont s'envoler par le monde.</p> + +<p>De l'obscure unité, elle verse, elle épanche en +rayons innombrables et prodigieusement divergents, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p10" id="p10">10</a></span><span class="hidden">)</span>ces flammes ailées que vous nommez oiseaux, +flamboyants d'ardeur et de vie, de couleur et de +chant. De la main brûlante de Dieu échappe +incessamment cet éventail immense de diversité +foudroyante, où tout brille, où tout chante, où +tout m'inonde d'harmonie, de lumière... Ébloui, +je baisse les yeux.</p> + +<p><br></p> + +<p>Mélodieuses étincelles du feu d'en haut, où +n'atteignez-vous pas?... pour vous, ni hauteur, ni +distance; le ciel, l'abîme, c'est tout un. Quelle +nuée, et quelle eau profonde ne vous est accessible? +La terre, dans sa vaste ceinture, tant qu'elle est +grande, avec ses monts, ses mers et ses vallées, +elle vous appartient. Je vous entends sous +l'équateur, ardents comme les traits du soleil. Je +vous entends au pôle dans l'éternel silence où la +vie a cessé, où la dernière mousse a fini; l'ours +lui-même regarde de loin et s'éloigne en grondant. +Vous, vous restez encore, vous vivez, vous aimez, +vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort. +Dans ces déserts terribles, vos touchantes amours +innocentent ce que l'homme appelle la barbarie de +la nature.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p13" id="p13">13</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE PÔLE.<br> +OISEAUX-POISSONS.</h3> + + +<p>La grande fée qui fait pour l'homme la plupart +des biens et des maux, l'imagination, se joue à +lui travestir de cent façons la nature. Dans tout +ce qui passe ses forces ou blesse ses sensations, +dans toutes les nécessités que commande l'harmonie +du monde, il est tenté de voir et de maudire une +volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre +contre les Alpes; un poëte a follement placé le +trône du Mal sur ces bienfaisants glaciers, qui +sont la réserve des eaux de l'Europe, qui lui +versent ses fleuves et qui font sa fécondité. +D'autres, plus insensés encore, ont maudit les +glaces du +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p14" id="p14">14</a></span><span class="hidden">)</span>pôle, méconnu la magnifique économie du globe, le +balancement majestueux des courants alternatifs +qui sont la vie de l'Océan. Ils ont vu la guerre +et la haine, la méchanceté de la nature dans ses +mouvements réguliers, profondément pacifiques, de +la Mère universelle.</p> + +<p>Voilà les rêves de l'homme. Les animaux ne +partagent nullement ces antipathies, ces terreurs; +un double attrait, au contraire, chaque année les +fait affluer vers les pôles en innombrables légions.</p> + +<p>Chaque année, oiseaux, poissons, gigantesques +cétacés vont peupler les mers et les îles qui +entourent le pôle austral. Mers admirables, +fécondes, pleines et combles de vie commencée +(à l'état de zoophytes) et de fermentation vivante, +d'eaux gélatineuses, de frai, de germes +surabondants.</p> + +<p>Les deux pôles également sont pour ces foules +innocentes, partout poursuivies, le grand, +l'heureux rendez-vous de l'amour et de la paix. Le +cétacé, pauvre poisson qui pourtant a, comme nous, +le doux lait et le sang chaud, ce proscrit +infortuné qui bientôt aura disparu, c'est là qu'il +trouve encore abri, une halte pour le moment sacré +de la maternité et de l'allaitement. Nulles races +meilleures ni plus douces, nulles plus fraternelles +pour les leurs, plus tendres pour leurs petits. +Cruelle ignorance de l'homme! Comment le lamentin, le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p15" id="p15">15</a></span><span class="hidden">)</span>phoque, qui sont si rapprochés de lui, ont-ils été +tués sans horreur?</p> + +<p>L'homme géant du vieil Océan, la baleine, cet +être aussi doux que l'homme nain est barbare, a +sur lui cet avantage, d'accomplir, sur des espèces +d'effrayante fécondité, le travail de destruction +que commande la nature, sans leur infliger la +douleur. Elle n'a ni dents, ni scie; nul de ces +moyens de supplice dont les destructeurs du monde +sont si abondamment pourvus. Absorbées subitement +au fond de ce creuset mobile, elles se perdent et +s'évanouissent, subissent instantanément les +transformations de la grande chimie. La plupart +des matières vivantes dont s'alimentent autour des +pôles les habitants de ces mers, cétacés, poissons, +oiseaux, n'ont pas d'organisme encore, ni de moyens +de souffrir. Cela donne à ces tribus un caractère +d'innocence qui nous touche infiniment, nous +remplit de sympathie, d'envie aussi, s'il faut le +dire. Trois fois heureux, trois fois béni, ce monde +où la vie se répare sans qu'il en coûte la mort, +ce monde qui généralement est affranchi de la +douleur, qui dans ses eaux nourrissantes trouve +toujours la mer de lait, n'a pas besoin de cruauté, +et reste encore suspendu aux mamelles de la nature.</p> + +<p>Profonde était la paix de ces solitudes et de leurs +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p16" id="p16">16</a></span><span class="hidden">)</span>peuples amphibies, avant l'arrivée de l'homme. +Contre l'ours et le renard bleu, les deux tyrans de +la contrée, ils trouvaient un facile abri dans le +sein, toujours ouvert, de la mer, leur bonne +nourrice. Quand les marins y abordèrent, leur seul +embarras était de percer la foule des phoques +bienveillants et curieux qui venaient les regarder. +Les manchots des terres australes, les pingouins +des terres boréales, pacifiques et plus ingambes, +ne faisaient aucun mouvement. Les oies, dont le fin +duvet, d'une incomparable douceur, fournit +l'édredon, se laissaient sans difficulté approcher, +prendre à la main.</p> + +<p>L'attitude de ces êtres nouveaux fut pour nos +navigateurs une cause de plaisantes méprises. Ceux +qui, de loin, virent d'abord des îles couvertes de +manchots, à leur tenue verticale, à leur robe +blanche et noire, crurent voir des bandes +nombreuses d'enfants en tabliers blancs. La roideur +de leurs petits bras (à peine peut-on dire ailes +pour ces oiseaux commencés), leur mauvaise grâce +sur terre, leur difficulté à marcher, les adjuge +à l'Océan où ils nagent à merveille, et qui est +leur élément naturel et légitime; on dirait +volontiers qu'ils en sont les premiers fils +émancipés, des poissons ambitieux, candidats aux +rôles d'oiseaux, qui déjà étaient parvenus à +transformer leurs nageoires en ailerons écailleux. +La métamorphose ne fut pas couronnée +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p17" id="p17">17</a></span><span class="hidden">)</span>d'un plein succès: oiseaux impuissants, maladroits, +ils restent poissons habiles.</p> + +<p>Ou encore, à leurs larges pieds attachés de si +près au corps, à leur cou court et posé sur un gros +corps cylindrique, avec une tête aplatie, on les +jugerait parents de leurs voisins les phoques, dont +ils n'ont pas l'intelligence, mais du moins le bon +naturel.</p> + +<p>Ces fils aînés de la nature, confidents de ses +vieux âges de transformation, parurent, aux premiers +qui les virent, d'étranges hiéroglyphes. De leur +œil doux, mais terne et pâle comme la face de +l'océan, ils semblaient regarder l'homme, ce dernier +né de la planète, du fond de leur antiquité.</p> + +<p>Levaillant, non loin du cap de Bonne-Espérance, +les trouva nombreux sur une île déserte où s'élevait +le tombeau d'un pauvre marin danois, homme du pôle +boréal, que le hasard avait amené là pour mourir +aux terres australes, et qui se trouvait avoir +l'épaisseur du globe entre lui et sa patrie... +Phoques et manchots lui faisaient une nombreuse +société: les premiers couchés, accroupis; les +autres debout et montant avec dignité la garde +autour du tombeau, tous plaintifs, et répondant aux +plaintes de l'Océan, qu'on eût dit celle des morts.</p> + +<p>Leur station d'hiver est le Cap. Dans ce tiède +exil d'Afrique, ils s'habillent d'un bon et solide +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p18" id="p18">18</a></span><span class="hidden">)</span>fourreau de graisse qui leur sera bien utile contre +la faim et le froid. Dès que le printemps revient, +une voix secrète leur dit que le tempétueux dégel +a brisé, fondu les cristaux aigus des glaces, que +les bienheureuses mers des pôles, leur patrie et +leur berceau, leur doux paradis d'amour, sont +ouvertes et les appellent. Ils s'élancent impatients, +franchissent d'une rame rapide cinq ou six cents +lieues de mer, sans repos que quelques glaces +flottantes où, par instants, ils se posent. Ils +arrivent, et tout est prêt. Un été de trente jours +leur donne le moment du bonheur.</p> + +<p>Bonheur sévère. Le besoin de trouver une profonde +paix les éloigne de la mer où est leur seule +nourriture. Le temps d'amour, d'incubation, est +un temps de jeûne et d'inquiétude. Le renard bleu, +leur ennemi, les poursuit dans le désert. Mais +l'union fait la force. Les mères couvent toutes +ensemble, et la légion des pères veille autour +d'elles, prête à se dévouer. Éclose seulement le +petit! et que le bataillon serré le mène +jusqu'à la mer... il s'y jette, il est sauvé!</p> + +<p>Sombres climats! Qui pourtant ne les aimerait, +quand on y voit la nature si attendrissante, qui +pare impartialement le foyer de l'homme, celui de +l'oiseau, d'amour et de dévouement? Le foyer du +Nord tient d'elle une grâce morale qu'a rarement celui +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p19" id="p19">19</a></span><span class="hidden">)</span>du Midi: un soleil y luit, qui n'est pas le soleil +de l'équateur, mais plus doux, celui de l'âme. +Toute créature y est relevée par l'austérité même +du climat ou du danger.</p> + +<p>Le dernier effort en ce monde du Nord, qui n'est +nullement celui de la beauté, c'est d'avoir trouvé +le beau. Ce miracle sort du cœur des mères. La +Laponie n'a qu'un art, qu'un objet d'art: le +berceau. «C'est un objet charmant, dit une dame +qui a visité ces contrées; élégant et gracieux +comme un joli petit soulier garni de la fourrure +légère du lièvre blanc, plus délicat que la plume +du cygne. Autour de la capote où la tête de +l'enfant est parfaitement garantie, chaudement, +doucement abritée, sont suspendus des colliers de +perles de couleur, et de petites chaînettes en +cuivre ou argent qui sonnent sans cesse et dont +le cliquetis fait rire le petit Lapon.»</p> + +<p>Merveille de la maternité! Par elle, voilà la +femme la plus rude qui devient inventive, +artiste... Mais la femelle est héroïque. C'est le +plus touchant des spectacles de voir l'oiseau de +l'édredon, l'eider, s'arracher son duvet, pour +coucher, couvrir son petit. Et quand l'homme a +volé ce nid, la mère continue sur elle la cruelle +opération. Et quand elle s'est plumée, n'a plus +rien à arracher que la chair, le sang, le père lui +succède et il s'arrache tout à son +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p20" id="p20">20</a></span><span class="hidden">)</span>tour; de sorte que le petit est vêtu d'eux, de +leur substance, de leur dévouement et de leur +douleur.</p> + +<p>Montaigne, en parlant d'un manteau dont s'était +servi son père et que lui-même aimait à porter en +mémoire de lui, dit ce mot touchant auquel ce pauvre +nid me reporte: «Je m'enveloppais de mon père.»</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p23" id="p23">23</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>L'AILE.</h3> + + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Des ailes! des ailes! pour voler</span><br> + <span class="i2">Par montagne et par vallée!</span><br> + <span class="i1">Des ailes pour bercer mon cœur</span><br> + <span class="i2">Sur le rayon de l'aurore!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Des ailes pour planer sur la mer</span><br> + <span class="i2">Dans la pourpre du matin!</span><br> + <span class="i1">Des ailes au-dessus de la vie!</span><br> + <span class="i2">Des ailes par delà la mort!</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s">(<span class="sc">Rückert.</span>) +</p> +<p>C'est le cri de la terre entière, du monde et de +toute vie; c'est celui que toutes les espèces +animales ou végétales poussent en cent langues +diverses, la voix qui sort de la pierre même et du +monde inorganique: «Des ailes! nous voulons des +ailes, l'essor et le mouvement!»</p> + +<p>Oui, les corps les plus inertes se précipitent +avidement dans les transformations chimiques qui les +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p24" id="p24">24</a></span><span class="hidden">)</span>font entrer au courant de la vie universelle, leur +donnent les ailes du mouvement et de la +fermentation.</p> + +<p>Oui, les végétaux fixés sur leur racine immobile +épandent leurs amours intérieurs vers une existence +ailée, et se recommandent aux vents, aux flots, aux +insectes, pour les faire vivre au dehors, leur +donner le vol que leur refusa la nature.</p> + +<p>Nous contemplons avec compassion ces +ébauches animales, l'unau, l'aï, plaintives et +souffrantes images de l'homme, qui ne peuvent faire +un pas sans pousser un gémissement: <i>paresseux</i> +ou <i>tardigrades</i>. Ces noms, que nous leur donnons, +nous pouvions les garder pour nous. Si la lenteur +est relative au désir du mouvement, à l'effort +toujours trompé d'aller, d'avancer, d'agir, le +vrai <i>tardigrade</i> c'est l'homme. La faculté de +se traîner d'un point à l'autre de la terre, les +ingénieux instruments qu'il a récemment inventés +pour aider cette faculté, tout cela ne diminue pas +son adhérence à la terre; il n'y reste pas moins +collé par la tyrannie de la gravitation.</p> + +<p>Je ne vois guère sur la terre qu'une classe d'êtres +à qui il soit donné d'ignorer ou de tromper, par le +mouvement libre et rapide, cette universelle +tristesse de l'impuissante aspiration: c'est celui +qui ne tient à la terre que du bout de l'aile, pour ainsi +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p25" id="p25">25</a></span><span class="hidden">)</span>parler; celui que l'air lui-même berce et +porte, le plus souvent sans qu'il ait à s'en mêler +autrement que pour diriger à son besoin, à son +caprice.</p> + +<p>Vie facile et vie sublime! De quel œil le dernier +oiseau doit regarder, mépriser le plus fort, le +plus rapide des quadrupèdes, un tigre, un lion! +Qu'il doit sourire de le voir dans son impuissance, +collé, fixé à la terre, la faisant trembler +d'inutiles et vains rugissements, des gémissements +nocturnes qui témoignent des servitudes de ce faux +roi des animaux, lié, comme nous sommes tous, dans +l'existence inférieure que nous font également la +faim et la gravitation!</p> + +<p>Oh! la fatalité du ventre! la fatalité du +mouvement qui nous fait traîner sur la terre! +L'implacable pesanteur qui rappelle chacun de nos +deux pieds à l'élément rude et lourd où la mort +nous fera rentrer, et nous dit: «Fils de la terre, +tu appartiens à la terre. Sorti un moment de son +sein, tu y resteras bien longtemps.»</p> + +<p>N'en querellons pas la nature, c'est le signe +certainement que nous habitons un monde fort jeune +encore, fort barbare; monde d'essai et +d'apprentissage, dans la série des étoiles, une des haltes +élémentaires de la grande initiation. Ce globe est +un globe enfant. Et toi, tu es un enfant. De cette +école inférieure, tu seras émancipé aussi, tu auras de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p26" id="p26">26</a></span><span class="hidden">)</span> +belles et puissantes ailes. Tu gagnes et mérites +ici, à la sueur de ton front, un degré dans la +liberté.</p> + +<p>Faisons une expérience. Demandons à l'oiseau encore +dans l'œuf ce qu'il veut être, donnons-lui +l'option. Veux-tu être homme, et partager cette +royauté du globe que nous font l'art et le travail?</p> + +<p>Il répondra non, à coup sûr. Sans calculer l'effort +immense, la peine, la sueur et le souci, la vie +d'esclave par laquelle nous achetons la royauté, +il n'aura qu'un mot à dire: «Roi moi-même en +naissant de l'espace et de la lumière, pourquoi +abdiquerais-je, quand l'homme, en sa plus haute +ambition, dans son suprême vœu de bonheur et de +liberté, rêve de se faire oiseau et de prendre des +ailes?</p> + +<p>C'est dans son meilleur âge, dans sa première et +plus riche existence, dans ses songes de jeunesse, +que parfois l'homme a la bonne fortune d'oublier +qu'il est homme, serf de la pesanteur et lié à la +terre. Le voilà qui s'envole, il plane, il domine +le monde, il nage dans un trait du soleil, il jouit +du bonheur immense d'embrasser d'un regard +l'infinité des choses qu'hier il voyait une à une. Obscure +énigme de détail, tout à coup lumineuse pour qui +en perçoit l'unité! Voir le monde sous soi, +l'embrasser et l'aimer! quel divin et sublime +songe!... Ne m'éveillez pas, je vous prie, ne +m'éveillez jamais!... +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p27" id="p27">27</a></span><span class="hidden">)</span> +Mais quoi! Voici le jour, +le bruit et le travail; le dur marteau de fer, la +perçante cloche, de son timbre d'acier, me +détrônent, me précipitent; mes ailes ont fondu. +Terre lourde, je retombe à la terre; froissé, +courbé, je reprends la charrue.</p> + +<p>Quand, à la fin de l'autre siècle, l'homme eut +l'idée hardie de se livrer au vent, de monter dans +les airs, sans gouvernail, ni rame, ni moyen de +direction, il proclama qu'enfin il avait pris des +ailes, éludé la nature et vaincu la gravitation. +De cruels et tragiques événements démentirent cette +ambition. On étudia l'aile; on entreprit de +l'imiter; on contrefit grossièrement l'inimitable +mécanique. Nous vîmes avec effroi, d'une colonne +de cent pieds, un pauvre oiseau humain, armé d'ailes +immenses, s'élancer, s'agiter et se briser en +pièces.</p> + +<p>La triste et funeste machine, dans sa laborieuse +complication, était bien loin de rappeler cet +admirable bras (bien supérieur au bras humain), ce +système de muscles qui coopèrent entre eux dans un +si fort et si vif mouvement. Détendue et +dégingandée, l'aile humaine manquait spécialement +du muscle tout-puissant qui lie l'épaule à la +poitrine (l'humérus +au sternum), et donne le violent coup d'aile au +vol foudroyant du faucon. L'instrument tient ici +de si près au moteur, l'aviron au rameur, et fait +si bien un avec lui, que le martinet, la frégate +rament à +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p28" id="p28">28</a></span><span class="hidden">)</span> +quatre-vingts lieues par heure, cinq ou +six fois plus vite que nos chemins de fer les plus +rapides, dépassant l'ouragan, et sans nul rival +que l'éclair.</p> + +<p>Mais nos pauvres imitateurs eussent-ils vraiment +imité l'aile, rien n'était fait. On copiait la +forme, mais non la structure intérieure; on +croyait que l'oiseau avait dans le vol seul sa +force d'ascension, ignorant le secret auxiliaire +que la nature cache en sa plume et ses os. Le +mystère, la merveille, c'est la faculté qu'elle +lui donne de se faire, comme il veut, léger ou +lourd, en admettant plus ou moins d'air dans ces +réservoirs ménagés exprès. Pour devenir léger, il +enfle son volume, donc diminue sa pesanteur +relative; dès lors il monte de lui-même dans un +milieu plus lourd que lui. Pour descendre ou +tomber, il se refait petit, étroit, en chassant +l'air qui le gonflait, donc plus pesant, aussi +pesant qu'il veut. Voilà ce qui trompait, ce qui +faisait la fatale ignorance. On savait que l'oiseau +est un vaisseau, non qu'il fût un ballon. On +n'imitait que l'aile; l'aile bien imitée, si l'on +n'y joint cette force intérieure, n'est qu'un sûr +moyen de périr.</p> + +<p>Mais cette faculté, ce jeu rapide de prendre ou +chasser l'air, de nager sous un lest variable à +volonté, à quoi cela même tient-il? à une +puissance unique, inouïe, de respiration. L'homme +qui recevrait autant d'air à la fois serait tout +d'abord étouffé. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p29" id="p29">29</a></span><span class="hidden">)</span> +Le poumon de l'oiseau, élastique +et puissant, s'en empreint, s'en emplit, s'en +enivre avec force et délice, le verse à flots aux +os, aux cellules aériennes. Aspiration, rénovation +de rapidité foudroyante de seconde en seconde. Le +sang, vivifié sans cesse d'un air nouveau, fournit +à chaque muscle cette inépuisable vigueur, qui +n'est à nul autre être, et n'appartient qu'aux +éléments.</p> + +<p>La lourde image d'Antée touchant à la Terre, sa +mère, et y puisant des forces, rend faiblement, +grossièrement, quelque idée de cette réalité. +L'oiseau n'a pas à chercher l'air pour le toucher +et s'y renouveler; l'air le cherche et afflue en +lui; il lui rallume incessamment le brûlant foyer +de la vie.</p> + +<p>Voilà ce qui est prodigieux, et non pas l'aile. +Ayez l'aile du condor et suivez-le, quand du +sommet des Andes, et de leurs glaciers sibériques, +il fond, il tombe au rivage brûlant du Pérou, +traversant en une minute toutes les températures, +tous les climats du globe, aspirant d'une haleine +l'effrayante masse d'air, brûlée, glacée, +n'importe!... Vous arriveriez foudroyé!</p> + +<p>Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort +quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un +ballon (dit Toussenel), son sourd rugissement se +perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p30" id="p30">30</a></span><span class="hidden">)</span> +voix et de respiration, la petite alouette monte +en filant son chant, et on l'entend encore quand +on ne la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans +fatigue, qui n'a rien coûté, semble la joie d'un +invisible esprit qui voudrait consoler la terre.</p> + +<p>La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, +c'est l'oiseau, parce qu'il se sent fort au delà de +son action, parce que, bercé, soulevé de l'haleine +du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en +rêve. La force illimitée, la faculté sublime, +obscure chez les êtres inférieurs, chez l'oiseau +claire et vive, de prendre à volonté sa force au +foyer maternel, d'aspirer la vie à torrent, c'est +un enivrement divin.</p> + +<p>La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non +impie, de chaque être, est de vouloir ressembler à +la grande Mère, de se faire à son image, de +participer aux ailes infatigables dont l'Amour +éternel couve le monde.</p> + +<p>La tradition humaine est fixée là-dessus. L'homme +ne veut pas être homme, mais ange, un Dieu ailé. +Les génies ailés de la Perse font les chérubins +de Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, +à l'âme, et elle trouve le vrai nom de l'âme, +l'<i>aspiration</i> +<span title="asthma">ασθμα</span>. +L'âme a gardé ses ailes; elle passe +à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge, et va +croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se +formule ce vœu, échappé du plus profond de sa +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p31" id="p31">31</a></span><span class="hidden">)</span> +nature et de ses ardeurs prophétiques: «Oh! si +j'étais oiseau!» dit l'homme. La femme n'a nul +doute que l'enfant ne devienne un ange.</p> + +<p>Elle l'a vu ainsi dans ses songes.</p> + +<p>Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissement +des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous +étiez partout! Si vraiment vous viviez! Si nous +n'avions perdu rien de ce qui fait notre deuil! si, +d'étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un +vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux +pèlerinage à travers la bonté immense!...</p> + +<p>On le croit par moments. Quelque chose nous dit +que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des +échappées du vrai monde, des lumières entrevues +derrière le brouillard d'ici-bas, des promesses +certaines, et que le prétendu réel serait plutôt +le mauvais songe.</p> + + +<p><a name="p34" id="p34"> </a> +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p35" id="p35">35</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>PREMIERS ESSAIS DE L'AILE.</h3> + + +<p>Il n'est point d'homme illettré, ignorant, point +d'esprit blasé, insensible, qui puisse se défendre +d'une émotion de respect, je dirai presque de +terreur, en entrant dans les salles de notre +Musée d'histoire naturelle.</p> + +<p>Nulle collection étrangère, à notre connaissance, +ne produit cette impression.</p> + +<p>D'autres, sans doute, comme celle du splendide +musée de Leyde, sont plus riches en tel genre; non +plus complètes, non plus harmoniques. Cette +grandiose harmonie se sent instinctivement, elle +impose et saisit. Le voyageur inattentif, visiteur +fortuit, est pris sans s'y attendre; il s'arrête +et il songe. En face de cette énorme énigme, de cet +immense hiéroglyphe +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p36" id="p36">36</a></span><span class="hidden">)</span> +qui pour la première fois se pose devant lui, il +se tiendrait heureux s'il pouvait lire un +caractère, épeler une lettre. Que de fois des gens +du peuple, surpris et tourmentés de telle forme +bizarre, nous en ont demandé le sens! Un mot les +mettait sur la voie, une simple indication les +charmait; ils partaient contents, et se +promettaient de revenir. Au contraire, ceux qui +traversaient cet océan d'objets inconnus, incompris, +s'en allaient fatigués et tristes.</p> + +<p>Formons le vœu qu'une administration si éclairée, +si haut placée dans la science, revienne à la +constitution primitive du Muséum, qui créait des +<i>gardiens démonstrateurs</i>, et n'admettait comme +surveillants de ce trésor que ceux qui pouvaient le +comprendre, et par moments l'interpréter.</p> + +<p>Un autre vœu que nous osons former, c'est qu'à +côté des grands naturalistes on place les images +des courageux navigateurs, des voyageurs persévérants, +qui, par leurs travaux, leurs périls, +en hasardant cent fois leur vie, nous ont rapporté +ces trésors. S'ils valent en eux-mêmes, ils valent +peut-être plus encore par l'héroïsme et la +grandeur de cœur de ceux qui nous les ont gagnés. +Ce charmant colibri, madame, saphir ailé où vous +verriez un futile objet de parure, savez-vous bien +qu'un Azara, un Lesson, vous l'a rapporté des +forêts meurtrières où l'on ne respire que la mort? +Ce tigre magnifique dont vous +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p37" id="p37">37</a></span><span class="hidden">)</span> +admirez le pelage, sachez que, pour le mettre ici, +il a fallu que, dans les jongles, il fût cherché, +rencontré face à face, tiré, frappé au front par +l'intrépide Levaillant? Ces voyageurs illustres, +amants ardents de la nature, souvent sans moyens, +sans secours, l'ont suivie aux déserts, observée et +surprise dans ses mystérieuses retraites, s'imposant +la soif et la faim, d'incroyables fatigues, ne se +plaignant jamais, se croyant trop récompensés, +pleins d'amour, de reconnaissance à chaque +découverte, ne regrettant rien à ce prix, non pas +même la mort de Lapeyrouse ou de Mungo Park, +la mort dans les naufrages, la mort chez les +barbares.</p> + +<p>Qu'ils revivent ici au milieu de nous! Si leur vie +solitaire s'écoula loin de l'Europe pour la servir, +que leurs images soient placées au milieu de la +foule reconnaissante, avec la brève indication de +leurs heureuses découvertes, de leurs souffrances +et de leur grand courage. Plus d'un jeune homme se +sentira ému d'avoir vu ces héros et reviendra +rêveur et tenté de les imiter.</p> + +<p>C'est la double grandeur de ce lieu. Des héros +envoyèrent ces choses, et elles furent recueillies, +classées, harmonisées par des grands hommes, à qui +tout affluait comme à un centre légitime, et que +leur position autant que leur génie mit à même +d'opérer ici la centralisation de la nature.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p38" id="p38">38</a></span><span class="hidden">)</span> +Au dernier siècle, le grand mouvement des sciences +convergeait autour d'un homme de génie, important +par le rang, les entourages et la fortune, +M. le comte de Buffon; tous les dons des savants, +des voyageurs, des rois, venaient à lui, par lui se +classaient au Musée. De nos jours un plus grand +spectacle a fixé sur ce lieu l'attention émue de +toutes les nations du monde, quand deux hommes +immenses (plus que deux hommes, deux méthodes), +Cuvier, Geoffroy y combattirent. Tous s'y +intéressèrent ou pour l'un ou pour l'autre, tous +prirent parti, envoyèrent pour ou contre des +preuves au Muséum, tel des livres, tel des animaux +ou des faits inconnus. De sorte que ces collections +qu'on croirait mortes sont vivantes; elles +palpitent encore de cette lutte, animées par les +grands esprits qui ont appelé tous ces êtres en +témoignage dans leur combat fécond.</p> + +<p>Ce n'est pas là un dépôt fortuit. Ce sont des +séries très-suivies, formées et composées +systématiquement par de profonds penseurs. Les +espèces qui forment les plus curieuses transitions +entre les genres y sont richement représentées. +C'est là qu'on voit bien mieux qu'ailleurs ce qu'ont +dit Linné et Lamark: qu'à mesure que nos musées +s'enrichiraient, deviendraient plus complets, +auraient moins de lacunes, on avouerait que la +nature ne fait rien +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p39" id="p39">39</a></span><span class="hidden">)</span> +brusquement, mais par transitions douces et +insensibles. Où nous croyons voir dans ses œuvres +un saut, un vide, un passage brusque et +inharmonique, accusons-nous nous-mêmes; cette +lacune, c'est notre ignorance.</p> + +<p>Arrêtons-nous quelques moments aux solennels +passages où la vie incertaine semble osciller encore, +où la nature paraît s'interroger elle-même, tâter +sa volonté. <i>Serai-je poisson ou mammifère?</i> se +dit l'être; il hésite, et reste poisson à sang +chaud; c'est la bonne et douce tribu des +lamentins, des phoques. <i>Serai-je oiseau ou +quadrupède?</i> Grande question, hésitation +perplexe, long combat et varié. Toutes les +péripéties en sont racontées, les solutions +diverses des problèmes naïvement posées, réalisées, +par des êtres bizarres, comme l'ornithorynque, +qui n'aura d'oiseau que le bec, comme la pauvre +chauve-souris, être innocent et tendre dans son +nid de famille, dont la forme indécise fait la +laideur et l'infortune. En elle, on voit que la +nature cherche l'aile, et ne trouve encore qu'une +membrane velue, hideuse, qui toutefois en fait +déjà la fonction.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Je suis oiseau; voyez mes ailes.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="noindent">Mais l'aile même ne fait pas l'oiseau. +</p> +<p>Placez-vous vers le centre du musée, et tout près +de l'horloge. Là, vous apercevez, à gauche, le premier +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p40" id="p40">40</a></span><span class="hidden">)</span> +rudiment de l'aile dans le manchot du pôle austral, +et dans son frère le pingouin boréal, plus +développé d'un degré. Ailerons écailleux, dont les +pennes luisantes rappellent le poisson bien mieux +que l'oiseau. Sur terre, c'est un infirme; la terre +est difficile pour lui, l'air impossible. Ne le +plaignez pas trop. Sa prévoyante mère le destine +aux mers des pôles, où il n'aura guère à marcher. +Elle l'habille soigneusement d'un beau fourreau +de graisse et d'une imperméable robe. Elle veut +qu'il ait chaud dans les glaces. Quel en est le +meilleur moyen? Il semble qu'elle ait hésité, +tâtonné; à côté du manchot, on voit avec surprise +un essai d'un tout autre genre, mais non pas moins +frappant comme précaution maternelle: c'est un +gorfou très-rare, que je n'ai vu dans nul autre +musée, habillé d'une rude fourrure de quadrupède, +comme d'une sorte de poil de chèvre, mais plus +luisant peut-être dans l'animal vivant, et +certainement impénétrable à l'eau.</p> + +<p>Pour mettre ensemble les oiseaux qui ne volent pas, +il nous faudrait rapprocher de ceux-ci le +navigateur du désert, l'oiseau-chameau, l'autruche +analogue au chameau même par la structure +intérieure. Du moins, si son aile ébauchée ne peut +l'enlever de terre, elle l'aide puissamment à +marcher, lui donne une extrême vitesse; c'est sa +voile pour traverser son aride océan d'Afrique.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p41" id="p41">41</a></span><span class="hidden">)</span> +Revenons au manchot, véritable point de départ de +la série, au manchot dont l'aile vraiment +rudimentaire ne sert point comme voile, n'aide +point à la marche, n'est qu'une indication comme +un souvenir de la nature.</p> + +<p>Elle s'en détache, se soulève péniblement dans +un premier essai de vol par deux figures étranges, +qui nous semblent grotesques et prétentieuses. Le +manchot ne l'est pas: honnête et simple créature, +on voit qu'il n'eut jamais l'ambition du vol. Mais +en voici qui s'émancipent, qui semblent chercher +la parure, ou la grâce du mouvement. Le gorfou +paraît être un manchot décidé à quitter sa +condition; il prend une aigrette coquette qui met +en relief sa laideur. L'informe macareux, qui +semble la caricature d'une caricature, le perroquet +lui ressemble par un gros bec, mal dégrossi, mais +sans tranchant ni force, sans queue et mal +équilibré, il peut toujours être emporté par le +poids de sa grosse tête. Il se hasarde à voleter +pourtant au risque des culbutes. Il plane +noblement tout près de terre et fait l'envie +peut-être des manchots et des phoques. Parfois il +se hasarde en mer; malencontreux vaisseau, le +moindre vent fait son naufrage.</p> + +<p>On ne peut le nier pourtant, l'essor est pris. Des +oiseaux de diverses sortes continuent plus +heureusement. Le genre si riche des plongeons, +dans ses +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p42" id="p42">42</a></span><span class="hidden">)</span> +espèces très-diverses, relie les voiliers aux +nageurs: telles, d'une aile accomplie, d'un vol +hardi et sûr, font les plus grands voyages: telles, +encore revêtues des pennes luisantes du manchot, +frétillent et jouent au fond des mers; les +nageoires seules leur manquent et la respiration +pour être des poissons parfaits; ils alternent, +ils sont maîtres de l'un et de l'autre élément.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p45" id="p45">45</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE TRIOMPHE DE L'AILE.</h3> + +<p class="d">LA FRÉGATE. +</p> + +<p>N'essayons pas d'énumérer tous les intermédiaires. +Passons à l'oiseau blanc que je vois là-haut dans +les nues, oiseau qu'on voit partout, sur l'eau, sur +terre, sur les écueils couverts et découverts des +flots, oiseau qu'on aime à voir, familier et +glouton, et qu'on peut appeler petit vautour des +mers. Je parle de ces myriades de goëlands ou de +mouettes, dont toute côte répète les cris. +Trouvez-moi des êtres plus libres. Jour et nuit, +midi ou nord, mer ou plage, proie morte ou +vivante, tout leur est un. Usant de tout, chez eux +partout, ils promènent vaguement des flots au ciel +leur blanche +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p46" id="p46">46</a></span><span class="hidden">)</span> +voile; le vent nouveau qui tourne et change, c'est +toujours le bon vent qui va où ils voulaient aller.</p> + +<p>Sont-ils autre chose que l'air, la mer, les +éléments qui ont pris aile et volent? Je n'en +sais rien: à voir leur œil gris, terne et froid +(qu'on n'imite nullement dans nos musées), on croit +voir la mer grise, l'indifférente mer du Nord, dans +sa glaciale impersonnalité. Que dis-je? cette mer +est plus émue. Parfois phosphorescente, électrique, +il lui arrive de s'animer bien plus. Le vieux père +Océan, sournois, colère, souvent sous sa face +pâle roule bien des pensées. Ses fils, les +goëlands, semblent moins animaux que lui. Ils +volent de leurs yeux morts cherchant quelque proie +morte, s'attroupant, hâtant en famille la +destruction des grands cadavres qui pour eux +flottent sur la mer. Point féroces d'aspect, +égayant le navigateur par leurs jeux, par +l'apparition fréquente de leurs blanches ailes, ils +lui parlent des terres lointaines, des rives qu'il +quitte ou qu'il va voir, des amis absents, espérés. +Et ils le servent aussi à l'approche des orages, +qu'ils annoncent et prédisent. Souvent leur voile +éployée lui conseille de serrer les siennes.</p> + +<p>Car ne supposez pas que, l'orage venu, ils +daigneront plier les ailes. Tout au contraire, ils +partent. L'orage est leur récolte; plus la mer +est terrible, moins le poisson peut se soustraire +à ces hardis +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p47" id="p47">47</a></span><span class="hidden">)</span> +pêcheurs. Dans la baie de Biscaye, où la houle, +poussée du nord-ouest, traversant l'Atlantique, +arrive entassée, exhaussée à des hauteurs énormes, +avec des chocs épouvantables, les goëlands placides +travaillent imperturbablement. «Je les voyais, dit +M. de Quatrefages, décrire en l'air mille +courbes, plonger entre deux vagues, reparaître avec +un poisson. Plus rapides quand ils suivaient le +vent, plus lents quand ils restaient en face, ils +planaient cependant avec la même aisance, sans +paraître donner un coup d'aile de plus que dans les +plus beaux jours. Et cependant les flots +remontaient les talus, comme des cataractes à +l'envers, aussi haut que la plate-forme de +Notre-Dame, et l'écume plus haut que Montmartre. +Ils n'en semblaient pas plus émus.»</p> + +<p>L'homme n'a pas leur philosophie. Les matelots +sont fort émus lorsque, le jour baissant, une +subite nuit se faisant sur les mers, ils voient +autour du navire voler une sinistre petite figure, +un funèbre oiseau noir. Noir n'est pas le mot +propre, le noir serait plus gai; la vraie nuance +est celle d'un brun fumeux qu'on ne définit pas. +Ombre d'enfer, ou mauvais songe, qui marche sur les +eaux, se promène à travers la vague, foule aux +pieds la tempête. Ce pétrel (ou Saint-Pierre) est +l'horreur du marin, qui croit y voir une malédiction +vivante. D'où +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p48" id="p48">48</a></span><span class="hidden">)</span> +vient-il? D'où peut-il surgir, à des distances +énormes de toute terre? que veut-il? que vient-il +chercher, si ce n'est le naufrage? Il voltige +impatient, et déjà choisit les cadavres que lui va +livrer sa complice, l'atroce et méchante mer.</p> + +<p>Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins +effrayés verraient dans le pauvre oiseau un autre +navire en détresse, un navigateur imprudent qui, +lui aussi, a été surpris loin de la côte et sans +abri. Ce vaisseau est pour lui une île, où il +voudrait bien reposer. Le sillage seul du navire +qui coupe et le flot et le vent, c'est déjà un +refuge, un secours contre la fatigue. Sans cesse, +d'un vol agile, il met le rempart du vaisseau entre +lui et la tempête. Timide et myope, on ne le voit +guère que quand elle fait la nuit. Il nous +ressemble, il craint l'orage, il a peur, ne veut +pas périr, et dit comme vous, marins: «Que +deviendraient mes petits?»</p> + +<p>Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je +vois un petit point bleu au ciel. Heureuse et +sereine région qui gardait la paix par-dessus +l'orage. Dans ce point bleu, royalement, un petit +oiseau d'aile immense nage à dix mille pieds de +haut. Goëland? non: l'aile est noire. Aigle? +non, l'oiseau est petit.</p> + +<p>C'est le petit aigle de mer, le premier de la race +ailée, l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais +la +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p49" id="p49">49</a></span><span class="hidden">)</span> +voile, le prince de la tempête, contempteur de +tous les dangers: le guerrier ou la frégate.</p> + +<p>Nous avons atteint le terme de la série commencée +par l'oiseau sans aile. Voici l'oiseau qui n'est +plus qu'aile. Plus de corps: celui du coq à peine, +avec des ailes prodigieuses qui vont jusqu'à +quatorze pieds. Le grand problème du vol est résolu +et dépassé, car le vol semble inutile. Un tel +oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis, +n'a qu'à se laisser porter. L'orage vient? Il monte +à de telles hauteurs qu'il y trouve la sérénité. La +métaphore poétique, fausse de tout autre oiseau, +n'est point figure pour celui-ci: à la lettre il +dort sur l'orage.</p> + +<p>S'il veut ramer sérieusement, toute distance +disparaît. Il déjeune au Sénégal, dîne en +Amérique.</p> + +<p>Ou, s'il veut mettre plus de temps, s'amuser en +route, il le peut; il continuera dans la nuit +indéfiniment, sûr de se reposer... sur quoi? sur +sa grande aile immobile, qu'il lui suffit de +déployer sur l'air, qui se charge seul de la +fatigue du voyage, sur le vent, son serviteur, qui +s'empresse à le bercer.</p> + +<p>Notez que cet être étrange a de plus cette royauté +de ne rien craindre en ce monde. Petit, mais fort, +intrépide, il brave tous les tyrans de l'air; il +mépriserait au besoin le pycargue et le condor; +ces énormes et lourdes bêtes s'ébranleraient à +grand'peine qu'il serait déjà à dix lieues.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p50" id="p50">50</a></span><span class="hidden">)</span> +Oh! C'est là que l'envie nous prend, lorsque dans +l'azur ardent des tropiques nous voyons passer en +triomphe, à des hauteurs incroyables, presque +imperceptible par la distance, l'oiseau noir dans +la solitude, unique dans le désert du ciel. Tout +au plus, un peu plus bas, le croise dans sa grâce +légère un blanc voilier, le paille-en-queue.</p> + +<p>Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l'air, +sans peur, sans fatigue, maître de l'espace, dont +le vol si rapide supprime le temps? Qui plus que +toi est détaché des basses fatalités de l'être?</p> + +<p>Une chose pourtant m'étonnait: c'était qu'envisagé +de près, ce premier du royaume ailé n'a rien de la +sérénité que promet une vie libre. Son œil est +cruellement dur, âpre, mobile, inquiet. Son +attitude tourmentée est celle d'une vigie +malheureuse qui doit, sous peine de mort, veiller +sur l'infini des mers. Celui-ci visiblement fait +effort pour voir au loin. Et si sa vue ne le sert, +l'arrêt est sur son noir visage; la nature le +condamne, il meurt.</p> + +<p>En y regardant de près, on le voit, il n'a pas de +pieds. Fort courts du moins et palmés, ils ne +peuvent marcher, percher. Avec un bec formidable, +il n'a pas les griffes du véritable aigle de mer. +Faux aigle, et supérieur au vrai par l'audace +comme par le vol, il n'a pourtant pas sa force, il +n'a pas ses prises invincibles. Il frappe et tue; +peut-il saisir?</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p51" id="p51">51</a></span><span class="hidden">)</span> +De là sa vie tout incertaine, de hasards, vie de +corsaire, de pirate, plus que de marin, et la +question permanente qu'on lit trop bien sur son +visage: «Dînerai-je?... aurai-je ce soir de quoi +donner à mes petits?»</p> + +<p>L'immense et superbe appareil de ses ailes devient +à terre un danger, un embarras. Il lui faut, pour +s'enlever, beaucoup de vent ou un lieu élevé, une +pointe, un roc. Surprise sur un sable plat, sur les +bancs, les bas écueils où elle s'arrête souvent, la +frégate est sans défense; elle a beau menacer, +frapper, elle est assommée à coups de bâton.</p> + +<p>Sur mer, ces ailes immenses, admirables quand elles +s'élèvent, sont peu propres à raser l'eau. +Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et +dès lors malheur à l'oiseau! il appartient aux +poissons, il nourrit les basses tribus dont il +comptait se nourrir: le gibier mange le chasseur, +le preneur est pris.</p> + +<p>Et cependant comment faire? Sa nourriture est +dans les eaux. Il faut toujours qu'il s'en +rapproche, qu'il y retourne, qu'il rase sans cesse +l'odieuse et féconde mer qui menace de l'engloutir.</p> + +<p>Donc cet être si bien armé, ailé, supérieur à tous +par la vue, le vol, l'audace, n'a qu'une vie +tremblante et précaire. Il mourrait de faim s'il +n'avait l'industrie de se créer un pourvoyeur +auquel il escroque +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p52" id="p52">52</a></span><span class="hidden">)</span> +sa nourriture. Sa ressource, hélas! ignoble, +c'est d'attaquer un oiseau lourd et peureux, le +fou, excellent pêcheur. La frégate, qui n'est pas +plus grosse, le poursuit, le frappe du bec sur le +cou, lui fait rendre gorge. Tout cela se passe +dans l'air; avant que le poisson ne tombe, elle +le happe au passage.</p> + +<p>Si cette ressource manque, elle ne craint pas +d'attaquer l'homme: «En débarquant à l'Ascension, +dit un voyageur, nous fûmes assaillis des frégates. +L'une voulait m'arracher un poisson de la main +même. D'autres voltigeaient sur la chaudière où +cuisait la viande pour l'enlever, sans tenir +compte des matelots qui étaient autour.»</p> + +<p>Dampier en vit de malades, de vieilles ou +estropiées, se tenant sur les écueils qui semblaient +leurs Invalides, levant des contributions sur les +jeunes fous, leurs vassaux, et se nourrissant de +leur pêche. Mais, dans leur état de force, elles ne +posent guère à terre, vivant comme les nuages, +flottant de leurs grandes ailes constamment d'un +monde à l'autre, attendant leur aventure, et perçant +l'infini du ciel, l'infini des eaux, d'un implacable +regard.</p> + +<p>Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose +pas. Le premier des navigateurs est celui qui +n'arrive pas. La terre, la mer, lui sont presque +également interdites. Et c'est l'éternel exilé.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p53" id="p53">53</a></span><span class="hidden">)</span> +N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment +libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste, +nul vol assez grand, nulle aile ne suffit. La plus +puissante est un asservissement. Il en faut d'autres +que l'âme attend, demande et espère:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Des ailes par-dessus la vie!</span><br> + <span class="i0">Des ailes par delà la mort!</span><br> + <br> + </div> +</div> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p57" id="p57">57</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LES RIVAGES.<br> +DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES.</h3> + + +<p>J'ai maintes fois, en des jours de tristesse, +observé un être plus triste, que la mélancolie +aurait pris pour symbole: c'était le rêveur des +marais, l'oiseau contemplateur qui, en toutes +saisons, seul devant les eaux grises, semble, avec +son image, plonger dans leur miroir sa pensée +monotone.</p> + +<p>Sa noble aigrette noire, son manteau gris de perle, +ce deuil quasi-royal contraste avec son corps +chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le +pauvre hère ne montre que deux ailes; pour peu +qu'il s'éloigne en hauteur, du corps il n'est plus +question; il devient invisible. Animal vraiment +aérien, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p58" id="p58">58</a></span><span class="hidden">)</span> +pour porter ce corps si léger, le héron a assez, +il a trop d'une patte; il replie l'autre; +presque toujours sa silhouette boiteuse se dessine +ainsi sur le ciel dans un bizarre hiéroglyphe.</p> + +<p>Quiconque a vécu dans l'histoire, dans l'étude +des races et des empires déchus, est tenté de voir +là une image de décadence. C'est un grand seigneur +ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul +être ne sort à cet état misérable des mains de la +nature. Donc, je me hasardai à interroger ce +rêveur et je lui dis de loin ces paroles que sa +très-fine ouïe perçut exactement: «Ami pêcheur, +voudrais-tu bien me dire (sans délaisser ta +station) pourquoi, toujours si triste, tu sembles +plus triste aujourd'hui? As-tu manqué ta proie? +Le poisson trop subtil a-t-il trompé tes yeux? La +grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de +l'onde?</p> + +<p>—Non, poissons ni grenouilles n'ont pas ri du +héron... Mais le héron lui-même rit de lui, se +méprise quand il entre en pensée de ce que fut sa +noble race et de l'oiseau des anciens jours.</p> + +<p>«Tu veux savoir à quoi je rêve? Demande au chef +indien des Chérokés, des Jowais, pourquoi, des +jours entiers, il tient la tête sur le coude, +regardant sur l'arbre d'en face un objet qui n'y +fut jamais.</p> + +<p>«La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux +aquatiques dans l'âge intermédiaire où, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p59" id="p59">59</a></span><span class="hidden">)</span> +jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, +de lutte, mais d'abondante subsistance. Pas un +héron alors qui ne gagnât sa vie. Besoin n'était +d'attendre ni de poursuivre; la proie poursuivait +le chasseur; elle sifflait, coassait de tous +côtés. Des millions d'êtres de nature indécise, +oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les +limites mal tracées des deux éléments. +Qu'auriez-vous fait, vous autres, faibles et +derniers nés du monde? L'oiseau vous prépara la +terre. Des combats gigantesques eurent lieu contre +les monstres énormes, fils du limon; le fils de +l'air, l'oiseau prit taille de géant. Si vos +histoires ingrates n'ont pas trace de tout cela, +la grande histoire de Dieu le raconte au fond +de la terre où elle a déposé les vaincus, les +vainqueurs, les monstres exterminés par nous et +celui qui les détruisit.</p> + +<p>«Vos fictions mensongères nous bercent d'un +Hercule humain. Que lui eût servi sa massue contre +le plésiosaure? qui eût attendu face à face cet +horrible léviathan? Il y fallait le vol, l'aile +forte, intrépide, qui du plus haut lançait, +relevait, relançait l'Hercule oiseau, l'épiornis, +un aigle de vingt pieds de haut et de cinquante +pieds d'envergure, implacable chasseur qui, maître +de trois éléments, dans l'air, dans l'eau, dans la +vase profonde, suivait le dragon sans repos.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p60" id="p60">60</a></span><span class="hidden">)</span> +«L'homme eût péri cent fois. Par nous l'homme +devint possible sur une terre pacifiée. Mais qui +s'étonnera que ces terribles guerres, qui durèrent +des milliers d'années, aient usé les vainqueurs, +lassé l'Hercule ailé, fait de lui un faible Persée, +souvenir effacé, pâli, de nos temps héroïques?</p> + +<p>«Baissés de taille, de force, sinon de cœur, +affamés par la victoire même, par la disparition +des mauvaises races, par la division des éléments +qui nous cacha la proie au fond des eaux, nous +fûmes sur la terre, dans nos forêts et nos marais, +poursuivis à notre tour par les nouveaux venus qui, +sans nous, ne seraient pas nés. La malice de +l'homme des bois et sa dextérité furent fatales à +nos nids. Lâchement, dans l'épaisseur des branches +qui gênent le vol, entravent le combat, il mettait +la main sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci +moins heureuse, qu'Homère appelle la guerre des +pygmées et des grues. La haute intelligence des +grues, leur tactique vraiment militaire, n'ont pas +empêché l'ennemi, l'homme, par mille arts maudits, +de prendre l'avantage. Le temps était pour lui, la +terre et la nature; elle va desséchant le globe, +tarissant les marais, supprimant la région indécise +où nous régnâmes. Il en sera de nous, à la longue, +comme du castor. Plusieurs espèces périront; +peut-être un siècle encore, et le héron aura +vécu.»</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p61" id="p61">61</a></span><span class="hidden">)</span> +Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris +leur parti, ont délaissé la terre, se sont +franchement vouées et sans réserve à l'élément +liquide, sauf les plongeurs, le cormoran, le sage +pélican et quelques autres, les tribus aquatiques +semblent en décadence. L'inquiétude, la sobriété +les maintiennent encore. C'est ce souci persévérant +qui a doué le pélican d'un organe tout particulier, +lui creusant sous son bec distendu un réservoir +mobile, signe vivant d'économie et d'attentive +prévoyance.</p> + +<p>Plusieurs, comme le cygne, habiles voyageurs, +vivent en variant leur séjour. Mais le cygne +lui-même, immangeable, ménagé de l'homme pour sa +beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en +Italie, et dont Virgile parle sans cesse, y est +rare maintenant. On chercherait en vain ces +blanches flottes qui couvraient de leurs voiles les +eaux du Mincio, les marais de Mantoue, qui +pleuraient Phaéthon à l'ombre de ses sœurs, ou +dans leur vol sublime, poursuivant les étoiles d'un +chant harmonieux, leur portaient le nom de Varus.</p> + +<p>Ce chant, dont parle toute l'antiquité, est-il une +fable? Les organes du chant, qu'on trouve si +développés chez le cygne, lui furent-ils toujours +inutiles? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse +liberté quand il avait une atmosphère plus chaude, +quand il passait le meilleur de l'année aux doux climats +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p62" id="p62">62</a></span><span class="hidden">)</span> +de Grèce et d'Italie? On serait tenté de le +croire. Le cygne, refoulé au nord, où ses amours +trouvent mystère et repos, a sacrifié son chant, a +pris l'accent barbare, ou il est devenu muet. La +muse est morte; l'oiseau a survécu.</p> + +<p>Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de +ressources, la grue, type supérieur d'intelligence +dans ces espèces, devait, ce semble, prospérer, se +maintenir partout dans son ancien empire. Elle a +perdu pourtant deux royaumes: la France, qui ne +la voit plus qu'au passage; l'Angleterre, où +maintenant elle hasarde rarement de déposer ses +œufs.</p> + +<p>Le héron, au temps d'Aristote, était plein +d'industrie et de sagacité. L'antiquité le +consultait sur le beau temps, l'orage, comme un +des plus graves augures. Déchu au moyen âge, mais +gardant sa beauté, son vol qui monte au ciel, +c'était encore un prince, un oiseau féodal; les +rois voyaient en lui une chasse de roi et le but +du noble faucon. Si bien le chassa-t-on que, sous +François I<sup>er</sup>, il devint rare; ce roi le loge +autour de lui, à Fontainebleau, y fait des +héronnières. Deux ou trois siècles passent, et +Buffon croit encore «qu'il n'y a guère de +province où des héronnières ne se trouvent.» De +nos jours, Toussenel n'en connaît qu'une en +France, au nord du moins, dans la Champagne; +entre Reims et Épernay, un bois recèle le dernier +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p63" id="p63">63</a></span><span class="hidden">)</span> +asile où le pauvre solitaire ose encore cacher ses +amours.</p> + +<p>Solitaire! c'est là sa condamnation. Moins +sociable que la grue, moins familier que la +cigogne, il semble devenu farouche même aux siens, +à celle qu'il aime. Court et rare, le désir +l'arrache à peine un jour à sa mélancolie. Il tient +peu à la vie. Captif, il refuse souvent la +nourriture, s'éteint sans plainte et sans regrets.</p> + +<p>Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expérience, +la plupart réfléchis et docteurs en deux éléments, +étaient dans leur meilleure époque, plus avancés +que bien d'autres. Ils méritaient les ménagements +de l'homme. Tous avaient des mérites d'originalité +diverse. L'instinct social des grues, leur +singulier esprit mimique, les rendaient aimables, +amusantes. La jovialité du pélican et son humeur +joueuse, la tendresse de l'oie, sa faculté +d'attachement, la bonté enfin des cigognes, leur +piété pour leurs vieux parents, attestée par tant +de témoins, formaient entre ce monde et nous des +liens sympathiques que la légèreté humaine n'aurait +pas dû briser barbarement.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p67" id="p67">67</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE.<br> +WILSON.</h3> + + +<p>La décadence du héron est moins sensible en +Amérique. Il est moins poursuivi. Les solitudes +sont plus vastes. Il trouve encore, sur ses marais +chéris, des forêts sombres et presque impénétrables. +Dans ces ténèbres il est plus sociable; dix ou +quinze ménages s'y établissent ensemble, ou à peu +de distance. L'obscurité parfaite des grands cèdres +sur les eaux livides les rassure et les réjouit. +Vers le haut de ces arbres, ils construisent avec +des bâtons une large plate-forme qu'ils couvrent de +petites branches; voilà le domicile de la famille +et l'abri des amours; là, la ponte tranquille, +l'éclosion, l'éducation +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p68" id="p68">68</a></span><span class="hidden">)</span> +du vol, les enseignements paternels qui formeront +le petit pêcheur. Ils n'ont pas fort à craindre +que l'homme vienne les inquiéter dans ces retraites; +elles se trouvent non loin de la mer, +spécialement dans les Carolines, dans des terrains +bas et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune. +Tel marais, ancien bras de mer ou de rivière, +vieille flaque oubliée derrière dans la retraite +des eaux, s'étend parfois sur la largeur d'un mille, +à cinq ou six milles de longueur. L'entrée n'est +pas fort invitante; vous voyez un front de troncs +d'arbres, tous parfaitement droits et dépouillés +de branches, de cinquante ou soixante pieds, +stériles jusqu'au sommet, où ils mêlent et +rapprochent leurs flèches végétales d'un sombre +vert, de manière à garder sur l'eau un crépuscule +sinistre. Quelle eau! une fermentation de +feuilles et de débris, où les vieilles souches +montent pêle-mêle l'une sur l'autre, le tout d'un +jaune sale, où nage à la surface une mousse verte +et écumeuse. Avancez; ce qui semble ferme est une +mare où vous plongez. Un laurier à chaque pas +intercepte le passage; pour passer outre, il faut +une lutte pénible avec ses branches, avec des +débris d'arbres, des lauriers toujours renaissants. +De rares lueurs percent l'obscurité; ces régions +affreuses ont le silence de la mort. Sauf la note +mélancolique de deux ou trois petits oiseaux, que +l'on entend parfois, ou +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p69" id="p69">69</a></span><span class="hidden">)</span> +le héron et son cri enroué, tout est muet, désert; +mais, que le vent s'élève, de la cime des arbres, +le triste héron gémit, soupire. Si la tempête +vient, ces grands cèdres nus, ces grands mâts, se +balancent et se heurtent; toute la forêt hurle, +crie gronde, imite à s'y tromper les loups, les +ours, toutes les bêtes de proie.</p> + +<p>Aussi ce ne fut pas sans étonnement que, vers +1805, les hérons, si bien établis, virent rôder +sous leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage, +un homme. Un seul était capable de les visiter là, +patient, voyageur infatigable, et brave autant que +pacifique, l'ami, l'admirateur des oiseaux, +Alexandre Wilson.</p> + +<p>Si ce peuple avait su le caractère du visiteur, +loin de s'en effrayer, il fût venu sans doute à sa +rencontre pour lui faire de ses cris, de ses +battements d'ailes, un salut amical, une fraternelle +ovation.</p> + +<p>Dans ces années terribles où l'homme fit de +l'homme la plus vaste destruction qui jamais se +soit vue, il y avait en Écosse un homme de paix. +Pauvre tisserand de Glascow, dans son logis +humide et sombre il rêvait la nature, l'infini des +libres forêts, la vie ailée surtout. Son métier +de cul-de-jatte, condamné à rester assis, lui +donna l'amour extatique du vol et de la lumière. +S'il ne prit pas des ailes, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p70" id="p70">70</a></span><span class="hidden">)</span> +c'est que ce don sublime n'est encore dans ce monde +que le rêve et l'espoir de l'autre. Nul doute +qu'aujourd'hui, Wilson, tout à fait affranchi, ne +vole, oiseau de Dieu, dans une étoile moins +obscure, observant plus à l'aise sur l'aile du +condor et de l'œil du faucon.</p> + +<p>Il avait essayé d'abord de satisfaire son goût +pour les oiseaux en compulsant les livres de +gravures qui prétendent les représenter. Lourdes +et gauches caricatures qui donnent une idée +ridicule de la forme, et du mouvement rien; or, +qu'est-ce que l'oiseau hors la grâce et le +mouvement? Il n'y tint pas. Il prit un parti +décisif: ce fut de quitter tout, son métier, son +pays. Nouveau Robinson Crusoé, par un naufrage +volontaire, il voulait s'exiler aux solitudes +d'Amérique, là, voir lui-même, observer, décrire, +peindre. Il se souvint alors d'une chose: c'est +qu'il ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. +Voilà cet homme fort, patient et que rien ne +pouvait rebuter, qui apprend à écrire, très-bien, +très-vite. Bon écrivain, artiste infiniment exact, +main fine et sûre, il parut, sous sa mère et +maîtresse la Nature, moins apprendre que se +souvenir.</p> + +<p>Armé ainsi, il se lance au désert, dans les forêts, +aux savanes malsaines, ami des buffles et convive +des ours, mangeant les fruits sauvages, +splendidement couvert de la tente du ciel. Où il +a chance +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p71" id="p71">71</a></span><span class="hidden">)</span> +de voir un oiseau rare, il reste, il campe, il est +chez lui. Qui le presse en effet? Il n'a pas de +maison qui le rappelle, ni femme, ni enfant qui +l'attende. Il a une famille, c'est vrai; mais la +grande famille qu'il observe et décrit. Des amis, +il en a: ceux qui n'ont pas encore la défiance +de l'homme et qui viennent percher à son arbre et +causer avec lui.</p> + +<p>Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un +très-solide ami, qui vous en fera bien d'autres, +qui vous fera comprendre, ayant été oiseau +lui-même de pensée et de cœur. Un jour, le +voyageur, pénétrant dans vos solitudes, et voyant +tel de vous voler et briller au soleil, sera +peut-être tenté de sa dépouille, mais se souviendra +de Wilson. Pourquoi tuer l'ami de Wilson? et ce +nom lui venant à la mémoire, il baissera son +fusil.</p> + +<p>Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à +l'infini ces massacres d'oiseaux, du moins pour les +espèces qui sont dans nos musées, et dans les +musées peints de Wilson, d'Audubon, son disciple +admirable, dont le livre royal, donnant et la +famille, et l'œuf, le nid, la forêt, le paysage +même, est une lutte avec la nature.</p> + +<p>Ces grands observateurs ont une chose qui les met +à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que +nulle généralité n'y satisfait; ils observent par +individu. Dieu ne s'informe pas, je pense, de nos +classifications: +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p72" id="p72">72</a></span><span class="hidden">)</span> +il crée tel être, s'inquiète peu des lignes +imaginaires, dont nous isolons les espèces. De +même, Wilson ne connaît pas d'oiseaux en général, +mais tel individu, de tel âge, de telle plume, +dans telles circonstances. Il le sait, l'a vu, +revu, et il vous dira ce qu'il fait, ce qu'il +mange, comme il se comporte, telle aventure enfin, +telle anecdote de sa vie. «J'ai connu un pivert. +J'ai souvent vu un baltimore.» Quand il s'exprime +ainsi, vous pouvez vous fier à lui; c'est qu'il +a été avec eux en relation suivie, dans une sorte +d'amitié et d'intimité de famille. Plût au ciel +que nous connussions l'homme à qui nous avons +affaire, comme il a connu l'oiseau <i>qua</i>, ou le +héron des Carolines!</p> + +<p>Il est bien entendu et facile à deviner que, quand +cet homme-oiseau revint parmi les hommes, il ne +trouva personne pour l'entendre. Son originalité +toute nouvelle, de précision inouïe; sa faculté +unique d'<i>individualiser</i> (seul moyen de +refaire, de recréer l'être vivant) fut justement +l'obstacle à son succès. Ni les libraires, ni le +public, ne voulaient rien que de nobles, hautes +et vagues généralités, tous fidèles au précepte +du comte de Buffon: Généraliser, c'est ennoblir; +donc prenez le mot général.</p> + +<p>Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce +génie fécond après sa mort fît un génie semblable, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p73" id="p73">73</a></span><span class="hidden">)</span> +l'exact, le patient Audubon, dont l'œuvre +colossale a étonné et conquis le public, démontrant +que la vraie et vivante représentation de +l'individualité est plus noble et plus grandiose +que les œuvres forcées de l'art généralisateur.</p> + +<p>La douceur d'âme du bon Wilson, si indignement +méconnue, éclate dans sa belle préface. Tel peut +la trouver enfantine, mais nul cœur innocent ne +se défendra d'en être touché.</p> + +<p>«Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune +fils de huit ou neuf ans qu'on élève à la ville, +mais qui, alors à la campagne, venait de +recueillir, en courant dans les champs, un beau +bouquet de fleurs sauvages de toutes couleurs. +Il les présenta à sa mère, dans la plus grande +animation, disant: +«Chère maman, voyez quelles belles fleurs j'ai recueillies!... +Oh! j'en pourrai cueillir bien d'autres +qui viennent dans nos bois, et plus belles encore! +N'est-ce pas, maman, je vous en apporterai encore?» +Elle prit le bouquet avec un sourire de +tendresse, admira silencieusement cette beauté +simple et touchante de la nature, et lui dit: «Oui, +mon fils.» L'enfant partit sur l'aile du bonheur.</p> + +<p>«Je me trouvai moi-même dans cet enfant, et je +fus frappé de la ressemblance. Si ma terre natale +reçoit avec une gracieuse indulgence les échantillons +que je lui présente humblement, si elle exprime +le désir <i>que je lui en porte encore plus</i>, ma +plu haute ambition sera d'être satisfaite. Car, comme +dit mon petit ami, nos bois en sont pleins; j'en +puis cueillir bien d'autres et plus belles encore.» +(Philadelphie, 1808.)</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p77" id="p77">77</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE COMBAT.<br> +LES TROPIQUES.</h3> + + +<p>Une dame de nos parentes, qui vivait à la +Louisiane, allaitait son jeune enfant. Chaque +nuit, son sommeil était troublé par la sensation +étrange d'un objet froid et glissant qui aurait +tiré le lait de son sein. Une fois, même +impression; mais elle était éveillée; elle +s'élance, elle appelle, on apporte de la lumière, +on cherche, on retourne le lit; on trouve l'affreux +nourrisson, un serpent de forte taille et de +dangereuse espèce. L'horreur qu'elle en eut lui +fit à l'instant perdre son lait.</p> + +<p>Levaillant raconte qu'au Cap, dans un cercle, au +milieu d'une paisible conversation, la dame de la +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p78" id="p78">78</a></span><span class="hidden">)</span> +maison pâlit, jette un cri terrible. Un serpent lui +montait aux jambes, un de ceux dont la piqûre fait +mourir en deux minutes. À grand'peine on le tua.</p> + +<p>Aux Indes, un de nos soldats, reprenant son +havre-sac qu'il avait posé, trouve derrière le +dangereux serpent noir, le plus venimeux de tous. +Il allait le couper en deux. Un bon Indien +s'interpose, obtient grâce, prend le serpent. +Piqué, il meurt sur le coup.</p> + +<p>Telles sont les terreurs de la nature dans ces +climats formidables. Mais les reptiles, rares +aujourd'hui, n'y sont pas le plus grand fléau. +Celui de tous les instants, de tous les lieux, c'est +l'insecte. Il est partout, il est dans tout; il +a toutes les allures pour venir à vous; il +marche, nage, se glisse, vole; il est dans l'air, +vous le respirez. Invisible, il se révèle par les +plus cuisantes piqûres. Récemment, dans un de nos +ports, un employé des archives ouvre un carton de +papiers des colonies apporté depuis longtemps. +Une mouche en sort furieuse; elle le suit, elle +le pique; en deux jours, il était mort.</p> + +<p>Les plus endurcis des hommes, les boucaniers et +flibustiers, disaient que, de tous les dangers et +de toutes les douleurs, ce qu'ils redoutaient le +plus, c'étaient les piqûres d'insectes.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p79" id="p79">79</a></span><span class="hidden">)</span> +Intangibles le plus souvent, invisibles, +irrésistibles, ils sont la destruction même, sous +la forme inéluctable. Que leur opposer, quand ils +viennent en guerre et par légions? Une fois, à la +Barbade, on observa une armée immense de grosses +fourmis, qui, poussée de causes inconnues, +avançait en colonne serrée dans le même sens contre +les habitations. En tuer, c'était peine perdue. +Nul moyen de les arrêter. On imagina heureusement +de faire sur leur route des traînées de poudre +auxquelles on mettait le feu. Ces volcans les +épouvantèrent, et le torrent peu à peu se +détourna de côté.</p> + +<p>Nul arsenal du moyen âge, avec toutes les armes +étranges dont on se servait alors; nulle boutique +de coutelier pour la chirurgie, avec les milliers +d'instruments effrayants de l'art moderne, ne peut +se comparer aux monstrueuses armures des insectes +des tropiques, aux pinces, aux tenailles, aux +dents, aux scies, aux trompes, aux tarières, à tous +les outils de combat, de mort et de dissection, +dont ils vont armés en guerre, dont ils travaillent, +percent, coupent, déchirent, divisent finement, +avec autant d'adresse et de dextérité que d'âpreté +furieuse.</p> + +<p>Les plus grands ouvrages n'ont rien qui soit +au-dessus des forces de ces terribles légions. +Donnez-leur un vaisseau de ligne, que dis-je? une +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p80" id="p80">80</a></span><span class="hidden">)</span> +ville à dévorer. Ils s'en chargent avec joie. À +la longue, ils ont creusé sous Valence, près de +Caraccas, des abîmes et des catacombes; elle est +maintenant suspendue. Quelques individus de ces +tribus dévorantes, malheureusement apportés à la +Rochelle, se sont mis à manger la ville, et déjà +plus d'un édifice chancelle sur des charpentes qui +n'ont plus que l'apparence et dont l'intérieur est +rongé.</p> + +<p>Que ferait un homme livré aux insectes? On n'ose +y penser. Un malheureux, qui était ivre, tomba +près d'une charogne. Les insectes qui dépeçaient +le mort, n'en distinguèrent point le vivant; ils +en prirent possession, y entrèrent par toutes les +portes, remplirent toutes les cavités naturelles. +Nul moyen de le sauver. Il expira au milieu +d'effroyables convulsions.</p> + +<p>Dans les brûlantes contrées où la décomposition +rapide rend tout cadavre dangereux, où toute mort +menace la vie, à l'infini se multiplient ces +terribles accélérateurs de la disparition des +êtres. Un corps touche à peine la terre qu'il est +saisi, attaqué, désorganisé, disséqué. Il en reste +à peine les os. La nature, mise en péril par sa +propre fécondité, les appelle, les excite, les +pique par la chaleur, par l'excitation d'un monde +d'épices et de substances âcres. Elle en fait de +furieux chasseurs, d'insatiables +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p81" id="p81">81</a></span><span class="hidden">)</span> +gloutons. Le tigre et le lion sont des êtres doux, +modérés, sobres, en comparaison du vautour; mais +qu'est-ce que le vautour devant tel insecte qui +parvient, en vingt-quatre heures, à manger trois +fois son poids?</p> + +<p>La Grèce avait vu la nature sous la noble et +froide image de Cybèle traînée par les lions. +L'Inde a vu son dieu Syva, dieu de la vie et de +la mort, qui sans cesse cligne de l'œil, ne +regarde jamais fixement, parce qu'un seul de ses +regards mettrait tous les mondes en poudre. Faibles +imaginations des hommes en présence de la réalité! +Leurs fictions, que sont-elles devant le brûlant +foyer où, par atome ou par seconde, la vie meurt, +naît, flamboie, scintille?... Qui pourra en +soutenir la foudroyante étincelle sans vertige et +sans effroi?</p> + +<p>Trop juste et trop légitime l'hésitation du +voyageur à l'entrée des redoutables forêts où la +nature tropicale, sous des formes souvent +charmantes, fait son plus âpre combat. Il y a +lieu d'hésiter, quand on sait que l'on considère +comme la meilleure défense des forteresses +espagnoles un simple bois de cactus qui, planté +autour, est bientôt plein de serpents. Vous y +sentez fréquemment une forte odeur de musc, odeur +fade, odeur sinistre. Elle vous dit que vous +marchez sur une terre qui n'est que poussière des +morts; débris d'animaux qui ont +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p82" id="p82">82</a></span><span class="hidden">)</span> +cette odeur, de chats-tigres, de crocodiles, de +vautours, de vipères et de serpents à sonnettes.</p> + +<p>Le danger est plus grand peut-être dans ces forêts +vierges, où tout vous parle de vie, où fermente +éternellement le bouillonnant creuset de la nature.</p> + +<p>Ici et là, leurs vivantes ténèbres s'épaississent +d'une triple voûte, et par des arbres géants, et +par des enlacements de lianes, et par des herbes de +trente pieds à larges et superbes feuilles. Par +place, ces herbes plongent dans le vieux limon +primitif, tandis qu'à cent pieds plus haut, +par-dessus la grande nuit, des fleurs altières et +puissantes se mirent dans le brûlant soleil.</p> + +<p>Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent +ses rayons, c'est une scintillation, un +bourdonnement éternel, des scarabées, papillons, +oiseaux-mouches et colibris, pierreries animées et +mobiles, qui s'agitent sans repos. La nuit, scène +plus étonnante! commence l'illumination féerique +des mouches luisantes, qui, par milliards de +millions, font des arabesques fantasques, des +fantaisies effrayantes de lumière, des grimoires +de feu.</p> + +<p>Avec toute cette splendeur, aux parties basses +clapote un peuple obscur, un monde sale de +caïmans, de serpents d'eau. Aux troncs des arbres +énormes, les fantastiques orchidées, filles aimées +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p83" id="p83">83</a></span><span class="hidden">)</span> +de la fièvre, enfants de l'air corrompu, bizarres +papillons végétaux, se suspendent et semblent +voler. Dans ces meurtrières solitudes, elles se +délectent et se baignent dans les miasmes putrides, +boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent, +par le caprice de leurs couleurs inouïes, l'ivresse +de la nature.</p> + +<p>N'y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point +gagner au charme votre tête appesantie. Debout! +debout! sous cent formes, le danger vous +environne. La fièvre jaune est sous ces fleurs, et +le <i>vomito nero</i>; à vos pieds traînent les +reptiles. Si vous cédiez à la fatigue, une armée +silencieuse d'anatomistes implacables prendrait +possession de vous, et d'un million de lancettes +ferait de tous vos tissus une admirable dentelle, +une gaze, un souffle, un néant.</p> + +<p>À cet abîme engloutissant de mort absorbante, de +vie famélique, qu'oppose Dieu qui nous rassure? +Un autre abîme non moins affamé, altéré de vie, +mais moins implacable à l'homme. Je vois l'oiseau, +et je respire.</p> + +<p>Quoi! c'est vous, fleurs animées, topazes et +saphirs ailés, c'est vous qui serez mon salut? +Votre âpreté libératrice, acharnée à l'épuration +de cette surabondante et furieuse fécondité, rend +seule accessible l'entrée de la dangereuse féerie. +Vous absentes, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p84" id="p84">84</a></span><span class="hidden">)</span> +la nature jalouse ferait, sans que le plus hardi +eût osé jamais l'observer, son travail mystérieux +de fermentation solitaire. Qui suis-je ici? et +comment me défendre? Quelle puissance y servirait? +L'éléphant, l'ancien mammouth, y périrait sans +ressource d'un million de dards mortels. Qui les +brave? l'aigle? le condor? non, un peuple plus +puissant, l'intrépide, l'innombrable légion des +gobe-mouches.</p> + +<p>Oiseaux-mouches et colibris, leurs frères de toutes +couleurs, vivent impunément dans ces brillantes +solitudes où tout est danger, parmi les plus +venimeux insectes, et sur les plantes lugubres dont +l'ombre seule fait mourir. L'un d'eux (huppé, vert +et bleu), aux Antilles, suspend son nid à l'arbre +qui fait la terreur, la fuite de tous les êtres, au +spectre dont le regard semble glacer pour toujours, +au funèbre mancenillier.</p> + +<p>Miracle! il est tel perroquet qui moissonne +intrépidement les fruits de l'arbre terrible, s'en +nourrit, en prend la livrée et semble, dans son +vert sinistre, puiser l'éclat métallique de ses +triomphantes ailes.</p> + +<p>La vie, chez ces flammes ailées, le colibri, +l'oiseau-mouche, est si brûlante, si intense, +qu'elle brave tous les poisons. Leur battement +d'ailes est si vif, que l'œil ne le perçoit pas; +l'oiseau-mouche semble immobile, tout à fait sans +action. Un <i>hour! Hour!</i> +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p85" id="p85">85</a></span><span class="hidden">)</span> +continuel en sort, jusqu'à ce que, tête basse, il +plonge du poignard de son bec au fond d'une fleur, +puis d'une autre, en tirant les sucs, et pêle-mêle +les petits insectes: tout cela d'un mouvement si +rapide que rien n'y ressemble; mouvement âpre, +colérique d'une impatience extrême, parfois +emporté de furie, contre qui? contre un gros +oiseau qu'il poursuit et chasse à mort, contre +une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas +de ne point l'avoir attendu. Il s'y acharne, +l'extermine, en fait voler les pétales.</p> + +<p>Les feuilles absorbent, comme on sait, les poisons +de l'air, les fleurs les résorbent. Ces oiseaux +vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de +leurs sucs brûlants et âcres, en réalité, de +poisons. Ces acides semblent leur donner et leur +âpre cri, et l'éternelle agitation de leurs +mouvements colériques. Ils contribuent peut-être +bien plus directement que la lumière à les colorer +de ces reflets étranges qui font penser à l'acier, +à l'or, aux pierres précieuses, plus qu'à des +plumes ou à des fleurs.</p> + +<p>Le contraste est violent entre eux et l'homme. +Celui-ci, partout dans les mêmes lieux, périt ou +défaille. Les Européens qui viennent à la lisière +de ces forêts pour essayer la culture du cacao et +autres denrées tropicales ne tardent pas à +succomber. Les indigènes languissent, énervés et +atrophiés. Le point de la terre où l'homme tombe +le plus près de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p86" id="p86">86</a></span><span class="hidden">)</span> +la bête est celui où l'oiseau triomphe, où sa +parure extraordinaire, luxueuse et surabondante, +lui a mérité son nom d'oiseau de paradis.</p> + +<p>N'importe! de tout plumage, de toute couleur, de +toute forme, ce grand peuple ailé, vainqueur, +dévorateur des insectes, et, dans ses fortes +espèces, chasseur acharné des reptiles, s'envole +par toute la terre comme le précurseur de l'homme, +épurant, préparant son habitation. Il nage +intrépidement sur cette grande mer de mort, +sifflante, coassante et grouillante, sur les +miasmes terribles, les aspire et les défie.</p> + +<p>C'est ainsi que la grande œuvre du salut, +l'antique combat de l'oiseau contre les tribus +inférieures qui durent rendre très-longtemps le +monde inhabitable à l'homme, elle continue cette +œuvre par toute la terre. Les quadrupèdes, +l'homme même, n'y ont qu'une faible part. C'est +toujours la guerre de l'Hercule ailé.</p> + +<p>En lui, les lieux habités ont toute leur sécurité. +Dans l'extrême Afrique, au Cap, le bon serpentaire +défend l'homme contre les reptiles. Pacifique et +d'un doux aspect, il semble accomplir sans colère +ses rudes et dangereux combats. Le gigantesque +jabiru ne travaille pas moins aux déserts de la +Guyane, où l'homme n'ose pas vivre encore. Leurs +dangereuses savanes, noyées et séchées tour à tour, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p87" id="p87">87</a></span><span class="hidden">)</span> +océan douteux où fourmille au soleil un peuple +terrible de monstres encore inconnus, ont pour +habitant supérieur, pour épurateur intrépide, un +noble oiseau de combat, à qui la nature a laissé +quelque trace des armures antiques dont les oiseaux +primitifs furent très-probablement munis dans leur +lutte contre le dragon. C'est un dard placé sur +la tête, un dard sur chacune des ailes. Du premier, +il fouille, éveille, remue dans la fange son +ennemi. Les autres le gardent et le protégent; le +reptile qui l'étreint, le serre, s'enfonce en +même temps les dards, et de sa contraction, de son +propre effort, il est poignardé.</p> + +<p>Ce bel et vaillant oiseau, dernier né des mondes +antiques et qui reste pour témoigner de ces luttes +oubliées, qui naît, vit, meurt sur le limon, sur +le cloaque primitif, n'a rien de ce berceau +immonde. Je ne sais quel instinct moral l'élève et +le tient au-dessus. Sa grande et redoutable voix, +qui domine le désert, annonce au loin la gravité, +le sérieux héroïque du noble et fier épurateur. +Le kamichi, c'est son nom, est rare; à lui +seul, il est tout un genre, une classe qui n'est +point divisée.</p> + +<p>Méprisant l'ignoble promiscuité du bas monde +dont il vit, il est seul, et n'a qu'un amour. Sans +doute, dans cette vie de guerre, l'amante est un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p88" id="p88">88</a></span><span class="hidden">)</span> +compagnon d'armes; ils aiment et combattent +ensemble, ils suivent même destinée. C'est le +mariage guerrier dont parle Tacite: <i lang="la">sic +vivendum, sic pereundum</i> (À la vie et à la mort). +Quand cette tendre société, cette consolation, +ce secours, manque au kamichi, il dédaigne de +prolonger son existence, la rejoint, jamais ne +survit.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p91" id="p91">91</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>L'ÉPURATION.</h3> + + +<p>Le matin, non à l'aurore, mais quand déjà le +soleil est sur l'horizon, à l'heure précise où +s'entr'ouvrent les feuilles du cocotier, sur les +branches de cet arbre, perchés par quarante ou +cinquante, les urubus (petits vautours) ouvrent +leurs beaux yeux de rubis. Le labeur du jour les +réclame. Dans la paresseuse Afrique, cent villages +noirs les appellent; dans la somnolente Amérique, +au sud de Panama ou Caraccas, ils doivent, +épurateurs rapides, balayer, nettoyer la ville, +avant que l'Espagnol se lève, avant que le puissant +soleil ait mis en fermentation les cadavres et les +pourritures. S'ils y manquaient un seul jour, le +pays deviendrait désert.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p92" id="p92">92</a></span><span class="hidden">)</span> +Quand c'est le soir pour l'Amérique, quand l'urubu, +sa journée faite, se replace sur son cocotier, les +minarets de l'Asie blanchissent aux rayons de +l'aurore. De leurs balcons, non moins exacts que +leurs frères américains, vautours, corneilles, +cigognes, ibis, partent pour leurs travaux divers: +les uns vont aux champs détruire les insectes et +les serpents, les autres, s'abattant dans les rues +d'Alexandrie ou du Caire, font à la hâte leurs +travaux d'expurgation municipale. S'ils prenaient la +moindre vacance, la peste serait bientôt le seul +habitant du pays.</p> + +<p>Ainsi, sur les deux hémisphères, s'accomplit le +grand travail de la salubrité publique avec une +régularité merveilleuse et solennelle. Si le soleil +est exact à venir féconder la vie, ces épurateurs +jurés et patentés de la nature ne sont pas moins +exacts à soustraire à ses regards le spectacle +choquant de la mort.</p> + +<p>Ils semblent ne pas ignorer l'importance de leurs +fonctions. Approchez; ils ne fuient point. Quand +leurs confrères les corbeaux, qui souvent marchent +devant eux et leur désignent leur proie, les ont +avertis, vous voyez (on ne sait d'où, comme du ciel) +fondre la nuée des vautours. Solitaire de leur +nature, et sans communication, silencieux pour la +plupart, ils se mettent une centaine au banquet; +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p93" id="p93">93</a></span><span class="hidden">)</span> +rien ne les dérange. Nul débat entre eux, nulle +attention au passant. Imperturbables, ils +accomplissent leurs fonctions dans une âpre gravité: +le tout décemment, proprement; le cadavre disparaît, +la peau reste. En un moment, une effrayante masse +de fermentation putride dont on n'osait plus +approcher a disparu, est rentrée au courant pur +et salubre de la vie universelle.</p> + +<p>Chose étrange! Plus ils nous servent, plus nous +les trouvons odieux. Nous ne voulons pas les +prendre pour ce qu'ils sont, dans leur vrai rôle, +pour de bienfaisants creusets de flamme vivante où +la nature fait passer tout ce qui corromprait la +vie supérieure. Elle leur a fait dans ce but un +appareil admirable qui reçoit, détruit, transforme, +sans se rebuter, se lasser, ni même se satisfaire. +Ils mangent un hippopotame, et ils restent affamés. +Ils dévorent un éléphant, et ils restent affamés. +Aux mouettes (les vautours de mer), une baleine +semble un morceau raisonnable. Elles la dissèquent, +la font disparaître mieux que les meilleurs +baleiniers. Tant qu'il en reste, elles restent; +tirez-les, sous le fusil elles reviennent +intrépides. Rien ne fait lâcher le vautour; sur le +corps d'un hippopotame, Levaillant en tua un qui, +blessé à mort, arrachait encore des morceaux. +Était-il à jeun? point du tout; on lui en +trouva six livres qu'il avait dans l'estomac.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p94" id="p94">94</a></span><span class="hidden">)</span> +Gloutonnerie automatique, plus que de férocité. +Si leur figure est triste et sombre, la nature les +a la plupart favorisés d'une parure délicate et +féminine, le fin duvet blanc de leur cou.</p> + +<p>Devant eux, vous vous sentez en présence des +ministres de la mort, mais de la mort pacifique, +naturelle, et non du meurtre. Ils sont, comme les +éléments, sérieux, graves, inaccusables, au fond, +innocents, plutôt méritants. Avec cette force de +vie qui reprend, dompte, absorbe tout, ils restent, +plus qu'aucun être, soumis aux influences générales, +dominés par l'atmosphère et la température, +essentiellement hygrométriques, de vrais baromètres +vivants. L'humidité du matin alourdit leurs +pesantes ailes; la plus faible proie, à cette +heure, passe impunément devant eux. Tel est leur +asservissement à la nature extérieure, que ceux +d'Amérique, perchés par rangées uniformes aux +branches du cocotier, suivent, nous l'avons dit, +à la lettre l'heure où les feuilles se couchent, +s'endorment bien avant le soir, et ne se lèvent que +quand le soleil, déjà haut sur l'horizon, rouvre +avec les feuilles de l'arbre leurs blanches et +lourdes paupières.</p> + +<p>Ces admirables agents de la bienfaisante chimie +qui conserve et équilibre la vie ici-bas travaillent +pour nous dans mille lieux où jamais nous ne +pénétrâmes. On remarque bien leur présence, leur +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p95" id="p95">95</a></span><span class="hidden">)</span> +service dans les villes; mais personne ne peut +mesurer leurs bienfaits dans des déserts d'où les +vents souffleraient la mort. Dans l'insondable +forêt, dans les profonds marécages, sous l'impur +ombrage des mangles, des palétuviers, où fermentent, +battus, rabattus de la mer, les cadavres des deux +mondes, la grande armée épuratrice seconde, abrége +l'action et des flots et des insectes. Malheur au +monde habité si son travail mystérieux, inconnu, +cessait un instant!</p> + +<p>En Amérique, la loi protége ces bienfaiteurs +publics.</p> + +<p>L'Égypte fait plus pour eux; elle les révère et +les aime. S'ils n'y ont plus leur culte antique, ils +y trouvent l'amicale hospitalité de l'homme, comme +au temps de Pharaon. Demandez au fellah d'Égypte +pourquoi il se laisse assiéger, assourdir par les +oiseaux, pourquoi il souffre patiemment l'insolence +de la corneille perchée sur la corne du buffle, sur +la bosse du chameau, ou par troupes s'abattant sur +les dattiers dont elle fait tomber les fruits: il +ne dira rien. Tout est permis à l'oiseau. Plus vieux +que les Pyramides, il est l'ancien de la contrée. +L'homme n'y est que par lui; il ne pourrait y +subsister sans le persévérant travail de l'ibis, +de la cigogne, de la corneille et du vautour.</p> + +<p>De là une sympathie universelle pour l'animal, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p96" id="p96">96</a></span><span class="hidden">)</span> +une tendresse instinctive pour toute vie, qui, plus +qu'aucune autre chose, fait le charme de l'Orient. +L'Occident a d'autres splendeurs: l'Amérique +n'est pas moins brillante pour le sol et le climat; +mais l'attrait moral de l'Asie, c'est le +sentiment d'unité qu'on sent dans un monde où +l'homme n'a pas divorcé avec la nature, où la +primitive alliance est entière encore, où les +animaux ignorent ce qu'ils ont à craindre de +l'espèce humaine. On en rira, si l'on veut; mais +c'est une grande douceur d'observer cette confiance, +de voir, à l'appel du brame, les oiseaux voler en +foule et manger jusque dans sa main, de voir sur +les toits des pagodes les singes dormir en famille, +jouant, allaitant leurs petits, en toute sécurité, +comme ils feraient au sein des plus profondes forêts.</p> + +<p>«Au Caire, dit un voyageur, les tourterelles se +sentent si bien sous la protection publique, +qu'elles vivent au milieu du bruit même. Tout le +jour je les voyais roucouler sur mes contrevents, +dans une rue fort étroite, à l'entrée d'un bazar +bruyant, et au moment le plus agité de l'année, +peu avant le Ramazan, lorsque les cérémonies de +mariage remplissent la ville, jour et nuit, de +tapage et de tumulte. +Les toits aplatis des maisons, promenade ordinaire +des captives du harem et de leurs esclaves, n'en +sont pas moins hantés d'une foule d'oiseaux. Les +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p97" id="p97">97</a></span><span class="hidden">)</span> +aigles dorment en confiance sur les balcons des +minarets.»</p> + +<p>Les conquérants n'ont jamais manqué de tourner +en dérision cette douceur, cette tendresse pour la +nature animée. Les Perses, les Romains en Égypte, +nos Européens dans l'Inde, les Français en Algérie, +ont souvent outragé, frappé ces frères innocents de +l'homme, objets de son respect antique. Un Cambyse +tuait la vache sacrée, un Romain l'ibis ou le +chat qui détruit les reptiles immondes. Qu'est-ce +pourtant que cette vache? c'est la fécondité de la +contrée. Et l'ibis? sa salubrité. Détruisez ces +animaux, le pays n'est plus habitable. Ce qui, à +travers tant de malheurs, a sauvé l'Inde et +l'Égypte et les a maintenues fécondes, ce n'est +ni le Nil ni le Gange; c'est le respect de +l'animal, la douceur, le bon cœur de l'homme.</p> + +<p>Le mot du prêtre de Saïs au Grec Hérodote est +profond: «Vous serez toujours des enfants.»</p> + +<p>Nous le serons toujours, hommes de l'Occident, +subtiles et légers raisonneurs, tant que nous +n'aurons pas, d'une vue plus simple et plus +compréhensive, embrassé la raison des choses. Être +enfant, c'est ne saisir la vie que par des vues +partielles. Être homme, c'est en sentir l'harmonique +unité. L'enfant se joue, brise et méprise; son +bonheur est de défaire. Et la science enfant est de +même; elle +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p98" id="p98">98</a></span><span class="hidden">)</span> +n'étudie pas sans tuer; le seul usage qu'elle +fasse d'un miracle vivant, c'est de le disséquer +d'abord. Nul de nous ne porte dans la science ce +tendre respect de la vie que récompense la nature +en nous révélant ses mystères.</p> + +<p>Entrez dans les catacombes où dorment <i>les +monuments grossiers d'une superstition barbare</i>, +pour parler notre langue hautaine; visitez les +collections de l'Inde et de l'Égypte, vous +trouvez à chaque pas des intuitions naïves, qui +n'en sont pas moins profondes, du mystère essentiel +de la vie et de la mort. Que la forme ne vous trompe +pas; n'envisagez pas ceci comme une œuvre +artificielle, fabriquée de la main du prêtre. Sous +la complexité bizarre et la tyrannie pesante de la +forme sacerdotale, je vois partout deux sentiments +se produire d'une manière humaine et touchante:</p> + +<p><i>L'effort pour sauver l'âme aimée</i> du naufrage de +la mort;</p> + +<p><i>La tendre fraternité de l'homme et de la +nature</i>, la religieuse sympathie pour l'animal +muet, agent des dieux qui protégea la vie humaine.</p> + +<p>L'instinct antique avait vu ce que disent +l'observation et la science: que l'oiseau est +l'agent du grand passage universel et de la +purification, l'accélérateur salutaire de l'échange +des substances. Surtout dans les contrées brûlantes +où tout retard est un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p99" id="p99">99</a></span><span class="hidden">)</span> +péril, il est, comme le dit l'Égypte, il est la +barque de salut qui reçoit la morte dépouille, et la +fait passer, rentrer au domaine de la vie et dans le +monde des choses pures.</p> + +<p>L'âme égyptienne, tendre et reconnaissante, a +senti ces bienfaits. Elle ne veut pas du bonheur si +elle n'y introduit ses bienfaiteurs, les animaux. +Elle ne veut pas se sauver seule. Elle s'efforce de +les associer à son immortalité. Elle veut que +l'oiseau sacré l'accompagne au royaume sombre, +comme pour l'emporter de ses ailes.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p103" id="p103">103</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LA MORT.<br> +LES RAPACES.</h3> + + +<p>Une de mes plus sombres heures fut celle où, +cherchant contre les pensées du temps l'<i>alibi</i> +de la nature, je rencontrai pour la première fois +la tête de la vipère. C'était dans un précieux musée +d'imitations anatomiques. Cette tête, merveilleusement +reproduite et grossie énormément, jusqu'à rappeler +celle du tigre et du jaguar, offrait dans sa forme +horrible une chose plus horrible encore. On y +saisissait à nu les précautions délicates, infinies, +effroyablement prévoyantes, par lesquelles se trouve +armée cette puissante machine de mort. Non-seulement +elle est pourvue de dents nombreuses, affilées; +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p104" id="p104">104</a></span><span class="hidden">)</span> +non-seulement ces dents sont aidées de l'ingénieuse +réserve d'un poison qui tue sur l'heure; mais leur +extrême finesse, qui les rend sujettes à casser, +est compensée par l'avantage que nul animal n'a +peut-être: c'est un magasin de dents de rechange, +qui viennent à point prendre la place de celle +qui se brise en mordant. Oh! que de soins +pour tuer! quelle attention pour que la victime ne +puisse échapper! quel amour pour cet être +horrible!... J'en restai scandalisé, si j'ose dire, +et l'âme malade. La grande mère, la Nature, près de +laquelle je me refugiais, m'épouvanta d'une +maternité si cruellement impartiale.</p> + +<p>Je m'en allais sombre, emportant dans l'esprit +plus de brouillard qu'il n'y en avait dans ce jour, +l'un des plus noirs de l'hiver. J'étais venu comme +un fils, et je sortais comme orphelin, sentant +défaillir en moi la notion de la providence.</p> + +<p>Les impressions ne sont guère moins pénibles +quand on voit dans nos galeries les séries +interminables des oiseaux de mort, brigands de jour +et de nuit, masques effrayants d'oiseaux, fantômes +qui terrifient le jour même. On est tristement +affecté d'observer leurs armes cruelles; je ne dis +pas ces becs terribles qui peuvent d'un coup donner +la mort, mais ces griffes, ces serres aiguës, ces +instruments de torture qui fixent la proie +frémissante, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p105" id="p105">105</a></span><span class="hidden">)</span> +prolongent les dernières angoisses et l'agonie +de la douleur.</p> + +<p>Ah! notre globe est un monde barbare, je veux +dire jeune encore, monde d'ébauche et d'essai, +livré aux cruelles servitudes: la nuit! la faim! +la mort! la peur!... La mort, on la prendrait +encore; notre âme contient assez de foi et +d'espérance pour l'accepter comme un passage, un +degré d'initiation, une porte aux mondes meilleurs. +Mais la douleur, hélas! était-il donc si utile de la +prodiguer?... Je la sens, je la vois partout, +je l'entends... Pour ne pas l'entendre, pour +conserver le fil de ma pensée, il me faut boucher +mes oreilles. Toute l'activité de mon âme en serait +suspendue et tout mon nerf brisé; je ne ferais plus +rien et je n'irais plus en avant; ma vie et ma +production en resteraient stériles, anéanties par la +pitié!</p> + +<p>«Et pourtant la douleur n'est-elle pas l'avertissement +qui nous apprend à prévoir et à pourvoir, à +nous garder par tous moyens de notre dissolution? +Cette cruelle école est l'éveil, l'aiguillon de la +prudence pour tout ce qui a vie, une contraction +puissante de l'âme sur elle-même qui autrement se +laisserait flotter à la nature, énerver au bonheur, +aux douces et débilitantes impressions.</p> + +<p>«Ne peut-on dire que le bonheur a une attraction +centrifuge qui nous répand tout au dehors, nous +détend, nous dissipe, nous évaporerait et nous rendrait +aux éléments si l'on s'y livrait tout entier? La +douleur, au contraire, éprouvée sur un point, ramène +tout au centre, resserre, continue, assure +l'existence et la fortifie.</p> + +<p>«La douleur est en quelque sorte l'artiste du +monde qui nous fait, nous façonne, nous sculpte +à la fine pointe d'un impitoyable ciseau. Elle retranche +la vie débordante. Et ce qui reste, plus +exquis et plus fort, enrichi de sa perte même, en +tire le don d'une vie supérieure.»</p> + +<p>Ces pensées de résignation m'étaient rappelées +par une personne souffrante elle-même et pénétrante, +qui voit souvent (même avant moi) mes troubles +et mes doutes.</p> + +<p>Tel l'individu, tel le monde, disait-elle encore. +La terre elle-même a été améliorée par la douleur. +La nature l'a travaillée par la violente action de +ces ministres de la mort. Leurs espèces, de plus en +plus rares, sont les souvenirs, les témoins d'un +état antérieur du globe où pullulait la vie +inférieure, où la nature travaillait à purger l'excès +de sa fécondité.</p> + +<p>On peut remonter en pensée dans l'échelle des +nécessités successives de destruction que la terre +dut subir alors.</p> + +<p>Contre l'air non respirable qui l'enveloppa d'abord, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p107" id="p107">107</a></span><span class="hidden">)</span> +les végétaux furent des sauveurs. Contre l'étouffement, +la densité effroyable de ces végétaux inférieurs, +bourre grossière qui la couvrait, l'insecte rongeur, +qu'on maudit depuis, fut un agent de salut. Contre +l'insecte, le crapaud et la masse des reptiles, le +reptile venimeux fut un utile expurgateur. Enfin +quand la vie supérieure, la vie ailée prit son vol, +elle trouva une barrière contre l'élan trop +rapide de sa jeune fécondité dans les légions +destructrices des puissants voraces, aigles, faucons +ou vautours.</p> + +<p>Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu à +peu en devenant moins nécessaires. La masse des +petits animaux rampants, sur qui principalement +frappait la dent de la vipère, s'éclaircissant +infiniment, la vipère aussi devient rare. Le monde +du gibier ailé s'étant éclairci à son tour, soit par +les destructions de l'homme, soit par la disparition +de certains insectes dont vivaient les petits +oiseaux, on voit d'autant diminuer les odieux tyrans +de l'air; l'aigle devient rare, même aux Alpes, et +les prix exagérés, énormes, dont on paye le faucon +semblent indiquer que le premier, le plus noble des +oiseaux de proie a presque aujourd'hui disparu.</p> + +<p>Ainsi la nature gravite vers un ordre moins +violent. Est-ce à dire que la mort puisse diminuer +jamais? La mort, non, mais bien la douleur.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p108" id="p108">108</a></span><span class="hidden">)</span> +Le monde tombe peu à peu sous la puissance de +l'être qui seul a la notion du balancement utile de +la vie et de la mort, qui peut régler celle-ci de +manière à maintenir l'équilibre entre les espèces +vivantes, à les favoriser selon leur mérite ou leur +innocence, à simplifier, adoucir et (je hasarderai ce +mot) à moraliser la mort en la rendant douce et +rapide, dégagée de la douleur.</p> + +<p>La mort ne fut jamais notre objection sérieuse. +N'est-elle pas un simple masque des transformations +de la vie? Mais la douleur est une grave, cruelle, +terrible objection. Or, elle ira peu à peu +disparaissant de la terre. Les agents de la douleur, +les cruels bourreaux de la vie qui l'arrachaient +par les tortures sont déjà plus rares ici-bas.</p> + +<p>En vérité, quand je regarde au Muséum la sinistre +assemblée des oiseaux de proie nocturnes et +diurnes, je ne regrette pas beaucoup la destruction +de ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts +personnels de violence, notre admiration de la +force, nous fassent prendre à regarder ces +brigands ailés, il est impossible de méconnaître +sur leurs masques funèbres la bassesse de leur +nature. Leurs crânes tristement aplatis témoignent +assez qu'énormément favorisés de l'aile, du bec +crochu, des serres, ils n'ont pas le moindre besoin +d'employer leur intelligence. Leur constitution, +qui les a faits les plus rapides +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p109" id="p109">109</a></span><span class="hidden">)</span> +des rapides, les plus forts des forts, les a +dispensés d'adresse, de ruse et de tactique. Quant +au courage qu'on est tenté de leur attribuer, quelle +occasion ont-ils de le déployer, ne rencontrant que +des ennemis toujours inférieurs? Des ennemis? non, +des victimes. Quand la saison rigoureuse, la faim +pousse les petits à l'émigration, elle amène en +nombre innombrable, au bec de ces tyrans stupides, +ces innocents, bien supérieurs en tous sens à leurs +meurtriers; elle prodigue les oiseaux artistes, +chanteurs, architectes habiles, en proie aux vulgaires +assassins; à l'aigle, à la buse, elle sert des +repas de rossignols.</p> + +<p>L'aplatissement du crâne est le signe dégradant +de ces meurtriers. Je le trouve dans les plus vantés, +ceux qu'on a le plus flattés, et même dans le noble +faucon; noble, il est vrai, je lui conteste moins ce +titre, puisque, à la différence de l'aigle et autres +bourreaux, il sait donner la mort d'un coup, dédaigne +de torturer la proie.</p> + +<p>Ces voraces, au petit cerveau, font un contraste +frappant avec tant d'espèces aimables, visiblement +spirituelles, qu'on trouve dans les moindres +oiseaux. La tête des premiers n'est qu'un bec; celle +des petits a un visage. Quelle comparaison à faire +de ces géants brutes avec l'oiseau intelligent, tout +humain, le rouge-gorge qui, dans ce moment, vole +autour de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p110" id="p110">110</a></span><span class="hidden">)</span> +moi, sur mon épaule ou mon papier, regardant ce +que j'écris, se chauffant au feu, ou curieux, à la +fenêtre, observant si le printemps ne va pas bientôt +revenir.</p> + +<p>S'il fallait choisir entre les rapaces, le dirai-je? +autant que l'aigle j'aimerais certainement le +vautour. Je n'ai vu, entre les oiseaux, rien de si +grand, si imposant, que nos cinq vautours d'Algérie +(au Jardin des Plantes), perchés ensemble comme +autant de pachas turcs, fourrés de superbes +cravates du plus délicat duvet blanc, drapés d'un +noble manteau gris. Grave divan d'exilés qui +semblent rouler en eux les vicissitudes des choses +et les événements politiques qui les mirent hors de +leur pays.</p> + +<p>Quelle différence réelle entre l'aigle et le +vautour? L'aigle aime fort le sang et préfère la +chair vivante, mais mange fort bien la morte. Le +vautour tue rarement, et sert directement la vie, +remettant à son service et dans le grand courant +de la circulation vitale les choses désorganisées +qui en associeraient d'autres à leur désorganisation. +L'aigle ne vit guère que de meurtre, et on peut +l'appeler le ministre de la mort. Le vautour est +au contraire le serviteur de la vie.</p> + +<p>La beauté, la force de l'aigle, l'ont fait choisir +pour symbole par plus d'un peuple guerrier qui +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p111" id="p111">111</a></span><span class="hidden">)</span> +vivait, comme lui, de meurtre. Les Perses, les +Romains l'adoptèrent. On l'associa aux hautes +idées que donnaient ces grands empires. Des gens +graves, un Aristote! accueillirent la fable +ridicule qu'il regardait le soleil et, pour éprouver +ses petits, le leur faisait regarder. Une fois en +si beau chemin, les savants ne s'arrêtèrent plus. +Buffon a été au plus loin. Il loue l'aigle sur sa +<i>tempérance</i>! Il ne mange pas tout, dit-il. Ce +qui est vrai, c'est que, pour peu que la proie soit +grosse, il se rassasie sur place et rapporte peu +à sa famille. Ce roi des airs, dit-il encore, +<i>dédaigne les petits animaux</i>. Mais l'observation +indique précisément le contraire. L'aigle ordinaire +s'attaque surtout au plus timide des êtres, +au lièvre; l'aigle tacheté aux canards. Le +jean-le-blanc mange de préférence les mulots et les +souris, et si avidement qu'il les avale sans même leur +donner un coup de bec. L'aigle cul-blanc, ou +pygargue, est sujet à tuer ses petits; souvent +il les chasse avant qu'ils puissent se nourrir +eux-mêmes.</p> + +<p>Près du Havre, j'observai ce qu'on peut croire en +vérité de la royale noblesse de l'aigle, surtout de +sa sobriété. Un aigle qu'on a pris en mer, mais qui +est tombé en trop bonnes mains, dans la maison d'un +boucher, s'est fait si bien à l'abondance d'une +viande obtenue sans combat, qu'il paraît ne rien +regretter. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p112" id="p112">112</a></span><span class="hidden">)</span> +Aigle Falstaff, il engraisse et ne se soucie plus +guère de la chasse, des plaines du ciel. S'il ne +<i>fixe</i> plus le soleil, il regarde la cuisine, et se +laisse, pour un bon morceau, tirer la queue par les +enfants.</p> + +<p>Si c'est à la force à donner les rangs, le premier +n'est pas à l'aigle, mais à celui qui figure dans les +<i>Mille et une nuits</i> sous le nom de l'oiseau Roc, +le condor, géant des monts géants des Cordillères. +C'est le plus grand des vautours, le plus rare +heureusement, le plus nuisible, n'aimant guère que +la proie vivante. Quand il trouve un gros animal, il +s'ingurgite tant de viande qu'il ne peut plus +remuer; on le tue à coups de bâton.</p> + +<p>Pour bien juger ces espèces, il faut regarder +l'aire de l'aigle, le grossier plancher, mal +construit, qui lui sert de nid; comparer l'œuvre +gauche et rude, je ne dis pas au délicieux +chef-d'œuvre d'un nid de pinson, mais aux travaux +des insectes, aux souterrains des fourmis, +par exemple, où l'industrieux insecte varie son art +à l'infini et montre un génie si étrange de +prévoyance et de ressources.</p> + +<p>L'estime traditionnelle qu'on a pour le courage +des grands rapaces est bien diminuée quand on +voit (dans Wilson) un petit oiseau, un gobe-mouches, +le tyran, ou le martin-pourpre, chasser le +grand aigle noir, le poursuivre, le harceler, le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p113" id="p113">113</a></span><span class="hidden">)</span> +proscrire de son canton, ne pas lui donner de repos. +Spectacle vraiment extraordinaire de voir ce +petit héros, ajoutant son poids à sa force pour +faire plus d'impression, monter et se laisser tomber +de la nue sur le dos du gros voleur, le chevaucher +sans lâcher prise et le chasser du bec au lieu +d'éperon.</p> + +<p>Sans aller jusqu'en Amérique, vous pourrez, au +jardin des plantes, voir l'ascendant des petits sur +les grands, de l'esprit sur la matière, dans le +singulier tête-à-tête du gypaëte et du corbeau. +Celui-ci, animal très-fin et le plus fin des rapaces, +qui, dans son costume noir, a l'air d'un maître +d'école, travaille à civiliser son brutal compagnon +de captivité, le gypaëte (aigle-vautour). Il est +amusant d'observer comme il lui enseigne à jouer, +l'humanise, si l'on peut dire, par cent tours de +son métier, dégrossit sa rude nature. Ce spectacle +est donné surtout quand le corbeau a un nombre +raisonnable de spectateurs. Il m'a paru qu'il +dédaigne de montrer son savoir-faire pour un seul +témoin. Il tient compte de l'assistance, s'en fait +respecter au besoin. Je l'ai vu relancer du bec les +petits cailloux qu'un enfant lui avait jetés. Le jeu le +plus remarquable qu'il impose à son gros ami, c'est +de lui faire tenir par un bout un bâton qu'il tire +de l'autre. Cette apparence de lutte entre la force +et la faiblesse, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p114" id="p114">114</a></span><span class="hidden">)</span> +cette égalité simulée est très-propre à adoucir +le barbare qui s'en soucie peu, mais qui cède à +l'insistance et finit par s'y prêter avec une +bonhomie sauvage.</p> + +<p>En présence de cette figure d'une férocité +repoussante, armée d'invincibles serres et d'un bec +crochu de fer, qui tuerait du premier coup, le +corbeau n'a point du tout peur. Avec la sécurité d'un +esprit supérieur, devant cette lourde masse, il va, +vient et tourne autour, lui prend sa proie sous le +bec; l'autre gronde, mais trop tard; son +précepteur, plus agile, de son œil noir, métallique +et brillant comme l'acier, a vu le mouvement +d'avance, il sautille; au besoin, il monte plus +haut d'une branche ou deux, il gronde à son tour, +admoneste l'autre.</p> + +<p>Ce facétieux personnage a, dans la plaisanterie, +l'avantage que donne le sérieux, la gravité, la +tristesse de l'habit. J'en voyais un tous les jours +dans les rues de Nantes sur la porte d'une allée, +qui, en demi-captivité, ne se consolait de son +aile rognée qu'en faisant des niches aux chiens. Il +laissait passer les roquets; mais, quand son œil +malicieux avisait un chien de belle taille, digne +enfin de son courage, il sautillait par derrière, +et par une manœuvre habile, inaperçue, tombait sur +lui, donnait (sec et dru) deux piqûres de son fort +bec noir; le chien +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p115" id="p115">115</a></span><span class="hidden">)</span> +fuyait en criant. Satisfait, paisible et grave, le +corbeau se replaçait à son poste, et jamais on n'eût +pensé que cette figure de croque-mort vînt de +prendre un tel passe-temps.</p> + +<p>On dit que, dans la liberté, forts de leur esprit +d'association et de leur grand nombre, ils hasardent +des jeux téméraires jusqu'à guetter l'absence de +l'aigle, entrer dans son nid redouté, lui voler ses +œufs. Chose plus difficile à croire, on prétend en +avoir vu de grosses bandes qui, l'aigle présent et +défendant sa famille, venaient l'assourdir de cris, +le défier, l'attirer dehors, et parvenaient, non +sans combat, à enlever un aiglon.</p> + +<p>Tant d'effort et de danger pour cette misérable +proie! Si la chose était réelle, il faudrait +supposer que la prudente république, vexée souvent ou +poursuivie par le tyran de la contrée, décrète +l'extinction de sa race, et croit devoir, par un +grand acte de dévouement, coûte que coûte, exécuter +le décret.</p> + +<p>Leur sagesse paraît en mille choses, surtout dans +le choix raisonné et réfléchi de la demeure. Ceux +que j'observais à Nantes d'une des collines de +l'Erdre passaient le matin sur ma tête, repassaient +le soir. Ils avaient évidemment maisons de ville et +de campagne. Le jour, ils perchaient en observation +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p116" id="p116">116</a></span><span class="hidden">)</span> +sur les tours de la cathédrale, éventant les bonnes +proies que pouvait offrir la ville. Repus, ils +regagnaient les bois, les rochers bien abrités où +ils aiment à passer la nuit. Ce sont gens domiciliés, +et non point oiseaux de voyage. Attachés à la +famille, à leur épouse surtout, dont ils sont époux +très-fidèles, l'unique maison serait le nid. Mais +la crainte des grands oiseaux de nuit les décide à +dormir ensemble vingt ou trente, nombre suffisant +pour combattre, s'il y avait lieu. Leur haine et leur +objet d'horreur, c'est le hibou; quand ils le +trouvent le jour, ils prennent leur revanche pour +ses méfaits de la nuit; ils le huent, lui donnent +la chasse; profitant de son embarras, ils le +persécutent à mort.</p> + +<p>Nulle forme d'association dont ils ne sachent +profiter. La plus douce d'abord, la famille, ne leur +fait pas, on le voit, oublier celle de défense, ni +la ligue, d'attaque. Bien plus, ils s'associent même +à leurs rivaux supérieurs, aux vautours, et les +appellent, les précèdent où les suivent, pour +manger à leurs dépens. Ils s'unissent, ce qui est plus +fort, avec leur ennemi, l'aigle, du moins +l'environnent pour profiter de ses combats, de la +lutte par laquelle il a triomphé d'un grand animal. +Ces spéculateurs habiles attendent à peu de distance +que l'aigle ait pris ce qu'il peut prendre, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p117" id="p117">117</a></span><span class="hidden">)</span> +qu'il se soit gorgé de sang; cela fait, il part, et +tout est aux corbeaux.</p> + +<p>Leur supériorité sensible sur un si grand nombre +d'oiseaux doit tenir à leur longue vie et à +l'expérience que leur excellente mémoire leur +permet de se former. Tout différents de la plupart +des animaux où la durée de la vie est proportionnée +à la durée de l'enfance, ils sont adultes au bout +d'un an, et, dit-on, vivent un siècle.</p> + +<p>La grande variété de leur alimentation, qui +comprend toute nourriture animale ou végétale, +toute proie morte ou vivante, leur donne une grande +connaissance des choses et du temps, des récoltes, +des chasses. Ils s'intéressent à tout et observent +tout. Les anciens qui, bien plus que nous, vivaient +dans la nature, trouvaient grandement leur compte +à suivre, en cent choses obscures où l'expérience +humaine ne donne encore point de lumière, les +directions d'un oiseau si prudent, si avisé.</p> + +<p>N'en déplaise aux nobles rapaces, le corbeau qui +souvent les guide, malgré sa couleur funèbre et +son visage baroque, malgré l'indélicatesse +d'alimentation dont il est taxé, n'en est pas moins +le génie supérieur des grosses espèces, dont il est, +pour le volume, déjà un amoindrissement.</p> + +<p>Mais le corbeau, ce n'est encore que la prudence +utilitaire, la sagesse de l'intérêt. Pour arriver aux +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p118" id="p118">118</a></span><span class="hidden">)</span> +êtres supérieurs, aux héros de la race ailée, grands +artistes aux cœurs chaleureux, il nous faut +dégrossir l'oiseau, atténuer la matière pour +l'exaltation de l'esprit et le développement moral. +La nature, comme tant de mères, a du faible pour +les plus petits.</p> + + + + +<h2>DEUXIÈME PARTIE</h2> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p123" id="p123">123</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LA LUMIÈRE.<br> +LA NUIT.</h3> + + +<p>«Lumière! plus de lumière encore!» Tel fut le +dernier mot de Gœthe. Ce mot du génie expirant, +c'est le cri général de la nature, et il retentit de +monde en monde. Ce que disait cet homme +puissant, l'un des aînés de Dieu, ses plus humbles +enfants, les moins avancés dans la vie animale, les +mollusques le disent au fond des mers; ils ne +veulent point vivre partout où la lumière +n'atteint pas. La fleur veut la lumière, se tourne +vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons +de travail, les animaux, se réjouissent comme +nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p124" id="p124">124</a></span><span class="hidden">)</span> +va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès +que le jour baisse.</p> + +<p>«Cet été, me promenant dans mon jardin, j'entendis, +je vis sur une branche un oiseau qui chantait +au soleil couchant; il se dressait vers la +lumière, et il était visiblement ravi... Je le fus +de le voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient +jamais donné l'idée de cette intelligente et +puissante créature, si petite, si passionnée... Je +vibrais à son chant... Il renversait en arrière sa +tête, sa poitrine gonflée: jamais chanteur, jamais +poëte n'eut si naïve extase.—Ce n'était pourtant +pas l'amour (le temps était passé), c'était +manifestement le charme du jour qui le ravissait, +celui du doux soleil!</p> + +<p>«Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas +la nature animée, et sépare tellement l'homme de +ses frères inférieurs!</p> + +<p>«Je lui dis avec des larmes: «Pauvre fils de +la lumière, qui la réfléchis dans ton chant, +que tu as donc raison de la chanter! La nuit, +pleine d'embûches et de dangers pour toi, +ressemble de bien près à la mort. Verras-tu +seulement la lumière de demain?» Puis, de +sa destinée, passant en esprit à celle de tous +les êtres qui, des profondeurs de la création, +montent si lentement au jour, je dis comme +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p125" id="p125">125</a></span><span class="hidden">)</span> +Gœthe et le petit oiseau: «De la lumière! +Seigneur! plus de lumière encore!» (<span class="sc">Michelet</span>, +<i>le Peuple</i>, p. 62, 1846.)</p> + +<hr> + + +<p>Le monde des poissons est celui du silence. On +dit: «Muet comme un poisson.»</p> + +<p>Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils +sont tous lucifuges. Ceux même, comme l'abeille, +qui travaillent le jour, préfèrent pourtant +l'obscurité.</p> + +<p>Le monde des oiseaux est celui de la lumière, +du chant.</p> + +<p>Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en +inspirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur +leurs ailes, ceux de nos climats dans leur chants; +beaucoup le suivent de contrées en contrées.</p> + +<p>«Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils +saluent le soleil levant, et le soir, fidèlement, +s'assemblent pour voir son coucher de nos rivages +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p126" id="p126">126</a></span><span class="hidden">)</span> +d'Écosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le +voir plus longtemps, se hausse et se balance sur +la branche du plus haut sapin.»</p> + +<p>Lumière, amour et chant, sont pour eux même +chose. Si l'on veut que le rossignol captif chante +hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage, +puis tout à coup on lui rend la lumière, et il +retrouve la voix. L'infortuné pinson, que des +barbares rendent aveugle, chante avec une animation +désespérée et maladive, se créant par la voix sa +lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui +par la flamme intérieure.</p> + +<p>Je croirais volontiers que c'est la cause principale +qui fait chanter l'oiseau des climats sombres, où +le soleil apparaît en vives éclaircies. Par +rapport aux zones brillantes, où il ne quitte pas +l'horizon, nos contrées, voilées de brouillards, de +nuages, mais brillantes par moments, ont justement +l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du +rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir +l'harmonie, équivalent de la lumière.</p> + +<p>Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol +dépend de l'œil, tout autant que de l'aile. Chez les +espèces douées d'une vue délicate et perçante, +comme le faucon, qui du plus haut du ciel, voit le +roitelet dans un buisson, comme l'hirondelle, qui +voit un moucheron à mille pieds de distance, le vol +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p127" id="p127">127</a></span><span class="hidden">)</span> +est sûr, hardi, charmant à voir, par son assurance +infaillible. D'autres (on le voit à leur allure) sont +des myopes qui vont avec précaution, tâtonnent, +ont peur de se heurter.</p> + +<p>L'œil et l'aile, le vol et la vue, à ce haut degré +de puissance qui fait sans cesse embrasser d'un +regard, franchir des paysages immenses, de vastes +contrées, des royaumes, qui permet, non de rétrécir +comme une carte géographique, mais de voir en +complet détail, cette grande variété d'objets, +de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu! +oh! quelle source de jouissance! quel étrange et +mystérieux bonheur, presque incompréhensible à +l'homme!...</p> + +<p>Notez que ces perceptions sont si fortes et si +vives qu'elles s'enfoncent dans la mémoire, au +point qu'un pigeon même (animal inférieur) retrouve, +reconnaît tous les accidents d'une route qu'il +n'a parcourue qu'une fois. Qu'est-ce donc de la +sage cigogne, de l'avisé corbeau, de l'intelligente +hirondelle?</p> + +<p>Avouons cette supériorité. Sans envie, regardons +ces joies de vision auxquelles peut-être nous +parviendrons un jour dans une existence meilleure. +Ce bonheur de tant voir, de voir si loin, si bien, +de percer l'infini du regard et de l'aile, presque +en même moment, à quoi tient-il? à cette vie qui est +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p128" id="p128">128</a></span><span class="hidden">)</span> +notre idéal lointain: <i>Vivre en pleine lumière et +sans ombre.</i></p> + +<p>Déjà l'existence de l'oiseau en est comme un +essai. Elle serait pour lui une divine source de +science, si, dans cette liberté sublime, il ne +portait les deux fatalités qui retiennent ce globe +à l'état barbare et y neutralisent l'essor.</p> + +<p>Fatalité du ventre, qui nous ralentit tous, mais +qui persécute surtout cette flamme vivante, ce +foyer dévorant, l'oiseau, forcé sans cesse de se +renouveler, de chercher, d'errer, d'oublier, +condamné sans remède à la mobilité stérile +d'impressions trop variées.</p> + +<p>L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les +heures de l'ombre et de l'embûche, où son aile est +brisée, où, livré sans défense, il perd le vol, la +force et la lumière.</p> + +<p>Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres.</p> + +<p>C'est la garantie de la vie pour l'homme et +l'animal; c'est comme le sourire rassurant, +pacifique et serein, la franchise de la nature. Elle +met fin aux terreurs sombres qui nous suivent dans +les ténèbres, aux craintes trop fondées, et aussi au +tourment des songes, non moins cruels, aux pensées +troubles qui agitent et bouleversent l'âme.</p> + +<p>Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est +faite à la longue, l'homme comprend à peine les +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p129" id="p129">129</a></span><span class="hidden">)</span> +angoisses de la vie sauvage aux heures où la +nature laisse si peu de défense, où sa terrible +impartialité ouvre la carrière à la mort, légitime +autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit +à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre. +Elle répond à l'homme: «Je dois nourrir mes +lions.»</p> + +<p>Lisez dans les voyages l'effroi des malheureux +égarés dans les solitudes d'Afrique, du misérable +esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie +humaine que pour rencontrer une nature barbare. +Quelles angoisses, dès qu'au soleil couché commencent +à rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups +et les chacals, qui l'accompagnent à distance, le +précèdent en flairant, ou le suivent en croque-morts! +Ils vous miaulent lamentablement: «Demain, on +cherchera tes os.» Mais quelle profonde horreur! +le voici à deux pas... il vous voit, vous regarde, +rugit profondément, du gouffre de son gosier +d'airain, comme sa proie vivante, l'exige et la +réclame!... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, +il sue froid, se cabre... L'homme, accroupi entre +les feux, s'il peut en allumer, garde à peine la +force d'alimenter ce rempart de lumière qui seul +protége sa vie.</p> + +<p>La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même +en nos climats qui sembleraient moins dangereux. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p130" id="p130">130</a></span><span class="hidden">)</span> +Que de monstres elle cache, que de chances +effrayantes pour lui dans son obscurité! Ses +ennemis nocturnes ont cela de commun, qu'ils +arrivent sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole +d'une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La +longue belette s'insinue au nid, sans frôler une +feuille. La fouine ardente, altérée de sang chaud, est +si rapide, qu'en un moment elle saigne et parents et +petits, égorge la famille entière.</p> + +<p>Il semble que l'oiseau, quand il a des enfants, ait +une seconde vue de ces dangers. Il a à protéger une +famille plus faible, plus dénuée encore que celle du +quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais +quelle protection? il ne peut guère que rester et +mourir, il ne s'envole pas, l'amour lui a cassé les +ailes. Toute la nuit, l'étroite entrée du nid est +gardée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui +tombe de fatigue et présente au danger son faible +bec et sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit +apparaître la gueule énorme du serpent, l'œil +horrible de l'oiseau de mort, démesurément agrandi?</p> + +<p>Inquiet pour les siens, il l'est bien moins pour +lui. Au temps où il est seul, la nature lui épargne +les tourments de la prévoyance. Triste et morne +plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il +cache sa petite tête sous son aile, et son cou +même disparaît dans les plumes. Cette position +d'abandon +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p131" id="p131">131</a></span><span class="hidden">)</span> +complet, de confiance, qu'il avait eue dans l'œuf, +dans l'heureuse prison maternelle où sa sécurité +fut si entière, il la reprend chaque soir au milieu +des dangers et sans protection.</p> + +<p>Grande pour tous les êtres est la tristesse du +soir, et même pour les protégés. Les peintres +hollandais l'ont bien naïvement saisie et exprimée +pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le +cheval se rapproche volontiers de son compagnon, pose +sur lui sa tête. La vache revient à la barrière +suivie de son petit, et veut retourner à l'étable. +Car ceux-ci ont une étable, un logis, un abri contre +les embûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a +qu'une feuille!</p> + +<p>Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs +s'enfuient, que l'ombre disparaît, que le moindre +buisson s'éclaire et s'illumine! quel gazouillement +au bord des nids, et quelles vives conversations! +C'est comme une félicitation mutuelle de se revoir, +de vivre encore. Puis commencent les chants. Du +sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle +porte jusqu'au ciel la joie de la terre.</p> + +<p>Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression +universelle. Les antiques Védas de l'Inde sont à +chaque ligne un hymne à la lumière, gardienne de +la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le +monde, le crée encore et le conserve. Nous revivons, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p132" id="p132">132</a></span><span class="hidden">)</span> +nous respirons, nous parcourons notre demeure, +nous retrouvons la famille, nous comptons nos +troupeaux. Rien n'a péri, et la vie est entière. Le +tigre ne nous a pas surpris. La horde des animaux +sauvages n'a pas fait invasion. Le noir serpent n'a +pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil, +de nous donner encore un jour!</p> + +<p>Tout animal, dit l'Inde, et surtout le plus sage, +<i>le brame de la création</i>, l'éléphant, saluent le +soleil, et le remercient à l'aurore; ils lui +chantent en eux-mêmes un hymne de reconnaissance.</p> + +<p>Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le +chante. Qui? l'un des faibles, celui qui craint le +plus la nuit et qui sent le plus la joie du matin, +celui qui vit de lumière, dont la vue tendre, +infiniment sensible, étendue, pénétrante, en +perçoit tous les accidents, et qui est plus +intimement associé aux défaillances, aux éclipses +du jour, à ses résurrections.</p> + +<p>L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du +matin et la bénédiction du jour. Il est son prêtre +et son augure, sa voix innocente et divine.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p135" id="p135">135</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>L'ORAGE ET L'HIVER.<br> +MIGRATIONS.</h3> + + +<p>Un confident de la nature, âme sacrée, simple +autant que profonde, Virgile a vu l'oiseau, comme +l'avait vu la vieille sagesse italique, comme +augure et prophète du changement du ciel:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Nul, sans être averti, n'éprouva les orages...</span><br> + <span class="i0">La grue, avec effroi, s'élançant des vallées,</span><br> + <span class="i0">Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées...</span><br> + <span class="i0">L'hirondelle en volant effleure le rivage;</span><br> + <span class="i0">Tremblante pour ses œufs, la fourmi déménage.</span><br> + <span class="i0">Des lugubres corbeaux les noires légions</span><br> + <span class="i0">Fendent l'air qui frémit sous leurs longs bataillons...</span><br> + <span class="i0">Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies</span><br> + <span class="i0">Nourissent près des eaux sur des rives fleuries.</span><br> + <span class="i0">De leur séjour humide on les voit s'approcher,</span><br> + <span class="i0">Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher,</span><br> + <span class="i0">Promener sur les eaux leur troupe vagabonde,</span><br> + <span class="i0">Se plonger dans leur sein, reparaître sur l'onde,</span><br> + <span class="i0">S'y replonger encor, et, par cent jeux divers,</span><br> + <span class="i0">Annoncer les torrents suspendus dans les airs.</span><br> + <span class="i0">Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage,</span><br> + <span class="i0">La corneille enrouée appelle aussi l'orage.</span><br> + <span class="i0">Le soir, la jeune fille, en tournant son fuseau,</span><br> + <span class="i0">Tire encor de sa lampe un présage nouveau,</span><br> + <span class="i0">Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse,</span><br> + <span class="i0">Se couvre en petillant de noirs flocons de mousse.</span><br> + <span class="i0">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><br> + <span class="i0">Mais la sécurité reparaît à son tour...</span><br> + <span class="i0">L'alcyon ne vient plus sur l'humide rivage,</span><br> + <span class="i0">Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage...</span><br> + <span class="i0">L'air s'éclaircit enfin; du sommet des montagnes,</span><br> + <span class="i0">Le brouillard affaissé descend dans les campagnes,</span><br> + <span class="i0">Et le triste hibou, le soir, au haut des toits,</span><br> + <span class="i0">En longs gémissements ne traîne plus sa voix.</span><br> + <span class="i0">Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage,</span><br> + <span class="i0">Folâtrent à l'envie parmi l'épais feuillage,</span><br> + <span class="i0">Et, d'un gosier moins rauque, annonçant les beaux jours,</span><br> + <span class="i0">Vont revoir dans leurs nids le fruit de leurs amours.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s">(<i>Géorg.</i> tr. par <span class="sc">Delille</span>.) +</p> +<hr> + + +<p>Être éminemment électrique, l'oiseau est plus +qu'aucun autre en rapport avec nombre de phénomènes +de météorologie, de chaleur et de magnétisme +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p137" id="p137">137</a></span><span class="hidden">)</span> +que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas. +Il les perçoit dans leur naissance, dans leurs +premiers commencements, bien avant qu'ils ne se +prononcent. Il en a comme une espèce de prescience +physique. Quoi de plus naturel que l'homme, d'une +perception plus lente, et qui ne les sent qu'après +coup, interroge ce précurseur instinctif qui les +annonce? C'est le principe des augures. Rien de +plus sage que cette prétendue folie de l'antiquité.</p> + +<p>La météorologie, spécialement, en tirait un grand +avantage. Elle aura des moyens plus sûrs. Mais +déjà elle trouvait un guide dans la prescience des +oiseaux. Plût au ciel que Napoléon, en septembre +1811, eût tenu compte du passage prématuré des +oiseaux du Nord! Les cigognes et les grues +l'auraient bien informé. Dans leur émigration +précoce, il eût deviné l'imminence du grand et +terrible hiver. Elles se hâtèrent vers le midi, et +lui, il resta à Moscou.</p> + +<p>Au milieu de l'Océan, l'oiseau fatigué qui repose +une nuit sur le mât d'un vaisseau, entraîné loin de +sa route par ce mobile abri, la retrouve néanmoins +sans peine. Il reste dans un rapport si parfait avec +le globe et si bien orienté que, le lendemain matin, +il prend le vent, sans hésiter: la plus courte +consultation avec lui-même lui suffit. Il choisit, +sur l'abîme immense, uniforme et sans autre voie que +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p138" id="p138">138</a></span><span class="hidden">)</span> +le sillage du vaisseau, la ligne précise qui le mène +où il veut aller. Là, ce n'est point comme sur terre, +nulle observation locale, nul point de repère; nul +guide: les seuls courants de l'air, en rapport avec +ceux de l'eau, peut-être aussi d'invisibles courants +magnétiques, pilotent ce hardi voyageur.</p> + +<p>Science étrange! non-seulement l'hirondelle sait +en Europe que l'insecte qui lui manque ici +l'attend ailleurs, et le cherche en voyageant en +longitude; mais, en latitude même et sous les +mêmes climats, le loriot des États-Unis sait que +la cerise est mûre en France, et part sans +hésitation pour venir récolter nos fruits.</p> + +<p>On croit à tort que ces migrations se font en leur +saison, sans choix précis du jour, à époques +indéterminées. Nous avons pu observer au contraire +la nette et lucide décision qui y préside, pas une +heure plus tôt ni plus tard.</p> + +<p>Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la +saison étant très-belle encore, les insectes +nombreux et la pâture des hirondelles facile et +plantureuse, nous eûmes cet heureux hasard de voir +la sage république en une immense et bruyante +assemblée siéger, délibérer sur le toit d'une +église, Saint-Félix, qui domine l'Erdre et, de +côté, la Loire. Pourquoi ce jour, cette heure +plutôt qu'une autre? Nous l'ignorions; bientôt +nous pûmes le comprendre.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p139" id="p139">139</a></span><span class="hidden">)</span> +Le ciel était beau le matin, mais avec un vent +qui soufflait de la Vendée. Mes pins se lamentaient, +et de mon cèdre ému sortait une basse et profonde +voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous +mîmes à les ramasser. Peu à peu le temps se voila, le +ciel devint fort gris, le vent tomba, tout devint +morne. C'est alors, vers quatre heures, qu'en même +temps de tous les points, et du bois, et de l'Erdre, +et de la ville, et de la Loire, de la Sèvre, je +pense, d'infinies légions, à obscurcir le jour, +vinrent se condenser sur l'église, avec mille voix, +mille cris, des débats, des discussions. Sans savoir +cette langue, nous devinions très-bien qu'on n'était +pas d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par ce +souffle tiède d'automne, auraient voulu rester +encore. Mais les sages, les expérimentés, les +voyageurs éprouvés insistaient pour le départ. Ils +prévalurent; la masse noire, s'ébranlant à la fois +comme un immense nuage, s'envola vers le sud-est, +probablement vers l'Italie. Ils n'étaient pas à +trois cents lieues (quatre ou cinq heures de vol) +que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent pour +abîmer la terre; nous crûmes un moment au déluge. +Retirés dans notre maison qui tremblait aux vents +furieux, nous admirions la sagesse des devins ailés +qui avaient si prudemment devancé l'époque annuelle.</p> + +<p>Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p140" id="p140">140</a></span><span class="hidden">)</span> +chassés. En présence d'une nature belle et riche +encore, ils avaient senti, saisi l'heure précise sans +la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous +les insectes, abattus par cette immensité de pluie, +étaient devenus introuvables; tout ce qui en +subsistait vivant s'était réfugié dans la terre.</p> + +<p>Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance +de la faim, qui décide aux migrations les espèces +voyageuses. Si ceux qui vivent d'insectes sont +forcés de partir, les mangeurs de baies sauvages +pourraient rester à la rigueur. Qui les pousse? +Est-ce le froid? la plupart y résisteraient. À ces +causes spéciales, il faut en ajouter une autre, plus +générale et plus haute, c'est le besoin de la +lumière.</p> + +<p>De même que la plante suit invinciblement le +jour et le soleil, de même que le mollusque +(nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers +les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'œil +est si sensible, s'attriste des jours abrégés, des +brouillards de l'automne. Cette diminution de +lumière, que nous aimons parfois pour telles +causes morales, elle est pour lui une tristesse, une +mort... «De la lumière! plus de lumière!... +Plutôt mourir que ne plus voir le jour!» C'est le +vrai sens du dernier chant d'automne, du dernier cri, +à leur départ d'octobre. Je l'entendais dans leurs +adieux.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p141" id="p141">141</a></span><span class="hidden">)</span> +Résolution vraiment hardie et courageuse quand +on songe à la route immense qu'il leur faut faire +deux fois par an, par delà les montagnes, les mers +et les déserts, sous des climats si différents, par +des vents variables, à travers tant de périls et de +tragiques aventures. Pour les voiliers légers, +hardis, pour le martinet des églises, pour la vive +hirondelle qui défie le faucon, l'entreprise est +légère peut-être. Mais les autres tribus n'ont +nullement cette force et ces ailes. Elles sont la +plupart appesanties alors par une nourriture +abondante; elles ont traversé la brûlante saison, +l'amour et la maternité; la femelle a achevé ce +grand travail de la nature, enfanté, bâti, +élevé; lui, comme il s'est dépensé en chansons! +Ces deux époux ont consommé la vie: «une vertu +est sortie d'eux;» un siècle déjà les sépare de +leur énergie du printemps.</p> + +<p>Beaucoup pourraient rester; un aiguillon les +pousse. Les plus lourds sont les plus ardents. La +caille française franchira la Méditerranée, +dépassera l'Atlas; par-dessus le Zaarah, elle +plonge aux royaumes noirs, les passe encore; enfin, +si elle stationne au Cap, c'est qu'au delà +commence l'infinie mer australe, qui ne lui promet +plus d'abri que les glaçons du pôle et l'hiver qui +l'exila d'Europe.</p> + +<p>Qui les rassure pour de telles entreprises? Tels +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p142" id="p142">142</a></span><span class="hidden">)</span> +se fient à leurs armes, les plus faibles à leur +nombre, et s'abandonnent au +sort; le ramier se dit: «Sur dix mille ou cent +mille, l'assassin n'en prendra pas dix... et sans +doute je n'en serai pas.» Il prend son temps; la +nue volante passe la nuit; si la lune se lève, +sur sa blanche lumière les blanches ailes se détachent +peu: ils échappent confondus dans le pâle rayon. +La vaillante alouette, l'oiseau national de notre +Gaule antique et de l'invincible espérance, se fie +au nombre aussi; elle passe de jour (plutôt elle +erre de province en province); décimée, poursuivie, +elle n'en chante pas moins sa chanson.</p> + +<p>Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas la +force, le solitaire, que fera-t-il?... Que +feras-tu, pauvre rossignol isolé, qui dois, comme +les autres, mais sans appui, sans camarades, affronter +la grande aventure? Toi, qu'es-tu, ami? une voix. +Nulle puissance en toi que celle qui te dénoncerait. +Dans ton habit obscur tu dois passer muet, +confondu avec les teintes des bois décolorés +d'automne. Mais quoi! La feuille est pourpre +encore; elle n'a pas le brun sourd et mort de +l'arrière-saison.</p> + +<p>Eh! que ne restes-tu? que n'imites-tu la timidité +de tant d'oiseaux qui ne vont qu'en Provence? Là, +derrière un rocher, tu trouverais, je t'assure, un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p143" id="p143">143</a></span><span class="hidden">)</span> +hiver d'Asie ou d'Afrique. La gorge d'Olioule vaut +bien les vallées de Syrie.</p> + +<p>«Non, il me faut partir. D'autres peuvent rester; +ils n'ont que faire de l'Orient. Moi, mon berceau +m'appelle: il faut que je revoie ce ciel +éblouissant, ces ruines lumineuses et parées où mes +aïeux chantèrent; il faut que je me pose sur mon +premier amour, sur la rose d'Asie, que je me +baigne de soleil... Là est le mystère de la vie, +là, la flamme féconde où renaîtra mon chant; ma +voix, ma muse est la lumière.»</p> + +<p>Donc, il part; mais je crois que le cœur doit lui +battre dès l'approche des Alpes, quand les cimes +neigeuses annoncent la porte redoutable où posent +sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit, +le vautour, l'aigle, tous les brigands griffus, +crochus, altérés de sang chaud, les espèces maudites +qui sont la sotte poésie de l'homme, les uns +<i>nobles</i> brigands qui saignent vite et sucent, +d'autres brigands <i>ignobles</i> qui étouffent, +détruisent, toutes les formes enfin du meurtre et +de la mort.</p> + +<p>Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien +dont la voix est éteinte, non l'<i>ingegno</i> ni la +fine pensée, n'ayant personne à consulter, se pose +pour bien songer encore avant d'entrer dans le +long piége du défilé de la Savoie. Il s'arrête +à l'entrée, sur une maison amie que je sais bien, +ou au bois +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p144" id="p144">144</a></span><span class="hidden">)</span> +sacré des charmettes, délibère et se dit: «Si je +passe de jour, ils sont tous là; ils savent la +saison; l'aigle fond sur moi, je suis mort. Si je +passe de nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des +horribles fantômes, aux yeux grandis dans les +ténèbres, me prend, me porte à ses petits... Las! +que ferai-je?... J'essayerai d'éviter et la nuit +et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l'eau +froide détrempe et morfond sur son aire la grosse +bête féroce qui ne sait pas bâtir un nid, je passe +inaperçu... Et quand il me verrait, j'aurais passé +avant qu'il pût mettre en mouvement le pesant +appareil de ses ailes mouillées.»</p> + +<p>Bien calculé. Pourtant, vingt accidents surviennent. +Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue +Savoie, rencontrer de front le vent d'est qui +s'engouffre et qui le retarde, qui brise son effort +et ses ailes... Dieu! il est déjà jour... Ces +mornes géants, en octobre, déjà vêtus de blancs +manteaux, laissent voir sur leur neige immense un +point noir qui vole à tire-d'ailes. Qu'elles sont +déjà lugubres, ces montagnes, et de mauvais augure, +sous ce grand linceul à longs plis!... Tout +immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux +et autour d'eux une agitation éternelle, des +courants violents, contradictoires, qui se battent +entre eux, si furieux parfois qu'il faut attendre. +«Que je passe plus bas, les torrents qui +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p145" id="p145">145</a></span><span class="hidden">)</span> +hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont +des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux +hautes et froides régions qui s'illuminent, je me +livre moi-même: le givre saisira, ralentira mes +ailes.»</p> + +<p>Un effort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il +tombe en Italie. À Suse ou vers Turin, il niche, +il raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la +gigantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de +fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. La terre +n'a pas changé; aujourd'hui, comme alors, l'Italien, +exilé chez lui, triste cultivateur du champ d'un +autre, le <i lang="la">durus arator</i>, poursuit le rossignol. +Mangeur d'insectes, si utile, il est proscrit comme +un mangeur de grains. Qu'il passe donc, s'il peut, +l'Adriatique d'île en île, malgré les corsaires +ailés qui veillent sur les mêmes écueils, il +arrivera peut-être à la terre sacrée des oiseaux, +à la bonne, hospitalière et plantureuse Égypte, +où tous sont épargnés, nourris, bénis et bien reçus.</p> + +<p>Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle +hospitalité elle ne choyait les assassins. Rossignols +et tourterelles sont accueillis, c'est vrai; mais +non moins bien les aigles. Sur ces terrasses des +sultanes, sur ces balcons des minarets, ah! pauvre +voyageur! je vois des yeux brillants, terribles, qui +se tournent de ce côté... Et je vois qu'ils t'ont vu +déjà!</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p146" id="p146">146</a></span><span class="hidden">)</span> +N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera +guère. Le vent destructif du désert s'en va +souffler à mort, sécher, faire disparaître ta +maigre nourriture. Pas une mouche tout à l'heure +pour nourrir ton aile et ta voix. Souviens-toi du +vieux nid que tu as laissé dans nos bois, de tes +amours d'Europe. Le ciel était plus sombre, mais +tu t'y fis un ciel. L'amour était autour de toi; +tous vibraient de t'entendre; la plus pure +palpitait pour toi... C'est là le vrai soleil, le +plus bel orient. La vraie lumière est où l'on aime.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p149" id="p149">149</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>SUITE DES MIGRATIONS.<br> +L'HIRONDELLE.</h3> + + +<p>L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos +demeures; elle loge sous nos fenêtres, sous nos +toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout +peur de nous. On dira qu'elle se fie à son aile +incomparable; mais non: elle met aussi son nid, ses +enfants, à notre portée. Voilà pourquoi elle est +devenue la maîtresse de la maison. Elle n'a pas pris +seulement la maison, mais notre cœur.</p> + +<p>Dans un logis de campagne où mon beau-père +faisait l'éducation de ses enfants, l'été, il leur +tenait la classe dans une serre où les hirondelles +nichaient, sans s'inquiéter du mouvement de la famille, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p150" id="p150">150</a></span><span class="hidden">)</span> +libres dans leurs allures, tout occupées de leur +couvée, sortant par la fenêtre et rentrant par le +toit, jasant avec les leurs très-haut, et plus haut +que le maître, lui faisant dire, comme disait saint +François: «Sœurs hirondelles, ne pourriez-vous +vous taire?»</p> + +<p>Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent +la fille et la petite-fille. Elles y reviennent +chaque année; leurs générations s'y succèdent plus +régulièrement que les nôtres. La famille s'éteint, +se disperse, la maison passe à d'autres mains, +l'hirondelle y revient toujours; elle y maintient +son droit d'occupation.</p> + +<p>C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le +symbole de la fixité du foyer. Elle y tient +tellement que la maison réparée, démolie en partie, +longtemps troublée par les maçons, n'en est pas moins +souvent reprise et occupée par ces oiseaux fidèles, +de persévérant souvenir.</p> + +<p>C'est <i>l'oiseau du retour</i>. Si je l'appelle ainsi, +ce n'est pas seulement pour la régularité du retour +annuel, mais pour son allure même, et la direction +de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et +qui revient toujours sur lui.</p> + +<p>Elle tourne et <i>vire</i> sans cesse, elle plane +infatigablement autour du même espace et sur le +même lieu, décrivant une infinité de courbes +gracieuses qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce +pour suivre +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p151" id="p151">151</a></span><span class="hidden">)</span> +sa proie, le moucheron qui danse et flotte en l'air? +est-ce pour exercer sa puissance, son aile +infatigable, sans s'éloigner du nid? N'importe, ce +vol circulaire, ce mouvement éternel de retour, nous +a toujours pris les yeux et le cœur, nous jetant +dans le rêve, dans un monde de pensées.</p> + +<p>Nous voyons bien son vol, jamais, presque +jamais sa petite face noire. Qui donc es-tu, toi qui +te dérobes toujours, qui ne me laisses voir que tes +tranchantes ailes, faux rapides comme celle du +Temps? Lui, s'en va sans cesse; toi, tu reviens +toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce semble, +tu me rases, voudrais me toucher?... Tu me +caresses de si près, que j'ai au visage le vent, +et presque le coup, de ton aile... Est-ce un +oiseau? est-ce un esprit?... Ah! si tu es une +âme, dis-le-moi franchement, et dis-moi cet +obstacle qui sépare le vivant des morts. Nous le +serons demain; nous sera-t-il donné de venir à +tire-d'ailes revoir ce cher foyer de travail et +d'amour? de dire un mot encore, en langue d'hirondelle, +à ceux qui, même alors, garderont notre cœur?</p> + +<p>Mais n'anticipons pas, et n'ouvrons pas la source +amère. Prenons-le plutôt, cet oiseau, dans les +pensées du peuple, dans la bonne vieille sagesse +populaire, plus voisine sans doute de la pensée de +la nature.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p152" id="p152">152</a></span><span class="hidden">)</span> +Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la +division des saisons, des deux grandes <i>heures de +l'année</i>. À Pâques et à la Saint-Michel, aux +époques des réunions, des foires et marchés, des +baux et fermages, l'hirondelle apparaît, blanche et +noire, et nous dit le temps. Elle vient couper et +marquer la saison passée, la nouvelle. On se réunit +ces jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours; +les six mois ont fait disparaître celui-ci, celui-là. +L'hirondelle revient, mais pas pour tous; car +plusieurs sont partis pour un très-long voyage, plus +que <i>le tour de France</i>. Et d'Allemagne? Non, +plus loin encore.</p> + +<p>Nos <i>compagnons</i>, ouvriers voyageurs, suivaient +la vie de l'hirondelle, sauf qu'au retour souvent ils +ne retrouvaient plus le nid. L'oiseau prudent les +en avise dans un vieux dicton allemand, où la +petite sagesse populaire veut les retenir au foyer. +Sur ce dicton, le grand poëte Rückert, se faisant +lui-même hirondelle, reproduisant son vol +rhythmique, circulaire, son constant retour, en a +tiré ce chant, dont tel peut rire; mais plus d'un +en pleurera:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i2">De la jeunesse, de la jeunesse,</span><br> + <span class="i2">Un chant me revient toujours...</span><br> + <span class="i1">Oh! que c'est loin! Oh! que c'est loin</span><br> + <span class="i2">Tout ce qui fut autrefois!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i2">Ce que chantait, ce que chantait</span><br> + <span class="i2">Celle qui ramène le printemps,</span><br> + <span class="i0">Rasant le village de l'aile, rasant le village de l'aile,</span><br> + <span class="i2">Est-ce bien ce qu'elle chante encore?</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i2">«Quand je partis, quand je partis,</span><br> + <span class="i2">Étaient pleins l'armoire et le coffre.</span><br> + <span class="i2">Quand je revins, quand je revins,</span><br> + <span class="i2">Je ne trouvai plus que le vide.»</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i2">Ô mon foyer de famille,</span><br> + <span class="i2">Laisse-moi seulement une fois</span><br> + <span class="i2">M'asseoir à la place sacrée</span><br> + <span class="i2">Et m'envoler dans les songes!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i2">Elle revient bien l'hirondelle,</span><br> + <span class="i2">Et l'armoire vidée se remplit.</span><br> + <span class="i0">Mais le vide du cœur reste, mais reste le vide du cœur.</span><br> + <span class="i2">Et rien ne le remplira.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i2">Elle rase pourtant le village,</span><br> + <span class="i2">Elle chante comme autrefois...</span><br> + <span class="i2">«Quand je partis, quand je partis,</span><br> + <span class="i2">Coffre, armoire, tout était plein.</span><br> + <span class="i2">Quand je revins, quand je revins,</span><br> + <span class="i2">Je ne trouvai plus que le vide.»</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de +près, est un oiseau laid et étrange, avouons-le; +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p154" id="p154">154</a></span><span class="hidden">)</span> +mais cela tient précisément à ce qu'elle est +l'<i>oiseau</i> par excellence, l'être entre tous né +pour le vol. La nature a tout sacrifié à cette +destination: elle s'est moquée de la forme, ne +songeant qu'au mouvement; et elle a si bien réussi, +que cet oiseau, laid au repos, au vol est le plus +beau de tous.</p> + +<p>Des ailes en faux, des yeux saillants, point de +cou (pour tripler la force); de pied, peu ou point: +tout est aile. Voilà les grands traits généraux. +Ajoutez un très-large bec, toujours ouvert, qui +happe sans arrêter, au vol, se ferme et se rouvre +encore. Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se +baigne en volant, en volant nourrit ses petits.</p> + +<p>Si elle n'égale pas en ligne droite le vol +foudroyant du faucon, en revanche elle est bien plus +libre; elle tourne, fait cent cercles, un dédale +de figures incertaines, un labyrinthe de courbes +variées, qu'elle croise, recroise à l'infini. +L'ennemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne +sait plus que faire. Elle le lasse, l'épuise; il +renonce, et la laisse non fatiguée. C'est la vraie +reine de l'air; tout l'espace lui appartient par +l'incomparable agilité du mouvement. Qui peut +changer ainsi à tout moment d'élan et tourner court? +Personne. La chasse infiniment variée et capricieuse +d'une proie toujours tremblotante, de la mouche, +du cousin, du scarabée, de mille insectes +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p155" id="p155">155</a></span><span class="hidden">)</span> +qui flottent et ne vont point en ligne droite, +c'est sans nul doute la meilleure école du vol, +et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous les +oiseaux.</p> + +<p>La nature, pour arriver là, pour produire cette +aile unique, a pris un parti extrême, celui de +supprimer le pied. Dans la grande hirondelle +d'église, qu'on appelle martinet, le pied est +atrophié. L'aile y gagne: on croit que le martinet +fait jusqu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette +épouvantable vitesse l'égale à la frégate même. Le +pied, fort court chez la frégate, n'est chez le +martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le +ventre: aussi, il ne pose guère. Au rebours +de tout autre être, le mouvement seul est son +repos. Qu'il se lance des tours, se laisse aller +en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte +et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le +peut, de ses faibles petites griffes. Mais qu'il +pose, il est infirme et comme paralytique, il sent +toute aspérité; la dure fatalité de la gravitation +l'a repris; le premier des oiseaux semble tombé au +reptile.</p> + +<p>Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus +difficile: aussi, s'il niche si haut, c'est qu'au +départ il doit se laisser choir dans son élément +naturel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p156" id="p156">156</a></span><span class="hidden">)</span> +mais jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la +discrétion de qui mettrait la main sur lui.</p> + +<p>Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom +grec <i>Sans pied</i> (A-pode). Le grand peuple des +hirondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit +la terre, l'égaye et la charme de sa grâce, de son +vol et de son gazouillement, doit toutes ses +qualités aimables à cette difformité d'avoir peu, +très-peu de pied; elle se trouve à la fois la +première de la gent ailée par le don, l'art +complet du vol, d'autre part la plus sédentaire et +la plus attachée au nid.</p> + +<p>Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point +l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de l'aile +seule et le long apprentissage du vol, les petits +ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les +soins, développé la prévoyance et la tendresse +maternelle. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé +lié par le cœur. Le nid n'a pas été le lit nuptial +d'un moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant +théâtre d'une éducation difficile et des sacrifices +mutuels. Il y a eu une mère tendre, une épouse +fidèle; que dis-je? bien plus, de jeunes sœurs +qui s'empressent d'aider la mère, petites mères +elles-mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes +encore. Il y a eu tendresse maternelle, soins et +enseignement mutuel des petits aux plus petits.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p157" id="p157">157</a></span><span class="hidden">)</span> +Le plus beau, c'est que cette fraternité s'est +étendue: dans le péril, toute hirondelle est +sœur; qu'une crie, toutes accourent; qu'une +soit prise, toutes se lamentent, se tourmentent +pour la délivrer.</p> + +<p>Que ces charmants oiseaux étendent leur intérêt +aux oiseaux même étrangers à leur espèce, on le +conçoit. Elles ont moins à craindre que nul autre +les bêtes de proie, avec une aile si légère, et ce +sont elles qui les premières avertissent la +basse-cour de leur apparition. La poule et le +pigeon se blottissent et cherchent asile, dès qu'ils +entendent le cri, l'avertissement de l'hirondelle.</p> + +<p>Non, le peuple ne se trompe pas en croyant que +l'hirondelle est la meilleure du monde ailé.</p> + +<p>Pourquoi? Elle est la plus heureuse, étant de +beaucoup la plus libre.</p> + +<p>Libre par un vol admirable.</p> + +<p>Libre par la nourriture facile.</p> + +<p>Libre par le choix du climat.</p> + +<p>Aussi, quelque attention que j'aie prêtée à son +langage (elle parle amicalement à ses sœurs, plus +qu'elle ne chante), je ne l'ai jamais entendue que +bénir la vie, louer Dieu.</p> + +<p><i lang="it">Libertà! Molto e desiato bene!</i> je roulais ce +mot en mon cœur sur la grande place de Turin, où +nous ne pouvions nous lasser de voir voler les +hirondelles innombrables, avec mille petits cris de joie. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p158" id="p158">158</a></span><span class="hidden">)</span> +Elles y trouvent, en descendant des Alpes, de +commodes habitations toutes faites, qui les +attendent dans les trous que laissent les +échafaudages, aux murs mêmes des palais. Parfois, +et souvent le soir, elles jasaient très-haut, criaient, +à empêcher de s'entendre; souvent elles se +précipitaient, tombaient presque, rasant la terre, +mais si vite relevées qu'on les aurait crues lancées +d'un ressort ou dardées d'un arc. Au rebours de nous +qui sommes sans cesse rappelés à la terre, elles +semblaient graviter en haut. Jamais je ne vis +l'image d'une liberté plus souveraine. C'étaient des +jeux, des divertissements infinis.</p> + +<p>Voyageurs, nous regardions volontiers ces +voyageuses qui prenaient insoucieusement et gaiement +leur pèlerinage. L'horizon cependant était grave, +cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette +heure. Les bois noirs de sapins étaient déjà +obscurcis et enténébrés du soir; les glaciers +rayonnaient encore d'une blancheur pâlissante. Le +double deuil de ces grands monts nous séparait de la +France, vers laquelle nous allions bientôt nous +acheminer lentement.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p161" id="p161">161</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE.</h3> + + +<p>Pourquoi l'hirondelle et tant d'autres oiseaux +placent-ils leur habitation si près de celle de +l'homme? pourquoi se font-ils nos amis, se mêlant +à nos travaux et les égayant par leur chant? +Pourquoi, dans nos seuls climats de la zone +tempérée, a-t-on cet heureux spectacle d'alliance +et d'harmonie qui est le but de la nature?</p> + +<p>C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme, +sont libres des fatalités pesantes qui dans le +Midi les séparent et les opposent l'un à l'autre. +La chaleur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire +l'oiseau, lui donne l'activité brûlante, +l'inquiétude, l'âcre violence qui se traduit en cris +rauques. Sous les tropiques, tous deux sont en +divergence complète, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p162" id="p162">162</a></span><span class="hidden">)</span> +esclaves d'une nature tyrannique qui pèse sur eux +diversement.</p> + +<p>Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans +la liberté. Cette nature que nous subissions, ici +nous la dominons. Je m'éloigne volontiers et sans +retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai +langui, faible enfant, aux bras de la grande +nourrice qui, d'un trop puissant breuvage, +m'enivrait, croyant m'allaiter.</p> + +<p>Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme +légitime, je la reconnais. Et d'avance, elle me +ressemble; comme moi, elle est sérieuse, +laborieuse; elle a l'instinct du travail, de la +patience. Ses saisons renouvelées partagent son +grand jour annuel, comme la journée de l'ouvrier +alterne du travail au repos. Elle ne donne aucun +fruit gratis; elle donne ce qui vaut tous les +fruits: l'industrie, l'activité.</p> + +<p>Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui mon +image, la trace de ma volonté, les créations de +mon effort et de mon intelligence! Profondément +travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle +me raconte mes travaux, me reproduit à moi-même. +Je la vois comme elle fut avant d'avoir subi cette +création humaine, avant de s'être faite homme.</p> + +<p>Monotone au premier coup d'œil, mélancolique, elle +offrait des forêts et des prairies, mais celles-ci +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p163" id="p163">163</a></span><span class="hidden">)</span> +et celles-là singulièrement différentes de ce qui se +voit ailleurs.</p> + +<p>La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et de +l'Irlande, au délicat et fin gazon d'herbe toujours +renouvelée, non la rude bourre des steppes d'Asie, +non l'épineuse et hostile végétation de l'Afrique, +non le hérissement sauvage des savanes américaines, +où la moindre plante est ligneuse, durement +arborescente; la prairie européenne par sa +végétation éphémère et annuelle, ses humbles +petites fleurs aux senteurs faibles et douces, a un +caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence, +qui s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le +cœur.</p> + +<p>Sur cette assise première d'une herbe humble et +docile, qui n'a pas la prétention de monter plus +haut, se détache par contraste la forte individualité +des arbres les plus robustes, si différents de la +végétation confuse des forêts méridionales. Qui +démêlera sous la masse des lianes, des orchidées, de +cent plantes parasites, les arbres, herbacées +eux-mêmes, qui y sont comme engloutis? Dans nos +antiques forêts de la Gaule et de l'Allemagne se +dresse fort et sérieux, lentement, solidement bâti, +l'orme ou le chêne, ce héros végétal aux bras +noueux, au cœur d'acier, qui a vaincu huit ou dix +siècles, et qui, abattu par l'homme, associé à ses +ouvrages, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p164" id="p164">164</a></span><span class="hidden">)</span> +leur communique l'éternité des œuvres de la nature.</p> + +<p>Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de lui +ressembler, à ce chêne fort et pacifique dont +l'absorption puissante a concentré tout élément et +en a fait l'individu grave, utile et persistant, la +personnalité solide à qui tous avec confiance +demandent un appui, un abri, qui tend ses bras +secourables aux diverses tribus animales et les +abrite de ses feuilles!... De mille bruits, en +reconnaissance, elles égayent jour et nuit la +majesté silencieuse de ce vieux témoin des temps. +Les oiseaux le remercient et charment son ombre +paternelle de chants, d'amour et de jeunesse.</p> + +<p>Indestructible vigueur des climats de l'Occident! +Pourquoi vit-il mille ans, ce chêne? parce que tous +les ans il est jeune. C'est lui qui date le +printemps. L'émotion de la vie nouvelle ne commence +pas pour nous quand toute la nature se couvre de la +verdure uniforme des végétations vulgaires. Elle +commence quand nous voyons le chêne, du feuillage +ligneux de l'autre an qu'il retient encore, arracher +sa feuille nouvelle; quand l'orme, laissant passer +devant lui l'impatience des arbres inférieurs, +nuance d'un vert léger la délicatesse austère de +ses rameaux aériens, finement dessinés sur le ciel.</p> + +<p>Alors, alors la nature parle à tous; sa voix puissante +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p165" id="p165">165</a></span><span class="hidden">)</span> +trouble l'âme même des sages. Pourquoi pas? +N'est-elle pas sainte? et ce surprenant réveil qui +a évoqué toute vie, du cœur dur et muet des chênes +jusqu'à leur pointe sublime où l'oiseau chante sa +joie, n'est-ce pas comme un retour de Dieu?</p> + +<p>J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger, +conservent leur verdure éternelle. Sans méconnaître +la beauté de ces arbres d'élite et leur distinction +spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité +monotone de leur costume immuable, dont la verdure +répondait à l'immuable bleu du ciel. J'attendais +toujours quelque chose, un renouvellement qui ne +venait pas. Les jours passaient, mais identiques. +Pas une feuille de moins sur la terre, pas un léger +nuage au ciel. «Grâce, disais-je, nature éternelle! +Au cœur changeant que tu m'as fait accorde au moins +un changement. Pluie, boue, orage, j'accepte tout; +mais que du ciel ou de la terre l'idée du mouvement +me revienne, l'idée de rénovation; que chaque année +le spectacle d'une création nouvelle me rafraîchisse +le cœur, me rende l'espoir que mon âme pourra se +refaire et revivre, et, par les alternatives de +sommeil, de mort ou d'hiver, se créer de nouveaux +printemps.»</p> + +<p>Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la même +chose. Nous sommes par le changement. À ces fortes +alternatives de chaud, de froid, de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p166" id="p166">166</a></span><span class="hidden">)</span> +brume et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous +devons la trempe, la puissante personnalité de notre +Occident. La pluie ennuie aujourd'hui: le beau temps +viendra demain. Les splendeurs de l'Orient, les +merveilles des tropiques, ne valent pas, mises +ensemble, la première violette de Pâques, la +première chanson d'avril, l'aubépine en fleur, la +joie de la jeune fille qui remet sa robe blanche.</p> + +<p>Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur, d'une +netteté singulière, d'un mordant timbre d'acier, la +voix du merle retentit, et il n'est pas de cœur +malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse +s'empêcher de sourire.</p> + +<p>Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes +mâconnaises qu'on travaillait à relever, j'entendais +une pauvre femme, misérable, vieille, aveugle, qui +chantait avec un accent de gaieté extraordinaire +cette vieille chanson villageoise:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Nous quittons nos grands habits,</span><br> + <span class="i0">Pour en prendre de plus petits.</span><br> + <br> + </div> +</div> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p169" id="p169">169</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME.</h3> + + +<p>L'<i>avare</i> agriculteur, mot juste et senti de +Virgile. Avare, aveugle, réellement, qui proscrit +les oiseaux destructeurs des insectes et défenseurs +de ses moissons.</p> + +<p>Pas un grain à celui qui, dans les hivers pluvieux, +poursuivant l'insecte à venir, cherchait les nids +des larves, examinait, retournait chaque feuille, +détruisait chaque jour des milliers de futures +chenilles. Mais des sacs de froment aux insectes +adultes, des champs aux sauterelles que l'oiseau +aurait combattues!</p> + +<p>Les yeux sur le sillon, sur le moment présent, sans +voir et sans prévoir, aveugle sur la grande +harmonie qu'on ne rompt pas en vain, il a partout +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p170" id="p170">170</a></span><span class="hidden">)</span> +sollicité ou applaudi les lois qui supprimaient +l'aide nécessaire de son travail, l'oiseau +destructeur des insectes. Et ceux-ci ont vengé +l'oiseau. Il a fallu en hâte rappeler le proscrit. +À l'île Bourbon, par exemple, la tête du martin +était à prix; il disparaît, et alors les +sauterelles prennent possession de l'île, dévorant, +desséchant, brûlant d'une âcre aridité ce qu'elles +ne dévorent pas. Il en a été de même dans +l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du +maïs. Le moineau même, qui, attaque le grain, mais +qui le protége encore plus, le moineau, pillard et +bandit, flétri de tant d'injures et frappé de +malédiction, on a vu en Hongrie qu'on périssait +sans lui, que lui seul pouvait soutenir la guerre +immense des hannetons et des mille ennemis ailés qui +règnent sur les basses terres; on a révoqué le +bannissement, rappelé en hâte cette vaillante +<i>landwehr</i> qui, peu disciplinable, n'en est pas +moins le salut du pays.</p> + +<p>Naguère près de Rouen, et dans la vallée de +Monville, les corneilles avaient été proscrites +quelque temps. Les hannetons, dès lors, tellement +profitèrent, leurs larves multipliées à l'infini +poussèrent si bien leurs travaux souterrains, qu'une +prairie entière qu'on me montra avait séché à la +surface; toute racine d'herbe était rongée, et la +prairie entière, aisément détachée, roulée sur +elle-même, pouvait s'enlever comme un tapis.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p171" id="p171">171</a></span><span class="hidden">)</span> +Tout travail, tout appel de l'homme à la nature, +suppose l'intelligence de l'ordre naturel. L'ordre +est tel, et telle est sa loi. <i>La vie a autour +d'elle, en elle, son ennemi, le plus souvent son +hôte, le parasite qui la mine et la ronge.</i></p> + +<p>La vie inerte et sans défense, la végétale surtout, +privée de locomotion, y succomberait sans l'appui +supérieur de l'infatigable ennemi du parasite, âpre +chasseur, vainqueur ailé des monstres.</p> + +<p>Guerre extérieure sous les tropiques où partout ils +surgissent. Guerre intérieure dans nos climats où +tout est plus caché, plus mystérieux et plus +profond.</p> + +<p>Dans la fécondité exubérante de la zone torride, les +insectes, ces destructeurs terribles des végétaux, +consommaient le trop-plein. Ils volent ici le +nécessaire. Là, ils fourragaient dans le luxe +prodigue des plantes spontanées, des semences +perdues, des fruits dont la nature jonche le désert. +Ici, dans le champ resserré qu'arrose la sueur de +l'homme, ils récoltent à sa place, dévorent son +travail et son fruit; ils s'attaquent à sa vie +même.</p> + +<p>Ne dis pas: «L'hiver est pour moi, il tuera +l'ennemi.» L'hiver tue l'ennemi qui mourrait de +lui-même; il tue surtout les éphémères, dont la +durée était déjà mesurée à celle de la fleur, de la +feuille où fut liée leur existence. Mais, avant de mourir, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p172" id="p172">172</a></span><span class="hidden">)</span> +le prévoyant atome garantit sa postérité; il +abrite, cache et dépose profondément son avenir, le +germe de sa reproduction. Comme œufs ou larves, ou +même en leur propre personne, vivants, adultes; +armés, ces invisibles, dans le sein de la terre, +dorment en attendant le temps. Est-elle immobile, +cette terre? Dans les prairies, je la vois onduler, +le noir mineur, la taupe, continue son travail. Plus +haut, dans les lieux secs, s'étendent des greniers +où le rat philosophe, sur un bon tas de blé, prend +la saison en patience.</p> + +<p>Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en +bas, à droite, à gauche, ces peuples rongeurs, +échelonnés par légions qui se succèdent et se +relayent chacun à son mois, à son jour, immense, +irrésistible conscription de la nature, marchera à +la conquête des œuvres de l'homme. La division du +travail est parfaite. Chacun a son poste d'avance et +ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son +arbre, à sa plante. Et tel sera leur nombre +épouvantable, qu'il n'y aura pas une feuille qui +n'ait sa légion.</p> + +<p>Que feras-tu, pauvre homme? Comment te +multiplieras-tu? as-tu des ailes pour les suivre? +as-tu même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer +à ton plaisir; leur sécurité est complète: tue, +écrase à millions; ils vivent par milliards. Où tu +triomphes +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p173" id="p173">173</a></span><span class="hidden">)</span> +par le fer et le feu en détruisant la plante même, +tu entends à côté le bruissement léger de la grande +armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire +et qui ronge invisiblement.</p> + +<p>Écoute, je vais te donner deux conseils. Examine, +choisis le meilleur.</p> + +<p>Le premier remède à cela, que l'on commence à suivre, +c'est d'empoisonner tout. Trempe-moi les semences +dans le sulfate de cuivre; mets ton blé sous la +protection du vert-de-gris. L'ennemi ne s'attend pas +à cela; il est déconcerté. S'il y touche, il meurt +ou languit. Toi aussi, il est vrai, tu n'es guère +florissant; ton hardi stratagème peut aider aux +fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps! le +bon laboureur empoisonne d'abord; ce blé cuivré, +transmis au boulanger artiste, fermente par le +sulfate de cuivre; moyen simple, agréable, qui fait +lever, gonfler la pâte légère qu'on va se disputer.</p> + +<p>Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre tant +d'ennemis, reculer n'est pas honte. Laisse faire, +et croise tes bras. Couche-toi et regarde. Fais +comme, au soir de Waterlo, fit ce brave qui, blessé +et couché, se releva encore et regarda à l'horizon; +mais il y vit Blücher, la grande nuée de l'armée +noire. Il retomba alors, en disant: «Ils sont +trop!»</p> + +<p>Et combien plus tu as droit de le dire! tu es seul +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p174" id="p174">174</a></span><span class="hidden">)</span> +contre l'universelle conjuration de la vie. Tu peux +dire aussi: «Ils sont trop!»</p> + +<p>Tu insistes: «Voici pourtant des champs qui +donnaient espérance; voici un pâturage humide où je +prendrais plaisir à voir mes bœufs perdus dans +l'herbe. Menons-y les troupeaux.»</p> + +<p>Ils y sont attendus. Que deviendraient sans eux ces +vivants nuages d'insectes qui n'aiment que le +sang? Le sang du bœuf est bon, et le sang de +l'homme est meilleur. Entre, assois-toi au milieu +d'eux; tu seras bien reçu, car tu es le festin. Ces +dards, ces trompes et ces tenailles trouveront en ta +chair d'exquises délices; une orgie sanguinaire +s'ouvrira sur ton corps pour la danse effrénée de ce +monde famélique, qui ne lâchera pas à moins de +défaillir; tu en verras plus d'un tournoyer et +mourir sur la source enivrante que s'est creusée son +dard. Blessé, sanglant, gonflé de plaies bouffies, +n'espère pas de repos. D'autres viennent, et puis +d'autres, et toujours, et sans fin. Car si le +climat est moins âpre que dans les zones du Midi, en +revanche, la pluie éternelle, cet océan d'eau douce +et tiède qui noie infatigablement nos plages, +enfante dans une fécondité désespérante ces vies +commencées et avides, qui sont impatientes de +monter, naître et s'achever par la destruction des +vies supérieures.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p175" id="p175">175</a></span><span class="hidden">)</span> +J'ai vu, non pas dans les marais, mais sur les +hauteurs de l'Ouest, aimables et verdoyantes +collines, couvertes de bois ou de prairies, j'ai vu +d'immenses eaux pluviales séjourner sans +écoulement, puis, bues d'un rayon de soleil, laisser +la terre couverte d'une riche et plantureuse +production animale, limaces, limaçons, insectes de +mille sortes, tous gens de terrible appétit, nés +dentus, armés d'appareils admirables, d'ingénieuses +machines à détruire. Impuissants contre l'irruption +d'un monde inattendu qui grouillait, s'agitait, +montait, entrait, nous eût mangé nous-mêmes, nous +luttions au moyen de quelques poules intrépides et +voraces, qui ne comptaient pas les ennemis, ne +discutaient pas, avalaient. Ces poules bretonnes et +vendéennes, braves du génie de la contrée, faisaient +cette campagne d'autant mieux, qu'elles guerroyaient +chacune à sa manière. La <i>noire</i>, la <i>grise</i> et +la <i>pondeuse</i> (c'étaient leurs noms de guerre) +allaient ensemble en corps d'armée, et ne +reculaient devant rien; la rêveuse ou la +<i>philosophe</i> aimait mieux chouanner, et n'en +faisait que plus d'ouvrage. Un superbe chat noir, +leur compagnon de solitude, étudiait tout le jour la +trace du mulot, du lézard, chassait la guêpe, +mangeait la cantharide, du reste devant les poules +respectueux et toujours à distance.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p176" id="p176">176</a></span><span class="hidden">)</span> +Un mot encore sur elles, et un regret. Tout finit, +il fallut partir. Et que deviendraient-elles? +Données, elles allaient être mangées certainement. +Longuement nous délibérâmes. Puis, par un parti +vigoureux, d'après la vieille foi des sauvages, qui +croient qu'il vaut mieux mourir par ceux qu'on aime, +et pensent, en mangeant des héros, devenir héroïque, +nous en fîmes, non sans gémir, un funèbre banquet.</p> + +<p>C'est un très-grand spectacle de voir contre cet +effrayant frétillement du monstre universel qui +s'éveille au printemps, sifflant, bruissant, +coassant, bourdonnant, dans son immense faim, de voir +descendre (on peut le dire) du ciel l'universel +Sauveur, en cent formes et cent légions diverses +d'armes et de caractère, mais toutes ayant des ailes, +précipitant au divin privilége du Saint-Esprit, +d'être présent partout.</p> + +<p>À l'universelle présence de l'insecte, à l'ubiquité +du nombre, répond celle de l'oiseau, de la célérité, +de l'aile. Le grand moment, c'est celui où +l'insecte, se développant par la chaleur, trouve +l'oiseau en face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui, +n'ayant point de lait, doit nourrir à ce moment une +nombreuse famille de sa chasse et de proie vivante. +Chaque année, le monde serait en péril, si l'oiseau +allaitait, si l'alimentation était le travail d'un individu, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p177" id="p177">177</a></span><span class="hidden">)</span> +d'un estomac. Mais voici la couvée bruyante +exigeante et criante, qui appelle la proie par dix, +quinze ou vingt becs; et l'exigence est telle, +telle est la fureur maternelle pour répondre à ces +cris, que la mésange, qui a vingt enfants, +désespérée, ne pouvant les faire taire avec trois +cents chenilles par jour, ira même au nid des +oiseaux ouvrir la cervelle aux petits.</p> + +<p>De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg, +nous observions dès l'hiver commencer cet utile +guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le voyions, +en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'honnête +et respectable ménage du merle, qu'on peut appeler +tourne-feuilles, faisait par couples sa besogne; au +rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient aux +mares, levaient les feuilles une à une avec adresse +et conscience, ne laissant rien passer sans un +attentif examen.</p> + +<p>Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil de +la nature ressemble de si près à la mort, l'oiseau +nous continuait le spectacle de la vie. Sur la neige +même, le merle nous saluait au réveil. Aux +sérieuses promenades d'hiver, nous avions toujours +près de nous le roitelet à huppe d'or, son petit +chant rapide, son rappel doux et flûté. Les +moineaux, plus familiers, paraissaient sur nos +balcons; exacts aux heures, ils savaient qu'ils +trouveraient deux +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p178" id="p178">178</a></span><span class="hidden">)</span> +fois par jour le couvert mis, sans qu'il en coûtât à +leur liberté.</p> + +<p>Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque le +printemps est venu, ils se font scrupule de rien +demander. Dès que leurs enfants éclos ont commencé +à voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre, +comme pour remercier et bénir.</p> + + +<p><a name="p179" id="p179"> </a> +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p181" id="p181">181</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE TRAVAIL.<br> +LE PIC.</h3> + + +<p>Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont +l'objet, nulle ne l'est plus que de dire, comme on +a fait, que le pic, qui creuse les arbres, choisit +les arbres sains et durs, ceux qui présentent le +plus de difficultés et peuvent augmenter son travail. +Le bon sens indique assez que le pauvre animal, qui +vit de vers et d'insectes, cherche les arbres +malades, cariés, qui résistent moins et qui lui +promettent, d'ailleurs, une proie plus abondante. +La guerre obstinée qu'il fait à ces tribus +destructives qui gagneraient les arbres sains, c'est +un signalé service qu'il nous rend. L'État lui +devrait, sinon les appointements, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p182" id="p182">182</a></span><span class="hidden">)</span> +du moins le titre honorifique de conservateur des +forêts. Que fait-on? pour tout salaire, d'ignorants +administrateurs ont souvent mis sa tête à prix.</p> + +<p>Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur, +s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation +modeste, répandue dans les deux mondes, sert +l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'habit varie; le +signe commun de reconnaissance est le chaperon +écarlate dont ce bon ouvrier couvre généralement sa +tête, son crâne épais et solide. L'instrument de +son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau +et de doloire, c'est son bec, carrément taillé. Ses +jambes nerveuses, armées de forts ongles noirs d'une +prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur +sa branche, où il reste les jours entiers dans une +attitude incommode, frappant toujours de bas en +haut. Sauf le matin où il s'agite, remue ses membres +en tous sens, comme font les meilleurs travailleurs +qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se +déranger, il pioche toute une longue journée avec +une application singulière. On l'entend tard encore, +qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi +quelques heures.</p> + +<p>Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses +muscles, toujours tendus, rendent sa chair dure et +coriace. La vésicule du fiel, très-grande chez lui, +semble +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p183" id="p183">183</a></span><span class="hidden">)</span> +accuser une grande disposition bilieuse, acharnée, +violente au travail, du reste aucunement colérique.</p> + +<p>Les opinions qu'on a prises de cet être singulier +devaient être très-diverses. On a jugé en bien ou +en mal le grand travailleur, selon qu'on estimait ou +mésestimait le travail, selon qu'on était soi-même +plus ou moins laborieux, et qu'on regardait une +vie sédentaire et appliquée comme maudite ou bénie +du ciel.</p> + +<p>On s'est demandé aussi si le pic était triste ou +gai, et l'on a fait diverses réponses, peut-être +également bonnes, selon l'espèce et le climat. Je +crois aisément que Wilson, Audubon, qui parlent +surtout du beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux +Carolines sur la lisière des tropiques, l'ont vu +plus gai, plus remuant; ce pic gagne aisément sa +vie, dans un pays chaud et riche en insectes; son +bec courbé, élégant, moins dur que le bec du nôtre, +semble dire aussi qu'il travaille des bois moins +rebelles. Pour le pic de France et d'Allemagne, +qui a à percer l'enveloppe de nos vieux chênes +européens, il a un tout autre instrument, un bec +carré, lourd et fort. Il est probable qu'il donne +bien plus d'heures de travail que l'autre. C'est un +ouvrier placé dans des conditions plus dures, +travaillant plus et gagnant moins. Dans les +sécheresses surtout, son métier est misérable; la +proie le fuit, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p184" id="p184">184</a></span><span class="hidden">)</span> +se retire au plus loin, cherchant la fraîcheur. +Aussi, il appelle la pluie, criant toujours: +<i>Plieu! Plieu!</i> Le peuple comprend ainsi son +cri; il l'appelle dans la Bourgogne le +<i>Procureur du meunier</i>; pic et meunier, si l'eau +ne tombe, chôment et risquent de jeûner.</p> + +<p>Notre grand ornithologiste, excellent et ingénieux +observateur, Toussenel, ne se méprend-il pas +pourtant sur le caractère du pic en le jugeant gai? +Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il fait +pour gagner sa femelle. Mais qui de nous, et des +plus sérieux, en ce cas, n'en fait pas de même? Il +l'appelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à sa +vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau dont +le vol est fort médiocre, c'était peut-être le plus +sage, en présence surtout d'un si excellent tireur. +Et ceci prouve son bon sens. Devant un chasseur +vulgaire, le pic, qui sait sa chair mauvaise, se +serait laissé approcher. Mais devant un tel +connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il avait +grandement à craindre de s'en aller empaillé orner +une collection.</p> + +<p>Je prie l'illustre écrivain de considérer encore +les habitudes morales et l'humeur que doit donner +un travail si persévérant. La <i>papillonne</i> n'est +pour rien ici, et la longueur de telles journées +dépasse infiniment la mesure commode de ce que +Fourier +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p185" id="p185">185</a></span><span class="hidden">)</span> +appelle travail attrayant. Le pic est un ouvrier +solitaire et à son compte; il ne se plaint pas sans +doute; il sent qu'il a intérêt de travailler +beaucoup, longtemps. Ferme sur ses fortes jambes, +dans une attitude pénible, il reste là tout le jour, +et persiste encore au delà. Est-il heureux? je le +crois. Gai? j'en doute. Triste? nullement. Le +travail passionné, qui nous rend si sérieux, en +revanche bannit les tristesses.</p> + +<p>L'inintelligent travailleur, ou le pauvre surmené, +qui ne conçoit le bonheur que dans l'immobilité, ne +pouvait manquer de voir dans une vie si assidue la +malédiction du sort. L'artisan des villes allemandes +assure que c'est un boulanger qui, oisif dans son +comptoir, affamait le pauvre peuple, le trompait, +vendait à faux poids. En punition, maintenant, il +travaille et travaillera jusqu'au jour du Jugement, +ne vivant plus que d'insectes.</p> + +<p>Triste et baroque explication. J'aime mieux la +vieille fable italienne. Picus, fils du Temps (de +Saturne), était un héros austère qui dédaigna +l'amour trompeur et les illusions de Circé. Pour +la fuir, il a pris des ailes et s'est enfui dans les +forêts. S'il n'a plus la figure humaine, il a mieux, +un génie divin, prévoyant et fatidique; il entend +ce qui est à naître, il voit ce qui n'est pas encore.</p> + +<p>Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p186" id="p186">186</a></span><span class="hidden">)</span> +des Indiens du nord de l'Amérique. Ces héros ont +bien vu que le pic était un héros. Ils aiment à +porter la tête de celui qu'on nomme <i>pic à bec +d'ivoire</i>, et croient que son ardeur, son courage +passera en eux. Croyance très-fondée, comme +l'expérience le prouve. Le plus ferme cœur se sent +affermi, en voyant sans cesse sur lui ce parlant +symbole; il se dit: «Je serai tel pour la force et +pour la constance.»</p> + +<p>Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un +héros, c'est le héros pacifique du travail. Il ne +réclame rien de plus. Son bec qui pourrait être +redoutable, ses ergots très-forts, sont préparés +cependant pour tout autre chose que pour le combat. +Le travail l'a pris tellement qu'aucune rivalité ne +le conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui +tout l'effort de ses facultés.</p> + +<p>Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent +forestier, plein de tact et d'expérience, éprouve +son arbre au marteau, je veux dire au bec. Il +ausculte comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce +qu'il a en lui. Le procédé d'auscultation, si récent +en médecine, était l'art principal du pic, depuis +des milliers d'années. Il interrogeait, sondait, +voyait par l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait +le tissu de l'arbre. Tel, sain et fort en apparence, +que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué +le marteau +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p187" id="p187">187</a></span><span class="hidden">)</span> +de la marine, le pic, bien autrement habile, le juge +véreux, carié, susceptible de manquer de la manière +la plus funeste, de plier en construction, ou de +faire une voie d'eau et de causer un naufrage.</p> + +<p>L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, s'y +établit; là il exercera son art. Ce bois est creux, +donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y +habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les +citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus +les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts. +Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique +assiégeant veille, et de moment en moment regarde +derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi +sert parfaitement une langue d'extrême longueur qu'il +darde comme un petit serpent. L'incertitude de cette +chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le passionnent; +il voit à travers l'écorce et le bois; il assiste +aux terreurs et aux conseils du peuple ennemi. +Parfois, il descend très-vite, pensant qu'une issue +secrète pourrait sauver les assiégés.</p> + +<p>Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au dedans, +c'est une terrible image pour le patriote qui rêve +au destin des cités. Rome, aux temps où la +république commençait à s'affaisser, se sentant +semblable à cet arbre, frissonna un jour que le pic +vint tomber en plein forum sur le tribunal, sous la +main même du préteur. Le peuple s'émut grandement, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p188" id="p188">188</a></span><span class="hidden">)</span> +et roulait de tristes pensées. Mais les devins +mandés arrivent: si l'oiseau part impunément, la +république mourra; s'il reste, il ne menace plus que +celui qui l'a dans sa main, le préteur. Ce magistrat, +qui était Ælius Tubero, tua l'oiseau à l'instant, +mourut lui-même bientôt, et la république dura deux +siècles encore.</p> + +<p>Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce noble +appel au dévouement du citoyen. Elle dura par cette +réponse muette que lui fit un grand cœur. De tels +actes sont féconds, ils font des hommes et des +héros; ils font la durée des cités.</p> + +<p>Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce +solitaire, ce grand prophète n'échappe pas à la loi +universelle. Deux fois par an, il se dément, sort de +son austérité, et, faut-il le dire? devient +ridicule. Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne l'est +que deux fois par an!</p> + +<p>Ridicule? il ne l'est pas par cela qu'il est +amoureux, mais il aime comiquement. Noblement +endimanché et dans son meilleur plumage, relevant sa +mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, il +tourne autour de sa femelle; ses rivaux en font +autant. Mais ces innocents travailleurs, faits aux +œuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau +monde, aux grâces des colibris, ne savent rien autre +chose que présenter leurs devoirs et leurs +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p189" id="p189">189</a></span><span class="hidden">)</span> +très-humbles hommages par d'assez gauches courbettes. +Du moins, gauches à notre sens, elles le sont moins +pour l'objet dont elles captent l'attention. Elles +plaisent, et c'est tout ce qu'il faut. Le choix +prononcé par la reine, nulle bataille. Mœurs +admirables des bons et dignes ouvriers! les autres, +chagrins, se retirent, mais avec délicatesse +conservent religieusement le respect de la liberté.</p> + +<p>Le préféré et sa belle, vous croyez qu'ils vont +faire l'amour oisifs, errer dans les forêts? Point +du tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler. +«Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me +suis pas trompée.» Quelle occasion pour un artiste! +Elle anime son génie. De charpentier il devient +menuisier et ébéniste; de menuisier, géomètre! La +régularité des formes, ce rhythme divin, lui +apparaît dans l'amour.</p> + +<p>C'est justement la belle histoire du fameux forgeron +d'Anvers, Quintin Metzys, qui aima la fille d'un +peintre et qui, pour se faire aimer, devint le plus +grand peintre de la Flandre au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">D'un noir Vulcain, l'amour fit un Apelle.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec la +précision sévère, le parfait arrondissement que +donnerait le compas, il creuse une élégante voûte +d'un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p190" id="p190">190</a></span><span class="hidden">)</span> +marbre et de l'ivoire. Les précautions hygiéniques +et stratégiques ne manquent pas. Une entrée sinueuse, +étroite, dont la pente incline au dehors pour que +l'eau n'y pénètre pas, favorise la défense; il +suffit d'une tête et d'un bec courageux pour la +fermer.</p> + +<p>Quel cœur résisterait à cela? Qui n'accepterait cet +artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de la +famille, ce défenseur intrépide? Qui ne croirait +pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart de ce +champion dévoué, accomplir le délicat mystère de la +maternité?</p> + +<p>Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés. +Il ne manque ici qu'un hymne (Hymen! ô hymenæe!). +Ce n'est pas la faute du pic si la +nature, à son génie, a refusé la muse mélodieuse. Du +moins dans son âpre voix on ne méconnaîtra pas le +véhément accent du cœur.</p> + +<p>Qu'ils soient heureux! qu'une jeune et aimable +génération éclose et croisse sous leurs yeux! Les +oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer +ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent +noir, ne pas visiter ce nid! Puisse la main de +l'enfant n'en pas arracher cruellement la douce +espérance! Puisse surtout l'ornithologiste, l'ami +des oiseaux, se tenir loin de ces lieux!</p> + +<p>Si le travail persévérant, l'ardent amour de la +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p191" id="p191">191</a></span><span class="hidden">)</span> +famille, l'héroïque défense de la liberté, pouvaient +imposer le respect, arrêter les mains cruelles de +l'homme, nul chasseur ne toucherait à ce digne +oiseau. Un jeune naturaliste, qui en étouffa un pour +l'empailler, m'a dit qu'il resta malade de cette +lutte acharnée, et plein de remords; il lui +semblait qu'il eût fait un assassinat.</p> + +<p>Wilson paraît avoir eu une impression analogue. +«La première fois, dit-il, que j'observai cet +oiseau, dans la Caroline du Nord, je le blessai +légèrement à l'aile, et, lorsque je le pris, il +poussa un cri tout à fait semblable à celui d'un +enfant, mais si fort et si lamentable que mon +cheval effrayé faillit me renverser. Je l'apportai +à Wilmington: en passant dans les rues, les cris +prolongés de l'oiseau attirèrent aux portes et aux +fenêtres une foule de personnes, surtout de +femmes remplies d'effroi. Je continuai ma route et, +en rentrant dans la cour de l'hôtel, je +vis venir le maître de la maison et beaucoup de +gens alarmés de ce qu'ils entendaient. Jugez comme +augmenta cette alarme quand je demandai ce qu'il +fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta +pâle et stupide, et les autres furent muets d'étonnement. +Après m'être amusé à leurs dépens une +minute ou deux, je découvris mon pic, et un éclat +de rire universel se fit entendre. Je le montai, le +plaçai dans ma chambre, le temps de voir mon +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p192" id="p192">192</a></span><span class="hidden">)</span> +cheval et d'en prendre soin. J'y retournai au bout +d'une heure, et, en ouvrant la porte, j'entendis de +nouveau le même cri terrible, qui cette fois paraissait +venir de la douleur d'avoir été découvert dans +ses tentatives d'évasion. Il était monté le long de la +fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatement +au-dessous duquel il avait commencé de creuser. Le +lit était couvert de larges morceaux de plâtre, la latte +du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu près +quinze pouces carrés, et un trou capable de laisser +passer le poing, déjà formé dans les abat-jour; de +sorte que dans l'espace d'une heure encore, il serait +certainement parvenu à se frayer une issue. Je lui +attachai au cou une corde que je fixai à la table et +le laissai: je voulais lui conserver la vie, et j'allai +lui chercher de la nourriture. En remontant, j'entendis +qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon entrée +je vis qu'il avait presque détruit la table à +laquelle il avait été attaché et contre laquelle il +avait tourné toute sa colère. Lorsque je voulus en +prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec son +bec, et il déploya un si noble et indomptable +courage que j'eus la tentation de le rendre à ses forêts +natales. Il vécut avec moi à peu près trois jours, +refusant toute nourriture, et j'assistai à sa mort avec +regret.»</p> + + +<p><a name="p193" id="p193"> </a> +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p195" id="p195">195</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE CHANT.</h3> + + +<p>Il n'est personne qui n'ait remarqué que des oiseaux +tenus en cage dans un salon ne manquent guère, s'il +vient des visiteurs, si la conversation s'anime, d'y +prendre part à leur manière, de jaser ou de chanter.</p> + +<p>C'est leur instinct universel et même en liberté. +Ils sont l'écho et de Dieu et de l'homme. Ils +s'associent aux bruits, aux voix, y ajoutent leur +poésie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par +analogie, par contraste, ils augmentent et complètent +les grands effets de la nature. Au sourd battement +des flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës, +stridentes; au monotone bruissement des arbres +agités, la tourterelle et cent oiseaux donnent une +douce et +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p196" id="p196">196</a></span><span class="hidden">)</span> +triste assonance; au réveil des campagnes, à la +gaieté des champs, l'alouette répond par son chant, +elle porte au ciel les joies de la terre.</p> + +<p>Ainsi, partout, sur l'immense concert instrumental +de la nature, sur ses soupirs profonds, sur les +vagues sonores qui s'échappent de l'orgue divin, +une musique vocale éclate et se détache, celle de +l'oiseau, presque toujours par notes vives qui +tranchent sur ce fond grave, par d'ardents coups +d'archet.</p> + +<p>Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations +d'une vie intense, supérieure à la nôtre, d'une vie +voyageuse et mobile, qui donne au travailleur fixé +sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve +de la liberté.</p> + +<p>De même que la vie végétale se renouvelle au +printemps par le retour des feuilles, la vie animale +est renouvelée, rajeunie, par le retour des oiseaux, +par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil +dans l'hémisphère austral, jeune monde à l'état +inférieur, qui, encore en travail, aspire à trouver +une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de la vie, +le chant, ne lui est pas donnée encore.</p> + +<p>Le beau, le grand phénomène de cette face supérieure +du monde, c'est qu'au moment où la nature commence +par les feuilles et les fleurs son silencieux +concert, sa chanson de mars et d'avril, sa +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p197" id="p197">197</a></span><span class="hidden">)</span> +symphonie de mai, tous nous vibrons à cet accord; +hommes, oiseaux, nous prenons le rhythme. Les plus +petits, à ce moment, sont poëtes, souvent chanteurs +sublimes. Ils chantent pour leurs compagnes dont ils +veulent gagner l'amour. Ils chantent pour ceux qui +les écoutent, et plus d'un fait des efforts inouïs +d'émulation. L'homme aussi répond à l'oiseau. Le +chant de l'un fait chanter l'autre. Accord inconnu +aux climats brûlants. Les éclatantes couleurs qui y +remplacent l'harmonie ne créent pas un lien comme +elle. Dans une robe de pierreries, l'oiseau n'est +pas moins solitaire.</p> + +<p>Bien différent de cet être d'élite, éblouissant, +étincelant, l'oiseau de nos contrées, humble d'habit, +riche de cœur, est près du pauvre. Peu, très-peu, +cherchent les beaux jardins, les allées +aristocratiques, l'ombrage des grands parcs. Tous +vivent avec le paysan. Dieu les a mis partout. Bois +et buissons, clairières, champs, vignobles, prairies +humides, roseaux des étangs, forêts des montagnes, +même les sommets couverts de neiges, il a doué chaque +lieu de sa tribu ailée, n'a déshérité nul pays, nul +site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne pût +aller nulle part, si haut monter, si bas descendre, +qu'il n'y trouvât un chant de joie et de consolation.</p> + +<p>Le jour commence à peine, à peine de l'étable sonne +la clochette des troupeaux, que la bergeronnette +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p198" id="p198">198</a></span><span class="hidden">)</span> +est prête à les conduire et sautille autour d'eux. +Elle se mêle au bétail et familièrement s'associe au +berger. Elle sait qu'elle est aimée et de l'homme et +des bêtes qu'elle défend contre les insectes. Elle +pose hardiment sur la tête des vaches et le dos des +moutons. Le jour elle ne les quitte guère, et les +ramène fidèlement au soir.</p> + +<p>La lavandière, non moins exacte, est à son poste: +elle voltige autour des laveuses; elle court sur ses +longues jambes jusque dans l'eau et demande des +miettes; par un étrange instinct mimique, elle +baisse et relève la queue, comme pour imiter le +mouvement du battoir sur le linge, pour travailler +aussi et gagner son salaire.</p> + +<p>L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du +laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue, +qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour +l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance. +<i>Espoir</i>, c'est la vieille devise de nos Gaulois, +et c'est pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau +national cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais +si riche de cœur et de chant.</p> + +<p>La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette. +La disposition de ses ongles la rend impropre à +percher sur les arbres. Elle niche à terre, tout +près du pauvre lièvre et sans abri que le sillon. +Quelle vie précaire, aventurée, au moment où +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p199" id="p199">199</a></span><span class="hidden">)</span> +elle couve! Que de soucis, que d'inquiétudes! À +peine une motte de gazon dérobe au chien, au milan, +au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve +à la hâte, elle élève à la hâte la tremblante +couvée. Qui ne croirait que cette infortunée +participera à la mélancolie de son triste voisin, le +lièvre?</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Cet animal est triste et la crainte le ronge. (<span class="sc">La Font.</span>)</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de +gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut, +et d'insouciance française: l'oiseau national, à +peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité, +son chant, son indomptable joie. Autre merveille: +ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles, +n'endurcissent pas son cœur; elle reste bonne +autant que gaie, sociable et confiante, offrant un +modèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour +fraternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au +besoin, nourrira ses sœurs.</p> + +<p>Deux choses la soutiennent et l'animent: la +lumière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année. +Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux +bonheur de la maternité, le travail incessant d'une +éducation de hasards. Mais quand l'amour lui manque, +la lumière lui reste et la ranime. Le moindre rayon +de lumière suffit pour lui rendre son chant. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p200" id="p200">200</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<p>C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand +l'horizon s'empourpre et que le soleil va paraître, +elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel +l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme l'aube, +pure et gaie comme un cœur enfant! Cette voix +sonore, puissante, donne le signal aux moissonneurs. +«Il faut partir, dit le père; n'entendez-vous pas +l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir +courage; aux chaudes heures, les invite au +sommeil, écarte les insectes. Sur la tête penchée de +la jeune fille à demi éveillée elle verse des +torrents d'harmonie.</p> + +<p>«Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de +lutter avec celui de l'alouette pour la richesse et +la variété du chant, l'ampleur et le velouté du +timbre, la tenue et la portée du son, la souplesse +et l'infatigabilité des cordes de la voix. L'alouette chante une +heure d'affilée sans s'interrompre d'une demi-seconde, +s'élevant verticalement dans les airs jusqu'à +des hauteurs de mille mètres, et courant des bordées +dans la région des nues pour gagner plus haut, +et sans qu'une seule de ses notes se perde dans ce +trajet immense.</p> + +<p>«Quel rossignol pourrait en faire autant?»</p> + +<p>C'est un bienfait donné au monde que ce chant de +lumière, et vous le retrouvez presque en tout pays +qu'éclaire le soleil. Autant de contrées différentes, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p201" id="p201">201</a></span><span class="hidden">)</span> +autant d'espèces d'alouettes: alouettes de bois, +alouettes de prés, de buissons, de marais, alouettes +de la Crau de Provence, alouettes des craies de la +Champagne, alouettes des contrées boréales de l'un +et l'autre mondes; vous les trouvez encore dans les +steppes salés, dans les plaines brûlées du vent du +nord de l'affreuse tartarie. Persévérante +réclamation de l'aimable nature, tendres consolations +de la maternité de Dieu!</p> + +<p>Mais l'automne est venue. Pendant que l'alouette +fait derrière la charrue sa récolte d'insectes, nous +arrivent les hôtes des contrées boréales: la grive +exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronne, +l'imperceptible roi du nord. De Norwége, au temps +des brouillards, nous vient le roitelet, et, sous un +sapin gigantesque, le petit magicien chante sa +chanson mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid +le décide à descendre, à se mêler, à se populariser +parmi les petits troglodytes qui habitent avec nous +et charment nos chaumières de leurs notes limpides.</p> + +<p>La saison devient rude: tous se rapprochent de +l'homme. Les honnêtes bouvreuils, couples doux et +fidèles, viennent, avec un petit ramage mélancolique, +solliciter et demander secours. La fauvette d'hiver +quitte aussi ses buissons; craintive, vers le soir, +elle s'enhardit à faire entendre aux portes une voix +tremblotante, monotone et d'accent plaintif. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p202" id="p202">202</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<p>«Quand, par les premières brumes d'octobre, un peu +avant l'hiver, le pauvre prolétaire vient chercher +dans la forêt sa chétive provision de bois mort, un +petit oiseau s'approche de lui, attiré par le bruit +de la cognée; il circule à ses côtés et s'ingénie +à lui faire fête en lui chantant tout bas ses plus +douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge, qu'une +fée charitable a député vers le travailleur solitaire +pour lui dire qu'il y a encore quelqu'un dans la +nature qui s'intéresse à lui.</p> + +<p>«Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre les +tisons de la veille, engourdis dans la cendre; +quand le copeau et la branche sèche petillent dans +la flamme, le rouge-gorge accourt en chantant pour +prendre sa part du feu et des joies du bûcheron.</p> + +<p>«Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son +manteau de neige; quand on n'entend plus d'autre +voix que celle des oiseaux du nord, qui dessinent +dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la +bise qui mugit et s'engouffre au chaume des cabanes, +un petit chant flûté, modulé à voix basse, vient +protester encore au nom du travail créateur contre +l'atonie universelle, le deuil et le chômage.»</p> + +<p>Ouvrez, de grâce, donnez-lui quelques miettes, un +peu de grain. S'il voit des visages amis, il +entrera dans la chambre; il n'est pas insensible au +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p203" id="p203">203</a></span><span class="hidden">)</span> +feu; de l'hiver, par ce court été, le pauvre petit +va plus fort rentrer dans l'hiver.</p> + +<p>Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte n'ait +chanté le rouge-gorge. Mais l'oiseau même est son +poëte; si l'on pouvait écrire sa petite chanson, elle +exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa vie. +Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon cabinet, +faute d'auditeurs de son espèce, se met devant la +glace, et, sans me déranger, à demi-voix, dit toutes +ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui apparaît de +l'autre côté. En voici le sens à peu près, tel +qu'une main de femme a essayé de le noter:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Je suis le compagnon</span><br> + <span class="i0">Du pauvre bûcheron.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Je le suis en automne,</span><br> + <span class="i0">Au vent des premiers froids,</span><br> + <span class="i0">Et c'est moi qui lui donne</span><br> + <span class="i0">Le dernier chant des bois.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Il est triste, et je chante</span><br> + <span class="i0">Sous mon deuil mêlé d'or.</span><br> + <span class="i0">Dans la brume pesante</span><br> + <span class="i0">Je vois l'azur encor.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Que ce chant te relève</span><br> + <span class="i0">Et te garde l'espoir!</span><br> + <span class="i0">Qu'il te berce d'un rêve,</span><br> + <span class="i0">Et te ramène au soir!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">. . . . . . . . . . . .</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Mais quand vient la gelée,</span><br> + <span class="i0">Je frappe à ton carreau.</span><br> + <span class="i0">Il n'est plus de feuillée,</span><br> + <span class="i0">Prends pitié de l'oiseau!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">C'est ton ami d'automne</span><br> + <span class="i0">Qui revient près de toi.</span><br> + <span class="i0">Le ciel, tout m'abandonne...</span><br> + <span class="i0">Bûcheron, ouvre-moi!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Qu'en ce temps de disette,</span><br> + <span class="i0">Le petit voyageur,</span><br> + <span class="i0">Régalé d'une miette,</span><br> + <span class="i0">S'endorme à ta chaleur!</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Je suis le compagnon</span><br> + <span class="i0">Du pauvre bûcheron.</span><br> + <br> + </div> +</div> + + +<p><a name="p205" id="p205"> </a> +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p207" id="p207">207</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE NID.<br> +ARCHITECTURE DES OISEAUX.</h3> + + +<p>J'écris en face d'une jolie collection de nids +d'oiseaux français, qu'un de mes amis a faite pour +moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les +descriptions des auteurs, de les améliorer peut-être, +si les ressources bien limitées du style pouvaient +donner idée d'un art tout spécial, moins analogue +aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au +premier coup d'œil. Rien ne supplée ici à la vue +des objets. Il faut voir et toucher: on sent alors +que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce +sont choses d'un monde à part. Faut-il dire <i>au-dessus</i>, +<i>au-dessous</i> des œuvres humaines? Ni l'un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p208" id="p208">208</a></span><span class="hidden">)</span> +ni l'autre; mais différentes essentiellement, et +dont les rapports ne sont guère qu'extérieurs.</p> + +<p>Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant, plus +délicat qu'on ne peut dire, doit tout à l'art, à +l'adresse, au calcul. Les matériaux, le plus souvent, +sont fort rustiques, pas toujours ceux qu'eût +préférés l'artiste. Les instruments sont +très-défectueux. L'oiseau n'a pas la main de +l'écureuil, ni la dent du castor. N'ayant que le bec +et la patte (qui n'est point du tout une main), il +semble que le nid doive lui être un problème +insoluble. Ceux que j'ai sous les yeux sont la +plupart formés d'un tissu ou enchevêtrement de +mousses, petites branches flexibles ou longs +filaments de végétaux; mais c'est moins encore un +tissage qu'une condensation; un feutrage de matériaux +mêlés, poussés et fourrés l'un dans l'autre avec +effort, avec persévérance: art très-laborieux et +d'opération énergique, où le bec et la griffe +seraient insuffisants. L'outil, réellement, c'est le +corps de l'oiseau lui-même, sa poitrine, dont il +presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre +absolument dociles, les mêler, les assujettir à +l'œuvre générale.</p> + +<p>Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid la +forme circulaire n'est encore autre que le corps +de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et +refoulant +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p209" id="p209">209</a></span><span class="hidden">)</span> +le mur de tous côtés, qu'il arrive à former ce +cercle.</p> + +<p>Donc, la maison, c'est la personne même, sa forme +et son effort le plus immédiat; je dirai sa +souffrance. Le résultat n'est obtenu que par une +pression constamment répétée de la poitrine. Pas +un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder +la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du +sein, du cœur, certainement avec trouble de la +respiration, avec palpitation peut-être.</p> + +<p>Tout autre est la demeure du quadrupède. Il naît +vêtu; qu'a-t-il besoin de nid? Aussi, ceux qui +bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes +plus que pour leurs petits. La marmotte est un +mineur habile dans son oblique souterrain, qui lui +sauve le vent de l'hiver. L'écureuil, d'une main +adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de +la pluie. Le grand ingénieur des lacs, le castor, +qui prévoit la crue des eaux, se fait plusieurs +étages où il montera à volonté: tout cela pour +l'individu. L'oiseau bâtit pour la famille. +Insouciant, il vivait sous la claire feuillée, en +butte à ses ennemis; mais dès qu'il n'est plus +seul, la maternité prévue, espérée, le fait +artiste. Le nid est une création de l'amour.</p> + +<p>Aussi, l'œuvre est empreinte d'une force de +volonté extraordinaire, d'une passion singulièrement +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p210" id="p210">210</a></span><span class="hidden">)</span> +persévérante. Vous le sentirez surtout à ceci, +qu'elle n'est pas, comme les nôtres, préparée par +une charpente qui en fixe le plan, soutient et +régularise le travail. Ici le plan est si bien dans +l'artiste, l'idée si arrêtée, que sans charpente ni +carcasse, sans appui préalable, le navire aérien se +bâtit pièce à pièce, et pas une ne trouble +l'ensemble. Tout vient s'y ajouter à propos, +symétriquement, en parfaite harmonie: chose +infiniment difficile dans un tel défaut d'instrument +et dans ce rude effort de concentration et de +feutrage par la pression de la poitrine.</p> + +<p>La mère ne se fie point au mâle pour tout cela, mais +elle l'emploie comme pourvoyeur. Il va chercher des +matériaux, herbes, mousses, racines ou branchettes. +Mais quand le bâtiment est fait, quand il s'agit de +l'intérieur, du lit, du mobilier, l'affaire devient +plus difficile. Il faut songer que cette couche doit +recevoir un œuf infiniment prenable au froid, dont +tout point refroidi serait pour le petit un membre +mort. Ce petit naîtra nu. Le ventre, au ventre de +la mère bien appliqué, ne craindra pas le froid; +mais le dos, dépouillé encore, le lit seul doit le +réchauffer: la mère est là-dessus d'une précaution, +d'une inquiétude bien difficiles à satisfaire. Le +mari apporte du crin, mais c'est trop dur: il ne +servirait que dessous, et comme un sommier élastique. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p211" id="p211">211</a></span><span class="hidden">)</span> +Il apporte du chanvre, mais c'est trop froid: la +soie ou le duvet soyeux de certaines plantes, le +coton ou la laine, sont admis seuls; ou mieux, ses +propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle +met sous le nourrisson.</p> + +<p>Il est intéressant de voir le mâle en quête des +matériaux, quête habile et furtive: il craint qu'en +le suivant des yeux, on n'apprenne trop bien le +chemin de son nid. Souvent, si vous le regardez, +pour vous tromper, il prend un chemin différent. +Cent petits vols ingénieux répondront aux désirs +de la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un +peu de laine. Il prendra à la basse-cour les plumes +tombées de la pondeuse. Il épiera, dans son +audace, si la fermière, sous l'auvent, laisse un +moment sa pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche +d'un fil dérobé.</p> + +<p>Les collections de nids sont fort récentes, peu +nombreuses, peu riches encore. Dans celle de Rouen, +cependant, remarquable par l'arrangement, dans celle +de Paris, où se voient plusieurs très-curieux +spécimens, on distingue déjà les industries diverses +qui créent ce chef-d'œuvre du nid. Quelle en est la +chronologie, le crescendo? non d'un art à un autre +(non du maçonnage au tressage, par exemple). Mais +dans chaque art, les oiseaux qui s'y livrent vont +plus ou moins haut, selon l'intelligence +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p212" id="p212">212</a></span><span class="hidden">)</span> +des espèces, la facilité des matériaux ou l'exigence +des climats.</p> + +<p>Chez les oiseaux mineurs, le manchot, le pingouin, +dont le petit, à peine né, sautera à la mer, se +contentent de faire un trou. Mais le guêpier, +l'hirondelle de mer, qui doivent élever leurs +petits, se creusent sous la terre une véritable +habitation, très-bien proportionnée, non sans +quelque géométrie. Ils la meublent de plus et la +jonchent de matières molles sur lesquelles le petit +sentira moins la dureté ou la fraîcheur du sol +humide.</p> + +<p>Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève la +boue en pyramide pour isoler ses œufs de la terre +inondée, et les couve debout sous ses longues +jambes, se contente d'une œuvre grossière. C'est +encore un manœuvre. Le vrai maçon, c'est +l'hirondelle qui suspend sa maison aux nôtres.</p> + +<p>La merveille du genre est peut-être l'étonnant +cartonnage que travaille la grive. Son nid, fort +exposé sous l'humide abri des vignes, est de mousse +au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure; +mais regardez dedans: c'est une coupe admirable +de propreté, de poli, de luisant, qui ne cède point +au verre. On pourrait s'y mirer.</p> + +<p>L'art rustique, et propre aux forêts, de la +charpente, du menuisage, de la sculpture en bois, a +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p213" id="p213">213</a></span><span class="hidden">)</span> +son infime essai dans le toucan, dont le bec est +énorme, mais faible et mince; il ne s'attaque +qu'aux arbres vermoulus. Le pic, mieux armé, on +l'a vu, peut davantage; c'est le vrai charpentier; +mais l'amour vient, c'est le sculpteur.</p> + +<p>Infinie en genres, en espèces, est la corporation +des vanniers, des tisseurs. Marquer leur point de +départ, leur progrès et le terme d'une industrie si +variée, ce serait un très-long travail.</p> + +<p>Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu +d'adresse. Pourquoi feraient-ils plus? Vêtus si +bien par la nature d'une plume onctueuse et presque +impénétrable, ils comptent moins avec les éléments. +Leur grand art est la chasse; toujours au maigre et +faiblement nourris, les piscivores sont dominés par +un estomac exigeant.</p> + +<p>Le tressage fort élémentaire des hérons, des +cigognes, est dépassé déjà, non de beaucoup, par les +vanniers des bois, par le geai, le moqueur, +l'étourneau, le bouvreuil. Leur famille plus +nombreuse leur impose un travail plus grand. Ils +fondent des assises grossières, mais par-dessus +adaptent un panier plus ou moins élégant, un +tressage de racines et bûchettes fortement liées. +La cistole entrelace délicatement trois roseaux +dont les feuilles, mêlées au tissu, en font la base +mobile et sûre; il ondule avec elle. La mésange +suspend son berceau en +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p214" id="p214">214</a></span><span class="hidden">)</span> +forme de bourse par un côté, et se confie au vent +pour bercer sa famille.</p> + +<p>Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des +feutreurs habiles. Ce dernier, inquiet, défiant, +colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art et +d'adresse, des lichens blancs, dont la moucheture +désoriente entièrement le chercheur, et lui fait +prendre ce charmant nid, si bien dissimulé, pour +un accident de verdure, une chose fortuite et +naturelle.</p> + +<p>Le collage et le feutrage jouent au reste un grand +rôle dans l'œuvre même des tisseurs. On aurait tort +d'isoler trop ces arts. L'oiseau-mouche consolide +avec la gomme des arbres sa petite maison. La +plupart des autres y emploient la salive. +Quelques-uns, chose étrange! subtile invention de +l'amour, y joignent l'art pour lequel leurs organes +leur donnent le moins de secours. Un sansonnet +américain parvient à coudre des feuilles avec son +bec, et très-adroitement.</p> + +<p>Quelques tresseurs habiles, non contents du bec, y +joignent le pied. La chaîne préparée, ils la fixent +du pied, pendant que le bec y insère la trame. Ils +deviennent de vrais tisserands.</p> + +<p>L'adresse ne manque pas, en résumé. Elle est même +étonnante; mais les instruments manquent. Ils sont +étrangement impropres à ce qu'ils ont à +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p215" id="p215">215</a></span><span class="hidden">)</span> +faire. La plupart des insectes sont en comparaison +merveilleusement armés, ustensilés. Ce sont de +véritables ouvriers qui naissent tels. L'oiseau ne +l'est que pour un temps, par l'inspiration de +l'amour.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p219" id="p219">219</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>VILLES DES OISEAUX.<br> +ESSAIS DE RÉPUBLIQUE.</h3> + + +<p>Plus j'y songe, plus je vois que l'oiseau n'est pas, +comme l'insecte, un animal industriel. C'est le +poëte de la nature, le plus indépendant des êtres, +d'une vie sublime, aventureuse, au total, très-peu +protégée.</p> + +<p>Entrons dans les forêts sauvages de l'Amérique, +examinons les moyens de sûreté qu'inventent ou +possèdent les êtres isolés. Comparons les ressources +de l'oiseau, l'effort de son génie, aux inventions +de son voisin, l'homme, qui vit aux mêmes lieux. La +différence fait honneur à l'oiseau; l'invention +humaine est tout offensive. L'indien a trouvé le casse-tête, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p220" id="p220">220</a></span><span class="hidden">)</span> +le couteau de pierre à scalper; l'oiseau n'a trouvé +que le nid.</p> + +<p>Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce +élégante, le nid est supérieur de tout point au +wigwam de l'indien, à la case du nègre, qui souvent, +en Afrique, n'est qu'un baobab creusé par le temps.</p> + +<p>Le nègre n'a pas encore trouvé la porte; sa maison +reste ouverte. Contre l'invasion nocturne des bêtes, +il en obstrue l'entrée d'épines.</p> + +<p>L'oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle +sera sa défense? Grande et terrible question.</p> + +<p>Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit +un nid naturel, comme fait la sistelle, au creux d'un +arbre, il en rétrécit l'ouverture par un habile +maçonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent +un nid double en deux appartements: dans l'alcôve +couve la mère; au vestibule veille le père, +sentinelle attentive, pour repousser l'invasion.</p> + +<p>Que d'ennemis à craindre! serpents, hommes ou +singes, écureuils! Et que dis-je? les oiseaux +eux-mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les +voisins aident parfois le faible à recouvrer son +bien, à chasser par la force l'injuste usurpateur. +On assure que les freux (espèces de corneilles) +poussent plus loin l'esprit de justice. Ils ne +pardonnent pas au jeune couple qui, pour être plus +tôt en ménage, vole les matériaux, le mobilier d'un +autre nid. Ils +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p221" id="p221">221</a></span><span class="hidden">)</span> +se mettent huit ou dix ensemble pour mettre en +pièces le nid coupable, détruisent de fond en comble +cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en vont +bâtir au loin, forcés de tout recommencer.</p> + +<p>N'est-ce pas là une idée de la propriété et du droit +sacré du travail?</p> + +<p>Où en trouver les garanties, et comment assurer un +commencement d'ordre public? Il est curieux de +savoir comment les oiseaux ont résolu la question.</p> + +<p>Deux solutions se présentaient: la première était +l'<i>association</i>, l'organisation d'un gouvernement +qui concentrât la force, et de la réunion des faibles +fît une puissance défensive. La seconde (mais +miraculeuse? impossible? imaginative?) aurait été +la réalisation de la <i>ville aérienne</i> +d'Aristophane, la construction d'une demeure gardée, +par sa légèreté, des lourds brigands de l'air, +inaccessible aux approches des brigands de la terre, +au chasseur, au serpent.</p> + +<p>Ces deux choses, l'une difficile, l'autre qui +semble impossible, l'oiseau les a réalisées.</p> + +<p>L'association d'abord et le gouvernement. La +monarchie est l'essai inférieur. De même que les +singes ont un roi qui conduit chaque bande, plusieurs +espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout, +paraissent suivre un chef.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p222" id="p222">222</a></span><span class="hidden">)</span> +Les fourmiliers ont un roi; les oiseaux de paradis +ont un roi. Le tyran intrépide, petit oiseau +d'audace extraordinaire, couvre de son abri des +espèces plus grosses, qui le suivent et se fient à +lui. On assure que le noble épervier, réprimant ses +instincts de proie pour certaines espèces, laisse +nicher sous lui, autour de lui, des familles +craintives qui croient à sa générosité.</p> + +<p>Mais l'association la plus sûre est celle des égaux. +L'autruche, le manchot, une foule d'espèces, +s'unissent pour cela. Plusieurs espèces, unies pour +voyager, forment, au moment de l'émigration, des +républiques temporaires. On sait la bonne entente, +la gravité républicaine, la parfaite tactique des +cigognes et des grues. D'autres, plus petits et moins +armés, dans des climats d'ailleurs où la nature, +cruellement féconde, leur engendre sans cesse de +redoutables ennemis, n'osent pas s'écarter les uns +des autres, rapprochent leurs demeures sans les +confondre, et sous un toit commun vivant en +cellules à part, forment de véritables ruches.</p> + +<p>La description donnée par Paterson paraissait +fabuleuse. Mais elle a été confirmée par Levaillant, +qui trouva souvent en Afrique, étudia, anatomisa +cette étrange cité. La gravure donnée dans +l'<i>Architecture of birds</i> fait mieux comprendre +son récit. C'est l'image d'un immense parapluie posé +sur un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p223" id="p223">223</a></span><span class="hidden">)</span> +arbre et couvrant de son toit commun plus de trois +cents habitations. «Je me le fis apporter, dit +Levaillant, par plusieurs hommes qui le mirent sur +un chariot. Je le coupai avec une hache, et je vis +que c'était surtout une masse d'herbe de bosman, +sans aucun mélange, mais si fortement tressée +qu'il était impossible à la pluie de le +traverser. Cette masse n'est que la charpente de l'édifice: +chaque oiseau se construit un nid particulier sous +le pavillon commun. Les nids occupent seulement +le rebord du toit; la partie supérieure reste vide, +sans cependant être inutile: car, s'élevant plus que +le reste, elle donne au tout une inclinaison +suffisante, et préserve ainsi chaque petite habitation. +En deux mots, qu'on se figure un grand toit +oblique et irrégulier, dont tous les bords à l'intérieur +sont garnis de nids serrés l'un contre l'autre, +et l'on aura une idée exacte de ces singuliers +édifices.</p> + +<p>«Chaque nid a trois ou quatre pouces de diamètre, +ce qui est suffisant pour l'oiseau: mais, +comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour +du toit, ils paraissent à l'œil ne former qu'un seul +bâtiment, et ne sont séparés que par une petite +ouverture qui sert d'entrée au nid, et souvent une +seule entrée est commune à trois nids, dont l'un est +au fond, et les deux autres de chaque côté. Il +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p224" id="p224">224</a></span><span class="hidden">)</span> +y avait 320 cellules, ce qui ferait 640 habitants, si +chacune refermait un couple, ce dont on peut +douter. Chaque fois, pourtant, que j'ai tiré sur un +essaim, j'ai tué en même nombre les mâles et les +femelles.»</p> + +<p>Louable exemple! digne d'imitation!... Je voudrais +seulement croire que la fraternité de ces pauvres +petits est une garantie suffisante. Leur nombre +et leur bruit peuvent parfois alarmer l'ennemi, +inquiéter le monstre, lui faire prendre un autre +chemin. Mais pourtant s'il s'obstine; si, fort de +sa peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte à +l'assaut, envahit la cité au temps où les petits +n'ont pas encore de plumes pour voler, ce nombre ne +peut guère que multiplier les victimes.</p> + +<p>Reste l'idée d'Aristophane, <i>la cité aérienne</i>, +s'isoler de la terre, de l'eau, et bâtir dans les +airs.</p> + +<p>Ceci est un coup de génie. Et pour le faire, il +fallait le miracle des deux premières puissances qui +soient au monde: de l'amour, de la peur.</p> + +<p>De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le +sang: si, regardant dans un trou d'arbre, la tête +noire et plate d'un froid reptile se lève et vous +siffle au visage, homme et fort, vous tremblez.</p> + +<p>Combien plus doit frémir, s'abîmer d'épouvante la +faible créature désarmée, prise en son nid, et sans +pouvoir se servir de ses ailes!</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p225" id="p225">225</a></span><span class="hidden">)</span> +La découverte de la ville aérienne s'est faite au +pays des serpents.</p> + +<p>L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles +sécheresses, les voit couvrir la terre. L'Asie, sur +son brûlant rivage de Bombay, dans ses forêts où le +limon fermente, les fait pulluler et grossir; se +gonfler de venin. Aux Moluques, ils sont +innombrables.</p> + +<p>De là l'inspiration de la <i>Loxia pensilis</i> +(gros-bec des Philippines). Tel est le nom du grand +artiste.</p> + +<p>Il choisit un bambou, tout près des eaux. Aux +branches de cet arbre, il suspend délicatement des +filaments de plantes. D'avance, il sait le poids du +nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il attache +une à une (ne s'appuyant sur rien et travaillant en +l'air) des herbes assez dures. L'ouvrage est +infiniment long et fatigant; il suppose une +patience, un courage infinis.</p> + +<p>Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylindre de +douze à quinze pieds qui pend sur l'eau, l'ouverture +par en bas, de sorte qu'on entre en montant. +L'extrémité d'en haut semble une gourde ou un sac +gonflé, comme la cornue d'un chimiste. Parfois, cinq +ou six cents nids semblables pendent à un seul arbre.</p> + +<p>Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantastique, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p226" id="p226">226</a></span><span class="hidden">)</span> +comme celle d'Aristophane, mais certaine, réalisée, +répondant aux trois conditions, sûre du côté de l'eau +et de la terre, même inaccessible aux brigands de +l'air par ses étroites ouvertures, où l'on n'entre +qu'en montant avec tant de difficulté.</p> + +<p>Maintenant, ce qu'on dit à Colomb quand il défia +de faire tenir un œuf debout, vous le direz +peut-être à l'ingénieux oiseau pour sa cité +suspendue. Vous lui direz: «C'était bien simple.» +À quoi l'oiseau répondra, comme Colomb: «Que ne +le trouviez-vous?»</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p229" id="p229">229</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>ÉDUCATION</h3> + + +<p>Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les +moyens de prudence qu'a pu trouver la mère. Elle +s'arrête sur son œuvre finie, et rêve l'hôte +nouveau qu'il contiendra demain.</p> + +<p>À ce moment sacré, ne devons-nous pas, nous aussi, +réfléchir, et nous demander ce que contient ce cœur +de mère?</p> + +<p>Une âme? oserons-nous dire que cette ingénieuse +architecte, cette mère tendre ait une âme?</p> + +<p>Bien des personnes, du reste, fort sensibles et fort +sympathiques, se récrieraient, repousseraient cette +idée si naturelle comme une scandaleuse hypothèse.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p230" id="p230">230</a></span><span class="hidden">)</span> +Leur cœur les y mènerait; leur esprit les en +éloigne, du moins leur éducation, telle idée qu'on +a de bonne heure imposée à leur esprit.</p> + +<p>Les <i>bêtes</i> ne sont que des machines, des +automates mécaniques; ou, si l'on croit voir en elles +des lueurs de sensibilité et de raison, c'est le pur +effet de l'<i>instinct</i>. Mais l'instinct, qu'est-ce +que c'est? Je ne sais quel sixième sens qui ne se +définit pas, qui a été mis en elles, non acquis par +elles-mêmes, force aveugle qui agit, construit et +fait mille choses ingénieuses, sans qu'elles en +aient conscience, sans que leur activité personnelle +y soit pour rien.</p> + +<p>S'il en est ainsi, cet instinct sera une chose +invariable, et ses œuvres seront choses +immuablement régulières, que le temps ni les +circonstances ne diversifieront jamais.</p> + +<p>Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs, +qui n'ont pas le temps d'observer, recevront ceci +sur parole. Pourquoi pas? Au premier coup d'œil, +tels actes des animaux, telles œuvres aussi, +paraissent <i>à peu près</i> régulières. Pour en juger +autrement, peut-être il faudrait plus d'attention, +de suite, de temps et d'étude, que la chose n'en +vaut la peine.</p> + +<p>Ajournons cette dispute, et voyons l'objet +lui-même. Prenons le plus humble exemple, un +exemple individuel; faisons appel à nos yeux, à notre +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p231" id="p231">231</a></span><span class="hidden">)</span> +observation propre, telle que chacun peut la faire +avec le sens le plus vulgaire.</p> + +<p>Qu'on me permette de donner ici bonnement et +simplement le journal de ma serine Jonquille, comme +je l'écrivis heure par heure à la naissance de son +premier enfant; journal très-exact, et, bref, acte +de naissance authentique:</p> + +<p>«Il faut dire d'abord que Jonquille était née en +cage et n'avait pas vu faire de nid. Dès que je la +vis agitée de sa maternité prochaine, je lui ouvris +souvent la porte, et la laissai libre de recueillir +dans l'appartement les éléments de la couche dont +aurait besoin le petit. Elle les ramassait en effet, +mais sans savoir les employer. Elle les réunissait, +les poussait et les fourrait dans quelque coin de la +cage. Il était très-évident que l'art de la +construction n'était point inné en elle, que (tout +comme l'homme) l'oiseau ne sait pas sans avoir +appris.</p> + +<p>«Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite +corbeille qui fait la charpente et les murs de la +construction. Elle fit alors le matelas, et feutra +tellement quellement les parois. Elle couva ensuite +son œuf pendant seize jours avec une persévérance, +une ferveur, une dévotion maternelle étonnantes, +sortant à peine quelques minutes par jour de cette +position si fatigante, et seulement lorsque le mâle +voulait bien la remplacer.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p232" id="p232">232</a></span><span class="hidden">)</span> +«Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée en +deux, et on vit ramper dans le nid de petites +ailes sans plumes, de petits pieds, quelque chose +qui travaillait à se dégager entièrement de +l'enveloppe. Le corps était un gros ventre, arrondi +comme une boule. La mère, avec de grands yeux, le +cou en avant, les ailes frémissantes, du bord du +panier, regardait l'enfant et me regardait aussi, +comme en disant: <i>N'approchez pas!</i></p> + +<p>«Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la tête, +il était tout à fait nu.</p> + +<p>«Ce premier jour, elle lui donna seulement à boire. +Il ouvrait cependant déjà un bec fort raisonnable.</p> + +<p>«De temps en temps, pour le faire mieux respirer, +elle s'écartait un peu, puis le remettait sous son +aile et le frictionnait délicatement.</p> + +<p>«Le second jour, il mangea, mais une becquée fort +légère, de mouron, bien préparée, apportée par le +père d'abord, reçue par la mère et transmise par +elle avec de petits cris. Vraisemblablement c'était +moins nourriture que purgation.</p> + +<p>«Tant que l'enfant a ce qu'il faut, elle laisse le +père voler, aller et venir, vaquer à ses +occupations. Mais dès que l'enfant demande, la mère, +de sa plus douce voix, appelle le nourricier, qui +remplit son bec, arrive en hâte et lui transmet +l'aliment.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p233" id="p233">233</a></span><span class="hidden">)</span> +«Le cinquième jour, les yeux sont moins proéminents; +le sixième au matin, des plumes percent le long des +ailes, et le dos se rembrunit; le huitième, +l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et +commence à bégayer; le père hasarde de nourrir le +petit lui-même. La mère prend des vacances et fait +de fréquentes absences. Elle se pose souvent au +bord, et contemple amoureusement son enfant. Mais +celui-ci s'agite, sent le besoin du mouvement. +Pauvre mère! dans bien peu il voudra t'échapper.</p> + +<p>«Dans cette première éducation de la vie élémentaire +et passive encore, comme dans la seconde (active, +celle du vol), dont je parlerai, ce qui était +évident, perceptible à chaque moment, c'est que +tout était proportionné avec une prudence infinie à +la chose la moins prévue, chose essentiellement +variable, la force individuelle de l'enfant; les +quantités, les qualités, le mode de la préparation +alimentaire, les soins de réchauffement, de friction +et de propreté, administrés avec une adresse et une +attention de détails, nuancés selon l'occurence, +tels que la femme la plus délicate, la plus +prévoyante, y aurait à peine atteint.</p> + +<p>«Quand je voyais son cœur battre avec violence, +son œil s'illuminer en regardant son cher trésor, +je disais: «Ferais-je autrement près du berceau +de mon fils?»</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p234" id="p234">234</a></span><span class="hidden">)</span> +Ah! si c'est là une machine, que suis-je +moi-même? et qui prouve alors que je suis une +personne? S'il n'y a pas là une âme, qui me répond +de l'âme humaine? À quoi se fier donc alors? Et +tout ce monde n'est-il pas un rêve, une +fantasmagorie, si, des actes les plus personnels, +les plus manifestement raisonnés et calculés, je +dois conclure qu'il n'y a rien qu'absence de la +raison, mécanisme, automatisme, une espèce de +pendule qui joue la vie et la pensée!</p> + +<p>Notez que notre observation portait sur un être +captif qui opérait dans des circonstances fatales et +déterminées de logement, de nourriture, etc., etc. +Mais combien son action eût-elle été encore plus +évidemment choisie, voulue et réfléchie, si tout +cela s'était passé dans la liberté des forêts, où +elle eût dû s'inquiéter de tant d'autres +circonstances auxquelles la captivité la dispensait +de songer! Je pense surtout aux soins de sécurité, +qui pour l'oiseau sont peut-être les premiers dans +la vie sauvage, et qui plus qu'aucune chose exercent +et constatent son libre génie.</p> + +<p>Cette première initiation à la vie, dont je viens +de donner un exemple, est suivie de ce que +j'appellerais l'<i>éducation professionnelle</i>; +chaque oiseau a un métier.</p> + +<p>Éducation plus ou moins laborieuse selon le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p235" id="p235">235</a></span><span class="hidden">)</span> +milieu et les circonstances où est placée chaque +espèce. Celle de la pêche, par exemple, est simple +pour le manchot, qui, peu ingambe, a assez de +peine pour mener le petit à la mer; sa grande +nourrice l'attend et lui tient la nourriture +prête; il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard, +cette éducation est plus compliquée. J'observais, +cet été, sur un étang de Normandie, une cane, +suivie de sa couvée, qui donnait sa première leçon. +Les nourrissons, attroupés, avides, ne demandaient +qu'à vivre. La mère, docile à leurs cris, plongeait +au fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou +un petit poisson qu'elle distribuait avec +impartialité, ne donnant jamais deux fois de suite +au même caneton.</p> + +<p>Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la mère, +dont sans doute l'estomac réclamait aussi, ne +gardait rien pour elle et semblait heureuse du +sacrifice. Sa préoccupation visible était d'amener +sa famille à faire comme elle, à disparaître +intrépidement sous l'eau pour saisir la proie. D'une +voix presque douce, elle sollicitait cet acte de +courage et de confiance. J'eus le bonheur de voir +l'un après l'autre chacun des petits plonger, +peut-être en frémissant, au fond du noir abîme. +L'éducation venait d'être achevée.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p236" id="p236">236</a></span><span class="hidden">)</span> +Éducation fort simple, et d'un des métiers +inférieurs. Resterait à parler de celle des arts, de +l'art du vol, de l'art du chant, de l'art +architectural. Rien de plus compliqué que l'éducation +de certains oiseaux chanteurs. La persévérance du +père, la docilité des petits, sont dignes de toute +admiration.</p> + +<p>Et cette éducation s'étend au delà de la famille. +Les rossignols, les pinsons, jeunes encore ou moins +habiles, savent écouter et profiter auprès de +l'oiseau supérieur qu'on leur donne pour maître. +Dans les palais de Russie où on a ce noble goût +oriental pour le chant de Bulbul, on voit parfois +de ces écoles. Le maître rossignol, dans sa cage +suspendue au centre d'une salle, a autour de lui +ses disciples dans leurs cages respectives. On +paye tant par heure pour qu'ils viennent écouter et +prendre leçon. Avant que le maître chante, ils +jasent entre eux, gazouillent, se saluent et se +reconnaissent. Mais dès que le puissant docteur, +d'un impérieux coup de gosier, comme d'une fine +cloche d'acier, a imposé le silence, vous les +voyez écouter avec une déférence sensible, puis +timidement répéter. Le maître, avec complaisance, +revient aux principaux passages, corrige, rectifie +doucement. Quelques-uns alors s'enhardissent et, +par quelques accords heureux, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p237" id="p237">237</a></span><span class="hidden">)</span> +essayent de s'harmoniser à cette mélodie +supérieure.</p> + +<p>Une éducation si délicate, si variée, si compliquée, +est-elle d'une machine, d'une brute réduite à +l'instinct? Qui peut y méconnaître une âme?</p> + +<p>Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les +préjugés, les choses apprises et convenues. De +quelque idée préconçue, de quelque dogme qu'on +parte, on ne peut pas offenser Dieu en rendant une +âme à la bête. Combien n'est-il pas plus grand s'il +a créé des personnes, des âmes et des volontés, que +s'il a construit des machines!</p> + +<p>Laissez l'orgueil, et convenez d'une parenté qui +n'a rien dont rougisse une âme pieuse. Que sont +ceux-ci? ce sont vos frères.</p> + +<p>Que sont-ils? des âmes ébauchées, des âmes +spécialisées encore dans telles fonctions de +l'existence, des candidats à la vie plus générale +et plus vastement harmonique où est arrivée l'âme +humaine.</p> + +<p>Y viendront-ils? et comment? Dieu s'est réservé +ces mystères.</p> + +<p>Ce qui est sûr, c'est qu'il les appelle, eux aussi, +à monter plus haut.</p> + +<p>Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants +de la nature, nourrissons de la Providence, qui +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p238" id="p238">238</a></span><span class="hidden">)</span> +s'essayent à sa lumière pour agir, penser, qui +tâtonnent, mais peu à peu iront plus loin.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">ô pauvre enfantelet! du fil de tes pensées</span><br> + <span class="i1">L'échevelet n'est encor débrouillé...</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Âmes d'enfants, en réalité; mais, bien plus que +celles des enfants de l'homme, douces, résignées +et patientes. Voyez dans quelle débonnaireté muette +la plupart supportent (comme nos chevaux) les +mauvais traitements, les coups, les blessures! Tous +savent porter la maladie, tous la mort. Ils s'en vont +à part, s'enveloppent de silence, se couchent et se +cachent; cette douceur leur sert souvent des +remèdes les plus efficaces. Sinon, ils acceptent +leur sort, passent comme s'ils s'endormaient.</p> + +<p>Aiment-ils autant que nous? Comment en douter, +quand on voit les plus timides devenir tout à coup +héroïques pour défendre leurs petits et leur famille? +Le dévouement de l'homme qui brave la mort pour ses +enfants, vous le retrouverez tous les jours chez le +tyran, chez le martin, qui non-seulement résiste +à l'aigle, mais le poursuit avec une fureur +héroïque.</p> + +<p>Voulez-vous voir deux choses étonnamment +analogues? Regardez d'une part la femme au premier +pas de l'enfant, et d'autre part l'hirondelle au +premier vol du petit.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p239" id="p239">239</a></span><span class="hidden">)</span> +C'est la même inquiétude, les mêmes encouragements, +les exemples et les avis, la sécurité affectée, au +fond la peur, le tremblement... «Rassure-toi... rien +n'est plus facile.» En réalité, les deux mères +frémissent intérieurement.</p> + +<p>Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur ses +ailes; il regarde attentivement et se soulève un +peu aussi. Puis, vous la voyez voleter; il regarde, +agite ses ailes... Tout cela va bien encore, cela se +fait dans le nid... La difficulté commence pour se +hasarder d'en sortir. Elle l'appelle, elle lui montre +quelque petit gibier tentant, elle lui promet +récompense, elle essaye de l'attirer par l'appât d'un +moucheron.</p> + +<p>Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place. +Il ne s'agit pas ici de faire un pas dans une +chambre, entre la mère et la nourrice, pour tomber +sur des coussins. Cette hirondelle d'église, qui +professe au haut de sa tour la première leçon de +vol, a peine à enhardir son fils, à s'enhardir +peut-être elle-même à ce moment décisif. Tous deux, +j'en suis sûr, du regard plus d'une fois mesurent +l'abîme et regardent le pavé... Pour moi, je vous le +déclare, le spectacle est grand, émouvant. Il faut +<i>qu'il croie</i> sa mère, il faut <i>qu'elle se fie +à l'aile</i> du petit si novice encore... Des deux +côtés, Dieu exige un acte de foi, de courage. Noble +et sublime point +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p240" id="p240">240</a></span><span class="hidden">)</span> +de départ!... Mais il a cru, il est lancé, et il ne +retombera pas. Tremblant, il nage soutenu du +paternel souffle du ciel, des cris rassurants de sa +mère... Tout est fini... Désormais, il volera +indifférent par les vents et par les orages, fort de +cette première épreuve où il a volé dans la foi.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p243" id="p243">243</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>LE ROSSIGNOL, L'ART et L'INFINI.</h3> + + +<p>Le célèbre Pré-aux-Clercs, aujourd'hui marché +Saint-Germain, est, comme on sait, le dimanche, +le marché aux oiseaux de Paris. Lieu curieux à +plus d'un titre. C'est une vaste ménagerie, +fréquemment renouvelée, musée mobile et curieux de +l'ornithologie française.</p> + +<p>D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après +tout, de captifs dont un grand nombre sentent +vivement la captivité, d'esclaves que le marchand +montre, vend et fait valoir plus ou moins +adroitement, rappelle indirectement les marchés de +l'Orient, les encans d'esclaves humains. Les +esclaves ailés, sans savoir nos langues, n'expriment +pas moins clairement la pensée de l'esclavage, les uns +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p244" id="p244">244</a></span><span class="hidden">)</span> +nés ainsi, résignés, ceux-là sombres et muets, +rêvant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent +s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne +demander qu'un bon maître. Que de fois nous vîmes un +chardonneret intelligent, un aimable rouge-gorge, +nous regarder tristement, mais d'un regard non +équivoque qui disait: «achète-moi!»</p> + +<p>Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite que +nous n'oublierons jamais. Le marché n'était pas +riche, encore moins harmonieux: les temps de mue et +de silence avaient commencé. Nous n'en fûmes pas +moins saisi et vivement intéressé de la naïve +attitude de quelques individus. Le chant, le +plumage, ces deux hauts attributs de l'oiseau, +préoccupent ordinairement, et empêchent d'observer +leur vive et originale pantomime. Un seul, le +moqueur d'Amérique, a le génie du comédien, +marquant tous ses chants d'une mimique strictement +appropriée à leur caractère et souvent +très-ironique. Nos oiseaux n'ont pas cet art +singulier; mais, sans art et à leur insu, ils +expriment, par des mouvements significatifs, souvent +pathétiques, ce qui traverse leur esprit.</p> + +<p>Ce jour, la reine du marché était une fauvette à +tête noire, oiseau artiste de grand prix, mis à part +dans l'étalage, au-dessus des autres cages, et +comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p245" id="p245">245</a></span><span class="hidden">)</span> +charmante; en elle tout était grâce. Formée à la +captivité dans une longue éducation, elle semblait +ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme que +des impressions douces, heureuses. C'était +visiblement un être tout suave, et si harmonique de +chant et de mouvement, qu'en la voyant se mouvoir, +je croyais l'entendre chanter.</p> + +<p>Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage, +un oiseau un peu plus gros, fort inhumainement +resserré, donnait une impression bizarre et toute +contraire. C'était un pinson, et le premier que +j'aie vu aveugle. Nul spectacle plus pénible. Il +faut avoir une nature étrangère à toute harmonie, +une âme barbare, pour acheter par une telle vue le +chant de cette victime. Son attitude tourmentée, +laborieuse, me rendait son chant douloureux. Le +pis, c'est qu'elle était humaine: elle rappelait +les tours de tête et d'épaules disgracieux que se +donnent souvent les myopes ou les hommes devenus +aveugles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un +effort violent, mais constant, devenu un tic, la +tête inclinée à droite, de ses yeux vides, il +cherchait la lumière. Le cou tendait à rentrer +dans les épaules et se gonflait comme pour y prendre +plus de force, cou tors, épaules un peu bossues. Ce +malheureux virtuose, qui chantait quand même, +contrefait et déformé, eût été une image basse des +laideurs de +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p246" id="p246">246</a></span><span class="hidden">)</span> +l'esclave artiste, s'il n'eût été ennobli par cet +indomptable effort de poursuivre la lumière, la +cherchant toujours en haut, et puisant toujours son +chant dans l'invisible soleil qu'il avait gardé dans +l'esprit.</p> + +<p>Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un +merveilleux timbre d'acier, la chanson de son bois +natal, et de l'accent particulier du canton où il +est né: autant de dialectes de pinsons que de +cantons différents. Il se reste fidèle à +lui-même; il ne chante que son berceau, et cela +d'une même note, mais d'une âpre passion, d'une +émulation extraordinaire. Mis en face d'un rival, il +la redira huit cents fois de suite; parfois, il en +meurt. Je ne m'étonne pas que les belges célèbrent +avec passion les combats de ce héros du chant +national, du chantre de leurs forêts d'Ardennes, +décernent des prix, des couronnes, même des arcs +de triomphe à ces dévouements suprêmes, qui donnent +la vie pour la victoire.</p> + +<p>Plus bas encore que le pinson, et dans une +misérable cage fort petite, peuplée pêle-mêle d'une +demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort différentes, +on me montra un prisonnier que je n'aurais pas +distingué, un jeune rossignol pris le matin même. +L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis +le triste captif dans un monde de petits esclaves +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p247" id="p247">247</a></span><span class="hidden">)</span> +fort gais et déjà tout faits à la réclusion. +C'étaient de jeunes troglodytes, nés en cage et +récemment; il avait fort bien calculé que la vue +des jeux de l'enfance innocente trompe parfois les +grandes douleurs.</p> + +<p>Grande évidemment, immense était celle-ci, plus +frappante qu'aucune de celles que nous exprimons +par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi, +qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin +reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à +demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant gros +et gonflé de ses plumes un peu hérissées, fermant +les yeux, sans les ouvrir même quand il était +heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de ces +petits turbulents qui se poussaient souvent sur lui. +Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, ni +manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, je +le sentais bien, étaient, dans sa cruelle douleur, +<i>un effort pour ne pas être</i>, un suicide +intentionnel. D'esprit, il embrassait la mort, et +mourait, autant qu'il pouvait, par la suspension +des sens et de toute activité extérieure.</p> + +<p>Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien +de haineux, rien d'amer, rien de colérique, rien de +ce qui eût rappelé son voisin, l'âpre pinson, dans +son attitude d'effort si violente et si tourmentée. +Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p248" id="p248">248</a></span><span class="hidden">)</span> +sans souci ni respect, se jetaient par moments sur +lui, ne tirait de lui aucune marque d'impatience. +Il disait visiblement: «Qu'importe à celui qui +n'est plus?» Quoique ses yeux fussent fermés, je +n'en lisais pas moins en lui. Je sentais une âme +d'artiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel +et sans dureté contre la barbarie du monde et la +férocité du sort. Et c'est de cela qu'il vivait, +c'est par là qu'il ne mourait pas, trouvant en lui, +dans ce grand deuil, le tout-puissant cordial +inhérent à sa nature: <i>la lumière intérieure, le +chant</i>. Ces deux mots disent même chose en +langue de rossignol.</p> + +<p>Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors +même, malgré lui, malgré ce goût de la mort, il +ne laissait pas de chanter. Son cœur chantait le +chant muet que j'entendais parfaitement:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i2"><i>Lascia che io pianga!</i></span><br> + <span class="i1"><i>La libertà...</i></span><br> + <span class="i0">la liberté!... Laissez-moi, que je pleure!</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant +qui jadis, par une autre bouche (une bouche qui ne +s'ouvrira plus), m'avait déjà mordu le cœur, et +mis là une blessure que le temps n'effacera pas.</p> + +<p>Je demandais à son geôlier si l'on pouvait +l'acheter. Cet homme rusé me répondit qu'il était +trop jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas encore +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p249" id="p249">249</a></span><span class="hidden">)</span> +seul: chose fausse évidemment, car il n'était pas +de l'année, mais il le gardait pour le vendre à +l'hiver, lorsque la voix, revenue, lui donnerait un +haut prix. Un tel rossignol né libre, qui seul est +le vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui +qui naît en cage: il chante bien autrement, ayant +connu la liberté, la nature et les regrettant. La +meilleure part du génie du grand artiste est la +douleur...</p> + +<p><i>Artiste!</i> J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis +pas. Ce n'est pas une analogie, une comparaison de +choses qui se ressemblent: non, c'est la chose +elle-même.</p> + +<p>Le rossignol, à mon sens, n'est pas le premier, +mais le seul, dans le peuple ailé, à qui l'on doive +ce nom.</p> + +<p>Pourquoi? Seul il est créateur; seul il varie, +enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants +nouveaux. Seul, il est fécond et varié par +lui-même; les autres le sont par l'enseignement et +l'imitation. Seul, il les résume, les contient +presque tous: chacun d'eux, des plus brillants, +donne un couplet du rossignol.</p> + +<p>Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple, +atteint des effets sublimes: c'est l'alouette, +fille du soleil. Et le rossignol aussi est inspiré +de la lumière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'amour, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p250" id="p250">250</a></span><span class="hidden">)</span> +elle suffit pour le faire chanter. Tenu quelque +temps dans l'ombre, puis tout à coup rendu au jour, +il délire d'enthousiasme, il éclate en hymnes. Il +y a, toutefois, cette différence: l'alouette ne +chante pas la nuit; elle n'a pas la mélodie +nocturne, l'entente des grands effets du soir, la +profonde poésie des ténèbres, la solennité de +minuit, les aspirations d'avant l'aube, enfin ce +poëme si varié qui nous traduit, nous dévoile, en +toutes ses péripéties, un grand cœur plein de +tendresse. L'alouette a le génie lyrique; le +rossignol a l'épopée, le drame, le combat intérieur: +de là une lumière à part. En pleines ténèbres, il +voit dans son âme et dans l'amour; par moments, au +delà, ce semble, de l'amour individuel, dans l'océan +de l'Amour infini.</p> + +<p>Comment ne pas l'appeler artiste? Il en a le +tempérament au degré suprême où l'homme l'a +lui-même rarement. Tout ce qui y tient, qualités, +défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et +craintif, défiant, mais point du tout rusé. Il ne +consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il +est ardemment jaloux, en émulation égal au pinson. +«Il se crèverait à chanter,» dit un de ses +historiens. Il s'écoute, il s'établit surtout où il +y a écho, pour entendre et répondre. Nerveux à +l'excès, on le voit, en captivité, tantôt dormir +longtemps +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p251" id="p251">251</a></span><span class="hidden">)</span> +le jour avec des rêves agités, parfois se débattre, +veiller et se démener. Il est sujet aux attaques de +nerfs, à l'épilepsie.</p> + +<p>Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son cœur +est tendre pour les faibles et les petits; +donnez-lui des orphelins, il s'en charge, les prend +à cœur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne +attentivement, comme ferait une femelle. D'autre +part il est extrêmement âpre à la proie, +engloutissant et avide; la flamme qui brûle en lui +et le tient presque toujours maigre lui fait +constamment sentir le besoin du renouvellement: et +c'est aussi une des raisons qui font qu'on le prend +si aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril +et mai surtout, quand il s'épuise à chanter dans +toute la longueur des nuits. À l'aurore, exténué, +faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât. +Il est d'ailleurs fort curieux; et, pour voir des +objets nouveaux, il vient également se faire prendre.</p> + +<p>Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses +ailes, ou plutôt de couvrir à l'intérieur et de +matelasser le haut de sa cage, il se tuerait par sa +violence effarée et ses mouvements.</p> + +<p>Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux +et docile: c'est là ce qui le met si haut et le fait +vraiment artiste. Il est non-seulement le plus inspiré, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p252" id="p252">252</a></span><span class="hidden">)</span> +mais le plus éducable, le plus civilisable, le plus +laborieux.</p> + +<p>C'est un spectacle de voir les petits autour du +père, écouter attentivement, profiter, se former la +voix, corriger peu à peu leurs fautes, leur rudesse +de novices, assouplir leurs jeunes organes.</p> + +<p>Mais combien plus curieux est-il de le voir se +former lui-même, se juger, se +perfectionner, s'écouter sur de nouveaux thèmes! +Cette persévérance, ce sérieux, qui vient du +respect de son art et d'une religion intérieure, +c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin, +qui le met à part, ne permettant pas de le confondre +avec le vain improvisateur, dont le babil sans +conscience est un simple écho de la nature.</p> + +<p>Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son +point de départ; mais l'art même, l'amour du beau, +confusément entrevus et très-vivement sentis, sont +un second aliment qui soutient son cœur et lui +donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites, +un jour ouvert sur l'infini.</p> + +<p>La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser +son objet, et de faire plus qu'il ne veut, et tout +autre chose, de passer par-dessus le but, de +traverser le possible, et de voir encore au delà.</p> + +<p>De là de grandes tristesses, une source intarissable +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p253" id="p253">253</a></span><span class="hidden">)</span> +de mélancolie; de là le ridicule sublime de pleurer +les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les autres +oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois ce +qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa +forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans +son silence, chantait mon captif:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i>Lascia ch' io pianga!</i></span><br> + <br> + </div> +</div> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p257" id="p257">257</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>SUITE DU ROSSIGNOL.</h3> + + +<p>Les temps de silence ne sont pas stériles pour le +rossignol: il se recueille et réfléchit; il couve +les chants qu'il entendit ou qu'il essaya +lui-même; il les modifie et les améliore avec un +goût, un tact parfait. Aux fausses notes d'un maître +ignorant, il substitue des variantes harmoniques, +ingénieuses. L'air imparfait qu'on lui apprit, et +qu'il n'avait pas répété, il le reproduit alors; +mais vraiment sien, approprié à son génie et devenu +une mélodie de rossignol.</p> + +<p>«Ne vous découragez pas, dit un vieil et naïf auteur, +si le jeune oiseau ne veut pas répéter votre leçon +et continue à gazouiller; bientôt il vous fera voir +qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons reçues +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p258" id="p258">258</a></span><span class="hidden">)</span> +pendant l'automne et l'hiver, <i>temps propre à +méditer, par la longueur des nuits</i>; il les +redira au printemps.»</p> + +<p>Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver +les pensées du rossignol dans la cage obscure, +enveloppée de drap vert qui trompe un peu son +regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il +commence à rêver tout haut, à discourir, à décrire +en notes émues ce qui se passe devant son esprit, +les objets absents, aimés. Peut-être oublie-t-il +alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se croit-il +arrivé en Afrique ou en Syrie, aux contrées d'un +meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce soleil; +il voit refleurir la rose, il recommence pour elle, +au dire des poëtes de la Perse, son hymne de +l'impossible amour (<i>Ô soleil, ô mer, ô rose!...</i> +Rückert).</p> + +<p>Moi, je croirai simplement que ce chant noble et +pathétique, d'un accent si élevé, n'est autre chose +que lui-même, sa vie d'amour et de combat, son +drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé +qui les transfigure; il voit sa vivacité tendre, et +mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut +percevoir. Il lui parle, elle lui répond; il se +charge de deux rôles, à la grande voix mâle et +sonore, réplique par de doux petits cris. Quoi +encore? Je ne fais nul doute que déjà ne lui +apparaisse le ravissement +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p259" id="p259">259</a></span><span class="hidden">)</span> +de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre +petite maison qui aurait été son ciel... Il s'y +croit, il ferme les yeux, complète cette illusion. +L'œuf est éclos, le miracle de son Noël en est +sorti, son fils, le futur rossignol, déjà grand et +mélodieux; il écoute avec extase, dans la nuit de +sa cage sombre, la future chanson de son fils.</p> + +<p>Tout cela, bien entendu, dans une confusion +poétique, où les obstacles, les combats coupent et +troublent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas n'est +pur: un tiers survient; le captif tout seul +s'anime et s'irrite; il lutte manifestement contre +l'adversaire invisible, <i>l'autre</i>, l'indigne +rival qui est présent à son esprit.</p> + +<p>La scène se passe en lui, comme elle aurait lieu au +printemps, quand les mâles reviennent, vers mars ou +avril, avant le retour des femelles, décidés à +régler entre eux leur grand duel de jalousie. Dès +qu'elles seront revenues, tout doit être calme et +tranquille, rien qu'amour, douceur et paix. Ce +combat dure quinze jours; et si elles reviennent +plus tôt, mortel est l'effort; l'histoire de +Roland se réalise à la lettre: il sonna de son cor +d'ivoire jusqu'à extinction de force et de vie. Eux +aussi, ils chantent jusqu'au dernier souffle, à +mort; ils veulent l'emporter ou mourir.</p> + +<p>S'il est vrai, comme on assure, que les amants +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p260" id="p260">260</a></span><span class="hidden">)</span> +soient deux fois, trois fois plus nombreux que les +amantes, on conçoit la violence de cette brûlante +émulation: c'est là la première étincelle, +peut-être, et le secret de leur génie.</p> + +<p>Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort. +Il faut qu'il fuie, qu'il quitte le canton, le pays, +qu'il aille se faire commensal des tribus d'oiseaux +inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il +s'oublie et se dégrade, vulgarisé chez ce peuple +vulgaire, peu à peu ne sachant plus ni sa langue ni +la leur, nulle langue. On trouve parfois de ces +exilés qui n'ont plus que figure de rossignol.</p> + +<p>Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il +faut la fléchir. Beau moment, douce inspiration du +nouveau chant qui touchera ce petit cœur fier et +sauvage, et lui fera pour l'amour abandonner la +liberté! L'épreuve que, dans d'autres espèces, la +femelle impose, c'est d'aider à creuser ou bâtir le +nid, de montrer qu'on est habile, qu'on prendra la +famille à cœur. L'effet est parfois admirable. Le +pic, comme nous avons vu, d'ouvrier devient artiste, +et de charpentier sculpteur. Mais hélas! Le +rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien +faire. Le moindre des petits oiseaux est cent fois +plus adroit que lui du bec, de l'aile et de la +patte; il n'a que la voix, qu'il s'en serve: là +va éclater sa puissance, là il sera irrésistible; +d'autres pourront +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p261" id="p261">261</a></span><span class="hidden">)</span> +montrer leurs œuvres, mais son œuvre à lui, c'est +lui-même: il se montre, il se révèle; il apparaît +grand et sublime.</p> + +<p>Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solennel +sans croire que non-seulement il devait la toucher +au cœur, mais qu'il pouvait la transformer, +l'ennoblir et l'élever, lui transmettre un haut +idéal, mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime +rossignol qui naîtrait de leurs amours.</p> + +<p>C'est son incubation, à lui; il couve le génie de +l'amante, la féconde de poésie, l'aide à se créer en +pensée celui qu'elle va concevoir. Tout germe est +une idée d'abord.</p> + +<p>Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter trois +chants:</p> + +<p>Le drame du chant de combat, avec ses alternatives +de dépit, d'orgueil, de bravade, d'âpres et +jalouses fureurs.</p> + +<p>Le chant de sollicitation, de tendre et douce +prière, mais mêlé de fiers mouvements d'impatience +presque impérieuse, où visiblement le génie +s'étonne d'être encore méconnu, s'irrite et gémit +du retard, en revenant vite pourtant à la plainte +respectueuse.</p> + +<p>Enfin, vient le chant du triomphe: <i>Je suis +vainqueur, je suis aimé, le roi, le Dieu, et le +seul... Créateur...</i> Dans ce dernier mot est +l'intensité de la +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p262" id="p262">262</a></span><span class="hidden">)</span> +vie et de l'amour; car c'est surtout elle qu'il +crée, y mirant et réfléchissant son génie, et la +transformant, de sorte qu'il n'y ait plus en elle +un mouvement, un trouble, un frémissement d'aile qui +ne soit sa mélodie, à lui, devenue visible dans cette +grâce enchantée.</p> + +<p>De là le nid, l'œuf et l'enfant. Tout cela, c'est +la chanson réalisée et vivante. Et voilà pourquoi il +ne s'éloigne pas d'un moment pendant le travail +sacré de l'incubation. Il ne se tient pas dans le +nid, mais sur une branche voisine, un peu plus +élevée. Il sait à merveille que la voix agit bien +plus à distance. De ce poste supérieur, le +tout-puissant magicien continue de fasciner et de +féconder le nid, il coopère au grand mystère, et du +chant, du cœur, du souffle, de tendresse et de +volonté, il engendre encore.</p> + +<p>C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans +sa forêt, participer aux émotions de cette puissance +fécondante, la plus propre à révéler peut-être, à +faire saisir ici-bas le grand Dieu caché qui nous +fuit. Il recule à chaque pas devant nous, et la +science ne fait que mettre un peu plus loin le voile +où il se dérobe. «Le voici, disait Moïse, qui passe, +je l'ai vu par derrière.»—«N'est-ce pas lui, disait +Linné, qui passe? je l'ai vu de profil.» Et moi, je +ferme les yeux; je le sens d'un cœur ému, je le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p263" id="p263">263</a></span><span class="hidden">)</span> +sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par +la voix du rossignol.</p> + +<p>Rapprochez-vous, c'est un amant; mais +éloignez-vous, c'est un dieu. La mélodie ici +vibrante et d'un brûlant appel aux sens, là-bas +grandit et s'amplifie par les effets de la brise; +c'est un chant religieux qui emplit toute la +forêt. De près, il s'agissait du nid, de l'amante, +du fils qui doit naître; mais, de loin, autre est +cette amante, autre est le fils; c'est la Nature, +mère et fille, amante éternelle, qui se chante et +se célèbre; c'est l'infini de l'Amour qui aime en +tous et chante en tous; ce sont les attendrissements, +les cantiques, les remercîments, qui s'échangent de +la terre au ciel.</p> + +<hr> + + +<p>«Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes du +midi, dans les belles nuits étoilées, près de la +maison de mon père. Plus tard, je le sentis mieux, +spécialement près de Nantes, dans ce verger +solitaire dont on a parlé plus haut. Les nuits, moins +étincelantes, étaient légèrement gazées d'une brume +tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement +envoyaient de doux regards. Un rossignol nichait à +terre, dans un lieu bien peu caché, sous mon cèdre, +parmi des pervenches. Il commençait vers minuit, et +continuait jusqu'à l'aube, heureux, visiblement +fier, de veiller seul, de remplir +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p264" id="p264">264</a></span><span class="hidden">)</span> +de sa voix ce grand silence. Personne ne +l'interrompait, sauf, vers le matin, le coq, être +d'un monde différent, étranger aux chants des +esprits, mais exacte sentinelle, qui se sentait +obligée, pour avertir le travailleur, de chanter +l'heure en conscience.</p> + +<p>«L'autre persistait quelque temps, semblant dire, +comme Juliette à Roméo: «Non, ce n'est pas +l'aube encore.»</p> + +<p>«Son établissement près de nous montrait qu'il ne +nous craignait guère, qu'il avait un sentiment de +la sécurité profonde qu'il pouvait avoir à côté de +deux ermites du travail, très-occupés, +très-bienveillants, et, non moins que l'ermite ailé, +pleins de leur chant et de leur rêve. Nous pouvions +le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou +soutenir des duels de chant avec un orgueilleux +voisin, qui parfois venait le braver. À la longue, +nous lui devenions, je crois, plutôt agréables, +comme auditeurs assidus, amateurs, connaisseurs +peut-être. Le rossignol a besoin d'être apprécié, +applaudi; il estime visiblement l'oreille attentive +de l'homme, et comprend très-bien son admiration.</p> + +<p>«Je le vois encore près de moi, à dix ou quinze pas +au plus, sautillant et avançant à mesure que je +marchais, observant la même distance, de manière +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p265" id="p265">265</a></span><span class="hidden">)</span> +à rester hors de portée, mais à même d'être entendu +et admiré.</p> + +<p>«Le costume qu'ils vous voient n'est nullement +indifférent. J'ai remarqué qu'en général les oiseaux +n'aiment pas le noir, et qu'ils en ont peur. J'étais +vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un +chapeau de paille orné de quelques bluets. Par +minute, je le voyais fixer sur moi son œil noir, +d'une vivacité singulière, farouche et doux, quelque +peu fier, qui disait visiblement: «Je suis libre et +j'ai des ailes; contre moi tu ne peux rien. Mais +je veux bien chanter pour toi.»</p> + +<p>«Nous eûmes de très-grands orages au temps des +couvées, et, dans l'un, la foudre tomba près de nous. +Nulle scène plus émouvante que l'approche de ces +moments: l'air manque; les poissons remontent +pour respirer quelque peu; la fleur se courbe +languissante: tout souffre, et les larmes viennent. +Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson. +De sa poitrine oppressée, autant que l'était la +mienne, une sorte de rauque soupir s'arrachait +comme un cri sauvage.</p> + +<p>«Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouffrer +dans nos bois; les plus grands arbres pliaient, et +le cèdre même. Des torrents fondirent, tout nagea. +Que devint le pauvre nid, ouvert, à terre, sans abri +que la feuille de pervenche. Il échappa; +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p266" id="p266">266</a></span><span class="hidden">)</span> +car je vis, avec le soleil reparu, dans l'air +épuré, mon oiseau plus gai que jamais, qui volait le +cœur plein de chant. Tout le peuple ailé chantait +la lumière, mais lui bien plus que les autres. Sa +voix de clairon était revenue. Je le voyais sous +mes fenêtres, l'œil en feu et le sein gonflé, +s'enivrant du même bonheur qui faisait palpiter le +mien.</p> + +<p>«Douce alliance des âmes, comment n'est-elle pas +partout, entre nous et nos frères ailés, entre +l'homme et l'universalité de la nature vivante?»</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p269" id="p269">269</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h3>CONCLUSION.</h3> + + +<p>Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce +livre, notre illustre maître arrive de ses grandes +chasses d'automne. Toussenel m'apporte un +rossignol.</p> + +<p>Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils, de +me guider dans le choix d'un rossignol chanteur. Il +n'écrit pas, mais il vient; il ne conseille pas, il +cherche, trouve, donne, réalise mon rêve... À coup +sûr, voilà l'amitié.</p> + +<p>Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main qui +t'apporte, et pour toi-même, pour ta muse sacrée, +le génie qui réside en toi!</p> + +<p>Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par ta +puissance d'amour et de paix, harmoniser un cœur +troublé de la cruelle histoire des hommes?</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p270" id="p270">270</a></span><span class="hidden">)</span> +Ce fut un événement de famille, et nous établîmes le +pauvre artiste prisonnier dans une embrasure de +fenêtre, mais enveloppé d'un rideau: de sorte que, +tout à la fois seul et en société, il s'habituât +tout doucement à ses nouveaux hôtes, reconnût les +lieux, vît bien qu'il était dans une maison sûre, +bienveillante et pacifique.</p> + +<p>Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureusement mon +rouge-gorge familier, qui vole libre dans mon +cabinet, pénétra dans cette pièce. On s'en inquiéta +d'autant moins qu'il voit toute la journée, sans s'en +émouvoir, d'autres oiseaux, serins, bouvreuils, +chardonnerets; mais la vue du rossignol le jeta dans +un incroyable accès de fureur. Colérique et intrépide, +sans regarder si l'objet de sa haine n'est pas deux +fois plus gros que lui, il fond sur la cage du bec +et des griffes; il eût voulu l'assassiner. Cependant +le rossignol poussait des cris de terreur; d'une +voix lamentable et rauque, il appelait au secours. +L'autre, arrêté par les barreaux, mais fixé des +griffes tout près sur le cadre d'un tableau, +grinçait, sifflait, <i>petillait</i> (ce mot populaire +rend seul l'âcre petit cri), en le perçant de son +regard. Il disait ceci mot à mot:</p> + +<p>«Roi du chant, que viens-tu faire?... N'est-ce pas +assez que dans les bois ta voix, impérieuse et +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p271" id="p271">271</a></span><span class="hidden">)</span> +absorbante, fasse taire toutes nos chansons, +supprime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le +désert?... Tu viens encore me prendre ici cette +nouvelle existence que je me suis faite, ce bocage +artificiel où je perche tout l'hiver, bocage dont +les rameaux sont des planches de bibliothèque, dont +les livres sont les feuilles!... Tu viens partager, +usurper l'attention dont j'étais l'objet, la +rêverie de mon maître et le sourire de ma +maîtresse!... Malheur à moi! j'étais aimé!»</p> + +<p>Le rouge-gorge, en réalité, arrive à un haut degré +d'intimité avec l'homme. L'habitude d'un long hiver +me prouve qu'il préfère de beaucoup la société +humaine à celle de son espèce. Il participe en notre +absence au petit bavardage des oiseaux de volière; +mais, dès que nous arrivons, il les quitte, et +curieusement revient se placer devant nous, reste +avec nous, semble dire: «Vous voilà donc! Mais où +avez-vous été?... Et pourquoi donc si longtemps +délaissez-vous la maison?»</p> + +<p>L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâmes +bientôt, n'était pas oubliée, ce semble, de sa +craintive victime. Le malheureux rossignol voletait +toujours d'un air d'effroi, et rien ne le rassurait.</p> + +<p>On avait soin cependant que personne n'en approchât. +Sa maîtresse avait pris sur elle les soins +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p272" id="p272">272</a></span><span class="hidden">)</span> +nécessaires. La mixture particulière qui peut seule +alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le +chanvre et le pavot) fut faite consciencieusement. +Sang et chair, c'est la substance; le chanvre est +l'herbe de l'ivresse; mais le pavot la neutralise. +Le rossignol est le seul être à qui il faille +incessamment verser le sommeil et les songes.</p> + +<p>Mais tout cela était inutile. Deux jours ou trois se +passèrent dans une violente agitation et une +abstinence de désespoir. J'étais triste et plein de +remords. Moi, ami de la liberté, j'avais pourtant un +prisonnier, un prisonnier inconsolable!... Ce +n'était pas sans scrupule que j'avais eu l'idée +d'avoir à moi un rossignol, jamais, pour le simple +plaisir, je ne m'y serais décidé. Je savais bien +que la vue seule d'un tel captif, profondément +sensible à la captivité, était un sujet permanent +de mélancolie. Mais comment le délivrer? la +question de l'esclavage est de toutes la plus +difficile; le tyran en est puni par l'impossibilité +d'y porter remède. Mon captif, qui, avant de venir +chez moi, avait déjà deux ans de cage, n'a plus +l'aile, ni l'industrie de chercher sa nourriture; +l'eût-il, il ne pourrait plus revenir chez les +oiseaux libres. Dans leur fière république, +quiconque a été esclave, quiconque a été en cage et +n'est pas mort de douleur, est impitoyablement +condamné et exécuté.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p273" id="p273">273</a></span><span class="hidden">)</span> +Nous ne serions pas sortis aisément de cet état, si +le chant n'était venu à notre secours. Un chant +doux, peu varié, chanté à distance, surtout un peu +avant le soir, parut le prendre et le gagner. Quand +seulement on le regardait, il écoutait moins, +s'agitait; mais quand on ne regardait pas, il +venait au bord de la cage, tendait son long cou de +biche (d'un charmant gris de souris), dressait par +moments la tête, le corps restant immobile, avec un +œil vif, curieux. Visiblement avide, il dégustait, +savourait cette douceur inattendue avec +recueillement, avec une attention délicate et sentie.</p> + +<p>Cette même avidité, il l'eut un moment après pour +les aliments. Il voulut vivre, dévora le pavot, +l'oubli...</p> + +<p>Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont ce +qui les attache le plus, non pas l'ariette légère +d'une fillette étourdie, mais une mélodie douce et +triste. La <i>sérénade</i> de Schubart a +particulièrement effet sur celui-ci. Il semble s'être +senti et reconnu dans cette âme allemande aussi +tendre que profonde.</p> + +<p>La voix cependant ne lui revient pas. Il avait +commencé son chant de décembre, quand il a été +transporté ici. Les émotions du transport, le +changement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p274" id="p274">274</a></span><span class="hidden">)</span> +de sa nouvelle condition, surtout le salut féroce, +l'attentat du rouge-gorge, l'ont trop profondément +ému. Il se calme, ne nous en veut plus, mais la +muse, si violemment interrompue, se tait encore; +elle ne s'éveillera qu'au printemps.</p> + +<p>Maintenant il sait certainement que la personne qui +chante est loin de lui vouloir du mal; il +l'accepte, apparemment comme un rossignol d'autre +forme. Elle peut sans difficulté approcher, et même +mettre la main dans la cage. Il regarde attentivement +ce qu'elle veut, mais ne remue pas.</p> + +<p>La question curieuse pour moi, qui n'ai pas fait +avec lui d'alliance musicale, était de savoir s'il +m'accepterait aussi. Je ne montrai nul empressement +indiscret, sachant que le regard seul, dans certains +moments, le trouble. Je restais donc de longs jours +attentif sur les vieux livres ou papiers du <small>XIV</small><sup>e</sup> +siècle, sans le regarder. Mais lui, il me regardait +très-curieusement lorsque j'étais seul. Bien +entendu que, sa maîtresse présente, il m'oubliait +entièrement, j'étais annulé.</p> + +<p>Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude, +comme un être inoffensif, pacifique, de peu de +mouvement et de peu de bruit. Le feu dans l'âtre, +et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient, +dans les absences de la personne préférée, dans les +heures +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p275" id="p275">275</a></span><span class="hidden">)</span> +silencieuses, quasi solitaires, l'objet de sa +contemplation.</p> + +<p>Je me hasardai hier, étant seul, d'approcher de lui, +de lui parler comme je fais au rouge-gorge, et il +ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; il attendit +paisiblement, avec un œil plein de douceur. Je vis +que la paix était faite, et que j'étais accepté.</p> + +<p>Ce matin, j'ai de ma main mis le pavot dans la cage, +et il ne s'est point effrayé. On dira: «Qui donne, +est le bienvenu.» Mais je tiens à constater que +notre traité est d'hier, avant que j'eusse donné +rien encore, et parfaitement désintéressé.</p> + +<p>Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus nerveux +des artistes, le plus craintif et le plus défiant +des êtres, s'est réconcilié avec l'espèce humaine.</p> + +<p>Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité +préexistant qui est entre nous et ces êtres +instinctifs, que nous appelons inférieurs.</p> + +<hr> + + +<p>Ce traité, ce pacte éternel, que notre brutalité, +nos inintelligences violentes n'ont pas pu déchirer +encore, auquel ces pauvres petits reviennent si +facilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p276" id="p276">276</a></span><span class="hidden">)</span> +lorsque nous serons vraiment hommes, c'est justement +la conclusion où tout ce livre tendait et celle que +j'allais écrire, quand le rossignol est entré, et +le père au rossignol.</p> + +<p>L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie facile +qu'il nous donne à nous, ses tyrans, ma conclusion +vivante.</p> + +<hr> + + +<p>Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des +pays nouveaux où l'homme n'était jamais venu, +rapportent unanimement que tous les animaux, +mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, +au contraire venaient plutôt les regarder avec un +air de curiosité bienveillante, à quoi ils +répondaient à coups de fusil.</p> + +<p>Même aujourd'hui que l'homme les a si cruellement +traités, les animaux, dans leurs périls, n'hésitent +nullement à se rapprocher de lui.</p> + +<p>L'ennemi antique et naturel de l'oiseau, c'est le +serpent: pour les quadrupèdes, c'est le tigre. Et +leur protecteur, c'est l'homme.</p> + +<p>Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre ou +le lion, il vient se serrer près de nous.</p> + +<p>De même l'oiseau, dans l'horreur que lui inspire +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p277" id="p277">277</a></span><span class="hidden">)</span> +le serpent, quand il menace surtout sa couvée encore +sans ailes, trouve le langage le plus expressif +pour implorer l'homme, et pour le remercier s'il tue +son ennemi.</p> + +<p>Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de +l'homme. Et c'est très-probablement pour le même +motif que les hirondelles et les cigognes, dans les +âges féconds en reptiles, ont pris l'habitude de +loger chez nous.</p> + +<hr> + + +<p>Observation essentielle. On prend souvent pour +défiance la fuite de l'oiseau et la crainte qu'il a +de la main de l'homme. Cette crainte ne serait que +trop juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas, +l'oiseau est un être infiniment nerveux, délicat, +qui souffre à être touché.</p> + +<p>Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce +d'oiseau très-robuste et très-familière, qui +approche sans cesse de nous, le plus près qu'il +peut, et qui certes n'a aucune crainte de sa +maîtresse, frémit de tomber sous la main. Le +frôlement de ses plumes, le dérangement de son +duvet, tout hérissé quand on l'a pris, lui est +très-antipathique. La vue surtout de cette main qui +avance et va le saisir, le +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p278" id="p278">278</a></span><span class="hidden">)</span> +fait reculer instinctivement et sans qu'il en soit le +maître.</p> + +<p>Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas +dans sa cage, il ne refuse pas d'y être remis; mais +plutôt que de se voir prendre, il tourne le dos, se +cache dans un rideau ou dans un pli de la robe où il +sait bien qu'on va le prendre infailliblement.</p> + +<p>Tout cela n'est pas défiance.</p> + +<hr> + + +<p>L'art de la domestication n'irait pas loin, s'il +n'était préoccupé que des utilités dont les animaux +apprivoisés seront à l'homme.</p> + +<p>Il doit sortir principalement de la considération +de l'utilité dont l'homme peut être aux animaux;</p> + +<p>De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe +à une société plus douce, pacifique et supérieure.</p> + +<hr> + + +<p>Dans la barbarie où nous sommes encore, nous ne +connaissons guère que deux états pour l'animal, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p279" id="p279">279</a></span><span class="hidden">)</span> +la liberté absolue ou l'esclavage absolu; mais il +est des formes très-variées de demi-servage que les +animaux d'eux-mêmes acceptent très-volontiers.</p> + +<p>Le petit faucon du Chili (<i>cernicula</i>), par +exemple, aime à demeurer chez son maître. Il va tout +seul à la chasse, et, fidèle, revient chaque soir +rapporter ce qu'il a pris et le manger en famille. +Il a besoin d'être loué du père, flatté de la dame, +caressé surtout des enfants.</p> + +<hr> + + +<p>L'homme, protégé jadis par les animaux, tant qu'il +était si mal armé, s'est mis peu à peu en état de +devenir leur protecteur, surtout depuis qu'il a la +poudre et qu'il foudroie à distance les plus +redoutés des êtres. Il a rendu aux oiseaux le service +essentiel de diminuer infiniment le nombre des +brigands de l'air.</p> + +<hr> + + +<p>Il peut leur en rendre un autre, non moins grand, +celui d'abriter, la nuit, les espèces innocentes. +La nuit! le sommeil! l'abandon complet aux chances +les plus affreuses! Ô dureté de la Nature!... Mais +elle s'est justifiée en mettant aussi ici-bas l'être +prévoyant et industrieux qui, de plus +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p280" id="p280">280</a></span><span class="hidden">)</span> +en plus, sera pour les autres une seconde providence.</p> + +<p>Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel, où +les serres, ouvertes le soir, reçoivent tout honnête +oiseau qui vient y chercher asile contre les dangers +de la nuit, où celui qui s'est attardé frappe du bec +en confiance. Contents d'être enfermés la nuit, sûrs +de la loyauté de l'homme, ils s'envolent heureux au +matin, et payent son hospitalité du spectacle de +leur joie et de leurs libres chansons.</p> + +<hr> + + +<p>Je me garderai bien de parler de la domestication, +lorsque mon ami, M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, +rouvre d'une +manière si louable cette voie longtemps oubliée.</p> + +<p>Un rapprochement suffit. L'antiquité nous a légué en +ce genre le patrimoine admirable dont a vécu le +genre humain: la domestication du chien, du cheval +et de l'âne, du chameau, de l'éléphant, du bœuf, +du mouton et de la chèvre, des gallinacées.</p> + +<p>Quel progrès dans les deux mille ans qui viennent +de s'écouler? Quelle acquisition nouvelle?</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p281" id="p281">281</a></span><span class="hidden">)</span> +Deux seulement, et légères à coup sûr: l'importation +du dindon et du faisan de la Chine!</p> + +<hr> + + +<p>Nul effort direct de l'homme n'a agi pour le bien du +globe autant que l'humble travail des modestes +auxiliaires de la vie humaine.</p> + +<p>Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement, à +la basse-cour, quand on voit les milliards d'œufs +que font éclore les fours d'Égypte, ou dont notre +Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui +chaque année passent la Manche, on apprend à +apprécier comment les petits moyens de l'économie +domestique produisent les plus grands résultats.</p> + +<p>Si la France n'avait pas le cheval, et que +quelqu'un le lui donnât, une telle conquête serait +pour elle plus que la conquête du Rhin, de la +Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut trois +royaumes.</p> + +<p>Maintenant voici un animal qui représente à lui +seul le cheval, l'âne, la vache, la chèvre, qui a +toutes leurs utilités, et qui donne par-dessus une +incomparable laine; animal dur et robuste, qui +supporte le froid à merveille. On entend bien que +je parle du lama, que M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p282" id="p282">282</a></span><span class="hidden">)</span> +s'efforce +d'introduire ici avec une si louable persévérance. +Tout semble se liguer à l'encontre: le beau +troupeau de Versailles a péri par la malveillance; +celui du Jardin des Plantes périra par l'étroitesse +du local et l'humidité.</p> + +<p>La conquête du lama est dix fois plus importante +que la conquête de Crimée.</p> + +<hr> + + +<p>Mais, encore une fois, il faut à ce genre de +transplantation une générosité de moyens, un +ensemble de précautions, disons-le, une tendresse +d'éducation, qui se trouvent réunies rarement.</p> + +<p>Un mot ici, un petit fait, dont la portée n'est pas +petite.</p> + +<p>Un grand écrivain, qui ne fut point un savant, +Bernardin de Saint-Pierre, avait dit qu'on ne +réussirait pas à transplanter l'animal, si on +n'importait à côté de lui le végétal auquel il est +particulièrement sympathique. Ce mot passa comme +tant d'autres vues qui font sourire les savants, et +qu'ils appellent <i>poésie</i>.</p> + +<p>Mais il n'a pas passé en vain pour un amateur +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p283" id="p283">283</a></span><span class="hidden">)</span> +éclairé qui s'est fait ici, à Paris, une collection +d'oiseaux vivants. Quelque soin qu'il prît, une +perruche fort rare, qu'il avait acquise, restait +obstinément stérile. Il s'informa du végétal dans +lequel elle fait son nid, et donna commission au +Havre pour qu'il lui fût apporté. Il ne put l'avoir +vivant; il l'eut sans feuille, sans branche; un +simple tronc mort. N'importe, l'oiseau, dans ce +tronc creux, retrouva sa place ordinaire, ne +manqua pas d'y faire son nid. Il aima et prit +famille; il eut des œufs, il les couva, et +maintenant il a des petits.</p> + +<hr> + + +<p>Recréer les circonstances d'habitation, de +nourriture, l'entourage végétal, les harmonies de +toute espèce, qui pourront tromper l'exilé et faire +oublier la patrie, c'est chose non-seulement de +science, mais d'ingénieuse invention.</p> + +<p>Déterminer la mesure de liberté, de servage, +d'alliance et de collaboration avec nous, dont +chaque être est susceptible, c'est un des plus graves +sujets qui puissent occuper.</p> + +<p>Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un +approfondissement moral, un affinement, une délicatesse +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p284" id="p284">284</a></span><span class="hidden">)</span> +d'appréciation, qui commence à peine, et qui +n'existera peut-être que quand la femme entrera +dans la science, dont elle est exclue jusqu'ici.</p> + +<p>Cet art suppose une tendresse infinie dans la +justice et la sagesse.</p> + + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p287" id="p287">287</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<h2>ÉCLAIRCISSEMENTS.</h2> + + +<p>Le principal éclaircissement pour un livre est +incontestablement la formule qui le résume. La voici +en peu de mots:</p> + +<p>Ce livre a considéré l'oiseau <i>en lui-même</i>, et +peu par rapport à l'homme.</p> + +<p>L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare, comme +le reptile), a sur l'homme trois avantages qui sont +sa mission spéciale:</p> + +<p>I. <i>L'aile, le vol,</i> puissance unique, qui est le +rêve de l'homme. Toute autre créature est lente. +Près du faucon, de l'hirondelle, le cheval arabe est +un limaçon.</p> + +<p>II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile, +mais à une puissance incomparable de <i>respiration +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p288" id="p288">288</a></span><span class="hidden">)</span> +et de vision</i>. L'oiseau est proprement le fils de +l'air et de la lumière.</p> + +<p>III. Être essentiellement électrique, l'oiseau +voit, sait et prévoit la terre et le ciel, les temps, +les saisons. Soit par un rapport intime avec le +globe, soit par une prodigieuse mémoire des +localités, des routes, il est toujours orienté et +toujours sait son chemin.</p> + +<p>Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'atteindrait +jamais l'homme. Cela est sensible, surtout dans sa +merveilleuse guerre contre le reptile et l'insecte.</p> + +<p>Ajoutez le travail immense d'épuration continuelle +que font certaines espèces de toute chose +dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce travail +cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de la +terre.</p> + +<p>Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la +lumière sur la mort, sur la vie meurtrière et +ténébreuse, c'est le juste sujet du <i>chant</i>, de +cet hymne de joie immense dont l'oiseau salue +chaque aurore.</p> + +<p>Mais avec le chant, l'oiseau a beaucoup d'autres +langages. Comme l'homme, il jase, prononce, +dialogue. Il est avec nous le seul être qui ait +vraiment une langue. L'homme et l'oiseau sont le +verbe du monde.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p289" id="p289">289</a></span><span class="hidden">)</span> +L'oiseau, qui est un augure, se rapproche toujours +de l'homme, qui toujours lui fait du mal. Il le +devine et le pressent tel sans doute qu'il sera un +jour, quand il sortira de la barbarie où nous le +voyons encore.</p> + +<p>Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée +et bénie, qui doit être l'arbitre de toutes, qui +doit accomplir le destin de ce globe par un suprême +bienfait: <i>Le ralliement de toute vie et la +conciliation des êtres.</i></p> + +<p>Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue +par un grand art d'éducation et d'initiation, que +l'homme commence à entrevoir.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p5">Page 5</a>. <i>Éducation du vol</i>, et <a href="#p26">page 26</a>.—Est-ce +à tort que l'homme, en ses rêveries, pour se faire +croire à lui-même qu'il sera plus qu'homme un jour, +s'attribue des ailes? rêve ou pressentiment, +n'importe.</p> + +<p>Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau, +est vraiment un <i>sixième sens</i>. Il serait stupide +de n'y voir qu'une dépendance du tact. (Voyez, entre +autres ouvrages, Huber, <i>Vol des oiseaux de +proie</i>, 1784.)</p> + +<p>L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p290" id="p290">290</a></span><span class="hidden">)</span> +qu'elle est aidée d'une puissance visuelle qui ne +se retrouve non plus dans toute la création.</p> + +<p>L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air, +dans la lumière. S'il est une vie sublime, une vie +de feu, c'est celle-là.</p> + +<p>Qui embrasse et perçoit toute la terre? Qui la +mesure du regard et de l'aile? Qui en sait toutes +les routes? et non pas sur ligne tracée, mais à la +fois dans tous les sens: car, qui n'est route pour +l'oiseau?</p> + +<p>Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le +magnétisme, toutes les forces impondérables, nous +sont à peine connus; on les entrevoit pourtant +dans sa singulière prescience météorologique.</p> + +<p>Si nous l'avions sérieusement étudié, nous aurions +eu le ballon depuis des milliers d'années; mais +avec le ballon même, et le ballon <i>dirigé</i>, nous +serons encore énormément loin d'être oiseaux. En +imiter les appareils et les reproduire un à un, ce +n'est nullement en avoir l'accord, l'ensemble, +l'unité d'action, qui meut le tout dans cette +aisance et cette vélocité terrible.</p> + +<p>Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons +supérieurs, et bornons-nous à regarder les deux +machines, la nôtre et la sienne, en ce qu'elles ont +de moins différent.</p> + +<p>Celle de l'homme est supérieure, en ce qu'elle +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p291" id="p291">291</a></span><span class="hidden">)</span> +est moins spéciale, susceptible de se plier à des +emplois plus divers, et surtout en ce qu'elle a +l'omnipuissance de la main.</p> + +<p>En revanche, elle est bien moins unifiée et +centralisée. Nos membres inférieurs, cuisses et +jambes, qui sont fort longs, traînent excentriques +loin du foyer de l'action. La circulation y est plus +lente; chose sensible aux dernières heures, où +l'homme est mort des pieds longtemps avant que le +cœur ait cessé de battre.</p> + +<p>L'oiseau, presque tout sphérique, est certainement +le sommet, sublime et divin, de centralisation +vivante. On ne peut ni voir, ni imaginer même un +plus haut degré d'unité. Excès de concentration qui +fait la grande force personnelle de l'oiseau, mais +qui implique son extrême individualité, son +isolement, sa faiblesse sociale.</p> + +<p>La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe +dans les insectes supérieurs (abeilles, fourmis, +etc.), ne se trouve point chez les oiseaux. Les +bandes y sont communes, mais les vraies républiques, +rares.</p> + +<p>La famille y est très-forte, la maternité, l'amour. +La fraternité, la sympathie d'espèces, les secours +mutuels entre oiseaux même d'espèces diverses, ne +leur sont pas inconnus. Pourtant, la fraternité y +est fort en seconde ligne. Le cœur tout entier de +l'oiseau est dans l'amour, est dans le nid.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p292" id="p292">292</a></span><span class="hidden">)</span> +Là est son isolement, sa faiblesse et sa dépendance; +là aussi la tentation de se créer un protecteur.</p> + +<p>Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un de +ceux qui demandent le plus la protection.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p8">Page 8</a>. <i>Sur la vie de l'oiseau dans l'œuf</i>.—Je +tire ces détails du très-exact M. <i>Duvernoy</i>. +L'ovologie, de nos jours, est devenue une science. +Cependant, sur l'œuf de l'oiseau en particulier, je +ne connais que peu d'ouvrages. Le plus ancien est +d'un abbé <i>Manesse</i>, du dernier siècle, +très-verbeux et peu instructif (manuscrit de la +bibliothèque du Muséum). La même bibliothèque +possède l'ouvrage allemand de <i>Wirfing et +Gunther</i>, sur les nids et les œufs, et un +autre, allemand aussi, dont les planches me semblent +meilleures, quoique défectueuses encore. J'ai vu +une livraison d'une nouvelle collection de gravures, +beaucoup plus soignée.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p14">Page 14</a>. <i>Mers gélatineuses, nourrissantes</i>.—M. +de Humboldt, dans l'un de ses premiers +ouvrages (<i>Scènes des tropiques</i>), a le premier, +je crois, constaté ce fait. Il l'attribue à la +prodigieuse quantité +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p293" id="p293">293</a></span><span class="hidden">)</span> +de méduses et autres êtres analogues qui sont en +décomposition dans ces eaux. Si pourtant une telle +dissolution cadavéreuse y dominait, ne rendrait-elle +pas les eaux funestes au poisson, bien loin de le +nourrir? Peut-être ce phénomène doit-il être +attribué moins aux vies éteintes qu'aux vies +commencées, à une première fermentation vivante +où se forment les premières organisations +microscopiques.</p> + +<p>C'est particulièrement dans les mers des pôles, en +apparence si sauvages et si désolées, qu'on observe +ce caractère. La vie y surabonde tellement que la +couleur des eaux en est entièrement changée. Elles +sont vert-olive foncé, épaisses de matière vivante +et de nourriture.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p34">Page 34</a>. <i>Notre Muséum</i>.—En parlant de ses +collections, je ne puis oublier sa précieuse +bibliothèque qui a reçu celle de Cuvier, et qui +s'est enrichie des dons de tous les savants de +l'Europe. J'ai eu infiniment à me louer de +l'obligeance du conservateur, M. Desnoyers, et +de M. le docteur Lemercier, qui a bien voulu aussi +me communiquer nombre de brochures et mémoires +curieux de sa collection personnelle.</p> + +<hr> + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p294" id="p294">294</a></span><span class="hidden">)</span> +<a href="#p38">Page 38</a>. <i>Buffon</i>.—Je trouve qu'aujourd'hui on +oublie trop que ce grand généralisateur n'en a pas +moins reçu, enregistré nombre d'observations +très-exactes, que lui transmettaient des hommes +spéciaux, officiers de vénerie, gardes-chasse, +marins et gens de tous métiers.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p40">Page 40</a>. <i>Le pingouin</i>.—Frère du manchot, mais +plus dégrossi, il porte ses ailes comme un +véritable oiseau; ce ne sont plus des membranes +flottantes sur une poitrine évidée. L'air plus +raréfié de notre pôle boréal, où il vit, a déjà +dilaté ses poumons, et le sternum veut faire +saillie. Les jambes, plus dégagées du corps, +gardent mieux l'équilibre, et le port gagne en +assurance. Il y a une différence notable entre les +produits analogues des deux hémisphères.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p47">Page 47</a>. <i>Le pétrel, effroi du marin</i>.—La +légende du pétrel marchant sur les eaux, autour du +vaisseau qu'il semble mener à la perdition, est originairement +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p295" id="p295">295</a></span><span class="hidden">)</span> +hollandaise. Cela devait être ainsi. Les hollandais, +qui naviguent en famille et emmènent leurs +femmes, leurs enfants, jusqu'aux animaux +domestiques, ont été plus impressionnés du +sinistre présage que les autres navigateurs. Les +plus hardis de tous peut-être, vrais amphibies, ils +n'en ont pas moins été soucieux et imaginatifs, ne +risquant pas seulement leurs corps, mais leurs +affections, livrant aux hasards fantasques de la +mer le cher foyer, un monde de tendresse. Ce gros +petit bateau lourd, qui est plutôt une maison +flottante, va pourtant toujours roulant à travers +les mers du Nord, le grand océan Boréal et la +sauvage Baltique, faisant sans cesse les traversées +les plus dangereuses, comme celle d'Amsterdam à +Cronstadt. On rit de ces massives embarcations +d'une forme surannée; mais celui qui les sent si +heureusement combinées pour le double aménagement +de la cargaison et de la famille, ne peut les voir +dans les ports de Hollande sans s'y intéresser et +sans les combler de vœux.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p59">Page 59</a>. <i>Épiornis</i>.—Voir au Muséum les restes +de ce gigantesque oiseau et son œuf énorme. On +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p296" id="p296">296</a></span><span class="hidden">)</span> +a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros +que l'autruche.</p> + +<p>Combien il est regrettable que notre riche collection +de fossiles reste enterrée, en majeure partie, dans +les tiroirs du Muséum, faute de place. Pour trente +ou quarante mille francs on élèverait une galerie +de bois où l'on pourrait tout étaler.</p> + +<p>En attendant, l'on raisonne comme si ces vastes +études, qui commencent, étaient déjà épuisées. +Qui ne sait que l'homme a à peine vu l'entrée du +prodigieux monde des morts! Il a gratté à peine +la surface du globe. L'exploration plus profonde +où le conduisent mille nécessités nouvelles d'art +et d'industrie (celle par exemple de percer les +Alpes pour le nouveau chemin de fer) pourra ouvrir +à la science des perspectives inattendues. La +paléontologie est bâtie jusqu'ici sur la base étroite +d'un nombre minime de faits. Si l'on songe que les +morts (de tant de milliers d'années que ce +globe a déjà vécu) sont énormément plus nombreux +que les vivants, on trouve bien audacieuse cette +manière de raisonner sur quelques spécimens. Il y +a cent, mille à parier contre un, que tant de +millions de morts, une fois déterrés, nous +convaincront d'avoir erré au moins par <i>énumération +incomplète</i>.</p> + +<hr> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p297" id="p297">297</a></span><span class="hidden">)</span></p> + +<p><a href="#p60">Page 60</a>. <i>L'homme eût péri cent fois</i>.—C'est là +une des causes premières de l'étroite fédération où +furent originairement l'homme et l'animal, pacte +oublié par notre orgueil ingrat, et sans lequel +pourtant l'homme n'était pas possible.</p> + +<p>Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons +les débris lui eurent préparé le globe, subordonné +la vie grouillante et rampante qui dominait; quand +l'homme arriva sur la terre, en face de ce qui +restait des reptiles, en face des nouveaux hôtes du +globe, non moins redoutables, les tigres et les +lions, il trouva l'oiseau, le chien, l'éléphant à +côté de lui.</p> + +<p>On montra à Alexandre les rares et derniers +individus de ces chiens géants, qui pouvaient +étrangler un lion. Ce ne fut pas par terreur que +ces animaux formidables se mirent avec l'homme, mais +par sympathie naturelle, et par l'horreur +très-spéciale qu'ils ont pour l'espèce féline, pour +le chat géant (tigre ou lion).</p> + +<p>Sans l'alliance du chien contre les bêtes féroces +et celle de l'oiseau contre les serpents et les +crocodiles (que l'oiseau tue dans l'œuf même), +l'homme à coup sûr était perdu.</p> + +<p>L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la +devine à l'horreur inexprimable et convulsive que +tout jeune cheval éprouve à la seule odeur du lion; +il se serre et se livre à l'homme.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p298" id="p298">298</a></span><span class="hidden">)</span> +S'il n'avait eu le cheval, le bœuf, le chameau, +s'il eût tiré de son cou et de son échine les +fardeaux énormes dont ils lui sauvent la charge, il +serait resté le serf misérable de sa faible +organisation. Dominé par la disproportion habituelle +des poids et des forces, ou il aurait renoncé au +travail, eût vécu de proie fortuite, sans art ni +progrès, ou bien il aurait été l'éternel portefaix, +courbé, traînant et tirant, tête basse, sans +regarder le ciel, sans penser, sans s'élever +jamais à l'invention.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p79">Page 79</a>. <i>Sur la puissance des insectes</i>.—Ce +n'est pas seulement sous les tropiques qu'ils sont +redoutables. Au commencement du dernier siècle, +la moitié de la Hollande faillit périr, parce que +les pilotis de ses digues s'étaient rompus à la +fois, invisiblement minés par le ver qu'on nomme +<i>taret</i>.</p> + +<p>Ce redoutable rongeur, qui a souvent un pied +de long, ne se trahit nullement; il ne travaille +qu'au dedans. Un matin, la poutre se brise, le +pilotis cède, le navire dévoré sombre dans les +flots.</p> + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p299" id="p299">299</a></span><span class="hidden">)</span> +Comment l'atteindre et le trouver? Un oiseau le +sait, le vanneau: c'est le gardien de la Hollande! +Et c'est aussi une insigne imprudence de détruire, +comme on fait, ses œufs. (Quatrefages, <i>Souvenirs +d'un naturaliste</i>.)</p> + +<p>La France, depuis près d'un siècle, a subi +l'importation d'un monstre non moins à craindre, le +<i>termite</i>, qui dévore le bois +sec, comme le taret le bois mouillé. L'unique +femelle de chaque essaim a l'horrible fécondité de +pondre, par jour, 80 000 œufs. La Rochelle +commence à craindre le sort de cette ville +d'Amérique qui est suspendue en l'air, les +termites ayant dévoré toutes les substructions et +creusé dessous d'immenses catacombes.</p> + +<p>À la Guyane, les demeures de termites sont +d'énormes monticules de quinze pieds de haut, qu'on +n'ose attaquer que de loin et avec la poudre. Qu'on +juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à quatre +pattes) qui ose entrer dans ce gouffre, et chercher +l'horrible femelle d'où sort ce torrent maudit. +(Smeathmann, <i>Mémoire sur les termites</i>.)</p> + +<p>Le climat nous sauve-t-il? Les termites prospèrent +en France. Le hanneton y prospère; jusque sur +les pentes septentrionales des Alpes, sous le +souffle des glaciers, il dévore la végétation. En +présence d'un tel ennemi, tout oiseau insectivore +devrait être +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p300" id="p300">300</a></span><span class="hidden">)</span> +respecté. Tout au moins le canton de Vaud vient-il +de mettre l'hirondelle sous la protection de la loi. +(Voy. l'ouvrage de <i>Tschudi</i>.)</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p81">Page 81</a>. <i>Vous y sentez fréquemment une forte +odeur de musc</i>.—La plaine de Cumana, dit +M. de Humboldt, présente, après de fortes ondées, +un phénomène extraordinaire. La terre, humectée et +réchauffée par les rayons du soleil, répand cette +odeur de musc qui, sous la zone torride, est +commune à des animaux de classes très-différentes, +au jaguar, aux petites espèces de chat-tigre, au +cabiaï, au vautour galinazo, au crocodile, aux +vipères, au serpent à sonnettes. Les émanations +gazeuses qui sont les véhicules de cet arome ne +semblent se dégager qu'à mesure que le terreau +renfermant les dépouilles d'une innombrable quantité +de reptiles, de vers et d'insectes, commence à +s'imprégner d'eau. Partout où l'on remue le sol, on +est frappé de la masse de substances organiques qui +tour à tour se développent, se transforment ou se +décomposent. La nature, dans ces climats, paraît +plus active, plus féconde, on dirait plus prodigue +de la vie.</p> + +<hr> + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p301" id="p301">301</a></span><span class="hidden">)</span> +<a href="#p83">Pages 83</a>, <a href="#p84">84</a>. +<i>Oiseaux-mouches et colibris</i>, etc.—Les +éminents naturalistes (Lesson, Azara, +Stedmann, etc.) qui nous ont donné tant de +descriptions excellentes des lépidoptères, ne sont +pas malheureusement aussi riches en détails sur +leurs mœurs, leurs caractères, leur nourriture, +etc.</p> + +<p>Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils +vivent (et d'une vie si intense! ) les récits des +vieux voyageurs, des Labat et autres, sont +pleinement confirmés par les modernes. MM. Durville et Lesson, +dans leur voyage à la Nouvelle-Guinée, ont +à peine osé passer le seuil de +ses profondes forêts vierges, d'une beauté étrange +et terrible.</p> + +<p>Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur +prodigieuse féerie d'illumination nocturne par des +milliards de mouches brillantes, est attesté et +très-bien décrit, pour les contrées voisines de +Panama, par un voyageur français, M. Caqueray, qui +les a visitées récemment. (Voy. son journal dans la +nouvelle <i>Revue française</i>, 10 juin 1855.)</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p107">Page 107</a>. <i>La suppression de la douleur</i>.—Celle +de la mort est sans doute impossible; mais on +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p302" id="p302">302</a></span><span class="hidden">)</span> +pourra allonger la vie. On pourra, à la longue, +rendre rare, moins cruelle et presque <i>supprimer la +douleur</i>.</p> + +<p>Que le vieux monde endurci rie de ce mot, à la +bonne heure! Nous avons eu ce spectacle qu'aux +jours où notre Europe, barbarisée par la guerre, +mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut +guérir que par le fer, par une horrible prodigalité +de douleurs, la jeune Amérique trouva le miracle +de ce profond rêve où la douleur est annulée.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p104">Page 104</a>. <i>Précieux musée d'imitations anatomiques</i>, +celui de M. le docteur Auzoux.—Je ne puis +trop remercier, à cette occasion, notre cher et +habile professeur, qui daigne nous initier, nous +autres ignorants, gens de lettres, gens du monde +et femmes. Il a voulu que l'anatomie descendît à +tous, devînt populaire, et cela s'est fait. Ses +imitations admirables, ses lucides démonstrations, +accomplissent peu à peu cette grande révolution +dont on sent déjà la portée. Oserai-je dire ma +pensée aux savants? Eux-mêmes auraient avantage +à avoir toujours sous la main ces objets d'étude +sous une forme si commode et dans des +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p303" id="p303">303</a></span><span class="hidden">)</span> +proportions grossies, qui diminuent tellement la +fatigue d'attention. Mille objets qu'on croit +différents, parce qu'ils diffèrent de grosseur, +reparaissent analogues et dans leurs vrais rapports de +forme, par le simple grossissement.</p> + +<p>L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages +beaucoup mieux que nous. Un spéculateur américain +eût voulu que M. Auzoux lui fournît par +an deux mille exemplaires de sa figure de l'homme, +étant sûr de la placer dans toutes les petites +villes, et même dans les villages. Tel village +d'Amérique, dit M. Ampère, travaille à avoir un +petit Muséum, un Observatoire, etc.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p109">Page 109</a>. <i>Aplatissement du cerveau</i>.—Le poids +du cerveau est, relativement au poids du corps, +pour l'</p> + +<div class="c"> +<table summary="poids relatif du cerveau pour divers oiseaux"> +<tr><td>Autruche</td><td>1 :</td><td class="r">1200</td></tr> +<tr><td>Oie</td><td>1 :</td><td class="r">360</td></tr> +<tr><td>Canard</td><td>1 :</td><td class="r">257</td></tr> +<tr><td>Aigle</td><td>1 :</td><td class="r">160</td></tr> +<tr><td>Pluvier</td><td>1 :</td><td class="r">122</td></tr> +<tr><td>Faucon</td><td>1 :</td><td class="r">102</td></tr> +<tr><td>Perroquet</td><td>1 :</td><td class="r">45</td></tr> +<tr><td>Rouge-gorge</td><td>1 :</td><td class="r">32</td></tr> +<tr><td>Geai</td><td>1 :</td><td class="r">28</td></tr> +<tr><td>Pinson, coq, moineau, chardonneret</td><td>1 :</td><td class="r">25</td></tr> +<tr><td>Mésange nonette</td><td>1 :</td><td class="r">16</td></tr> +<tr><td>Mésange à tête bleue</td><td>1 :</td><td class="r">12</td></tr> +</table> +</div> +<p class="noindent"><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p304" id="p304">304</a></span><span class="hidden">)</span>(calcul d'Haller et de Leuret).—Je +dois cette +note à l'obligeance de notre illustre micrographe +et anatomiste, M. Robin. +</p> +<hr> + + +<p><a href="#p109">Page 109</a>. <i>Le noble faucon</i>.—Les oiseaux <i>nobles</i> +(faucon, gerfaut, sacre, etc.) sont ceux qui <i>lient</i> +la proie de la <i>main</i> et tuent du bec; leur bec, à +cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux +<i>ignobles</i> (l'aigle, le milan, etc.), sont la plupart +voiliers; ils agissent des griffes, déchirent et étouffent la +proie. Les rameurs ont peine à monter, ce +qui fait que les voiliers leur échappent plus +aisément. La tactique des rameurs est de faire +préalablement l'effort de monter très-haut; alors, +n'ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la +manœuvre des voiliers. (Huber, <i>Vol des oiseaux +de proie</i>, 1784, in-4<sup>o</sup>. C'est le premier de cette +savante dynastie: Huber des oiseaux, Huber des +abeilles, Huber des fourmis.)</p> + +<hr> + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p305" id="p305">305</a></span><span class="hidden">)</span> +<a href="#p108">Page 108</a>. <i>Le balancement utile de la vie et de la +mort</i>.—De nombreuses espèces d'oiseaux ne font +plus de halte en France. On les voit à peine voler +à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes +en hâte, accélérant le passage, disant: «Passons! +passons vite! Évitons la terre de mort, la terre de +destruction!»</p> + +<p>La Provence, et bien d'autres pays du Midi, +sont ras, déserts, inhabités de toutes tribus +vivantes; et d'autant la nature végétale en est +appauvrie. On ne rompt pas impunément les harmonies +naturelles. L'oiseau lève un droit sur la plante, +mais il en est le protecteur.</p> + +<p>Il est de notoriété que l'outarde a presque +disparu de la Champagne et de la Provence. Le +héron a passé, la cigogne est rare. À mesure que +nous empiétons sur le sol, ces espèces amies des +déserts poudreux et des marécages s'en vont +chercher leur vie ailleurs. Nos progrès font en un +sens notre pauvreté. En Angleterre, le même fait +est signalé. (Voy. les excellents articles de +<i>sport</i> et d'histoire naturelle, traduits de +Mm John, Knox, Gosse, et d'autres, dans la +<i>Revue britannique</i>.) Le coq de bruyère se retire +devant les pas du cultivateur, la caille passe en +Irlande; les rangs des hérons s'éclaircissent +chaque jour devant les <i>perfectionnements +utilitaires</i> du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle. Mais il faut +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p306" id="p306">306</a></span><span class="hidden">)</span> +joindre à ces causes de disparition la barbarie de +l'homme, qui détruit si légèrement une foule +d'espèces innocentes. Nulle part, dit un voyageur +français, M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard +que dans nos campagnes.</p> + +<p>Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut +dire ici, les peuples chasseurs, qui, sans mémoire +de tant de biens que nous devons aux animaux, ont +exterminé la vie innocente. Une sentence terrible +du créateur pèse sur les tribus de chasseurs: +<i>Elles ne peuvent rien créer</i>. Nulle industrie n'est +sortie d'eux, nul art. Ils n'ont rien ajouté au +patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il +servi aux indiens de l'Amérique du nord d'être des +héros? N'ayant rien organisé, rien fait de +durable, ces races, d'une énergie unique, +disparaissent de la terre devant des hommes inférieurs, +les derniers émigrants d'Europe.</p> + +<p>Ne croyez pas cet axiome: que les chasseurs +deviennent peu à peu des agriculteurs. Point du +tout, ils tuent ou meurent; c'est toute leur +destinée. Nous le voyons bien par expérience. Celui +qui a tué, tuera; celui qui a créé, créera.</p> + +<p>Dans le besoin d'émotion que tout homme apporte en +naissant, l'enfant qui y satisfait habituellement +par le meurtre, par un petit drame féroce de +surprise et de trahison, de torture du faible, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p307" id="p307">307</a></span><span class="hidden">)</span> +ne trouvera pas grand goût aux douces et lentes +émotions que donne le succès progressif du travail +et de l'étude, de la petite industrie qui fait +quelque chose d'elle-même. Créer, détruire, ce sont +les deux ravissements de l'enfance: créer est long; +détruire est court, facile. La moindre création +implique les dons du Créateur et de la bonne +Nature: la douceur et la patience.</p> + +<p>Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un +enfant chasseur, de voir la femme goûter, admirer +le meurtre, y encourager son enfant. Cette femme +sensible et délicate ne lui donnerait pas un +couteau, mais elle lui donne un fusil; tuer de +loin, à la bonne heure! on ne voit pas la souffrance. +Et telle mère, la voyant très-bien, trouvera bon +qu'un enfant, captif à la chambre, se désennuie en +arrachant l'aile aux mouches, en torturant un +oiseau ou un petit chien.</p> + +<p>Mère prévoyante! Elle saura plus tard ce que c'est +qu'avoir formé un cœur dur. Vieille et faible, +rebut du monde, elle sentira à son tour la +brutalité de son fils.</p> + +<p style="border-top: 1px dotted black"> </p> +<p>Mais le tir? objectera-t-on. Ne faut-il pas que +l'enfant l'apprenne en tuant, que, de meurtre en +meurtre, il aille jusqu'à tuer l'hirondelle au vol? +Le seul pays de l'Europe où tout le monde sache +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p308" id="p308">308</a></span><span class="hidden">)</span> +tirer, c'est celui où on tire le moins à l'oiseau. +La patrie de Guillaume Tell a su montrer à ses +enfants un but plus juste et plus sublime, quand ils +affranchirent leur pays.</p> + +<p style="border-top: 1px dotted black"> </p> +<p>La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour +du meurtre, cette extermination des bêtes?</p> + +<p><i>C'est le peuple impatient, peuple jeune, peuple +enfant</i>, et d'une rude et mobile enfance. S'il +n'agit pas en créant, il agira en brisant.</p> + +<p>Ce qu'il brise surtout, c'est lui-même. Une +éducation violente, orageusement passionnée +d'amour ou de sévérité, brise chez l'enfant, flétrit, +étouffe la prime fleur morale de sensibilité +native, ce qui restait de meilleur du lait maternel, +germe d'amour universel qui refleurit bien rarement.</p> + +<p>Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup +d'enfants. Quelques-uns en reviennent, par le long +circuit de la vie, quand ils sont devenus hommes, +hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur +rend la tendresse. Mais la première fraîcheur de +cœur? elle ne reviendra jamais.</p> + +<p>Pourquoi ce peuple, du reste, si heureusement +né, est-il (sauf de rares et locales exceptions) +frappé d'une impuissance singulière pour +<i>l'harmonie</i>? Il a ses chansons à lui, de petites +mélodies charmantes de vivacité, de gaieté. Mais il +lui faut un long +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p309" id="p309">309</a></span><span class="hidden">)</span> +effort, une éducation spéciale, pour arriver à +l'harmonie.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p129">Page 129</a>. <i>Quel bonheur le matin quand les +terreurs s'enfuient</i>.—«Avant (dit Tschudi) +que les teintes vermeilles de la rosée matinale +aient annoncé l'approche du soleil, souvent même +avant que la plus légère lueur ait signalé +l'aube à l'orient, alors que les étoiles +scintillent encore dans le sombre azur du ciel, +un bruit sourd retentit sur le faîte d'un +vieux sapin, bientôt suivi d'un caquetage de plus +en plus accentué; puis les notes s'élèvent et une +interminable série de sons aigus frappe l'air de +toutes parts comme un cliquetis de lames continuellement +heurtées l'une contre l'autre. C'est le +temps de l'accouplement du coq des bois. L'œil en +feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis +qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules reposent +tranquillement et contemplent avec respect +les folles gambades de leur seigneur et maître. Il +n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le merle +s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes +brillantes. Le voilà qui aiguise son bec sur la branche, +et, de rameau en rameau, sautille jusqu'au +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p310" id="p310">310</a></span><span class="hidden">)</span> +sommet de l'érable où il a dormi, étonné de voir +que presque tout sommeille encore dans la forêt +quand l'aube du jour a remplacé la nuit. Deux fois, +trois fois, il lance sa fanfare aux échos de la montagne +et de la vallée, qu'un épais brouillard lui +dérobe encore.</p> + +<p>«De minces colonnes de fumée blanchâtre s'échappent +du toit des chaumières; les chiens jappent +autour des fermes, et les clochettes sonnent au cou +des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buissons, +agitent leurs ailes et s'élancent dans les airs +pour saluer le soleil, qui vient une fois de plus leur +donner sa bienfaisante lumière. Plus d'un pauvre +petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dangers +de la nuit. Perché sur une petite branche, il +avait cru pouvoir dormir sans crainte, la tête ensevelie +sous ses plumes, quand, à la lueur d'une +étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette +silencieuse, méditant quelque forfait. La fouine +était venue du fond de la vallée, l'hermine était +descendue du rocher, la martre des sapins avait +quitté son nid, le renard rôdait dans les broussailles. +Tous ces ennemis, le pauvre petit les avait +vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à +terre, dans l'air, partout la destruction le menaçait. +Qu'elles avaient été longues, ces heures où, n'osant +bouger, il n'avait pour protection que les jeunes +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p311" id="p311">311</a></span><span class="hidden">)</span> +feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel +plaisir pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre +en sécurité, protégé, défendu par la lumière!</p> + +<p>«Le pinson lance à plein gosier sa note claire et +sonore; le rouge-gorge chante au faîte du mélèze, +le chardonneret dans les aunes, le bruant et le +bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet +et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon +ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais +au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes +mélodieuses de l'alouette des bois et l'inimitable +chant de la grive.»</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p135">Page 135</a>. <i>Migrations</i>.—Pour l'Arabe affamé, le +maigre habitant du désert, l'arrivée des oiseaux +voyageurs, fatigués, lourds à cette époque et si +faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une +manne céleste. La Bible nous dit les ravissements +des Israélites, errants dans l'Arabie Pétrée, à +jeun et défaillants, quand ils virent tout à coup +descendre la nourriture ailée: non pas les +sauterelles du sobre Élie, non pas le pain dont le +corbeau nourrissait ses entrailles, mais la caille +lourde de graisse, délicieuse et substantielle, qui +d'elle-même tombait +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p312" id="p312">312</a></span><span class="hidden">)</span> +dans la main. Ils mangèrent à crever, et les +grasses marmites de Pharaon ne leur laissèrent +plus de regret.</p> + +<p>J'excuse de bon cœur la gloutonnerie des affamés. +Mais que dire des nôtres, dans les plus riches pays +de l'Europe, qui, après moisson et vendange, les +greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas +moins avec furie ces pauvres voyageurs? Gras ou +maigre, tout leur est bon; ils mangeraient +jusqu'aux hirondelles; ils dévorent les oiseaux +chanteurs, «ceux qui n'ont que le son.» Leur +frénésie sauvage met le rossignol à la broche, +plume et tue l'hôte de la maison, le pauvre +rouge-gorge, qui mangeait hier dans la main.</p> + +<p>Le temps des migrations est un temps de carnage. +La loi qui pousse au sud les tribus des oiseaux, +pour des millions d'entre eux, c'est une loi +de mort. Beaucoup partent, quelques-uns reviennent; +à chaque station de la route, il leur faut payer +un tribut de sang. L'aigle attend sur son roc, et +l'homme attend dans la vallée. Ce qui échappera +au tyran de l'air, celui de la terre le prendra. +«Beau moment!» dit l'enfant ou le chasseur, enfant +féroce dont le meurtre est le jeu. «Dieu l'a voulu +ainsi! dit le pieux glouton; résignons-nous!» +Voilà les jugements de l'homme sur cette fête de +massacre. Nous n'en savons pas plus, l'histoire +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p313" id="p313">313</a></span><span class="hidden">)</span> +n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massacrés.</p> + +<hr> + + +<p>—Les migrations sont des échanges pour tout pays +(excepté les pôles à l'époque de l'hiver). Telle +cause de climat ou de nourriture, qui décide le +départ d'un oiseau, est précisément celle qui +détermine l'arrivée d'une autre espèce. Quand +l'hirondelle nous quitte aux pluies d'automne, nous +voyons apparaître l'armée des pluviers et des +vanneaux à la recherche des lombrics exilés de leur +demeure par l'inondation. En octobre, et plus les +froids avancent, les bruants, les cabarets, les +roitelets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous +ont fuis. Les perdrix, les bécasses descendent de +leurs montagnes au moment où la caille et la grive +émigrent vers le Midi. C'est alors aussi que les +grandes armées des espèces aquatiques quittent +l'extrême Nord pour les contrées tempérées où les +mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. Les oies +sauvages, les cygnes, les plongeons, les canards, +les sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et +s'abattent sur les lacs d'Écosse, de Hongrie, sur +nos étangs du Midi, etc. La cigogne au tempérament +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p314" id="p314">314</a></span><span class="hidden">)</span> +délicat fuit au Midi, quand la grue sa cousine +va partir du Nord où manquent les vivres. Passant +sur nos terres, elle y paye tribut en nous délivrant +des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle +tiède d'automne avait fait revivre.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p138">Page 138</a>. <i>C'est le besoin de la lumière</i>.—Et +pourtant, le rossignol lui échappe quand il nous +revient d'Asie. Mais pour les véritables artistes, +il la faut doucement ménagée, mêlée de rayons et +d'ombres. Rembrandt a puisé dans la science du +clair-obscur les effets à la fois doux et chauds +de ses peintures. Le rossignol commence à chanter +quand la brume du soir se mêle aux derniers rayons +du soleil; et c'est pour cela que nous vibrons à sa +voix. Notre âme, à ces heures indécises du +crépuscule, reprend possession de sa lumière +intérieure.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p169">Page 169</a>. <i>Et ne dis pas: L'hiver tuera les +insectes</i>.—Quand M. de Custine fit son voyage en +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p315" id="p315">315</a></span><span class="hidden">)</span> +Russie, il raconte qu'à la foire de Nijni, il fut +épouvanté de la multitude de blattes qui couraient +dans sa chambre avec une odeur infecte, et qu'on +ne put faire disparaître. Le docteur Tschudi, +patient voyageur qui a vu la Suisse dans ses +moindres détails, assure qu'au souffle de l'autan +qui en douze heures fait fondre les neiges, +d'innombrables armées de hannetons ravagent le pays. +Ils sont un fléau non moins terrible que les +sauterelles au Midi.</p> + +<p>À notre voyage en Italie, nous fîmes une observation +qui n'aura pas échappé aux naturalistes, c'est +que les hannetons n'y meurent pas l'automne. Des +pièces inhabitées de notre palazzo, presque +entièrement fermé l'hiver, nous vîmes s'échapper au +printemps des nuées de hannetons qui paisiblement +avaient dormi en attendant la chaleur. Du reste, +en ce pays, les insectes, même éphémères, ne +meurent pas. De gigantesques cousins nous faisaient +la guerre toutes les nuits, demandant notre +sang d'une voie aiguë et stridente.</p> + +<p>Si, à côté de ces preuves de la multiplication des +insectes, même dans les pays tempérés ou froids, +nous disons qu'une hirondelle n'a pas assez de +1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux +porte à ses petits 4300 chenilles ou scarabées par +semaine; une mésange 300 par jour, nous verrons +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p316" id="p316">316</a></span><span class="hidden">)</span> +à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces +chiffres de M. Quatrefages (<i>Souvenirs</i>), et +d'une <i>Lettre écrite par M. Walter Trevelyan à +l'éditeur des Oiseaux de la Grande-Bretagne</i>, +et traduite dans la <i>Revue britannique</i>, 7 juillet +1850.</p> + +<p>Voici un aperçu bien incomplet, des services que +nous rendent les oiseaux de notre climat:</p> + +<p>Plusieurs sont les gardiens assidus des troupeaux. +Le héron garde-bœuf, usant de son bec comme d'un +ciseau, coupe le cuir du bœuf pour en extraire un +ver parasite qui suce le sang et la vie de l'animal. +Les bergeronnettes, les étourneaux rendent à peu +près les mêmes services à nos bestiaux. Les +hirondelles détruisent des milliers d'insectes ailés +qui ne posent guère, et que nous voyons danser dans +les rayons du soleil: cousins, libellules, tipules, +mouches, etc. Les engoulevents, les martinets, +chasseurs de crépuscule, font disparaître les +hannetons, les blattes, les phalènes, et une foule +de rongeurs qui ne travaillent que de nuit. Le pic +chasse les insectes qui, cachés sous l'écorce des +arbres, vivent aux dépens de la séve. Les colibris, +les oiseaux-mouches, les soui-mangas, dans les pays +chauds, épurent le calice des fleurs. Le guêpier, +en toute contrée, livre une rude guerre aux guêpes +affamées de nos fruits. Le chardonneret, ami des +terres incultes +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p317" id="p317">317</a></span><span class="hidden">)</span> +et de la graine du chardon, l'empêche d'envahir le +sol. Les oiseaux de nos jardins, fauvettes, +pinsons, bruants, mésanges, dépouillent nos +arbrisseaux et nos grands arbres des pucerons, +chenilles, scarabées, etc., dont les ravages +seraient incalculables. Beaucoup de ces insectes +restent l'hiver à l'état d'œuf ou de larve, +attendant la belle saison pour éclore; mais, en cet +état, ils sont attentivement recherchés par les +merles, les roitelets, les troglodytes. Les premiers +retournent les feuilles qui jonchent le sol; les +seconds grimpent aux plus hautes branches, ou +émouchent le tronc. Dans les prairies humides, on +voit les corbeaux et les cigognes piocher la terre +pour s'emparer du <i>ver blanc</i>, qui, trois années +durant avant de devenir hanneton, ronge les racines +de nos foins.</p> + +<p>Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre +lecteur, et pourtant la liste des oiseaux utiles +est à peine effleurée.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p179">Page 179</a>. <i>Le pic, comme augure</i>.—Les méthodes +d'observations adoptées par la météorologie +sont-elles sérieuses, efficaces? Quelques savants +en doutent. +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p318" id="p318">318</a></span><span class="hidden">)</span> +Il serait bon peut-être d'examiner si l'on ne +peut tirer aucun parti de la météorologie des +anciens, de leur divination par les oiseaux. Les +textes principaux sont indiqués dans l'Encyclopédie +de Pauly (Stuttgard), article <i lang="la">Divinatio</i>.</p> + +<p>«Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de +Pologne et de Russie. Dans ces plaines peu boisées, +il se dirige toujours vers les arbres; en le +suivant, on retrouve un ravin pour se cacher, des +sources plus tard, enfin on descend vers le fleuve. +Sous la direction de cet oiseau on peut ainsi +s'orienter et reconnaître le pays.» (Michiewicz, +<i>les slaves</i>, t. I<sup>er</sup>, p. 200.)</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p193">Page 193</a>. <i>Chant</i>.—N'isolons pas ce que Dieu a +réuni. Quand vous placez un oiseau dans une cage, +tout près de vous, son chant vous lasse bientôt par +son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le +grand concert de la nature, cet oiseau donnait sa +note et complétait l'harmonie. Telle voix puissante +s'adoucissait aux modulations de l'air; telle, +fine et douce, glissait emportée par la brise.</p> + +<p>Et puis, au fond des bois, le chanteur se déplace +sans cesse, s'éloigne, ou se rapproche; il y a +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p319" id="p319">319</a></span><span class="hidden">)</span> +les effets lointains qui amènent la rêverie, et le +coup d'archet qui fait vibrer le cœur.</p> + +<p>Chez vous, ce chant serait toujours même chose; +mais sur l'aile des vents, cette musique est +divine, elle pénètre l'âme et la ravit.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p201">Page 201</a>. <i>L'oiseau qui vient se chauffer au foyer</i>.—Je +trouve ce passage admirable dans la <i>Conquête +de l'Angleterre par les normands</i>. Le chef des +Saxons barbares réunit ses prêtres et ses sages pour +savoir s'ils doivent se faire chrétiens. L'un d'eux +parle ainsi:</p> + +<p>«Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose +qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque +tu es assis à table avec les capitaines et les +hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la +salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et +vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle +à tire-d'aile, entrant par une porte, sortant par +l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de +douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais +cet instant est rapide, l'oiseau fuit en un clin d'œil, +<i>et, de l'hiver, il repasse dans l'hiver</i>. Telle me semble +la vie des hommes sur cette terre et sa durée d'un +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p320" id="p320">320</a></span><span class="hidden">)</span> +moment, comparée à la longueur du temps qui la +précède et qui la suit.» (<i>Traduction d'Augustin +Thierry.</i>)</p> + +<p>De l'hiver, il va dans l'hiver. «Of wintra in +wintra cometh.»</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p205">Page 205</a>. <i>Nids, éclosion</i>.—Dans toute l'étendue +des îles qui relient l'Inde à l'Australie, +une espèce d'oiseaux de la famille des Gallinacées +se dispense de couver ses œufs. Élevant un énorme +monticule d'herbes dont la fermentation produira un +degré de chaleur favorable à l'éclosion des œufs, +les parents, ce travail d'entassement une fois fait, +s'en remettent à la nature pour la reproduction de +leur espèce. M. Gould, qui a donné ces détails +curieux, parle aussi de nids singuliers construits +par une autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue +formée de petites branches plantées dans le sol et +réunies en dôme à leur extrémité supérieure. Des +herbes entrelacées consolident la construction. Ce +premier travail achevé, les artistes songent à +l'embellir. Ils vont, cherchant de tous côtés, et +souvent au loin, les plumes les plus brillantes, +les coquillages les mieux polis, les pierres qui +ont le plus +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p321" id="p321">321</a></span><span class="hidden">)</span> +d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue +semblerait ne pas être le nid, mais le lieu des +premiers rendez-vous. (Voy., dans le magnifique +ouvrage de M. Gould, <i>Australian birds</i>, les +gravures coloriées.)</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p135">Page 135</a>. <i>Instinct et raison</i>.—L'ignorant, +l'inattentif, croit tout <i>à peu près semblable</i>. +Et la science voit que tout diffère, à mesure qu'on +apprend à voir. Les diversités apparaissent; cette +nuance imperceptible et à peu près sans valeur, +qui d'abord n'empêchait pas de confondre les choses +entre elles, se caractérise et devient une +différence saillante, une distance considérable +d'un objet à l'autre, une lacune, un hiatus, +parfois un abîme énorme qui les sépare et les +éloigne, si bien qu'entre ces choses, <i>d'abord +à peu près semblables</i>, parfois tout un monde +tiendrait sans pouvoir les rapprocher.</p> + +<p>On avait dit et répété que les travaux des insectes +étaient absolument semblables, d'une régularité +mécanique. Et voilà que les Réaumur, les Huber +ont trouvé nombre de faits absolument en dehors +de cette régularité prétendue, spécialement pour +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p322" id="p322">322</a></span><span class="hidden">)</span> +la fourmi, une vie compliquée de tant d'incidents, +de tant d'exigences imprévues, que jamais elle n'y +ferait face sans un discernement rapide, une vive +présence d'esprit qui est un des plus hauts +attributs de la personnalité.</p> + +<p>On avait cru que les oiseaux construisaient des +nids toujours identiques. Point du tout. En +observant mieux, on a trouvé qu'ils les varient selon +les climats et les temps. À New-York, le +baltimore fait un nid feutré à l'abri du froid. +À la Nouvelle-Orléans, il fait un nid à claire-voie, +où l'air passe librement et lui diminue la chaleur. +Des perdrix du Canada, qui l'hiver se couvrent +d'un petit auvent, à Compiègne, sous un ciel plus +doux ont supprimé cet abri qu'elles jugeaient +inutile. Même discernement en ce qui touche les +saisons. Le printemps américain étant devenu tardif +dans les premières années du siècle, le vrillot +(de Wilson) a sagement fait son nid plus tard aussi, +l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que +j'ai vu, dans le midi de la France, ces +appréciations varier d'année en année; par une +inexplicable prévision, quand l'été devait être +froid, les nids se trouvaient mieux feutrés.</p> + +<p>Le guillemot du nord (<i>mergula</i>), qui craint +surtout le renard, friand de ses œufs, niche sur +un rocher à fleur d'eau, afin qu'à peine éclose, la couvée, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p323" id="p323">323</a></span><span class="hidden">)</span> +quelque près qu'elle soit guettée, ait le temps de +sauter à l'eau. Au contraire, sur nos côtes où il +n'a à craindre que l'homme, il niche où l'homme a +peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes, +les plus escarpées.</p> + +<p>Les ignorants, et encore les naturalistes de +cabinet accordent les diversités d'espèce à espèce, +mais croient que dans chaque espèce, actes et +travaux, tout se ressemble. On a pu le soutenir, +tant qu'on a vu les choses <i>de loin et de haut</i> +dans une <i>généralité majestueuse</i>. Mais le jour +où les naturalistes ont pris le bâton de voyage, +le jour où, modestes, opiniâtres, infatigables +pèlerins de la nature, ils ont mis leurs souliers +de fer, toutes choses ont changé d'aspect; ils +ont vu, noté, comparé nombre d'œuvres individuelles, +dans les travaux de chaque espèce, en ont saisi les +différences, et sont arrivés à cette conclusion +qu'eût d'avance donnée la logique: <i>que vraiment +rien ne se ressemble</i>. Dans ces œuvres +identiques aux yeux inexpérimentés, les Wilson +et les Audubon ont surpris les diversités d'un +art très-variable, selon les moyens et les lieux, +selon les caractères, les talents des artistes, +dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est +étendu le domaine de la liberté, de la fantaisie et +de l'<i>ingegno</i>.</p> + +<p>Formons le vœu que nos collections rapprochent +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p324" id="p324">324</a></span><span class="hidden">)</span> +plusieurs échantillons de chaque espèce, rangés, +échelonnés selon le progrès et le talent individuel, +notant l'âge approximatif des oiseaux qui ont fait +les nids.</p> + +<p>Si ces diversités infinies ne résultent point d'une +activité libre, d'une spontanéité personnelle; si +on veut les rapporter à un instinct identique, il +faudra, pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire +croire un autre miracle, que cet instinct, quoique +le même, a la singulière élasticité de s'accommoder +et de se proportionner à une variété de circonstances +qui changent sans cesse, à un infini de hasards.</p> + +<p>Que sera-ce, si l'on trouve dans l'histoire des +animaux tel acte de prétendu instinct, qui suppose +une résistance à tout ce que semble vouloir notre +nature instinctive? Que dire de l'éléphant blessé +dont parle Fouché d'Obsonville?</p> + +<p>Ce voyageur judicieux, très-froid et fort éloigné +de tendances romanesques, vit dans l'Inde un +éléphant qui, ayant été blessé à la guerre, allait +tous les jours faire panser sa blessure à l'hôpital. +Or, devinez quel était ce pansement. Une brûlure... +Dans ce dangereux climat où tout se corrompt, on est +souvent obligé de cautériser les plaies. Il endurait +ce traitement, il l'allait chercher tous les jours; +il ne prenait pas en haine le chirurgien qui lui infligeait +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p325" id="p325">325</a></span><span class="hidden">)</span> +une si cuisante douleur. Il gémissait, rien de +plus. Il comprenait évidemment qu'on ne voulait +que son bien, que son bourreau était son ami, que +cette cruauté nécessaire avait pour but sa guérison.</p> + +<p>Cet éléphant agissait évidemment par réflexion, +nullement par un instinct aveugle, il agissait avec +une volonté éclairée et forte contre la nature.</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p237">Page 237</a>. <i>Le rossignol professeur</i>.—Je dois ce +détail à une dame qui a bien droit de juger en ces +choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de +Russie, qui ont l'oreille délicate, et une +sensibilité très-grande pour la nature (en proportion +de ses sévérités pour eux), disaient, quand ils +entendaient parfois la cantatrice espagnole: +«Le rossignol chante moins bien.»</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p239">Page 239</a>. <i>Le petit hésite encore</i>, etc. «Un +jour, je me promenais avec mon fils à Montier. +Nous aperçûmes du côté du nord, sur le petit +Salève, un aigle qui s'échappait de l'anfractuosité +des rochers. Quand il fut assez près du grand +Salève, il s'arrêta, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p326" id="p326">326</a></span><span class="hidden">)</span> +et deux aiglons qu'il avait portés sur son dos se +hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en +cercles resserrés; puis, quelques moments après, +se sentant fatigués, ils vinrent se reposer sur le +dos de leur instituteur. Peu à peu les essais furent +plus longs, et à la fin de la leçon, les petits aigles +firent des tours notablement plus considérables, +toujours sous les yeux de leur maître de gymnastique. +Quand une heure environ se fut écoulée, les +deux écoliers reprirent leur place sur le dos paternel. +L'aigle rentra dans le rocher d'où il était +sorti.» (M. <span class="sc">Chenvières de Genève</span>.)</p> + +<hr> + + +<p><a href="#p279">Page 279</a>. <i>Le petit faucon du Chili</i> (cernicula).—Je +tire le détail d'un livre nouveau, curieux et +peu connu, qu'un Chilien a écrit en français: +<i>Le Chili</i>, par B. <i>Vicuna Mackenna</i>, 1855, p. 100.—Contrée +bien digne d'intérêt (voy. les beaux +articles de M. Bilbao), qui, par l'énergie de ses +citoyens, doit modifier beaucoup l'opinion peu +favorable que les citoyens des États-Unis ont +des Américains méridionaux. L'Amérique n'existera +pas comme un monde, tant qu'elle ne se sera pas +sentie en ses deux pôles opposés qui doivent faire +sa grande harmonie.</p> + +<hr> + + +<p><span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p327" id="p327">327</a></span><span class="hidden">)</span> +<i>Dernière note sur la vie ailée</i>.—Pour apprécier +des êtres si étrangers aux conditions de notre vie +prosaïque, il faut un moment perdre terre et se +faire un sens à part. On entrevoit que c'est +quelque chose d'inférieur et de supérieur, d'en +deçà et d'au delà, les limbes de la vie animale aux +frontières de la vie des anges. À mesure qu'on +prendra ce sens, on perdra la tentation de ramener +la vie ailée, ce délicat, cet étrange, ce puissant +rêve de Dieu, aux banalités de la terre.</p> + +<p>Aujourd'hui même, en un lieu infiniment peu +poétique, négligé, sale et obscur, parmi les noires +boues de Paris, et dans les ténèbres humides d'un +rez-de-chaussée qui vaut une cave, je vis, j'entendis +gazouiller à demi-voix un petit être qui ne semblait +point d'ici-bas. C'était une fauvette, et d'espèce +commune, non la fauvette à tête noire que l'on paye +si cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas +alors; elle jasait avec elle-même, en quelques notes +aussi peu variées que sa situation. L'hiver, +l'ombre, la captivité, tout était contre elle. +Captive d'un homme fort rude, d'un spéculateur en +ce genre, elle n'entendait autour d'elle que ce qui +peut briser le chant: sur sa tête, de puissants +oiseaux, un moqueur entre autres, par moments faisaient +éclater leur brillant clairon. Le plus souvent, elle +devait être réduite au silence. Elle avait pris +l'habitude, on l'entrevoyait, +<span class="hidden">(Page +</span><span class="pagenum"><a name="p328" id="p328">328</a></span><span class="hidden">)</span> +de chanter à demi-voix. Mais dans cet essor +contenu, dans cette habitude de résignation et de +demi-plainte, une délicatesse charmante, une +morbidesse plus que féminine se faisait sentir. +Ajoutez la grâce unique du corsage et du mouvement, +d'une honnête parure gris de lin, lustrée pourtant +et brillant d'un léger reflet de soie.</p> + +<p>Je me rappelai les tableaux où MM. Ingres et +Delacroix nous ont donné des captives d'Alger ou de +l'orient, exprimant parfaitement la morne résignation, +l'indifférence, l'ennui de ces vies si uniformes +et aussi l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?) +de toute flamme intérieure.</p> + +<p>Ah! ici, c'était autre chose. La flamme restait +tout entière. C'était plus et moins qu'une femme. +Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure par +l'animalité, par son joli masque d'oiseau, elle +était très-haut placée et par l'aile, et par l'âme +ailée qui chantait dans ce petit corps. Un +tout-puissant <i>alibi</i> la tenait bien loin, dans +son bocage natal, dans le nid d'où toute petite +elle avait été enlevée, ou dans son futur nid +d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes, et j'en +fus tout réchauffé; moi-même, ailé en ce moment, +je l'accompagnai dans son rêve.</p> + + +<p class="c"><small>FIN.</small></p> + + + + +<h2>TABLE DES CHAPITRES.</h2> + +<p><span class="sc">Introduction</span>.—Comment l'auteur fut conduit à l'étude +de la nature. <span class="sc"><a href="#piii">iii</a></span></p> + +<h3>PREMIÈRE PARTIE.</h3> + +<ul> +<li>L'œuf. <a href="#p3">3</a></li> +<li>Le pôle. Oiseaux-poissons. <a href="#p13">13</a></li> +<li>L'aile. <a href="#p23">23</a></li> +<li>Premiers essais de l'aile. <a href="#p35">35</a></li> +<li>Le triomphe de l'aile. La frégate. <a href="#p45">45</a></li> +<li>Les rivages. Décadence de quelques espèces. <a href="#p57">57</a></li> +<li>Les héronnières d'Amérique. Wilson. <a href="#p67">67</a></li> +<li>Le combat. Les tropiques. <a href="#p77">77</a></li> +<li>L'épuration. <a href="#p91">91</a></li> +<li>La mort. Les rapaces. <a href="#p103">103</a></li> +</ul> +<h3>DEUXIÈME PARTIE.</h3> + +<ul> +<li>La lumière. La nuit. <a href="#p123">123</a></li> +<li>L'orage et l'hiver. Migrations. <a href="#p135">135</a></li> +<li>Suite des migrations. L'hirondelle. <a href="#p149">149</a></li> +<li>Harmonies de la zone tempérée. <a href="#p161">161</a></li> +<li>L'oiseau, ouvrier de l'homme. <a href="#p169">169</a></li> +<li>Le travail. Le pic. <a href="#p181">181</a></li> +<li>Le chant. <a href="#p195">195</a></li> +<li>Le nid. Architecture des oiseaux. <a href="#p207">207</a></li> +<li>Villes des oiseaux. Essais de république. <a href="#p219">219</a></li> +<li>Éducation. <a href="#p229">229</a></li> +<li>Le rossignol, l'art et l'infini. <a href="#p243">243</a></li> +<li>Suite du rossignol. <a href="#p257">257</a></li> +<li><span class="sc">Conclusion</span>. <a href="#p269">269</a></li> +<li><span class="sc">Éclaircissements</span>. <a href="#p287">287</a></li> +</ul> +<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE.</small></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'oiseau, by Jules Michelet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OISEAU *** + +***** This file should be named 28568-h.htm or 28568-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/5/6/28568/ + +Produced by Laurent Vogel (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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